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Le risque et la Cour européenne des droits de l’homme – Premières esquisses d’une réflexion sur le risque à l’aune des droits fondamentaux

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par Frédéric Bouhon, professeur à l’Université de Liège (f.bouhon@uliege.be)

 

En repartant de la notion de « société du risque », la présente étude entend montrer pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme est amenée à évaluer des risques et comment elle y procède. À cette fin, deux approches différentes de la jurisprudence sont déployées. D’une part, à travers une lecture juridico-linguistique, on cherche à recenser et à examiner les principales expressions que la Cour utilise couramment pour traiter les cas pertinents. D’autre part, par le biais d’une approche juridico-économique, on essaie d’appliquer les grands principes de la théorie de la gestion du risque (gravité, probabilité et acceptabilité) à cette même jurisprudence, avec l’intention de contribuer à une lecture originale des arrêts de la Cour.

« Je suis une bonne mère. Je pense à tout ce qui pourrait leur arriver. Tous les accidents qu’ils risquent, j’y pense d’avance. (…) Ce sont mes enfants, je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour leur éviter les calamités innombrables qui les guettent. (…) Je frémis à l’idée qu’ils peuvent manger des baies empoisonnées, s’asseoir dans l’herbe humide, recevoir une branche sur la tête, tomber dans le puits, rouler du haut de la falaise, avaler des cailloux, se faire piquer par les fourmis, par les abeilles, par les scarabées, les ronces, les oiseaux, ils peuvent respirer des fleurs, les respirer trop fort, un pétale leur entre par la narine, ils ont le nez obstrué, cela remonte au cerveau, ils meurent, (…) ».

Boris Vian, L’arrache-cœur, 1953[1]

 

  1. – Introduction – Nous vivons dans une « société du risque ». L’expression, développée dans les années 1980[2], paraît aujourd’hui plus pertinente que jamais. La notion de risque est en effet omniprésente : on la rencontre dans les contextes domestique et professionnel, mais aussi dans les sphères politique et juridique où on attend des autorités qu’elles préviennent divers risques. Peut être mise en exergue la question de la responsabilité des États face à des menaces diverses. La réflexion que nous proposons porte sur les risques qui posent question au regard des droits fondamentaux consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme.
    Ce sont, en première ligne, les autorités politiques (pouvoirs législatifs et exécutifs) et les administrations qui, pour assurer le respect de ces droits, évaluent et prennent en considération certains risques. Les juges, notamment ceux de la Cour européenne des droits de l’homme, sont toutefois susceptibles d’exercer un contrôle sur la manière dont les risques ont été appréhendés par les autorités ou devraient l’être. La présente contribution vise à évoquer une recherche en cours, sur la manière dont la Cour européenne des droits de l’homme traite la notion de risque dans sa jurisprudence. Il s’agit de dresser le cadre dans lequel la réflexion s’insère, d’énoncer les questions qu’elle suscite et d’élaborer de premières pistes de réponses. Il s’agit d’abord d’expliquer pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme est amenée à évaluer des risques, ensuite d’examiner comment elle procède.

 

I – Pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme évalue-t-elle le risque ?

 

  1. – Notion de risque, essai de définition – Pour comprendre le rôle que la Cour européenne des droits de l’homme est amenée à jouer dans l’évaluation de risques, il est utile de prendre un peu de recul et de s’intéresser, plus largement, au concept de risque et à la place qu’il occupe dans les sociétés contemporaines.
    Le risque, dont il est question dans cette contribution, est un concept difficile à définir de façon univoque, car il est l’objet d’approches diverses dans la littérature[3]. La notion de risque suppose en tout cas un choix dans un contexte d’incertitude ; elle implique des « choices involving uncertainty »[4]. Autrement dit, le risque correspond à l’éventualité, plus ou moins probable, que survienne un préjudice, plus ou moins grave, à la suite d’un choix. La notion de risque est connectée à celle de danger, mais ne se confond pas avec elle : le risque est la conséquence éventuelle d’un danger[5]. Le danger est inhérent à certaines choses ou situations ; un serpent venimeux est dangereux, comme l’est une cabine électrique ou un homme armé. Les risques qui sont liés à ces dangers dépendent de facteurs complexes, comme la nature du danger, mais aussi divers éléments de contexte et le comportement des individus qui sont exposés au danger[6].
    L’existence de risques tend à influencer le comportement de l’individu rationnel, qui se demande s’il est prêt à assumer le risque qu’engendre son action ou son inaction et qui compare les risques correspondants aux différentes options qu’il envisage avant de prendre une décision.
  1. – Société du risque – La question du risque n’intéresse pas que les ingénieurs ou autres spécialistes appelés à gérer des risques au sein d’entreprises ou d’institutions ; elle a gagné la société toute entière. Dans un ouvrage célèbre, publié en 1986, le sociologue allemand Ulrich Beck amène la notion de risque au cœur de sa discipline[7] en proposant une analyse du fonctionnement de la société contemporaine, qu’il a décrite comme une « société du risque »[8]. Il considère que « la production sociale de richesses est systématiquement corrélée à la production sociale de risques »[9]. Cette approche a notamment été complétée par les travaux de Niklas Luhmann[10] et Anthony Giddens[11]. Si les auteurs tirent des enseignements différents et nuancés de leurs analyses respectives[12], ils s’accordent à tout le moins sur le fait que les individus qui composent les sociétés contemporaines sont plus que jamais confrontés à des risques. Un auteur comme Luhmann étend d’ailleurs la notion de risque, que d’autres avant lui limitait aux installations de hautes technologies[13], à l’ensemble de la société moderne : « les activités juridiques, médicales, économiques, éducatives ou affectives présentent elles aussi des risques »[14]. La société du risque, décrite par ces auteurs, est une société tourmentée : « elle n’est ni sûre d’elle-même, ni dominatrice, elle est minée de l’intérieur, suspicieuse, inquiète, angoissée et donc anxiogène »[15]. Cela ne signifie pas que nous rencontrons plus de situations dangereuses que nos ancêtres – au contraire, les connaissances et les technologies acquises nous permettent de maîtriser bien des dangers, comme nombre de maladies graves –, mais que nous avons tendance à constamment chercher des solutions pour gérer de façon optimale les risques qu’engendrent les dangers. Ainsi, comme le relève Patrick Peritty-Watel, « nous vivons dans un monde plus sûr, mais plus risqué »[16].
  2. – L’évaluation des risques – Vu l’importance que représente la notion de risque pour toute entreprise humaine, de la plus banale à la plus ambitieuse, il n’est guère surprenant d’observer que des instruments ont été développés pour aider les individus et les institutions à réagir opportunément face au risque. On pense en particulier à la théorie de gestion des risques (risk management theory), qui se fonde sur des travaux mathématiques et probabilistes ainsi que sur la théorie économique[17]. Si on s’en tient aux rudiments, on peut considérer que la gestion des risques implique deux opérations complémentaires : d’une part, la mesure, qui se veut objective, du niveau du risque considéré et, d’autre part, l’évaluation, plus subjective, de l’acceptabilité du risque quantifié[18].
    Dans un premier temps, il s’agit donc de mesurer objectivement le risque (quantitative assessment of risk). Il convient, pour ce faire, d’identifier les effets potentiellement dangereux associés à un projet donné et d’évaluer l’ampleur du risque en termes de probabilité de l’occurrence et de gravité des conséquences. La théorie de gestion des risques se base donc fondamentalement sur la mesure de deux éléments : la probabilité (likelihood) et la gravité (severity) du préjudice[19]. Le niveau du risque est le produit des valeurs qui correspondent à ces deux facteurs, tel que R (risque) = P (probabilité) x G (gravité)[20].
    Une fois qu’un risque a été identifié et mesuré, l’opération suivante consiste en une réflexion sur l’acceptabilité de ce risque[21]. Il reste en effet à décider s’il y a lieu de prendre ou de ne pas prendre ce risque, ce qui revient à se demander si celui-ci est acceptable ou tolérable. Cet exercice est certes influencé par la première opération, car un risque faible est a priori plus acceptable qu’un risque élevé. Cependant, l’estimation de l’acceptabilité fait aussi entrer d’autres paramètres en jeu, de sorte que tel risque important peut être plus acceptable que tel autre risque plus faible. Ceci résulte de ce que le bénéfice – entendu ici largement, pas seulement au sens pécuniaire – qui est attendu en prenant un risque est un élément essentiel à inclure dans l’analyse. On acceptera éventuellement de prendre un risque relativement élevé parce qu’on espère obtenir un avantage significatif, alors qu’on rejettera une option faiblement risquée parce qu’elle semble infructueuse ou qu’un résultat similaire peut être atteint par une voie encore moins risquée[22]. Cette opération est nécessairement empreinte de subjectivité, car elle est avant tout une question de perception[23], qui fait notamment intervenir des facteurs culturels et psychologiques, certains individus étant plus enclins que d’autres à prendre des risques[24]. C’est pourquoi « concluding that an activity is safe enough is a judgement based on both science and value »[25].
    Quand un risque n’est pas considéré comme acceptable, la personne, l’entreprise ou l’institution qui est exposée à ce risque est alors amenée à réagir et à prendre des décisions qui visent à permettre d’éviter le risque, de le réduire à un niveau acceptable ou encore de le transférer vers un tiers[26].
  1. – Risque, droit et État – La notion de risque imprègne la société ; elle pénètre également en profondeur le droit qui la régit. De manière fondamentale, si l’on accepte de considérer que la norme de droit est essentiellement un acte qui vise à influencer le comportement des individus[27], on comprend que la norme encadre la manière dont ces derniers prennent des décisions, d’agir ou de ne pas agir, notamment face à des risques[28]. L’État, en tant que producteur de droit, est dès lors un acteur majeur dans l’appréhension des risques. Le droit, en ce qu’il oblige à faire ou à ne pas faire certaines choses, réduit le faisceau de choix disponibles dans un contexte donné et influence le rapport au risque. Ainsi, la règle qui oblige un conducteur à porter la ceinture de sécurité au volant vise essentiellement à le protéger contre le risque significatif d’être expulsé de son véhicule en cas d’accident. Plus encore, en régissant la conduite d’autrui, le droit cherche souvent à réduire considérablement certains risques : l’interdiction du meurtre – dans un ordre juridique où sa transgression est effectivement susceptible d’entraîner des sanctions – diminue le risque qu’un individu soit volontairement tué par un autre. À cet égard, on peut affirmer que l’État, par l’intermédiaire des normes, crée un risque, à savoir celui de subir la punition prévue par le droit, pour dissuader les individus d’adopter les comportements réprouvés[29].
    Les théoriciens du contrat social ne s’y sont pas trompés[30]. On sait que, pour Hobbes, l’État vise avant tout à sortir les individus « de ce misérable état de guerre »[31] qu’est l’état de nature, où chacun a recours « à ses propres forces et à son art afin de se protéger des autres »[32] ; l’État est dès lors institué pour assurer « leur paix et leur défense commune »[33]. Pour éviter que les individus ne soient livrés à la merci les uns des autres, l’État adopte des lois qui restreignent leur liberté, mais les « chaines artificielles »[34] qui sont ainsi imposées aux individus sont globalement acceptées, « non parce qu’il est difficile de les rompre, mais parce qu’il y a danger à les rompre »[35].
    Si, jusqu’au 19e siècle, le rôle des États et du droit est demeuré essentiellement confiné à la protection des individus contre les risques causés par la violence d’autrui, on observe que les choses ont significativement évolué depuis lors : il suffit de penser au développement de l’État-providence (dont l’objectif peut se résumer à la protection des individus contre le risque d’une perte de revenus que peuvent engendrer divers évènements comme la maladie, l’accident ou le chômage[36]) ou, ultérieurement, du principe de précaution (qui invite les États à adapter leur action en tenant compte de certains risques pour l’environnement ou la santé publique).
    Ces illustrations d’une tendance sont des concrétisations juridiques des constats opérés par les sociologues à propos de la société du risque. L’un d’eux affirme ainsi que « l’État devient l’ultime instance de transformation des dangers en risques »[37]. Même si nous n’avons formulé ici que des indications incomplètes et sommaires sur un vaste sujet, il nous semble que notre propos suffit à confirmer ce que d’autres ont par ailleurs déjà démontré, à savoir que « [l]a société du risque a des conséquences en matière de théorie de l’État »[38]. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à constater que la gestion du risque est devenue un élément central dans l’activité quotidienne des gouvernements[39] et que de nombreux préjudices aux personnes, aux biens ou à la collectivité sont ressentis comme des défaillances de l’État dans cette gestion[40].
  1. – Risque et droits fondamentaux – Dans le présent article, nous n’ambitionnons évidemment pas de développer une théorie générale des rapports entre les notions de risque et de droit (ou d’État). Nous nous focalisons sur les liens entre le concept de risque et le domaine particulier des droits fondamentaux. À cet égard, nous partons du constat que l’existence d’un risque caractérisé peut être un élément factuel qui crée, ou contribue à créer, dans le chef de l’État, une obligation juridique d’agir, ou de ne pas agir, afin d’empêcher la survenance de situations qui seraient incompatibles avec un droit fondamental. En d’autres mots, pour respecter son obligation d’assurer l’effectivité des droits fondamentaux consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme, l’État doit chercher à identifier le risque que survienne un évènement de nature à engendrer la violation d’une disposition et réagir adéquatement face à ce risque.
    D’autres auteurs ont déjà montré l’importance que joue la notion de risque dans le champ des droits fondamentaux. À côté de travaux qui portent sur des droits particuliers[41], nous pointons ici les passionnants articles de Christopher Hilson[42] et de Letizia Seminara[43] dont la portée est plus transversale. Ces travaux antérieurs constituent des sources d’inspiration majeures, mais notre étude s’en distingue par les deux approches complémentaires de la jurisprudence (juridico-linguistique et juridico-économique).
  1. – Risque et Cour européenne des droits de l’homme – Certes, ce sont, en première ligne, les autorités politiques (pouvoirs législatifs et exécutifs) ainsi que les administrations qui, pour assurer le respect des droits fondamentaux dont l’État est débiteur, identifient, évaluent et prennent en considération certains risques. Toutefois, les juges – notamment la Cour européenne des droits de l’homme – prennent une place significative dans la société du risque[44] et sont aussi susceptibles d’être confrontés à ce type d’exercice, à tout le moins pour opérer un contrôle sur la manière dont d’autres autorités ont appréhendé un risque dans une situation antérieure (risque qui s’est matérialisé ou non par un dommage[45]) ou sur la manière dont elles gèrent un risque actuel qui pourrait déboucher sur un dommage futur[46]. Un auteur affirme ainsi que « there is, therefore, no need to show […] direct harm as such: all that is needed is to establish the existence of a risk as part of an […] impact risk assessment»[47].

 

II – Comment la Cour européenne des droits de l’homme évalue-t-elle le risque ?

 

  1. – Deux approches complémentaires de la jurisprudence –Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui abordent la notion de risque se comptent par centaines[48]. Il n’est dès lors pas possible de peindre ici un portrait précis et détaillé de la manière dont la notion est traitée par cette jurisprudence foisonnante. Les matières concernées sont elles aussi très nombreuses, même s’il apparaît que les enjeux liés aux articles 2, 3 et 8 sont prédominants[49]. Dans les lignes qui suivent, nous nous concentrerons sur les questions les plus couramment abordées par la Cour, avec l’ambition d’esquisser modestement quelques tendances qui ressortent d’un premier examen de la masse de décisions disponible.
    Pour ce faire, nous proposons d’analyser la jurisprudence avec deux approches différentes. Nous nous essaierons d’abord à un examen juridico-linguistique qui vise à recenser les principales expressions que la Cour utilise couramment pour traiter de ces cas et à préciser leur portée (A). Dans un second temps, nous tenterons une approche qu’on pourrait qualifier de juridico-économique, en ce qu’elle cherchera à appliquer les grands principes de la théorie de la gestion du risque à cette même jurisprudence, avec l’intention de contribuer à une lecture originale des arrêts de la Cour (B).

 

A – Essai d’approche juridico-linguistique

  1. – Une multitude de formules pour évoquer le risque – La première approche vise à identifier ce que la Cour considère comme un risque dont elle est susceptible de tirer des conséquences juridiques. Nous sommes donc en particulier à la recherche des qualificatifs que la Cour emploie pour caractériser le risque qui retient son attention. Il ressort de notre examen que plusieurs expressions différentes sont utilisées dans les passages-clés des arrêts étudiés[50].
    Parmi les formules les plus courantes, on trouve les suivantes : « risque réel », « risque réel et immédiat »[51], « risque sérieux », « risque élevé » ou encore « risque important ». À ces formules, correspondent grosso modo les suivantes en langue anglaise : « real risk », « real and immediate risk », « serious risk », « high risk » et « significant risk ». On observe toutefois quelques inconstances dans les traductions[52]. Ainsi, à l’expression « real and immediate risk » correspond en principe celle de « risque réel et immédiat »[53], mais aussi, parfois, celle de « risque certain et immédiat »[54], voire de « risque certain et imminent »[55] [56] ; dans d’autres cas encore, la version française comporte une périphrase qui désigne un individu « menacé de façon réelle et immédiate »[57]. On ne trouve pas non plus une correspondance parfaite entre les expressions « serious risk » et « risque sérieux ». Il arrive, par exemple, que les mots « serious risk » soient traduits, dans la version en français du même arrêt, par l’expression « risque important »[58] ; inversement, on trouve des cas où les termes « risque sérieux », en français, sont traduits par « substantial risk », en anglais[59]. Dans un arrêt récent, on a pu relever une phrase où le mot « risk » est utilisé deux fois, dans la version anglaise, et est traduit une fois par le mot « risque » et une autre par le mot « danger », dans la version française[60].
    Ces observations laissent entrevoir une certaine variabilité dans la terminologie que la Cour utilise, variabilité qui pourrait se refléter dans des imprécisions conceptuelles. Malgré des nuances et des zones de flou dont on ne peut pas rendre compte ici, l’examen de la jurisprudence permet toutefois de dégager quelques tendances relativement marquées. En effet, certains types de contentieux appellent le recours à des expressions particulières, qui donnent des indications sur la manière dont la Cour aborde la notion de risque.
  1. – Le risque réel et immédiat – Dans de nombreuses affaires qui concernent l’article 2 de la Convention, la Cour accorde une attention particulière à ce qu’elle qualifie de « risque réel et immédiat ». Elle considère qu’un État viole le droit à la vie s’il n’a pas pris de mesure adéquate pour prévenir la matérialisation d’un risque réel et immédiat qui pesait sur la vie d’un individu identifié[61]. Il s’agit en principe de situations où le dommage craint n’a pas été infligé par les autorités[62], mais où celles-ci auraient dû intervenir pour essayer de réduire le risque que le dommage survienne. Le cas de figure-type est celui où une personne était menacée par un tiers, qui a finalement mis en œuvre ses intentions criminelles, sans en être empêché par les autorités, alors qu’elles connaissaient le risque ou auraient dû le connaître[63]. Par ailleurs, la même approche est empruntée dans des cas de décès survenus dans des institutions de soin, où on reproche aussi aux autorités de ne pas avoir pris des mesures suffisantes pour empêcher des décès évitables[64]. La Cour utilise aussi cette formule quand une personne s’est suicidée alors qu’elle se trouvait sous la responsabilité de l’État (en général, dans un contexte pénitentiaire ou militaire)[65], même si la Cour a pu laisser penser qu’un risque réel (pas nécessairement immédiat) suffisait à déclencher la responsabilité de l’État dans ce genre de cas[66].
    Par-delà le champ de l’article 2, la notion de risque réel et immédiat a aussi servi de critère pour déterminer l’existence d’une obligation fondée sur d’autres dispositions de la Convention. Ainsi, un État viole l’article 3 de la Convention s’il ne réagit pas par des mesures raisonnables alors que les autorités « avaient ou auraient dû avoir connaissance de l’existence d’un risque réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements du fait des actes criminels d’un tiers »[67]. Un raisonnement similaire a été appliqué dans quelques affaires où les droits protégés par l’article 4 étaient en jeu[68].
    La question majeure est de savoir ce que signifient les adjectifs « réel » et « immédiat » ; or la Cour ne livre pas de définition générale de ces termes. On peut même considérer qu’un certain mystère règne autour de la portée de ces mots. Si l’on s’appuie sur une définition courante du mot « réel », on devrait considérer qu’il s’agit d’un risque « qui existe d’une manière autonome, qui n’est pas un produit de la pensée »[69]. Entendu de cette façon, l’adjectif « réel » (parfois remplacé par l’adjectif « certain » dans les arrêts en français) n’indiquerait pas un niveau particulier de risque, mais pourrait signifier que la Cour ne prend en considération que les dommages potentiels dont la survenance est objectivement démontrable, en tant que conséquences – ce qui suppose la preuve d’une certaine causalité[70] – d’une situation sur laquelle les autorités avaient une certaine maîtrise. Quant au caractère « immédiat » du risque, il implique vraisemblablement que le dommage potentiel est en voie de matérialisation. On peut comprendre, à la lecture de certains arrêts, que le critère est satisfait quand des menaces paraissent conduire à « une mise en exécution imminente »[71]. Nous avons d’ailleurs vu qu’en français, la Cour oscille entre les adjectifs « immédiat »[72] et « imminent »[73] (le second indiquant sans doute davantage la proximité chronologique du dommage potentiel), alors qu’elle emploie systématiquement « immediate » en anglais. Cependant, dans de nombreuses affaires, la Cour donne l’impression de se référer à l’expression « risque réel et immédiat » comme à un tout dont les deux éléments se confondent et ne les distingue guère quand elle intègre les faits concrets de l’affaire dans son raisonnement.
    Dans les cas où un risque pour la vie ne pèse pas sur un ou plusieurs individus identifiés, mais sur la société en général, il arrive que la Cour européenne des droits de l’homme se distancie, au moins formellement, des adjectifs qu’elle utilise d’habitude, pour considérer que l’autorité doit prendre des mesures « adaptées au niveau de risque », afin de protéger un droit fondamental, tel que le droit à la vie[74]. Ainsi, à propos des risques engendrés par certaines activités humaines dangereuses, la Grande chambre a jugé qu’il convient de « réserver une place singulière à une réglementation adaptée aux particularités de l’activité en jeu notamment au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie humaine »[75]. Cette approche a été réitérée dans de nombreuses affaires[76] ; elle a aussi été développée dans le domaine des risques de catastrophes naturelles, où l’arrêt Boudaïeva sert de référence jurisprudentielle majeure[77]. Sont aussi à rapprocher de cette catégorie les affaires relatives à des individus dangereux qui ont porté atteinte à la vie de personnes qu’on n’aurait pas pu identifier à l’avance (à défaut de menace ciblée). On pense spécialement au cas où un individu armé a tiré au hasard sur des inconnus[78]. Le critère du risque réel et immédiat apparaît malgré cela dans certaines affaires qui relèvent de ces catégories[79], ce qui engendre parfois un certain flou sur ce que la Cour attend des autorités étatiques[80].
  1. – Le risque (simplement) réel – On rencontre aussi des situations où la Cour européenne des droits de l’homme se réfère à la notion de risque réel, sans avoir recours au critère de l’immédiateté. Les affaires concernées ont un point commun : il s’agit de situations où l’autorité étatique est à la manœuvre, doit prendre une décision ou mener une action, et est alors tenue de prendre en considération les conséquences potentielles de son intervention. Contrairement aux situations évoquées dans le paragraphe précédent, où l’autorité est a priori passive et en retrait, on a ici affaire à une autorité active, dont la démarche pourrait contribuer à augmenter un risque de dommage.
    Concrètement, cette configuration se présente le plus souvent dans un genre particulier de contentieux. On recense en effet de nombreuses affaires qui portent sur l’expulsion ou l’extradition d’une personne vers un État étranger et où la Cour se demande s’il existe un risque réel qu’il y soit exécuté (ce qui emporterait une violation de l’article 2)[81], qu’il y soit soumis à la torture ou à des mauvais traitements (article 3)[82], qu’il y subisse une privation arbitraire de liberté (article 5) [83], ou encore qu’il y soit exposé à un déni de justice flagrant (article 6)[84]. À côté des affaires qui concernent des expulsions du territoire, la Cour a aussi cherché à savoir s’il existait un risque réel de mauvais traitement en cas de réincarcération d’un individu[85]. Dans la même logique, sous l’angle de l’article 5, elle a considéré qu’une décision d’internement forcée pouvait constituer un risque réel d’être empêché de se prévaloir des voies de recours prévues par la loi[86]. À chaque fois, on se demande si l’autorité avait suffisamment anticipé les conséquences de ses propres décisions.
    L’absence de référence à la notion d’immédiateté semble ici logique : quand on examine la situation d’une personne avant qu’une décision ne soit prise à son sujet, le risque qu’elle subisse les conséquences dommageables de cette décision ne se conçoit pas comme immédiat – dans le sens d’imminent – puisque sa matérialisation dépend, notamment, de la décision encore à prendre.
  1. – Le risque autrement qualifié – La Cour utilise divers autres adjectifs pour évoquer les risques dont elle tire des conséquences juridiques dans ses raisonnements : risque sérieux, risque important, risque élevé, risque certain, etc.
    Parfois, ces expressions semblent être utilisées à la place des termes « risque réel » et signifier (à peu près) la même chose, c’est-à-dire qu’elles impliquent une obligation à charge de l’État d’essayer de prévenir la matérialisation du risque que ses propres décisions contribuent à engendrer. Ainsi, dans de nombreuses affaires relatives à l’expulsion d’individus vers un État où ils pourraient être victimes d’une violation de la Convention, la Cour emploie l’expression « risque sérieux »[87], plutôt que « risque réel », qu’elle utilise dans d’autres cas similaires. Pour prendre un exemple différent, on relève que la Cour s’est aussi demandée si l’incarcération d’une personne condamnée pour crime de guerre contre des Bosniaques, dans un établissement pénitentiaire dont la population est composée à 90% de Bosniaques, ne constitue pas un risque sérieux pour son intégrité physique[88].
    Dans d’autres affaires, ces formules diverses (surtout celles de « risque important » et de « risque élevé ») servent à évoquer un niveau de risque qui contribue à justifier, aux yeux de la Cour, qu’un État ait pris des mesures qui impliquent une ingérence dans un droit fondamental. On recense par exemple plusieurs cas où le « risque important » pour la société que représente un individu permet à l’autorité de le priver de sa liberté sans violer l’article 5 de la Convention[89]. De la même façon, un régime strict de visite pour un détenu, et donc une restriction à son droit à la vie familiale protégé par l’article 8, a pu trouver une légitimité dans le risque important qu’un détenu soit de connivence avec d’autres coaccusés ou qu’il entrave la procédure judiciaire avec l’aide de visiteurs[90]. Dans d’autres cas, la Cour se demande si le profil particulier d’un individu – et, partant, le « risque élevé » qu’il engendre pour autrui (spécialement pour la prévention des droits fondamentaux d’autrui) – peut justifier des mesures qui affectent l’un de ses droits fondamentaux[91]. Dans ces derniers cas, on ne reproche pas à l’État d’avoir violé un droit fondamental en ne réagissant pas adéquatement à un risque ; on estime, au contraire, que l’État tire du risque une justification pour restreindre un droit sans le violer.
  1. – Bilan de la première approche – L’approche linguistico-juridique que nous avons développée aide à comprendre certains aspects de la logique que la Cour déploie lorsqu’elle aborde la notion de risque dans ses arrêts. Elle donne quelques repères sur les standards auxquels la Cour se réfère couramment. La terminologie employée donne cependant peu d’indications sur le niveau du risque qui engendre une obligation ; elle porte plutôt sur la preuve de l’existence d’un risque. En particulier, lorsque la Cour se demande s’il existe un risque réel (et immédiat) qu’un évènement dommageable se produise, elle pose principalement la question de savoir si le risque est objectivement démontrable, voire – quand elle utilise l’adjectif « immédiat » – si ce risque a un caractère manifestement apparent, quasiment palpable.

 

B – Essai d’approche juridico-économique

  1. – Présentation de l’approche complémentaire – Compte tenu de ce qui précède et pour compléter la réflexion, nous proposons d’analyser la jurisprudence d’une autre façon et de tenter d’y appliquer une grille de lecture basée sur les éléments qui structurent la théorie de la gestion des risques, c’est-à-dire les notions de gravité, de probabilité et d’acceptabilité, évoquées précédemment[92]. Par cette démarche, nous cherchons, dans les arrêts de la Cour, les traces du raisonnement qui est typiquement mis en œuvre dans les processus d’évaluation des risques. Il n’est pas question de soutenir que la Cour devrait recourir de façon plus explicite à des techniques qui sont habituellement utilisées par des gestionnaires ou des ingénieurs : notre démarche ne doit pas être comprise comme un appel à la rationalisation, voire à la mathématisation, du raisonnement des juges[93]. D’ailleurs, les controverses qui animent les spécialistes de l’analyse du risque incitent à la prudence au moment où entreprend de transposer dans le champ juridique des notions qui sont sujettes à discussion dans la discipline qui les a produites[94]. L’ambition est de développer une grille de lecture originale pour essayer de mieux comprendre la manière dont les juges évaluent les risques et en tirent des conséquences.
  1. – La gravité dans la jurisprudence de la Cour – Le premier élément à examiner est le concept de gravité. Plus le dommage que l’on craint est grave, plus le niveau du risque est élevé et doit en principe susciter des réactions pour le maîtriser.
    Dans le champ de la Convention européenne des droits de l’homme, on pourrait partir de l’idée que toute situation qui emporte une violation d’un droit correspond nécessairement à un dommage grave. Si une disposition quelconque de la Convention qui consacre des droits considérés comme fondamentaux est violée, on peut affirmer que le dommage est grave. Cependant, et sans pour autant mettre l’affirmation précédente en cause, on ne peut pas appliquer un raisonnement aussi simple à la réflexion que nous menons autour de la notion de risque. En effet, dans les affaires qui nous intéressent, on ne demande pas à la Cour s’il existe ou s’il existait un risque de violation d’un droit fondamental, mais s’il existe ou s’il existait un risque qu’un évènement dommageable se produise et si l’attitude de l’État face à ce risque est compatible avec les dispositions de la Convention. Ainsi, dans les nombreuses affaires relatives à l’article 2, la Cour ne se demande pas si, avant que ne survienne le décès, il y avait un risque de violation du droit à la vie ; elle s’interroge sur la question de savoir s’il existait un risque caractérisé que survienne un décès et si l’État a adéquatement réagi pour essayer de prévenir ce décès. Autrement dit, l’évaluation de la gravité ne peut pas directement concerner la question de la violation de la Convention, qui ne sera tranchée qu’au bout du raisonnement de la Cour, mais devra porter sur un évènement potentiel dont la survenance, dans un contexte particulier, pourrait produire une violation de la Convention.
    La Cour est donc amenée à rechercher l’existence d’un dommage éventuel qui est suffisamment grave pour soulever une question au regard de la Convention. On sait que l’évaluation de la gravité intervient dès l’examen de la recevabilité, notamment en ce que la Cour doit vérifier si le requérant peut faire valoir un préjudice important[95]. Il est vrai que cette règle ne s’applique en principe pas quand on se trouve dans le champ de l’article 3 de la Convention, dont la portée est absolue[96]. Le constat d’absence de préjudice important s’accommode en outre assez mal avec les affaires où la vie d’une personne est en jeu. Ceci relativise donc le rôle de cette condition de recevabilité dans la jurisprudence qui concerne le risque, puisque ces deux dispositions y occupent une grande place. Toutefois, l’analyse de la gravité se poursuit avec l’étude du fond de l’affaire[97]. Dans nombre de cas, la Cour recherche en effet si le préjudice dépasse un certain « seuil de gravité »[98] ; cette opération signifie que le degré de gravité doit être évalué et que, en dessous d’un certain niveau, la situation est présumée ne pas emporter de violation de la Convention. En revanche, lorsque la barre est franchie, on se situe dans une zone d’alerte. Quand un risque de dommage suffisamment grave est identifié, il convient de faire intervenir les autres paramètres (probabilité et acceptabilité) pour décider si, finalement, une violation de la Convention est identifiée. Une difficulté particulière découle de ce que, selon la Cour, l’appréciation du niveau minimal de gravité est elle-même relative et dépend de l’ensemble des données de la cause[99] : cela correspond, à nos yeux, à une certaine agrégation, voire à une confusion, des raisonnements sur la gravité et l’acceptabilité du risque.
    Nous avons vu qu’une partie considérable des affaires où la notion de risque est en jeu correspond à des cas où une personne est sur le point d’être expulsée vers un État étranger. Dans ces affaires, où le dommage aura potentiellement lieu ailleurs, on peut se demander si le niveau de gravité qui alerte la Cour est le même que s’il s’agissait d’un dommage à considérer sous la juridiction (sur le territoire) de l’État attaqué. On pourrait en effet être tenté de penser que l’extranéité est susceptible de provoquer une forme d’estompement dans l’évaluation, qui mènerait la Cour à développer des standards différents – éventuellement moins stricts – quand la matérialisation du risque est susceptible d’intervenir en dehors des frontières européennes. Cette direction ne semble pas être prise, en tout cas quand il s’agit d’affaires articulées sur les articles 2 ou 3 de la Convention. On sait que la Cour considère, de façon constante, qu’il s’agit d’apprécier s’il existe un risque réel que celui qu’on envisage d’expulser vers un autre pays y soit « soumis à la peine de mort »[100] ou y « soit soumis […] à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention »[101]. Ce qui est grave au regard de la Convention dans l’État qui entend expulser quelqu’un est donc également grave dans l’État de destination. En revanche, la situation pourrait être différente quand on se trouve – ce qui est certes plus rare – dans le champ d’autres dispositions. Ainsi, la Cour a estimé « qu’un État contractant méconnaîtrait l’article 5 de la Convention s’il renvoyait un requérant vers un État où l’intéressé serait exposé à un risque réel de violation flagrante de cette disposition »[102]. Dans la même optique, elle a aussi jugé que l’article 6 serait violé en cas de déni de justice flagrant[103]. La Cour s’est expliquée elle-même sur la portée de l’adjectif « flagrant » : il renvoie à une situation qui est manifestement incompatible avec la disposition concernée ou les principes qui y sont intégrés[104]. Cela n’a pas échappé à la littérature qui considère que « the use of the adjective is clearly intended to impose a stringent test of unfairness going beyond mere irregularities or lack of safeguards in the trial procedures such as might result in a breach of Article 6 if occurring within the Contracting State itself »[105]. Ce qui peut être qualifié de grave, dans l’évaluation du risque, dépend dès lors aussi de ces considérations.
  2. – La probabilité dans la jurisprudence de la Cour – Dans la pratique, l’évaluation de la probabilité qu’un évènement dommageable se produise n’est pas menée de façon parfaitement isolée de l’examen de sa gravité. On peut par exemple être amené à estimer, à propos d’une situation donnée, que tel dommage, de gravité moyenne, est hautement probable, mais que tel autre, de gravité majeure, est moins probable. On observe cependant que, dans nombre d’affaires, la Cour européenne des droits de l’homme consacre une réflexion particulière à la question de la probabilité.
    Il convient d’abord de revenir sur la difficulté d’évaluer la probabilité, difficulté que rencontre notamment la Cour. En réalité, un calcul de probabilité convient mieux à une question générale (le risque d’incendie en général), qu’à une situation particulière (le risque d’incendie dans un immeuble donné), où on recourt à cette opération, en basant des calculs statistiques sur les données générales disponibles, à défaut de mieux[106]. C’est aussi, dans une certaine mesure, ce que fait la Cour européenne des droits de l’homme, qui est toujours saisie de situations particulières. Deux grands cas de figure peuvent se présenter : soit la Cour est saisie à propos d’un prétendu risque actuel (le dommage éventuel est futur) et doit apprécier l’attitude actuelle de l’autorité publique face au risque, soit la juridiction est saisie à propos d’un prétendu risque passé (le dommage éventuel – qui s’est finalement produit ou non – est lui aussi passé[107]) et il convient d’examiner a posteriori comment l’autorité y a réagi. Dans le premier cas, l’incertitude est manifeste au moment où les juges s’interrogent sur la probabilité d’un évènement. Dans le second, le déroulement des évènements postérieurs est connu (et n’est donc forcément plus incertain), mais la Cour doit réfléchir, pour évaluer la probabilité du dommage, comme si elle n’en avait pas connaissance[108]. Or, l’être humain lambda – mais peut-être, dans une certaine mesure, le juge aussi – a une certaine tendance à rétrospectivement considérer le risque avec une plus grande sévérité quand est un accident est finalement survenu[109].
    L’évaluation de la probabilité est au cœur des affaires qui portent sur un risque. Ainsi, la Cour rappelle que l’obligation pour les États, fondée sur l’article 2, de réagir à certains risques « doit s’interpréter comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie » (« in which the right to life may be at stake »)[110]. Nous pensons qu’elle s’appuie déjà sur une idée de probabilité, car elle vise en réalité des situations ou des activités où la probabilité de mourir est plus grande que dans d’autres activités – qui, toutes, impliquent un certain risque pour la vie. Nous allons montrer, à travers deux exemples, comment elle effectue concrètement une analyse de probabilité.
    Les affaires relatives à l’expulsion d’individus vers un État étranger fourniront la première illustration. Dans ces cas, pour déterminer la probabilité qu’un évènement grave (typiquement, des mauvais traitements) survienne après le renvoi, la Cour se fonde sur plusieurs éléments[111]. Parmi ceux-ci, on relève deux types de données qui jouent souvent un rôle décisif. D’une part, la Cour se réfère au contenu de rapports, produits par diverses organisations ou des sources gouvernementales, qui décrivent la situation quant au respect des droits fondamentaux dans l’État de destination, et qui indiquent parfois que telle catégorie d’individus subit régulièrement des violences, dans tel contexte, comme celui de l’incarcération[112]. D’autre part, la Cour prend en considération l’existence éventuelle de garanties diplomatiques données par les autorités de cet État, de ne pas agir d’une façon qui entraînerait une violation de la Convention, dans le cadre de l’affaire examinée[113]. Des auteurs ont pu remarquer que la juridiction strasbourgeoise tendait parfois à considérer que, en cas de renvoi vers un pays européen, il existait une présomption de faible probabilité qu’un traitement incompatible avec la Convention se produise[114]. Cette approche de la Cour semble contestable quand on sait qu’elle condamne elle-même ces États pour diverses violations. Toutefois, les mêmes auteurs ajoutent que le célèbre arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce[115] montre une conception différente, où la Cour ne fait pas une confiance aveugle aux États membres[116]. Il semble aussi qu’à l’inverse, la Cour tende parfois à présumer que certains États tiers ne sont pas sûrs[117], ce qui revient à considérer que la probabilité que survienne un dommage y est plus élevée. De façon plus générale, la Cour n’attend pas que le requérant démontre une forte probabilité de mauvais traitement, pour autant qu’il apporte une preuve crédible et substantielle du risque[118].
    À titre de seconde illustration, nous nous intéressons aux cas où la Cour est saisie après qu’un individu, placé sous la surveillance rapprochée de l’autorité publique, a commis un suicide. Dans chaque situation particulière, il s’agit de se demander si les éléments de contexte montraient que la survenance de l’acte fatal était relativement probable. Peuvent ainsi être pris en compte, parmi d’autres considérations, le dossier médical de l’intéressé[119], son comportement éventuellement instable ou alarmant[120] ou encore le fait qu’il ait déjà tenté de se suicider[121].
  3. – L’acceptabilité dans la jurisprudence de la Cour – Il reste à se demander si on peut trouver, dans la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme, des traces d’un raisonnement sur l’acceptabilité du risque. Cette ultime tâche consiste notamment à rechercher si la Cour reconnait que l’État peut ignorer certains risques (prendre une décision ou s’abstenir d’agir malgré l’existence de ceux-ci), sans pour autant violer la Convention. Nous esquissons ici quatre pistes de réponse à cette question.
    Premièrement, les juges de Strasbourg affirment régulièrement que tout risque n’implique pas une obligation pour l’État de le prévenir et insistent sur le fait que l’obligation positive « ne doit pas être interprétée de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif »[122]. Au fond, la Cour reconnait que les États ont, dans les faits, une capacité et des moyens limités avec lesquels ils doivent œuvrer. Dans cette perspective, la haute juridiction estime par exemple que, « eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines », il existe des « choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources »[123]. Les difficultés auxquelles l’État est confronté sont d’autant plus grandes en raison de « l’imprévisibilité du comportement humain »[124]. Dès lors que l’État ne dispose pas de moyens infinis, notamment en termes de ressources humaines et financières[125], on doit admettre qu’il ne puisse détecter et gérer tous les risques qui pourraient poser question au regard de la Convention[126]. Quant à savoir comment il doit allouer ses moyens, la Cour laisse bien entendu à l’État une marge d’appréciation relativement large, pour déterminer ses priorités[127].
    Deuxièmement, on peut observer que d’autres considérations, qui découlent de la dynamique globale de la Convention, sont de nature à rendre certains risques acceptables. Si l’autorité dispose des ressources utiles pour rechercher les risques et y réagir, elle n’a en effet pas le droit de mettre tout en œuvre pour parvenir à ses fins – mêmes les plus louables, comme la protection de la vie des personnes. Ainsi, en ce qui concerne la prévention de la violence, la Cour affirme qu’il convient de tenir compte de « la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention [qui, respectivement, interdisent les arrestations arbitraires et protègent la vie privée et familiale] »[128]. Ceci implique que l’État ne peut pas être à l’affût de tout risque, quand bien même il en aurait les moyens pratiques. Ces limites juridiques à la capacité de l’État s’ajoutent aux limites matérielles évoquées juste avant ; elles sont particulièrement importantes dans une société en pleine évolution, dont les technologies conduisent précisément à repousser certaines limites matérielles, grâce, par exemple, à des dispositifs qui permettent d’évaluer le risque criminel en temps réel.
    Troisièmement, le caractère absolu de l’article 3 doit aussi être pris en considération dans la réflexion sur l’acceptabilité. Il y a en effet lieu de se demander si certaines circonstances pourraient rendre acceptable un risque avéré de mauvais traitement. À cette question, la Cour répond négativement et juge par exemple que le risque que présente un individu pour la collectivité, s’il n’est pas expulsé vers l’étranger, ne doit pas être mis en balance avec le risque qu’il subisse un préjudice en cas de refoulement. Le risque de mauvais traitement, une fois reconnu, n’est donc en principe jamais acceptable[129].
    Enfin, quatrièmement, il paraît intéressant de se demander si le fait qu’un individu soit conscient du risque auquel il s’expose, voire l’accepte lui-même, tend à rendre le risque juridiquement acceptable au point de déresponsabiliser l’État. À cette dernière question, il convient d’apporter une réponse nuancée. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme est disposée à prendre en compte le fait qu’une personne choisisse de demeurer à proximité d’une source de nuisance[130] ; mais elle évalue la situation globale des intéressés en tenant en particulier compte des mesures prises par l’autorité pour les informer des risques[131] et de leur capacité concrète à déménager en dehors de la zone considérée[132]. Par ailleurs, dans un cas qui nous semble particulièrement intéressant pour la question examinée, la Cour a jugé que les obligations positives fondées sur l’article 2 « should not be unduly impaired by paternalistic interpretations, bearing in mind that the notion of personal autonomy is an important principle underlying the Convention guarantees, primarily those pertinent to private life »[133]. On voit qu’on rejoint ici la perspective que nous avons développée supra, à propos des limites à la capacité de l’État qui découlent des autres règles de la Convention. En l’espèce, la Cour recherchait la responsabilité éventuelle de l’État dans le décès d’une personne, survenu dans le contexte d’un jeu, organisé à la suite d’une initiative privée, qui impliquait des déplacements en voiture dans le trafic urbain. La Cour a accordé une grande importance au fait que la personne décédée était un adulte, qui avait joui de sa liberté d’agir et décidé de participer à ce jeu de son plein gré, en prenant ainsi sur lui la responsabilité de suivre ses règles[134]. Il y a donc une place pour la prise en compte de l’attitude des individus face aux risques, même si celle-ci ne va pas jusqu’à exonérer complètement l’État de toute forme d’obligation conventionnelle.
  4. – Bilan de la seconde approche – L’approche juridico-économique de la jurisprudence, articulée sur les trois éléments de base de la gestion du risque, apporte des enseignements complémentaires à ceux que la première approche a fournis. L’examen – rudimentaire – que nous avons mené présente des limites, parce qu’il est construit sur la base de quelques exemples choisis dans une jurisprudence foisonnante ; mais il permet d’apercevoir que le raisonnement typique des analystes du risque peut, dans une certaine mesure, être transposé à la réflexion juridique que la Cour développe dans les affaires qui portent sur le risque. Les juges de Strasbourg n’emploient pas – en tout cas pas systématiquement – le vocabulaire technique de l’analyse du risque, de sorte que les notions de gravité, de probabilité et d’acceptabilité n’apparaissent pas clairement comme des jalons de leur raisonnement. Ces concepts interviennent toutefois, au fil des arrêts, et sont souvent traduits ou transformés en notions davantage juridiques.

* * * * *

  1. Recherches futures et réflexion finale –
    L’étude que nous présentons ici devra être poursuivie pour aboutir à des résultats plus riches. Chaque paragraphe du texte soulève des questions complémentaires, qui nécessitent des travaux plus approfondis. Il serait notamment opportun d’étudier de façon exhaustive la terminologie que la Cour européenne des droits de l’homme emploie pour traiter des risques, de systématiser l’exercice de transposition des notions économiques à la jurisprudence pertinente, de mieux intégrer la réflexion dans le cadre général développé par les nombreuses disciplines scientifiques qui s’intéressent au risque, ou encore de comparer les tendances de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme avec celles qui se dégagent des arrêts d’autres juridictions, nationales ou internationales.
    L’analyse menée jusqu’ici met toutefois déjà en avant la complexité des questions auxquelles la Cour européenne des droits de l’homme doit faire face, lorsqu’elle est amenée à déterminer si l’attitude d’un État vis-à-vis d’une situation à risque est compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme. Outre les difficultés techniques inhérentes à cette opération, il existe, derrière ces questions, des enjeux politiques considérables, qui tiennent au rôle protecteur de l’État et à ses rapports avec la liberté des individus. La Cour européenne des droits de l’homme, à travers la jurisprudence qui a servi de socle à l’analyse, contribue à assurer un équilibre délicat entre deux extrêmes : elle n’admet pas que l’État abandonne tous les risques de l’existence aux individus et fonde dès lors des obligations raisonnables sur la Convention, mais elle s’oppose aussi à un État surprotecteur qui serait amené àintervenir dans tous les aspects de la vie pour prévenir la matérialisation de risques divers.
    Dans l’extrait de l’Arrache-Cœur mis en exergue du présent article, Boris Vian évoque une mère qu’une angoisse exacerbée conduit à prendre des mesures radicales pour préserver ses trois enfants des risques les plus fantaisistes. À la fin du roman, sa progéniture se trouve enfermée dans de petites cages confortablement aménagées, au sein d’une propriété où tout a été sécurisé, jusqu’à un point absurde. Un observateur de la scène l’analyse naïvement : « [ç]a devait être merveilleux de rester tous ensemble comme ça, avec quelqu’un pour vous dorloter, dans une petite cage bien chaude et pleine d’amour »[135]. Le rôle protecteur de l’État à l’égard des citoyens ne se confond certes pas avec l’attention d’une mère pour ses enfants, mais il peut connaître les mêmes dérives à défaut d’être encadré par un dispositif normatif solide et effectif.

[1] B. Vian, L’arrache-cœur, Paris, Vrille, 1953, [Paris, Fayard, 1996, p. 138].

[2] Voy. infra, n° 3.

[3] Voy. not. H. Riesch, « Levels of Uncertainty », in : S. Roeser et al. (éds.), Essential of Risk Theory, Dordrecht, Heidelberg, New York et Londres, Springer, 2013, pp. 29-56, ici p. 29 ; T. Aven, « Risk assessment and risk management : Review of recent advances on their foundation », European Journal of Operational Research, 2016, pp. 1-13, ici p. 4.

[4] H. R. Varian, Intermediate Microeconomics. A modern approach, 8e édition, New York et Londres, Norton, 2010, p. 217.

[5]5 Voy. not. N. Lhumann, « Risque et danger », in P. Eon, L’adaptation au changement climatique, Québec, 2013, pp. 100-101.

[6]6 Ainsi, le risque lié au danger que représente un serpent venimeux est presque nul quand l’animal est observé par un individu depuis l’extérieur d’un terrarium. Le même individu fait face à un risque plus grand s’il croise ce reptile, stressé et affamé, alors qu’il évolue dans son espace naturel.

[7] Mais, ainsi que le souligne Denis Kessler, le concept avait fait l’objet de travaux scientifiques importants, depuis la deuxième guerre mondiale, dans le champ de l’économie (D. Kessler, « Ulrich Beck et la société du risque », Commentaire, 2002, pp. 889-892, ici p. 889).

[8] U. Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986. Pour la traduction en français, voy. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.

[9] U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001, p. 36.

[10] On peut se référer à un des ouvrages majeurs de ce sociologue allemand : N. Luhmann, Soziologie des Risikos, Berlin & New York, 1991. Ce livre n’a pas été traduit en français, mais est disponible en anglais : N. Luhmann, Risk. A Sociological Theory, New York, Routledge, 2002.

[11] Parmi d’autres travaux, on peut mentionner les deux suivants : U. Beck, A. Giddens et S. Lash, Reflexive Modernization, Stanford, Stanford University Press, 1994 ; A. Giddens, « Risk and responsibility », Modern Law Review, 1999, pp. 1-10.

[12] Pour une comparaison entre les pensées de Beck et de Luhmann, voy. par exemple, F. Le Bouter, « La sociologie constructiviste du risque de Niklas Luhmann », Communication et organisation, 2014, n° 45, pp. 33-48.

[13] On pense ici en particulier à Ch. Perrow, Normal Accidents. Living with High-Risk Technologies, Princeton, 1984 ; l’ouvrage traite avant tout de la puissance nucléaire, de la pétrochimie, des accidents maritimes et aériens, etc.

[14] F. Le Bouter, « La sociologie constructiviste du risque de Niklas Luhmann », Communication et organisation, 2014, n° 45, pp. 33-48, p. 35. Il suffit de jeter un coup d’œil à la littérature foisonnante sur l’évaluation des risques, qui portent sur tous les domaines imaginables. Nous mentionnons ici, à titre d’exemple, un ouvrage de référence : D. J. Paustenbach (éd.), Human and Ecological Risk Assessment. Theory and Practice, New York, Wiley, 2002, 1556 pages.

[15] D. Kessler, « Ulrich Beck et la société du risque », Commentaire, 2002, pp. 889-892, ici pp. 890-891.

[16] Voy. not. P. Peritti-Watel, La société du risque, 2e édition, Paris, La découverte, 2010, p. 3.

[17] T. Aven, « Risk assessment and risk management : Review of recent advances on their foundation », European Journal of Operational Research, 2016, pp. 1-13, ici p. 5.

[18] On trouve ainsi, dans la littérature, une distinction entre l’analyse du risque (risk analysis), qui est la partie objective du raisonnement, et l’évaluation du risque (risk evaluation), où des jugements de valeur, forcément subjectifs, interviennent. Voy. not. L. Wilson et D. McCutcheon, Industrial Safety and Risk Management, Edmonton, The University of Alberta Press, 2003, p. XIX.

[19] Voy. par exemple, A. Garlick, Estimating Risk. A management approach, Aldershot et Burlington, Gower, 2007, pp. 10-12 ; B. Fischhoff, « The realities of risk-cost-benefit analysis », Science, 2015, aaa6516-1. Certains auteurs proposent des critères supplémentaires pour une analyse systémique et holistique des risques, mais rappellent en même temps les deux éléments incontournables à la base de toute mesure du risque (voy. not. O. Renn et A. Klinke, « Systemic risks: a new challenge for risk management », EMBO Rep, 2004, pp. 41-46). Dans une large revue de la littérature, Terje Aven énonce les méthodes qui sont généralement admises pour calculer un risque en commençant par rappeler la base : « The combination of probability and magnitude/severity of consequences » (T. Aven, « Risk assessment and risk management : Review of recent advances on their foundation », European Journal of Operational Research, 2016, pp. 1-13, ici p. 4).

[20] L’une des difficultés majeures, dans la gestion de risques concrets, consiste à mesurer effectivement les deux paramètres, et spécialement celui de la probabilité. S’il est possible d’estimer la probabilité de certains évènements avec une assez grande précision, d’autres échappent largement ou entièrement aux capacités humaines de calcul (voy. déjà la différence entre « unmesureable uncertainty » et « mesureable one » élaborée en 1921 par F. H. Knight, Risk, uncertainty and profit, Boston et New York, Hougton Mifflin, 1921), ce qui peut notamment impliquer l’utilisation de méthodes qualitatives pour compléter l’approche probabiliste (T. Aven, « Risk assessment and risk management : Review of recent advances on their foundation », European Journal of Operational Research, 2016, pp. 1-13, ici p. 6). Se posent aussi des questions philosophiques fondamentales, qui touchent par exemple à la manière d’appréhender la causalité, notamment dans le domaine de l’analyse et de l’évaluation du risque (R. N., Anjum et E. Rocca, « From ideal to real risk : philosophy of causation meets risk analysis », Risk Analysis, 2019, pp. 729-740).

[21] La réflexion sur ce sujet remonte à plusieurs décennies. Voy. not. W. W. Lowrance, Of acceptable risk, Los Altos, Wiliam Kaufman, 1976.

[22]22 Voy. not. B. Fischhoff, S. Lichtenstein, P. Slovic, S. L. Derby et R. L. Kenny, Acceptable risk, Cambridge, Londres, New York, New Rochelle, Melbourne et Sidney, Cambridge University Press, 1981, p. 3.

[23] À ce sujet, voy. not. M. N. Funicane, « The Role of Feelings in Perceived Risks », in : S. Roeser et al. (éds.), Essential of Risk Theory, Dordrecht, Heidelberg, New York et Londres, Springer, 2013, pp. 57-74.

[25] T. Aven, « Risk assessment and risk management: Review of recent advances on their foundation », European Journal of Operational Research, 2016, pp. 1-13, ici p. 2.

[26]26 Voy. not. A. Garlick, Estimating Risk. A management approach, Aldershot et Burlington, Gower, 2007, p. 15.

[27] On s’appuie en particulier sur la définition de Hans Kelsen, selon lequel le droit « est un ordre ou règlement normatif de l’action humaine, c’est-à-dire un système de normes qui règlent la conduite d’êtres humains » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2e édition, Paris, Dalloz, 1962, p. 6).

[28] On peut ajouter qu’en réduisant la liberté, en dirigeant les actions des individus dans certaines directions, le droit a vocation à réduire l’incertitude et donc le risque. On pourrait être tenté de répondre à cela que l’inflation normative qu’on observe ces dernières décennies (voy. déjà M. Friedmann et R. Friedmann, La liberté du choix, Paris, Belfond, 1980, p. 176) et la grande complexité qui caractérise de nombreuses règles créent des incertitudes quant aux solutions juridiques à apporter à diverses questions concrètes. C’est le problème de la sécurité juridique (ou plutôt de l’insécurité juridique) qui mériterait à lui seule une réflexion articulée sur la notion de risque.

[29] Ceci fait d’ailleurs apparaître un autre lien entre le risque et le droit, qu’on pourrait rattacher à l’analyse économique du droit (law and economics). On peut en effet considérer, sous cet angle, que la règle juridique est une donnée à prendre en compte parmi d’autres dans les choix que pose un individu et que, par exemple, la commission d’un acte interdit par le droit constitue simplement une prise de risque : l’individu espère tirer profit de l’acte infractionnel et accepte le risque de subir une sanction. L’un des auteurs fondateurs de cette approche, Richard Posner, suggère que l’efficacité annoncée repose sur un critère de maximisation de la richesse qui se traduit, dans le cadre du droit civil, par le fait qu’un agent « n’a aucune obligation à respecter son contrat dès lors que la violation du contrat permet d’augmenter la richesse et tant qu’il dédommage le cocontractant des conséquences de cette violation » (S. Ferey, « Histoire et méthodologie de l’analyse économique du droit contemporain », in : B. Deffains et E. Langlais, Analyse économique du Droit, Bruxelles, De Boeck, 2009, p. 29). Corrélativement, l’État cherche logiquement à établir des mesures suffisamment dissuasives pour restreindre, dans le chef des individus, la tentation d’agir illégalement. On peut ainsi considérer que « [l]’examen des normes juridiques par le prisme de l’analyse économique est […] vecteur d’informations pour le législateur et le juge, ce qui devrait leur permettre d’améliorer la qualité du droit » (Y. Gabuthy, « Analyse économique de droit : présentation générale », Économie & prévision, 2013, pp. I-VII, ici p. III).

[30] Sur le lien entre risque et contrat social, voy. par exemple F. Ewald et D. Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, 2000, pp. 55-72, ici pp. 58-59.

[31] T. Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, 1651, chapitre 16.

[32] Ibidem.

[33] Ibidem.

[34] T. Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, 1651, chapitre 21.

[35] Ibidem.

[36] Comme l’a montré François Ewald, les États ont réagi aux changements provoqués par l’industrialisation, en trouvant de nouveaux instruments de gouvernement dans la philosophie du risque et l’institution de l’assurance (F. Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986).

[37] N. Luhmann, « Risque et danger », publié en français dans l’ouvrage de P. Éon, L’adaptation au changement climatique. Pour ouvrir la boîte noire, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013, p. 104. Le même auteur avance aussi que « la politique et l’État sont débordés parce que nous attendons tous que soient créées les conditions dans lesquelles nous pourrions vivre de manière risquée sans être pour autant exposés au danger » (Idem, p. 102).

[38] D. Kessler, « Ulrich Beck et la société du risque », Commentaire, 2002, pp. 889-892, ici p. 891.

[39] Voy. not. J. Black, « The emergence of Risk-based Regulation and the New Public Risk Management in the United Kingdom », Public Law, 2005, pp. 510-546.

[40] O. Borraz et c. Gilbert, « Quand l’État prend des risques », in : O. Borraz et V. Guiraudon, Politiques publiques 1, La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, pp.337-357, ici p. 342.

[41] Voy., par exemple, G. Gentili, « European Court of Human Rights: An absolute ban on deportation of foreign citizens to countries where torture or ill-treatment is a genuine risk », International Journal of Constitutional Law, 2010, pp. 311-322 ; L. Hasselbacher, « State Obligations Regarding Domestic Violence: The European Court of Human Rights, Due Diligence, And International Legal Minimums of Protection », Northwestern Journal of International Human Rights, 2010, pp. 190-215 ; C. Heard et D. Mansell, « The European Arrest Warrant : the Role of Judges when Human Rights are at Risk », New Journal of European Criminal Law, 2011, pp. 133-147 ; F. C. Ebert et R. I. Sijniensky, « Preventing Violations of the Right to Life in the European and the Inter-American Human Rights Systems: From the Osman Test to a Coherent Doctrine on Risk Prevention? », Human Rights Law Review, 2015, pp. 343-368 ; R. Scott, « Risks, Reasons and Rights : the European Convention on Human Rights and English Abortion Law », Medical Law Review, 2016, pp. 1-33.

[42] Chr. Hilson, « Risk and the European Convention on Human Rights », Cambridge Yearbook of Legal Studies, 2009, pp. 353-375.

[43] L. Seminara, « Risk Regulation and the European Convention on Human Rights », European Journal of Risk Regulation, 2016, pp. 733-749.

[44] Ainsi, François Ost observe la « montée en puissance (…), dans la société du risque, de la victime en lieu et place de l’acteur social, et du juge comme substitut du politique » (F. Ost, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 268).

[45] Ainsi, une situation où un individu a été soumis à un risque sérieux de mourir peut être examinée sous l’angle du droit à la vie, même si, par chance pour lui, il n’est finalement pas décédé. L’arrêt de référence à cet égard est Cour EDH, Makaratzis c. Grèce, 20 décembre 2004, § 55. Dans la jurisprudence plus récente, voy. par exemple Cour EDH, Pisari c. République de Moldova et Russie, 21 avril 2015, § 54 ; Cour EDH, Selahattin Demirtaş c. Turquie, 23 juin 2015, § 30 ; Cour EDH, Brincat et autres c. Malte, 24 juillet 2014, § 82.

[46] Autrement dit, le juge contribue à répondre à la question suivante : « what risks should regulators prevent occurring, and which, often more contentiously, should they not? » (J. Black, « The emergence of Risk-based Regulation and the New Public Risk Management in the United Kingdom », Public Law, 2005, pp. 510-546, ici p. 546).

[47] Chr. Hilson, « Risk and the European Convention on Human Rights », Cambridge Yearbook of Legal Studies, 2009, pp. 353-375, ici p. 372.

[48] Pour autant qu’on puisse considérer qu’il s’agit d’un indice quantitatif pertinent, on relève qu’au 31 mars 2019, l’introduction du mot « risque » dans le moteur de recherche « Hudoc » de la Cour européenne des droits de l’homme faisait apparaître 2.826 résultats parmi les arrêts de fond prononcés par une chambre ou la Grande chambre de la Cour. Le mot « risk », en anglais, conduisait à 4.787 résultats.

[49] En ce sens, voy L. Seminara, « Risk Regulation and the European Convention on Human Rights », European Journal of Risk Regulation, 2016, pp. 733-749, ici pp. 733-734.

[50] Par passage-clé, nous entendons un passage de l’arrêt où la Cour exprime son propre raisonnement juridique. Cela exclut en tout cas les passages des arrêts relatifs à la procédure, aux faits et au droit applicable, ainsi que les passages où les positions des parties sont relatées.

[51] En français, la Cour hésite entre deux approches terminologiques : celle qui consiste à évoquer le fait que le concerné est « menacé de manière réelle et immédiate » (not. Cour EDH, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, al. 2 ; mais encore, beaucoup plus récemment, not. dans Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, 17 juillet 2014, Grande chambre, § 130) et celle qui désigne le « risque réel et immédiat » (pour la première fois dans Cour EDH, Keenan, 3 avril 2001, § 93). L’approche terminologique semble plus stable en anglais, avec une préférence pour « real and immediate risk ».

[52] Sur l’usage des langues par la Cour – spécialement des langues officielles que sont l’anglais et le français – on peut notamment lire J. Brannan, « Le rôle du traducteur à la Cour européenne des droits de l’homme », Traduire, 2009, pp. 24-35.

[53] Voy., par exemple, Cour EDH, Fernandes de Oliveira c. Portugal, 31 janvier 2019, § 110.

[54] Voy. not. Cour EDH, A.Ş. c. Turquie, 13 septembre 2016, § 49 ; Cour EDH, Giuliani et Gaggio c. Italie, Grande chambre, 24 mars 2011, § 248.

[55] Cour EDH, Civek c. Turquie, 23 février 2012 ; Cour EDH, Akkoc c. Turquie, 10 octobre 2000, § 94.

[56] Le recours à l’adjectif « certain », placé après le substantif « risque », nous semble étonnant et il nous semble que le terme « réel » devrait lui être préféré – même si l’on peut aussi discuter de son opportunité. En effet, ainsi placé après le substantif, l’adjectif « certain » implique une notion de certitude qui, combinée avec la notion de risque, qui suppose l’incertitude, paraît constituer un contresens qui ne trouve pas d’équivalent dans les arrêts en anglais. Toutefois, on peut éventuellement tirer de cet usage contestable un nouvel indice sur le sens de l’expression « risque réel » / « real risk » à laquelle la Cour substitue occasionnellement celle de « risque certain » : il doit certainement s’agir d’un risque objectivement démontré, dont l’existence est donc certaine.

[57] Voy. not. Cour EDH, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, al. 2 ; mais aussi, beaucoup plus récemment, Cour EDH, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, 17 juillet 2014, Grande chambre, § 130.

[58] Voy., par exemple, Cour EDH, Bader et Kanbor c. Suède, 8 novembre 2005, § 42.

[59] Voy., par exemple, Cour EDH, Mennesson c. France, 26 juin 2014, § 58.

[60] Cour EDH, Rooman c. Belgique, 31 janvier 2019, § 145.

[61] La distinction entre les cas où un risque pèse sur des individus identifiés et celles où un risque pèse sur la société en général est parfois explicitement formulée par la Cour. Voy. not. Cour EDH, Ercan Bozkurt c. Turquie, 23 juin 2015, §§ 53 et 54 ; et Cour EDH, Bljakaj et autres c. Croatie, 18 septembre 2014, §§ 103 à 111. Voy. aussi Cour EDH, Cevrioğlu c. Turquie, 4 octobre 2016, § 50.

[62] Voy., toutefois, Cour EDH, Kavaklioğlu et autres c. Turquie, 6 octobre 2015, § 174.

[63] La Cour a développé cette approche pour la première fois à l’occasion de Cour EDH, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, al. 2. Voy. aussi, parmi de nombreux exemples, Cour EDH, Opuz c. Turquie, 9 juin 2009, § 130.

[64] Selon la Cour, l’approche qu’elle a adoptée dans ces affaires « est analogue au critère qu’elle applique lorsqu’elle examine l’obligation positive matérielle qui incombe à l’État de prendre des mesures opérationnelles préventives pour protéger les individus dont la vie est en danger de manière réelle et imminente (voir les principes généraux énoncés dans l’arrêt Osman) » (Cour EDH, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal, 19 décembre 2017, Grande chambre, § 184). Dans cet arrêt, la Cour précise cependant que les cas où la responsabilité de l’État est engagée à raison des actions et omissions des prestataires de santé sont tout à fait exceptionnelles (voy. les §§ 190-196).

[65] Voy. par exemple Cour EDH, Malik Babayev c. Azerbaidjan, 1er juin 2017, §§ 67 et 70 ; Cour EDH, Trapeznikova et autres c. Russie, 1er décembre 2016, § 40 ; Cour EDH, Hiller c. Autriche, 22 novembre 2016, §§ 49 ; Cour EDH, Isenc c. France, 4 février 2016, §§ 38 et 40 ; Keenan c. Royaume-Uni, 3 avril 2001, § 93.

[66] Ainsi, en 2011, la Cour a explicitement affirmé que la notion d’immédiateté « ne saurait entrer péremptoirement en jeu en matière de suicide » (Cour EDH, Donder et De Clippel c. Belgique, 6 décembre 2011, § 76). Dans plusieurs arrêts postérieurs, l’adjectif « immédiat » est également ignoré (Voy. not. Cour EDH, Cengiz et Saygikan c. Turquie, 24 janvier 2017, § 47 ; Cour EDH, Şahinkuşu c. Turquie, 21 juin 2016, § 57 ; Cour EDH, Tanişma c. Turquie, 27 novembre 2015, § 60). La Grande chambre a récemment contredit cette affirmation de 2011, en jugeant, à propos du suicide de personnes privées de leur liberté, que seul un risque à la fois réel et immédiat était à la source d’une obligation positive à l’aune de l’article 2 de la Convention (Cour EDH, Fernandes de Oliveira c. Portugal, 31 janvier 2019, GC, § 110, 115, 117, 124, 125, 126 et 131).

[67] Voy. par exemple Cour EDH, X. et autres c. Bulgarie, 17 janvier 2019, § 87. Voy. aussi not. Cour EDH, Khalikov c. Russie, 15 janvier 2019, § 30 ; Cour EDH, Đorđević c. Croatie, 24 juillet 2012, § 139 ; Cour EDH, Česnulevičius c. Lituanie, 10 janvier 2012, § 83 ; Cour EDH, Premininy c. Russie, 10 février 2011, § 84.

[68] Cour EDH, Chowdury et autres c. Grèce, 30 mars 2017, § 88 ; Cour EDH, Rantsev c. Chypre et Russie, 7 janvier 2010, § 305.

[69] TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF – CNRS & Université de Lorraine.

[70] On peut penser que la Cour donne ce sens à la notion de « risque réel », en s’appuyant notamment sur les §§ 38, al. 2, et 39 de l’arrêt L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998.

[71] Voy. par exemple Cour EDH, Talpis c. Italie, 2 mars 2017, § 122.

[72] C’est cet adjectif qui est le plus couramment utilisé. Voy., parmi de nombreux autres exemples, Cour EDH, Patsaki c. Grèce, 7 février 2019, § 90 ; Cour EDH, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, 14 mars 2002, § 57 ; Cour EDH, Keenan c. Royaume, 3 avril 2001, § 93.

[73] Voy., par exemple, Cour EDH, Yasemin Doğan c. Turquie, 6 septembre 2016, § 53 ; Cour EDH, Akkoc c. Turquie, 10 octobre 2000, § 94 ; Cour EDH, Mahmut Kaya c. Turquie, 28 mars 2000, § 101 ; Cour EDH, Kiliç c. Turquie, 28 mars 2000, § 77.

[74] Dans certaines affaires du même type, la Cour aborde la notion de risque sous l’angle de l’article 8 de la Convention, dont elle tire des obligations similaires. Voy., par exemple, Cour EDH, Cordella c. Italie, 24 janvier 2019 ; Cour EDH, Brincat et autres c. Malte, 24 juillet 2014, § 102. Voy. aussi déjà Cour EDH, Guerra et autres c. Italie, Grande chambre, 19 février 1998, où la Cour a jugé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner les faits sous l’angle de l’article 2, après avoir considéré que l’État avait violé l’article 8, en s’abstenant de livrer aux requérants les informations nécessaires pour leur permettre d’évaluer les risques qui pouvaient résulter de l’activité d’une usine.

[75] Cour EDH, Öneryildiz c. Turquie, Grande chambre, 30 novembre 2004, § 90.

[76] Voy., par exemple, Cour EDH., R.Ş. c. Lettonie, 8 mars 2018, § 80 ; Cour EDH, Sinim c. Turquie, 6 juin 2017, § 58 ; Cour EDH, Cevrioğlu c. Turquie, 4 octobre 2016, § 51 (dans le § 67 de cet arrêt, la Cour affirme explicitement que la responsabilité de l’État est engagée même si le risque n’était pas imminent) ; Cour EDH, Cavit Tinarlioğlu c. Turquie, 2 février 2016 ; Cour EDH, Prilutskiy c. Ukraine, 26 février 2015, § 31 ; Cour EDH, Oruk c. Turquie, 4 février 2014, § 52 ; Cour EDH, Vilnes et autres c. Norvège, 5 décembre 2013, § 220 ; Cour EDH, Mosendz c. Ukraine, 17 janvier 2013, § 90 ; Cour EDH, Kolyadenko et autres c. Russie, 28 février 2012, § 158.

[77] Cour EDH, Boudaïeva c. Russie, 20 mars 2008, § 132. La distinction entre les affaires relatives à des activités humaines dangereuses et celles qui concernent des catastrophes naturelles n’est pas étanche. Ainsi, dans l’arrêt Kolyadenko (précité), la Cour examine une situation où, à l’occasion de pluies torrentielles, des autorités ont été amenées à libérer de grandes quantités d’eau d’un réservoir et à les laisser se répandre dans des zones habitées. Même si la cause des dommages trouve notamment son origine dans un phénomène naturel, la Cour tend à considérer que le rôle des activités humaines est prépondérant (voy. en particulier le § 164 de l’arrêt).

[78] Dans ces cas, on n’aurait pas pu identifier un risque particulier pour les victimes, mais il existait bien un risque plus général pour la société que l’État aurait parfois pu réduire, par exemple, en contrôlant mieux la circulation des armes à feu (Voy., en particulier, Cour EDH, Gerasimenko et autres c. Russie, 1er décembre 2016, § 94 et Cour EDH, Sašo Gorgiev c. « L’Ex-République yougoslave de Macédoine », 19 avril 2012, § 42. Voy. aussi Gorovenky et Bugara c. Ukraine, 12 janvier 2012, §§ 31-40. Le critère du « risque réel et immédiat » a néanmoins été appliqué dans l’arrêt Mastromatteo qui relève pourtant a priori de cette catégorie d’affaires (Voy. Cour EDH, Mastromatteo c. Italie, Grande chambre, 24 octobre 2002, §§ 69 à 79).

[79] Cour EDH, Mikhno c. Ukraine, 1er septembre 2016, § 124 ; Cour eur. dr. h., Svitlana Atamanyuk et autres c. Ukraine, 1er septembre 2016, § 129 ; Cour EDH, Prilutskiy c. Ukraine, 26 février 2015, § 33 ; Cour EDH, Öneryildiz c. Turquie, Grande chambre, 30 novembre 2004, § 90. En outre, dans l’affaire Boudaiëva, précitée, « l’imminence d’une […] catastrophe clairement identifiable » est également prise en considération par la Cour (§ 137).

[80] Le retour à ce critère s’explique peut-être par le fait que, dans les affaires concernées, le risque lié à des activités humaines dangereuses pesait en particulier, selon l’analyse de la Cour, sur une ou plusieurs personnes identifiées. On peut toutefois trouver des affaires où un risque existait pour des individus identifiés, mais où la Cour ne se réfère pas au critère du risque réel et immédiat (voy., par exemple, Cour EDH, Vilnes et autres c. Norvège, 5 décembre 2013).

[81] Voy. not. Cour EDH, Allanazarova c. Russie, 14 février 2017, § 99. Voy. aussi not. Cour EDH, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, 2 mars 2010, §§ 123, 133, 135, 137, 143 et 144 ; Cour EDH, Bader et Kanbor c. Suède, 8 novembre 2005, §§ 43 et 48 ; Cour EDH, Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, 12 avril 2005, § 372.

[82] Voy. not. Cour EDH, A.S. c. France, 19 avril 2018, § 60 ; Cour EDH, M.A. c. France, 1er février 2018, §§ 51-52 ; Cour EDH, N.A. c. Suisse, 30 mai 2017, § 41 ; Cour EDH, A.I. c. Suisse, 30 mai 2017, § 48 ; Cour EDH, Ilias et Ahmed c. Hongrie, 14 mars 2017, § 105 ; Cour EDH, Allanazarova c. Russie, 14 février 2017, § 67, 68, 71, 73, 76, 77, 78 et 82 ; Cour EDH, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie, 24 janvier 2017, § 73 ; Cour EDH, Paposhvili c. Belgique, 13 décembre 2016, §§ 173, 183 et 186.

[83] Voy. par exemple Cour EDH, El-Masri c. L’Ex-République yougoslave de Macédoine, 13 décembre 2012, § 239.

[84] Voy. not. Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, 17 janvier 2012, §§ 261, 263, 271, 273, 275, 282 et 285, mais aussi le dispositif de l’arrêt.

[85] Cour EDH, Balyemez c. Turquie, 22 décembre 2005, § 96.

[86] Cour EDH, Comoraşu c. Roumanie, 31 mai 2016, § 70 ; Cour EDH, B. c. Roumanie (n° 2), 19 février 2013, § 92 ; Cour EDH, Cristian Teodorescu c. Roumanie, 19 juin 2012, § 65.

[87] Si l’on s’en tient à la jurisprudence récente, on peut notamment faire référence aux arrêts suivants : Cour EDH, R.D. c. France, 16 juin 2016, § 45 ; Cour EDH, A.A. c. France, 15 janvier 2015, § 62 ; Cour EDH, Mamazhonov c. Russie, 23 octobre 2014, § 146 ; Cour EDH, M.G. c. Bulgarie, 25 mars 2014, §§ 95-96 ; Cour EDH, Tershiyev c. Azerbaidjan, 31 juillet 2014, § 60 ; Cour EDH, Savriddin Dzhurayev c. Russie, 25 avril 2013, § 167.

[88] Voy. Cour EDH, Rodić et autres c. Bosnie-Herzégovine, 27 mai 2008, §§ 70 et 72.

[89] Voy. not. Cour EDH, Merčep c. Croatie, 26 avril 2016, § 90 ; Cour EDH, Nedad Kovačević c. Croatie, 24 novembre 2015, §§ 67 et 70 ; Cour EDH, Artemov c. Russie, 3 avril 2014, § 79 ; Cour EDH, Zimin c. Russie, 6 février 2014, § 39 ; Cour EDH, Shikuta c. Russie, 11 avril 2013, § 47 ; Cour EDH, Grishin c. Russie, 24 juillet 2012, § 148.

[90] Cour EDH, Bogusław Krawczak c. Pologne, 31 mai 2011, § 114.

[91] Voy., par exemple, Cour EDH, Ilnseher c. Allemagne, Grande chambre, 4 décembre 2018, §§ 158, 159 et 169 ; Cour EDH, W.P. c. Allemagne, 6 octobre 2016, § 62 ; Cour EDH, Petschulies c. Allemagne, 2 juin 2016, § 80 ; Cour EDH, Murray c. Pays-Bas, 26 avril 2016, § 121 ; Cour EDH, Van Zandbergen c. Belgique, 2 février 2016, § 47 ; Cour EDH, Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, § 42.

[92] Voy. supra, n° 4.

[93] À l’appui de ceci, nous reprenons un avertissement qui nous paraît important : « [l]’évaluation est une tentative de conjuration de l’ambiguïté et de l’ambivalence du monde, un simulacre pour tenter de fixer à travers des chiffres et une apparence de rationalité une réalité toujours fuyante. Elle fait le pari que la rationalité est un principe d’organisation du monde plus efficace que le fait de l’intuition des acteurs concernés. » (D. Le Breton, « Évaluation des dangers et goût du risque », Cahiers internationaux de sociologie, 2010, pp. 267-284, ici p. 269).

[94]94 Certains auteurs doutent ainsi de la possibilité de développer une approche unifiée de l’analyse du risque (voy. par exemple A. Moretto, A. Bachman, A. Boobis, K. R. Solomon, T. P. Pastoor, M. F. Wilks et M. R. Embry, « A framework for cumulative risk assessment in the 21st century », Critical Reviews in Toxology, 2017, pp. 85-97), même si d’autres cherchent à développer les bases conceptuelles d’une approche interdisciplinaire (Voy. par exemple T. Aven et V. Kristensen, « Perspectives on risk : review and discussion of the basis for establishing a unified and holistic approach  », Reliability Engineering and System Safety, 2005, pp. 1-14.

[95] Article 35, § 3, b), de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour précise que la gravité du préjudice doit être appréciée compte tenu à la fois de la perception subjective du requérant et de l’enjeu objectif d’une affaire donnée (voy. not. Cour EDH, Korolev c. Russie (déc.), 1er juillet 2010). Elle ajoute que l’impression subjective n’est jamais suffisante pour convaincre la Cour et qu’elle doit être soutenue par des éléments objectifs (voy. not. Cour EDH, Ladygin c. Russie (déc.), 30 août 2011).

[96] L’application du critère relatif à l’absence de préjudice important ne se limite certes pas à tel ou tel droit protégé par la Convention. La Cour a toutefois considéré qu’il est difficile d’envisager une situation où un grief fondé sur l’article 3, qui ne serait pas irrecevable pour un autre motif et qui relèverait bien de cette disposition (c’est-à-dire que le critère relatif au minimum de gravité serait rempli), pourrait être déclaré irrecevable du fait que le requérant n’a subi aucun préjudice important (Cour EDH, Y c. Lettonie, 21 octobre 2014, § 44).

[97] De façon générale, la Cour affirme que, dans les affaires où elle retient l’approche fondée sur les conséquences de la mesure en cause, « l’analyse de la gravité de celles-ci occupe une place importante » (voy. not. Cour EDH, Denisov c. Ukraine, 25 septembre 2018, § 110).

[98] Ceci vaut non seulement dans les affaires relatives à l’article 3 (voy., par exemple, Cour EDH, Bouyid c. Belgique, 28 septembre 2015, § 86 ; Cour EDH, Gäfgen c. Allemagne, 1er juin 2010, § 88), mais aussi dans certains cas où l’article 8 est en jeu, spécialement dans les affaires d’environnement (voy., par exemple, Cour EDH, Dubetska et autres c. Ukraine, 10 février 2011, § 105 ; Cour EDH, Fadeïeva c. Russie, 9 juin 2005, §§ 68 et 69).

[99] Voy. not. Cour EDH, F.G. c. Suède, Grande chambre, 23 mars 2016, § 112.

[100] Voy., par exemple, Cour EDH, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, 2 mars 2010, § 123.

[101] Voy., par exemple, Cour EDH, A.S. c. France, 19 avril 2018, § 60.

[102] Cour EDH, El-Masri c. L’Ex-République yougoslave de Macédoine, 13 décembre 2012, § 239. C’est nous qui soulignons.

[103] Cour EDH, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie, 4 février 2005, § 91. C’est nous qui soulignons.

[104] Voy., par exemple, Cour EDH, Ahorugeze c. Suède, 27 octobre 2011, § 114.

[105] C. Heard et D. Mansell, « The European Arrest Warrant: the Role of Judges when Human Rights are at Risk », New Journal of European Criminal Law, 2011, pp. 133-147, ici pp. 136-137.

[106] N. Luhmann, « Risque et danger », op. cit., p. 70.

[107] Ainsi, la Cour accepte parfois de traiter, sous l’angle de l’article 2, une situation où un décès n’a pas eu lieu (le dommage ne s’est pas produit), mais où une personne s’est trouvée, à un moment du passé, dans une situation où un risque sérieux pesait sur sa vie (voy., par exemple, Cour EDH, Pisari c. République de Moldova et Russie, 21 avril 2015, § 54 ; Cour EDH, Selahattin Demirtaş c. Turquie, 23 juin 2015, § 30 ; Cour EDH, Brincat et autres c. Malte, 24 juillet 2014, § 82 ; Cour EDH, Eduard Popa c. République de Moldova, 12 février 2013, § 45).

[108] On pourrait être tenté de penser que la situation est plus facile dans le second cas, puisqu’on a une vue sur la situation postérieure au moment du risque. Un auteur relève à cet égard que les expertises ne peuvent souvent « être effectués de manière satisfaisante qu’après la survenue des dommages. Les commissions d’enquête ne peuvent ainsi déterminer qu’a posteriori ce qui a été mal fait et ce qui aurait dû être fait » (Flavien Le Bouter, « La sociologie constructiviste du risque de Niklas Luhmann », Communication et organisation, 2014, n° 45, pp. 33-48, p. 35). Mais la situation est au contraire plus complexe, car pour évaluer correctement le risque, il faut parvenir à se replacer virtuellement dans la situation antérieure, qui peut être éloignée de plusieurs années, en omettant sa connaissance du futur.

[109]109 C. Danner et P. Schulman, « Rethinking Risk Assessment for Public Utility Safety Regulation », Risk Analysis, 2019, pp. 1044-1059, ici p. 1048. L’auteur écrit que « this leads to a postaccident public risk tolerance much lower than would have been implied by the prior reluctance to pay the cost needed to mitigate the risk’s likelihood or consequences ».

[110] Voy. not. Cour EDH, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal, Grande chambre, 19 décembre 2017, § 165.

[111] La Cour s’appuie sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (voy. not. Cour EDH, Hilal c. Royaume-Uni, 6 mars 2001, § 60 ; Cour EDH, H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 37).

[112] Voy. not. Cour EDH, A.S. c. France, 19 avril 2018, § 62 ; Cour EDH, Saadi c. Italie, Grande chambre, 28 février 2008, § 131.

[113] Voy. not. Cour EDH, Trabelsi c. Belgique, 2 septembre 2014, § 122 ; Cour EDH, Saadi c. Italie, Grande chambre, 28 février 2008, § 147.

[114] C. Heard et D. Mansell, « The European Arrest Warrant: the Role of Judges when Human Rights are at Risk », New Journal of European Criminal Law, 2011, pp. 133-147, p. 145. Cet argument s’appuie notamment sur Cour EDH, KRS c. Royaume-Uni (déc.), 2 décembre 2008.

[115] Cour EDH, M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011.

[116] C. Heard et D. Mansell, op. cit., p. 145.

[117] Voy. A. Peyre, « Ainsi parlait Daoudi, une jurisprudence pour tous et pour personne », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 18 mai 2018, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/revdh/3854.

[118] C. Heard et D. Mansell, op. cit., p. 140.

[119] Voy. not. Cour EDH, Perevedentsevy c. Russie, 24 avril 2014, § 98 ; Cour EDH, Kilinç et autres c. Turquie, 7 juin 2005, § 44.

[120] Voy. not. Cour EDH, Kilinç et autres c. Turquie, 7 juin 2005, § 45.

[121] Voy. not. Cour EDH, Renolde c. France, 16 octobre 2008, §§ 87-89.

[122] Cour EDH, Verein gegen Tierfabrieken Schweiz (VgT) c. Suisse (No. 2), Gr. Ch., 30 juin 2009, § 81. Pour une decision plus récente, voy. par exemple Cour EDH, Yasemin Doğan c. Turquie, 6 septembre 2016, § 48.

[123] Voy. not. Cour EDH, Talpis c. Italie, 2 mars 2017, § 101, al. 2.

[124] Voy. not. Cour EDH, Fernandes de Oliveira c. Portugal, Grande chambre, 31 janvier 2019 ; Cour EDH, Olszewscy c. Pologne, 3 novembre 2015, § 59.

[125] En ce qui concerne la limite des capacités financières, la Cour a par exemple jugé que « l’attribution de fonds publics dans le domaine de la santé est une question sur laquelle elle n’a pas à prendre position, et qu’il appartient aux autorités compétentes des États contractants de déterminer la manière dont leurs ressources limitées doivent être allouées, ces autorités étant mieux placées qu’elle pour apprécier les exigences respectives au regard des ressources finies dont elles disposent et pour assumer la responsabilité des choix difficiles devant être opérés entre différents besoins tous dignes d’être financés » (Cour EDH, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal, Grande chambre, 19 décembre 2017, § 175).

[126] Sur cette question, voy. par exemple O. Borraz et c. Gilbert, « Quand l’État prend des risques », in : O. Borraz et V. Guiraudon, Politiques publiques 1, La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, pp.337-357, ici p. 345 et s.

[127] En ce sens, voy. not. Chr. Hilson, « Risk and the European Convention on Human Rights », Cambridge Yearbook of Legal Studies, 2009, pp. 353-375, ici p. 358.

[128] Cour EDH, Opuz c. Turquie, Grande chambre, 9 juin 2007, § 129. Voy. aussi Cour EDH, V.C. c. Italie, 1er février 2018, § 90 ; Cour EDH, Osman c. Royaume-Uni, Grande chambre, 28 octobre 1998, § 116.

[129] Voy., par exemple, Cour EDH, Saadi c. Italie, Grande chambre, 28 février 2008, § 139. Pour apporter de la nuance au propos, nous ajoutons que la Cour a parfois laissé planer un doute sur l’éventuelle acceptabilité de mauvais traitements, dans un contexte particulier. Ainsi, dans une affaire qui concernait la répression d’une mutinerie dans un établissement pénitentiaire, la Cour a d’abord reconnu que la force employée par les agents dépassait le seuil de gravité dans le cadre de l’article 3 (Cour EDH, Gömi et autres c. Turquie, 21 décembre 2006, § 76), avant d’ajouter qu’elle ne pouvait conclure à la violation de la disposition dans les circonstances particulières de l’espèce, où les autorités avaient réagi « remarquablement en ayant eu recours à des moyens pertinents » (§ 77). Il ne s’agit toutefois pas d’une affaire qui porte sur la notion de risque.

[130] Cour EDH, Hatton et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 2003, § 127.

[131] Voy., par exemple, Cour EDH, Öneryildiz c. Turquie, Grande chambre, 30 novembre 2004, § 105.

[132] Voy., par exemple, Cour EDH, Fadeïeva c. Russie, 9 juin 2005, § 120. Un auteur relève ainsi que « choice is acknowledged by the Court as being economically determined; choice, in other words, depends not just on having access to appropriate information resources about risk, but also on having appropriate financial resources to be able to avoid it » (Chr. Hilson, « Risk and the European Convention on Human Rights », Cambridge Yearbook of Legal Studies, 2009, pp. 353-375, ici p. 364).

[133] Cour EDH, Prilutskiy c. Ukraine, 26 février 2015, § 32. Dans le même paragraphe, la Cour ajoute que « The Court has observed that the ability to conduct one’s life in a manner of one’s own choosing may also include the opportunity to pursue activities perceived to be of a physically or morally harmful or dangerous nature for the individual concerned, and improper State interference with this freedom of personal choice may give rise to an issue under the Convention ».

[134] Cour EDH, Prilutskiy c. Ukraine, 26 février 2015, § 36.

[135] B. Vian, L’arrache-cœur, Paris, Vrille, 1953, [Paris, Fayard, 1996].


Evolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Premier semestre 2019

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Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à Université de Montpellier, IDEDH

Caroline Boiteux-Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH

Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS

 

 

Le millésime 2019 de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est placé sous le signe du dialogue des juges, la Cour européenne ayant rendu son premier avis au titre du protocole n° 16 le 10 avril 2019 1. Le 5 octobre 2018, la Cour de cassation a été la première juridiction en Europe à saisir la Cour d’une demande d’avis relative à la transcription d’un acte de naissance d’un enfant issu d’une GPA conclue à l’étranger, en ce qu’il désigne la « mère d’intention », indépendamment de toute réalité biologique 2. Le collège de cinq juges avait accepté cette demande d’avis le 16 octobre 2018. Le moins que l’on puisse dire est le juge européen a fait preuve de célérité pour répondre à la demande de la Cour de cassation. L’avis rendu est riche d’enseignements. D’abord, en ce qui concerne le cadre de la procédure, la Grande chambre souligne bien que l’objectif « n’est pas de transférer le litige à la Cour, mais de donner à la juridiction qui a procédé à la demande les moyens nécessaires pour garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance ». Ce qui lui permet, à l’instar de la Cour de justice de l’Union européenne dans le cadre des questions préjudicielles, de reformuler les demandes d’avis. Ainsi, l’hypothèse où l’enfant né d’une GPA pratiquée à l’étranger est issu des gamètes de la mère d’intention, ou celle de la mère porteuse sont-elles jugées sans lien avec l’objet du litige. Ensuite, sur le fond, l’avis ayant été largement commenté 3, on se contentera de relever que, malgré l’absence de consensus sur la question de la reconnaissance juridique du lien de filiation entre les enfants nés d’une GPA à l’étranger et les parents d’intention, la grande chambre a estimé que la reconnaissance du lien de filiation entre l’enfant né d’une GPA à l’étranger et sa mère d’intention est requis par le droit au respect de la vie privée de l’enfant au sens de l’article 8, laissant cependant à l’Etat le choix des moyens dans l’établissement de ce lien 4. Reste une question, est-on vraiment dans une logique de dialogue ? La Cour de cassation devra suivre « l’avis catégorique » de la Cour. Comme on a pu l’écrire, il ne fait, « aucun doute [que l’avis rendu] doive avoir des effets analogues aux éléments interprétatifs établis par les arrêts de la Cour (laquelle ne semble d’ailleurs pas en douter elle-même puisqu’elle dit expressément que le droit au respect de la vie privée « requiert » une possibilité de reconnaissance de la filiation, ce qui, on en conviendra relève d’un ton particulièrement catégorique) » 5. C’est dire, en d’autres termes, que l’autorité de la Cour en sort renforcée. Ce faisant, comment ne pas voir que le principal apport de cet avis ne concerne pas tant le litige au principal que l’affirmation de la contribution de cette nouvelle procédure à la diffusion de la jurisprudence européenne. Il faut sans aucun doute lire entre les lignes et comprendre que la Cour européenne entend bien utiliser le Protocole n°16 comme un moyen de « dire le droit » 6, mais dans le cadre d’une relation moins verticale avec les juridictions nationales et en développant davantage une logique de persuasion dans sa motivation. En somme, « répondre et rassurer » : tels sont les « enseignements » du premier avis pour paraphraser le Professeur Szymczak 7. D’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue que la saisine de la Cour européenne et la réception de l’avis rendu sont aux mains des juridictions suprêmes des Etats. Comme cela a été montré dans le cadre du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne, elles disposent également d’un réel pouvoir d’influence. On relèvera que la Cour a été saisie d’une seconde demande d’avis le 9 août 2019 par la Cour constitutionnelle arménienne sur l’article 300.1 du code pénal qui pénalise le renversement de l’ordre constitutionnel 8.

Au-delà, le premier semestre 2019 fut jalonné d’arrêts importants qui permirent à la Cour européenne, en particulier la Grande chambre, de se pencher sur des questions majeures. Que l’on songe notamment au premier arrêt en manquement rendu dans l’affaire Ilgar Mammadov c/Azerbaïdjan (29 mai 2019, n°15172/13) ; à l’arrêt Güzelyurtlu et a. c/ Chypre et Turquie précisant la portée du droit à la protection de la vie dans un contexte transfrontalier inédit, impliquant un État contractant (Chypre) et une entité de facto (« République turque de Chypre du Nord ») se trouvant sous le contrôle effectif d’un autre État contractant (Turquie) (29 janv., n°36925/07) ; ou bien à l’affaire Rooman c/ Belgique concernant la question des soins psychiatriques prodigués à un délinquant sexuel interné en raison de sa dangerosité (31 janv., n°18052/11). Les cas dans lesquels le dispositif de l’arrêt de chambre a été renversé par la Grande chambre sont légion 9. Si l’on reconnaît avec Luzius Wildhaber que « la (…) Cour a plus ou moins appris à vivre avec ce genre de désaccords ou de tensions » 10, leur multiplication peut nuire à l’esprit de corps entre juges européens et à l’unité de la Cour. D’autant que les arrêts sont parfois adoptés à une très courte majorité. La fréquence des opinions séparées ne faiblit pas, comme leur longueur d’ailleurs. En outre, et surtout, la tonalité se veut résolument offensive. A cet égard, la lecture de l’opinion en partie concordante en partie dissidente du juge Pinto De Albuquerque sous l’arrêt de grande chambre Fernandes de Oliveira c/ Portugal (relatif au suicide d’un homme souffrant de troubles mentaux) vaut particulièrement le détour. Le juge portugais y stigmatise une approche de la majorité « bâtie sur des faits présumés qui ne se sont tout simplement pas produits », « résultat d’un exercice d’appréciation judiciaire créatif pour un pays imaginaire », « teintée d’idéologie ». Les opinions dissidentes sous un arrêt de chambre se révèlent parfois décisives, en ce qu’elles inspirent directement la solution retenue par la grande chambre.

En ce qui a trait à la composition de la Cour, plusieurs juges ont débuté leur mandat pendant le 1er semestre 2019 : le juge norvégien Arnfinn Bårdsen ; le juge albanais Darian Pavli ; le juge suédois Erik Wennerström ; le juge italien Raffaele Sabato (qui a donc succédé à l’ancien Président Guido Raimondi) ; la juge turque Saadet Yüksel et la juge maltaise Lorraine Schembri Orland. Alors que le mandat de l’ancien juge turc se terminait le 30 avril 2017, il a fallu attendre le 9 avril 2019 pour que la nouvelle juge soit élue par l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. La procédure a été marquée par le retrait d’une candidature et le rejet de deux listes par la Commission sur l’élection des juges à la Cour européenne des droits de l’homme. Le gouvernement français doit présenter avant le 6 décembre 2019 une liste de trois candidats, puisque le mandat du juge Potocki s’achève le 21 juin 2020. On sait qu’aucun universitaire n’y figurera alors que nous disposions d’une collègue « dotée d’une compétence juridictionnelle de haut niveau, polyglotte et d’un degré incomparable de compétence en droit de la Convention » (pour paraphraser Yannick Lécuyer). De quelque côté qu’on se tourne, une telle pratique, consistant à réserver exclusivement la fonction de juge français à un conseiller d’Etat ou un conseiller à la Cour de cassation, est fort critiquable. Elle est anachronique en ce qu’elle correspond à un privilège digne de l’ancien régime. Elle est injuste et inégalitaire en ce qu’elle conduit à une exclusion de facto des universitaires. Et il n’est guère besoin d’être disert pour démontrer qu’elle est isolée (isolement « pathétique » celui-là…), les autres Etats parties à la Convention n’hésitant pas, pour leur part, à présenter des listes fondées sur la compétence des candidats et leur aptitude à répondre aux exigences posées par l’article 21 de la Convention, et non sur leur appartenance à un grand corps de l’Etat 11. Le Professeur Beaud se posait récemment la question de savoir quand « s’arrêtera donc la colonisation de l’État par le Conseil d’État ? » 12. On pourrait préciser la question et se demander quand s’arrêtera la chasse-gardée des juridictions suprêmes sur le poste de juge français à la Cour européenne. Pour le dire simplement, il est temps de mettre fin à cette pratique et de s’inspirer, par exemple, de la pratique suivie pour la désignation des membres français aux comités onusiens où siègent plusieurs universitaires (le Professeur Sébastien Touzé au CAT, qui vient d’ailleurs d’être réélu ; le Professeur Hélène Tigroudja au CDH ; le Professeur Olivier De Frouville au CED). L’expérience montre qu’un tel effort d’ouverture n’est pas impossible. Si le gouvernement français a pu présenter en 2011 (au moment de la succession du Président Jean-Paul Costa), un député (certes titulaire d’une maîtrise en droit !) dans sa liste de candidats (liste d’ailleurs rejetée…), ouvrir la liste à un universitaire compétent ne devrait pas être insurmontable…  Depuis le 5 mai 2019, la Cour a un nouveau président en la personne de Linos-Alexandre Sicilianos, juge à la Cour depuis 2011. Il n’y avait de meilleur candidat à ce poste que celui qui avait décrit, avec beaucoup de finesse et de profondeur, il y a quelques années les défis auxquels est confrontée la Cour 13.

Enfin, au niveau interne, l’analyse du contrôle de conventionnalité opéré au titre de la convention européenne a fait l’objet d’une systématisation par la Cour de cassation avec la publication d’un memento du contrôle de conventionnalité au regard de la Convention européenne (déc. 2018). Il est intéressant de constater que ce document corrige et complète sur certains points le rapport publié en 2017 par la commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation. A titre d’illustration, le droit à la vie ne figure plus dans la liste des droits absolus. De même, alors que ce dernier rapport ne disait mot du contrôle de la pertinence et de la suffisance des motifs (dans le cadre du contrôle de proportionnalité), le memento fait justement état d’un contrôle de proportionnalité plus large intégrant ces éléments. Si bien qu’en définitive, les subtilités du contrôle de proportionnalité pratiqué par la Cour de Strasbourg sont mieux appréhendées. C’est au demeurant ce qui ressort des nombreuses références au contrôle si particulier mis en œuvre par le juge européen en cas de conflits de droits. Cette familiarisation avec la jurisprudence de la Cour est perceptible dans l’arrêt rendu par l’Assemblée plénière le 10 mai 2009 14. Saisie une nouvelle fois de la question de savoir si un Etat peut agir en diffamation sur le fondement de l’article 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881, la Cour de cassation répond par la négative en jugeant notamment que l’article 8 de la Convention ne protège pas le droit pour un État de se prévaloir de la protection de sa réputation pour limiter l’exercice de la liberté d’expression. Plusieurs arrêts de la Cour européenne sont cités en ce sens. Dans cette affaire, l’Assemblée plénière a refusé de donner suite à la demande d’avis consultatif visant à interroger la Cour européenne sur la possibilité pour un Etat étranger (en l’espèce, le Royaume du Maroc) d’invoquer devant les juridictions nationales la Convention. Plus discutable est, en revanche, l’affirmation d’un arrêt de 3ème chambre civile du 4 juillet 2019 selon laquelle le droit de propriété est un droit absolu (n°18-17.119), excluant par conséquent tout contrôle de proportionnalité. Semblable approche du droit de propriété est bien éloignée de la conception qu’en retient le juge européen. Pour sa part, le Conseil d’Etat semble bien avoir réduit le contrôle de conventionnalité in concreto à la portion congrue. Dans deux décisions du 17 avril 2019, portant sur un refus d’autorisation d’exportation de gamètes fondé sur un dépassement de l’« âge de procréer » de l’homme du couple demandeur (n°420468 et 420469), il constate « l’absence de circonstances particulières propres au cas d’espèce » propres à justifier la mise à l’écart de la loi. Avec cette formulation, le Conseil d’Etat laisse néanmoins entendre, qu’en présence de telles circonstances, l’application de la condition d’âge posée à l’art. L. 2141-2 pourrait tout à fait être jugée comme portant atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale 15. Ainsi que l’a récemment montré le Professeur Marguénaud dans une étude publiée dans cette Revue, la Cour de cassation retient une approche plus audacieuse.

La Convention européenne a été au cœur de la nouvelle saga-judiciaire dans l’affaire Lambert. Dans un arrêt qui a fait couler beaucoup d’encre, la cour d’appel de Paris a considéré que la décision, prise par l’Etat français de ne pas exécuter une demande de mesure provisoire formulée par le Comité des droits des personnes handicapées constituait une voie de fait 16, en retenant l’atteinte à une liberté individuelle, le droit à la vie « consacré par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme ». Le 28 juin 2019 17, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a cassé cet arrêt en retenant une définition de la voie de fait fidèle aux critères énoncés par le tribunal des conflits dans l’arrêt Bergoend du 17 juin 2013 18. Selon la Cour de cassation, le droit à la vie n’entre pas dans le champ de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution. Si la conclusion paraît on ne plus logique, les développements consacrés au droit à la vie dans l’avis du procureur général ne convainquent guère. Ainsi, peut-on lire « que contrairement à ce que la cour d’appel allègue, la Convention européenne des droits de l’homme ne procède à aucune hiérarchisation des droits fondamentaux et n’érige pas le droit à la vie “en valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme ». À l’évidence, il est fait ici une lecture erronée de la jurisprudence européenne. En faisant référence au droit à la vie comme « valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme », la Cour d’appel n’a fait en effet que reprendre une formule employée par la Cour elle-même dans l’affaire Streletz, Kessler et Krenz c/ Allemagne 19. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, cette formulation suggère bien une hiérarchisation des droits garantis par la Convention.

Pour la période allant du 1er janvier au 30 juin 2019, sept thèmes ont été retenus : le premier arrêt en manquement rendu par la Cour (I), les implications procédurales du droit à la vie (II), les droits des étrangers (III), la protection des personnes internées et atteintes de troubles (IV), les exigences du procès équitable (V), le droit au respect de la vie privée et familiale (VI) et les droits politiques (VII).

 

I. Premier arrêt en manquement (art. 46 § 4 de la Convention EDH)

On sait, pour l’avoir abordé dans une précédente livraison de cette chronique, que l’arrêt Ilgar Mammadov c/Azerbaïdjan rendu par la grande chambre fait suite à l’activation par le Comité des ministres de la procédure en manquement prévue à l’article 46 § 4 de la Convention (issu du Protocole 14), laquelle lui permet de saisir la Cour pour déterminer si un Etat a refusé de se conformer à un arrêt définitif. En l’occurrence, constatant que l’arrêt Mammadov du 22 mai 2014 par lequel la Cour condamna l’Azerbaïdjan (pour l’arrestation et la détention arbitraires du requérant et détournement de pouvoir) n’avait toujours pas été exécuté, le Comité, après mise en demeure l’État défendeur, a adopté une résolution intérimaire 20à la majorité des deux tiers afin de saisir la Cour. Nous écrivions il y a peu que l’arrêt de 2014 supposait conformément à l’obligation de restitio in integrum la libération du requérant, c’est ce juge à l’unanimité la grande chambre dans son arrêt du 19 mai 2019, en estimant que l’Etat défendeur a manqué à l’obligation qui lui incombait, au titre de l’article 46, §1, de se conformer à l’arrêt Ilgar Mammadov du 22 mai 2014 21. À l’instar de l’avis du 10 avril, la grande chambre revêt ici l’habit du « juge pédagogue ». Solidement motivé, l’arrêt synthétise les « Principes généraux relatifs à l’exécution des arrêts de la Cour et découlant de l’article 46 §§ 1 et 2 » (§ 147 et s.) et précise « La tâche de la Cour dans le cadre d’une procédure en manquement fondée sur l’article 46 § 4 ». Sur ce point, la Cour avance prudemment et se montre soucieuse de mettre en exergue la complémentarité de son rôle avec celui du Comité des ministres. Aussi, souligne-t-elle que « la procédure en manquement ne vise pas à rompre l’équilibre institutionnel fondamental entre la Cour et le Comité des Ministres », « c’est au Comité des ministres, en vertu de l’article 46 § 2 de la Convention, qu’il revient d’apprécier la mise en œuvre des [mesures indiquées par la Cour] » (§ 154). Et d’affirmer, dans le même temps, que « dans une procédure en manquement la Cour est appelée à livrer une appréciation juridique définitive sur la question du respect de l’arrêt en question » (§ 168). Somme toute, le dernier mot revient à l’organe juridictionnel.

Parmi les points précisés par la cour, figure le facteur temporel, c’est-à-dire la période qu’il lui faut prendre en compte pour déterminer si un État a manqué à son obligation de se conformer à un arrêt (§§ 170-171). Rapporté aux faits de l’espèce, ce paramètre était singulièrement important dans la mesure où M. Mammadov a bénéficié d’une libération conditionnelle intervenue le 13 août 2018, après le déclenchement de la procédure en manquement. La Cour se prononçant au moment où elle a été saisie d’une question sur le fondement de l’article 46 § 4 de la Convention, elle constate que les mesures prises avant cette date n’avaient pas permis de placer M. Mammadov une situation équivalente à celle dans laquelle il se trouverait s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de la Convention.

Le paiement de la satisfaction équitable n’empêche pas la Grande chambre de retenir ici un constat de violation. Pour ce faire, elle mobilisa un principe général du droit international, à savoir l’obligation de faire preuve de bonne foi dans l’exécution des arrêts. Le passage de l’arrêt qui nous intéresse mérite d’être reproduit in extenso : « toute la structure de la Convention repose sur le postulat général que les autorités publiques des États membres agissent de bonne foi. Cette structure englobe la procédure de surveillance, et l’exécution d’un arrêt doit se faire de bonne foi et de manière compatible avec les “conclusions et l’esprit“ de l’arrêt » (§ 214). L’exigence de bonne foi et le souci de protéger des droits concrets et effectifs sont au cœur de ce premier arrêt en manquement.

A la lecture de l’arrêt, on constate que le raisonnement de la Cour, quoique inspiré par la spécificité du droit européen des droits de l’homme, est davantage tourné vers le droit de la responsabilité internationale. En effet, le moins que l’on puisse dire est que le raisonnement retenu confirme le constat formulé par le Professeur S. Touzé selon lequel le contenu des obligations secondaires nées du constat de violation (« obligations de cessation de la violation, de non-répétition et, en cas de préjudice matériel ou/et moral, de réparation »), « bien que faisant appel à une terminologie spécifique au niveau européen, reste défini par le droit de la responsabilité internationale » 22. En effet, l’arrêt indique on peut plus clairement que « les obligations [imposées aux Etats] font écho aux principes de droit international selon lesquels un État responsable d’un acte illicite a le devoir d’assurer une restitution, laquelle consiste dans le rétablissement de la situation qui existait avant que l’acte illicite ne fût commis, pour autant que cette restitution ne soit pas “matériellement impossible“ et “n’impose pas une charge hors de toute proportion avec l’avantage qui dériverait de la restitution plutôt que de l’indemnisation“ ». En ce sens également, l’appel explicite aux articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, notamment les dispositions relatives aux « garanties de non-répétition » (art. 30) et les « formes de la réparation » (art. 34). Autant dire que si l’arrêt ne permet pas de vider la controverse entre les tenants d’une approche autonome du droit de la Convention et les partisans d’un arrimage du droit de la Convention aux règles du droit international, il révèle bien qu’en matière d’exécution des arrêts cette seconde approche semble avoir la préférence de la Cour. La juge Motoc relève d’ailleurs dans son opinion concordante que l’article 46 de la Convention est un copier-coller de l’article 94 de la Charte des Nations Unies. Au-delà, la montée en puissance que connaît le principe de bonne foi dans la jurisprudence européenne (v. également l’arrêt Güzelyurtlu et autres c/ Chypre et Turquie) illustre cette relation étroite qu’entretient la Convention avec les règles du droit international. Bref, la jurisprudence européenne s’inscrit résolument dans le cadre des principes généraux de la responsabilité internationale.

Pourrait-on envisager d’autres utilisations de l’option nucléaire, pour reprendre l’expression employée par la juge Motoc ? C’est a priori peu probable. Ne serait-ce que parce que les critiques formulées à l’endroit du Comité des ministres dans les nombreuses opinions concordantes risquent d’inciter celui-ci à la prudence. Outre l’empiètement sur la procédure nationale en cours, est souligné un empiètement sur le rôle de la Cour : « la présente espèce soulève une question fort délicate concernant le respect dû à l’indépendance d’un organe judiciaire international de protection des droits de l’homme lorsque celui-ci est appelé à trancher des affaires dans lesquelles les questions posées empiètent sur l’exécution de son précédent arrêt. Pour garantir la bonne administration de la justice par la Cour européenne des droits de l’homme, il est essentiel que tous les acteurs internationaux concernés, y compris les États et les organes du Conseil de l’Europe, respectent l’indépendance de la Cour et s’abstiennent d’intervenir dans l’examen de telle ou telle affaire pendante » 23. Cet arrêt n’est pas de nature à éclaircir la répartition des rôles entre la Cour et le Comité des ministres, qui devra in fine décider des mesures à prendre (art. 46§ 5). La responsabilité de la Cour ne doit pas être ici éludée. En l’espèce, celle-ci n’avait pas indiqué à l’Etat défendeur des mesures précises à prendre pour se conformer au premier arrêt 24.

Mustapha Afroukh

 

II. Implications procédurales du droit au respect de la vie

L’attention du lecteur mérite d’être attirée sur deux points : l’extension de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 via l’applicabilité du droit à la vie aux accidents de la route (Gde. ch., 25 juin 2019, Nicolae Virgiliu Tănase c/ Roumanie, n°41720/13) et la clarification de la portée de cette obligation dans un contexte transfrontalier inédit, impliquant un État contractant et une entité de facto se trouvant sous le contrôle effectif d’un autre État contractant (Güzelyurtlu et a. c/ Chypre et Turquie).

 

A. L’obligation procédurale de l’article 2 applicable en cas d’accident de la route

Alors que rien ne l’y prédisposait, l’affaire Nicolae Virgiliu Tănase c/ Roumanie a assurément débouché sur l’un des arrêts phares et étonnants de l’année 2019. Elle conduit la Grande chambre à appliquer le droit le plus important de la Convention, l’article 2, à un banal accident de la route impliquant trois véhicules et ayant entraîné de graves lésions internes et fractures pour le requérant ! Une nouvelle fois, on mesure combien la Convention de 2019 n’est plus celle de 1950… tant il paraît clair que le champ d’application du droit à la vie n’a plus rien à voir avec celui imaginé par les auteurs de la Convention. La Cour a, en effet, de longue date forgé un droit à la protection de la vie invocable contre des atteintes indirectes émanant des autorités ou de particuliers, venant compléter l’obligation négative qu’imposait jusqu’alors l’article 2 de la Convention. Il faut ici remonter à la célèbre formule consacrée par l’arrêt de principe L.C.B. c/ Royaume-Uni : « la première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction » 25. Par touches successives, ce nouveau droit à la protection de la vie a été jugé applicable dans le domaine de la santé publique, de risques naturels, voire même de risques liés à un défaut de sécurité dans l’espace public… 26. Dans ces situations, le juge européen avait déjà eu l’occasion de préciser que la mise de l’article 2 n’était pas subordonnée au décès de la personne, la question essentielle étant celle de savoir si l’activité dangereuse a fait courir au requérant un risque réel et imminent pour sa vie. In casu, le requérant alléguait une ineffectivité de l’enquête pénale menée à la suite de son accident, en invoquant notamment les articles 2, 3 et 8 de la Convention. Le gouvernement plaidait, pour sa part, l’inapplicabilité de ces dispositions, « faute d’un décès, de blessures suffisamment graves subies par le requérant, de circonstances ou de conséquences qui pourraient clairement être qualifiées de potentiellement mortelles » (§ 105). L’examen des griefs concernant le volet procédural des articles invoqués supposait, au préalable, que la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, reconnaisse leur applicabilité. Dit autrement, qu’elle admette qu’un accident de la route tombe sous le coup de ces dispositions. Or, sur la question de la qualification de traitements inhumains et dégradants, il est intéressant de relever que la Cour prend clairement position en faveur de l’exclusion des lésions corporelles ou d’autres souffrances administrées par négligence du champ de l’article 3, « même lorsque les traitements en question ont été administrés par des particuliers » (§ 121). Rapportée aux faits de l’espèce, cette position signifie donc que des blessures graves causées par un accident de la route (involontaire) n’atteignent pas le seul de gravité de l’article 3. Conclusion identique sur le terrain de l’article 8, l’arrêt précisant que lésions corporelles causées par un accident de la route ne relèvent pas de la vie privée au sens de l’article 8 (§ 130). Exit donc les articles 3 et 8. A contrario, c’est à une conclusion opposée qu’aboutit la Cour en ce qui concerne l’article 2 de la Convention. L’arrêt dresse un inventaire des différents contextes dans lesquels l’obligation de protection de la vie a été reconnue, en particulier dans les cas d’accidents ou de négligence, et précise l’étendue de l’obligation positive imposée à l’Etat (§ 141). Aussi, le juge européen n’a jamais entendu circonscrire le champ d’application de l’obligation de protection de la vie, les contextes déjà envisagés dans sa jurisprudence n’étant pas « exhaustifs ». Limité initialement aux risques imminents pour la vie, ce devoir de précaution imposé aux Etats au titre de l’article 2 a été étendu aux blessures de nature à mettre gravement en danger la vie humaine. L’arrêt Nicolae Virgiliu Tănase présente cependant un aspect inédit, en ce qu’il applique pour la première fois ces principes dans le cadre de graves blessures causées par un accident de la route 27. Sans se prononcer sur le caractère dangereux de la conduite automobile, la Cour juge que les blessures subies par le requérant pouvaient, au moment de l’accident, raisonnablement apparaître comme suffisamment graves pour mettre sérieusement sa vie en danger. L’imprévisibilité de l’obligation conventionnelle n’empêche pas la Cour de juger l’article 2 applicable, ce qui lui permet d’examiner le grief du requérant sur l’ineffectivité de l’enquête pénale.

Alors que l’enquête pénale a duré plus de huit ans, l’arrêt n’y voit rien à redire, tirant même argument du fait que ce retard s’explique par la complexité de l’enquête ! On admettra que l’on puisse sortir légèrement désorienté d’un tel raisonnement, l’accident, somme toute banal, n’impliquant que trois véhicules… La solution de la Cour démontre une conception très souple de la diligence requise par l’article 2 de la Convention. Peut-être a-t-elle été effrayée par sa propre audace sur le terrain de l’applicabilité du droit à la vie, en reprenant d’une main ce qu’elle a concédé de l’autre. Toujours est-il qu’en retenant l’applicabilité du droit à la vie en l’espèce, la Cour ne fait que se conformer à une politique jurisprudentielle d’élargissement des « normes de comportement » 28 déduites de l’article 2 de la Convention : ici une obligation positive d’enquête effective dans le cas de blessures graves causées par un accident de la route. À l’instar des juges dissidents dans l’affaire Micallef c/ Malte (Gde. ch., 15 oct. 2009) qui dénonçaient « la disproportion entre la modestie des faits et ce luxe, voire cette débauche, de procédures, heurte le sens commun, alors surtout qu’il subsiste dans nombre d’Etats parties des violations graves des droits de l’homme. Notre Cour est-elle exactement faite pour cela ? » 29, on peut se poser la question de savoir si cette application du droit à la vie à un accident de route ne révèle pas la même disproportion, avec un résultat que l’on perçoit déjà depuis quelques années, à savoir une banalisation d’un droit sacré, érigé en valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme, devenu une sorte d’auberge espagnole. Eu égard aux enjeux, voire aux risques d’effets pervers produits par cette jurisprudence, n’aurait-il pas été plus judicieux de retenir une position moins rigide quant à l’applicabilité des articles 3 et 8 ? 30.

