Quantcast
Channel: Revue des droits et libertés fondamentaux
Viewing all 428 articles
Browse latest View live

Peut-on encore critiquer la politique des droits de l’homme ?

$
0
0

Eric Desmons, professeur à l’Université Paris 13

 

L’inflation rhétorique contemporaine autour des droits de l’homme (de plus en plus nombreux et posés de manière de plus en plus péremptoire) est utilisée pour faire bénéficier les marchandises les plus diverses du statut d’extra-territorialité morale dont jouissent ces droits. Jadis objets d’un consensus préalable et donc constatés plus qu’imposés, les droits de l’homme tendent à devenir une méthode revendicative. Cette évolution imprévue n’est sans doute pas dépourvue d’effets pervers.

Jean-Marie Denquin, Vocabulaire politique, 1997.

Mais les visions les plus follement réactrices n’étaient pas allées jusqu’à imaginer un pouvoir suprême de veto confié à neuf personnes totalement irresponsables, arbitrairement désignées et, de surcroît, en fait le plus souvent choisies selon les aimables critères de la faveur personnelle.

René de Lacharrière, Opinion dissidente, 1980.

La plus partagée des illusions tient à ce que la plupart des gens n’entendent pas la question de l’ « interprétation » ; ils ne saisissent pas qu’avec des textes comme ceux de la constitution et de son préambule, les juges constitutionnels n’ « appliquent » nullement, de façon en quelque sorte « mécanique » un « texte » ; les prétendus « sages » font ce qu’ils veulent, et ne sauraient d’ailleurs faire autrement puisqu’il n’y a pas de « vérité » des textes. […] Tant qu’il y aura un Conseil constitutionnel, le règne de l’oligarchie sera garanti.

Stéphane Rials, Contribution au « cahier de doléances » d’Hondainville (Oise), 18 janvier 2019.

 

Il ne sera pas question ici de formuler une critique philosophique des droits de l’homme : la chose a déjà été faite, avec infiniment de talent. Il s’agira plus modestement d’en évoquer l’usage contemporain et d’en repérer les conséquences du point de vue de la théorie politique et juridique[1].

On ne saurait toutefois passer sous silence l’accueil réservé aujourd’hui à toute forme de pensée critique des droits de l’homme, singulièrement à l’université. Qu’elle soit inspirée par Burke ou par Marx (pour ne rien dire de Nietzsche)[2], par M. Gauchet, P. Manent, M. Villey ou J.-Cl. Michéa, qu’elle vienne donc de la gauche d’inspiration marxiste, de la droite conservatrice ou réactionnaire, du républicanisme, qu’elle concerne non tant le principe de la prééminence des droits de l’homme que tout simplement la manière dont ceux-ci sont entendus et parfois instrumentalisés, cette critique fait l’objet d’un procès en anti-progressisme jusqu’à être parfois suspectée de nourrir de sombres intentions anti-démocratiques[3], au point d’être tenue pour véritablement blasphématoire par ceux qui font des droits de l’homme la seule politique qui vaille. C’est que « le pompeux catalogue des droits de l’homme », pour reprendre la formule de Marx[4] – ou plutôt la manière dont il a été compris, i.e. interprété et appliqué – appartient désormais au registre du sacré de démocraties ordonnées à l’épanouissement de soi des individus (ou à « l’autonomie personnelle », si l’on veut reprendre une formule de la CEDH).

Les droits de l’homme exercent en effet aujourd’hui – peut-être à cause de la faillite des grandes idéologies du XXe siècle – ce que Pierre Legendre nomme une « fonction dogmatique » (la dogmatique étant définie comme le « lieu de la vérité légale, postulé et socialement mis en scène comme tel »[5]). Car il ne faudrait pas croire que les sociétés qui sont sorties de la religion soient dépourvues de ressources dogmatiques (même si l’on a pu qualifier les droits de l’homme, à l’instar d’Elie Wiesel, de « dernière religion séculière »[6]) : le Droit – et singulièrement les droits de l’homme – occupe cette fonction dans nos sociétés sécularisées[7]. Ainsi, l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« les hommes naissent libres et égaux en droit ») ou la formule du préambule de la constitution de 1946 disposant que « tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés », valent-ils comme Référence commune, pareillement indémontrable et vraie que l’existence de dieu dans les systèmes religieux. Aussi existe-t-il une sorte de blasphème laïque, puni par le droit positif : toute provocation à la haine ou toute discrimination en raison de l’appartenance ou non d’un individu ou groupe d’individus « à une ethnie, race, nation ou religion déterminée »[8], ou encore toute apologie d’un crime contre l’Humanité[9], sont autant de « laides paroles » qui doivent être bannies, car remettant en cause – au delà même de leur supposé caractère performatif qui en autorise le traitement judiciaire – les fondements dogmatiques de nos sociétés. Or, pour cette raison, s’est constitué autour de ces questions un tel périmètre de sécurité, dont on saurait certes nier les vertus, qu’il est devenu sinon suspect, à tout le moins malséant, d’émettre une critique argumentée du système des droits de l’homme : du Bien on ne saurait débattre.

Enfin, il faut faire état de quelques réflexions d’ordre sociologique relativement au rapport entretenu par les juristes universitaires avec le paradigme des droits de l’homme à l’âge de l’Etat de droit. À mesure que ce dernier se consolidait en Europe, les juristes – singulièrement le courant doctrinal qui s’occupe des libertés et des droits fondamentaux qu’Alain Pellet a pu qualifier de « droits-de-l’hommisme »[10] – sont devenus, ès-qualité de spécialistes, les militants les plus zélés des droits de l’homme, parce qu’ en mesure d’offrir à toute revendication politique catégorielle, désormais convertible en « lutte pour les droits », des arguments juridiques moralement inattaquables (à moins que la lutte pour les droits ne soit la seule revendication légitime à leurs yeux…). Ces juristes ont trouvé par-là même leur principale gratification, c’est-à-dire leur utilité et les lauriers philanthropiques qui pouvaient jusqu’à lors leur faire défaut, en se mettant au service d’une cause irréprochable (le phénomène ayant été particulièrement patent dans l’ordre du droit international[11]). Par ce fait, l’image traditionnellement conservatrice des facultés de droit qui avait prévalu jusqu’à la fin du XXe siècle a été durablement modifiée. Celles-ci sont désormais – au moins pour certaines d’entre elles – les bastions de ce que l’on nomme aux Etats-Unis « la gauche des campus », ou l’avant-garde de la révolution permanente des droits de l’homme.

Il est difficile de démêler l’enchevêtrement des causes et des effets sur ces questions, mais on peut dire, pour ce qui concerne le cas Français, que c’est à partir du moment où la constitution a été étendue aux textes mentionnés dans son préambule et que les branches du droit ont été constitutionnalisées – à l’initiative du Conseil constitutionnel -, que la doctrine juridique a vu s’ouvrir à elle une perspective nouvelle, héroïque et gratifiante : légitimer scientifiquement, par le simple fait de la commenter, la « politique des droits de l’homme »[12] que les juges mettaient en œuvre[13]. Les constitutionnalistes, notamment, pouvaient trouver dans ce projet de fondation de l’Etat de droit, rapidement assimilé à une nouvelle forme de démocratie – ce qui est en toute rigueur des termes très contestable[14] -, l’opportunité de ne plus être systématiquement placés du côté du manche étatique, en même temps qu’ils pouvaient s’affirmer comme arrêtistes – i. e. comme de « vrais juristes » – à l’instar de leurs collègues privatistes ou administrativistes. Ils leur revenait aussi l’honneur de formuler théoriquement le type de régime commandé par les droits de l’Homme, mis au service des droits des gouvernés afin de les prémunir contre les entreprises liberticides du pouvoir politique : l’Etat de droit enrichi aux droits de l’homme, stade suprême du système représentatif[15] et forme post-démocratique du « meilleur gouvernement »[16].

Au fond, ces juristes ont ainsi répondu définitivement, du point de vue des institutions politiques, aux interrogations des Révolutionnaires de 1789 : les droits de l’homme ayant été le levier de la refonte de l’ordre social, quel régime (politique) exigeaient-ils ? On peut cependant douter du fait que l’Etat de droit soit un régime politique au sens de la théorie classique : c’est plutôt une forme de gouvernance (ou d’administration) judiciaire de l’action publique, indépendante de la typologie des régimes politiques. On peut même dire de l’Etat de droit qu’il relève d’une idéologie du refoulement du politique, à l’instar du marché pour les doctrines libérales, ce qui explique, comme a pu le relever J. – Cl. Michéa, qu’ils marchent de conserve[17]. C’est d’ailleurs pourquoi, pour bon nombre de théoriciens des libertés fondamentales, la question du régime politique appelé par les droits de l’homme ne se pose même pas, ou de façon très subsidiaire : en lieu et place, des juges – ces experts du droit – et la glose savante et infinie d’une jurisprudence qui les légitime[18]. La politique ayant été ainsi saisie par le droit – selon le mantra doctrinal – les institutions politiques ont elles-mêmes été saisies par l’institution judiciaire (ou pseudo-judiciaire quand il s’agit d’une cour constitutionnelle[19]) : de l’Etat de droit à l’Etat de justice a-t-on pu résumer[20]. Aussi, au meilleur de son effort pour repositionner la question de l’Etat de droit sur le plan de la théorie politique, la doctrine ne fait que proposer le concept ambigu de « démocratie continue »[21], de « démocratie constitutionnelle » ou, pour ses détracteurs, dénoncer le fameux « gouvernement des juges », qui n’en n’est cependant pas un à strictement parler…

Les ressorts de l’empire des droits de l’homme sur le droit ne sont pourtant pas sans lourdes conséquences du point de vue de la théorie du droit et de la théorie politique : à y regarder de près, tels qu’ils sont compris et mis en œuvre, les droits de l’homme placent le droit, et par conséquent la politique, sous l’autorité d’un absolutisme moral – malgré les abondantes mises en garde théoriques contre la confusion du droit et de la morale – exercé par une oligarchie judiciaire prétendant à la neutralité idéologique.

  

1 – La politique des droits de l’homme est une doctrine morale.

 

Dans une interview donnée à La Revue des deux mondes, M. Gauchet s’étonnait de la manière dont le juge pouvait passer de prescriptions aussi vagues et générales que le sont certaines dispositions relatives aux droits fondamentaux à leur application à des cas particuliers[22]. Kelsen apporte une réponse à cette interrogation, qui dévoile les ressorts du magistère moral de l’oligarchie judiciaire dans le système des droits de l’homme.

Lorsqu’il aborde la question du fondement de la validité des systèmes normatifs, Kelsen distingue les ordres statiques et les ordres dynamiques. Les ordres dynamiques – tels que devraient être les ordres juridiques selon lui – sont ceux dans lesquels la validité des normes qui les composent est appréciée non en raison de leur contenu, mais formellement, au regard de la manière dont elles ont été créées. En revanche, dans les ordres normatifs statiques, la validité des normes résulte seulement de leur contenu : « la conduite prescrite par chacune d’elles a une qualité immédiatement évidente, celle de pouvoir être rattachée à la norme fondamentale comme un concept particulier est subsumé sous un concept générique »[23]. Ainsi en est-il, explique Kelsen, de la morale et du droit naturel (notions qui peuvent se confondre substantiellement), dont les prescriptions sont déduites d’une norme fondamentale qui, « en raison de son contenu, est censée apparaître de façon immédiatement évidente comme une émanation de la volonté divine, de la nature ou de la raison pure »[24].

Aussi, même lorsqu’il est « découvert » dans le droit positif – comme c’est le cas en France pour la Déclaration de 1789 et le préambule de la constitution de 1946 -, le droit naturel « positivé »[25] devient par le simple fait de sa consistance, le fondement normatif d’un ordre juridique statique, fonctionnant sur le registre de l’évidentisme. C’est en grande partie ce statut qui autorise le juge constitutionnel à manier l’imperatoria brevitas, signe d’un pouvoir discrétionnaire d’interprétation-création (de la constitution) exercé sur ce mode (on pourrait même parler, par analogie, de « despotisme de l’évidence », cher aux Physiocrates, nous allons y revenir) : à peu près toute la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la garantie des droits fondamentaux relève de ce procédé évidentiste[26]. On remarquera qu’au-delà même des droits naturels énoncés dans les textes visés au préambule de la constitution, le Conseil constitutionnel a pu par exemple ériger la fraternité, mentionnée à l’article 2 de la constitution (mais aussi à l’article 72-3 et dans le préambule) en principe à valeur constitutionnelle s’imposant au législateur – pour l’interpréter non pas au sens de la solidarité entre les citoyens d’une même nation (ce qui aurait permis de ne pas heurter la logique de la souveraineté) – en considérant, selon le même procédé, « qu’il découle du principe de fraternité, la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national »[27].

