Par Delphine Tharaud, Maîtresse de conférences HDR en droit privé, Université de Limoges – OMIJ
Le 20 octobre 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt[1] dans lequel elle pourfend une nouvelle fois les stéréotypes de genre[2]. Son intégration immédiate dans la fiche thématique sur l’égalité entre les sexes disponible sur le site de la Cour révèle toute l’importance qui est donnée à cette affaire. En traitant de la question d’une pension de veuvage, l’arrêt apparaît comme un lien de mémoire avec Ruth Bader Ginsburg qui, jeune avocate, avait eu à plaider la cause d’un veuf exclu du bénéfice d’une allocation maternelle devant la Cour Suprême[3], institution dont elle deviendra par la suite l’une des membres les plus respectées. Il serait même possible d’y voir une forme d’hommage tant la marque de la recherche de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes est profondément inscrite dans l’argumentation des juges strasbourgeois.
Les faits de l’espèce sont le produit d’un évènement dramatique. Un mari a perdu sa femme dans un accident de voiture alors qu’ils avaient deux enfants âgés respectivement de quatre ans et d’un an et neuf mois. Le veuf a cessé immédiatement de travailler pour s’occuper pleinement de ses enfants, ce qui est rendu possible par le versement d’une pension. Cependant, à la majorité de la fille cadette, M. B. perd le bénéfice de la pension. Âgé de 57 ans, il se trouve confronté à la nécessité de trouver un travail pour subvenir à ses besoins. La perspective est peu engageante face à un marché de l’emploi réticent à l’égard des travailleurs seniors, mais surtout elle paraît injuste au père de famille qui, s’il avait appartenu au sexe féminin, aurait continué à percevoir la pension. En effet, cette dernière, créée en 1948 pour les femmes et en 1997 pour les hommes, obéit à des conditions de versement différentes selon le sexe du conjoint survivant. Si une femme peut percevoir la pension sans égard à l’âge des enfants, un mari, lui, se voit dépossédé de l’aide financière dès la majorité du dernier de ses enfants. Relais d’une longue tradition d’hommes agissant en justice à l’encontre de règles favorisant les femmes au nom de la poursuite d’un objectif égalitaire[4], M. B. permet à la CEDH d’assoir une position sur cette question à la fois attentive à la situation individuelle de chacun, et du requérant en premier lieu, mais surtout d’imprimer une démarche dynamique d’avancée réelle de l’égalité entre les sexes.
En effet, en considérant cette législation comme discriminatoire au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8, la Cour expose comme à son habitude qu’une différence de traitement entre les sexes ne peut se justifier que par « des considérations très fortes », que la distinction se fasse au détriment des femmes ou des hommes. Cette assise forte étant rappelée, la Cour peut alors envisager la mesure proprement dite. Afin d’assoir son analyse, elle mobilise un certain nombre d’expressions qui traduisent ce que la société pense et fait des femmes et des hommes. Parmi celles-ci le concept du « mari pourvoyeur » apparaît comme central. Utilisé par la Suisse pour expliquer que la mesure est à relier au fait que la société place la femme au foyer (rôle reproducteur) tandis que l’homme pourvoit au confort financier de ce dernier (rôle producteur), le concept est relu par la Cour avec l’idée selon laquelle la règle de droit doit dynamiser l’égalité. Le ressort de l’article 8 apparaît pour cela essentiel. A priori, ce contentieux relatif à une pension se situe plutôt dans le champ d’action du droit au respect des biens de l’article 1 du protocole additionnel 1 qui a offert de grands arrêts sur les discriminations dans le versement d’aides étatiques[5]. Cependant, la Suisse n’ayant pas ratifié ce protocole, le requérant a dû élaborer une autre stratégie en invoquant l’article 8. Cette assise n’est pas inédite, y compris concernant ce pays[6], et la décision de 2020 vient confirmer qu’il n’est nécessaire de penser les aides étatiques non pas sur ce qu’elles sont (des aides financières) mais sur ce qu’elles font (la construction familiale permise grâce à une pension de veuvage). Le rejet ferme de la mesure helvète jugée dénuée « de justification raisonnable » permet à la Cour d’élaborer une véritable stratégie en matière de réalisation de l’égalité entre les sexes.