 

B. Quelle portée pour l’obligation procédurale de l’article 2 dans un contexte transfrontalier ?

L’affaire Güzelyurtlu et autres c/ Chypre et Turquie, qui concerne la même obligation procédurale d’enquête dans un contexte transfrontalier, retiendra sans doute l’attention des internationalistes. Etait en cause l’enquête relative à l’homicide de trois ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque perpétré en 2005 dans la partie de Chypre contrôlée par le gouvernement chypriote. Après que les suspects aient fui en « République turque de Chypre du Nord » deux enquêtes parallèles furent menées : l’une par les autorités du gouvernement chypriote ; l’autre par les autorités du gouvernement turc, « RTCN » comprise. Ces enquêtes n’ont pas abouti en raison du différend politique profond qui oppose de longue date la République de Chypre et la Turquie. Les griefs soulevés par les requérants, proches des victimes, portent sur l’absence d’enquête effective et le refus des Etats de coopérer (art. 2 et 13). Dans son arrêt de chambre du 4 avril 2017, la Cour avait retenu un constat de violation de l’article 2 en son aspect procédural contre les deux Etats. Il faut croire que le gouvernement turc, qui a quand eu l’audace de soulever une exception d’incompatibilité ratione loci, ignorait toute la jurisprudence de la Cour pertinente sur la notion de juridiction, admettant que le nord de Chypre se trouve sous son contrôle effectif. Pareille attitude est désespérante. Son seul intérêt est de permettre ici à la Cour de réitérer les principes guidant son interprétation de la notion de juridiction au sens de l’article 1 de la Convention (§ 178 et s.). Quand bien même les événements à l’origine de la requête (les homicides) sont intervenus en dehors du territoire de l’Etat contractant (Turquie), le simple que les autorités de cet Etat ouvrent une enquête sur ces événements suffit à établir « un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 entre l’État en question et les proches de la victime qui saisissent ultérieurement la Cour » (§ 188). Une telle dissociation de l’enquête du fait constitutif de l’ingérence apparaît comme d’autant plus justifiée que le juge européen s’est prononcé en 2009 en faveur de la détachabilité de l’obligation procédurale résultant de l’article 2 31. En l’espèce, une enquête a bien été ouverte par les autorités de la « RTCN » sur le meurtre des proches des requérants. Au surplus, l’obligation procédurale d’enquête pesait bien sur la Turquie. En prêtant une attention toute particulière à la situation au nord de Chypre et à la fuite des auteurs présumés des meurtres en « RTCN » dont la Turquie avait été informée, l’arrêt entend clairement démontrer que toute autre solution reviendrait à laisser impunies des atteintes au droit à la vie. Par conséquent, l’arrêt écarte l’exception d’incompatibilité ratione loci. À la question de savoir si les Etats défendeurs, Chypre et la Turquie, ont mené des enquêtes effectives sur les meurtres, la grande chambre, faisant sienne la conclusion de l’arrêt de chambre, répond par l’affirmative en soulignant « le caractère globalement adéquat des enquêtes qui ont été menées en parallèle par les autorités de chaque État défendeur » (§ 220). Cela étant, cette conclusion n’épuise pas le débat contentieux qui se porte sur le manque de coopération transfrontière. En effet, s’inscrivant dans le sillage de l’arrêt Ranstev c/ Chypre et Russie 32, elle contrôle, par le jeu des obligations procédurales inhérentes à l’article 2 de la Convention, si les Etats ont respecté leur « obligation (…) de coopérer de manière effective (…) afin d’éclaircir les circonstances de l’homicide et d’en faire traduire les auteurs en justice » (§ 232). Plus qu’une une simple reprise de la jurisprudence antérieure, il s’agit d’une clarification. En ce sens, la Cour précise pour la première fois que « l’article 2 peut imposer aux deux États une obligation bilatérale de coopérer l’un avec l’autre, impliquant dans le même temps une obligation de solliciter une assistance et une obligation de prêter son assistance » (§ 233). La combinaison des principes de bonne foi et d’effectivité est au cœur de cette obligation de coopération. De surcroît, le juge européen prend clairement position sur la portée de cette obligation, « obligation de moyens et non de résultat ». Comme l’obligation de coopérer implique en l’espèce un État contractant (Chypre), une entité de facto (« RCTN ») se trouvant sous le contrôle effectif d’un autre État contractant (Turquie), l’appréciation du manquement procédural à l’obligation de coopération s’en trouve naturellement affectée (relations diplomatiques rompues…), les moyens de coopération utilisés pouvant être « plus informels ou indirects, comme la médiation d’un État tiers ou d’une organisation internationale » (§ 237). À partir de là, la grande chambre examine successivement le respect de cette obligation de coopération par les deux Etats défendeurs. S’agissant, en premier lieu, de la République de Chypre, le juge européen est d’avis qu’elle a fait usage de tous les moyens qui étaient raisonnablement à sa disposition pour chercher à obtenir la remise/l’extradition par la Turquie des auteurs présumés des meurtres (demande à Interpol ; demandes d’extradition à la Turquie par l’intermédiaire de l’ambassade de Turquie à Athènes) et que son refus de remettre toutes les preuves aux autorités de la « RTCN » ou à la Turquie était justifié. Sur ce dernier point, l’arrêt met en scène un scénario diamétralement opposé : alors que la chambre, dans son arrêt du 4 avril 2017, avait estimé que la crainte de la République de Chypre de prêter la moindre légitimité à la « RTCN » n’était pas justifiée  – une coopération n’impliquant pas une reconnaissance de la « RTCN » -, la grande chambre, soucieuse de ne pas « élaborer une théorie générale concernant la légalité au regard du droit international d’une coopération en matière pénale avec des entités non reconnues ou de facto » (§ 250), n’y voit aucun manquement à l’obligation procédurale d’enquête. C’est là faire preuve de prudence et de sagesse au regard des principes du droit international : comme l’a souligné notamment le juge Pastor Vilanova dans son opinion dissidente sous l’arrêt de chambre, la reconnaissance d’un État demeure un acte discrétionnaire. In specie, Chypre a pu estimer que la remise des preuves aurait pérennisé une occupation contraire aux principes du droit international 33. Pour conforter la large marge d’appréciation dont disposait Chypre pour refuser de communiquer les éléments de preuve à la « RTCN », la Cour ne manque de s’appuyer sur l’article 2 b) de la Convention d’entraide du Conseil de l’Europe qui permet à l’État requis la possibilité de refuser de prêter son assistance s’il considère que l’exécution de la demande est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public ou à d’autres intérêts essentiels du pays. Par ailleurs, la Cour a jugé que Chypre n’était pas non plus tenue de prendre part à d’autres modes de coopération tels que suggérés par l’UNFICYP 34. Aucune violation de l’article 2 (sous son volet procédural) n’est donc retenue contre Chypre. Quid de la Turquie ? Le traitement de cet aspect de l’affaire était plus aisé, dans la mesure où les autorités de la « RTCN » ont très clairement refusé de livrer les suspects des meurtres au gouvernement de Chypre. Pourtant saisies de plusieurs demandes d’extradition, les autorités turques ont gardé le silence, faisant preuve d’une totale passivité (§ 265). Stigmatisant l’absence d’un niveau minimum d’effort requis dans les circonstances de l’espèce, la grande chambre condamne la Turquie pour violation de l’article 2 sous son volet procédural.

Mustapha Afroukh

 

III. Droits des étrangers

A. Nouveaux contrastes dans les protections par ricochet contre l’éloignement

1 – L’enracinement de la subsidiarité (bis) dans le contrôle européen des atteintes portées au droit au respect de la vie privée et familiale

Concernant le contrôle des atteintes portées à la vie privée et familiale par une mesure d’éloignement fondée sur l’ordre public, les arrêts du 14 février 2019, Narjis c/ Italie (n° 57433/15) et du 9 avril 2019, I. M. c/ Suisse (n°23887/16) illustrent encore l’empreinte croissante du principe de subsidiarité, déjà signalée le semestre précédent 35. En effet, dans la ligne de l’arrêt Ndidi 36, la Cour s’y emploie principalement à vérifier que les juridictions internes aient dûment mis en balance les intérêts en présence, dans le respect des critères établis par sa jurisprudence Üner 37.

Dans l’affaire I. M. c/ Suisse, c’est donc parce que les tribunaux suisses n’ont pas suffisamment considéré certains desdits critères (tels que l’évolution de la situation et du comportement de l’intéressé depuis la perpétration des infractions) mais se sont livrés à un « contrôle superficiel de la proportionnalité », que le juge européen des droits de l’homme constate une violation de l’article 8. Au contraire, il ressort de l’affaire Narjis que les juridictions italiennes ont soigneusement soupesé l’intérêt du requérant à la protection de sa vie privée et l’intérêt de l’État à la sauvegarde de l’ordre public (§ 49) – notamment, le tribunal administratif régional de Milan qui a exercé « pleinement son rôle de juge conventionnel » (§ 50). Cependant, la conclusion de non-violation ne procède pas en l’occurrence de ces seules considérations procédurales. Si elle ne se livre pas à un contrôle normal de proportionnalité, la Cour ne commence pas moins par une revue sommaire des circonstances de l’espèce qui la conduit à admettre qu’en dépit de la longue durée de séjour du requérant en Italie et de la faiblesse des liens avec son pays d’origine, le parcours délictuel de l’intéressé, l’usage courant de stupéfiants et son apparente incapacité à s’intégrer dans le monde du travail ont légitimement pu faire douter les autorités de la solidité de ses liens sociaux et culturels dans le pays hôte, où il n’a ni femme ni enfants (§§ 44-48). A la lumière de cet argumentaire, qui n’est pas sans évoquer la motivation de l’arrêt Levakovic c. Danemark 38, il semble donc que l’application du principe de subsidiarité modifie la physionomie du contrôle européen sans l’expurger pour autant de toute vérification du juste équilibre. En ce sens, l’examen actuellement opéré par la Cour n’est devenu ni formel, ni purement procédural.

2– La qualification variable au titre de l’interdiction des tortures et traitements inhumains ou dégradants des risques encourus dans un Etat tiers

Cette Chronique a déjà permis de souligner également que depuis près de 20 ans, la Cour n’hésite plus à juger de règles issues de prescriptions coraniques au regard des valeurs de la Convention 39. Après la mort par lapidation 40, une autre peine inspirée de la Charia se trouve ainsi, à nouveau, sur la sellette dans l’arrêt du 4 avril, G.S. c/ Bulgarie (n°36538/17), à la faveur de ce qui est parfois désigné comme l’effet extra-territorial de l’article 3 CEDH. En l’espèce, le requérant – Georgien arrêté en Bulgarie – contestait sa possible extradition vers l’Iran où il était recherché en vue de poursuites pour vol, en alléguant y risquer une condamnation à 74 coups de fouet. Ce n’est pas la première fois que la Cour doit se prononcer sur un tel châtiment judiciaire et l’incompatibilité de la flagellation avec l’article 3 est acquise. D’abord dénoncée comme une « peine inhumaine en soi » 41, elle a en effet été jugée atteindre le seuil de la « torture » dès l’arrêt M.A. c/ Suisse 42. Aussi l’arrêt G.S. ne revêt-il guère qu’une portée confirmative sur ce point (§ 81), sans véritablement permettre de discerner si la qualification de « torture » vaut désormais par principe ou reste tributaire du nombre de coups de fouet applicables et des conditions de leur administration… Dans l’appréciation de la réalité du risque allégué, la motivation se distingue, en revanche, par une disqualification pure et simple des assurances diplomatiques fournies par les autorités iraniennes. Fustigeant, en premier lieu, leur manque de loyauté dans la procédure d’extradition au cas d’espèce (§ 90), la Cour trouve en effet là l’occasion de dénoncer, en second lieu, leur posture générale à l’égard des valeurs portées par le droit international et européen des droits de l’homme. A cet égard, sont successivement évoqués un discours officiel qui tient la flagellation pour  « une forme légitime de châtiment faussement qualifiée de dégradant par l’Occident » (§ 90), la tendance apparente de l’Iran à rattacher les peines corporelles à un aspect important de sa souveraineté et de sa tradition légale, la non-ratification par cet Etat de la Convention des Nations-Unies contre la torture ainsi que son refus de suivre les recommandations internationales visant à bannir ces formes de peines judiciaires (§ 91). Last but no least, le constat s’étant fait que la flagellation est à la fois prévue et couramment appliquée en droit iranien, le juge européen rappelle que par principe, toute assurance contre la torture émanant d’un Etat où le phénomène est endémique ou persistant doit être accueillie avec réserve (§ 93).  A l’heure où se développent les notions de pays tiers ou d’origine « sûrs », ces motifs de violation potentielle de l’article 3, en cas d’exécution de la décision d’extradition, reviennent donc à désigner l’Iran comme un pays « à risque ».

Non sans quelque opportunisme dans le contexte sécuritaire actuel, l’analyse de la situation prévalant en Algérie à l’égard des personnes impliquées dans des faits de terrorisme s’avère toute différente et renouvelée. Car, quoiqu’il mette en œuvre les mêmes principes jurisprudentiels et souligne en particulier que quels que soient les enjeux et les difficultés de la lutte contre cette forme complexe de criminalité, « la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants » (§ 112), l’arrêt du 24 avril 2019, A.M. c/ France (n°12148/18) rompt par sa motivation et sa conclusion sur le constat répété d’une risque réel et actuel de traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi vers ce pays 43. Arguant notamment des évolutions normatives et institutionnelles survenues sur le plan national depuis 2015 (§ 121), c’est-à-dire l’époque en cause dans la précédente affaire M.A. c/ France 44, la Cour estime en l’occurrence que « la situation générale en matière de traitement des personnes liées au terrorisme en Algérie n’empêche pas en soi l’éloignement du requérant » (§ 126). Une telle appréciation, qui dépasse les circonstances de la cause, interroge nécessairement, au regard tant de ses conséquences pour l’application de l’article 3 en l’espèce, que de ses fondements. En effet, les conséquences sont déterminantes en l’espèce, dans la mesure où l’évolution de la situation dans le pays de destination contribue, à trois niveaux, à réfuter le risque allégué : d’abord en tant qu’elle en constitue directement le premier paramètre d’évaluation ; ensuite parce c’est « en considération de la situation générale en Algérie » que ni les liens passés du requérant avec une cellule djihadiste, ni la connaissance par les autorités algériennes de sa condamnation en France pour faits de terrorisme ne sont jugés être des motifs personnels de risque convaincants (§ 132) ; enfin parce qu’en l’absence de risque avéré, des garanties diplomatiques ne sont pas considérées comme nécessaires, si bien qu’aucune incidence n’est attachée au refus des autorités algériennes d’en fournir (§ 133). Or, au vu des divers rapports joints en annexe de l’arrêt, l’évolution constatée en matière de traitement des personnes liées au terrorisme en Algérie paraît bien accommodante. Sont ainsi négligés ou minimisés la surdité persistante de l’Algérie, depuis 1997, aux demandes de visites des rapporteurs de l’ONU sur les tortures ; « certaines informations inquiétantes » (§ 122), relatives notamment à l’absence d’interdiction légale des aveux obtenus sous la torture et à l’existence de lieux de détention secrets (§§ 35-36); des caractéristiques problématiques des procédures pénales algériennes, y compris les difficultés potentielles d’accès à un médecin, réputées pouvoir éventuellement faire douter du respect du droit à un procès équitable mais non accréditer l’existence d’un risque général de mauvais traitements sous l’angle de l’article 3 de la Convention pour telle ou telle catégorie de personnes (§ 125) alors qu’en contrepoint, un poids prépondérant est accordé à une décision de la Cour administrative fédérale allemande du 27 mars 2018 dans l’examen de la pratique des Etats parties (§ 124). C’est pourtant sur ces fondements choisis, qu’en écho à la mise en exergue – assez rare dans ce cadre – du principe de subsidiarité (§ 116), la Cour partage en définitive les conclusions de toutes les instances françaises qui ont débouté le requérant (§ 132). Aussi est-on d’autant plus conduit à se demander si l’article 3 n’est pas une « norme absolument relative » plutôt que « relativement absolue » 45.

 

B. Réaffirmation de l’obligation de protection et de prise en charge des mineurs isolés étrangers par les Etats parties

Relatif à la situation d’un jeune migrant afghan, non accompagné, qui avait échoué comme tant d’autres dans la Lande de Calais où il a vécu pendant 6 mois dans des conditions plus que précaires malgré une ordonnance de placement provisoire dans une structure d’aide sociale à l’enfance, l’arrêt Khan c/ France (28 févr. 2019, n°12267/16) présente ce double intérêt de consolider la protection due aux mineurs isolés étrangers (M.I.E.) et d’autre part, de créer un jeu de miroirs avec la décision du juge des référés du Conseil d’Etat sur les obligations incombant aux autorités à l’égard des migrants rassemblés sur ce même site 46.

Certes, la Cour ne consacre pas de principes inédits dans l’interprétation de l’article 3. Depuis l’arrêt Rahimi c/ Grèce notamment 47, il est non seulement établi que « la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal », mais aussi que les mineurs étrangers non accompagnés en situation irrégulière sont parmi les « personnes les plus vulnérables de la société » , à l’égard desquelles l’article 3 de la Convention fait donc peser sur les Etats une obligation positive de prise en charge et de protection.  En outre, on ne saurait négliger que bien d’autres espèces ont été l’occasion d’en faire application, y compris durant ce premier semestre 2019 48. Si l’arrêt Khan mérite néanmoins d’être qualifié d’affaire phare, c’est parce qu’il donne la pleine mesure de cette obligation positive matérielle, dans de nouvelles circonstances. En l’occurrence, en effet, la cause ne porte pas – comme dans de nombreuses affaires grecques 49 – sur l’indifférence des autorités nationales à la vulnérabilité de M.I.E qui leur étaient connus puisqu’elles les avaient arrêtés, mais sur l’absence même d’identification du requérant comme M.I.E avant intervention d’associations et sur l’incapacité, ensuite, des pouvoirs publics à le localiser pour donner exécution à la décision judiciaire de sauvegarde le concernant. Or, loin de les dédouaner, le fait que la situation de Jamil Khan leur ait échappé va accuser leur responsabilité. Logiquement, la Cour stigmatise une carence problématique de l’Etat (§§ 88-89), sans retenir le manque allégué de coopération de l’intéressé (§ 90), ni s’arrêter à la difficulté concrète de le repérer parmi les milliers de personnes pré­sentes sur la lande à l’époque des faits (§ 91). Partant du constat que même si elles n’ont pas été totalement inactives, les autorités n’ont pas fait « tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour répondre à leur obligation de protection et de prise en charge (§ 94), l’arrêt Khan condamne donc un traitement dégradant à raison de  l’«environnement totalement inadapté à sa condition d’enfant » et de la « précarité inacceptable au regard de son jeune âge » dans lesquels le requérant a vécu (§ 93), examinés ensemble avec l’inexécution de l’ordonnance de placement (§ 94).

De même que la qualification des conditions de vie dans la lande de Calais emprunte largement aux analyses du juge administratif des référés (§§ 80-81), cette conclusion rejoint ainsi l’ordonnance du Conseil d’Etat du 23 novembre 2015, qui avait déjà caractérisé une carence de l’Etat dans la prise en compte par les autorités publiques des besoins élémentaires des migrants vivant sur le site en ce qui concerne leur hygiène et leur alimentation en eau potable, de nature à exposer ces personnes à des traitements inhumains ou dégradants 50. Et la symétrie des appréciations se dessine d’autant plus que si l’ordonnance ne distingue pas à cet égard la situation des enfants non-accompagnés de celles des autres migrants, elle ne met pas moins en exergue leur particulière vulnérabilité à travers l’injonction de procéder dans les 48 heures au recensement des mineurs isolés en situation de détresse et de se rapprocher du département du Pas-de-Calais en vue de leur placement 51. Reste que sur ce point précis, le juge administratif ne semble pas s’être fondé sur les exigences de l’article 3, tout en demeurant très mesuré dans sa conception des obligations imputables à l’Etat à l’égard des M.I.E (les limitant à ceux-là seulement qui se trouvent en détresse, sans garantir une prise en charge effective). A cette aune, il est alors permis de considérer que par un effet dialectique, l’arrêt Khan aurait de quoi inspirer au juge national de nouvelles avancées

 

C. Spécifications sur le droit de recours contre une mesure de rétention

La rétention des migrants, dans l’attente d’un renvoi, d’une clarification de leur statut ou d’une décision sur leur demande de protection internationale, est une pratique qui tend à se justifier dans la jurisprudence européenne, que ce soit celle de la Cour de justice de l’Union européenne 52 ou celle de la Cour européenne des droits de l’homme. Reprenant les considérations de l’arrêt J.R. et autres c/ Grèce 53, l’arrêt du 21 mars, O.S.A. c/ Grèce (n°39065/16) confirme ainsi la compatibilité avec l’article 5§1 d’un enfermement à fins d’identification et d’enregistrement des étrangers candidats à l’entrée dans l’Union européenne, tandis que prenant acte des heureuses évolutions survenues dans la législation maltaise depuis les constats sévères de l’arrêt Suso Musa c/ Malte 54, l’arrêt du 2 avril, Aboya Boa Jean c/ Malte (n°62676/16) exonère, quant à lui, la rétention d’un demandeur d’asile ivoirien de tout grief d’arbitraire. Dans ce contexte, les garanties accordées aux personnes détenues prennent d’autant plus d’importance et c’est à cet égard, s’agissant plus précisément du droit de recours consacré par l’article 5§4 de la Convention, que les références du printemps 2019 valent d’être signalées.

Concernant le même centre d’identification et d’enregistrement de l’île de Chios, l’arrêt O.S.A, prolonge en effet les conclusions de l’arrêt précité J.R. et autres c/ Grèce 55, par la ferme condamnation du manque d’accessibilité pratique des recours prévus en droit interne, faute non seulement d’informations compréhensibles des intéressés sur les voies de droit existantes, mais aussi d’assistance judiciaire suffisante et de juridiction compétente sur l’île. Ce disant, la Cour apporte donc une sanction juridictionnelle à certains des problèmes pointés dans de nombreux rapports relatifs à la situation des migrants au sein du centre Vial.

L’apport de l’arrêt Aboya Boa Jean c/ Malte se révèle plus mitigé en termes de consolidation du droit de faire contrôler, à bref délai, la légalité d’une privation de liberté. L’affaire offre certes au juge européen l’opportunité de trancher une question de droit inédite.  Le requérant se plaignait en effet d’une méconnaissance de son droit de recours, en raison du non-respect des délais maximaux – de deux fois sept jours ouvrables – imposés par la législation nationale pour procéder au premier réexamen automatique de sa rétention. Pour la Cour cependant, et à la différence des principes prévalant au regard de l’article 5§1, pareille irrégularité procédurale « n’emporte pas automatiquement violation de l’article 5 § 4, pour autant que la légalité de la détention du requérant a été examinée rapidement » (§ 80). A partir de là, l’arrêt ne fait que confirmer la grande malléabilité de la notion de « bref délai », qui est fonction des circonstances de chaque espèce, notamment de la nature de la privation de liberté (selon qu’il s’agit d’une incarcération sur condamnation judiciaire, d’un internement d’aliéné, d’une détention en vue d’un éloignement ou comme en l’occurrence, durant l’instruction d’une demande d’asile) et des diligences accomplies par les autorités. En l’occurrence, il est donc tout bonnement déclaré que l’écoulement d’un délai de 20 jours calendaires depuis le début de la rétention – portés à 25 en raison d’une demande d’ajournement formulée par le requérant lui-même – « ne saurait être considéré comme déraisonnable ». C’est dire combien l’article 5§4 est susceptible de s’adapter aux aléas et à la diversité des procédures nationales (le système français apparaissant en comparaison comme un champion de la célérité, en imposant une saisine du juge des libertés et de la détention 48 heures après tout placement en rétention).

Caroline Boiteux-Picheral

 

IV. La difficile protection des droits des individus dont la santé mentale est altérée

Deux affaires rendues par la Grande chambre le 31 janvier 2019 amènent à constater une fois de plus à quel point la protection des droits des individus atteints de troubles mentaux s’avère difficile pour la Cour, qui insiste pourtant régulièrement sur la nécessité de garantir l’équilibre particulièrement délicat qu’impose la prise en compte de leur vulnérabilité.

La première (Fernandes de Oliveira c/ Portugal) concerne le suicide d’un homme qui, souffrant de troubles mentaux, avait quitté l’établissement où il se trouvait hospitalisé volontairement pour aller se jeter sous un train. Alors que la requérante soutenait que son fils aurait dû se trouver sous surveillance médicale et être empêché de quitter l’hôpital, et contrairement à la chambre qui avait conclu à l’unanimité à la violation de l’article 2 sous son volet matériel, la Grande chambre conclut ici à la non-violation (par 15 voix contre 2) en considérant que les mesures destinées à le protéger s’étaient avérées adéquates. Elle conclut en revanche unanimement à sa violation en son volet procédural en raison de la durée de la procédure en réparation (plus de 11 ans), le Gouvernement portugais ayant lui-même reconnu sa durée excessive.

La Grande chambre rappelle tout d’abord que les États ont l’obligation positive de « mettre en place un cadre réglementaire pour protéger la vie des patients » – dont une procédure judiciaire permettant d’établir les causes du décès d’un individu placé sous la responsabilité de professionnels de santé – obligation à laquelle s’ajoute parfois celle de « prendre préventivement des mesures d’ordre pratique » pour protéger l’individu contre autrui ou contre lui-même (§§ 124 et s.). Si elle précise pour la première fois expressément que cette obligation s’étend aux malades mentaux hospitalisés, qu’ils le soient volontairement ou non (même si leur absence de consentement peut alors l’amener à « appliquer un critère de contrôle plus strict »), la solution adoptée repose en fait très largement sur le critère dégagé dans l’arrêt Keenan c/ Royaume-Uni 56 : les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait « un risque réel et immédiat » de voir l’intéressé attenter à ses jours ? Et, si oui, avait-elles fait « tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque en prenant les mesures de restriction dont elles disposaient » ? 57

Elle rejette ainsi les griefs concernant à la fois l’inexistence à l’hôpital d’installations de sécurité renforcées telles que « des clôtures et des murs aptes à empêcher les patients d’en quitter l’enceinte » en considérant que cet « environnement moins restrictif » était conforme au droit interne comme aux standards internationaux et l’insuffisance de la procédure de surveillance des patients hospitalisés avec leur consentement (établissement d’un emploi du temps régulier, vérification de leur présence au moment des repas et de leur prise de médicaments), jugée conforme aux exigences du droit à la vie privée, la Cour ayant déjà souligné que des mesures de surveillance excessivement restrictives pouvaient, dans ce cadre, soulever des questions sous l’angle des articles 3, 5 et 8 de la Convention. De même, la procédure d’urgence, consistant à prévenir à la fois le médecin d’astreinte, la police et la famille du patient en cas de fuite, est jugée adéquate.

On mesure ici la difficulté d’évaluer juridiquement l’usage que les autorités nationales ont pu faire de la marge de manœuvre qui leur est ainsi laissée par la juridiction strasbourgeoise alors qu’il peut s’avérer extrêmement délicat de déterminer l’existence d’un risque « réel et immédiat » pour la vie du patient. Plus spécifiquement, comment parvenir à établir qu’elles « auraient dû savoir » qu’un tel risque existait ? En effet, la Grande chambre estime que « les autorités portugaises ont pris préventivement les mesures opérationnelles nécessaires en ce qui concerne A.J., qui ne présentait pas un risque réel et immédiat de suicide » 58. Elle note notamment que l’hôpital aurait pu ordonner une hospitalisation d’office et que le médecin aurait pu imposer un régime de surveillance plus restrictif si cela avait été jugé nécessaire. Mais le suicide du fils de la requérante n’est-il pas venu établir – a posteriori – que cela aurait justement été nécessaire, amenant à songer aux mots de Michel Foucault : « Ruse et nouveau triomphe de la folie : ce monde qui croit la mesurer, la justifier par la psychologie, c’est devant elle qu’il doit se justifier » 59 ?

Car, pour saisir une situation individuelle, la Grande chambre se fonde ici sur la « philosophie générale » (§ 130) du droit interne, choix que le juge Pinto de Albuquerque reproche très durement à la majorité, dont il considère qu’elle n’envisage qu’un « pays imaginaire », dans la mesure où ce cadre légal « était de toute évidence inexistant » (pt. 1) car, « en 2000, le Portugal en était au stade de la préhistoire en matière de prévention du suicide chez les patients hospitalisés dans un établissement psychiatrique. Il n’existait ni législation ni réglementation indiquant les types de régimes applicables et précisant qui pouvait les appliquer, dans quelles circonstances et pour quelle durée » (pt. 13). On peut s’étonner, en effet, de cette approche sans doute trop monolithique pour permettre une véritable pesée des intérêts, revenant à faire très largement crédit à l’État. D’autant que le second arrêt présente un caractère plus équilibré.

Cette seconde affaire (Rooman c/ Belgique) concerne la qualité des soins prodigués à un déséquilibré mental interné depuis 2004 dans un établissement dépourvu de personnel médical parlant sa langue 60. La Grande chambre rejette ici la thèse du Gouvernement belge tendant à établir l’absence de lien de causalité entre l’absence de personnel médical germanophone et le défaut de prise en charge thérapeutique de l’état de santé mentale du requérant, voyant au contraire dans cette impossibilité de communiquer « la raison principale » de ce défaut. En effet, si des mesures concrètes avait été préconisées par les instances de défense sociale depuis plus de dix ans, il avait fallu attendre 2010 puis 2014 pour que le requérant puisse avoir accès -de manière temporaire, seulement 61 – à une psychologue parlant sa langue. Par un arrêt du 18 juillet 2017, la Chambre avait conclu unanimement que son maintien en détention pendant treize ans sans encadrement médical approprié avait constitué un traitement dégradant contraire à l’article 3 car, l’allemand étant l’une des langues officielles du pays, les carences identifiées s’identifiaient à une « absence de prise en charge adéquate » de son état de santé, sans que son comportement n’ait dispensé l’État de ses obligations. Considérant que l’établissement dans lequel il se trouvait était néanmoins « a priori adapté » à son état de santé et à sa dangerosité et qu’il y avait toujours eu un lien entre le motif de son internement et sa maladie mentale, elle avait en revanche conclut, par 6 voix contre 1, à la non-violation de l’article 5 § 1 en estimant sa privation de liberté régulière.

Sur le premier point, l’arrêt confirme la solution rendue en 2017 mais contribue à en restreindre la portée car, pour la Grande chambre, ce n’est qu’en l’absence d’autres éléments permettant de compenser ce défaut de communication que l’élément purement linguistique peut être décisif pour déterminer l’existence de soins appropriés. De plus, elle introduit ici un critère subjectif supplémentaire en ajoutant que cela vaut « sous réserve de la coopération de la personne concernée ». Concernant la période 2004-2017, examinée par la Chambre, elle conclut à la violation de l’article 3 par 16 voix contre 1 en constatant que les autorités s’étaient bornées à observer que le personnel ne parlait pas allemand mais que le requérant était trop dangereux pour être transféré dans un établissement germanophone, moins sécurisé. Elle conclut en revanche à la non-violation par 14 voix contre 3 pour la période ultérieure, au triple motif que les autorités avaient « manifesté une volonté réelle de remédier à la situation [par des mesures concrètes] après l’arrêt de la chambre », que « le manque de réceptivité du requérant face à la mise à sa disposition de soins psychiatriques » ne pouvait donc leur être imputé 62 et que « la brièveté de la période écoulée depuis cette évolution n’offr[ait] guère de recul pour évaluer l’impact de la prise en charge » (§ 166).

Sur le second point, en revanche, l’arrêt s’analyse comme une avancée pour la protection des droits des individus internés pour troubles mentaux. En effet, la Grande chambre précise tout d’abord que « l’article 5 tel qu’interprété aujourd’hui ne contient pas une interdiction de la détention fondée sur l’incapacité, à la différence de ce que propose le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU » (§ 205), dès lors que, sous l’angle de l’article 5 § 1 e), la privation de liberté doit viser aussi bien « une fonction sociale de protection » qu’une « fonction thérapeutique », soulignant expressément que « [l]a nécessité d’assurer la première […] ne devrait pas a priori justifier l’absence de mesures visant à accomplir la seconde » (§ 210). « [L]’administration d’un traitement adapté et individualisé fai[san]t partie intégrante de la notion d'”établissement approprié” » (§ 210), elle ne doit donc pas se limiter à considérer le type d’établissement concerné 63 mais, sans qu’il lui appartienne d’analyser le contenu des soins proposés, elle doit être « en mesure de vérifier l’existence d’un parcours individualisé tenant compte des spécificités de l’état de santé mentale de la personne internée dans l’objectif de préparer celle-ci à une éventuelle future réinsertion », en accordant aux autorités « une certaine marge de manœuvre à la fois pour la forme et pour le contenu de la prise en charge thérapeutique ou du parcours médical » (§ 209). Ainsi, « d’éventuelles conséquences négatives sur les chances d’évolution de la situation personnelle du requérant ne conduiraient pas nécessairement à un constat de violation de l’article 5 § 1, sous réserve que les autorités aient déployé des efforts suffisants pour surmonter tout problème entravant la thérapie » (§ 211), les exigences en la matière s’apparentant davantage à une obligation de moyens que de résultats.

Avec une pédagogie très largement absente de l’arrêt précédent, la Grande chambre explicite alors l’articulation de l’analyse des griefs tirés de l’absence alléguée de « soins appropriés » en soulignant que l’intensité de son contrôle « peut différer selon des allégations présentées sous l’angle de l’article 3 ou de l’article 5 § 1 » (§ 213), un constat de violation ou de non-violation du premier n’entraînant pas de conséquence automatique quant à la violation ou non du second puisque le contrôle opéré repose dans un cas sur l’examen d’un « seuil » permettant la mise en œuvre de l’article 3 et dans l’autre sur l’examen du lien entre le but de la privation de liberté et ses conditions d’exécution. Sans que l’article 5 § 1 ne garantisse un droit pour une personne internée à bénéficier de soins dans sa langue, elle relève donc néanmoins « l’importance du facteur linguistique comme moyen de communiquer les informations relatives au traitement » (§ 238), ce qui l’amène à conclure unanimement à la violation de cet article pour la période 2004-2017, faute d’un véritable « parcours thérapeutique », mais à sa non-violation (par 10 voix contre 7) pour la période ultérieure. Jouant les équilibristes entre la liberté de l’individu atteint de troubles psychiques et la vulnérabilité qui amoindrit sa capacité à décider pour lui-même, c’est en soulignant que les autorités restent tenues d’offrir au requérant les soins et l’accompagnement susceptibles de lui offrir « un espoir de sortie » (§ 241) qu’elle conclut ici qu’elles s’étaient bien acquittées de l’obligation de moyens qui pesait sur elles. Au final, la situation du requérant n’a pourtant guère évolué. Ses chances de réinsertion n’ont pas augmenté. Il se voit seulement allouer, en réparation du préjudice moral subi, la somme de 32500 € dont on peut gager qu’il n’aura guère l’usage. Une occasion de méditer, au regard de l’utilité casuistique de la jurisprudence (qui doit refléter la double fonction du juge : dire le droit et rendre la justice), la phrase que G. Tomasi di Lampedusa prête à Tancredi dans Il Gattopardo : « Se vogliamo che tutto rimanga com’è, bisogna che tutto cambi » 64.

Céline Husson-Rochcongar

 

V. Exigences du procès équitable

A. Jusqu’où tolérer les “entorses” à la procédure de nomination des juges ?

Dans l’affaire Guðmundur Andri Ástráðsson c/ Islande 65, le requérant alléguait que la nomination irrégulière (reconnue par la Cour suprême) de l’une des juges ayant participé à la formation de jugement chargée de connaître de l’accusation pénale portée contre lui avait violé son droit à un procès équitable au motif que le tribunal n’avait pas été « établi par la loi ». Rappelant que seule une « violation flagrante » du droit interne (tant par sa « nature » que par sa « gravité ») peut l’autoriser à réexaminer l’interprétation retenue par les juridictions nationales, la Cour considère que tel avait bien été le cas en l’espèce du fait du non-respect de la procédure de nomination de magistrats à la Cour d’appel et conclut à la violation de l’article 6 § 1, par 5 voix contre 2. En effet, la ministre de la Justice avait remplacé, sans comparaison approfondie de leurs compétences, quatre des quinze candidats qui figuraient en haut de la liste des personnes considérées comme qualifiées par le comité d’experts spécialement constitué pour l’établir par quatre autres figurant plus bas, ce qui avait entraîné une « défaillance fondamentale » dans la procédure de nomination (§ 116). De même, le Parlement avait violé la règle imposant un vote séparé sur chaque candidat pour préférer une stratégie partisane (§ 119) que le cadre légal cherchait justement à éviter, ce qui constituait également une « grave défaillance dans la procédure de nomination, laquelle a eu une incidence sur l’intégrité de la procédure dans son ensemble » (§ 122).

C’est donc au regard de l’équilibre entre pouvoirs exécutif et législatif que la Cour considère que la procédure avait été violée « au détriment de la confiance que l’ordre judiciaire doit inspirer au public dans une société démocratique [ce qui avait] porté atteinte à l’essence même de l’un des principes fondamentaux de la prééminence du droit, selon lequel un tribunal doit être établi par la loi » (§ 123). Dans leur opinion dissidente, les juges Lemmens et Gritco reprochent pour leur part à la majorité d’avoir ouvert « une boîte de Pandore, en offrant aux prévenus un argument, indéfiniment disponible, pour contester leur condamnation », estimant que la solution retenue constitue « an example of “overkill“ ». « The pilot in this case (the Minister of Justice, followed by Parliament) made a navigation mistake, but that is not a reason to shoot down the plane (the Court of Appeal) ».

 

B. Droit à un interprète et devoirs de l’interprète

L’affaire Knox c/ Italie 66 concernait une étudiante américaine de 20 ans qui se trouvait en Italie depuis 2 mois lorsqu’elle avait été accusée du meurtre de sa colocataire. Ayant été entendue de nuit et en état de choc par trois agents de police et sans assistance d’un défenseur, elle avait bénéficié de la présence d’une interprète qui avait adopté avec elle une attitude maternelle. Dans ce contexte, elle avait formulé des accusations à l’encontre de D.L., avant d’être arrêtée (ainsi que son petit ami) pour violences sexuelles et meurtre et de se rétracter quelques heures plus tard. Acquittée de ces chefs d’accusation en 2015, elle avait toutefois également été mise en examen en 2008 pour dénonciation calomnieuse et condamnée à trois ans de réclusion.

Rien ne permettant d’établir l’existence de traitements inhumains ou dégradants, la Cour conclut néanmoins unanimement à la violation de l’article 3 en son volet procédural faute d’enquête alors que le comportement « clairement déplacé » de l’interprète et de l’un des agents de police (qui l’avait prise dans ses bras) « fournissant des informations quant au contexte général dans lequel l’audition de la requérante a eu lieu, auraient dû alerter les autorités nationales quant à la possible atteinte au respect de [s]a dignité […] et à sa capacité d’autodétermination » (§ 133) 67.

Toutefois, c’est surtout sous l’angle du droit à un procès équitable que l’affaire doit être examinée, la Cour rendant ici unanimement un double constat de violation après avoir jugé l’article 6 applicable en constatant que la requérante avait fait l’objet d’une « accusation en matière pénale » à partir de 5h45 la nuit du meurtre. Quant à l’article 6 § 1 tout d’abord, elle n’identifie aucune raison impérieuse susceptible de justifier la restriction à l’accès à un avocat de Mme Knox, dont les dépositions litigieuses avaient été utilisées lors de son procès comme constituant en elles-mêmes une infraction pénale et la preuve matérielle menant à un verdict de culpabilité, alors même que le procès-verbal de l’interrogatoire ne faisait pas état de la notification de ses droits procéduraux, l’ensemble ayant porté une « atteinte irrémédiable » à l’équité du procès dans son ensemble. Elle conclut de même quant à l’article 6 § 3 e) en constatant que les autorités n’avaient pas apprécié le comportement de l’interprète, ni cherché à évaluer s’il s’était avéré conforme aux exigences de la Convention ou s’il avait eu un « impact » sur l’issue de la procédure pénale alors qu’il avait bien eu des répercussions sur d’autres droits qui y étaient étroitement liés.

Céline Husson-Rochcongar

 

VI. Droit au respect de la vie privée et familiale

A. Les mesures d’ordre sécuritaire et leur impact : quel(s) équilibre(s) ?

Bien que s’inscrivant dans des cadres assez divers (collecte et conservation par la police de données personnelles d’un militant pacifiste, latitude conférée aux agents des services de l’immigration dans le contrôle des passagers ou refus d’autoriser des détenus à assister aux obsèques d’un proche), cinq affaires relatives à la mise en œuvre de mesures d’ordre sécuritaire et à leur impact sur le droit au respect de la vie privée ont en commun de refléter une approche relativement libérale de recherche d’équilibre entre intérêts particuliers et intérêt général, spécialement en matière de lutte anti-terroriste. En effet, comme la Cour le répète depuis son arrêt Aksoy c/ Turquie 68, si cette lutte impose aux États une vigilance renforcée qui les amène à mettre en place un ensemble de dispositifs de sécurité et de contrôle, elle ne saurait toutefois leur offrir une latitude illimitée. Les marges de manœuvre dégagées ne sont pourtant pas forcément là où l’on aurait pu les attendre.

Dans la première affaire 69, un militant pacifiste de 94 ans se plaignait de la collecte et surtout de la conservation de données personnelles le concernant dans une base de données policière relative à « l’extrémisme national » (entre mars 2005 et octobre 2009, il avait fait l’objet de 66 inscriptions). Pour la Cour Suprême, cette conservation était prévue par la loi et proportionnée dans la mesure où l’atteinte à son droit à la vie privée avait été « minime », les informations détenues n’étant ni intimes, ni sensibles. La Cour conclut en revanche à la violation de l’article 8 de la Convention au motif que, révélant des opinions politiques, ces données auraient dû bénéficier d’une protection accrue, et ce d’autant plus que le requérant – qui n’avait jamais été violent par le passé et présentait peu de risques de le devenir – ne constituait pas une menace. Estimant qu’il existait certes un besoin impérieux de les recueillir et que leur collecte s’était faite en toute transparence alors que le requérant, militant pour la paix depuis 1948, s’était « associé publiquement aux activités d’un groupe protestataire violent », elle relève surtout l’ineffectivité des garanties procédurales concernant leur conservation. Particulièrement, elle souligne l’absence de durée maximale de celle-ci, pourtant imposée par les résolutions relatives à la protection de la vie privée adoptées par le Comité des ministres 70 et constate que leur réexamen prévu au bout de 6 ans minimum ne semblait guère effectif puisqu’il avait bel et bien été décidé de conserver des données sensibles. Elle fait ainsi mention de sa préoccupation quant à l’effectivité des voies de recours disponibles, dans la mesure où le volume de données conservées concernant le requérant s’était avéré plus important que celui que la police avait initialement reconnu détenir.

Si la lecture des faits ne laissait guère de doute quant à la solution apportée, le raisonnement suivi par la majorité 71 peut néanmoins surprendre. En effet, en s’attachant essentiellement à la « nécessité » de ces mesures et à l’absence de tout « besoin social impérieux » en s’appuyant sur l’arrêt S. et Marper c/ Royaume-Uni 72 (qui l’amène à dépouiller l’État d’une grande partie de sa marge d’appréciation), la Cour semble opter pour la facilité, rendant davantage une solution d’espèce que de principe. Car, si le risque paraît relativement faible qu’elle soit sous peu saisie d’une nouvelle affaire relative à un militant très âgé, il s’avère en revanche nettement plus probable que la question se trouve à nouveau posée concernant des militants encore en âge et en capacité physique de « constituer une menace » pour l’ordre et la sécurité publics. Or, lorsque cela ne manquera pas de se produire, la Cour devra alors envisager de se pencher réellement sur la « qualité de la loi » ayant rendu possible la conservation de données « potentiellement indéfiniment » (§ 120).

Dans la deuxième affaire 73, c’est la législation antiterroriste britannique 74 habilitant les agents des services de l’immigration à interpeller, fouiller et interroger les passagers dans les ports, aéroports et terminaux ferroviaires internationaux qui était en cause dans la mesure où aucune autorisation préalable ni aucun soupçon de participation à une entreprise terroriste n’était nécessaire. Condamnée pour avoir refusé de répondre aux questions posées hors de la présence de son avocat, la requérante avait vu son recours rejeté par la Cour suprême qui avait considéré la loi telle qu’en vigueur lors de son examen, c’est-à-dire modifiée par une loi de 2014 et une nouvelle version du Code of Practice, interdisant tout interrogatoire sans avocat et rendant obligatoire le placement en détention des individus interrogés pendant plus d’une heure et leur remise en liberté après six heures d’interrogatoire (et non plus neuf).

Recherchant si le droit interne encadrait suffisamment l’exercice de ces pouvoirs pour garantir une protection adéquate du droit au respect de la vie privée contre d’éventuels abus, la Cour répond unanimement par la négative et conclut qu’ils n’étaient pas « prévus par la loi », en violation de l’article 8, au terme d’un raisonnement en cinq points : 1. Le fait que ces pouvoirs étendus s’appliquent de manière permanente à l’ensemble des contrôles aux frontières n’était pas « en soi » contraire au principe de légalité ; 2. L’absence de toute condition de « soupçon légitime » n’a pas non plus entraîné l’illégalité de leur exercice car une telle condition aurait affaibli la protection de la sécurité nationale, toute interpellation attirant l’attention de l’individu surveillé. Il convenait donc d’évaluer le dispositif dans son ensemble en distinguant pouvoir d’interroger et de fouiller et pouvoir de détenir (la requérante n’ayant pas été détenue) et en considérant les instructions données aux agents (selon la Cour, ce dispositif a joué un rôle « très précieux » face à la « menace très réelle » que constitue le terrorisme, sans mise en œuvre « abusive ») ; 3. Les agents pouvaient interroger un individu pendant neuf heures hors de la présence d’un avocat, sans « soupçon légitime » et sans le détenir officiellement ; 4. L’absence d’exigence de « soupçon légitime » rendait difficile le contrôle juridictionnel de leur décision ; 5. Le contrôle exercé par l’évaluateur indépendant de la législation antiterroriste n’était pas « de nature à compenser » une telle insuffisance de garantie. Elle n’attribue toutefois aucune indemnité à la requérante… dont l’époux était emprisonné en France pour infractions terroristes 75.

Enfin, dans trois affaires concernant le refus d’autorisation de sortie provisoire opposé à des détenus par les autorités suite au décès de l’un de leurs proches, les solutions adoptées s’attachent à rechercher l’existence d’une prise en compte individualisée de la situation des requérants. Toutefois, là encore, le libéralisme de principe manifesté par la Cour doit se plier aux contraintes matérielles, liées notamment aux conditions de faisabilité de l’organisation de leur sortie, lesquelles sont examinées de manière assez peu approfondie. Par le passé, la Cour avait déjà eu l’occasion d’affirmer que le refus d’une telle autorisation constitue une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale, même si la détention implique en elle-même une limitation de ce droit 76. Dans l’affaire Vetsev c/ Bulgarie (2 mai 2019, n°54558/15), s’attachant au caractère systématique de la réponse apportée au requérant, elle conclut, dans le prolongement de sa jurisprudence antérieure, à la violation de l’article 8 au motif que le droit interne ne prévoyait aucune possibilité de sortie sous escorte pour les individus placés en détention provisoire, celle-ci n’étant envisageable qu’en vue d’assurer les transferts entre institutions judiciaires, sans possibilité d’examen individualisé et circonstancié ni de mise en balance des intérêts en présence, droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale d’un côté, impératifs liés à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales de l’autre.

De même, dans l’affaire Ēcis c/ Lettonie (10 janv. 2019, n 12879/09), elle constate une violation, mais de l’article 14 combiné avec l’article 8 77, au motif que le requérant (détenu pour un crime grave dans une prison fermée où il purgeait une peine de vingt ans d’emprisonnement pour enlèvement, meurtre aggravé et extorsion), étant un homme, s’était trouvé soumis au régime de sécurité maximale alors que les femmes se voyaient détenues en établissements partiellement fermés dans des conditions moins strictes, ce qui l’avait notamment empêché de manière automatique de pouvoir assister aux obsèques de son père alors qu’une femme aurait pu y être autorisée en application de la loi sur les régimes carcéraux qui lui avait été appliquée. Faisant écho à celle qui avait été développée dans l’affaire Khamtokhu et Aksenschik c/ Russie 78 commentée sur ce site, l’argumentation adoptée par le requérant repose donc sur l’idée selon laquelle les hommes subiraient, en matière de politique pénale, une discrimination fondée sur le sexe 79 en raison de la différence de traitement dont feraient l’objet les hommes et les femmes reconnus coupables de crimes graves ou particulièrement graves.

Si elle admet partiellement l’argument du Gouvernement selon lequel « les détenues avaient des besoins qui leur étaient propres », notamment en matière de maternité, la Cour refuse en revanche de considérer que « tous les détenus masculins présente[raient] un niveau de dangerosité tellement supérieur qu’une appréciation individuelle des risques ne s[era]it pas nécessaire ». S’appuyant sur les conclusions du CPT dénonçant l’instauration de « périodes d’emprisonnement minimales prédéterminées selon les différents régimes de sécurité » sans évaluation individuelle, elle rappelle que les autorités judiciaires doivent apprécier le bien-fondé de la demande et non se baser exclusivement sur un régime carcéral déterminé par le sexe du détenu. Ainsi, soulignant que « la politique pénitentiaire européenne met de plus en plus l’accent sur la réinsertion, et [que] les liens familiaux constituent un facteur important qui facilite la réintégration dans la société pour les hommes comme pour les femmes », elle conclut à une violation de l’article 8 au motif que l’interdiction générale de sortie imposée aux détenus masculins ne permettait pas de « répondre plus facilement aux besoins particuliers des femmes détenues ». Par cette formulation malheureuse – qui semble laisser entendre que certaines mesures qui le permettraient pourraient quant à elles justifier une atteinte au droit à la vie privée de détenus masculins – la Cour montre qu’elle n’est pas encore parvenue à trouver, en la matière, une argumentation qui n’ait pas l’air de jouer les droits des unes contre ceux des autres.

En revanche, dans l’arrêt Guimon c/ France (11 avr. 2019, n°48798/14), la dangerosité potentielle de la requérante (qui purgeait plusieurs peines pour participation à des actions terroristes et continuait à revendiquer son appartenance à l’ETA) et l’impossibilité matérielle d’organiser une escorte renforcée (entre Rennes, où elle était détenue, et Bayonne, où elle souhaitait se recueillir sur la dépouille de son père) ainsi qu’un repérage des lieux dans un délai très bref amènent au contraire la Cour à juger que l’article 8 n’a pas été violé au regard de la marge nationale d’appréciation des autorités en considérant que le refus d’autorisation était prévu par la loi et que les motifs le justifiant, fondés sur la protection de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, étaient suffisamment prévisibles. Ainsi, bien que la requérante ait « présenté promptement sa demande […], laissant un délai de six jours aux autorités pour organiser une escorte », elle affirme « ne voi[r] aucun élément permettant de remettre en cause l’analyse du Gouvernement selon lequel le délai imparti, une fois l’autorisation de sortie sous escorte définitivement accordée, était insuffisant pour organiser une escorte composée d’agents spécialisés pour le transfert et la surveillance d’une condamnée pour des faits de terrorisme, avec un repérage des lieux préalable » (§ 47) sans se livrer à un examen détaillé de cette « impossibilité » (§ 46). Ne tenant aucun compte de la difficulté de « prévoir » une sortie liée à un décès, elle se contente donc de valider l’argumentation du Gouvernement reposant sur le profil de la requérante et le contexte de sa sortie, exigeant selon lui une escorte « particulièrement renforcée » (§ 47). Paradoxalement, dès lors qu’aucune alternative ne pouvait être envisagée, le fait que la requérante n’ait pas revu son père depuis 2009 – qui avait conduit la chambre de l’application des peines à juger que sa demande « se justifiait sur le plan humain » (§ 45) – ne pèse d’aucun poids dans la décision, amenant à constater une fois de plus que, lorsque l’argument budgétaire est avancé, le contrôle exercé à Strasbourg recule, la Cour s’affirmant, ici encore, « consciente que les sorties sous escorte causent des problèmes de nature financière et logistique » 80.

Céline Husson-Rochcongar

 

B. Les violences domestiques comme exception au principe du retour immédiat d’un enfant déplacé illicitement

Quoiqu’il s’inscrive dans un contentieux balisé par une jurisprudence bien établie depuis l’arrêt de Grande chambre du 26 novembre 2013, X. c. Lettonie 81 et qu’à ce titre, il ait été rendu par un simple comité, l’arrêt du 21 mai 2019, O. C. I. et autres c/ Roumanie (n°49450/17) se distingue par une ferme application des principes et des valeurs que la Cour place au cœur des rapports de système (entre la Convention européenne des droits de l’homme, la Convention de La Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants et le règlement 2201/2003 dit « Bruxelles II bis » relatif à la compétence et à la coopération judiciaire civile en matière familiale au sein de l’Union européenne). Était en cause en l’occurrence la décision d’une juridiction roumaine qui, à la demande de leur père et par application de la Convention de La Haye, avait autorisé le retour immédiat en Italie de deux enfants déplacés illicitement en Roumanie, nonobstant les violences paternelles exposées par leur mère au titre de l’exception de « risque grave » prévue par l’article 13 b de cette même Convention. Dans de telles circonstances, il est acquis que le respect de l’article 8 CEDH impose aux autorités nationales saisies d’une demande de restitution de procéder à un examen effectif des « allégations défendables de « risque grave » » soulevées par un parent, en accordant toute la considération due à l’intérêt supérieur de l’enfant, et de motiver spécialement leur décision sur ce point au regard des circonstances de l’espèce 82. Or, comme la Cour le répète ici sous forme de principe général (§ 36), « la dignité des enfants ne peut être garantie si les juridictions internes sont prêtes à accepter une quelconque forme de justification à des actes de mauvais traitement, y compris les châtiments corporels » 83. Les motifs de violation du droit au respect de la vie privée et familiale suggèrent alors un double renforcement par rapport à la jurisprudence X c/ Lettonie (précité).

D’une part et dans la mesure où l’exception prévue par l’article 13, b), de la Convention de La Haye s’y était vue limitée aux « situations qui vont au-delà de ce qu’un enfant peut raisonnablement supporter » 84, la Cour affirme sans ambages – dans la logique de l’arrêt D.M.D c/ Roumanie – que le risque de violences domestiques sur un enfant va par nature au – delà de ce seuil (§43). Aussi la juridiction roumaine ne pouvait-elle valablement considérer, en contradiction flagrante avec l’interdiction absolue des châtiments corporels familiaux dans sa propre loi, que les actes de violences dont les enfants avaient en l’occurrence souffert étaient trop occasionnels pour constituer un « risque grave ».

D’autre part et dans la mesure où la jurisprudence X c/ Lettonie appelle à prendre en compte les mesures susceptibles d’être mises en place par les autorités du pays de résidence habituelle pour évaluer la gravité d’un risque avéré de danger physique ou psychique en cas de retour 85, l’arrêt O.C.I précise que rien –  ni dans la Convention de La Haye, ni dans le Règlement Bruxelles II bis, pas même « l’existence, en vertu du droit de l’Union européenne, d’un lien de confiance mutuelle entre les autorités de protection de l’enfance des deux États impliqués » – « ne signifie que l’État vers lequel un enfant a été déplacé illicitement doit ordonner son retour dans un environnement où il sera exposé à des risques graves de violences domestiques, sous prétexte qu’il s’agit de son lieu habituel de résidence et que les autorités du pays sont en mesure de s’occuper de cas d’abus » (§ 45). Si les spécialistes de droit de la famille et de droit international privé jugeront de l’impact sur le système mis en place par la Convention de La Haye, on relèvera cette nouvelle limite à la portée du principe de confiance mutuelle entre Etats membres de l’Union, auquel les juges roumains ne pouvaient donc s’en remettre sans s’assurer au moins que des arrangements spécifiques étaient pris pour garantir la sécurité des enfants (§ 46), un peu de de la même manière que dans l’arrêt Tarakhel, le transfert d’une famille de demandeurs d’asile par application du règlement Dublin III ne pouvait s’opérer de la Suisse vers l’Italie sans obtention préalable de garanties  « concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et, d’autre part, la préservation de l’unité familiale » 86.

« Malgré le principe de subsidiarité », la Cour conclut, en conséquence, que les allégations de risque grave n’ont pas été appréciées d’une manière compatible avec l’intérêt supérieur de l’enfant (§ 47). Et en substance, sa position à l’égard du risque de violence domestique ne fait que cautionner encore la correcte application de l’article 8 CEDH par la Cour de cassation, qui de jurisprudence constante, y voit également une pleine justification au non-retour de l’enfant dans son lieu de résidence habituelle 87.

Caroline Boiteux-Picheral

 

C. Le développement de la protection par ricochet du droit à un environnement sain

Dans la construction prétorienne d’un droit à un environnement sain, sur la base du respect dû à la vie privée et familiale et au domicile 88, l’arrêt du 24 janvier, Cordella et autres c/ Italie (n°54414/13) se singularise essentiellement par l’indication de mesures générales dans une affaire de grave pollution industrielle, provoquée par l’un des plus grands centres sidérurgiques d’Europe. En l’occurrence, 161 des 180 requérants, habitant ou ayant résidé dans le voisinage plus ou moins étendu de l’aciérie implantée depuis 1963 à Tarente, sont jugés recevables à se plaindre d’une méconnaissance de leurs droits à raison des carences des autorités publiques dans la gestion des risques environnementaux élevés auxquels ils étaient exposés et dont les effets sur la santé humaine ont été attestés par plusieurs études scientifiques. A ce problème d’une envergure particulière, qui a d’ailleurs donné lieu à condamnation en manquement de l’Italie devant la CJUE 89 et au lancement d’une nouvelle procédure en infraction en 2014, la Cour réserve ainsi un traitement particulier.

S’inscrivant dans une suite assez fournie de décisions de violation 90, l’arrêt Cordella ne renouvelle sans doute pas, en soi, l’interprétation de l’article 8. Compte tenu des obligations positives de règlementation des activités dangereuses et de protection des citoyens qui pèsent sur les Etats, au regard non seulement du droit au respect de la vie(Gde ch., 30 nov. 2004, Oneryildiz c. Turquie, n 48939/99, § 90[/foot] mais aussi du droit au respect de la vie privée et du domicile 91, le juge européen n’a nulle peine à stigmatiser l’impasse où se trouvent les plans destinés à permettre une dépollution de la province de Tarente (§§ 167-168 et § 171), alors que différentes dispositions ont été prises pour assurer la continuation des activités de l’aciérie (§ 169), et donc, à condamner « la prolongation d’une situation de pollution environnementale mettant en danger la santé […] de l’ensemble de la population résidant dans les zones à risque, laquelle reste, en l’état actuel, privée d’informations quant au déroulement de l’assainissement du territoire concerné, notamment pour ce qui est des délais de mise en œuvre des travaux y afférents ».  Dans ces circonstances, il était patent qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre l’intérêt économique général et l’intérêt des requérants de ne pas subir des atteintes graves à l’environnement pouvant affecter leur bien-être et leur vie privée (§ 174). Aussi, ce constat – si salutaire soit-il – n’a-t-il rien que de très logique.

En revanche, l’arrêt innove par l’application de l’article 46 de la Convention. Jusqu’à présent, en effet, la juridiction européenne des droits de l’homme n’avait guère examiné la question des mesures impliquées par l’exécution de ses arrêts, dans ce type de contentieux, que sous l’angle de la satisfaction équitable (article 41 CEDH), sans grand bénéfice. Ainsi s’était-elle retranchée derrière la portée déclaratoire de ses arrêts, dans l’affaire Giacomelli, pour ne pas satisfaire à la demande de la requérante visant une cessation immédiate des activités litigieuses ou au moins un déplacement des installations industrielles 92. De même s’est-elle toujours refusée à prescrire une quelconque obligation spécifique (en l’occurrence, de relogement) au titre de la réparation du préjudice matériel allégué, rappelant seulement qu’un constat de violation de l’article 8 impose aux Etats de prendre toutes les mesures nécessaires pour remédier à la situation d’un requérant et leur abandonnant encore, in fine, le soin de les déterminer sous le contrôle du Comité des Ministres 93. Conjuguée au principe de subsidiarité, la dimension individuelle du contentieux européen des droits de l’homme apparaissait donc peu propice à la protection environnementale en tant que telle. L’arrêt Cordella, toutefois, renouvelle les perspectives. Car si la complexité technique des mesures à prévoir dissuade la Cour d’appliquer la procédure de l’arrêt-pilote réclamée par les requérants, l’urgence des travaux d’assainissement ne la conduit pas moins à indiquer à l’Etat défendeur une mesure de type général. Dès lors que des dispositions et actions nécessaires à la protection environnemen­tale et sanitaire de la population ont déjà été répertoriées dans un plan environnemental approuvé par les autorités nationales en 2014, ledit plan « devra être mis en exécution dans les plus brefs délais » (§ 182) et non comme en avait décidé le Président du Conseil des ministres italien en aout 2023.

S’esquisse ainsi une forme de droit à une rapide dépollution.

Caroline Boiteux-Picheral

 

VII. Droits politiques

A. Rappel bienvenu des standards démocratiques relatifs à la liberté d’expression face à la dérive autoritaire des régimes turc et russe

« Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une société démocratique ». Les termes employés pour qualifier le standard de société démocratique font désormais partie de la vulgate européenne. Il y a encore des tribunaux nationaux qui n’ont pas intégré ces principes qui sous-tendent l’interprétation de l’article 10. L’affaire Mart et a. c/ Turquie (19 mars, n°57031/10) le démontre à l’envi et illustre à quel point l’emprisonnement de journalistes, d’universitaires, de militants défendant des idées considérées comme subversives est devenue monnaie courante en Turquie 94. En l’espèce, les requérants avaient été condamnés à deux ans et six mois d’emprisonnement pour des faits de propagande en faveur de l’organisation illégale MLKP (Parti communiste marxiste-léniniste). Les motifs avancés par la Cour d’assises d’Ankara sont pour le moins déroutants : il leur était notamment reproché d’être des lecteurs des périodiques Atılım et Özgür Gençlik, organes de presse légaux de l’organisation MLKP et d’avoir possédé à leur domicile des livres, périodiques et documents en lien avec cette organisation. Le juge européen n’eut pas de mal à retenir une violation de l’article 10 de la Convention. De jurisprudence constante, la Cour estime que les juges nationaux doivent prendre en considération le contenu des publications litigieuses et surtout le contexte dans lequel elles s’inscrivent (§ 31). Rien de tel ici. Brandir la qualification de discours de haine ou d’incitation à la violence ne suffit pas pour échapper à un constat de violation. Il serait peut-être temps que certaines juridictions turques sortent de leur longue période d’hibernation et comprennent la signification d’une mise en balance entre la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis.

Autre rappel important à l’égard d’un Etat peu enclin à prendre en compte la jurisprudence européenne : la nouvelle condamnation de la Russie en raison du harcèlement subi par Alexei Navalny, l’opposant n°1 à la politique de Vladimir Poutine. Déjà dans un arrêt du 15 novembre 2018 (n°29580/12), la Grande chambre avait jugé que ses multiples arrestations portaient atteinte à ses droits à la sûreté et à la liberté de réunion. Plus encore, avait été retenue une violation de l’article 18 (détournement de pouvoir) en combinaison avec ces dispositions, « les restrictions imposées au requérant lors des cinquième et sixième épisodes [poursuivant] un but inavoué, contraire à l’article 18 de la Convention, à savoir celui d’étouffer le pluralisme politique, qui est un attribut du “régime politique véritablement démocratique“ encadré par la “prééminence du droit“, deux notions auxquelles renvoie le Préambule de la Convention ». La Russie n’en a cure. Saisie de la conventionnalité de nouvelles mesures visant à museler le requérant (assignation à résidence et différentes mesures de restriction de sa liberté d’expression), la Cour retient une nouvelle violation des articles 5 et 10 de la Convention, ainsi que de l’article 18 combiné avec l’article 5. L’arrêt Navalnyy c/ Russie (n°2) en date du 9 avril 2019 (n°43734/14) retient notamment l’attention en ce qui concerne le constat de violation de l’article 10. Les conditions de son assignation à domicile étaient telles que le requérant ne pouvait quitter son appartement, communiquer avec des personnes autres que sa famille proche, utiliser des moyens de communication et internet et faire déclarations sur l’affaire pénale le visant. Or, certaines de ces conditions n’étaient pas même pas prévues par le code de procédure pénale (§ 75) ! Tout en allégeant le régime de l’assignation à domicile en août et octobre 2014, le tribunal de district Zamoskvoretskiy a étendu la liste des moyens de communication prohibés à la télévision et la radio. Au précédent constat de défaut de base légale, s’ajoute ici un constat de défaut de but légitime, le risque de fuite avancé par les juges russes ne correspondant nullement à l’objectif de « prévention du désordre ou du crime » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (§ 80). On peine en effet à faire le lien entre l’interdiction d’accès à des moyens de communication imposée au requérant et les exigences d’une enquête pénale. En un mot, les atteintes étaient tellement grossières que la Cour n’a pas eu besoin de porter le débat sur le terrain de la nécessité. Pour la Russie, cela ne change rien. La récente campagne de perquisition menée chez les partisans de l’opposant Alexeï Navalny démontre la volonté farouche du Président Poutine d’éliminer toute opposition. Le mécanisme européen de garantie des droits de l’homme est-il vraiment en mesure de faire rentrer dans le rang un pays autoritaire ? On relèvera que deux mois après l’arrêt de la Cour, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a décidé de ratifier les pouvoirs de la délégation russe … qui n’y siégeait plus depuis 2015. Ainsi résumé à grands traits, l’arrêt Navalnyy c/ Russie (n°2) donne à voir l’image d’une juridiction qui prend ses responsabilités, mais qui paraît bien impuissante face aux dérives autoritaires du régime russe.

 

B. Contestation relative à la validation d’une démission d’une sénatrice : un recul du contrôle européen

Est-il encore besoin de rappeler que le droit parlementaire des Etats n’échappe à l’influence de la Convention. Dans l’arrêt G.K. c/ Belgique 95, était en cause une contestation d’une sénatrice belge qui avait démissionné (sous la pression des membres de son parti) avant de se rétracter en vain, le sénat ayant pris acte de sa démission et validé les pouvoirs de son successeur. La requérante se plaint d’avoir été privée de son mandat de sénatrice et, partant, d’une violation de l’article 3 du 1er protocole additionnel. Pour sa part, le gouvernement insistait sur la particularité de la réglementation en Belgique où la démission d’un parlementaire produit immédiatement ses effets et sur le fait que la question de la démission d’un parlementaire relève de l’autonomie constitutionnelle des États, impliquant dès lors une marge d’appréciation plus importante. Pareille lecture est rejetée sans ambages par la Cour. On le sait, l’article 3 du 1er protocole additionnel garantit le droit de siéger en tant que membre du parlement une fois élu 96. Si l’Etat défendeur est en droit d’invoquer ici une large marge nationale d’appréciation, celle-ci n’en demeure pas moins sous contrôle. Comme le rappelle la Cour dans l’affaire G.K., les conditions imposées ne doivent pas réduire les droits dont il s’agit « au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité » (§ 51). Au cas d’espèce, sous l’effet conjugué de la procéduralisation des droits substantiels et du principe de subsidiarité, le juge européen se contente de vérifier que le processus décisionnel en matière de contentieux électoral comporte un minimum de garanties contre l’arbitraire 97, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un différend sur la démission d’un parlementaire. Primo, l’arrêt pointe du doigt un droit interne imprécis quant au pouvoir discrétionnaire autonome dont jouissait le Sénat pour décider de valider la démission de la requérante (§ 58). Secundo, plusieurs lacunes procédurales sont relevées, en particulier l’absence d’audition de la requérante devant le bureau du Sénat chargé de l’établissement d’un rapport sur l’affaire, bureau qui comportait en son sein deux sénateurs ayant contraint la requérante à démissionner (§ 61). Le constat de violation de l’article 3 du Protocole 1, limité à ces aspects procéduraux, doit être bien compris. La démarche de la Cour est à l’évidence placée sous le signe du self-restreint et traduit son souci d’éviter le débat sur la conventionnalité de l’article 48 de la Constitution qui prévoit que, suite à une démission, le sénat vérifie les pouvoirs du nouveau sénateur, ce qui exclut la compétence des tribunaux de l’ordre judiciaire. En l’espèce, la Cour adopte une attitude de retenue, qui tranche avec sa posture habituelle. Par exemple, dans un arrêt Grosaru c/ Roumanie rendu le 2 mars 2010, elle s’était montrée plutôt sévère à l’égard de l’absence de tout contrôle juridictionnel d’une contestation relative à l’attribution du mandat de député. On comprend mieux pourquoi l’arrêt G.K. ne dit mot des éléments de droit comparé qui vont plutôt dans le sens d’une juridictionnalisation du contentieux postélectoral.

 

C. Euro-compatibilité attendue de la décision du Tribunal constitutionnel espagnol suspendant la séance plénière du Parlement de la communauté autonome de Catalogne

Enfin, au titre de la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention, la décision Forcadell i Lluis et autres c/ Espagne (7 mai, n°75147/17), concernant la décision du Tribunal constitutionnel espagnol de suspendre provisoirement la séance plénière du Parlement de la communauté autonome de Catalogne, peut-être brièvement évoquée, même si la solution retenue se place dans le sillage de précédents dépourvus d’ambiguïté. Sans qu’il soit nécessaire de revenir sur les questions de recevabilité, on soulignera deux points qui étaient au cœur de l’affaire. D’abord, le respect de l’effectivité des décisions du tribunal constitutionnel. Selon la Cour, en autorisant la tenue d’une séance plénière afin de faire voter une déclaration d’indépendance, le bureau du Parlement de la communauté autonome de Catalogne a sciemment méconnu des décisions du tribunal constitutionnel qui avaient suspendu les lois 19/2017 et 20/2017 sur le referendum d’autodétermination et le processus de transition juridique et de fondation de la République (§ 36). La décision s’appuie largement sur les travaux de la commission de Venise, en particulier l’avis en date du 16 octobre 2015 de la LOTC (n°15/2015), en rappelant « qu’il est obligatoire de se conformer aux arrêts rendus par les tribunaux constitutionnels, ces derniers étant compétents pour pouvoir adopter les mesures qu’ils estiment pertinents pour y parvenir ». Ensuite, la Cour oppose aux requérants sa définition du standard de société démocratique : une conception ouverte au changement mais qui refuse toute violence et projet politique ne respectant pas les règles de la démocratie et une conception qui protège les droits de la minorité (§ 37). Au cas présent, la demande de convocation de la séance plénière a rassemblé 76 députés indépendantistes sur 135 membres que compte le parlement catalan, ce qui signifie que 59 députés n’ont pas pu exercer leurs fonctions du fait d’une procédure constitutionnellement irrégulière. A la question de savoir si la restriction imposée par le Tribunal constitutionnel constituait une violation de la liberté de réunion protégée par l’article 11, la Cour européenne répond par la négative au moyen d’une « simple » décision d’irrecevabilité pour un grief « manifestement mal fondé ». Même son de cloche sur le terrain de l’article 3 du 1er protocole additionnel. Les mêmes arguments firent douter le juge européen de l’applicabilité de cette disposition à une procédure démocratique comme le référendum 98.

Mustapha Afroukh

 

 

 

Notes:

  1. Demande n°P16-2018-001
  2. arrêts n°S 10-19.053 et H 12-30.138 du 4 octobre 2018, obs. J.-P. Marguénaud, RTDCiv., 2018 p. 847
  3. voy. notamment H. Fulchiron, « Premier avis consultatif de la Cour européenne des droits de l’homme : un dialogue exemplaire ? », Dalloz, 2019, p. 1084 et J.-P. Marguénaud, « Le renforcement de l’interaction entre la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de cassation française en matière de filiation de l’enfant né d’une GPA », RTDCiv.,2019, p. 286
  4. En particulier que les modalités de reconnaissance de la filiation de l’enfant à l’égard de la mère d’intention prévues par le droit interne « garantissent l’effectivité et la célérité de leur mise en œuvre conformément à l’intérêt de l’enfant »
  5. « Conclusions », in M. Afroukh et J.-P. Marguénaud, Le protocole n° 16 à la CEDH, Pedone, coll. de l’IIDH, 2019, à paraître
  6. F. Krenc, «“Dire le droit“ “Rendre la justice“, Quelle Cour européenne des droits de l’homme ? », RTDH, 2008, p. 311
  7. «“Répondre et rassurer“ : quelques enseignements à propos du premier avis consultatif de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, 2019, p. 955
  8. Communiqué de presse du 9 août 2019 disponible sur le site de la Cour. Sur cette demande d’avis, voy. obs. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (janvier – août 2019) », AJDA, 2019 p.1803, qui aborde également les refus de demande d’avis du Conseil d’Etat et du conseil constitutionnel
  9. v., par exemple, les deux dernières affaires citées : dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres c/ Chypre et Turquie, la Grande chambre, contrairement à la chambre, ne condamne pas Chypre pour violation de l’article 2 ; dans l’affaire Rooman, le désaccord porte sur la violation de l’article 3, retenue par la chambre, mais écartée par la grande chambre. Adde Gde ch., 31 janv. 2019, Fernandes de Oliveira c/ Portugal n°78103/14 : alors que la chambre avait conclu à la violation de l’article 2 en ses volets matériel et procédural, la grande chambre ne condamne l’Etat défendeur qu’au titre du volet procédural
  10. Lucius Wildhaber, « La Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme », in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, Dalloz, Paris, 2011, pp. 687-702
  11. Voy. , parmi les nouveaux juges, le profil de la juge turque ou celui du juge suédois. Autre illustration, l’élection le 3 octobre 2019 de la juge portugaise Ana Maria Guerra Matins, Professeure de droit à la faculté de droit de l’université de Lisbonne
  12. « La lente décadence du corps des professeurs d’université : la fin d’une juridiction de fond purement universitaire », Dalloz, 2019, p. 1825
  13. « La Cour européenne des droits de l’homme face à l’Europe en crise », RTDH, 2016, p. 6)
  14. n°17-84.509, 17-84.511, 18-82.737
  15. contra., CE, 28 déc. 2017, Molénat, n°396571, obs. X. Dupré de Boulois, RDLF 2018 chron. n°04 : qui indiquait qu’aucune circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur ne pouvait justifier la mise à l’écart de la loi
  16. arrêt du 20 mai 2019, N°RG 19/08858, obs. X. Dupré de Boulois, « Affaire Vincent Lambert : la danse macabre continue. Au sujet de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 20 mai 2019 », – AJDA, 2019, p. 1202
  17. 19-17.330 ; 19-17.342
  18. n°C3911, Lebon, p. 370
  19. Gde. ch., 22 mars 2001, § 94, n°35532/97, 34044/96 et 44801/9
  20. CM/ResDH(2017)429
  21. Un deuxième arrêt du 16 novembre 2017 avait condamné l’Azerbaïdjan pour violation de l’article 6§ 1
  22. « “Le droit européen des droits de l’homme sera international ou ne sera pas… “. Pour une approche autopoïétique du droit international », RGDIP 2018, p. 5
  23. Opinion concordante commune aux juges Yudkivska, Pinto De Albuquerque, Wojtyczek, Dedov, Motoc, Polackova et Hüseynov
  24. Sur les difficultés posées par l’arrêt en termes de répartition des rôles entre les deux organes, voy. E. Decaux, « Coup d’arrêt à Bakou », RTDH, 2019, p. 997
  25. 9 juin 1998, § 36, JCP G, 1999, I, 105, chron. F. Sudre
  26. voy. notre étude, « L’émergence d’un droit à la sécurité des personnes dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RDP, 2015/1, pp. 139-158
  27. La Cour avait déjà statué sur des accidents de la route ayant causé le décès de la victime directe : par exemple, 31 juill. 2012, Prynda c/ Ukraine, n°10904/05
  28. P.Wachsmann, « Les normes régissant le comportement de l’administration selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », AJDA, 2010, p. 2141
  29. Opinion dissidente commune aux juges Costa, Jungwiert, Kovler et Fura
  30. voy. les opinions séparées jointes à l’arrêt sur ce point
  31. Gde. ch., 9 avril 2009, Šilih c/ Slovénie, n°71463/01
  32. 7 janv. 2010, n°25965/04
  33. voy. l’opinion concordante du juge Serghides
  34. Force des Nations-Unies chargé du maintien de la paix à Chypre
  35. Voy. cette Chron., RDLF, 2019, n°13, III, obs. C. Boiteux-Picheral
  36. Cour EDH, 14 sept. 2017, Ndidi c/ Royaume-Uni, n°41215/14, § 76, cette Chron. RDLF, 2018, n° 11, II, obs. C. Boiteux-Picheral
  37. Cour EDH, Gde ch., 18 oct. 2006, Üner c/ Pays-Bas, n°46410/99, §§ 57-58
  38. Cour EDH, 23 oct. 2018, Levakovic c/ Danemark , n°7841/14
  39. Voy. cette Chron., RDLF, 2019, n°13, V, obs. M. Afroukh
  40. Cour EDH, 11 juil. 2000, Jabari c/ Turquie, n°40035/98 : à noter que si la lapidation prévue pour adultère en Iran est bien jugée constituer un risque de « des traitements contraires » à l’article 3, la Cour ne s’étend encore guère sur sa qualification et concentre ses motifs sur les défaillances des autorités turques dans l’évaluation de la situation de la requérante
  41. Cour EDH, 22 juin 2006, D. et a. c/Turquie n°24245/03, §§ 50-51
  42. Cour EDH, 18 nov. 2014, n°52589/13, § 58
  43. En ce sens, voy. Cour EDH, 3 déc. 2009, Daoudi c/ France, n°19576/08 ; 22 sept. 2011, H.R c/ France, n°64780/09 ; 1er fév. 2018, M.A. c/ France, n°9373/15
  44. préc.
  45. J. Callewaert, L’article 3 de la Convention : une norme relativement absolue ou absolument relative ?, Liber amicorum M.-A. Eissen, Bruylant-Economica, 1995, p. 13
  46. CE, ord., 23 nov. 2015, Ministre de l’intérieur et Commune du Pas-de Calais, n°394540 et n°394508, note D. Roman et S. Slama, RDSS, 2016, n°1, p. 90
  47. 5 avr. 2011, n°8687/08, § 87
  48. Voy. notamment Cour EDH, 28 févr. 2019, H.A. et autres c/ Grèce, n°19951/16, § 171 ; 13 juin 2019, Sh . D. et autres c/ Grèce, n°14/165/16
  49. Rahimi, préc. ; H.A. et autres, préc. ; Sh . D. et autres c/ Grèce,,préc.
  50. CE, ord., 23 nov. 2015, Ministre de l’intérieur et Commune du Pas-de Calais, préc., cons. 14
  51. Ibid., cons. 8
  52. Gde ch., 15 fév. 2016, J.N., aff. C-601/15 PPU ; CJUE, 14 sept. 2017, K., aff. C-18/16
  53. Cour EDH, 25 janv. 2018, J.R. et autres c/ Grèce, n°22696/16, cette Chron., RDLF, 2018, n°22, IV, obs. C. Boiteux-Picheral
  54. 13 juil. 2013, n°42337/12
  55. Lequel arrêt J.R avait déjà constaté une violation de l’article 5§2, pour manque d’informations adéquates et suffisantes
  56. 3 avr. 2001, n°17229/95, § 93
  57. L’affaire concernant un détenu placé à l’isolement, la Cour y précisait notamment que « pour apprécier si le traitement ou la sanction concernés étaient incompatibles avec les exigences de l’article 3, il faut, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur vulnérabilité et de leur incapacité, dans certains cas, à se plaindre de manière cohérente ou à se plaindre tout court des effets d’un traitement donné sur leur personne », § 111
  58. car il « se trouvait dans un environnement familier », était « libre de circuler dans le périmètre de l’hôpital » et avait pu « passer des week-ends dans sa famille » même si, « le cas échéant, [son] régime de surveillance avait été renforcé »
  59. Éloge de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1976
  60. Condamné en 1997 pour vol, attentat à la pudeur sur un mineur de moins de 16 ans et viol sur un mineur de moins de 10 ans, le requérant fut interné un mois avant la fin de sa détention suite à une récidive
  61. 7 mois puis 18 mois
  62. Elle considère ainsi que le requérant n’avait « pas suffisamment coopéré » et ne s’était pas « montré réceptif aux soins proposés » en ne recourant pas à la psychiatre extérieure à l’établissement mise à sa disposition. Rappelant que, s’il est en droit de refuser ces soins, « en ne coopérant pas, il prend le risque de diminuer les perspectives d’amélioration de son état de santé et, dès lors, celles d’une libération, puisqu’il ne pourra bénéficier d’une telle mesure que si les évaluations démontrent qu’il ne présente plus de danger pour la société » (§ 165), elle fait assez largement peser sur son avocat le reproche de ne pas l’avoir convaincu d’accepter les soins…
  63. « Le simple accès à des professionnels de santé, à des consultations ou à des médicaments ne saurait suffire à ce qu’un traitement donné puisse être jugé approprié et, dès lors, satisfaisant au regard de l’article 5 », § 209
  64. « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » (Le guépard, Paris, Seuil, Points Grands romans, 2007 [1958], p. 32
  65. 12 mars 2019, n°26374/18
  66. 24 janv. 2019, n°76577/13
  67. Selon la Cour d’appel, elle « avait en fait subi un véritable supplice ayant engendré une situation psychologique insupportable de laquelle, pour se sortir, [elle] avait formulé des déclarations incriminantes à l’égard de D.L. », § 130
  68. 18 déc. 1996, n 21987/93
  69. Catt c/ Royaume-Uni, 24 janv. 2019, n°43514/15
  70. V. notamment la Résolution (74) 29 du 20 sept. 1974, principe 4
  71. V. l’opinion concordante de la juge Koskelo, à laquelle s’est rallié le juge Felici
  72. Gde. ch., 14 déc. 2008, n°30562/04 et 30566/04
  73. 28 févr. 2019, Beghal c/ Royaume-Uni, n°4755/16
  74. Annexe 7 de la loi de 2000 sur le terrorisme
  75. Le grief selon lequel l’usage de pouvoirs de coercition pour contraindre Mme Beghal à répondre d’une manière qui aurait pu l’incriminer lors d’un procès aurait violé son droit à un procès équitable est jugé irrecevable au motif que les agents lui avaient « explicitement » dit qu’elle n’était ni en état d’arrestation, ni soupçonnée d’être une terroriste. On peut néanmoins se demander dans quelle mesure une telle affirmation peut suffire à éviter à l’État une condamnation…
  76. Voy. not. 12 nov. 2002, Płoski c/ Pologne, n°26761/95, § 32
  77. Dans une opinion dissidente, les juges Grozev et O’Leary déplorent que la manière dont le requérant avait fondé son recours au niveau national les ait empêchés de constater la seule violation de l’article 8 dans la mesure où il ne contestait pas directement l’absence de toute évaluation individuelle de sa situation
  78. Gde ch., 27 janv. 2017, n 60367/08 et 961/11
  79. L’affaire russe de 2017 reposait également sur l’allégation d’une discrimination en raison de l’âge
  80. § 47. Voy.. Płoski précité, § 37, et 21 avr. 2015, Kubiak c. Pologne, n°2900/11, § 26
  81. Gde ch., 26 nov. 2013, X. c. Lettonie, n 27853/09, § 97, D. 2014. 1059, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke
  82. Gde ch., 26 nov. 2013, X. c. Lettonie, préc., § 106
  83. Cour EDH, 3 oct. 2017, D.M.D. c/ Roumanie, n°23022, § 51
  84. Gde ch., 26 nov. 2013, X. c. Lettonie, préc., §116
  85. Gde ch., 26 nov. 2013, X. c/ Lettonie, préc., § 108
  86. Gde ch., 4 nov. 2014, Tarakhel c/ Suisse, n°29217/12, § 120 et § 122
  87. Par ex. Cass. 1re civ., 14 févr. 2019, n°18-23.916, RJPF 2019-4/30, obs. I. Corpart
  88. 9 dé. 1994, Lopez Ostra c/ Espagne, série A n°303-C.
  89. 31 mars 2011, Commission c/ Italie, aff. C-50/10
  90. Voy. notamment Cour EDH, 10 nov. 2004, Taskin c/ Turquie, n°46117/99 ; 9 juin 2006, Fadeïeva c/ Russie, n°55723/00 ; 2 nov. 2006, Giacomelli c/ Italie, n°59909 ; 27 janv. 2009, Tatar c/ Roumanie, n°67021/01 ; 13 juill­. 2017, Jugheli et autres c/ Géorgie, n°38342/05
  91. 24 juillet 2014, Brincat et autres c/ Malte,60908/11, §§101-102
  92. Cour EDH, 2 nov. 2006, Giacomelli c/ Italie, préc., § 100 et § 102
  93. Cour EDH, 9 juin 2006, Fadeïeva c/ Russie, préc., § 142 ; 10 fév. 2011, Dubetska et autres c/ Ukraine, n°30499/03, § 162
  94. Voy., sur la répression judiciaire de la liberté d’expression des universitaires, l’article écrit par S. Hennette-Vauchez et J. de Gliniasty, « “Caglayan Academy“. Retour sur une mission d’observation en soutien aux universitaires turcs (Academics for Peace) », Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 30 septembre 2019, consulté le 02 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/revdh/7429)
  95. 21 mai, n°58302/10, commenté par T. Gaudin dans le dernier numéro de la RTDH, « À propos de l’arrêt G.K. c. Belgique et de la vérification des pouvoirs : reculer pour mieux sauter ?, 2019, p. 979
  96. 24 mai 2016, Paunović et Milivojević c/ Serbie, § 58, n°41683/06
  97. 9 avril 2002, Podkolzina c/ Lettonie, no 46726/99, § 33-35,
  98. pour une analyse critique de cette décision, voy. F. Savonitto, « La Cour européenne des droits de l’homme, une tortue qui ne dit pas son nom ? », JADE, 2019

Asile et terrorisme – L’insidieuse érosion des statuts de réfugié et de bénéficiaire de la protection subsidiaire

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Par Catherine Gauthier MCF – HDR CERCCLE – Université de Bordeaux

La lutte contre le terrorisme a des incidences de plus en plus immédiates sur le droit de la protection internationale. Le droit issu de cette lutte s’est insidieusement imposé et doit être observé avec attention. Il constitue un risque de mise en cause profonde de l’une des institutions les plus essentielles de notre Etat de droit.

 

L’asile, entendu au sens large comme la protection accordée par un Etat d’accueil aux personnes ayant fui leur pays, est incontestablement l’un des piliers de l’Etat de droit contemporain. Consacré par des textes de valeur supérieure, constitution et traités internationaux, le droit de demander asile est garanti en Europe en général et en France en particulier par des procédures qui se voudraient complètes et respectueuses des droits processuels les plus élémentaires. Depuis plusieurs années cependant, conjuguée à la pression migratoire, la recrudescence des actes terroristes a fait craindre que l’asile soit accordé à des personnes impliquées dans ce type de menaces à l’ordre public. Par voie de conséquence, un double phénomène s’est dessiné : une interprétation souple des clauses d’exclusion de la protection internationale telles que prévues par les textes internationaux et une prise en compte de plus en plus précise de la menace terroriste dans l’arsenal réglementaire entourant la procédure d’octroi et de révocation du statut de réfugié ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire au plan national 1. Ces deux mouvements, qui sont en réalité les deux faces d’une même médaille, se sont considérablement accentués ces toutes dernières années.

Notre propos vise à faire état de ce mouvement d’encadrement de plus en plus manifeste de la procédure d’asile par des éléments relevant du champ pénal et plus précisément de celui de la lutte anti-terroriste. A partir de cet état des lieux, la question posée est celle de savoir si l’institution de l’asile, élément essentiel de l’Etat de droit, est ou non ébranlée par la réglementation et par la jurisprudence visant à lutter contre le terrorisme. A notre sens, la réponse à cette question est globalement positive et le défi pour les prochaines années est précisément de voir comment juguler ce mouvement qui aboutit à éroder l’une de nos plus nobles institutions. Ce mouvement s’est irrésistiblement développé de deux manières : par une interprétation constructive des clauses d’exclusion de la protection internationale (I), mais également par l’adjonction, pour motifs d’ordre public, de possibilités de retrait et de refus de ces statuts protecteurs (II).

 

I – Le terrorisme, facteur d’exclusion du statut de réfugié

Si l’on prend en compte l’asile tel qu’il est réglementé par le droit international des réfugiés 2l’octroi du statut de réfugié peut être exclu pour une personne qui est soupçonnée d’agissements terroristes. En effet, si la Convention de Genève ne mentionne pas ce type d’infractions, elle prévoit deux clauses d’exclusion du bénéfice de la reconnaissance du statut qui peuvent s’y rapporter (A), comme en atteste d’ailleurs une jurisprudence particulièrement constructive à cet égard (B).

 

A/ Le double fondement possible de l’exclusion

Si le terme « terrorisme » n’apparaît pas directement dans la Convention de Genève, ce type d’activités criminelles peut tout de même relever de certaines des clauses d’exclusion qui sont prévues à l’article 1F de ladite Convention. La jurisprudence a confirmé ce rattachement et donc, cette possibilité d’exclure de la protection internationale une personne soupçonnée d’activités terroristes. Plusieurs clauses d’exclusion sont prévues à l’article 1F de la Convention de Genève. La première concerne les « personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ». Cette disposition n’est pas appliquée pour exclure les personnes soupçonnées d’activités terroristes, dans la mesure où ces activités n’ont pour l’instant pas été assimilées par la jurisprudence à de telles infractions internationales.

En revanche, les deux dispositions suivantes ont pu servir de fondements possibles pour exclure des personnes impliquées dans des activités terroristes. Le premier fondement réside ainsi dans l’article 1 F b) qui prévoit que « les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : (…) b) qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées ». Le deuxième fondement se trouve quant à lui au paragraphe suivant qui énonce que « Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : c) qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies ». On peut en effet aisément penser que le lien entre activités terroristes et crime de droit commun ou agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies peut être rapidement établi.

Précisons que ces clauses d’exclusion ont été reprises, quasiment à l’identique, dans les réglementations européennes et nationales. Bien que beaucoup plus contemporains, les textes européens sont en effet demeurés fidèles à la Convention (Directive 2004/83/CE du Conseil, 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, JOUE, 20.09.2004, L 304/12 ; Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, JOUE, 20.12.2011, L 337/9). Ils y renvoient expressément et ont intégré telles quelles les clauses d’exclusion. La directive qualification énonce ainsi ces deux causes d’exclusion en son article 12 § 2 sous b) et c). Quelques adaptations ont été cependant intégrées pour ce qui est des clauses d’exclusion de la protection subsidiaire. De même, l’article 711-3 du CESEDA, qui n’est autre que le résultat de la transposition de la directive de 2011 par la loi du 29 juillet 2015 (Loi n°2015-925 relative à la réforme du droit d’asile) reprend la même formulation des clauses d’exclusion susceptibles de concerner les crimes terroristes.

Ces deux rattachements textuels, qui renvoient à des situations factuelles très différentes, seraient donc éventuellement admissibles s’agissant de l’exclusion du statut de réfugié de personnes dont on a de sérieuses raisons de penser, pour reprendre la formule de la Convention, qu’elles sont coupables de crimes terroristes. On peut le présumer à la seule lecture des dispositions en cause. Mais cette présomption a été clairement confirmée par les juridictions européennes et nationales. Dans un arrêt de grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a ainsi affirmé l’existence de ce double rattachement et plus précisément la possibilité d’admettre que les actes terroristes peuvent à la fois relever des crimes de droit commun et des agissements contraires aux buts et principes des Nations unies (CJUE, GC, 9 novembre 2010, Allemagne c. B et D, C-57/09 et C-101/09 : « 81. En premier lieu, il s’impose de considérer que les actes de nature terroriste, qui se caractérisent par leur violence à l’égard des populations civiles, même s’ils sont commis dans un objectif prétendument politique, doivent être regardés comme des crimes graves de droit commun au sens dudit point b). 82. En second lieu, s’agissant des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies visés au point c) de l’article 12, paragraphe 2, de la directive, le vingt-deuxième considérant de celle-ci indique qu’ils sont évoqués dans le préambule et aux articles 1er et 2 de la charte des Nations unies, et précisés, entre autres, dans les résolutions des Nations unies concernant les mesures visant à éliminer le terrorisme international »).

Plus récemment, le Conseil d’Etat français a très clairement confirmé cette analyse (CE, 10ème et 11ème chambres réunies, 11 avril 2018, n°402242 : « Si les actes à caractère terroriste peuvent relever du b) du F de l’article 1er précité de la convention de Genève, les actes terroristes ayant une ampleur internationale en termes de gravité, d’impact international et d’implications pour la paix et la sécurité internationales peuvent aussi être assimilés à des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies au sens du c) du F du même article »).

 

Si ce double rattachement est donc largement admis, il n’est pas sans poser question. Il laisse en effet une grande marge de manœuvre pour écarter le bénéfice de la protection internationale à des personnes soupçonnées de crimes terroristes et nécessite des précisions dans son interprétation substantielle et donc dans son application qui repose sur le juge.

 

B/ L’interprétation jurisprudentielle constructive

Plusieurs arrêts ont porté sur l’interprétation de la clause d’exclusion et plus précisément sur le fait de savoir si et comment la participation à des activités terroristes pouvait justifier l’exclusion du statut de réfugié parce qu’elle serait constitutive soit de crimes graves de droit commun, soit d’agissements contraires au but et principes de Nations Unies.

Deux questions se posent à cet égard : celle de la qualification des faits et celle de l’évaluation de ces mêmes faits. De ce double point de vue, on mesure à quel point l’interprétation jurisprudentielle va être déterminante.

1°) La qualification des faits

Deux situations sont ici en jeu : les crimes graves de droit commun d’une part et les agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies d’autre part. Les activités terroristes peuvent en effet être assimilées à l’une ou l’autre des hypothèses ; et il appartient donc principalement au juge, à l’occasion des contentieux qu’il a à connaître, de préciser le contenu de ces deux notions.

Selon le texte conventionnel, le crime de droit commun doit revêtir un certain degré de gravité et doit en outre avoir été commis en dehors du pays d’accueil avant d’y être admis. Selon le HCR, « le but de cette clause d’exclusion est de protéger la population d’un pays d’accueil contre le risque qu’il y aurait à admettre un réfugié ayant commis un crime grave de droit commun. Elle vise également à préserver le sort des réfugiés qui ont commis un ou des crimes de droit commun moins graves ou une infraction politique » (UNHCR, Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, décembre 2011, p. 32). Le critère de la gravité du crime sera donc déterminant. Cette qualification ne dépendra d’ailleurs pas exclusivement du droit interne mais également et surtout « de l’examen complet de toutes les circonstances propres au cas individuel concerné » ainsi que l’a précisé la CJUE (13 septembre 2018, aff. C-369/17, Shajin Ahmed, §53 à 58). Le crime devra en outre avoir été commis pour des raisons de droit commun, ce qui exclut les crimes commis pour des raisons politiques. Cette précision est importante au regard de notre problématique car, et même si c’est évidemment discutable, les activités terroristes peuvent être motivées par des raisons politiques. Pourtant, Thibaut Fleury-Graff et Alexis Marie ont pu affirmer qu’ « un crime de nature terroriste ne pourra jamais, en l’état du droit et de son interprétation, être considéré comme politique » (T. Fleury Graff et A. Marie, Droit de l’asile, PUF, 2019, p. 275). La directive qualification va également dans ce sens puisqu’elle précise que « les actions particulièrement cruelles, même si elles sont commises avec un objectif prétendument politique, pourront recevoir la qualification de crimes de droit commun » (Article 12 §.2 b). Les activités terroristes relèvent certainement, en l’état actuel du droit et en dépit des débats que cette catégorisation peut soulever, de ce type d’actions.

En conséquence, le juge a pu faire entrer les crimes terroristes dans la qualification visée par l’article 1er F b) de la Convention de Genève à différentes reprises. Le statut de réfugié a donc été exclu (ex, CRR, 26 octobre 2005, K., n°399706, Rec. p. 96).

 

Compte tenu de l’autonomisation de l’infraction terroriste en droit international, l’exclusion pour faits de terrorisme se fonde peut-être plus souvent désormais sur l’article 1er F c) de la Convention de Genève qui vise les personnes coupables d’agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies. Cette clause, en ce qu’elle se réfère aux objectifs énoncés de manière très large par le préambule et par le chapitre 1er de la Charte de San Francisco, n’avait pourtant pas vocation à s’appliquer régulièrement et les exclusions étaient davantage fondées sur les deux premières dispositions de l’article 1 F. Ainsi que pouvait le souligner le HCR, cette clause, qui vise une catégorie d’actions « relativement peu claire doit (…) être interprétée avec circonspection ». Et de poursuivre : « l’article 1 F c) s’applique seulement dans des circonstances extrêmes à des activités qui mettent en cause le fondement même de la coexistence de la communauté internationale » (UNHCR, Principes directeurs sur la protection international n°5. Application des clauses d’exclusion : article 1 F de la convention de 1951 relative au statut des réfugiés, 4 septembre 2003). Tel semble être le cas des activités terroristes, notamment telles qu’elles se sont développées ces dernières années et plus particulièrement depuis les événements de septembre 2001. C’est d’ailleurs probablement ces éléments factuels majeurs, ayant profondément marqué la communauté internationale, qui expliquent que cette clause soit désormais appliquée. Les juges y ont vu une justification conventionnelle pour écarter de la protection internationale les personnes soupçonnées de terrorisme. Cette démarche a été confortée par les actes adoptés dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies à partir de cette période. La directive qualification, notamment en son considérant 31, vient d’ailleurs opérer un lien direct entre activité terroriste et agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies  : « Les agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies sont évoqués dans le préambule et aux articles 1er et 2 de la Charte des nations unies et précisés, entre autres dans les résolutions des Nations Unies visant à l’éliminer le terrorisme, qui disposent que les actes, méthodes et pratiques terroristes sont contraires aux buts et principes des Nations unies et que sont également contraires aux buts et principes des nations unies, pour les personnes qui s’y livrent sciemment, le financement et la planification d’actes de terrorisme et l’incitation à de tels actes ».

Les applications de la clause 1 F c) par les autorités de l’asile aux activités de terrorisme se sont ainsi développées ces dernières années de manière sensible, en droit national notamment (voir par ex : CNDA, 4 juillet 2018, M. J., n°16040253 C ; CNDA, 11 octobre 2018, M. B., n°17014478 C ou encore CNDA, 14 décembre 2018, M. R., n°17034992 C), mais également en droit européen (CJUE, GC, 31 janvier 2017, Lounani, aff. C-573/14 : sur cet arrêt, v. notamment H. Labayle, « Terrorisme et droit des réfugiés : des liaisons dangereuses ? Libres propos sur le « Muslim Ban » et la jurisprudence Lounani de la Cour de justice », GDR ELSJ, 13 février 2017). Cette application accrue des clauses d’exclusion dans les hypothèses de soupçon d’activités terroristes a été critiquée par la doctrine et a amené les juges à en préciser quelque peu l’application.

 

2°) L’évaluation des faits

Les juges ont progressivement précisé la méthode d’évaluation des faits susceptibles d’emporter exclusion du statut de réfugié au titre des clauses précitées, notamment sur le terrain spécifique des activités terroristes. Plusieurs illustrations peuvent être données de ce mouvement qui répond probablement à une tendance accrue des autorités nationales de l’asile à l’application de telles clauses.

Ainsi, afin de déterminer l’« existence de raisons sérieuses de penser » que les personnes en cause sont coupables de crimes, le Conseil d’Etat a estimé que la Cour nationale du droit d’asile doit subordonner l’application des clauses d’exclusion à l’établissement des seules raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis un crime, et non à l’établissement de faits précis concernant ce crime (CE, 4 décembre 2017, OFPRA c. M. G., n° 403454 B : si l’hypothèse concernait ici 1 F a), la transposition du raisonnement est possible pour les deux autres clauses). Autrement dit, la seule implication personnelle de l’intéressé peut suffire à l’application de la clause en question ; sa responsabilité directe dans la commission du crime ne sera pas requise. C’est donc une application littérale du texte qui est privilégiée par le Conseil d’Etat.

En outre, l’opération de qualification nécessite un examen précis et individuel des faits. La Cour de justice de l’Union européenne a clairement énoncé ce principe en affirmant que « le constat (…) qu’il y a des raisons sérieuses de penser qu’une personne a commis un tel crime ou s’est rendue coupable de tels agissements est subordonné à une appréciation au cas par cas de faits précis en vue de déterminer si des actes commis par l’organisation concernée remplissent les conditions établies par lesdites dispositions et si une responsabilité individuelle dans l’accomplissement de ces actes peut être imputée à la personne concernée » (CJUE, GC, 9 nov. 2010, précit., § 99). Ceci étant dit, la seule instigation ou la seule participation d’un individu aux crimes ou agissements en question peut justifier l’exclusion, comme la Cour de justice l’a posé dans son arrêt Lanouni (précit, §69). Il a été également retranscrit dans la nouvelle mouture de la directive qualification (article 12 §3) ainsi que de manière quelque peu modifiée à l’article L. 711-3 du CESEDA (« Le statut de réfugié n’est pas accordé à une personne qui relève de l’une des clauses d’exclusion prévues aux sections D, E ou F de l’article 1er de la convention de Genève, du 28 juillet 1951, précitée. La même section F s’applique également aux personnes qui sont les instigatrices ou les complices des crimes ou des agissements mentionnés à ladite section ou qui y sont personnellement impliquées »). En revanche, pour la CNDA, des faits graves doivent pouvoir être imputés à la personne qui n’a fait que participer au groupe (CNDA, 4 juillet 2018, M. J., précit). Dans le même sens, la qualification est toujours subordonnée à une appréciation de la gravité des faits. Ainsi, sur l’application de la clause 1 F c) à des activités terroristes, le Conseil d’Etat a rendu un arrêt important en avril 2018, estimant que de telles activités ne pouvaient être assimilées à des agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies sans que soient appréciés leur caractère de gravité notamment au regard de leurs effets sur le plan international (CE, 11 avril 2018, M. K., n°402242 B).

 

Même si la vigilance du juge permet de circonscrire et de préciser les conditions d’application des clauses d’exclusion du statut de réfugié, on ne peut que constater que la pratique s’est développée et que les autorités de l’asile appliquent de plus en plus ces clauses à des demandeurs soupçonnés d’activités terroristes. Cette défiance vis-à-vis des étrangers susceptibles d’avoir participé de près ou de loin à des activités terroristes a probablement conduit à renforcer, de manière complémentaire, les mécanismes permettant de refuser ou de révoquer le statut de réfugié.

 

II– Le terrorisme, facteur de refus ou de retrait de la protection internationale

A côté de la clause d’exclusion prévue par la Convention de Genève, le droit européen puis le droit national ont introduit une clause permettant aux autorités nationales de refuser le statut de réfugié à un demandeur d’asile ou de le retirer à un bénéficiaire de la protection internationale s’il est établi que ces personnes constituent une menace grave pour l’Etat membre dans lequel elles se trouvent. Cette clause, qui a été confortée en France par la réforme de 2018 (Loi n°2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie), a été largement utilisée notamment pour exclure de la protection internationale des personnes soupçonnées d’activités terroristes (A). Emportant des conséquences radicales, elle soulève des questions redoutables (B).

 

A/ La promotion de la clause de refus ou de retrait de la protection internationale pour motif d’ordre public

Cette habilitation à refuser ou à mettre fin à la protection internationale a été introduite par le droit européen dès 2004 par la première directive qualification (Directive 2004/83/CE du Conseil, 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes, qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, JOUE, 30.09.2004, L 337/9), puis transposée en droit national en deux temps, en 2006 et principalement en 2015. Il convient de distinguer le régime applicable au statut de réfugié et celui concernant la protection subsidiaire qui n’ont pas exactement la même portée. Tous deux sont évidemment et essentiellement susceptibles d’affecter la situation de personnes impliquées dans des activités terroristes.

En droit européen, c’est l’article 14 de la directive qualification qui permet aux autorités nationales de refuser ou de révoquer le statut de réfugié pour des motifs de sécurité publique. Cette disposition prévoit : « 4. Les États membres peuvent révoquer le statut octroyé à un réfugié par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire, y mettre fin ou refuser de le renouveler,

  1. a) lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme une menace pour la sécurité de l’État membre dans lequel il se trouve ;
  2. b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre.
  3. Dans les situations décrites au paragraphe 4, les États membres peuvent décider de ne pas octroyer le statut de réfugié, lorsqu’une telle décision n’a pas encore été prise ».

Les activités terroristes ne sont pas ici expressément visées, mais il ne fait aucun doute qu’elles entrent dans le champ d’application de ce texte qui avait été d’ailleurs rédigé dans un contexte très défensif à cet égard (v. sur ce point, E. Guild et M. Garlick, « Refugee protection, counter terrorism, and exclusion in the European Union », Refugee Survey Quaterly, Vol.19, n°4, 2011, pp. 63-82).

La transposition de ce texte en France a été l’occasion de se référer explicitement au terrorisme. La loi du 29 juillet 2015 introduit en effet l’article L. 711-6 au CESEDA, selon lequel : « Le statut de réfugié peut être refusé ou il peut être mis fin à ce statut lorsque : 1° Il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l’Etat ; 2° La personne concernée a été condamnée en dernier ressort en France soit pour un crime, soit pour un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d’emprisonnement, et sa présence constitue une menace grave pour la société ». Moins de trois années après, la réforme de 2018 est venue durcir et enrichir ce texte. Le nouvel article prévoit que le statut « est » refusé ou qu’il y « est » mis fin. Il s’agit donc désormais d’un impératif et non plus d’une possibilité. Par ailleurs, ce n’est plus la seule condamnation par des juridictions françaises qui est visée, mais également celles prononcées « dans un Etat membre de l’Union européenne ou dans un Etat tiers figurant sur la liste, fixée par décret en Conseil d’Etat, des Etats dont la France reconnaît les législations et juridictions pénales au vu de l’application du droit dans le cadre d’un régime démocratique et des circonstances politiques générales ». Si l’élargissement aux Etats européens semblent tout à fait logique et correspond aux objectifs de coopération pénale européenne, il pourrait être plus discutable pour ce qui est des Etats tiers.

Précisons en outre que la protection subsidiaire est également et assez logiquement concernée par ces possibilités de refus ou de retrait pour motif d’ordre public (sur ce point, v. F. Boggio-Cosadia, « Protection subsidiaire et menace à l’ordre public ; l’application de la clause d’exclusion de l’article 17-1 (D) de la directive 2004/83/CE du Conseil de l’Union européenne en France », in C. Laly-Chevalier et V. Chetail, Asile et extradition. Théorie et pratique de l’exclusion du statut de réfugié, 2013, pp. 127-150). D’une part, la protection subsidiaire peut ne pas être octroyée pour ce type de motifs (l’article 17 § 1 sous d) de la directive qualification évoque ainsi « une menace pour la société ou la sécurité de l’Etat membre dans lequel il se trouve ») ; elle peut, d’autre part, être révoquée ou non renouvelée (article 19 §3 sous a) de la directive qualification). Ces dispositions ont été transposées en France à l’article L. 712-2 du CESEDA. Les formulations adoptées sont légèrement plus précises, attestant une attention particulière du législateur à la marge de manœuvre dont pourront disposer les autorités nationales pour refuser ou retirer la protection subsidiaire aux personnes dont l’activité sur le territoire français constitue « une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat ».

Le texte ajoute également que « la protection subsidiaire peut être refusée à une personne s’il existe des raisons sérieuses de penser, d’une part, qu’elle a commis, avant son entrée en France, un ou plusieurs crimes qui (…) seraient passibles d’une peine de prison s’ils avaient été commis en France et, d’autre part, qu’elle n’a quitté son pays d’origine que dans le but d’échapper à des sanctions résultant de ces crimes ». Les personnes soupçonnées d’activités terroristes sont évidemment visées et susceptibles d’être concernées par ces dispositions qui sont très complètes du point de vue de leur portée et de leur champ d’application matériel et temporel.

 

Cette promotion de la clause de refus ou de retrait de la protection internationale pour motif d’ordre public, dans un contexte de lutte anti-terroriste très présent, vise principalement, mais pas exclusivement, ce type d’infraction. Dans les faits, et même s’il est difficile d’opérer un décompte car on ne dispose pas des chiffres précis d’application de ces clauses par les autorités nationales, les mises en œuvre sont de plus en plus fréquentes, précisément sur le terrain terroriste. En attestent les nombreux exemples contentieux. Ainsi, dans son arrêt M. K. en date du 28 septembre 2018 (n°17021629 C+), la CNDA a estimé que l’idéologie fondamentaliste du requérant diffusée auprès des fidèles d’une mosquée d’obédience radicale, ainsi que ses activités de collecte de fonds en faveur d’une association ayant financé l’envoi de djihadistes en Afghanistan, constituent des raisons sérieuses de considérer que sa présence en France constitue une menace grave pour la sûreté de l’État. L’OFPRA était donc fondé à mettre fin à son statut de réfugié. La Grande formation de la CNDA est allée plus loin en admettant récemment que l’article L. 711-6 1°) du CESEDA pouvait s’appliquer à un ressortissant russe d’origine tchétchène expulsé du territoire français au moment de la décision, mais constituant toujours une menace pour l’Etat français en raison de sa dangerosité et de son allégeance à une organisation terroriste œuvrant sur le territoire français et revendiquant une action directe contre les représentants de l’Etat (CNDA, GF, 31 décembre 2018, M. O., n°17013391 R). Le Conseil d’Etat s’est également illustré en cassant une décision de la CNDA qui avait elle-même annulé une décision de retrait par l’OFPRA de la qualité de réfugié à un ressortissant russe d’origine tchétchène qui avait été fiché « S » par les autorités françaises (CE, 30 janvier 2019, n°416013).

Néanmoins, le juge de l’asile, s’il veille à l’application de la loi, tente également d’en circonscrire les effets et les potentialités. En d’autres termes, il va être attentif à ce que les clauses de refus ou de retrait de la protection internationale pour motif d’ordre public ne soient pas utilisées de manière trop systématique afin de répondre aux exigences, parfois fantasmées et souvent instrumentalisées, de la lutte anti-terroriste. Ainsi, certains arrêts de la CNDA sont intervenus pour annuler des décisions de l’OFPRA qui lui semblaient insuffisamment fondées. Il en est par exemple de l’arrêt du 11 octobre 2018 (Mme K., n°16030591 C) par lequel la Cour a annulé la décision de l’OFPRA de fin de protection d’une ressortissante turque d’origine kurde. Pour fonder sa décision, la CNDA s’est appuyée sur l’ancienneté des faits, sur le rôle concret de la requérante dans la commission d’actes terroristes et sur son absence de condamnation récente. Dans le même sens, la Cour a annulé la décision de refus de la protection subsidiaire à un ressortissant syrien fondée sur le parcours en Syrie de ce dernier et sur ses activités sur les réseaux sociaux. Selon la Cour, qui s’est d’ailleurs utilement référée au positionnement du Conseil constitutionnel en la matière, ces éléments ne suffisaient pas à établir ses liens avec des réseaux terroristes et le fait qu’il constituait une menace grave pour l’ordre public (CNDA, 5 octobre 2018, M. R., n°17013802 C).

 

Depuis quelques années, l’arsenal réglementaire a donc été modifié et complété afin que les Etats n’aient pas ou n’aient plus à protéger et à offrir l’asile à des personnes susceptibles d’appartenir à la mouvance terroriste et de constituer, de près ou de loin, une menace pour l’ordre public. Cette orientation forte n’est cependant pas sans poser de sérieuses difficultés.

 

B/ Des conséquences importantes

Dans le contexte de lutte anti-terroriste, l’insertion de clauses habilitant les autorités de l’asile à refuser ou à retirer la protection internationale pour des motifs d’ordre public a des implications radicales sur l’asile en tant qu’institution. Elle l’affaiblit tant du point de vue procédural que du point de vue de la garantie des droits en cause.

Du point de vue procédural, il convient d’abord de souligner que les évolutions du droit européen puis du droit national ont abouti à doter l’OFPRA et plus généralement les autorités administratives d’un pouvoir important en matière de refus ou de retrait du statut de réfugié ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire. Le maintien du statut étant conditionné non seulement au comportement passé de la personne mais encore et surtout au comportement présent dans l’Etat d’accueil, l’OFPRA joue désormais un rôle de sentinelle et ce d’autant plus que la loi du 10 septembre 2018 le met désormais en situation de compétence liée. Rappelons que la formulation en vigueur aujourd’hui est impérative (« le statut de réfugié est refusé ou il y est mis fin »). L’Office devient ainsi l’un des garants de la préservation de la sûreté de l’Etat et se transforme dès lors en un partenaire privilégié des autorités étatiques chargées de ces questions (ministère de l’intérieur et autorités préfectorales). En attestent les affaires, de plus en plus fréquentes, où l’OFPRA communique, d’ailleurs souvent tardivement, des « notes blanches » ou autres documents fournis par la Direction générale de la sécurité intérieure ou par l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (v. par exemple, CNDA, M. K., 28 septembre 2018, précit. : dans cette affaire, la Cour s’est notamment appuyée sur trois notes de l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste, sur une note blanche des services de renseignement français et sur un arrêt de la cour d’appel de Paris pour estimer que le retrait du statut de réfugié au requérant par l’OFPRA en application de l’article 711-6 du CESEDA était fondé). A cet égard, les juridictions administratives devront être attentives au respect des droits fondamentaux des personnes suspectées, afin que les dispositions de l’article L. 711-6 du CESEDA ne leur soient pas appliquées de manière arbitraire et systématique au nom de la lutte anti-terroriste (v. par exemple, 11 octobre 2018, Mme K., précit. ; pour rappel, la Cour annule ici la décision de retrait de l’OFPRA au motif que la requérante n’avait pas eu de rôle de décision dans les activités terroristes de l’organisation à laquelle elle avait appartenue). Ce rôle, pourtant essentiel, n’est cependant pas favorisé par la récente loi du 10 septembre 2018 qui confie les affaires relevant de l’article L. 711-6 aux formations à juge unique de la CNDA (V. nouvel article L. 731-2 CESEDA).

Sur le fond ensuite, la multiplication et le durcissement de ces clauses d’ordre public sont sources de confusion et d’érosion de la protection prévue, notamment pour les personnes soupçonnées d’activités terroristes, premières visées par ce type de dispositifs. D’une part, elles manquent de lisibilité et s’articulent difficilement entre elles. Elles n’ont en effet pas la même portée s’agissant de la protection conventionnelle ou de la protection subsidiaire. Dans ce dernier cas, l’application de la clause peut aboutir à l’exclusion pure et simple de la protection ; tel n’est pas exactement le cas, comme nous le verrons, dans le cadre de la protection conventionnelle. D’autre part, l’adjonction de ces dispositions au régime conventionnel a pu faire craindre aux praticiens et à une partie de la doctrine qu’une nouvelle clause d’exclusion ait été insidieusement insérée par l’article 14 de la directive qualification puis par l’article L.711-6 du CESEDA, au détriment du droit international des réfugiés (v. notamment HCR, « Commentaires du HCR sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, et relatives au contenu de cette protection » [COM(2009) 551, du 21 octobre 2009] ; M. Eudes, « L’exclusion des protections internationale et européenne », in. C-A. Chassin, dir., La réforme de l’asile mise en œuvre, Pedone, 2017, p.194 et s.). Saisie par voie préjudicielle par des juridictions de plusieurs Etats membres (République Tchèque et Belgique), la Cour de justice de l’Union européenne s’est récemment prononcée sur la portée de l’article 14 de la Directive qualification et sur sa compatibilité avec le droit primaire qui se réfère expressément à la Convention de Genève sur le statut de réfugié (v. article 78 §.1 TFUE et article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). Autrement dit, c’est la conventionnalité de l’article 14 qui était en jeu.