Puisque toutes les branches du droit ont été constitutionnalisées, on peut aisément avancer que l’ensemble de l’ordre juridique est tiré vers la logique statique – morale, donc – qu’engendre la référence permanente aux droits de l’homme[28]. La doctrine la plus autorisée valide ce mode de formation du droit en recourant, faute de mieux, à d’étranges métaphores. Ainsi explique-t-elle que le principe de dignité reconnu par le Conseil constitutionnel – dans une décision du 27 juillet 1994 – a été déduit de « mots contenus dans le préambule de 1946 », signifiant « que le principe de dignité se dégage naturellement, sort tout seul des mots qui le contiennent comme l’enfant du ventre de sa mère »[29]. C’est, au fond, le plus juste commentaire doctrinal que l’on puisse faire pour expliquer la gestation de ce principe constitutionnel et les conséquences contentieuses qu’il entraîne. Mais relève-t-il encore de l’analyse juridique, ou n’est-il pas l’aveu que l’on se trouve en pleine description, dogmatique, du fonctionnement d’un ordre normatif statique moral ?

Ces fins morales, si nobles soient-elles par ailleurs, en viennent, parce qu’elles sont reformulées avec la force de la chose jugée, à adresser des injonctions contradictoires aux pouvoirs publics, impliquant par ce fait des problèmes non négligeables d’effectivité du droit. On n’en donnera qu’un seul exemple, emprunté au droit de l’urbanisme qui semblerait pourtant, par son haut degré de technicité, éloigné de toutes ces considérations. Plus généreuse que le Conseil d’Etat qui refuse de considérer le droit au logement aux nombre des droits fondamentaux, la Cour de cassation a ainsi estimé qu’il était possible d’invoquer l’article 8 de la CEDH (protection de la vie privée et familiale et droit au logement) contre la décision de démolition d’habitations construites en violation d’un plan local d’urbanisme, afin d’opérer un contrôle de proportionnalité entre la mesure de démolition et le droit à la vie privée. Les meilleurs spécialistes de la discipline ont pu s’émouvoir de cette jurisprudence permettant d’écarter totalement, donc de neutraliser, des règles d’urbanisme fondamentales – souvent garanties par des sanctions pénales -, au nom de considérations morales ou d’humanité[30].

Il n’est ainsi pas exagéré de dire que le droit, et partant la politique, sont désormais saisis par la morale. La science du droit, qui dans sa grande majorité feint de ne pas le remarquer, cautionne en Tartuffe – ou en monsieur Jourdain pour certains – cette emprise généralisée en oubliant, comme dit le poète, que « ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours celle des autres ». Celle des juges, en l’occurrence, qui prend la forme d’un despotisme tenu pour légitime et donc souhaitable.

 

2 – La politique des droits de l’homme est un despotisme judiciaire.

 

Il faut entendre ici le despotisme à la manière des Physiocrates, qui distinguaient le despotisme illégitime – celui d’une organisation politique où règne l’arbitraire – du despotisme légitime, celui d’un système souhaitable en raison[31], qui serait ici celui des droits fondamentaux, mais qui ne peut que dégénérer en despotisme de l’expert, à savoir le juge, puisque c’est lui qui dispose de l’interprétation authentique du droit[32].

Dans « La garantie constitutionnelle de la constitution », tout comme dans Qui doit-être le gardien de la constitution?, Kelsen exprime sa crainte de voir les juges constitutionnels « se laisser déterminer par des considérations politiques »[33] partisanes, et d’imposer leurs propres valeurs en contrôlant les lois au regard de principes constitutionnels formulés de façon si vague qu’ils pourraient les interpréter au gré de leurs convictions philosophiques, morales, religieuses etc. Kelsen voit alors dans le contrôle constitutionnalité le risque toujours possible de la transformation des juges constitutionnels en une oligarchie politique, dans le cas où les dispositions constitutionnelles ne seraient pas assez « précises », à l’instar de celles que l’on trouve dans les déclarations de droits[34] : « Si ces formules ne recouvrent rien de plus que l’idéologie politique courante dont tout ordre politique s’efforce de se parer, la délégation de l’équité, de la liberté, de l’égalité, de la justice, de la moralité etc. signifie uniquement, à défaut d’une précision de ces valeurs, que le législateur comme les organes d’exécution de la loi sont autorisés à remplir discrétionnairement le domaine qui leur est abandonné par la constitution ou la loi »[35]. Ces formules peuvent même jouer, toujours selon Kelsen, « dans le domaine de la justice constitutionnelle un rôle extrêmement dangereux […]. Il n’est pas impossible qu’un tribunal constitutionnel appelé à décider de la constitutionnalité d’une loi l’annule pour le motif qu’elle est injuste […]. Mais la puissance du tribunal serait alors telle qu’elle devrait être considérée comme simplement insupportable. La conception de la majorité des juges de ce tribunal pourrait être en opposition complète avec celle de la majorité de la population et le serait évidemment avec celle de la majorité du parlement qui a voté la loi […]. Pour éviter un semblable déplacement du pouvoir […] du Parlement à une instance qui lui est étrangère et qui peut devenir le représentant de forces politiques autres que celles qui s’expriment au Parlement, la constitution doit […] s’abstenir de ce genre de phraséologie »[36]. Kelsen reprend le même argumentaire trois ans plus tard : « Les normes constitutionnelles qu’un tribunal sera amené à appliquer, notamment celles qui déterminent le contenu des lois futures – comme par exemple les dispositions sur les droits fondamentaux – ne doivent être formulées en termes trop généraux et ne doivent pas contenir de mots vagues comme “liberté”, “égalité”, “justice”, etc. Sans quoi il y aurait un risque de déplacement de pouvoir – non prévu par la constitution et politiquement inopportun – du parlement vers un organe externe, qui pourrait être l’expression de forces politiques profondément différentes de celles qui sont représentées au parlement »[37]. On voit que pour Kelsen, le risque de transformation des interprètes authentiques que sont les juges constitutionnels en une oligarchie politico-juridique est principalement à mettre au compte de la texture linguistique de la constitution (et plus particulièrement des droits de l’homme qui ne peuvent pas être, par la nature de leur formulation, d’interprétation stricte), conjuguée à l’inaptitude de certains juges à résister aux passions politiques qui les animent[38]. Mais si l’on suit l’évolution de pensée de Kelsen – notamment à partir de la deuxième édition de la Théorie pure du droit – on considèrera que toute application d’un texte, même précis, implique une interprétation qui n’exprime que la volonté de son auteur[39]. Et si cette interprétation est authentique, comme dans le cas d’une cour constitutionnelle, elle est non seulement l’expression d’une volonté qui s’impose à celle du législateur mais aussi une volonté qui détermine la norme constitutionnelle elle-même. En ce sens, le juge constitutionnel exerce, in fine, le pouvoir constituant[40]

Kelsen a donc parfaitement repéré que le risque politique majeur pesant sur l’Etat de droit était une dérive oligarchique de la justice constitutionnelle liée à son pouvoir d’interprétation authentique du droit, ce risque étant largement accentué par le contenu jusnaturaliste des dispositions constitutionnelles relatives à la garantie des droits fondamentaux. De ce point de vue, le Conseil constitutionnel, en France, a joué un incontestable coup politique en 1971 – on a pu parler de « coup d’Etat juridique »[41] – lorsqu’il a interprété la constitution comme englobant son préambule et les déclarations de droits qu’il vise, donnant ainsi une justification positiviste au droit naturel tel qu’il a pris forme dans la déclaration de 1789 ou dans le préambule de 1946. Beaucoup ont pu se réjouir de cette victoire pour les droits de l’homme et pour l’Etat de droit. Mais peu ont remarqué que du point de vue de la théorie des régimes politiques, le Conseil constitutionnel forçait de façon inquiétante la porte des institutions de la Ve République (hormis René de Lacharrière[42], Stéphane Rials[43] ou Michel Troper jusqu’à un certain point[44]). Pour cette raison, il allait avoir besoin d’une légitimation pensée en termes démocratiques, qu’une grande partie de la doctrine se mit en devoir de satisfaire : c’est, en gros, l’objet de tous les manuels de contentieux constitutionnel, qui sont au culte de l’Etat de droit ce que les cathédrales furent au christianisme flamboyant. Cette vaste entreprise est parfaitement résumée par ce haïku doctrinal : « le contrôle de la constitutionnalité des lois est légitime parce qu’il produit une définition de la démocratie qui le légitime »[45]. C’est, à bien comprendre cette formule, une manière d’autolégitimation qui est ici évoquée : comme le psychanalyste de Lacan, le juge constitutionnel ne s’autorise donc que de lui-même. C’est peut-être le point où l’on passe de l’aristocratie judiciaire à sa forme corrompue, l’oligarchie des juges, celle qui pourrait se permettre d’affirmer, sans autre forme de procès que celui du despotisme de l’évidence : « vous avez juridiquement tort car nous avons moralement raison ». On peut parfaitement cautionner un tel système, qui serait celui d’une aristocratie ou d’une oligarchie libérales. Mais encore faut-il avoir le courage, la cohérence ou la lucidité de le reconnaître pour ce qu’il est, et non le travestir aux seules vues de le rendre à tout prix conforme, de façon démagogique, au principe démocratique – au mot plus qu’à la chose -, au prix de torsions conceptuelles improbables.

L’histoire du gouvernement représentatif, notamment en France, est inséparable de celle de l’antiparlementarisme compris comme une forme de refus du « despotisme représentatif », pour reprendre le vocabulaire des Jacobins. Il n’est pas exclu que la « démocratie continue » ou la « démocratie constitutionnelle » suscitent aujourd’hui des ressentiments du même ordre à l’encontre des juges qui les animent – autres prétendants à la représentation du peuple souverain mais à la légitimité peut-être plus hésitante, parce que trop exclusivement technocratique[46] – et accentuent le fossé qui sépare « le peuple » des élites. D’aucuns verraient là le terreau renouvelé d’un populisme que n’assouvirait pas, bien au contraire, une gestion autocratique des droits de l’homme.

 

 

 

[1] Les réflexions d’ampleur en ce sens ne sont pas légion chez les juristes. Voir cependant B. Mathieu, Le droit contre la démocratie ?, L.G.D.J, 2017.

[2] Ou de ses épigones, de Deleuze à Foucault, voir A. Renaut, L. Sosoe, Philosophie du droit, Puf, 1991, chap. 2.

[3] J. Lacroix, J. – Y. Pranchère, Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Seuil, 2016. Quand ces critiques ne sont pas tout bonnement réduites au « péril nationaliste » inspiré par Bonald, Maistre et la doctrine de l’église catholique (quid des autres religions ?), ainsi qu’aux « expériences totalitaires ». Voir S. Hennette-Vauchez, D. Roman, Droits de l’homme et libertés fondamentales, Dalloz, 2013, pp. 54-56.

[4] K. Marx, Le Capital, L. 1, sect. 3, chap. X.

[5] P. Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, 1999, p. 78.

[6] J. – E. Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, parle de « religion officielle », Le Figaro, 17 mai 2018, p. 18. Dans le même sens, B. Mathieu, Le droit est-il en train d’étouffer la démocratie ?, La gazette du palais, 12-10-2017, p. 12.

[7] A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil, 2005, pp. 20 s. et pp. 277 s.

[8] Voir les articles 33 al. 3 et 24 al. 8 de la loi du 29 juillet 1881.

[9] Article 24 al. 5 de la loi du 29 juillet 1881.

[10] A. Pellet, « Droit-de-l’hommisme » et droit international, Droits fondamentaux, n°1, 2001, pp. 167-179.

[11] Sur la question de savoir si cette posture militante est compatible avec les exigences scientifiques qui s’imposent à la doctrine, voir D. Sinou, Les auteurs du droit international des droits de l’homme en tant que défenseurs des droits : réflexions sur une vision engagée de la doctrine juridique dans l’application et l’évolution des normes de protection des droits de l’homme, Mélanges en l’honneur du professeur Emmanuel Decaux, Pédone, 2017, pp. 926-948.

[12] Selon l’expression de M. Gauchet, qui analyse les droits de l’homme en leur usage contemporain comme étant l’unique étalon de l’action publique et l’unique levier de transformation sociale au service des fins particulières des individus (Quand les droits de l’homme deviennent une politique, Le Débat, n°110, 2000, pp. 258-288).

[13] Ainsi en va-t-il du destin de la doctrine. Voir D. Lochak, M. Troper, La neutralité de la dogmatique juridique : mythe ou réalité ?, ds Théorie du droit et science, dir. P. Amselek, Puf, 1994, pp. 293-325.

