Par Carole Nivard, Maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Rouen, CUREJ
Les faits et le parcours de la requérante de l’affaire Loste sont particulièrement tragiques bien que, malheureusement, pas si exceptionnel. Alors âgée de cinq ans, elle a été placée par les services de l’Aide Sociale à l’enfance (ASE) auprès d’une famille d’accueil au sein de laquelle elle sera maintenue de 1978 à 1991. Or, la jeune fille subit des abus sexuels de la part du père de la famille durant toute sa minorité. Par ailleurs, elle a été contrainte de se convertir et de pratiquer le culte des époux accueillants, membres des Témoins de Jéhovah, malgré l’insertion d’une clause de neutralité dans le contrat d’accueil engageant la famille à respecter les opinions religieuses de l’enfant.
Ce n’est qu’en 1994 que la requérante, alors âgée de 23 ans, confesse les abus subis à des responsables des Témoins de Jéhovah. Une confrontation avec son agresseur est organisée sans qu’aucune suite ait été donnée. En 1999, elle porte plainte devant le Procureur de la République qui instruit le dossier puis le classe sans suite du fait de la prescription des faits. En 2001, elle dépose une plainte avec constitution de partie civile. L’époux de la famille est mis en examen mais le juge d’instruction finit par adopter une ordonnance de non-lieu en raison de la prescription des faits en application du droit en vigueur à l’époque.
Entre temps, en 1998, la requérante avait demandé l’accès à son dossier à l’ASE, qu’elle obtient en 1999. Elle saisit alors le préfet, puis le tribunal administratif compétents d’une demande d’indemnisation du fait des mauvais traitement subis. Le tribunal administratif reconnaît la responsabilité de l’Etat du fait de la carence des services de l’ASE dans le contrôle des conditions d’accueil de la requérante. La responsabilité est prononcée pour la période de 1975 à 1983, la compétence en matière de protection de l’enfance ayant été transférée aux départements à partir de 1984. Néanmoins, la Cour administrative d’appel annule en 2011 ce jugement en considérant que seule la responsabilité du département peut être engagée car l’autorité du préfet en ce domaine était exercée au nom et pour le compte du département.
La requérante avait d’ailleurs fait les démarches pour engager la responsabilité du département à partir de 2007. Toutefois, par un jugement de 2010, le tribunal administratif saisi rejette le recours du fait de la prescription de l’action en application des règles sur la déchéance quadriennale des créances contre l’État, les départements et les communes 1. La plaignante fait appel puis se pourvoit en cassation sans succès.
A la suite de l’arrêt du Conseil d’Etat du 9 mars 2012 qui épuise les voies de recours, la requérante saisit la Cour européenne le 3 septembre 2012. Elle invoque la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, du fait de la carence des services sociaux dans le contrôle de son placement, ayant rendu possibles une atteinte à son intégrité physique et l’administration d’un traitement inhumain et dégradant. Elle invoque également les articles 8 et 9 de la Convention, pour avoir été contrainte de se convertir à la religion de sa famille d’accueil alors qu’elle était, pour sa part, de confession musulmane. Elle invoque enfin les articles 6 et 13 de la Convention au motif de l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée de faire valoir ses prétentions devant les juridictions administratives en raison d’une application incorrecte de la règle de déchéance quadriennale.
Des questions aux parties sont communiquées par la Cour le 2 octobre 2017. Enfin, l’arrêt est rendu par la 5ème section de la Cour le 3 novembre 2022 2. Elle conclut à la violation par la France de l’article 3 en son volet matériel, la violation de l’article 9 ainsi que celle de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 9.
La lecture des faits et de l’arrêt font naître des sentiments mêlés. Un premier sentiment est celui d’une forme de distanciation lorsqu’on contextualise les faits dans leur époque (les années 1970 et 1980), époque qu’on espère révolue à cet égard où les agressions sexuelles et morales envers les mineurs faisaient l’objet d’une certaine indulgence ou minimisation. Autres temps, autre mœurs…Puis, surgit un sentiment d’indignation face au défaut des autorités publiques dans cette affaire, tant au moment où la jeune fille dont elles avaient la responsabilité subissait des sévices, qu’au moment où elle a tenté d’obtenir « justice » que ce soit par la condamnation de l’auteur de ces sévices ou l’engagement de la responsabilité des services sociaux.