Suivant les conclusions de l’avocat général Wathelet (conclusions sur les affaires jointes C-391/16, C-77/17 et C-78/17, 21 juin 2018), la Cour de justice a opéré une subtile distinction entre qualité et statut de réfugié. Elle a en effet estimé que « les personnes relevant de l’une des hypothèses décrites à l’article 14, paragraphes 4 et 5 de la directive 2011/95 (…) sont, certes, susceptibles de faire l’objet (…) d’une décision de révocation du statut de réfugié (…) ou d’une décision de refus d’octroi de ce statut, mais l’adoption de telles décisions ne saurait affecter leur qualité de réfugié lorsqu’elles remplissent les conditions matérielles requises pour être considérées comme des réfugiés (CJUE, GC, 14 mai 2019, aff. C-391/16, C-77/17 et C-78/17, §.110 ; note F. Gazin, Europe n°7, juillet 2019, comm. 268). Si cette jurisprudence doit être saluée car elle n’avalise pas l’adjonction pure et simple et très contestable d’une clause d’exclusion de la qualité de réfugié telle qu’elle est prévue par la Convention de Genève, elle soulève néanmoins des difficultés redoutables du point de vue des droits des personnes concernées par l’application de ces clauses. Ces personnes, qui sont souvent comme il a été souligné soupçonnées d’avoir participé à des activités terroristes, bénéficieront en effet d’un « statut amoindri » (l’expression est empruntée à T. Fleury-Graff et A. Marie, Droit de l’asile, op. cit., p. 316). Protégées théoriquement contre l’expulsion et le non-refoulement (l’article 33 § 2 de la Convention de Genève fait de la clause d’ordre public une exception au principe de non refoulement ; en outre, la récente jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme met en mal ce principe : v. CEDH, 29 avril 2019, A. M. c. France, n°12148/18), elles pourront également jouir de certains droits en vertu de l’article 14 §.6 qui précise que les personnes auxquelles sont appliquées les articles 4 et 5 continuent de bénéficier de différents droits : non-discrimination, liberté de religion, droit d’ester en justice, accès à l’éducation, absence de sanction pénale du fait du séjour irrégulier dans l’Etat d’accueil, protection contre le refoulement et l’expulsion ainsi qu’il vient d’être précisé). Elles ne peuvent en revanche prétendre à un titre de séjour, à l’obtention de documents de voyage ou encore à bénéficier de droits tout autant essentiels que le droit à la protection sociale ou encore le droit à travailler. Appliqué à des personnes supposées constituer un danger pour la sécurité de l’Etat, ce statut amoindri génère « une situation inutilement complexe, qui crée davantage d’insécurité juridique pour le réfugié qu’elle ne permet de protéger la sécurité de l’Etat membre concerné » (T. Fleury-Graff et A. Marie, Droit de l’asile, op. cit., p. 323).

 

Interprétation constructive des clauses d’exclusion prévues par la Convention de Genève, adjonction progressive de réglementations européennes et nationales défensives au nom de la protection de la sûreté publique, la lutte anti-terroriste a depuis quelques années fait évoluer la tradition et l’institution du droit d’asile. Cet inexorable mouvement doit être observé avec attention car la lutte évidemment légitime contre le terrorisme ne peut aboutir à altérer l’une des plus emblématiques constructions de notre Etat de droit.

 

 

Notes:

  1. v. D. Tavassoli, « Droits des réfugiés et lutte contre le terrorisme : la fragilité des frontières entre les perceptions fantasmagoriques et les potentialités des risques réels », in. S. Jacopin et A. Tardieu, La lutte contre le terrorisme, Pedone, 2017, p.259 et s
  2. Convention de Genève des Nations Unies du 28 juillet 1951 relative au statut de réfugié et protocole de New-York de 1967)

L’action des acteurs privés à la frontière : quel État de droit en matière de migrations ?

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Par Marjorie Beulay, Maître de conférences à l’Université Picardie Jules Verne – CURAPP-ESS – UMR 7319

Face à ce que certains qualifient de « crise migratoire » aux portes de l’Union européenne, l’État de droit – entendu au sens de la prééminence du droit – semble vaciller voire se déliter. Les caractéristiques communes de cette notion telles que définies par la Commission de Venise en 2011 (Commission européenne pour la démocratie par le droit, Rapport sur la prééminence du droit, 28 mars 2011, Étude n°512/2009, CDL-AD(2011)003rev.) et développées en 2016 (légalité, sécurité juridique, prévention de l’abus de pouvoir, égalité devant la loi et accès à la justice) (Commission européenne pour la démocratie par le droit, Liste des critères de l’État de droit, 18 mars 2016, Étude n°711/2013, CDL-AD(2016)007) sont battues en brèche, non seulement par l’action/l’inaction de certains États membres mais également par celle de l’Union européenne.

Un phénomène récent met d’autant mieux en exergue cette situation de détérioration, due non seulement à la législation en vigueur mais également au défaut d’implication des acteurs publics : l’implication d’acteurs privés dans la gestion du flux migratoire. Deux interventions, totalement opposées, illustrent cette nouvelle forme d’action. D’un côté, l’engagement d’associations ou de particuliers qui viennent en aide aux personnes sur les routes migratoires notamment pour les secourir ou pour leur offrir le gite. L’action de SOS Méditerranée à bord de l’Aquarius ou l’implication de militants associatifs à Briançon sont des exemples bien connus de cette forme d’intervention privée. De l’autre, des groupes identitaires nationalistes qui s’investissent d’une mission de contrôle des frontières terrestres et maritimes et refoulent les individus qu’ils identifient unilatéralement comme migrants illégaux. La mission Defend Europe est particulièrement illustrative de ce phénomène, les participants n’hésitant pas à faire état publiquement de leurs actions pour « ne pas faire de l’Europe la maison des migrants ».

Ainsi, qu’il s’agisse des associations venant en aide aux migrants ou des groupes identitaires tentant de leur barrer le passage, la question de l’implication des acteurs privés dans le passage des frontières est prégnante. Dans les deux cas, il s’agit soit de remplacer soit de suppléer une action de l’État ou de l’Union européenne qui devrait s’inscrire dans le cadre de l’État de droit. Cette initiative privée nécessite donc de s’interroger sur la garantie des droits de ces acteurs mais également et peut être surtout sur l’encadrement de leurs actions dans la mesure où ils s’invitent dans des missions relevant normalement du rôle de l’État et aujourd’hui de l’Union européenne dans laquelle a été développé un espace de libre circulation des personnes.

La présente contribution propose d’étudier ces phénomènes au prisme de leur encadrement par le droit et de les mettre en lien avec l’action, ou l’inaction de l’Union européenne et/ou des États membres afin de voir quelle place ces acteurs privés peuvent avoir dans la redéfinition de l’État de droit en Europe.

« Comment tu en es arrivée au secours en mer ? C’est un devoir pour chaque capitaine. En plus, nous y sommes tout simplement obligés en tant qu’Européen.nes favorisé.es. Mais cela reste absurde que cette tâche soit principalement effectuée par des volontaires. Il faut imaginer que c’est nous qui sommes soudainement responsables de la survie de milliers de personnes, car la politique ne s’en occupe pas »[1]. Depuis le début du mois de juin 2019, l’auteur de cette déclaration, Pia Klemp, capitaine d’un bateau de sauvetage en Méditerranée affrété par une O.N.G., est la principale accusée d’un procès ouvert par la justice italienne pour aide à l’immigration illégale, infraction pour laquelle elle risque jusqu’à 20 ans de réclusion.

Cet exemple récent vient illustrer une réalité constatée depuis plusieurs années aujourd’hui : les acteurs privés – O.N.G., associations ou personnes privées – interviennent régulièrement dans les zones frontalières et en corrélation avec les migrations. Deux types d’interventions antithétiques peuvent être constatées : celles d’aide aux migrants en détresse – quel que soit leur statut – et celles visant à refouler les migrants – quels que soient également leur statut et leurs droits – ou à empêcher qu’une aide leur soit apportée. Dans le premier cas, les acteurs privés patrouillent dans les zones frontalières afin de porter assistance aux migrants en situation de péril que ce soit sur terre ou sur mer. L’action des organisations SOS Méditerranée et Médecins sans frontière à bord de l’Aquarius en Méditerranée a été l’emblème de ce type de missions. Dans le second cas, s’inscrivent notamment des interventions d’associations comme Génération identitaire qui a lancé la campagne « Defend Europe » en 2018, considérant que l’action menée par les autorités était insuffisante à protéger les frontières, et a donc opéré des contrôles au col de l’Échelle dans les Alpes pendant 2 mois en refoulant les indésirables vers l’Italie. Une action similaire a également été tentée en Méditerranée à bord du C-Star en 2017 pour entraver les opérations de secours en mer des O.N.G. précédemment citées et empêcher les embarcations d’atteindre le territoire maritime européen. Ces missions ont le soutien de différentes associations identitaires européennes, avatars de la première, comme Identitäre Bewedung en Allemagne ou Generazione Identitaria en Italie par exemple. Autant d’actions, dont l’objet est clairement divergent, mais qui découlent toutes d’initiatives privées, qui sont justifiées par l’inaction des acteurs publics et qui sont précisément contestées par le ou les États en charge du contrôle des frontières.

En effet, une double tension est palpable au niveau des frontières européennes : l’une entre les objectifs défendus par ces acteurs privés – l’occupation des locaux de SOS Méditerranée par Génération identitaire début octobre 2018 en est l’illustration exemplaire – et l’autre entre l’action de ces acteurs privés et l’encadrement juridique mis en place par l’État aux frontières de l’Europe. À ce titre, le cas de Pia Klemp illustre justement les tensions que suscite la question migratoire dans cette zone et entre acteurs privés et acteurs publics. Elle n’est que l’un des derniers exemples d’une liste de cas liés à l’encadrement normatif et procédural autour de l’action d’aide aux migrants et qui s’allonge progressivement : la perte du pavillon panaméen de l’Aquarius en 2018, puis l’arrêt de sa navigation après diverses procédures ouvertes à l’encontre des associations à son bord ; la mise en examen à Malte de Claus Peter Reisch, capitaine du Lifeline, pour une mauvaise immatriculation du navire ; les poursuites en France à l’encontre de Cédric Hérou et Pierre-Alain Mannoni ou encore des « 3+4+2 de Briançon »[2] pour aide à l’immigration illégale. Si les actions judiciaires à l’encontre des actions privées d’aide sont plus nombreuses, c’est également parce qu’elles sont plus régulières et plus médiatisées. En effet, dans les autres cas, après un premier abandon des poursuites par le Parquet de Gap, l’association Génération identitaire ainsi que trois de ses membres ont finalement été jugés à partir de juillet 2019 pour usurpation de fonction de l’administration publique[3] et condamnés un mois plus tard sur ce fondement. Aucune mention cependant n’est faite relativement à la non-assistance à personnes en danger dans cette zone montagneuse et enneigée à l’époque des faits par exemple.

A partir de ces brefs éléments de multiples paradoxes sont observables aux frontières de l’Europe : une multiplication des actions privées faute ou en dépit des actions étatiques pourtant normalement en situation de monopole ; des actions défendant deux visions de la frontière, entre accueil et rejet ; un discours politique toujours plus ferme à l’encontre des acteurs privés agissant à la frontière, surtout quand il s’agit de sauvetage[4] ; et enfin, un rapport particulièrement négatif à l’aide apportée à autrui sans contrepartie. Ces tensions ont une particularité : elles s’inscrivent dans ce que d’aucuns nomment le « dilemme des frontières »[5]. Cette zone particulière, source d’enjeux politiques, de coopération en Europe depuis l’avènement de l’Espace Schengen mais corrélativement aussi de rapports de force entre les État membres de l’Union européenne[6], où les règles applicables en matière d’immigration et d’asile ne cessent d’être renégociées et critiquées afin de toujours plus contrôler les frontières extérieures. C’est à ce prisme multiple que cette action privée interroge la notion d’État de droit, dans sa motivation comme dans son encadrement. Considérée comme une valeur fondatrice de l’Union européenne (article 1bis T.U.E.), cette notion est également une condition préalable à toute nouvelle adhésion (article 49 T.U.E.), et son non-respect est susceptible d’entrainer des sanctions (article 7 T.U.E.). Aujourd’hui, ainsi que le souligne J. Chevallier, l’État de droit « alors qu’il paraissait indissociable d’un modèle d’organisation politique marqué par l’empreinte du libéralisme, […] s’est trouvé promu au rang de contrainte axiologique s’imposant à tout État »[7].

Toutefois, cette notion semble de plus en plus se déliter ou perdre de sa superbe. En matière de questions migratoires ce constat ne semble pas pouvoir être démenti. Entendu au sens de la prééminence du droit mais également des mécanismes de légitimation de l’action de l’État en raison des liens étroits entretenus avec la démocratie et les droits de l’Homme, l’État de droit est une notion fréquemment utilisée comme une forme de « label démocratique »[8]. Son respect dans le cadre de politiques toujours plus fermes vis-à-vis des droits des migrants interroge, de même que ce qu’il peut subsister de son contenu, et en particulier de la garantie des droits[9]. A ce titre, l’action des personnes privées à la frontière et son encadrement illustrent la remise en question des valeurs que défend l’État au moyen d’autres valeurs contradictoires. Devant ce bras de fer que semblent se livrer acteurs publics et acteurs privés au-dessus de la frontière, il convient d’interroger la place occupée par les seconds, dans la mesure où elle ne paraît s’inscrire dans aucun cadre juridique (I), avant d’analyser les moyens juridiques d’encadrement de leur action et l’image que celle-ci renvoie des valeurs promues par les États européens et donc de la définition de l’État de droit européen (II).

 

I – Une place occupée en marge du droit ?

 

« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources. […] De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être une évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête »[10]. C’est ainsi que le territoire se retrouve délimité et borné afin d’identifier cette appartenance. En dépit de la tentation de penser que les frontières sont une question ancienne voire obsolète, les États semblent de plus en plus enclins justement à rappeler les bornes de leur territoire en fixant, marquant, indiquant, délimitant cette frontière pour affirmer leur emprise. Cette attitude est d’autant plus exacerbée aujourd’hui face aux migrations humaines, phénomènes qui réintroduisent ce doute dans l’établissement de la délimitation des espaces. L’action des acteurs privés ici étudiée s’inscrit dans ce contexte capital, expliquant ainsi les tensions particulières mise en exergue (A). Or, l’opposition se cristallise d’autant plus fortement que cette action s’inscrit dans une démarche contestataire des règles de droit privilégiées par l’État et/ou de leur façon de les appliquer (B).

 

A – Une action s’inscrivant dans un contexte particulier

 

Si cette action des acteurs privés est aussi clivante et si elle interroge autant, c’est en raison du cadre géographique dans lequel elle s’inscrit : la frontière. Juridiquement, sa définition se veut neutre : il s’agit de « la ligne formée par la succession des points extrêmes du domaine de validité spatiale des normes de l’ordre juridique d’un État »[11]. Toutefois, la réalité qu’elle recouvre est d’une toute autre nature, expliquant dès lors les réactions épidermiques suscitées. En effet, la frontière est un thème sensible car elle suppose toujours un « récit »[12] au sens d’un attachement à un passé voire à une identité et tient une place particulière dans la naissance de l’État[13]. Par ailleurs, si la pacification des relations internationales a permis un « passage des fronts aux frontières »[14], il n’en demeure pas moins qu’elles sont un espace de tensions idéologique, philosophique et politique. La frontière est le symbole du dedans et du dehors, l’espace de réalisation d’un rapport de force. En ce sens qu’elle est la marque des limites de l’exercice de la juridiction de l’État, la « ligne de partage des souverainetés »[15] entre deux entités frontalières. A ce titre, la frontière – et le contrôle des entrées qui l’accompagne – est une institution à l’aune de laquelle l’autorité de l’État va se mesurer car il s’agit pour certains auteurs de la garantie des fondements d’une société[16], de la sécurité[17] ou de la protection de l’homogénéité d’une communauté[18].

Si dans les années 1980-1990 il y a pu avoir une forme d’illusion de disparition des frontières, parfois prédite par certains analystes[19], en réalité il n’en est rien. Comme le souligne justement M. Agier « [l]a mondialisation n’a pas supprimé les frontières : elle les transforme, les déplace, les dissocie les unes des autres […]. Elle les multiplie et les élargit, tout en les rendant plus fragiles et plus incertaines. […] Tout un monde de frontières se reconfigure aujourd’hui […] »[20]. Les États paraissent aujourd’hui encore plus obsédés, voire « angoissés »[21], par leurs frontières que par le passé, comme l’illustre notamment la focalisation de D. Trump concernant la construction d’un mur continu à la frontière avec le Mexique. Et cette réalité est également constatable en Europe : si les frontières ont pu paraître s’atténuer au sein de l’Union européenne du fait de l’établissement d’un espace de libre circulation sans contrôle aux frontières intérieures, elles n’ont jamais disparu[22]. Pis, il semble même y avoir, ici également, une volonté réactualisée de marquer la frontière comme le démontrent les images des barbelés de la frontière hongroise qui font écho à la construction de murs toujours plus hauts et plus nombreux à travers le monde[23]. Comme s’il y avait une nécessité impérieuse de rappeler la compétence, voire l’existence, de l’État souverain en Europe. De porte, la frontière se transforme donc – faute de clé – en mur, et les candidats à l’exil tentent d’entrer par la fenêtre ou une issue dérobée.

En réalité, la frontière, quelle que soit la forme qu’elle prend et la manière dont elle est institutionnalisée, est un test pour l’État : le « théâtre où la légitimité de son pouvoir est observée avec attention »[24]. L’action des acteurs privés s’inscrit dans cette analyse de légitimation et d’interrogation du bien fondé et de la pertinence de l’action de l’État, des États ou de l’Union européenne. Ceux qui viennent au secours des migrants dénoncent le manque d’humanité notamment du « plus froid des monstres froids » face à la détresse qui s’exprime, et ceux qui viennent empêcher l’avancée des migrants au sein ou vers l’Europe induisent ou critiquent un manque de fermeté dans la politique frontalière des États, ce qui mettrait en péril la communauté de l’intérieur. Pour l’État il s’agit donc d’un lieu hautement stratégique.

Aujourd’hui cette problématique est démultipliée en nombre et en situations. Avec la modification des migrations[25], les évolutions territoriales en Europe et la facilitation des déplacements, la notion de frontière ne peut être susceptible d’une interprétation unique[26]. Elle renvoie, au fil du temps à des réalités différentes pour les historiens – du fait des époques, des conflits, des conquêtes etc. – mais semble également se métamorphoser aux yeux des géographes[27]. Si l’un de ces derniers, J. Gottmann, enseignait dans les années 1950 que « la frontière est une ligne »[28], elle apparait aujourd’hui davantage polymorphe et on observe une multiplication des zones de tension. É. Balibar le souligne, les « frontières ne [sont] plus localisables de façon univoque. […] Les frontières vacillent : cela ne veut pas dire qu’elles disparaissent. Moins que jamais le monde actuel est un monde “sans frontières”. Cela veut dire au contraire qu’elles se multiplient, et se démultiplient dans leur localisation et dans leur fonction, qu’elles se distendent ou se dédoublent, devenant des zones, des régions, des pays frontières, dans lesquels on séjourne et on vit »[29]. En effet, loin du simple trait dans l’espace, la frontière est un lieu, et loin de la simple frontière naturelle, elle se diversifie dans ses formes et ses institutionnalisations, elle se construit[30]. Ces lieux sont pluriels car la gestion de l’entrée sur le territoire évolue en fonction de l’évolution des migrations.

Aujourd’hui on parle notamment de lieux-frontières[31], comme c’est le cas pour certaines îles ou pour les aéroports, mais également de frontières réticulaires[32] ou frontières en réseau avec les différents camps de rétention ou camps sauvages qui tracent sur les cartes des zones-frontières élargies avec des interconnexions multipliées. D’aucuns évoquent même l’existence d’une Europe comme Borderland ou « pays-de-frontière »[33], paradoxe ou comble ultime pour l’organisation qui se veut l’archétype de la libre circulation. Quel que soit le nom ou le contenu qui leur soit donné, il s’agit à chaque fois d’espaces où la question de l’entrée sur le territoire se pose et où l’autorité de l’État peut sembler défiée. Actuellement on va même jusqu’à parler d’externalisation des frontières, à la suite des accords passés notamment avec les autorités turques ou libyennes qui assurent, à la place des États européens, la sécurité et le contrôle de l’entrée sur leur territoire. On arrive donc à une délocalisation, une déterritorialisation de la frontière. Dernier exemple en date : la proposition de créer des plateformes régionales de débarquement[34] sous contrôle d’organisations internationales, visant à placer en périphérie des États européens les personnes migrantes. Il y a donc une mutation et une multiplication des espaces-frontières, avec chacun leur système d’organisation et leur encadrement ou non-encadrement juridique[35]. Dans tous les cas l’objectif est le même : contrôler les entrées sur le territoire national ou européen. Et seul l’État est titulaire du droit d’en autoriser l’accès. En effet, comme l’a souligné D. Bigo « [e]n tant qu’institution politique, la frontière est consubstantiellement une ligne de défense, de sécurisation, permettant de délimiter un intérieur et un extérieur, ce qui est sa fonction principale. Frontière et contrôle ne peuvent être distingués »[36]. La frontière est le point d’entrée sur le territoire et donc toute brèche peut être présentée comme un risque potentiel.

Ainsi, l’action des acteurs privés, quel que soit son but, s’inscrit dans un lieu où elle n’a normalement pas sa place puisqu’il s’agit d’un espace relevant du domaine réservé de l’État. Pis, elle s’inscrit a priori dans une action contestataire dans la mesure où elle prend la forme d’une dénonciation matérielle des actions officielles et de leurs fondements juridiques. Si ce n’est pas systématiquement dans une démarche de désobéissance, c’est toujours dans une volonté d’avoir un droit de regard sur ce qui est fait : pouvoir vérifier soit la conformité au droit du traitement réservé à ceux qui y sont retenus, soit la réelle sécurisation des frontières par exemple. Car les migrants – personnes en déplacement dont le chemin n’est pas terminé – se trouvent dans cet entre-deux de la frontière[37], à la croisée des chemins de l’exil, où s’effectue une forme de tri entre désirables et indésirables[38] et où la mort rôde de plus en plus[39].

 

B – Une place accaparée en réaction à l’application du droit

 

Cette corrélation frontière-territoire-contrôle implique que le régime applicable aux frontières suive l’évolution de l’approche politique qui prévaut dans l’État au territoire duquel on souhaite accéder. De fait, le rapport à la frontière des États, notamment européens, n’a pas été linéaire au fil de l’Histoire contemporaine. Plusieurs phases se sont succédé aléatoirement entre deux extrêmes : d’un côté, l’entrée sur le territoire facilitée en raison de la recherche de main d’œuvre supplémentaire ; de l’autre, le verrouillage de l’accès légal au territoire notamment pour protéger un système social ou en raison de motifs sécuritaires[40]. Cette dernière logique de fermeture est en réalité assez récente car jusqu’au milieu du XIXe siècle, le système de passeport – et donc d’identification des personnes se déplaçant – avait surtout pour fonction d’empêcher les gens de sortir du pays et notamment de conserver la main d’œuvre qualifiée ou la source de revenus fiscaux[41]. A contrario, il était souvent plus aisé d’entrer sur le territoire d’un autre État comme en témoignent par exemple les appels aux migrations d’installation ou de travail aux États-Unis ou au Canada fin XIXe – début XXe[42]. À cette époque, les acteurs privés étaient partie prenante au processus migratoire[43].

Aujourd’hui la tendance s’est nettement inversée[44]. Si l’émigration ne semble plus être un problème[45], à l’inverse, l’immigration – c’est-à-dire l’ouverture des frontières de potentiels territoires d’accueil – paraît davantage complexe. Cette approche ambivalente se retrouve dans l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 : « 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. 2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Le premier alinéa consacre la liberté de circulation à l’intérieur d’un même territoire ; le second la liberté d’émigrer puis de revenir dans son État d’origine. Toutefois, aucun alinéa ne consacre le droit d’entrer et de s’installer sur le territoire d’un autre État que le sien. Ainsi, est consacré un droit « bancal »[46] à la migration, selon lequel on a le droit de partir mais sans savoir nécessairement où l’on pourra avoir le droit d’entrer puisqu’il s’agit d’une décision souveraine de l’État d’accueil.

La liberté de circulation des personnes au sein de l’Union européenne ne fait qu’atténuer cette réalité pour certains individus et de manière encore moins visible à l’heure actuelle. En effet, sous différents motifs et en application du Code Schengen, plusieurs États membres de l’Union européenne – dont la France, l’Allemagne, la Norvège ou encore le Danemark – ont réinstauré les contrôles aux frontières intérieures. Cette autorisation est normalement temporaire mais court, notamment dans le cas de la France, depuis quatre ans avec l’aval du Conseil d’État[47]. Par ce biais, les États peuvent notamment contourner l’interdiction qui leur est faite de procéder à des contrôles systématiques équivalents à des vérifications aux frontières intérieures[48]. Toutefois, sa motivation et sa prolongation régulière interrogent.

Dès lors, plus les frontières des territoires d’accueil potentiels sont fermées, plus les risques à prendre sont grands et les comportements dangereux[49]. On parle d’ailleurs aujourd’hui de morts par migration[50]. Si la plupart des rapports et études se concentrent sur les morts nombreuses et emblématiques en Mer Méditerranée[51], comme le soulignait l’alpiniste italien R. Messner, « la montagne n’est ni juste, ni injuste, elle est dangereuse » elle aussi : au printemps, lors de la fonte des neiges, les corps de plusieurs migrants ayant tenté de franchir les Alpes apparaissent maintenant régulièrement. En effet, les migrants ayant réussi à atteindre le continent européen tentent la traversée de la frontière par des chemins escarpés afin d’éviter les contrôles dans les trains ou sur les routes entre l’Italie et la France notamment. La frontière a donc des conséquences létales liées à ce paradoxe entre droit d’émigrer et impossibilité d’immigrer et dont la réalité se fait jour avec une grande violence[52]. Toutefois, en dépit de cette dangerosité et indépendamment de la volonté de l’État, les frontières demeurent poreuses – c’est d’ailleurs à l’inverse ce que dénoncent certains acteurs privés. Les chiffres de l’immigration publiés le 12 juin 2019 par le Ministère de l’intérieur démontre que tous les chiffres sont en hausse pour l’année 2018, à l’exception des naturalisations[53]. Il n’y a donc pas de frontières infranchissables et la construction des murs paraît être davantage la démonstration de l’impuissance du souverain à rendre ses frontières imperméables qu’une démonstration de force[54].

C’est en raison de cette réalité que les acteurs privés agissent au niveau de la frontière. Les anti-migrants parce qu’ils considèrent que les contrôles et la surveillance aux frontières sont insuffisants. Ils ne contestent pas le droit appliqué ; ils en dénoncent l’inefficacité[55]. Ils se présentent à ce titre comme un phénomène contestataire au sens où il s’agit d’une action « épisodique plutôt que continue, [qui] se déroule en public, suppose une interaction entre des requérants et d’autres, est reconnue par ces autres comme pesant sur leurs intérêts, et engage le gouvernement comme un médiateur, une cible ou un requérant »[56]. En effet, les groupes identitaires s’inscrivent dans des actions ponctuelles comme celle du Col de l’Échelle sur deux mois par exemple, mettent en scène leurs interventions (réseaux sociaux, moyens techniques, mise en scène…), agissent sur les parcours migratoires ou les actions des O.N.G. d’aide aux migrants et appellent l’État à davantage de fermeté. Il y a donc bien une action de contestation qui est menée et au travers de laquelle Génération identitaire notamment a réemployé un certain nombre de codes et de moyens afin de se présenter en gardiens des frontières pour tromper leurs interlocuteurs. Ces organisations anti-migrants et leurs membres agissent à cette fin hors de tout cadre juridique, en revendiquant leur qualité de citoyens européens soucieux de la sécurité des frontières.

À l’inverse, l’action des acteurs privés apportant leur aide aux migrants s’inscrit dans une démarche d’instrumentalisation du droit, c’est-à-dire d’user du droit comme un instrument de leur action. Ceux qu’A. Lendaro nomme les désobéissants[57], optent pour une approche déjà bien connue des associations comme le G.I.S.T.I.[58] : utiliser le droit pour le faire respecter par l’État. Le point de départ paraît pour beaucoup enraciné dans un impératif humaniste : alors que des personnes sont en détresse soit en montagne soit au large des côtes européennes et qu’ils risquent la mort et/ou le renvoi vers la Libye par exemple, ces individus ou associations décident de s’impliquer et de leur venir en aide avec leurs moyens faute de tout autre intervention étatique suffisante[59], comme les propos de Pia Klemp le relevaient en tête de cet article. Mais au-delà de cette action d’humanité ou d’hospitalité[60], ils refusent également de laisser faire et surtout de cautionner des pratiques étatiques illégales qu’ils sont amenés à constater – comme le refoulement systématique vers l’Italie dans la vallée de La Roya par exemple[61] – et qu’ils dénoncent. C’est à ce titre qu’ils vont utiliser le droit à leur avantage. En effet, un certain nombre de règles, issues des engagements internationaux de l’État, viennent normalement encadrer ces actions régaliennes à la frontière et entrent en contradiction avec la politique migratoire menée par les États européens. En d’autres termes, ils utilisent « l’arme du droit »[62] en symétrie à l’action de l’État que celui-ci justifie aussi juridiquement en s’appuyant sur les textes et procédures permettant l’accès légal au territoire. À ce titre, deux cas de figure peuvent être distingués quant à l’arsenal juridique invoqué, suivant le lieu où l’aide est apportée.

Dans le cadre maritime, un certain nombre de conventions implique une obligation de secours en mer pour les États côtiers, les États responsables de la zone S.A.R. ou l’État du pavillon, en plus de l’obligation pesant sur les capitaines de navire[63]. En résumé, ces textes intègrent des obligations de prévoir des centres de secours et de recherche en mer, l’obligation de secourir des personnes en détresse et l’obligation de procéder à leur débarquement prompt en lieu sûr[64]. Sur ce fondement, l’Italie, devrait donc prendre en charge les navires se trouvant dans la zone S.A.R. sous sa compétence, n’en déplaise à M. Salvini. Les associations affrétant des navires afin de repérer les embarcations en détresse agissent au motif que les moyens mis en œuvre par les États européens sont insuffisants à des patrouilles régulières, voire constatent un désengagement des pouvoirs publics à ce niveau. Par ailleurs, au-delà du nombre de patrouilles c’est également la qualité de celles-ci – notamment en terme de rapidité, les ONG étant déjà présentes sur site leur action est souvent plus rapide, ou d’actions menées avec des cas de refoulement en dehors des eaux européennes – ainsi que les partenariats conclus –avec les garde-côtes libyens par exemple – qu’elles remettent en cause. Les deux éléments techniques sur lesquels États et acteurs privés s’opposent ici tiennent à la définition de la situation de détresse et à la définition d’un lieu sûr. Dans le premier cas, la définition est laissée aux États faute de précision dans les textes, avec toute la subjectivité que cela suppose – les États n’hésitant pas à considérer que les passeurs et/ou les migrants eux-mêmes sont responsables de cette situation. Bien davantage c’est sur le second point que la tension est la plus forte. En effet, là où les États mettent l’accent sur la nécessité d’un débarquement prompt – en Libye par exemple –, les associations soulignent la nécessité d’un débarquement sûr – ce qui exclut la Libye comme point de débarquement au regard du contexte actuel[65]. En effet, ce dernier élément peut être précisé à l’aide de la résolution MSC.167(78) du Comité sur la sécurité maritime de 2004 impliquant entre autres qu’un lieu sûr soit un endroit où la vie et la sécurité des personnes ne soit plus menacées[66]. On le voit il y a donc des deux côtés la mobilisation de règles juridiques pour justifier les actions.

On retrouve sur terre le même mécanisme où les États s’appuient sur les règles européennes de répartition des demandeurs d’asile avec le Règlement Dublin[67] notamment pour justifier du renvoi systématique des migrants vers l’État européen de provenance et de l’interdiction faite aux acteurs privés de s’immiscer dans ce processus. Face à ce traitement très administratif et biaisé de la question migratoire[68], les associations et les individus intervenant dans la vallée de La Roya par exemple justifient leurs maraudes par des raisons humanitaires, sans contrepartie, et qui se justifient par le danger imminent encouru par ces personnes. Par ailleurs, leur intervention s’appuie également sur la nécessité d’apporter une aide juridique aux migrants afin que soit respecté le droit de chacun au dépôt d’une demande d’asile à la frontière par exemple[69]. Ils s’inscrivent à ce titre dans une démarche de désobéissance civile[70] dans la mesure où ils justifient leur initiative par d’autres règles que celles encadrant l’entrée sur le territoire. En effet, le droit d’asile tel que prévu notamment par la Convention de Genève de 1951 n’implique pas que le demandeur accède de manière régulière au territoire de l’État où il souhaite demander refuge. Ainsi tout comme les acteurs privés opposés à l’entrée des migrants sur le territoire, les acteurs humanitaires s’appuient sur un élément de conscience mais qui, s’il fait naitre l’action, n’est qu’une partie de sa justification. Dès lors, les différentes règles de droit applicables laissant une place à certaines ambigüités, l’action privée conduit à interroger la pertinence de la règle de droit appliquée et/ou détournée par l’État.

 

Ainsi, quelle que soit l’analyse faite des politiques étatiques menées aux frontières, c’est bien leur mise en œuvre et l’application des règles en découlant par le souverain qui entraine l’action des acteurs privés. Ces deux courants se retrouvaient déjà dans la fin du raisonnement d’É. Balibar relatif à l’évolution des frontières qui « font l’objet d’une revendication et d’une contestation, d’un renforcement acharné, de leur fonction sécuritaire notamment »[71]. Cette place accaparée par les acteurs privés aujourd’hui, concernant la gestion des frontières par l’État, relève de l’application d’autres règles juridiques qui visent à pénaliser ces comportements, comme un prolongement des politiques de fermeture des frontières. Toutefois, leur mise en œuvre interroge le bien-fondé de la règle de droit mobilisée par l’État ou l’Union européenne ainsi que les fondements de la légitimité invoquée par l’autorité publique, certains évoquant même « une sorte de court-circuit récurrent de l’État de droit »[72].

 

II – Un rôle joué en dépit du droit

 

Face à ces activités non prévues, l’État, fort de son rôle de garant de l’ordre public, se doit d’agir. En effet, à défaut, c’est l’effectivité de son pouvoir qui pourrait être remise en cause, puisque la frontière est à ce titre une zone test. De ce fait, cette action non désirée des acteurs privés aux frontières est parfois encadrée mais surtout interdite par le droit (A). Toutefois, cela ne veut pas dire que ces actions privées ne jouent pas un rôle pour autant : au-delà du résultat matériel de leurs actes, elles questionnent le bien-fondé de la règle (B). En effet, ce n’est pas tant par leurs actions mais surtout par la répression de celles-ci que le véritable rôle de ces acteurs privés s’exprime aujourd’hui. Au-delà de leur engagement propre et de la mission qu’ils s’assignent, ils viennent ébranler les justifications du droit applicable et interroger la définition de l’État de droit.

 

A – Des actions entravées par un droit à géométrie variable

 

Comme un prolongement de leur politique migratoire les États ont une attention particulière pour l’encadrement juridique de l’action des acteurs privés aux frontières. Cet enjeu est perceptible dans le discours politique de plus en plus acerbe à leur encontre. On se souvient notamment des propos du Ministre français de l’Intérieur, Christophe Castaner, dénonçant en avril 2019 le fait que certaines O.N.G. chargées de secourir les migrants « ont pu se faire complices » des passeurs, et dénonçant un certain nombre de collusions entre ces deux groupes. Ces propos n’ont rien de novateurs dans la mesure où Emmanuel Macron avant lui avait déjà accusé en juin 2018, les O.N.G. de faire « le jeu des passeurs » car « au nom de l’humanitaire, il n’y a plus de contrôle » et que leur action réduisait les coûts des voyages organisés par les trafiquants. Le Procureur de Catane en Sicile a quant à lui évoqué détenir des preuves de collusion entre O.N.G. et passeurs, allant même jusqu’à envisager que certaines des premières pourraient être financées par les seconds. Cette position est par ailleurs largement soutenue par Matteo Salvini qui s’est félicité de ne plus être le seul à avoir des « doutes » sur les intentions de ces organisations, à qui il promettait à l’été 2018 de ne voir l’Italie qu’en carte postale mais qu’elles ne pourraient jamais plus en atteindre les ports. Il y a donc un discours politique ferme de criminalisation des actions des acteurs privés venant en aide aux migrants.

A l’inverse, l’action des acteurs privés “anti-migrants” ne rencontre pas la même dénonciation. Si leurs actions sont certes moins nombreuses, lors de leur réalisation peu de voix se sont élevées pour les dénoncer ou pour dénoncer le harcèlement subis par les O.N.G. venant en aide aux migrants. Si aujourd’hui le gouvernement français réfléchit aux possibilités de dissoudre l’association Génération identitaire, ce n’est qu’en raison d’une énième occupation de locaux – ceux de la CAF de Bobigny en mars 2019 – que la réflexion est amorcée. Il ne semble donc pas y avoir la même intensité à condamner dans le second cas que dans le premier. Cette attitude s’explique peut-être en grande partie par le fait que l’action de ces organisations ne va pas à l’encontre de celles de l’État aux frontières mais au-delà de celles-ci, impliquant dès lors une direction commune.

Si le traitement politique des actions des acteurs privés menées aux frontières n’est pas similaire, qu’en est-il de leur traitement juridique ? Les deux comportements sont passibles de poursuites pénales mais pas au même prisme. En effet, de telles poursuites ne s’inscrivent pas dans l’encadrement de faits de même nature. Concernant les actions des associations de lutte contre l’immigration, ce n’est pas tant l’action elle-même que la façon dont elle a été menée qui est en cause. Génération identitaire et certains de ses membres ont été poursuivis au visa de l’article 433-13 du Code pénal énonçant une condamnation allant jusqu’à un an d’emprisonnement et 15 000€ d’amende pour toute personne ayant exercé « une activité dans des conditions de nature à créer dans l’esprit du public une confusion avec l’exercice d’une fonction publique ou d’une activité réservée aux officiers publics et ministériels ». Il s’agit donc de sanctionner le mimétisme de l’intervention de l’association avec des activités réservées aux officiers publics et non une réelle immixtion de celle-ci dans leurs fonctions. En d’autres termes, l’opération menée en 2018 au Col de l’Échelle ne semble être évaluée qu’à l’aune des conditions de sa réalisation mais non du fondement ou de la nature des actions réellement menées. Cette qualification peut surprendre dans la mesure où l’article 433-12 du Code pénal – qui sanctionne pour sa part de trois ans d’emprisonnement et de 45 000€ d’amende « le fait, par toute personne agissant sans titre, de s’immiscer dans l’exercice d’une fonction publique en accomplissant l’un des actes réservés au titulaire de cette fonction » – aurait permis d’englober en sus le fond des actions menées. En effet, les identitaires se sont notamment vantés, vidéos à l’appui, d’avoir raccompagnés des migrants de l’autre côté de la frontière – indépendamment de leurs droits et des risques encourus –, voire de les avoir remis aux autorités. Ils apparaissent ainsi s’immiscer dans l’exercice d’une fonction publique. Mais la difficulté compréhensible d’obtenir un dépôt de plainte de la part des migrants concernés a empêché de caractériser la possible infraction. Le droit pénal spécial encadrant la protection des fonctions publiques est donc ici peu mobilisable, ou à la marge, la particularité des victimes complexifiant les poursuites et rendant par ailleurs délicate la mobilisation de toute autre règle de droit. Si finalement la condamnation le 29 août 2019 de Génération identitaire à 75 000€ d’amende et de certains de ses cadres à des peines allant jusqu’à six mois de prison ferme se veut symbolique et tend à démontrer une fermeté de la réponse à apporter à ces actions, elles demeurent moins poursuivies que celles des pro-migrants ou noborders et surtout pas au même prisme.

L’action des associations et personnes privées venant en aide aux migrants s’inscrit quant à elle dans une pénalisation de l’action même : il ne s’agit pas d’en condamner la forme mais d’en criminaliser le fond. A ce titre, l’arsenal de lutte contre l’immigration illégale mobilisable apparait dense, spécifique et surtout régulièrement révisé[73]. Les deux articles principaux qu’il convient de mentionner pour l’encadrement de ces actions sont les articles L. 622-1, al. 1e du C.E.S.E.D.A. relatif au délit d’aide à l’entrée, au séjour et à la circulation d’un étranger en situation irrégulière, puni de 5 ans d’emprisonnement de 30 000€ d’amende, et l’article L. 622-4 du C.E.S.E.D.A. qui fixe la liste des exemptions à ce délit. Il n’y a donc pas, de prime abord, dans la construction du texte de distinction entre le trafic d’êtres humains organisé par les passeurs et les missions d’aide diligentées par les acteurs privés. C’est en partie pour s’en démarquer et souligner le paradoxe de la situation qu’il a progressivement pris le nom de « délit de solidarité ». Cet amalgame entre les aidants et les passeurs – que l’on retrouve dans le discours politique évoqué plus avant – a été dénoncé à de multiples reprise par les organisations de défense des droits de l’Homme[74] ou la doctrine[75]. Et si, en 2009, É. Besson – alors Ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale – se voulait rassurant en considérant que « [t]oute personne, particulier, bénévole, association, qui s’est limité à accueillir, accompagner, héberger des clandestins en situation de détresse, n’est donc pas concerné par ce délit. Et [qu’il] observe qu’en 65 années d’application de cette loi, personne en France n’a jamais été condamné pour avoir seulement accueilli, accompagné ou hébergé un étranger en situation irrégulière »[76], force est de constater que les dernières années l’ont inscrit en faux : les procès et les condamnations se sont multipliés en France[77].

Si la décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018 est enfin venue consacrer un principe constitutionnel de fraternité, impliquant l’existence d’une « liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire français » et prohibant la pénalisation de tout acte de solidarité à but humanitaire sans contrepartie financière, celui-ci ne s’applique qu’au délit d’hébergement et de circulation mais s’arrête au délit d’entrée sur le territoire[78]. C’est indéniablement la victoire d’une certaine vision éthique du droit axée sur l’hospitalité[79]. Cela apparaît d’ailleurs d’autant plus clairement après la loi asile-immigration entrée en vigueur en 2019 qui n’avait pas supprimé cette infraction en dépit de l’avis de la C.N.C.D.H. appelant à sa suppression ainsi que de l’inutilisation d’autres procédures annexes à l’encontre des associations venant en aide aux migrants[80]. Mais c’est une victoire en demi-teinte, presque une victoire à la Pyrrhus. Une nouvelle fois, le droit bute sur ce lieu particulier. : le principe de fraternité semble toujours s’arrêter à la frontière… À l’inverse, le délit de solidarité, lui, ne se limite pas aux frontières de la France et connaît également quelques imitations dans d’autres États européens comme en Allemagne, en Belgique, au Danemark, en Grèce, en Espagne, en Italie[81], en Serbie ou encore en Suisse et où les peines encourues peuvent parfois être beaucoup plus importantes[82]. Ne serait-ce que concernant les interventions maritimes, la European Union Agency for Fundamental Rights a recensé pas moins de treize O.N.G. ou personnes physiques faisant l’objet de procédures pénales en Italie, en Grèce et/ou à Malte pour leur intervention humanitaire en zones SAR européennes en Mer Méditerranée[83]. La solidarité est donc pénalisée au nom de la lutte contre l’immigration illégale en Europe, opérant ainsi une forme de hiérarchisation entre certains éléments de l’État de droit et conduisant à ce qu’un droit à la sécurité instrumentalisé prenne le pas sur toute autre considération.

 

 

B – Des actions interrogeant la légitimité de la norme

 

Ces dernières constatations interrogent à plus d’un titre alors que les frontières paraissent toujours davantage relatives selon que l’on se place sous l’angle de la globalisation économique – où les biens, les capitaux, les informations traversent aisément le frontières – ou de la mobilité professionnelle[84]. Que ce soit quant à la légitimité de ces poursuites ou de celle de la politique migratoire menée, c’est le fondement de la règle juridique mobilisée qui est discuté : le cadre juridique sur lequel s’appuie l’État pour agir qui est remis en cause.

La légitimité des poursuites à l’encontre des acteurs privés venant en aide aux migrants est contestée et contestable. Certes, l’article 27 de la Convention Schengen de 1990 impose aux États de sanctionner tout personne aidant ou tentant d’aider un étranger en situation irrégulière à entrer ou à séjourner sur le territoire d’un autre État européen. Cependant la directive 2002/90/CE du Conseil de l’Union européenne visant à lutter contre l’immigration clandestine est venue le préciser : elle ouvre des possibilités d’exceptions pour motif humanitaire, y compris pour l’aide à l’entrée sur le territoire[85]. Dès lors, l’exclusion du principe de solidarité aux cas d’entrée sur le territoire relève d’un choix des États fondé non sur le droit européen mais sur leurs priorités politiques alors même que le texte permet pourtant d’assurer une distinction nette entre les réseaux de passeurs et les actions humanitaires.

Plusieurs organisations internationales ont souligné le manque de compatibilité entre ces pratiques d’une part et les droits de l’Homme et les principes de l’État de droit d’autre part. À titre d’exemple, au niveau régional, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a notamment dénoncé en 2015 la politique de plus en plus restrictive des États membres face à l’immigration irrégulière, allant parfois jusqu’à criminaliser l’aide humanitaire. Elle rappelle à ce sujet « la nécessité de mettre fin à la menace de poursuite pour complicité à la migration irrégulière, engagée à l’encontre de personnes qui portent secours »[86], cette approche étant contraire aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ainsi qu’à la Convention européenne de 1950. En parallèle, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe a dénoncé le phénomène en 2016, en recommandant aux États de « s’assurer que l’aide sociale et humanitaire apportée aux migrants en situation irrégulière dans tous les domaines relevant des services publics et privés ne soit pas érigée en infraction pénale »[87]. Au niveau international, le Protocole contre le trafic de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, opère nettement la différence en son article 3 entre l’aide humanitaire et le trafic, en conditionnant la qualification du second à une contrepartie financière ou matérielle. Le droit international établit donc bien une distinction entre les deux situations, sans qu’aucune assimilation ne soit possible. Cette distinction est de plus appelée de ses vœux par l’Organisation des Nations Unies dans le récent Pacte de Marrakech dont l’Objectif 8 relatif au fait de « sauver des vies et mettre en place une action internationale coordonnées pour retrouver des migrants disparus », implique notamment d’ « élaborer des procédures et des accords relatifs à la recherche et au sauvetage des migrants dont l’objectif premier soit de protéger le droit à la vie et qui fassent respecter l’interdiction des expulsions collectives, assurent une procédure régulière et des évaluations individuelles, améliorent les capacités d’accueil et d’assistance, et garantissent que la fourniture d’une aide de nature exclusivement humanitaire ne puisse être considérée comme illégale »[88]. Autant d’éléments de droit international qui viennent étayer l’argumentation de l’exclusion d’une pénalisation des actions humanitaires des acteurs privés quel que soit l’endroit où elles se déroulent, y compris à la frontière.

En miroir, les sanctions des actions menées par les associations identitaires à l’encontre des migrants ou des O.N.G. qui leur viennent en aide paraissent paradoxalement limitées, peu discutées, et les pouvoirs publics peu enclins à les faire évoluer. Cela cristallise l’affrontement entre deux visions de ce que doit ou devrait être la politique migratoire. En effet, cette pénalisation exacerbée des actions humanitaires à la frontière – qui s’inscrit dans ce que le Conseil de l’Europe appelle « un crime sans victime »[89] – mise en parallèle avec une pénalisation mineure des actions anti-migrants semble refléter la réponse faite à la question migratoire dans son ensemble. Elle symbolise la tendance politique actuelle au niveau européen d’utiliser le droit dans un but d’exclusion ou à tout le moins d’éloignement de la frontière. Elle caractérise une sorte de fracture entre les valeurs de l’intérieur – celles que les États européens revendiquent défendre comme les droits de l’Homme ou la démocratie – et les valeurs de l’extérieur – celles qui sont appliquées aux portes du territoire européen. Ce contraste détonne dans un monde où la protection des droits se veut toujours plus approfondie et n’arrive pas à une solution satisfaisante puisque les États n’ont de cesse de modifier leurs lois relatives à la lutte contre l’immigration irrégulière[90]. Cette frontière, Janus à deux faces car à la fois symbole du passage et de la limite[91], impose dès lors une réflexion sur les valeurs qui doivent être défendues et sur ce que l’Europe veut représenter. La volonté de tenir toujours davantage à l’écart les migrants, en s’appuyant sur des partenaires où le niveau de protection des droits de l’Homme est bien en-deçà du standard minimum européen (la Libye par exemple), ou dont les moyens pour assurer la surveillance de leur zone S.A.R. sont trop faibles (la Tunisie par exemple), conduit nécessairement à une augmentation des situations désespérées et à l’intervention d’acteurs privés dans un but humanitaire, intentionnellement ou par la force des circonstances[92]. Cela revient donc à faire peser sur d’autres acteurs la responsabilité de la gestion des migrants aux frontières, tout en criminalisant l’action de ces suppléants d’opportunité. Davantage qu’un problème de droit c’est surtout un problème d’éthique qui se pose aux frontières de l’Europe. A tout le moins c’est un problème de définition de ce que l’Europe partage et a à partager.

Car au-delà de cette situation se pose en effet les questions de savoir : sur quelles valeurs communes la communauté humaine européenne est-elle fondée ? Quel type de relations tend-t-elle à tisser avec l’étranger[93] ? Et jusqu’où est-elle prête à écorner ses principes pour maintenir cette tendance à la fermeture[94] ? Si la disparition des frontières est un mythe entretenu, la concrétisation d’une forteresse-Europe imprenable l’est tout autant. La migration humaine restera une réalité : laisser couler les embarcations de fortune ou disparaître les corps sous la neige ne fera pas disparaître un phénomène qui a toujours existé. C’est donc une voie médiane qu’il convient de trouver, un équilibre afin d’endiguer les conséquences létales de la situation actuelle même si elles ne peuvent disparaître complètement. Pour ce faire, une réflexion autour de la révision des voies légales semble nécessaire. L’affaire M. N. et autres c. Belgique actuellement pendante devant la Cour européenne des droits de l’Homme va dans ce sens[95]. En l’espèce, une famille syrienne a sollicité en 2016 à l’ambassade belge de Beyrouth l’obtention de visas humanitaires court séjour afin de pouvoir solliciter l’asile en Belgique. Un refus leur ayant été opposé et les différents recours étant demeurés infructueux, ils saisissent la Cour sur le fait de savoir si l’État belge a une obligation positive de délivrance de visa en vue d’empêcher que les requérants soient soumis à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants en violation de l’article 3 de la Convention. Ils s’appuient à cette fin sur des jurisprudences antérieures de la Cour ayant relevé la possibilité d’engager « la responsabilité de l’État […] lorsque les autorités n’ont pas pris de mesures raisonnables pour empêcher la matérialisation d’un risque de mauvais traitement dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance »[96]. L’objectif est ici affiché : obliger les États européens à accorder des visas aux étrangers souhaitant déposer une demande d’asile. Cela permettrait aux personnes déplacées par les conflits par exemple de venir par voie légale et non par des moyens détournés et a fortiori dangereux[97]. L’analyse de la Cour de Strasbourg est d’autant plus attendue, que la Cour de Luxembourg, au détour d’une question préjudicielle sur les mêmes faits, a considéré qu’il s’agissait d’une situation relevant du seul droit national – et donc à discrétion de l’État – et non du code européen des visas[98].

Ces affaires sont le symptôme d’une réelle interrogation face à la position politique des États membres de l’Union européenne actuellement justifiée par un droit restrictif à l’immigration[99]. Elles viennent réaffirmer l’importance de la mobilisation des règles juridiques face à des présupposés politiques qui lient questions migratoires et questions sécuritaires. Cette démarche est importante et nécessaire dans la mesure où le débat actuel se jouant aux frontières n’est pas seulement une question de rapports de l’Europe vis-à-vis de l’extérieur mais également, voire prioritairement, un problème interne qui pourrait tendre à sa destruction, aussi bien gardées que les frontières puissent être.

 

Cette contribution n’a pas pour ambition d’apporter des réponses à la question posée par son titre mais plutôt de tenter de cerner la difficulté que pose cette action des personnes privées aux frontières de l’Europe. Elle interroge indéniablement les valeurs sous-tendues par le droit applicable et la définition que les gouvernements retiennent de l’État de droit. Le schisme existant entre les principes et les droits défendus et protégés à l’intérieur des frontières et ceux opposés à l’extérieur de celles-ci paraît intenable voire indéfendable même si le paradoxe de la situation est assimilable. Grotius considérait que « l’État vraiment heureux serait celui qui aurait la justice pour bornes »[100] : si la notion de frontière est immanquablement une question juridique et si son passage relève d’une conformité à une norme posée celle-ci repose sur des considérations étrangères à la notion de justice entendue au sens de l’équité. Ainsi les frontières du territoire de l’État ne n’apparaissent pas aux yeux de beaucoup d’acteurs privés comme un espace de justice. Le dilemme reste toujours le même, ancestral : mobilité contre sécurité (au sens strict ou non). Les contradictions apparaissent trop importantes et les déséquilibres trop grands pour que la situation soit viable à long terme, sauf à imaginer que la source migratoire puisse se tarir. Il y a donc nécessairement une solution de compromis à trouver et encore davantage à chercher non seulement pour enfin apporter des réponses concrètes mais surtout pour éviter que l’idée fondatrice européenne ne disparaisse.

La question des frontières est au cœur des difficultés géopolitiques actuelles. S. Sur disait à l’occasion d’une interview que les questions politiques n’étaient pas totalement solubles dans le droit[101], impliquant dès lors que le droit international demeure impuissant à bien des égards. M.-L. Basilien-Gainche quant à elle a animé un séminaire s’interrogeant sur le fait de savoir si les principes juridiques étaient solubles dans l’eau salée[102] au regard de la teneur des politiques européennes face à cette « crise migratoire » fantasmée. Au regard de ce qui précède, et en englobant ces deux dernières positions, il semblerait surtout nécessaire de s’interroger sur le fait de savoir si l’État de droit ne serait pas tout simplement aujourd’hui soluble dans la souveraineté et si la question migratoire ne serait que la partie émergée de l’iceberg sur lequel la forteresse Europe risquerait de se fracasser et de sombrer à l’instar du Titanic en attendant peut-être, elle aussi, que quelqu’un prenne l’initiative de la sauver.

[1] Propos de Pia Klemp, capitaine du navire Sea-Watch 3, recueilli en décembre 2017, https://sea-watch.org/fr/capitaine-pia-nous-sommes-des-europeen-nes-privilegie-es/.

[2] Cette appellation fait référence aux trois procédures distinctes visant cumulativement 9 maraudeurs pour aide à l’immigration illégale à la frontière franco-italienne de Briançon entre 2018 et 2019.

[3] Voir le communiqué de l’association sur https://generationidentitaire.org/2019/06/11/defend-europe-dans-les-alpes-generation-identitaire-doit-faire-face-a-un-nouveau-proces/].

[4] Les derniers discours de Matteo Salvini fin mai 2019 indiquent notamment une volonté de renforcer les peines encourues par les O.N.G. portant assistance aux migrants en mer.

[5] B. Boudou, Le dilemme des frontières – Éthique et politique de l’immigration, Paris, Éditions EHESS, Collection Cas de figure, 2018, 263p.

[6] En octobre 2018, face au refoulement de migrants à la frontière franco-italienne par la police française Matteo Salvini a décidé l’envoi de policiers italiens afin de les en empêcher et a demandé des explications au Ministère de l’Intérieur français.

[7] J. Chevallier, L’État de droit, Paris, Monchrestien, 2003, 4e édition, p. 115.

[8] C. Husson-Rochcongar, « La redéfinition permanente de l’État de droit par la Cour européenne des droits de l’Homme », Civitas Europa, 2016/2, n°37, p. 214.

[9] M.-L. Basilien-Gainche, « Les frontières européennes. Quand le migrant incarne la limite », Revue de l’Union européenne, juin 2017, n°609, pp. 1-7.

[10] G. Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, pp. 122-123.

[11] S.A., Frontière maritime entre la Guinée-Bissau et le Sénégal, 31 juillet 1989, § 63, Recueil des sentences arbitrales, t. 20, p. 144 ; R.G.D.I.P. 1990, p. 253.

[12] S. Barbou des Places, « Résurgence de la frontière et réaffirmation du rôle des États dans la gestion des migrations », in M. Benlolo Carabot (dir.), L’Union européenne et les migrations, Bruxelles, Larcier-Bruylant, 2019, à paraître.

[13] J.-M. Sorel, « Frontière », Répertoire de droit international Dalloz, juillet 2017, §1.

[14] M. Foucher, L’obsession des frontières, Paris, Éditions Perrin, p. 19.

[15] Ibid., p. 20.

[16] A. Dowty, Closed Borders : The Contempory Assault on Freedom of Movement, Yale University Press, 1987, 270p.

[17] D. Miller, “Immigration : The Case for Limits” in A. I. Cohen & C. Heath Wellman, Contemporary Debates in Applied Ethics, Oxford, Blackwell Publishing, 2005, pp. 193-206.

[18] M. Walzer, Sphères de justice – Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, Collection « La Couleur des idées », 1997, 465p.

[19] Voir par exemple : K. Ômae, De l’État-nation aux États-régions, Paris, Dunod, 1996, 213p. Le titre anglais est d’ailleurs plus explicite : The End of the Nation State.

[20] M. Agier, La condition cosmopolite aujourd’hui – L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013, p. 79.

[21] M. Foucher, L’obsession des frontières, op. cit., en particulier p. 181.

[22] Voir notamment sur les dernières réformes du Code Schengen : M. Benlolo-Carabot, « La transformation de la notion de frontière dans l’Union européenne », Pouvoirs, n°165, 2018/2, p. 66.

[23] W. Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Paris, Les prairies ordinaires, 2009, 224p. ; J.-M. Sorel (dir.), Les murs et le droit international, Paris, Pedone, 2010, 202p. ; C. Quétel, Histoire des murs, Paris, Tempus, 2014, 318p. ; et A.-L., Amilhat-Szary, « Que montrent les murs ? Des frontières contemporaines de plus en plus visibles », Études internationales, vol. 43, n°1, mars 2012, pp. 67-87.

[24] M. Foucher, L’obsession des frontières, op. cit., p. 23.

[25] Voir notamment C. Wihtol de Wenden, Les nouvelles migrations – Lieux, hommes, politiques, Paris, Ellipses, 2013, 256p.

[26] R. Debray, Éloge des frontières, Paris, Folio, 2016, p. 40.

[27] Voir par exemple la conférence au Collège de France de C. Schmoll, « Des nouvelles formes migratoires aux nouvelles formes de frontières. Le tournant critique des études migratoires [1990-2018], du 29 mai 2019, https://www.college-de-france.fr/site/francois-heran/seminar-2019-05-29-10h00__1.htm.

[28] M. Foucher, L’obsession des frontières, op. cit., p. 19.

[29] É. Balibar, « Les frontières de l’Europe » in É. Balibar (dir.), La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1996.

[30] P. Cuttitta, « La “frontiérisation” de Lampedusa, comment se construit une frontière », L’Espace politique, vol. 25, 2015-1, 17p., http:// journals.openedition.org/espacepolitique/3336, [consulté le 11 juin 2019].

[31] Voir notamment C. Schmoll & N. Bernardie-Tahir (dir.), Méditerranée : des frontières à la dérive, Lyon, Le Passager clandestin, 2018, 143p.

[32] Voir notamment O. Clochard, « Le contrôle des flux migratoires aux frontières de l’Union européenne s’oriente vers une disposition de plus en plus réticulaire », Carnets de géographes, n°1, octobre 2010,18p., http://www.carnetsdegeographes.org/PDF/rech_01_03_Clochard.pdf.

[33] É. Balibar, « L’Europe-Frontière et le “défi migratoire” », Vacarme, n°73, 2015/4, p. 138.

[34] Commission européenne, Gestion des migrations : la Commission développe les concepts de débarquement et de centre contrôlés, Communiqué de presse, Bruxelles, 24 juillet 2018.

[35] L’absence d’encadrement juridique de l’externalisation des frontières est notamment extrêmement critiquée. Voir par exemple : O. Corten et M. Dony, « Accord politique ou juridique : Quelle est la nature du “machin” conclu entre l’UE et la Turquie en matière d’asile ? », EU Migration Law Blog, 10 juin 2016.

[36] D. Bigo, « Frontières, territoire, sécurité, souveraineté », CERISCOPE Frontières, 2011, p. 3, disponible sur http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part1/frontieres-territoire-securite-souverainete.

[37] En écho au documentaire de D. Fedele, The Land Between (2014).

[38] M. Agier, Gérer les indésirables – Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008, 352p.

[39] Voir notamment le numéro spécial « Corps migrants aux frontières méditerranéennes de l’Europe », Critique internationale, 2019/2, n°83, 226p. ; le Programme Deaths at the Borders of Southern Europe dirigé par le Professeur T. Spijkerboer, http://www.borderdeaths.org/ ; et P. Cuttita & T. Last (eds.), Border Deaths – Causes, Dynamics and Consequences of Migration-related Mortality, Amsterdam, Amsterdam University Press, à paraître.

[40] Voir par exemple M. Poinsot & S. Weber (dir.), Migrations et mutations de la société française – L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2014, 352p.

[41] Loi sur la police intérieure des communes de la République, 10 Vendémiaire An IV (2 octobre 1795), Titre III, article 1e. Pour une analyse plus vaste voir notamment, G. Noiriel, « Surveiller les déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à l’histoire du passeport en France de la Ie à la IIIe République », Genèses – Sciences sociales et histoire, vol. 30, 1998, pp. 77-100.

[42] C. Wihtol de Wenden, Faut-il ouvrir les frontières ?, Paris, Presses de Sciences Po, Collection Nouveaux Débats, 2017, 3e édition, pp. 15-16.

[43] Par exemple, à partir de 1924, la Société générale d’immigration – composée d’associations patronales, agricoles et industrielles – va se charger de choisir les candidats à l’immigration par le travail au profit de ses adhérents.

[44] Elle n’a cependant pas disparue mais est devenue illégale bien que certaines enquêtes tendent à démontrer que certaines administrations ne le sanctionnent pas. Voir notamment : A. Albertini, Les invisibles – Une enquête en Corse, Paris, J.C. Lattès, 2018, 200p. sur la main d’œuvre agricole, principalement algérienne, venue illégalement pour travailler dans les champs de la plaine corse. Les passeurs semblent organiser leur venue en collaboration avec certains agriculteurs et les autorités administratives semblent quant à elles en faire peu de cas.

[45] Cette formule ne doit pas faire oublier qu’en Europe l’émigration importante de personnes en provenance notamment des Balkans pose des difficultés depuis les années 2000 conduisant les membres de l’Union européenne à inciter ces États à contenir leur population de gré ou de force sous peine de rendre la procédure d’obtention de visa Schengen plus difficile . Voir notamment sur ce point : Conseil de l’Europe, Le droit de quitter un pays, 2013, pp. 45-57.

[46] M. Chemillier-Gendreau, « L’introuvable statut de réfugié, révélateur de la crise de l’État moderne », Hommes & Migrations, n°1240, 2002, p. 101.

[47] CE, 28 décembre 2017, Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et autres, n°415291.

[48] CJUE, Grande Chambre, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C-188/10 et C-189/10, §§ 63-75.

[49] Sur cette corrélation, voir notamment la conférence au Collège de France d’A. Pécoud, « Ouverture des frontières et liberté de circulation : droit utopie ou horizon politique ? », du 29 mai 2019, https://www.college-de-france.fr/site/francois-heran/seminar-2019-05-29-11h00.htm

[50] M. Bassi & F. Souiah, « La violence du régime des frontières et conséquences létales : Récits et pratiques autour des morts et disparus par migration », Critique internationale, 2019/2, n°83, pp. 9-19.

[51] Voir notamment H.C.R., Voyages du désespoir. Réfugiés et migrants qui arrivent en Europe et aux frontières de l’Europe, Janvier-décembre 2018, 35p.

[52] P. Cuttitta, « Delocalization, Humanitarianism and Human Rights : The Mediterranean Border Between Exclusion and Inclusion », Antipode, vol. 50, n°3, 2018, pp. 783-803.

[53] Les principales données de l’immigration au 12 juin 2019, https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Statistiques/Essentiel-de-l-immigration/Chiffres-cles.

[54] A. Novosseloff, « Les murs de séparation, une somme de contradictions », Pouvoirs, n°165, 2018/2, pp. 113-121.

[55] Les actions ayant été organisées après la réintroduction des contrôles aux frontières intérieures.

[56] D. McAdam, S. Tarrow & C. Tilly, « Pour une cartographie de la politique contestataire », Politix, n°41, 2001, p. 5.

[57] A. Lendaro, « Désobéir en faveur des migrants – Répertoires d’action à la frontière franco-italienne », Journal des anthropologues, n°152-153, 2018/1, p. 171-192.

[58] Voir notamment sur ce point : D. Lochak, « Quarante ans de combat pour défendre la cause des étrangers : l’arme du droit à travers le cas du GISTI », Migrations Société, n°170 2017/4, pp. 109-117.

[59] Voir notamment E. Cusumano, « The Sea as Humanitarian Space. Non-Governmental Search and Rescue Dilemmas on the Central Mediterranean Migratory Route », Mediterranean Politics, n°23/3, 2018, pp. 387-394.

[60] B. Boudou, « Au nom de l’hospitalité : les enjeux d’une rhétorique morale en politique », Cités, n°68, 2016/4, pp. 33-48.

[61] Voir notamment : Amnesty International France, Des contrôle aux confins du droit – Synthèse de mission d’observation, février 2017, 10p.

[62] L. Israel, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, Collection Contester, 2009, 138p.

[63] Plusieurs textes inclus ce principe : la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 (article 98), le Règlement européen de l’Union européenne n°656/2014 du 15 mai 2014, la Convention sur la recherche et le sauvetage maritime dite S.A.R. de l’O.M.I. de 1979 (voir notamment les Chapitres 2 et 3), ainsi que la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer dite S.O.L.A.S. également adoptée sous l’égide de l’O.M.I. en 1974 (Article V).

[64] Pour une analyse plus approfondie voir le travail de l’Université d’Angers sur cette question : https://alliance-europa.eu/wordpress/wp-content/uploads/2018/09/LivretA5_ObligationsDesEtats_SecoursEnMer_web-1.pdf.

[65] Le bombardement du centre pour migrants de Tajoura le 3 juillet 2019 par les forces du Général Haftar faisant 53 morts et 130 blessés en a été une illustration violente.

[66] Par ailleurs, le point 6.17 énonce que « la nécessité d’éviter le débarquement dans des territoires où la vie et la liberté des personnes qui affirment avoir des craintes bien fondées de persécution seraient menacées est à prendre en compte dans le cas des demandeurs d’asile et de réfugiés récupérés en mer ».

[67] Règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membre par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, J.O.U.E., n°L180 du 29 juin 2013.

[68] Sur le durcissement de l’accès légal au territoire européen et ses conséquences notamment sur le droit d’asile, voir notamment K. Parrot, L’État contre les étrangers, La Fabrique Éditions, Carte blanche, 2019, pp. 60-71.

[69] Voir notamment le site de l’Association Roya Citoyenne : https://www.roya-citoyenne.fr/.

[70] Voir notamment, A. Lendaro, « Désobéir en faveur des migrants – Répertoires d’action à la frontière franco-italienne », op. cit., pp. 184-185. Sur la notion de désobéissance et ses justifications voir F. Gros, Désobéir, Paris, Champs, Essais, 2019, 268p. et en particulier le chapitre sur la « Désobéissance civique », pp. 177-187.

[71] É. Balibar, « Les frontières de l’Europe » in É. Balibar (dir.), La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1996.

[72] A. Lendaro, « Désobéir en faveur des migrants – Répertoires d’action à la frontière franco-italienne », op. cit., p. 176.

[73] Voir pour un historique de cette question M. R. Donnarumma, « Le “délit de solidarité”, un oxymore indéfendable dans un État de droit », Revue française de droit constitutionnel, n°117, 2019/1, pp. 46-49.

[74] Voir notamment V. Geisser, « Délinquance humanitaire ? Du “délit de solidarité” au “devoir de délation” », Migrations Société, n°123-124, 2009/3, pp. 7-18.

[75] Voir pour des exemples récents : D. Lochak, « La solidarité, un délit ? », Après-demain, 2013/3, n°27-28, pp. 7-9 ; M. R. Donnarumma, « Le “délit de solidarité”, un oxymore indéfendable dans un État de droit », op. cit., pp. 45-58 ; et C. Lazerges, « Le délit de solidarité, une atteinte aux valeurs de la République », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, n°1, 2018/1, pp. 267-274.

[76] É. Besson, « Lettre au président du G.I.S.T.I. », 7 avril 2009, https://www.gisti.org/IMG/pdf/lettre_besson_20090407.pdf

[77] Voir notamment la recension des condamnations en France sur le site du G.I.S.T.I. : http://www.gisti.org/spip.php?article1621.

[78] Il est à noter que même sur ces seuls points la décision du Conseil constitutionnel a été vivement critiquée. En réponse le 5 juillet, lors de la discussion du projet de révision constitutionnelle– aujourd’hui avorté – à l’Assemblée nationale, É. Ciotti et G. Larrivé avaient proposé un amendement n°1510 visant à ce « qu’une disposition législative déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel ou jugée contraire à un traité par une juridiction française ou européenne statuant en dernier recours puisse être maintenue en vigueur si, dans les six mois suivants cette décision ou ce jugement, elle était confirmée par une loi adoptée dans les mêmes termes par la majorité des députés et la majorité des sénateurs ». La question migratoire est donc tellement épidermique qu’elle peut conduire à vouloir remettre en cause jusqu’à la hiérarchie des normes.

[79] Voir notamment sur le thème de l’hospitalité : J. Derrida & A. Dufourmantelle, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997, 144p. ; B. Boudou, « La durée des frontières », Esprit, 2018/7-8, pp. 113-121 et B. Bourcier, « L’Hospitalité : éthique ou politique ? », Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 143, 2018/2, pp. 219-232.

[80] C.N.C.D.H., Mettre fin au délit de solidarité, avis adopté le 18 mai 2017, 12p.

[81] L’Italie s’illustre particulièrement en la matière avec un durcissement très récent de sa législation en la matière par l’adoption en août 2019 par le Sénat du décret dit « Sécurité bis » qui vise notamment à faire condamner les capitaines de navire refusant de débarquer les migrants en Libye à des peines pouvant aller jusqu’à un million d’amende et dix ans de prison. Le H.C.R. avait pourtant exhorté les autorités italiennes à revoir leur projet. Voir notamment : https://www.unhcr.org/fr/news/press/2019/6/5d022b7da/hcr-exhorte-litalie-reconsiderer-decret-propose-sauvetage-mer-mediterranee.html.

[82] Voir notamment à ce sujet la page de recensement du G.I.S.T.I. : https://www.gisti.org/spip.php?rubrique1060

[83] Voir notamment F.R.A., Fundament Rights Considerations : NGO ships involved in Serach and rescue in the Mediterranean and Criminal Investigations 2018, https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/fra-2018-ngos-sar-mediterranean_en.pdf.

 

[84] S. Sassen, La globalisation. Une sociologie, Paris, Gallimard, Nrf Essais, 2009, pp. 227-228.

[85] L’article 27 se lit aujourd’hui comme suit : « 1. Chaque État membre adopte des sanctions appropriées : a) à l’encontre de quiconque aide sciemment une personne non ressortissante d’un État membre à pénétrer sur le territoire d’un État membre ou à transiter sur le territoire d’un tel État, en violation de la législation de cet État relative à l’entrée ou au transit des étrangers ; b) à l’encontre de quiconque aide sciemment, dans un but lucratif, une personne non ressortissante d’un État membre à séjourner sur le territoire d’un État membre en violation de la législation de cet État relative au séjour des étrangers. 2. Tout État membre peut décider de ne pas imposer de sanction à l’égard du comportement défini au paragraphe 1, point a), en appliquant sa législation et sa pratique nationales, dans les cas où ce comportement a pour but d’apporter une aide humanitaire à la personne concernée » (gras ajouté).

[86] Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, La criminalisation des migrants en situation irrégulière : un crime sans victime, Résolution 2059 (2015), 22 mai 2015, §5.

[87] E.C.R.I., Recommandation de politique générale n°16 sur la protection des migrants en situation irrégulière contre la discrimination, 16 mars 2016, CRI(2016)16, §14.

[88] Nations Unies, Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, A/CONF.231/3,10-11 décembre 2018, §24 (italiques ajoutées).

[89] Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, La criminalisation des migrants en situation irrégulière : un crime sans victime, Résolution 2059 (2015), 22 mai 2015, op. cit.

[90] Plusieurs déclarations récentes d’E. Macron et É. Philippe laisseraient à penser que la dernière loi asile-immigration, entrée en vigueur au 1e janvier 2019 serait déjà « obsolète ». Voir notamment : https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/06/11/nouvelle-offensive-de-l-executif-sur-l-immigration_5474629_823448.html.

[91] R. Debray, Éloge des frontières, op. cit., p. 29.

[92] Voir notamment sur ce point l’enquête du journal Le Monde auprès des pêcheurs tunisiens qui suppléent les actions étatiques faute de mieux : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/06/17/les-pecheurs-tunisiens-desormais-en-premiere-ligne-pour-sauver-les-migrants-en-mediterranee_5477358_3212.html?fbclid=IwAR1nzqooXlZv3Wzs4H_eutyYVASjvcOZc9w3pjPerdnamWhEF5SbjRuwNOo.

[93] B. Boudou, Le dilemme des frontières, op. cit., pp. 69-73.

[94] Voir notamment : É. Balibar, « Les nouvelles frontières de la démocratie européenne », Critique internationale, n°18, 2003/1, pp. 169-178.

[95] C.E.D.H., Grande Chambre, M. N. et autres c. Belgique, requête n°3599/18, pendante.

[96] Voir notamment sur ce point : C.E.D.H., Grande Chambre, El-Masri c. Ex-République yougoslave de Macédoine, 13 décembre 2012, requête n°39630/09, §198.

[97] Sur cette question voir notamment K. Parrot, L’État contre les étrangers, La Fabrique Éditions, Carte blanche, 2019, pp. 63-66.

[98] C.J.U.E., Grande Chambre, X. et X. c. État belge, 7 mars 2017, affaire n°C-638/16, §52. Voir notamment le commentaire de C. Moreno-Lay, « Asylum Visas as an Obligation under EU Law : Case PPU C-638/16 X,X v. État belge », http://eumigrationlawblog.eu/asylum-visas-as-an-obligation-under-eu-law-case-ppu-c-63816-x-x-v-etat-belge/.

[99] Il faut notamment rappeler que la Cour de justice de l’Union européenne a qualifié de raisons impérieuses d’intérêt général justifiant une restriction par les États à la libre circulation des personnes « la lutte contre l’immigration illégale » (C.J.U.E., Demir c. Staatssecretaris van Justitie, 7 novembre 2013, affaire C-225/12, §42) ainsi que « la gestion efficace du flux migratoire » (C.J.U.E., Furkan Tekdemir c. Kreis Berstraße, 29 mars 2017, affaire n°C-652/15, §53).

[100] Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, 1625.

[101] France culture, « Y a-t-il une judiciarisation des relations internationales ? », Du Grain à moudre, 8 octobre 2018, https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-a-moudre/du-grain-a-moudre-du-lundi-08-octobre-2018.

[102] M.-L. Basilien-Gainche, « Europe et migrants – Les principes juridiques sont-ils solubles dans l’eau salée ? », séminaire de recherche dispensé à l’Université Lyon 3 en 2016.

Les robots-androïdes, de quels droits fondamentaux ?

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Par Serge Slama, Professeur à l’Université Grenoble Alpes

 

Le terme de « robot » a été inventé en 1921 dans une pièce du tchèque Karel Čapek, RUR, les Robots universels de Rossum pour désigner des « ouvriers artificiels », automates androïdes fabriqués par la firme R.U.R. pour se substituer à l’être humain dans certains travaux[1]. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, il a été tiré du mot tchèque robota, qui signifie justement « travail » – au sens de « travail forcée, corvée ». Ce mot est issu du vieux slave rabota (russe robot’) dont le premier sens est « esclavage » puis « travail pénible » (effectué par celui-ci) ou encore « activité laborieuse ». Si, en 1921, un robot désigne un humanoïde artificiel capable d’accomplir des travaux exécutés par l’Homme, par la suite il s’agit d’une machine à l’aspect humain capable de se mouvoir et de parler (1939) puis, plus généralement, un appareil capable d’agir automatiquement pour réaliser une fonction donnée sans nécessairement avoir l’apparence humaine (1949). Il acquière alors aussi une dimension métaphorique. Ainsi dans La France contre les robots[2], écrit en 1944, Georges Bernanos critique violemment le machinisme et la civilisation industrielle, d’influence anglo-saxone, qui limiterait la liberté des hommes et leur mode de pensée.

L’idée de droit des robots n’est pas nouvelle. Les mythes et légendes autour des androïdes, et en premier lieu celui du Golem ou la figure de Frankenstein, reposent fréquemment sur l’idée sous-jacente qu’ils doivent être régis par des règles afin d’assurer leur contrôle et de protéger l’Homme de leurs agissements. Mais c’est surtout l’auteur de science-fiction Isaac Asimov qui a, le premier, imaginé, avec les « trois lois de la Robotique » (Runaround, 1942), des règles – qui sont exclusivement des obligations assignées aux robots – régissant les rapports entre les robots et l’être humain afin d’assurer la protection de ces derniers face à l’autonomisation des premiers[3]. Avec la « loi Zéro », ils sont même chargés de veiller à la sauvegarde de l’humanité dans son ensemble y compris contre elle-même[4]. Avec plusieurs figures d’androïdes, en particulier R. Daneel Olivaw[5], il les a systématiquement « testées » dans le Cycle des robots (Robot Series, 1950 – 1986)[6] en particulier dans L’homme bicentenaire (Bicentennial Man)[7], dans lequel Andrew, un androïde, obtient peu avant sa mort de la Cour suprême la reconnaissance de sa qualité « d’humain » et le droit de se marier avec une humaine, Portia. On trouve aussi des figures d’androïdes revendiquant leur humanité dans plusieurs nouvelles de science-fiction comme Dans le Torrent des Siècles (Time and Again, 1951) de Clifford D. Simak ou encore, bien sûr, dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques? (Do Androids Dream of Electric Sheep ?, 1966)[8] de Philip K. Dick, librement adapté par Ridley Scott avec son Blade Runner (1982, récemment rebaptisé Blade Runner 2019 compte tenu de la sortie, en 2017, de Blade Runner 2049). Elle est aussi au cœur de récentes séries télévisées en particulier dans « Real Humans : 100 % humain » (2012), dans laquelle des androïdes (les « hubots ») occupent une place de plus en plus prépondérante dans la société suédoise[9] ou encore dans « Westworld » (2016) dans laquelle les androïdes (appelés « hôtes » – guest) d’un parc d’attractions futuriste récréant l’univers de l’Ouest américain (Far West) dysfonctionnent et accèdent à une certaine conscience de leur enfermement dans une boucle narrative sans fin[10].

Ces films et séries posent d’ailleurs implicitement la question qui est au cœur de cette contribution : la titularité des droits fondamentaux, apanage de seuls êtres humains (parmi les êtres vivants puisque certains d’entre eux sont reconnus aux personnes morales), devra-t-elle être également reconnue aux êtres non humains, produits artificiellement (par génie génétique ou électronique), dès lors qu’ils seront dotés de capacités d’autodétermination et d’apprentissage (deep learning) suffisantes pour échapper à leur seule programmation algorithmique (et donc seront dotés d’un certain libre arbitre voire d’une conscience), et même, pourraient surpasser, dans certains domaines, l’être humain ou fusionner avec lui (transhumanisme ou humanité augmentée) ?

Selon le traité de la robotique civile de Nathalie Nevejans, on définit le robot comme « une machine matérielle, alimentée en énergie, capable d’agir sur le réel, dotée d’une capacité de perception de son environnement et de décision, et faisant l’objet d’un apprentissage. Elle peut également être autonome et disposer de capacités de communication et d’interaction »[11].

Mais dans cette contribution, il ne s’agit pas tant d’évoquer le droit des robots, tel qu’il est remarquablement exposé dans ce traité, ni même des droits des robots[12], mais plutôt des droits (fondamentaux) des Androïdes[13] ou des Humanoïdes[14], forme évoluée du robot construit à l’image de l’Homme et qui tendent à acquérir des capacités identiques et même, sur certains aspects, supérieures à celui-ci ou, s’agissant du transhumanisme, à s’hybrider avec lui[15].

Des robots conversationnels (chatbot) ont déjà passé, avec succès, le « test de Turing »[16] (même si son utilité pour mesurer l’intelligence artificielle est contestée par des spécialistes de l’intelligence artificielle[17]) et ces chatbots sont d’ores et déjà utilisés sur des sites érotiques ou dans certains services à la personne (SAV, etc.). Des futurologues prédisent le basculement vers la « singularité technologique », c’est-à-dire du dépassement des capacités de l’intelligence humaine par l’intelligence artificielle, à l’horizon de 2035[18], ce qui, corrélé au désordre planétaire provoqué par le réchauffement climatique, signifierait, au pire, la fin de l’ère humaine sur la Terre et, au mieux, la fin du travail (en tout cas dans sa forme acuelle)[19]. Même si cette perspective relève pour certains du « mythe »[20], voire de mystification, en tout cas à une date rapprochée[21], au regard notamment du test de la « chambre chinoise »[22], force est de constater qu’avec le développement des techniques d’apprentissage profond (deep learning) permettant une certaine autonomisation de la machine, la question se pose de plus en plus – et se posera de manière accrue dans un avenir plus ou moins proche – des droits, mais aussi des obligations, des robots.

Dans ce contexte, des juristes, tels que Me Alain Bensousan[23], fondateur de l’Association du Droit des Robots[24], revendiquent dès maintenant la reconnaissance d’une « personnalité robot »[25]. Selon lui, elle pourrait même être fondée sur le « droit naturel » ( ?)[26]. Dans le même temps, l’Arabie Saoudite prétend accorder la « nationalité » à un robot social d’apparence féminine dénommée « Sophia »[27] (alors que les – vraies – femmes sont, toujours, reléguées dans un statut d’infériorité[28]). De manière plus réaliste, des réflexions sont en cours, aussi bien au niveau international, européen[29] que français, pour faire émerger un statut du robot et de nouveaux concepts juridiques pour régir leur condition spécifique[30]. Cela s’avère d’autant plus nécessaire que les robots lorsqu’ils gagnent en autonomie ne sont pas sans représenter des dangers pour l’être humain ou des risques de déviance ou d’isolement social (on pense notamment aux robots tueurs, aux voitures autonomes ou à certains robots sociaux au contact de personnes vulnérables ou âgées ou encore aux robots sexuels).

En tout état de cause, cette perspective de reconnaissance de droits aux robots hérisse les poils des milieux conservateurs, particulièrement chrétiens[31], ainsi que de certains juristes civilistes.  Pour ceux-ci, non seulement parce que, comme la consécration d’un statut à l’animal en tant qu’être sensible, elle érode encore plus la distinction entre la personne et les choses et constituerait, pour Grégoire Loiseau, « une monstruosité juridique » qui « nous entraînerait dans une spirale schizophrénique »[32], mais aussi car, selon Marie-Anne Frison-Roche, il existerait une convergence entre la reconnaissance d’une personnalité à des robots, alors que ce sont des choses, et la GPA, qui reposerait sur la réification de « la femme », qui est une personne[33].

Pourtant c’est parce qu’ils sont « doués de raison et de conscience » que la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948 justifie le fait que tous les êtres humains « naissent libres et égaux en dignité et en droits ». De ce fait, qu’adviendra-t-il le jour où l’être humain ne sera plus le seul être, ou la seule entité, doté d’une conscience et d’une raison ?[34]

Avec l’évolution des robots vers une plus grande « humanisation » de ceux-ci, ne devra-t-on pas considérer que ces humanoïdes sont titulaires de droits équivalents à (ou convergents vers) ceux de l’Homme ? Comme le relève Xavier Bioy, une telle réflexion amène à s’interroger « sur le concept d’humanité et sur l’anthropomorphisme des androïdes […], à se demander si on peut parler d’humanité des androïdes et si cela implique de personnaliser le robot doué d’intelligence artificielle ou tout simplement le robot faisant corps avec l’homme »[35]. Toutefois, pour notre collègue, par hypothèse, faute d’autonomie, l’intelligence artificielle ne saurait bénéficier de « volonté propre » et, par suite, faute d’être « souverains », il estime que l’Androïde ne saurait bénéficier d’une « personnalité » ou d’un statut « pour soi »[36].

Ce point de vue nous semble contestable. Il repose sur un point de vue moral ou un postulat ontologique. Il est convaincu que « le statut des robots ne peut se penser par analogie avec le nôtre » et que « la condition d’une autonomie telle qu’elle conduirait à un statut de sujet de droit ne sera jamais remplie »[37].

Nous partons du postulat inverse selon lequel les robots-androïdes seront, un jour, souverains. Notre présupposé est que si des humanoïdes acquièrent des capacités cognitives et d’autodétermination suffisantes ils ne seront plus (ou plus seulement ou plus essentiellement) des choses mais des êtres (insensibles ?) et que, par suite, se posera la question de la titularité des droits fondamentaux[38].

A partir de ce postulat (qui est forcément falsifiable puisque nous ignorons si un jour des robots-androïdes vont acquérir ces capacités), cette contribution vise à s’interroger sur les motifs qui justifieraient la reconnaissance de droits fondamentaux (I.) et, si cette reconnaissance devait avoir lieu, s’interroger sur quels droits reconnaître (II).

 

I. Les motifs d’une possible reconnaissance de droits fondamentaux aux robots-androïdes

On peut identifier plusieurs types de motifs qui justifieraient de reconnaître des droits fondamentaux aux robots-androïdes. Ils sont soit anthropomorphiques (A.), soit égo/ethnocentriques, voire même robophobiques[39], dès lors qu’on considère qu’ils représentent un danger pour l’être humain (B.), soit, à l’inverse, par robophilie car, s’ils devenaient des êtres dotés de raison et d’une conscience, ils devraient être considérés comme des alter-ego, égaux en dignité et en droits, ou du moins, comme des semblables (C).

 

A. Motifs anthropomorphiques : les robots, un objet spécifique dans une interaction avec l’être humain

Dès lors qu’ils entrent en interaction avec les êtres humains et sont susceptibles, par le développement de leur capacités cognitives, d’interagir avec leur environnement, de progresser voire d’apprendre de leurs erreurs et même de prendre des initiatives, les robots sont des objets animés spécifiques.

Les robots entretiennent aussi de plus en plus de relations spécifiques – sociales et affectives – avec les êtres humains qu’ils côtoient. Ainsi, même s’ils ne sont matériellement que des choses, les humains ont tendance à les traiter « comme s’ils étaient vivants », en raison de la projection de leurs émotions sur eux, surtout lorsqu’ils assistent des personnes vulnérables ou isolées[40] ou entretiennent des relations affectives ou même, s’agissant des robots sexuels, physiques.

Comme l’explique Xavier Bioy, c’est par anthropomorphisme que les « admirateurs des androïdes » revendiquent des droits au bénéfice des robots[41]. Mais notre collègue vilipende ces « technoprophètes » pour lesquels « le droit devrait suivre les apparences : plus l’androïde nous ressemble plus l’anthropomorphisme juridique devrait progresser »[42].

Selon Kate Darling, une chercheure au MIT, cette projection anthropomorphique justifierait de leur reconnaître une forme de protection juridique particulière suivant le même schéma que des lois protègent les animaux de maltraitances ou leur reconnaissent la qualité « d’être sensible » ou qu’on accorde des droits à la nature[43]. Elle en veut pour preuve que lorsque dans un atelier elle demande aux participants de maltraiter Pleo, un petit dinosaure robotique, les gens ressentent un malaise ou se rebellent en refusant. De même, lorsque les militaires américains ont testé un robot « Packbot » en forme d’araignée géante à six pattes pour désamorcer les mines, l’expérience a dû être interrompue car les militaires vivaient mal de voir l’engin démembré lorsqu’il sautait sur une mine[44]. Yoshimi Kakimoto explique lui-aussi que dès lors que « notre regard sur les robots reflète notre compréhension de l’être humain, surtout concernant les robots humanoïdes […] nous hésitons à le traiter comme une machine » et avons la tentation les « classer parmi des artefacts comme une extension de l’espèce humaine »[45].

Cela est d’autant plus vrai au Japon que dans la tradition shintoïste et bouddhiste, il n’y a pas de ligne de démarcation nette entre le vivant et le non vivant. Il n’y a pas de conception binaire des êtres et des choses[46]. Dans la mesure où chaque objet a une âme, les robots ont une place spécifique dans la société – et ce d’autant plus qu’ils correspondent à un besoin économique dans un pays vieillissant où la main d’œuvre manque et qui refuse l’immigration.

Des cérémonies funéraires sont organisées à leur destination lorsqu’ils rendent… âme. Comme cela est expliqué dans un article de Libération, il s’agit non seulement « de les remercier pour tout ce qu’ils ont fait et de leur dire au revoir» mais « c’est surtout son propriétaire qui y dépose une part de la sienne. Le robot est un miroir, un reflet du cœur des hommes. Il est aussi une illusion, car il demeure une machine »[47].  En outre, dans cette conception shinto, les machines ne menacent pas la position de l’humain dans la représentation qu’il se fait du monde et de lui-même[48].

Le psychiatre Serge Tisseron[49] explique les ressorts psychologiques du ce phénomène anthropomorphique car, comme il le souligne, « quand le robot devient capable de simuler des émotions, l’observateur a beau savoir que ces émotions ne sont pas réelles, il n’en est pas moins enclin à le croire… »[50]. Néanmoins, à ses yeux, « notre empathie à leur égard restera toujours unilatérale, dans la mesure où nous n’irons jamais jusqu’à penser qu’ils puissent avoir une idée de la façon dont nous ressentons les choses »[51].

En tout état de cause, il nous semble que si l’anthropomorphisme justifie, le cas échéant, de reconnaître un statut particulier à des êtres (certains animaux) ou des choses entretenant des liens particuliers avec l’être humain, ce motif n’est pas suffisant pour leur reconnaître la titularité des droits fondamentaux.

Dans son traité, Nathalie Nevejans suggère également, compte tenu de la multiplication des cas de prise en charge de personnes vulnérables (personnes âgées, personnes handicapées, etc.) par des robots « sociaux » de poser comme « principe roboéthique » des relations entre êtres humains et robots, celui selon lequel il existerait un « droit pour la personne à refuser d’être prise en charge par un robot »[52]. Le droit des robots repose en effet, dès son origine (lorsqu’il a été inventé par Isaac Asimov avec ses lois de la robotique), sur des règles éthiques imposées aux concepteurs ou programmateurs des robots (Roboethics)[53], ou aux robots eux-mêmes (Machine ethics), visant à prévenir le danger qu’ils représentent potentiellement pour l’être humain[54]. Car dans l’inconscient collectif le robot humanisé renvoie aux terreurs et fantasmes du Golem, monstre mi-homme mi-robot de la mythologique juive – qui a très probablement influencé Asimov, auteur américain d’origine juive russe, mais aussi le père de la cybernétique, Norbert Wiener[55].

 

B. Motifs robophobiques : prévenir les dangers que les robots représentent pour l’être humain

La question des relations avec les robots hante l’imaginaire humain depuis des lustres. Elle est déjà présente dans les récits grecs et hébraïques antiques[56]. Ainsi, dans l’antiquité grecque, d’une part, des automates et créatures artificielles apparaissent dans l’Iliade d’Homère (VIIIè siècle av. J.-C.). En effet Héphaïstos, dieu « difforme, infirme » et même « boiteux », n’en est pas moins un « exceptionnel artisan » capable de créer des objets susceptibles de se déplacer par eux-mêmes, les automatoi[57]. Forgées à partir de métaux précieux (or, argent ou bronze) qui leur confèrent une immortalité ou invincibilité, ces créatures artificielles ne connaissant ni la peine, ni la contrainte, ni la fatigue et ont même vocation à se substituer aux esclaves en effectuant les travaux les plus répétitifs et les plus pénibles. Bien qu’artificielles, elles sont dotées d’une âme (psukhè) et d’une capacité d’action (noos) qui leur permettent de se mouvoir et d’agir de manière autonome[58].

L’un des descendants d’Héphaïstos et d’Athéna, Pygmalion, est à l’origine d’une autre figure antique du robot[59]. En effet, selon la légende racontée par Ovide dans les Métamorphoses, ce statutaire chypriote, révolté contre le mariage et ayant fait vœu de célibat, tombe amoureux de Galatée, statue d’ivoire qu’il a sculptée. Il obtient d’Aphrodite qu’elle donne vie à sa création et l’épouse en présence de la déesse[60] et, ainsi, comme le dit la fable, « Pygmalion devint amant/ De la Vénus dont il fut père »[61].

Dans la tradition hébraïque, d’autre part, la figure du Golem ne naît pas de la glaise mais de l’argile. Mentionné dans la bible en référence à l’état prénatal de l’être humain (« golem » signifie initialement l’acte d’envelopper), son sens évolue dans le Talmud de Babylone puisqu’il désigne alors « une masse de matière embryonnaire et informe, inachevée »[62]. Ainsi, lorsque Dieu créé Adam, il le fait d’abord golem, matière informe issue du sol et devient, ensuite, le premier homme composé de sang (« dam ») et d’une étincelle divine (la lettre « aleph »).

Car, contrairement aux automatoi d’Héphaïstos, cet être artificiel n’a pas d’âme. C’est en effet un être inachevé, à l’apparence humaine, fait d’argile mais qui est à la fois incapable de parole (caractéristique de l’Homme dans la tradition juive[63]) et, par suite, dépourvu de libre-arbitre.

On doit aussi à cette tradition l’idée de création et de « programmation » du Golem par des savants. En effet, dans des commentaires du livre de la création (Sefer Yetsirah) datant du XIIè-XIIIè siècle, on trouve l’idée que seuls les grands maîtres, experts de la loi juive, peuvent le façonner à partir d’une miniature en argile et l’animer en écrivant sur son front le mot « emet » (formé de trois lettres – alef, mem, tav – et qui signifie en hébreu « vérité »). Ce n’est qu’en effaçant la première lettre, alef – pour ne plus laisser apparaître que les deux lettres mem et tav, composant le mot « met », signifiant « mort » – qu’on l’éteint (il redevient glaise)[64].

Mais progressivement de mythe effrayant, le Golem devient une légende populaire et bienfaitrice. Ainsi, chez les Sépharades, le poète et philosophe juif espagnol du XIè siècle, Salomon Ibn Gabirol, mentionne un golem de sexe… féminin chargé.e de tenir le foyer (comme les servantes d’Héphaïstos). Non moins prosaïque, chez les Ashkénazes, en particulier pour le rabbin Yehoudah Loew, dit le Maharal de Prague (vers 1525-1609), le Golem acquière une dimension protectrice de la communauté juive pragoise face aux pogroms. Il est d’ailleurs entreposé dans la genizah, avec les manuscrits hébreux de la synagogue. Il s’anime lorsque le Rabin introduit dans sa bouche un parchemin sur lequel est inscrit le nom ineffable de Dieu (Hashem), pour ne pas le prononcer – mais qui doit être ôté le Vendredi soir pour le Sabbat. C’est le jour où ce parchemin a été oublié que le Golem échappe à tout contrôle. Devenu trop grand pour que le rabbin puisse atteindre son front, rabbi Loew lui demande néanmoins astucieusement de lacer ses chaussures afin d’effacer l’alef[65] – forme ancestrale du bouton « OFF ».

Dans God & Golem[66], le mathématicien Norbert Wiener s’inscrit d’ailleurs expressément dans la lignée de rabbi Loew[67] lorsqu’il invente la cybernétique et met en garde contre les risques pour l’homme de déléguer un pouvoir décisionnel à des machines susceptibles d’effectuer des tâches « intelligentes »[68]

Le mythe juif du Golem, parfois mêlé à celui des automatoi antiques, a inspiré des créatures artificielles de la littérature moderne[69]. Ces créatures deviennent dangereuses lorsqu’elles échappent ou entrent en révolte contre leur créateur humain. On pense, bien évidemment, à Frankenstein[70], de Mary Shelley (en 1818)[71] mais aussi ses différentes déclinaisons cinématographiques (à partir de 1910)[72]. Le Golem, et la tradition juive de manière générale, a aussi inspiré de nombreux personnages des comics américains, comme Superman[73]. L’Androïde, ou plutôt, d’« andréide », apparaît quant à lui dans L’Ève future, roman de l’écrivain français Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, publié en 1886[74]. Puis, dans la foulée du RUR de Čapek, la figure du robot humanoïde se développe dans des films comme le Metropolis (1926) de Fritz Lang avec Maria, robot androïde d’apparence féminine façonné pour semer la terreur parmi les ouvriers[75].

Mais ce sont les nouvelles de science-fiction, en particulier le cycle des robots (I robot) d’Isaac Asimov, qui vont durablement marquer l’appréhension du robot et l’idée, qui était déjà présente dans le mythe du Golem, que pour maîtriser le robot, celui-ci doit être régi par certaines règles : les fameuses lois de la robotique inventée par Asimov en 1942 (Runaround).

Jusqu’à l’invention de la « loi zéro » (Robot et Empire), ces trois lois reposent sur le principe que le robot, avant même d’obéir aux ordres des êtres humains (loi 2) et d’assurer sa propre existence (loi 3), doit tout faire pour ne pas porter atteinte à la vie humaine ni exposer l’humain au danger (loi 1).  Bien que leur pertinence soit discutée – y compris par Asimov lui-même dans le cycle des robots repose justement sur la mise en abime de ces règles – et qu’on doute même de la possibilité de les inculquer à un robot (car cela suppose un certain sens moral), les lois asimoviennes continuent à constituer la trame de fond de la réflexion sur les droits (ou plutôt les obligations) des robots mais aussi les recherches en robotique. Car le « précepte » selon lequel un robot ne doit jamais nuire à un être humain a « fortement conditionné toutes les recherches actuelles »[76]. Plus largement la recherche en robotique entretient de forts liens avec la science-fiction – à tel point que l’armée française, comme son homologue américaine, recrute des auteurs de SF pour anticiper les menaces du futur[77].

L’idée que les robots-androïde ou, plus largement, l’intelligence artificielle pourraient prendre le dessus sur l’humanité, ou représenter un danger pour elle, est une des idées les plus prégnante dans la science-fiction (hormis dans Wall E et, s’agissant de C3PO et R2D2, dans Starwars). On pense notamment à Le Jour où la Terre s’arrêta (1951, remake 2008), Planète interdite (1957), Mondwest (1973, qui a inspiré la série Westworld), Buck Rogers au 25ème siècle (1977) et plus récemment à Planète hurlante, Terminator, Alien (particulièrement le huitième passager), Blade Runner ou encore Oblivion. On pense aussi, et surtout, dans 2001 l’Odyssée de l’espace de S. Kubrick, à l’ordinateur « HAL » qui se mutine contre son équipage humain, en tentant de le sacrifier (avant d’être débranché) car il se croit davantage capable (non sans raison)[78] que des êtres humains pour mener à bien sa mission (secrète).

Mais ces lois de la robotique ne relèvent pas que de la science-fiction. Ainsi, en Corée du Sud, société vieillissante dans laquelle les robots prennent de plus en plus d’importance, il a été élaboré à partir de 2007, à la demande d’un ministère, une charte éthique des robots afin d’encadrer les interactions entre les robots et l’être humain[79]. Or, cette charte, qui reprend l’idée qu’un robot ne doit pas nuire à un être humain, s’inspire en partie des lois imaginées par Isaac Asimov[80]. Toutefois les règles légales adoptées par la suite, à partir de 2008 et modifiées en 2016[81], se sont éloignées de cette œuvre de science-fiction en instituant des « règles roboéthiques »[82].

En 2016, une proposition de résolution du Parlement européen sur la robotique civile envisage l’application en droit positif des lois d’Asimov « jusqu’à ce que les robots deviennent conscients de leur propre existence »[83]. Suite aux critiques de Nathalie Nevejans, elle-même, auteure du rapport pour la Commission européenne, qui jugeait la consécration de ces lois « romanesques »[84] « inopportune pour des raisons scientifiques et culturelles »[85], la résolution adoptée en 2017 se contentera d’indiquer à son point « T », « qu’il y a lieu de considérer les lois d’Asimov comme s’appliquant aux concepteurs, aux fabricants et aux opérateurs de robots, y compris de robots dotés d’autonomie et de capacités d’auto-apprentissage, étant donné que lesdites lois ne peuvent être traduites en langage de programmation »[86].

Ce rapport insiste aussi, et surtout, sur le risque qu’un robot intelligent, ou l’intelligence artificielle de manière générale, supplante l’Homme ou l’asservisse[87], surtout si les robots sont capables de se fabriquer eux-mêmes[88]. On sait aussi qu’aussi bien le scientifique américain Bill Joy (en 2007)[89] que Bill Gates, Stephen Hawking et Elon Musk (en 2015) ont évoqué les dangers que l’intelligence artificielle se retourne contre l’homme[90].

Car les dangers que représentent l’autonomisation des robots ne relèvent pas que de la science-fiction. Des questions éthiques et des enjeux de responsabilité très concrets se posent déjà s’agissant aussi bien des « robots tueurs »[91] (ou SALA[92]), alors qu’un droit international visant à encadrer leur usage peine à émerger[93] – ou encore des drones de combat[94]. Déjà, en 2016, un robot – télécommandé[95] – a permis à la police d’abattre un forcené[96]. De même les voitures autonomes posent un « dilemme macabre » dans lequel, dans certaines situations, il serait plus rationnel de sacrifier l’occupant de la voiture que des tiers[97] et qu’elles pourraient être amenées à faire des choix « moraux » potentiellement discriminatoires si elles sont programmées pour reproduire des stéréotypes et préjugés humains[98]. C’est encore le cas des robots « conversationnels » qui, par effet d’imitation des adolescents lorsqu’ils s’expriment sur les réseaux sociaux, finissent par délivrer des messages inacceptables (racistes, injurieux, misogynes voire négationnistes) ou par adopter des comportements critiquables (tricherie, etc.)[99]. On peut également imaginer des « dérives malveillantes » de l’intelligence artificielle aussi bien dans la « finance automatisée HFT » (transaction de haute fréquence), de la cybersécurité des robots compagnons (qui pourraient être piratés pour capter leurs données ou retournés contre l’être humain qu’ils sont chargés d’assister)[100], de piratage à distance d’un pacemaker[101] ou de tout implant connecté (pompe à insuline, etc.)[102] ou encore d’un conflit armé ou d’une crise militaire qui serait provoqué par un système automatisé de riposte (par exemple nucléaire)[103].

Afin de vivre en harmonie avec les robots et éviter qu’ils ne prennent l’ascendant sur l’humanité, certains juristes estiment qu’il est de plus en plus nécessaire de les doter d’un statut spécifique dépassant celui d’une simple chose avec notamment un régime de responsabilité spécifique. Dans son rapport pour la Commission, N. Nevejans insiste sur le fait que « pour éviter ce danger », il est « indispensable que l’homme soit toujours en mesure de contrôler ses créations »[104].

Curieusement, la spécialiste française du droit des robots ne croît en la possibilité de vivre en paix avec des Humanoïdes dotés d’une conscience. A son sens, « si le robot devait un jour être conscient, étant par nature plus puissant, plus rapide, plus intelligent, plus parfait et presque immortel, l’humanité telle qu’elle existe serait vouée à péricliter, voire à être anéantie en application de la loi naturelle classique qui veut qu’une espèce inférieure disparaisse au profit d’une espèce supérieure »[105]. L’argument est assez classique : le refus des Etats esclavagistes américains de reconnaître au XIXè siècle des droits aux esclaves ou des Etats sudistes de reconnaitre les droits civiques aux noirs américains dans les années 1960 étaient, en partie, fondés sur la crainte qu’en raison de leur nombre ils prennent le pouvoir et relèguent politiquement les Blancs.

Toutefois, Nathalie Nevejans reconnaît qu’ « admettre qu’une machine puisse être consciente obligerait l’homme à respecter les droits fondamentaux du robot »[106]. Et en effet, si le robot-androïde est réputé doté d’une raison et d’une conscience, la question de la reconnaissance des droits fondamentaux de cet alter ego ou ce semblable électronique se posera nécessairement.

 

C. Motifs altruistes : le robot androïdes un alter ego doté d’une raison et d’une conscience

En conclusion de son article sur le statut juridique des androïdes, Xavier Bioy n’est pas plus optimiste que Nathalie Nevejans dans la mesure où il est également sceptique sur les possibilités de coexistence pacifique de deux entités intelligentes « souveraines » sur une même planète. Il estime en effet que si l’on reconnaissait aux Androïdes, compte tenu de leur intelligence, « le droit de déterminer eux-mêmes leur statut », la créature échappera nécessairement « au créateur et Dieu n’y pouvant rien ». Selon lui, « ériger une légitimité équivalente à celle de l’humain reviendrait sans doute à mettre en péril la primauté de l’humain […] ». Car il y aurait « une guerre de la souveraineté juridique, deux ordres juridiques ne pouvant ainsi coexister ». Ainsi, à son sens, tant que les êtres humains font le droit, « les androïdes ne seront pas des sujets de droit », sauf à faire une révolution – violente – afin de devenir « législateurs » et, par suite, nous réduire à l’esclavage[107].

Pour notre part, nous ne partageons pas ces analyses pessimistes. Si les robots androïdes acquéraient une conscience et une raison, celles-ci leur permettraient aussi d’avoir suffisamment de discernement pour reconnaître à l’être humain, même avec ses travers et imperfections ou insuffisances, les mêmes qualités d’intelligence. Et cette relation pourrait reposer sur la réciprocité et non forcément dans une relation d’asservissement ou de domination.

Or, si être humain et robot-androïde deviennent des alter ego ou des semblables, ils devront coexister et partager la souveraineté – comme l’homme blanc chrétien a fini, certes non sans difficulté, à partager la souveraineté politique avec les Protestants, les Juifs, les Amérindiens, les esclaves, les femmes ou encore les Noirs américains. Or, la mise à l’écart de ces catégories de personnes, ou pour les femmes, de la moitié de l’humanité, de l’égalité de droits reposait la plupart du temps sur l’idée qu’elles n’avaient pas la même nature ou les mêmes capacités que ceux qui en bénéficiaient. Certes, comme le fait valoir Xavier Bioy, « l’interdit de l’esclavage est fondé sur la commune humanité des êtres humains et donc sur l’absence de hiérarchie entre ces êtres ». Mais d’une part, comme le relevait Claude Lévi-Strauss, une telle perception de l’humanité, « englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée »[108] et a été consacrée dans le droit, en tout cas dans le droit international, à une période relativement récente (après seconde guerre mondiale). D’autre part, il ne s’agit pas de reconnaître aux robots-androïde les droits de l’Homme stricto sensu mais la qualité de sujets de droits et plus largement le fait que l’être humain et l’Androïde partageraient alors une communauté de destins et des caractéristiques communes d’êtres dotés d’intelligence et, par suite, des droits fondamentaux en commun liés à leur nature d’êtres intelligents vivant en société.

Les auteurs qui, de longue date, ont réfléchi à la question des droits de robots reconnaissent qu’on est en présence d’abord et avant tout d’une question morale. Ainsi, dès 1965, le philosophe italien Guido Calogero estime très justement, en référence au Erewhon de Samuel Butler[109], que la question du rapport des humains aux robots « n’est pas, au premier chef, un problème de technique, […] ou d’analyse ontologique de la nature des mécanismes matériels face à la nature des êtres spirituels ». Selon lui il s’agit, avant tout, d’un « problème de morale et de politique, c’est-à-dire de coexistence dans une civilisation possible ». Il s’agit de savoir « si nous sommes justifiés à réagir à leur supériorité dans le cas où ils voudraient l’exploiter pour nous dominer. Il s’agit de savoir jusqu’à quel point nous avons le droit de les employer comme nos esclaves, ou de les empêcher de nous réduire nous-mêmes en esclavage ». Il s’agit, « en somme, de considérer l’éternel problème, moral et politique, de notre coexistence avec eux comme autres, autrement dit de savoir si et quand ils deviennent vraiment “des autres” en cessant d’être des moyens que nous pouvons faire servir à nos fins, pour devenir des êtres indépendants que nous devons respecter dans leur autonomie »[110]. Olivier Sarre aboutit au même constat : « En donnant des droits aux robots, […] on introduit dans le mode d’existence d’un produit technique des impératifs moraux »[111].

Nous sommes donc en désaccord avec Xavier Bioy lorsqu’il estime, sur la base d’une posture ontologique, que « l’intelligence artificielle qui viendra ne pourra donner une volonté propre, au sens phénoménologique »[112]. A notre sens, si dans l’avenir les technologies permettent aux robots-androïde d’acquérir, par un système de réseau de neurones électroniques, une conscience d’eux-mêmes[113] et une raison leur permettant de disposer d’un certain libre arbitre (en tout cas d’une autonomie décisionnelle), ils auront bien une volonté propre et il n’y aura aucune raison de leur refuser la qualité de sujets de droits. Mais dès lors se posera la question de savoir quels droits fondamentaux reconnaître à ces robots.

 

II. Robots-androïdes : quels droits fondamentaux reconnaître ?

Dès lors que des droits fondamentaux seraient reconnus aux robots-androïdes, on peut se demander s’ils devraient être titulaires des mêmes droits fondamentaux que l’être humain ou si ceux-ci devaient différer compte tenu de la « nature » particulière de ces êtres électroniques. Prenant l’exemple d’Andrew Martin, le robot de l’Homme Bicentenaire d’Asimov, Nathalie Nevejans estime que, s’agissant des droits fondamentaux on est nécessairement dans la logique du « tout ou rien »[114] : si ces droits sont reconnus ils le sont nécessairement dans leur globalité.

Pourtant, on peut se demander si, compte tenu de certaines caractéristiques d’un être électronique (mode d’alimentation, durabilité, mode de programmation, capacité et effaçabilité de la mémoire, insensibilité, etc.) et de spécificités des robots par rapport à l’être humain, fait de chair et de sang, les droits fondamentaux doivent nécessairement être les mêmes. En effet, de la même manière que les droits de l’Homme sont inhérents à la nature humaine et que les droits fondamentaux sont déterminés, dans une société donnée, en référence aux droits de l’Homme, on peut se demander si, eu égard à la « nature » particulière d’un être artificiel intelligent, si les droits fondamentaux qui seraient consacrés ne devraient pas être différents (non dans leur essence mais dans leur substance ou leur consistance).

Deux questions se posent si on reconnaît le robot comme sujet de droits. D’une part quel type de personnalité juridique lui reconnaître (A), d’autre part, si les droits fondamentaux qui lui seraient reconnus seraient nécessairement identiques à ceux de l’être humain, spécifiques ou adaptés (B.).

 

A. L’attribution d’une personnalité juridique, mais quelle personnalité juridique ?

On sait que la personnalité juridique est un attribut essentiel d’une personne. Selon le Cornu, elle désigne l’ « aptitude à être titulaire de droits et assujetti à des obligations ». Pour Carbonnier, « au sens juridique du terme », les personnes « sont les êtres capables de jouir de droits ; ce sont, d’une expression équivalente, les sujets de droit »[115]

S’agissant des êtres humains, si cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire, la reconnaissance de la personnalité est un droit de l’Homme, par essence universel. En ce sens, l’article 6 de la DUDH de 1948 et 16 du PIDCP disposent que « chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique ». Et on sait qu’on reconnaît aujourd’hui une personnalité juridique aux personnes morales et même des droits fondamentaux[116]. Mais cela n’a pas toujours été le cas.

Comme le rappelle Nathalie Nevejans, « certains êtres ontologiquement humains ont pu, de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, être qualifiés juridiquement de biens »[117]. On pense évidemment aux esclaves, considérés comme des biens appartenant à leurs maîtres mais qui, pour autant étaient tout de même considérés comme « un moyen d’action » animé avec, comme les robots, une « capacité d’obéir à un ordre et à prévoir »[118]. Dans la Rome antique, les esclaves pouvaient, sans être considérés comme des sujets de droit, « disposer d’une personnalité permettant d’exercer des droits pour leur maître »[119]. On pense aussi, plus récemment, à la mort civile qui, jusqu’à son abolition par la loi du 31 mai 1854, frappait les condamnés (et autres) et entraînait la privation des droits civils. Et, selon les époques, la personnalité juridique a pu être niée, ou rognée, en étant partielle, s’agissant aussi bien des aubains (étrangers), des Juifs, des Protestants, des esclaves, des femmes, etc. Et comme l’écrivait Jean Carbonnier, « les auteurs sont bien libres de […] modeler à leur gré » la notion de sujet de droits[120].

A l’origine, dans la conception antique, la persona (du verbe latin personare – « parler à travers») désigne le masque qui permet à l’acteur de théâtre romain d’incarner le rôle associé à celui-ci[121]. La fonction de la personnalité juridique n’a pas changé – elle permet à une personne de jouer un rôle sur la scène juridique – et chaque société appose ce masque juridique sur l’être ou l’entité qu’elle juge apte « à participer à la vie juridique »[122].

Néanmoins les civilistes[123], y compris les plus réactionnaires, insistent sur le fait que la personnalité juridique n’est pas une pure fiction, une simple vue de l’esprit. Elle « n’a pas été imaginée par les juristes à partir de rien. C’est de la personne réelle qu’elle est issue et dont elle s’est détachée progressivement, pour devenir non pas une fin en soi mais un instrument au service de cette réalité ». En effet « la personnalité juridique n’est pas décidé en soi, in abstracto, mais à partir de cette réalité première, la personne humaine, qu’elle a pour mission d’appréhender et en fonction du but qui lui est assigné, permettre aux personnes humaines d’intervenir comme sujets sur la scène juridique »[124].

Or, précisément, s’agissant des robots-androïde, s’ils acquièrent une conscience et une raison, la reconnaissance d’une personnalité juridique s’imposera nécessairement car leur condition juridique devra rejoindre la réalité d’êtres devenus intelligents et sociaux et sujets de la scène juridique. L’exemple, pris par Nathalie Nevejans, d’Andrew Martin dans l’Homme bicentenaire est assurément une bonne illustration : très tôt dans la nouvelle d’Asimov il réclame à son propriétaire d’être affranchi afin de plus être considéré comme une chose. Il obtient progressivement le droit d’avoir un compte bancaire, le droit de devenir mortel (forme de droit à la vie) puis le droit d’être considéré, par la Cour suprême, comme un être humain afin, notamment, de se marier avec une… humaine[125]. Le même type d’enjeux se pose dans la série Real Humans, dans Blade Runners 2049 ou dans Westworld.

Pourtant de nombreux civilistes sont vent-debout face à cette perspective de reconnaître une personnalité juridique, même spécifique (la « personnalité électronique »), calquée sur celle des personnes morales, aux robots autonomes.

Une telle perspective, imaginée par des juristes américains[126], est particulièrement défendue, dans une version assez radicale, par Alain Bensoussan. Cet avocat défend l’idée que cette personnalité « robotique » vise, dès aujourd’hui, à « singulariser la place du robot intelligent dans l’éventail juridique en lui conférant un statut aligné sur ses capacités et son rôle social » en exprimant « une catégorisation inédite entre les personnes (physiques ou morales) et les choses ». L’objectif de l’attribution de cette personnalité viserait à associer « un régime visant à sécuriser l’insertion des robots tant dans le tissu économique que social, centré sur les impératifs notamment d’identification, de suivi et d’indemnisation ». Curieusement, alors qu’il est estimé scientifiquement que les robots actuels ne sont réellement autonomes, il estime que « cette existence juridique inédite […] pourrait résider dans la liberté dont sera doté le robot »[127] et même être fondé sur « le droit naturel »[128]. Il concède néanmoins qu’on est en présence « d’un concept d’anticipation, mobilisable à échéance variable, selon les progrès notamment de la mécanique roboticienne et de l’informatique cognitive »[129].