[14] On lira ici que l’Etat de droit, dans la mesure où il repose sur la gouvernance judiciaire du politique, est par définition oligarchique – ou aristocratique – et libéral, bien qu’une bonne partie de la doctrine explique, pour le légitimer, qu’il est le stade suprême de la démocratie… mais à raison de redéfinir celle-ci comme une forme libérale et représentative de gouvernement ce qui, du point de vue de la théorie des régimes, est très contestable. On mesure par là toutes les ressources du nominalisme et l’enjeu que constitue la maîtrise du vocabulaire politique (sur les contradictions entre la « démocratie libérale » et la « démocratie politique », voir C. Crouch, La post-démocratie, Diaphane, 2005). Pour le reste, la formule de J. Rancière, « nous ne vivons pas dans des démocraties […] nous vivons dans des Etats de droits oligarchiques » résume parfaitement la rigueur conceptuelle d’un Sieyès dans son discours du 7 septembre 1789 (La haine de la démocratie, La fabrique, 2005, p. 81).

[15] E. Desmons, L’Etat de droit stade suprême du gouvernement représentatif (principes de la mise sous tutelle juridique de la citoyenneté), ds Représentation politique. XVIIe-XXIe siècles, Garnier, 2017, pp. 123-137 : pour le dire vite, le gouvernement représentatif, qui a été pensé dès la Révolution contre l’idée de démocratie directe, organise la délégation du pouvoir de gouverner au profit de représentants élus. L’Etat de droit y ajoute la délégation aux juges du pouvoir contrôler les élus au nom du peuple, mettant encore plus à distance le citoyen de la politique. En cela il clôt sur lui-même le système représentatif.

[16] E. Desmons, Justice constitutionnelle, gouvernement représentatif et bon régime, in S. Mouton, Le régime représentatif à l’épreuve de la justice constitutionnelle, LGDJ, 2016, pp. 53-61. Rappelons que du strict point de vue théorique, l’Etat de droit n’a pas de lien nécessaire avec la démocratie ou avec la garantie des droits : ce n’est qu’un type de rapport particulier entre l’Etat et le droit, sans considération de son contenu (J. Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, 2010, pp. 14 s.). Ce n’est qu’assez récemment que l’Etat de droit est devenu synonyme, au terme d’un brouillage conceptuel, de respect des droits de l’homme et de démocratie. C’est ce qui lui a donné sa dimension incantatoire.

[17] L’Etat de droit, comme le marché – ou le commerce, auraient écrit Montesquieu ou Constant – sont censés porter à la paix, là où la politique est pur rapport de force et donc irréductible violence. Voir not. J. – Cl. Michéa, La double pensée. Retour sur la question libérale, Flammarion, 2008.

[18] Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle croissant de la soft law internationale dans l’entreprise impérialiste des droits de l’homme : bien que non contraignante – ainsi les recommandations du Comité des droits de l’homme de l’ONU –, elle devient, par delà les législations nationales, une ressource jurisprudentielle importante au motif « de l’autorité qui s’y attache de fait », comme le déclarait le premier président de la Cour de cassation en évoquant l’affaire « Baby loup », https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/09/08/la-jurisprudence-sur-le-port-du-voile-en-france-pourrait-evoluer_5352112_3224.html

[19] Tocqueville explique cela magistralement au chapitre VI, livre 1, de De la démocratie en Amérique.

[20] J. Krynen dans L’emprise contemporaine des juges, Paris, Gallimard, 2012. J. de Saint Victor parle de “robinocratie”, Les droits de l’homme : de la morale à la “robinocratie”, Revue des deux mondes, février-mars 2018, pp. 28-38.

[21] « L’idée de démocratie continue [qui] ne cherche pas à confronter la justice constitutionnelle à une idée de démocratie préalablement déterminée pour les besoins de sa démonstration mais à découvrir quelle forme de démocratie produit l’introduction dans un système politique un contrôle de constitutionnalité des lois », D. Rousseau, De quoi le Conseil constitutionnel est-il le nom ?, http://www.juspoliticum.com/De-quoi-le-Conseil-constitutionnel.html.

[22] « C’est une question épistémologique cruciale. Quel est le registre de vérité des droits fondamentaux, et comment passe-t-on de leur sphère de validité aux applications concrètes que l’on peut en tirer ? », Revue des deux mondes, février-mars 2018, p. 19.

[23] Théorie pure du droit, adapt. Thévenaz, op. cit., p. 121. Trad. Eisenmann, pp. 197 s.

[24] Ibidem, pp. 122-123. Voir aussi Théorie du droit international coutumier, ds Ch. Leben, Hans Kelsen. Ecrits français de droit international, Puf, 2001, p. 63 : « Les normes (morales) doivent être respectées en raison de leur contenu : celui-ci ayant une qualité immédiatement évidente qui leur confère la validité. Et cette spécification de fond, ce caractère obligatoire immédiatement évident, les normes le doivent au fait qu’on peut les ramener à une norme fondamentale, qui est elle-même immédiatement évidente et qui contient les normes de l’ordre, comme le général contient le particulier ».

[25] M. Troper parle « d’une justification non-jusnaturaliste » des droits naturels. Le juge constitutionnel et la volonté générale, ds P. Comanducci et R. Guastini, Analisi e diritto, 1999, p. 136.

[26] Voir V. Champeil-Desplats, Le Conseil constitutionnel a-t-il une conception des libertés publiques ?, http://juspoliticum.com/article/Le-Conseil-constitutionnel-a-t-il-une-conception-des-libertes-publiques-402.html.

[27] DC n°2018-717-718 QPC, 6 juillet 2018. C’est moi qui souligne le mode assertif ici employé : la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire découle du principe de fraternité, sans plus de précision. Pour une analyse de cette robinetterie juridique, O. Beaud, Où va le droit (constitutionnel) ?, JCP, n°40, 1er octobre 2018, p. 18. C’est en effet lorsqu’il s’agit d’expliquer la décision du Conseil constitutionnel que les choses se gâtent : elle tente de concilier ce qui est logiquement inconciliable, la souveraineté et le cosmopolitisme (en faisant du principe de fraternité une exception à celui de la souveraineté). De sorte que la seule explication cohérente de cette décision ne peut relever que de la morale, certainement pas du droit.

On comparera, pour mesurer l’évolution des choses, à l’arrêt – certes ancien – du Conseil d’Etat Tallagrand, du 29 novembre 1968 : « cons. d’autre part, que si, en vertu du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère la constitution du 4 octobre 1958, « la nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges résultant de la calamités nationales », le principe ainsi posé, en l’absence de disposition législative précise en assurant l’application, ne peut servir de base à une action contentieuse en indemnité ». Là où le juge administratif, soucieux à l’époque d’un éventuel écran législatif, distinguait les principes constitutionnels et les règles législatives qui les consacrent – pour n’appliquer que ces dernières -, le juge constitutionnel fait application directe des principes constitutionnels. On retrouve ici la distinction formelle entre ordres normatifs statiques et ordres normatifs dynamiques faite par Kelsen.

[28] Ce que confirme l’analyse historique. M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Puf, 2003, III, I, I. Villey estime que c’est la philosophie stoïcienne, qui est une doctrine morale, qui a fécondé la pensée juridique moderne, notamment la théorie des droits subjectifs, et partant celle des droits de l’homme. Si l’on tient l’École moderne du droit naturel comme une des sources importantes de la doctrine des droits de l’homme, alors on peut considérer qu’elle renvoie à la « morale stoïcienne importée dans les fourgons de la théologie scolastique » (Philosophie du droit, I, Dalloz, 1986, p. 106).

[29] Des sages aux sages femmes : On remarquera que la maïeutique ou la métaphore obstétrique semblent avoir la faveur de beaucoup de constitutionnalistes (« si théoriquement c’est le peuple qui édicte la constitution normative, concrètement c’est le juge qui la fait naître”, écrit E. Zoller, op. cit., p. 100). Au point où le juge semble parfois désemparé par son propre pouvoir démiurgique : ainsi, le Conseil d’Etat, à propos du principe de dignité, considérant, pour en écarter l’usage en l’espèce, qu’il est « susceptible d’acceptions aussi variées et marqué, dans la pratique, d’une inévitable subjectivité » (Etude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, 25 mars 2010, p. 20).

Dans l’histoire, aux mystères de la justice avaient succédé les mystères de l’Etat, censés oblitérer toute question sur l’origine du pouvoir. Il semble bien que l’Etat de droit ait, a minima, réactivé les premiers sur le mode du miracle de la nativité (voir C. M. Pimentel, Du contrat social à la norme suprême. L’invention du pouvoir constituant, http://juspoliticum.com/uploads/pdf/JP3_pimentel.pdf).

[30] Civ. 17-12-2015, Rec. Dalloz, 2016, p. 72 ; Crim. 16-2-2016, Rec. Dalloz, 2016, p. 480. voir E. Carpentier, RFDA, 2016, p. 877 ; R. Noguellou, RDI, 2016, p. 237 ; G. Roujou de Boubée, RDI, 2016, p. 283. Pour la position inverse du Conseil d’Etat, voir par ex. CE ord. 8 sept. 2005, Ministre de la Justice/Bunel, Rec. p. 388. Sur ces droits de solidarité, il faut cependant faire la différence entre la demande de réalisation – généralement refusée – et la possibilité d’être invoqués dans le cadre du contentieux objectif des normes (X. Dupré de Boulois, Droit des libertés fondamentales, Puf, 2018, pp. 37-39).

[31] P. – P. Le Mercier de la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767, p. 279, « De-là, deux sortes de despotisme, l’un légal, établi naturellement & nécessairement sur l’évidence des loix d’un ordre essentiel, & l’autre arbitraire, fabriqué par l’opinion, pour prêter à tous les désordres, à tous les écarts dont l’ignorance la rend susceptible. […] le despotisme légal, qui n’est autre chose que la force naturelle & irrésistible de l’évidence, qui par conséquent assure à la société l’observation fidele & constante de son ordre essentiel, de son ordre le plus avantageux, est pour elle, le meilleur gouvernement possible, & l’état le plus parfait qu’elle puisse désirer ». Voir B. Herencia, L’optimum gouvernemental des Physiocrates : despotisme légal ou despotisme légitime ? Revue de philosophie économique, 2013/2, pp. 119-149. Il n’y a jamais loin du despotisme légal à celui de ceux qui en sont les gardiens…

[32] Sur le retour généralisé de l’esprit physiocratique, voir S. Rial, Le « macronisme », une extrême-droite de notre temps ? Les dérapages d’un despotisme de la raison, 6/01/2019, https://assasri.wordpress.com/

[33] La garantie juridictionnelle de la Constitution (la justice constitutionnelle), RDP, 1928, p. 241.

[34] Ibidem, p. 242. La doctrine publiciste française classique n’est pas en reste. Laferrière ou Esmein tenaient les déclarations de droit comme trop vagues pour être appliquées par un juge (J. – P. Chaumont, la valeur juridique de la Déclaration, Les Petites Affiches, juillet 1989, pp. 25-27). Voir aussi l’analyse très convaincante de R. de Lacharrière, Opinion dissidente, Pouvoirs, 1991, pp. 146-147.

Cette imprécision, reconnue par le Conseil constitutionnel, a aussi pour conséquence la difficulté de donner une définition juridique univoque des droits et libertés fondamentaux. Voir X. Dupré de Boulois, op. cit. , pp. 23-46

[35] Op. cit. , p. 240.

[36] Ibidem, p. 241.

[37] Qui doit-être le gardien de la constitution ?, Houdiard, 2006, n°6. Imaginons ce que Kelsen aurait pensé du principe de fraternité…

[38] D’où sa préconisation que les cours constitutionnelles soient composées pour partie de juges élus par le parlement – et représentant ouvertement les partis politiques – et pour partie de « juristes éminents », qui offriraient la garantie de neutralité que l’on serait en droit d’attendre de techniciens (La garantie juridictionnelle de la Constitution, op. cit., p. 227). On pourrait pointer la relative naïveté de l’auteur et la persistance de l’idée de Montesquieu sur la recherche des conditions d’une fonction de juger qui soit « nulle » : en quoi des juristes seraient-ils moins enclins que les autres à faire prévaloir leurs opinions politiques ou morales ? C’est faire beaucoup de crédit à la science et à la technique du droit comme puissances de neutralisation des passions ! Elles peuvent d’ailleurs parfois les débonder, puisqu’elles les assurent d’une vérité « scientifique » se voulant incontestable. R. de Lacharrière rapporte le mot de Danton à la Convention, qui déclarait que le pouvoir pris par les hommes de loi avait été « l’une des grandes plaies du genre humain » (R. de Lacharrière, op. cit. , p 153).

[39] La théorie des contraintes est un pare-feu contre la dissémination du sens à laquelle aboutit logiquement la théorie de l’interprétation comme acte de volonté. Pour les limites théoriques de ce débat, voir O. Jouanjan, La théorie des contraintes juridiques de l’argumentation et ses contraintes, Droits, n°54, 2012, pp. 27-48 et D. Alland, L’interprétation du droit international public, Académie de droit international de la Haye, Martinus Nijhoff Publishers, 2014, not. pp. 247-252 et 353-371.