Tout d’abord, la Cour va classiquement inscrire la mesure dans un défaut d’adaptation au réel (I). Ensuite, par la mobilisation d’éléments techniques inédits, elle va parvenir à sanctuariser l’égalité entre les sexes (II).
I. L’affirmation classique d’une inadaptation de la mesure à la réalité
La différence de traitement imposée par l’État helvète disposait de maigres chances d’obtenir un accueil chaleureux de la part de la Cour strasbourgeoise. En effet, elle apparaît tout aussi désuète face à l’évolution de la société (A), qu’éloignée de la situation effectivement vécue par les personnes pouvant réclamer son application (B).
A. La désuétude de la mesure au regard de l’évolution de la société
La distinction opérée explicitement par le législateur suisse en fonction du sexe avait pour objectif initial de compenser le fait que les femmes arrêtant de travailler pour s’occuper de leurs enfants étaient extrêmement majoritaires, veuves ou non d’ailleurs[7]. Cela allait de pair avec une formation initiale moins conséquente ce qui rendait plus difficile un retour à l’emploi. En conséquence, afin d’éviter une situation de chômage et d’absence de revenus, il a été décidé de faire perdurer le bénéfice de la pension alors même que la mère n’avait plus à s’occuper des enfants après leur majorité. Nativement exclus du dispositif de 1948, les pères y ont été intégrés seulement en 1997 mais, contrairement aux femmes, ils sont privés de la pension aux 18 ans du dernier enfant. Cette perte est justifiée par le fait que les veufs cessant de travailler sont quantitativement minoritaires et dans une position de réemploi plus solide (carrière déjà entamée, formation plus importante…). Les autres éléments du dispositif font d’ailleurs ressortir cet aspect de répartition genrée de la société. Ainsi, les veuves sans enfant ayant plus de 45 ans et ayant été mariées au défunt pendant plus de cinq ans obtiennent le bénéfice de la pension alors qu’en sont exclus les hommes qui satisfont aux mêmes conditions. En creux, il faut comprendre que la femme mariée, avec ou sans enfant, aurait une tendance à arrêter de travailler et le défaut de salaire doit alors être compensé lorsque le pourvoyeur de revenus décède[8]. Financièrement dépendante de son mari[9], elle se trouve acculée après la disparition de celui-ci. La pension est donc conçue comme une compensation à la situation de vulnérabilité économique des femmes en général et des veuves en particulier.
Or, les éléments sociaux ont évolué depuis l’introduction de la pension. Les femmes ont un taux d’emploi de plus en plus important et leurs compétences et qualifications professionnelles sont équivalentes à celles des hommes. Ces données objectives, d’ailleurs mises en avant dans certaines tentatives de réforme du dispositif, n’ont pas permis d’aller jusqu’au bout d’une modification, laissant la différenciation entre les sexes s’exercer. Si l’objectif initial de compensation pouvait se concevoir, il devient plus délicat de l’admettre aujourd’hui. C’est à ce point de l’argumentation que la Cour se sert d’un concept identifié par le législateur suisse, celui de « mari pourvoyeur ». Selon cette orientation, l’homme permet à l’ensemble de la famille de vivre financièrement pendant que la femme s’occupe du foyer. Cette répartition est même érigée par le Gouvernement en « présomption »[10]. Cependant, pour la Cour, l’évocation des traditions familiales[11] ne peut servir de support à une justification de différence de traitement entre les sexes. Le contenu de l’action ne convainc pas non plus car, non contente de discriminer le requérant, elle discrimine aussi les femmes dans leur ensemble. En effet, si le versement de la pension après la majorité des enfants peut être perçue comme constituant a priori un avantage financier direct pour les veuves, elle revient en vérité à identifier le retour à l’emploi comme moins nécessaire pour une femme que pour un homme. Elle réactive de manière indirecte les ressorts inégalitaires de répartition traditionnelle des tâches. La mesure n’accuse pas seulement du retard mais est contreproductive. De plus, elle ignore la situation réelle vécue par les destinataires.