Ces sentiments mêlés se poursuivent à la lecture de l’arrêt de la Cour. S’agissant de l’appréciation de la Cour (I), la décision apparaît en effet d’un grand classicisme quant aux principes de son contrôle, rendant le sens de l’appréciation peu surprenant. D’un autre côté, elle donne l’occasion à la Cour d’appliquer sa jurisprudence traditionnelle sur des fondements inédits, enrichissant ainsi son standard de protection. Par ailleurs, quant à la portée de l’arrêt (II), la particulière cruauté de la situation de la requérante devrait cantonner l’appréciation de la Cour au cas d’espèce, ce que la Cour assure en insistant sur le fait que la législation et l’organisation du système français de protection de l’enfance ne sont pas en cause en tant que tel. Pourtant, il nous semble que les dysfonctionnement avérés et constatés des services de protection de l’enfance en France sont indubitablement en toile de fond. Le fonctionnement de ce service public français nous semble en ce sens pouvoir donner lieu à de futures condamnations au regard des principes de l’arrêt Loste.
I. Le contrôle de la cour : entre continuité et renforcement
A. L’application de principes classiques
Afin de constater la violation du volet matériel de l’article 3 CEDH, la Cour fait application de principes de contrôle maintes fois réaffirmés.
En premier lieu, les mauvais traitements étant le fait d’une personne privée, la Cour fait appel à sa jurisprudence relative à l’obligation positive des Etats de protéger les personnes contre les atteintes du fait des tiers. Il est établi que la jurisprudence européenne reconnaît un effet horizontal indirect à la Convention en considérant, depuis l’arrêt X et Y c/ Pays-Bas du 26 mars 1985, que l’Etat a l’obligation de prendre les mesures propres à garantir la protection des droits de la Convention jusque dans les relations des individus entre eux. A cet égard, la situation de l’accueil des enfants placés a un caractère hybride. En effet, même si les atteintes en cause sont le fait d’un autre particulier et ont eu lieu dans un cadre privé familial, elles ne sont toutefois pas hors du champ de responsabilité de l’Etat. En effet, les familles d’accueil sont désignées et rémunérées par les personnes publiques. En France, un.e assistant.e familial.e peut être salarié.e d’une association et donc de statut privé. Néanmoins, dans la majorité des cas, il ou elle est rémunéré.e par le département et a donc le statut d’agent contractuel de la fonction publique. Ses actes réalisés dans le cadre de sa mission peuvent en conséquence être attribuables à la personne publique qui l’emploie. Néanmoins, vu la gravité des comportements en cause en l’espèce, la faute personnelle de l’agent aurait certainement été engagée, exemptant l’administration de sa responsabilité.
L’arrêt de la Cour européenne n’entre cependant pas dans ses considérations, dans la mesure où il lui suffit de constater que l’enfant avait été confiée aux services de l’ASE, donc sous leur responsabilité, responsabilité qui a perduré durant toute la durée de son placement jusqu’à sa majorité.
Or, en matière de traitements inhumains et dégradants commis par un autre individu, « l’obligation positive découlant de l’article 3 de la Convention commande en particulier l’instauration d’un cadre législatif et réglementaire permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri d’atteintes à leur intégrité physique et morale, notamment, pour les cas les plus graves, par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique » (§85). Il revient en premier lieu aux autorités nationales de définir les mesures propres à garantir une telle obligation. En revanche, le principe d’effectivité des droits de la Convention exige que la Cour contrôle l’adéquation de telles mesures ainsi que leur application correcte (§87).
Le niveau de protection qu’impose la Convention est d’autant plus élevé que l’affaire concerne des abus sexuels commis sur une mineure. Dans la continuité de sa jurisprudence 3, la Cour rappelle qu’en la matière « il appartient aux États membres de se doter de dispositions pénales efficaces ». Au-delà, la particulière vulnérabilité des enfants, d’autant plus lorsqu’ils se trouvent sous le contrôle exclusif des autorités, entraîne un « relief tout particulier » à l’obligation de protection à leur égard, ce que la Cour avait déjà relevé dans un arrêt de Grande chambre O’Keeffe c. Irlande du 28 janvier 2014 (n° 35810/09) relatif à des abus sexuels en l’école primaire.