[40] H. Arendt cite la formule de W. Wilson au sujet de la Cour suprême : c’est « une sorte d’assemblée constituante en session permanente » (Essai sur la révolution, trad. Chrestien, Gallimard, 1967, p. 296).

[41] A. Stone Sweet, The Juridical Coup d’Etat and the Problem of Authority, German law journal, n°10, 2007, pp. 915-928.

[42] Opinion dissidente, Pouvoirs, op. cit. , pp. 141-158.

[43] Entre artificialisme et idolâtrie. Sur les hésitations du constitutionnalisme, Le Débat, n°64, 1991, pp. 163 s.

[44] Justice constitutionnelle et démocratie, RFDC, 1990, pp. 31 s. Pour qualifier les juges, M. Troper parle des « éléments aristocratiques » d’un régime mixte.

[45] D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 2016, p. 416.

[46]L. Castellani, Le techno-populisme, un nouveau régime de gouvernement européen, https://legrandcontinent.eu/2018/03/16/lere-du-technopopulisme/. L’auteur désigne les cours constitutionnelles au nombre des organes technocratiques qui caractérisent les nouveaux procédés de gouvernance : «  Le techno-populisme représente donc un nouveau régime politique caractéristique des démocraties au XXIe siècle. Il repose sur une tension entre deux échappatoires à la crise de la démocratie parlementaire : vers le haut, la technocratie, et, vers le bas, le populisme ».

 


Le juge administratif et la protection des libertés. Éléments pour une garde partagée

$
0
0

 

La montée en puissance du juge administratif dans le contrôle des mesures coercitives mises en œuvre par les pouvoirs publics est à l’origine d’une mise en concurrence avec le juge judiciaire, aussi artificielle que dangereuse pour la protection des libertés. Cependant, loin de revendiquer le retour à un monopole judiciaire aussi improbable qu’imaginaire, l’évolution du rôle du juge administratif doit nous conduire à questionner l’adaptation de ses pouvoirs et de son mode d’intervention à ses nouvelles missions. Parce qu’elles ne devraient dépendre ni de l’ordre juridictionnel ni de la nature du contentieux mais uniquement de la nature et de l’importance de l’atteinte à la liberté en cause, la nature et les modalités de son office doivent être profondément repensées.

 

Par Vincent Sizaire, Magistrat et Maître de conférences associé à l’Université Paris Nanterre

 

Décrivant, il y a bientôt trente ans, les mérites respectifs des juges judiciaire et administratif en la matière, le doyen Rivero écrivait qu’au « service des libertés, les deux juridictions, chacune selon sa spécificité, ont mis des moyens différents mais complémentaires : le juge administratif a situé l’essentiel de son action au niveau des normes, le juge judiciaire au niveau des réalités concrètes »[1]. Principal artisan de la légalité de l’action des pouvoirs publics, le juge administratif contribue à l’effectivité du cadre juridique qui, en démocratie, constitue une condition sine qua non de la coexistence des libertés. Ce faisant, il joue un rôle fondamental dans la préservation de la sûreté des citoyen-ne-s, en particulier des plus vulnérables aux abus de pouvoir. Le juge judiciaire se trouve pour sa part en première ligne pour contrôler et, le cas échéant, sanctionner les atteintes les plus directes et importantes à nos droits et libertés, qu’elles émanent de l’autorité répressive ou de puissances privées.

On aurait pu croire le débat clôt. Il est pourtant récemment revenu sur le devant de la scène juridique, sous l’effet de deux évolutions concomitantes mais néanmoins contradictoires. En premier lieu, le rôle du juge administratif dans la protection immédiate des libertés a connu un développement spectaculaire depuis le milieu des années 1990. D’une part, en raison du contrôle de plus en poussé des mesures administratives les plus attentatoires aux droits fondamentaux auquel il est invité, du fait notamment de la judiciarisation croissante de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Un contrôle qui s’exerce en particulier sur les mesures prises à l’égard des étrangers[2] et des détenus, tant par l’extension du domaine du recours en excès de pouvoir[3] que par les actions en responsabilité de l’Etat intentées, sur le fondement de l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en raison des conditions indignes de détention auxquels demeurent exposées de nombreuses personnes incarcérées[4]. D’autre part, depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 instituant la procédure de référé devant les juridictions administratives, ces dernières sont appelées à sanctionner immédiatement les atteintes les plus graves aux libertés, même en l’absence de décision.

En second lieu, la prétention du juge judiciaire à la garde exclusive des libertés a parallèlement été remise en cause. Au bénéfice d’une interprétation stricte, pour ne pas dire restrictive, de l’article 66 de la Constitution[5], le Conseil constitutionnel a en effet peu à peu réduit le domaine réservé du pouvoir judiciaire à la seule connaissance des mesures privatives de liberté, elles-mêmes entendues de façon de plus en plus restrictives, dès lors que le Conseil estime qu’une privation de liberté de douze heures n’en est pas une[6]… Toute autre forme d’atteinte relève désormais de la protection de la « liberté personnelle » et peut ainsi échapper au contrôle du juge judiciaire, pourvu que la saisine du juge administratif soit par ailleurs ouverte[7]. Une nouvelle répartition des taches juridictionnelles dont le législateur contemporain n’a pas manqué de s’emparer. Alors que l’on assiste depuis le milieu des années 2000 et, plus encore, depuis la dernière proclamation de l’état d’urgence le 14 novembre 2015, au retour en force d’une singulière répression para-pénale de la délinquance menée par l’autorité administrative, le juge administratif apparaît, bien malgré lui, comme la caution idéale d’une logique répressive qui, fondamentalement, vise à contourner les garanties offertes par la procédure pénale[8]. Paradoxalement, la montée en puissance du juge administratif sur un terrain réservé jusqu’alors au juge judiciaire aura été le moyen d’une mise en concurrence des ordres de juridiction aussi artificielle que dangereuse pour la protection des libertés.

Il est dès lors nécessaire de dépasser cette opposition stérile. Loin de revendiquer le retour à un monopole judiciaire de la garantie des libertés aussi improbable qu’imaginaire, l’évolution du rôle du juge administratif doit nous conduire à questionner l’adaptation à ses nouvelles missions de ses pouvoirs et de son mode d’intervention. Un questionnement qui nous permet, en creux, de vérifier si le juge judiciaire dispose lui-même des moyens lui permettant de remplir son office de « gardien ». En d’autres termes, la question n’est pas de savoir quel juge doit protéger les libertés mais si les conditions générales dans lesquelles l’un et l’autre interviennent leur permettent réellement d’assurer cette protection. Y répondre conduit à dessiner la perspective non de leur concurrence, mais bien au contraire de leur convergence. Ainsi, parce qu’elles ne devraient dépendre, ni de l’ordre juridictionnel ni de la nature du contentieux mais uniquement de la nature et de l’importance de l’atteinte à la liberté en cause, les modalités d’intervention du juge administratif, doivent être profondément repensées (I). Une évolution qui appelle, corrélativement, celle de ses pouvoirs et, plus largement, de son office (II).

 

I. Repenser l’intervention du juge administratif

 

Hors procédures de référé, l’intervention du juge administratif reste construite sur le modèle d’un juge de l’acte, ne statuant sur la légalité de l’action administrative que s’il en est saisi et dans une temporalité qui lui est propre. Alors que celui du juge judiciaire est le plus souvent obligatoire et préalable, c’est ce caractère aléatoire et parfois tardif de son contrôle qui est au cœur de la critique de son aptitude à garantir suffisamment nos libertés. Faire converger les juridictions suppose alors de rendre l’intervention du premier tout à la fois plus systématique (A) et plus rapide (B).

 

A. Une intervention plus systématique

Même si notre ordre juridique n’a jamais été aussi touffu et que l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi demeure une douce fiction juridique, il ne s’agit évidemment pas de revendiquer le contrôle juridictionnel de toutes les décisions administratives. Dans une société qui se veut démocratique, c’est d’abord au citoyen de faire valoir la méconnaissance de ses droits. Toutefois, si l’on veut garantir un minimum d’effectivité au cadre légal voué à la coexistence de nos libertés, l’intervention du juge s’impose, en toutes hypothèses, dès lors que l’atteinte recouvre une certaine gravité ou qu’elle affecte une personne particulièrement vulnérable. C’est ainsi que l’ensemble des mesures privatives mais aussi restrictives de liberté ordonnées à l’égard d’une personne suspectée ou prévenue de la commission d’une infraction doivent être autorisées par le juge pénal, qu’il s’agisse de la prolongation de la garde-à-vue[9], du placement et de la prolongation de la détention provisoire[10] ou, encore, du placement sous contrôle judiciaire et de l’assignation à résidence sous surveillance électronique[11]. Le juge pénal est également seul compétent pour décider d’une perquisition ou de l’ensemble des mesures attentatoires à la vie privée que constituent les interceptions de communication téléphonique, la surveillance audiovisuelle et les techniques d’investigations numériques progressivement légalisées par le législateur[12]. Si sa saisine est le plus souvent facultative, le juge civil est également appelé à statuer de façon systématique lorsque sont en cause les droits ou les intérêts fondamentaux d’un mineur[13] ou d’un majeur incapable[14]. De même, seul le juge aux affaires familiales ou le juge des enfants peuvent restreindre un individu dans l’exercice de ses droits parentaux[15]. Ainsi peut-on considérer que, d’une façon générale, le juge judiciaire est mis en mesure de remplir sa mission de gardien des libertés.

A l’inverse, aucune décision administrative n’est aujourd’hui soumise de plein droit au contrôle des juridictions administratives. Et ce, alors même qu’en vertu du privilège du préalable, permettant à l’Administration de prendre unilatéralement à l’égard de tout particulier des mesures restrictives de droit et de liberté immédiatement exécutoires, nombres des actes qu’il a vocation à contrôler présentent une indéniable dimension coercitive. En d’autres termes, alors que les mesures qui ont vocation à lui être déférées justifieraient un positionnement proche du juge pénal, c’est au contraire de celui d’un juge civil de droit commun qu’il se rapproche. On objectera que ces mesures sont d’une moindre gravité que celles ordonnées dans un cadre pénal, les décisions administratives les plus coercitives étant d’ailleurs, conformément à l’article 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, soumises à l’autorisation préalable des juridictions judiciaires. Ainsi, les mesures privatives de liberté ordonnées par l’autorité administrative, que sont la rétention administrative ou le maintien en zone d’attente des étrangers dépourvus de titre de séjour et l’hospitalisation sans consentement, doivent être soumises à bref délai au contrôle du juge des libertés et de la détention[16]. Et c’est ce même magistrat qui, depuis la loi n°2017-1510 du 30 octobre 2017, est compétent pour autoriser les perquisitions administratives transposées du régime de l’état d’urgence – et pudiquement renommées « visites » – pouvant être mises en œuvre par le préfet à l’égard de personnes suspectées d’activités ou même simplement de sympathies « terroristes »[17].

Il n’en demeure pas moins des décisions administratives qui, sans être soumises au contrôle systématique du juge, présentent un degré de coercition indéniablement élevé. Il s’agit des mesures restreignant la liberté d’aller et venir des personnes, lesquelles ont connu un essor remarquable depuis une quinzaine d’années. On songe d’abord à l’assignation à résidence et l’interdiction du territoire français qui peuvent être imposées par le préfet aux personnes étrangères en situation irrégulière[18]. On songe aussi aux décisions d’interdiction de stade pouvant être prononcées à l’égard de supporters dont le « comportement » est réputé menacer l’ordre public[19]. On songe enfin aux différentes mesures administratives vouées à la « lutte contre le terrorisme » adoptées depuis 2014 et notamment aux interdictions de sortie du territoire[20] et aux assignations à résidence imposées aux personnes revenant d’un « théâtre (sic.) d’opérations de groupements terroristes »[21] ou dont le comportement est supposé représenter une menace en raison de ses accointances « terroristes »[22]. Ces différentes mesures apparaissent d’autant plus coercitives qu’au-delà de l’entrave à la liberté d’aller et venir et, à travers elle, à l’exercice d’une vie privée, sociale et familiale normale qu’elles induisent, leur méconnaissance est sanctionnée des peines d’emprisonnement ou, s’agissant des étrangers, d’un placement en rétention. Et si le conseil constitutionnel adopte, comme on l’a vu, une conception particulièrement restrictive de notion de privation de liberté, la Cour européenne des droits de l’homme estime quant à elle qu’entre « privation et restriction de liberté, il n’y a […] qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence »[23].