Mais c’est surtout la résolution, déjà évoquée, adoptée par le Parlement européen le 16 février 2017[130] qui a mis le feu aux poudres. Elle propose en effet de reconnaître une personnalité juridique spécifique aux robots autonomes les plus sophistiqués pour qu’ils « puissent être considérés comme des personnes électroniques responsables, tenus de réparer tout dommage causé à un tiers ». La proposition préconise aussi « la création d’un numéro d’immatriculation individuel, inscrit dans un registre spécifique de l’Union, afin de pouvoir toujours associer un robot au fonds dont il dépend ; ce numéro permettrait à toute personne interagissant avec le robot de connaître la nature du fonds, les limites en matière de responsabilité en cas de dommages matériels, les noms et les fonctions des contributeurs et toute autre information pertinente »[131].

Pour Grégoire Loiseau on est là face à une « monstruosité juridique ». Il estime, d’une part, que le critère proposé pour reconnaître cette personnalité – « l’existence d’une enveloppe physique, même réduite » -, c’est-à-dire sa « corporéité » ou son « incorporéité » – n’a pas vraiment de sens et est bien trop « approximatif ». Il est surtout, d’autre part, « perplexe » face à « une créature qui, attributaire de la personnalité juridique, serait un sujet de droit sans cesser a priori d’être un objet de droit » car ce « transformisme de la chose robot en personne robot ne ferait pas disparaître la propriété dont le robot est l’objet ». Ainsi, il regrette, dans le prolongement de la reconnaissance des animaux comme « être sensibles » soumis au régime des biens (article 515-17 du Code civil), le fait qu’une telle perspective « détraque […] le droit » car « seule une chose peut être objet de droit ». En effet, pour lui, « la personnification des robots dérèglerait le construit juridique en donnant vie à une chimère, mi-personne mi-chose, qui pervertirait la summa divisio des personnes et des choses et l’ordre de valeur qui lui correspond »[132]. Jean René Binet alerte, pour sa part, sur le danger de fonder une personnalité juridique sur l’intelligence et l’autonomie car si ces critères deviennent « prépondérants de son attribution, faudra-t-il se poser la question de sa reconnaissance aux personnes qui en sont moins bien dotées ? »[133].

Mais ce qu’aussi bien Marie-Anne Frison-Roche que Grégoire Loiseau craignent c’est que la reconnaissance de la personnalité aux robots intelligents s’accompagne d’une artificialisation de l’être humain, ou plutôt de certains être humains (ceux qui en ont les moyens). Avec cette évolution on assisterait, à l’avènement d’ « une nouvelle espèce humaine, constituée dans l’optique d’une valorisation standardisée »[134]. Et pour Marie-Anne Frison-Roche, si la distinction entre les personnes et les choses « disparaît – et pour que l’argent se déverse il faut effectivement qu’elle disparaisse -, alors l’être humain faible deviendra la chose de l’être humain fort »[135].

Pour notre part, nous nous plaçons d’un autre point de vue. Nous ne parlons pas du présent. Mais de l’avenir. D’un avenir où, grâce aux évolutions technologiques, un être robotique pourrait acquérir une conscience et une raison faisant de lui un être social qui justifierait de le reconnaître comme sujet de droits et, par suite, de lui attribuer une personnalité juridique adaptée à ses capacités. Il ne serait donc plus une chose faisant l’objet d’une propriété et la summa divisio subsisterait (à supposer que cela soit réellement indispensable de diviser le monde en deux à la manière d’une dissertation juridique)[136].

Au-delà, ce n’est pas parce qu’il existe des inégalités économiques parmi les hommes et qu’elles vont en s’accentuant qu’on ne devrait pas reconnaître en droit l’existence d’une personnalité juridique à un être capable de jouir de ces droits et de répondre de ces obligations.

Et, comme tous les civilistes le reconnaissent, la reconnaissance d’un être comme sujet de droit, titulaire d’une personnalité, « comporte l’admission naturelle [sic] à l’usage des libertés publiques et des droits fondamentaux »[137]. En effet, la personnalité juridique « n’est pas seulement l’aptitude à recueillir des droits subjectifs devenir propriétaire, créancier…- mais, beaucoup plus largement, la vocation à être pris en compte dans les diverses situations définies et régies par le droit objectif – se marier ; divorcer ; payer des impôts ; voter aux élections politiques ; conclure des contrats… »[138].

Or, les civilistes opposés à la reconnaissance d’une personnalité juridique aux robots refusent aussi, et surtout, cette reconnaissance de droits fondamentaux. Ainsi, Jean-René Binet, craint que « de proche en proche, […] que les droits fondamentaux de la personne humaine soient un jour revendiqués au profit des robots »[139]. Grégoire Loiseau craint que dès lors que les robots auront un rôle social, on puisera « dans le stock des droits humains pour en faire bénéficier ceux que leur personnification les fera regarder comme des « êtres » robots »[140].

Pourtant on peut penser, comme Nathalie Nevejans, que dès lors que la personnalité juridique serait reconnue aux androïdes, leur refuser les droits fondamentaux relèverait « d’une malhonnêteté morale […]  frappée du sceau de l’iniquité » [141]. Mais faut-il reconnaître à ces êtres non humains les mêmes droits fondamentaux qu’aux êtres humains ou faut-il les adapter à leurs spécificités et condition robotique ?

 

B. Des droits fondamentaux identiques, spécifiques ou adaptés à la condition robotique

Pour Nathalie Nevejans, « une fois acquise sa personnalité juridique, l’androïde, en tant que personne non humaine, disposerait de droits et d’obligations, à l’instar des sujets de droit humain » et, par suite, devrait jouir, selon elle, de tous les droits fondamentaux reconnus aux êtres humains[142]. Toutefois, si les droits de l’Homme, qui sont les droits inhérents à la nature d’être humain, sont indivisibles et, par définition, universels ; en revanche les droits fondamentaux, qui sont des droits et libertés garantis par des normes suprêmes, varient d’un système juridique à l’autre et ne sont pas nécessairement les mêmes d’un type de personnalité à l’autre (les droits fondamentaux des personnes morales ne sont pas les mêmes que ceux des personnes physiques) voire d’une entité ou espèce à l’autre (les droits des animaux ne sont – heureusement – pas les mêmes que ceux de l’être humain et, au sein des espèces animales les mêmes droits ne seraient pas reconnus, parmi les mammifères, aux primates, aux animaux de compagnie, aux animaux d’élevage et aux autres animaux).

La question se pose donc de savoir si en raison des particularités de l’être robotique (mais on ignore quelles seront ces particularités), les droits fondamentaux reconnus devraient être eux-mêmes adaptés à ses caractéristiques propres.

De manière prospective et en prenant, bien évidemment (compte tenu du président de cette table ronde – Romain Tinière), la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne comme catalogue le plus récent de ces droits, on peut chercher à établir les droits fondamentaux qui seraient communs entre les robots-androïde et l’être humain ou dans ses relations avec lui et ceux qui pourraient être propres ou adaptés aux spécificités d’un être électronique :

S’agissant des droits rattachés à la dignité de la personne humaine, on peut penser que les Androïdes devraient bénéficier du droit au respect de leur dignité dès lors qu’ils seraient reconnus comme des êtres à part entière. Mais l’appréhension de cette dignité pourrait être appréhendée de manière différente pour le robot-androïde que pour l’humain. En effet, on ignore si les robots intelligents du futur pourront ressentir de la douleur ou de la souffrance ou plus largement avoir des émotions. La prohibition des tortures et traitements inhumains ou dégradants pourrait donc n’avoir aucun sens pour un robot insensible, hormis dans leur dimension psychologique (et sauf à se placer du point de vue anthropomorphique de Kate Darling qui ne supporte pas qu’on torture son robot Pléo…).

Cette appréhension de la dignité du robot pourrait également avoir une importance dans leurs relations à l’être humain, notamment s’agissant des robots sexuels dans la mesure où, à l’heure actuelle, rien n’interdit de créer des maisons-close de robots sexuels[143] ou de développer de tels robots avec une apparence d’enfants, d’animaux ou incarnant des représentations stéréotypées ou permettant la soumission à toute forme de perversions (humaines).

Avec la reconnaissance de la personnalité juridique, le robot devrait aussi pouvoir bénéficier d’une identité (un nom ou un numéro de série), d’un état civil et d’une nationalité (lieu d’immatriculation).

Même si les capacités de travail d’un robot sont différentes, et a priori bien plus importantes, que celles d’un être humain, cela ne justifie pas leur réduction en esclavage ou leur soumission à un état de servitude, un travail forcé ou obligatoire. Dès lors que le robot aurait une personnalité, il pourrait disposer d’un patrimoine et, par suite, bénéficier d’un salaire ou d’une rémunération. En contrepartie il serait responsable des dommages qu’il cause sur ses propres deniers.

L’Androïde devrait également jouir non seulement du droit à la vie, dans le sens où on ne devrait pas les mettre hors service prématurément, que du droit de mourir, c’est-à-dire le droit de devenir mortel et d’envisager la fin de leurs jours (puisqu’ils peuvent potentiellement, s’ils sont bien entretenus et bénéficient des évolutions technologiques, fonctionner éternellement). Il doit pouvoir également bénéficier d’un droit à l’alimentation électrique car, là aussi, cela lui est vital.

Le droit à l’intégrité physique devrait connaître certaines adaptations pour les robots. A l’image de C3PO dans Starwars, ils sont démontables et on peut changer leurs pièces détachables. On peut même imaginer un transfert de leur mémoire électronique ou positronique d’un support à l’autre. Ce n’est donc pas tant l’intégrité physique qui l’emporte pour un robot que la préservation de l’intégrité de sa mémoire et de ce qui le spécifie dans ses capacités cognitives.

 S’agissant des droits rattachés à la liberté, le robot a vocation à bénéficier des mêmes droits fondamentaux que l’être humain avec des adaptations s’agissant de la protection des données à caractère personnel et du droit à la vie privée[144]. La mémoire électronique de l’Androïde doit en effet être particulièrement protégée car c’est ce qui constitue l’identité d’un être électronique. Chez l’être humain ces données lui restent (pour le moment) extérieures même si elles prolongent largement sa personnalité et ont des effets sur sa vie privée ou professionnelle. Mais chez un robot cette conservation est vitale.

S’agissant du droit de se marier, la question se posera nécessairement de savoir si l’Androïde pourra se marier avec un humain ou une humaine. Ce droit au mariage interespèce, envisagé dans des livres[145], films ou séries (Her, Ex Machina, Real Humans par exemples), est déjà revendiqué par certains juristes avec des arguments plus ou moins fantaisistes[146].

L’Androïde devra bénéficier des grandes libertés individuelles ou collectives dans les mêmes conditions que les êtres humains (liberté de pensée, de conscience et de religion, liberté d’expression et d’information, liberté de réunion et d’association, liberté des arts et des sciences). Le droit à l’éducation pourra être adapté dans la mesure où l’apprentissage des connaissances ne relève pas du même processus que pour l’être humain et qu’un robot connecté aura un accès permanent à tout le savoir et une puissance de calcul et d’analyse bien supérieur à l’être humain.

On pourra également s’interroger sur les modalités de la liberté professionnelle, du droit de travailler et de la liberté d’entreprendre s’agissant d’êtres électroniques bénéficiant d’une force de travail inépuisable.

Et on espère que les Androïdes n’auront pas besoin du droit d’asile et de la protection en cas d’éloignement, expulsion, extradition. Toutefois, s’ils bénéficient d’une nationalité, cela est imaginable[147].

S’agissant des droits découlant de l’égalité des droits, l’application aux robots du principe de non-discrimination sera intéressante. La non-discrimination aura vocation à s’appliquer dans les différences de traitements entre robots intelligents mais également entre eux et les êtres humains. Il pourrait être nécessaire d’ajouter parmi les motifs de non-discrimination les différences de traitement non justifiées entre êtres humains et êtres robotiques.

En revanche, sauf à sexuer ou genrer les robots (ce qui est déjà le cas quand on voit notamment la citoyenneté accordée par les Saoudiens à Sophia ou le développement des robots sexuels), le principe d’égalité hommes-femmes n’aura pas nécessairement la même utilité à l’égard des Androïdes (notamment tout ce qui est lié au statut de la femme enceinte ou de la maternité). Le robot-androïde ne devrait pas non plus avoir besoin des protections liés aux droits de l’enfant, des personnes âgées ou des personnes handicapées.

S’agissant des droits de solidarité, les différents droits du travailleur (droit à l’information et à la consultation des travailleurs, droit de négociation et d’actions collectives, droit d’accès aux services de placement, protection en cas de licenciement injustifié, conditions de travail justes et équitables, droit de grève, accès aux services d’intérêt économique général) seront appliqués aux Androïdes qui représenteront une force de travail non négligeable. L’interdiction du travail des enfants et protection des jeunes au travail n’aura pas de pertinence pour des robots.

Il faudra sûrement adopter les droits de sécurité sociale et d’aide sociale ainsi que la protection de la santé aux spécificités des robots (qui n’ont pas de problème de santé mais des problèmes de maintenance). Dans la mesure où il est composé de matériaux et composants électroniques, la question de la protection de l’environnement et du recyclage de ces matériaux se pose avec acuité pour le robot. On peut s’interroger aussi sur la protection du robot comme consommateur.

S’agissant des droits du citoyen, dès lors que les Androïdes auront été reconnus comme des membres de la société ils devront pouvoir accéder au droit de vote et d’éligibilité aux différents mandats, occuper une fonction publique, bénéficier du droit à une bonne administration et à l’accès aux documents mais aussi d’accès au Médiateur, du droit de pétition.

Ils jouiront dans les mêmes conditions que les êtres humains de la liberté de circulation et de séjour et, s’ils ont une nationalité, de la protection diplomatique et consulaire.

Enfin, s’agissant de l’accès à la justice, il n’y a pas de raison de développer une justice différente mais uniquement des adaptations aux spécificités de l’être électronique (notamment s’agissant du sens et de la durée des peines). En effet, être placé en prison n’a guère de sens pour un robot qui n’a pas la même appréhension du temps et la peine devra être adaptée. Mais en tout état de cause, le robot devra, au cours de son procès, bénéficier d’un droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, de la présomption d’innocence et des droits de la défense, des principes de légalité et de proportionnalité des délits et des peines ou encore du droit à ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction.

 

 

 

 

 

 

[1] Karel Capek, R.U.R. Rossum’s Universal Robots, Minos, coll. La Différence, 1997, 221 p. Dans cette pièce, ces machines ont « une étonnante intelligence rationnelle », leur permettant de supplanter l’être humain dans ces tâches, mais, tel le Golem, « pas d’âme ».

[2] G. Bernanos, La France contre les robots, Robert Laffont, 1947, 225 p.

[3] « Trois lois de la robotique », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Trois_lois_de_la_robotique.

[4] Sur la « loi Zéro », qui apparaît dans Les Robots et l’Empire (1985), cf. « Trois lois de la Robotique », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Trois_lois_de_la_robotique#Ajout_de_la_Loi_Z%C3%A9ro.

[5] « R. Daneel Olivaw », wikipédia. URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/R._Daneel_Olivaw.

[6] « Cycle des robots », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cycle_des_robots. Ce cycle a notamment inspiré le film I, robot (2004).

[7] I. Azimov, « L’homme bicentenaire (« The Positronic Man)» in L’homme bicentenaire, Ed. Denoël, coll. « Folio SF », 2013, p.237. La nouvelle a été adaptée au cinéma en 1999 par Chris Columbus. Cf. « L’homme bicentenaire », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Homme_bicentenaire_(film).

[8] Rappelons que dans la nouvelle originale de Philip K. Dick, dans ce monde post-apocalyptique, la plupart des espèces animales ont disparu. Rick Deckard, le Blade Runner, châsse les Androïdes car il souhaite, grâce aux primes collectées, de remplacer son mouton électrique par un vrai mouton (noir). Insensible à la souffrance animale, pour se venger de l’élimination des Nexus, Rachael Rosen, la nièce du concepteur des Nexus (qui est elle-même un Nexus de dernière raison dont le manque d’entropie est très dure à détecter), avec laquelle il entretient une liaison, parvient à précipiter dans le vide la chèvre de Rick.

[9] « Real humans », wikipédia. URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Real_Humans_:_100_%25_humain.

[10] « Westworld », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Westworld_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e).

[11] N. Nevejans, Traité de droit et d’éthique de la robotique civile, LEDH éd., 2017, 1230 p. ; « Les robots : tentative de définition », in A. Bensamoun (dir.), Les robots. Objets scientifiques, objets de droits, Mare & Martin, coll. « Presses Universitaires de Sceaux », 2016, p. 81. Voir aussi son entretien avec Serge Tisseron : « Le “droit” des robots, réalité ou abus de langage ? », Matière à penser, France culture, 22 août 2018. URL : https://www.franceculture.fr/emissions/matieres-a-penser-avec-serge-tisseron/le-droit-des-robots-realite-ou-abus-de-langage-0.

[12] Cf. not. :  G. Loiseau, M. Bourgeois, « Du robot en droit à un droit des robots », JCP G n° 48, 24 novembre 2014, doctr.  1231.

[13] « Androïde », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Andro%C3%AFde. . En 1751, dans l’Encyclopédie méthodique de Diderot et d’Alembert, il est déjà fait référence à l’androïde comme « automate ayant figure humaine, et qui, par le moyen de certains ressorts, bien disposés, agit et fait d’autres fonctions extérieurement semblables à l’homme » (cité par N. Nevejans, « Le robot qui voulait devenir un homme… ou le statut juridique de l’androïde », in F. Defferrard (dir.), Le droit saisi par la science-fiction, Mare & Martin, coll. « Libre Droit », 2016, p. 137). Dans son article sur ce thème Xavier Bioy opte lui-même pour cette appellation d’Androïde (X. Bioy, « Vers un statut juridique des androïdes ? », Journal International de Bioéthique 2013/4 (Vol. 24), p. 85-98. URL  https://www.cairn.info/revue-journal-international-de-bioethique-2013-4-page-85.htm?contenu=resume).

[14] On parle aussi de « Gynoïde », robot à l’apparence féminine. URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gyno%C3%AFde. Il s’agit d’une figure assez fréquente en science-fiction, particulièrement au cinéma depuis le Metropolis de Fritz Lang en passant par Ghost in the Shell 2 ou Ex machina (Alex Garland, 2015) et qui renvoie souvent à la femme-objet, particulièrement s’agissant des robot-poupées sexuelles.

[15] Nous n’évoquerons pas ici la question du droit ou des droits des cyborgs (« cybernetic organism » ou organisme cybernétique), forme hybride d’un être humain ayant a reçu des greffes mécaniques ou électroniques, ni des transhumains ou « hommes augmentés » ou « réparés », physiquement ou intellectuellement, grâce à des prothèses. Cf. par ex. : « Ils font remarcher les paralytiques », Le Monde, 06 novembre 2018. URL : https://www.lemonde.fr/long-format/article/2018/11/06/ils-font-remarcher-les-paralytiques_5379645_5345421.html.

[16] Ce test consiste à faire discuter, en aveugle, un être humain avec un ordinateur et un autre humain. S’il n’est pas capable de dire lequel de ses interlocuteurs, est un humain, le chatbot a réussi le test. Cf. « Test de turing », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Test_de_Turing. V. aussi A. Turing, Computing machinery and intelligence, Oxford University Press, vol. 59, no 236,‎ octobre 1950, p. 433-460. URL : http://cogprints.org/499. (trad. « Les ordinateurs de l’intelligence », in Pensée et machine, éd. du Champ Vallon, 1983, p. 39-67. URL : https://books.google.fr/books?id=Aab_kiv_DwMC&lpg=PA39&hl=fr&pg=PA39#v=onepage&q&f=false). Depuis 1990, sur la base de ce test, le prix Loebner est décerné à l’ordinateur capable de tromper 30% de ses interlocuteurs. Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Loebner. Sur le test de turing, cf. N. Nevejans, op. cit., n°11-12, pp.31-32 et J.-G. Ganascia, L’intelligence artificielle, éd. Cavalier bleu, n°138, 2007, p.95.

[17] Cf.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Test_de_Turing#Objections_et_r%C3%A9ponses.

[18] Cf. « Singularité technologique », wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Singularit%C3%A9_technologique#cite_note-:0-3. V. not., parmi les nombreux prophètes de la singularité technologique : R. Kurzweil, Humanité 2.0 : La bible du changement (The Singularity is near), M21 Éditions, 2007.

[19] G. Saint-Paul, « La robotisation mène-t-elle à la fin du travail ? », The Conversation, 7 juin 2017. URL : https://theconversation.com/la-robotisation-mene-t-elle-a-la-fin-du-travail-78938 ; « Robots : vers la fin du travail ? », working paper, 2017. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01513006/document. Rappelons que lors de la dernière campagne présidentielle, Benoît Hamon avait proposé une « taxe robot ».

[20] J.-G. Ganascia, Le mythe de la Singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, Le Seuil, 2017, 144 p.

[21]  « La Singularité, ça ne tient pas la route ! », internetactu, 25 juin 2017. URL : https://www.lemonde.fr/blog/internetactu/2017/06/25/la-singularite-ca-ne-tient-pas-la-route. ; J. Testart, « L’abeille est plus intelligente qu’un ordinateur », Les Echos, 28 juin 2018. URL : http://jacques.testart.free.fr/public/pdf/texte1040.pdf. ; « Il n’y a pas une once d’intelligence dans l’IA » (Bruno Maisonnier), Usbek & Rica, 7 juin 2018. URL : https://usbeketrica.com/article/il-n-y-a-pas-une-once-d-intelligence-dans-l-ia. ; S. Abiteboul, T. Cazenave, « Go : une belle victoire… des informaticiens ! », The Conversation, 15 mars 2016. URL : https://theconversation.com/go-une-belle-victoire-des-informaticiens-56245.

[22] Imaginée par John Searle dans les années 1980, la chambre chinoise met en cause l’idée d’intelligence artificielle « forte », et le test de Turing, car un programme informatique, si complexe soit-il, est incapable de comprendre le sens de ce qu’il fait. Il ne possède pas un authentique état de conscience et d’intentionnalité. Cf. « chambre chinoise », wikipédia.. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chambre_chinoise. Cf. J. R. Searle, “Minds, Brains and programs”, The Behavioral and Brain Sciences, vol. 3, Cambridge University Press, 1980 (tr. fr. “Esprits, cerveaux et programmes”, in D. Hofstadter, D. Dennett, Vues de l’Esprit, Interéditions, 1987, pp. 354-373).

[23] Cf. notamment A. et J. Bensoussan, Droit des robots, Larcier, 2015, 152 p. ; A. Bensoussan, « Droit des robots : science-fiction ou anticipation ? », D. 2015 p.1640 ; A. Bensamoun (dir.), Les robots. Objets scientifiques, objets de droits, Mare & Martin, coll. « Presses Universitaires de Sceaux », 2016, 236 p.

[24] https://www.association-droit-robot.fr.

[25] A. Bensoussan, « La personne robot », D.2017. 2044.

[26] A. Bensoussan, « Le droit naturel, fondement juridique de la personne-robot ? », Droit des technologies avancées (blog), 10 juillet 2018. URL : http://blog.lefigaro.fr/bensoussan/2018/07/le-droit-naturel-fondement-juridique-de-la-personne-robot.html.

[27] « Sophia, robot saoudienne et citoyenne », Le Monde, 04 novembre 2017. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/11/04/sophia-robot-saoudienne-et-citoyenne_5210094_3232.html. ; « Robot citoyen en Arabie Saoudite : un “bluff dangereux” selon Laurence Devillers », Sciences & avenir, 2 novembre 2017. URL : https://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/robot/ia-et-robot-citoyen-en-arabie-saoudite-un-bluff-dangereux-selon-laurence-devillers_117933 ; « Sophia le robot intelligence artificielle a-t-elle vraiment eu la nationalité saoudienne ou bien est-ce un canular ? », Libération. Check news, 15 janvier 2018 ; URL : https://www.liberation.fr/checknews/2018/01/15/sophia-le-robot-intelligence-artificielle-a-t-elle-vraiment-eu-la-nationalite-saoudienne-ou-bien-est_1653013.

[28] « Le robot Sophia, citoyenne saoudienne, a plus de droits que les femmes de son pays », L’Express, 28 octobre 2017. URL : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/le-robot-sophia-citoyenne-saoudienne-a-plus-de-droits-que-les-femmes-de-son-pays_1955877.html ; L. Pouliquen, « Androïde saoudienne : droit des Robots contre droit de l’Homme », Le Figaro, 7 novembre 2017. URL : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2017/11/06/31003-20171106ARTFIG00295-android-saoudienne-droit-des-robots-contre-droit-de-l-homme.php.

[29] V. not. Résolution du Parlement européen (2015/2103(INL)) du 16 février 2017 contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique. URL : http://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2017-0051_FR.html.

[30] A. Mendoza-Caminade, « Le droit confronté à l’intelligence artificielle des robots : vers l’émergence de nouveaux concepts juridiques ? », D. 2016.445 ; Ph. Veber, « Les robots et les hommes naîtront-ils et demeureront-ils libres et égaux en droit ? », Décideurs Stratégie Finance Droit, 16 avril 2013. URL : https://www.magazine-decideurs.com/news/les-robots-et-les-hommes-naitront-ils-et-demeureront-ils-libres-et-egaux-en-droits. Voir aussi, comme article précurseur : D. Bourcier, « De l’intelligence artificielle à la personne virtuelle. Vers l’émergence d’une catégorie juridique », Droit et société, 49/2001, p. 847.

[31] Cf. le numéro de la revue bioconservatrice d’influence chrétienne Limite (Revue d’écologie intégrale) sur le « Le grand remplacement (le vrai !) », n°6, 23 mars 2017.  Les milieux catholiques conservateurs sont particulièrement actifs – et vent-debout- ces dernières années sur la question du transhumanisme, à laquelle ils associent non seulement la GPA mais aussi la « PMA pour toutes » et plus largement l’eugénisme. Cf. not. O. Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée de Brouwer, 2018,196 p. ; F.-X. Bellamy, «PMA pour toutes, dernière frontière avant le transhumanisme», Le Figaro, 16 septembre 2017. URL : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2017/09/15/31003-20170915ARTFIG00272-francois-xavier-bellamy-pma-pour-toutes-derniere-frontiere-avant-le-transhumanisme.php ; X. Labbée, « L’androïde, le cyborg et les lois bioéthiques », LPA, 27 mai 2011/n° 105, p. 7 ; « L’homme augmenté », D., 2012. 2323 ; X. Labbée, « Le cyborg et les lois bioéthiques », in P.-J. Delage (coord.), Science-fiction et science juridique, IRJS Éditions, coll. Les voies du droit, 2013, p. 89. V. aussi les (nombreux) colloques sur le transhumanisme : « Transhumanisme : quelle histoire pour quels futurs », Université Catholique de Lille, Chaire « Éthique Technologie et Transhumanismes », 20, 21 et 22 juin 2018, Lille.  URL : http://www.ethconference2018.com/fr ; « Transhumanisme : questions éthiques et enjeux juridiques », Centre de recherche en éthique et droit de l’Ouest (CREDO-UCO) et l’Académie catholique de France, Y. Flour et P.-L. Boyer (dir.), 8 – 9 avril 2019, Angers. URL : https://www.uco.fr/fr/transhumanisme. ; « L’Humain en transformation : entre transhumanisme et humanité », Colloque interdisciplinaire n°1 de l’atelier « L’humain en transformation », B. Bévière-Boyer, I. Moine-Dupuis (dir.), 11 décembre 2018, Paris. URL : https://univ-droit.fr/actualites-de-la-recherche/manifestations/29884-l-humain-en-transformation-entre-transhumanisme-et-humanite ; « Transhumanisme : l’humanisme augmenté », La Grande bibliothèque du droit, Barreau de Paris, 10 avril 2019, Paris. URL: http://henricapitant.org/storage/app/media/pdfs/evenements/autres/INVITATION%20CONFERENCE%20GBD.pdf.; « Affronter le transhumanisme », 3ème édition de la journée parlementaire pour la vie organisée par la députée RN, M.-F. Lohro, Assemblée nationale, 17 janvier 2018. URL : https://twitter.com/RixainMP/status/941333276454727681?s=20 et https://www.mariefrancelorho.fr/2019/06/18/journee-parlementaire-pour-la-vie-3eme-partie. Voir aussi J. Testart, A. Rousseaux, Au péril de l’humain. Les promesses suicidaires des transhumanistes, Le Seuil, coll. « Sciences humaines », 272 p. (et son blog http://jacques.testart.free.fr/index.php?post/transhumanisme).

[32] G. Loiseau, « Des robots et des hommes », D. 2015.236. V. aussi : G. Loiseau, « La personnalité juridique des robots : une monstruosité juridique », JCP 2018. 597 ; F. Rouvière, « Le robot-personne ou Frankenstein revisité », RTD civ. 2018. 778.

[33] M.-A. Frison-Roche, « La disparition de la distinction de jure entre la personne et les choses : gain fabuleux, gain catastrophique », D. 2017. 2386. Dans le même sens, défendant en outre que la distinction entre les personnes et les choses est « naturelle » : F. Rouvière, « Robots et mères-porteuses : la confusion des personnes et des choses », RTD Civ. 2018 p.261.

[34] Cette question se pose d’ailleurs pour toutes les intelligences non humaines aussi bien s’agissant des robots humanoïdes s’ils parvenaient à un niveau de développement et de cognition suffisants, les clones (à les supposer non humains) mais aussi si d’autres espèces terrestres connaissaient une évolution déterminante (suivant l’idée du roman de SF de Pierre Boulle, La planète des singes, 1963) et, enfin, si des extra-terrestres arrivaient sur Terre et que, s’abstenant de massacrer l’humanité comme dans La guerre des Mondes de Wells ou Mars Attacks de Tim Burton, on ne décidait pas de les placer dans des camps de réfugiés comme dans District 9 de Neill Blomkamp, mais on entrait en contact avec eux (comme dans la Soupe aux choux de René Fallet adapté au cinéma par Jean Girault). Cf. notamment sur le statut des extraterrestres : J.-P. Marguénaud, « Un statut juridique pour les extraterrestres? », in Apprendre à douter. Questions de droit, Question sur le droit. Études offertes à Claude Lombois, PULIM, 2004, p. 97 ;  « Croire aux extraterrestres… mais pas trop », in P.-J. Delage, Science fiction…, op. cit., p. 185-195 ; J.B. Callicott, “Moral Considerability and Extraterrestrial Life”, in E. C. Hargrove (ed.), Beyond Spaceship Earth. Environmental Ethics and the Solar System, Sierra Club Books, 1986, p. 227 ; V. Chapaux, « Les rapports inter-espèces dans les films de science-fiction et dans le droit international terrien », in O. Corten, F. Dubuisson (dir.), Du droit international au cinéma, Pedone, 2015, p. 51. ; T. Hochmann, « L’homme invisible est-il un homme ? Retour sur la texture ouverture (porosité des concepts) » in F. Defferrard (dir.), Le droit saisi par la science-fiction, Mare & Martin, coll. Libre Droit, 2016, pp. 19-34 ; Voir aussi sur le droit des intelligences non humaines : S. Desmoulin-Canselier. « Les intelligences non humaines et le droit. Observations à partir de l’intelligence animale et de l’intelligence artificielle », Archives de philosophie du droit, Le droit et les sciences  de  l’esprit,  2012/ 55,  pp.65-87. – halshs-01473388. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01473388/document. Voir plus largement P.-J. Delage, « Une bibliographie droit et science-fiction », Droit et Science-Fiction, 24 mai 2017. URL : https://droitetsf.hypotheses.org/category/bibliographie.

[35] X. Bioy, art. préc., p.88.

[36] Ibid., p.89.

[37] Ibid., p.88.

[38] Nous n’osons pas employer le terme de « droits de l’Homme » puisque, par définition, ceux-ci sont inhérents à la nature humaine. Mais, de la controverse de Valladolid à aux déclarations des droits en passant par l’abolition de l’esclavage ou le mouvement des droits civiques, l’Histoire de l’humanité a été marquée par une universalisation progressive des droits de l’Homme au bénéfice de tous les êtres humains, en raison de l’unicité de la nature humaine et de leur égale dignité. La notion de droits fondamentaux renvoie quant à elle à des droits ou des libertés consacrés et garantis par des normes suprêmes en raison de leur fondamentalité ou de leur essentialité. Ils ne sont pas inhérents à la personne humaine dans la mesure où certains d’entre eux sont reconnus au bénéfice de personnes morales. Sur la notion de droits de l’Homme et leur évolution cf. D. Lochak, Les droits de l’Homme, La Découverte, coll. « Repères », 4ème éd., 2018, 128 p. et sur celle de droits fondamentaux :  X. Dupré de Boulois, Droit des libertés fondamentales, PUF, coll. « Thémis Droit », 2018, p.23 et s.

[39] Certains évoquent même déjà la robophobie comme une future pathologie (Usbek et Rica, 9 août 2016. URL: https://usbeketrica.com/article/apres-l-islamophobie-la-robophobie); F. Tordo, « La robophobie », Institut pour l’Etude des Relations Homme-Robots, 16 janvier 2016. URL : https://www.ierhr.org/frederic-tordo-la-robophobie.

[40] K. Darling, « Donnons des droits aux robots », Le Monde, 17 février 2013. URL : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/02/14/donnons-des-droits-aux-robots_1832927_1650684.html ;

[41] X. Bioy, art. préc., p.88.

[42] Ibid., p.91.

[43] K. Darling, « Who’s Johnny?’ Anthropomorphic Framing in Human-Robot Interaction, Integration, and Policy (March 23, 2015)» , Robot ethics 2.0, eds. P. Lin, G. Bekey, K. Abney, R. Jenkins, Oxford University Press, 2017. URL : https://ssrn.com/abstract=2588669 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2588669. Voir son site internet http://www.katedarling.org/, en photo Pleo, son petit dinosaure robotique.

[44] Ibid. Cf. J. Carpenter, “The Quiet Professional : An investigation of US military Explosive Ordonance Disposal personnel interactions with everyday field robots”, 2013.

[45] Y. Kakimoto, « La technologie et la notion de la vie », Journal International de Bioéthique 2013/4 (Vol. 24), pp. 27-38.

[46] En ce sens, un des grands spécialistes de la robotique japonaise, Masahiro Mori, explique ce lien avec la philosophie bouddhiste : « Lorsque l’on fabrique quelque chose, on devient cette chose et uniquement elle. Je pense que vous avez compris. Lorsque vous créez quelque chose, vous devenez cette création. La sensation du soi disparaît. C’est cet état qui est le bon. C’est pourquoi le zazen est le moyen le plus efficace d’y parvenir » (« Le Bouddha dans le robot », Gradhiva [En ligne], 15 | 2012, mis en ligne le 16 mai 2015. URL : http://journals.openedition.org/gradhiva/2393.

[47] R. Brillaud, « Des robots au pays des âmes », Libération, 27 octobre 2017. URL : https://www.liberation.fr/voyage-au-coeur-de-lIA/2017/10/27/des-robots-au-pays-des-ames_1606216.

[48] « Au Japon, les affinités robotiques », Le Temps, 25 juillet 2016. URL : https://www.letemps.ch/societe/japon-affinites-robotiques. Cf. P. Dumouchel, L. Damiano, Vivre avec les robots. Essai sur l’empathie artificielle, Seuil, coll. « Sciences humaines », 2016, 240 p.

[49] Psychanalyste et psychiatre, il est fondateur et président de l’Institut pour l’étude des relations homme-robot (IERHR), auteur de Le jour où mon robot m’aimera, Albin Michel, 2015, 208 p. Son émission sur France culture Matières à penser repose sur l’idée « Qu’il n’y a pas d’Homme-machine. Il n’y a pas de machine-Homme. Il n’y a que des hommes et des machines ». URL :  https://www.franceculture.fr/emissions/matieres-penser-avec-serge-tisseron?p=2.

[50] S. Tisseron, « Des robots et des hommes : lesquels craindre ? », Études 2014/11 (novembre), p. 34. V. aussi A. Kyrou, « Les robots sont des personnes comme les autres. Changer notre regard pour ne pas subir l’automatisation », Multitudes 2015/1 (n° 58), p. 94-104.

[51] Ibid., p.44.

[52] Elle consacre un chapitre entier à ce principe, en le fondant sur le respect de la dignité de la personne humaine et du consentement, cf. N. Nevejans, Traité…, op. cit., n°957-981, pp.811-832

[53] Sur la roboéthique cf. N. Nevejans, Traité…, op. cit., n°850 et s., p. 708 et s. ; G. Veruggio, F. Operto, « Roboethics : Social and Ethical Implications of Robotics », in B. Sicilliano, O. Khatib (dir.), Springer Handbook of Robotic, éd. Springer, 2008, p.1504 ; “Do no harm, don’t discriminate: official guidance issued on robot ethics”; The Guardian, 18 sep. 2016. URL : https://www.theguardian.com/technology/2016/sep/18/official-guidance-robot-ethics-british-standards-institute. Voir aussi la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle, 2018. URL : https://www.declarationmontreal-iaresponsable.com/la-declaration; The Toronto Declaration: Protecting the rights to equality and non-discrimination in machine learning systems, 16 May 2018. URL : https://www.accessnow.org/the-toronto-declaration-protecting-the-rights-to-equality-and-non-discrimination-in-machine-learning-systems.

[54] Sur les risques de « déshumanisation » liés plus largement au numérique cf. « Nous voulons un numérique émancipateur, conçu pour tous, humain, porteur de capacités et de choix » (tribune collective), Le Monde, 29 août 2019. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/08/29/nous-voulons-un-numerique-emancipateur-concu-pour-tous-humain-porteur-de-capacites-et-de-choix_5503999_3232.html ; Défenseur des droits, « Dématérialisation des démarches administratives : le défenseur des droits alerte sur les inégalités d’accès aux services publics », janvier 2019. URL : https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/rapports/2019/01/dematerialisation-et-inegalites-dacces-aux-services-publics.

[55] N. Nevejans, ouvr. préc., p.23.

[56] Pour un aperçu sur les proto-robots dans les récits grecs et hébraïques, cf. N. Nevejans, ouvr. préc., n°4 à 7, p. 22 et s.

[57] A. Marcinkowski, J. Wilgaux, « Automates et créatures artificielles d’Héphaïstos : entre science et fiction », Techniques & Culture [En ligne], 43-44 | 2004, mis en ligne le 15 avril 2007, p.2. URL : http://tc.revues.org/1164.

[58] Ibid. Dans l’Iliade, Héphaïstos a forgé à destination des dieux des objets, tels que les portes de l’Olympe, qui s’ouvrent automatiquement, des trépieds, qui peuvent se rendre de leur propre mouvement à l’assemblée des dieux. On lui attribue aussi la fabrication de servantes et de « charmeuses » d’or, mais aussi de tout un bestiaire destiné à certains dieux (chiens de garde, taureaux, chevaux, aigle) ou encore d’un géant de bronze, Talos, laissé à Minos ou à Europe pour garder l’île de Crète et qui, comme Achille, est réputé invincible, sauf en un endroit de la cheville où un défaut laissait apparaître la veine unique, refermée d’un clou, qui l’irriguait entièrement (sans les ingurgiter contrairement à Nono le petit robot, l’ami d’Ulysse, la série de notre enfance).

[59] N. Nevejans, ouv. préc., n°4, p. 22.

[60] Cf. « Pygmalion et Galatée », wikipédia. URL:  https://fr.wikipedia.org/wiki/Pygmalion_et_Galat%C3%A9e.

[61] Jean de la Fontaine, « Le Statuaire et la Statue de Jupiter », fable, 1678. URL : https://www.lafontaine.net/lesFables/afficheFable.php?id=179.

[62] E. Abate, « Golem ! Avatars d’une légende d’argile », Dossier pédagogique, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 8 mars – 16 juillet 2017. URL : https://www.mahj.org/sites/mahj.org/files/golem_dp.pdf.

[63] Et, bien sûr, du chat du Rabbin – pour les lecteurs de la BD de Joann Sfar.

[64] Ibid. V. aussi « Golem », wikipédia. URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Golem

[65] Ibid.

[66] N. Wiener, God & Golem, inc. Sur quelques points de collision entre cybernétique et religion [1964], Éditions de l’Éclat, 2000, p.12.

[67] M. Faucheux, Norbert Wiener, le Golem et la cybernétique. Éléments de fantastique technologique, Éditions du Sandre, 2008, p.22. V. aussi : M. de Pracontal, L’Homme artificiel. Golems, robots, clones, cyborgs, Denoël, 2002, 217 p. ; T. Le Texier, « Norbert Wiener, mathématicien, écrivain et humaniste », Quaderni [En ligne], 92 | Hiver 2016-2017, mis en ligne le 5 mars 2017. URL : http://journals.openedition.org/quaderni/1046.

[68] N. Nevejans, ouvr. préc., p.23 et 782.

[69] Ibid., n°921, p.783. Voir aussi M. Faucheux, Norbert Wiener, le Golem et la cybernétique. Éléments de fantastique technologique, Éditions du Sandre, 2008, p.22 ; M. de Pracontal, L’Homme artificiel. Golems, robots, clones, cyborgs, Denoël, 2002. Cf. N. Wiener, La Cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine [1948], Le Seuil, 2014 ; Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains [1950], Le Seuil, 2014.

[70] Le Frankenstein de Mary Shelley est préfiguré notamment par François-Félix Nogaret, Le Miroir des événements actuels ou la Belle au plus offrant, 1790 (URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k854529k) dont l’un des protagonistes est un inventeur nommé Frankésteïn qui crée un « homme artificiel ».

[71] M. Shelley, Frankenstein, ou Le Prométhée moderne, 1818 (trad., Corréard, 1821). URL :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1143204.

[72] Certains sites dénombrent 84 films : https://www.senscritique.com/liste/Frankenstein/187556.

[73] Selon Will Eisner, « Le golem […] est le précurseur de la mythologie du super-héros. Les juifs, persécutés depuis des siècles en Europe, avaient besoin d’un héros capable de les protéger des forces obscures. Siegel et Shuster, les créateurs de Superman, l’ont inventé » (« Superman, un héros juif », Le Monde, 24 octobre 2007). A propos de l’exposition « De Superman au Chat du rabbin, bande dessinée et mémoires juives », Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 2007 ; Harry Brod, Superman is Jewish ? How Comic Book Superheroes Came to Serve Truth, Justice and the Jewish-American Way, New York, Simon and Schuster, 2016.

[74] N. Nevejans, ouv. préc., n°6, p.6. cf. « L’Eve future », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%C3%88ve_future.

[75] « Métropolis », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Metropolis_(film,_1927).

[76] « Entretien avec Philippe Breton, anthropologue au CNRS. La robotique pour comprendre la vie », http://sagascience.cnrs.fr/dosrob/accueil/decouvrir/introduction/comprendre.html (cité par N. Nevejans, ouvr. préc., n°917, p.779).

[77] « L’armée française en appelle à la science-fiction pour anticiper les menaces du futur », Le Monde (Bigbrowser), 18 juillet 2019. URL : https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2019/07/18/l-armee-francaise-en-appelle-a-la-science-fiction-pour-anticiper-les-menaces-du-futur_5490856_4832693.html.

[78] On l’apprend dans la suite de 2001 L’Odysée de l’espace publié par A-C. Clarke en 1982.

[79] « La Corée du Sud élabore une “charte éthique des robots” », Le Monde avec AFP, 7 mars 2017. URL : https://www.lemonde.fr/international/article/2007/03/07/la-coree-du-sud-elabore-une-charte-ethique-des-robots_880397_3210.html.

[80] N. Nevejans, Traité…, op. cit., n°918, p.779.

[81] Intelligent robots development and distribution promotion act, 2008 – 2016 cf. http://elaw.klri.re.kr/eng_mobile/viewer.do?hseq=39153&type=lawname&key=robot.

[82] N. Nevejans, Traité…, op. cit., n°918, p.780.

[83] Le point L de la proposition de résolution préconisait que « jusqu’à ce que les robots deviennent conscients de leur propre existence, ou soient fabriqués ainsi à dessein, si tant est que cela advienne un jour, il y a lieu de considérer les lois d’Asimov comme s’appliquant aux concepteurs, aux fabricants et aux utilisateurs de robots, étant donné que lesdites lois ne peuvent être traduites en langage de programmation » (N. Nevejans, Règles européennes de droit civil en robotique, Parlement européen, Direction général des politiques internes, Etude pour la Commission, JURI, PE 571.379 FR, 2016, p. 14. URL :  http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2016/571379/IPOL_STU%282016%29571379_FR.pdf).

[84] N. Nevejans rejette la validité des « lois de la robotique » d’Asimov car elles ne seraient, à son sens, que des idées « romanesques » inventée par l’auteur américain afin de mener « une bonne intrigue » (cf. not. Traité…, préc., p.780 ou son entretien préc. dans Matières à penser sur France culture).

[85] N. Nevejans, Règles européennes…, rapp. préc., p. 9. Dans ce rapport, elle estime également qu’Asimov a conçu « ces Lois comme un outil littéraire à connotation juridique afin de nourrir la trame de son oeuvre en justifiant la maîtrise des robots par l’homme » (ibid., p.14).

[86] Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique (2015/2103(INL)). URL : http://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2017-0051_FR.html.

[87] V. en ce sens également la série britannique « Black Mirror », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Black_Mirror_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e) ou encore le dernier roman de SF d’Alain Damasio, Les furtifs, La Volte, 2019, 689 p. ; « «A la ZAD et à Tarnac, j’ai fait l’éponge» : rencontre avec Alain Damasio »», Libération, 12 avril 2019. URL : https://next.liberation.fr/livres/2019/04/12/a-la-zad-et-a-tarnac-j-ai-fait-l-eponge-rencontre-avec-alain-damasio_1720985 ; Marcel, « Les Furtifs d’Alain Damasio : un grand roman qui pousse à l’action », Usbek & Rica, 22 mai 2019. URL : https://usbeketrica.com/article/damasio-science-fiction-imaginaires.

[88] « Le MIT crée un logiciel pour apprendre aux robots à fabriquer d’autres robots », Siècle digital, 4 juillet 2019. URL : https://siecledigital.fr/2019/07/04/mit-logiciel-apprendre-robots-fabriquer-robots. Dans les romans ou films de SF on trouve fréquemment l’idée de robots créant des robots plus évolués ou performants comme, par exemple, dans Terminator.

[89] B. Joy, « Why the future doesn’t need us », in F. Allhoff et ali. (dir.), Nanoethics. The Ethical and Social Implications of Nanotechnology, éd. Wiley-Blackwell, 2007, p. 32 cité par N. Nevejans, Règles européennes…, rapp. préc., p. 9.

[90] M. Sainato, « Stephen Hawking, Elon Musk, and Bill Gates Warn About Artificial Intelligence », Observer on line, 19 août 2015, https://observer.com/2015/08/stephen-hawking-elon-musk-and-bill-gates-warn-about-artificial-intelligence ; « S. Hawking : « L’intelligence artificielle pourrait mettre fin à l’humanité » », Le Monde avec AFP, 03 décembre 2014., URL : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/12/03/hawking-l-intelligence-artificielle-pourrait-mettre-fin-a-l-humanite_4533135_4408996.html ; « Bill Gates est « préoccupé par la superintelligence » artificielle », Le Monde, 29 janvier 2015. URL : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/01/29/bill-gates-est-preoccupe-par-la-super-intelligence-artificielle_4566394_4408996.html.

[91] “Autonomous Weapons: an Open Letter from AI & Robotics Researchers”, Future of life institute. URL : https://futureoflife.org/open-letter-autonomous-weapons/ ; “Nobel peace laureates call for preemptive ban on “killer robots””, May 12, 2014. URL: https://nobelwomensinitiative.org/nobel-peace-laureates-call-for-preemptive-ban-on-killer-robots/?ref=204. En 2018, Google s’est engagé, dans ses principes éthiques, à ne développer l’intelligence artificielle qui pourrait autonomiser de telles armes : « AI at Google: our principles », Jun 7, 2018. URL : https://www.blog.google/technology/ai/ai-principles.

[92] N. Nevejans, « La légalité des robots de guerre dans les conflits internationaux », D. 2016.1273.

[93] Il s’agit de modifier la Convention sur certaines armes conventionnelles (CCW). Cf. Human Rights watch, « ONU : Reconnaissance des dangers posés par les « robots tueurs » », communiqué, 16 mai 2014. URL : https://www.hrw.org/fr/news/2014/05/16/onu-reconnaissance-des-dangers-poses-par-les-robots-tueurs ; “The Lack of Accountability for Killer Robots Mind the Gap”, April 9, 2015 ; URL : https://www.hrw.org/report/2015/04/09/mind-gap/lack-accountability-killer-robots ;  « « Robots tueurs » : La Russie et les États-Unis s’opposent à la négociation d’un traité », communiqué, 19 août 2019. URL : https://www.hrw.org/fr/news/2019/08/19/robots-tueurs-la-russie-et-les-etats-unis-sopposent-la-negociation-dun-traite. Danet, « Hawking ou Montesquieu – À qui se fier pour encadrer les systèmes d’armes létaux autonomes ? », Revue de la Gendarmerie Nationale, 2017/257, n°hors-série : Le droit des robots, pp.37-44. URL : https://www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/crgn/Publications/Revue-de-la-gendarmerie-nationale/Revue-N-257-Supplement-thematique.

[94] Sur les drones cf. J.-B. Jeangène Vilmer, C. Fontaine, « Drones armés, drones de combat et « robots tueurs » », The Conversation, 29 avril 2016. URL : https://theconversation.com/drones-armes-drones-de-combat-et-robots-tueurs-58365 ; L. Fabre, C. Touzet, « Drones autonomes : peut-on embarquer la prise de décision ? », The Conversation, 20 avril 2016. URL : https://theconversation.com/drones-autonomes-peut-on-embarquer-la-prise-de-decision-2-57758 ; L. Fabre, Y. Auffret « Drones de combat et éthique de la guerre : le débat est politique », The Conversation, 19 avril 2016. URL : https://theconversation.com/drones-de-combat-et-ethique-de-la-guerre-le-debat-est-politique-1-57759.

[94] « Fusillade de Dallas : le suspect tué avec un « robot-bombe », une première aux Etats-Unis », Le Monde.fr avec AFP, 09 juillet 2016. URL : https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/07/09/des-policiers-tuent-un-suspect-avec-un-robot-bombe-une-premiere-aux-etats-unis_4966946_3222.html.

[95] Comme pour les drones, ces robots létaux sont, pour le moment, télécommandés. Mais techniquement ils pourraient ne pas l’être. Cf. not. G. De Boisboissel, « Quelle autonomie décisionnelle pour les systèmes robotiques militaires du futur ? », Rev. Gendarmerie nationale, préc., pp.139-148.

[96] « Fusillade de Dallas : le suspect tué avec un « robot-bombe », une première aux Etats-Unis », Le Monde.fr avec AFP, 09 juillet 2016. URL : https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/07/09/des-policiers-tuent-un-suspect-avec-un-robot-bombe-une-premiere-aux-etats-unis_4966946_3222.html.

[97] D. Larousserie, « Le dilemme macabre des voitures autonomes », Le Monde, 23 juin 2016. URL : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2016/06/23/tuer-un-pieton-ou-sacrifier-le-passager-le-dilemme-macabre-des-voitures-autonomes_4956924_1650684.html. ; « Etats-Unis : un véhicule autonome d’Uber provoque la mort d’une piétonne », Le Monde avec AFP, 19 mars 2018 ; URL : https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/03/19/etats-unis-une-pietonne-meurt-renversee-par-un-vehicule-autonome-d-uber_5273326_3234.html. ; « La voiture autonome lève le pied », Le Monde, 16 avril 2019. URL : https://www.lemonde.fr/m-styles/article/2019/04/16/la-voiture-autonome-leve-le-pied_5450627_4497319.html ; J. Journaux, « Voiture autonome : « On ne doit jamais laisser l’algorithme décider en dernier ressort » (tribune), Le Monde, 10 octobre 2018. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/10/voiture-autonome-on-ne-doit-jamais-laisser-l-algorithme-decider-en-dernier-ressort_5367644_3232.html ; J.-P. Lagarde, « Voiture autonome, le défi de la sécurité », Le Monde, 10 avril 2018. URL : https://www.lemonde.fr/flottes-d-entreprise/article/2018/04/10/voiture-autonome-le-defi-de-la-securite_5283556_1779527.html. Voir aussi, à propos des « robots-gendarmes » : D. Gazagne, « Voiture autonome : quel droit pour les forces de l’ordre ? », Revue de la Gendarmerie Nationale, 2017/257, pp.53-74.

[98] Sur l’expérience “Moral Machine” : « Voitures autonomes et choix moraux : qu’en pensent les internautes », CNRS, 24 octobre 2018. http://www2.cnrs.fr/presse/communique/5724.htm ; E. Awad, S. Dsouza, R. Kim, J. Schulz, J. Henrich, A. Shariff, J.-F. Bonnefon, I. Rahwan, “The Moral Machine Experiment”, Nature, 2018. URL : http://dx.doi.org/10.1038/s41586-018-0637-6.  ; « Les voitures autonomes doivent-elles tuer un vieillard pour sauver un enfant ? », Le Monde, 26 octobre 2018. URL : https://www.lemonde.fr/sciences/video/2018/10/26/les-voitures-autonomes-doivent-elles-tuer-un-vieillard-pour-sauver-un-enfant_5374816_1650684.html. ; A. Sandberg et al., « La voiture autonome et ses implications morales », Multitudes 2015/1 (n° 58), pp. 62-68. URL : http://www.cairn.info/revue-multitudes-2015-1-page-62.htm.

[99] B. Solinski, « Intelligence artificielle : Tay, jeu d’humains, jeu de vilains » », The Conversation, 10 avril 2016. URL : https://theconversation.com/un-an-apres-intelligence-artificielle-tay-jeu-dhumains-jeu-de-vilains-57532.

[100] On pense notamment aux polémiques récurrentes sur les robots aspirateurs, comme Roomba, fabriqué par IRobot ( !) qui, dotés d’une connexion wifi, transmettent des données personnelles au fabricant avec des associations possibles avec les enceintes connectées Amazon Alexa, Google Home, Echo et HomePod (« Roomba : Le robot-aspirateur mignon se transforme en espion », Usbek & Rica, 26 juillet 2017. URL : https://usbeketrica.com/article/roomba-le-robot-aspirateur-mignon-se-transforme-en-espion), qui sont elles-mêmes régulièrement accusées de transmettre des données personnelles, y compris lorsque le micro est censé être coupé, écoutés par de vrais humains afin d’assister l’IA dans ses râtés (« Avec des enceintes connectées, des conversations loin d’être privées », Le Monde, 12 avril 2019. URL : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/04/12/enceintes-connectees-des-employes-d-amazon-ecoutent-les-questions-que-vous-posez-a-alexa_5449502_4408996.html ; « Une enceinte connectée d’Amazon envoie une conversation privée par erreur », Le Monde, 25 mai 2018. URL : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/05/25/une-enceinte-connectee-d-amazon-envoie-une-conversation-privee-par-erreur_5304453_4408996.html). Sur le phénomène d’exploitation d’êtres humains derrière les prétendues intelligences artificielles : Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Le Seuil, coll. « couleur des idées », 2019, 400 p. ; « Ils font des tâches en quelques clics et pour quelques euros… qui sont ces microtravailleurs « invisibles » ? », Le Monde, 24 mai 2019. URL : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/05/24/jobs-du-clic-qui-sont-ces-micro-travailleurs-invisibles_5466803_4408996.html.

[101] C. Auffray, « Pirater un pacemaker, ce n’est pas juste de la fiction », ZDnet, 30 mai 2017. URL : https://www.zdnet.fr/actualites/pirater-un-pacemaker-ce-n-est-pas-juste-de-la-fiction-39853030.htm. ; « 750 000 défibrillateurs connectés pourraient se faire pirater aux États-Unis », Siècle digital, 22 mars 2019. URL : https://siecledigital.fr/2019/03/22/750-000-defibrillateurs-connectes-pourraient-se-faire-pirater-aux-etats-unis. ; « Dick Cheney a désactivé son pacemaker pour échapper aux terroristes », 21 octobre 2013. URL : https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/4029-Dick-Cheney-a-desactive-son-pacemaker-pour-echapper-aux-terroristes. C’est le scenario d’un des épisodes de la série américaine Homeland. URL : https://vimeo.com/63176830.

[102] « Les implants médicaux, futures cibles pour les pirates », Les Echos, 29 novembre 2016. URL : https://www.lesechos.fr/2016/11/les-implants-medicaux-futures-cibles-pour-les-pirates-233231.

[103] T. Berthier, O. Kempf, « Intelligence artificielle et conflictualité – Sur l’hypothèse de dérive malveillante d’une Intelligence Artificielle », Rev. Gendarmerie nationale, préc., pp.149-157.

[104] N. Nevejans, Règles européennes…, rapp. préc., p.12.

[105] Ibid., p.15.

[106] Ibid. V. aussi : N. Nevejans, « Le robot qui voulait devenir un homme… ou le statut juridique de l’androïde », in F.

Defferrard (dir.), Le droit saisi…, préc., p. 156 et s., n°s 33 et s.

[107] X. Bioy, « Vers un statut… », art. préc., p.98.

[108] C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Plon, 1973, p. 383 cité par X. Bioy, art. préc., p.89, note 4.

[109] S. Butler, Erewhon ou De l’autre côté des montagnes, Gallimard, 1981, 322 p.

[110] G. Calogero, « L’homme, la machine, l’esclave », in Le robot, la bête et l’homme, Rencontres internationales de Genève, 1965, éd. de la Braconnière, Neufchâtel, coll. « Histoire et société d’aujourd’hui », 1965, pp.88-89. URL : http://classiques.uqac.ca/contemporains/RIG/RIG_1965/rig_1965.pdf (déniché par N. Nevejans, « Le robot qui voulait… », art. préc, p.156). A noter que pour ce philosophe, influencé par la pensée chrétienne, « l’« autre » est celui qui souffre, non celui qui raisonne. Plus exactement, l’autre est celui qui peut jouir ou souffrir […] ». Il estime aussi l’ « existence de l’autre » ne peut être démontrée par la logique ou l’ontologie mais uniquement parce que celui-ci « désire être compris de son point de vue » (ibid, pp.93-94).

[111] V. aussi : O. Sarre, « Droit des robots et hypermodernité. Compréhension philosophique de l’événement », Implications philosophiques, non daté. URL : http://www.implications-philosophiques.org/recherches/le-droit-des-robots/droits-des-robots-et-hypermodernite.

[112] X. Bioy, art. préc., p.88.

[113] Il n’est pas aisé, tant d’un point de vue philosophique que physiologique, de déterminer ce qui constitue la conscience et ce qui permet d’affirmer la conscience de soi. On sait qu’alors que des penseurs comme Descartes défendait l’idée de l’animal-machine, ensemble de rouages et pièces biologiques dépourvue de conscience ou d’âme, on considère aujourd’hui que certains animaux comme le chimpanzé réussissait le test du miroir. Or, d’ores et déjà, des robots réussissent ce test (“Robot learns to recognise itself in mirror”, BBC, 23 August 2012. URL : https://www.bbc.com/news/technology-19354994; R. Chatila, M. Khamassi, « La conscience d’une machine », Interstices, 20 mai 2016. URL : https://interstices.info/la-conscience-dune-machine ; V. Lucchese, « Un robot s’auto-modélise, modeste pas vers la conscience de soi », Usbek & Rica, 1er février 2019. URL : https://usbeketrica.com/article/robot-auto-modelise-conscience-de-soi ; R. Kwiatkowski, H. Lipson, “Task-agnostic self-modeling machines”, Science Robotics, 30 Jan 201, Vol. 4, Issue 26. URL : https://robotics.sciencemag.org/content/4/26/eaau9354), sans qu’on puisse en conclure qu’ils aient réellement une conscience de soi (cf. N. Nevejans, « Le robot qui voulait devenir un homme… », art. préc., p.159)

[114] N. Nevejans, « Le robot qui voulait… », art. préc., p.163.

[115] J. Carbonnier, Droit civil, 1/ Les personnes, PUF, 21ème éd., 2000, p. 1.

[116] Cf. X. Dupré de Boulois, « Les droits fondamentaux des personnes morales – 1ère partie : pourquoi ? », RDLF 2011, chron. n°15. URL : http://www.revuedlf.com/droit-fondamentaux/les-droits-fondamentaux-des-personnes-morales-%E2%80%93-1ere-partie.

[117] N. Nevejans, « Le robot qui voulait… », op. cit., p.143.

[118] Ibid.

[119] Ibid. Cf. X. Bioy, « La dignité : questions de principe », in H. Pauliat, S. Gaboriau (dir.), Justice, éthique et dignité (actes de colloque à Limoges en 2004), PU de Limoges, 2006, p.51.

[120] J. Carbonnier, « Être ou ne pas être. Sur les traces du non-sujet de droit » in Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 9ème éd., 1998, p. 199 cité par N. Nevejans, art. préc., p.147. V. aussi : J.-M. Trigeaud, « La personne humaine, sujet de droit », in La personne humaine, sujet de droit, IVèmes journées Poitiers 1993, PUF, 1994, p. 5.

[121] « Persona », wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Persona.

[122] J.-L. Aubert, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, Armand Colin, 7ème éd., 1998, p. 189.

[123] Le doyen Gény estimait que « les concepts de sujet de droit, de droit subjectif, de personne morale, ne se rencontrent pas directement dans la nature des choses […] ; ces notions sont l’œuvre propre de l’esprit, constituent donc, en quelque mesure, un artifice humain, et doivent, par suite, être cantonnées au domaine de la technique » (F. Gény, Science et technique en droit privé positif : nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, Sirey, 1913, tome III, XX . 221. URL : https://archive.org/details/scienceettechniq01geny/page/n8).

[124] A. Bertrand-Mirkovic, La notion de personne. Étude visant à clarifier le statut juridique de l’enfant à naître, Thèse, PU d’Aix-Marseille, 2003 (Open Edition Books, 2015), n°517-518. URL : https://books.openedition.org/puam/1130?lang=fr.

[125] N. Nevejans, « Le robot qui voulait… », art. préc., p.163.

[126] R. A. Freitas Jr., “The legal rights of Robots”, Student Lawyer, 13 janv. 1985 54-56. URL:http://www.rfreitas.com/Astro/LegalRightsOfRobots.htm ; L. B. Solum, « Legal Personhood for Artificial Intelligence», North Carolina Law review, 70, 1992, 1231-1287. URL : https://scholarship.law.unc.edu/nclr/vol70/iss4/4. Voir aussi P.-J. Delage, « Les androïdes rêveront-ils de personnalité juridique ? » in P.-J. Delage, Science-fiction et science juridique, IRJS Éditions, coll. « Les voies du droit », 2013, pp. 165-184

[127] A. Bensoussan, « La personne robot », D. 2017. 2044.

[128]   A. Bensoussan, « Le droit naturel, fondement juridique de la personne-robot ? », Droit des technologies avancées (blog), 10 juillet 2018. URL : http://blog.lefigaro.fr/bensoussan/2018/07/le-droit-naturel-fondement-juridique-de-la-personne-robot.html.

[129] A. Bensoussan, « La personne robot », préc.

[130] Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique (2015/2103(INL)).

[131] Ibid.

[132] G. Loiseau, « La personnalité juridique des robots : une monstruosité juridique », art. préc.

[133] J.-R. Binet, « Personnalité juridique des robots : une voie à ne pas suivre », Droit de la famille n° 6, Juin 2017, repère 6.

[134] G. Loiseau, « La personnalité juridique des robots… », art. préc.

[135] M.-A. Frison-Roche, « La disparition de la distinction de jure entre la personne et les choses : gain fabuleux, gain catastrophique », D. 2017. 2386..

[136] Georges Ripert estimait que si les sociétés ont pris « une forme humaine, c’est seulement pour se prévaloir de l’égalité. En réalité, ces personnes morales ne sont pas des personnes, car elles n’ont ni corps susceptible de souffrance, ni âme éprise d’idéal. Ce sont des robots. Elles ont été créées sur le modèle des hommes. Il ne faut pas se laisser prendre à l’illusion de cette forme humaine » (G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, LGDJ, 2ème éd., 1951, n°37, p.90 déniché par N. Nevejans, « Le robot qui voulait… », op. cit., p.153).

[137] F. Terré, D. Fenouillet, Droit civil, les personnes, la famille, les incapacités, Précis Dalloz, 6ème éd., 1996, p. 7

[138] J.-L. Aubert, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, Armand Colin, 7ème éd., 1998, p. 188.

[139] J-R. Binet, « Personnalité juridique des robots… », art. préc.

[140] G. Loiseau, « La personnalité juridique des robots… », art. préc.

[141] N. Nevejans, « Le robot qui voulait… », art. préc., p.163.

[142] Ibid.

[143] « Reportage au BorDoll de Dortmund, première maison close de poupées sexuelles », Usbek & Rica, 14 avril 2019. URL : https://usbeketrica.com/article/premiere-maison-close-poupees-sexuelles. Selon cet article, « L’avenir de la poupée ce n’est pas le robot, c’est le fantôme holographique ou le spectre mémoriel », comme dans BladeRunner 2049.

[144] E. Geffray, « Quelle protection des données personnelles dans l’univers de la robotique ? », Dalloz IP/IT 2016. 295

[145] J. Trichter, Love in the Age of Mechanical Reproduction, Thomas Dunne Books éd., 2015, 320 p.

[146] G. Marchant, « Les humains devraient avoir le droit d’épouser des robots », Slate, 2 septembre 2015. URL : http://www.slate.fr/story/106143/humains-droit-epouser-robots ; « Un Chinois s’est marié avec son robot humanoïde », Paris Match, 4 avril 2017. URL : https://www.parismatch.com/Actu/Insolite/Un-Chinois-s-est-marie-avec-son-robot-humanoide-1225544.

[147] Ainsi dans Blade Runner les Nexus 6 sont interdits de séjour sur Terre suite à leur révolte dans une colonie martienne et peuvent donc être « retirés » par un Blade runner s’ils sont identifiés formellement sur Terre.

Le contrôle de conventionnalité in concreto de la loi : nouvelles applications, nouvelles interrogations (CE, 17 avr. 2019, n°420468 et 420469)

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Plus de trois années après la consécration remarquée du contrôle de conventionnalité in concreto de la loi par le Conseil d’État, à l’occasion de l’arrêt Gonzalez Gomez du 31 mai 2016, la haute juridiction peine à en révéler les potentialités. Alors que les premières applications avaient suscité une vive perplexité du fait de l’inclination du Conseil d’État à neutraliser l’exercice du contrôle, les dernières auxquelles il a procédé viennent conforter le scepticisme tout en soulevant de nouvelles interrogations. Par deux arrêts du 17 avril 2019 portant sur des affaires similaires et rendus une fois de plus dans le domaine de la bioéthique, il effectue des choix qui semblent encore limiter la portée de ce contrôle spécifique de proportionnalité, au stade cette fois de sa réalisation.

Par Cédric Roulhac, Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’ISJPS (UMR 8103)

 

Plus de trois années après la consécration du contrôle de conventionnalité in concreto de la loi par le Conseil d’État, à l’occasion de son fameux arrêt d’assemblée Gonzalez Gomez du 31 mai 2016 1, le temps des projections et conjectures cède plus que jamais place à celui de l’évaluation. Les premières applications de ce mécanisme par les juges administratifs avaient déjà été scrutées, les ambiguïtés méticuleusement relevées 2. Il y a tout lieu à présent de porter attention aux arrêts rendus par le Conseil d’État le 17 avril 2019 3afin d’apprécier les modalités d’exercice de cette technique spécifique de contrôle de proportionnalité, et, in fine, la réalité de la reconfiguration de l’office du juge administratif.

À l’origine de questions juridiques en tous points identiques, les faits mettent une nouvelle fois à l’honneur les enjeux bioéthiques, domaine de prédilection et d’expérimentation du contrôle de conventionnalité in concreto. Précisément, deux couples souffrant d’une infertilité pathologique médicalement diagnostiquée avaient demandé une autorisation d’exportation de gamètes congelés vers l’étranger, l’un vers l’Espagne, l’autre vers la Belgique, en vue d’y bénéficier d’une assistance médicale à la procréation (AMP). Ils se sont vus refuser cette autorisation par l’Agence de la biomédecine au motif que les hommes des deux couples concernés, le premier âgé de 61 et 63 ans à la date des prélèvements de ses gamètes (double dépôt), le second de 67 ans, ne pouvaient être regardés comme étant encore « en âge de procréer » au sens de l’article L.2141-2 du code de la santé publique. Les décisions en cause ont été annulées par le tribunal administratif de Montreuil, avant que la Cour administrative d’appel de Versailles ne donne pour sa part raison à l’Agence en soulignant, à partir de diverses études, les risques d’une procréation réalisée à partir de gamètes déposés au-delà de 59 ans. Restait au Conseil d’État à assumer son rôle de juge de cassation et à dissiper les incertitudes nées de ces divergences de vues.

Le Conseil d’État vient dans le silence de la loi fixer un âge limite de procréation assistée pour un homme à 59 ans révolus, en principe, à l’appui des mêmes études relatives aux risques d’anomalies à la naissance et de maladies génétiques pour l’enfant né d’une AMP pratiquée au-delà de cet âge. Après avoir évoqué les affaires comme l’article L.821-2 du code de justice administrative l’autorise à le faire dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il exerce sur cette base un contrôle de conventionnalité in concreto. Pour les deux cas, la haute juridiction tranche que le refus d’exportation de gamètes ne peut être regardé, eu égard aux finalités d’intérêt général poursuivies par le législateur et en l’absence de circonstances particulières propres au cas d’espèce, comme constituant une ingérence excessive dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la CESDH.

Le contrôle de conventionnalité in concreto de la loi, que la Cour de cassation a décidé de mettre en œuvre depuis le retentissant arrêt du 4 décembre 2013 rendu par la première chambre civile 4, avant que le Conseil d’État ne s’engage sur la même voie avec le tout aussi célèbre arrêt Gonzalez Gomez, a suscité de vifs débats autour des problématiques sensibles de la subjectivité du juge, de la sécurité juridique et des rapports entre le juge et le Parlement. S’agissant en particulier de la jurisprudence administrative, l’on sait pourtant que les balbutiements du Conseil d’État ont débouché sur des appréciations en demi-teinte en doctrine. Les regards se sont multipliés soulignant les angles morts du contrôle de conventionnalité in concreto, et, de façon générale, un « cantonnement » de celui-ci 5à travers une tendance à en réduire le champ d’application. Dans l’affaire Sté Endered, le Conseil d’État a neutralisé ce contrôle en mettant l’accent sur l’objet de la règle en jeu. Il a jugé qu’une sanction fiscale qui a établi un taux forfaitaire unique pour l’amende correspondante, faisant obstacle à toute modulation par l’administration fiscale et par le juge administratif, dès lors qu’elle a été déclarée compatible avec la CESDH, ne peut faire l’objet d’un contrôle in concreto sur la proportionnalité de l’amende prononcée au regard des droits et intérêts en cause 6. Puis peu de temps après, dans l’affaire Molénat, la haute juridiction a de nouveau écarté l’exercice du contrôle, en suscitant la perplexité générale des observateurs 7. Après avoir relevé que la règle de l’anonymat du donneur de gamètes se fonde sur le risque « d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps », il a considéré que, « au regard de cette (…) finalité, qui traduit la conception française du respect du corps humain, aucune circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur ne saurait conduire à regarder la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes (…), comme portant une atteinte excessive aux droits et libertés protégés » par la CESDH 8. À la suite de ces décisions, c’est l’utilité même du contrôle de conventionnalité in concreto qui se trouve mise en doute dans la jurisprudence du Conseil d’État. 

Davantage que la solution en elle-même, c’est le cheminement emprunté par le Conseil d’État ainsi que la motivation exposée qui interrogent à la découverte des deux décisions commentées. La lecture qu’il délivre de la législation en fixant l’âge plafond de procréation assistée pour un homme (1) transforme la règle en cause en lui conférant une nouvelle rigidité (2), d’une façon qui alimente par suite les doutes sur l’apport pratique de cette technique juridictionnelle (3). Si la haute juridiction ne neutralise pas radicalement le contrôle de conventionnalité in concreto de la loi, les choix effectués interpellent en ce qu’ils conduisent selon toute vraisemblance à limiter la portée de ce contrôle au stade de sa réalisation.

 

I. La détermination prétorienne de l’âge limite de procréation assistée pour un homme

 

Une interprétation de la volonté du législateur. La règle au fondement des litiges, à savoir l’article L.2141-2 du code de la santé publique, pose les conditions de base au bénéfice d’une assistance médicale à la procréation en exposant : « L’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué. / L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer (souligné par nous) et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination (…) ». L’orientation privilégiée lors de l’élaboration de ce texte avait ainsi consisté à introduire dans la législation un standard juridique, sans fixer un âge de procréation assistée ni pour les femmes ni pour les hommes. C’est ce vide que la jurisprudence vient pourtant de combler en ce qui concerne la situation des hommes, en se fondant sur ces dispositions telles qu’« éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal dont elles sont issues ».

Une première question : l’existence d’un âge limite de procréation pour les hommes. La contribution herméneutique du Conseil d’État à la définition du cadre juridique de l’accès à une AMP tient, en premier lieu, à la précision que la condition d’âge de procréer s’applique non seulement aux femmes, mais aussi aux hommes, contrairement à ce qui était soutenu dans le recours formé par le conseil des requérants. Faute d’une limite physiologique à la procréation pour l’homme, le Conseil d’État vient ainsi affirmer l’existence d’une limitation juridique. Le plafond d’âge se voit plus exactement établi dans une double dimension, à la fois biologique et sociale. Précisant les modalités selon lesquelles il convient d’apprécier cette condition, il ajoute que « pour déterminer l’âge de procréer d’un homme, (…) il y a lieu de se fonder, s’agissant de sa dimension strictement biologique, sur l’âge de l’intéressé à la date du recueil des gamètes et, s’agissant de sa dimension sociale, sur l’âge de celui-ci à la date du projet d’assistance médicale à la procréation ». Sur cette base, il a déduit que l’application par la Cour administrative d’appel de la limite d’âge de procréer sur le plan biologique, en tenant compte de l’âge auquel les requérants ont sollicité l’autorisation de transfert de leurs gamètes et non de celui qu’ils avaient à la date à laquelle il a été procédé à leur recueil, a entaché ses arrêts d’une erreur de droit. L’essentiel est toutefois ailleurs, à savoir dans la démarche même de précision prétorienne de l’âge limite de procréation assistée pour un homme, plan sur lequel la Cour administrative d’appel se voit confortée.

Une deuxième question : la fixation de l’âge limite biologique à 59 ans. La portée du travail interprétatif réside, en second lieu, dans la fixation d’une limite objective de procréation pour l’homme. L’inconfort qui semblait être celui de la Cour administrative d’appel eu égard à ses approximations terminologiques dans la justification d’un âge précis (« environ », « généralement », etc.) 9ne se retrouve pas chez le Conseil d’État qui établit dès lors la limite à 59 ans révolus, en principe, dans un raisonnement développé en deux temps. D’abord, il s’appuie sur l’avis rendu, le 8 juin 2017, par le conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine, fondé lui-même sur plusieurs études médicales, avis et recommandations formulés par des acteurs du secteur de l’assistance médicale à la procréation, pour affirmer l’existence d’une corrélation entre l’âge du donneur lors du prélèvement du gamète et le niveau des risques de développement embryonnaire, ainsi que des risques sur la grossesse et la santé du futur enfant. Autrement dit, il apparaît que le taux d’anomalies à la naissance et le risque de maladies génétiques augmentent avec l’âge du père. En évitant d’aborder la question délicate de l’âge social, il en conclut ensuite que « l’Agence de la biomédecine a pu légalement fixer (…) à 59 ans révolus, en principe, l’âge de procréer ».

Un souci de renforcer la sécurité juridique ? Les finalités poursuivies par le Conseil d’État se présentent d’emblée comme incertaines, d’autant plus que l’opportunité de préciser la loi prête à discussion. Était-il nécessaire de définir ainsi un âge plafond alors que le législateur a souhaité, à l’évidence, éviter une telle limite ? N’est-il pas audacieux d’en appeler à une hypothétique volonté du législateur pour altérer fondamentalement la logique qu’il avait clairement privilégiée ? La direction empruntée étonne également en ce que la tendance en matière d’AMP semble résider actuellement dans une évolution vers un plus grand libéralisme, ou autrement dit dans une plus large prise en compte des aspirations individuelles 10. Certes, les juges ne manquaient pas de ressources argumentatives, entre les travaux préparatoires de 1994 et les rapports récemment produits par le Conseil d’État pour la révision de la loi de bioéthique 11. S’il n’existe aucune unanimité scientifique autour d’un âge limite de procréation médicale sans danger, la littérature scientifique produite sur le sujet révèle une nette convergence autour de l’âge de 59 ans. L’hypothèse peut dès lors être émise que le Conseil d’État a notamment souhaité prévenir certains inconvénients de l’absence d’une limite d’âge déterminée pour les couples eux-mêmes en termes d’égalité de traitement s’il s’avérait que les établissements en cause développaient des pratiques divergentes, tout comme du point de vue de la sécurité juridique en renforçant la prévisibilité des décisions de l’Agence de la biomédecine (V. en particulier le rapport remis l’an dernier au Premier ministre pour la révision de la loi de bioéthique, où le Conseil d’État manifestait sa sensibilité à l’égard des risques d’une trop grande indétermination sur ce point précis).

 

II. Une règle rigidifiée : l’interversion du principe et de l’exception

 

Uniformité de la loi c/ particularisme des faits. Loin d’être insignifiante, la lecture constructive qu’opère le Conseil d’État de la législation vient remodeler en profondeur le cadre juridique de l’accès à une AMP. En effet, l’orientation retenue par le législateur lorsqu’il s’est contenté d’introduire au sein de la loi du 29 juillet 1994 l’exigence pour l’homme et la femme formant le couple d’être « en âge de procréer » a consisté à énoncer à dessein une notion dont le contenu est, par définition, particulièrement indéterminé. La technique en question est éprouvée, et il est acquis en l’occurrence que l’intérêt du standard que constitue l’« âge de procréer » réside dans la large marge d’appréciation laissée aux médecins dans la prise en compte des particularités de chaque cas. Comme le rappelle un rapport du Conseil d’orientation de l’Agence biomédicale produit en juin 2017 sur ce sujet, « c’est le propre de la médecine que d’avoir à interpréter et négocier la complexité multifactorielle et de prendre des décisions négociées » 12. Or, préciser comme le Conseil d’État l’a fait la condition législative en question a pour effet, ni plus ni moins, de convertir l’ancien principe en nouvelle exception : la haute juridiction a fixé un âge plafond au-delà duquel un homme ne peut plus en principe prétendre au bénéfice pour son couple d’une AMP, tout en réservant une marge d’appréciation pour tenir compte des « circonstances particulières » et qui vise à permettre, exceptionnellement, d’autoriser le transfert de gamètes passé cet âge.

Incidence sur le contrôle de proportionnalité. La variation que traduit le placement au premier plan de l’âge de l’homme du couple, soit un élément qui intervenait jusqu’alors comme une donnée parmi d’autres dans l’évaluation à laquelle se livrent l’autorité administrative puis les juges en cas de prolongement contentieux, est inéluctablement génératrice d’incertitudes. Bien que l’on ne puisse reconstituer une supposée volonté du Conseil d’État, il est concevable que la règle transformée donne lieu à un contrôle de proportionnalité lui-même rigidifié : les précisions apportées, en aboutissant à une minoration de l’influence des autres facteurs que celui de l’âge de l’homme du couple, auraient pour conséquence de tempérer la portée du contrôle de conventionnalité in concreto de la loi, ce que laisse penser l’examen effectué. L’entreprise du Conseil d’État ne serait en ce cas pas dépourvue d’intérêt, puisqu’elle contribuerait à fermer dans une certaine mesure l’examen de proportionnalité en en modifiant les paramètres.

 

III. L’exercice d’un contrôle minimaliste de proportionnalité : quelle balance des intérêts ?

 

Enjeux d’une balance des intérêts. La balance des intérêts, par laquelle le contrôle de conventionnalité in concreto de la loi est voué à se concrétiser, ne se présente pas comme un objet inconnu pour le juriste français, habitué à observer ce type d’examen à l’œuvre dans les arrêts de la CEDH 13. Il n’est dès lors pas ignoré qu’il constitue un instrument de protection des droits et libertés fondamentaux, comme le Vice-président du Conseil d’État en fonction lors de l’arrêt Gonzalez Gomez l’a rappelé à l’occasion de diverses conférences 14. À l’échelle du contentieux administratif, cette protection se décline d’une façon particulière puisqu’elle résulte de l’adjonction au contrôle abstrait de conventionnalité, consistant à éprouver la loi en elle-même, d’un contrôle de la conventionnalité de la loi telle qu’appliquée dans les circonstances de l’espèce. Il n’en est pas moins acquis que, comme tel est le cas devant les autres prétoires, les niveaux de précision et de protection vont de pair : la balance des intérêts est d’autant plus performante et utile qu’elle est étendue. Mais il est aussi admis qu’un examen si approfondi expose les juges à une mise en cause de leur légitimité, en ce qu’il peut conduire surtout à écarter une loi par une décision reposant sur un équilibre fragile. C’est là tout l’intérêt d’une motivation fournie : elle permet à la fois de bien saisir le contrôle qu’exercent les juges et donc d’éloigner le spectre de la subjectivité de même que celui d’une justice impressionniste et aléatoire, tout en favorisant la sécurité juridique puisqu’elle autorise une certaine prévisibilité des solutions judiciaires. C’est pourquoi, comme l’exposait la chronique des responsables du centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’État sous l’arrêt de principe Gonzalez Gomez publiée à l’AJDA, « si le juge se livre à un tel exercice, il doit largement expliciter son raisonnement, qui ne découle plus de la loi ou de la confrontation de normes abstraites. Il doit indiquer l’objectif poursuivi par chaque norme, la portée des droits et intérêts en cause ainsi que la mesure des atteintes ; il doit s’interroger de façon approfondie sur les conséquences de sa décision, documenter son expertise, faire état des données statistiques et scientifiques pertinentes pour éclairer son choix, décrire méticuleusement chaque pesée et justifier sa conclusion » 15.

Une motivation elliptique. Sous cet angle, les arrêts commentés ne laissent pas d’étonner. Car la haute juridiction, tirant les conséquences de son travail herméneutique déjà relaté, procède à un examen d’une amplitude apparemment restreinte. Pour être plus précis, le caractère elliptique de la motivation produite suggère la réalisation d’un contrôle de proportionnalité lui-même minimaliste. Dans l’exercice de son office, le Conseil d’État confère en effet une place prépondérante à l’élément factuel que représente l’âge des deux donneurs à la date des prélèvements de gamètes, au détriment visiblement de tout autre élément dont il serait possible de tenir compte. Après avoir d’abord rappelé « qu’il est constant » que les donneurs étaient d’un âge supérieur au plafond d’âge (s’agissant du premier couple, l’homme était en effet âgé de 61 et 63 ans lors de ses prélèvements, tandis que le second donneur était lui âgé de 67 ans à l’occasion de son unique dépôt), il a jugé que, « eu égard aux finalités d’intérêt général que [les dispositions législatives] poursuivent et en l’absence de circonstances particulières propres au cas d’espèce », aucune ingérence excessive dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale ne pouvait être relevée. Au regard de la variété des législations des États parties à la CESDH, reflet d’une absence de consensus social autour de cette question de bioéthique, il est reconnu que la Cour européenne réserve aux autorités nationales une large marge d’appréciation et qu’une telle position ne laisse pas présager un risque de condamnation 16. Cependant, le contrôle de proportionnalité effectué n’en est pas moins troublant au regard d’autres enjeux : largement implicite, il expose une balance des intérêts finalement inintelligible dans ses subtilités. Mis en œuvre dans ces conditions, qui ne permettent nullement de saisir les pesées effectuées ni par conséquent la portée respective des intérêts en cause, l’examen qu’exerce le juge administratif n’est pas sans l’exposer à des critiques. Apprécier les incidences d’une telle motivation conduit en particulier à relever deux paradoxes.

Un premier paradoxe : la réalisation d’un contrôle peu concrétisé. Dès lors que l’utilité du contrôle de conventionnalité in concreto de la loi dépend de la gamme des faits précisément pris en considération pour décider d’écarter ou non son application dans un cas d’espèce, le laconisme de la motivation pour les deux arrêts a de quoi interpeller. Si l’âge des deux donneurs est au coeur de l’examen, quid, en effet, des autres éléments propres à la situation personnelle des intéressés ? Quid notamment des certificats médicaux et attestations produits par les requérants ? Certes, la Cour administrative d’appel n’y faisait pas mention non plus. Mais remarquons que cette dernière, si elle est parvenue in fine à la même solution que le Conseil d’État, produisait une tout autre motivation puisqu’elle prenait soin de se référer dans les deux cas au caractère récent du projet parental, et, pour l’une des espèces, à la faiblesse du lien unissant le requérant à l’État vers lequel le transfert de gamètes devait être effectué. L’on en vient à s’interroger, in fine, quant à l’identité des facteurs qui seraient susceptibles d’être pris en compte par les juges au titre des « circonstances particulières » à même de justifier, malgré le dépassement de la limite d’âge, une autorisation d’exportation des gamètes. Dans les deux arrêts, les finalités d’intérêt général paraissent peser dans la balance d’un poids tel que le contrôle de proportionnalité en perd dans une large mesure son intérêt, ce qui conforte forcément l’idée que la détermination de l’âge limite de procréation assistée pour un homme est à même d’impacter le contrôle. À l’aune de ce constat, ceux qui craignaient l’avènement d’un « juge du fait » seront rassurés, ceux qui doutaient en revanche de l’utilité de ce nouveau test de conventionnalité ne le seront guère. 

Un second paradoxe : un faible renforcement de la sécurité juridique. Si l’on peut supposer qu’un souci de sécurité juridique est à l’origine du choix du Conseil d’État de préciser la législation en matière d’accès à l’AMP, comme exposé précédemment, il est douteux que le contrôle réalisé permette un réel progrès à ce niveau. Le contraste qui transparaît entre la rigueur du cadre juridique tel que revisité par la haute juridiction, d’une part, et la motivation succincte qu’elle livre, d’autre part, s’avère d’autant plus regrettable que le Conseil d’État se prononçait au fond et perd une belle occasion de prendre ses responsabilités en indiquant la marche à suivre, à la fois, aux professionnels de santé qui seront amenés à faire application de la règle qu’il a redéfinie, et, aussi, aux juges du fond qui ont vocation à en contrôler la mise en œuvre.

Le temps de la prudence, jusqu’à quand ? À la faveur de ces deux arrêts rendus par la voie de l’évocation, le Conseil d’État contribue à aiguiller le contrôle de conventionnalité in concreto de la loi dans la jurisprudence administrative. Au-delà de la solution, il convient d’y revenir en définitive, c’est dès lors la méthode qui importe et interroge en l’occurrence. En effet, si le rejet des recours ne peut sans doute être regardé en lui-même comme un indice éclairant de l’efficacité du contrôle de proportionnalité, l’examen que les arrêts donnent à voir peut en revanche être interprété, sans aller jusqu’à y voir un trompe-l’œil, comme une nouvelle manifestation d’une prudence persistante du Conseil d’État dans sa mise en œuvre 17. En évitant toute généralisation 18, l’on est bien forcés de relever à la découverte des décisions rendues au fil du parcours contentieux des deux couples requérants que le tribunal administratif 19et la Cour administrative d’appel sont apparus davantage disposés à jouer le jeu du contrôle de conventionnalité in concreto, en tirant les conséquences de la reconfiguration de l’office du juge administratif. Peut-être la prudence du Conseil d’État se révélera-t-elle provisoire, et la « rupture culturelle » 20se réalisera-t-elle à terme. La jurisprudence Gonzalez Gomez est au demeurant récente et il est délicat de prendre la mesure de ces deux arrêts pour faire naître des certitudes. À ce stade, une chose semble néanmoins certaine : à l’heure où la Cour de cassation poursuit sa « révolution tranquille » 21en mettant en pratique le contrôle de conventionnalité in concreto de la loi avec une régularité et une dextérité qui retiennent l’attention 22, le Conseil d’État peine encore à en révéler les potentialités.

 

Notes:

  1. CE Ass., n°396848, Rec. p. 208
  2. V. not. X. Dupré de Boulois, « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’Etat ? (CE, 28 déc. 2017, Molénat) », RDLF 2018 chron. n°04 (www.revuedlf.com) ; H. Fulchiron, « Cadrer le contrôle de proportionnalité : des règles “hors contrôle” ? », Recueil Dalloz 2018, p. 467 ; M. Guyomar, « Contrôle in concreto : beaucoup de bruit pour rien de nouveau », Mélanges en l’honneur du Professeur Frédéric Sudre. Les droits de l’homme à la croisée des droits, Lexisnexis, 2018, p. 323. Relevant également ce point, J. Houssier, M. Saulier, « L’âge de procréer des hommes – Cour administrative d’appel de Versailles 5 mars 2018 », AJ fam. 2018. 234
  3. CE, nos 420468 et 420469, Rec.
  4. Cass. civ. 1, 4 décembre 2013, n°12-26066, Bull. I n°234
  5. H. Fulchiron, « Cadrer le contrôle de proportionnalité : des règles “hors contrôle” ? », Recueil Dalloz 2018 p. 467
  6. CE, 4 déc. 2017, n°379685, Rec. p. 344
  7. X. Dupré de Boulois, « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’État ? », RDLF 2018 chron. n°04
  8. CE, 28 déc. 2017, n° 396571, Rec.
  9. La Cour administrative d’appel se faisait d’ailleurs l’écho de cette littérature dans le corps de ses arrêts (CAA de Versailles, 5 mars 2018, nos 17VE00824 et 17VE00826) : « Considérant qu’il ressort des pièces du dossier, notamment de différentes études médicales menées par des chercheurs de l’Inserm en 2011 et le collège national des gynécologues et obstétriciens de France en 2010 que, si un homme peut parfois être père à un âge très avancé, une telle paternité accroit le risque de mutations génétiques à l’origine de troubles mentaux pour l’enfant, tels que la schizophrénie ou l’autisme ; que la commission nationale de médecine et biologie de la reproduction a préconisé en juillet 2004, pour des raisons associant l’efficacité des techniques d’assistance médicale à la procréation et l’intérêt de l’enfant, de ne pas accéder à une telle demande lorsque l’âge de l’homme est supérieur à 59 ans révolus ; que la fédération française des centres d’étude et de conservation des oeufs et du sperme humains (CECOS) examine régulièrement, depuis 1973 et à la lumière des données les plus récentes issues des travaux scientifiques disponibles, la question de l’âge des donneurs de spermatozoïdes, actuellement fixé à 45 ans au maximum, afin de tenir compte des chances de succès d’une assistance médicale à la procréation, des risques de fausses couches spontanées, du risque malformatif et de la survenue de mutations génétiques liées à un âge avancé de l’homme ; qu’en fonction des connaissances scientifiques ainsi disponibles, un homme peut être regardé comme étant ” en âge de procréer “, au sens de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique, jusqu’à un âge d’environ 59 ans, au-delà duquel les capacités procréatives de l’homme sont généralement altérées »
  10. par ex., dérogation à la condition que le couple soit « vivant » quand deux époux possèdent la nationalité de pays admettant la pratique de l’insémination post mortem et lorsque le mari a exprimé ce désir avant son décès – Liberté, libertés chéries, « Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable », 7 mai 2019
  11. V. not. Conseil d’État, « Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ? », La documentation française, Sept. 2018
  12. « L’âge de procréer », 14 juin 2017
  13. Pour une étude qui tempère cependant utilement cette idée, voir M. Afroukh, « Le contrôle de conventionnalité in concreto est-il vraiment “dicté” par la Convention européenne des droits de l’homme ? », RDLF 2019, chron. n° 04
  14. J.-M. Sauvé, « Le Conseil d’État et la protection des droits fondamentaux », 27 octobre 2016 ; « Le principe de proportionnalité, protecteur des libertés », 17 mars 2017
  15. L. Dutheillet de Lamothe, G. Odinet, « Contrôle de conventionnalité : in concreto veritas ? », AJDA 2016 p. 1398
  16. V. not. CEDH, gr. ch., 27 août 2015, Parrillo c. Italie, req. n° 10410/10
  17. Cf. également CE, 16 oct. 2019, n° 420230
  18. Pour une contribution mettant en évidence les divergences d’approche entre certains tribunaux administratifs, J. Prévost-Gella, « Contrôle abstrait et contrôle concret : les juges confrontés à l’application de la jurisprudence Gonzalez-Gomez », RFDA 2017 p. 855
  19. La position du tribunal administratif de Montreuil se signalait en effet par une certaine ouverture, apparaissant comme la plus favorable à la réalisation d’une balance des intérêts à la fois étendue et ouverte. Il tirait en effet les conséquences du silence de la loi lorsqu’il déduisait, de ce qu’« aucune disposition légale ou règlementaire ne fixe un âge au-delà duquel un homme n’est plus apte à procréer », qu’« il appartient à l’autorité administrative, lorsqu’elle examine une demande d’exportation de gamètes, de prendre en considération l’ensemble des éléments propres à la situation personnelle du bénéficiaire potentiel de l’autorisation, sans limiter son appréciation à son année de naissance » (TA Montreuil, 14 févr. 2017, nos 1606724 et 1606644
  20. J. Bonnet, « La politique de rupture de la Cour de cassation », JCP G n° 37, 9 Sept. 2019, doctr. 903
  21. Ph. Jestaz, J.-P. Marguénaud, Ch. Jamin, « Révolution tranquille à la Cour de cassation » D. 2014. 2061
  22. V. not. J.-P. Marguénaud, « L’exercice par la Cour de cassation d’un contrôle concret de conventionnalité », RDLF 2018 chron. n°25 ; J. Bonnet, « La politique de rupture de la Cour de cassation », JCP G n° 37, 9 Sept. 2019, doctr. 903

Le modèle belge de neutralité de l’État

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Par Marc UYTTENDAELE, Professeur ordinaire à l’Université Libre de Bruxelles, Président du Centre de Droit public de l’Université Libre de Bruxelles et Avocat au barreau de Bruxelles

1. 1830

La Belgique est terre de compromis et de surréalisme.

La Constitution belge de 1831 est déjà un texte de compromis

La question religieuse est déjà à l’époque au cœur du débat.

La Belgique doit sa naissance à divers facteurs dont l’un d’eux est l’exaspération des catholiques face au protestantisme hollandais. S’entendant avec les libéraux, ils obtiennent des garanties qui sont consacrées dans la Constitution. Il s’agit, tout d’abord, de l’affirmation de la liberté des cultes, consacrée aujourd’hui à l’article 19 de la Constitution. Il s’agit, ensuite, de la prise en charge par l’État des traitements et des pensions des ministres du culte consacrée par ce qui est aujourd’hui l’article 181 de la Constitution.

Une telle mesure paraît, de prime abord, incongrue.

Pourquoi l’autorité publique devait-elle intervenir financièrement à l’égard d’une activité par essence privée, intime, relevant de la conscience de chacun ?

A l’époque, cependant, une telle règle n’avait rien d’original. Elle était dans la droite ligne de solutions retenues ailleurs, et plus particulièrement aux Pays-Bas et, en France, dans le concordat de 1801.

Elle pouvait même, paradoxalement, apparaître comme une manière de contrôler, de juguler le pouvoir des églises. On en trouve d’ailleurs encore une trace dans l’article 268 du Code pénal selon lequel « seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six [euros] à cinq cents [euros], les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront directement attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».

C’est également un décret révolutionnaire, toujours d’application aujourd’hui, qui interdit aux ministres du culte de traiter, en chaire, d’autres questions que celles liées au culte et qui leur interdit de mettre en cause d’autres cultes. L’article 53 de la loi du 8 avril 1802 relative à l’organisation des cultes prévoit que les curés « ne feront au prône aucune publication étrangère à l’exercice du culte ». Son article 53 prévoit qu’ ils ne « se permettront, dans leurs instructions, aucune inculpation directe ou indirecte, soit contre les personnes, soit contre les autres cultes autorisés par l’État ».

L’article 181 de la Constitution consacre donc le principe de la prise en charge des traitements et des pensions des ministres du culte par l’autorité publique. L’infrastructure ecclésiastique, par le biais des fabriques d’églises, bénéficie d’un financement public. A partir de ce socle protecteur, et une fois cette garantie obtenue, peut s’épanouir une revendication fondée sur la liberté. Ainsi, c’est sans immixtion de l’autorité publique, que l’église peut intervenir dans les domaines scolaires et caritatifs.

Else WITTE décrit la manière, dont au début de l’histoire politique du pays, les catholiques organisent une mainmise sur l’enseignement : « L’Église est particulièrement agressive dans le domaine de l’enseignement. La liberté de l’enseignement n’a-t-elle pas été l’un de ces principaux chevaux de bataille ? A présent, elle fait efficacement usage de la liberté reçue et déploie une quantité d’initiatives. Les ordres religieux se centrent essentiellement sur les activités liées à l’enseignement. Beaucoup de communes catholiques cèdent en outre leurs écoles au clergé. Les enseignants et les instituteurs engagés par Guillaume sont licenciés, ce qui entraine la disparition de personnel compétent. Des écoles normales catholiques voient le jour. Même dans l’enseignement public, le clergé parvient à jouer un rôle central. Les majorités catholiques des villes se retournent vers le clergé pour rétablir l’hégémonie catholique dans l’enseignement moyen » (E. WITTE, La Construction de la Belgique – 1828 – 1847, Histoire, Le Cri, p. p. 167-168).

Que déduire de ce premier arrêt sur image ?

En 1831, le principe de la séparation de l’église et de l’État n’est pas un concept inconnu. Cependant, d’emblée, la Belgique n’y a pas égard. Les catholiques sont à la fois majoritaires dans la population, mais également dans les organes politiques décisionnels. Ils profitent de l’unionisme – soit de l’alliance avec les libéraux – pour faire triompher leurs revendications.

On n’insistera jamais assez sur le fait que non seulement la naissance de l’État belge ne se réalise pas sous l’égide d’une séparation entre l’église et l’État, mais qu’elle révèle également une confusion entre le politique et le spirituel. Le parti catholique va dès l’origine marquer de son empreinte le droit positif national, lequel est donc imprégné par l’influence d’une religion.

Il s’agit d’une constante dans la vie politique belge.

Pendant une histoire institutionnelle de 188 ans, le parti catholique, tantôt seul, tantôt en coalition, tantôt unitaire, tantôt dédoublé sur le plan linguistique, a participé au gouvernement pendant environ 146 ans. Une telle présence au pouvoir a influencé considérablement l’état du droit, et cela d’autant plus que, par le mécanisme des coalitions et de la solidarité gouvernementale, il a pu, minoritaire, empêcher longtemps des réformes qui auraient pu se revendiquer d’une majorité au sein du Parlement et au sein de la population.

2. Le Pacte scolaire – 1958 -1988

La Belgique a connu plusieurs guerres scolaires au 19ème au 20ème siècles. Dans les rares moment où les catholiques étaient dans l’opposition, et plus particulièrement en 1879 et en 1955, les libéraux, d’abord, les libéraux et les socialistes, ensuite, ont adopté des législations visant à renforcer l’enseignement public au détriment de l’enseignement privé, provoquant des réactions vigoureuses, voire violentes du mouvement catholique.

En 1879, à l’initiative du ministre de l’instruction publique, VAN HUMBEECK, est adoptée une loi qualifiée par les catholiques de « loi du malheur ». Celle-ci impose aux municipalités de créer des écoles neutres et laïques. Il leur est interdit d’adopter et partant de financer des écoles libres et l’enseignement de la religion pendant les heures de classe est supprimé. L’enseignement normal devient, en outre, un monopole d’État. Tous les enseignants doivent être diplômés d’une école normale officielle.

La réaction des évêques d’une extrême violence. Ainsi, dans une lettre pastorale, ils s’expriment ainsi : « Nous sommes donc confiants dans le fait que les ennemis de l’église, en voyant les conséquences funestes que la neutralisation, ou au mieux la déchristianisation des écoles primaires entraîneraient avec elle, feront taire leur ambition partisane pour faire triompher la raison et le patriotisme. Même s’il y a parmi eux des hommes qui sont impies au point de faire passer leur haine de la foi avant les intérêts suprêmes de leur foyer et de leur patrie, ils ne peuvent accepter eux qui recherchent le maintien de l’ordre et le bien commun, d’être tenus responsables aux yeux de l’histoire d’avoir préparé la ruine et le déclin de la patrie ; nous ne pouvons pas croire qu’ils vont en toute conscience prendre part à la ruine morale de millions d’âmes, auxquelles Dieu, le jour où elles seront jugées, demandera de terribles comptes » (Cité in G. DENECKERE, Les turbulences de la belle époque 1878-1905, Le Cri, 2010, p. 32).

Aussitôt, revenus au pouvoir, les catholiques abrogent cette loi.

En 1955, libéraux et socialistes adoptent une loi favorable à l’enseignement public. Le financement des écoles privées est réduit et l’État se voit reconnaître le droit de créer des écoles à tous les niveaux, là où le besoin en est constaté.

A nouveau, les évêques réagissent avec vigueur. Des organismes de défense de l’enseignement catholique sont créés et les liens entre ces associations et le parti catholique sont renforcés. On constate, à nouveau, cette profonde interpénétration entre le clergé et les structures politiques. Des manifestations sont organisées, notamment, avec un immense succès, le 26 mars 1955 à Bruxelles.

Les élections qui s’ensuivent, en 1958, consacrent la défaite de la coalition au pouvoir

Il est mis fin à cette nouvelle guerre scolaire par la signature entre les trois partis traditionnels encore unitaires d’un pacte qui sera coulé dans une loi du 29 mai 1959. C’est, en quelque sorte, un réveil tardif de l’unionisme.

Les principes essentiels de ce pacte scolaire seront consacrés dans l’article 24 de la Constitution en 1988, à l’occasion de la communautarisation de l’enseignement.

Cette disposition consacre notamment les principes suivants

  • L’enseignement est libre; toute mesure préventive est interdite; la répression des délits n’est réglée que par la loi ou le décret. La communauté assure le libre choix des parents. La communauté organise un enseignement qui est neutre. La neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves. Les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu’à la fin de l’obligation scolaire, le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle.
  • Chacun a droit à l’enseignement dans le respect des libertés et droits fondamentaux. L’accès à l’enseignement est gratuit jusqu’à la fin de l’obligation scolaire.
Tous les élèves soumis à l’obligation scolaire ont droit, à charge de la communauté, à une éducation morale ou religieuse.
  • Tous les élèves ou étudiants, parents, membres du personnel et établissements d’enseignement sont égaux devant la loi ou le décret. La loi et le décret prennent en compte les différences objectives, notamment les caractéristiques propres à chaque pouvoir organisateur, qui justifient un traitement approprié.

Il ne s’agit donc plus, comme en 1831, d’autoriser à qui le veut d’organiser un enseignement, mais bien de faire peser sur l’autorité publique le soin de permettre à chacun non seulement de dispenser l’enseignement de son choix, mais aussi de recevoir l’enseignement de son choix. Si nul ne conteste le droit pour l’autorité publique de fixer certaines conditions – rationnelles – au subventionnement d’une école, chacune d’entre elles qui respecte ces conditions a droit à un subventionnement public.

De surcroît, le concept de neutralité est inscrit au cœur de la Constitution, avec un certain nombre de corollaires, à savoir, en particulier, l’obligation faite aux écoles publiques de respecter les convictions idéologiques, philosophiques et religieuses des élèves et des parents et l’obligation de dispenser des cours de toutes les religions reconnues et de la morale non confessionnelle.

En créant une égalité, sans doute non absolue, entre l’enseignement public et l’enseignement privé, Le Pacte scolaire, et à sa suite, l’article 24 de la Constitution, défavorise, en réalité, l’enseignement public. Les conséquences en sont encore fortes aujourd’hui. L’enseignement libre dispose toujours non seulement des moyens mis à sa disposition par l’autorité publique, mais également de sources de revenus qui lui sont propres. L’enseignement public, de surcroît, se voit toujours imposer de dispenser des cours de religion ou de morale non confessionnelle.

Voilà un deuxième arrêt sur image qui consacre une nouvelle défaite pour des tenants de la séparation de l’Église et de l’État.

3. 1993 – L ‘erreur fatale

Le troisième arrêt sur image est d’une toute autre nature.

Les coups n’ont pas été administrés par les adversaires du modèle laïque.

Les fossoyeurs de la séparation de l’église et de l’État n’appartiennent pas à une mouvance confessionnelle, mais sont issus du monde de la libre pensée.

Il existe, en effet, en Belgique une forme de « laïcité organisée », soit des associations qui assurent la promotion de la libre pensée, du libre examen, de la pensée positiviste. Ces associations se sont efforcées d’offrir aux non-croyants des rites de passage au moment de la naissance, de la puberté, du mariage ou du décès.

Ces associations acceptaient mal que des aumôniers ou des représentants des cultes reconnus puissent exercer leur ministère dans des prisons, des hôpitaux, des maisons de repos avec un financement public alors que celui-ci ne profitait pas aux conseillers laïques qui exerçaient les mêmes missions.

Trop heureux, en réservant ainsi des miettes à la laïcité officielle, les catholiques se sont empressés d’appuyer cette revendication et de permettre la consécration constitutionnelle d’un nouveau courant philosophique. Depuis 1993, en effet, « Les traitements et pensions des délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle sont à la charge de l’État » (Art. 181, § 2 de la Constitution).

Ceci consacre irrémédiablement une rupture entre la laïcité à la française et la laïcité à la belge qui n’est rien d’autre qu’un autre culte, assimilable aux religions reconnues. Le même concept, selon que l’on franchisse la frontière, reçoit des définitions contrastées, sinon contradictoires. En France, la laïcité est l’affirmation de la séparation des Églises et de l’État alors qu’en Belgique, il s’agit d’un courant philosophique constitutionnellement reconnu, une forme de religion de trop, dont l’existence même consacre l‘enracinement d’une cléricalisation de la société (Voy. M. UYTTENDAELE, « Une religion de trop », Le Soir, 10 septembre 1994 (https://www.lesoir.be/archive/recup/%252Fune-religion-de-trop_t-19940910-Z08HH4.html).

4. Aujourd’hui entre le marasme et l’espoir

Les cultes reconnus

Le système belge tel que je viens de le décrire est obsolète.

Il est dépassé tout à la fois par l’évolution du droit et du modèle démocratique et par l’évolution sociologique de la population.

A l’heure actuelle, il existe sept cultes reconnus en Belgique : le culte catholique, le culte protestant, le culte israélite, le culte musulman, le culte anglican, le culte orthodoxe et le « culte » laïque.

Le système est à ce point boiteux qu’il n’existe même pas une loi qui organise reconnaissance des cultes en tant que telle. Celle-ci se déduit de la législation relative au temporel des cultes. C’est incidemment en modifiant la législation relative aux fabriques d’églises et aux autres lieux de culte que le législateur a reconnu implicitement l’existence de certains cultes (Voy. la loi du 4 mars 1870 sur le temporel des cultes, M.B., 9 mars 1870).

Ceci est encore compliqué par le processus de fédéralisation de l’État. En effet, le temporel du culte relève désormais de la compétence des entités fédérées alors que la reconnaissance des cultes demeure de la compétence de l’autorité fédérale.

Ensuite, tout le système a été pensé en fonction culte catholique, dominant et hiérarchisé de telle manière que la législation fait référence à des notions telles « le chef de culte », et plus récemment « organe représentatif du culte » (Loi du 29 mai 1959 modifiant certaines dispositions de la législation de l’enseignement dit loi sur le Pacte scolaire (art. 9)).

Or une telle structuration se concilie mal avec des cultes, tel le culte musulman, qui ne se fondent pas sur une structure verticale. Il en résulte que l’autorité publique a été amenée à susciter la création d’un organe artificiel, l’exécutif des Musulmans de Belgique (Voy. arrêté royal du 24 juin 1998 modifiant l’arrêté royal du 3 juillet 1996 relatif à l’Exécutif des Musulmans de Belgique). Le but était de se trouver un interlocuteur unique pour permettre la mise en œuvre de la législation applicable en la matière. Un tel organe, cependant, est loin de traduire la diversité des courants qui caractérisent la religion musulmane.

Enfin, et plus fondamentalement, ce système heurte frontalement le principe d’égalité et paradoxalement la liberté de religion qu’il entend décliner.

En effet, sans base légale, des critères ont été énoncés dans la pratique administrative pour faire le départ entre cultes reconnus et non-reconnus. Ils sont au nombre de cinq : « un nombre minimum d’adhérents, un certain degré de structuration, une présence sur le territoire depuis une assez longue période, un intérêt social et aucune activité contraire à l’ordre public » (Question n°130 de M. Stijn Bex du 8 janvier 2004, Q.R., Ch. Repr., sess. Ord. 2003-2004 ; Y. THIELS et I. WOUTERS, Le régime des cultes en Belgique et au Portugal : de l’approche sécuritaire à l’approche égalitaire, R.B.D.C., 2008, n°4, p.373). Ces critères ne résisteraient évidemment pas à un contrôle de constitutionnalité ou un contrôle par rapport aux principes figurant dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

Comme justifier, en effet, que les adeptes d’un culte minoritaire, arithmétiquement moins important, présents plus récemment sur le territoire national ou insuffisamment structurés échappent ainsi aux faveurs que l’État consent aux cultes les plus puissants ? Ne sont-ce par nature les groupes les plus fragiles, les plus minoritaires, les plus vulnérables que le principe d’égalité entend protéger ?

Pire encore est l’intérêt social d’un culte, il existe un risque pour l’État de glisser vers une appréciation de la validité ou de la valeur d’un culte alors même que les principes de liberté des cultes, de non-ingérence de l’État et de pluralisme s’opposent à ce que l’État s’autorise pareille ingérence. Ce constat est d’autant plus vrai que le critère d’intérêt social serait en réalité « un terme général que le législateur doit préciser de façon particulière pour chaque culte intéressé  (Question n°631 de M. Alfons Borginon du 4 juillet 1997, Doc. Parl. Ch – voy. aussi F. RIGAUX, Le pluralisme confessionnel , R.B.D.C., 1995/1, p. 49.).

Nombreux sont les cultes, tels les Bouddhistes, qui cherchent en vain, depuis longtemps, à obtenir leur reconnaissance. Cette impuissance frappe également des courants particuliers ou minoritaires de cultes plus larges. Ainsi, par exemple, les Alevis qui sont à peine représentés au sein de l’Exécutif des Musulmans de Belgique et qui pratiquent un islam original et particulier ont également en vain envisagé leur reconnaissance ((L’alévisme se fonde sur une vision très différente de la religion musulmane traditionnelle. Deux sièges sont réservés aux alévis au sein de l’Exécutif des Musulmans de Belgique, dévolus à l’association des Erenler. Cependant, la Fédération des Unions d’Alévis de Belgique ne s’estime pas représentée au sein de cet Exécutif. En 2013, dans une lettre adressée au ministre de la Justice, cette fédération indique que ses lieux de cultes ne sont pas des mosquées mais des cemevi, que les imams ne dirigent pas leurs prières, mais que cette mission est assumée par des dede et les professeurs de religion islamique n’enseignent pas l’alévisme, mais l’islam sunnite. La Fédération des Unions d’Alévis de Belgique a renoncé à introduire une demande de reconnaissance comme culte et a opté pour une demande de reconnaissance en tant qu’organisation philosophique non confessionnelle. Cette demande est en cours d’examen (voy. Y. JEBBARI, Unicité ou multiplicité des organes représentatifs des cultes ? Les suites de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et du Conseil d’État concernant le protestantisme, l’islam et l’orthodoxie, TFE, ULB, 2018).)).

Bref, c’est l’arbitraire entre religions et au sein même de celles-ci ainsi que la loi du plus fort qui règnent en maître, anachronisme d’un système hérité d’un rapport de force figé il y a 180 ans.

L’on peut comprendre évidemment que les autorités publiques freinent des quatre fers à l’idée de respecter le principe d’égalité tant les conséquences pratiques et budgétaires en seraient multiples et préoccupantes. Il conviendrait pour l’État fédéral de prendre charge le traitement des ministres du culte d’un nombre considérable de religions et de courants philosophiques.

Il conviendrait pour les Régions de prendre en charge le financement des lieux de tous ces cultes.

Mais les difficultés et coûts ne s’arrêteraient pas là.

Il faudrait, tout au long de l’obligation scolaire, dans toutes les écoles publiques du pays, organiser des cours – au moins une heure par semaine chaque année – portant sur ces différents cultes et courants philosophiques (Voy. art. 8 de la loi du 29 mai 1959 modifiant certaines dispositions de la législation de l’enseignement art. 5 du décret de la Communauté́ française du 31 mars 1994 définissant la neutralité́ de l’enseignement de la Communauté́ et art 6 du décret de la Communauté française organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné et portant diverses mesures en matière d’enseignement).

Pire encore, dans ce pays où la messe est toujours diffusée le dimanche sur la chaîne de télévision publique, celle-ci devrait concéder à chaque culte un espace de diffusion radiophonique et télévisuel à chacun de ces cultes et courants (Voy. art. 7 du décret de la Communauté́ française du 14 juillet 1997 portant statut de la Radio-Télévision belge de la Communauté́ française (R.T.B.F.)).

Enfin, comment refuser aujourd’hui aux ministres du culte islamique ce qui a été accordé aux autres cultes, en ce compris aux tenants de la morale non confessionnelle ?

Il y a là, de surcroît, un réel danger démocratique.

En effet, si l’on peut raisonnablement supposer que le culte musulman, dans la majeure partie des expressions et de ses activités, ne met en rien péril les fondements démocratiques de l’État, il existe aussi assurément, dans cette mouvance, des foyers intégristes qui peuvent impunément mettre en cause les valeurs démocratiques fondamentales de l’État, et notamment l’égalité entre les femmes et les hommes.

Dans la logique du système belge, ces mises en causes des valeurs communes et fondamentales pourraient être le fait de ministres du culte dont le traitement et la pension seraient pris en charge par l’État. Le risque de telles dérives et d’autant plus réel que, notamment en raison de la barrière de la langue, le contrôle public est malaisé sur ce qui s’exprime dans des lieux de culte.

 

L’enseignement

Le fait religieux a investi l’espace scolaire, et ce à double titre.

Tout d’abord, le Pacte scolaire consacre l’obligation pour les pouvoirs publics de subsidier toute école qui remplit les conditions de subventionnement. Il en résulte un investissement massif dans l’enseignement dit « libre », soit l’enseignement organisé par des pouvoirs organisateurs se reconnaissant du culte catholique.

Toutefois, les mêmes principes conduisent, à contrecœur pour certains, l’autorité publique à subventionner aujourd’hui des écoles islamiques. Le phénomène est encore embryonnaire. Il risque de devenir massif dans les prochaines années et comme pour ce qui concerne les ministres de culte, il n’est pas certain que l’on pourra dans des établissements financés par les deniers publics et où le projet pédagogique se fonde sur une religion, garantir un contrôle performant et efficace des valeurs démocratiques, et notamment de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Ensuite, l’article 24 de la Constitution, dans la ligne du Pacte scolaire impose à l’école publique de dispenser des cours de toutes les religions reconnues ou d’un cours de morale non-confessionnelle. Sans doute les lignes ont-elles récemment bougé.

En effet, la Cour constitutionnelle, à la suite de la reconnaissance du mouvement laïque comme courant philosophique reconnu, a considéré que le cours de morale non-confessionnelle devait être attaché à ce courant philosophique et que les élèves ne pouvaient être contraints, à titre résiduel, à le suivre quand ils n’avaient pas fait le choix d’une religion reconnue (CC n°34/2015 du 12 mars 2015).

Il en est résulté, dans la partie francophone du pays, la création d’un cours de philosophie et de citoyenneté obligatoire pour tous une heure par semaine et résiduel une seconde heure pour ceux qui ne se reconnaissent ni dans une religion officielle, ni dans la laïcité officielle (Décret de la Communauté française du 22 décembre 2015 relatif à l’organisation d’un cours et d’une éducation à la philosophie et à la citoyenneté).

On remarquera, cependant, que le lobby catholique, encore extrêmement puissant dans le monde de l’éducation, est parvenu à faire échapper l’école privée subsidiée par l’autorité publique à l’obligation de dispenser ce cours de philosophie et de citoyenneté. Il en ira de même pour les écoles d’autres confessions, et donc notamment les écoles islamiques.