Une fois, ces principes rappelés, leur application au cas d’espèce conduit sans surprise à un constat de violation. Tout d’abord, l’applicabilité de l’article 3 est admise sans difficulté. Les abus ayant été subis par la requérante alors qu’elle était jeune mineure et sans soins parentaux sont suffisamment graves pour attendre le seuil requis. La Cour confirme sa jurisprudence qualifiant les viols et abus sexuels sur mineurs de traitements inhumains et dégradants 4.
Quant au respect des obligations positives étatiques, la Cour constate la carence manifeste des services de l’ASE qui n’ont d’ailleurs pas respecté les obligations de suivi et de contrôle posées par la législation nationale. La Cour rappelle ainsi qu’il n’y a pas à établir que l’atteinte au droit fondamental de la victime n’aurait pas eu lieu si les autorités nationales avaient dûment agi. En effet, « Le seul fait pour les autorités nationales de ne pas avoir pris des mesures raisonnablement disponibles qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des évènements et d’atténuer le préjudice causé par la requérante suffit à engager la responsabilité de l’État ». L’action attendue des Etats n’est cependant pas illimitée, ce que la Cour rappelle classiquement par sa formule selon laquelle « il faut interpréter l’obligation positive des États de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif eu égard à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources » (§ 100).
B. L’application à des fondements inédits
L’examen des moyens relatifs à l’article 13 et à l’article 9 donne l’occasion à la Cour de faire application de ses principes jurisprudentiels sur des fondements inédits
Elle était tout d’abord saisi d’une allégation de violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 9 s’agissant de l’absence de recours effectif dû à une application stricte de la déchéance quadriennale des dettes publiques en France. En effet, lors de la procédure interne, le juge administratif avait considéré que le délai procédural courait à partir de 1995 lorsque la requérante s’était confiée au sujet des abus subis à des responsables de la congrégation des Témoins de Jéhovah. La requérante, confortée en cela par la Cour européenne, considère quant à elle que le point de départ du délai était 1999 lorsqu’elle avait saisi le Procureur de la République.
La question posée à la Cour n’était donc pas celle du caractère suffisant de la longueur du délai de 4 ans sachant que la Cour avait déjà validé par le passé le principe même de la déchéance quadriennale 5..
L’examen concernait la manière dont les juges avaient appliqué une telle prescription en l’espèce. La Cour rappelle tout d’abord qu’« en appliquant les règles de procédure pertinentes, les juridictions internes devaient éviter […] un excès de formalisme, qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, (…) » (§ 75). Ce principe est connu car établi depuis le début des années 2000 mais dans la jurisprudence de la Cour relative au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6§1 6. L’arrêt Loste donne ainsi lieu à une première application de ce principe au contrôle du respect de l’article 13 CEDH.
En l’espèce, elle considère que la requérante n’était pas en mesure d’envisager l’engagement en responsabilité de l’Etat, et donc de saisir le juge administratif, tant qu’elle ne disposait pas d’éléments probants en sa possession. Or, elle a fait une demande d’accès à son dossier en 1998, qu’elle n’a obtenu qu’en 1999. La Cour considère donc que le délai aurait dû courir à partir de cette date, ce qui est d’ailleurs dans la même ligne jurisprudentielle du Conseil d’Etat français selon laquelle « le point de départ de [la prescription] est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître l’origine de ce dommage ou du moins de disposer d’indications suffisantes selon lesquelles ce dommage pourrait être imputable au fait de l’administration » (CE, 11 juill. 2008, M. J.M., n° 306140, et CE, 14 déc. 2016, M.B., n° 387182) » (citée dans l’arrêt au § 44).
Le choix de la date d’accès aux informations nécessaires au recours permet donc de conclure à la violation de l’article 13 combiné avec les article 3 et 9 CEDH. La Cour passe en revanche sous silence les motifs davantage psychologiques qui auraient également pu justifier une suspension du délai de recours. Le parcours de la requérante laisse en effet penser que la « tardiveté » de ses démarches trouve une explication dans la d’emprise, sectaire selon ses propres allégations, dans laquelle elle se trouvait. Il est d’ailleurs révélateur à cet égard que les premières personnes à qui elle s’est confiée, alors qu’elle était déjà majeure et émancipée, ont été des responsables de la congrégation des Témoins de Jéhovah. La Cour n’a certainement pas souhaité pénétrer sur ce terrain glissant alors que sa jurisprudence reconnaît les Témoins de Jéhovah comme une association cultuelle bénéficiant de la liberté religieuse au sens de l’article 9 CEDH 7.