B. Une absence d’adéquation de la mesure à la situation vécue par les destinataires
Les pensions et allocations versées pour des raisons de contexte familial peuvent révéler des tiraillements avec la vie professionnelle. Cette tension a déjà pu être explorée par les juridictions européennes et a même été l’occasion de faire apparaître une forme de fracture dans l’analyse des discriminations compensatoires. Le système de bonification des pensions de retraites au seul bénéfice des femmes en raison du nombre d’enfants a connu une appréciation diamétralement opposée selon la Cour. La CJUE a toujours considéré que le fait de cibler uniquement les femmes était discriminatoire à partir du moment où des pères ont pu, à l’instar des mères, connaître des ruptures dans leur carrière afin de s’occuper d’un ou de plusieurs enfants[12]. La CEDH a été, un temps, moins fermée à cette idée en ne constatant pas de violation dans le cadre d’une mesure abaissant l’âge de la retraite pour les seules mères de deux enfants ou plus. Dans l’arrêt Andrle c. République tchèque[13], ellejustifiait la différence de traitement au désavantage des pères s’étant pourtant effectivement occupés de leurs enfants par la persistance des inégalités dont étaient encore victimes les femmes. Mais cette position comportait déjà sa mort programmée. En adossant la justification de la mesure à l’état de la société et à la présence d’ « inégalités factuelles » , elle induit la nécessité de sa disparition une fois les avancées sociales constatées. Qui plus est, la République tchèque était déjà engagée dans un rééquilibrage des aides. La discrimination positive s’appliquait dans un contexte encore existant qui s’expliquait en grande partie par le temps d’action de la mesure. L’âge de la retraite n’intervient en effet qu’une fois la carrière entièrement constituée, comprenant nécessairement des temps où les inégalités factuelles étaient extrêmement fortes.
Ici, la lecture de la mesure est plus complexe car elle associe deux temps d’action. Certes, la compensation du présent et du passé – correspondant à la perte effective de revenu du travail -est également présente, mais la discrimination positive recèle en complément un pan dynamique. En proposant le versement de la pension aux femmes jusqu’à la retraite, le législateur anticipe les difficultés de retour à l’emploi. Les travailleuses feraient ici face à des obstacles plus importants que les hommes, ce qui justifierait la différence de traitement. Or, sur ce point, la situation du requérant, même s’il est un homme, n’a rien d’enviable. Comme la Cour le rappelle, le fait que la Convention protège des droits concrets et effectifs suppose, outre la recherche d’une égalité réelle entre les sexes, l’appréciation de la situation individuelle du requérant. Précisément, le décès de sa femme alors que les enfants étaient très jeunes a éloigné M. B. du marché du travail durant presque 17 ans. Cette rupture de carrière sur un temps très long implique une difficulté importante de retour à l’emploi. Cela est associé à un motif de discrimination qui est celui de l’âge. Le requérant a en effet 57 ans lors de la perte du bénéfice de la pension. Ces deux caractéristiques le mettent particulièrement en difficulté pour retrouver un emploi et l’appartenance au sexe masculin peut difficilement être considérée comme un marqueur positif suffisant pour effacer les stigmates de ces éléments négatifs. Se retrouve ici l’esprit des clauses d’ouverture du droit de l’Union européenne par lesquelles le bénéfice d’une aide faite à une catégorie de personnes ne doit pas occulter les difficultés propres vécues par des individus n’appartenant pas à la population cible[14].
Cette double inadaptation à la société et à la situation personnelle du requérant permet à la Cour de développer une argumentation extrêmement élaborée par laquelle elle vient sanctuariser l’égalité entre les sexes.
II. Une sanctuarisation inédite de la recherche d’égalité réelle entre les sexes
Cet arrêt paraît d’une facture assez classique quant à son appréciation de la différence de traitement. Cependant, par quelques subtilités procédurales et techniques, la Cour offre un souffle inédit à l’égalité entre les sexes. La juridiction verrouille son analyse en sanctuarisant l’égale liberté entre les sexes (A) et les aides financières qui permettent de parvenir à celle-ci (B).