Ainsi, l’intensité potentielle de la coercition des différentes mesures limitatives de liberté pouvant être mises en œuvre par l’autorité administrative milite en faveur de leur soumission obligatoire au contrôle du juge dès lors qu’elles s’inscrivent dans la durée. Comment justifier, du point de vue de la protection des libertés, qu’une mesure restrictive comme le contrôle judiciaire ou le placement d’un enfant mineur ne puisse être prorogée sans le concours d’un juge quand la prolongation d’une assignation à résidence administrative est laissée à l’initiative de l’Administration ? Au reste, pressé par le Conseil constitutionnel, le législateur est récemment venu remettre en cause l’architecture traditionnelle du contentieux administratif, en prévoyant l’autorisation préalable du juge administratif à l’exploitation des données informatiques obtenues au cours d’une perquisition réalisées sous couvert de l’état d’urgence[24]. Certes, une telle évolution suppose de repenser sérieusement l’architecture de la juridiction administrative, dès lors que le même juge ne peut, sans affecter l’impartialité objective de son office, statuer sur la régularité d’une mesure qu’il préalablement autorisée[25]. Ainsi, reconnaître un pouvoir de contrôle a priori au juge administratif suppose de confier le contrôle de légalité de la décision qu’il aura autorisée à une juridiction distincte. A l’image de ce qui existe en procédure pénale, s’agissant des recours formés contre les ordonnances du juge d’instruction, on pourrait ainsi concevoir qu’une formation spécifique de la Cour administrative d’appel statue sur les recours exercés à l’encontre de cette autorisation. Si l’ampleur des changements institutionnels et culturels induits par cette évolution rend illusoire la généralisation d’un tel mode d’intervention du juge administratif, il pourrait en revanche être envisagé chaque fois que l’autorité envisage de prolonger les mesures coercitives analysées plus haut. Une évolution qui ne sera toutefois de nature à renforcer son rôle de garant des libertés que si, dans le même temps, les délais dans lesquels il statue sur leur légalité sont également réduits.

 

B. Une intervention plus rapide

Comme l’écrivait en son temps le doyen Rivero, « la protection des libertés exige autre chose que le rappel de leur valeur juridique : elle reste dérisoire si elle ne rend pas à la victime l’usage immédiat de celle dont on l’a arbitrairement privé »[26]. En renforçant l’effectivité du cadre juridique, la capacité des juridictions à statuer dans un délai raisonnable contribue d’une façon générale au droit à la sûreté des citoyens. Elle revêt une importance toute particulière s’agissant des atteintes directes à nos droits fondamentaux. L’institution et la montée en puissance des référés administratifs a certes permis d’apporter une réponse rapide aux violations les plus graves de nos libertés, notamment avec le référé suspension[27] et, bien sûr, le référé « libertés » [28]. Toutefois, ces procédures révèlent aujourd’hui leurs limites, en ce sens qu’elles demeurent conditionnées à la démonstration par le justiciable de l’urgence qui s’attache au jugement de sa requête. Or il existe de nombreuses situations dans lesquelles, pour importante que soit l’atteinte à une liberté, la personne n’est pas pour autant en mesure de justifier d’une telle urgence[29].

Pour une large part, cette situation s’explique par une utilisation quelque peu dévoyée de la voie du référé, que l’on privilégie non en raison de la nécessité d’obtenir une décision immédiate mais de la longueur du délai dans lequel est aujourd’hui rendue, hors procédures d’urgences, la décision de première instance[30]. Il apparaît donc nécessaire, au-delà des situations relevant du juge des référés, de prévoir un jugement dans un délai contraint lorsque la décision porte une atteinte d’une particulière gravité aux droits de la personne et, notamment, lorsqu’est en cause l’une des mesures restrictive de liberté que nous avons déjà évoquées. Or de tels délais ne sont aujourd’hui prévus que pour le contentieux de l’éloignement des ressortissants étrangers[31] et de l’assignation à résidence administrative des personnes suspectées de sympathies « terroristes »[32]. Quand ils existent, ils ne sont en outre pas toujours « raisonnables » au regard de l’atteinte portée à la liberté en cause. C’est en ce sens que le conseil constitutionnel a censuré le dispositif de contrôle des assignations à résidence, en ce qu’il laissait un délai de quatre mois au juge pour se prononcer sur un recours en excès de pouvoir, délai manifestement trop long « compte tenu de l’atteinte qu’une telle mesure porte aux droits de l’intéressé »[33].

Toutefois, puisqu’il s’agit ici de réfléchir à la convergence des ordres juridictionnels au service de la garantie des droits fondamentaux, insistons sur le caractère tout aussi déraisonnable d’un délai de jugement trop rapide. La tendance contemporaine à favoriser une réponse judiciaire dans un délai de plus en plus bref, notamment par le recours à des procédures dites simplifiées, expose aujourd’hui nombre de justiciables au risque d’une justice expéditive, en particulier en matière pénale[34]. Garantir un délai de jugement dans un délai suffisamment rapide pour contrôler en temps utile la légalité d’une décision portant atteinte à une liberté ne doit jamais se faire au détriment de la qualité des décisions – qualité à laquelle le juge administratif a aujourd’hui, bien plus que son homologue judiciaire, le temps de veiller.

Enfin, aucun de ces délais n’est aujourd’hui sanctionné, si ce n’est d’une hypothétique action en responsabilité de la puissance publique pour dysfonctionnement du service public de la justice. Si l’on veut donner sa pleine effectivité au contrôle juridictionnel des atteintes aux libertés, il est pourtant nécessaire de sanctionner l’absence de décision dans le délai fixé par la loi par la cessation de plein droit de l’atteinte. C’est ainsi qu’en matière pénale, faute pour le juge d’avoir statué dans les délais requis sur les demandes de mise en liberté mais également de mainlevée d’un contrôle judiciaire ou d’assignation à résidence qui lui sont présentées, la personne est automatiquement remise en liberté[35]. Là encore, rien ne justifie, du point de vue de la protection des libertés, qu’une personne restreinte dans sa liberté au titre de la police des étrangers, des stades ou de la lutte antiterroriste ne voit pas cette mesure cesser de plein droit si le juge administratif statue trop tard sur son recours.

Ainsi mises en mesure de statuer de façon plus systématique et dans un délai plus raisonnable sur les décisions administratives les plus attentatoires aux libertés, les juridictions administratives pourraient plus encore qu’aujourd’hui en revendiquer la garde. Une évolution qui suppose, parallèlement, de renforcer significativement leur office.

 

II. Repenser l’office du juge administratif

 

Il est de coutume de présenter la procédure administrative comme de nature inquisitoriale. Outre qu’elle se révèle beaucoup trop schématique – les notions d’accusatoire et d’inquisitoires renvoyant bien davantage à des idéaux-types qu’à des réalités procédurales, une telle caractérisation s’avère pourtant en complet décalage avec la pratique observée devant les juridictions administratives. Le plus souvent, le juge y apparaît en effet tout à la fois passif dans l’administration de la preuve et contraint dans l’organisation du débat juridique. Renforcer sa capacité à garantir les libertés implique dès lors d’accroître non seulement ses pouvoirs d’instruction (A), mais également sa capacité à soulever d’office des moyens de droit (B).

 

A. Renforcer les pouvoirs d’instruction du juge administratif

La faible implication du juge administratif dans l’instruction du dossier tient en premier lieu à la limitation des prérogatives qui lui sont aujourd’hui reconnues en la matière. En raison de la dimension souvent coercitive des actes qui lui sont soumis, son office devrait en toute logique, comme on l’a déjà souligné, se rapprocher de celui d’un juge pénal – lequel peut notamment ordonner tout acte d’enquête utile à la manifestation de la vérité[36]. Or ses pouvoirs sont encore moins étendus que ceux d’un juge civil. S’il peut se transporter sur les lieux, ordonner l’audition de témoins sous la forme d’une « enquête » et demander aux parties de fournir telle ou telle pièce utile au débat[37], le juge administratif ne peut, contrairement à son homologue judiciaire, ordonner la production d’une pièce se trouvant en possession d’un tiers[38]. Il ne peut d’avantage procéder, à titre de mesure d’instruction, à l’interrogatoire d’une partie[39]. Enfin, s’il peut toujours ordonner une expertise[40], l’observation de la pratique montre qu’il n’en use qu’avec une extrême parcimonie[41]. En vérité, l’essentiel des mesures « d’instruction » aujourd’hui ordonnées par les juridictions administratives se limitent à la mise en état du dossier, c’est-à-dire la communication des mémoires des parties.

Pourtant, on ne saurait considérer que le juge administratif peut remplir pleinement sa mission de gardien des libertés s’il doit se contenter des seules pièces du dossier produites par les plaideurs – c’est-à-dire, dans nombre de dossiers, par l’Administration. En matière civile, on justifie généralement l’interdiction qui est faite au juge de suppléer la carence d’un justiciable dans l’administration de la preuve par la rupture d’égalité qu’une telle intervention causerait. Une justification qui ne vaut que si l’on veut bien faire abstraction de l’inégalité sociale et économique qui, bien souvent, caractérise les plaideurs, qu’il s’agisse du litige opposant un salarié à son employeur, un locateur à un bailleur institutionnel ou encore un consommateur à une grosse entreprise commerciale. Et une justification qui n’a plus aucun sens si on essaye de la transposer au procès administratif, caractérisé par une asymétrie structurelle entre les parties, et ce dans des proportions souvent bien plus importantes encore que dans une enceinte judiciaire. Dans une telle configuration, c’est précisément le fait de s’en tenir aux seuls éléments produits par les parties qui est de nature à créer une inégalité devant la justice – mais également à amoindrir la protection des droits en cause. Toute personne essayant de contester une décision rendue par l’Administration se trouve, par rapport au défendeur, nécessairement défavorisée dans l’accès aux pièces et aux informations qui peuvent lui permettre d’appuyer son recours. Cette asymétrie est particulièrement forte s’agissant des personnes qui, tels les ressortissants étrangers, souffrent en outre dans une situation de vulnérabilité. Lorsqu’une personne voit sa requête rejetée au seul motif qu’elle ne peut suffisamment justifier de l’ancienneté de son séjour en France ou de l’absence de disponibilité des soins dans son pays d’origine – preuve impossible s’il en est – le juge s’est-il vraiment donné tous les moyens de garantir ses droits fondamentaux ?

Il est donc nécessaire de faire évoluer les règles gouvernant l’instruction des requêtes devant la juridiction administrative, du moins à chaque fois qu’est en cause une décision restrictive de droit ou de liberté. Sur le modèle de ce qui existe aujourd’hui en matière de discriminations[42], il pourrait ainsi être envisagé, du moins s’agissant des actes les plus attentatoires aux libertés, de mettre à la charge de l’administration la preuve de leur légalité dès lors que le requérant apporte suffisamment d’éléments de nature à la remettre en cause. Les pouvoirs d’instruction du juge doivent par ailleurs être renforcés, notamment en lui permettant de demander à toute personne publique – et pas seulement au défendeur – la production de pièces utiles à la solution du litige. Du reste, en attendant une hypothétique réforme du code de justice administrative, c’est en ce dernier sens que se dessine l’évolution jurisprudentielle, qui semble prendre la mesure de ce qu’implique le rôle croissant des juridictions administratives dans la préservation directe des libertés. C’est ainsi que le conseil d’Etat a pu rappeler, à l’occasion de la dernière mise en œuvre de l’état d’urgence, que le juge administratif devait ordonner toutes les mesures nécessaires au contrôle de légalité des mesures qui lui étaient soumises[43]. Plus largement, il a, dans une décision de principe, affirmé qu’il « revient au juge de l’excès de pouvoir, avant de se prononcer sur une requête assortie d’allégations sérieuses non démenties par les éléments produits par l’administration en défense, de mettre en œuvre ses pouvoirs généraux d’instruction des requêtes et de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, en particulier en exigeant de l’administration compétente la production de tout document susceptible de permettre de vérifier les allégations du demandeur »[44]. Un positionnement qui, s’il devait être suivi, marquerait une évolution sensible dans l’office du juge administratif, justifiant que soit parallèlement renforcé son pouvoir de soulever d’office les moyens de droit utiles à la solution du litige.