D’ailleurs, la requérante invoquait également une violation de sa liberté religieuse telle que garantie par l’article 9 CEDH. La question posée était inédite : selon la plaignante, « les autorités n’ont pas pris des mesures nécessaires afin de faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle cette famille s’était engagée à respecter les opinions religieuses de l’enfant comme celles de sa famille d’origine ».
La Cour avait déjà été amenée à connaître de la situation du respect de la liberté religieuse d’un enfant placé sur le fondement de l’article 8 (droit au respect de la vie privée) lu en combinaison avec l’article 9 CEDH dans une affaire Abdi Ibrahim c/ Norvège ([GC], no 15379/16, 10 décembre 2021). Néanmoins, il était question du droit de la mère biologique à demander à ce que son enfant soit élevé conformément à sa propre foi. Dans l’affaire Loste, c’est la liberté religieuse de l’enfant qui était en cause. La Cour rappelle que si l’intérêt de l’enfant doit être pris en compte autant que possible, il n’y a pas d’obligation de résultat à placer un enfant au sein d’une famille pratiquant la même foi. Dans notre affaire, la Cour considère toutefois qu’elle n’a pas à préciser davantage l’étendue des obligations positives de l’Etat en la matière. En effet, en l’espèce, Une clause de neutralité religieuse avait été insérée dans le contrat d’accueil. Il suffisait donc de rechercher si l’Etat avait pris les mesures de contrôle suffisantes pour s’assurer du respect de cette clause.
A l’argument du Gouvernement français qui remet en cause la réalité de la confession musulmane de la requérante, la Cour répond « que, compte tenu de la particulière vulnérabilité de la requérante, en raison de son très jeune âge au début de son placement et de sa situation familiale qui la privait de soin et de la protection de ses parents, la question de son libre arbitre et de son consentement à sa conversion au culte des Témoins de Jéhovah se pose d’une manière différente que s’il s’était agi d’une personne disposant d’une maturité suffisante et d’une pleine autonomie de sa volonté » (§ 112). Par ailleurs, « il est constant que la requérante, à son arrivée au sein de la famille d’accueil, n’était pas membre des Témoins de Jéhovah et qu’elle l’est devenue en grandissant dans ce foyer, membre de cette congrégation. La Cour estime donc que (…) elle a été exposée au prosélytisme exercé par les époux B., en dépit des termes de la clause de neutralité religieuse faisant partie intégrante des conditions de son placement » (§ 113). Aussi, il n’est pas tant question d’une atteinte à son droit de croire et de manifester ses convictions religieuses personnelles mais d’une atteinte à sa liberté d’avoir ou d’adopter une conviction de son choix, liberté qui était censée être protégée de l’influence de la famille d’accueil au travers de la clause de neutralité.
Là encore, la carence des services de l’ASE à contrôler le respect de cette clause est manifeste. Les services sociaux n’ont ainsi découvert la confession de la famille que dix années après le placement, à l’occasion d’un accident grave de la requérante nécessitant une transfusion sanguine. Cette découverte n’a d’ailleurs pas donné lieu à enquête ou sanction de leur part. L’Etat français n’a donc pas rempli son obligation positive de protéger la liberté religieuse de la requérante contre le prosélytisme illégal de la famille d’accueil.
Au terme de son appréciation, la chambre de la Cour considère donc, à l’unanimité, que la carence des services sociaux dans le contrôle et le suivi de son placement ont constitué des violations de leur obligation de protéger l’enfant contraires aux articles 3 et 9 CEDH. Par ailleurs, l’application stricte des règles de prescription du recours en responsabilité des autorités administratives l’ont empêché de bénéficier d’un recours effectif en violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 9 CEDH.
II. La portée de l’arrêt : entre particularisme du cas d’espèce et généralisation prévisible
A. Le caractère exceptionnel de la situation de la requérante
La condamnation de la France dans cette affaire n’est pas surprenante étant donné le parcours particulièrement choquant de la requérante. L’appréciation de la Cour est ainsi indubitablement motivée par la singularité des faits d’espèce. Cela se traduit tout d’abord par le fait que la Cour insiste tout au long de l’arrêt sur le fait que la législation française n’est pas en cause en tant que telle mais seulement son application au cas de la requérante.