A. Une sanctuarisation de la dynamique d’égale liberté entre les sexes
Que les éléments traditionnels de répartition des rôles entre les sexes existent encore ou non est finalement une question dépassée par la Cour. Pour celle-ci, les États ne peuvent plus se fonder sur les « traditions » sociales, « présupposés d’ordre général, ou attitudes sociales majoritaires »[15]. Parce que l’égalité réelle est un objectif, voire un objectif prioritaire comme c’est le cas en matière de sexe, la règle de droit doit permettre d’effacer les habitudes sociales discriminatoires. La mesure différenciatrice est à contrecourant non seulement de l’évolution de la société, mais également d’une forme moderne d’égalité tournée vers le réel et qui suppose de lire la règle de droit en fonction de ce qu’elle permet en termes d’avancement égalitaire. L’article 8 apparaît sur ce point comme un élément dynamisant de la lecture de l’égalité. Une aide financière est aussi la possibilité de construire sa vie privée et familiale. Elle a un rôle moteur en ouvrant ou en fermant des possibilités, de travail, d’agrandissement de la famille, d’autonomie pour les personnes en situation de handicap… De fait, une pension ou une allocation incite à faire des choix ou en exclut d’autres. Si la mesure n’est pas correctement construite, les opportunités offertes peuvent s’avérer discriminatoires et l’aide apportée contreproductive. Il est possible de penser ici que la demi-journée de repos accordée dans une entreprise aux femmes le 8 mars, journée spécifiquement dédiée à leurs droits[16], et validée par la Cour de cassation, aurait difficilement passé son brevet de conventionalité avec une telle lecture. La mesure doit être pensée en fonction de ce qu’elle permet à chacun, quel que soit son sexe, ou la présence d’un handicap par exemple, d’effectuer les mêmes choix de vie et d’accéder au même épanouissement. Ici se situe la véritable différence avec l’arrêt Andrle : la discrimination positive n’est plus réactive, elle doit être proactive en offrant une égale liberté pour chaque personne. Pour parvenir à cet équilibre, il faut aussi bien penser à l’aide aux femmes dans leur carrière professionnelle qu’à celle des hommes face à leurs choix d’investissement dans la sphère familiale. À titre d’exemple, l’arrêt Konstantin Markin c. Russie relatif à la possibilité pour un père d’accéder à un congé parental ou la réforme française annoncée d’un allongement du congé paternité nourrissent ce deuxième aspect.
Surtout, la Cour offre un écrin inédit à cette lecture dynamique de l’égalité entre les sexes. Pour la première fois, elle affirme qu’une fois l’État ayant apporté une justification objective à la différence de traitement – comme c’est le cas en l’espèce[17] -, un « examen rigoureux » du caractère raisonnable de la différence doit être effectué. Elle inscrit dès lors l’égalité entre les sexes dans une démarche technique inédite, révélatrice de l’importance qu’elle lui donne. Se référant à l’article 1er de la Convention dédié à l’obligation de respecter les droits de l’Homme, la Cour explique en effet qu’elle « se réserve le droit d’exercer un contrôle rigoureux du respect effectif des droits en question dans leur application concrète ». La recherche de l’égalité doit aboutir à une lecture particulièrement fine du contenu de la mesure exposée devant la Cour. Ce contenu, si l’on reprend l’ensemble des points d’analyse de la Cour, est aussi bien ce que la mesure fait de manière immédiate mais aussi de son potentiel de réalisation ou non de l’égalité. Cependant, arrivée à ce point, l’égalité pourrait être son pire ennemi. Après tout, pourquoi ne pas ôter à tous et toutes le bénéfice de la pension pour réaliser l’égalité ? Mais là encore, la Cour pose des jalons techniques inédits afin de consolider la recherche d’égalité.