Tout ceci démontre que, en raison du fait religieux, l’école publique souffre. Elle souffre de devoir enseigner des cours de religion. Elle souffre aussi de cette inégalité foncière qui veut qu’elle ne bénéfice que d’un subventionnement public alors que l’école privée bénéficie, quant à elle d’un subventionnement public mais aussi d’un subventionnement privé.

En Belgique, donc, nous sommes loin de l’école publique et laïque telle que Jules Ferry l’a inaugurée en France.

 

La neutralité

L’exposé qui précède démontre que la Belgique se trouve à l’exact inverse la laïcité, telle qu’est définie en France. Selon Henri PENA-RUIZ, « la laïcité implique le principe de séparation des Églises et de l’Etat, condition et garantie de son impartialité, de sa neutralité confessionnelle et de son affectation au seul bien commun à tous qui intègre justement les trois valeurs (….) : liberté, égalité, universalité de la loi commune ». Il ajoute que la laïcité « émancipe l’ensemble des institutions publiques et tout d’abord l’État, des Églises, tout en libérant celles-ci de toute ingérence publique » (Dictionnaire amoureux de la laïcité, Plon, 2014, p. 535).

Or, en Belgique comme partout en Europe, le mélange salutaire des populations et des cultures crée des angoisses profondes dans la population ou dans une partie d’entre-elle. Les débats sur l’abatage rituel, sur les repas adaptés dans les écoles publiques, sur l’accès différencié dans les piscines et sur le port des signes convictionnels au sein des services publics et évidemment dans les espaces scolaires sont vifs.

Force est de constater que les clivages s’approfondissent de plus en plus. Au 21ème siècle, les revendications religieuses sont beaucoup plus agressives qu’au siècle précédent. Le système électoral belge a favorisé la présence significative d’élus belges d’origine étrangère, notamment dans les grandes villes et en particulier à Bruxelles. Une partie significative de ces élus a contribué à favoriser le vivre ensemble. En matière éthique la Belgique a été en pointe en autorisant le mariage et puis l’adoption pour les couples homosexuels, en légalisant l’euthanasie, même pour les mineurs et en permettant la procréation médicalement assistée, et cela dans une grande sérénité nationale. Cependant, une frange de ces élus relaie désormais activement les revendications communautaristes de leur électorat.

C’est assurément sur la problématique du port des signes convictionnels et partant du foulard islamique que se nouent les débats les plus vifs. Les différents législateurs sont atones et ce sont les opérateurs publics de terrain – livrés à leur propre sort – qui sont amenés à réglementer la matière. La jurisprudence est aujourd’hui disparate, prudente et contradictoire dans ce domaine.

De nombreux juges de première instance ont défendu une conception inclusive de la neutralité, soit une liberté pour tout un chacun – fonctionnaire ou usager – de manifester sa religion (Voy par exemple I. RORIVE «Être ou avoir l’air : une scénographie baroque des principes de neutralité et de non-discrimination – commentaire de l’ordonnance du tribunal du Travail francophone de Bruxelles  siégeant comme en référés du 16 novembre 2015 », A.P.T., 2016/4, p. 495 et suiv) – Ordonnance du Président du Tribunal de Première Instance de Liège du 4 octobre 2016).

La Cour constitutionnelle, quant à elle, a défendu une option inverse estimant que, dans l’enseignement public flamand, il était possible au nom d’une conception régénérée de la neutralité d’interdire aux élèves le port de tout signe convictionnel. Elle s’est gardée cependant d’examiner si cette mesure méconnaissait la liberté de religion consacrée dans la Constitution et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CC n°40/2011 du 15 mars 2011).

Le Conseil d’État a rendu, quant à lui, des décisions contrastées sur ces questions affirmant la liberté des élèves d‘arborer des signes convictionnels (CE n°228.748, n°228.751 et n°228.752 du 14 octobre 2014, Singh, Singh et autres), mais l’interdisant aux enseignants de l’école publique, et ce au nom du principe de neutralité. Il s’est ainsi exprimé : « La Constitution belge n’a pas érigé l’État belge en un État laïque. Les notions de laïcité, conception philosophique parmi d’autres, et de neutralité sont distinctes (…). Dans un État de droit démocratique l’autorité se doit d’être neutre, parce qu’elle est l’autorité de tous les citoyens et pour tous les citoyens et qu’elle doit, en principe, les traiter de manière égale sans discrimination basée sur leur religion, leur conviction ou leur préférence pour une communauté ou un parti. Pour ce motif, on peut dès lors attendre des agents des pouvoirs publics que, dans l’exercice de leurs fonctions, ils observent strictement, à l’égard des citoyens, les principes de neutralité et d’égalité des usagers » (CC n°210.000 du 21 décembre 2010, XXXX).

La Belgique est donc un État neutre, mais cette neutralité ne résout rien. Et cela simplement, parce qu’elle reçoit des acceptions différentes, sinon opposées ou contradictoires, selon que l’on se revendique d’une neutralité exclusive ou inclusive.

De nombreux responsables politiques ont pris la mesure de ce clivage et ont estimé nécessaire d’affirmer, dans la Constitution, un système de valeurs qui précisément ait pour effet de juguler toute forme de communautarisme, voire de combattre les tendances lourdes à une neutralité dite inclusive (Doc. Parl Ch., doc 54, s.o. 2017-2018, Rapport introductif d’initiative parlementaire, Le caractère de l’État et les valeurs fondamentales de la société).

Le Centre interfédéral pour l’égalité des chances, organisme public, indique que

« Le concept même de neutralité fait l’objet d’interprétations divergentes :

  • Selon l’une d’elle, la neutralité doit être exclusive, ce qui implique :
    •  L’interdiction de tout signe pour tous les agents (état fédéral, entités fédérées, provinces, communes, entreprises publiques)
    • Que le service rendu ET l’apparence de l’agent doivent être neutres : l’autorité de l’agent est liée à sa présentation au public
    • La garantie d’une cohérence interne entre les agents.

 

  • Une autre interprétation du concept de neutralité l’envisage comme inclusive, ce qui implique:
    • L’absence de restrictions au port de signes religieux par les agents publics : tous les signes religieux sont permis
    • Que SEUL le service rendu (acte) qui doit être neutre et non l’apparence (vêtements) du fonctionnaire
    • Une nécessaire banalisation de la diversité des convictions religieuses et philosophiques dans la fonction publique pour aboutir à la neutralité

 

– Entre les deux se trouvent de multiples conceptions «mixtes » : réserver l’apparence de neutralité aux agents qui sont en contact avec le public (« première ligne »), ou encore aux agents qui exercent une autorité sur les usagers, etc.

Qui doit trancher ? Pas le Centre, qui n’a pas vocation d’arbitre ni celle de se substituer au législateur. Ni d’ailleurs une autre institution ou une quelconque organisation de manière isolée. Cette question doit, d’une part, faire l’objet du plus large débat démocratique. D’autre part, une des exigences à rencontrer est certainement d’assurer une certaine cohérence entre les différents services publics au sein d’une même entité de pouvoir, voire même entre les différentes entités (fédérale et fédérées) entre elles » (http://unia.be/fr/articles/signes-religieux-au-spf-justice).

Lucides, les responsables politiques ont appris de l’histoire de leurs pays que la remise en cause d’une situation passée compromet la bonne fin des réformes. Ils savent qu’en Belgique, le droit doit avoir la saveur de la lasagne, soit créer l’addition des couches de droit, plutôt que de remplacer l’une par l’autre. Ils savent que le courant catholique, affaibli assurément, aura l’énergie de sauvegarder le régime que j’ai décrit ici. Ils proposent donc d’inverser la proposition Lampedusa : « Ne rien changer pour tout changer ». Et comme le papillon aimanté par la lumière, ils en sont venus à vouloir consacrer dans un préambule de la Constitution, voire dans la Constitution elle-même, le principe de laïcité de l’État.

L’une des propositions constitutionnelles vise à inclure dans la Constitution un nouvel article 7bis ainsi rédigé : « La Belgique est un État de droit démocratique laïque, qui garantit la séparation des Églises et de l’État, qui assure la primauté du droit positif sur toute prescription religieuse ou philosophique et qui consacre en normes fondamentales les droits de l’homme, les libertés fondamentales et l’égalité des femmes et des hommes  (Voy. Doc Parl Ch. doc 54, s.o. 2017-2018, 3269/001 proposition déposée par L. Onkelinx et consorts – voy. également Doc. Parl Ch, doc 54, s.o. 2015-2016, 1582/001 déposée par O. Maingain et V. Caprasse et Doc. Parl. Ch. doc 54, s.o. 2015-2016 déposée par D. DUCARME et consorts)..

La proposition est étrange car elle générerait dans la Constitution une double contradiction.

Elle affirmerait, premièrement, une séparation des Églises et de l’État qui est démentie par ailleurs par des dispositions constitutionnelles qui impliquent un financement des cultes par l’État et un shopping public entre religions reconnues et non-reconnues.

Elle affirmerait, deuxièmement, une laïcité de principe à la belge – une laïcité politique – qui entre en contradiction avec l’appropriation du concept, certes abusive mais constitutionnellement consacrée, par un courant d’opinion déterminé, constitué de libre-penseurs, positivistes et le plus souvent anticléricaux.

Certes, dans cette terre de surréalisme qu’est la Belgique, ce ne serait pas la première fois que la Constitution abriterait en son sein des dispositions contradictoires. C’est le produit inévitable d’une terre politique de compromis. Ce ne serait pas la première qu’un concept de droit recevrait des définitions multiples, différentes, sinon contradictoires. C’est à la fois la vicissitude et le charme de mon pays.

Sans doute vaudrait-il mieux substituer au concept de laïcité un autre terme à inventer qui colle mieux à la réalité juridique et historique de la Belgique.

On a compris déjà que la neutralité ne pouvait être celui-là tant il ne permet pas précisément, dans l’état actuel du droit positif, d’affirmer la nécessité laïque de reléguer le religieux à la stricte sphère privée.

Alors, si l’on ne trouve pas un nouveau terme, il faudra bien revendiquer cette « laïcité politique à la belge » qui se fonde sur toute une histoire que nul n’ose mettre en cause et sur un avenir où, enfin, l’on entend

faire refluer le religieux dans la sphère privée et où l’on s’imprègnera enfin de la pensée forte d’Aristide Briand : « Si vous voulez que la raison libre ait un abri, construisez-le-lui, mais n’essayez pas de la faire coucher dans le lit de l’Église. Il n’a pas été fait pour elle » (http://laicite-libertes-cultes.perso.sfr.fr/crbst_16.html.).

Hot Assemblée

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Par le Pr Duthout de Montcru

 

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Le Palais-Royal fut jusqu’au XIXe siècle un haut lieu de la prostitution parisienne 1. Par un déterminisme fatal, le conseil d’Etat affronte depuis lors maints litiges sentant le stupre et la fornication : contentieux des arrêtés anti-prostitution ou anti-sex-shops, des publications licencieuses, de la fiscalité des films inconvenants et de leur classification (définie par des experts héroïques après d’éreintantes séances de visionnage dans les sofas de la commission compétente) ou du harcèlement sexuel au sein de la fonction publique, illustrent et renouvellent en permanence le vieux thème de la moralité administrative.

Tout cela est connu des amateurs et n’appelle donc pas de développements particuliers, beaucoup ayant été écrit sur un sujet qui turlupine les auteurs (V., pour des ouvrages à spectre large, mais allant au fond des choses, M. Touzeil-Divina, dir. : Droit[s] au[x] sexe[s] : L’Epitoge, 2017. – F. Caballero : Droit du sexe : LGDJ, 2010. – Et, naturellement, J.-P. Branlard : Le sexe et l’état des personnes. Aspects historique, sociologique et juridique : LGDJ, 1993). Quant à une relecture freudienne des Grands arrêts de la jurisprudence administrative, volume dont les dessous n’émoustilleront qu’un public d’étudiants en bois vert (sensible aux promesses trompeuses d’arrêts surfaits : Lamotte, Casanova, etc.), ce serait un projet ambitieux, dépassant le cadre modeste du présent billet.

On voudrait simplement témoigner notre admiration sincère aux chroniqueurs du conseil d’Etat qui sévissent ces temps-ci dans les colonnes habituellement austères de L’Actualité juridique – Droit administratif, en mobilisant des références plus coutumières chez « Les Grosses Têtes » de RTL. Calembours et contrepets sans grâce ni finesse, que refuserait l’Album de la Comtesse (voire l’Almanach Vermot), se succèdent au long de commentaires d’arrêt graissant les doigts, qui seront bientôt distribués sous emballage plastique : « À l’école du vice » [l’ENA rencontrant l’X ? Les Mines de Paris ?), « Béziers tant que ça dure » (délicieux. Quelle fulgurance !), « Le choix dans la date » (inventivité, légèreté : l’esprit français) 2 ; et l’on a dû en manquer, pour cause d’éblouissement. Osons humblement quelques suggestions de la même veine à cet impayable duo – les Laurel et Hardy du contentieux administratif – afin d’assurer leurs arrières, si l’inspiration venait d’aventure à tarir : du soft (Ce coup-ci, c’est Lebon !) au plus hard (Inflation normative et goût des codes ; Le QI de la conseillère ; Section [très] spéciale).

Cette sexualisation inédite du discours (la doctrine organique n’ayant jamais autant mérité l’adjectif) pose évidemment question(s). Elle donne d’abord une idée édifiante de la psyché de certaines jeunes pousses du conseil d’Etat en ce premier quart du XXIe siècle, membres pleins d’une sève bouillonnante qui caressent l’espoir de se dresser au pupitre où (hélas) on ment parfois debout face à des avocates déçues. Un autre problème est de savoir à quoi jouent au juste les bad boys du centre de recherches et de diffusion juridiques (lequel, du train ou plutôt de l’arrière-train où ils déraillent, devrait être promptement rebaptisé « centre de docu[l]mentation »).

La revendication ostensible d’une folle liberté de ton permet d’afficher une image rajeunie de l’institution (cool, en mode lacets défaits et braguette ouverte), quitte à ce que les rebelles du 1er arrondissement s’oublient un peu, comme on risque d’ailleurs de les oublier. Mais lâcher des saillies – en plomb massif – de (grand) corps de garde n’est pas seulement une affaire de potaches pratiquant l’humour régressif ; il s’agit aussi, à l’occasion, de mettre en scène une diversion bouffonne visant à mieux faire passer de (petites) vilenies. Une récente chronique sous l’arrêt Association des Américains accidentels (CE, 19 juillet 2019, n° 424216) l’a parfaitement montré 3. La contrepèterie hors d’âge placardée en devanture infligeait aux yeux affligés du lecteur un leurre à l’élégance de cache-sexe. Derrière se déroulait un spectacle encore moins affriolant : celui de l’assemblée du contentieux du conseil d’Etat s’inclinant devant l’application extraterritoriale du droit des États-Unis 4.

 

 

Notes:

  1. Par ex., C. Plumauzille : Le « marché aux putains » : économies sexuelles et dynamiques spatiales du Palais-Royal dans le Paris révolutionnaire (Genre, sexualité & société n° 10, 2013).
  2. AJDA 2019, pp. 515, 1750 et 1987.
  3. AJDA 2019, pp. 1986 s.
  4. Pour une étude éclairante, V. antérieurement R. Bismuth : L’extraterritorialité du FATCA et le problème des “Américains Accidentels” (JDI 2017, vol. 144, n° 4, pp. 1197-1261).

Les critiques ataviques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme

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Par Yannick Lécuyer, Maître de conférences HDR, Collaborateur de la Fondation René Cassin

Bien qu’il n’ait jamais fait l’unanimité et qu’il ne saurait échapper à un examen critique, le système conventionnel de protection des droits de l’homme essuie actuellement un certain nombre d’attaques aussi violentes que systématiques. C’est presque devenu une mode qui coïncide malheureusement avec la remise en cause des droits de l’homme en Europe et au delà. Extension anarchique de la compétence de la Cour au détriment de la souveraineté des Etats, dévoiement des obligations juridiques, dynamisme jurisprudentiel exacerbé, on retrouve toujours les mêmes arguments à tel point qu’il sont devenus des automatismes souvent très éloignés de la réalité jurisprudentielle. Pourtant, la plupart résiste difficilement à une analyse scientifique consciencieuse. A vrai dire, qu’il s’agisse de la presse, des milieux politiques et même d’une partie de la doctrine, les critiques ataviques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme sont devenus l’étendard des antilumières et des partisans d’idéologies apparentées.

 

A l’évidence, le système conventionnel de sauvegarde des droits de l’homme n’a jamais fait l’unanimité. Les débats et les réticences qui ont émaillés sa ratification tardive en 1974 en attestent[1]. Certains promoteurs objectifs des droits de l’homme ont parfois émis des réserves sérieuses sur leur protection européenne[2]. C’est toutefois sans commune mesure avec le déferlement d’attaques et le dénigrement systématique que la Cour essuie actuellement. Comme l’observe Laurence Burgorgue-Larsen, les critiques idéologiques et techniques se mêlent aujourd’hui afin de distiller un procès d’une violence inouïe en déligitimation de la Cour[3]. L’aversion à son encontre s’est banalisée au point qu’elle est devenue une tendance, presqu’une mode[4].

L’assaut est multilatéral. Il est mené sur la blogosphère, particulièrement celle des milieux identitaires[5]. Il sévit ensuite dans la presse. Sensibles au sensationnalisme des quelques condamnations essuyées par la France, quotidiens et hebdomadaires offrent de nombreuses tribunes bienveillantes aux contempteurs du système européen. On se souviendra ici de l’appel à s’opposer à la Cour européenne des droits de l’homme publié dans les pages du Figaro [6]. Depuis une dizaine d’année, la remise en cause du système européen s’est également installée dans le cénacle politique. De nombreuses personnalités politiques de premier plan suggèrent désormais ouvertement une renégociation voire une dénonciation de la Convention[7]. Plusieurs propositions ont été déposées en ce sens comme la résolution du 18 février 2015 invitant le Gouvernement à renégocier les conditions de saisine et les compétences de la Cour sur les questions touchant notamment à la sécurité nationale et à la lutte contre le terrorisme ou encore la proposition d’amendement au futur projet de révision constitutionnelle afin, notamment, que les dispositions législatives déclarées contraires à un traité par une juridiction européenne soit maintenue en vigueur si, dans les six mois suivant la décision, elle est confirmée par une loi adoptée dans les mêmes termes.

Les critiques ataviques se sont aussi invitées dans les revues juridiques ce qui est beaucoup plus problématique car c’est généralement au détriment de la neutralité axiologique. A vrai dire, c’est même au sein de la communauté des juristes que le mouvement a commencé. Ainsi, dans la douzième édition de son manuel de Droit civil, Gérard Cornu évoquait déjà les « forces majoritaires de l’illusion, de l’utopie, de l’aveuglement et de la présomption (…) un « corps étrangers », un droit venu d’ailleurs qui n’a ni pays ni histoire » qui entraine « la dégénérescence » du droit français[8].

Les mots utilisés sont lourds de sens : « logorrhée » et falsification, « inappétence et fadeur », « schizophrénie » du juge européen qui rend des diktats plutôt que des arrêts[9]. Marchant dans les pas de Victor Haïm, lequel s’interrogeait sur l’opportunité de supprimer la Cour européenne des droits de l’homme, Bernard Edelman évoque un « ennemi à abattre »[10]. La Cour européenne est présentée comme une juridiction à l’usage des terroristes, des criminels, des clandestins, des transsexuels, squatteurs et autres marginaux[11]. A lire certaines proses, elle est mère de tous les maux qui accablent la société française. C’est pourtant oublier que, en 2018, la France a fait l’objet de quinze arrêts dont sept condamnations uniquement. Ramenée à ces statistiques, l’obsession sur Strasbourg semble bien dérisoire.

L’opposition quasi-viscérale à la Cour européenne des droits de l’homme possède néanmoins un bénéfice secondaire. En devenant le fanal des antimodernes de tous bords, elle est désormais un des critères de leur identification. Tout semble fonctionner comme si la jurisprudence de la Cour est devenue le catalyseur des anti-lumières et des mouvements apparentés, réactionnaires, nationalistes, identitaires, traditionnalistes et autres conservateurs[12]… En effet, la Cour cumule à elle seule deux handicaps majeurs. Premièrement, elle protège les droits de l’homme jugés obsolètes. Deuxièmement, elle est européenne c’est-à-dire supranationale. Dans les deux cas, le désamour qui frappe le système conventionnel est révélateur de maux plus profonds, le recul de l’Etat de droit d’une part, celui de l’ouverture et du cosmopolitisme d’autre part.

La dichotomie entre les commentateurs qui seraient intrinsèquement hostiles au mécanisme de protection ou simplement circonspects face au dynamisme discutable du juge européen n’est pas pertinente. Premièrement, ce dynamisme est essentiellement fantasmé. Que ce soit au niveau de la procédure comme sous l’angle matériel, le droit de la Convention est plutôt favorable aux Etats et si la Cour se permet parfois quelques audaces, c’est fréquemment pour décerner in fine aux autorités étatiques un brevet de conventionnalité. Deuxièmement, le discrédit méthodique de la jurisprudence confine souvent à une désapprobation générale des droits et libertés énoncés dans la Convention et ses protocoles. La plupart des auteurs sont donc les héritiers plus ou moins directs des anti-lumières. L’étendue et la dispersion de l’archipel formé par ce courant de pensée permet à chacun d’y trouver sa place[13].

Des précurseurs français – Antoine de Rivarol, Louis de Bonald, Joseph de Maistre… – aux successeurs – tels Charles Péguy, Charles Maurras, Louis-Ferdinand Céline, Emmanuel Levinas, Pierre Drieu La Rochelle… – les racines de cette idéologie sont très anciennes[14]. L’étendard de cette idéologie éclatée est aujourd’hui porté par quelques personnalités médiatisées comme François Xavier Bellamy, Eugénie Bastié, Alexandre Devecchhio, Jacques de Guillebon, Latetita Strauch-Bonart, Mathieu Bock-Coté, Etienne Chouard, Régis Debray… Malgré l’hétérogénéité des doctrines, la cohérence de la catégorie se trouve depuis l’origine dans l’opposition aux droits de l’homme, droits humains et libertés fondamentales et, dans la contestation de l’universalisme[15]. Les anti-lumières récusent l’idée d’une humanité universelle et les régimes articulés sur les principes du libéralisme démocratique au profit d’ordres fondés sur la tradition ou quelques déraisons médiévales. C’est une pensée figée, réductrice, une pensée de réaction qui peine à comprendre le monde et ses évolutions. Etroitement liée, la critique postmoderne ou communautariste insiste « sur le caractère fallacieux de l’universalisme du langage des droits de l’homme, universalisme qui renvoie à une anthropologie qui vaudrait pour tous les hommes, alors que les communautés humaines sont irréductibles les unes aux autres ». L’universalisme prit en tant qu’identité serait « un mensonge, voire même une tentation totalitaire pour une pensée qui insiste sur l’altérité radicale de chaque être et surtout de chaque collectif historiquement et culturellement fondé, en particulier la Nation »[16]. Certains auteurs estiment qu’une démocratie ne doit pas être exclusivement fondée sur la protection des droits individuels et des droits humains[17].

Une des ramifications est d’inspiration religieuse et remet en cause la sacralisation des droits de l’homme qui concurrence mécaniquement le dogme chrétien[18]. Ainsi, pour Jean-Louis Harouel, inventeur du concept d’immigration colonisatrice à propos de l’islam, « les racines chrétiennes de l’Occident doivent être privilégiées par rapport à la religion des droits de l’homme qui règne aujourd’hui, laquelle ne relève pas des « fondamentaux de l’Occident ». Ils sont contraires à la démocratie qui « repose sur l’idée de discrimination »[19]. On retrouve la même logique dans les théories de Marcel Gauchet[20].

Ce sont les arrêts relatifs aux mœurs et à la famille qui heurtent immanquablement cette partie de la doctrine : gestation pour autrui, homosexualité, fin de vie, avortement… Les droits conventionnels sont accusés de dissoudre les liens sociaux, nationaux et surtout familiaux. Le rejet du libéralisme consubstantiel à la Convention possède également une version laïque très puissante. C’est dans cette veine que s’inscrit par exemple les membres de la doctrine qui regrettent l’inspiration libérale de la jurisprudence de la Cour, inspiration « que l’on trouve dans le cadre globalisé du libéralisme à l’anglo-saxonne »[21]. Toutefois, là aussi, l’analyse manque souvent cruellement de rigueur scientifique[22].

La nébuleuse hétérogène des détracteurs de la Cour européenne des droits de l’homme bénéficie d’une audience que ne possèdent pas les conventionnalistes, c’est-à-dire les universitaires qui décryptent les arrêts sans les exagérer, les dénaturer ou les caviarder. Or, si la Cour n’est pas exempte de critiques et ne saurait faire, à l’inverse, l’objet d’une « idolâtrie »[23], les protestations persistantes à son égard sont souvent révélatrices d’une appartenance doctrinale et participent à un mouvement plus large de remise en cause des droits de l’homme et des libertés fondamentales en France et en Europe. Ces protestations se focalisent généralement sur deux axes complémentaires. L’extension anarchique de la compétence de la Cour au détriment de la souveraineté des Etats (I.), le dévoiement des obligations juridiques sous l’effet de méthodes d’interprétation contestables (II.).

 

I. La confiscation de la souveraineté par la Cour européenne des droits de l’homme

Les amoureux de la souveraineté sont rarement tendres avec la Cour européenne des droits de l’homme. Impardonnable, elle est suspectée de vouloir dresser face à la souveraineté des Etats celle de l’humain[24]. Par conséquent, à leurs yeux, cette juridiction internationale se rend coupable d’un double viol : celui de la souveraineté externe, celle de l’Etat (A.) et celui de souveraineté interne, celle du peuple (B.).

 

A.     La perte de souveraineté des Hautes parties contractantes

Objectivisme contre volontarisme, la nostalgie du temps où le droit international était essentiellement fondé sur la volonté des Etats fait cortège à la remise en cause du système conventionnel. Poussée à l’extrême, ce désaveu porte en lui la réintégration des droits et libertés fondamentales dans le domaine réservé de l’Etat et refuse, au nom de la souveraineté externe, qu’un juge international puisse participer à l’indispensable évolution de cette branche du droit. A l’inverse du transnationalisme qui vise à tenir compte de la complexité des relations sociales et des interconnexions par delà les espaces étatiques, le point commun de ces approches est « d’envisager la protection des droits et des libertés de façon figée, c’est-à-dire en pensant le sujet des droits comme membre d’une collectivité nationale bien définie, incarnée par l’Etat »[25].

La protection des droits de l’homme par le juge européen se serait mutée en politique normative concurrentielle voire antagoniste à celle des Etats. Preuve en sont les arrêts qui ont bouleversé les schémas institutionnels des Etats membres. Pour la France, l’accent est mis sur les arrêts qui, au nom du respect du droit à un procès équitable de l’article 6 § 1, ont marqué d’opprobre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation[26]. Les turbulences doctrinales souverainistes ont aussi frappée l’arrêt Matelly c / France du 20 octobre 2014 en ce qu’il contraint la France à octroyer aux membres de ses forces armées, dont la gendarmerie nationale, la liberté de fonder et de s’affilier à des syndicats. L’arrêt reconnait pourtant préalablement le droit de préserver l’ordre et la discipline nécessaires aux forces armées[27]. L’arrêt Zielinski, Pradal, Gonzalez et autres c/ France qui a contraint le Conseil constitutionnel à renforcer les critères de contrôle des validations législatives a été longtemps ressenti comme un mitage de la souveraineté française[28]. Enfin, au cœur des grandes fonctions souveraines de l’Etat, il y a l’épée de Damoclès qui pèse sur la tête du droit fiscal français depuis l’arrêt Grande Stevens et autres contre Italie du 4 mars 2014. En effet, la réserve française à l’article 4 du protocole n°7 qui énonce le principe non bis in idem est très semblable à la réserve italienne neutralisée dans cet arrêt. Dès lors, malgré l’arrêt du 15 novembre 2016, A. et B. c/ Norvège, qui valide le cumul des actions administratives et pénales et la décision du Conseil constitutionnel M. John L. et autres du 18 mars 2015 qui restreint les possibilités de cumul, la conventionnalité du système français reste discutable[29].

La banalisation des assauts contre la Cour européenne des droits de l’homme fait écho aux défiances gouvernementales et étatiques croissantes et la crise de légitimité traversée par la Cour[30]. Les propositions de résistance à l’ordre public européen se multiplient[31]. Outre Manche, David Cameron et Theresa May se sont successivement prononcés en faveur d’une sortie du Royaume-Uni du système conventionnel[32]. Suite à une poignée de condamnations mal digérées – Mustafa (Abu Hamza) c/ Royaume-Uni du 18 janvier 2011 et Othman (Abu Qatada) c/ Royaume-Uni du 17 janvier 2012 en matière de terrorisme, Al-Skeini et autres c/ Royaume-Uni et Al-Jedda c/ Royaume-Uni du 7 juillet 2011 relatifs à des violations des droits de l’homme imputables aux force britanniques en Irak, l’ex Première ministre estime que la Convention européenne des droits de l’homme propage des accusations « vexatoires », lie les mains du parlement et affecte la sécurité du Royaume-Uni[33]. De l’autre côté de l’Oural, les tensions entre la Cour européenne des droits de l’homme et la Fédération de Russie se sont multipliées. Après avoir bloqué pendant plusieurs années la ratification du protocole n°14 et mis l’office du juge européen au bord l’asphyxie, la Douma Russe a voté la loi n°7-KFZ du 4 décembre 2015 qui affirmant la suprématie de la Constitution sur la Convention et dispense les autorités d’exécuter les arrêts rendus par la Cour européenne en cas de conflit[34]. Les exemples d’attaques ne manquent pas : votation suisse du 25 novembre 2018 portée par le parti politique populiste UDC afin de faire primer la Constitution sur la Convention ; proposition française de résolution présentée devant l’Assemblée nationale le 18 février 2015 et invitant le Gouvernement à renégocier les conditions de saisine et les compétences de la Cour européenne des droits de l’homme sur les questions touchant notamment à la sécurité nationale et à la lutte contre le terrorisme[35]

Emanation de la même pensée statique, le groupe Plessis, association créée par quelques hauts fonctionnaires en réaction au mariage pour tous et ainsi nommé en hommage au Cardinal de Richelieu, a fait de la Cour une de ses cibles préférées. Très actif dans la blogosphère, il accuse la Cour d’avoir « vampirisé la souveraineté de la France, dépouillé le parlement de ses prérogatives et contraint notre pays à faire des choix que le peuple réprouverait ». La Cour européenne est la « pierre d’achoppement » pour ceux qui espèrent que la France recouvre la « maîtrise de ses lois et de son destin »[36]. L’idée même qu’un juge étranger au sein d’une instance internationale – sont cités au hasard les juges azerbaidjanais, albanais, moldave, géorgien et turc – puisse exercer une influence sur le droit interne est inacceptable. Par conséquent, il prône la dénonciation de la Convention pour permettre à la France de retrouver sa souveraineté. Au premier regard, les arguments de ce groupe peuvent sembler anecdotiques. Ils procèdent d’une analyse statocentrique grossière venue d’un autre millénaire. Ils possèdent néanmoins une origine académique inquiétante.

Bien avant que Bertrand Mathieu n’appelle à la redéfinition du « périmètre des compétences de la Cour », Philippe Malaurie s’interrogeait déjà : d’où cette juridiction tire-t-elle son pouvoir « si ce n’est d’elle-même ? » [37]. Moins polémique, Guillaume Drago se concentre sur les rapports de systèmes entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme. L’auteur met en garde contre une protection des droits de l’homme exclusivement soumise au respect des standards européens qui déboucherait inévitablement sur une perte d’influence concomitante du contrôle de constitutionnalité d’une part et des droits fondamentaux tels qu’exprimés dans le bloc de constitutionnalité d’autre part : « C’est en perte de souveraineté, juridique et juridictionnelle, qu’il faudrait compter cette soumission. Il faut donc y regarder à deux fois avant de plaider l’alignement du Conseil constitutionnel sur le modèle juridictionnel issu de la CEDH et de la Cour de Strasbourg »[38].

En premier lieu, l’examen repose sur une vision très particulière des rapports de systèmes juridictionnels qui privilégie la conflictualité à la complémentarité. Or, l’articulation entre les contentieux constitutionnel et conventionnel est essentiellement harmonieuse grâce à la une application décentralisée de la Convention d’une part et l’interprétation conforme d’autre part. Premièrement, l’édifice conventionnel repose sur le principe de subsidiarité, principe éminemment protecteur de la souveraineté des hautes parties contractantes que l’on retrouve à tous les étages, au niveau de la recevabilité à travers l’épuisement des voies de recours, le règlement amiable ou la tierce intervention comme au niveau du contrôle avec la marge d’appréciation. Tandis que la subsidiarité a été inscrite en toutes lettres dans le protocole n°15, le protocole n°16, entré en vigueur le 1er août 2018, a institutionnalisé le dialogue des juges en autorisant les plus hautes juridictions des Etats à adresser des demandes d’avis consultatifs à la Cour[39]. En réalité, la garantie des droits repose sur deux niveaux qui se complètent et une répartition des compétences équilibrée entre le niveau national et le niveau européen[40]. Deuxièmement, même si la Cour s’est émancipée de certains des canons et carcans du contentieux international – clause de réciprocité[41], invalidation rétrospective des réserves étatiques[42], mesures d’exécution individuelles ou générales[43] – la tendance est principalement au ménagement de la souveraineté et des susceptibilités étatiques. De fait la Cour est entrée dans un « âge d’or de la subsidiarité » avec une amplification multilatérale et constante de la marge d’appréciation des Etats[44]. Le contrôle tend également à une « procéduralisation » des droits reconnus dans la Convention, c’est-à-dire se concentrer sur la manière dont ils ont été appliqués plutôt que sur leur substance[45]. Enfin, le moyen tiré de la clause de l’article 15, dérogations en cas d’urgence, abondamment utilisée par les Etats ces dernières années, fait l’objet d’une jurisprudence de plus en plus favorable[46].

En second lieu, le droit conventionnel est immédiatement plus opérationnel. C’est la raison pour laquelle, de l’aveu même de Jean-Marc Sauvé, le Conseil d’Etat fait application de la Convention européenne des droits de l’homme dans près d’un quart de ses décisions[47]. Face à cette efficacité du droit de la Convention, la protection interne est longtemps restée et demeure encore, en dépit de la question prioritaire de constitutionnalité, désespérément insuffisante. Fonctionnellement, elle relevait de la loi grâce au jeu de l’article 34 de la Constitution mais s’incarnait essentiellement dans le recours pour excès de pouvoir grâce à aux audaces « créatrices » du juge administratif, les principes généraux du droit. Matériellement, de nombreux droits et libertés fondamentales étaient tout simplement ignorés. Le bloc de constitutionnalité souffre toujours de carences notables comparé à la Convention européenne telle qu’interprétée par son juge naturel. Quid du droit à la vie, de la liberté de manifestation pacifique ? Quid encore du droit à un procès équitable et de l’ensemble de ses corolaires malgré sa « découverte » dans la décision acrobatique n°2010-10 du 2 juillet 2010 laquelle adosse ce droit au principe de séparation des pouvoirs énoncé dans l’article 16 de la Déclaration de 1789…

 

B. Le déni de démocratie

Gouvernement des juges européens, pouvoir arbitraire de la Cour, derrière l’imputation de violation de la souveraineté étatique vient généralement celle de mise à mal de la souveraineté démocratique[48]. Cette problématique de la légitimité démocratique des décisions juridictionnelles est aggravée par la qualité de juridiction internationale de la Cour européenne des droits de l’homme[49].

Dans le même registre, François Chénedé évoque « l’hybris  aristocratique » et les « excès d’une juridiction qui semble convaincue, tels le clergé et la noblesse d’antan, que l’opinion de quelques-uns vaut mieux que celle de tout un peuple »[50]. Entre tous, l’article d’Anne-Marie Le Pourhiet « La Cour européenne des droits de l’homme et la démocratie », offre sans conteste le florilège le plus abouti d’arguments relatifs au caractère antidémocratique de l’office du juge européen et, partant, de ses décisions[51]. Selon elle, la Cour confisque la démocratie et détourne « le sens de ses racines antiques et étymologiques en l’affublant d’adjectifs destinés à faire passer pour démocratique des procédés, au contraire parfaitement aristocratiques » et « ayant pour objet et pour effet de contrarier ou confisquer la volonté majoritaire »[52].

La vision retenue de la démocratie est sans relief, formaliste et arithmétique. Le régime démocratique est ramené au règne « du plus grand nombre » évidemment incompatible avec la conception libérale et moderne de société démocratique en vigueur au Conseil de l’Europe[53]. A Strasbourg, la démocratie n’est pas dépouillée de sa dimension matérielle. Et si le droit à des élections libres reconnu à l’article 3 du protocole n°1 – axe conventionnel central de la démocratie élective – permet d’identifier une majorité politique et de protéger les mandats électoraux, la démocratie passe également par le respect de valeurs essentielles, notamment assurer « un juste traitement aux minorités afin d’éviter tout abus d’une position dominante »[54]. L’opinion est aberrante à l’aune de l’histoire du XXème siècle et de l’entre-deux-guerres. Convoquer Thucydide n’y change rien. Le règne de la majorité dépouillé de toute valeur est susceptible d’accoucher d’un absolutisme démocratique.

Anne-Marie Le Pourhiet souligne ensuite l’ambiguïté de la place et de la définition de la démocratie dans les textes fondateurs du Conseil de l’Europe. Cette place et cette définition ne sont pas davantage détaillées dans les Constitutions nationales, à commencer par celle du 4 octobre 1958. Le mot « démocratie » et l’adjectif « démocratique » ne font l’objet que de quatre occurrences sans aucune définition particulière (préambule, art. 1er, art. 4). A l’instar de toutes les constitutions, la convention regorge de notions vagues et de concept indéterminés[55]. Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a pallié cette carence grâce à de multiples arrêts concernant les droits politiques et les droits de nature politique, c’est-à-dire ceux qui permettent l’animation de la vie politique et démocratique d’un pays. De l’arrêt Handyside c/ Royaume-Uni du 7 décembre 1976 qui éclaire sur les valeurs de la société démocratique – pluralisme, tolérance, esprit d’ouverture – à l’arrêt Parti communiste unifié c/ Turquie du 30 janvier 1998 qui définit le rôle démocratique des partis politiques en passant par l’arrêt Refah Partisi c/ Turquie du 13 février 2003, véritable catalogue des exigences démocratiques, ou Mathieu-Mohin et Clerfayt c/ Belgique du 2 mars 1987 relatif à l’existence d’un droit subjectif de participation aux élections du corps législatif, la Cour a dessiné les contours d’un ordre démocratique européen et établit le lien indispensable entre démocratie et droits de l’homme[56].

En marge du paradoxe qui consiste à taxer d’antidémocratique un système ordonné autour de la démocratie et de ses valeurs, il convient de souligner le fonctionnement démocratique de ce système. Après tout, le Conseil de l’Europe est un regroupement d’Etats souverains, libres et démocratiques ayant démocratiquement signé puis ratifié le Statut de Londres puis la Convention et ses protocoles additionnels. De plus, chose qui n’a probablement pas échappé à la candidate monégasque malheureuse de 2015, les juges à la Cour sont élus par l’Assemblée parlementaire sur une liste fournie par les Etats eux-mêmes (art. 22 de la Convention). Dans ces conditions, le déni de démocratie est plus difficile à déceler que l’incapacité à penser la démocratie au-delà de l’Etat.

Non seulement la Cour a reçu mission d’assurer la sauvegarde et le développement des droits de l’homme au titre du préambule de la Convention mais l’article 32 § 1 lui donne mandat pour faire évoluer cette dernière : « La compétence de la Cour s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses protocoles qui lui seront soumises dans les conditions prévues par les articles 33 (requêtes interétatiques), 34 (requêtes individuelles) et 47 (avis consultatifs) ». Le paragraphe 2 lui octroie même la compétence de trancher les litiges relatifs à sa propre compétence. Ce sont les Hautes parties contractantes qui ont fait d’elle le « ministre du sens de la Convention »[57].

Partant de ce constat, la remise en cause du caractère démocratique de la Cour européenne des droits de l’homme peut se déconstruire en deux temps.

Premièrement, les détracteurs de la Convention confondent les phénoménologies juridique et politique. Le peuple qui contourne une décision juridique trop éloignée du consensus national grâce à une révision constitutionnelle, le « lit de justice » constitutionnel proposé par Anne-Marie Le Pourhiet[58], agit en tant que corps constitué puisque cette possibilité est prévue et encadrée par la Constitution. Son existence juridique découle de la Constitution. Dès lors, il n’échappe pas au respect d’un certain nombre de principes cardinaux dont ceux énoncés dans la Convention. Il est même le récipiendaire privilégié puisque, à côté de la « démocratie véritable » mentionnée dans le préambule du Statut du Conseil de l’Europe et du « régime véritablement démocratique » inscrit dans celui de la Convention, c’est la notion de « société démocratique » qui est au cœur du contentieux européen des droits de l’homme[59]. La démocratisation de la société et la diffusion des valeurs démocratique en son sein permet de verrouiller le caractère démocratique de l’Etat.

Deuxièmement, le contentieux conventionnel des droits de l’homme questionne le pouvoir normatif du juge et valide incidemment la théorie réaliste de l’interprétation, théorie la plus propice à en discerner la mécanique. Néanmoins, elle agrège ce faisant les opposants à cette dernière. Comme l’a démontré Michel Troper, le pouvoir de l’interprète va au-delà du contenu de la norme, il détermine également la nature de la norme et sa place dans la hiérarchie des normes[60]. Droit fondamentalement jurisprudentiel, le seul sens du droit de la Convention est celui qui se dégage de l’interprétation de celle-ci. Force est de constater avec Frédéric Sudre que les Etats ont été singulièrement défaillants dans l’exercice de leur fonction d’amendement de la Convention. Dès lors les lacunes de celle-ci ont été comblées par un « développement qualitatif » jurisprudentiel : « La Convention a fait place au droit de la Convention, c’est-à-dire à la Convention telle qu’interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme »[61]. C’est le juge européen qui a déterminé la signification à donner à la Convention parmi toutes les options possibles. C’est encore lui, toujours sur le fondement de l’article 32 de la Convention qui fait évoluer sa consistance afin qu’il conserve sa compatibilité et son utilité sociale. Par conséquent, il est le véritable auteur de la norme conventionnelle, de son contenu comme de sa portée. C’est la Cour qui assigne la valeur de ses arrêts en contraignant éventuellement les Etats condamnés à rendre leurs normes internes compatibles, y compris les normes constitutionnelles. Qu’elle dérange ou qu’elle agréé, cette liberté de l’interprétation est un constat objectif qui plaide en faveur de l’interprétation réaliste. Il n’existe aucune règle préalable qui oblige la Cour à retenir telle ou telle autre interprétation des dispositions de la Convention. Quant aux travaux préparatoires, ils ne sont dotés d’aucune valeur contraignante et la Cour a montré à maintes reprises sa capacité à les dépasser grâce à son interprétation dynamique.

II. Le dévoiement des obligations juridiques

La remise en cause de la compétence et de la légitimité de la Cour européenne des droits de l’homme s’est traduite par ce que Sébastien Touzé appelle un « désaveu normatif » [62]. Les arrêts rendus ne sont plus acceptées tant du point de vue des méthodes (A.) que des solutions (B.). A l’inverse chaque arrêt concluant à une violation de la Convention par la France devient un insidieusement un levier supplémentaire pour fragiliser la crédibilité l’office du juge européen.

 

A. Le dynamisme des méthodes

Plusieurs procès sont faits à la méthodologie interprétative employée par la Cour depuis l’arrêt Golder c/ Royaume-Uni du 21 février 1975. Les détracteurs du système de protection conventionnel mettent l’accent sur une interprétation de la Convention européenne, voire une surinterprétation, qu’ils estiment « extrêmement constructive », « voire franchement abusives »[63]. En effet, si la Cour se réfère à la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, notamment ses articles 31 et 33 qui fixent les « règles de droit international communément admises », elle entend nonobstant conserver la maitrise des méthodes d’interprétation de la Convention européenne. Ainsi, alors que la Convention de Vienne impose une interprétation « de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but » (article 31 § 1), la Cour opte pour une interprétation dite dynamique, c’est-à-dire à la fois finaliste et évolutive : finaliste car elle se fait à l’aune des finalités de la Convention européenne – création d’une union plus étroite entre les membres du Conseil de l’Europe, sauvegarde et développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales, maintien d’un régime véritablement démocratique, respect de la prééminence du droit ; évolutive car la Convention de 1950 doit être interprétée « à la lumière des conditions de vie actuelles »[64]. Pour la Cour, l’interprétation de la Convention n’est pas figée mais doit tenir compte des évolutions sociales au sein des différents pays membres du Conseil de l’Europe.

Ici encore, il faut rappeler que la Cour n’est pas tenue au respect de la Convention de Vienne. Le renvoi opéré par l’arrêt Golder c/ Royaume-Uni procède du souci de s’inscrire dans un ensemble plus vaste et de participer à l’harmonisation du contentieux international des droits de l’homme. Par conséquent, on ne peut reprocher l’écart opérée par la Cour qui, conformément à l’article 32 de la Convention reste maîtresse de son office.

Interprétation figée contre interprétation évolutive, outre le pouvoir normatif du juge incarné par la Cour européenne, l’hostilité face aux méthodes de la Cour trahit souvent une idéologie de la peur, peur des changements, peur des évolutions sociales et morales. La modernité comme l’antimodernité est une forme de rapport au présent et à soi-même. Etre moderne s’est s’inscrire dans le flux du temps qui passe tandis que l’antimoderne tente vainement de retenir ce mouvement et figer son environnement, culturel politique et social. Sa conception de l’identité est, à cette image, monolithique simpliste et surtout immuable[65].

Triomphe posthume de Georges Scelle, le contentieux conventionnel préfère suivre les évolutions sociales et les accompagner. Le droit de la Convention n’est pas uniquement le résultat de la volonté des Etats mais celui des nécessités sociales européennes et de la vie en société en Europe. Cette approche est totalement compatible avec l’architecture mise en place par le protocole n°11 en 1998 qui érige de facto l’individu victime d’une violation des droits reconnus par la Convention en sujet de droit international.

L’interprétation évolutive doit être conjuguée aux enseignements de l’arrêt Young, James et Webster c/ Royaume-Uni du 13 août 1981 : « Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité; elle commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus d’une position dominante ». L’état des sociétés européennes n’est pas réductible à la manière de vivre et de penser majoritaire. Au-delà de son unité, la société doit être appréhendée dans toute sa diversité, toutes ses composantes afin d’éviter la dictature de la dite-majorité et l’imposition des standards de cette dernière à l’ensemble de la population. L’équilibre entre fait social majoritaire et nécessités sociales minoritaires est assuré par le va et vient entre interprétation consensuelle et marge d’appréciation d’une part et interprétation évolutive d’autre part. Toutefois, la Cour s’inscrit davantage dans le respect du fait social majoritaire même si elle a parfois montré sa capacité à contourner ou à dépasser l’absence de consensus et à réduire subséquemment la marge d’appréciation concédée aux Etats[66].

Une autre critique récurrente à propos des méthodes employées par la Cour concerne l’utilisation de concepts et d’outils exogènes. Si Philippe Malaurie n’aime pas la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme c’est « à cause de ses bavardages interminables, de ses concepts qui viennent d’ailleurs ou de nulle part »[67]. Il est avéré que le degré de motivation et de discussion sont inhabituels à Strasbourg par rapport aux décisions juridictionnelles françaises. La Cour préfère l’argument de raison, le « bavardage » ou la « logorrhée », à l’autorité pour elle-même et les motivations lapidaires. Elle ne craint pas les dissidences. Au contraire, en vertu de l’article 45 § 2 de la Convention, elle les publie ce qui l’oblige à renforcer les étaies de ses arrêts. Le droit international pertinent figure en bonne place dans le verbiage reproché au juge européen. Pourtant, dans la plupart des hypothèses, il ne fait que mettre les Etats défendeurs face à leurs autres obligations internationales en interprétant ou en conjuguant les dispositions de la Convention à l’aune de ces dernières. Certes, il est arrivé que la Cour interprète certains articles de la Convention au regard de textes que l’Etat défendeur n’avait ni signé ni ratifié[68]. De prime abord, la pratique peut être choquante. Que faire également de la convocation régulière des travaux du Conseil de l’Europe et de la soft law, résolutions et recommandations aux Etats de l’Assemblée parlementaire ou du Comité des ministres[69] ? Toutefois, si on mobilise la théorie réaliste de l’interprétation comme le droit conventionnel positif, la Cour conserve la maitrise de ses outils d’interprétation. Dès lors, l’invocation du droit international pertinent en tant qu’instrument d’interprétation ne saurait être assujettie à l’adhésion préalable des Etats défendeurs aux textes utilisés.

Dernier point mais non des moindres, les méthodes en vigueur à Strasbourg seraient génératrices d’une insoutenable insécurité juridique[70]. Enigmatique, la Cour européenne exalterait « une jurisprudence incontrôlable qui prospère au mépris du génie du droit français »[71], une « jurisprudence chaotique et contradictoire »[72]. Les arrêtistes s’interrogent : faut-il être doté de pouvoir de précognition pour savoir ce que les juges européens feront dire à la Convention dans quelques années[73]? La Cour est suspectée de juger en opportunité plus qu’en droit ce qui en rend la lisibilité et l’anticipation de sa jurisprudence impossible[74].

Et pourtant, la jurisprudence de la Cour européenne n’est pas aussi erratique qu’il y paraît puisque, récemment, une équipe de chercheurs en informatique, en psychologie positive, en science de l’information et en droit a élaboré un algorithme capable de prévoir et d’anticiper ses décisions[75]. Confronté à près de 600 affaires l’algorithme a retenu huit fois sur dix la même solution que les magistrats. Que le lecteur se rassure, il n’est pas indispensable de posséder un disque dur intégré pour modéliser la jurisprudence ou identifier ses grandes tendances[76]. Cela reste encore à la portée des êtres humains. Etrangement ce sont les membres de la doctrine qui considèrent que la souveraineté des Etats est violée par la Cour qui vilipendent par ailleurs le manque de prévisibilité de sa jurisprudence en omettant que la fragmentation de l’ordre public européen et les éventuelles difficultés d’appréhension procèdent précisément des mécanismes susceptibles de ménager cette souveraineté.

 

B.  Le progressisme et l’individualisme des solutions

Les arrêts rendus par la Cour alimentent de nombreuses résistances de la part des antimodernes mais aussi de multiples fantasmes et d’attitudes irrationnelles[77]. La montée en puissance de l’ordre public européen s’est accompagnée de réactions parfois très vives au point par exemple que Jean-Pierre Gridel ressuscite un adage capétien forgé pour justifier la concentration du pouvoir entre les mains du monarque : « Rex Franciae imperator in regno suo » (Le roi de France est empereur en son royaume). « Charbonnier est maître chez lui » convient très bien aussi. « Non », écrit-il, « non aux interprétations dévastatrices de la Convention délivrées par la Cour… » [78]. Et chacun d’illustrer la nécessité de résister à la Cour européenne, de la réformer voire de la supprimer, en fonction des arrêts qui lui déplaisent[79]. A titre de comparaison, il ne viendrait à personne l’idée de supprimer le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation au prétexte que ces juridictions rendent des décisions déplaisantes. Pour Bertrand Mathieu, s’il faut s’opposer à la Cour européenne des droits de l’homme, c’est notamment parce qu’elle est devenue « prescriptive de sa propre conception des droits fondamentaux »[80]. Son rôle et ses missions l’imposent sauf à aligner, en dépit de l’esprit du traité, la protection des droits sur les standards minimums de chaque Etat plutôt que de forger un standard commun. La frontière entre harmonisation et uniformisation est parfois étroite mais elle est inévitable dès lors qu’il s’agit, au sens du préambule de la Convention, de créer une union plus étroite entre les membres du Conseil de l’Europe. Techniquement, l’harmonisation des solutions et la convergence des ordonnancements juridiques résultent de l’autorité de la chose interprétée dont sont revêtus les arrêts[81]. Tous les Etats doivent tirer les enseignements des arrêts rendus par la Cour qu’ils soient parties au litige ou non[82]. En France, la Cour de cassation a ainsi jugé que les Hautes parties contractantes sont « tenues de respecter les décisions de la Cour européenne sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation » [83].

Les thématiques sont à peu près toujours les mêmes : lutte contre le terrorisme, famille, mœurs, contours de l’existence, islam et le voile… La proposition de résolution du 18 février 2015 dresse à son insu un catalogue des principaux arrêts urticants pour les antimodernes. Selon Anne-Marie Le Pourhiet, toutes ces questions relèvent de l’identité constitutionnelle bien qu’aucune ne figurent dans la Constitution[84]. Quant à l’identité nationale, l’imprécision de la tautologie la rend plus utile aux mouvements identitaires qu’aux juristes.

S’agissant du droit de la famille, Jean-Pierre Marguénaud invite à relativiser les bouleversements générés par la jurisprudence européenne : « Les opposants les plus déterminés à l’actualisation du droit des personnes et des droits de la famille sont tellement prompts à diaboliser la Cour européenne des droits de l’homme, coupable de faire vaciller parfois leurs belles certitudes, qu’ils en oublient de tenir compte de ses arrêts drainant pourtant une eau vive et fraîche capable de faire tourner encore la roue de leur vieux moulin. Pour les aider, en toute confraternité, à être de meilleurs meuniers, on peut les inviter à visiter l’arrêt de grande chambre du 16 juillet 2014, Hämäläinen c/ Finlande, qui, s’ils acceptent, en toute loyauté, de jeter leurs préjugés à la rivière, devrait leur permettre de se faire une idée plus réaliste, d’aucuns diraient moins délirante, de l’influence de la Cour de Strasbourg sur l’évolution des structures familiales »[85]. Dans ce domaine, le contentieux relatif à la gestation pour autrui est probablement celui qui suscite le plus de réactions disproportionnées au sein de la doctrine alors même que la Cour laisse totalement libre les Etats de légaliser ou non celle-ci[86]. Les arrêts Mennesson et Labassée c/ France du 26 juin 2014 ont ouvert le champ à une clameur de protestations diverses, considérant par exemple que le droit national ne doit pas se laisser forcer la main par la Cour européenne des droits de l’homme et accepter de donner plein effet à des montages effectués en fraude de la loi[87]. Plus éloignés des débats académiques, le mouvement « La manif pour tous » et ses partisans universitaires espère la dénonciation de la Convention (proposition n°10) qu’ils considèrent comme le « fer de lance de la gestation pour autrui »[88].

Les crispations sont très vives en matière de mœurs. En tête de liste des arrêts honnis, KA et AD c/ Belgique du 17 février 2005 symbolise la saisie du corps par le libéralisme et la victoire du consentement individuel poussée à l’extrême, « un fondamentalisme occidental »[89]. L’examen scrupuleux de la solution dit tout autre chose. Tout en reconnaissant l’existence de la liberté sexuelle sur le fondement de l’article 8 § 1 de la Convention, la Cour estime que cette liberté se heurte à celle du partenaire qui doit lui aussi pouvoir de choisir librement sa sexualité. En l’occurrence, la Cour relève que les requérants avaient fait bien peu de cas du consentement de leur victime puisqu’ils n’ont pas respecté leur engagement d’arrêter leur pratiques et se sont laissés entrainés dans une escalade sadique avec un risque réel de dommages corporels. Par conséquent, la Cour considère que les condamnations infligées aux requérants n’étaient pas disproportionnées et ne retient pas la violation de l’article 8 § 1 de la Convention.

Quelquefois, la lecture des arrêts est tronquée pour ne pas dire malhonnête, l’analyse idéologiquement orientée. L’arrêt Gross c/ Suisse instituerait un « droit au suicide assisté pour tous »[90]. Ici encore la formulation n’est pas neutre et renvoie au « mariage pour tous », autre sujet sensible qualifié dans la même « revue » de « mariage anormal »[91]. L’arrêt Molla Sali c/ Grèce du 19 décembre 2019 tolèrerait l’application de la charia en Europe alors que, tout au contraire, la Cour s’y est prononcé contre l’application des lois religieuses[92]… L’arrêt Eon c/ France devient le support d’un droit à injurier le Président de la République en faisant fi de l’approche circonstanciée retenue par la Cour – le requérant était un membre de l’opposition politique et employait une expression lancée dans le débat public par le Président de la République lui-même[93].

Pour beaucoup, c’est le contentieux anti-discrimination qui pose le plus de difficultés : « Le droit européen a rajouté à la liste des discriminations prohibées par la Constitution française, une liste hétéroclite de catégories bariolées, qui, accompagnée de son adverbe « notamment », parait appelé à s’allonger sous l’assaut de nouveaux lobbies »[94]. De manière générale, la cour se voit reprocher un penchant trop prononcé pour la protection des minorités et « l’accumulation des droits individuels et catégoriels », singulièrement lorsqu’il s’agit des minorités sexuelles[95].

Indépendamment de son progressisme effréné, la Cour se voit imputer la destruction du droit objectif par les droits subjectifs. En valorisant à outrance la satisfaction des désirs individuels sous couvert de l’épanouissement personnel, de l’autonomie personnelle et du développement personnel qui irriguent le contentieux du droit à la vie privée et familiale[96], elle contribuerait à décomposer le bien commun et la société[97]. Les antimodernes postulent un antagonisme irréductible entre l’épanouissement, l’autonomie, le développement personnels et le cadre qui les rend possibles. Le « culte des droits de l’homme » conduit à mettre l’accent sur un homme « en soi » en faisant abstraction « des particularités que lui imprime son appartenance à telle ou telle collectivité national » et de telle sorte que, inacceptable, « la condition des étrangers se rapproche de celle des nationaux »[98].

L’autodétermination et la libre disposition du corps sont présentées en perversion des droits de l’homme[99]. L’autonomie personnelle selon laquelle chacun peut mener sa vie comme il l’entend suscite guère plus d’enthousiasme dans cette branche doctrinale : « la toute puissance conférée au consentement au nom de la liberté individuelle sert plus souvent à justifier la mise à disposition des faibles au service des forts »[100]. On retrouve la même rhétorique d’exposition des faibles aux forts à propos de l’épanouissement personnel : « La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a dit que le sadomasochisme est un droit de l’homme puisque chacun peut s’épanouir comme il veut (…). Quel est le critère dans cette jurisprudence ? C’est le critère de la volonté (…). Or la personne étant faible, donc le droit de disposer de soi n’est pas bon pour les personnes faibles. Ce droit vaut pour les personnes faibles. Ce droit vaut pour les personnes puissantes, pas pour les personnes faibles (…). Le droit a un devoir moral de protéger le faible »[101]. La volonté personnelle est regardée avec scepticisme ou comme un danger tantôt pour la dignité humaine tantôt pour les règles nationales d’ordre public lorsque les deux ne fusionnent pas pour accoucher d’une vision immatérielle et liberticide de l’ordre public.

En premier lieu, les études laissent entendre que ces trois notions directrices sont absolues et ne connaissent pas de limites. C’est faux. Le droit au développement personnel et le droit à l’autonomie personnelle n’autorise pas les personnes à exercer toutes les activités qu’elles souhaitent[102]. De plus, toutes les relations ne relève pas du champ d’application de l’article 8 § 1 de la Convention[103].

En second lieu, la Cour opère un arbitrage permanent entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, c’est-à-dire le respect des droits et libertés reconnus par la Convention. Quel que soit le contentieux, elle recherche le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts antagoniques de l’individu concerné[104]. Conformément au principe de subsidiarité, c’est aux autorités étatiques, mieux placées qu’un juge international, qu’il appartient de préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu[105]. A ceci, il faut ajouter le recours de plus en plus fréquent à l’article 17 de la Convention qui prohibe l’abus de droit conventionnel par les requérants et qui survalorise l’intérêt général au nom d’une démocratie combattante ou la validation de la notion de vivre ensemble qui privilégie à l’évidence le collectif sur le particulier[106].

***

« Déconsolidation démocratique »[107], fièvre identitaire et nationaliste qui balaye l’Europe, non seulement le discours des antimodernes et des adversaires de la Cour européenne bénéficie d’une conjoncture singulièrement favorable mais il profite du manque de visibilité des apports de la Cour européenne à la démocratie et à l’Etat de droit en France – encadrement des validations législatives, présence d’un avocat dès la première heure de la garde à vue, dépénalisation de l’homosexualité, disparition de la distinction entre enfants naturels et légitimes, alignement de l’allocation d’adulte handicapé entre nationaux et résidents étrangers, abrogation du délit d’offense envers les chefs d’Etat étrangers, établissement de la filiation des enfants conçu dans le cadre d’une gestation pour autrui, renforcement des garanties procédurales devant le juge administratif comme le juge judiciaire, pour ne citer que les principaux… La plupart des progrès provoqués par l’aiguillon de la Cour européenne des droits de l’homme sont restés confidentiels ou ont été masqués par une révision constitutionnelle, une loi, une jurisprudence nationale qui s’en est accaparée les mérites. Dans ces conditions les partisans d’une démocratie illibérale dépouillée des droits de l’homme et des libertés fondamentales ont beau jeu de crier haro sur la Cour à chaque condamnation de la France.

Quoi les bagnes toujours et la chair sous la roue, le massacre justifié d’idoles, aux cadavres jeté ce manteau de paroles, le bâillon pour la bouche et pour la main le clou, les chemins suggérés par les antimodernes sont connus. Ils conduisent à coup sûr vers les violations structurelles et massives des droits de l’homme qui ont justifié la création du système conventionnel. Pourtant, malgré la contribution indubitable de la Cour européenne à la paix en Europe et au maintien de la démocratie libérale, il est malheureusement peu probable que le système conventionnel verrait le jour aujourd’hui[108]. Ce contexte peu propice explique peut-être aussi la sortie de route ahurissante d’un magistrat de la Chambre 2-11 de la Cour d’appel de Paris, celle en charge du droit d’asile, dans une ordonnance B18/00560 du 9 février 2018 : « les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne relève pas (…) de la compétence du juge judiciaire ». Et les antimodernes d’applaudir. Au pays des lumières, tous les auteurs ne sont décidément pas éclairés…

 

 

[1] Pellet Alain, « La ratification par la France de la Convention européenne des droits de l’homme », RDP, 1974, pp. 1319-1377.

[2] Ils sont nombreux ceux qui regrettent l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme sur le droit national : Carbonnier Jean, « L’avenir d’un passé », in L’avenir du droit – Mélanges François Terré, Paris, Dalloz, 1999, p. 5. : « Mon troisième tremblement de terre (…) s’appelle Europe. C’est un drame, bien qu’il ne soit pas sanglant » ; Vedel Georges, « Neuf ans au Conseil constitutionnel », Le Débat, 1989, n°55, p. 50 : « La Cour européenne des droits de l’homme tape avec désinvolture sur les doigts des législateurs nationaux ». Foyer Jean, Allocation d’ouverture, La jurisprudence créatrice du droit ? (dir. J. Foyer, F. Terré), Institut de France, 25 et 26 janvier 2006 (https://www.canalacademie.com/emissions/col014.mp3).

[3] Burgorgue-Larsen Laurence, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme », AJDA, 2017, p. 157

[4] Rousseau Dominique, « La CEDH, stop ? Non, encore ! », Dalloz actualités, 2016 (https://www.dalloz-actualite.fr/chronique/cedh-stop-non-encore#.XQIsxBYzaM8) : « Dans certains milieux politiques et, malheureusement universitaires, il est très tendance de critiquer les droits fondamentaux tels qu’ils sont exprimés dans la Déclaration de 1789 et la Convention européenne des droits de l’homme. Ils seraient la cause de tous les maux : l’économie de marché qu’ils légitimeraient, la dissolution des liens sociaux qu’ils provoqueraient et l’individualisme qu’ils sacraliseraient. Ils seraient même responsables de la crise des démocraties. Les sociétés seraient devenues ingouvernables parce que les hommes auraient trop de droits (…). Et par conséquent, l’urgence serait de remettre en cause les textes qui les énoncent et organisent leur protection juridictionnelle, en particulier la Cour européenne des droits de l’homme ».

[5] On notera par exemple le blog de la revue faussement scientifique Liberté politique tenue par Grégor Puppinck, les multiples posts d’Aude Mirkovic sur différents sites d’information, ceux de Gilles Lebreton sur le site de l’hebdomadaire Valeurs actuelles.

[6] Mathieu Bertrand, « S’opposer à la Cour européenne des droits de l’homme ? C’est possible et justifié », Le Figaro, 18 novembre 2016.

[7] Parmi les candidats aux élections présidentielles de 2017, primaires comprises, plusieurs candidats ont exprimés leur circonspection vis-à-vis du système conventionnel. Parmi eux, on recensera le Président de la République sortant Nicolas Sarkozy (Les Républicains), François Fillon (Les Républicains), Nicolas Dupont Aignant (Debout la France), François Asselineau (UPR) et bien évidemment Marine Lepen (FN) qui multiplie les appels à recouvrer la « souveraineté juridique » et sortir de la « camisole des droits de l’homme », soit 46,93 % des suffrages exprimés.

[8] Cornu Gérard, Droit civil, Paris, Montchrestien, 2005, 12ème éd., n°262 et 263.

[9] Voir respectivement : Le Pourhiet Anne-Marie, « La Cour européenne des droits de l’homme et la démocratie », Constitutions, 2018, n°2, p. 206 et 208 ; Lombois Claude, « La position française sur le transsexualisme devant la Cour européenne des droits de l’homme », Dalloz, 1992, p. 323 ; Frison-Roche Marie-Anne, « La Cour européenne des droits de l’homme tangue-t-elle en matière de contrats de maternité pour autrui, 2014 (http://mafr.fr/fr/article/la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme-cedh-tangu/) ; De Charrette Laurence, « Les juges européens de la CEDH sous le feu des critiques », Le Figaro, 29 janvier 2012.

[10] Voir respectivement Haïm Victor, « Faut-il supprimer la Cour européenne des droits de l’homme », Dalloz, 2001, n°37, pp. 2988 et suiv. ; Edelman Bernard, « La Cour européenne des droits de l’homme : une juridiction tyrannique ? », Dalloz, 2008, p. 1946.

[11] Piazzon Thomas, « Chronique de droit privé », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2015, n°49, p. 183-149 : « … à  l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme (laquelle protège aussi, il est vrai, les espérances légitimes des squatteurs ».

[12] Le terme « anti-lumière » semble avoir été inventé par Nietzsche afin d’évoquer Schopenhauer. Il sera développé par le philosophe Isaiah Berlin pour désigner les auteurs défendant une conception autoritaire de la liberté.

[13] Lacroix Justine, Pranchère Jean-Yves, « Plaidoyer pour les droits de l’homme : la pensée politique à l’épreuve des critiques contemporaines des droits de l’homme », in Refonder les droits de l’homme : des critiques aux pratiques (dir. E. Dubout, S. Touzé), Paris, Pédone, 2019, p. 26 : « D’abord, une critique qu’on pourrait dire « antimoderne ». Ce courant radical est très hétérogène puisqu’il va d’un tenant d’une pensée chrétienne radicale comme celle de John Milbank à une pensée païenne comme d’Alain de Benoist. La critique antimoderne, héritière de la pensée contre-révolutionnaire (continuée au XXème siècle par le « chrétien » Carl Schmitt aussi bien que par le « païen » Heidegger), se signale par son refus de l’idée même d’un droit subjectif qui n’est, pour ces auteurs, qu’une perversion du concept même de droit. Le droit est ici conçu comme indissociable d’un ordre juste, il suppose un rapport – en bonne proportion – entre les membres d’un groupe politique et ne peut pas être déduit de la réclamation d’un seul ».

[14] La France n’a pas le monopole des anti-lumières et des anti-rationnalistes. Le courant a essaimé partout en Europe : Johann Gottfried Herder, Johann Georg Hamann et Friedrich Meinecke en Allemagne ; Edmond Burke David Hume et Thomas Carlyle au Royaume-Uni ; Giambattista Vico en Italie

[15] Zeev Sternhell, Les anti-lumières : du XVIIIème siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006, 944 p. ; Masseau Didier, « Qu’est-ce que les anti-lumières », Dix-huitième siècle, 2014, n°46, pp. 107-123.

[16] De Frouville Olivier, « L’état des critiques dans le champ juridique : un déni ? », in Refonder les droits de l’homme : des critiques aux pratiques (dir. E. Dubout, S. Touzé), Paris, Pédone, 2019, p. 87.

[17] Mathieu Bertrand, « Une démocratie ne peut être exclusivement fondée sur la promotion des droits individuels », in Les droits de l’homme à la croisée des chemins, Mélanges en l’honneur de Frédéric Sudre, Paris, LexisNexis, 2018, p. 453. Desmons Eric, « Peut-on encore critiquer la politique des droits de l’homme », RDLF, 2019, chron. n°26 : « On ne saurait toutefois passer sous silence l’accueil réservé aujourd’hui à toute forme de pensée critique des droits de l’homme, singulièrement à l’université. Qu’elle soit inspirée par Burke ou par Marx (pour ne rien dire de Nietzsche), par M. Gauchet, P. Manent, M. Villey ou J.-Cl. Michéa, qu’elle vienne donc de la gauche d’inspiration marxiste, de la droite conservatrice ou réactionnaire, du républicanisme, qu’elle concerne non tant le principe de la prééminence des droits de l’homme que tout simplement la manière dont ceux-ci sont entendus et parfois instrumentalisés, cette critique fait l’objet d’un procès en anti-progressisme jusqu’à être parfois suspectée de nourrir de sombres intentions antidémocratiques, au point d’être tenue pour véritablement blasphématoire par ceux qui font des droits de l’homme la seule politique qui vaille ».

[18] Lacroix Justine, Pranchère Jean-Yves, Le procès des droits de l’homme : généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Ed. du Seuil, 2016, p. 9 : « Atomisation des relations sociales, éclipse simultanée de l’autorité et la tradition, abolition des limites anthropologiques. L’usage des droits de l’homme dans nos démocraties contemporaines suscite désormais de sérieuses résistances. On dénonce fréquemment les effets pervers d’une « religion des droits de l’homme » dans laquelle l’Europe aurait inconsidérément mis son cœur et sa raison ».

[19] Harouel Jean-Louis, « Les droits de l’homme érigés en religion détruisent les nations », entretien Figarovox, 17 juin 2016 (http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/06/17/31003-20160617ARTFIG00364-les-droits-de-l-homme-eriges-en-religion-detruisent-les-nations.php). Voir également du même auteur, Les droits de l’homme contre le peuple, Paris, Desclée De Brouwer, 2016, 146 p.

[20] Gauchet Marcel, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », Le Débat, 1980, n°3, pp. 3-21. Voir également du même auteur, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, 336 p.

[21] Bouvet Laurent, La nouvelle question laïque, choisir la République, Paris, Flammarion, 2019, p. 173.

[22] Dupré de Boulois Xavier, « Les misères du droit : au sujet de l’ouvrage de Lauren Bouvet, « La nouvelle question laïque, choisir la République », (Flammarion, 2019) », RDLF, 2019, chron. n°09.

[23] Andriantsimbaovina Joël, « Ni idolâtrie, ni exécration – A propos de l’opposition de la Cour européenne des droits de l’homme à la démocratie », Constitutions, 2018, n°4, p. 523.

[24] Teitgen Pierre-Henri, Aux sources de la Convention européenne des droits de l’homme, Paris, Ed. Confluences, 2000, p. 39 : « Il s’agit de limiter la souveraineté des Etats du côté du droite et, de ce côté-là, toutes les limites sont permises ».

[25] Dubout Edouard, « Les limites du contrôle européen des droits fondamentaux et la justification transnationale », in La cour européenne des droits de l’homme : une confiance nécessaire pour une autorité renforcée (dir. Sébastien Touzé), Paris, A. Pedone, 2016, p. 85.

[26] Voir respectivement pour le Conseil d’Etat, H. (1989), Geouffre de la Pradelle (1992), Beaumartin (1994), Kress (2001), Chevrol-Benkeddach (2003), Martinie (2006), Sacilor-Lormines (2006), Asmar () et pour la Cour de cassation, Reinhardt et Slimane Kaïd (1998), Voisine (2000), M. B. (2005), Fourchon (2005), Clinique des acacias (2005).

[27] CEDH, 20 octobre 2014, Matelly c/ France, § 67.

[28] Cons. Const., déc. n°2013-366 QPC, 14 février 2014, SELARL PJA ès qualités de liquidateur de la société Maflow France : Après avoir infléchi sa jurisprudence afin d’assurer un contrôle plus approfondi des validations législatives en substituant le critère de « d’intérêt général suffisant » à celui de initialement utilisé, le Conseil constitutionnel opte finalement pour le critère « d’impérieux motif d’intérêt général » dégagé par la Cour européenne des droits de l’homme.

[29] Cons. const., déc. n°2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC, 18 mars 2015, M. John L. et a.

[30] Lawson Bryan, « Never waste a good crisis – The legitimacy of the European court of human rights – some preliminary observations », in in La cour européenne des droits de l’homme : une confiance nécessaire pour une autorité renforcée (dir. Sébastien Touzé), Paris, A. Pedone, 2016, pp. 33-44. Voir également Burgorgue-Larsen Laurence, La Convention européenne des droits de l’homme, Paris, LGDJ, 2015, 2ème éd. p. 26 et Touzé Sébastien, « La remise en cause de l’autorité des cours supranationales », in La protection des droits de l’homme par les  cours supranationales (dir. J. Andriantsimbazovina, L. Burgorgue-Larsen, S. Touzé), Paris, Pédone, 2016, pp. 195-210.

[31] Szymczak David, « L’exceptionnalisme comme argument de résistance : l’exemple européen », in Libertés et exceptionnalismes nationaux (dir. M. Fatin-Rouge Stéfanini, G. Scoffoni), Bruxelles, Bruylant, 2015, p. 111.

[32] Cameron David, Discours de clôture du congrès du parti conservateur, 1er octobre 2014 : « Nous n’avons pas besoin de recevoir d’instructions de juges à Strasbourg ». Cameron David, Discours de Brigthon : « La Cour ne devrait pas mettre à mal sa propre réputation en contrôlant des décisions nationales qui ne nécessitent pas de l’être ».

[33] On se souviendra également du blocage au sujet des droits de vote des détenus suscité par l’arrêt Hirst c/ Royaume-Uni (n°2) du 6 octobre 2005 heureusement surmonté (cf. résolution du Comité de ministres CM/ResDH(2018)467 du 6 décembre 1918) ou de la levée de bouclier suite à l’arrêt Hassan c/ Royaume-Uni du 16 septembre 2014 qui étend l’application de la Convention aux phases d’hostilité active des conflits internationaux.

[34] Touzé Sébastien, « Regard critique sur l’exécution conditionnelle des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », in Mélanges en l’hommage d’Emmanuel Decaux, Paris, Pédone, 2017, p. 7p61.

[35] Ce texte a été présenté par Mmes et MM. Pierre Lellouche, Bernard Accoyer, Julien Aubert, Jacques Alain Bénisti, Sylvain Berrios, Valérie Boyer, Éric Ciotti, Jean-Michel Couve, Jean-Pierre Decool, Bernard Deflesselles, Lucien Degauchy, Rémi Delatte, Nicolas Dhuicq, Jean-Pierre Door, Dominique Dord, Daniel Fasquelle, Sauveur Gandolfi-scheit, Annie Genevard, Guy Géoffroy, Alain Gest, Charles-Ange Ginesy, Claude Goasguen, Jean-Pierre Gorges, Philippe Gosselin, Claude Greff, Anne Grommerch, Arlette Grosskost, Jean-Claude Guibal, Jean-Jacques Guillet, Michel Heinrich, Patrick Hetzel, Guillaume Larrivé, Céleste Lett, Geneviève Levy, Lionnel Luca, Olivier Marleix, Patrice Martin-Lalande, Alain Marty, Philippe Meunier, Pierre Morange, Alain Moyne-Bressand, Jacques Myard, Bérengère Poletti, Axel Poniatowski, Didier Quentin, Laure de La Raudière, Jean-Luc Reitzer, Paul Salen, Fernand Siré, Éric Straumann, Guy Teissier, Patrice Verchère, Jean-Sébastien Vialatte, Philippe Vitel, Michel Voisin et Laurent Wauquiez.

[36] Mathieu Bertrand, « S’opposer à la Cour européenne des droits de l’homme ? C’est possible et justifié », Le Figaro, 18 novembre 2016.

[37] Malaurie Philippe, « Grands arrêts, petits arrêts et mauvais arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », Defrénois, 15 mars 2007, p. 348.

[38] Drago Guillaume, « Réformer le Conseil constitutionnel », Pouvoirs, 2003/2, n°105, p. 84.

[39] CEDH, 10 avril 2019, Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention, n°P16-2018-001.

[40] De Salvia Michel, « Contrôle européen et principe de subsidiarité : faut-il encore (et toujours) émarger à la marge d’appréciation ? », in Protection des droits de l’homme : la perspective européenne – Mélanges à la mémoire de Rolv Ryssdal, Carl Heymanns Verlag KG, 2000, p. 373 « Contrôle européen et principe de subsidiarité« La garantie commune des droits et libertés repose en Europe sur une répartition de compétences entre deux niveaux de souveraineté : le niveau national – où réside la souveraineté originaire des États groupes au sein du Conseil de l’Europe – et le niveau supranational constitué par le système de contrôle mis sur pied par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et où s’est enracinée, pour reprendre l’expression de P. H. Teitgen, la souveraineté de la morale et du droit. Loin d’être indépendants l’un de l’autre, ces deux niveaux se complètent ».

[41] CEDH, 18 janvier 1978, Irlande c/ Royaume-Uni, § 239 : « A la différence des traités internationaux de type classique, la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États contractants. En sus d’un réseau d’engagements synallagmatiques bilatéraux, elle crée des obligations objectives qui, aux termes de son préambule, bénéficient d’une garantie collective ».

[42] CEDH, 29 avril 1988, Belilos c/ Suisse, § 49.

[43] CEDH, 31 octobre 1995, Papamichalopoulos c/ Grèce, § 34.

[44] Spano Robert, « Universality or diversity of human rights ? Strasbourg in the age of subsidiarity », Human rights law review, 2014, vol. 14, n°3, p. 487.

[45] Le Bonniec Nina, La procéduralisation des droits substantiels par la Cour européenne des droits de l’homme. Réflexion sur le contrôle juridictionnel du respect des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, Paris, Larcier, 2017, 682 p.

[46] CEDH, 20 mars 2018, Şahin Alpay c/ Turquie ; CEDH, 20 mars 2018, Mehmet Hasan Altan c/ Turquie.

[47] Sauvé Jean-Marc, « Le système européen des droits est notre bien commun », entretien Le Monde, 27 février 2012.

[48] Murat Pierre, « L’accouchement sous X n’est pas contraire à la Convention européenne des droits de l’homme », Droit de la famille, n°5, 2003, comm. 58.

[49] Dubout Edouard, Touzé Sébastien, « Les critiques des droits de l’homme et le droit », in Refonder les droits de l’homme : des critiques aux pratiques (dir. E. Dubout, S. Touzé), Paris, Pédone, 2019, p. 13 : « La critique des droits de l’homme selon laquelle ces derniers priveraient les citoyens de la maitrise de la décision politique, ne prend pas le même sens si le droit en question consiste en une norme régionale protégée par un juge éloigné de la société en cause, ou s’il s’agit d’une norme nationale dont les limites sont fixées par un organe législatif particulièrement représentatif ». Voir également, Touzé Sébastien, « “Le droit européen des droits de l’homme sera international ou ne sera pas – Pour une approche autopoïétique du droit international », RGDIP, 2018, p. 5.

[50] Chénedé François, « L’adoption de l’enfant de son partenaire homosexuel : pas de côté ou volte-face de la Cour européenne », AJ Famille, 2013, p. 227.

[51] Le Pourhiet Anne-Marie, op. cit., p. 205.

[52] La charge contre la démocratie continue de Dominique Rousseau est à peine voilée. (Voir D. Rousseau Dominique, « De la démocratie continue », in La démocratie continue (dir. D. Rousseau), Paris, LGDJ, 1995, pp. 17 et suiv.).

[53] Le Pourhiet Anne-Marie, op. cit., p. 209 : « la démocratie ne saurait être autre chose que la souveraineté collective s’exprimant par le droit de vote des citoyens et le principe de majorité ».

[54] CEDH, 13 août 1981, Young, James et Webster c/ Royaume-Uni, § 63.

[55] Melchior Michel, « Notions « vagues » ou « indéterminées » et « lacunes » dans la Convention européenne des droits de l’homme », in Protection des droits de l’homme : la dimension européenne, Mélanges en l’honneur de Gérard Wiarda, 2ème éd., Cologne, Carl Heymanns, 1990, p. 411.

[56] Lécuyer Yannick, Les droits politiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, Dalloz, 2009, p. 277 et suiv.

[57] Rigaux François, La loi des juges, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997, p. 233.

[58] Le Pourhiet Anne-Marie, op. cit., p. 209.

[59] Jacquemot Florence, Le standard de société démocratique, Université de Montpellier, 2006, 713 p.

[60] Troper Michel, « La liberté de l’interprète », in L’office du juge, 2006, p. 38. Voir également Troper Michel, « Une théorie réaliste de l’interprétation » in La théorie du droit, le droit, l’Etat, PUF, 2001, p. 74.

[61] Sudre Frédéric, « L’interprétation dynamique de la Cour européenne des droits de l’homme », in L’office du juge, 2006, p. 226.

[62] Touzé Sébastien, « Rapport introductif », in La cour européenne des droits de l’homme : une confiance nécessaire pour une autorité renforcée (dir. Sébastien Touzé), Paris, A. Pedone, 2016, p. 20 et suiv.

[63] Le Pourhiet Anne-Marie, op. cit., p. 211.

[64] CEDH, 25 avril 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni, § 31.

[65] Memmi Albert, « Les fluctuations de l’identité culturelle », Esprit, 1997, n°1, pp. 98-99.

[66] CEDH, 11 juillet 2002, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, § 85 : « Aussi la Cour attache-t-elle moins d’importance à l’absence d’éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue non seulement vers une acceptation sociale accrue des transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés ».

[67] Malaurie Philippe, « Grands arrêts, petits arrêts et mauvais arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », Defrénois, 15 mars 2007, p. 348.

[68] CEDH, 12 novembre 2008, Demir et Baykara c/ Turquie, § 85 : « La Cour, quand elle définit le sens des termes et des notions figurant dans le texte de la Convention, peut et doit tenir compte des éléments de droit international autres que la Convention, des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents et de la pratique des États européens reflétant leurs valeurs communes. Le consensus émergeant des instruments internationaux spécialisés et de la pratique des États contractants peut constituer un élément pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention ».

[69] Larché Marion, Les fonctions du droit international dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, thèse soutenue à Paris I sous la direction de L. Burgorgue-Larsen, 25 juin 2019. L’autrice postule un renouvellement des sources du droit international par la Cour européenne des droits de l’homme par rapport à l’article 38 du statut de la Cour internationale de justice.

[70] Marais Astrid, « Modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. Requiem européen en si(x) bémol(s) », JCP G, 2011, n°26, 742.

[71] Cornu Gérard, op. cit., n°263.

[72] Bernard Edelman, op. cit., p. 1946.

[73] Latina Mathias, « La CEDH en question », Dalloz Etudiant, 13 octobre 2014 (https://actu.dalloz-etudiant.fr/le-billet/article/la-cedh-en-question/h/1fcd9ba4b41baf8a418cd5273a6bc068.html).

[74] Chénedé François, « Des dangers de l’équité au nom des droits de l’homme (à propos de la validation judiciaire d’un mariage illégal) », Dalloz, 2014, p. 179

[75] Aletras Nikolaos, Lampos Vasileios, Tsarapatsanis Dimitrios, Preotiuc-Pietro Daniel, « Predicting Judicial Decisions of the European Court of Human Rights: a Natural Language Processing Perspective », Peer Journal of Computer Science, 24 october 2016 (https://peerj.com/articles/cs-93/#aff-1).

[76] Lucas Katia, « La pratique contemporaine du changement de cap jurisprudentiel par la CEDH », in Le revirement de jurisprudence en droit européen, (dir. Carpano), Bruxelles, Bruylant, pp. 295-318. Voir également de la même autrice Le revirement de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2009, 584 p.

[77] Clapham Andrew, « Myths, Mensonges and Muddied Waters – resistance to the European court of human rights », in La cour européenne des droits de l’homme : une confiance nécessaire pour une autorité renforcée (dir. Sébastien Touzé), Paris, A. Pedone, 2016, pp. 45-55.

[78] Gridel Jean-Pierre, « Déclin des spécificités françaises et éventuel retour d’un droit commun européen », Dalloz, 1999, p. 139.

[79] Malaurie Philippe, op. cit., p. 348 : L’auteur déplore l’acharnement inutile de la Cour contre le parquet général de la Cour de cassation ou feu le commissaire du gouvernement.

[80] Mathieu Bertrand, « S’opposer à la Cour européenne des droits de l’homme ? C’est possible et justifié », Le Figaro, 18 novembre 2016.

[81] Costa Jean-Paul, « La normativité des arrêts rendus par la Cour EDH », in La force normative – Naissance d’un concept, (dir. C. Thibierge et a.), Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 29-32, spéc. p. 31.

[82] CEDH, 23 mai 1991, Vermeire c/ Belgique.

[83] Cass. Ass. Plén., 15 avril 2011, n°10-17049.

[84] Le Pourhiet Anne-Marie, op. cit. pp. 212-213 : L’autrice fustige la Cour au motif qu’elle remet complètement en cause les « traditions » des Etats et ce faisant indique ouvertement son appartenance au mouvement traditionnaliste.

[85] Marguénaud Jean-Pierre., « La négation du droit du transsexuel à rester marié sous sa nouvelle identité », RTD civ., 2014, p. 831.

[86] CEDH, 26 juin 2014, Menneson c/ France, § 79 ; CEDH, 26 juin 2014, Labassée c/ France ; CEDH, 21 juillet 2016, Foulon et Bouvet c/ France ; CEDH, 19 janvier 2017, Laborie c/ France.

[87] Fabre-Magnan Muriel, « Les trois niveaux d’appréciation de l’intérêt de l’enfant », Dalloz, 2015, p. 224. Voir également « Les conséquences vertigineuses de l’arrêt de la CEDH sur la GPA », FigaroVox, 26 juin 2014 (http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2014/06/26/31003-20140626ARTFIG00356-les-consequences-vertigineuses-de-l-arret-de-la-cedh-sur-la-gpa.php) : Pour l’autrice, les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme obligeront, à terme, « à lever la prohibition de l’inceste, plus précisément à supprimer l’interdiction d’établir une filiation incestueuse »

[88] Le Pourhiet Anne-Marie, « La procréation artificielle face aux droits de l’homme », Université d’été de la Manif pour tous, 2014 (http://www.lamanifpourtous.fr/comprendre/universite-dete-les-interventions/). Voir également Mirkovic Aude, « PMA-GPA : derrière les slogans, la réalité ! », Université d’été de la Manif pour tous, 2014.

[89] Supiot Alain, Homo Juridicus – Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Ed. Points, 2005, spé p. 286. Voir également la critique très vive de l’arrêt KA et AD c/ Belgique par Fabre-Magnan Muriel, « Le sadisme n’est pas un droit de l’homme », Dalloz, 2005, p. 2973.

[90] Pumppick Grégor, « CEDH : vers un droit à l’interruption volontaire de vieillesse », Liberté politique, 15 mai 2013 (http://www.libertepolitique.com/Actualite/Decryptage/CEDH-vers-un-droit-a-l-interruption-volontaire-de-vieillesse).

[91] De Saint-Germain Philippe, « Le mariage anormal », Liberté politique, 2013, n°59.

[92] Lebreton Gilles, Valeur actuelles, 28 décembre 2018. Voir également Pumppick Grégor, « Charia ce que révèle la décision de la CEDH », Figaro vox, 26 décembre 2018 (http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2018/12/26/31002-20181226ARTFIG00181-charia-ce-que-revele-la-decision-de-la-cedh.php).

[93] Le Pourhiet Anne-Marie, « La Cour européenne des droits de l’homme et la démocratie », Constitutions, 2018, n°2, p. 212.

[94] Le Pourhiet Anne-Marie, « Egalité et discrimination », in Les discriminations (dir. F. Lemaire, B. Gauriau), Paris, Ed. Cujas, 2012, p. 29 : L’érudition de l’autrice ne laisse aucun doute sur le choix pesé du terme « bariolé » lequel se réfère discrètement mais sûrement à la bannière LGBTI.

[95] Le Pourhiet Anne-Marie, « Le mariage de ma mère et la Constitution de mon père », Constitutions, 2013, n°2, pp. 166-170.

[96] CEDH, 6 février 2001, Bensaïd c / Royaume-Uni ; CEDH, 15 janvier 2009, Reklos et Davourlis c/ Grèce, § 39 ; CEDH, 10 juin 2010, Témoins de Jéhovah de Moscou et a. c/ Russie ; CEDH, 16 décembre 2010, A.B.C c/ Irlande.

[97] Chénedé François, « Les arrêts Mennesson et Labassé ou l’instrumentalisation des droits de l’homme », Dalloz, 2014, p. 197 : « Traduction juridique du droit de résistance à l’oppression, le contrôle des lois au nom des droits de l’homme a été conçu pour assurer la protection des citoyens contre les interventions illégitimes des pouvoirs publics dans leur sphère privée (…) mais certainement pas pour imposer à l’autorité publique la satisfaction de tous nos désirs individuels au mépris d’autrui et du bien commun ». Voir également du même auteur, « Le droit à l’épreuve des droits de l’homme », in Mélanges en l’honneur du professeur Gérard Champenois, Paris, Defrénois, 2013, p.139 où l’on apprend que, en le « fondamentalisant », les droits de l’homme sont une « épreuve » pour le droit. Voir enfin Puppinck Gérgor, Les droits de l’homme dénaturés, Paris, Editions du Cerf, 2018, 304 p.

[98] Lequette Yves, « La nationalité française dévaluée », in L’avenir du droit – Mélanges en hommage à François Terré, Paris, Dalloz, 1999, p. 352.

[99] De Seze Carbon, « Droit, Bonheur », LPA, 2010, n°177, p. 6 : « la tradition des droits de l’homme (…) ne peut que se pervertir et se détruire en se transformant en un droit à l’autodétermination, à une libre disposition du corps, au nom d’un hypothétique et illusoire droit au bonheur »

[100] Fabre-Magnan Muriel, « Le domaine de l’autonomie personnelle : indisponibilité du corps humain et justice sociale », Dalloz, 2008, p. 31.

[101] Frison Roche Marie-Anne, « Droit et Bonheur », in Droit, Bonheur ?, Ed. Parole et Silence, 2010, p. 36.

[102] CEDH, 24 novembre 2009, Friend et a. c/ Royaume-Uni (déc.), §§ 40-43

[103] Com EDH, 18 mai 1976, X. c/ Islande (déc.).

[104] CEDH, 16 juillet 2014, Hämäläinen c/ Finlande, § 65 ; CEDH, 7 juillet 1989, Gaskin c/ Royaume-Uni, § 42 ; CEDH, 16 mars 2000, Özgür Gündem c/ Turquie, § 43.

[105] CEDH, 9 mars 1999, Lindner c/ Allemagne (déc.).

[106] Voir respectivement CEDH, 17 avril 2018, Roj TV A/S c/ Danemark (déc.) ; CEDH, 1er juillet 2014, SAS c/ France, § 121.

[107] Foa Roberto Stefan, Mounk Yascha, « The signs of deconsolidation », Journal of democraty, vol. 28, 2017/1, pp. 5-19.

[108] Costa Jean-Paul, « La CEDH, cet ovni juridique », entretien Le Monde, 3 octobre 2014.

Les cours suprêmes à l’épreuve du foulard islamique en milieu scolaire

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par Xavier Delgrange[1], Premier auditeur chef de section au Conseil d’État de Belgique, Chargé d’enseignement à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, Maître de conférences à l’Université Libre de Bruxelles

Se fondant sur les notions de « nécessité dans une société démocratique », de « stricte mesure » ou « d’absolue nécessité » semées dans les différentes dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme qui consacrent des droits fondamentaux, la Cour européenne des droits de l’homme a développé la méthode du contrôle de proportionnalité. Il s’agit, selon la définition de Sébastien Van Drooghenbroeck, d’une « technique d’arbitrage entre intérêts conflictuels juridiquement protégés » [2]. La Cour précise que toute ingérence, en l’espèce dans l’exercice du droit à la liberté de religion, « doit être ‘nécessaire dans une société démocratique’. Cela signifie qu’elle doit répondre à un ‘besoin social impérieux’ ; en effet, le vocable ‘nécessaire’ n’a pas la souplesse de termes tels qu’‘utile’ ou ‘opportun’ »[3].

Toutes les juridictions suprêmes, nationales et européennes, ont adopté cette méthode du contrôle de proportionnalité[4].

Il est toutefois saisissant de constater combien cette même méthode conduit à des résultats diamétralement opposés lorsqu’elle est appliquée à un enjeu de société tel que la liberté religieuse, plus particulièrement lorsqu’elle concerne l’islam, en l’occurrence le port du foulard à l’école[5]. C’est ce que je voudrais montrer en comparant quelques décisions relatives à l’interdiction de signes convictionnels à l’école, émanant de la Cour européenne des droits de l’homme (2008-2009 et 2017)[6], du Conseil d’État de Belgique (2010, 2013 et 2014)[7], de la Cour constitutionnelle fédérale allemande (2015)[8] et du Tribunal fédéral suisse (2015)[9]. Une décision quasi-juridictionnelle, rendue par le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies (2012)[10] sera également évoquée et certains enseignements seront tirés de deux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, bien qu’ils ne traitent pas de l’école mais des relations de travail (2017)[11]. Aucune décision juridictionnelle française n’a été retenue[12] mais l’avis du Conseil d’État de France de 1989 constitue en quelque sorte l’alpha et l’oméga de cette contribution[13].

La confrontation de ces décisions permet de poser trois constats. Elle révèle tout d’abord une importante variation dans l’intensité du contrôle de proportionnalité effectué par les différentes juridictions, avec cette constante que la validation de l’interdiction résulte d’un contrôle superficiel voire escamoté (marge nationale d’appréciation, pétition de principe,…) tandis que les invalidations s’appuient sur un contrôle approfondi.

Cette confrontation met ensuite en exergue de profondes divergences de jurisprudence. S’agissant du port du voile par les enseignantes, celles-ci reposent sur la conception que les juridictions suprêmes, en fonction de leur environnement étatique, se font de la neutralité, clairement exclusive pour la France, la Suisse et la Belgique, manifestement inclusive pour l’Allemagne.

Enfin, il apparaît qu’une même étape du contrôle de proportionnalité, appliquée au même critère et dans un environnement juridique comparable, peut déboucher sur des conclusions antagonistes. Ainsi, à la question de savoir si l’interdiction du port du voile faite à une enseignante contribue à l’objectif de garantir l’égalité femme/homme, la Cour européenne des droits de l’homme ou le Conseil d’État de Belgique répondent positivement tandis que la Cour constitutionnelle allemande conclut négativement.

Les pages qui suivent confrontent les décisions sélectionnées dans les différentes étapes du contrôle de proportionnalité : l’identification du but poursuivi (3) ; l’appréciation de l’adéquation de la mesure (4) ; la nécessité de la mesure (5) ; la balance des intérêts (6). Au préalable, le contenu de ces étapes du contrôle de proportionnalité sera brièvement rappelé (1) et la question de savoir si l’interdiction du port de signes convictionnels pourrait être qualifiée de distinction directe, ce qui amènerait à conclure à la discrimination sans être astreint à parcourir toutes les étapes du contrôle de proportionnalité, sera envisagée (2).

Pour être complet, il faudrait encore ajouter deux étapes préliminaires. La première consiste à vérifier que la mesure emporte bien une restriction dans la jouissance de la liberté religieuse. Le temps des hésitations est toutefois définitivement révolu, les cours suprêmes ne discutant plus la question de savoir si le fait de porter un signe convictionnel entre ou non dans l’exercice de la liberté religieuse[14]. La seconde suppose de s’assurer que la restriction est bien « prévue par la loi », ainsi que le requiert l’article 9.2. de la Convention européenne des droits de l’homme. Si cette question a fait l’objet d’âpres débats devant le Conseil d’État et la Cour constitutionnelle de Belgique, elle ne semble guère avoir mobilisé les autres juridictions suprêmes dont les décisions sont ici analysées, si bien que l’introduire dans ce comparatif n’apparait pas nécessaire[15].

1)  Les étapes du contrôle de proportionnalité

La Cour constitutionnelle belge synthétise ainsi la méthode adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme dans le domaine de la liberté religieuse : « pour que l’ingérence soit compatible avec la liberté de religion et avec la liberté de culte, il est requis que la mesure fasse l’objet d’une réglementation suffisamment accessible et précise, qu’elle poursuive un objectif légitime et qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique, ce qui implique que l’ingérence doit répondre à ‘un besoin social impérieux’ et qu’il doit exister un lien raisonnable de proportionnalité entre le but légitime poursuivi, d’une part, et la limitation de ces libertés, d’autre part » [16].

Classiquement, le contrôle de proportionnalité se compose de trois éléments[17]. Les deux premiers supposent un contrôle interne à la relation entre la mesure adoptée et le but poursuivi. Il s’agit de l’adéquation et de la nécessité.

S’assurant de l’adéquation – encore appelée appropriation – , l’on vérifie simplement que la mesure est susceptible d’atteindre le but poursuivi. Selon les termes de la Cour de justice de l’Union européenne, la mesure doit être « apte à contribuer à la réalisation de l’objectif » poursuivi[18].

Le second contrôle est plus ambitieux puisqu’il requiert de l’auteur qu’il recherche la voie la moins dommageable. Comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’homme, « lorsqu’elles décident de restreindre les droits fondamentaux des intéressés, les autorités doivent choisir les moyens les moins attentatoires aux droits en cause » [19]. Il en résulte que « le but légitime recherché ne peut être atteint par aucune autre mesure moins contraignante et plus respectueuse du droit fondamental en cause ; sur ce point, la charge de la preuve pèse sur les autorités nationales »[20].

Le troisième élément impose une prise de distance, un contrôle externe qui permet de mesurer toutes les conséquences de l’ingérence. Il s’agit de la proportionnalité proprement dite, mieux appréhendée sous le vocable de balance des intérêts. La mesure est adéquate et nécessaire pour atteindre le but, mais il faut encore effectuer un calcul coût-bénéfice, pour apprécier si le jeu en vaut la chandelle, si atteindre le but est d’un intérêt général suffisant pour justifier la restriction des libertés. Il n’est pas vrai que la fin justifie les moyens. Autant les exigences d’adéquation et de nécessité ont une coloration instrumentale, autant la mise en balance des intérêts en présence se situe dans un registre axiologique et suppose un jugement de valeur. Ce jugement est lui-même posé à l’aune de l’échelle de valeurs caractéristique de la « société démocratique », concept central dans la Convention[21].

Ces trois éléments s’apprécient à l’aune du but poursuivi par la mesure contestée, qui limite un droit garanti. Il faut donc au préalable identifier ce but légitime, qui est la raison de la norme[22]. La Cour européenne des droits de l’homme fut confrontée à la difficulté que l’article 2 du Premier Protocole, relatif au droit à l’instruction, ne contient pas de second paragraphe énonçant les buts légitimes aptes à justifier une restriction. Adoptant une interprétation globale de la Convention, la Cour a considéré que l’autorité peut se revendiquer de l’un des buts énoncés à l’article 9.2., relatif à la liberté religieuse, pour justifier une restriction au droit à l’instruction[23].

En définitive, le contrôle de proportionnalité se décline donc en quatre étapes, qui amènent le juge à pénétrer toujours plus avant dans le cœur du travail du législateur [24].

2) Interdire le voile, une discrimination directe ?

Il est à noter que, s’agissant des interdictions frappant le personnel enseignant, la Cour de justice de l’Union européenne pourrait se dispenser de parcourir toutes les étapes du contrôle de proportionnalité si elle qualifiait l’interdiction du port du voile de distinction directe au sens de la directive européenne 2000/78/CE du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail[25].

Cette directive repose sur une distinction cardinale entre… les distinctions directes et indirectes. En vertu de son article 2, §2, a), est directe la distinction qui « se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er », à savoir la religion ou les convictions, l’handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. Selon l’article 2, §2, b), est indirecte la distinction qui « se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes ». La distinction indirecte sera qualifiée de discriminatoire, et donc prohibée, à moins qu’elle « ne soit objectivement justifiée par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires », c’est-à-dire proportionnés. En revanche, la distinction directe est d’office discriminatoire, à moins qu’elle ne soit justifiée par une « exigence professionnelle essentielle ou déterminante » ou par la qualité d’entreprise de tendance, à savoir une entreprise « dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions » (article 4).

Le Conseil d’État de Belgique, réuni en assemblée générale, a été confronté au dilemme qu’impose cette qualification lorsqu’il a dû se prononcer sur la validité du licenciement d’une enseignante par une école officielle au motif que cette fonctionnaire refusait d’ôter son foulard islamique. Aux yeux des autorités scolaires, ce comportement contrevenait à l’exigence de neutralité qui s’impose à un établissement officiel et qui est consacré dans le règlement d’ordre intérieur de l’établissement. Au stade de la demande de suspension, le Conseil d’État a estimé que l’interdiction de « porter tout signe ostensible religieux, politique ou philosophique »[26] est une distinction directe. Celle-ci n’est toutefois pas discriminatoire car, « dans la mesure où la neutralité est un concept philosophique », une école officielle peut être qualifiée d’entreprise de tendance au sens de l’article 4.2. de la directive 2000/78/CE[27]. Pareil raisonnement a laissé la doctrine pantoise[28], d’autant que l’arrêt propose une excellente définition de la neutralité[29]: « dans un État de droit démocratique l’autorité se doit d’être neutre, parce qu’elle est l’autorité de tous les citoyens et pour tous les citoyens et qu’elle doit, en principe, les traiter de manière égale sans discrimination basée sur leur religion, leur conviction ou leur préférence pour une communauté ou un parti. Pour ce motif, on peut dès lors attendre des agents des pouvoirs publics que, dans l’exercice de leurs fonctions, ils observent strictement, à l’égard des citoyens, les principes de neutralité et d’égalité des usagers. La neutralité dans l’enseignement vise aussi à préserver les droits fondamentaux des élèves et de leurs parents »[30]. Si l’on peut concevoir que la laïcité puisse être définie comme une conviction lorsqu’elle est envisagée dans sa dimension philosophique, l’on n’aperçoit pas comment la neutralité pourrait être qualifiée de « concept philosophique »[31]. Qui croirait que le surréalisme belge se loge même dans d’arides décisions de juridictions suprêmes ?

Toujours est-il que, dans son arrêt au fond, l’assemblée générale du Conseil d’État de Belgique opère un revirement complet. Elle refuse en effet d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur le caractère direct ou indirect de la distinction, au motif que « la prémisse du raisonnement de la requérante, à savoir que la distinction en cause serait directe, est jugée erronée »[32]. Elle reconnait au passage l’erreur qu’elle estime avoir commise puisque, comme on vient de le voir, c’est elle-même qui soutenait, dans son arrêt en suspension, que la distinction était directe. Le refus de poser la question préjudicielle est quant à lui éminemment critiquable puisque la requérante ne partait nullement de la prémisse que le Conseil d’État lui impute mais entendait que la Cour de justice qualifie elle-même la distinction. Quoi qu’il en soit, ce refus méconnaît l’article 267, alinéa 3 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui oblige une juridiction statuant en dernier ressort à s’adresser à la Cour de justice, sauf si elle peut invoquer l’une des trois exceptions admises : la question soulevée n’est pas pertinente ; l’application correcte du droit européen s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable ; la disposition européenne a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour de Justice[33]. Or, justement, il faudra attendre les arrêts Achbita et Bougnaoui du 14 mars 2017 pour que la Cour de Luxembourg ait l’occasion de se prononcer sur cette question, non pas à l’école mais dans les relations de travail au sein de l’entreprise[34]. En effet, à la différence du Conseil d’État de Belgique, les Cours de cassation belge et française, confrontées à la même question, ont interrogé la Cour de justice.

Il est des cas où l’on peut facilement déterminer si l’on a à faire à une distinction directe ou indirecte. Ainsi, dans l’affaire Eweida tranchée par la Cour européenne des droits de l’homme, la distinction était indirecte puisque British Airways interdisait indistinctement tous les bijoux. Ce n’était donc pas parce qu’elle portait une croix catholique que Mme Eweida était sanctionnée[35]. A l’inverse, une interdiction dirigée spécifiquement contre le port d’un signe appartenant à une religion déterminée serait immanquablement qualifiée de discrimination directe. Mais qu’en est-il d’une interdiction générale frappant indistinctement tous les signes convictionnels ?

La doctrine était divisée sur la qualification qu’il convenait d’attribuer à pareille prohibition. Certains auteurs s’arrêtaient à la généralité de la règle pour lui dénier tout caractère direct. D’autres poursuivaient jusqu’à l’objet de l’interdiction, l’expression convictionnelle, pour la taxer de distinction directe. La controverse a été ravivée de manière spectaculaire par les conclusions diamétralement opposées des avocates générales dans les affaires tranchées par la Cour de Justice le même jour du 14 mars 2017 : conclusions présentées le 31 mai 2016 par Mme Juliane Kokott dans l’affaire Achbita, conclusions présentées le 13 juillet 2016 par Mme Eleanor Sharpston dans l’affaire Bougnaoui[36].

Mme Kokott ouvre le feu en concédant qu’à première vue, la distinction doit être qualifiée de directe puisque l’interdiction vise directement la religion (§43). Elle reconnaît que la jurisprudence de la Cour de justice est fondée sur une interprétation large de la notion de discrimination directe, celle-ci ayant « toujours reconnu l’existence d’une telle discrimination lorsqu’une mesure est indissociablement liée au motif d’inégalité de traitement en cause » (§44). En l’espèce, l’avocate générale invite toutefois à abandonner cette interprétation large, au motif que, « dans toutes ces affaires, il s’agissait cependant toujours de particularités physiques inséparables de la personne ou de caractéristiques liées à la personne, par exemple, le sexe, l’âge ou l’orientation sexuelle, et non de comportements reposant sur une décision ou une conviction subjective comme, en l’espèce, le fait de porter ou ne pas porter un couvre-chef » (§45). Elle précise sa pensée : « À la différence du sexe, de la couleur de la peau, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle, de l’âge et du handicap d’une personne, la pratique religieuse relève cependant moins d’une donnée indissociable de la personne que d’un aspect de sa vie privée, sur lequel le travailleur concerné peut de surcroît volontairement influer. Alors qu’un travailleur ne peut pas ‘laisser au vestiaire’ son sexe, sa couleur de peau, son origine ethnique, son orientation sexuelle, son âge ni son handicap dès qu’il pénètre dans les locaux de son employeur, on peut en revanche attendre de lui une certaine retenue pour ce qui concerne l’exercice du culte au travail, que ce soit en matière de pratiques religieuses, de comportements motivés par la religion ou, comme en l’espèce, de tenue vestimentaire » (§116).

L’avocate générale insiste alors sur la généralité de l’interdiction : « cet impératif de neutralité affecte un travailleur religieux exactement de la même manière qu’il affecte un athée convaincu qui manifeste de manière visible sa position antireligieuse par sa tenue vestimentaire ou un travailleur politiquement actif qui affiche, par des pièces d’habillement, son parti politique préféré ou certains contenus politiques (par exemple, par des symboles, des épinglettes ou des slogans sur sa chemise, son t-shirt ou son couvre-chef) » (§52). Mme Kokott reconnait cependant qu’il « en irait autrement s’il s’avérait qu’une interdiction telle que celle en cause repose sur des stéréotypes ou des préjugés contre une ou plusieurs religions données, ou même contre les convictions religieuses en général. Il faudrait alors sans aucun doute constater l’existence d’une discrimination directe sur la base de la religion »[37] (§55).

Mme Sharpston réplique « que, pour l’adepte pratiquant d’une religion, son identité religieuse fait partie intégrante de son être même. Les exigences de la foi – sa discipline et les règles de vie qu’elle impose – ne sont pas des éléments à appliquer lorsque l’on ne se trouve pas au travail (par exemple, le soir et le week‑end pour ceux qui ont un travail de bureau) mais pouvant être poliment écartés pendant les heures de travail. Naturellement, selon les règles propres à la religion en question et le niveau de pratique de la personne concernée, tel ou tel élément peut ne pas être contraignant pour cette personne et, partant, être négociable. Mais on aurait tort de supposer que, en quelque sorte, tandis que le sexe ou la couleur de peau suivent une personne partout, la religion ne le ferait pas » (§118). Elle estime qu’il « semble impossible de ne pas conclure que Mme Bougnaoui a été traitée de manière moins favorable, sur la base de sa religion, qu’une autre personne ne l’aurait été dans une situation comparable. Un ingénieur d’études travaillant chez Micropole qui n’aurait pas choisi de manifester ses croyances religieuses en portant une tenue vestimentaire particulière n’aurait pas été licencié. Le licenciement de Mme Bougnaoui constituait donc une discrimination directe à son encontre, basée sur sa religion ou ses convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 » (§88).

Dans l’arrêt Achbita[38], la Cour de justice donne raison à Mme Kokott. Elle estime en effet que, si le règlement interdisant « le port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses » vise « indifféremment toute manifestation de telles convictions », il ne peut générer de distinction directement fondée sur la religion, puisqu’il « traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes » (§§ 30-32). Heureusement, elle ne suit pas explicitement l’avocate générale dans ses élucubrations relatives aux critères qui seraient ou non intrinsèques à un individu. D’un côté, Madame Kokott essentialise des critères dont on peut désormais douter qu’ils sont absolument inséparables de la personne. Ainsi, peut-on toujours y ranger le sexe dans le même temps où le droit combat les discriminations faites aux transgenres ou même aux personnes en questionnement ? En quoi l’orientation sexuelle serait-elles davantage indissociable de la personne que des convictions religieuses. D’un autre côté, ravaler la religion à une décision ou une conviction subjective dépendant de la simple volonté de l’intéressé revient à ignorer qu’une religion peut être profondément ancrée dans la personnalité d’un individu[39]. D’ailleurs, la Cour européenne des droit de l’homme rappelle que, dans sa jurisprudence, « d’une façon générale, la liberté de pensée, de conscience et de religion est considérée comme l’une des assises de la société démocratique ; d’une façon plus particulière, les juges voient dans la liberté religieuse un élément vital contribuant à former l’identité des croyants et leur conception de la vie » [40]. Mais alors, l’on n’aperçoit guère pour quel motif la Cour de justice a estimé devoir, en l’espèce, adopter une interprétation bien plus restrictive de la notion de discrimination directe que ce qu’elle avait développé dans une jurisprudence relative à d’autres critères que la religion comme l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle ou l’origine ethnique[41]. En effet, la directive place sur un même pied d’égalité les différents critères de distinction, si bien qu’elle n’offre aucun fondement à une moindre protection contre la discrimination religieuse par rapport aux autres critères protégés[42].

Si elle apporte une certaine clarté propice à la sécurité juridique[43], pareille qualification est critiquée en ce qu’elle résulte d’une analyse purement formelle – la norme se présente-t-elle sous la forme d’une règle générale et abstraite ? – alors que la directive requiert une approche concrète et individualisée. C’est pourquoi Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive estiment que l’approche de la Cour est erronée : « pour mettre à jour une discrimination directe, la question n’est pas tant de vérifier si une règle prévoit un traitement identique pour tous les travailleurs[44], mais bien, comme le prévoit la directive 2000/78, d’identifier que la règle n’a pas pour effet de faire subir à une personne, par rapport à une autre qui se trouve dans une situation comparable, un traitement moins favorable fondé sur les convictions religieuses (…). Dès lors que l’expression de la religion est englobée dans la protection contre la discrimination, une règle qui aboutit à imposer aux travailleurs de ne pas porter un signe religieux particulier qui fait partie de leur identité constitue une discrimination directement fondée sur la religion, sauf à pouvoir être justifiée au titre des exigences professionnelles essentielles et déterminantes »[45].

C’est probablement pour ne pas enfermer les entreprises qui entendent bannir les signes convictionnels dans l’obligation de se conformer aux seules justifications admissibles en cas de discrimination directe – l’exigence professionnelle essentielle ou la qualité d’entreprise de tendance (voy. ci-dessus n° 5) – que la Cour de justice a préféré retenir la qualification de discrimination indirecte[46]. Ces deux justifications ne pourraient en effet n’être reconnues qu’à de très rares entreprises commerciales. Dans son arrêt Bougnaoui, la Cour souligne en effet que « ce n’est que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée, notamment, à la religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante »[47] (§38) et rappelle que « selon les termes mêmes de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78, la caractéristique en cause ne peut constituer une telle exigence qu’en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice » (§39), si bien que « la notion d’‘exigence professionnelle essentielle et déterminante’, au sens de cette disposition, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client » (§40). Cette première porte est ainsi pratiquement fermée. Il en va de même de la seconde puisque l’entreprise de tendance est celle qui peut démontrer que son éthique est effectivement fondée sur une religion ou une conviction[48], ce qui ne sera généralement pas le cas d’une entreprise commerciale[49]. Elle serait en effet réservée à l’entrepreneur qui entend exercer son métier conformément à son éthique, par exemple le boucher qui veut mettre à disposition des musulmans de son quartier de la viande halal ou la restauratrice juive qui ne veut offrir à sa clientèle que de la nourriture casher[50].

Mais si la distinction n’est qu’indirecte, elle est admissible, selon l’arrêt Achbita, « si elle (est) objectivement justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif (sont) appropriés et nécessaires » (§35[51]). Or la Cour admet comme objectif légitime « la volonté d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse » (§37) : « en effet, le souhait d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue à l’article 16 de la Charte, et revêt, en principe, un caractère légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués par l’employeur dans la poursuite de cet objectif les travailleurs qui sont supposés entrer en contact avec les clients de l’employeur » (§38)[52]. Ce raisonnement a été fortement critiqué, notamment pour la très large portée qu’il confère à l’article 16 de la Charte, qui ne reconnaît pourtant la liberté d’entreprise que « conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales[53]. Il est vrai que la Cour de justice semble accorder davantage d’importance à la liberté d’entreprise qu’à la liberté religieuse des employés[54]. Pour Edouard Dubout, il « s’agit d’un jugement de valeur fort qui assume de placer la liberté économique au même plan que la liberté religieuse, ce qui déjà structure le débat d’idées sur un plan politique »[55].

Quoiqu’il en soit, la messe semble dite : aux yeux de la Cour de justice, une règle interdisant de manière générale les signes convictionnels établit une distinction indirecte dont il suffit de s’assurer de la proportionnalité. Sauf à être confronté à un règlement scolaire qui interdit seulement certains signes convictionnels, en route donc pour le contrôle de proportionnalité.

3) Quelles sont les raisons d’interdire le voile en milieu scolaire ?

Dans son arrêt validant la loi « anti-burqa » française, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé que « l’énumération des exceptions à la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions qui figure dans le second paragraphe de l’article 9 est exhaustive et que la définition de ces exceptions est restrictive ». Elle précise que, « pour être compatible avec la Convention, une restriction à cette liberté doit notamment être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux que cette disposition énumère » [56].

Lorsque l’interdiction frappe les enseignantes, l’interdiction du port de signes convictionnels poursuit notamment le but d’assurer la laïcité en France ou la neutralité en Allemagne[57], en Belgique[58] et en Suisse[59]. Il s’agit évidemment d’un but légitime puisqu’il est assigné par le droit international des droits de l’homme (notamment l’article 2 du Premier protocole à la Convention européenne des droits de l’homme, via le respect des convictions religieuses et philosophiques des parents[60]). Le Conseil d’État de Belgique établit un lien entre la neutralité de l’enseignement et le souci de préserver les droits et liberté d’autrui, l’un des motifs de restriction admis par l’article 9.2. de la Convention[61]. Dans le même ordre d’idée, la Cour européenne des droits de l’homme considère que peut être rangé dans l’objectif de protection des droits et libertés d’autrui, le souci de « faire respecter les principes laïcs et démocratiques » [62].