Comme exposé supra, tel est le cas s’agissant de la prescription quadriennale en matière de responsabilité administrative qui n’est pas inconventionnelle en elle-même mais qui, en l’espèce, a fait l’objet d’une application disproportionnée.
Pour ce qui concerne la législation pénale française, la Cour estime que « le cadre législatif répressif alors en vigueur instauré par l’État défendeur était propre à assurer une protection des enfants placés contre des atteintes graves à leur intégrité pouvant être commises par des particuliers » (§ 93). La règle française de prescription de la législation pénale ne semble pas non plus poser de problème de conventionnalité. Certes, la Cour n’avait pas à se prononcer sur cette prescription, qui ne figurait pas parmi les moyens allégués. Rappelons tout de même que la prescription applicable en matière de viols et agressions sexuelles sur mineur à l’époque des faits était seulement de 3 ans (éventuellement reportable à partir la majorité du mineur) alors qu’elle est désormais de 30 ans 8! Autres temps…
Quant au point de l’action des services d’aide sociale à l’enfance, la Cour considère également que le cadre législatif en matière de contrôle des familles d’accueil opéré par les services de l’ASE était propre à assurer la protection de l’enfant. Il prévoyait de procéder à des visites à domicile et à des entretiens réguliers, d’établir une liaison avec les directeurs d’école et les institutions et de rédiger des rapports périodiques (au moins un par an à partir de 1984) pour faire part de la situation de l’enfant placé aux juges des enfants. Cependant, dans la pratique, ces obligations ont été loin d’être respectées. Aussi, « l’absence de suivi régulier de la part des services de l’ASE, combinée avec un manque de communication et de coopération entre les autorités compétentes concernées, doit être considérée comme ayant eu une influence significative sur le cours des événements » (§ 101), sans que la mise en œuvre de telles mesures, pourtant prévue par la loi, eut constitué un fardeau excessif pour les autorités concernées. Cette défaillance a entraîné la violation des articles 3 et 9 CEDH dans les circonstances d’« espèce » (§ 102 et § 116).
En définitive, la France n’est pas condamnée pour l’insuffisance de sa législation. Le contrôle de son application en justice ne poserait d’ailleurs pas non plus de difficulté : la jurisprudence administrative semble effectivement en phase avec les obligations européennes dans le sens où elle engage bien la responsabilité pour faute du département dans des cas similaires à ceux de l’espèce 9. La France est donc condamnée du fait de la carence de ses démembrements (i.e. l’interprétation trop rigoureuse de la règle de prescription de l’action par le juge administratif et le non-respect des obligations légales par les services de l’ASE) qui ont laissé la requérante sans secours, ni recours pendant de très longues années. La longueur de son parcours judiciaire est d’ailleurs une aberration en elle-même, même si ce point n’était pas soulevé dans l’arrêt. L’arrêt Loste intervient en effet 23 années après qu’elle ait entamé les procédures. Le parcours judiciaires interne a en effet duré 13 ans mais surtout, il s’est écoulé 10 années entre l’introduction de l’instance devant la Cour européenne et le rendu de l’arrêt ! Or, cette durée déraisonnable de la procédure ne semble avoir d’autre motif que les difficultés de gestion et de moyens dans un contexte d’engorgement chronique du prétoire de la Cour.
De surcroît, au caractère spécifiquement dramatique des faits de l’affaire répond le montant de la satisfaction équitable décidée par la Cour en vertu de l’article 41 CEDH. En effet, au regard de sa pratique habituelle en matière de préjudice non matériel, la somme accordée de 55 000 EUR au titre du préjudice moral subi du fait de la violation des articles 3 et 9 de la Convention est élevée. La Cour, statuant en équité, a clairement voulu marquer le caractère singulièrement grave de l’atteinte portée aux droits de la requérante. Elle constitue en outre l’unique réparation que devrait recevoir la plaignante qui n’a pu obtenir de condamnation au niveau interne et ne devrait pas en obtenir d’autre à la suite de l’arrêt de la Cour européenne, la réouverture d’un procès administratif n’étant pas admise dans ce cas.
L’arrêt de la Cour est conforme en ce sens à la philosophie du recours individuel qui est bien de rendre justice à un individu dont les droits fondamentaux ont été bafoués et qui n’a pu obtenir réparation devant les instances juridictionnelles nationales.