B. Une sanctuarisation des aides financières pour parvenir à l’égalité
Certes, la mesure peut être considérée comme une incitation à l’absence de retour à l’emploi des femmes. Mais un retrait de l’aide qui leur est réservée signifierait que tous les conjoints survivants se trouveraient confrontés à l’extinction de la pension au moment de la majorité de l’enfant le plus jeune. La situation du requérant est d’ailleurs exemplaire quant au risque de chômage en raison de la rupture très longue de sa carrière professionnelle et de son âge. Tous les veufs, femmes ou hommes, se heurteraient aux mêmes difficultés et aux mêmes menaces de vulnérabilité sociale et économique. Il est d’ailleurs à souligner que, parmi les tentatives de réforme initiées par le gouvernement suisse, l’une d’elles a été rejetée par votation en raison du fait que, s’il y avait modification bénéfique pour les hommes, les femmes auraient été moins bien traitées qu’auparavant[18]. Ici, le système suisse de votation a permis d’éviter l’écueil d’une baisse de protection sociale, mais ce garde-fou, fondé sur un vote, reste aléatoire et spécifique à cet État défendeur. Le risque de glisser vers une règle de droit moins protectrice est réelle. Alors, la Cour explique, dans le § 77 de l’arrêt, qu’elle « tient à souligner que cette conclusion ne saurait être interprétée de manière à encourager le Gouvernement suisse à supprimer ou réduire ladite rente en faveur des femmes en vue de la rectification de l’inégalité de traitement constaté ». Malgré le principe régulièrement rappelé par la Cour, y compris dans cet arrêt[19], selon lequel la Convention n’exige pas le traitement le plus favorable[20], elle freine les velléités étatiques de retirer ce type d’aide et les guident. Cela constitue une véritable prise de position en faveur de l’égalité entre les sexes qui contraste avec la neutralité affichée par la CJUE[21].
Cependant, un écueil possible reste à envisager en raison du caractère purement financier de l’aide. Dans l’historique des tentatives de réforme de la pension de veuvage, le motif budgétaire a d’ailleurs été avancé par le Gouvernement pour ne pas élargir son versement. Si la situation avait été regardée sous l’angle du droit au respect des biens de l’article 1 protocole 1, l’assiette ou le montant de la pension et leurs variations auraient pu être appréciés sous la question des éléments budgétaires de l’État, comme cela avait été le cas dans l’arrêt Andrle. Il est en effet déjà arrivé à la Cour de valider des baisses d’aides financières de l’État au nom des difficultés financières rencontrées par ce dernier[22]. Cette dynamique propre aux droits sociaux et économiques est exclue dans le cadre de l’article 8 car la vie privée, même droit conditionnel, reste un droit de l’Homme civil et politique dont l’avenir ne peut dépendre de considérations budgétaires. Faisant partie intégrante de la construction familiale, la pension n’est pas un programme budgétaire mais bien un projet de société. Ainsi, la Suisse, en ne ratifiant pas le premier protocole additionnel de la Convention qui lui aurait permis de trouver plus facilement une voie justificative à son action différenciatrice, se trouve enfermée dans la dynamique propre à l’article 8. La précaution de la Cour afin de préserver au mieux le bénéfice de la pension revient en fait à une sanctuarisation, même si aucune injonction directe n’a été faite à l’État défendeur. En effet, il a pu arriver que la Cour prononce un arrêt de violation pour réponse inadaptée à un premier constat de violation[23]. Une mauvaise voie empruntée après cet arrêt, dans lequel un chemin à suivre est explicitement tracé, pourrait donc parfaitement conduire la Suisse à se confronter à un nouvel arrêt de violation. Ainsi, l’intégration de l’idée de non-régression dans le cadre de l’article 8 permet de cadenasser la réaction étatique.