 

B. Renforcer l’initiative du juge administratif

Indépendamment des pouvoirs qui lui sont reconnus dans l’instruction du dossier, le juge administratif souffre également d’un office fort limité dans l’organisation du débat juridique. Certes, il peut de lui-même soulever l’incompétence de l’auteur de l’acte attaqué, la méconnaissance de l’autorité de la chose jugée[45], ainsi que le moyen tiré du champ d’application de la loi pour statuer sur un fondement juridique n’ayant pas été expressément invoqué par les parties[46]. Mais l’initiative qui lui est reconnue s’exerce surtout dans l’intérêt de l’Administration. Il peut ainsi relever d’office le moyen tiré de l’existence d’une compétence liée de l’auteur de l’acte, rendant inopérant l’ensemble des moyens autre que ceux tirés de l’incompétence du signataire ou l’erreur de fait[47]. Il a en outre le pouvoir de procéder d’office à la substitution de la base légale[48] ou à la neutralisation des motifs illégaux[49] d’une décision administrative pour éviter de prononcer son annulation. Enfin, il a l’obligation de relever de lui-même l’irrecevabilité de la requête présentée contre l’administration, qu’il s’agisse d’un défaut d’intérêt à agir ou de la simple expiration du délai de recours contentieux[50]. Ainsi, loin de compenser l’inégalité structurelle des parties au procès administratif, les pouvoirs reconnus au juge dans l’organisation du débat juridique viennent au contraire l’accentuer…

Une fois n’est pas coutume, son office s’apparente cette fois davantage à celui du juge pénal, auquel la Cour de cassation interdit scrupuleusement de relever d’office les irrégularités procédurales émaillant les affaires qui lui sont soumises[51], tout en lui imposant, lorsqu’il constate que la qualification donnée aux faits par le procureur est erronée, de rechercher d’office s’ils sont constitutifs d’une autre infraction avant d’envisager la relaxe de la personne poursuivie[52]. S’il ne dispose d’une liberté absolue, le juge civil s’est paradoxalement vu reconnaître une marge de manœuvre bien plus grande dans l’invocation, de sa propre initiative, des moyens de pur droit qui n’ont été expressément soulevés par les parties. D’abord cantonnée au droit de la consommation[53], cette faculté, en germe dans le code de procédure civile, a progressivement été reconnue d’une façon générale par la Cour de cassation[54]. C’est donc dans les matières où l’atteinte potentielle aux droits et libertés des citoyens est la plus grande que l’initiative du juge supposé veiller à leur garantie est la plus faible…

Renforcer le juge administratif comme le juge pénal dans leur rôle de gardien des libertés suppose au contraire de leur reconnaître, enfin, le pouvoir de soulever d’office toute violation de la loi et, en particulier, toute méconnaissance des garanties du justiciable qu’ils sont amenées à constater à l’occasion de l’instance[55]. Une évolution qui permettrait non seulement d’assurer l’égalité réelle des parties au procès, mais également de renforcer le droit du justiciable à un tribunal impartial. Car exiger de la juridiction qu’elle se cantonne à la posture d’un arbitre muet revient à soustraire de la discussion ses éventuelles interrogations quant à la nature et à la matérialité des faits ou quant à l’applicabilité de règles de droit qui n’auraient pas été invoquées par les parties. Ce faisant, loin de garantir l’impartialité de la justice, l’injonction de neutralité contribue au contraire à l’affaiblir. Qui fait preuve de partialité ? Le juge qui, en connaissance de cause, statue alors que des explications complémentaires des parties auraient pu modifier le sens de sa décision ou, pire encore, que tel ou tel article de loi, bien que non soulevé par une partie, est susceptible de lui donner raison ? Ou celui qui, souhaitant statuer, au sens propre, en pleine connaissance de cause, soulève d’office ces éléments ? Pour être vraiment impartial, le juge doit bien au contraire sortir de sa neutralité. Ce qui garantit son impartialité, ce n’est pas sa passivité mais sa capacité à soumettre au débat contradictoire l’ensemble des circonstances de fait et des règles de droit utiles à la solution du litige[56].

Réfléchir à la convergence des juridictions administrative et judiciaire dans leur mission de préservation des libertés nous conduit ainsi à mettre en évidence les perspectives permettant d’affermir leur capacité respective à les protéger, quand leur mise en concurrence laisse au contraire subsister d’importantes lacunes dans le contrôle juridictionnel des atteintes qui leur sont portées. En attendant une très hypothétique unité de juridiction, il apparait ainsi nécessaire de faire évoluer les conditions d’intervention et l’office du juge administratif, tout en donnant à son homologue judiciaire les moyens d’assurer la même qualité de décision. Et, ainsi, de donner toute sa force à cette singulière garde partagée de nos droits fondamentaux qui est au cœur de notre système juridictionnel.

 

 

 

[1] Jean Rivero, « Dualité de juridictions et protection des libertés », RFDA 1990 p.736.

[2] CE, 19 avril 1991, Mme BABAS, n°117680.

[3] Après l’arrêt Marie du 17 février 1995, par lequel le Conseil d’Etat a reconnu la possibilité pour un détenu de contester les sanctions de la commission de discipline, le recours en excès de pouvoir a été étendu à la plupart des décisions faisant grief et notamment aux décisions de mise à l’isolement prévu à l’article R. 57-8-1 du code de procédure pénale (CE, 30 juillet 2003, n°252712), de changement d’affectation d’un détenu d’un établissement, ou encore de déclassement d’emploi au sein de l’établissement (CE, 14 décembre 2007, 290730 et 290420).

[4] CE, 06 décembre 2013, M. Eric THEVENOT, n°363290.

[5] « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ».

[6] CC, Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, considérant n°6.

[7] V. notamment CC, Décision n°88-244 DC, 20 juillet 1988, 2003-484, décision DC, 20 novembre 2003, cons. 94, Journal officiel du 27 novembre 2003, page 20154, Rec. p. 438, Décision 2017-632 QPC, 2 juin 2017, cons. 7, JORF n°0131 du 4 juin 2017 texte n° 78.

[8] Isabelle Boucobza, « Quel juge pour l’état d’urgence ? », in Stéphanie Hennette-Vauchez (dir.), Ce qu’il reste(ra) toujours de l’état d’urgence, LGDJ, Paris, 2018.

[9] Article 706-88 du code de procédure pénale.

[10] Article 145 du code de procédure pénale.

[11] Article 138 du code de procédure pénale.

[12] Articles 100-1 à 100-5, 706-95 à 706-102-5 du code de procédure pénale.

[13] En vertu de l’article 387-1 du code civil, seul le juge des tutelles peut autoriser les parents d’un enfant mineur à disposer de ses biens immobiliers.

[14] Articles 414 et suivants du code civil.

[15] Articles 373-2-6 à 373-2-13 et 375 à 375-9 du code civil.

[16] Articles L. 3213-1 et suivants du Code de la santé publique et articles L.551-1 à L.551-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

[17] Article L. 229-1 du code de la sécurité intérieure.

[18] Article L. 511-1 III du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

[19] Articles L. 332-3 à L. 332-10 et L. 332-19 du code des sports. V. Vincent Sizaire, « Du stade au laboratoire, Surveiller et punir les supporters », in Délibérée 2019/1, n°6, p.38.

[20] En vertu de l’article L.224-1 du code de la sécurité intérieure, introduit par la loi du n°2014-1353 du 13 novembre 2014, « tout Français peut faire l’objet d’une interdiction de sortie du territoire lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il projette : 1° Des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes ».

[21] Article L.225-1 du code de la sécurité intérieure, introduit par la loi n°2016-731 du 3 juin 2016.

[22] Article L.228-1 du code de la sécurité intérieure, introduit par la loi n°2017-1510 du 30 octobre 2017.

[23] CEDH, GUZZARDI c. Italie, 06/11/1980, n°7367, cons 93.

[24] Article 11 de la loi du 3 avril 1955 telle que modifiée par la loi n°2016-987 du 21 juillet 2016.

[25] Le conseil constitutionnel a ainsi censuré les dispositions donnant compétence au Conseil d’Etat pour autoriser la prolongation d’une assignation à résidence dont il pourrait par la suite connaître de la légalité dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir ; CC., décision n°2017-624 QPC, 16 mars 2017, cons. 9 à 12, JORF n°0065 du 17 mars 2017 texte n° 67.

[26] Jean Rivero, op. cit., p.737.

[27] En vertu de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, il tend à la suspension d’une « décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».

[28] En vertu de l’article L. 521-2 du code de justice administrative « le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ».

[29] En 2017, le taux de rejet global était de plus de 72% en matière de référé-liberté et de plus de 80% s’agissant du référé-suspension ; V. Conseil d’Etat, rapport annuel sur l’activité et la gestion des Tribunaux Administratifs et des Cours Administratives d’appel, Paris, 2018, p.121 et 122.

[30] En 2017, si le délai de jugement moyen en première instance était en moyenne d’un peu moins de 11 mois, près de 45% des requêtes avaient plus d’un an d’ancienneté, et 15% plus de deux ans d’ancienneté ; V. Conseil d’Etat, op.cit., p.126.

[31] En vertu de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, le délai pour statuer sur le recours formé contre une obligation de quitter le territoire français est de six semaines, délai réduit à 48h lorsque cette décision est assortie d’un placement en rétention administrative ou d’une assignation à résidence. Par ailleurs, le délai pour statuer sur une décision ordonnant la remise d’un demandeur d’asile à l’Etat responsable de sa demande d’asile est, aux termes de l’article L. 742-4 du même code, de quinze jours.

[32] Article L. 228-1 du code de la sécurité intérieure.

[33] Décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018, cons. 53.

[34] V. Benoît Bastard et Christian Mouhana (dir.), Une justice dans l’urgence, PUF, Paris, 2007 et Benoît Bastard, David Delvaux, Christian Mouhana et Frédéric Schoenaers (dir.), Justice ou précipitation ?, L’accélération du temps dans les tribunaux, PUR, Rennes, 2016.

[35] Articles 140, 142-8 et 148 du code de procédure pénale.

[36] Article 81 du code de procédure pénale s’agissant du juge d’instruction et 463 du même code s’agissant du tribunal correctionnel.

[37] Articles R. 611-10, R622-1 et R623-1 du code de justice administrative.

[38] Article 138 du code de procédure civile.

[39] Articles 184 et suivants du code de procédure civile.

[40] Article R. 621-1 et suivants du code de justice administrative.

[41] En 2017, les décisions avant-dire droit, dont les expertises ne constituent qu’une partie, représentaient seulement 0,76% de l’ensemble des décisions rendues par les tribunaux administratifs. V. Conseil d’Etat, op.cit., p. 78.

[42] CE (Ass.), 30 octobre 2009, Mme Perreux, n° 298348.

[43] CE, 22 janvier 2016, M. Abdelmalek, n° 396116.

[44] CE, 3 octobre 2018, Section française de l’observatoire international des prisons, n° 413989.

[45] CE, 14 juin 2006, Société France Telecom Marine, n°282317, CE, Société bourguignonne de surveillance, 15 octobre 1999, 187512.

[46] CE, 27 février 1970, Fauveaud, n° 75499.

[47] CE, 9 juillet 2014, Commune de Chelles, n°373295

[48] CE, 3 décembre 2003, El Bahi, n° 240267.

[49] CE, 12 janvier 1968, Mme Perrot, n° 70951.

[50] CE, 16 juin 2004, Mlle Barraud, n° 265711.

[51] Cass. crim., 1er mars 1977: Bull. crim. 1977, n° 84 ; Cass. crim., 11 déc. 2013, n° 13-80.271 : Bull. crim. 2013, n° 255.

[52] Crim., 11 mai 2006, Bull. crim. 2006, n° 131 ; Crim., 28 mars 2000, Bull. crim. 2000.

[53] D’abord consacrée, en matière de crédit à la consommation, par la Cour de justice des communautés européennes dans son arrêt du 4 oct. 2007, aff. C-429/05, R. c/ Franfinance, cette faculté est désormais prévue à l’article R.632-1 du code de la consommation.

[54] Cass. AP, 21 décembre 2007.

[55] V. en ce sens, s’agissant du juge pénal, Mathias Murbach-Vibert et Henri Payen, « Relevé d’office des nullités et office du juge pénal », AJ Pénal 2018, n°9, p.403.

[56] V. Vincent Sizaire, « Pour en finir avec le demi-juge » Délibérée 2018/2 (N° 4), pages 43 à 48.