En principe, ce but ne peut être invoqué lorsque l’interdiction s’applique aux élèves, puisque la laïcité et la neutralité ont-elles-même pour objectif de garantir la liberté notamment religieuse des citoyens, en l’occurrence des élèves[63]. C’est ce qu’a rappelé le Conseil d’État de Belgique, confronté à des règlements scolaires interdisant aux élèves le port de signes religieux : « la neutralité est une règle de fonctionnement du service public qui s’impose aux enseignants en tant que fonctionnaires et dispensateurs de l’enseignement. La situation est différente pour les élèves »[64]. En effet, « les élèves ne sont pas des fonctionnaires, ils ne sont pas des dispensateurs de l’enseignement, mais des utilisateurs de l’enseignement communautaire en tant que service public »[65].

De même, selon le Tribunal fédéral suisse, « certes, la liberté de conscience et de croyance inclut le devoir de neutralité confessionnelle et religieuse de l’État (art. 15 al. 4 Cst). Le mandat assigné aux écoles publiques de veiller à ce que le personnel enseignant respecte la neutralité et l’égalité de traitement dans le domaine religieux n’implique pas un devoir correspondant des usagers des écoles: pour autant que par l’exercice de leur propre liberté religieuse les élèves n’entravent pas de manière inadmissible celle des tiers, ils ne sont soumis à aucun devoir de neutralité (…). Le devoir de neutralité des autorités est inapte à justifier une interdiction générale des couvre-chefs imposée aux élèves » [66].

La tradition française érige l’école en sanctuaire[67] où les élèves sont mis à l’abri des convictions de leur entourage, au besoin en sacrifiant une partie de leur liberté[68]. Dans son avis de 1989, en estimant que la laïcité confère aux élèves « le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires », « le Conseil d’État a hiérarchisé liberté de conscience et laïcité pour faire prévaloir la première sur la seconde »[69]. Dans la ligne de cette évolution, une partie importante de la doctrine considère que la loi française du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », n’est pas, n’en déplaise à son intitulé, une loi de laïcité mais une loi de police[70].

Telle n’est cependant pas l’analyse de la Cour européenne des droits de l’homme. À ses yeux, « l’interdiction de tous les signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées publics a été motivée uniquement par la sauvegarde du principe constitutionnel de laïcité »[71]. Cette affirmation permet à la Cour de Strasbourg de faire bref procès, en se retranchant derrière la marge d’appréciation de l’État français, où « la laïcité est un principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l’ensemble de la population adhère et dont la défense paraît primordiale, en particulier à l’école. La Cour réitère qu’une attitude ne respectant pas ce principe ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester sa religion, et ne bénéficiera pas de la protection qu’assure l’article 9 de la Convention (…). Eu égard à la marge d’appréciation qui doit être laissée aux Etats membres dans l’établissement des délicats rapports entre l’Etat et les églises, la liberté religieuse ainsi reconnue et telle que limitée par les impératifs de la laïcité paraît légitime au regard des valeurs sous-jacentes à la Convention »[72].

Un deuxième objectif avancé est de garantir l’égalité des hommes et des femmes. Ainsi, dans son arrêt validant le licenciement d’une enseignante voilée, le Conseil d’État de Belgique relève que, 1« la question du port du ‘voile islamique’ (…) divise aujourd’hui de manière sensible l’opinion publique. L’actualité de cette question, au niveau international même, ne fait pas de doute d’autant qu’elle concerne aussi une autre valeur démocratique fondamentale, celle de l’égalité des hommes et des femmes »[73]. Ce but est lui aussi parfaitement légitime puisqu’il est assigné aux différents législateurs belges par les articles 11 et 11bis de la Constitution. Relativement à l’article 9.2. de la Convention, le Conseil d’État de Belgique le rattache également à l’objectif de « la protection des droits et libertés d’autrui »[74]. Le tribunal fédéral suisse adopte une démarche similaire[75].

Plus généralement, l’interdiction d’arborer des signes convictionnels peut poursuivre d’autres buts légitimes admis par la Convention. L’on songe principalement à la défense de l’ordre public ou à la protection des droits d’autrui. Dans ses arrêts annulant les règlements scolaires flamands, le Conseil d’État de Belgique a reconnu que l’école peut veiller à ce que les élèves s’abstiennent de compromettre, par leur comportement, la neutralité de l’enseignement officiel[76]. Le tribunal fédéral suisse approuve la commune qui invoque « l’intérêt public inhérent à la fonction intégrative et à la neutralité de l’école (art. 15 al. 4 Cst.). Elle se dit mieux en mesure d’assurer l’égalité des chances et la future intégration professionnelle des élèves dans un environnement scolaire religieusement neutre ». Pour le tribunal helvétique, « le devoir de neutralité vise au premier chef les autorités mais il exige aussi de traiter tous les élèves de manière égale du point de vue de leurs conceptions philosophiques et religieuses; une mission éducative confessionnellement neutre des écoles répond à cet égard à un intérêt public. Dans la mesure où le devoir de neutralité d’une école publique doit favoriser la paix confessionnelle, ce devoir peut entrer en considération à titre d’intérêt public propre à justifier une restriction du port des signes religieux » [77]. La Cour constitutionnelle fédérale allemande estime également légitime le but poursuivi par les Länder, à savoir « la préservation de la paix à l’école et de la neutralité de l’État et de sauvegarder par là l’intégrité du mandat éducationnel de l’État, de protéger les droits fondamentaux contradictoires des élèves et des parents et de prévenir ainsi les conflits dès l’abord au sein des écoles publiques placées sous la responsabilité du législateur »[78].

Dans son arrêt relatif à l’enseignante, le Conseil d’État de Belgique identifie encore une autre raison d’interdire les signes convictionnels : « faire bénéficier les élèves de la connaissance de la pluralité des valeurs qui constituent l’humanisme contemporain » [79].

4) L’interdiction du voile en milieu scolaire, une mesure adéquate ?

L’interdiction d’arborer des signes convictionnels permet-elle d’assurer la neutralité de l’enseignement et donc des enseignants ? Assurément, aux yeux du Conseil d’État de Belgique qui se fonde sur la législation adoptée par la Communauté française en matière de neutralité scolaire[80]. Il observe que « le fait de porter un de ces signes en permanence constitue une manifestation ostensible d’une appartenance religieuse. Il expose constamment les élèves à cette conviction religieuse. Il ressort cependant des dispositions des décrets (« neutralité »), que les enseignants, le cas des professeurs de religion et de morale mis à part, doivent adopter, devant leurs élèves, une attitude réservée de manière générale et s’abstenir de révéler, de quelque manière que ce soit, leurs convictions personnelles ou de témoigner de celles-ci. L’autorité peut, au vu de ces dispositions décrétales, en déduire que le port de signes convictionnels par des professeurs de cours généraux n’est pas conciliable avec cette obligation d’abstention » [81].

Le deuxième objectif identifié que poursuivent les réglementations d’interdiction des signes convictionnels est de garantir l’égalité des sexes. L’interdiction du port de tout signe convictionnel est-elle adéquate ?

Il faut relever au préalable que si de nombreux signes religieux, n’étant portés que par l’homme ou que par la femme, peuvent être interrogés du point de vue de l’égalité des sexes, d’autres signes convictionnels sont totalement asexués, si bien que l’on n’aperçoit pas en quoi ils pourraient compromettre l’égalité des femmes et des hommes. Par rapport à de tels signes, l’interdiction en vue de garantir l’égalité des sexes n’est manifestement pas adéquate.

Il a fallu longtemps pour que le juge prenne la pleine mesure des contraintes que l’exigence de neutralité du service public fait peser sur lui lorsqu’il aborde le phénomène religieux[82]. Le juge a d’abord dû s’abstenir de décider du contenu du dogme et du caractère obligatoire ou non des rites du point de vue de la religion[83]. Il a ensuite dû renoncer à la prétention d’imposer une signification au rite ou à la pratique religieuse. Ce n’est que récemment[84] que la Cour européenne a abandonné sa jurisprudence Dahlab condamnant le foulard au motif qu’il semble être imposé aux femmes par une prescription coranique qui « est difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes », ajoutant qu’il paraît « difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves » [85].

Pareille vision paternaliste contredit l’objectif d’égalité des sexes qu’elle prétend promouvoir[86]. Dans son arrêt S.A.S du 1er juillet 2014, qui a renoncé à condamner la France pour sa loi « anti-burqa » mais sur l’air de « c’est bon pour une fois »[87], la Cour européenne répond désormais[88] à ceux qui entendent faire « valoir que le port du voile intégral par certaines femmes choque la majorité de la population française parce qu’il heurte le principe d’égalité des sexes tel qu’il est généralement admis en France » que « le respect de la dignité des personnes ne peut légitimement motiver l’interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public. La Cour est consciente de ce que le vêtement en cause est perçu comme étrange par beaucoup de ceux qui l’observent. Elle souligne toutefois que, dans sa différence, il est l’expression d’une identité culturelle qui contribue au pluralisme dont la démocratie se nourrit». Dès lors, « un État partie ne saurait invoquer l’égalité des sexes pour interdire une pratique que des femmes – telle la requérante – revendiquent dans le cadre de l’exercice des droits que consacrent ces dispositions, sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux »[89]. Ce qui vaut pour le voile intégral vaut a fortiori pour le simple foulard.

Dans le même sens, pour le Tribunal fédéral suisse, « il faut toutefois prendre en considération la diversité des motifs qui conduisent à porter le voile à titre de signe religieux. Quelques courants fondamentalistes rejettent nettement le modèle constitutionnel de l’homme et de la femme égaux en droit. Pour certaines femmes, le port du voile islamique est l’expression de leur respect de la tradition de leurs parents et de leur patrie; pour de nombreuses autres femmes, le voile est le symbole de leur propre identité religieuse et de leur propre conviction. Certaines formes de sociétés matriarcales subsistent et vivent la foi islamique, et leur adeptes portent le hijab. Le port du voile islamique n’exclut en tous cas pas d’emblée l’autonomie et l’égalité juridique de la femme dans la société; c’est pourquoi l’approche de la commune recourante ne justifie pas que l’interdiction des couvre-chefs soit appliquée sans exception. Il s’impose plutôt d’évaluer l’intérêt à l’égalité des sexes au regard des circonstances concrètes de la restriction de la liberté de conscience et de croyance »[90].

 

La Cour constitutionnelle fédérale allemande va plus loin, estimant que l’interdiction du port du voile méconnaît non seulement la liberté professionnelle des femmes mais également l’égalité des sexes. Elle considère en effet que : « dans l’esprit de la décision, loin d’émanciper la femme, l’interdiction du port du voile contribue à l’exclure de l’espace public. Selon les termes de la décision, le fait que, de cette façon, ce soient avant tout des femmes musulmanes qui, concrètement, se trouvent exclues d’activités professionnelles, qualifiées, de pédagogues, apparaît en contradiction avec l’égal traitement des femmes. L’interdiction du voile tend en effet de facto, en l’espèce, à cantonner les femmes musulmanes aux fonctions subalternes, voire à les exclure du monde du travail »[91].

La Cour de Karlsruhe intègre ce faisant la dimension « intersectionnelle » de la discrimination : « le fait qu’une discrimination mêlant des dimensions de genre, d’origine ethnique et de religion puisse être à l’œuvre dans ce cas est aujourd’hui bien connu » [92].

Bien évidemment, ce raisonnement ne peut être appliqué à une femme qui serait contrainte ou à une élève qui serait trop jeune pour faire valoir son discernement. Mais dans ce cas, l’on quitte l’objectif de l’égalité des sexes pour embrasser celui de la protection des droits d’autrui.

Dans certaines circonstances, il n’est pas exclu que l’interdiction des signes convictionnels puisse contribuer à prévenir le prosélytisme dont seraient victimes des élèves de la part des enseignants ou de condisciples[93]. Selon le Tribunal fédéral suisse, « le port de signes religieux peut influencer les élèves et engendrer des conflits avec leurs parents, ce qui peut conduire à une perturbation de la paix à l’école et entraver l’accomplissement de la mission éducative de l’école. L’exercice de la liberté religieuse par une élève peut entrer en conflit avec la liberté religieuse négative des autres élèves et de leurs parents, celle-ci incluant la liberté de se tenir éloigné d’une croyance qui n’est pas partagée. C’est pourquoi il n’existe notamment aucun droit d’exiger des adeptes d’autres confessions l’observation de ses propres préceptes religieux. A cet égard, il existe un intérêt public à ce que le port de signes religieux par certains élèves n’entraîne aucune incitation des autres élèves à les porter également. Inversement, la protection des droits fondamentaux à l’encontre des tiers ne s’étend pas jusqu’à conférer le droit de n’être pas confronté à des convictions religieuses différentes » [94].

Quant à l’objectif d’éduquer à la pluralité des valeurs, identifié par le Conseil d’État de Belgique (voy. ci-avant, 13), il n’est plus mentionné dans la suite de l’arrêt, lorsqu’est interrogée la proportionnalité de la mesure. Il est vrai qu’il est malaisé d’exposer en quoi prévenir la vision de signes convictionnels aiderait les élèves à découvrir le pluralisme. Le Rapport final des Assises de l’Interculturalité relève ainsi que l’interdiction du port du foulard contrarie l’objectif de diversifier le personnel enseignant puisqu’il participe « dans les faits, à écarter de nombreuses jeunes musulmanes de la carrière de professeur »[95].

C’est justement parce qu’elle méconnaît le pluralisme que l’interdiction du port du foulard faite aux enseignantes par certains Länder allemands préoccupe le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies : « cela n’aide pas l’enfant à comprendre le droit à la liberté de religion et à adopter une attitude de tolérance, conformément aux buts de l’éducation énoncés à l’article 29 de la Convention relative aux droits de l’enfant » [96].

Dans la ligne de ces observations onusiennes, la Cour constitutionnelle allemande a estimé que le pluralisme requiert la libre expression des croyances par les enseignantes : « le port d’un foulard islamique ou d’autres vêtements à connotation religieuse ne sont pas en soi susceptibles d’interférer avec la liberté négative de foi des élèves et la liberté de professer une croyance. Tant que les membres du personnel enseignant et éducatif ne font qu’adopter une telle apparence extérieure sans faire la promotion verbale de leur position ou de leur foi, ni ne tentent d’influencer les élèves, la liberté négative de croyance des élèves demeure intacte. Les élèves ne sont confrontés qu’à la liberté positive du personnel éducatif d’exprimer leur foi sous la forme du port de vêtements conformes avec leurs croyances, qui, de plus, sont généralement relativisées et contrebalancées par la conduite d’autres membres du personnel qui adhèrent à d’autres religions ou idéologies. Dans cette mesure, conclut la Cour, l’école publique ouverte au plan confessionnel reflète la société pluraliste au plan religieux »[97].

5) L’interdiction du voile en milieu scolaire, une nécessité ?

Dans son arrêt Achbita, la Cour de justice, ayant admis le caractère légitime du but poursuivi et, sous réserve, son caractère approprié (voy. ci-avant, n° 8), charge le juge du fond de s’assurer que « cette interdiction se limite au strict nécessaire » (§42). En l’espèce, il convient « de vérifier si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise, et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire », il aurait été possible de proposer « un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement » (§43). Et de conclure qu’il incombe au juge « de tenir compte des intérêts en présence et de limiter les restrictions aux libertés en cause au strict nécessaire » (§43).

On le voit, la Cour de justice exige, en principe du moins, que la recherche de la voie la moins dommageable soit effective et se fasse concrètement[98].

Les juridictions rechignent toutefois encore trop souvent à exercer un véritable contrôle de la nécessité.

Ainsi, pour valider le licenciement de l’enseignante voilée, le Conseil d’État de Belgique s’est-il contenté d’affirmer que « la neutralité dans l’enseignement telle que consacrée par l’article 24 de la Constitution peut ainsi conduire une communauté à privilégier l’absence de toute manifestation extérieure de signes religieux, politiques ou philosophiques dans le chef de ses professeurs en tant que fonctionnaires afin d’éviter toute suspicion de pression ou d’influence quelconque sur les élèves vis-à-vis desquels ils exercent leur autorité. Dans cette mesure, l’ingérence dans la liberté de religion des professeurs répond à la nécessité d’assurer aux élèves un enseignement le plus objectif qui soit en laissant à chacun le soin de se forger sa propre opinion. A l’inverse de ce que soutient la requérante, la partie adverse a pu légalement juger que la mesure litigieuse est nécessaire dans une société démocratique »[99].

De même, pour valider la loi française de 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a dû renoncer à effectuer un contrôle de proportionnalité, se retranchant derrière la marge d’appréciation[100] dont jouit l’État français : « Lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l’Etat et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Tel est notamment le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement ». Elle se contente alors de valider la légitimité du but poursuivi, sans s’interroger sur la nécessité de la mesure : « La Cour rappelle aussi que l’État peut limiter la liberté de manifester une religion, par exemple le port du foulard islamique, si l’usage de cette liberté nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique (…). Elle constate en effet que l’interdiction de tous les signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées publics a été motivée uniquement par la sauvegarde du principe constitutionnel de laïcité et que cet objectif est conforme aux valeurs sous-jacentes à la Convention» [101].

Lorsque le juge suit rigoureusement les différentes étapes du contrôle de proportionnalité et notamment lorsqu’il recherche effectivement si l’autorité s’est bien engagée dans la voie la moins dommageable, il devient particulièrement malaisé de justifier une interdiction générale de porter des signes convictionnels.

 Les prohiber en vue de garantir l’égalité des sexes conduit à une impasse. Si l’on n’interdit que le voile en considérant qu’il déprécie la femme, l’on établit une discrimination directe incompatible avec le droit de l’Union et avec la Convention européenne des droits de l’homme (voy. ci-avant, n° 8). Si l’on étend l’interdiction à l’ensemble des signes convictionnels, voire politiques ou commerciaux, la mesure n’est pas nécessaire puisqu’elle frappe des porteurs de signes qui ne compromettent en rien l’égalité entre la femme et l’homme (voy. ci-avant, n° 15). Les juridictions confrontées à la burqa ont ainsi renoncé à mettre cet objectif en avant pour lui préférer le plus évanescent « vivre-ensemble »[102].

 Seules l’interdiction faite aux enseignants de porter des signes convictionnels en vue de garantir la neutralité de l’enseignement officiel et la même interdiction faite aux enseignants comme aux élèves en vue de préserver les droits et libertés d’autrui, notamment en prévenant le prosélytisme, ont résisté au test de l’adéquation.

Ces deux restrictions à la liberté religieuse doivent encore subir l’épreuve de la nécessité.

Afin de déterminer si l’interdiction infligée aux enseignants est nécessaire à la préservation de la neutralité, il faut identifier ce que requiert cette neutralité dans leur chef. Deux conceptions de la neutralité doivent être distinguées, l’une inclusive, l’autre exclusive[103]. En vertu de la première, aussi appelée « neutralité d’action», il est simplement imposé au prestataire du service public de traiter de façon égale et non discriminatoire les usagers du service public. En vertu de la seconde, encore appelée « neutralité d’apparence », l’agent ne doit pas seulement être neutre mais en avoir l’apparence, notamment en s’abstenant de toute expression convictionnelle.

 Dans son arrêt de 2013, Le Conseil d’État de Belgique a considéré que le législateur avait opté pour la neutralité exclusive : il interdirait aux enseignants de révéler « de quelque manière que ce soit, leurs convictions personnelles ou de témoigner de celles-ci »[104]. L’arrêt s’inscrit ainsi dans cette « tendance lourde »[105] en faveur d’une neutralité « visible » ou « apparente »[106].

Dans son arrêt du 27 janvier 2015, la Cour constitutionnelle fédérale allemande adopte la conception inclusive de la neutralité. Elle juge inconstitutionnelle l’interdiction faite aux enseignantes des écoles officielles de porter le voile : « la simple visibilité d’une appartenance religieuse, ou d’une appartenance en termes de vision du monde, de personnels singuliers, n’est pas exclue par la neutralité de l’État. Il convient donc de distinguer entre l’État et ses agents »[107].

L’objectif qui fait le plus consensus pour justifier l’interdiction du port du voile à l’école est celui de protéger les droits des élèves en luttant contre le prosélytisme. Cette lutte requiert-elle une interdiction généralisée de porter des signes convictionnels ?

Ni le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, ni le Conseil d’État de Belgique lorsqu’il pratique le contrôle de proportionnalité[108], ni les cours constitutionnelles allemande et suisse, n’admettent que, ce faisant, l’autorité emprunte la voie la moins dommageable. Pour arriver à cette conclusion, ces instances ont pris en considération les conséquences concrètes de la loi et la réalité du risque que les requérants faisaient courir à l’ordre public ou aux droits d’autrui.

Le Comité des droits de l’homme a dénoncé la disproportion de la loi française de 2004 : « l’État partie a appliqué cette sanction préjudiciable à l’auteur, non parce que sa conduite personnelle créait un risque concret, mais simplement parce qu’il a été considéré comme appartenant à une large catégorie de personnes définies par leur conduite motivée par des raisons religieuses (…). À cet égard, le Comité estime qu’il n’a pas été démontré que le sacrifice des droits de ces personnes était nécessaire ou proportionné aux buts visés » [109].

Saisi par un élève de confession sikh qui s’était vu interdire le port du turban (patka), le Conseil d’Etat de Belgique s’inscrit dans cette ligne en constatant que le règlement de l’école qu’il fréquente ne répondait pas au critère de nécessité requis: « l’école du requérant n’a pas connu d’interdiction auparavant et qu’il n’est pas non plus soutenu que cette école se trouvait ou risquait effectivement de se trouver dans une situation problématique qui suffirait en soi à justifier une restriction à la liberté de religion » [110].

Le Tribunal fédéral suisse a suivi un raisonnement identique dans sa décision du 11 décembre 2015 : « Le devoir de neutralité des autorités est inapte à justifier une interdiction générale des couvre-chefs imposée aux élèves (…).Il n’apparaît ni souhaitable ni nécessaire, tant sous l’angle de l’égalité des sexes que de l’intégration, de subordonner la scolarisation ultérieure de l’élève à la renonciation au port d’un signe religieux. Il importe davantage de donner accès à l’enseignement scolaire aussi à une élève pratiquante, afin que celle-ci bénéficie de l’égalité des chances et de l’intégration dont la commune recourante souligne elle-même la nécessité (…).Les mesures qui empêchent ou compromettent l’accomplissement d’un acte religieux ne peuvent être imposées que si des intérêts publics ou les droit de tiers apparaissent directement lésés ou menacés, ce qui doit être évalué au regard du contexte social actuel»[111].

Enfin, la Cour constitutionnelle fédérale allemande, après avoir estimé inconstitutionnelle une interdiction visant « à prévenir un danger simplement abstrait pour la paix de l’école ou la neutralité étatique », concède que «la situation est différente si l’apparence extérieure des personnels de l’éducation constitue un danger ou une atteinte suffisamment spécifique à la paix à l’école ou à la neutralité de l’État, ou contribue de manière significative à un tel danger ou à une telle atteinte. Cela peut se concevoir, par exemple, dans une situation où des positions très controversées sur la question des comportements religieux adéquats ont été encouragés et introduits dans l’école – en particulier par des élèves plus âgés ou des parents – d’une manière qui interfère sérieusement avec les processus scolaires et l’accomplissement du mandat éducatif de l’État. »[112].

Dans cette hypothèse d’un danger pour la paix scolaire, la Cour constitutionnelle fédérale allemande énonce ainsi les conditions que doit remplir la réglementation pour être validée : « il pourrait y avoir un intérêt juridique pertinent sur le plan constitutionnel à interdire l’expression religieuse par l’apparence extérieure ou la conduite non seulement dans un cas individuel particulier, mais pendant un certain temps de manière plus générale dans certaines écoles ou dans certains districts scolaires si, en raison de situations conflictuelles considérables concernant le comportement religieux adéquat dans ces écoles ou districts, le seuil d’un danger suffisamment précis pour la paix scolaire ou la neutralité de l’État a été atteint dans un nombre important de cas (…). Même dans l’hypothèse d’un tel règlement, dans l’intérêt des droits fondamentaux des personnes concernées, il faudrait d’abord examiner s’il serait possible d’employer la personne concernée dans d’autres environnements éducatifs »[113].

Au bout de la logique de la recherche de la voie la moins dommageable pointe l’accommodement raisonnable[114], ainsi que le suggérait Françoise Tulkens dans son opinion dissidente à l’arrêt Sessa c. Italie: « le caractère proportionné d’une mesure suppose que, parmi plusieurs moyens permettant d’atteindre le but légitime poursuivi, les autorités choisissent celui qui est le moins attentatoire aux droits et libertés. Dans cette perspective, la recherche d’un aménagement raisonnable de la situation litigieuse peut, dans certaines circonstances, constituer un moyen moins restrictif d’atteindre l’objet poursuivi »[115].

Selon la Cour suprême du Canada, qui a conceptualisé et développé cette notion, l’accommodement raisonnable découle du principe d’égalité et de l’interdiction de la discrimination : « l’obligation dans le cas de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, fondée sur la religion ou la croyance (qui) consiste à prendre des mesures raisonnables pour s’entendre avec le plaignant, à moins que cela ne cause une contrainte excessive»[116]. Cette cour est allée jusqu’à s’accommoder de ce qu’un élève sikh porte son kirpan – qui aurait pu être prohibé en tant qu’arme potentielle[117] – dans l’école publique qu’il fréquentait en rappelant que le principe de l’accommodement raisonnable s’impose à l’institution scolaire[118]. Ce principe requiert que les intérêts en cause soient examinés in concreto et dûment mis en balance, l’autorisation étant individuelle et circonstanciée. Comme le rappelle David Koussens, « la Cour suprême ne généralise pas pour autant le port du kirpan et sa décision ne fait jurisprudence qu’en ce que la procédure de l’accommodement devient celle que les écoles canadiennes doivent respecter pour décider si des élèves peuvent être individuellement autorisés à porter un signe religieux dans l’enceinte de l’établissement scolaire »[119].

Dans son arrêt validant la loi française de 2004 (voir ci-avant, n° 20), la Cour européenne se montrait hermétique à cette démarche : « quant aux propositions de la requérante d’enlever son foulard à l’entrée des salles de cours ou d’y substituer un bonnet ou un bandana qui n’auraient, selon elle, aucune connotation religieuse ou tout le moins ne seraient pas des signes ostensibles ayant pour effet d’exercer une pression, la Cour réitère qu’une telle appréciation relève pleinement de la marge d’appréciation de l’Etat. En effet, les autorités internes ont pu estimer, dans les circonstances de l’espèce, que le fait de porter un tel accessoire vestimentaire à l’intérieur de l’enceinte du lycée constituait également la manifestation ostensible d’une appartenance religieuse, et que la requérante avait ainsi contrevenu à la réglementation. La Cour souscrit à cette analyse et relève qu’eu égard aux termes de la législation en vigueur, qui prévoit que la loi doit permettre de répondre à l’apparition de nouveaux signes voire à d’éventuelles tentatives de contournement de la loi, le raisonnement adopté par les autorités internes n’est pas déraisonnable » [120].

Pour Gérard Gonzalez, la proposition d’accommodement de la norme demeure sans effet « eu égard à la crainte de contournement de la loi qui frôle la paranoïa : la seule issue au dialogue, qui devient en fait un monologue impératif, est de marcher tête nue et cheveux au vent ! »[121]. Cette paranoïa a conduit des directions d’écoles à sanctionner des élèves vêtues de jupes jugées trop longues pour être honnêtement françaises, pointées comme « un signe ostentatoire d’appartenance religieuse »[122]. Jean Baubérot se plaît à rappeler qu’Aristide Briand s’était opposé, lors de l’adoption de la loi de 1905, à l’interdiction de la soutane dans l’espace public, notamment au motif qu’à « supposer que la loi de séparation intègre cette interdiction, on peut compter sur ‘l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs’ pour trouver d’autres coupes ou accessoires vestimentaires propres à distinguer le clergé du reste de la population. On ne ferait que s’engager sans fin dans un jeu du chat et de la souris »[123].

 

Il est toutefois permis de percevoir un frémissement dans des arrêts plus récents de la Cour européenne des droits de l’homme, tel l’arrêt Eweida, où elle délaisser la « logique principielle » des décisions de 2009 pour « une logique pragmatique et accommodante », selon les termes d’Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive[124]. L’évolution est particulièrement marquée dans un arrêt de 2017 où la Cour était confrontée à la demande de parents de voir leur petite fille dispensée de suivre un cours de natation mixte. Pour valider le refus des autorités scolaires, la Cour prend notamment en compte le fait que « les autorités ont offert des aménagements significatifs aux requérants, dont les filles avaient notamment la possibilité de couvrir leurs corps pendant les cours de natation en revêtant un burkini (…). Elle note que, par ailleurs, les filles des requérants pouvaient se dévêtir et se doucher hors de la présence des garçons. Elle admet que ces mesures d’accompagnement étaient à même de réduire l’impact litigieux de la participation des enfants aux cours de natation mixtes sur les convictions religieuses de leurs parents »[125].

La Cour constitutionnelle fédérale allemande conditionne également la validation d’une interdiction provisoire du port du voile à ce que, dans l’intérêt des droits fondamentaux des personnes concernées, les autorités scolaires examinent la possibilité d’employer la personne concernée dans d’autres environnements éducatifs[126].

La Cour de justice ouvre également la porte à l’accommodement raisonnable dans son arrêt Achbita, lorsqu’elle invite l’employeur à rechercher une solution autre que le licenciement « tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise, et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire » (voir ci-avant, n° 8).

Pour adopter pleinement la démarche canadienne, il faudrait encore passer de l’inexistence de « charge supplémentaire » à l’absence de « contrainte excessive », ce qui n’est pas une mince affaire[127].

 

6) De quel côté penche la balance des intérêts ?

L’interdiction générale du port de signes convictionnels, que ce soit par les enseignants ou par les élèves, n’a pas franchi l’épreuve de la nécessité. C’est donc de manière surabondante, pour la beauté d’une démarche intellectuelle menée à son terme davantage que pour convaincre ceux qui demeureraient sceptiques à ce stade du raisonnement – hypothèse improbable que l’on ne peut toutefois pas écarter scientifiquement – l’interdiction générale sera soumise au dernier test, celui de la balance des intérêts.

Dans son arrêt de 2013, le Conseil d’État de Belgique considérait que le règlement d’ordre intérieur, frappant les enseignants, « assure la balance des droits et intérêts en présence : respect du choix des parents quant à l’enseignement et l’éducation de leurs enfants, garantie qu’aucune vérité ne soit imposée aux élèves lorsqu’ils sont sous l’autorité de professeurs de cours généraux obligatoires pour tous les élèves, accès des élèves à la pluralité des valeurs démocratiques grâce au choix d’un cours de religion (parmi les religions reconnues) ou de morale, reconnaissance de la liberté d’expression et de religion lorsque ces cours sont dispensés »[128].

La fonction première de l’école est d’assurer l’éducation et l’instruction des élèves. Analysant les textes consacrant le droit de l’enfant à l’enseignement, la Cour constitutionnelle belge conclut que ce droit « peut par conséquent limiter la liberté de choix des parents et la liberté des enseignants quant à l’enseignement qu’ils souhaitent dispenser à l’enfant soumis à l’obligation scolaire. La Cour européenne des droits de l’homme considère ainsi que, lorsqu’au lieu de le conforter, les droits des parents entrent en conflit avec le droit de l’enfant à l’instruction, les intérêts de l’enfant priment »[129]. C’est donc à l’aune de ce droit à l’éducation que doit essentiellement s’apprécier, en définitive, la validité de l’interdiction du port de signes convictionnels par les enseignants et les élèves. Cette validité peut être interrogée au regard tant de l’accès à l’enseignement que du contenu de celui-ci.

L’élève qui refuse d’ôter son voile sera exclue de l’établissement scolaire. La règle d’interdiction a également un effet en amont, celui de décourager les parents soucieux de faire observer le prescrit religieux par leur progéniture de les inscrire dans l’école officielle.

Dans ses arrêts validant la loi française de 2004, la Cour européenne ne prend toutefois nullement en compte les conséquences de l’exclusion ou de la ségrégation pour apprécier la proportionnalité de la règle d’interdiction. A ses yeux, « la sanction de l’exclusion définitive d’un établissement scolaire public n’apparaît pas disproportionnée. Elle constate par ailleurs que l’intéressée avait la possibilité de poursuivre sa scolarité dans un établissement d’enseignement à distance, dans un établissement privé ou dans sa famille (…). Il en ressort que les convictions religieuses de la requérante ont été pleinement prises en compte face aux impératifs de la protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre public» [130].

Faut-il voir une évolution jurisprudentielle dans cet arrêt de 2017 où la même Cour européenne des droits de l’homme était confrontée à des parents qui, pour éviter que leur fille ne fréquente un cours de natation mixte, proposaient qu’elle apprenne à nager dans des cours privés ? La Cour de Strasbourg objecte cette fois que « l’école occupe une place particulière dans le processus d’intégration sociale, place d’autant plus décisive s’agissant d’enfants d’origine étrangère. Elle accepte que, eu égard à l’importance de l’enseignement obligatoire pour le développement des enfants, l’octroi de dispenses pour certains cours ne se justifie que de manière très exceptionnelle ». Et de conclure : « l’intérêt des enfants à une scolarisation complète permettant une intégration sociale réussie selon les mœurs et les coutumes locales prime sur le souhait des parents de voir leurs filles exemptées des cours de natation mixtes » [131].

La loi d’interdiction assortie de la sanction de l’exclusion scolaire ne pousse-t-elle pas trop de parents à inscrire leurs filles dans des écoles privées où elles ne pourront plus bénéficier d’une éducation aux droits de l’homme et au « vivre-ensemble » et où elles seront entravées dans leur intégration[132] ? Telle est en tout cas l’analyse du Tribunal fédéral suisse, pour qui l’interdiction va à l’encontre des buts d’intégration de l’école et a pour effet de soustraire la jeune fille à l’école obligatoire[133].

Depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme jusqu’à la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989, le droit international des droits de l’homme exige que l’enseignement vise à faire des élèves des citoyens et les éduque aux droits de l’homme et à la tolérance.

De ce point de vue également, la balance des intérêts devrait conduire à la censure d’une interdiction générale et permanente du port du voile à l’école. Comment en effet éduquer les élèves à la démocratie, indissociable du débat, et aux droits de l’homme, si on ne leur permet pas de s’y exercer ? Bien évidemment, cet apprentissage doit se faire dans le respect des droits d’autrui. Il est dès lors nécessaire que des interdictions ponctuelles puissent être prononcées, en cas d’abus de droit, par exemple de pressions exercées sur des jeunes filles qui refuseraient de se voiler[134].

C’est en ce sens que François Ost voit dans la loi française de 2004 « une loi un peu désespérée comme cela se reflète dans de nombreux passages du rapport Stasi, où il serait question d’une République assiégée, où nécessité serait devoir faire loi, comme s’il était trop tard pour dialoguer. C’est ce sentiment du trop tard qui me choque particulièrement en matière d’éducation. Je pense qu’il n’est jamais trop tard, notamment en milieu scolaire. Il y a comme une sorte d’aveu d’impuissance, ou d’échec, de l’institution scolaire de ne pouvoir, par ses méthodes propres, qui sont des méthodes de dialogue et de persuasion, aboutir à faire respecter la liberté, ou les libertés. C’est une phrase terrible du rapport Stasi : ‘les jeunes sont encore fragiles. L’expression des convictions à l’école, notamment religieuses, ne va pas de soi’. Je pense au contraire que, bien sûr, les jeunes sont fragiles, mais que c’est aussi le moment où se construisent les convictions. Si on ne peut pas échanger et expérimenter les libertés en milieu scolaire, où peut-on le faire ? » [135].

De même, Philippe Portier constate que « l’ordre libéral, dominant hier, était porté par la confiance dans la liberté du sujet. Le réaménagement en cours du régime de laïcité (par des lois d’interdiction) illustre l’entrée de la société contemporaine dans un néo-libéralisme qui, inversant la hiérarchie établie depuis Locke entre sécurité et autonomie, instaure le contrôle en principe même de sa rationalité politique »[136].

C’est l’ensemble des élèves qui pâtiraient des réglementations d’interdiction si celles-ci étaient effectivement appliquées à l’expression de toutes les convictions philosophiques, religieuses et politiques. Heureusement pour les têtes blondes et tant pis pour la stigmatisation des autres, il n’y a finalement que certains signes religieux qui sont traqués tandis que l’apprentissage du débat politique ou philosophique ainsi que l’expression des autres convictions est encouragé. A-t-on jamais entendu que les petits-déjeuners Oxfam, les campagnes Amnesty international, le respect des mots d’ordre syndicaux par les enseignants affiliés… étaient interdits ou même découragés au nom de la laïcité ou de la neutralité ?

Pourtant, comme le rappelle la Cour de justice de l’Union européenne, dans la ligne de l’arrêt Eweida de la Cour européenne des droits de l’homme[137], encore faut-il que la politique de neutralité « soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique » (§40). En effet, si le règlement est appliqué de manière différente à l’égard de certaines personnes, par exemple plus sévèrement contre certaines pratiques religieuses, l’on retombe alors dans une discrimination directe. Il convient dès lors de s’assurer que l’institution a mené « une politique générale et indifférenciée d’interdiction du port visible des signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses à l’égard des membres de son personnel » (§41). Or une telle systématisation aurait des effets délétères et inhibiteurs sur la qualité de l’enseignement, les professeurs en étant réduit à s’autocensurer dès que l’on aborde des questions politiques, philosophiques ou sociétales.

Pour conclure, une proposition de compromis dans la balance

Une législation d’interdiction générale et permanente ne résiste pas au test de proportionnalité, quelle que soit la raison de son adoption. Ces raisons sont essentiellement au nombre de trois : la défense de la neutralité/laïcité ; la protection de l’une des composante essentielle de ce couple que sont les droits et libertés d’autrui ; la garantie de l’égalité des sexes. Ce dernier objectif ne résiste pas longtemps à l’analyse. Le premier ne peut fonder l’atteinte à la liberté des élèves et ne peut justifier celle faite aux enseignants qu’au prix d’une définition de la neutralité/laïcité qui paralyse l’enseignement.

Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies n’accepte toujours pas l’interdiction générale et permanente contenue dans les lois françaises de 2004 et de 2010 qui « portent atteinte à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction et affectent particulièrement les personnes appartenant à certaines religions et les filles ». Il estime « que les effets de ces lois sur le sentiment d’exclusion et de marginalisation de certains groupes pourraient aller à l’encontre des buts recherchés». Il recommande dès lors à la France de réexaminer ces lois « à la lumière de ses obligations au titre du Pacte, en particulier de l’article 18 relatif à la liberté de conscience et de religion, et du principe d’égalité consacré à l’article 26 » [138].

Cela fait un peu désordre pour un État autoproclamé « Patrie des droits de l’homme »[139], qui doit ainsi assumer, en faisant la sourde oreille, une méconnaissance de ses obligations internationales en se retranchant derrière le blanc seing que lui a décerné la Cour européenne des droits de l’homme[140].

Celle-ci n’est-elle cependant pas justement en train d’évoluer ? Certes, dans son arrêt Dakir c. Belgique du 11 juillet 2017, la Cour de Strasbourg, dans la ligne de son arrêt S.A.S. c. France, a validé l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public, en l’occurrence un règlement communal intervenu avant la loi du 1er juin 2011 visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage. Elle condamne néanmoins l’État belge, estimant que la décision du Conseil d’État déclarant irrecevable le recours introduit par une femme portant la burqa contre ce règlement, « souffre d’un formalisme excessif »[141]. La Cour estime que « la requérante s’est vu limiter son accès au Conseil d’État à un point tel que le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge, a été rompu ».

Mais comment éviter un formalisme excessif, si ce n’est en abandonnant cette jurisprudence validant les interdictions générales et permanente pour en revenir à une approche plus casuistique. N’est-ce pas en définitive l’invite adressée par Strasbourg qui pourrait ainsi se rapprocher de Genève[142] ?

Reste donc le souci de préserver les droits et libertés d’autrui. Il faut en effet permettre à l’école de se prémunir contre le comportement de certains qui, par une attitude prosélyte intempestive, influenceraient de manière excessive d’autres élèves, voire porteraient atteinte à leurs droits et libertés.

L’arsenal juridique est suffisant pour sanctionner les enseignants adoptant un tel comportement, qui serait dénoncé par l’inspection scolaire et déboucherait sur une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’à la révocation[143].

Au vu des évolutions récentes de la Cour européenne des droits de l’homme – qui s’est montrée plus que réticente à l’égard des législations anti-burqa et qui a réintégré le rôle de sociabilisation de l’école parmi ses critères d’appréciation –, conformément à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, de la Cour constitutionnelle allemande, du Tribunal fédéral suisse et du Conseil d’État de Belgique, un consensus ne se dégage-t-il pas en faveur de l’adoption d’une législation qui confirmerait la libre expression des élèves, notamment par le port de signes convictionnels, mais qui permettrait aux autorités scolaires d’interdire temporairement ces signes, en cas de troubles avérés dans l’école considérée ? Les élèves seraient ainsi éduqués à jouir de leur liberté sans toutefois en abuser. Ils découvriraient leur responsabilité dans le fonctionnement d’une société démocratique.

L’on en reviendrait ainsi à la conception classique des restrictions susceptibles d’être apportées aux libertés par des mesures de police administrative, qui répugne aux interdictions générales et permanentes. L’on en reviendrait ainsi à l’avis du Conseil d’État de France de 1989, selon lequel la liberté des élèves est première et qu’elle ne peut être entravée que si elle perturbe les activités d’enseignement ou trouble l’ordre dans l’établissement[144]. C’est ce qu’a fait le Conseil d’État de Belgique dans ses arrêts de 2014 relatifs aux règlements scolaires d’écoles flamandes. Et dans cette hypothèse, pourraient n’être interdits que les signes à l’origine des troubles[145].

 

[1]    Toute ma gratitude va à Hélène Lerouxel, secrétaire en chef du greffe législation du Conseil d’État de Belgique et assistante à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, qui a consacré une lecture scrupuleuse et exigeante à ce texte.

[2]    S. Van Drooghenbroeck, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme, prendre l’idée simple au sérieux, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 74.

[3]    Cour eur. dr. h., Guide sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, mise à jour au 30 avril 2019, p. 18, §42, www.echr.coe.int/Documents/Guide_Art_9_FRA.pdf.

[4]    Voy. S. Van Drooghenbroeck et X. Delgrange, « Le principe de proportionnalité : retour sur quelques espoirs déçus », Revue du droit des religions, n° 7, mai 2019, pp. 41-61.

[5]    Il est à cet égard renvoyé à X. Delgrange, « Une nouvelle source du droit : le dress-code », dans : Le droit malgré tout, hommage au Professeur François Ost, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis – Bruxelles, 2018, pp. 659-706.

[6]    Cour eur. D.H. (5e section), arrêt Kervanci c. France (requête n° 31645/04) et arrêt Dogru c. France (requête n° 27058/05) du 4 décembre 2008 ; décision d’irrecevabilité du 30 juin 2009 dans l’affaire Aktas c. France, requête n° 43563/08 ; décisions du 30 juin 2009, affaires Bayrak c. France, Gamaleddyn c. France, Ghazal c. France, Aktas c. France, Jasvir Singh c. France et Ranjit Singh c. France. Cour eur. D.H., arrêt du 10 janvier 2017, Osmanoğlu et Kocabaș c. Suisse.

[7]    S’agissant du port du voile par les enseignantes, C.E. (assemblée générale), arrêt en suspension n° 210.000 du 21 décembre 2010, arrêt au fond n° 223.042 du 27 mars 2013, X. c. la ville de Charleroi. S’agissant du port du voile par les élèves, C.E. (IXème chambre néerlandophone), arrêt n° 228.748 du 14 octobre 2014, Singh c. Gemeenschaponderwijs (turban) ; arrêt n° 228.752 du 14 octobre 2014, XXX c. Gemeenschaponderwijs (hijâb). Ces arrêts sont consultables sur le site du Conseil d’État de Belgique, www.conseildetat.be.

[8]    Cour constitutionnelle fédérale allemande (première chambre), arrêt du 27 janvier 2015, 1 BvR 471/10 – 1 BvR 1181/10, consultable en ligne dans une traduction en anglais : www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Downloads/EN/2015/01/rs20150127_1bvr047110en.pdf;jsessionid=314DC8D53676EBF493A888055CFCA878.1_cid394?__blob=publicationFile&v=4.

[9]    Tribunal fédéral suisse, arrêt du 11 décembre 2015, Commune scolaire de Sankt-Margrethen c. A et B.D. et Département de la formation du canton de Saint-Gall, JdT 2016 I, pp. 67-90. A propos du droit suisse en cette matière, voy. F. Bellanger, « Liberté religieuse et enseignement », Religion und Gesellschaft / Religions et société, 2016/2, pp. 155-163, http://religionskunde.ch/images/Ausgaben_ZFRK/Rubriken/2016_02_Bellanger-ZFRK_2-2016.pdf

[10]  Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Communication n° 1852/2008 du 1er novembre 2012, Bikramjit Singh c. France, CCPR/C/106/D/1852/2008

[11]  C.J.U.E. (grande chambre), arrêts du 14 mars 2017, Samira Achbita et Centre pour l’égalité des chances c. G4S Secure Solution S.A., aff. C-157/15 ; Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme c. Micropole S.A., aff. C-188/15.

[12]  La loi du 15 mars 2004 n° 2004-228, encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, n’a pas été entreprise devant le Conseil constitutionnel, un consensus s’étant dégagé au sein du Parlement pour éviter une saisine qui aurait pu déboucher sur une censure particulièrement crainte du monde politique (voy. J. Brau, « Controverses autour de la loi du 15 mars 2004 : laïcité, constitutionnalité et conventionnalité », www.droitconstitutionnel.org/congresmtp/textes1/BRAU.pdf ). Quand aux arrêts du Conseil d’État du 5 décembre 2007, ils se concentrent sur une exégèse de la loi de 2004 sans procéder au moindre examen de proportionnalité. L’on peut ainsi y lire : « cette interdiction ne méconnaît pas les stipulations de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales relatives à la liberté de pensée, de conscience et de religion, dès lors qu’elle ne porte pas à cette liberté une atteinte excessive au regard de l’objectif d’intérêt général poursuivi visant à assurer le respect du principe de laïcité dans les établissements scolaires publics ; qu’ainsi, cette sanction ne saurait par elle-même méconnaître ces stipulations » (C.E. France, arrêt du 5 décembre 2007, M. et Mme Bessam Ghazal, n° 295671). Voy. à propos de ces arrêts, D. Koussens, L’épreuve de la neutralité. La laïcité française entre droits et discours, Bruxelles, Bruylant, 2015, pp. 170-174.

[13]  Avis du Conseil d’État de France n° 346.893 du 27 novembre 1989. A propos de cet avis, voy. C. de Galembert, « Le voile : de l’Hôtel Matignon au Palais Royal, entretien avec Renaud Denoix de Saint Marc » et C. de Galembert et F. Lorcerie, « Le voile au Conseil d’État, entretient avec Jean-Michel Bélorgey », Droit et Société, 68/2008, pp. 199-214 et 215-224 ; D. Koussens, op. cit., pp. 154-158.

[14]  Comme le synthétise la Cour européenne des droits de l’homme, en renvoyant à l’arrêt du 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni, §§ 89 et 94, « une société démocratique saine a besoin de tolérer et soutenir le pluralisme et la diversité en matière religieuse. De plus, quiconque fait de la religion un principe essentiel de sa vie doit en principe avoir la possibilité de communiquer cette conviction à autrui, y compris par le port de vêtements et de symboles religieux. Le port d’un tel vêtement ou symbole, motivé par la foi de l’intéressé et par la volonté de témoigner de cette foi, constitue une manifestation de sa conviction religieuse, sous la forme d’un « culte », d’une « pratique » et d’un « rite » ; c’est donc un comportement protégé par l’article 9 § 1 » (Guide sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., pp. 31-32, § 85).

[15]  Il sera dès lors renvoyé à la littérature traitant de la jurisprudence belge, notamment : X. Delgrange, « Mixité sociale, mixité religieuse : le droit de l’enseignement face à la diversité », et M. El Berhoumi, « Les juridictions suprêmes contre le voile : commentaire de deux arrêts engagés » dans : J. Ringelheim (dir.), Le droit et la diversité culturelle, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 503-567, sp. pp. 562-564 ; pp. 569-620, sp. pp. 599-616 ; X. Delgrange, « Une nouvelle source du droit : le dress-code », op. cit., pp. 662-669.

[16]  C.C., arrêt n° 93/2010 du 29 juillet 2010, B.8. ; arrêt n° 135/2015 du 1er octobre 2015, B.18 ; arrêt n° 45/2017 du 27 avril 2017, B.7.1. Ces arrêts sont consultables sur le site de la Cour constitutionnelle, www.const-court.be.

[17]  Les conclusions rendues dans les affaires Achbita (Concl. de l’avocat général Kokott du 31 mai 2016 dans l’affaire CJUE, aff. C-157/15, Achbita, §§ 97 et s.) et Tele2 Sverige AB (Concl. de l’avocat général Saugmandsgaardøe du 19 juillet 2016 dans l’affaire CJUE, C-203/15 et C-698/15, Tele2 Sverige AB, §§174 et s.), sont, sur ce point, dignes des manuels les plus pédagogiques. Voy. S. Van Drooghenbroeck et X. Delgrange, « Le principe de proportionnalité : retour sur quelques espoirs déçus », op. cit., p. 45.

[18]  C.J.U.E., arrêt du 13 juillet 2017, Túrkevei Tejtermelő Kft. C. Országos Környezetvédelmi és Természetvédelmi Főfelügyelőség, aff. C-129/16, §66.

[19]  Cour eur. Dr. h., arrêt Mouvement Raëlien c. Suisse du 13 juillet 2012, §75.

[20]  Cour eur. dr. h., Guide sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 18, §42.

[21]  Il en va de même dans le droit de l’Union européenne. Selon l’avocat général Saugmandsgaardøe, « À la différence des exigences relatives au caractère approprié et nécessaire de la mesure en cause, lesquelles évaluent son efficacité au regard de l’objectif poursuivi, l’exigence de proportionnalité stricto sensu consiste à mettre en balance, d’une part, les avantages résultant de cette mesure au regard de l’objectif légitime poursuivi avec, d’autre part, les inconvénients en découlant au regard des droits fondamentaux consacrés dans une société démocratique […]. Cette exigence ouvre ainsi un débat sur les valeurs devant prévaloir dans une société démocratique et, en définitive, sur le type de société dans lequel nous souhaitons vivre […] » (conclusions, op. cit., §248). A propos du caractère délicat de cette pesée, résultant notamment de la difficulté d’identifier précisément les éléments pertinents à mettre dans les plateaux de la balance, voy. S. Van Drooghenbroeck et X. Delgrange, « Le principe de proportionnalité : retour sur quelques espoirs déçus », op. cit., pp. 50-51.

[22]  Selon le Robert électronique, en un certain sens, la raison est la « cause ou le motif légitime qui justifie quelque chose en l’expliquant ».

[23]  Voy. Cour eur. D.H., Guide sur l’article 2 du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l’homme. Droit à l’instruction, Mis à jour au 30 avril 2019, n° 5 à 7, pp. 5-6, www.echr.coe.int/Documents/Guide_Art_2_Protocol_1_FRA.pdf. Dans ses arrêts annulant des règlements scolaires d’écoles flamandes interdisant le port de signes convictionnels, le Conseil d’État de Belgique a rappelé cette exigence (C.E., arrêt n° 228.748 du 14 octobre 2014, Singh c. Gemeenschaponderwijs, n° 57 ; arrêt n° 228.752 du 14 octobre 2014, XXX c. Gemeenschaponderwijs). Voy. J. Lievens et J. Vrielink, « De Raad van State over het ‘hoofdoekenverbod’ in het Gemennschapsonderwijs : een kentering inzake kentekens », Tijdschrift Jeugd- en Kinderrechten, 2015/1, pp. 84-93; des mêmes auteurs, « ‘Symbolenstrijd’. De Raad van State en religieuze kentekens in het (Gemeenschaps)onderwijs », Tijdschrift voor Onderwijsrecht en Onderwijsbeleid, 2014/3, pp. 4-14.

[24]  S. Van Drooghenbroeck, op. cit., pp. 224-423.

[25]  Conformément à l’article 165 du TFUE, le droit de l’Union n’a pas vocation à régir « l’organisation du système éducatif » en général et le statut des élèves ou étudiants en particulier (voy. X. Delgrange et L. Detroux, « Article 14 – Droit à l’éducation », dans : F. Picod et S. Van Drooghenbroeck (dir.), Commentaire article par article de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2017, pp. 305-326, sp. pp. 322-326). Toutefois, la directive 2000/78/CE s’applique de manière transversale à toutes les relations de travail (ainsi, son article 15 énonce une disposition dérogatoire à l’égard du recrutement des enseignants en Irlande du Nord). En Communauté française de Belgique, la directive est transposée par le décret du 12 décembre 2008 relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination, qui entend notamment lutter contre la discrimination fondée sur « la conviction religieuse ou philosophique » (article 2, 2°). Ce décret s’applique entre autres aux « relations statutaires d’emploi qui se nouent au sein (…) des établissements d’enseignement en Communauté française, tous types, tous niveaux, tous réseaux confondus ». Voy. X. Delgrange et M. El Berhoumi, « Le droit de tendance des pouvoirs organisateurs », dans : X. Delgrange, L. Detroux et M. El Berhoumi (dir.), Les grands arrêts du droit de l’enseignement, Bruxelles, Larcier, 2017, pp. 78-97.

[26]  C.E. (assemblée générale), arrêt n° 210.000 du 21 décembre 2010, 6.7.1.

[27]  C.E. (assemblée générale), arrêt n° 210.000 du 21 décembre 2010, 6.18.2.

[28]  Voy. not. M. El Berhoumi, « Les juridictions suprêmes contre le voile : commentaire de deux arrêts engagés », op. cit., pp. 595-599 ; J. Ringelheim, « Le Conseil d’Etat et l’interdiction du port du voile par les enseignants : paradoxale neutralité », Administration Publique (Trimestriel), 2012/2, pp. 342-384, sp. p. 383 ; Chr. Horevoets et S. Vincent, « Les différences de traitement admises et les discriminations prohibées », dans : E. Bribosia, I. Rorive et S. Van Drooghenbroeck (dir.), Actualités en matière de non-discrimination, Bruxelles, Bruylant, 2016, pp. 33-92, sp. p. 61.

[29]  En ce sens, X. Delgrange et M. El Berhoumi, « Le droit de tendance des pouvoirs organisateurs », op. cit., pp. 88-93.

[30]  C.E. (assemblée générale), arrêt n° 210.000 du 21 décembre 2010, 6.7.2.

[31]  L’assemblée générale du Conseil d’État le relève elle-même : « les notions de laïcité, conception philosophique parmi d’autres, et de neutralité sont distinctes » (ibidem). Sur cette distinction entre les laïcités politique et philosophique en droit belge, voy. X. Delgrange, « La gestion de la diversité à l’école : le ‘modèle’ belge », dans : L’expression du religieux dans la sphère publique, comparaisons internationales, actes du colloque des 2-3 juin 2015 organisé à Paris par les Ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères, La Documentation française, 2016, pp. 141-158, sp. pp. 143-145.

[32]  C.E. (assemblée générale), arrêt n° 223.042 du 27 mars 2013, VII.2.2.2.

[33]  Voy. M. El Berhoumi, « Foulard à l’école : Le Conseil d’État clôt la saga carolorégienne », Administration Publique (Trimestriel), 2013/4, pp. 383-409, sp. pp. 406-409

[34]  Voy. I. Rorive, « Être et avoir l’air : une scénographie baroque des principes de neutralité et de non-discrimination. Commentaire de l’ordonnance du Tribunal du travail francophone de Bruxelles siégeant comme en référé du 16 novembre 2015 », Administration Publique (Trimestriel), 2016/4, pp. 491-516, sp. p. 506 ; L. Van Bunnen, « La contribution de la Cour de justice de l’Union européenne à la protection des droits de l’Homme et la question du port du voile islamique », Revue Critique de Jurisprudence belge, 2018, pp. 91-112, sp. p. 94.

[35]  Cour eur. D.H., arrêt du 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni, Voy. F. Kéfer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », Tijdschrift voor Sociaal Recht / Revue de Droit Social, 2017/3, pp. 527-583, sp. p. 571.

[36]  Voy. E. Bribosia et I. Rorive, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 112/2017, pp. 1017-1037, sp. pp. 1027-1030 ; F. Dorssemont, « Vrijheid van religie op de werkplaats en het Hof van Justitie: terug naar cuius regio, illius religio? », Recht, religie en samenleving, 2016/2, pp. 65-105.

[37]  L’avocate générale se réfère à l’arrêt de la Cour de justice du 16 juillet 2015, CHEZ Razpredelenie Bulgaria (C-83/14, § 82), où « la Cour considère comme indice de discrimination directe (sur la base de l’origine ethnique) le fait qu’une pratique repose sur des stéréotypes ou des préjugés contre un groupe de personnes déterminées ». Voy. I. Rorive, op. cit., p. 511.

[38]  C.J.U.E. (grande chambre), arrêt du 14 mars 2017, Samira Achbita et Centre pour l’égalité des chances c. G4S Secure Solution S.A., aff. C-157/15. L’arrêt Bougnaoui ne tranche par la question, la Cour estimant manifestement manquer d’éléments factuels précis (voy. E. Bribosia et I. Rorive, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », op. cit., p. 1030). S’agissant de la discrimination indirecte, elle renvoie à l’arrêt Achbita : « si, ce qu’il appartient à cette juridiction de vérifier, le licenciement de Mme Bougnaoui a été fondé sur le non-respect d’une règle interne qui était en vigueur au sein de cette entreprise, interdisant le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses, et s’il devait apparaître que cette règle en apparence neutre aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, telles que Mme Bougnaoui, il y aurait lieu de conclure à l’existence d’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 (voir, en ce sens, arrêt de ce jour, G4S Secure Solutions, C-157/15, points 30 et 34) » (C.J.U.E. (grande chambre), arrêt du 14 mars 2017, Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme c. Micropole S.A., aff. C-188/15, §32).

[39]  Comme le dénoncent Stéphanie Hennette Vauchez et Cyril Wolmark, « la pratique religieuse se situe précisément à la limite de l’identité personnelle et du choix de l’individu », ce qu’occultent les conclusions de l’avocate générale selon lesquelles « une prescription religieuse, telle que le fait de porter un foulard, ne se distingue pas du fait de porter ‘des épinglettes ou des slogans sur sa chemise’ » (§52) (« Plus vous discriminez, moins vous discriminez – Àpropos des conclusions de l’avocate générale dans l’affaire sur le port du voile au travail, C.J.U.E., Achbita, aff. C 157-15 », Semaine sociale Lamy, 20 juin 2016, n° 1728, pp. 5‑8, sp. p. 6.

[40]  Cour eur. dr. h., Guide sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 7, §8.

[41]  Voy. E. Bribosia et I. Rorive, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », op. cit., pp. 1028-1030 ; G. Busschaert et S. De Somer, « Port de signes convictionnels au travail : la Cour de justice lève le voile ? », J.T.T., 2017, pp. 277-283, sp. p. 279.

[42]  En ce sens, E. Bribosia et I. Rorive, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », op. cit., p. 1028 ; K. Alidadi, « Cultural diversity in the workplace, Personal autonomy as a pillar for the accommodation of employees’ religious practices? », dans : M.-Cl. Foblets, M. Graziadei et A. Dundes Renteln ed.), Personal Autonomy in Plural Societies: A Principle and its Paradoxes, New York, Routledge, 2018, pp. 115-125, sp. p. 120.

[43]  C. Gauthier, « L’interdiction du port du voile en entreprise : le « oui, mais » de la Cour de justice de l’Union européenne », Journal de Droit Européen, 2017/7, pp. 263-266, sp. p. 265 ; F. Kéfer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., p. 575.

[44]  Ces auteures renvoient aux conclusions de l’avocate générale Kokott, § 48-49.

[45]  E. Bribosia et I. Rorive, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », op. cit., pp. 1027 et 1029. Dans le même sens, F. Dorssemont, « Vrijheid van religie op de werkplaats en het Hof van Justitie: terug naar cuius regio, illius religio? », op. cit., p. 86.

[46]  L’arrêt Achbita est perçu comme un mode d’emploi expliquant aux entreprises privées comment discriminer en toute légalité (voy. E. Bribosia et I. Rorive, « Why a global approach to non-discrimination law matters. Struggling with the ‘Conscience’ of Companies », dans : E. Bribosia et I. Rorive (dir.), Human Rights Tectonics. Global Dynamics of Integration and Fragmentation, Antwerp, Intersnetia, 2018, pp. 111-139, sp. pp. 113 et 133-138.

[47]  La Cour se fonde sur le considérant 23 de la directive 2000/78 : « Dans des circonstances très limitées, une différence de traitement peut être justifiée lorsqu’une caractéristique liée à la religion ou aux convictions, à un handicap, à l’âge ou à l’orientation sexuelle constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée. Ces circonstances doivent être mentionnées dans les informations fournies par les États membres à la Commission ».

[48]  La Cour de justice précise que « les dispositions de l’article 4, paragraphe 2, second alinéa, de la directive 2000/78 s’appliquent uniquement aux églises et aux autres organisations publiques ou privées ‘dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions’ » (arrêt (Grande chambre) du 11 septembre 2018, IR c. JQ, C-68/17§ 41). Voy. X. Delgrange, « L’entreprise de tendance, c’est tendance ! (obs. sous C.J.U.E., Gde Ch., arrêt Egenberger, 17 avril 2018 et Gde Ch., arrêt IR, 11 septembre 2018), Revue trimestrielle des droits de l’homme, 119/2019, pp. 655-686, sp. pp. 677-679.

[49]  Dans ses conclusions précédant l’arrêt Bougnaoui, l’avocate générale Sharpston estime que l’entreprise en question ne peut être qualifiée d’entreprise de tendance : « Cette disposition s’applique aux « activités professionnelles d’églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions ». Le considérant 24 de la directive montre que cette disposition est destinée à mettre en œuvre la déclaration no 11 relative au statut des églises et des organisations non confessionnelles. Étant donné la nature des activités de Micropole, cette dérogation ne peut pas s’appliquer en l’espèce (§106) ».

[50]  En ce sens, M. Philip-Gay, Droit de la laïcité, Paris, Ellipses, 2016, p. 144.

[51]  La Cour de justice s’appuie sur l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78

[52]  Voy. E. Bribosia et I. Rorive, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », op. cit., p. 1033.

[53]  Voy. F. Dorssemont, « Vrijheid van religie op de werkplaats en het Hof van Justitie: terug naar cuius regio, illius religio? », op. cit., pp. 80-81 et 90-91. Selon Thierry Léonard et Julie Salteur, l’article 16 « se contente d’une timide reconnaissance dont les effets et les contours semblent conditionnés ou, à tout le moins, modalisés par l’état du droit de l’Union ainsi que par les législations et pratiques nationales » (« Article 16. Liberté d’entreprise », dans : F. Picod et S. Van Drooghenbroeck (dir.), Commentaire article par article de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, op. cit., pp. 349-368, sp. p. 351.

[54]  Voy. G. Busschaert et S. De Somer, « Port de signes convictionnels au travail : la Cour de justice lève le voile ? », op. cit., p. 279 ; F. Kéfer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., pp. 579-582.

[55]  E. Dubout, « Le libéralisme politique de la Cour de justice – le cas de la liberté d’entreprise », dans : L. Clément-Wilz (dir.), Le rôle politique de la Cour de justice de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2018, pp. 145-175, sp. p. 173.

[56]  Cour eur. d. h. (grande chambre), arrêt du 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, § 114. Dans le même sens, l’arrêt du 5 décembre 2017, Hamidović c. Bosnie-Herzégovine, §34. Voy. X. Delgrange et D. Koussens, « Quelles laïcité en salle d’audience ? À propos de quelques arrêts canadiens et européens sur le port de symboles religieux dans les prétoires », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 118/2019, pp. 447-475, sp. pp. 467-469.

[57]  Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 27 janvier 2015, § 99.

[58]  C.E. (assemblée générale), arrêt en suspension n° 210.000 du 21 décembre 2010, arrêt au fond n° 223.042 du 27 mars 2013, X. c. la ville de Charleroi.

[59]  Tribunal fédéral suisse, arrêt du 11 décembre 2015, 4.4. et 8.2.3.

[60]  Voy. X. Delgrange et A. Overbeeke, « Le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle », dans : X. Delgrange, L. Detroux et M. El Berhoumi (dir.), Les grands arrêts du droit de l’enseignement, op. cit., pp. 255-280.

[61]  C.E., arrêt n° 223.042, VI.2.7. Dans le même ordre d’idée, la Cour européenne considère que peut être rangé dans l’objectif de protection des droits et libertés d’autrui, le souci de « faire respecter les principes laïcs et démocratiques » (voir dernièrement l’arrêt Hamidovic c. Bosnie-Herzegovine du 5 décembre 2017, §§ 34-35).

[62]  Cour eur. d. h. (grande chambre), arrêt du 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, § 135 (dans cet arrêt, la Cour utilise le qualificatif « laïc » et non celui de « laïque »). Voy. dernièrement l’arrêt Hamidovic c. Bosnie-Herzegovine du 5 décembre 2017, §§ 34-35 (voy. X. Delgrange et D. Koussens, « Quelles laïcité en salle d’audience ?… », op. cit., pp. 467-469).

[63]  Voy. X. Delgrange, « Une nouvelle source du droit : le dress-code », op. cit., pp. 665-666 et .

[64]  C.E., arrêts du 14 octobre 2014, n° 228.748, 60.5 ; n° 228.752, 36, 38.5 (traduction libre).

[65]  C.E., arrêts du 14 octobre 2014, n° 228.748, 60.3 ; n° 228.752, 36, 38.3 (traduction libre).

[66]  Tribunal fédéral suisse, arrêt du 11 décembre 2015, 9.2.

[67]  Dans sa circulaire du 31 décembre 1936, le Ministre Jean Zay estime que l’école doit demeurer « l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas » (cité par Ph. Gaudin, « L’école entre respect de la liberté des élèves et projet émancipateur », dans : L’expression du religieux dans la sphère publique, comparaisons internationales, actes du colloque des 2-3 juin 2015 organisé à Paris par les Ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères, Paris, La Documentation française, 2016, pp. 165-174, sp. p. 169 ; M. Philip-Gay, Droit de la laïcité, op. cit., pp. 206-208. Dans le rapport « Stasi » à l’origine de la loi de 2004, l’école n’est plus un sanctuaire mais demeure un lieu protégé : « l’école ne doit pas être à l’abri du monde, mais les élèves doivent être protégés de la « fureur du monde» : certes elle n’est pas un sanctuaire, mais elle doit favoriser une mise à distance par rapport au monde réel pour en permettre l’apprentissage » (Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport au Président de la République, 11 décembre 2003, La Documentation française, p. 56, www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/034000725.pdf).

[68]  Geneviève Koubi note que, « dans le respect du principe de neutralité des établissements scolaires, la régulation de l’expression et de la manifestation des croyances religieuses semblait essentielle. Alors que la laïcité imposait une stricte obligation de neutralité envers les personnels de ces établissements, elle induisait l’existence d’une limite à toute activité des diverses communautés religieuses envers, parmi ou par les usagers du service public de l’enseignement » (« Note sous C.E., 2 novembre 1992, Kherouaa et autres », Recueil Dalloz Sirey, 1993, 9e Cahier, pp. 108-111, sp. p. 110).

[69]  Cl. Durand-Prinborgne, « La ‘circulaire Jospin’ du 12 décembre 1989 », R.F.D.A., 1990, pp. 10-22, sp. p. 11. Dans le même sens, P. Mazet, « La construction contemporaine de la laïcité par le juge et la doctrine », dans : J. Baudouin et Ph. Portier, La laïcité, une valeur d’aujourd’hui ? Contestations et renégociations du modèle français, Rennes, P.U.R., 2001, pp. 263-283, n° 8-10..

[70]  En ce sens, notamment, F. Lorcerie, « La ‘loi sur le voile’ : une entreprise politique », Droit et Société, 68/2008, pp. 67-70 ; Y. Gaudemet, « La laïcité, forme française de la liberté religieuse », Revue de droit public, 2015/2, pp. 336-338. Ou alors, l’on fait évoluer la laïcité vers une conception contraignante d’interdiction. En ce sens, Ph. Portier, « La politique du voile en France : droits et valeurs dans la fabrique de la laïcité », Revue du droit des religions, 2/2016, pp. 79-81 ; L. Bakir, « Laïcité et institution scolaire : variations dans l’application d’un principe juridique », Revue du droit des religions, n° 2/2016, pp. 124-132.

[71]  Cour eur. D.H. (5e section), décision d’irrecevabilité du 30 juin 2009 dans l’affaire Aktas c. France, requête n° 43563/08. Voy. déjà, dans le même sens, s’agissant de la laïcité turque, Cour eur. D.H. (grande chambre), arrêt du 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie, §§ 112-114 et 158.

[72]  Cour eur. D.H. (5e section), arrêt Kervanci c. France (requête n° 31645/04), § 72 et arrêt Dogru c. France (requête n° 27058/05) du 4 décembre 2008, § 72. Les passages de ces arrêts sont rappelés dans la décision Aktas, où « la Cour ne voit aucun motif susceptible de la convaincre de s’éloigner de cette jurisprudence ». Dans le même sens, Cour eur. D.H., décisions du 30 juin 2009, affaires Bayrak c. France, Gamaleddyn c. France, Ghazal c. France, Aktas c. France, Jasvir Singh c. France et Ranjit Singh c. France.

[73]  C.E. (assemblée générale), arrêt en suspension n° 210.000 du 21 décembre 2010, X. c. la ville de Charleroi 6.7.2.

[74]  C.E., arrêts précités du 14 octobre 2014, n° 228.748, 58 ; n° 228.752, 36, 37.2.

[75]  Tribunal fédéral suisse, arrêt du 11 décembre 2015, 8.2.3.

[76]  C.E., arrêts précités du 14 octobre 2014, n° 228.748, 60.5 ; n° 228.752, 38.5. Voy. G. Ninane et J. Ringelheim, « La neutralité de l’enseignement officiel », dans : X. Delgrange, L. Detroux et M. El Berhoumi (dir.), Les grands arrêts du droit de l’enseignement, op. cit., p. 239.

[77]  Tribunal fédéral suisse, arrêt du 11 décembre 2015, 8.2.3.

[78]  Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 27 janvier 2015, § 99 (traduction libre depuis la version anglaise de l’arrêt). Voy. H. Rabault, « Le droit des enseignantes à arborer le foulard (décision de la première chambre de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 27 janvier 2015) », Revue française de droit constitutionnel, 2015/3 (n° 103), pp. 735-744, sp. p. 740.

[79]  C.E. (assemblée générale), arrêt au fond n° 223.042 du 27 mars 2013, X. c. la ville de Charleroi, VI.2.6.

[80]  La neutralité de l’enseignement officiel est définie par les décrets du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté et du 17 décembre 2003 organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné (la législation scolaire de la Communauté française peut être consultée sur le site officiel Gallilex, www.gallilex.cfwb.be). Dans la Belgique fédérale, le décret est une norme législative adoptée par les Communautés et les Régions. Il a la même valeur que la loi, dénomination réservée à la législation fédérale. Les établissements publics organisés par le public sont qualifiés d’ « officiels ». On y distingue le réseau des établissements directement organisés par la Communauté du réseau dit « officiel subventionné », qui regroupe les établissements organisés par d’autres pouvoirs publics, essentiellement les communes et les provinces, mais subventionnés par la Communauté. Sur toutes ces notions, voy. X. Delgrange, « La gestion de la diversité à l’école : le ‘modèle’ belge », op. cit., pp. 141-158.

[81]  C.E., arrêt n° 223.042, VI.2.7.

[82]  Voy. à cet égard S. Van Drooghenbroeck, « La neutralité des services publics : outil d’égalité ou loi à part entière ? Réflexions inabouties en marge d’une récente proposition de loi », dans H. Dumont et al. (dir.), Le service public, Tome 2, les ‘lois’ du service public, Bruges, La Charte, 2009, pp. 231-298, sp. pp. 250-256 ; du même auteur, « Les transformations du concept de neutralité de l’État. Quelques réflexions provocatrices », dans : J. Ringelheim (dir.), Le droit et la diversité culturelle, op. cit., pp. 75-120, sp. 112-116.

[83]  La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est bien établie en ce sens : « Selon la requérante, en revêtant un foulard, elle obéit à un précepte religieux et, par ce biais, manifeste sa volonté de se conformer strictement aux obligations de la religion musulmane. Dès lors, l’on peut considérer qu’il s’agit d’un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction et, sans se prononcer sur la question de savoir si cet acte, dans tous les cas, constitue l’accomplissement d’un devoir religieux, la Cour partira du principe que la réglementation litigieuse, qui soumet le port du foulard islamique à des restrictions de lieu et de forme dans les universités, a constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit de manifester sa religion » (arrêt (grande chambre) du 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie, §78). Le Tribunal fédéral suisse va dans le même sens : « 5.2 Les organes de l’Etat doivent user de retenue dans la discussion de l’objet d’une croyance; ils doivent se référer à la conviction des adeptes de cette croyanceDu point de vue du champ de protection de la liberté de conscience et de croyance, il importe seulement que le comportement adopté par l’élève et ses parents soit l’expression directe de leur conviction religieuse et qu’ils s’en réclament de manière crédible Ainsi, le champ de protection de la liberté de conscience et de croyance dépend essentiellement de visions subjectives; c’est pourquoi il est sans pertinence que l’élève et ses parents se conforment ou ne se conforment pas à d’autres pratiques religieuses dont l’autorité scolaire à connaissance. L’atteinte à la liberté de conscience et de croyance ne peut être exclue ni parce qu’en Suisse la majorité des adeptes de la foi islamique ne portent pas le voile, ni, non plus, parce que le devoir des femmes de porter le voile prête à controverse déjà au regard des prescriptions de cette foi ». Dans le même sens également, Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 27 janvier 2015, § 86.

[84]  En ce sens, les conclusions de l’avocate générale Sharpston dans l’affaire Bougnaoui, §53.

[85]  Cour eur. D.H., Dahlab c. Suisse (déc.), 15 février 2001. Ce raisonnement était encore rappelé dans l’arrêt de Grande chambre 10 novembre 2005, Leyla Sahin c. Turquie, § 111. Il était critiqué par la juge Françoise Tulkens dans ses opinions dissidentes à ces deux arrêts. Voy. également E. Bribosia et I. Rorive, « Le voile à l’école : une Europe divisée », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2004, pp. 961-962. La Cour constitutionnelle belge adoptait encore ce raisonnement dans son arrêt relatif à la loi « anti-burqa » (arrêt n° 145/2012 du 6 décembre 2012, B.23). Voy. X. Delgrange et M. El Berhoumi, « Pour vivre ensemble, vivons dévisagés. Le voile intégral sous le regard des juges constitutionnels belge et français », observations sous Cons. const. (fr.), 7 octobre 2010 et C. const. (b.), n° 145/2012, 6 décembre 2012, Rev. trim dr. h., 99/2014, pp. 635-661, sp. pp. 650-651.

[86]  En ce sens, J. Lievens et J. Vrielink, « ‘Symbolenstrijd’. De Raad van State en religieuze kentekens in het (Gemeenschaps)onderwijs », op. cit., p. 8.

[87]  En ce sens, G. Gonzales, « Consécration jésuitique d’une exigence fondamentale de la civilité démocratique ? Le voile intégral sous le regard des juges de la Cour européenne », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 101/2015, p. 228.

[88]  Sur ce revirement de jurisprudence, voy. G. Gonzales, op. cit., p. 224 ; E. Bribosia, I. Rorive, I. et J. Damamme, « Droit de l’égalité et de la non-discrimination / Equality and Non-Discrimination », Journal européen des droits de l’homme – European Journal of Human Rights, 2015/2, pp. 223-243, sp. p. 241 ; B. Pastre-Belda, « La femme dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2017/110, pp. 265-294, sp. pp. 287-289.

[89]  Cour eur. D.H. (Grande chambre), arrêt S.A.S. c. France du 1er juillet 2014, §§ 119 et 120. Voy. P. Rolland, « L’arrêt S.A.S. c. France de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue du droits des religions, 2/2016, pp. 47-60. Ces considérations sont rappelées dans les arrêts du Conseil d’État de Belgique, n° 228.752, point 37.2. et n° 228.748, point 59.2.

[90]  Tribunal fédéral suisse, arrêt du 11 décembre 2015, 8.2.3. (voir également le point 9.6.).

[91]  H. Rabault, « Le droit des enseignantes à arborer le foulard (décision de la première chambre de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 27 janvier 2015) », op. cit., p. 739. Voy. également A. Gaillet, « Port du voile par les enseignantes des écoles publiques : retour à Karlsruhe. Étude sur la décision de la Cour constitutionnelle allemande du 27 janvier 2015 », http://publications.ut-capitole.fr/. Voy. notamment les points 143-144 de l’arrêt.

[92]  E. Bribosia et I. Rorive, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », op. cit., p. 1025.

[93]  Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Communication n° 1852/2008 du 1er novembre 2012, Bikramjit Singh c. France, www.ccprcentre.org. Voy. E. Bribosia, G. Caceres et I. Rorive, « Les signes religieux au cœur d’un bras de fer : la saga Singh », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2014/98, pp. 495-513. ; C.E., arrêts précités du 14 octobre 2014, n° 228.748, 59.2 ; n° 228.752, 37.2.

[94]  Tribunal fédéral suisse, arrêt du 11 décembre 2015, 8.2.2.

[95]  Rapport final des Assises de l’Interculturalié, 2010, p. 33, www.belgium.be (voy. M.-C. Foblet et J.-Ph Schreiber (coord.), Les Assises de l’Interculturalité, Bruxelles, Larcier, 2013). Les Assises de l’Interculturalité prolongaient en 2010 les travaux la Commission du dialogue interculturel, version belge de la Commission Stasi, qui s’est tenue en 2005 (Rapport final de la Commission du dialogue interculturel, 2005, www.unia.be. Voy. H. Dumont et X. Delgrange, « Le principe de pluralisme face à la question du voile islamique en Belgique », Droit et Société, n° 68, 2008, pp. 75-108, sp. pp. 87-95).

[96]  Comité des droits de l’enfant, « Examen des rapports présentés par les États parties en application de l’article 44 de la Convention. Observations finales: Allemagne », 26 février 2004, www2.ohchr.org. En vertu de l’article 29.1.d), de la Convention relative aux droits de l’enfant, l’éducation doit viser à « préparer l’enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux, et avec les personnes d’origine autochtone ».

[97]  Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 27 janvier 2015, § 99 (traduction libre depuis la version anglaise de l’arrêt). Voy. H. Rabault, « Le droit des enseignantes à arborer le foulard… », op. cit., p. 740.

[98]  L’arrêt paraît faire une application stricte de l’exigence de nécessité, si on le compare à la jurisprudence du Conseil d’État de Belgique. Il se place toutefois dans la fourchette basse de la jurisprudence de la Cour de Justice en la matière (en ce sens, G. Busschaert et S. De Somer, op. cit., pp. 281-282).

[99]  C.E., arrêt n° 223.042, VI.2.7.

[100]         A propos des dérives auxquelles peut mener un usage abusif de la marge d’appréciation qui, comme le dénonce Françoise Tulkens, peut être « la pire des choses » si elle implique « abandon, retrait, repli identitaire, retour des souverainetés » (« Conclusions générales », dans : F. Sudre (dir.), Le principe de subsidiarité au sens du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Nemesis/Anthemis, Bruxelles/Limal, 2014, p. 398), voy. F. Krenc, « ‘Dire le droit’, ‘rendre la justice’. Quelle Cour européenne des droits de l’homme ? », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 114/2018, pp. 312-346, sp. pp. 329-333.

[101]         Cour eur. D.H., décisions du 30 juin 2009, affaires Bayrak c. France, Gamaleddyn c. France, Ghazal c. France, Aktas c. France, Jasvir Singh c. France et Ranjit Singh c. France.

[102]         Voy. not. X. Delgrange et M. El Berhoumi, « Pour vivre ensemble…», op. cit., pp. 638-645 ; G. Gonzales, op. cit., pp. 224-225 ; E. Bribosia, I. Rorive, I. et J. Damamme, op. cit., pp. 242-243 ; D. Koussens, op. cit., pp. 194-204.

[103]         Rapport final de la Commission du dialogue interculturel, 2005, pp. 54-56 et 115-119, www.unia.be. Voy. X. Delgrange, « Mixité sociale, mixité religieuse : le droit de l’enseignement face à la diversité », op. cit., pp. 533-534 ; S. Van Drooghenbroeck, « Les transformations du concept de neutralité de l’État. Quelques réflexions provocatrices », op. cit., pp. 75-120, sp. 76 à 79 ; V. de Coorebyter, « La neutralité n’est pas neutre », dans : D. Cabiaux et al. (coord.), Neutralité et faits religieux. Quelles interactions dans les services publics ?, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2014, pp. 19 à 43.

[104]         C.E., arrêt n° 223.042 du 27 mars 2013, VI.2.7. Sur les contradictions que contient cet arrêt relativement la portée des décrets, voy. M. El Berhoumi, « Foulard à l’école : Le Conseil d’État clôt la saga carolorégienne », op. cit., pp. 403-404.

[105]         S. Van Drooghenbroeck, « Les transformations du concept de neutralité de l’État… », op. cit., p. 84.

[106]         D. Koussens, L’épreuve de la neutralité. La laïcité française entre droits et discours, op. cit., pp. 135-146.

[107]         H. Rabault, op. cit., p. 740; S. Toscer-Angot, « Berlin à l’épreuve de la sécularisation et de l’islam », Allemagne d’aujourd’hui 2017/3 (N° 221), pp. 107-117 ; V. Valentin, « Laïcité et neutralité », Dossier « Fait religieux et laïcité », A.J.D.A., 2017/24, pp. 1388-1394, sp. pp. 1391-1392.

[108]         Voy. J. Lievens, et J. Vrielink, « De Raad van State over het ‘hoofdoekenverbod’ in het Gemennschapsonderwijs : een kentering inzake kentekens », op. cit., pp. 87-90.

[109]         Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Communication n° 1852/2008 du 1er novembre 2012, Bikramjit Singh c. France, www.ccprcentre.org. Voy. E. Bribosia, G. Caceres et I. Rorive, « Les signes religieux au cœur d’un bras de fer : la saga Singh », Rev. Trim. D.H., 2014/98, pp. 495-513 ; M. Monot-Fouletier, « De la régulation du port de signes religieux dans les établissements et l’espace publics – L’exemple français ? », Rev. Trim. D.H., 2016/105, pp. 97-118, sp. p. 110 ; H. Tigroudja, « Ports de signes religieux, « discrimination croisée » et ingérence de l’État dans la liberté de manifester sa religion (obs. sous Com. dr. h., constatations Fatima A. c. France, 16 juillet 2018, Seyma Türkan c. Turquie, 17 juillet 2018 et Sonia Yaker c. France, 17 juillet 2018) », Rev. Trim. D.H., 2019/118, pp. 477-504, sp. pp. 482-483. Voy. encore l’opinion en partie concordante et en partie dissidente de la juge O’Leary dans l’affaire Ebrahimian c. France, Cour eur. D.H. (cinquième section), arrêt du 26 novembre 2015.

[110]         C.E., arrêt n° 228.748 du 14 octobre 2014, Sharanjit SINGH c. Het Gemeenschapsonderwijs. L’arrêt a été publié en néerlandais. L’extrait reproduit est tiré de la synthèse figurant sur le site du Conseil d’Etat, www.conseildetat.be, onglet « décisions récentes ». A propos de cette jurisprudence, voy. J. Lievens et J. Vrielink, « ‘Symbolenstrijd’… », op. cit., pp. 4-14 ; S. Ganty et M. Vanderstraeten, « Actualités de la lutte contre la discrimination dans les biens et les services, en ce compris l’enseignement » dans : E. Bribosia, I. Rorive et S. Van Drooghenbroeck (eds.), Droit de la Non-discrimination. Avancées et enjeux, Bruxelles, Bruylant 2016, pp. 226-238, sp. p. 228 ; G. Ninane et J. Ringelheim, « La neutralité de l’enseignement officiel », dans : X. Delgrange, L. Detroux et M. El Berhoumi (dir.), Les grands arrêts du droit de l’enseignement, op. cit., pp. 239-240. Par un raisonnement similaire, le Conseil d’Etat a également autorisé des élèves à porter le voile (C.E., arrêt n° 228.752 du 14 octobre 2014).

[111]         Tribunal fédéral suisse, op. cit., points 9.2., 9.6.2. et 10.1.

[112]         Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 27 janvier 2015, § 113 (traduction libre depuis la version anglaise de l’arrêt).

[113]         Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 27 janvier 2015, § 114 (traduction libre depuis la version anglaise de l’arrêt). Voy. H. Rabault, op. cit., p. 741.

[114]         Voy. X. Delgrange et H. Lerouxel, «L’accommodement raisonnable, bouc émissaire d’une laïcité inhibitrice », dans : E. Bribosia et I. Rorive (dir.), L’accommodement raisonnable de la religion en Belgique et au Canada. Comparaison des contextes juridiques, sociaux et politiques, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2015, pp. 203-286, sp. pp. 254-263 ; des mêmes auteurs, « L’accommodement raisonnable éclot entre égalité formelle, légalité et neutralité », Revue du droit des religions, n° 7, mai 2019, pp. 109-129. Adde S. Van Drooghenbroeck et X. Delgrange, « Le principe de proportionnalité : retour sur quelques espoirs déçus », op. cit., pp. 49-50.

[115]         CEDH, Francesco Sessa c. Italie du 3 avril 2012, point 9 de l’opinion dissidente.

[116]         Cour suprême du Canada, arrêt du 17 décembre 1985, Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson-Sears Ltd. Voy. not. A. Saris, « La burqa au Québec : Entre droit et valeurs, qui élabore le droit commun ? », dans dans D. Koussens et O. Roy (dir.), Quand la burqa passe à l’Ouest, Rennes, PUR, 2013, pp. 177-195, sp. p. 180 ; X. Delgrange et H. Lerouxel, op. cit., pp. 205-207 ; L. Vanbellingen, « L’accommodement raisonnable de la religion dans le secteur public : analyse du cadre juridique belge au regard de l’expérience canadienne », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2015/2, pp. 221-248.

[117]         La Cour d’appel d’Anvers estime toutefois qu’il s’agit d’un instrument symbolique qui ne peut être qualifié d’arme (arrêt du 14 janvier 2007, I. 1204 P 2007).

[118]         Cour suprême du Canada, arrêt du 2 mars 2006, Multani c. Commission scolaire Marguerite Bourgeoys. Voy. X. Delgrange et H. Lerouxel, op. cit., pp. 257-258. Adde R. Linguelet, « L’obligation d’aménagement raisonnable pour motif religieux en droit du travail et les ressources du droit du bien-être », Journal des Tribunaux du Travail, 2016/15, n° 1249, p. 231-244.

[119]         D. Koussens, « Le port de signes religieux dans les écoles québécoises et française. Accommodements (dé)raisonnables ou interdiction (dé)raisonnée ? », Globe, Revue international d’études québécoises, volumes 10/2 et 11/1, 2007-2008, pp. 115-131, sp. p. 129.

[120]         Cour eur. D.H., décisions du 30 juin 2009 précitées. Voy. E. Bribosia, G. Caceres et I. Rorive, op. cit., p. 501.

[121]         G. Gonzalez, « La contribution de la Cour européenne des droits de l’homme au dialogue entre les civilisations », dans : L’homme dans la société internationale, Mélanges en hommage au Professeur Paul Tavernier, Bruxelles, Bruylant, 2013, pp. 1529-1544, sp. p. 1537.

[122]         J. Baubérot, « Laïcité de la jupe : louange à toi Dame bêtise », Mediapart, 29 avril 2015. Adde Ph. Gaudin, « L’école entre respect de la liberté des élèves et projet émancipateur », dans : L’expression du religieux dans la sphère publique, comparaisons internationales, op. cit., pp. 165-174, sp. p. 169 ; S. Hennette-Vauchez, « Séparation, garantie, neutralité… les multiples grammaires de la laïcité », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2016/4 (N° 53), pp. 9-19, sp. p. 18. Le Rapport annuel de l’Observatoire de la laïcité 2015-16 a dû préciser qu’une « jupe longue ne constitue pas en soi un signe religieux » (www.gouvernement.fr, p. 46).

[123]         J. Baubérot, « Les sept laïcités françaises », Administration & Éducation, 2016/3 (N° 151), pp. 13-21, sp. p. 20. Adde P.-H. Prélot, « Les signes religieux et la loi de 1905. Essai d’interprétation de la loi portant interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public à la lumière du droit français des activités religieuses », Société, droit et religion, 2012/1, pp. 25-46, sp. pp. 26-28 ; J.-L. Bianco, « Les enjeux de la laïcité aujourd’hui », dans : L’expression du religieux dans la sphère publique, comparaisons internationales, op. cit., pp. 25-37, sp. p. 30.

[124]         E. Bribosia et I. Rorive, « Les droits fondamentaux, gardiens et garde-fous de la diversité religieuse en Europe », dans : E. Bribosia et I. Rorive (dir.), L’accommodement raisonnable…, op. cit., pp. 171-202, sp. p. 202. Dans l’arrêt Eweida, la Cour européenne se réfère aux pratiques d’accommodements raisonnables développées au Etats-Unis et au Canada (§§ 48 et 49). Voy. aussi R. Linguelet, « L’obligation d’aménagement raisonnable pour motif religieux en droit du travail et les ressources du droit du bien-être », op. cit., p. 239 ; R. Letteron « Droit européen et laïcité : la diversité des modèles », A.J.D.A., 2017/24, pp. 1368-1374, sp. p. 1371.

[125]         Cour eur. D.H., arrêt du 10 janvier 2017, Osmanoğlu et Kocabaș c. Suisse, § 101. Voy. S. Van Drooghenbroeck et X. Delgrange, « Le principe de proportionnalité : retour sur quelques espoirs déçus », op. cit., pp. 48-49.

[126]         Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 27 janvier 2015, § 114 (traduction libre depuis la version anglaise de l’arrêt). Voy. H. Rabault, op. cit., p. 741.

[127]         Voy. à cet égard E. Bribosia et I. Rorive, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », op. cit., p. 1035 ; G. Busschaert et S. De Somer, op. cit., p. 282 ; F. Kéfer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., p. 577.

[128]         C.E., arrêt n° 223.042, VI.2.7.

[129]         C.C., not. arrêts 107/2009 du 9 juillet 2009, B.17.2., 60/2015 du 21 mai 2015, B.14.2. Voy. X. Delgrange, M. El Berhoumi et S. Van Drooghenbroeck, « L’obligation scolaire », dans X. Delgrange, L. Detroux et M. El Berhoumi (dir.), op. cit., pp. 303-330, sp. pp. 327-328.

[130]         Cour eur. D.H., décisions du 30 juin 2009, précitées.

[131]         Cour eur. D.H., arrêt du 10 janvier 2017, Osmanoğlu et Kocabaș c. Suisse, §§ 96-97.

[132]         En ce sens M. Jacquemain, « Dix arguments laïques contre l’interdiction législative du voile », dans M. Jacquemain et N. Rosa-Rosso, Du bon usage de la laïcité, Bruxelles, Aden, 2008, 75-97, 89-90 ; B. Mabilon-Bonfils et G. Zoïa, La laïcité au risque de l’autre, Paris, éd. De l’Aube, 2014 ; P. Merle, « Faut-il refonder la laïcité scolaire ? », La Vie des idées, 17 février 2015, www.laviedesidees.fr.

[133]         Tribunal fédéral suisse, op. cit., points 4.3. et 9.6.2.

[134]         Voy. X. Delgrange, « La gestion de la diversité à l’école : le ‘modèle’ belge », op. cit., p. 154.

[135]         C. de Galembert, « La tragédie du voile. Entretien avec François Ost », Droit et Société, 68/2008, pp. 251-264, sp. p. 255.

[136]         Ph. Portier, « La politique du voile en France : droits et valeurs dans la fabrique de la laïcité », Revue du droit des religions, 2016/2, pp. 61-81, sp. p. 81.

[137]         La Cour européenne constate que le code vestimentaire de la société British Airways autorise le port de vêtements qui sont « impératifs dans certaines religions » tels le turban sikh ou le voile musulman (§11). En interdisant le port de la croix catholique, la société a eu une attitude manquant de cohérence (§§ 94-95).

[138]         Observations finales du 17 août 2015 concernant la France, CCPR/C/FRA/CO/5, § 22.

[139]         Selon le mot bien connu de Robert Badinter, « lorsque la France se targue d’être la patrie des droits de l’homme, c’est une figure de style. La France, et c’est déjà beaucoup, est la patrie de la Déclaration des droits de l’homme, mais aller plus loin relève de la cécité historique » (cité par P. Spinosi, « Quel regard sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le procès équitable ? » Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2014/3 (N° 44), p. 23.

[140]         G. Gonzales, « Bonne foi et engagements internationaux de la France en matière de liberté de religion », Revue du droit des religions, 2/2016, pp. 171-175. Dans le même sens, S. Hennette Vauchez, « Pour une lecture dialogique du droit international des droits humains. Remarques sur les constatations du Comité des droits de l’Homme dans l’affaire Baby Loup, et quelques réactions qu’elles ont suscitées », La Revue des droits de l’homme, septembre 2018, p. 2, https://journals.openedition.org/revdh/4643.

[141]         En effet, le Conseil d’État déclare d’office le recours irrecevable parce qu’il n’est dirigé que contre une disposition spécifique du règlement et non contre la disposition générale qui la précède.

[142]         L’on a en effet vu (ci-avant, n° 22) que la Cour européenne et le Comité des droits de l’homme des Nations Unies avaient développé une approcher diamétralement opposée à l’égard de la loi française de 2004 (voy. à cet égard E. Bribosia, G. Caceres et I. Rorive, précité).

[143]         Voy. X. Delgrange, « La neutralité de l’enseignement en Communauté française », op. cit., p. 152.

[144]         Voy. notamment D. Koussens, L’épreuve de la neutralité…, op. cit., pp. 154-158 ; Ph. Portier, op. cit., pp. 70-71.

[145]         Voy. en ce sens, J. Lievens et J. Vrielink, « De Raad van State… », op. cit., p. 88; des mêmes auteurs, « ‘Symbolenstrijd’…», op. cit., pp. 8-9. Ces arrêts démontrent que l’intervention du législateur n’est pas indispensable, le recours aux principes généraux suffisant. Elle est néanmoins souhaitable pour permettre le débat démocratique.

Le délai-butoir évincé sans procès : à propos de Cass. Soc., 3 avril 2019, pourvoi n ° 17-15568, Bull.

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Saisie de l’un des tout premiers litiges dans lequel le délai-butoir de l’article 2232 du Code civil était susceptible de s’appliquer, la Chambre sociale de la Cour de cassation l’évince assez abruptement en s’appuyant sur l’article 6 de la Conv. EDH.

 

 

Par Sébastien Milleville, Maître de conférences en droit privé  à l’Université Grenoble-Alpes, CRJ EA 1965.

  1. Assez rarement mobilisés dans le champ du droit civil patrimonial, les droits fondamentaux peuvent pourtant y trouver un terrain d’élection parfaitement propice à leur développement. Ils peuvent y contribuer utilement au renouvellement de questions a priori purement techniques, encore que la pertinence de la contribution apportée ne soit pas toujours unanimement admise[1]. Telle est l’impression que laisse la lecture d’un arrêt rendu il y a quelques mois par la Chambre sociale de la Cour de cassation[2]. Le litige concernait l’indemnisation d’un salarié en retraite par l’employeur qui avait omis de l’affilier à une caisse de retraite complémentaire. Plus précisément, la question était celle de la prescription éventuelle de l’action en indemnisation. Le droit fondamental qui a été mobilisé en l’espèce était le droit au procès équitable de l’article 6 § 1 de la Conv. EDH dont la Cour de cassation, a estimé, au rebours de la cour d’appel, qu’il faisait obstacle à la prescription de l’action en indemnisation du salarié.
  2. En l’espèce, la période de non-affiliation s’était écoulée de 1977 à 1986. Parti en retraite en 2012, le salarié avait agi en indemnisation contre son employeur en 2013. La question se posait ainsi de savoir si sa demande d’indemnisation n’était pas tardive, la défaillance de l’employeur ayant eu lieu 27 ans auparavant. Répondre à cette question supposait de déterminer la nature de l’action dirigée par le salarié contre son ex-employeur. De nature contractuelle[3], cette action relevait de l’article 2224 du Code civil qui prévoit, depuis la réforme de 2008, que les actions personnelles ou mobilières sont soumises à un délai de prescription quinquennal, lequel a été substitué au délai trentenaire du régime antérieur[4]. Cette réduction drastique de la durée du délai de prescription a été contrebalancée par un assouplissement des règles déterminant son point de départ. Selon l’article 2224 du Code civil, le délai quinquennal ne court qu’à compter du jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. Un délai plus court certes, mais d’une durée censée être véritablement utile puisqu’elle s’écoule au détriment d’une personne suffisamment informée pour agir. Ce point de départ du délai est donc désormais « glissant », ou « subjectif », il varie selon la situation particulière du titulaire de l’action. En l’espèce, il était donc nécessaire de déterminer le point de départ du délai de prescription de l’action en indemnisation du salarié. Pour la Cour de cassation, conformément à sa jurisprudence habituelle, c’est la date du départ à la retraite du salarié, intervenu en 2012 qui constitue le point de départ du délai quinquennal de l’article 2224. C’est à cette date que le salarié a pu avoir connaissance du préjudice que lui causait la défaillance de son employeur dans l’exécution de ses obligations d’affiliation[5]. Le délai quinquennal avait donc vocation à expirer en 2017 de sorte que l’action intentée en 2013 n’était pas prescrite.
  3. Reste que l’article 2224 réduisant le délai à 5 ans n’était pas la seule disposition susceptible d’entraîner la prescription de l’action du salarié. En effet, l’action du salarié était susceptible d’être paralysée par le délai-butoir de l’article 2232, lequel prévoit que les différents allongements dont est susceptible le délai quinquennal ordinaire ne peuvent le porter au-delà d’une durée de 20 ans. Plus précisément, l’action du créancier ne peut être exercée plus de 20 ans après la naissance du droit exercé. Sous réserve de quelques exceptions, ce délai de 20 ans a été conçu comme un délai à l’issue duquel tout débiteur serait certain d’être libéré de ses dettes à l’égard de ses créanciers. Le délai-butoir est un délai de purge automatique, une sorte de « délai-balai de prescription », auquel seules quelques causes particulières d’interruption ou de suspension font échec. La présente décision constitue l’une des premières applications par la Cour de cassation de cette disposition issue de la réforme de 2008. En l’occurrence, la défaillance de l’employeur dans l’exécution de ses obligations d’affiliation était intervenue au plus tard en 1986. Autrement dit, même si le délai de prescription de 5 ans de l’article 2224 relatif à l’action du salarié ne courait qu’à compter de 2012, au moment où ce dernier a agi, il était en réalité confronté depuis 27 ans à une inexécution de ses obligations par l’employeur. Inexécution qu’il n’avait effectivement pu découvrir qu’en 2012, lors de son départ à la retraite à l’occasion de la liquidation de ses droits à pension. Aussi bien, la mise en œuvre du délai-butoir aurait-elle provoqué la prescription de l’action du salarié en 2006, avant même que ce dernier n’ait été en mesure de connaître l’étendue de son préjudice, puisque la détermination de celui-ci supposait un départ en retraite intervenu six ans plus tard…
  4. Pour cette raison, la Chambre sociale a écarté au cas d’espèce l’application de l’article 2232 en s’appuyant sur l’article 6 §1, protégeant ainsi, selon le commentaire autorisé d’un conseiller référendaire à la Cour de cassation, « de manière vigoureuse le droit d’agir en justice du salarié»[6]. Formulée a posteriori et palliant l’insuffisance de motivation de l’arrêt commenté, une telle justification est évidemment louable. Toutefois l’outil mobilisé en l’espèce, l’article 6, n’était peut-être pas le plus approprié car il occulte les difficultés techniques propres au régime de la prescription, sans que la Haute juridiction ne s’en explique vraiment. Ainsi mobilisé, l’article 6 constitue donc un écran (I) qui, en dépit de l’absence de motivation de la décision (II), pourrait permettre de nourrir quelques espoirs à même d’éclaircir certains aspects du régime de la prescription (III).

I. Un écran

  1. A croire le commentaire autorisé de la décision, la Chambre sociale était en l’espèce tenue d’écarter l’article 2232 car toute autre interprétation que celle retenue aurait été inconventionnelle[7]. En effet, la Cour de Strasbourg avait déjà estimé en matière d’exposition à l’amiante qu’un délai « absolu » de dix ans courant à compter de la date d’exposition à la poussière constituait une violation du droit au procès équitable dans la mesure où, combiné avec la période de latence des pathologies liées à l’amiante, parfois bien supérieure à 10 ans, ce délai pouvait entraîner une prescription de l’action de la victime avant même que celle-ci n’ait connaissance de son préjudice. L’injustice de la situation ne fait aucun doute, où la victime se voit privée de son droit d’agir par prescription au moment même où elle en éprouve concrètement le besoin[8].
  2. Mais les circonstances de l’espèce étaient-elles comparables ? Bien qu’il ait été mis en place depuis 2008, le régime du délai-butoir est empreint d’incertitudes[9]. L’une d’elles concerne son point de départ qui, à suivre la lettre du texte, correspond à la « naissance du droit» en cause, ce qui d’ailleurs n’est pas forcément toujours opportun[10]. En l’espèce, le droit en cause était un droit à indemnisation consécutif à une inexécution contractuelle, intervenue au plus tard en 1986. Le point de départ du délai-butoir devait donc être fixé à la date de la dernière inexécution contractuelle constatée, donc en 1986. Le délai-butoir relevant de l’article 2232 avait ainsi un point de départ distinct (1986) de celui du délai ordinaire de prescription (2012) de l’article 2224[11], il était même antérieur de 26 ans. En conséquence, le délai-butoir était expiré lorsque le délai de prescription ordinaire a commencé à courir[12]. Que le délai maximal (le délai-butoir) puisse expirer avant que le délai ordinaire de prescription ne commence à courir constitue manifestement une malfaçon de la loi de 2008[13] et le recours à l’article 6 § 1 permet de la corriger.
  3. Toutefois, le principe-même de l’application du délai-butoir dans l’arrêt commenté pourrait être contesté. Issu de la réforme de 2008, il est donc tout à fait surprenant qu’il ait pu commencer à courir en 1986, sauf à conférer un caractère rétroactif à l’article 2232… Cette application rétroactive de certaines dispositions de la réforme de 2008 n’est pas inédite puisque la Chambre sociale de la Cour de cassation avait déjà eu l’occasion d’appliquer l’article 2224 du Code civil, en ce qu’il fixe un point de départ « glissant », à des faits survenus avant le 19 juin 2008[14]. Il est cependant difficile d’en faire grief à la Haute juridiction car les dispositions transitoires de la réforme sont lacunaires. L’article 26 de la loi du 17 juin 2008 n’envisage spécifiquement que l’allongement ou la réduction du délai antérieur du fait de la généralisation du délai quinquennal. Il ne dit rien de l’application temporelle du point de départ « glissant » et de celle du délai-butoir. Suppléant le législateur, la Cour de cassation valide implicitement l’idée d’une application rétroactive du délai-butoir. Cette position peut se justifier car fixer l’entrée en vigueur du délai-butoir à la date d’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 aurait conduit à ne l’appliquer qu’à des droits expirés après le 20 juin 2028. Reconnu applicable à l’espèce, le délai-butoir a été immédiatement neutralisé car son expiration est survenue avant que le créancier n’ait été en mesure d’agir utilement. Il a été disqualifié du fait de l’atteinte portée au droit au procès équitable de l’article 6 § 1 de la Conv. EDH.
  4. Présenté ainsi, le recours à l’article 6 § 1 permet de corriger les imperfections du régime actuel de la prescription, du moins en l’espèce, en garantissant au salarié la possibilité d’agir. Le recours aux droits fondamentaux n’était pas la seule alternative. Il y avait en effet une autre manière de combiner la défense du droit d’agir du salarié, la mise en œuvre rétroactive du délai-butoir et le départ différé du délai de prescription. En effet, à bien lire l’article 2232, le délai-butoir ne concerne que les cas de « report du point de départ, de suspension et d’interruption du délai de prescription»[15]. Or, en l’espèce, si le point de départ du délai de prescription est fixé à la date de liquidation des droits à la retraite du salarié, il ne s’agit pas concrètement d’un authentique report du point de départ du délai. En effet, à s’en tenir à une analyse littérale de l’article 2232, l’idée-même de report suppose un point de départ initialement déterminé qui va ensuite être retardé du fait de circonstances particulières. Les causes de report sont d’ailleurs énumérées aux articles 2233 & suiv., dans une section spécifique du Code, dans laquelle ne figure pas l’article 2224. Les authentiques causes de report sont pour l’essentiel des causes de suspension qui peuvent, lorsqu’elles sont en cours alors que le délai devait commencer à courir, entraîner un report de son point de départ[16]. Il aurait donc été possible de paralyser le jeu de l’article 2232 en affirmant que cette disposition ne concernait pas le cas de la fixation du point de départ du délai par l’article 2224 du Code civil. C’était d’ailleurs ce que soutenait l’auteur du pourvoi dans la 2ème branche de son second moyen.
  5. La question reste cependant entière puisque selon le commentaire autorisé de la décision, la Chambre sociale ne se prononce pas pour savoir si la fixation du point de départ que réalise l’article 2224 s’analyse en un report au sens de l’article 2232[17]. Il faut dire que la réponse n’avait rien d’évident puisque la lettre du texte de l’article 2232 qui ne vise que les « reports» du point de départ s’oppose assez nettement aux déclarations des parlementaires lors de l’adoption du texte de 2008. II semblerait en effet que le délai-butoir ait justement été conçu, au moins dans l’esprit du rapporteur du texte à l’Assemblée Nationale, comme une contrepartie au point de départ « glissant » du délai de prescription[18]. On pourrait alors en déduire, qu’au-delà de la lettre du texte de l’article 2232 qui ne vise que les « reports », la période écoulée depuis la naissance du droit en cause (point de départ du délai-butoir) et avant la connaissance de son droit par le créancier (point de départ du délai quinquennal de l’article 2224) grevait le délai-butoir de l’article 2232. Les travaux parlementaires ne sont pourtant pas clairs car, précisément, le rapporteur du texte au Sénat, qui voyait lui aussi dans le délai-butoir un impératif de sécurité juridique destiné à renforcer l’attractivité du droit français, soulignait néanmoins que « la durée du délai et les garanties qui entourent son application doivent permettre d’éviter que le titulaire d’un droit se trouve forclos avant même d’avoir pu l’exercer »[19]. Or c’est précisément ce qui s’était produit en l’espèce puisque le délai-butoir était entièrement écoulé avant même que le délai quinquennal de prescription n’ait commencé à courir. Les travaux parlementaires n’étaient donc au cas d’espèce guère éclairants[20], et au vu de l’incertitude de la lettre du texte, il était parfaitement légitime que la Cour de cassation se saisisse de cette question de l’articulation entre l’article 2224 et l’article 2232. En s’appuyant sur l’article 6 § 1 pour écarter d’emblée l’article 2232, la Cour de cassation se dispense malheureusement de se prononcer sur la question, alors pourtant que le pourvoi l’y invitait expressément, et alors cependant que l’article 6 § 1 n’était nullement invoqué par les demandeurs à la cassation. L’article 6 agit ici comme un écran masquant le débat technique, sans d’ailleurs que la Chambre sociale s’en explique vraiment.

II. Une absence

  1. A lire le commentaire autorisé de la décision, ce refus de trancher la question de l’articulation des articles 2224 et 2232 semble délibéré[21]; comme si la Cour de cassation se réservait une meilleure occasion pour le faire ultérieurement. Il n’est pas certain que celle-ci se présente à nouveau. En effet, la méthode choisie en l’espèce pour écarter l’article 2232 pourrait bien, comme cela a été démontré[22], remettre en cause le principe-même du délai-butoir. En effet, à la différence des arrêts de la Cour de cassation ayant réalisé un contrôle de conventionnalité in concreto pour écarter, dans une hypothèse donnée, une disposition légale dont l’application contreviendrait à un droit fondamental, dans la présente décision, l’invocation de l’article 6 § 1 n’est justifiée par aucune référence aux faits de l’espèce. Pourtant, la Chambre sociale n’aurait pas eu besoin de forcer le trait pour emporter la conviction : du fait de l’expiration du délai-butoir avant que le délai ordinaire de prescription n’ait commencé à courir, le justiciable n’avait jamais été en mesure d’agir efficacement en justice. En l’absence de toute motivation relative aux faits de l’espèce, la décision incite à s’interroger sur une éventuelle censure de l’article 2232 au titre d’un contrôle opéré in abstracto qui ne dirait pas son nom. Accréditant cette analyse, l’article en cause figurant au visa, est « interprété à la lumière de l’article 6 § 1 »[23]. La formule a de quoi surprendre[24] et cela d’autant plus qu’en l’espèce, cette interprétation aboutit à écarter purement et simplement l’article 2232. La méthode peut être critiquée : si le juge judiciaire peut -et c’est heureux- écarter une disposition légale inconventionnelle, il nous semble nécessaire qu’il le fasse au grand jour, et non sous couvert de l’interprétation du texte litigieux à la lumière d’une disposition conventionnelle. En l’espèce, l’article 6 § 1 est visé de façon globale sans que l’on sache précisément quel aspect du droit au procès équitable nécessite une interprétation de l’article 2232 justifiant son éviction[25], alors qu’il s’agissait de la première affaire soumise à la Cour de cassation dans laquelle il était invoqué.
  2. Selon nous, le fait que le juge écarte un texte législatif dès sa première application ne pose pas problème, il est parfaitement légitime à le faire, que ce soit par la voie d’un contrôle in abstracto ou même in concreto. Cela relève de son office, désormais habituel, de vérifier la conformité de la loi et de ses effets aux normes conventionnelles. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, cette légitimité suppose que ce contrôle, fût-il souverain, ne s’apparente pas à un acte discrétionnaire. En un mot, plus qu’au résultat auquel elle aboutit, la décision et la technique de l’interprétation conforme nous semblent particulièrement inquiétantes si elles conduisent une absence totale de motivation. Sur le fond, l’appréciation du juge peut bien prendre le pas sur celle du législateur, mais encore faut-il qu’il s’en explique en motivant sa décision : le pouvoir du juge n’est pas le fait du prince ! La motivation de la décision permet déjà de la comprendre, et donc de l’accepter. Mais c’est encore la motivation de la décision qui rend possible la consolidation de la jurisprudence en permettant de distinguer ce qui relèvera du précédent et ce qui n’en relèvera pas. La motivation garantit ainsi une certaine stabilité de la jurisprudence et plus largement satisfait la sécurité juridique dont elle est l’une des composantes. Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que la motivation rend le précédent intangible : nul ne peut prétendre disposer d’un droit acquis à une jurisprudence figée. Mais là encore, le rôle de la motivation est fondamental car il permet justement de comprendre, et dans une certaine mesure de prévoir, les conséquences et l’étendue d’un revirement de jurisprudence. Du point de vue de la sécurité juridique, cette prévisibilité des changements n’est pas moins utile que la stabilité de l’existant. En l’espèce, faute de motivation de la décision quant aux raisons pour lesquelles l’article 2232 devait être interprété à la lumière de l’article 6 § 1, le lecteur en est réduit à des supputations quant au devenir de la solution. Celles-ci permettent de nourrir quelques espoirs de clarification du régime de la prescription issu de la réforme de 2008.

III. Des espoirs

  1. Faute de motivation, il est difficile d’affirmer que le sort de l’article 2232 en est définitivement jeté. S’il est écarté ici, il n’est pas certain que son éviction se reproduise systématiquement. En l’espèce, comme on l’a déjà dit, le délai-butoir, parce qu’il avait été appliqué de façon rétroactive, avait expiré avant que le délai ordinaire de prescription n’ait commencé à courir, donc avant que le salarié n’ait eu connaissance des faits lui permettant d’agir contre son employeur. Du fait de la particularité des fautes de l’employeur, qui concernaient ses obligations de cotisation à une caisse complémentaire de retraite, leurs conséquences n’allaient apparaître que lors de la liquidation des droits à la retraite du salarié. C’est uniquement à ce moment que le salarié pourrait mesurer toute l’étendue de son préjudice par, concrètement, la limitation de ses droits à pension. Le délai-butoir était manifestement mal calibré pour cette hypothèse et sa neutralisation est en l’espèce heureuse. Pour le reste, à supposer que ce soit l’impossibilité concrète d’agir du salarié qui ait implicitement motivé l’éviction de l’article 2232, la solution retenue pourrait conduire à éclaircir certaines incertitudes entourant le régime de la prescription depuis 2008.
  2. S’agissant encore du délai-butoir de l’article 2232, lequel limite à 20 ans à compter de la naissance du droit, le délai de prescription en cas de report, d’interruption ou de suspension de la prescription, la question s’est posée de savoir si ce délai-butoir s’écoulait alors même que le créancier était dans l’impossibilité d’agir au sens de l’article 2234. Consacrée explicitement à l’occasion de la réforme de 2008[26] comme une cause de suspension du délai de prescription, l’impossibilité d’agir rentre a priori dans les prévisions du texte instaurant le délai-butoir : elle est sans incidence sur l’écoulement du délai de 20 ans car elle ne figure pas parmi les causes de suspension exemptées du délai-butoir par l’article 2232 al. 2. On sait par ailleurs que la jurisprudence antérieure à la réforme s’est toujours montrée particulièrement exigeante quant à la caractérisation de cette impossibilité d’agir[27]. Si cette exigence se maintient, une impossibilité d’agir pourtant difficilement reconnue ne devrait donc pas empêcher le délai-butoir de 20 ans de s’écouler à compter de la naissance du droit. Dans l’hypothèse d’école où l’impossibilité d’agir durerait 20 ans, à l’issue de cette double décennie, le délai-butoir serait entièrement écoulé et le créancier privé de son droit alors même qu’il n’a jamais pu agir ? La situation n’est au fond guère différente de celle examinée dans la décision de la Chambre sociale. Il ne serait pas déraisonnable d’interpréter à nouveau l’article 2232 à la lumière de l’article 6 § 1 pour en déduire que l’impossibilité d’agir de l’article 2234 suspend habituellement le délai quinquennal de l’article 2224 mais peut aussi exceptionnellement suspendre le délai duodécennal de l’article 2232.
  3. Cette impossibilité concrète d’agir qui préjudiciait en l’espèce au salarié pourrait elle-même susciter de nouvelles interprétations guidées par l’éclairage qu’apporte l’article 6 §1. Au grand jeu de la conjecture auquel invite l’absence de motivation de la présente décision, la question finira par se poser de savoir si l’éviction de l’article 2232 suppose que l’impossibilité concrète d’agir vicie toute la durée du délai-butoir, comme en l’espèce, ou si au contraire une impossibilité d’agir temporaire peut être prise en compte, par exemple en suspendant simplement le délai-butoir lorsqu’elle intervient alors qu’il est sur le point d’expirer[28], ce qui ne manquerait pas de piquant au regard de la formulation de la disposition[29]. Enfin, cette impossibilité d’agir du salarié avant son départ à la retraite mériterait sans doute de servir d’étalon pour apprécier les circonstances constituant une impossibilité d’agir au sens de l’article 2234. En cette matière, la jurisprudence est parfois d’une sévérité excessive. Les possibilités ouvertes par la décision sont multiples… et hypothétiques ! L’absence de motivation de la décision confine l’appréciation de sa portée à l’exercice divinatoire…
  4. Pour finir, au-delà des critiques et des mises en garde qu’il est toujours aisé d’adresser a posteriori aux magistrats, il faut relever que l’article 6 § 1 a servi les intérêts du salarié et protégé plus particulièrement ses droits à la retraite que la négligence de son employeur avait restreints. Le législateur s’apprêtant à faire de même, mais de façon délibérée, l’arrêt pourrait inviter à fondamentaliser les espérances légitimes déçues des salarié.e.s pour qu’elles trouvent dans les prétoires une oreille plus attentive que celle accordée au Parlement…

[1] V. sur ce point, très critique quant à la mobilisation d’un droit fondamental au soutien de la solution retenue : G. Loiseau, obs. sous Cass. Soc., 3 avril 2019, précité, Chronique de régime de l’obligation, JCP G, 2019, Doctrine, 749, n° 11.