Cette sanctuarisation de l’égalité se fait dans l’arrêt de manière douce, presque impalpable. La Cour n’explicite à aucun moment l’existence d’un effet cliquet, comme peut le faire par exemple le Comité européen des droits sociaux y compris en temps de crise économique[24]. Cependant, elle place stratégiquement différents rouages techniques qui ont chacun un rôle à jouer afin d’éviter tout retour en arrière. Certes, il pourra être dit que ces précautions viennent préserver un simple droit social, même installé au sein de l’article 8 comme ici. Cependant, quel que soit le support, la faveur donnée à la règle mieux-disante donne une dimension nouvelle à l’égalité où la lutte contre les discriminations apparaît clairement comme un moyen de parvenir à une égalité réelle et non comme un but en soi. Ce n’est pas tant l’absence de discrimination qui est sanctuarisée que la recherche d’une pleine et entière égalité entre les sexes. En ces temps où les droits des femmes peuvent être bousculés, notamment concernant le droit à l’IVG, cette prise de position est à louer. En espérant que ces tuteurs permettent à l’égalité de tenir face à la tempête sanitaire, économique et politique qui souffle actuellement.
[1] CEDH, 20 octobre 2020, B. c Suisse, req. 78630/12.
[2] V. déjà CEDH GC, 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie, req. 30078/06.
[3] F. Creux-Thomas, « Ruth Bader Ginsberg, l’égalité en héritage », JCP G 2020, p. 1127.
[4] Cette tradition se déploie devant toutes les juridictions. Pour quelques exemples : CJCE, 17 octobre 1995, Kalanke, C-450/93 ; CEDH, 18 juillet 1994, Karlheinz Schmidt c. Allemagne, req. 18 juillet 1994.
[5] CEDH, 16 septembre 1996 Gaygusuz c. Autriche, req. 17371/90 ; GC, 12 avril 2006, Stec et autres c. Royaume-Uni, req. 65731/01.
[6] CEDH, 2 février 2016, Di Trizio c. Suisse, req. 7186/09, à propos de la méthode de calcul d’un taux d’invalidité et de la pension afférente ; CEDH, 11 décembre 2018, Belli et Arquier Martinez c. Suisse, req. 65550/13 à propos d’une allocation pour impotent et d’une rente extraordinaire de l’assurance invalidité.
[7] § 55 de l’arrêt.
[8] Cet élément n’est pas retenu par la Cour car cette disposition n’étant pas applicable au requérant, elle ne peut entrer dans le champ d’analyse. Elle nous renseigne toutefois sur l’esprit général dans lequel s’inscrit la pension de veuvage.
[9] § 55 de l’arrêt.
[10] § 55 de l’arrêt.
[11] § 65 de l’arrêt.
[12] CJCE, 29 novembre 2001, Griesmar, C-366/99.
[13] CEDH, 17 février 2011, Andrle c. République tchèque, req. 6268/08
[14] A. de Tonnac, L’action positive face au principe de l’égalité de traitement en droit de l’Union européenne, Thèse, Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2019, §§ 944 et s.
[15] § 65 de l’arrêt.
[16] Cass. Soc., 12 juillet 2017
[17] La Cour cependant se montre assez frileuse en prenant quelques précautions pour l’admettre. Sans le § 71 de l’arrêt, elle indique ainsi qu’elle « est prête à accepter que l’argument avancé par le Gouvernement justifie objectivement l’inégalité de traitement litigieuse ».
[18] § 59 de l’arrêt.
[19] § 63 de l’arrêt.
[20] CEDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, req. 9214/80.
[21] CJUE, 22 janvier 2019, Gresco, C-193/17 : « si les États membres, conformément à l’article 16 de la directive 2000/78, ont l’obligation de supprimer les dispositions législatives, réglementaires et administratives contraires au principe d’égalité de traitement, cet article ne leur impose toutefois pas d’adopter des mesures déterminées en cas de violation de l’interdiction de discrimination, mais leur laisse la liberté de choisir, parmi les différentes solutions propres à réaliser l’objectif qu’il vise, celle qui leur paraît la mieux adaptée à cet effet, en fonction des situations qui peuvent se présenter ».
[22] CEDH (Déc.), 8 octobre 2013, Da Conceiçao Mateus c. Portugal et Santos Januario c. Portugal, req. 62235/12 et 57725/12.
[23] CEDH, 11 octobre 2011, Emre c. Suisse (n°2), req. 5056/10.
[24] J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « Le Comité européen des droits sociaux face au principe de non-régression en temps de crise économique », Dr. Soc. 2013, p. 339.