Communs et droits fondamentaux : la catégorie naissante des droits bioculturels

$
0
0

 

Forgé et promu par le juriste et activiste sud-africain, Kabir Bavikatte, le concept de droits bioculturels est le résultat d’un effort d’interprétation et de construction autour d’instruments internationaux contraignants et non contraignants, de décisions rendues par des juridictions ou quasi-juridictions internationales, de recommandations des organes conventionnels de protection des droits de l’homme et de dispositions et jurisprudences régionales et nationales. Il s’agit d’un « faisceau » de droits conçu de manière à mieux protéger les intérêts collectifs des peuples autochtones et populations locales, mais aussi – et c’est ce qui en fait assurément toute la singularité – de mieux protéger l’humanité (ou la communauté biotique dans son ensemble) à travers la préservation des activités, pratiques, savoirs et valeurs des peuples autochtones et communautés locales liés à leur rôle supposé d’intendants (« steward ») de la nature. Récemment consacrés par une décision importante de la Cour constitutionnelle de Colombie, les droits bioculturels, qui s’inscrivent aussi dans la dynamique initiée par la réflexion sur les communs, permettent d’interroger à nouveaux frais un certain nombre de thématiques importantes qui se situent au croisement du droit de l’environnement et des droits et libertés fondamentaux : la capacité des droits fondamentaux à répondre aux crises environnementales sans intégrer un volet de « devoirs » ; l’aptitude des systèmes juridiques contemporains à tenir compte d’ontologies non occidentales ; la nécessité de concevoir un cadre juridique intégré pour permettre à la fois un contrôle des communautés autochtones et locales sur leurs ressources et savoirs traditionnels associés et assurer une gestion efficace de l’environnement ; enfin, l’enjeu, d’ontologie politique, de  constitution de nouveaux sujets de droit, qui va de pair avec la reconnaissance des « droits de la nature », et qui interroge directement le statut éthico-politique des peuples autochtones et communautés locales dans l’Anthropocène.

 

 

Fabien Girard est maître de conférences à la Faculté de droit de Grenoble (UGA), membre du Centre de Recherches Juridiques (Grenoble – UGA). Ses travaux se situent à l’intersection de la propriété, de l’agrobiodiversité et des droits des populations locales. Son dernier ouvrage, The Commons, Plant Breeding and Agricultural Research. Challenges for Food Security and Agrobiodiversity (avec C. Frison), a paru chez Routledge en 2018.

 

 

 

 

Communs et droits fondamentaux : la catégorie naissante des droits bioculturels[1]

 

I. La genèse des droits bioculturels : de la protection des populations locales à une approche intégrée de la gestion locale de l’environnement.

A. Des droits « tribaux » aux droits sur les « ressources traditionnelles ».

B. Les communautés autochtones et locales, intendantes de la nature.

II. La physionomie des droits bioculturels : de l’autodétermination à l’intendance de la nature

A. Les fondements des droits bioculturels.

        1) Fondements textuels.

        2) Fondements jurisprudentiels.

B. Le contenu des droits bioculturels.

       1) Droit à la terre, au territoire et aux ressources naturelles.

       2) Le droit à l’autodétermination.

       3) Les droits culturels.

       4) Le devoir d’intendance.

III. Les défis des droits bioculturels : du devoir d’intendance à la subjectivité juridique.

 

 

<IMAGE 1 : https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/ambalavao-madagascar-december-11-2013-rice-407635330>

 

1.— Plutôt que d’affronter directement les communs dans leur nature polymorphe et transdisciplinaire, on aimerait plutôt ici en décrire l’un des aboutissements récents dans le champ des droits fondamentaux. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit moins ici d’une contribution massive et éclatante, que d’une contribution diffuse mais néanmoins omniprésente à une construction avant tout doctrinale qui commence à recevoir ses premières traductions positives.

Quant aux liens avec les droits et libertés fondamentaux, ils sont à la fois nombreux et ténus, car les droits bioculturels permettent assurément d’observer le droit international des droits de l’homme en mouvement dans sa confrontation aux enjeux environnementaux et d’assister au rôle de la doctrine et de la pratique dans la théorisation d’éléments disparates et la constitution de nouvelles catégories juridiques opérationnelles ; de conduire aussi à nouveaux frais le débat sur la place des devoirs dans la théorie des droits humains et d’entamer une réflexion sur les soubassements éthiques des droits fondamentaux, en particulier leur capacité à intégrer des valeurs non instrumentales et moins anthropocentriques au nom des intérêts de la communauté biotique[2] ; enfin, d’ouvrir une réflexion moins inédite, mais néanmoins nécessaire, sur la place des « droits collectifs » et « droits de groupe » au sein des droits humains et leur acclimatation dans un système à prétention universaliste.

2.— Avec les droits bioculturels, on entre dans le domaine des catégories juridiques naissantes, non encore consacrées en droit international, même si on signalera quelques références discrètes aux « protocoles communautaires » – encore appelés « protocoles bioculturels communautaires »[3] – qui leur sont étroitement associés et même si une décision récente et audacieuse de la Cour constitutionnelle colombienne[4] paraît les promettre à un avenir juridique radieux. On verra en tout cas dans ces évolutions la confirmation que les droits bioculturels ne sont pas qu’une opinion de iure condendo[5], mais bien le résultat d’un effort d’interprétation et de construction autour d’instruments internationaux contraignants et non contraignants, de décisions rendues par des juridictions ou quasi-juridictions internationales, de recommandations des organes conventionnels de protection des droits de l’homme, ainsi que de dispositions et jurisprudences régionales et nationales. Les droits qui composent le « faisceau » des « droits bioculturels » – puisqu’il s’agit, selon leurs promoteurs d’un « panier » de droits – existent néanmoins déjà et bénéficient d’une reconnaissance plus ou moins assurée en droit international. Mais, c’est leur interaction et leur ambition intégrative qui ne serait pas reconnue, de même que la singularité de leur régime juridique articulé autour d’un devoir central : celui d’assurer une bonne gestion ou intendance de la nature.

3.— Car disons-le, le concept de droits bioculturels, forgé et promu par Kabir Bavikatte, juriste de l’environnement, activiste et fondateur de l’ONG Natural Justice[6], était avant tout destiné à saisir de manière intégrée ce qu’on a appelé « des dynamiques juridiques anciennes amorcées dans le sillage de la Convention sur la diversité biologique (CDB), adoptée lors du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992 »[7] ; et à porter aussi la voix et les intérêts des « communautés autochtones et locales »[8] dans les débats internationaux sur les droits des communautés locales « traditionnelles »[9] et peuples autochtones et la protection de l’environnement. Se dévoile d’ailleurs ici le double fondement qui fait toute l’originalité des droits bioculturels comme faisceau de droits destiné à maintenir le rôle des communautés locales et des peuples autochtones dans la protection de l’environnement (ce qu’on appelle aussi leur « ethic of environmental stewardship ») [10] : d’une part, une meilleure protection des intérêts collectifs des peuples autochtones et populations locales ; de l’autre, la protection plus générale de l’humanité (ou de la communauté biotique dans son ensemble), à travers la préservation des activités, pratiques, savoirs et valeurs des peuples autochtones et communautés locales liés à leur rôle supposé d’intendants[11] (« steward ») de la nature. La singularité de la construction découle donc de ce que peuples autochtones et communautés locales sont protégés non en tant que tels, mais en tant que leurs activités et leurs valeurs sont instrumentalement liées à la protection de l’environnement. Ce lien instrumental est particulièrement visible à l’article 8(j) de la Convention sur la diversité biologique (CDB) qui stipule, sous un certain nombre de réserves, que chaque Partie contractante « préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique »[12].

4.— Quant au faisceau lui-même, il est composé de plusieurs droits déjà reconnus ou en voie de reconnaissance au profit des peuples autochtones et communautés locales, auxquels s’ajoute un devoir particulier qui accuse encore la singularité de proposition dans le cadre actuel des droits fondamentaux.

De manière synoptique, le panier de droits comprend : (i) le droit à la terre, au territoire et aux ressources naturelles ; (ii) le droit à l’autodétermination, entendu principalement ici dans sa dimension « interne »[13], i.e. le droit des communautés à l’autonomie et à s’administrer elles-mêmes ; (iii) les droits culturels. Enfin, le faisceau comporte (iv) un « devoir d’intendance » qui découle de l’« ethic of stewardship » associée aux pratiques, valeurs et modes de vie des populations locales. Comme permet de le voir le schéma suivant (schéma n° 1), qui souligne aussi le rôle nodal de l’éthique d’intendance (« stewardship »), les droits et le devoir qui forment le faisceau des droits bioculturels ont bien pour fondement (et finalité) principal la conservation et l’utilisation durable de l’environnement.

 

 

 

Schéma n° 1 – Représentation du « faisceau » des droits bioculturels[14]

 

5.— La construction théorique croise de manière évidente deux discours particulièrement présents, à l’échelle internationale, à l’appui des revendications des peuples autochtones et communautés locales. Le premier, qui s’inscrit dans un contexte de rejet progressif de la figure coloniale et néocoloniale du « primitif » pauvre, sous-développé et marginalisé[15], souligne que les populations locales peuvent prendre en charge leur destin sur un territoire donné, ce d’autant plus qu’elles l’occupent de longue date et, à travers leurs institutions, exercent une forme de souveraineté. Quant au second, il postule, à la faveur d’une révision du récit dépréciatif des populations locales comme ennemies de la nature[16], « […] que les solutions à la crise environnementale globale ne peuvent venir que des communautés autochtones et locales qui ont historiquement fait la preuve de leur capacité à tirer parti de leur milieu sans le dégrader »[17].

6.— Nous voudrions montrer ici que, sans être inexacte, cette lecture est un peu étroite ; que si, en effet, les droits bioculturels s’inscrivent dans une dynamique de renouvellement du cadre de la conservation et des politiques de développement et d’élargissement des droits des peuples autochtones et communautés locales, ils sont inséparables d’une série d’enjeux et de transformations contemporaines qui interrogent la capacité des droits fondamentaux à répondre aux crises environnementales sans intégrer un volet de « devoirs », l’aptitude des systèmes juridiques contemporains à tenir compte d’ontologies non occidentales (et donc à répondre véritablement aux revendications portées par les peuples autochtones, mais aussi un grand nombre de communautés locales à travers le monde, y compris en Occident) et la nécessité de concevoir un cadre juridique intégré pour permettre à la fois un contrôle des communautés autochtones et locales sur leurs ressources et savoirs traditionnels associés et assurer une gestion efficace de l’environnement – et ce sans essentialisation ni romantisation ou instrumentalisation. Un dernier enjeu, qu’on qualifiera d’ontologie politique, porte sur la constitution de nouveaux sujets de droit que le débat sur les « droits de la nature » a contribué à porter au premier plan, et il interroge aujourd’hui aussi le statut éthico-politique des peuples autochtones et communautés locales dans l’Anthropocène[18].

Cette mise en abîme, qui souligne les insuffisances des droits occidentaux et la nécessaire « défragmentation »[19] tant du droit international que des droits nationaux en matière d’environnement, de culture et de ressources naturelles, est à mettre au crédit des droits bioculturels qui, pour ces raisons, et quelles qu’en soient les insuffisances et les dangers, méritent d’être pris en sérieux.

7.— On en propose une étude approfondie dans les lignes qui suivent, en gardant pour prisme la série de défis qui accompagne l’entrée des droits contemporains dans l’ère de l’Anthropocène et la nécessité d’acclimater des éthiques moins anthropocentriques au sein des droits fondamentaux. Pour ce faire, on offre une présentation du développement des droits bioculturels, de la protection des populations locales à une approche intégrée de la gestion locale de l’environnement (§1) ; elle-même suivie d’une étude de la physionomie des droits bioculturels, de l’autodétermination à la question de l’intendance de la nature (§2). On examine dans un dernier temps les défis que posent les droits bioculturels, en particulier les enjeux liés au devoir d’intendance et à la subjectivité juridique (§3).

 

I. La genèse des droits bioculturels : de la protection des populations locales à une approche intégrée de la gestion locale de l’environnement

 

8.— Si la conceptualisation des « droits bioculturels » est due, pour l’essentiel, au travail de Kabir Sanjay Bavikatte[20], elle n’a pu s’accomplir sans le travail pionnier de quelques auteurs sur ce qu’on a pu appeler les droits « tribaux » et les droits sur les « ressources traditionnelles » (A). Elle a également bénéficié d’une série de transformations au plus long court et sans doute plus discrètes qui ont contribué à faire émerger, dans la rhétorique des organisations internationales et des acteurs du développement, l’idée de communautés locales et autochtones comme « intendantes de la nature » (B).

 

A. Des droits « tribaux » aux droits sur les « ressources traditionnelles »

 

9.— Seul ou avec les quelques collègues – activistes ou universitaires – qui l’ont suivi depuis le développement de Natural Justice jusqu’à l’accompagnement du groupe des États africains dans le cadre des négociations du Protocole de Nagoya[21], Kabir Bavikatte a eu maintes fois l’occasion de s’exprimer sur les courants et auteurs qui l’ont guidé dans la conceptualisation des droits bioculturels. On aura l’occasion de s’y attarder à la subdivision suivante, mais il faut peut-être d’emblée insister ici sur le rôle joué par une poignée d’universitaires, tels Tom Greaves, Tewolde Egziabher et surtout Darrell Addison Posey[22], particulièrement sensibles à la situation des populations des Suds, et qui, dans un contexte de profonde refonte du régime international des ressources génétiques, ont souhaité œuvrer au développement de mécanismes juridiques ad hoc susceptibles de mieux protéger les ressources génétiques et savoirs traditionnels associés des populations locales.