Pourtant, malgré toutes ces précautions, il est évident à la lecture de l’arrêt que, derrière le cas particulier de la requérante, c’est bien fonctionnement de l’ensemble des services de l’aide sociale à l’enfance qui se trouve condamné.
B. Un risque de condamnations face aux dysfonctionnements récurrents de la protection de l’enfance en France
La situation de la requérante n’est malheureusement pas un cas isolé. Des cas récurrents de violences sexuelles, que ce soit en foyer d’accueil ou au sein des familles d’accueil, sont régulièrement rapportés au point que plusieurs lois récentes sont venues prendre en compte cette problématique afin de remédier au problème. Trois importantes lois se sont ainsi succédées ces dernières années. La première est la loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant qui vient renforcer la prise en compte des besoins des enfants protégés durant l’ensemble de leur parcours. Par la suite, la loi n° 2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste créé de nouvelles infractions sexuelles pour lesquelles la preuve de l’absence de consentement n’est plus nécessaire pour qualifier un viol sur mineur.es de moins de 15 ans ou une agressions sexuelle incestueuse sur mineur.es de moins de 18 ans. Enfin, la loi n° 2022-140 du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, dite « loi Taquet », vise spécifiquement les enfants protégés par l’ASE et contient des mesures de renforcement de prévention et de lutte contre les mauvais traitements et violences sexuelles auxquels ils sont davantage exposés. Cette loi bienvenue est encore récente et l’ensemble de ses décrets d’application n’ont toujours pas été adoptés à ce jour 10.
Au-delà, comme la Cour européenne le relève, un cadre législatif idoine ne suffit pas, encore faut-il qu’il soit respecté dans la pratique. Or, comme le note une auteure de doctrine, « au-delà des textes, encore faut-il que les acteurs de la protection de l’enfance disposent des moyens humains et financiers leur permettant d’assurer correctement leur mission. Dans un contexte général de pénurie d’assistants familiaux, les maltraitances que peuvent subir les enfants confiés à l’ASE ne sont pas suffisamment prises en considération et certaines questions telles que celles relatives à la liberté religieuse peuvent apparaitre secondaires aux agents de l’institution pour qui la priorité est de trouver des familles à ces enfants » 11. Il est effectivement notoire que les services de l’ASE sont débordés et manquent de moyens partout sur le territoire 12. Les difficultés d’accueil s’agissant des mineurs isolés étrangers sont, entre autres, bien connus et ont d’ailleurs donné lieu à des arrêts de la Cour européenne 13. La question des violences subies par les enfants placés et celle du contrôle des familles et des institutions d’accueil a également fait l’objet d’alertes 14et de recommandations de la part de la Défenseure des droits 15ces dernières années.
Un autre point, qui n’est pas abordé par la Cour européenne saisie d’un cas individuel, est celle de la décentralisation des services sociaux qui pose des questions de moyens (lorsque les transferts de compétences vers les collectivités ne sont pas accompagnés de transfert de moyens suffisants) et surtout d’égalité devant la loi et les services publics. Il existe inéluctablement des disparités de protection et de dispositifs selon les départements qui a rendu nécessaire un encadrement législatif. Ainsi, la loi Taquet de 2022 met en place un référentiel unique partagé concernant les signalements de violence. Il était en effet possible qu’un assistant familial qui s’était vu retirer son agrément par un département puisse en obtenir un dans un autre département. La loi a également mis en place depuis novembre 2022 le contrôle systématique des casiers judiciaires des éducateurs et des familles d’accueil.
Ainsi, au-delà du cas spécifique de la requérante, c’est la défaillance bien la défaillance d’un système qui est cause, la défaillance du service public de la protection de l’enfance en danger. Mais pas seulement. Quelques chiffres peuvent être rappelés : 40% des sans domicile fixe de moins de 25 ans étaient des enfants passés par l’ASE 16et 70% de ces enfants en sortent sans diplôme 17… Les jeunes protégés se trouvent au carrefour de la défaillance de plusieurs politiques publiques : politique de formation, politique du logement, assistance sociale, politique d’insertion…
L’affaire Loste ne concerne donc définitivement pas une question qui serait le reliquat d’une époque révolue mais bien un problème très contemporain et potentiellement à venir si les difficultés de moyens et de recrutements ne sont pas rapidement résolues.