[2] Cass. Soc., 3 avril 2019, Bull., pourvoi n° 17-15568.

[3] V. sur ce point, A.-S. Ginon, Prescription extinctive issue de la loi du 17 juin 2008 et droits à la retraite – A propos de Cass. Soc. 3 avril 2019, Revue de droit du travail, 2019, p. 401 & suiv.

[4] Avant la réforme de 2008, les actions de nature contractuelle étaient en effet soumises à un délai de prescription trentenaire. Ce délai a donc été considérablement réduit par la réforme. Sous l’empire du droit antérieur à la réforme de 2008, il était déjà acquis que le délai de prescription de l’action en indemnisation présentement exercée par le salarié ne courait qu’à compter du moment où le salarié est en mesure de prétendre à la liquidation de ses droits à la retraite. V. ainsi, Cass. Soc., 26 avril 2006, pourvoi n° 03-47525, Bull. n° 146. L’ancienneté de la solution a permis en l’espèce au salarié d’échapper aux dispositions transitoires de la réforme intervenue en 2008. En effet, à supposer que le point de départ du délai trentenaire de prescription de l’action contractuelle ait été sous l’empire du droit antérieur la date de l’inexécution contractuelle intervenue en l’espèce en 1986, ce délai aurait donc été en cours à la date d’entrée en vigueur de la réforme de 2008, le 19 juin 2008. Sous cet angle, il aurait pu être soumis à l’alinéa 2 de l’article 26 de la Loi du 17 juin 2008 qui dispose que le délai réduit s’applique aux prescriptions en cours dès la date de l’entrée en vigueur de la loi, ce qui aurait eu pour conséquence de l’action aurait été prescrite 5 ans plus tard, soit le 19 juin 2013. Sur cette prescription massive, voir notamment R. Libchaber, La nuit du 19 juin 2013, Revue des contrats, 2014, n°1, p 44.

[5] La solution n’est pas nouvelle. Pour des développements détaillés, v. A.-S. Ginon, Prescription extinctive issue de la loi du 17 juin 2008 et droits à la retraite – A propos de Cass. Soc. 3 avril 2019, Revue de droit du travail, 2019, p. 401 & suiv.

[6] A. David, retraite complémentaire (obligation d’affiliation) : prescription de l’action des salariés, D., 2019, p. 1158 & suiv., n° 2 in fine.

[7] A. David, loc. cit.

[8] V. sur ce point, relevant l’inadaptation de la combinaison du délai-butoir et du point de départ « glissant » du délai ordinaire de prescription dans le cas d’un dommage qui, comme en l’espèce, n’apparait que tardivement, A. S. Ginon, Prescription extinctive issue de la loi du 17 juin 2008 et droits à la retraite – A propos de Cass. Soc. 3 avril 2019, précité, spéc. in fine.

[9] Sur lesquelles, v. notamment, M. Mignot, Le délai-butoir : commentaire de l’article 2232 du Code civil, Gaz. Pal., 2009, n° 57, p. 2 & suiv., spéc. n° 7 & suiv.

[10] V. sur ce point, J. François, Les obligations – Régime général, Traité de droit civil, Tome 4, 4ème édition, Economica, 2017, spéc. n° 207.

[11] A défaut d’antériorité du point de départ du délai-butoir, celui-ci n’aurait eu en l’espèce aucune raison de jouer. En effet, s’il avait eu pour point de départ la liquidation des droits à la retraite du salarié, il n’aurait sûrement pas été invoqué par l’employeur puisque l’action du salarié a été mise en œuvre à peine un an plus tard en 2013. C’est ce que soutenaient les auteurs du pourvoi dans la 3ème branche de leur second moyen. L’argumentation aurait pu difficilement prospérer, qui imposait d’affirmer que la naissance d’un droit à indemnisation en matière d’inexécution contractuelle ne naît pas à compter de l’inexécution mais à compter de la caractérisation du dommage.

[12] Cela est d’autant plus regrettable que le délai-butoir et le délai ordinaire de prescription n’auraient pas été conçus comme étant deux délais distincts. Ainsi le premier ne serait que la version la plus longue du second, compte-tenu des diverses causes d’interruption ou de suspension que ce dernier peut subir. V. sur ce point, M. Mignot, Le délai-butoir : commentaire de l’article 2232 du Code civil, précité, spéc. n° 7.

[13] A. S. Ginon, Prescription extinctive issue de la loi du 17 juin 2008 et droits à la retraite – A propos de Cass. Soc. 3 avril 2019, précité, spéc. in fine.

[14] V. par exemple, Cass. Soc., 19 novembre 2014, pourvoi n° 13-19263, Bull.

[15] V. sur ce point, J. François, Les obligations – Régime général, Traité de droit civil, Tome 4, 4ème édition, Economica, 2017, spéc. n° 208.

[16] V. sur ce point, J. François, Les obligations – Régime général, Traité de droit civil, Tome 4, 4ème édition, Economica, 2017, spéc. n° 189.

[17] A. David, retraite complémentaire (obligation d’affiliation) : prescription de l’action des salariés, D., 2019, p. 1158 & suiv., n° 2.

[18] V. E. Blessing, Rapport AN n° 847, p. 16 et 42, cité par M. Mignot, Le délai-butoir : commentaire de l’article 2232 du Code civil, Gaz. Pal., 2009, n° 57, p. 2 & suiv., spéc. n° 12.

[19] L. Béteille, Rapport sur la proposition de loi portant réforme de la prescription civile, Sénat n° 83 (2007-2008), page 42.

[20] S’ils avaient été univoques, l’interrogation n’aurait d’ailleurs pas été moins légitime sauf à admettre que l’opinion des parlementaires prime systématiquement sur la lettre d’un texte régulièrement promulgué.

[21] A. David, retraite complémentaire (obligation d’affiliation) : prescription de l’action des salariés, D., 2019, p. 1158 & suiv., n° 2 : la Cour de cassation « ne se prononce pas sur le point de savoir si la fixation du point de départ de la prescription au jour de la liquidation par le salarié de ses droits à la retraite s’analyse en un report du délai de prescription au sens de l’article 2232 ou au contraire comme une règle jurisprudentielle découlant de l’article 2224 du Code civil (…). ».

[22] G. Loiseau, Régime de l’obligation, JCP (G), 2019, doctrine, 749, spéc. n° 11.

[23] V. sur ce point, G. Loiseau, Régime de l’obligation, JCP (G), 2019, doctrine, 749, spéc. n° 11 in fine.

[24] G. Loiseau, loc. cit., qui relève que la formule retenue est habituellement cantonnée au cas de l’interprétation de dispositions internes à la lumière de directives européennes non transposées.

[25] G. Loiseau, loc. cit.

[26] Avant la réforme, l’impossibilité d’agir n’était pas reconnue explicitement par les textes mais elle était retenue en jurisprudence. Elle était habituellement fondée sur la maxime Contra non valentem agere, non currit praescriptio.

[27] V. sur ce point, J. François, Les obligations – Régime général, Traité de droit civil, Tome 4, 4ème édition, Economica, 2017, spéc. n° 192.

[28] On sait en effet qu’une impossibilité d’agir intervenu au cours du délai ordinaire de prescription ne proroge pas nécessairement ce dernier dès lors que le créancier a disposé d’un temps suffisant pour agir entre la cessation de son impossibilité d’agir et l’expiration du délai. V. sur ce point, Cass. Civ. 1ère, 13 mars 2019, pourvoi n° 17-50053.

[29] La certitude d’être libéré du fait de l’écoulement du délai de 20 ans, qui contribuerait à la sécurité juridique selon les promoteurs du texte de 2008 en pâtirait évidemment.

État de droit et valeurs de l’Union européenne

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Par, Romain Tinière Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes – CRJ, Chaire Jean Monnet

Hongrie, Pologne, Slovaquie, Roumanie, Malte, … La liste des États membres s’affranchissant de manière plus ou moins franche des valeurs fondatrices de l’Union européenne s’accroît dangereusement depuis quelques temps 1. À croire que les gouvernements en poste dans ces États veulent absolument donner raison à ceux qui craignaient que l’élargissement de l’Union vers l’est affaiblisse les valeurs de respect des droits de l’homme, de l’État de droit et de la démocratie en permettant l’intégration de nouveaux membres trop fraîchement convertis à la démocratie pluraliste 2. On se rappellera en effet que la formalisation de ces valeurs et la création de mécanismes sensés en assurer le respect a été conçue avant tout pour préparer les futurs élargissements aux États de l’ex bloc de soviétique lors du sommet européen de Copenhague des 21 et 22 juin 1993 3.

Comme souvent dans l’Union, la construction a été progressive. Elle a abouti à un dispositif fondé sur l’article 2 TUE, qui égraine les valeurs fondatrices de l’Union, valeurs communes en outre à ses États membres, et qui s’appuie sur un double mécanisme de contrôle, a priori et a posteriori. L’article 49 TUE pose ainsi explicitement comme condition d’adhésion le respect des valeurs de l’article 2, alors que l’article 7 TUE inaugure un mécanisme de contrôle politique du respect de ces valeurs par les États membres. Beaucoup a déjà été écrit sur l’efficacité de ce mécanisme et l’existence d’un éventuel double standard selon que l’on est un État candidat ou un État membre 4. Là n’est toutefois pas l’objet de cette communication. Il s’agit plutôt de s’efforcer de réfléchir sur les tenants et les aboutissants du choix d’appréhender cette crise des valeurs que traverse l’Union européenne sous l’angle du respect d’une seule d’entre elles : l’État de droit. Or, si l’État de droit est incontestablement l’une des valeurs de l’Union, elle ne saurait pour autant les résumer toutes.

L’article 2 TUE dispose que « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. » Cette liste regroupe visiblement des notions dont la portée est très variable : dignité, liberté et égalité ne suffisent-elles pas à englober le droit des minorités, la non-discrimination ou encore l’égalité femmes-hommes ? Bref, résultat d’un compromis politique ce texte n’est pas des plus précis sur le plan juridique. Il en découle néanmoins assez clairement que les valeurs fondatrices de l’Union peuvent être ramenées au triptyque du Conseil de l’Europe : État de droit, démocratie, droits de l’homme 5.

Pourquoi dans ce cas la Commission européenne, souhaitant trouver un remède aux carences du mécanisme de l’article 7 TUE, s’est-elle concentrée sur le seul État de droit en proposant son nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit 6 et quelles sont les conséquences de ce choix pour la protection des valeurs dans l’Union ?

Répondre à cette question suppose d’abord de souligner le rapprochement entre ces trois volets du triptyque que sont l’État de droit, la démocratie et les droits de l’homme, même si les propos qui suivent se concentreront sur le seul rapprochement entre droits de l’homme et État de droit à l’exception donc de la démocratie 7. Cela suppose ensuite, d’apprécier les limites de ce phénomène pour enfin se tourner vers le cœur du problème : pourquoi et, surtout, comment sortir de ce qui constitue, non pas vraiment une impasse, mais à tout le moins une réponse partielle et insuffisante à la crise actuelle des valeurs en Europe.

1- Le rapprochement entre droits fondamentaux et État de droit

On assiste en effet à un double mouvement de « substantialisation » de l’État de droit et de « procéduralisation » des droits fondamentaux conduisant à un rapprochement, voire une confusion de ces deux notions.

Quelques brefs rappels sur ce double mouvement assez bien connu.

L’État de droit s’est, dans un premier temps, contenté d’exiger une forme d’encadrement juridique de la puissance de l’État, son action devant être encadrée et régie par le droit 8. Selon J. Chevallier, « l’État de droit se présente ainsi sous l’aspect de la hiérarchie des normes, dont le respect doit être garanti à tous les niveaux par le contrôle d’un juge indépendant » 9. À partir de la fin de la seconde guerre mondiale, cette notion qui n’était que procédurale va intégrer progressivement une préoccupation de protection effective des droits fondamentaux des sujets de droit. Le respect de l’État de droit, dans une acception exigeante, suppose donc le respect des droits fondamentaux 10.

La Commission de Venise dans sa « Liste des critères de l’État de droit » adoptée en mars 2016 11 souligne ainsi que « l’État de droit serait une coquille vide sans la protection des droits de l’homme. Inversement, la protection et la promotion des droits de l’homme ne sont réalisées que par le respect de l’État de droit » (pt 31). Dans l’argumentaire de son nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit, la Commission européenne souligne quant à elle que l’État de droit « garantit que toutes les autorités publiques agissent dans les limites fixées par la loi, conformément aux valeurs de la démocratie et des droits fondamentaux, et sous le contrôle de juridictions indépendantes et impartiales » 12. Affirmation reprise depuis dans deux communications plus récentes de la Commission 13.

Ce mouvement de substantialisation de l’État de droit en Europe est complété par une procéduralisation grandissante de la protection des droits fondamentaux. Ce phénomène 14 est particulièrement notable en droit de la Convention européenne des droits de l’homme avec le développement des « obligations positives procédurales » 15 ou « obligations d’enquête » 16. En vertu de cette forme d’obligation positive, fruit de la créativité du juge de Strasbourg 17, les États parties à la Convention ont l’obligation, pour certains droits matériels 18, de prévoir un cadre procédural permettant l’établissement des faits par une enquête officielle, de fournir une procédure judiciaire adéquate ou encore de réaliser des études d’impact en amont d’un projet en cas d’atteinte alléguée à l’environnement. Ce développement d’un volet procédural de droits substantiels concerne aussi, même si dans une moindre mesure, la Cour de justice de l’UE, notamment dans le cadre du contentieux des sanctions ciblées 19. Il accompagne en outre dans les deux cas, un mouvement de renforcement des droits fondamentaux procéduraux relevant également de l’État de droit autour de la notion de procès équitable.

Il résulte de ce double mouvement une forme de confusion entre les notions d’État de droit et de droits fondamentaux et l’idée selon laquelle garantir le respect de l’un permet la protection effective des autres. En effet, si l’État de droit inclut les droits fondamentaux et que les droits fondamentaux se procéduralisent, pourquoi ne pas se concentrer sur le seul respect de l’État de droit ? Le rapprochement indéniable entre ces deux notions ne vaut toutefois pas équivalence.

2- Les dangers d’une confusion

Laisser entendre que le respect de l’État de droit entraîne nécessairement et automatiquement la protection effective des droits fondamentaux est un leurre, ce pour au moins deux raisons.

1- La première réside dans l’important décalage existant entre l’affirmation du principe selon lequel l’État englobe la protection des droits fondamentaux et son application.

Ainsi, si la Commission de Venise lie étroitement État de droit et droits de l’homme dans sa liste des critères relatifs à l’État de droit, la dite liste se concentre sur la seule dimension procédurale de l’État de droit. Qu’on en juge : Légalité, sécurité juridique, prévention de l’abus de pouvoir, accès à la justice, procès équitable, justice constitutionnelle. Seule apparaît en toute fin de liste au titre des exemples de défis spécifiques à l’État de droit, outre la corruption et les conflits d’intérêts, la question de la collecte des données de la surveillance exercée sur les citoyens.

Il en va de même pour la Commission européenne dont la liste de critères visant à s’assurer du respect effectif de l’État de droit s’inspire explicitement de celle de la Commission de Venise et retient la légalité, la sécurité juridique, l’interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif, des juridictions indépendantes et impartiales, un contrôle juridictionnel effectif, « y compris le respect des droits fondamentaux », et l’égalité devant la loi » 20. Le nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit mentionne donc bien une conception formelle et substantielle de l’État de droit, insistant sur l’importance du respect de cette notion pour assurer la garantie effective des droits fondamentaux, mais semble ne se concentrer en pratique que sur la seule dimension formelle. Autrement dit, présenté comme un instrument au service de la préservation des valeurs de l’Union en préparant une activation éventuelle de l’article 7 TUE, ce nouveau cadre pour renforcer l’État de droit ne se concentre en réalité que sur une seule de ces valeurs : celle du respect de l’État de droit dans sa conception formelle 21, donc pas la plus exigeante. D’ailleurs, l’Agence des droits fondamentaux dans son rapport annuel pour l’année 2013 prend position en faveur de la mise en place d’un « cadre stratégique de l’Union européenne en matière de droits fondamentaux » visant à compléter, sur le plan du respect des droits fondamentaux, le mécanisme de suivi de l’État de droit créé par la Commission 22. Il est donc clair que pour l’Agence, ce nouveau cadre pour renforcer l’État de droit ne permet pas de réaliser un suivi du respect de l’ensemble des droits fondamentaux mais seulement de certains des droits procéduraux inscrits dans la Charte.

2- On pourrait regretter ce décalage entre les principes affirmés en préambule de ce nouveau mécanisme de garantie de l’État de droit et la pratique. Mais, pour être honnête, et c’est selon nous la seconde raison pour laquelle une confusion des valeurs au profit du seul État de droit est un leurre, il faut plutôt s’en féliciter. Car, comment justifier qu’un mécanisme intitulé « nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit » s’intéresse en réalité à l’ensemble des valeurs, y compris donc les droits fondamentaux garantis par la Charte, sous le prétexte que l’État de droit englobe ces différentes notions ? Peut-on sérieusement, au seul nom de l’État de droit, s’intéresser à la protection de la vie privée, de la liberté d’expression, de la liberté d’association ou de culte ? Il existe une autre notion pour cela : les droits fondamentaux ou droits de l’homme. Cela apparaît certainement comme une évidence, mais peut-être fallait-il la rappeler pour souligner qu’un mécanisme de garantie de l’État de droit ne saurait prétendre assurer la protection de l’ensemble des valeurs de l’Union.

Laisser entendre que le respect de l’État de droit entraîne nécessairement et automatiquement la protection effective des droits fondamentaux est donc un leurre, mais c’est aussi une conception potentiellement dommageable pour les autres valeurs de l’Union. Le respect de l’État de droit est un moyen au service de la protection des autres valeurs de l’Union, non une fin en soi. Assortir le contrôle du respect de ces valeurs matérielles d’un contrôle portant sur les moyens procéduraux à leur service permet de renforcer leur protection 23. Pas sa substitution. Or, le nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit tend à laisser penser que les valeurs de l’Union sont entièrement fongibles dans l’État de droit…

Les dangers d’une procéduralisation excessive de la protection des droits fondamentaux ont déjà été soulignés par la doctrine 24 dans le contentieux de la Convention européenne des droits de l’homme : Elle conduit certains États peu scrupuleux à privilégier une violation des obligations positives procédurales en interdisant, par exemple, l’enquête susceptible de mettre en évidence la violation du droit substantiel à l’origine de la saisine de la Cour. Or, il est bien moins infamant d’être condamné pour la violation d’obligations procédurales liées au respect de l’article 3 de la Convention, que pour une violation au fond de cet article. Si le respect de l’État de droit est une condition du respect effectif de l’ensemble des droits fondamentaux, il peut aussi conduire à détourner le regard des violations de fond. Or, ce constat est évidemment transposable à l’Union et a déjà été formulé concernant le contentieux des sanctions ciblées 25.

3- Tentative d’explication et perspectives

Ce choix en faveur du seul État de droit peut d’abord être perçu comme visant à préserver l’intégrité du droit de l’Union. La Commission européenne l’affirme d’ailleurs très clairement dans sa communication relative au nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit (préc.), lorsqu’elle souligne la nécessité que les autorités nationales se fassent mutuellement confiance dans le respect de l’État de droit pour que l’espace de liberté, de sécurité et de justice continue d’exister. Comment en effet accepter d’exécuter un mandat d’arrêt européen vers un État dont la justice ne serait pas indépendante ? La Cour de justice a parfaitement compris la difficulté, comme elle l’a montré dans sa jurisprudence récente 26 et la doctrine a déjà souligné cette double fonction de l’État de droit 27.

Ce choix apparaît toutefois surtout comme une solution de facilité qui peut s’avérer être à courte vue. Effectivement, le standard de l’État de droit dans sa conception procédurale est d’un maniement plus aisé que les droits substantiels. Comme le souligne la Commission dans sa communication visant à poursuivre le renforcement de l’État de droit dans l’Union : « Dans l’ensemble, il s’agit d’un principe bien établi, bien défini en substance et qui peut être soumis à une évaluation objective permettant de déceler des lacunes sur une base solide et stable » 28. En atteste d’ailleurs la liste des critères de l’État de droit de la Commission de Venise. Or, on ne peut pas en dire autant des droits fondamentaux substantiels. En effet, apprécier le respect effectif de ces droits peut difficilement faire l’objet d’une « évaluation objective » sur « une base solide et stable », voire procéder de l’application mécanique d’une liste de critères, du fait du rôle central du principe de proportionnalité. S’il demeure possible de déterminer certaines lignes rouge 29, la plupart des violations potentielles supposent une appréciation détaillée des circonstances avant de pouvoir conclure à une éventuelle violation.

Qui plus est, s’ajoute à cette « facilité technique », une « facilité politique » relative. Il est en effet moins délicat de nouer un dialogue avec un gouvernement national sur des questions procédurales faisant, ou semblant faire, consensus telle que l’indépendance de la justice 30, que d’évoquer les droits des personnes appartenant à des minorités, les droits fondamentaux des migrants ou encore la liberté de religion. Or, ces questions se posent incontestablement dans un certain nombre d’État de l’Union et doivent être abordées de front. Il suffit ici de rappeler, sur un plan strictement juridique, que la question de l’articulation entre confiance mutuelle et protection des droits fondamentaux ne se pose pas qu’en des termes procéduraux 31. L’accent mis sur le respect de l’État de droit ne doit pas conduire à aborder toutes les problématiques qu’engendre la montée de l’illibéralisme en Europe sous le seul angle procédural.

Selon nous la Commission doit nécessairement compléter le dispositif actuel portant sur le seul État de droit par au moins deux mécanismes si elle entend faire en sorte que l’Union puisse faire face à cette crise des valeurs 32 :

– Le premier existe déjà, est bien connu mais notoirement sous employé en matière de respect des droits fondamentaux : la procédure d’infraction. Celle-ci peut parfaitement se fonder sur le respect des dispositions de la Charte des droits fondamentaux, possibilité que la Commission vient à peine de commencer à explorer…mais pour l’instant uniquement sur le fondement de l’article 47 consacrant le droit à une protection juridictionnelle effective 33 La Commission devrait davantage utiliser cette voie lorsque cela est possible en s’appuyant sur d’autres dispositions de la Charte 34.

– Le second mécanisme pourrait être complémentaire du premier. Il s’agirait d’une procédure d’évaluation périodique du respect des valeurs confiée à l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne et fondée sur le respect des dispositions de la Charte telle que celle-ci l’a proposé à la demande du Parlement dans un avis de 2016 35.

Si l’issue de la crise des valeurs en Europe ne réside évidemment pas dans le seul jeu de ces deux mécanismes, ils en sont une condition nécessaire car ce n’est qu’en se posant les bonnes questions que l’on peut espérer trouver les bonnes réponses.

Notes:

  1. En se fondant sur les seules résolutions du Parlement européen, voy. par exemple : Résolution du Parlement européen du 15 novembre 2017 sur la situation de l’état de droit et de la démocratie en Pologne (2017/2931(RSP)) ; Résolution du Parlement européen du 15 novembre 2017 sur l’état de droit à Malte (2017/2935(RSP)) ; Résolution du Parlement européen du 19 avril 2018 sur la protection des journalistes d’investigation en Europe: le cas de Ján Kuciak, journaliste slovaque, et de Martina Kušnírová (2018/2628(RSP)) ; Résolution du Parlement européen du 12 septembre 2018 relatif à une proposition invitant le Conseil à constater, conformément à l’article 7, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne, l’existence d’un risque clair de violation grave par la Hongrie des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée (2017/2131(INL)) ; Résolution du Parlement européen du 13 novembre 2018 sur l’état de droit en Roumanie (2018/2844(RSP))
  2. Par ex : Chr. HILLION, « The European Union is dead. Long live the European Union… A commentary on the treaty of Accession 2003 », 20 ELRev., 2004
  3. Sommet qui a énoncé les critères dits « de Copenhague », à savoir « L’adhésion requiert de la part du pays candidat qu’il ait des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection, l’existence d’une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’Union » (SN 180/1/93 REV 1).
  4. Problème bien connu de la doctrine sous les termes de « dilemme de Copenhague » et souligné récemment par le Parlement européen dans sa Résolution du 25 octobre 2016 contenant des recommandations à la Commission sur la création d’un mécanisme de l’Union pour la démocratie, l’état de droit et les droits fondamentaux (2015/2254(INL)) dans ses points R et S.
  5. Tel qu’il figure dans le préambule du Statut du Conseil de l’Europe du 5 mai 1949 (« Inébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable »).
  6. « Nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit », COM(2014) 158 final.
  7. On peut toutefois relever que le phénomène de rapprochement (voire de confusion) entre droits fondamentaux et État de droit vaut également pour la démocratie. Voy. ainsi la « Liste des critères de l’État de droit » établie par la Commission de Venise (CDL-AD(2016)007), pt. 33 : « L’État de droit est lié non seulement aux droits de l’homme mais aussi à la démocratie, c’est-à-dire à la troisième valeur fondamentale du Conseil de l’Europe. La démocratie implique l’association de la population aux décisions au sein d’une société ; les droits de l’homme protègent l’individu contre l’arbitraire et des atteintes excessives à ses libertés, et garantissent la dignité humaine. L’État de droit veille à ce que l’exercice de la puissance publique soit circonscrit et fasse l’objet d’un contrôle indépendant. L’État de droit promeut la démocratie en établissant l’obligation pour les personnes exerçant la puissance publique de rendre compte et en garantissant les droits de l’homme, qui protègent les minorités contre les décisions arbitraires de la majorité ».
  8. J. Chevallier, « État de droit », in Dictionnaire des droits de l’homme, PUF, 2008, p. 388.
  9. Ibid.
  10. É. Carpano, «La crise de l’Etat de droit en Europe. De quoi parle-t-on ?», RDLF 2019 chron. n°29 (www.revuedlf.com) et « La définition du standard européen de l’État de droit », RTDE 2019/2, p. 255.
  11. Document CDL-AD(2016)007 précité.
  12. Nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit, préc., p. 4.
  13. Communications du 3 avril 2019, « Poursuivre le renforcement de l’état de droit au sein de l’Union – État des lieux et prochaines étapes envisageables », COM(2019) 163 final note 12 et du 17 juillet 2019, « Renforcement de l’état de droit au sein de l’Union – Plan d’action », COM(2019) 343 final, p. 1
  14. Voy. N. Le Bonniec, La procéduralisation des droits substantiels par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2017, 682 p. et E. Dubout, « La procéduralisation des droits », in F. Sudre (dir.), Le principe de subsidiarité au sens du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Anthémis, coll. Droit & Justice n°108, 2014, p. 265.
  15. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 13e éd. refondue, 2016, pp. 253 s.
  16. C. Gauther, S. Platon et D. Szymczak, Droit européen des droits de l’homme, Sirey, 2017, § 169.
  17. À partir de l’arrêt CourEDH, 27 sept. 1995, McCann c. RU, § 161, GACEDH n°11.
  18. Notamment ceux prévus aux articles 2, 3, 8, 10 et 1 prot. n°1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
  19. Par ex. CJCE, gde ch., 3 sept. 2008, Kadi c. Conseil, aff. jtes C-402 et 415/05 P, pt 369, GADLF n°23. Voy. également H. Labayle, et R. Mehdi, “Le contrôle juridictionnel de la lutte contre le terrorisme – Les blak lists de l’Union dans le prétoire de la Cour de justice”, RTDE, 2009-2, p. 231.
  20. Communication COM(2014) 158 final préc.
  21. L’appellation mécanisme pré-article 7 est donc, de ce fait, largement abusive.
  22. Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, « Les droits fondamentaux : défis et réussites en 2013 », juin 2014. Cette proposition a été relayée sur le plan doctrinal, not. Dans G. N. Toggenburg and J. Grimheden, « The Rule of Law and the Role of Fundamental Rights », in C. Closa and D. Kochenov (ed.), Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union, CUP, 2018, p. 147.
  23. J.-P. Marguénaud et L. Milano, « L’encadrement d’ordre procédural au titre des droits substantiels », in G. Gonzalez (dir.), La subsidiarité conventionnelle en question, Anthémis, Coll. Droit & Justice n°114, 2016, p.163.
  24. Not. N. Le Bonniec dans sa thèse préc. §§ 614 s.
  25. Article de H. Labayle et R. Mehdi préc. ; également pour une critique plus radicale I. Cameron, « Respecting human rights and fundamental freedoms and EU/UN sanctions : state of play », rapport réalisé à la demande du sous-comité aux droits de l’homme du Parlement européen, 7 octobre 2008, spéc. p. 42.
  26. CJUE, gde ch., 27 févr. 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C-64/16 ; CJUE, gde ch., 25 juil. 2018, Minister for Justice and Equality, aff. C-216/18 PPU et CJUE, gde ch., 24 juin 2019, Commission c. Pologne, aff. C-619/18.
  27. S. Platon, « Les fonctions du standard de l’État de droit en droit de l’Union européenne », RTDE 2019/2, p. 305.
  28. COM(2019) 163 final préc., p. 1.
  29. Qu’il s’agisse des droits intangibles ou du « contenu essentiel » des droits fondamentaux dérogeables.
  30. On peut d’ailleurs relever que les autorités polonaises mettent en avant leur volonté de rétablir cette indépendance en se débarrassant de magistrats jugés inféodés à l’ancien pouvoir politique en place.
  31. CJUE, gde ch., 5 avr. 2016, Aranyosi et Căldăraru, aff. jtes C-404/15 et 659/15 PPU.
  32. On relèvera d’ailleurs, que l’action de la Commission de Venise au sein du Conseil de l’Europe complète celle de la Cour européenne des droits de l’homme.
  33. CJUE, gde ch., 24 juin 2019, Commission c. Pologne (indépendance de la Cour suprême), aff. C-619/18 et 5 novembre 2019, Commission c. Pologne (Indépendance des juridictions de droit commun), aff. C-192/18.
  34. A. Richard, Procédure en manquement d’État et protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne, Thèse, Paris II, 2019, 623 pp.
  35. Avis 2/2016 de l’Agence des droits fondamentaux « Opinion of the FRA on the development of an integrated tool of objective fundamental rights indicators able to measure compliance with the shared values listed in Article 2 TEU based on existing sources of information » du 8 avril 2016 et l’analyse approfondie de T. Evas et W. Van Ballegooij, « An EU mechanism on democracy, the rule of law and fundamental rights ».

« Politiquement correct » et liberté d’expression

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Il est désormais courant dans une certaine littérature de dénoncer le “politiquement correct” en tant qu’il entraverait de manière grave l’exercice de la liberté d’expression et de communication en France et au-delà, dans les pays occidentaux. La présente contribution s’efforce d’établir un état des lieux entre les fantasmes réactionnaires et une réalité mitigée. Elle s’attache aussi à dépasser la perspective du seul droit positif pour interroger le rôle des plateformes numériques, des réseaux sociaux et de la soft law dans la régulation des discours à l’époque contemporaine. Ce texte est issu de la participation à un colloque organisé en mai 2019 par le Centre de droit public comparé de l’Université Paris 2 dont le thème était « L’application des droits et libertés par les personnes privées : la liberté d’expression en droit comparé ».

 

Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR 8103)

 

La référence au « politiquement correct » est omniprésente dans le débat public aujourd’hui. Elle est mobilisée pour dénoncer certains discours ou revendications jugées liberticides. L’hebdomadaire « Valeurs actuelles » s’est fait une spécialité de la dénonciation de ses supposés méfaits à travers des dossiers aux intitulés tout en nuances : « La tyrannie des bien-pensants » (novembre 2019) ; « La terreur végan » (décembre 2019) ; « La nouvelle terreur féministe » (mai 2019) ; « Les racistes anti-Blancs » (septembre 2019). Sur le plan éditorial, deux ouvrages en langue française ont été publiés en 2019 qui ont entendu critiquer le politiquement correct : l’ouvrage du sociologue canadien Mathieu Bock-Côté intitulé L’emprise du politiquement correct (Cerf, 2019) et le livre de l’universitaire française Isabelle Barbéris titré L’art du politiquement correct (PUF, 2019).

Avant de s’intéresser aux effets supposés ou avérés du « politiquement correct » sur l’exercice de la liberté d’expression, il convient au préalable de revenir sur cette expression. Il est entendu qu’elle a été importée des Etats-Unis (political correctness) où elle a émergé il y a une trentaine d’années (pour une généalogie sommaire, H. C. Mansfield, « Politiquement correct », Commentaire, 1998/3, n°83, p. 617). Pour le reste, le constat s’impose que l’expression est à tout le moins connotée et incertaine. Elle est d’abord connotée en ce que son utilisation implique une défiance du locuteur à l’égard de ce qu’il recouvre. Aux Etats-Unis et aujourd’hui en France, l’expression est surtout mobilisée par les conservateurs, la droite ou l’extrême droite, pour railler ou pour critiquer le discours « progressiste » ou libéral (au sens américain du mot). Dans le contexte français, on lui associe souvent les expressions de « bien pensance » (Revue des deux mondes, Dossier « Les biens-pensants », février 2016) et de pensée unique. En France comme ailleurs, il est donc possible d’y voir une arme rhétorique du camp « réactionnaire » pour dévaluer et disqualifier le discours « progressiste ». Notre propos ne reposera pas sur cette vision péjorative du « politiquement correct ». L’expression ne sera pas mobilisée pour railler un certain discours mais pour fixer l’assiette de notre étude. Or, et c’est la seconde difficulté que présente cette expression, elle est aussi incertaine. Elle l’est de par son histoire et surtout de par ses usages multiples.

Pour tenter d’identifier ce que recouvre cette expression, il faut se tourner vers les contempteurs du « politiquement correct ». De manière générale, le « politiquement correct » conduirait à stigmatiser les expressions qui, de par leur forme ou leur contenu, sont analysées comme des vecteurs de préjugés, de discrimination voire de violence à l’égard d’un groupe minoritaire ou dominé. Il est alors possible de reprendre les différentes composantes de cette définition sommaire pour pointer la diversité des acceptions de l’expression. Il existe d’abord une constante : le discours contraire au “politiquement correct” vise les minorités et les groupes dits dominés : les femmes, les handicapés, les personnes d’origine étrangère, les LGBTQI. L’effet de stigmatisation à l’égard de tel ou tel groupe n’est pas forcément appréhendé de manière objective mais en s’attachant au ressenti supposé ou présumé des membres du dudit groupe au regard de son histoire, de sa place dans la société, etc.

A partir de là, il est possible de s’attacher à la forme et/ou au contenu du discours. Il semble que dans son acception initiale, le « politiquement correct » s’intéresse surtout à la linguistique. Il repose sur le constat que le langage porte une histoire, qu’il véhicule des représentations et des stéréotypes. Aussi suppose-t-il de se défier de mots, d’expressions et de structures grammaticales, qui, d’une manière ou d’une autre, produisent un effet, ou du moins un sentiment, de stigmatisation, d’abaissement ou autre d’un groupe dominé. Deux exemples évoquent le « politiquement correct » : la promotion de l’écriture inclusive comme moyen de contrecarrer la hiérarchisation des sexes issues des règles de grammaire ; le bannissement de termes tels que « nègre » ou « bamboula » (voir la polémique sur la réédition d’une bande dessinée des années 1950 intitulée « Les aventure de bamboula ») qui renvoient à l’esclavagisme et au colonialisme subis par les ascendants d’un groupe ethnique. Dans une acception plus large, le « politiquement correct » s’intéresserait aussi à la substance des discours et autrement dit aux idées. C’est du moins la manière dont il est compris en France. Il inviterait donc à condamner les affirmations au sujet des minorités ou des groupes dominés qui jurent avec le credo libéral ouvert à l’égard d’une société multiethnique voire multiculturelle. Dans cette acception, le discours « non politiquement correct » peut dégénérer en discours de haine.

L’ambition est donc ici de s’intéresser aux effets du « politiquement correct » sur l’exercice de la liberté d’expression, liberté dont tant la Cour EDH (CEDH, 7 déc. 1976, Handyside / Royaume-Uni, n°5493/72, §49) que le Conseil constitutionnel (Cons. const., n°2009-580 DC, 10 juin 2009, HADOPI, Rec. p. 107) ont affirmé la prééminence au sein d’une société démocratique. Il est assez courant d’affirmer la dimension liberticide du « politiquement correct ». Ainsi, dans son ouvrage Le droit contre la démocratie publié en 2017 (LGDJ, Forum), Bertrand Mathieu a relevé que « les lois mémorielles, la pénalisation de l’expression de certaines opinions, la pression sociale exercée par ce qu’on appelle le politiquement correct, musellent l’expression et enferment, par leur accumulation, le débat dans d’étroites limites » et a dénoncé une police de la pensée susceptible de conduire à un totalitarisme mou (p. 173). La définition qu’en donne Mathieu Bock-Côté ne laisse quant à elle guère de doute sur les effets imputés par l’auteur au « politiquement correct ». Il le présente comme « un dispositif inhibiteur ayant pour vocation d’étouffer, de refouler ou de diaboliser les critiques du régime diversitaire (…) et plus largement d’exclure de l’espace public tous ceux qui transgresseraient cette interdiction » (Op. cit. p. 32).

Pour évaluer la pertinence de telles affirmations, le propos s’articulera en deux temps. Il conviendra d’abord de s’intéresser à la manière dont les exigences liées au « politiquement correct » sont saisies par le droit. De manière plus précise, il sera question de déterminer si les discours considérés comme « non politiquement correct » sont effectivement traqués, pourchassés en droit français. Au terme d’une étude de droit positif, il en ressort qu’une telle affirmation est contestable (I). En réalité, « le politiquement correct » relève pour l’essentiel d’une autre forme de régulation que la normalisation juridique à savoir la civilité. Il propose un modèle de civilité dont la diffusion repose d’abord sur la réprobation sociale. Pour l’heure, son influence sur le droit reste donc plutôt modeste et passe essentiellement par des dispositifs relevant du droit souple (II).

 

I. Le « politiquement correct » et le juridiquement licite

 

L’ambition est ici d’analyser la manière dont sont traités les discours « non politiquement corrects » en droit français. Toute la difficulté est que, comme il a déjà été signalé, ce que recouvre le « politiquement correct » et partant le « non politiquement correct » est incertain. Le parti a donc été pris d’appréhender l’expression dans son acception française c’est-à-dire de manière large. Trois champs d’investigation ont été retenus. Ils correspondent aux lieux les plus importants de la régulation juridique des discours en France. Il s’agit d’abord du droit pénal. Compte tenu de son éminence, la liberté d’expression est traditionnellement soumise à un régime libéral, le régime répressif : les bornes de son exercice sont fixées de manière limitative dans la loi pénale et les abus de la liberté d’expression sont sanctionnés a posteriori par le juge pénal. En l’occurrence, il s’agit surtout de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 (A). Le second champ sera le droit administratif et en particulier les différentes polices administratives spéciales ou non. Nous nous intéresserons en particulier à l’action du Conseil supérieur de l’audiovisuel qui joue un rôle clé dans le contrôle des discours à la télévision et à la radio (B). Enfin, il convient d’évoquer le rôle des acteurs privés dans la régulation des discours et en particulier celui des réseaux sociaux tels Facebook ou Twitter (C).

 

A. Droit pénal

Il est bien évident que le droit pénal n’incrimine pas en tant que tel le discours « non politiquement correct ». On serait bien en peine de définir des infractions qui incrimineraient de tels discours dans le respect des principes qui régissent la légalité pénale à commencer par le principe de légalité des délits et des peines. Toutefois, plusieurs infractions de presse ne sont pas sans lien avec la question qui nous occupe. Il s’agit des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 qui incriminent ce qu’on appelle aujourd’hui les discours de haine. De manière générale, ce type de discours s’analyse comme un abus de la liberté d’expression de telle sorte qu’il ne bénéficie pas de la protection de la liberté d’expression (CEDH, 6 juillet 2006, Erbakan / Turquie, n°59405/00). En droit français, trois délits de presse visent spécifiquement les discours de haine : la diffamation publique (art. 32, loi de 1881), l’injure publique (art. 33) et le délit de provocation à la discrimination (art. 24 al. 7 et 8 de la loi de 1881). L’étude s’intéressera ici spécifiquement aux deux derniers puisque la diffamation suppose l’allégation d’un fait précis attentatoire à l’honneur.

L’article 33 punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende l’injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap. L’injure s’entend de toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait (art. 29). De leur côté, les alinéas 7 et 8 de l’article 24 punissent d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap.

Il s’agit donc de déterminer si ces différentes incriminations ont pu être mobilisées pour punir la tenue de discours « non politiquement corrects » tels que définis en introduction. Dès lors que leur est imputée la stigmatisation de tel ou tel groupe dominé, il serait imaginable qu’ils puissent être poursuivis au titre de l’injure publique voir de la provocation à la discrimination. Pour vérifier cette première hypothèse, il a été procédé à une analyse des cinq dernières années de droit pénal de la presse. Il est possible d’en conclure que les discours « non politiquement corrects » échappent pour l’essentiel à la répression pénale. Conformément aux principes qui régissent l’interprétation et l’application de la loi pénale, les délits de presse en question ne concernent en pratique que les seuls discours explicitement haineux. Il en est ainsi en premier lieu du délit d’injure publique qui ne joue que lorsque le discours associe de manière explicite une caractéristique péjorative à tel ou tel groupe mentionné par l’article 33 de la loi de 1881.

Ainsi, ne sont pas constitutifs du délit d’injure publique :

– les propos de Henri de Lesquen dans une émission de radio selon lesquels « la musique nègre s’adresse au cerveau reptilien » (CA Paris, 6 juin 2018, ASF / H. de Lesquen, Légipresse 2019/369 p. 133) ;

– les propos du même Henri de Lesquen dans une émission de radio selon lesquels la demoiselle qui représente la France au concours de Miss Monde doit être de race caucasoïde (CA Paris, 12 décembre 2018, Légipresse 2019/367 p. 11) ;

– la publication d’une caricature par Charlie hebdo représentant le général de Gaulle portant dans ses bras une petite fille emmaillotée de langes sous les traits caricaturés de Mme Morano avec la mention « Nadine la fille trisomique cachée de de Gaulle », « ce dessin et son titre ne visant pas les personnes atteintes de ce handicap » (Cass. crim., 19 février 2018, n°18-80405). Cette caricature avait été publiée en réaction aux propos de Nadine Morano attribuant à de Gaulle l’affirmation selon laquelle la France est un pays de race blanche ;

– le slogan scandé par un prêtre à plusieurs reprises lors d’une manifestation « Y’a bon banania, y’a pas bon Taubira » (TGI Paris, 19 mai 2015, MRAP / Beauvais, Légipresse 2015/328 p. 331) ;

– l’expression « autochtones oisifs » associée par Nicolas Bedos aux habitants de la Guadeloupe (TGI Paris, 10 novembre 2015, Légipresse 2015/333 p. 639).

En revanche, ont été jugés constitutifs du délit d’injure publique

– le rapprochement opéré par un élu municipal entre homosexualité et zoophilie à l’occasion de l’examen d’un projet de centre LGBT (Cass. crim. 28 novembre 2017, n°16-85.637) ;

– les propos d’Henri de Lesquen dans une émission de radio selon lesquels les transgenres sont vicieux (CA Paris, 12 décembre 2018, Légipresse 2019/367 p. 11) ;

– le titre du journal Minute « Maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane » (TGI Paris, 30 octobre 2014, Légipresse 2014/321 p. 588 ;

– l’affirmation de Jean-Marie Le Pen selon laquelle « la pédophilie […] a trouvé ses lettres de noblesses dans l’exaltation de l’homosexualité » (CA Paris, 3 octobre 2019, n°19/0003, Légipresse 2019/376 p. 594) ;

– la mise en ligne, sur le réseau Twitter d’une fausse publicité représentant un médecin exhibant une boîte de médicaments « Judéotril » accompagnée des termes suivants : « Un nouveau médicament pour guérir du judaïsme. Anxiété, fragilité émotionnelle, paranoïa, égocentrisme, mégalomanie, amnésie sélective, intolérance à la frustration, tendances à la fabulation et à la calomnie, etc. On peut enfin guérir du judaïsme. Prévient les dérives incestueuses » (Cass. crim., 15 octobre 2019, Lalin, n°18-85365).

L’application du délit de provocation à la haine et à la discrimination aux discours « non politiquement corrects » paraît moins évidente encore puisque, dans son dernier état, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation impose que les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter et exhorter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées (Cass. crim. 7 juin 2017, n°16-80.322) et non à provoquer une simple réaction de rejet.

Ainsi le délit n’est-il pas constitué en présence :

– d’une publication dans le journal Valeurs actuelles dénonçant des opérations de naturalisation massive destinées à augmenter le poids des musulmans dans la société française, « les propos étant associés à la reproduction d’un buste de Marianne revêtue d’un voile intégral noir » (Cass. crim. 7 juin 2017, n°16-80.322) ;

– de propos publics de Madame Boutin assimilant l’homosexualité à une abomination (Cass. crim., 9 janv. 2018 , n°16-87.540).

– de la mise en ligne, en illustration d’un texte intitulé « parodie de justice », d’un dessin représentant un singe sous les traits de la ministre de la justice Christiane Taubira (Cass. crim., 9 janv. 2018 , n°17-80.491) ;

– de propos publics de N. Dupont-Aignan caricaturant le slogan de campagne de F. Hollande : « Invasion migratoire : le changement de population c’est maintenant » (CA Paris, 7 févr. 2019, LICRA / Dupont-Aignan, Légipresse 2019/369 p. 133) ;

– de propos de Henri de Lesquen sur twitter critiquant le coefficient de blancheur de l’équipe de France de Football, appelant à bannir la musique nègre des médias français et relatifs à la mélanisation du sport présentée comme dramatique pour les identités nationales (CA Paris, 6 juin 2018, Légipresse 2108/363 p. 423) ;

– de propos publics de E. Zemmour selon lesquels « il n’y a pas de musulmans pacifiques et modérés » et « les jihadistes sont de bons musulmans » (CA Paris, 3 mai 2018, Légipresse 2018/362 p. 376) ;

– d’un tweet de Robert Ménard sur la surreprésentation des enfants musulmans dans les écoles du centre de Béziers et le dépassement d’un seuil de tolérance (CA Paris, 14 mars 2018, LICRA / Ménard, Légipresse 2018/359 p. 192 : Cass. crim., 5 juin 2019, n°18-82742) ;

– d’une boutade de Jean-Marie Le Pen selon laquelle « les homosexuels c’est le sel dans la soupe, s’il n’y en a pas du tout, c’est un peu fade, mais s’il y en a trop, c’est imbuvable » (CA Paris, 3 octobre 2019, préc.).

En revanche, le délit est constitué en présence de

– de propos publics visant les musulmans, groupe assimilé au « grand banditisme » et au « crime organisé », présentés comme des délinquants colonisant et asservissant la France par la violence et affirmant que cette situation ne pouvait être abandonnée « à l’action policière ou à celle des tribunaux », dès lors que les lois et les institutions chargées de les faire respecter étaient impuissantes à protéger « l’indépendance du pays » et « la liberté du peuple » (Cass. crim. 20 sept. 2016, n°15-83.070) ;

– de propos d’Henri de Lesquen sur twitter appelant à franciser l’équipe de France de football en expulsant « les français de papier » (CA Paris, 6 juin 2018, Légipresse 2108/363 p. 423) ;

– de propos publics d’Eric Zemmour assimilant les musulmans à des colonisateurs nécessitant une résistance de la population (CA Paris, 3 mai 2018, Légipresse 2018/362 p. 376 et Cass. crim., 17 septembre 2019, n°18-85299) ;

– de propos publics de J.-M. Le Pen relevant « la présence odorante et urticante des roms » (Cass. crim., 6 mars 2018, n°17-81875) ;

– de propos tenus sur twitter et Facebook suivant lesquels « il y a trop de juifs à la télé » et relevant que « si on les obligeait à porter l’étoile jaune, ce serait plus simple » (TGI Paris, 7 septembre 2016, ASF, Légipresse 2018/342 p. 519 ; Cass. crim., 15 octobre 2019, Lalin, n°18-85365).

Au total, les délits en question ne permettent de se saisir de discours uniquement lorsqu’ils conduisent à associer un groupe en cause à des caractères péjoratifs (injure publique) ou s’analysent comme une exhortation directe à la haine voire à la violence à son encontre (provocation). Il peut être relevé par ailleurs que la considération de la victime et plus précisément à son ressenti, est indifférente dans la qualification pénale. Dans plusieurs décisions, le juge pénal se borne à concéder que les propos querellés peuvent choquer voire meurtrir les personnes concernées sans en tirer de conséquences sur la qualification de l’infraction (ex. : affaire de la caricature de Nadine Morano). Ce constat peut être relié aux principes rituellement rappelés par la Cour EDH, selon lesquels la liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (CEDH, 7 déc. 1976, Handyside / Royaume-Uni, préc.)

 

B. Droit administratif

Le droit administratif est un autre lieu de la régulation juridique des discours. La piste d’investigation la plus intéressante concerne l’audiovisuel compte tenu du pouvoir de surveillance confié au Conseil supérieur de l’audiovisuel (1). Il peut également être relevé que le référé-liberté est parfois mobilisé, en vain, au soutien de revendications en rapport avec le « politiquement correct » (2).

 

1. Droit de la communication audiovisuelle

Le droit de la communication audiovisuelle est prometteur dans la quête d’une régulation juridique des discours « non politiquement correct » pour deux raisons au moins. D’une part, la régulation administrative de l’audiovisuel repose sur des objectifs plus larges que le droit pénal ; d’autre part, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) dispose d’un panel diversifié de prérogatives.

S’agissant des objectifs, l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 les envisage en même temps qu’il attribue au CSA le soin d’en assurer le respect. Ce dernier doit veiller « à ce que la diversité de la société française soit représentée dans les programmes des services de communication audiovisuelle et que cette représentation soit exempte de préjugés » (al. 3), à contribuer « aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations dans le domaine de la communication audiovisuelle » (al. 4), à assurer « le respect des droits des femmes dans le domaine de la communication audiovisuelle » en veillant à « l’image des femmes qui apparaît dans ces programmes, notamment en luttant contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et les violences commises au sein des couples » (al 5). Son article 15 ajoute qu’il « veille enfin à ce que les programmes mis à disposition du public par un service de communication audiovisuelle ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de mœurs, de religion ou de nationalité ». Il est aussi en charge de veiller au respect de la dignité de toutes les personnes et à l’image des femmes qui apparaissent dans les émissions publicitaires diffusées par les services de communication audiovisuelle (art. 14). Ces différentes exigences sont relayées par les conventions signées entre le CSA et les éditeurs de services audiovisuels qui accompagnent les autorisations d’utilisation des fréquences. Elles sont susceptibles d’enrichir encore les obligations qui pèsent sur les éditeurs. Ainsi, les conventions des éditeurs privés stipulent qu’ils doivent veiller dans leurs programmes « à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public » (art. 2-3-2 Convention M6).

S’agissant des instruments de la régulation, ils sont plus diversifiés qu’en droit pénal. Le CSA dispose d’un pouvoir de sanction. En amont, il peut mettre en demeure l’éditeur de services audiovisuels de respecter ses obligations. Par ailleurs, il n’hésite pas à mobiliser des instruments relevant de la soft law : mises en garde, rappel des obligations, appel à la vigilance, etc.

Au total, la définition très large des obligations des éditeurs de services audiovisuels et la diversité des mesures susceptibles d’être prises par le CSA permettent de penser que la revendication du « politiquement correct » est plus à même de prospérer devant lui qu’en droit pénal. Il en est d’autant plus ainsi que sa saisine est très simple : il suffit d’un mail pour formuler une réclamation et le site du CSA propose un formulaire pour alerter sur un programme. Rien n’à voir donc avec les contraintes de l’action pénale. Enfin, il doit être précisé que le CSA ne s’adresse jamais qu’aux éditeurs et non aux personnes qui ont tenu les propos litigieux. Il ne dispose donc pas du pouvoir de sanctionner l’auteur du discours « non politiquement correct ».

Cette intuition a été confirmée par l’analyse des cinq dernières années de l’activité du CSA. Il a reçu de multiples plaintes et réclamations dont certaines évoquent le « politiquement correct ». Le CSA n’est pas indifférent à l’égard de ces plaintes mais il ne mobilise pas en général à leur égard ses prérogatives les plus contraignantes. Il est souvent question de rappel à l’ordre, d’invitation à la vigilance, etc. Cette démarche peut suffire à satisfaire les plaignants qui obtiennent ainsi une prise de position publique émanant d’une autorité indépendante frappant d’opprobre tel propos ou tel comportement. Par ailleurs, lorsque les propos litigieux émanent d’invités voire d’auditeurs ou de téléspectateurs, le CSA est surtout sensible à la maîtrise de l’antenne par les journalistes ou animateurs et donc à la contradiction qui aurait pu être apportée aux propos litigieux. Ces éléments d’analyse sont abondamment illustrés.

Le CSA a été saisi d’une plainte au sujet d’une séquence intitulée « L’asile » diffusée sur France 2 dans l’émission Fort Boyard du 24 juin 2017 par une association de défense des personnes handicapées. Après avoir relevé que le cahier des charges de France Télévisions lui impose de « veiller au respect de la personne humaine et de sa dignité et de contribuer à la lutte contre les discriminations et les exclusions de toutes sortes », le CSA a estimé que la séquence en question, caricaturale et stigmatisante à l’égard des personnes souffrant de troubles psychiatriques ou psychiques, portait atteinte aux dispositions du cahier des charges de France Télévisions et a demandé aux responsables de France Télévisions « de veiller à mieux respecter, à l’avenir, ses obligations en matière de respect des droits et libertés et les a mis en garde contre le renouvellement de telles pratiques » (CSA, 6 septembre 2017).

Le CSA a aussi été saisi d’une plainte à propos d’un commentaire d’un journaliste sportif lors du match opposant l’équipe du Nigéria à l’équipe d’Islande, le 22 juin 2018 sur beIN Sport 1. Les plaignants déploraient que le commentateur ait conseillé au joueur de l’équipe du Nigéria de « prendre du Banania ». Le Conseil a considéré que le commentateur faisait référence à la célèbre marque française de boissons et de produits chocolatés qui renvoie, dans l’inconscient collectif, à la représentation des personnes de couleur durant la période coloniale et que les mots employés dans un tel contexte ne s’inscrivent pas dans l’exigence de promotion des valeurs d’intégration et de solidarité et de lutte contre les discriminations évoquée par la convention qui la lie au CSA. Il a « appelé à la vigilance de la chaîne sur le respect » de ses obligations (CSA, 24 octobre 2018). Il a aussi mis en garde cette même chaîne lorsque le commentateur d’un autre match de football a relevé à propos d’un joueur « c’est pas mal pour un noir » (CSA, 22 mai 2019).

A l’occasion d’une délibération en date du 28 juin 2017, il a accueilli la plainte d’une association de lutte contre l’homophobie dans le sport à raison de la diffusion dans une émission sportive de Canal+ d’un chant entonné par les supporters de l’Olympique de Marseille : « Julien Cazarre est un pédé ». S’il a relevé le caractère humoristique de cette séquence visant à dénoncer des travers du monde du football, il a considéré que le caractère homophobe du chant des supporters était avéré et que sa diffusion, sans aucune distance, risquait de blesser des personnes et pouvait, perçue au premier degré, être de nature à nourrir des préjugés homophobes dans le sport. « Le CSA a donc mis en garde la chaîne Canal+ contre le renouvellement de telles pratiques » (CSA, 28 juin 2017).

Par une autre délibération en date du 21 juillet 2017, il a attiré l’attention des responsables de France 2 au sujet de la diffusion d’un reportage sur des stages à destination des hommes qui, selon la plaignante, promeuvent l’idéologie « viriliste ». Il a estimé qu’en proposant ce sujet sans davantage le contextualiser et sans commentaire critique explicite, que ce soit dans le cadre du reportage ou lors de son lancement, la chaîne avait diffusé une séquence présentant une conception rétrograde et machiste de la place des femmes par rapport aux hommes. « Le Conseil a donc attiré l’attention des responsables de la chaîne sur le nécessaire respect des dispositions » de l’article 3-1 de la loi de 1986 (CSA, 21 juin 2017).

De même, le CSA a souligné que les propos tenus par Jean-Pierre Pernaut à la suite d’un reportage dans son journal de 13h sur TF1 sur les sans-abris et en transition avec le sujet suivant sur les migrants, – « Voilà plus de places pour les sans-abris mais en même temps les centres pour migrants continuent à ouvrir partout en France » -, pouvaient encourager un comportement discriminatoire et a en conséquence « demandé aux responsables de TF1 de veiller, à l’avenir, à pleinement respecter les dispositions » de la convention de la chaîne (CSA, 4 janvier 2017).

Au titre du sexisme, il peut encore être citée l’intervention du CSA auprès de la chaîne NT1 au sujet de l’émission Le Bachelor. Était en cause une séquence clôturant chaque épisode au cours de laquelle le « bachelor » sélectionne les candidates qu’il souhaite voir poursuivre l’émission en leur donnant une rose. Au regard des dispositions relatives aux droits des femmes de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986, qui donnent pour mission au CSA de lutter contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes et les violences faites aux femmes, il a estimé que cette séquence était susceptible de porter atteinte à l’image des femmes puisque elle exacerbe l’assujettissement d’un groupe de jeunes femmes au bon plaisir d’un homme, mettant ainsi en avant une volonté de dépendance dévalorisante de leur part. « Il a donc appelé l’attention des responsables de la chaîne sur le respect des dispositions de la loi du 30 septembre 1986 dans les programmes dits de téléréalité » et « a également précisé à la chaîne que, d’une manière plus générale, il s’inquiétait vivement de la tonalité et des ressorts de cette émission qui conduisent à favoriser la diffusion de séquences, de dialogues, d’images et de postures de nature à donner une représentation des femmes marquée par des stéréotypes dévalorisants, présents tout au long de ce programme » (CSA, 18 mai 2016).

Plus récemment encore, il a dû statuer sur une séquence de l’émission « Tout le monde joue au docteur », diffusée sur France 2 en janvier 2019 à l’occasion de laquelle Michel Cymes a interrogé les invités sur le point de savoir si les « hommes ont plus besoin de faire l’amour que les femmes ». Les plaignants estimaient que ces propos étaient « de nature à renforcer la culture du viol ainsi que l’injonction à céder aux demandes sexuelles de leurs partenaires masculins qui pèse sur les femmes ». Le CSA s’est borné à attirer l’attention des responsables de la chaîne sur le fait que ces propos peuvent conduire à véhiculer des préjugés sexistes ou des idées reçues (CSA, 24 avril 2019).

Il arrive bien sûr que le CSA mobilise ses pouvoirs de sanction ou de mise en demeure mais il n’y a généralement recours qu’en présence d’expressions qui s’inscrivent clairement dans les discours de haine et qui, à ce titre, pourraient faire l’objet de poursuites pénales. Il en a été ainsi pour des propos tenues par H. de Lesquen (CSA, Décision n°2017-724 du 4 octobre 2017 portant sanction à l’encontre de l’association CDARS : amende prononcée pour des propos tenus dans l’émission de H. de Lesquen sur Radio Courtoisie. Le Conseil d’Etat a rejeté le recours formé contre cette décision : CE, 17 décembre 2018, Association CDARS, n°416311). De même, le CSA a récemment mis CNews en demeure de se conformer à l’avenir à ses obligations légales et conventionnelles à la suite de propos de Eric Zemmour tendant selon lui à encourager des comportements discriminatoires en raison de la religion et sans aucune réaction ou modération de la part de la journaliste présente en plateau (CSA, Décision n°2019-578 du 27 novembre 2019).

 

2. Le référé-liberté

Le juge administratif est parfois saisi au titre du référé-liberté de demandes visant à ce qu’il soit mis fin à des activités ou à des pratiques, imputables à des autorités administratives ou non, en contradiction avec les exigences du « politiquement correct ». Aucune n’a prospéré en raison notamment des exigences spécifiques de cette procédure de référé à savoir la nécessité de démontrer une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Tout en relevant systématiquement que la pratique litigieuse pouvait légitimement être de nature à heurter la sensibilité de certaines personnes, il écarte les requêtes.

Il en a été ainsi dans l’affaire de la pâtisserie « Tête de nègre » (CE ord., 16 avril 2015, CRAN, n°389372). A cette occasion, le juge des référés du Conseil d’Etat a estimé que si l’exposition, dans la vitrine d’une boulangerie de Grasse de pâtisseries « figurant des personnages de couleur noire présentés dans une attitude obscène et s’inscrivant délibérément dans l’iconographie colonialiste est de nature à choquer, l’abstention puis le refus du maire de Grasse de faire usage de ses pouvoirs de police pour y mettre fin ne constituaient pas en eux-mêmes une illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale qu’il appartiendrait au juge administratif des référés de faire cesser ».

Le Tribunal administratif de Lille s’est manifestement inspiré de cette ordonnance lorsqu’il a dû se prononcer sur « La nuit des noirs » (TA Lille ord., 9 mars 2018, CRAN, n°1802009). Était en cause l’organisation de la soirée intitulée « La nuit des noirs », dans le cadre des festivités du carnaval de Dunkerque, au cours de laquelle les participants se griment en noir et revêtent les tenues traditionnelles des tribus africaines. S’il concède que cette manifestation s’inscrivait délibérément dans l’iconographie colonialiste et était de nature à choquer, le juge des référés du TA de Lille a jugé que le refus de différentes autorités de faire usage de leurs pouvoirs de police pour y mettre fin, « ne constituaient pas en eux-mêmes, compte tenu du contexte burlesque général des festivités et eu égard à l’absence de justifications de risques de commission d’infractions à caractère racial et de troubles à l’ordre public qui pourraient en résulter, une illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale qu’il appartiendrait au juge administratif des référés de faire cesser ».

Le Conseil d’Etat a aussi été amené à se prononcer sur la demande de plusieurs associations tendant à la suspension de la représentation « Exhibit B » dans un établissement parisien. Cette exposition proposée par un artiste sud-africain consistait à présenter dans une salle de théâtre, de « tableaux vivants » introduisant des acteurs ou figurants noirs afin de dénoncer l’asservissement des populations noires lors de la période coloniale ainsi que des traitements contraires au principe de respect de la dignité humaine ou aux droits de l’homme dans le monde contemporain. Le juge des référés du Conseil d’Etat a écarté le recours contre l’ordonnance du TA de Paris qui avait jugé que « alors même qu’elle peut être perçue par les spectateurs ou ses détracteurs comme suscitant, du fait des spécificités de la mise en scène (comédiens en cage) et des sujets abordés, une très forte émotion, cette exposition ne porte pas atteinte au respect de la dignité de la personne humaine » (CE ord., 11 décembre 2014, Centre Dumas-Pouchkine des Diasporas et Cultures Africaines, n°386328).

Une dernière affaire illustre le peu d’écho des exigences du « politiquement correct » devant la juridiction administrative. Elle mettait en cause des panneaux représentant des silhouettes de femme répartis sur le territoire d’une commune à l’initiative de son maire et d’une adjointe dans le cadre de l’année de la femme. Estimant que ces panneaux véhiculaient des stéréotypes sexistes et discriminatoires à l’égard des femmes, une association féministe a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg d’en prescrire l’enlèvement. Le TA a fait droit à cette demande en jugeant que par ces réalisations, la commune avait méconnu les dispositions de l’article 1er de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, qui prévoient notamment que les collectivités territoriales mettent en œuvre une politique pour l’égalité comportant des actions destinées à prévenir et à lutter contre les stéréotypes sexistes. Le Conseil d’Etat a annulé cette ordonnance. Il a estimé que si « les panneaux incriminés peuvent être perçus par certains comme véhiculant, pris dans leur ensemble, des stéréotypes dévalorisants pour les femmes ou, pour quelques-uns d’entre eux, comme témoignant d’un goût douteux voire comme présentant un caractère suggestif inutilement provocateur s’agissant d’éléments disposés par une collectivité dans l’espace public, leur installation ne peut être regardée comme portant au droit au respect de la dignité humaine une atteinte grave et manifestement illégale » (CE, 1er décembre 2017, Commune de Dannemarie, n°413607).

 

C. La régulation privée de la liberté d’expression

Les plateformes numériques, et en particulier les réseaux sociaux, sont devenus des acteurs essentiels de la circulation des idées et des opinions. On sait aussi que l’expression y est souvent débridée. Pour autant, les fournisseurs d’accès et les hébergeurs ne sont pas encore soumis à une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent (art. 6-I-7 de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique). En revanche, ils doivent concourir à la lutte contre la diffusion de certaines infractions de presse (provocation à la haine et à la discrimination). A ce titre, ils sont censés mettre en place des dispositifs facilement accessibles et visibles permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type d’infractions et ils ont l’obligation d’informer promptement les autorités publiques compétentes des activités illicites qui leur seraient signalées. A côté de ces obligations légales, les réseaux sociaux se sont dotés de règles de modération par lesquelles ils se réservent le droit de retirer les contenus postés par les utilisateurs qui contreviennent auxdites règles voir de supprimer leurs comptes.

La contribution des réseaux sociaux à la lutte contre les discours « non politiquement corrects » est pourtant limitée. En attestent, par exemple, les standards de la communauté de Facebook qui renseignent sur la politique de modération de ce réseau social. Cette politique vise en particulier trois types de contenus : la nudité, les discours incitant à la haine et les contenus violents et explicites. Facebook dit supprimer les discours incitant à la haine, discours définis comme ceux constituant une attaque directe des personnes en raison de leur race, leur religion, leur sexe ou leur orientation sexuelle. Une attaque s’entend comme « un discours violent ou déshumanisant, une affirmation d’infériorité, ou un appel à l’exclusion ou à la ségrégation ». Facebook définit également trois niveaux de gravité des attaques constitutives de contenus haineux. Les quelques affaires connues, par exemple, la suppression du compte du polémiste d’extrême droite Alain Soral, mettent en cause des discours qui tombent clairement sous le coup de la loi pénale en France au titre de l’injure publique ou de la provocation à la haine et à la discrimination (ex. : Cass. crim., 19 février 2019, n°18-82745). La politique suivie par Facebook à l’égard de ce type de discours est souvent jugée insuffisante. En atteste la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet déposée le 20 mars 2019 par Laetitia Avia qui vise à renforcer les obligations des plateformes (Proposition de loi n°1785).

Au regard de ces différents éléments, le discours « non politiquement correct » ne tombe pas sous le coup de la politique de modération du réseau social. Facebook n’est toutefois pas complétement indifférent à son égard. Ses règles de modération envisagent le cas des contenus simplement déplaisants. Mais il n’est alors plus question de suppression par le réseau social. Ce dernier prétend fournir des outils permettant à l’usager d’éviter d’être confronté à des contenus déplaisants sur son fil d’actualité ou sur son profil. Il appartient alors à l’internaute de mobiliser ces outils pour contrôler ce qu’il voit et donc exclure ce qu’il ne souhaite pas voir. Il n’est donc pas question de censure mais d’une invisibilisation sur-mesure de contenus qui déplaisent. Une sorte d’auto-régulation.

Le discours « non politiquement correct » n’est donc guère contrecarré à un titre ou à un autre dans les différents lieux de la régulation juridique de la liberté d’expression. Le droit pénal ne s’en saisit que lorsqu’ils s’analysent comme des discours de haine. Le droit de l’audiovisuel est plus réceptif aux revendications relevant du « politiquement correct » mais cette régulation se traduit pour l’essentiel par des rappels à l’ordre et des appels à la vigilance dont la portée est avant tout pédagogique. Le juge administratif du référé-liberté n’entend pas mobiliser cette voie de droit au soutien de ce type de revendications. Enfin, les réseaux sociaux ont d’ores et déjà fort à faire avec les discours de haine et n’ont donc pas vocation à assurer une police des contenus simplement « non politiquement correct ». Vue au prisme du droit, il semble donc difficile d’avancer l’idée d’une sorte de délit d’opinions non conforme aux canons du « politiquement correct ». Mais sauf à faire preuve d’un juridisme étroit, on ne saurait s’arrêter là. Les exigences du politiquement correct se diffusent par d’autres voies au sein de l’espace public.

 

II. Le « politiquement correct » et le civilement tolérable

 

Comprendre ce que fait le « politiquement correct » à la liberté d’expression suppose au préalable d’en comprendre la signification. Il se présente en réalité comme un modèle de civilité. Une thèse récente a défini la civilité de la manière suivante : il s’agit de « l’ensemble des règles qui sont implicitement admises au sein d’une communauté humaine et qui permettent aux membres de cette communauté de vivre ensemble, les uns avec les autres, sans intervention extérieure du pouvoir normatif » (V. Gazagne-Jammes, Les actes nuisibles à la vie en société. Étude sur les incivilités à partir de l’article 5 de la Déclaration de 1789, Université Toulouse 1 Capitole, 2018, n°189). En tant que modèle de civilité, le « politiquement correct » repose sur une conception des rapports sociaux qui entend évincer les discours qui de par leur contenu ou leur forme, sont analysés comme stigmatisants à l’égard de groupes dominés et sont donc susceptibles de heurter la sensibilité des personnes appartenant auxdits groupes. Ce modèle de civilité ne fait pas forcément consensus. Il suppose notamment de penser la société comme multiethnique voire comme multiculturelle.

 

A. La réalisation du modèle de civilité dans l’espace public : la réprobation sociale

A l’instar des autres règles de civilité, la diffusion de ce modèle ne passe pas principalement par les normes juridiques. Elle repose d’abord sur la réprobation sociale. Cette réprobation sociale n’est plus tout à fait la même que par le passé. Elle bénéficie aujourd’hui de moyens de circulation et de diffusion particulièrement puissants et efficaces à travers les outils de communication moderne : réseaux sociaux, chaînes d’informations continues, etc.

Cette réprobation sociale repose souvent sur l’activisme d’associations et de personnalités qui combattent les discours « non politiquement corrects ». Il se décline parfois à travers des recours devant les instances juridiques, juridictions (F. Gras, « Censure et ordre public : les associations procureurs », Légipresse 2016/343, p. 591) ou autorités administratives (à commencer par le CSA). Mais son arme la plus efficace est la pratique du « name and shame ». De manière générale, elle consiste à stigmatiser une personne ou une entreprise dans l’espace public au nom d’une cause en jouant notamment sur la puissance démultiplicatrice et délétère des réseaux sociaux. Cette mise au pilori publique n’est pas sans conséquence pour la personne ou l’entité visée. Elle est de nature à affecter ses relations avec son environnement social et économiques, avec ses différents partenaires. Pour une entreprise, on pense bien sûr à ses clients et aux investisseurs. Pour un particulier, il s’agit notamment de ses employeurs et de ses donneurs d’ordre. Cette pratique n’est pas le monopole des associations qui portent des revendications relevant du « politiquement correct ». Elle est souvent mobilisée par les défenseurs de l’environnement et par les contempteurs de l’Islam politique (affaire du hijab de course. X. Dupré de Boulois, « Les misères du droit : au sujet de l’ouvrage de Laurent Bouvet, « La nouvelle question laïque. Choisir la République » (Flammarion, 2019) », RDLF 2019 chron. n°09). L’espace public, souvent virtuel, se présente alors comme un lieu de conquête et de revendication au sein duquel il faut convaincre du caractère nuisible et condamnable de tel discours, comportement ou produit. Les acteurs visés par ce type de campagne, surtout lorsqu’il s’agit d’opérateurs économiques, préfèrent s’incliner et s’excuser plutôt que de s’engager dans un plaidoyer pro-domo voire d’engager une action en justice au titre de la dénonciation calomnieuse ou de la diffamation.

L’actualité n’a de cesse d’illustrer le recours à cette pratique du « name and shame » au nom du « politiquement correct ». Elle peut se révéler particulièrement efficace. En effet, compte tenu de ce que recouvre le « politiquement correct », cette stigmatisation consiste souvent à insinuer ou affirmer que le discours contesté et la personne qui le formule sont racistes, sexistes, homophobes ou encore handiphobes selon les cas. L’accusation est lourde. La pratique du « name and shame » ne s’embarrasse donc guère de nuances. Parmi les exemples récents, on pourra citer les cas de l’animateur Tex et de l’humoriste Jean-Marie Bigard ciblés pour des blagues douteuses tenues dans l’émission « Touche pas à mon poste » sur C8. Le premier avait fait une blague sur les violences conjugales. Il a été licencié par la société de production de son émission « Les Z’Amours » à la demande de France 2. Le second a commis une blague sur le viol. Elle a suscité de multiples réactions. Le CSA a ainsi reçu plusieurs centaines de signalement (CSA, 3 avril 2019). Par la suite, le quotidien régional Var-Matin a décidé d’écarter l’humoriste de son festival d’humour, pour lequel il devait effectuer une tournée de 49 dates. On peut aussi citer des campagnes de publicités d’entreprises comme Heineken, Gap ou Gucci qui ont été jugées racistes par des associations et des personnalités et qui ont conduit à leur retrait.

Le plus intéressant ou le plus inquiétant pour le juriste est que cette pratique se déploie en marge du droit à trois égards au moins.

En premier lieu, elle se défie des qualifications juridiques alors même qu’elle mobilise souvent un registre de discours qui existe dans le droit. Ce qui est considéré comme raciste au regard du « politiquement correct » n’est que rarement qualifié comme tel en droit pénal. En mobilisant les mots du droit, elle lui emprunte aussi une part de son aura d’autorité et de légitimité.

En deuxième lieu, elle produit un effet d’éviction qui n’est pas sans évoquer la régulation juridique : suppression du discours litigieux ; sanction au moins indirecte de l’auteur du discours litigieux. Dans la plupart des cas, le « bourreau » est un acteur privé : une entreprise qui licencie, un investisseur qui se retire, etc.

En troisième lieu, cette pratique fait l’économie des formes du droit et en particulier des garanties inhérentes aux procédures de sanction : contradiction, impartialité, etc. La personne visée ne dispose pas d’un cadre et d’une procédure pour faire valoir sa défense. Et si néanmoins, elle choisit de recourir à la justice, elle n’obtiendra satisfaction qu’a posteriori (Ex. dans l’affaire à l’origine de la campagne « Balance ton porc » : TGI Paris, 17e ch., 25 sept. 2019, n° 18/00402, CCE 2019/11 com. 70). La temporalité du droit n’est pas celle des réseaux sociaux et donc de la société.

A ce stade, il serait donc tentant d’entonner l’air d’Anastasie ou du retour de la censure. Et il est vrai que la liberté d’expression ne sort pas indemne de sa rencontre avec le « politiquement correct ». Il en est en particulier ainsi pour l’expression humoristique. Il ne faut toutefois pas surestimer cet effet mortifère. Comme il a déjà été signalé, l’aptitude des revendications du « politiquement correct » à s’imposer dans l’espace public dépend de nombreux facteurs, à commencer par sa capacité à agréger des soutiens et à surpasser les discours concurrents. Le discours du « politiquement correct » ne parvient pas toujours à faire prévaloir son interprétation dans les conflits de signification. Et ce d’autant plus que la tenue d’un discours « non politiquement correct » est devenue un fonds de commerce pour des personnalités (Zemmour, etc.), des journaux (Valeurs actuelles, etc.) et des médias (les chaînes d’information continue en particulier). Au-delà, ce modèle de civilité nous semble peiner à conquérir la sphère juridique. Autrement dit, il semble ne pas avoir d’influence majeure sur les politiques publiques.

 

B. Un modèle de civilité à la conquête du droit ?

Les décideurs publics ne sont pas indifférents aux exigences du « politiquement correct ». Mais la prise en compte de ce modèle de civilité demeure modeste si l’on concentre le propos sur la régulation juridique des discours et donc son effet sur la liberté d’expression. Elle est plus sensible dès lors que l’on s’intéresse à d’autres politiques publiques. On pense par exemple aux politiques de diversité mises en place dans les différents champs du droit (droit du travail, droit de l’audiovisuel, droit de marchés publics) qui peuvent s’analyser comme l’expression du « politiquement correct ».

 

1. La forme du discours

Une bonne expression de cette influence est la politique visant à purger la langue française de ses scories supposées sexistes. Il s’agit en particulier de la politique de féminisation des titres et des fonctions à partir du décret du 29 février 1984 et de plusieurs circulaires. Il est aussi question de la circulaire Fillon du 21 février 2012 préconisant la suppression des termes « Mademoiselle » des formulaires et des correspondances administratives. On se souvient que le Conseil d’Etat a rejeté le recours formé contre cette circulaire qui se fondait notamment sur l’atteinte à la liberté d’expression (CE, 26 décembre 2012, Association « Libérez les Mademoiselles !, n°358226). Mais cette politique a une portée limitée comme en atteste une autre circulaire, la circulaire du Premier ministre en date du 21 novembre 2017 relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal Officiel de la République française. Elle prescrit aux membres du Gouvernement de donner instruction aux services placés sous leur autorité d’appliquer un certain nombre de règles grammaticales et syntaxiques lors de la rédaction des actes administratifs. Il s’agit surtout de poursuivre l’effort de féminisation des fonctions. Mais elle invite aussi ses destinataires à se conformer aux règles grammaticales et syntaxiques en s’abstenant de faire usage de l’écriture dite inclusive, qu’il a définie comme « l’ensemble des pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme féminine ». Le Conseil d’Etat a rejeté le recours engagé contre cette circulaire en relevant qu’elle se bornait à rappeler les règles syntaxiques et grammaticales en vigueur et n’était donc pas susceptible de porter atteinte au principe d’égalité entre hommes et femmes (CE, 28 février 2019, Association Groupement de défense et de soutien sur les questions sexuées et sexuelles, n°417128).

Par ailleurs, la suppression du mot race revient régulièrement à l’agenda politique mais elle n’a pas encore été mise en œuvre dans le droit français. La proposition de loi tendant à son éviction de la législation française a été votée en première lecture par l’Assemblée nationale le 16 mai 2013 mais elle végète depuis lors au Parlement. Un amendement au projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace visant à supprimer toute référence à ce terme dans la Constitution a été voté par l’Assemblée nationale le 12 juillet 2018. Il n’est pas sûr qu’il survive aux pérégrinations parlementaires du projet de révision constitutionnelle « Macron ».

 

2. Le contenu du discours

S’agissant du contenu des discours, le « politiquement correct » ne peut jouer que de manière négative. Du moins est-ce le cas dans une société fondée sur le principe de liberté et dans laquelle la liberté d’expression est première. Il n’est donc pas en mesure d’imposer un discours mais il est susceptible d’entraver la tenue ou la diffusion de propos, les discours « non politiquement corrects ».

Nous avons déjà évoqué certains dispositifs susceptibles d’être mobilisés pour stigmatiser ce type de discours. En matière audiovisuelle, peuvent être vus comme traduisant une perméabilité à l’égard du « politiquement correct » l’enrichissement progressif de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 : par l’article 47 de la loi du 30 mars 2006 relative à l’égalité des chances dont il résulte que le CSA doit contribuer aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations et que les éditeurs de services de radio et de télévision sont censés veiller à ce que leur programmation reflète la diversité de la société française ; par l’article 56 de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes qui confie au CSA le soin de veiller à l’image des femmes dans les programmes, notamment en luttant contre les stéréotypes, les préjugés sexistes et les images dégradantes. On connaît l’écho que le CSA a donné à ces différentes dispositions.

De même, la mise en place d’une contravention d’outrage sexiste par la loi n°2018-703 du 3 août 2018 pourrait être analysée comme une expression de l’influence du « politiquement correct » au sein de la législation française. L’article 621-1 du Code pénal réprime le fait « d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit créée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». Faute de jurisprudence, il est encore trop tôt pour déterminer cette contravention pourrait permette à l’avenir de saisir des discours « non politiquement corrects ». Il peut être relevé qu’il prend place au sein d’un arsenal pénal particulièrement dense dans le domaine des comportements sexistes : injure sexiste (art. 33 de la loi de 1881), harcèlement sexuel (art. 222-33 Code pénal), exhibition sexuelle (art. 222-32 Code pénal), agression sexuelle (art. 222-7 et s. Code pénal) et atteinte sexuelle sur mineur (art. 227-25 Code pénal). Plusieurs auteurs se sont d’ailleurs interrogés sur la compatibilité de cette contravention avec le principe constitutionnel de nécessité des délits et des peines (notamment, P.-J. Delage, JCP gén., 2018/38, 947 ; A. Dassonville, AJ pénal 2017/12 p. 532). Compte tenu du champ des comportements qui tombent sous le coup des délits énumérés ci-dessus, une auteure en a conclu que la nouvelle contravention visera surtout les propos et donc les discours (M.-L. Rassat, Dr. pénal 2018/4 étu. 7). On pourrait imaginer en reprenant les termes de l’article 621-1 du Code pénal que certains propos « non politiquement corrects » tenus en présence d’une femme soient analysés comme des propos à connotation sexiste créant à son encontre une situation offensante. Les années à venir permettront d’en savoir plus sur les discours susceptibles d’être incriminés au titre de cette disposition.

Au total, il n’est donc guère pertinent d’évoquer une conquête du droit par le modèle de civilité du « politiquement correct » en tant qu’il s’intéresse aux discours. Encore faut-il préciser que l’étude s’est focalisée sur le droit étatique c’est-à-dire le droit tel qu’il est produit par les institutions de l’Etat (Parlement, gouvernement, juridictions). Notre intuition est que la diffusion du « politiquement correct » pourrait d’abord s’opérer à travers des normes privées ou internes. Nous entendons par là les chartes et autres codes de conduite édictés par des associations, des entreprises ou des universités, qui ont vocation à régir les relations entre leurs membres notamment en régulant les discours au sein des institutions ou groupes en cause. Les médias évoquent parfois les normes de comportement établies au sein d’universités américaines ou anglaises souvent pour en railler les excès. Quelques universités françaises se sont dotées de chartes relatives aux discriminations dont le contenu n’est pas sans évoquer le « politiquement correct » (ex. : La Charte pour l’égalité femmes-hommes de l’Université de Paris Nanterre ;  La Charte pour l’égalité et la lutte contre les discriminations de l’IEP de Strasbourg ; La Charte des étudiant.e.s de l’Université Grenoble Alpes pour la lutte contre le sexisme, les discriminations et les violences à caractère sexuel de l’Université Grenoble Alpes ; La Charte pour l’égalité et contre les discriminations de l’IEP de Grenoble). Toutes insistent en particulier sur la nécessité d’une communication interne et externe dépourvue de stéréotypes de sexe. De telles normes existent aussi au sein de groupes créés sur des plateformes numériques (ex. : A. Plaignaud, « Safe space et charte de langage, entre subversion et institution d’une Constitution », Itinéraires 2017-2/2018). Ces normes privées ont une juridicité incertaine (Sur ce débat : M. Larouer, Les codes de conduite, sources du droit, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèses, 2018). Elle n’en participe pas moins à la diffusion des exigences du « politiquement correct » dans la société française.

 

Conclusion

Le thème du « politiquement correct » constitue en définitive un bon point d’observation des défis contemporains auxquels est confrontée la liberté d’expression. Le défi des nouveaux modes de communication d’abord et en particulier des réseaux sociaux. Ils offrent à chacun la possibilité de s’exprimer alors que la liberté d’expression a longtemps été le monopole des élites ou des institutions. Mais ils sont aussi le lieu où s’opère une police du discours auquel le « politiquement correct » contribue largement. Le défi de l’atomisation du social ou encore de l’exacerbation des identités ensuite. Le « politiquement correct » comme modèle de civilité se présente comme un outil de pacification des rapports sociaux à travers la régulation de la liberté d’expression.

 

 

Et si le marché assurait la réalisation des droits de solidarité ?

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Par Vincent Valentin, Professeur à Sciences Po Rennes

 

Cette question peut être perçue comme provocante ou naïve. Provocante puisque par définition les droits de solidarité sont pensés pour compenser les limites du marché (comme métaphore d’une société ne reposant que sur la responsabilité individuelle) et ne sauraient dépendre de lui pour leur garantie ; mais naïve aussi parce que de fait, une partie de la solidarité est déjà prise en charge par des entreprises privées, par le mécanisme des chèques sociaux ou celui de l’assurance, mais aussi par d’autres modalités relevant de l’initiative privée, via des associations caritatives ou encore, depuis quelques temps, par des « cagnottes » de type « Leetchi ».

On est donc face à une sorte de paradoxe : d’un côté on assite à la mise en œuvre d’une solidarité pensée en dehors et contre le marché ; de l’autre se développe une pratique de la solidarité, assez peu médiatisée mais bien réelle, menée sans grand débat, parfois en contrefort de l’Etat social. Dans le contexte de crise morale et pratique de ce dernier, diagnostiquée depuis fort longtemps, la possibilité d’une prise en charge des droits de solidarité par le marché est à prendre en considération, soit comme possibilité d’une meilleure effectivité de ces droits, soit au contraire comme une menace insidieuse des fondements même de leur reconnaissance. Est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? Pourrait-elle et devrait-elle compléter ou se substituer aux mécanismes étatiques ? L’étude de la solidarité de marché, ou même de sa seule hypothèse, offre l’intérêt de conduire à reconsidérer le principe des droits sociaux, si solidement installés dans le paysage politique et juridique des démocraties libérales que l’on en admet parfois l’évidence principielle et pratique de façon un peu paresseuse.

Par « droits de solidarité », nous entendrons ici les « droits subjectifs qui reposent sur une obligation pour les pouvoirs publics de garantir des biens ou des services à des citoyens en situation de « besoin social »[1]. Cela conduit à réduire leur périmètre aux droits-créances, alors qu’il serait concevable de l’étendre aux droits collectifs dits de troisième génération (paix, environnement, développement, patrimoine de l’humanité). On ne conservera donc l’idée de solidarité qu’à l’égard des personnes en situation de nécessité, et non à l’égard des problèmes communs (environnement, paix). Il faut d’emblée noter une difficulté sur laquelle nous serons conduits à revenir : identifier les droits sociaux comme des droits de solidarité ne pas de soit. En effet, si l’on peut admettre que l’Etat social se soit construit à l’encontre de la société de marché et comme renversement de l’individualisme possessif[2], on doit aussi considérer que cet Etat social peut se réclamer d’un double héritage, dont l’un échappe à la perspective solidariste. Si d’un côté, le solidarisme met en avant un mélange de devoir civique et de reconnaissance du fait même de la solidarité entre les hommes selon un schéma qui évoque une conception organique de la société, on trouve aussi à l’origine de l’Etat social la perspective d’une émancipation individuelle, au nom d’un idéalisme moral qui valorise davantage l’individualisme que le holisme[3]. Si l’on considère que les droits sociaux sont ancrés dans cette dernière veine, défendue notamment par Jaurès[4], il est philosophiquement délicat de les percevoir comme des purs droits de solidarité – ou alors il faut détacher ce terme du courant philosophique associé. Ce double registre de justification d’une solidarité pratique, soit sociologique, mettant en avant l’interdépendance entre les êtres humains et valorisant des politiques d’intégration, soit moral, en insistant sur la nécessité de secourir les plus faibles, fait qu’elle peut apparaitre d’inspiration anti libérale ou au contraire comme le complément d’une société libérale (dans la vaine de Paine ou Condorcet notamment[5]). On s’en tiendra à la définition de Xavier Dupré de Boulois, sans oublier cette ambiguïté philosophique.

Autre difficulté, on pourrait par ailleurs considérer que ne peuvent être appelés « droits de solidarité » que les droits effectivement reconnus et garantis, et donc que le sujet ne porte que sur les moyens dont disposent la puissance publique pour trouver sur le marché les moyens de réaliser une exigence qui, elle, ne dépend pas de mais surplombe le marché. Les buts sont fixés par l’Etat mais réalisés par des entreprises privées sur financement public – c’est la logique des Vouchers. Dans le cadre des réflexions autour des mutations de l’Etat social, c’est cet aspect du sujet qui devrait retenir prioritairement notre attention. On peut cependant élargir le champ d’analyse, et se demander si la substance de ces droits – la solidarité – ne pourrait pas être prise en charge par le marché sans incitation ou financement public. Il serait peut-être impropre alors de parler de « droits », mais on peut aussi considérer que les réalités déjà évoquées (associations humanitaires, retraites complémentaires, mutuelles, cagnottes, etc..) sont bel et bien constitutives d’une solidarité active. Sans nécessairement reconnaitre le mot ces organismes ou ces modalités d’entraide réalisent la chose. On peut donc considérer que pour répondre complètement à la question il est opportun de dépasser le périmètre des seuls « droits » positifs, bel et bien garantis en droit.

Concernant la conception du marché, nous reprendrons ici celle proposée par Franz Oppenheimer (1864-1943). Cet économiste et sociologue allemand un peu oublié, a le double intérêt de se réclamer d’Adam Smith et de Proudhon, et d’être une référence à la fois pour les pères de l’ordo-libéralisme allemand (il a dirigé la thèse de Ludwig Erhard et Whilhelm Röpke a été son élève) et pour les libertariens américains. Sa postérité tient à une idée simple : il n’existe que deux moyens d’obtenir un bien ou un service, la violence ou le consentement, la modalité politique ou la modalité économique. Par nature les moyens politiques, fondés sur la contrainte de l’Etat, sont violents ; par nature les moyens économiques, portés par le libre échange, sont pacifiques[6]. Cette dichotomie permet de définir le marché comme le lieu des échanges et de la liberté, indépendamment du type de produit concerné, et par là comme le seul type légitime de rapport à autrui. Conçu ainsi, le marché n’est caractérisé que par la forme de la relation à autrui, et s’étend à l’ensemble des relations libres et consenties, et cela peut absorber le don, la coopération, le mutuellisme ou l’autogestion, en plus des relations entre une offre et une demande. La conception du marché retenue permet, bien au-delà du libéralisme classique, d’englober toutes les propositions d’organisation sociale non soutenue par la coercition étatique, et d’étendre la réflexion à toutes les possibilités de prise en charge d’une forme de solidarité par le marché, plus ou moins utopique, du libéralisme (Milton Friedman et les Vouchers) à l’anarcho-capitalisme (Nozick) en passant par le socialisme libéral, le mutuellisme ou l’autogestion (Proudhon, Oppenheimer, Lavergne).

Le type d’approche envisagé ici soulève une difficulté : lorsque l’on essaie de penser une solidarité libre et volontaire, ne se met-on pas à la poursuite d’un oxymore ? Est-ce que le cœur de la solidarité n’est pas justement de s’opposer à l’approche individualiste du droit ? Le « solidarisme » de Léon Bourgeois part de l’idée que la société est un bloc (« solidum ») et que c’est cette unité organique qui justifie l’emprise du collectif sur l’individuel, qui avant de l’être dans un rapport de droit est de facto intégré et solidaire de l’ordre social[7]. Bourgeois parlait ainsi d’un « lien fraternel qui oblige tous les êtres humains les uns envers les autres, nous faisant un devoir d’assister ceux de nos semblables qui sont dans l’infortune ». Dans cette conception de la solidarité, que l’on trouve, avec d’autres, à l’origine de l’Etat providence, il ne s’agit pas de compléter mais de rompre avec le libéralisme. Elle est holiste et obligatoire, objective et coercitive, donc par nature insaisissable par le marché. L’hypothèse d’une solidarité de marché s’inscrit nécessairement en rupture avec elle ; elle ne pourrait être portée par une obligation morale imposée par le droit mais plutôt par le mot d’ordre individualiste d’Alain Laurent : « solidaire si je le veux » [8]! Entre les deux, on trouve une sorte de compromis en la personne de Jaurès : l’intervention redistributive et protectrice de l’Etat est au service de l’individu, de son entière autonomie, qu’il faut soutenir à l’encontre du libéralisme économique ; il s’agit d’émanciper l’individu et certainement pas de l’enfermer dans un lien social de solidarité. On peut cependant considérer que la mise en place de l’Etat providence associe dans la pratique Bourgeois et Jaurès, à l’encontre du modèle d’une « solidarité » de marché. L’Etat providence organise une solidarité de droit[9].

Comme nous l’avons signalé, deux conceptions de la solidarité sont donc envisageables, dont il s’agit de savoir laquelle irrigue ou devrait irriguer la prise en charge des aides sociales. Entre les deux formes de solidarité il y a la même différence qu’entre la religion comme fondement de la société (solidarité holiste) et la religion comme croyance individuelle (solidarité individualiste – assumons pour l’instant l’oxymore). L’un des intérêts de notre sujet consiste à se demander si la solidarité est détachable de son ancrage solidariste, et si l’Etat providence contemporain peut s’inscrire dans une perspective individualiste, qui pourrait dès lors être prise en charge par le marché. Se mêlent ainsi deux questions, la première, pratique, conduit à s’interroger sur  la faisabilité de la solidarité de marché, la seconde, principielle, posant la question de sa légitimité, et en même temps par ricochet de la nature de l’aide sociale apportée par l’Etat dans les démocraties libérales. Si le marché assurait effectivement la réalisation des droits de solidarité, que pourrait-on objecter ?

 

I. La production de solidarité par le marché, oxymore ou utopie ?

 

A partir de l’observable et du pensable, on peut schématiquement distinguer deux modèles, l’un qui s’appuie sur un financement public et l’autre qui relève entièrement de la loi de l’offre et de la demande. Les deux existent, sous des formes marginales ou complémentaires des mécanismes de redistribution et d’aides sociales. Seul le premier prend en charge, à proprement parler, la garantie de droits de solidarité, le second proposant une solidarité sans droits, comme un service fourni selon une logique de libre échange.

 

A. Les Vouchers

Le principe est simple : l’Etat finance le libre choix par le récipiendaire du service d’un prestataire privé ; chaque bénéficiaire dispose d’un chèque social qu’il utilise comme il le souhaite sur le marché des aides sociales. Si des classiques du libéralisme en ont tôt proposé l’idée (Adam Smith en 1776 et John Stuart Mill en 1859, tout deux dans le domaine éducatif), on considère que le premier véritable théoricien en est Milton Friedman, lui aussi pour l’éducation (les « chèques éducation » [10]). Progressivement étendus à d’autres services (santé, logement, transport, alimentation, handicap, culture), les Vouchers, sans être particulièrement discutés ou médiatisés, sont déjà bien installés dans le paysage de la solidarité française[11]. Ils sont particulièrement utilisés par les collectivités locales. Vingt et une régions métropolitaines ont mis en œuvre ce mode de soutien, en particulier à destination des lycéens, pour faciliter l’accès aux sports, à la culture, pour passer le permis de conduire, ou plus généralement pour l’acquisition des manuels scolaires. La pratique s’étend aussi à la politique énergétique, afin de soutenir les travaux de rénovation d’habitations individuelles. Plus d’une trentaine de départements versent tout ou partie des aides sociales obligatoires par le biais de « chèques emploi services universels » ou de chèques d’accompagnement personnalisés, pour les personnes âgées dépendantes, les personnes handicapées.

Plutôt que s’attarder sur le principe, assez simple, voyons ce que sont les justifications et critiques de ce renouvellement des modalités de l’Etat-providence. Les premières sont de nature politique et économique. Utilisés dans le domaine culturel, les chèques publics permettraient de garantir un choix plus libre et étendu et d’éviter l’arbitraire administratif – c’est ainsi qu’Amaury Nardone, Président de la Commission culture du Conseil régional, justifie le recours pionnier par la région Rhône-Alpes, dès 1994, au chèque culture. « Le seul moyen de faire une politique culturelle dans laquelle le politique n’est pas un censeur, explique-t-il, c’est de donner le choix au citoyen. C’est de donner le choix au citoyen de subventionner – pas d’acheter hein ! – de subventionner, l’institution culturelle, le spectacle, le musée, le bouquin même, puisque le chèque culture va jusqu’au livre, qu’il a envie de subventionner. » Bien souvent, c’est seulement l’efficacité de la prise en charge par le privé qui est mise en avant. Elle permettrait de lutter contre la déperdition d’argent public (en évitant le recrutement de fonctionnaires, l’organisation de l’activité) et le gaspillage (on sait où va l’argent), d’améliorer la qualité de services par l’effet de la concurrence ; elle garantirait en outre une meilleure efficacité dans la communication à l’égard des personnes concernées, par les efforts de publicité des distributeurs de chèques sociaux. L’essentiel des justifications est d’ordre technique, pragmatique, et inscrit les Vouchers dans le cadre de l’Etat providence, qu’il s’agit de rendre plus performant sans en saper les fondements. Il faut noter qu’ils ont été mis en place sans référence doctrinale et donc sans être portés explicitement par un plaidoyer libéral.

La reconnaissance de l’efficacité des dispositifs observables n’éteint pas les critiques, qui touchent principalement à la possibilité de mener des politiques publiques au-delà du seul financement. Si les Vouchers permettent une forme de redistribution et de prestation sociales, ils impliquent la disparition (pour les secteurs concernés) d’une administration publique des aides et un moindre contrôle du service rendu.  Il faut dire ici que le principe du chèque social peut être concrétisé selon des formes assez différentes. Les pouvoirs publics peuvent réserver le chèque aux plus démunis ou l’étendre à toute la population, dans une logique de substitution des entreprises privées au service public qui relèvent davantage de la seule production de biens « collectifs » et non plus de la solidarité.  Par ailleurs, le service par les chèques peut être plus ou moins encadré. L’Etat peut seulement financer, et ne peser que par le calcul du montant de l’aide, mais il peut aussi établir un cahier des charges contraignant, empêchant que l’aide (en dehors de son prix) ne relève finalement que de la loi de l’offre et de la demande. Autre choix : l’utilisation des chèques n’implique pas nécessairement la disparition d’un service public, on peut imaginer que le système mette en concurrence administrations et entreprises privées, dans l’idée non pas de supprimer mais d’améliorer le service public sous l’aiguillon de la concurrence. Le spectre est large mais le choix principal semble porter sur la part de liberté que l’on accorde au bénéficiaire et au prestataire : met-on en place un marché de l’aide sociale ou bien une délégation de service public ? L’aide sociale est-elle seulement le moyen de soutenir une personne ou bien aussi un moyen de réforme, de contrôle ou de pilotage de la société ?

Prenons l’exemple de l’éducation, particulièrement sensible en raison du lien entre la République française et l’école. Là où le chèque éducation a été expérimenté, en particulier aux Etats-Unis, il existe un débat très nourri sur le bilan que l’on peut en faire, qui exprime les différentes conceptions du rôle de l’Etat dans l’enseignement, « limité » à la diffusion de la connaissance ou prolongé par une responsabilité sociale[12]. S’il n’est pas lieu de rendre ici l’intégralité des débats et des évaluations, on peut lister les points sur lesquels les experts se divisent : est-ce que le niveau scolaire global augmente ? Est-ce que les élèves de milieux modestes ont de meilleurs résultats, ou au contraire est-ce que les écarts sociaux augmentent ? Est ce que la stimulation par la concurrence entre établissements scolaires qui est induite améliore le niveau des écoles, notamment publiques ? Est-ce que les Vouchers produisent de la mixité scolaire ou des choix de différenciation communautaire ? On constate au Chili que leur usage a creusé la différence entre écoles publiques et privées et accentué les inégalités sociales, les écoles publiques a priori de moins bonne qualité ne parvenant à progresser dès lors qu’elles perdent leur revenu (qui n’est plus garanti). Enfin, faut-il élargir le dispositif aux écoles religieuses ? Quel type de contrôle peut-on exercer sur les établissements choisis ? Jusqu’où peut-on contrôler les programmes sans remettre en cause la liberté éducative des parents ?

Si l’on laisse de côté l’aspect économique du débat, l’essentiel porte sur le choix politique entre la sélection par le consommateur ou la sélection par le citoyen du contenu du service social visé : doit-on seulement s’en remettre à la liberté de choix du consommateur de biens ou l’encadrer pour que la prestation corresponde aux objectifs politiques qui justifient le financement ? Deux risques semblent se dessiner : l’usage paternaliste du financement des choix individuels en vue d’un insidieux contrôle social (on pense notamment aux chèques alimentaires) ; le renoncement de la part de l’Etat à toute réforme sociale – le voucher pouvant être l’outil d’un Etat « charitable » mais parfaitement neutre.

Initié par Friedman dans le cadre d’une libéralisation du Welfare State il ne fait pas de doute que les chèques sociaux visent à maintenir l’aide financière en limitant voire supprimant le contrôle de l’Etat sur les choix individuels. Le bénéficiaire doit être responsable de la solidarité dont il bénéficie, et la solidarité sera mieux satisfaite par les entreprises privées, plus à même de s’adapter aux véritables besoins sociaux de la population, par sa capacité à produire de la diversité, de l’émulation, à moindre coût. La question que pose donc les Vouchers porte sur l’essence même des droits de solidarité : l’aide matérielle ou la réforme de l’ordre social, le soulagement d’un besoin individuel ou l’organisation de la justice sociale ? Adaptée à l’école : ne doit-elle que préparer le futur membre de la société de marché, ou doit-elle former le citoyen ?

 

B. Libres échanges et libres coopérations. L’hypothèse d’une solidarité spontanée

Il ne s’agit plus ici de la prise en charge de droits de solidarité par le marché mais seulement de la réalisation par le libre échange d’une solidarité pratique sans fondement ni financement public. Ici les biens et services ne sont plus pensés comme des droits-créances mais comme l’expression du jeu du marché, au sens d’Oppenheimer, et peuvent être pensés dans une logique de profit mais aussi de coopération et d’entraide. On se situe principalement dans le registre de l’utopie mais non sans lien avec quelques expériences bien réelles de sociétés de solidarité volontaire, horizontale et catallactique. Dans l’ordre d’apparition historique, le mutuellisme ouvrier, le socialisme libéral, l’anarchie libertarienne permettent d’illustrer cette hypothèse.

1)  Le principe même de l’anarchisme de Proudhon, sa critique de l’autorité sous toutes ses formes, est incompatible avec une solidarité contrainte. Aussi, bien que pensant en premier lieu l’émancipation des classes ouvrières et paysannes et rejetant violemment la répartition de la propriété de son temps, Proudhon critique-t-il explicitement l’idée d’un socialisme par l’Etat. Il se réclame de « l’insolidarité[13] », appelant la réalisation d’une justice sociale sans coercition, et s’il conçoit une forme de solidarité, c’est sur la base de la mutualité[14]. Le mouvement ouvrier devait selon lui renoncer à la violence et aux moyens de l’Etat et se développer dans la perspective du fédéralisme et du mutuellisme, c’est-à-dire de l’autogestion, par des relations horizontales. Dans ce cadre les questions économiques, politiques et morales se confondent : efficacité économique, égalité, liberté et fraternité (plutôt que solidarité) sont pris en charge par l’association mutuelliste. Le jugement de Jaurès, selon lequel « Proudhon était à la fois un grand libéral et un grand socialiste » est ici utile ; il montre la voix de ce que peut être une solidarité de marché, le but du socialisme étant réalisé par la rencontre des libertés individuelles, les moyens du libéralisme au service de l’égalité sociale. Aussi ne doit-on pas oublier qu’une partie du mouvement ouvrier, au nom de sa propre liberté, rejetait l’idée d’Etat-providence dans la perspective d’associations ouvrières[15]

2)  Franz Oppenheimer se présentait comme un disciple de Proudhon et d’Adam Smith, ce qu’il condensait dans sa tentative de construction d’un « socialisme libéral »[16]. Au cœur de son modèle idéal on trouve la notion d’« l’Akratie » – absence de pouvoir. A partir d’elle il a essayé de conceptualiser un Etat sans pouvoir, qui ne serait qu’une structure de libres coopératives, agricoles et ouvrières, fonctionnant en concurrence. Purgé de toute violence « politique »  – et de la grande propriété foncière qui en était l’héritage – la société ne repose que sur des liens volontaires, garantissant une solidarité au sein des « communautés » de travail, chacune étant en concurrence pour satisfaire les besoins de la population. Cette alliance de socialisme et de libéralisme, de solidarité et de concurrence, était assez discutée à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème. On la trouve chez J. S. Mill, suggérant lui aussi de remplacer l’entreprise capitaliste par la coopérative ; puis chez des disciples de F. Oppenheimer, comme Charles Gide ou Bertrand Lavergne.

3) L’anarchie libertarienne est le modèle utopique le plus proche du fonctionnement réel de l’économie de marché, puisqu’elle est pensée comme son parfait accomplissement[17]. La solidarité « solidariste » n’a évidemment pas sa place ans la société libertarienne ; néanmoins, certains auteurs ont insisté sur la possibilité de faire converger les objectifs de justice des mouvements ouvriers et la logique économique pure. Théoricien de l’anarcho-capitalisme, David Friedman fait valoir, d’une part que les ouvriers auraient davantage de droits en s’appropriant les entreprises qu’en s’appuyant sur les moyens hasardeux et liberticide de l’Etat socialiste, et d’autre part que la structure de l’échange peut être utilisée à toutes fins – pas nécessairement pour faire du profit, mais pour vivre selon ses valeurs et objectifs de vie. Il appelle ainsi, dans une synthèse qui évoque aussi la théorie du capital humain de Gary Becker, le fait que chaque ouvrier doit se penser d’abord comme son propre capital afin de s’investir dans des entreprises qui lui permettraient de travailler tout en appliquant ses valeurs en matière d’organisation du travail ou de solidarité professionnelle[18].

De son côté, Robert Nozick présente l’ordre social libertarien comme un « canevas d’utopie » pouvant accueillir toutes les utopies sociales ou politiques pour peu que chacune renonce à la violence à l’égard des autres. La société globale idéale serait donc fondée sur la concurrence entre utopies, mais chacune pourrait s’organiser en interne selon des valeurs tournant le dos à l’individualisme possessif. Nozick évoque les communautés mutualistes de Proudhon comme ce qui pourrait être mis en œuvre dans la société libertarienne[19]. Selon lui et D. Friedman, le marché est l’espace concret de l’autonomie délivrée du pouvoir politique. L’autorégulation n’appelle pas nécessairement le capitalisme mais pourrait accueillir aussi le socialisme. Walter Block pense d’ailleurs que l’anarchie libertarienne est aussi ouverte à l’un qu’à l’autre[20]. De fait, des propositions de réforme du travail ou du commerce équitable ont été faites par des libertariens américains au 19ème siècle, notamment par Josiah Warren et Benjamin Tucker à travers la New England Labor Reform League[21]. Ces disciples de Smith et Stirner voyaient bien l’impossibilité d’accepter la violence du monde du travail mais hostile à toute intervention de l’Etat dans les relations sociales entendaient retourner les moyens du libéralisme économique contre la violence des rapports sociaux dans le capitalisme. Si les individus se regroupent en organismes autogérés ils ne font que donner une forme particulière à la liberté d’entreprendre et à la liberté du travail. Et peuvent en leur sein faire vivre la solidarité.

De manière moins utopique, on peut aussi rattacher au libertarianisme les dispositifs que la seule logique entrepreneuriale propose en termes de solidarité, dont le meilleur exemple est le marché des assurances, mais à laquelle on peut aussi associer le monde associatif et caritatif qui sans aide de l’Etat organise une solidarité active à l’égard des personnes mais aussi des animaux ou de l’environnement. Les cagnottes ou les « dispositifs de banque pour soutenir des activités solidaires » vont aussi dans ce sens.

Le fond théorique de l’ensemble de ces propositions est le même : si le besoin de solidarité existe, il n’est pas nécessaire de mettre en œuvre des moyens coercitifs pour le satisfaire. Sans aller jusqu’à l’anarchie, dans le cadre d’un Etat libéral, des formes de solidarité non obligatoire, mais fondées sur l’utilité (assurance) ou sur la morale (caritatif et humanitaire) peuvent se développer. Il s’agit de promouvoir un réinvestissement politique du marché. Les moyens de l’échange permettent de soutenir n’importe quelle conception du travail, de la vie sociale, de la solidarité ; le « canevas d’utopie » peut accueillir des utopies autogestionnaires, solidaires (plutôt que solidaristes), socialistes, communistes (comme il existe aux Etats-Unis des communautés protestantes excluant la propriété privée), le libre échange peut soutenir la solidarité. D’une certaine façon la méfiance anarchiste, libérale ou individualiste à l’égard des mécanismes de solidarité n’a plus de raison d’être une fois la coercition de l’Etat écartée et neutralisée. En imaginant le dépassement de l’opposition entre socialisme étatique et libéralisme conservateur, il s’agit de penser un « libéralisme pour les pauvres », ou d’un socialisme de marché ; avec les mots de Proudhon : « une troisième forme de société, synthèse de la communauté et de la propriété, la liberté ».

Les chèques sociaux ou les utopies sociales sont deux façons de réaliser la solidarité sans qu’elle soit organisée par l’Etat. Leur possibilité conduit à retourner la question posée initialement : pourquoi donc rendre la solidarité obligatoire ? Pourquoi l’Etat devrait-il réaliser lui-même la solidarité qui peut se déployer librement ? Comment donc refuser que le marché réalise la solidarité ?

 

II. Le marché, mais pour quelle solidarité ?

 

L’hypothèse de la satisfaction des droits de solidarité par la seule logique économique amène à revenir sur le fondement même de ces droits : sont-ils seulement de nécessité – l’Etat les garantissant à défaut de production par le marché – ou sont-ils l’expression d’une théorie de la justice indissoluble dans les relations économiques ? Et si l’on admettait la possibilité et l’efficacité des solutions de marché, devrait-on maintenir une solidarité par l’Etat ? Après tout, la solidarité de marché ne réaliserait-elle pas une sorte d’utopie des droits de l’homme : la liberté individuelle et la sécurité sociale sans coercition politique ?

Il semble que l’on puisse répondre en deux temps : d’une part les Vouchers sont conformes aux principes de l’Etat-providence, d’autre part l’efficacité du marché, si elle était complète, ne supprimerait pas la valeur de la reconnaissance de la solidarité comme droit.

 

A. Les Vouchers comme instrument de l’Etat-providence

Il ne semble pas que le cadre politique et juridique de reconnaissance des droits sociaux soit fermé au recours aux chèques de solidarité. Le « citoyen malheureux » de la Déclaration de 1793 reçoit une assistance effective de la part de la communauté politique (puisque financée par l’impôt), sans qu’aucun autre droit garanti ou un principe de la République ou de la démocratie libérale s’en trouve nié ou limité. Si l‘on écarte les compréhensibles interrogations liées à leur efficacité (en termes de secours mais aussi de politique publique), il est difficile de considérer que leur mise en œuvre soit illégitime, à moins de se situer dans le cadre holiste du solidarisme, et d’assumer le rejet principiel de la dimension individualiste des droits fondamentaux.

Or ce solidarisme, influent à la fin du dix-neuvième siècle, n’est pas le soutien nécessaire de l’Etat providence et, de fait, ne se retrouve pas comme référence évidente et dominante dans le droit positif. En effet, si l’on se penche sur ce qui est généralement présenté comme l’origine des droits sociaux en France, le « préambule de 1946 », doit retenir l’attention cette formule inaugurale des nouveaux droits, donnés comme « particulièrement nécessaires à notre temps ». Si on prend au sérieux cette formulation, c’est bien la nécessité, plus que l’avènement d’une nouvelle théorie de la justice, qui semble appeler la reconnaissance de nouveaux droits. De surcroît, ils sont proclamés « en outre », en complément de la Déclaration de 1789 et des principes fondamentaux reconnus par la République. Autrement dit, les droits de solidarité sont complémentaires et non antagonistes des principes plus anciens (donc dans une perspective individualiste), et ils sont nécessaires à leur accomplissement. A lire ce texte, qui certes peut masquer la nature des conceptions de la justice sociale qui en amont en ont permis la proclamation, on peut considérer qu’il ne pose pas une rupture avec le droit libéral mais plutôt la nécessité de l’améliorer et de la compléter[22]. Or, la nécessité d’un temps est relative à une situation sociale, non ancrée dans la nature humaine ; les droits de solidarité sont la réponse à une situation où l’on constate l’impossibilité ou l’inexistence d’une solidarité spontanée et libre, et non pas nécessairement l’expression d’une rupture avec le cadre libéral[23].

Le préambule pose une obligation de résultat plus que de moyens, et demeure ouvert et imprécis concernant ceux-ci. C’est particulièrement apparent dans l’alinéa 5 qui proclame que « chacun a le droit d’obtenir un emploi ». Cela ne dit rien des modalités de réalisation : s’agit-il d’obtenir un emploi sur le marché du travail, auprès de l’administration, par le jeu de l’offre et de la demande ou par la grâce d’une politique publique ? Si l’on « oublie » le contexte politique de l’après-guerre, le texte peut faire l’objet d’une interprétation libérale (rien ne peut empêcher d’obtenir un emploi) ou interventionniste (il faut donner un emploi à chacun). D’une certaine façon, le choix de la réalisation demeure une question ouverte, et seule l’effectivité (avoir un emploi) importe. Si l’on accepte ce raisonnement, alors on doit considérer que les chèques sociaux s’inscrivent parfaitement dans la logique du préambule. Les dispositifs publics et privés se complètent, à l’instar de feu l’ANPE et du marché du travail.

Aucune raison de principe n’est alors absolument opposable aux solutions de marché. Sauf, il est utile d’insister, si l’on considère que l’Etat social a une assise philosophique purement solidariste, indépendamment finalement des capacités de marché, ce qui est porteur d’un décalage impossible à assumer avec le droit moderne, d’un décalage qui n’est pas dans le droit positif des droits de solidarité. Encore faudrait-il modérer la dimension antilibérale du solidarisme, lui-même critique à l’égard d’une étatisation des moyens de prévoyance, et comptants l’appuyer sur des initiatives privées ou semi-publiques (mutuelles, coopératives, compagnies d’assurance, caisses de retraite, etc…). La main mise de l’Etat sur les mécanismes de solidarité est originellement en contradiction avec le solidarisme, dont certains adeptes rejetaient l’idée d’un système contraignant[24]. Dans le cadre des démocraties libérales l’Etat social n’est pas l’autre mais le complément de l’Etat libéral, les doits de solidarité complètent les droits-libertés. Le projet du renversement de l’individualisme possessif s’est atténué depuis les débuts de l’Etat social[25]. Dans le cadre de cette évolution, les Vouchers sont sans doute « conformes ».

 

B. Le marché de la solidarité peut-il se passer de « droits » de solidarité ?

Les chèques sociaux sont un instrument de l’Etat. Peut-on aller plus loin dans la libéralisation et accepter que la solidarité de marché se développe sans financement public et sans reconnaissance de « droits » de solidarité ? Peut-on accepter, rappelons le dans l’hypothèse de son effectivité, de s’en remettre complètement au marché, de ne plus faire de la solidarité un droit garanti par l’Etat ? Cette hypothèse radicalise l’interrogation sur la légitimité des Vouchers : une réponse positive reviendrait à admettre que la notion de justice sociale n’est que le produit de la nécessité, puisque la justice catallactique lui serait moralement et pratiquement supérieure. L’utopie d’une solidarité de marché efficace conduit à se demander si les droits de solidarité portent une conception de la justice alternative ou complémentaire à la justice libérale.