Notes:
- En vertu de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics ↩
- L’arrêt est devenu définitif en février 2023 ↩
- CEDH, X et Y c/ Pays‑Bas, 26 mars 1985, § 27 ; M.C. c/ Bulgarie, no 39272/98, § 150 ; X et autres c/ Bulgarie [GC], no 22457/16, § 179, 2 février 2021 ↩
- 26 novembre 2002, E. et autres c/ Royaume-Uni, no 33218/96 ; 15 novembre 2011, M. P. et al. c. Bulgarie, no. 22457/08 ; GC O’Keeffe c/ Irlande du 28 janvier 2014 (n° 35810/09). Il est intéressant de relever qu’en 1985, dans l’affaire X et Y c. Pays-Bas, s’agissant du viol d’une mineure handicapée, la Cour avait conclu à la violation de l’article 8 et donc estimé non nécessaire de statuer sur le fondement de l’article 3 CEDH. Autres temps, autres mœurs… ↩
- par exemple, voir l’arrêt Vo c/ France du 8 juillet 2004, n° 53924/00 » ↩
- CEDH, 25 janv. 2000, Miragall Escolano et a. c/ Espagne, n° 38366/97 ↩
- Voir l’arrêt Membres de la congrégation des témoins de Jéhovah Gldani c/ Géorgie du 3 mai 2007, n° 71156/01 ↩
- Depuis la LOI n° 2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ↩
- CE, 13 oct. 2003, Mlle Vinot, n° 244419; TA Grenoble, 13 juill. 2012, n° 1005941 ↩
- Voir le contrôle de l’application de la loi par le Sénat, https://www.senat.fr/application-des-lois/pjl20-764.html ↩
- Valérie BORDAS, « Sur la condamnation de l’État français pour les défaillances des services de l’aide sociale à l’enfance dans le suivi d’une mineure placée en famille d’accueil », RDSS 2023 p.233 ↩
- Voir encore récemment la saisine d’office de la Défenseure des droits s’agissant de la situation alarmante des services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) des départements du Nord et de la Somme dans leur mission de protection des enfants, communiqué du 14 novembre 2022 ↩
- par exemple, arrêt M.D. c. France, du 10 octobre 2019, n°50376/13 ↩
- Rapport du Défenseur des droits « Enfance et violence : la part des institutions publiques », 2019 ; Le dispositif de « familles hébergeantes », géré par la collectivité territoriale de Guyane (CTG), visant à accueillir les élèves de l’intérieur (enfants amérindiens et bushinengués) pendant leur scolarité au sein d’établissements situés sur le littoral, s’avère extrêmement préoccupant. Aucune modalité de contrôle de ces familles ne serait mise en œuvre. Certains enfants subiraient des mauvais traitements de la part de la famille hébergeante, notamment des situations d’exploitation de l’enfant qui serait parfois contraint d’effectuer de lourdes tâches ménagères, Rapport complémentaire du Défenseur des droits au Comité des droits de l’enfant des Nations Unies décembre 2022 ↩
- Rapport d’analyse des interventions socioéducatives, judiciaires et policières entre 1998 et 2005. situation de KJ, née le 7 juillet 1997, 2019, 39 p. Décision du Défenseur des droits n° 2022-070 1er août 2020. « Recommande au ministre des Solidarités, de l’autonomie et des personnes handicapées ainsi qu’à la secrétaire d’Etat auprès de la Première ministre, chargée de l’Enfance de : – clarifier les obligations du service de l’aide sociale à l’enfance en matière de politique de prévention et de lutte contre la maltraitance concernant les assistants familiaux directement recrutés par le conseil départemental, afin que lui soit appliqué l’ensemble des obligations imposées aux établissements et services sociaux et médico-sociaux ; – actualiser le guide sur le référentiel pour l’agrément des assistants maternels et familiaux à l’usage des services départementaux de protection maternelle et infantile (P.M.I) en ce sens et à la lumière du plan de lutte contre les violences faites aux enfants » Décision du Défenseur des droits n°2022-141 du 20 juillet 2022 s’agissant de violences endémiques au sein d’un centre départemental de l’enfance et de la famille ↩
- 24ème rapport Fondation Abbé Pierre, 2017 ↩
- Isabelle Frechon, Lucy Marquet. Sortir de la protection de l’enfance à la majorité ou poursuivre en contrat jeune majeur. 2018. ffhal-01837210f. Chiffres de 2013-2014 ↩