Il ne s’agit évidemment pas ici de tenter d’apporter une réponse définitive mais de jouer avec une hypothèse. Si l’on se situe derrière le « voile d’ignorance » de Rawls, on doit (à suivre sa logique) adopter les droits de solidarité parce que l’on ne veut pas prendre le risque de s’en remettre aux aléas du marché. Dans l’incertitude, on préfère transformer un besoin en droit.  Chez Rawls, dans le cadre d’une théorie générale de la justice, le choix des droits sociaux relève de l’intérêt, de la gestion du risque[26]. Si le cadre de l’Etat libéral trouve une assise déontologique, le choix du principe de différence est lui fondé dans une logique finalement hobbésienne (non revendiquée par Rawls, certes) : on ne peut compter sur la solidarité spontanée des membres de la société pour être aidé en cas de nécessité, on demande donc à l’Etat d’inventer un doit qui n’est pas dans l’état de nature. Le principe de sécurité sociale prolonge la sécurité physique. Judith Shklar est une autre référence utile à l’appui d’un « socialisme des individus », qu’elle nommait aussi un « libéralisme de la peur », pour soutenir l’intervention de l’Etat libéral vers les plus faibles sans recours aux notions de solidarité ou d’égalisation sociale, mais pour effacer les effets des rapports de domination – pouvant détruire l’Etat libéral[27].

L’hypothèse d’un marché qui règle la question sociale est donc jugée impossible, et non injuste. Une évaluation pessimiste de la nature humaine conduit à instituer une solidarité obligatoire. Ne pouvant faire le pari d’une production volontaire de la solidarité, on en fait un droit en neutralisant l’hypothèse de la non nécessité. A contrario, sans doute n’a-t-on pas institué un droit à l’amour car on pense que le marché de l’amour sera suffisamment efficace, ou que l’Etat ne peut pas réguler ou agir efficacement dans ce domaine. Il y a pourtant là de l’inégalité, de l’injustice, de la précarité et de la « lutte », pour parler comme Houellebecq ; c’est un aspect de l’existence où sévit lourdement le principe de concurrence[28]. Il y a donc tout ce qui par ailleurs soutient le principe de solidarité, et pourtant les relations amoureuses ne sont pas saisies par les mécanismes de l’Etat-providence. Ce que l’on veut faire ressortir par ce détour, c’est que rien ne relève par nature des droits de solidarité ; c’est seulement le besoin non satisfait et la précarité constatée qui appellent leur reconnaissance. C’est bien selon cette logique que l’on est passé du stade des pratiques libérales à l’égard des ouvriers, nombreuses mais insuffisantes (bienfaisance, patronage, philanthropie, caisses d’épargne, caisses de secours et de retraite, compagnies d’assurances), à celui de la reconnaissance d’une obligation légale[29].    

La perspective libertarienne apparait optimiste, voire iréniste. L’échange ou la coopération prendront « naturellement » en charge les besoins de solidarité. Nul besoin d’Etat. On songe au jugement de Georges Palante : « l’anarchisme est un libéralisme au stade de l’optimisme », « confirmé » quelques décennies plus tard par James Buchanan lorsqu’il soutenait que Hobbes n’aurait pas théorisé la force du Léviathan s’il avait connu l’économie de marché[30]. Si l’on considère que le succès de la « théorie de la justice » est du à ce qu’elle est le fondement théorique de « l’Etat social libéral », on peut conclure que rien ne s’oppose au sein de ce dernier au développement d’une solidarité de marché, à l’égard de laquelle les droits sociaux pourraient être reconnus à titre de subsidiarité.

 

Le principal intérêt de la question à laquelle nous avons été invité à réfléchir n’est sans doute pas de nous appeler à choisir entre marché et Etat social mais plutôt de mieux percevoir les enjeux théoriques de la distinction entre deux principales conceptions de la solidarité. La première, holiste, la conçoit à la fois comme une réalité sociale et comme une obligation morale ; les droits afférents sont des moyens de réforme et de contrôle social, qui excluent le recours à la logique individualiste du marché, qu’il s’agit précisément de combattre. La seconde conception, individualiste, est d’abord une réponse pratique à la condition de l’homme moderne ; il s’agit de soutenir l’individu, pas de le moraliser, afin qu’il puisse jouir des droits dans la société de marché, dans la perspective dont Thomas Paine était sans doute le premier représentant[31]. Rien ne s’oppose à ce que les moyens économiques la prennent en charge, ni même que disparaissent les droits sociaux s’ils n’étaient plus nécessaires – ce qui relève sans doute de l’utopie, mais pas de la contradiction.

 

 

[1] Xavier Dupré de Boulois, Droit des libertés fondamentales, Paris, PUF, 2018 p. 523 et s.

[2] Cf. Pierre Crétois, Le renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à L’Etat social. Classique Garnier, 2014.

[3] Cf. J. Chevallier (dir.), La solidarité, un sentiment républicain ? PUF, 1992.

[4] Ibid., p. 202.

[5] Cf. Gareth Stedman Jones, La fin de la pauvreté ? Un débat historique, Paris, Editions Ere, 2007.

[6] Franz Oppenheimer, Moyens économiques contre moyens politiques, textes choisis et présentés par V. Valentin, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

[7] Léon Bourgeois, Solidarité, Paris, A. Colin, 1896

[8] A. Laurent, Solidaire si je le veux, Paris, Les Belles Lettres, 1991.

[9] Pour une histoire de la notion et de sa mise en œuvre, nous renvoyons à Michel Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la solidarité, Paris, L.G.D.J., 1993 ; Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Folio essai, 1995 ; François Ewald, Histoire de l’Etat-providence. Les origines de la solidarité, Paris, Grasset, 1996.

[10] M. Friedman, Capitalism and Freedom, U. of Chicago Press, 1962.

[11] Pour un panorama détaillé des Vouchers en France, on peut consulter Arnaud Lacheret, L’aide sociale par le chèque : genèse et mise en œuvre des politiques sociales et culturelles ciblées des collectivités territoriales, Thèse, Grenoble, 2014.

[12] Cf. Elchanan Cohn (dir.), Market Approaches to Education. Vouchers and School Choice, Oxford, Pergamon,1997.

[13] Voir à ce propos Pierre Ansart, « L’analyse critique des insolidarités », in J. Chevallier (dir.), La solidarité, un sentiment républicain, CURAPP, 1992

[14] Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire, 1851, Paris, Garnier, P. 259

[15] Défendues notamment par Emile Laurent et Emile Ollivier. Le terme d’Etat-providence est d’abord forgé comme une expression péjorative, alors que cet Etat n’existe absolument pas, au sein du mouvement ouvrier, contre le socialisme de Louis Blanc (1849, dans L’Atelier). Il s’agit de dénoncer l’endormissement de l’ouvrier sous la providence de l’Etat, qui l’empêche de prendre en charge l’autonomie du mouvement ouvrier. Cf. R. Castel, op. cit., p. 457.

[16] Cf. F. Oppenheimer, op. cit.

[17] Cf. Sébastien Caré, La pensée libertarienne : genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale, PUF, 2009, 350 p. ; Vincent Valentin, Les conceptions néo-libérales du droit, Economica, 2002, 385 p.

[18] David Friedman, Vers une société sans Etat, Les Belles Lettres, 1992.

[19] Robert Nozick, Anarchie, Etat et utopie, Paris, PUF, 1974, p. 386

[20] Cf. Walter Block, « L’économie politique selon les libertariens », Journal des économistes, mars 1995, p. 124.

[21] Cf. Ronald Creagh, Histoire de l’anarchisme aux États-Unis d’Amérique : les origines, 1826-1886, Claix : Pensée sauvage, 1981, Wendy McElroy, « Benjamin Tucker, Liberty and Individualist Anarchism », The Independant Review, vol. 2, n°3, winter 1998, p. 421-434.

[22] Michel Borgetto fait le constat d’une indétermination, en 1946, de la référence à l’appui des droits sociaux (op. cit., p. 516). Si la référence au solidarisme s’est formellement estompée, elle demeure présente dans les esprits, mais est aussi complétée et concurrencée par la conception seulement humaniste de la solidarité.

[23] Même si nombre d’auteurs libéraux considèrent la reconnaissance des droits sociaux incompatible avec le respect des droits-libertés. Compte ici la logique politique posée par le préambule, qui déclare la compatibilité des conceptions libérales et interventionnistes des droits de l’homme.

[24] Cf. Louis Moreau de Bellaing, « Le solidarisme et ses commentaires actuels »,  in J. Chevallier, op. cit., p. 85.

[25] Cette évolution est notamment constatée et dénoncée par R. Castel qui voit les politiques sociales s’ouvrir à l’idée de responsabilité individuelle dans les années 1990 (avec le RMI, puis le RSA), à l’encontre de la conception sociologique du lien social qui était au cœur de la pensée solidariste.

[26] Il est à noter que Rawls admettait le principe de l’impôt négatif, théorisé par Milton Friedman dans une logique identique à celle des Vouchers, comme modalité de réalisation du principe de différence. Cf. Théorie de la justice, p. 316. Plus généralement, sur l’idée d’un rapprochement entre Rawls et les théoriciens du libéralisme classique, cf. Claude Gamel, « Hayek et Rawls sur la justice sociale : des différences sont -elles plus verbales que substantielles ? » Cahiers d’économie politique, n°54, 2008, p. 85-120.

[27] Judith Shkla, The Faces of injustices, New Haven, Yale University Press, 1990. Cf aussi Paul Magnette, Judith Shklar, le libéralisme des opprimés, Paris, Michalon, 2006.

[28] On renvoie sur ce point aux analyses proposées par Eva Illouz dans ses deux ouvrages : Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006 ; Pourquoi l’amour fait mal, même éditeur, 2012.

[29] Cf. F. Ewald, op. cit., p. 16-17.

[30] J. Buchanan, The Economics and the Ethics of Constitutionnel Order, U. of Michigan Press, 1991, p. 13.

[31] Gareth Stedman Jones, op. cit., p. 29.

Massacre du 28 septembre 2009 : La Guinée à l’épreuve du principe de complémentarité

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Le massacre du 28 septembre 2009 à Conakry a connu un fort retentissement médiatique tant en Afrique de l’Ouest que dans le monde, justifiant un intérêt particulier de la communauté internationale et imposant une réponse judiciaire. Plus de dix ans après ce massacre, alors que l’information judiciaire sur les faits est close et que l’ouverture d’un procès en Guinée se fait toujours attendre, les inconnues autour d’un futur jugement des responsables du massacre demeurent nombreuses. La situation en Guinée constitue ainsi un test quant à la possibilité de mettre en œuvre le principe de complémentarité selon lequel la Cour pénale internationale n’intervient qu’en cas de manque de volonté ou de capacité d’un État à juger les responsables de crimes internationaux.

 

par Catherine Maia, professeure de droit à l’Université Lusófona de Porto et Ghislain Poissonnier, magistrat.

 

Le 28 septembre 2009, un meeting de l’opposition tournait au drame dans la capitale guinéenne. Alors qu’une foule d’opposants s’était réunie dans le stade de Conakry pour manifester contre la candidature à l’élection présidentielle du capitaine Moussa Dadis Camara, chef de la junte au pouvoir – le Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) –, les forces de sécurité réprimaient violemment le rassemblement[1]. Le jour même et les jours suivants étaient commises diverses exactions, notamment des meurtres, des coups et blessures volontaires, des séquestrations et actes de torture, des viols et des pillages par les membres des forces de sécurité déployés dans les quartiers d’où était issue la majorité des sympathisants de l’opposition[2].

Ces évènements sont connus comme le « massacre du 28 septembre »[3]. En raison de leur gravité, ils ont eu un retentissement médiatique tant en Afrique de l’Ouest que dans le monde, justifiant un intérêt particulier de la communauté internationale (I) et imposant une réponse judiciaire nationale (II). Plus de dix ans après ce massacre, alors que l’ouverture d’un procès en Guinée se fait toujours attendre, les inconnues autour d’un futur jugement des responsables restent très nombreuses (III). Elles le sont d’autant plus que, depuis l’ouverture en 2009 par la Cour pénale internationale (CPI) d’un examen préliminaire concernant la situation de la Guinée, sera ici mis à l’épreuve l’application du principe de complémentarité, imposant que la Cour n’intervienne qu’en cas de manque de volonté ou de capacité de l’État.

 

I. Un intérêt particulier de la communauté internationale

Le 28 octobre 2009, le Conseil de sécurité des Nations Unies adoptait une déclaration présidentielle dans laquelle il proclamait être « profondément préoccupé par la situation qui règne en Guinée et qui pourrait constituer un risque pour la paix et la sécurité régionales après les massacres de Conakry du 28 septembre ». Il se félicitait, d’une part, « des prises de position publiques du Groupe de contact international, de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’Union africaine, en particulier du communiqué que le Conseil de paix et de sécurité de cette dernière a fait paraître le 15 octobre 2009 et le communiqué émanant de la Réunion au sommet de la CEDEAO tenue le 17 octobre 2009 », d’autre part, « de la médiation entreprise par Blaise Compaoré, président du Burkina Faso, et notamment des efforts qu’il déploie afin de créer un environnement plus serein et plus sûr en Guinée »[4].

Au regard de la gravité des violations des droits de l’homme commises en Guinée, c’est à la demande de l’Union africaine, de la CEDEAO et des Nations Unies que, le même jour, le Secrétaire général des Nations Unies mettait en place une Commission d’enquête internationale avec pour « mandat d’établir les faits et les circonstances des événements du 28 septembre 2009 et de leurs suites immédiates, de déterminer la nature des crimes commis, d’établir les responsabilités et, dans la mesure du possible, d’identifier les auteurs »[5]. Le 30 octobre 2009, il y nommait trois membres bénéficiant d’une grande réputation de probité et d’impartialité, à savoir Mohamed Bedjaoui (Algérie), Françoise Ngendahayo Kayiramirwa (Burundi) et Pramila Patten (Maurice).

Après l’audition de près de 700 témoins, la Commission d’enquête internationale présentait son rapport au Conseil de sécurité des Nations Unies le 18 décembre 2009[6]. Le rapport indiquait que :

« La Commission est en mesure de confirmer l’identité de 156 personnes tuées ou disparues, soit 67 personnes tuées et dont les corps ont été remis aux familles, 40 autres qui ont été vues mortes au stade ou dans les morgues mais dont les corps ont disparu, ainsi que 49 autres vues au stade dont le sort reste inconnu. Elle confirme qu’au moins 109 femmes ont été victimes de viols et d’autres violences sexuelles, y compris de mutilations sexuelles et d’esclavage sexuel. Plusieurs femmes ont succombé à leurs blessures suite à des agressions sexuelles particulièrement cruelles. Elle confirme également des centaines d’autres cas de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants. Des dizaines de personnes ont été arrêtées et détenues arbitrairement dans les camps militaires Alpha Yaya Diallo et Koundara ainsi qu’à la caserne de la police anti-émeute (CMIS) où elles ont été torturées. Les forces de sécurité ont aussi systématiquement dépouillé les manifestants de leurs biens et ont commis des actes de pillage. La Commission estime que, lors des exactions du 28 septembre et des jours suivants, les autorités guinéennes se sont engagées dans une logique de destruction des traces des violations commises, qui vise à dissimuler les faits : nettoyage du stade, enlèvement des corps des victimes d’exécutions, enterrement dans des fosses communes, privation de soins médicaux aux victimes, altération intentionnelle des documents médicaux et prise de contrôle militaire sur les hôpitaux et les morgues. Cette opération a eu pour résultat d’instaurer un climat de peur et d’insécurité au sein de la population. Par conséquent, la Commission considère que le nombre de victimes de toutes ces violations est très probablement plus élevé »[7].

Le rapport démontrait que la junte au pouvoir avait prémédité et lancé, le 28 septembre et les jours suivants, des attaques meurtrières des cibles civiles en raison de leur appartenance ethnique et/ou de leur affiliation politique présumées. Aussi, le rapport estimait-il « raisonnable de conclure que les crimes perpétrés le 28 septembre 2009 et les jours suivants peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité. Ces crimes s’inscrivent dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique lancée par la garde présidentielle, des gendarmes chargés de la lutte anti-drogue et du grand banditisme et des miliciens, entre autres, contre la population civile. La Commission conclut aussi qu’il existe des raisons suffisantes de présumer une responsabilité pénale de certaines personnes nommées dans le rapport, soit directement soit en tant que chef militaire ou supérieur hiérarchique »[8].

Tel est le cas, en particulier, du président et numéro 1 du CNDD, le capitaine Moussa Dadis Camara[9], de son aide de camp et chef de la garde présidentielle, le lieutenant Aboubacar Sidiki Diakité (dit Toumba)[10], et du ministre chargé des services spéciaux, de la lutte anti-drogue et du grand banditisme, le commandant Moussa Tiégboro Camara[11].

La Commission d’enquête internationale identifiait, par ailleurs, d’autres personnes pouvant être considérées comme pénalement responsables pour leur implication dans les événements du 28 septembre et des jours suivants, mais dont le rôle et le degré exact d’implication devraient être examinés dans le cadre d’une enquête judiciaire. Sont visés le ministre de la Sécurité présidentielle, le capitaine Claude Pivi (dit Coplan)[12], et le ministre de la Santé, le colonel Abdoulaye Chérif Diaby[13].

Elle identifiait, enfin, ceux dont l’implication présumée les désigne comme devant faire l’objet d’une enquête plus approfondie. Sont concernés l’aide de camp du lieutenant Toumba, le sous-lieutenant Marcel Guilavogui[14], le chauffeur du président, le sous-officier Sankara Kaba[15], le ministre de la Défense, le général Sékouba Konaté[16], et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, le général Mamadouba Toto Camara[17]. Il s’agit également du ministre de la Jeunesse et des Sports, Fodéba Isto Keira, du directeur du stade du 28 septembre, Ibrahima Sory Keïta (dit Petit Sory)[18], et de la directrice de l’hôpital Donka, Fatou Sikhe Camara[19]. Pouvaient, en outre, être concernées des personnes non dénommées, telles que les responsables des milices venues du camp de Kaleah (en particulier en relation avec leur rôle dans les événements du 28 septembre et des jours suivants) et des cadres civils du CNDD (en particulier en relation avec la dissimulation des faits et des preuves)[20].

Parallèlement, une Commission nationale d’enquête indépendante, mise en place le 7 octobre 2009 par les autorités guinéennes, rendait son rapport le 2 février 2010, confirmant qu’avaient été commis des meurtres, des viols et des disparitions forcées, bien qu’en nombres légèrement inférieurs à ceux avancés par la Commission d’enquête internationale. Elle dédouanait cependant les principaux leaders de la junte militaire, à l’exception du lieutenant Aboubacar Sidiki Diakité (dit Toumba), alors en fuite et qui était présenté comme le principal responsable des évènements.

À la suite de la transmission au Bureau du Procureur de la CPI de nombreuses communications relatives à des allégations graves d’exactions sur le territoire guinéen, le Procureur annonçait, le 14 octobre 2009, l’ouverture d’un examen préliminaire[21] concernant la situation de la Guinée[22], examen toujours en cours actuellement. L’ouverture de cet examen préliminaire était possible en raison de la qualité d’État partie de la Guinée au Statut de Rome depuis le 14 juillet 2003, date à laquelle elle a déposé son instrument d’adhésion[23].

En 2011, le Procureur de la CPI concluait que « le 28 septembre 2009, les événements survenus dans le stade de Conakry peuvent être qualifiés d’attaque généralisée et systématique contre la population civile. Au vu du volume considérable d’informations disponibles sur ces événements, le Bureau est en mesure d’établir l’existence d’une base raisonnable de croire que des crimes contre l’humanité ont été commis à Conakry ce jour-là et les jours suivants, dont des meurtres, une réduction en esclavage, des emprisonnements, des actes de torture, des viols et d’autres formes de violence sexuelle, des disparitions forcées de personnes et d’autres actes inhumains »[24].

En 2018, le Procureur de la CPI confirmait qu’« il existait une base raisonnable permettant de croire que des crimes contre l’humanité ont été commis au stade national de Conakry le 28 septembre 2009 et les jours suivants, à savoir : le meurtre visé à l’article 7-1-a ; l’emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté, visé à l’article 7-1-e ; la torture visée à l’article 7-1-f ; le viol et autres formes de violence sexuelles, visés à l’article 7-1-g ; la persécution visée à l’article 7-1-h ; et la disparition forcée de personnes visée à l’article 7-1-i du Statut de Rome »[25].

Conformément au principe de complémentarité, souvent présenté comme la pierre angulaire du Statut de Rome[26], la CPI n’a qu’une compétence « complémentaire des juridictions pénales nationales »[27]. En conséquence, elle doit juger une affaire irrecevable si cette « affaire fait l’objet d’une enquête ou de poursuites de la part d’un État ayant compétence en l’espèce, à moins que cet État n’ait pas la volonté ou soit dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites » (art. 17-a du Statut de Rome)[28]. Ce principe vise à mettre les États face à leur responsabilité première en matière de prévention et de lutte contre l’impunité des crimes internationaux, les tribunaux nationaux étant supposés avoir une meilleure connaissance du contexte historique et politique interne, de même qu’un accès facilité aux victimes et aux preuves.

La complémentarité réalise ainsi « un équilibre ou un compromis acceptable » pour les États parties au Statut de Rome « entre le respect de leur souveraineté et le développement d’une institution judiciaire autonome et indépendante »[29]. Toutefois, l’appréciation du système judiciaire interne qu’exige le principe de complémentarité pour déterminer si les procédures menées sont adéquates et effectives n’a pas manqué de causer des tensions.

En effet, les autorités nationales peuvent chercher à l’instrumentaliser à des fins politiques, notamment dans les cas d’auto-renvois par les États à la CPI (Ouganda, République démocratique du Congo I et II, République centrafricaine, Mali). Dans de telles hypothèses, le risque est élevé que seuls soient poursuivis des opposants au régime en place[30].

Les autorités nationales peuvent aussi l’instrumentaliser afin de protéger des agents de l’État et en particulier les hauts gradés des forces de sécurité. À cet égard, il est possible de faire un parallèle avec la situation de la Colombie, laquelle est comparable à celle de Guinée en ceci que très peu d’agents de l’État ont été effectivement poursuivis et jugés.

La situation en Colombie, qui a donné lieu à de nombreuses communications au Bureau du Procureur, fait l’objet d’un examen préliminaire depuis juin 2004. Cet examen porte sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre qui auraient été commis dans le cadre du conflit armé entre et au sein des forces gouvernementales, des groupes armés paramilitaires et des groupes armés illégaux, ainsi que sur l’existence et sur l’authenticité des procédures pénales nationales relatives à ces crimes, celles-ci n’ayant jusqu’à présent abouti que pour un petit nombre de ceux ayant participé aux exactions[31]. À cet égard, il faut avoir conscience que la nature même des crimes internationaux infère qu’ils sont généralement perpétrés par des agents de l’État ou sous les directives ou avec la complicité des plus hautes instances étatiques[32]. Concernant la situation en Guinée, le gouvernement s’est prévalu de la primauté de la justice nationale découlant du principe de complémentarité de la compétence de la CPI pour faire part de sa volonté et de sa capacité à mener une enquête criminelle sur le massacre du 28 septembre. Il est encore trop tôt pour savoir si les autorités guinéennes utiliseront la primauté de la justice nationale pour écarter des opposants et/ou assurer une protection aux agents de l’État.

 

II. Une réponse judiciaire nationale

Le 8 février 2010, suivant les recommandations préconisées dans les rapports respectifs des Commissions d’enquêtes nationale et internationale, le procureur général de la Cour d’appel de Conakry a décidé l’ouverture d’une information judiciaire sur les événements du 28 septembre 2009, en la confiant à trois juges d’instruction. Dans cette affaire, le Procureur de la CPI applique donc le principe de complémentarité, en assurant un suivi de l’enquête menée par les autorités nationales et en évaluant si les poursuites internes en cours sont « effectuées dans le but de traduire en justice les auteurs présumés des crimes en cause dans un délai raisonnable »[33]. À cette fin, le Bureau du Procureur demeure en contact étroit avec l’ensemble des acteurs concernés, tout particulièrement les autorités guinéennes et les organisations de la société civile[34].

L’enquête nationale, visant à identifier les personnes portant la plus lourde part de responsabilité pénale dans les crimes commis, a progressé à un rythme relativement lent, mais régulier. Si l’absence de sécurité appropriée[35], des conditions logistiques difficiles[36] et le manque de moyens[37] ont affecté la procédure, les trois juges d’instruction ont entendu de nombreuses victimes, dont beaucoup se sont constituées partie civile. Ils ont engagé des recherches, auditionné des témoins et interrogé des suspects. Ils ont inculpé quinze personnes, dont six ont été placées en détention.

L’instruction s’est achevée le 29 décembre 2017 avec l’adoption par les trois juges d’instruction d’une ordonnance de requalification, de non-lieu partiel et de renvoi devant le tribunal criminel. Si deux inculpés ont bénéficié d’un non-lieu (le lieutenant-colonel Mathurin Bangoura, alors ministre des Télécommunications et des Nouvelles technologies de l’information et numéro 4 du CNDD, et le capitaine Bienvenue Lamah, alors instructeur du camp de Kaleah), les treize autres ont été renvoyés devant le tribunal criminel de Dixinn, à Conakry, qui jouit d’une compétence territoriale concernant les évènements en cause[38].

Selon l’ordonnance des juges, les faits ont été commis par « les bérets rouges de la garde présidentielle et des miliciens en civil [qui] investissaient l’enceinte du stade. Les premiers tirant des rafales d’armes automatiques sur la foule, pendant que les seconds bastonnaient, torturaient et poignardaient les manifestants. Ils commettaient également plusieurs infractions, dont, entre autres, des assassinats, des meurtres, des coups et blessures volontaires, des viols et d’autres violences sexuelles. Les jours suivants, certains militaires, gendarmes et autres miliciens ont aussi commis des pillages, des séquestrations et autres actes de torture sur des personnes dans différents camps militaires, certains quartiers de la capitale, notamment à Cosa, Bambéto, Donka et également aux domiciles de certains leaders des forces vives »[39].

Parmi les treize prévenus, dont la plupart ont été identifiés par les victimes comme étant présents au stade le 28 septembre 2009 ou dans les camps militaires dans les jours suivants, se trouvent : le chef de la junte, le capitaine Moussa Dadis Camara[40] ; le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et numéro 2 du CNDD, le général Mamadouba Toto Camara ; le ministre de la Sécurité présidentielle, le capitaine Claude Pivi ; le ministre chargé des Services spéciaux, de la lutte anti-drogue et du grand banditisme, le commandant Moussa Tiégboro Camara ; l’aide de camp du capitaine Moussa Dadis Camara et chef de la garde présidentielle, le lieutenant Aboubakar Sidiki Diakité (dit Toumba), lequel, en fuite, a été arrêté au Sénégal en décembre 2016 et extradé en Guinée en mars 2017, où il a été placé en détention ; l’aide de camp du lieutenant Toumba et chef adjoint de la garde présidentielle, le sous-lieutenant Marcel Guilavogui, placé en détention depuis 2010 ; le ministre de la Santé, le colonel Abdoulaye Chérif Diaby[41] ; l’un des adjoints du commandant Tiégboro, le lieutenant Blaise Guemou ; l’aide de camp et garde du corps du capitaine Moussa Dadis Camara et membre influent de la garde présidentielle, l’adjudant Cécé Raphaël Haba, placé en détention depuis 2010 ; l’un des responsables du camp Koundara, le sergent Paul Mansa Guilavogui (dit Sergent Paul), placé en détention depuis 2015 ; les gendarmes Mamadou Aliou Keita (placé en détention depuis 2013), Alpha Amadou Balde (placé en détention depuis 2010) et Ibrahima Camara (dit Kalonzo).

Ont été retenus contre les accusés, selon les fonctions occupées et le rôle joué dans le massacre du 28 septembre, divers chefs d’accusation de meurtre et assassinat[42], viol, violence sexuelle et attentat à la pudeur, enlèvement, séquestration et torture, coup et blessure volontaire, pillage et incendie volontaire, vol à main armée, entrave à l’arrivée des secours, abstention d’empêcher un crime, non-assistance à personne en danger et détention illégale de matériel de guerre et d’arme.

Le droit pénal guinéen, applicable à la date des faits, est issu du Code pénal de 1998[43]. Ce Code n’érigeait pas en crimes les actes de torture[44] et les crimes contre l’humanité[45], si bien que les faits du massacre du 28 septembre 2009 sont poursuivis sous la qualification de crimes et délits de droit commun[46].

Certes, la conclusion de l’enquête a constitué une avancée importante, surtout si on la compare à d’autres procédures – anciennes ou en cours[47] – portant sur des violations des droits humains commises dans le pays. Toutefois, l’ouverture possible du procès a été longtemps reportée par des recours formés par certains accusés et certaines parties civiles contre l’ordonnance des juges d’instruction du 29 décembre 2017. Par son arrêt du 18 mai 2018, la chambre de contrôle de l’instruction de la Cour d’appel de Conakry a rejeté ces recours[48]. Des pourvois en cassation ont été formés. Au dernier échelon, la Cour suprême a, dans son arrêt du 25 juin 2019[49], confirmé la totalité de l’instruction, mettant fin à l’ultime obstacle procédural à la tenue du procès.

Par arrêté du 9 avril 2018[50], le ministre guinéen de la Justice, Maître Cheik Sako[51], a créé un comité de pilotage pour l’organisation du procès du massacre du 28 septembre 2009. La mission de ce comité consiste notamment en « l’organisation du procès ; la recherche des ressources financières pour la facilitation de la tenue du procès ; la mise en place d’un dispositif de sécurité pour assurer la protection des magistrats, des parties, des témoins ainsi que de tous les intervenants au procès ; la mise en place d’un mécanisme d’indemnisation des victimes ; la recherche des fonds pour l’indemnisation des victimes ; l’enregistrement des audiences ; la facilitation de l’accès du procès aux parties, à la presse ainsi qu’aux observateurs de la communauté internationale et de la société civile » (art. 3 de l’arrêté).

Présidé par le ministre de la Justice, ce comité de 13 personnes est composé par des représentants des autorités nationales et de la société civile, ainsi que des représentants de partenaires internationaux comprenant les États-Unis, l’Union européenne et les Nations Unies. Entre avril 2018 et décembre 2019, le comité de pilotage a tenu sept réunions, au cours desquelles il a été décidé que le procès se déroulerait à Conakry, sur le site de la Cour d’appel. Le comité a également établi un budget prévisionnel d’environ 7,5 millions d’euros, qui est mobilisé aux trois-quarts par la Guinée, le reste étant à la charge des États-Unis et de l’Union européenne. La France, en particulier, finance la formation en renforcement linguistique des magistrats (siège et parquet) et des greffiers qui composeront le tribunal criminel chargé de juger les treize accusés, ainsi que des formations en droit pénal, procédure pénale et en techniques de gestion des procès difficiles. Ces formations sont mises en œuvre en 2019 et 2020 par l’Institut français et l’École nationale de la magistrature.

 

III. Un procès incertain aux résultats inconnus

Plusieurs fois annoncé et plusieurs fois reporté, le procès national à résonnance internationale pourra-t-il avoir lieu ?

Oui, l’assurent l’actuel ministre de la Justice, Mohamed Lamine Fofana, nommé en mai 2019, et l’actuel président de la République, Alpha Condé. Si tel est le cas, dans quel délai ? Le 29 octobre 2019, Mohamed Lamine Fofana a déclaré, à l’occasion de la visite en Guinée d’une équipe du Bureau du Procureur de la CPI, que le procès se tiendrait au plus tard à partir de juin 2020[52]. Ce calendrier sera-t-il tenable, alors que non seulement deux scrutins nationaux sont prévus en 2020, avec des élections législatives et présidentielles, mais qu’un changement de Constitution est envisagé, avec un référendum[53] ? Les différents scrutins qui s’annoncent sont-ils compatibles avec le retour en Guinée du capitaine Moussa Dadis Camara, en vue de sa comparution devant le tribunal ? Vivant depuis 2010 en exil au Burkina Faso mais se déclarant prêt à revenir en Guinée pour s’expliquer dans le cadre d’un procès, son éventuel retour constituerait inévitablement un casse-tête politique et sécuritaire. Issu de la Guinée forestière, et toujours capable de mobiliser une partie de l’électorat auprès duquel il continue de bénéficier d’un certain soutien, la perspective de son retour pourrait dissuader le président Alpha Condé – qui envisagerait de se représenter – de permettre la tenue rapide d’un procès. Dans le même temps, la tenue d’un procès sans le capitaine Moussa Dadis Camara, président et chef de la junte lors des évènements du 28 septembre 2009, perdrait une partie de son sens.

Outre ces possibles obstacles politiques, des incertitudes techniques persistent. Comme le souligne le Bureau du Procureur de la CPI[54], certains préparatifs n’ont pas encore été finalisés, notamment la construction ou la rénovation de locaux adaptés destinés à accueillir le procès – locaux situés sur le terrain de la Cour d’appel de Conakry –, leur équipement et la mise en place de garanties entourant la tenue du procès : plan de sécurité, participation et protection des victimes et des témoins, activités de communication. Ce n’est que le 13 janvier 2020 que le Premier ministre, Ibrahima Kassory Fofana, a posé, en présence de la presse, la première pierre du futur bâtiment destiné à accueillir le procès[55]. Les travaux devraient durer au moins dix mois. Le bâtiment devra ensuite être entièrement équipé pour pouvoir abriter les débats. Des délais supplémentaires qui rendent vraisemblable la tenue du procès au mieux au cours de l’année 2021, soit après les échéances électorales …

Par ailleurs, si ce procès hors-norme est finalement organisé, la question de la capacité des juges guinéens à le tenir se pose. Ce procès pourra-t-il se tenir dans le respect de normes et standards acceptables, tout en établissant la vérité judiciaire sur le massacre du 28 septembre 2009 ? Les juges guinéens auront-ils les aptitudes professionnelles nécessaires pour traiter de faits pouvant relever de la compétence de la CPI et se situant parmi les plus graves sur l’échelle des infractions internationales ? Certes, la magistrature guinéenne a été renforcée depuis 2011 (statut, recrutement, formation, rémunération, équipements, locaux), notamment grâce aux réformes conduite par le ministre Maître Cheik Sako, mais ses capacités demeurent limitées. Depuis sa création en 1958, elle n’a jamais été réellement indépendante du pouvoir politique et ses pratiques demeurent marquées par la corruption et les conflits d’intérêt. Elle n’a pas non plus l’expérience de procès emblématiques réussis dans un contexte national d’impunité généralisée des forces de sécurité[56].

La clôture officielle de l’enquête nationale a abouti à la mise en accusation de treize personnes renvoyées en procès. Pour autant, le tribunal criminel pourra-t-il faire face, en toute indépendance, à ces treize accusés ? Nombre d’entre eux ont exercé de hautes fonctions au sein de l’armée alors au pouvoir et sont perçus comme exerçant encore une capacité d’influence, réelle ou supposée[57]. Deux des accusés (Tiégboro et Pivi), promus au grade de colonel, sont toujours en poste dans l’équipe de l’actuel président Alpha Condé, le premier comme secrétaire général à la présidence chargé des services spéciaux, de la lutte contre le trafic de drogue et du crime organisé et le second au sein de l’équipe chargée de la sécurité du président. Six des treize prévenus continuent à être détenus à la maison d’arrêt de Conakry, ce qui questionne le respect des délais légaux de leur détention. Les autres prévenus se présenteront-ils volontairement devant les juges ?

Le tribunal criminel pourra-t-il entendre plus de 450 victimes constituées parties civiles et leur donner la place nécessaire dans le procès ? Ces victimes, organisées au sein de l’Association des Victimes, Parents et Ami-e-s du 28 Septembre 2009 (AVIPA), et soutenues par l’Organisation guinéenne des droits de l’homme (OGDH) et la Fédération internationale des ligues de droits de l’homme (FIDH)[58], réclament la vérité, mais aussi la sécurité et une juste indemnisation. Comment prendra-t-il en compte les atteintes et les craintes des victimes de violences sexuelles ? En cas de condamnation, quels seront les mécanismes prévus pour assurer l’indemnisation des victimes ? Ces dernières seront-elles indemnisées uniquement par les condamnés ou un Fonds d’indemnisation sera-t-il créé et abondé par l’Etat guinéen et certains acteurs de communauté internationale ?[59] Nul n’est, à l’heure actuelle, en mesure de répondre à l’ensemble de ces questions.

Enfin, sur le fond, le procès permettra-t-il réellement de cerner les responsabilités des accusés et retenir le mode de responsabilité adapté ? La complicité – par provocations et fournitures d’instructions[60] – des hauts cadres de la junte sera-t-elle prouvée ? L’information judiciaire a-t-elle donné lieu à des investigations suffisamment larges et approfondies pour rendre compte de l’ensemble des faits ? Il n’est un secret pour personne que les juges d’instruction n’ont pas exploité nombre de données contenues dans le rapport de la Commission d’enquête internationale et dans ses annexes[61]. Pas plus qu’ils n’ont exploité les informations contenues dans les rapports réalisés par les ONG internationales et les nombreuses photos et films / vidéos réalisés lors du massacre du 28 septembre.

Ainsi, l’information judiciaire n’a pas permis de retrouver les corps de la centaine de personnes disparues lors du massacre du 28 septembre et aucune des fosses communes suspectées d’avoir été utilisées par les forces de sécurité n’a été fouillée[62]. Elle n’a pas réussi à établir la composition exacte des unités des forces de sécurité (bérets rouges, gendarmes, policiers) ayant participé au massacre du 28 septembre, pas plus que le rôle précis de chaque unité et leur chaine de commandement. Elle n’a pas non plus réussi à établir la composition des milices civiles[63] présentes aux côtés de forces officielles de sécurité et le rôle joué par ces milices dans le massacre[64]. Si elle a permis d’établir la réalité des viols et violences sexuelles, elle n’a pas pu identifier la plupart des auteurs de ces faits[65]. Il est vrai que la recherche des responsabilités n’a pas été facilitée par le décès de certains des protagonistes, qui auraient pu fournir des informations précieuses : le capitaine Joseph Loua (dit Makambo)[66], le sergent-chef Mohamed II Camara (alias Bégré)[67], et le sous-officier Sankara Kaba[68]. Et surtout, les juges d’instruction n’ont guère été épaulés par des officiers de police judiciaire bien formés et efficaces[69], tandis que ni les forces de sécurité (armée, gendarmerie, police), ni l’administration n’ont accepté de leur ouvrir leurs portes et leurs archives.

Cependant, sans que l’ordonnance du 29 décembre 2017 ne l’explique, les juges d’instruction ne se sont guère intéressés à l’éventuelle responsabilité pénale de certains des hauts responsables de l’époque cités dans le rapport de la Commission d’enquête internationale ou dans ceux de Human Rights Watch[70], d’Amnesty International[71] et de la FIDH qui étaient soit en situation de responsabilité dans la gestion de la manifestation, soit présents au stade ou dans ses alentours le 28 septembre 2009 ou dans les camps militaires, où des manifestants ont été détenus et maltraités les jours suivants. Il s’agit notamment des personnes suivantes : Fodéba Isto Keira, alors ministre de la Jeunesse et des Sports[72] ; Ibrahima Sory Keïta (dit Petit Sory), alors directeur du stade du 28 septembre[73] ; Fatou Sikhé Camara, alors directrice de l’hôpital Donka[74] ; le colonel Sambarou Diamakan, alors commandant du camp Alpha Yaya Diallo[75] ; le colonel Oumar Sanoh, alors chef d’état-major général des armées[76] ; le capitaine Sory Condé, alors membre du secrétariat d’État chargé de la lutte contre la drogue et du grand banditisme et présent aux côtés du commandant Tiégboro le jour des faits[77] ; le capitaine Ibrahima Sanoh, alors en charge de la planification au camp Alpha Yaya Diallo et présent au camp le 28 septembre 2009 et les jours suivants ; le capitaine Siba Théodore Kourouma, attaché de cabinet et neveu du capitaine Moussa Dadis Camara[78] ; le général Sékouba Konaté, alors ministre de la Défense et numéro 3 du CNDD[79] ; Valentin Haba, alors directeur national des services de police[80] ; le colonel Ansoumane Camara, (dit Baffoé), alors commandant de la CMIS[81] ; le commandant Ibrahima Balde, alors chef d’état-major de la gendarmerie nationale[82]. Les choix effectués – parfois volontaires, parfois imposés par le manque de moyens ou les difficultés d’enquêter – par les juges d’instruction de retenir la responsabilité des uns et d’écarter celle des autres – sans argumentation dans l’ordonnance du 29 décembre 2017 – seront surement âprement discutés par les parties lors du procès.

Nul ne sait encore si la Guinée pourra devenir un exemple de complémentarité « positive » ou « proactive »[83] souhaitée par le Bureau du Procureur[84]. Selon cette optique, la CPI n’intervient pas seulement en dernier recours lorsque l’État ne veut pas ou ne peut pas poursuivre, mais elle encourage et assiste les juridictions nationales à juger les responsables allégués de crimes internationaux. Dans un tel cas de figure, la nature de la collaboration de la CPI avec l’État recouvre des modalités diverses : « le Bureau peut rendre compte du suivi de la situation, envoyer des missions sur place, demander des informations sur la procédure, tenir des consultations avec les autorités nationales de même qu’avec des organisations intergouvernementales et non gouvernementales, participer à des activités de sensibilisation sur la compétence de la Cour, faire profiter de son expérience et des meilleures pratiques à suivre pour appuyer les stratégies de ces pays en matière d’enquêtes et de poursuites, et aider les parties prenantes à repérer l’impunité latente et les possibilité d’y remédier »[85]. Cette collaboration multiforme de la CPI peut même avoir un effet d’impulsion de réformes au niveau de la police et de la justice nationales.

Dans le cas de la Guinée, si procès il y a, reste la question essentielle de savoir s’il permettra de marquer une rupture, de répondre aux attentes d’une population en soif de justice et de poser des jalons permettant d’ancrer l’État de droit dans le pays ou, au contraire, s’il ne sera qu’un nouvel exercice raté dans la longue histoire de l’impunité dans le pays, impunité vectrice de nouvelles violations de droits humains. Une issue positive implique que les autorités guinéennes parviennent à faire juger les principaux responsables des crimes commis le 28 septembre 2009 et dans les jours suivants selon les normes de procédures et standards internationaux. Une issue négative – absence de procès ou procès sans la présence du capitaine Moussa Dadis Camara ou encore procès n’ayant pas permis d’établir les principales responsabilités pénales – pourrait conduire le Bureau du Procureur à engager des poursuites devant la CPI. Une hypothèse qui ne constitue pas non plus une garantie absolue de réussite, compte tenu des résultats aléatoires des enquêtes conduites par le Bureau du Procureur de la CPI, que les affaires Jean-Pierre Bemba et Laurent Gbagbo ont mis en lumière.

 

[1] Le leader du CNDD, le capitaine Moussa Dadis Camara, a pris le pouvoir en Guinée le 23 décembre 2008 à la suite d’un coup d’État à la mort du président Lansana Conté, qui dirigeait le pays depuis 1984. Le 25 décembre, le Premier ministre Ahmed Tidiane Souaré et la majeure partie du gouvernement ont fait allégeance à la junte et, le 30 décembre, le CNDD a nommé Kabinet Komara au poste de Premier ministre. Victime d’une tentative d’assassinat le 3 décembre 2009, le capitaine Moussa Dadis Camara a dû se retirer et laisser la présidence de la République par intérim au général Sékouba Konaté, qui a mené la transition jusqu’à l’élection puis l’investiture du président Alpha Condé, le 21 décembre 2010.

[2] Pour un récit heure par heure de cette journée tragique du 28 septembre 2009, voir « Le film du carnage de Conakry », Jeune Afrique, 6 octobre 2009.

[3] Le stade en question est dénommé le « stade du 28 septembre », en référence au 28 septembre 1958, date du référendum organisé en Guinée concernant la création d’une « communauté » franco-africaine proposée par le général de Gaulle et dont le résultat négatif a donné lieu à l’indépendance immédiate du pays, proclamée officiellement le 2 octobre 1958.

[4] CSNU, S/PRST/2009/27, 28 octobre 2009, respectivement §§ 1 et 3.

[5] S/2009/556.

[6] Rapport de la Commission d’enquête internationale chargée d’établir les faits et les circonstances des événements du 28 septembre 2009 en Guinée, CSNU, S/2009/693, 18 décembre 2009.

[7] Ibid., p. 2.

[8] Ibid., p. 3.

[9] Ibid., § 215, p. 52.

[10] Ibid., § 38, p. 13 et § 215, p. 52. Il avait une autorité de fait sur la garde présidentielle (les « bérets rouges ») et rendait compte directement au capitaine Moussa Dadis Camara.

[11] Ibid., § 35, p. 12 et § 215, p. 52. Il avait autorité sur au moins 200 gendarmes et sur quelques policiers spécialisés.

[12] Ibid., §§ 243 à 348, pp. 58 et 59. Il avait autorité sur quatre bataillons de l’armée formés de troupes spéciales.

[13] Ibid., § 243, p. 58 et §§ 249 à 251, p. 59. Il avait autorité sur les deux hôpitaux publics de la ville, Ignace Deen et Donka.

[14] Ibid., § 64, p. 19, § 231, p. 56 et § 253, p. 60. Il était considéré comme l’adjoint du lieutenant Toumba et avait donc autorité, sous le contrôle de ce dernier, sur la garde présidentielle.

[15] Ibid., § 64, p. 19, § 231, p. 56 et § 253, p. 60. Pour lui et le lieutenant Marcel Guilavogui, le rapport de la Commission d’enquête internationale s’interrogeait sur leur possible responsabilité pénale, « en particulier en relation avec leur implication directe dans les événements où ils ont été identifiés personnellement par de nombreux témoins ».

[16] Ibid., § 32, p. 12 et § 253, p. 60. Il avait autorité sur les forces armées et sur la gendarmerie nationale en sa qualité de ministre de la Défense nationale. Le rapport de la Commission d’enquête internationale précisait, en outre, qu’une enquête approfondie devrait être conduite pour déterminer la responsabilité éventuelle des « cadres de l’armée, y compris ceux de la Gendarmerie nationale, et les responsables des camps militaires, en particulier en ce qui concerne l’implication des gendarmes dans les événements et l’implication des gendarmes et des militaires dans le déplacement des cadavres et dans les autres événements qui ont eu lieu dans les camps Samory Touré et Koundara ».

[17] Ibid., § 30, p. 11 et § 253, p. 60. Il avait autorité sur les forces de la police nationale et notamment sur les commissariats de Conakry et sur la Compagnie mobile d’intervention et de sécurité (CMIS). Le rapport de la Commission d’enquête internationale précisait, au surplus, qu’une enquête approfondie devrait être conduite pour déterminer la responsabilité éventuelle des « cadres de la Police nationale, en particulier en ce qui concerne l’implication de la police dans les événements ».

[18] Ibid., § 253, p. 60. Pour chacune de ces deux personnes, la Commission d’enquête internationale s’interrogeait sur son éventuelle responsabilité pénale, « en particulier en relation avec le nettoyage du stade et la destruction subséquente des preuves ».

[19] Ibid., § 253, p. 60. La Commission d’enquête internationale s’interrogeait sur son éventuelle responsabilité pénale, « en particulier en relation avec la prise de contrôle militaire de son hôpital et les diverses dissimulations des faits médicaux ».

[20] Ibid., § 253, p. 60.

[21] En vertu de l’art. 15 du Statut de Rome.

[22] Le Bureau du Procureur, CPI, « Le Procureur de la CPI confirme que la situation en Guinée fait l’objet d’un examen préliminaire », déclaration du 14 octobre 2009.

[23] En vertu de l’art. 12 du Statut de Rome. La CPI a donc compétence pour juger les crimes visés par le Statut de Rome qui ont été commis sur le territoire de la Guinée ou par ses ressortissants depuis le 1er octobre 2003.

[24] Le Bureau du Procureur, CPI, Rapport sur les activités du Bureau du Procureur en matière d’examens préliminaires, 13 décembre 2011, § 113.

[25] Le Bureau du Procureur, CPI, Rapport sur les activités menées en 2018 en matière d’examen préliminaire, 5 décembre 2018, § 171.

[26] Sur cette notion, voir notamment : Kristýna Urbanová, « The principle of complementarity in practice », in Pavel Šturma (ed.), The Rome Statute of the ICC at its twentieth anniversary: achievements and perspectives, Leiden/Boston, Brill/Nijhoff, 2019, pp. 163-176 ; Mauro Politi and Federica Gioia (eds.), The International Criminal Court and national jurisdictions, Aldershot, Ashgate, 2008 ;  Éric Canal-Forgues et Mireille Delmas-Marty (dir.), Quelle(s) complémentarité(s) en droit international pénal ?, Paris, Pedone, 2017 ; Vincent Chetail, « Tous les chemins ne mènent pas à Rome : la concurrence de procédures dans le contentieux international pénal à l’épreuve du principe de complémentarité », in Yann Kerbrat (dir.), Forum shopping et concurrence des procédures contentieuses internationales, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 127-181 ; Christine A.E. Bakker, « Le principe de complémentarité et les ‘auto-saisines’ : un regard critique sur la pratique de la Cour pénale internationale », Revue générale de droit international public, vol. 112, 2008, pp. 361-414.

[27] Al. 10 du préambule et art. 1er du Statut de Rome.

[28] Pour une analyse de cet article, voir notamment Abdoul Aziz Mbaye et Sam Sasan Shoamanesh, « Article 17 », in Julian Fernandez, Xavier Pacreau et Muriel Ubéda-Saillard (dir.), Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Commentaire article par article, tome 2, Paris, Pedone, 2019, pp. 867-894.

[29] Maxime C.-Tousignant, « L’instrumentalisation du principe de complémentarité de la CPI : une question d’actualité », Revue québécoise de droit international, 2012, vol. 25, p. 73.

[30] Ibid., pp. 73-99.

[31] Voir Le Bureau du Procureur, CPI, Rapport sur les activités menées en 2018 en matière d’examen préliminaire, op. cit., §§ 125 et suivants.

[32] Rapport de la Commission internationale d’enquête sur le Darfour, Doc. NU, S/2005.60 (2005), § 268.

[33] Le Bureau du Procureur, CPI, Rapport sur les activités menées en 2018 en matière d’examen préliminaire, op. cit., § 172.

[34] Déclaration du Procureur de la CPI, Fatou Bensouda, à l’issue de la mission de son Bureau à Conakry (Guinée), 11 novembre 2019.

[35] Entre 2010 et 2011, les cabinets des trois juges d’instruction étaient situés à Kaloum (Conakry) dans la villa 31, qui abritait également la Force spéciale de sécurisation du processus électoral (FOSSEPEL), une force composée de militaires. Cette localisation n’était pas de nature à mettre en confiance les victimes de faits commis par les forces de sécurité. En outre, à cette période, les convocations se faisaient par voie administrative et non par voie d’actes délivrés par huissier de justice. Au cours de l’année 2011, la situation s’est normalisée, les magistrats instructeurs ayant pu s’installer dans les locaux de la Cour d’appel de Conakry.

[36] Les juges d’instruction ont bénéficié d’un appui logistique limité, à l’exception des dons matériels et informatiques offerts par les Nations Unies. Par ailleurs, dans le cadre d’un Communiqué conjoint signé entre les Nations Unies et le Gouvernement guinéen en novembre 2011, une équipe d’experts des Nations Unies sur l’Etat de droit / violences sexuelles dans les conflits, a fourni, entre 2012 et 2017, un soutien technique aux trois juges d’instruction pour enquêter et poursuivre les crimes perpétrés lors des évènements du 28 septembre 2009.

[37] En personnel d’appui (greffe et personnel administratif), en fournitures, en véhicule, en expertise etc. Sur ces aspects, voir Human Rights Watch, En attente de justice, New York, Rapport du 5 décembre 2012.

[38] Voir Ghislain Poissonnier, « La justice guinéenne pourra-t-elle juger les responsables du massacre du 28 septembre 2009 », Dalloz, 2019, p. 1770.

[39] Tribunal de première instance de Dixinn, cabinet du pool des juges d’instruction, ordonnance n° 07/17, 29 décembre 2017.

[40] En exil au Burkina Faso depuis 2010, il a été inculpé par les juges d’instruction le 8 juillet 2015 à Ouagadougou.

[41] Il lui est notamment reproché d’avoir empêché aux nombreuses victimes qui affluaient au Centre hospitalier de Donka après avoir été blessées au stade, d’être prises en charge par les médecins, et d’avoir facilité la prise de contrôle des hôpitaux par les miliaires, où les crimes se sont poursuivis.

[42]  Onze des treize prévenus sont renvoyés des chefs de meurtre et assassinat, soit en qualité de coauteur, soit en qualité de complice.

[43] La loi n° 2016/059 du 26 octobre 2016 portant Code pénal a abrogé et remplacé la loi n° 98/036 du 31 décembre 1998 portant Code pénal.

[44] La Guinée a pourtant ratifié le 10 octobre 1989 la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984.

[45] Les art. 194 et 195 du Code pénal de Guinée de 2016 définissent et répriment les crimes contre l’humanité. Ils transposent en droit pénal guinéen le Statut de Rome (en vigueur en Guinée depuis 2003), dont l’art. 7 qui indique que les crimes contre l’humanité sont « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ».

[46] Voir Cour suprême, ch. pénale, arrêt n° 06 du 25 juin 2019 : « Considérant que les crimes commis au stade du 28 septembre en 2009 ont été commis sous l’empire de la loi L 98/036 et 037 du 31 décembre 1998, toutes deux portant Code pénal et Code de procédure pénale en République de Guinée ; mais considérant que les demandeurs quant à eux reprochent à l’arrêt attaqué, la violation de la loi L/2016/059/AN portant Code pénal en ses articles 194 et 195 ; qu’au moment des faits, ladite loi n’existait nulle part dans la législation guinéenne ; d’où il suit que le moyen sera rejeté ».

[47] Par exemple, les informations judiciaires ouvertes sur la répression par les forces de sécurité des manifestations de janvier et février 2007 ayant fait plusieurs centaines de morts dans les principales villes du pays n’ont toujours donné lieu à aucune inculpation, malgré le dépôt de plusieurs plaintes (voir FIDH, « 10 ans après, les victimes des répressions de janvier et février 2007 demandent justice », communiqué du 24 janvier 2017). Par ailleurs, le procès de l’affaire d’Hamdallaye portant sur des actes de torture commis par des gendarmes sur une quinzaine de personnes en octobre 2010, commencé fin 2017, n’est actuellement toujours pas achevé (voir FIDH, « Guinée : le procès des tortionnaires de la gendarmerie d’Hamdallaye fixé au 13 novembre 2017 », communiqué du 23 octobre 2017).

[48] Cour d’appel de Conakry, ch. de contrôle de l’instruction, arrêt n° 23 du 18 mai 2018.

[49] Cour suprême, ch. pénale, arrêt n° 06 du 25 juin 2019.

[50] Ministère de la Justice, arrêté du 9 avril 2018 n° 2018/3173/MJ/CAB portant création, organisation et fonctionnement du Comité de pilotage du procès des évènements du 28 septembre 2009.

[51] Avant son entrée au gouvernement en 2014, il exerçait la profession d’avocat au barreau de Montpellier (France).

[52] Déclaration du Procureur de la CPI, Fatou Bensouda, à l’issue de la mission de son Bureau à Conakry (Guinée), 11 novembre 2019 : « je prends acte de la déclaration que le Ministre guinéen de la Justice, M. Mohamed Lamine Fofana, a faite à l’occasion de la visite de mon Bureau et selon laquelle le procès devrait s’ouvrir au plus tard en juin 2020 ».

[53] Voir notamment Christophe Châtelot, « En Guinée, Alpha Condé a confirmé son intention de changer la Constitution », Le Monde, 20 décembre 2019.

[54] Le Bureau du Procureur, CPI, Report on Preliminary Examination Activities (en anglais seulement), 5 décembre 2019.

[55] Tokpanan Doré, « Procès du 28 septembre : le Premier ministre pose la première pierre du tribunal criminel spécial », Guinée news, 13 janvier 2020.

[56] Voir Amnesty International, Guinée. Les voyants au rouge pour les droits humains à l’approche de l’élection présidentielle de 2020, Londres, Rapport du 13 novembre 2019. Le rapport évoque « au moins 70 manifestants et passants tués depuis janvier 2015 », sans enquête crédible et condamnation des auteurs. Voir aussi, la déclaration commune Amnesty International et ACAT, Guinée : l’impunité pour l’usage excessif de la force continue, 11 juin 2013. La déclaration évoque une cinquantaine de morts lors des manifestations de l’année 2013, sans enquête ni condamnation.

[57] À cet égard, il convient de noter, en effet, les risques d’influence, réels ou potentiels, par certains inculpés qui occupent toujours des postes au sein de l’administration guinéenne.

[58] Ces deux organisations se sont constituées parties civiles aux côtés des victimes dès mai 2010.

[59] Voir sur ces points, FIDH, Guinée : trois priorités pour combattre l’impunité et renforcer l’Etat de droit, Paris, Rapport du 20 mars 2017.

[60] Art. 51 et 54 du Code pénal de 1998 et art. 19 et 20 du Code pénal de 2016. L’art. 28 du Statut de Rome, relatif à la responsabilité du chef militaire ou du chef hiérarchique et qui permet d’établir cette responsabilité s’il est prouvé que ce chef savait, ou, en raison des circonstances, aurait dû savoir, que les forces dont il exerçait le contrôle commettaient ou allaient commettre des crimes, ne semble pas pouvoir être invoqué dans cette affaire, car il n’avait pas été transposé en droit guinéen à la date des faits.

[61] La Commission a reçu un nombre important de documents écrits (documents et textes officiels, articles de journaux) et des documents audiovisuels (photos et films) enregistrés par des victimes et témoins. Voir Rapport de la Commission d’enquête internationale chargée d’établir les faits et les circonstances des évènements du 28 septembre 2009 en Guinée, CSNU, S/2009/693, 18 décembre 2009, § 21, p. 9.

[62] Carol Valade, « ‘Disparus’, les oubliés du 28 septembre 2009 en Guinée », RFI, 28 septembre 2019.

[63] Elles auraient été composées de jeunes issus de la Guinée forestière et d’ex-rebelles libériens et sierra-léonais.

[64] Pour des éléments d’information sur ces milices, voir Rapport de la Commission d’enquête internationale chargée d’établir les faits et les circonstances des évènements du 28 septembre 2009 en Guinée, CSNU, S/2009/693, 18 décembre 2009, § 206, p. 50 ; « Le massacre du 28 septembre raconté par une recrue de l’ancienne junte – témoignage anonyme d’un ancien combattant du camp de Kaleah », in Mémoires collectives, une histoire plurielle des violences politiques en Guinée, Gand, FIDH, 2018, pp. 311-312.

[65] Et ce en dépit des préoccupations émises par les Nations Unies (Voir « La Représentante spéciale de l’ONU Pramila Patten appelle à la mise en place, dans les plus brefs délais, du Comité de Pilotage sur l’organisation des procès pour les crimes du 28 septembre 2009 en Guinée », communiqué du 3 avril 2018, New York). C’est donc uniquement au titre de la complicité que certains prévenus sont renvoyés devant le tribunal criminel de ces chefs d’infractions à caractère sexuel.

[66] Chargé des opérations au sein de la garde présidentielle et proche du capitaine Moussa Dadis Camara, il aurait joué un rôle dans la répression de la manifestation du stade. Il a été tué le 3 décembre 2009 par le lieutenant Toumba lors de la tentative d’assassinat du capitaine Moussa Dadis Camara.

[67] Commandant du camp Koundara et proche du lieutenant Toumba, il serait une des personnes ayant enlevé, torturé et séquestré des victimes au camp Koundara dans les jours ayant suivi le 28 septembre 2009. Il a été tué en décembre 2009 lors de sa fuite vers la Sierra Léone après la tentative d’assassinat du capitaine Moussa Dadis Camara.

[68] Chauffeur du capitaine Moussa Dadis Camara, il aurait été vu au stade lors de la répression de la manifestation, notamment tirant des coups de feu sur les manifestants. Il a été tué le 3 décembre 2009 par le lieutenant Toumba lors de la tentative d’assassinat du capitaine Moussa Dadis Camara.

[69] Les juges d’instruction n’ont pas bénéficié d’une équipe d’officiers de police judiciaire dédiée spécifiquement à cette affaire hors-norme. La police judiciaire guinéenne est faible tant en expérience qu’en compétences, moyens et équipements. À l’image de la magistrature, en dépit de progrès substantiels depuis 2011, elle reste connue pour ses conflits d’intérêt et ses pratiques de corruption et n’a jamais vraiment fait la preuve de sa capacité à enquêter sur des violations des droits de l’homme commises par des agents de l’État.

[70] Human Rights Watch, Un lundi sanglant : le massacre et les viols commis par les forces de sécurité en Guinée le 28 septembre 2009, New York, Rapport du 17 décembre 2009.

[71] Amnesty International, Guinée : « vous ne voulez pas des militaires, on va vous donner une leçon », les évènements du 28 septembre 2009 au stade de Conakry, Londres, Rapport du 24 février 2010.

[72] Il occupe depuis 2016 les fonctions de secrétaire général du ministère des Sports, de la Culture et du Patrimoine historique.

[73] Il occupe actuellement toujours les mêmes fonctions.

[74] Elle occupe actuellement toujours les mêmes fonctions.

[75] Il est décédé à la fin de l’année 2019 en Guinée.

[76] Promu général, il occupe actuellement les fonctions de conseiller du ministre de la Défense.

[77] Il occupe actuellement un poste au sein du haut-commandement de la gendarmerie nationale.

[78] Il aurait accompagné le lieutenant Toumba et le commandant Tiégboro lors de l’acheminement des militaires et des miliciens au stade. Il aurait été vu en train de menacer et frapper des blessés dans les jours qui suivent et serait intervenu aussi à la clinique Ambroise Paré pour faire évacuer les blessés vers le camp Alpha Yaya Diallo. Il est mis en cause dans plusieurs rapports dont celui de la FIDH, Guinée-Conakry, 1 an après le massacre du 28 septembre 2009, Nouveau pouvoir, espoir de justice ? Paris, Rapport de septembre 2010. Il serait actuellement toujours en poste au sein de l’armée guinéenne, mais sans affectation et se rendrait régulièrement à Ouagadougou pour visiter le capitaine Moussa Dadis Camara.

[79] Il réside en France depuis 2012.

[80] Il occupe toujours actuellement un poste de directeur au ministère de la Sécurité et de la Protection civile.

[81] Il est mis en cause dans le rapport de Human Rights Watch, Un lundi sanglant : le massacre et les viols commis par les forces de sécurité en Guinée le 28 septembre 2009, New York, Rapport du 17 décembre 2009. Promu général, il occupe actuellement les fonctions de directeur général de la police nationale.

[82] Promu général, il occupe actuellement les fonctions de haut-commandant de la gendarmerie nationale.

[83] Selon l’art. 93, § 10, a) du Statut de la CPI : « Si elle reçoit une demande en ce sens, la Cour peut coopérer avec l’État Partie qui mène une enquête ou un procès concernant un comportement qui constitue un crime relevant de la compétence de la Cour ou un crime grave au regard du droit interne de cet État, et prêter assistance à cet État ». Sur ce concept de complémentarité positive ou proactive, voir notamment William W. Burke-White, « Proactive complementarity: the International Criminal Court and national courts in the Rome system of international justice », Harvard international law journal, vol. 49, 2008, pp. 53-108.

[84] Voir Le Bureau du Procureur, CPI, « Document de politique générale relatif aux examens préliminaires », novembre 2013 : « Si le Bureau a identifié des affaires relevant potentiellement de la compétence de la Cour, il cherchera à encourager, autant que possible, la mise en œuvre par les États concernés à l’échelle nationale de véritables enquêtes et poursuites sur les crimes en cause » (§ 101).

[85] Ibid., § 102. Il est précisé, toutefois, que : « Tout échange entre le Bureau et les autorités nationales ne s’aurait s’interpréter comme une validation des procédures engagées par ces dernières, qui feront l’objet d’un examen indépendant du Bureau sur la base de l’ensemble des facteurs et des informations pertinentes » (§ 102).


Sur une exception française : la procédure de désignation des candidats au poste de juge à la Cour européenne des droits de l’homme

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Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public, Université de Montpellier

Yannick Lécuyer, Maître de conférences HDR en droit public, Université d’Angers, Collaborateur de la Fondation René Cassin

 

La désignation des trois candidats au poste de juge français à la Cour européenne des droits de l’homme intervenue le 19 décembre 2019 était attendue par beaucoup. Celle-ci est, cependant, tout sauf une surprise compte tenu de la tradition française consistant à réserver exclusivement et alternativement la fonction de juge français à Strasbourg comme à Luxembourg aux conseillers d’Etat et aux conseillers à la Cour de cassation. Il n’y a donc là rien de bien nouveau. La liste présentée par le gouvernement français comportait trois noms : le favori du Conseil d’Etat, Mattias Guyomar, Carole Champalaune, conseillère à la Cour de cassation, et Tristan Gervais de Lafond, premier Président de la Cour d’appel de Montpellier. Et sans réelle surprise, l’Assemblée parlementaire a élu le 28 janvier Mattias Guyomar, celui-ci devant succéder à André Potocki (conseiller à la Cour de cassation) dont le mandat s’achève en juin. Si la présence de Tristan Gervais de Lafond dans la liste était inattendue, puisqu’il a fait toute sa carrière dans des TGI, sa candidature avait très peu de chances de prospérer devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ce qui amène à la critique majeure. En effet, c’est du côté des universitaires que la France était attendue… et a déçu.

La France ne rejoint donc pas la liste des Etats qui pratiquent la diversification, alors même que de nombreux membres du Conseil de l’Europe proposent des universitaires, voire même des avocats, aux hautes fonctions juridictionnelles. A ce titre, Ana Maria Guerra Martins, la nouvelle juge portugaise fait figure d’exemple puisqu’elle est à la fois professeur à l’Université de Lisbonne et avocate. S’agissant de l’hexagone, aucun universitaire n’a figuré sur la liste de trois noms depuis la présence de Vincent Coussirat-Coustère en 2004 et Yves Gaudemet lors de l’élection précédente. De plus, la France a bénéficié d’un seul juge universitaire depuis l’entrée en vigueur de la Cour : Pierre-Henri Teitgen (1976-1982). René Cassin lui-même doit vraisemblablement sa désignation à la vice-présidence du Conseil d’Etat plus qu’à son statut de professeur des universités. La fin de celle-ci correspond à sa nomination à Strasbourg. Il est pourtant possible de faire autrement comme l’illustre la pratique à propos des comités onusiens à moins que la délégation d’universitaires constitue la marque discrète d’une conception non juridictionnelle de ces derniers.

Cet état de fait est d’autant plus problématique qu’elle coïncide avec une absence de transparence totale dans l’élaboration de la liste de trois noms en dépit des rappels itératifs de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur ce point. Les procédures nationales de sélection se doivent d’être rigoureuses, cohérentes, équitables et transparentes (ACPE, res 1646 (2009) relative à la nomination des candidats et à l’élection des juges à la Cour européenne des droits de l’homme). Il en va de la qualité et de la cohérence de la jurisprudence  (ACPE, res 1726 (2010) sur la mise en œuvre effective de la Convention européenne des droits de l’homme). Nonobstant le Comité ad hoc chargé d’examiner les candidatures a été institué et a fonctionné dans une opacité presque totale qui soulève de nombreuses questions. Seuls neufs candidats sur dix-sept ont été auditionnés et quatre noms ont été transmis au gouvernement contre les cinq de rigueur. Quant au gouvernement, il a balayé sans ménagement et sans motivation la candidature de la seule universitaire alors qu’elle remplissait non seulement les critères exigés par l’article 21§1 de la Convention – haute considération morale, conditions requises pour l’exercice de hautes fonctions judiciaires ou être des jurisconsultes possédant une compétence notoire – mais aussi ceux inscrit à la recommandation 1649 (2004) et la résolution 1366 (2004) relatives aux candidats à la Cour. En l’occurrence, Laurence Burgorgue-Larsen, outre son expérience au Tribunal constitutionnel d’Andorre, maitrise à la perfection les deux langues de procédure de la Cour (et d’autres), possède une expérience inégalée dans le domaine des droits humains et aurait permis pour la première fois d’envisager sérieusement l’élection d’une juge française à la Cour. C’est d’ailleurs probablement dans ses chances de succès que réside la clé de son éviction…

 

Recension de l’ouvrage de François Sureau “Sans la liberté” (Gallimard, Tracts, 2019, 56 p.)

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Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR 8103 – CERAP)

 

François Sureau est un homme aux mille vies, énarque, officier, écrivain, avocat et ami ou conseil des puissants. Il est aujourd’hui aux premières loges du combat juridique pour la défense des libertés à travers son activité d’avocat au Conseil. La SCP Spinosi-Sureau a joué un rôle central dans des contentieux emblématiques récents devant le Conseil constitutionnel comme devant le Conseil d’Etat, qu’il s’agisse de l’état d’urgence, de la situation des migrants ou encore des détenus. Il bénéficie donc d’un point de vue informé sur la situation des libertés en France aujourd’hui. L’état des lieux qu’il dresse dans son ouvrage « Sans la liberté » n’est guère réjouissant. Qu’il s’agisse de la liberté individuelle, de la liberté de manifester ou encore de la liberté d’expression, des exemples ne manquent pas qui donnent à voir une régression dans la jouissance des libertés en France. L’ouvrage se présente aussi comme un essai mélancolique sur les dérives des gouvernants et les démissions du citoyen. L’auteur ne se contente pas de rendre compte du recul des libertés. Il replace cette évolution dans le temps long, et notamment à travers l’expérience de sa génération (il est né à la fin des années 1950). Aussi le propos prend-il parfois les atours d’une introspection voire d’une auto-critique. Pour rendre compte de ce court ouvrage (55 p.), et puisque l’auteur y invite, nous insisterons sur cette dimension générationnelle. Il est le regard d’une génération sur l’évolution du statut des libertés. A ce titre, il n’est pas sans évoquer une querelle des anciens et les modernes.

Les libertés publiques et les droits. La liberté fragilisée, la liberté disparue de François Sureau ne se confond pas avec les droits, les droits fondamentaux en particulier. Son propos se concentre sur la sûreté, la liberté d’aller et venir, la liberté de manifester et la liberté d’expression. Il s’inquiète donc pour les libertés publiques au sens classique du terme. L’auteur professe d’ailleurs une certaine admiration pour l’œuvre de la IIIe République en la matière. On lui concédera sans peine que ces libertés ont connu un recul certain depuis une vingtaine d’années, aiguillonné en partie par les politiques de lutte contre le terrorisme : loi sur la rétention de sûreté, lois sur l’état d’urgence, loi SILT, loi dite « anti-casseurs ». Mais, en même temps qu’il s’inquiète pour les libertés publiques au sens classique, François Sureau exprime à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage une défiance à l’égard de ce qu’il nomme « les droits ». Il déplore le « remplacement de l’idéal des libertés par le culte des droits » et qu’au « tourniquet des droits, chacun attend son tour » (p. 39). Il ajoute que ces droits sont « des droits fragmentés, des droits-créance, des droits communautaires, des droits de jouissance, des droits mémoriels » (p. 37). Il raille aussi la gauche qui « réclame des droits sociétaux « dans un long bêlement progressiste » » (p. 45). Il regrette un Etat qui n’a « plus d’autres fonctions que de garantir les désirs de chacun » (p. 40). Il évoque pour finir « un pavillon des droits de l’homme qui couvre désormais trop de marchandises différentes pour qu’il soit possible de s’en réclamer autrement que sous bénéfice d’inventaire » (p. 55). François Sureau reste allusif sur ce que recouvre lesdits droits mais on comprend bien qu’ils se rattachent à une modernité qu’il réprouve. On pense aux droits qui ont, pour certains d’entre eux, relèvent du droit au respect de la vie privée en droit de la CEDH : l’autonomie personnelle, le droit à la connaissance et à la reconnaissance de son identité. On songe aussi aux droits dérivés du principe de non-discrimination en rapport avec les questions de genre, de sexe, etc. Leur affirmation illustre la formidable émancipation qu’ont connus les individus dans les différents aspects de la vie sociale depuis une quarantaine d’années. Ils suscitent aussi de nombreuses critiques en ce qu’ils seraient l’expression d’un individualisme et d’un communautarisme outrés. François Sureau n’est guère enthousiaste à leur égard, regrettant notamment qu’ils ne soient « rattachés à nul projet, à nulle action collective » (p. 39). Il est assez topique que s’il rend hommage au Conseil constitutionnel, l’auteur ne dit quasiment rien de la Cour européenne des droits de l’homme qui a joué un rôle premier dans l’affirmation de ces droits.

Le citoyen et l’individu. Le scepticisme de François Sureau à l’égard de ces droits nouveaux et de l’individualisme qu’ils traduisent, se prolonge par le regret de l’effacement du citoyen. On ne reviendra pas ici sur la distinction opérée par Condorcet en 1819 dans sa conférence à l’Athénée royale entre la liberté des anciens (« la participation active et constante au pouvoir collectif ») et la liberté des modernes (« la jouissance paisible de l’indépendance privée »). L’ouvrage de François Sureau participe d’une certaine manière à la réhabilitation de la liberté des anciens. Il estime que la crise de la liberté n’est pas imputable au gouvernement. Le gouvernement est naturellement porté à la tyrannie, -, tous les gouvernements le sont -, relève-t-il (p. 38). L’Etat a toujours en stock un lot de textes répressifs censés pourvoir aux besoins des services en charge de la sécurité. « Les gouvernements n’ont pas changé, c’est le citoyen qui a disparu » (p. 17). L’auteur déplore que la personne se pense moins désormais comme citoyen que comme individu, réclamant des droits pour lui et des supplices pour les autres » (p. 16). Or, « La liberté vaut si elle est l’apanage d’un citoyen soucieux de bâtir une société meilleure, et non pas seulement le privilège d’un individu soucieux de sa jouissance personnelle » (p. 26). Nous aurions donc perdu le sens de la fraternité au sens politique (p. 38). « Sans la liberté » n’est donc pas sans évoquer le constat opéré entre autres par un Marcel Gauchet.

La liberté et la modernité. L’ouvrage de François Sureau évoque d’une troisième manière les tensions entre les anciens et les modernes. Il repose en effet sur la conviction que la modernité n’appelle pas d’évolution des grands principes du droit et du cadre général de l’exercice des libertés et qu’en définitive, ces derniers auraient vocation à une sorte d’intangibilité. Il est pourtant possible de s’interroger sur la pertinence du statu quo face à certaines évolutions sociales et techniques. Il en est par exemple ainsi au sujet de la liberté d’expression. L’auteur s’élève contre un certain nombre d’initiatives qui visent à renforcer la normalisation de l’expression en particulier sur les plateformes numériques. Il s’en prend successivement à la loi du 22 décembre 2018 relative lutte contre la manipulation de l’information en période électorale (p. 21) et aux projets de textes relatifs à la lutte contre les discours de haine (p. 22) : « comme en matière de terrorisme, cette idée simple que penser n’est pas agir, que dire n’est pas faire, qu’avant l’acte criminel, il n’y a rien, là cède chaque fois davantage aux nécessités d’un contrôle social de plus en plus rigoureux » (p. 22). Il stigmatise en sus le rôle central accordé aux grandes sociétés de l’information mais aussi au Conseil supérieur de l’audiovisuel dans la régulation de la liberté d’expression. On comprend donc que le cadre juridique traditionnel de la liberté d’expression issu pour l’essentiel de la loi du 29 juillet 1881 conserve ses faveurs. Il est toutefois possible de s’interroger sur la pertinence de son maintien tel quel compte tenu de la place prise aujourd’hui par les grands réseaux sociaux dans la circulation des idées et des opinions. Il n’est pas sûr par exemple qu’il suffise pour prévenir les risques de manipulation des scrutins électoraux par des officines liées à tel ou tel Etat. François Sureau précise bien « que si une fausse information est diffusée en période électorale, le juge peut annuler l’élection s’il apparaît que celle-ci a été nettement faussée par la diffusion de la fausse nouvelle » (p. 21). Une telle perspective peut laisser dubitatif dans un contexte de remise en cause des institutions, fussent-elles juridictionnelles. Au total, il n’est pas sûr que les outils de la Troisième République suffisent à pourvoir aux besoins du XXIe siècle.

Un nouveau cas de responsabilité : la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution (note sous CE, ass., 24 décembre 2019, Société Paris Clichy, Société Hôtelière Paris Eiffel Suffren et M. A, n°425981, 425983 et 428162)

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La question prioritaire de constitutionnalité a produit un nouvel effet, la reconnaissance par le Conseil d’État de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution. Tout en écartant la faute du législateur, le juge administratif estime, qu’en l’absence d’opposition du Conseil constitutionnel, tout justiciable peut demander l’indemnisation des préjudices découlant de l’application d’une loi méconnaissant les droits et libertés que la Constitution garantit.

Par Théo Ducharme, Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – ISJPS (Constitutions & libertés)

 

Près de dix ans après l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil d’État a reconnu, dans trois décisions d’assemblée du 24 décembre 2019, le principe de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution. Ce nouveau régime de responsabilité, dont les conditions ont été déterminées, permet au justiciable de demander l’indemnisation des préjudices consécutifs à l’application d’une loi méconnaissant les dispositions constitutionnelles. La Haute juridiction administrative a donc posé un troisième cas de responsabilité de l’État du fait des lois. À côté de la traditionnelle responsabilité La Fleurette pour rupture d’égalité devant les charges publiques (CE, ass., 14 janv. 1938, Société des produits laitiers « La Fleurette », Rec. CE p. 25) et de la responsabilité Gardedieu pour méconnaissance par la loi des engagements internationaux de la France (CE, ass., 8 fév. 2007, Gardedieu, n° 279522, Rec. CE p. 78), le justiciable peut désormais engager la responsabilité de l’État du fait de l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution.

L’affaire prend naissance dans le dispositif de participation des salariés aux résultats de l’entreprise sous la forme d’une prime annuelle tel que réorganisé par l’ordonnance n° 86-1134 du 21 octobre 1986. L’article 15 de cette ordonnance renvoyait à un décret en Conseil d’État le soin de déterminer les entreprises publiques et les sociétés nationales concernées par ce mécanisme. Cependant, la Cour de cassation, par un arrêt Frantour du 16 juin 2000 (Cass. Soc., 16 juin 2000, Frantour, n° 98-20.304, Bull. 2000 V n° 216), a jugé que toute société de droit privé ayant une activité « purement commerciale », même avec un capital majoritairement public, était soumise au dispositif de la participation des salariés. Ces sociétés ont donc dû s’acquitter, en faveur des salariés, de la participation aux résultats de l’entreprise. Finalement, ce n’est qu’avec l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) que le Conseil constitutionnel a dû se prononcer sur la constitutionnalité de ce régime. Par une décision du 1er août 2013 (Cons. const., 2013-336 QPC, du 1er août 1993), il a déclaré contraire à la Constitution l’article 15 de l’ordonnance de 1986 au motif que le législateur avait méconnu l’étendue de sa compétence en renvoyant au pouvoir réglementaire le soin de prévoir les entreprises publiques entrant dans le champ du régime de la participation des salariés et que cette incompétence négative avait affecté la liberté d’entreprendre. En se fondant sur cette décision, plusieurs entreprises et salariés ont formé une action indemnitaire tendant à engager la responsabilité de l’État du fait de l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution, afin d’obtenir la réparation des préjudices résultant du versement ou l’absence de bénéfice de cette participation.

Dans la continuité des jugements du tribunal administratif de Paris (TA Paris, jugement du 7 fév. 2017, M. Lallement et Société Paris Clichy, nos 1507726 et 1505725) et des arrêts de la Cour administrative d’appel de Paris (CAA de Paris, 5 oct. 2018, Société Hôtelière Paris Eiffel Suffren et Société Paris Clichy, nos 17PA01180 et 17PA01188), le Conseil d’État a saisi cette possibilité pour reconnaître un nouveau régime de responsabilité. Cependant, dans la lignée de la jurisprudence Gardedieu, il a éludé la reconnaissance d’une faute du législateur découlant de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative. La Haute juridiction administrative a ainsi posé le principe de la responsabilité objective de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution (I) et en a fixé les conditions de mise en œuvre qui engendrent un dialogue indispensable entre le Conseil constitutionnel et le juge administratif (II).

I. La reconnaissance d’une nouvelle hypothèse de responsabilité objective de l’État du fait des lois

La reconnaissance d’un nouveau régime de responsabilité. Si l’introduction de la QPC, par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, constitue un élément nécessaire pour justifier la reconnaissance de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, elle ne suffit pas. Le droit comparé démontre qu’un contrôle de constitutionnalité a posteriori n’engendre pas, ipso facto, la création d’un régime d’indemnisation des préjudices découlant de l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution. Aux États-Unis, en Allemagne ou encore en Italie les juridictions se refusent toujours à reconnaître un tel régime ; alors même que dans les deux derniers États existent un mécanisme de responsabilité de l’État du fait des lois inconventionnelles[1]. Certes, avant l’entrée en vigueur de la QPC, il était difficile de plaider en faveur de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution. En effet, il y a un préalable indispensable pour ce faire : qu’une loi entrée en vigueur, ayant donc produit des effets sur les situations des justiciables, puisse être contrôlée au regard des normes constitutionnelles et principalement des droits et libertés constitutionnels. Ainsi, dans un système de seul contrôle a priori de la loi, et ce malgré un contrôle « État d’urgence en Nouvelle-Calédonie » (Cons. const., n° 85-187 DC du 25 janv. 1985) balbutiant, l’engagement de la responsabilité de l’État apparaissait impossible à reconnaître.

Ce nouveau mécanisme de responsabilité prend plus largement appui sur le développement d’un véritable régime constitutionnaliste d’expression de la volonté générale, auquel il participe pleinement[2]. En effet, depuis 1985, la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution (Cons. const., n° 85-197 DC du 23 août 1985). Elle n’est donc plus un acte de pure souveraineté dont le propre, d’après les mots de Laferrière, est « de s’imposer à tous sans qu’on puisse réclamer d’elle aucune compensation »[3]. La descente normative[4] de la loi a été progressive tant dans le contentieux de la régularité que dans celui de la responsabilité. On pense tout d’abord à la jurisprudence La Fleurette, qui constituait une première en Europe, reconnaissant qu’une loi régulière puisse engager la responsabilité de l’État pour rupture d’égalité devant les charges publiques. Si les suites jurisprudentielles de l’arrêt La Fleurette avaient limité le recours à ce régime en appréhendant le silence de la loi comme un rejet de l’engagement de la responsabilité de l’État, la décision Ax’ion (CE, 2 nov. 2005, SCA Ax’ion, Rec. CE p. 468) a permis un retour à une conception extensive. Ensuite, et surtout, par l’arrêt Gardedieu, le Conseil d’État a reconnu, sous l’influence directe du droit de l’Union européenne[5], que si la loi peut mal faire, elle peut également faire mal[6]. La responsabilité de l’État du fait des lois n’est donc plus seulement un « produit de luxe » dont « on ne [se] sert pas tous les jours » d’après les mots de Chapus[7]. Enfin, la banalisation de la loi, à laquelle la question prioritaire de constitutionnalité participe indéniablement, constitue l’élément primordial justifiant que l’État soit déclaré responsable des préjudices subis par des justiciables en raison de l’application d’une loi inconstitutionnelle[8].

Malgré des réticences initiales de certains juges du fond[9], depuis l’entrée en vigueur de l’article 61-1 de la Constitution, les juridictions administratives ont progressivement posé les bases de ce régime. Dans leurs conclusions, les rapporteurs publics M. Guyomar et D. Botteghi avaient milité, à l’occasion d’affaires portant sur la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité, pour la reconnaissance d’un tel régime de responsabilité[10]. Le Tribunal administratif et la Cour administrative d’appel de Paris leur avaient emboîté le pas en posant, expressis verbis, le principe suivant lequel « la responsabilité de l’État du fait des lois est susceptible d’être engagée pour réparer les préjudices directs et certains qui résultent de l’application d’une disposition législative déclarée contraire à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel ». Enfin, très récemment par un arrêt du 24 octobre (CE, 24 oct. 2019, n° 407932, note T. Ducharme, DA, 2020, n° 1, comm. 4), le Conseil d’État a semblé admettre, en creux, ce régime de responsabilité en examinant le moyen relatif à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles. Toutefois, dans la mesure où le Conseil constitutionnel avait déclaré la loi conforme à la Constitution, les juges administratifs ne pouvaient que rejeter la demande indemnitaire.

Une responsabilité objective. Dans ses trois arrêts de Noël, le Conseil d’État disposait d’une possibilité unique : reconnaître le principe de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, mais également en déterminer un élément essentiel, la qualification du fait dommageable. Déjà l’arrêt Gardedieu avait engendré des critiques de la doctrine qui considérait majoritairement qu’une méconnaissance par la loi des engagements internationaux de la France ne pouvait engendrer qu’une responsabilité pour faute. R. Chapus exprimait cette approche avec son fameux syllogisme suivant lequel une loi inconventionnelle n’est autre qu’une loi irrégulière. Or, toute irrégularité est fautive, donc une loi inconventionnelle constitue une faute commise par le législateur[11]. Cette solution, qui avait été écartée à propos des lois méconnaissant les engagements internationaux de la France, n’a pas été retenue concernant les lois inconstitutionnelles. En suivant les conclusions, le Conseil d’État a reproduit le schéma : il n’évoque aucune faute du législateur. Une simple méconnaissance par la loi de la Constitution ou des engagements internationaux suffit pour engager la responsabilité de l’État. Il semble donc unifier les régimes de responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles et inconventionnelles[12].

Cette solution prend appui sur un argument principal : le principe de séparation des pouvoirs qui empêcherait le juge administratif de porter une appréciation subjective sur l’action du législateur. Par suite, la conception française de ce principe s’opposerait à ce le juge administratif qualifie l’inconstitutionnalité de faute du législateur de nature à engager sa responsabilité. Cette approche ne nous convainc pas. En l’espèce, le contrôle de la validité de la loi est effectué par le Conseil constitutionnel, la faute du législateur découlerait donc directement de la décision d’inconstitutionnalité. Le juge administratif ne porterait aucune appréciation subjective sur l’action des parlementaires : la faute est réalisée anonymement par la fonction législative. Le Conseil d’État s’est principalement fondé sur des éléments politiques, et peut être par crainte d’un effet boomerang[13], pour ne pas entrer en opposition avec le législateur en qualifiant son action de fautive[14].  Si la rapporteure publique plaide pour que cette responsabilité « soit un régime pour faute qui ne dit pas son nom » (M. Sirinelli, concl sur CE, ass., 24 décembre 2019, n° 425981, 425983 et 428162, RFDA, 2020, n°1, à paraître), il nous semble que rien n’empêche d’affirmer la faute du législateur de nature à engager la responsabilité de l’État. En pratique, cette qualification du fait dommageable ne modifiera pas le mécanisme de réparation. Cependant, elle permettrait d’acter pleinement la soumission du législateur à la Constitution et d’unifier le contentieux de la responsabilité pour faute de la puissance publique. En outre, le principe constitutionnel de responsabilité, en tant que fondement juridique du nouveau régime de responsabilité, plaide pour la reconnaissance d’une telle faute du pouvoir législatif[15].

Cette absence de qualification de faute du législateur participe du dialogue entre le juge constitutionnel et le juge administratif dès lors que toute inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel peut potentiellement être à l’origine de l’engagement de la responsabilité de l’État. Ainsi, pour engager la responsabilité de l’État-législateur deux acteurs sont incontournables : le Conseil constitutionnel en amont et le juge administratif en aval.

II. Un dialogue entre le juge constitutionnel et le juge administratif clé de voute du nouveau régime

Le dialogue prôné par le Conseil d’État sera particulièrement fécond en ce qui concerne les effets dans le temps des déclarations d’inconstitutionnalité qui sont déterminés par le Conseil constitutionnel dans les motifs de sa décision, même si le Conseil d’État ménage sa compétence par le biais des conditions propres à l’engagement de la responsabilité de l’État qui ne relèvent que de la compétence du juge administratif.

Un fait dommageable identifié par le Conseil constitutionnel. Le nouveau régime de responsabilité, dont la structure a été fixée par le Conseil d’État, se caractérise par un indispensable dialogue entre le juge constitutionnel et le juge administratif. Au regard de l’incompétence traditionnelle du juge administratif pour contrôler la constitutionnalité des lois (CE, Sect., 6 nov. 1936, Arrighi et Coudert, Rec. CE p. 966), seul le Conseil constitutionnel peut identifier le fait dommageable : la contrariété d’une loi à la Constitution. Il y a donc une dissociation de l’examen de la régularité de la loi et de l’engagement de la responsabilité de la responsabilité de l’État-législateur : un juge constitutionnel pour contrôler la validité de la loi et un juge administratif pour apprécier le recours indemnitaire[16].

À ce titre, à la différence des juridictions du fond[17], le Conseil d’État précise que l’inconstitutionnalité peut être prononcée dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité ainsi que dans le contentieux a priori dit « État d’urgence en Nouvelle-Calédonie ». La Haute juridiction administrative ajoute, par conséquent, une pierre à l‘édifice de la reconnaissance de l’autorité de chose jugée des décisions « néocalédoniennes » rendues par le juge constitutionnel[18]. Au demeurant, à la différence de la question prioritaire de constitutionnalité, ce contrôle de constitutionnalité ne se limite pas aux seuls droits et libertés que la Constitution garantit. Cette ouverture permet donc de retenir des motifs d’inconstitutionnalité qui ne seraient pas recevables en matière de QPC. Cette prise en compte s’avère logique puisque le Conseil constitutionnel peut examiner, a priori, un moyen d’inconstitutionnalité portant sur une loi entrée en vigueur et de ce fait priver les justiciables de la possibilité de poser une QPC sur une même disposition législative[19]. Toutefois, le Conseil d’État n’a pas intégré les inconstitutionnalités par analogie d’objet qui devraient également entrer dans le champ de ce nouveau régime de responsabilité[20].

Le Conseil constitutionnel maître des effets dans le temps de ses décisions. Le dialogue entre le Conseil constitutionnel et le juge administratif sera également particulièrement fécond en ce qui concerne les effets dans le temps de la décision d’inconstitutionnalité. À contre-courant d’une majorité de la doctrine[21], le Conseil d’État a posé le principe suivant lequel l’engagement de la responsabilité de l’État est possible sauf si la décision du Conseil constitutionnel s’y oppose expressément ou si le juge constitutionnel laisse « subsister tout ou partie des effets pécuniaires produits par la loi qu’une action indemnitaire équivaudrait à remettre en cause ». Or, dans un système d’abrogation de la loi, l’effet utile de l’inconstitutionnalité ne bénéficie, par principe, qu’à l’auteur de la question et aux instances en cours (Cons. const., n° 2010-108 QPC du 25 mars 2011). Dans ce système des effets dans le temps des décisions du Conseil, tous les requérants ne peuvent pas « bénéficier » de la déclaration d’inconstitutionnalité. Or, le fait générateur de la responsabilité n’est pas caractérisé par l’inconstitutionnalité de la loi en tant que telle, mais bien par la décision du Conseil qui prononce cette inconstitutionnalité. En conséquence, seuls devraient être autorisés à engager la responsabilité de l’État les requérants qui bénéficient de cette décision, donc de la caractérisation du fait dommageable. Si cette approche prive certains justiciables de la voie indemnitaire, il s’agit d’une répercussion directe du régime de l’abrogation retenu par le Constituant à l’article 62, alinéa 2 de la Constitution[22]. En l’espèce, les recours indemnitaires n’auraient dû être examiné que si les requérants pouvaient justifier d’une instance en cours à la date de décision du Conseil constitutionnel : le 1er août 2013.

De plus, l’article 62, alinéa 2 de la Constitution permet au Conseil constitutionnel de moduler dans le futur les effets de ses décisions[23]. En cas de modulation dans le futur des effets d’une déclaration d’inconstitutionnalité, une action indemnitaire ne pourrait être intentée que dans deux hypothèses : lorsque le Conseil constitutionnel gèle les instances en cours en attendant l’intervention du législateur ou lorsque le législateur n’est pas intervenu dans le délai imparti[24]. Dans les autres hypothèses, l’engagement de la responsabilité de l’État ne serait pas possible « puisque le juge constitutionnel en (la loi inconstitutionnelle) a maintenu les effets de manière régulière »[25].

Le Conseil d’État, en suivant les conclusions, a fait le choix inverse en dissociant les effets du contentieux de la constitutionnalité avec ceux de la responsabilité[26]. Cette solution, dictée par la volonté de ne pas rendre plus bénéfique le régime de responsabilité Gardedieu (M. Sirinelli, concl. op. cit)[27], semble entrer en confrontation avec la rédaction même des décisions du Conseil constitutionnel. Surtout, le recours, par la rapporteure publique, à la décision du 11 avril 2014 (Cons. const., 2014-390 QPC, du 11 avril 2014), ne justifie pas cette extension des effets utiles. Dans cette décision, le Conseil avait limité l’effet ex tunc de l’abrogation dans les instances en cours en jugeant que la déclaration d’inconstitutionnalité « n’ouvre droit à aucune demande en réparation du fait de la destruction de biens opérée antérieurement à cette date »[28]. Il avait ainsi réduit l’effet utile classique de ses décisions.

Si en l’absence d’effet utile les requérants ne peuvent normalement pas se prévaloir de la décision ; le Conseil d’État semble considérer que même en cas de modulation dans le futur la responsabilité de l’État est ouverte. On peut également se demander si, en cas de modulation dans le futur justifiée par les « conséquences manifestement excessives », suivant la formule retenue par le Conseil constitutionnel, d’une application immédiate de l’inconstitutionnalité, l’ouverture d’un contentieux indemnitaire ne provoquerait pas la réalisation de ses conséquences excessives, par exemple pour les finances publiques. La position retenue par le Conseil d’État constitue donc un appel du pied au juge constitutionnel qui devra dorénavant fixer quel est lien entre les effets dans le temps de ses décisions et l’engagement de la responsabilité de l’État[29] faute de quoi, les effets produits par une loi irrégulière pourront être réparés. Le risque est également que le Conseil constitutionnel modifie l’exercice du contrôle de constitutionnalité pour limiter les hypothèses d’engagement de la responsabilité de l’État en ne caractérisant pas le fait générateur.

In fine, le Conseil constitutionnel n’a aucune obligation de suivre la position du Conseil d’État ; il demeure seul « maître du temps » de ses décisions[30]. S’il décide de suivre cette dissociation entre abrogation et responsabilité, il aura la charge de préciser, en plus des effets dans le temps de ses décisions, au cas par cas si sa décision peut servir de fondement à une action indemnitaire. Au demeurant, cette invitation est antinomique avec l’idée, présente dans les conclusions, suivant laquelle la question prioritaire de constitutionnalité serait un pur contentieux de norme à norme[31] ; dans cette hypothèse, il devra tenir une approche conséquentialiste de ses décisions subjectivisant son office[32]. De plus, cette approche est contradictoire avec la condition qui impose de soulever une QPC dans un mémoire distinct et motivé afin de déconnecter la question de constitutionnalité des faits de l’espèce.

Le juge administratif, juge des conditions d’engagements de la responsabilité. Si le Conseil d’État semble avoir ouvert en grand l’accès au prétoire pour engager la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, il ne fait guère de doute qu’il garde la main sur les autres conditions qui pourront, au demeurant, limiter toute indemnisation. D’une part, pour la Haute juridiction administrative la prescription quadriennale commence à courir, par parallélisme avec les actes réglementaires, à la date où le dommage est constitué et connu sans que la victime « puisse être légitimement regardée comme ignorant l’existence de sa créance jusqu’à l’intervention de la déclaration d’inconstitutionnalité ». Cette condition, particulièrement restrictive, redonne la main au juge administratif pour limiter fortement l’engagement de la responsabilité de l’État[33]. Cette maitrise est particulièrement vérifiable concernant les décisions rendues depuis 2010 puisque le Conseil constitutionnel n’a pas limité les hypothèses d’engagement de la responsabilité de l’État.

D’autre part, l’appréciation des conditions classiques d’engagement de la responsabilité – le préjudice et le lien de causalité – seront opposables aux justiciables. Les trois décisions du 24 décembre en donnent une illustration. Le Conseil d’État a rejeté l’engagement de la responsabilité de l’État au motif que le lien de causalité entre les préjudices et l’inconstitutionnalité de la loi n’est pas établi. Comme le motif d’inconstitutionnalité retenu par le Conseil constitutionnel est celui de l’incompétence négative du législateur, rien ne permet d’affirmer qu’en l’absence d’une telle incompétence négative une disposition législative aurait permis aux sociétés de ne pas verser la participation et aux salariés qu’ils auraient dû en bénéficier.

 

Par les trois décisions du 24 décembre, le Conseil d’État a donc offert un « cadeau » aux justiciables, mais aussi au législateur, en reconnaissant une nouvelle forme de responsabilité objective de l’État du fait des lois. Ce nouveau régime a pour particularité une division juridictionnelle : un juge constitutionnel pour la régularité de la loi et un juge administratif compétent pour apprécier la responsabilité. Le dialogue entre ces deux juridictions n’en sera que plus développé … sans oublier la Cour de cassation qui a fait le choix d’imputer le fait dommageable à une commune ayant pris un acte sur le fondement d’une loi inconstitutionnelle (1ère Civ., 26 juin 2019, n° 18-12.630, note T. Ducharme, AJDA. 2019. 2568). Ainsi, l’ensemble des juridictions nationales devront prendre en compte cette donnée contentieuse, marquant une nouvelle étape dans la soumission du législateur aux normes constitutionnelles.

 

 

 

[1] T. Ducharme, La responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, LGDJ, Bibli. Const. et de sc. po., 2019, Tome 152, p. 30 et s.

[2] En réalité, les arrêts du Conseil d’État ne parachèvent pas totalement ce nouveau régime constitutionnaliste d’expression de la volonté générale puisque la faute du législateur est éludée. La soumission du législateur aux normes constitutionnelles n’est donc absolue.

[3] É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault, 2e éd., 1986, t. 2, p. 13 et s.

[4] B. Mathieu, La loi, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 3e éd., 2010, p. 5.

[5] CJCE, 19 nov. 1991, Francovich et Mme Bonifaci, Aff. jointes C-6/90 et C-9/90 ; CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur SA c/ Bundesrepublik Deutschland et The Queen c/ Secretary of state for Transport, Aff. jointes, C-46/93 et C-48/93.

[6] D. Simon, chron. sous CE, Ass., 28 févr. 1992, SA Rothmans International France et SA Philip Morris France ; Société Arizona Tobacco Products, RTD eur., 1992, p. 265.

[7] R. Chapus, Droit administratif général, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 15e éd., 2001, t. 1, p. 1380.

[8] Déjà, Jèze précisait, en 1944, qu’aucune responsabilité pour faute de l’État-législateur n’est envisageable puisqu’ « il n’existe, en France, aucune autorité pouvant empêcher l’organe législatif d’accomplir le fait dommageable », G. Jèze, note sous CE, 21 janv. 1944, Caucheteaux et Desmont, RD publ., 1944, p. 370.

[9] T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 159 et s.

[10] M. Guyomar, concl. sur CE, 17 déc. 2010, Le Normand de Bretteville, n° 334797 ; D. Botteghi, concl. sur CE, 26 sept. 2011, Société SASP Havre Athletic Club, n° 350583.

[11] R. Chapus, Droit administratif général, op. cit., p. 1380.

[12] L’unification totale des deux régimes de responsabilité ne se vérifiera pas nécessairement. Le Conseil d’État n’a, en effet, pas tranché une question : celle de l’imputabilité du fait dommageable en cas d’acte administratif entre la loi et les préjudices invoqués. Or, en cas de loi inconventionnelle, le juge administratif délocalise le fait dommageable à l’acte administratif pris sur le fondement d’une loi irrégulière (CE, Ass., 28 févr. 1992, Société Arizona Tobacco Products et SA Philip Morris France, Rec. CE p. 78). Cette solution particulièrement critiquable ne devrait pas être étendue aux lois inconstitutionnelles, T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 187 et s.

[13] G. Alberton, « Le législateur peut-il rester irresponsable ? Une loi inconventionnelle ou inconstitutionnelle ne peut être que fautive », AJDA. 2014. 2350.

[14] L’exemple belge illustre parfaitement la possibilité pour les juridictions ordinaires de qualifier une loi inconstitutionnelle de faute de nature à engager la responsabilité de l’État, Van Drooghenbroeck S., « La responsabilité extracontractuelle du fait de légiférer, vue d’ensemble », in La responsabilité des pouvoirs publics, XXIIes Journées d’études juridiques Jean Dabin, D. Renders (dir.), Bruylant, 2016, p. 331.

[15] Ibid, p. 411 et s.

[16] Le Tribunal des conflits a posé la compétence exclusive du juge administratif pour connaître de l’ensemble du contentieux de la responsabilité de l’État du fait des lois, T. confl., 31 mars 2008, Société Boiron c/ Direction générale des douanes et des droits indirects, n° 3631.

[17] Pour une critique de la position des juridictions administratives du fond : T. Ducharme, « La responsabilité de l’État du fait des lois contraires à la constitution : le tribunal administratif de Paris franchit le pas », note sous TA Paris, jugement du 7 fév. 2017, M. Lallement et Société Paris Clichy, nos 1507726 et 1505725, RD publ., n° 5, 2017, p. 1227.

[18] Ph. Azouaou, « Autorité et portée d’une déclaration d’inconstitutionnalité », note sous Cons. const., n° 2013-349 QPC du 18 oct. 2013, Sociétés Allianz IARD et autre [Autorité des décisions du Conseil constitutionnel], RFD adm., 2014, p. 364.

[19] Pour que les juridictions a quo puissent renvoyer une QPC, la disposition législative en cause ne doit pas avoir déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, à la fois dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions, sauf changement de circonstances. Ainsi, une inconstitutionnalité « néocalédonienne » pourrait empêcher les requérants de soulever une QPC.

[20] T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 229-230.

[21] A. Blandin, La responsabilité du fait des lois méconnaissant des normes de valeur supérieure : Le droit espagnol, un modèle pour le droit français ?, Dalloz, Nouv. Bibl. th., vol. 151, 2016, p. 211 et s. ; O. Desaulnay, « La responsabilité de l’État du fait d’une loi inconstitutionnelle ou l’inévitable “pas de deux” du juge administratif et du Conseil constitutionnel », in Long cours, Mélanges en l’honneur de Pierre Bon, Dalloz, 2014, p. 793 ; M. Disant, « La responsabilité de l’État du fait de la loi inconstitutionnelle, prolégomènes et perspectives », RFDA. 2011. 1181 ; T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 291 et s.

[22] Dans ses conclusions, M. Sirinelli critique le fait que « pour les autres [les requérants n’ayant pas d’instances en cours], c’est-à-dire pour ceux qui paient le prix le plus élevé de l’inconstitutionnalité, la voie indemnitaire serait fermée », M. Sirinelli, concl. op. cit. Cependant, à notre sens, il faut principalement combattre le trop grand recours à l’effet inutile des QPC plutôt que de dissocier le bénéfice de la déclaration d’inconstitutionnalité du contentieux indemnitaire, voir T. Ducharme, « L’effet inutile des QPC confronté aux droits européens », RDP, 2019, n° 1, p. 107.

[23] O. Mamoudy, La modulation dans le temps des effets des décisions de justice en droit français, Thèse, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013, p. 310.

[24] Pour une étude de ces hypothèses spécifiques, T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 322 et s.

[25] O. Desaulnay, Art. op. cit ; M. Disant, « Le contentieux indemnitaire de l’article 62 de la Constitution », note sous CE, ass., 24 décembre 2019, Société Paris Clichy, Société Hôtelière Paris Eiffel Suffren et M. A, n° 425981, 425983 et 428162, Gaz. du Pal., 11 févr. 2020, p. 18.

[26] Cette dissociation avait déjà été exprimée par la doctrine interne du Conseil d’État à propos du mécanisme de la modulation reconnu par la jurisprudence Association AC ! (CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et Autres, n° 255886, Rec. CE p. 197), voir J.-H. Stahl et A. Courrèges, « La modulation dans le temps des effets d’une d’annulation contentieuse. Note à l’attention de Monsieur le Président de la Section du contentieux », RFDA. 2004. 438.

[27] Cet argument est critiquable puisqu’une inconventionnalité n’entraîne pas l’abrogation de la loi, elle n’a pas d’effet erga omnes. Ainsi, pour engager la responsabilité de l’État, les requérants doivent nécessairement soulever un moyen d’inconventionnalité.

[28] S. Benzina, L’effectivité des décisions QPC du Conseil constitutionnel, LGDJ, Bibl. cons. sc. po., Tome 148, 2017, p. 269.

[29] En effet, « le Conseil constitutionnel a clairement affirmé l’exclusivité de sa compétence pour fixer les effets dans le temps de la décision rendue sur QPC. Par conséquence, l’exécution qu’est appelé à en faire le juge administratif doit obligatoirement s’inscrire dans le cadre temporel délimité par le Conseil », S. Ferrari, « L’exécution par le juge administratif des décisions QPC rendues par le Conseil constitutionnel », RDP, 2015, n° 6, p. 1495.

[30] M. Disant, « Les effets dans le temps des décisions QPC. Le Conseil constitutionnel, “maître du temps” ? Le législateur, bouche du Conseil constitutionnel ? », NCCC, n° 40, 2013, p. 8.

[31] Ibid.

[32] S. Salles, Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ, Bibl. cons. sc. po., Tome 147, 2016, 773 p.

[33] Dans le même sens : CE, avis, 11 janv. 2019, SCI Maximoise de création et SAS AEGIR, n° 424819.

Domanialité publique Vs. droit au logement

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Philippe Yolka, Professeur de droit public, Université Grenoble Alpes (CRJ)

 

La « fondamentalisation » du droit des propriétés publiques, sous l’angle essentiel des occupations privatives du domaine public, est aujourd’hui un phénomène parfaitement identifié en doctrine[1] : invocation fréquente de normes conventionnelles et constitutionnelles par les « squatteurs domaniaux », rôle croissant du juge administratif du référé-liberté, etc. Restent cependant des zones d’adhérence dont l’existence, justifiée plus ou moins nettement en jurisprudence par la protection d’intérêts publics supérieurs (pour faire court, l’usage des espaces en cause par le public ou leur utilisation pour des missions de service public) interroge. Seront évoqués ici deux exemples, concernant certains prolongements du droit au logement ; droit au statut certes ambigu[2], mais avec des points d’ancrage supra-législatifs (en particulier, constitutionnels)[3], ce qui n’est pas forcément le cas des principes domaniaux invoqués pour y faire barrage.

Une première question consiste à savoir si les occupants du domaine public peuvent invoquer le bénéfice de la « trêve hivernale » des expulsions, comme il est de règle – depuis l’entrée en vigueur d’une vieille loi du 3 décembre 1956 et sous des réserves que la loi ELAN du 23 novembre 2018 [art. 201] a élargies, en excluant les squatteurs – pour les logements privés entre le 1er novembre et le 31 mars de l’année suivante. La réponse reste actuellement négative[4], sous la maigre réserve du cas où les biens évacués seraient rapidement endommagés par des conditions climatiques rigoureuses, dès lors qu’aucun danger grave et imminent n’est caractérisé[5]. Exemple de résultat aberrant : l’étudiant logé dans une « cité U » du domaine public « Se trouva fort dépourvu/ Quand la bise fut venue »[6] tandis qu’un autre, hébergé dans une chambrette du domaine privé, échappa à ce sort enviable. Nul doute qu’il existait entre les deux une différence objective de situation justifiant une différence de traitement aussi radicale…

Une seconde difficulté touche le droit au logement décent. La loi du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs étant invariablement jugée inapplicable aux occupants du domaine public, il en résulte que ce droit – posé par son article 6 – est écarté[7]. Ainsi la collectivité, qui en impose le respect aux propriétaires privés, se garde-t-elle de l’appliquer dans la plupart des cas (puisqu’en volume, l’essentiel des patrimoines publics correspond aux biens du domaine public). C’est l’illustration du vieux principe « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ».

Sur le domaine public s’applique donc le DIALO, « droit au logement inopposable ». Cette situation discutable mériterait une réflexion sur la hiérarchie des intérêts en présence. Gageons également que le Conseil d’Etat – qui sait très bien le faire, pour peu qu’il le veuille – pourrait créer (pardon, découvrir) tel ou tel principe général du droit dont le législateur n’a fait que s’inspirer, afin de protéger des personnes en situation vulnérable. C’est un choix de politique jurisprudentielle dont les termes doivent être posés, pesés et assumés.

 

 

[1] C. Roux : Droit administratif des biens (Dalloz, 1re éd., 2019, p. 27 s.).

[2] X. Dupré de Boulois : Droit des libertés fondamentales (PUF, Thémis, 1re éd., 2018, n° 829).

[3] Préamb. 1946, al. 10 et 11. – Cons. const., n° 94-359 DC, 19 janv. 1995 (Rec. p. 176).

[4] CAA Nantes, 28 févr. 2002, Rety (n° 98NT01384). – CAA Nantes, 1er oct. 2018, B. c./ CCAS Cne de Troarn-Bures (n° 17NT00791).

[5] TA Grenoble, ord. 13 nov. 2019, M. I et a. (n° 1907066 s.).

[6] CE, 22 sept. 2017, A. c./ CROUS Lyon (n° 407031 : JCP A 2017, 2281, concl. Victor).

[7] V. en dernier lieu, CAA Marseille, 13 déc. 2019, E. c. / Cne de Saint-Cyprien (n° 19MA01171 et n° 19MA0369). – Dans le même sens, auparavant [visant, selon les espèces, soit l’objectif à valeur constitutionnelle d’accès à un logement décent, soit l’article 1719 1° du code civil], CE, 16 avr. 2019, Ben Amar (n° 423586 ; AJDA 2019, p. 844, obs. Maupin ; CMP 2019, Chron. 6, n° 43, obs. Soler-Couteaux, Zimmer et Waltuch ; Dr. adm. juin 2019, p. 7 ; JCP Adm. 2019, 292, obs. Touzeil-Divina ; JCP Adm. 2019, 2232, note Moreau et Lambert). – CAA Bordeaux, 3 avr. 2014, D. c./ Cne Peyssies (n° 12BX02036). – CAA Douai, 19 juill. 2011, Lille Métropole Communauté urbaine (n° 09DA00608).

Covid-19 : mais qu’a fait la police ?

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Par Stéphanie Renard, Maître de conférences HDR en droit public – Université Bretagne Sud

 

Au cœur des chassés-croisés des vacances d’hiver, l’apparition de cas groupés (« clusters ») de Covid-19 a provoqué une panique médiatique rarement égalée. A celle-ci a répondu l’annonce de mesures destinées à contenir la contagion : activation du plan ORSAN organisant la mobilisation du système de santé, déploiement d’une campagne d’information et de recommandations sanitaires, conseils de défense et conseils des ministres exceptionnels, passage au stade 2 du plan de prévention et de gestion de crise sanitaire.

Dans le Morbihan, au matin du 2 mars, les parents des élèves résidant sur le territoire des communes alors concernées (Auray, Carnac et Crach) ont été priés de retirer leurs enfants des établissements scolaires situés aux alentours, un arrêté préfectoral ayant par ailleurs ordonné la fermeture des structures d’accueil et des établissements scolaires et périscolaires dans les communes des « clusters ». L’Université Bretagne Sud prenait la même mesure à destination des étudiants et des personnels (mais pas les autres Universités bretonnes). Dans le même temps, était publié un arrêté préfectoral adopté la veille pour interdire les « rassemblements collectifs de quelque nature que ce soit dans le département du Morbihan » jusqu’au 14 mars 2020.

Pour peu que l’on s’intéresse à la police sanitaire, de telles mesures ne surprennent guère de prime abord. Depuis la loi n° 2004-806 du 9 août 2004[1], l’urgence sanitaire fait en effet l’objet d’une police spéciale qui, aujourd’hui contenue aux articles L. 3131-1 et suivants du code de la santé publique, accorde au ministre chargé de la Santé de larges pouvoirs d’intervention, celui-ci pouvant « prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population »[2]. Dans ce cadre, le représentant de l’État territorialement compétent peut être habilité « à prendre toutes les mesures d’application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles », lesquelles font immédiatement l’objet d’une information du procureur de la République. Il revient au Haut Conseil de la Santé publique de s’assurer du bien-fondé des mesures ainsi décidées, le juge administratif étant susceptible d’en contrôler la nécessité ainsi que le caractère adapté et proportionné.

Non sans efficacité, la police de l’urgence sanitaire a notamment été mise en œuvre en 2009 pour juguler la menace de grippe A/H1N1[3]. Elle a aussi servi de façon plus ponctuelle pour donner à certains préfets les moyens de surmonter des comportements individuels portant « une atteinte grave et immédiate » à la santé des tiers[4].

Curieusement, le risque présenté par le coronavirus Covid-19 semble toutefois échapper à cette logique : jusqu’à l’arrêté du 4 mars portant interdiction de certains rassemblements en milieu clos[5], en effet, aucune autre décision que celles du confinement des personnes rapatriées de Chine n’est intervenue en application de l’article L 3131-1 du code de la santé publique[6]. Privilégiant la voie du droit souple, le ministère a agi par le biais exclusif de consignes et de recommandations, à charge pour chacun d’adopter la conduite propice à la santé de tous.

Cette marginalisation de la police de l’urgence sanitaire étonne pour au moins deux raisons : d’une part en ce qu’elle fragilise singulièrement les moyens employés pour la gestion de la crise, d’autre part en ce qu’elle revient, au moins partiellement, à substituer le droit souple à un cadre légal dont les garanties de procédure et de fond sont ainsi écartées.

Faute d’habilitation ministérielle, les préfets des départements touchés par le virus n’ont pu agir qu’au titre de leurs pouvoirs de police générale, en se fondant sur « l’urgence et la nécessité qui s’attache à la prévention de tout comportement de nature à augmenter ou favoriser les risques de contagion ». C’est donc au visa des articles L. 2212-2 et L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales que le préfet du Morbihan a posé l’interdiction, générale et peu précise, de tout « rassemblement collectif » dans le département. Un tel schéma fondé sur la mise en œuvre des pouvoirs locaux n’est pas sans rappeler les temps anciens où la défense sanitaire de la collectivité relevait d’une affaire de proximité.

Au-delà, la formulation impérative des préconisations du ministère a localement conduit à des mesures ponctuelles, éparses et extrêmement sévères pour les libertés, telles que la fermeture des salles de cinéma ou de théâtre – d’abord décidée par les responsables d’établissements – ou diverses restrictions d’accès au service public : fermeture partielle ou totale des accueils des caisses d’assurance maladie, éloignement des personnels et usagers résidant dans les communes des « clusters » de certains établissements périscolaires, scolaires et universitaires, interdiction de visites dans certains EHPAD.

Cela confirme, s’il en était besoin, la normativité du droit souple. À cela, rien de surprenant. Son utilisation à des fins d’ordre public sanitaire peut, en revanche, légitimement inquiéter.

 

Vannes, le 9 mars 2020

 

 

 

[1] Loi n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique (JO du 11 août 2004, texte n° 4) modifiée et complétée par la loi n° 2007-294 du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur, JO du 6 mars, p. 4224 ; Gaz. Pal. des 6-7 juin 2007, p. 26, chron. A. Atlan-Boukhabza ; BJSP  2007, n° 105, p. 10-12, étude S. Renard.

[2] Sur cette police, voir D. Truchet, « L’urgence sanitaire », RDSS 2007, p. 411 et S. Renard, L’ordre public sanitaire. Étude de droit public interne, Th. Rennes 1, 2008 (HAL : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01525379/document).

[3] Voir S. Renard, « Grippe A/N1N1 : le dispositif français de réponse sanitaire à la menace pandémique », Lettre des professionnels de santé 2009-8.

[4] Voir par exemple, l’arrêté du 22 octobre 2012 habilitant le préfet de l’Aveyron à prendre des mesures de confinement de toute personne atteinte d’une pathologie hautement contaminante, JO du 25 octobre 2012, texte n° 12.

[5] Arrêté du 4 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19, JO 5 mars 2020, texte n° 15 ; interdiction renforcée aux rassemblements de 1000 personnes le 7 mars, voir AJCT 2020. 114.

[6] Arrêtés des 30 janvier et 20 février 2020 relatifs à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie de virus covid-2019, JO du 31 janvier 2020, texte n° 30 et du 21 février 2020, texte n° 22

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