10.— Dans les années qui ont suivi l’adoption, en 1983, de l’Engagement international sur les ressources phytogénétiques et la consécration de la notion de « patrimoine commun de l’humanité »[23], il est assez rapidement apparu un déséquilibre dans le régime international de protection de la biodiversité. Censé permettre de maintenir, dans un contexte de prise de conscience de l’érosion rapide de la biodiversité, un flot suffisant de germoplasme (ressources génétiques) pour garantir l’innovation variétale tout en fixant des règles de « réciprocité » et de « consentement préalable » sous le contrôle des États érigés en fidéicommissaires, il a surtout permis aux pays industrialisés de continuer de puiser sans contrepartie dans les centres de diversité du Sud, de faire protéger leurs innovations végétales par des droits de propriété intellectuelle et de les exploiter ensuite commercialement dans l’ensemble du monde[24]. Pour mettre fin à ce qui continuait d’être perçu comme une forme d’injustice de la part des pays des Suds[25], et dans un contexte de diffusion internationale du brevet[26], la communauté internationale a accepté de reconnaître « les droits souverains » des États sur les ressources présentes sur leur territoire et donc la nécessité pour les États utilisateurs de ressources de respecter des règles d’Accès et de Partage des Avantages (APA) et des règles fixées d’un commun accord. C’est le progrès considérable qu’accomplit la CDB, adoptée lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992.

L’autre changement de taille, c’est la reconnaissance, dès le Préambule de l’instrument international, du fait qu’un « grand nombre de communautés locales et de populations autochtones dépendant étroitement et traditionnellement des ressources biologiques sur lesquelles sont fondées leurs traditions » et de la nécessité « d’assurer le partage équitable des avantages découlant de l’utilisation des connaissances, innovations et pratiques traditionnelles intéressant la conservation de la diversité biologique et l’utilisation durable de ses éléments »[27].

11.— L’article 8(j), dont les stipulations s’efforcent de donner effet utile à cette déclaration d’intention, constitue assurément une avancée notable, en imposant aux États « dans la mesure du possible et selon qu’il conviendra […] » et « [s]ous réserve des dispositions de sa législation nationale », de respecter, préserver et maintenir les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales, d’en favoriser « l’application sur une plus grande échelle, avec l’accord et la participation des dépositaires de ces connaissances, innovations et pratiques » et d’encourager « le partage équitable des avantages découlant de l’utilisation de ces connaissances, innovations et pratiques ». Mais, outre son caractère « programmatoire »[28] – qui a conduit la grande majorité des États au plus grand immobilisme en matière de procédures d’APA au profit des peuples autochtones et communautés locales[29] – et son caractère vague[30], le texte de la CDB restait surtout totalement silencieux sur le sort à réserver aux « ressources génétiques » éventuellement « détenues » par les communautés locales et autochtones pour lesquelles les États ne sont même pas « invités » à recueillir l’accord ou assurer la participation des « détenteurs », pour ne rien dire du partage équitable des avantages[31]. Ainsi, face au large consensus international louant la « bioprospection »[32] comme promesse d’innovation par l’usage combiné du matériel biologique et des savoirs traditionnels associés, des activistes puis des universitaires ont commencé à dénoncer avec vigueur la « biopiraterie »[33] organisée par le régime international des ressources génétiques[34].

12.— Dans les premières années qui suivent son entrée en vigueur, la CDB est donc naturellement l’objet de critiques virulentes qui conduisent quelques auteurs pionniers à proposer des solutions techniques ambitieuses, qui convergent toutes dans la volonté « d’ériger une barrière contre l’utilisation et l’appropriation, par des tiers, des innovations produites par les agriculteurs/les communautés sans leur consentement et sans partage des avantages »[35]. Méritent particulièrement d’être signalées la proposition de Greaves suggérant de créer des droits « tribaux » ou « communaux »[36] et celle de Egziabher pressant la communauté internationale de reconnaître des « droits intellectuels communautaires »[37]. Ce n’est pas lieu d’en examiner les vertus et surtout les faiblesses[38]. Tout au mieux peut-on dire que, en même temps qu’elles soulignent la nécessité de mieux protéger les ressources, innovations, savoirs et pratiques de populations locales, elles reproduisent le biais en partie réductionniste de la CDB. C’est ce qu’avait bien compris l’ethnobiologiste Darrell A. Posey, l’un des premiers grands défenseurs des droits des peuples autochtones, dont la théorie des « droits sur les ressources traditionnelles » s’efforçait justement de dépasser la logique d’appropriation et de marchandisation à laquelle beaucoup d’auteurs paraissaient jusqu’alors condamner les populations locales.

13.—La force de Posey, aux travaux duquel est venu par la suite s’associer le juriste anglais Graham Dutfield[39], est d’avoir mis en lumière la double philosophie qui parcourt la CDB et d’en avoir tiré des enseignements sur les évolutions possibles du cadre international de protection des communautés locales. D’un côté, certes, la CDB poursuit un projet qu’on a justement qualifié de néo‑libéral : ressources génétiques et savoirs traditionnels sont appréhendés dans leur valeur marchande, que les communautés locales et peuples autochtones peuvent échanger sur le marché de la biodiversité en contrepartie d’avantages monétaires et non monétaires. Les ressources et savoirs transférés aux bioprospecteurs servent à développer de nouvelles technologies pour le bien de l’humanité, tandis que les avantages qui reviennent aux communautés sont censés jouer comme leviers incitatifs à la préservation de la biodiversité, tout en contribuant à leur développement[40]. D’un autre côté, toutefois, et c’est tout le mérite de Posey de l’avoir montré, la CDB porte une vision moins économiste et utilitariste que dévoile la reconnaissance explicite et insistante de l’« incarnation » des connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales dans des modes de vie, leur rôle aussi dans la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique[41]. L’Agenda 21, plan d’action pour le XXIe siècle, également adopté lors du sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992[42], énonce d’ailleurs nettement, dans son Principe 26, que les « populations autochtones et leurs communautés » « […] ont développé au cours des générations une connaissance scientifique traditionnelle et holistique de leurs terres, de leurs ressources naturelles et de leur environnement »[43]. Au titre des objectifs, les gouvernements et les organisations internationales sont invités à reconnaître « leurs valeurs, connaissances traditionnelles et pratiques de gestion des ressources en vue de promouvoir un développement écologiquement rationnel et durable »[44] et à reconnaître le fait que « la dépendance traditionnelle et directe à l’égard des ressources renouvelables et des écosystèmes, y compris les récoltes durables, continue d’être essentielle pour le bien-être culturel, économique et physique des populations autochtones et de leurs communautés »[45]. Il ne s’agit plus ici de consacrer ce qui pourrait s’apparenter à des droits de propriété intellectuelle des populations locales sur les ressources génétiques et savoirs associés qu’elles détiennent, mais bien de protéger des valeurs, connaissances et pratiques associées à un mode de vie, en tant que ce dernier est lui-même fondé sur des rapports particuliers à la terre et aux ressources naturelles et s’avère positivement lié au développement de ces populations et à la protection de l’environnement.

14.—Notant ainsi les fortes tensions traversant la CDB, mais aussi la Déclaration de Rio et l’Agenda 21[46], Posey proposait de les exploiter pour faire triompher, à l’échelle internationale, le volet le plus protecteur des peuples autochtones[47]. Pour ce faire, il lui paraissait urgent et indispensable de renoncer à appréhender les savoirs traditionnels à travers le prisme des droits occidentaux, sans tenir compte de la manière dont les systèmes juridiques autochtones conçoivent la propriété[48]. Il lui semblait surtout inapproprié et dangereux de positionner le débat sur le seul terrain de l’appropriation : ce que désirent les populations locales – et ce dont elles ont besoin –, ce n’est pas (ou pas seulement) la commercialisation de leur savoirs et ressources génétiques, mais bien au contraire la possibilité de dire « non » à la privatisation et la commercialisation, i.e. de choisir si, comment et avec qui elles partagent telle ou telle partie de leur patrimoine. Investis de valeurs multiformes, attachés indéfectiblement à leur identité et conditions indispensables de la continuité de la communauté[49], ressources et savoirs traditionnels[50] ne peuvent être réduits sans péril à leur seule valeur marchande[51]. Si on suppose du reste que les populations locales ont, du fait de leur attachement à la terre et leurs ressources, un rôle crucial à jouer dans la préservation de l’environnement, il convient ainsi de défendre non point tant la propriété immatérielle des communautés sur leurs ressources et savoirs que leur autonomie dans la gestion des éléments de leur culture et de leur environnement naturel. De fait, les « traditional resources rights » – droits sur les ressources traditionnelles –, dont Posey fait la proposition au milieu des années 1990, sont avant tout un appel à une plus grande autonomie des populations locales, ce qu’il qualifie de « droit à l’autodétermination », et qui constitue le noyau dur de sa construction. Le « de facto self-determination », comme il l’appelle encore autrement[52], c’est avant tout un faisceau de droits qui permet aux communautés de contrôler leurs culture, savoirs, pratiques, traditions, mais qui ne saurait être effectif sans une reconnaissance préalable des droits sur la terre et le territoire[53]. L’un ne saurait aller sans l’autre[54]. En tant que l’un des fondateurs du concept de « diversité bioculturelle » qui met en évidence les liens indissociables entre la diversité de la culture et la diversité biologique[55], Posey a toujours insisté sur la nécessité de protéger ensemble territoires, terres et ressources, d’une part, et cultures, pratiques, langages et traditions, de l’autre[56]. Pour assurer la protection de l’identité des peuples autochtones et communautés locales et ne pas compromettre leur survie, il importe donc de promouvoir une approche intégrée[57]. La reconnaissance des droits sur les ressources est une nécessité, mais elle est inséparable d’une reconnaissance plus large du droit d’accès à la terre qui en est le support, et des droits sur la culture qui est en interaction constante avec la biodiversité.

Retour en haut

 

B. Les communautés autochtones et locales, intendantes de la nature

 

15.— Adossé au concept naissant de diversité bioculturelle, le concept de « droits sur les ressources traditionnelles » porte sur la scène internationale un discours nouveau sur la nécessité d’offrir aux communautés locales et peuples autochtones une protection intégrée de leurs ressources et savoirs traditionnels, mais aussi de leurs terres, territoires et cultures. Si la démarche est novatrice, elle ne place pas encore les populations locales au centre des enjeux de conservation[58]. Ce changement de prisme, qu’accomplit formellement la proposition de « droits bioculturels », ne devient en réalité possible que parce que se développent parallèlement de nouveaux discours sur le rôle des populations locales dans « l’intendance de la nature ». La figure du peuple autochtone ou de la communauté locale porteur d’une « ethic of stewardship » est, en effet, très présente dans quatre mouvements qui se déploient entre les années 1980 et le début du XXIe siècle[59] : le mouvement post-développement, la critique du modèle dit « fortress conservation », les « commons », enfin le mouvement en faveur du droit des peuples autochtones.

16.— Dans les années 1970-1980, la rencontre des notions de capital, de progrès et de technologies ouvre une période de certitude qu’on a appelé le « développement ». Selon ces principes sous-jacents, les prescriptions produites par les grandes institutions comme la Banque mondiale et les grandes universités occidentales doivent permettre, à terme, à coup d’investissements majeurs et de nouvelles technologies, de transformer activement les « sociétés traditionnelles » en « sociétés modernes »[60]. Ces principes ont notamment guidé, entre les années 1970 et 1980, de larges projets destinés à profondément transformer les agricultures des PED et des pays les moins avancés, et ont conduit à une large intensification de la production, à un usage massif de variétés améliorés à haut rendement et à l’emploi d’intrants à grande échelle – ce qu’on a appelé la Révolution Verte[61]. Le mouvement du développement a rapidement rencontré ses critiques, venues respectivement des camps libéral, marxiste et poststructuraliste[62]. Mais il faut surtout souligner l’importance de la critique issue du « post-développement », qui va plus loin que les premiers en ne s’interrogeant plus seulement sur les alternatives de développement, mais en recherchant directement des alternatives au développement[63]. La première grande vertu du post-développement a été de questionner la place nodale du développement dans les représentations de la réalité sociale en Afrique, en Asie et en Amérique latine, de remettre aussi profondément en cause la configuration du savoir et du pouvoir par les experts internationaux, tout en ouvrant un nouvel espace discursif pour construire de nouveaux projets en rupture avec le développement. Autre apport de poids que résume Arturo Escobar, le post‑développement a pu suggérer que « les idées les plus utiles en termes d’alternatives pouvaient être obtenues à partir des connaissances et des pratiques des mouvements sociaux […] »[64]. Le constat dramatique de la pauvreté et des désastres environnementaux causés par les projets de développement – dont l’exemple symptomatique reste sans doute la Révolution Verte en Inde[65] –, alimente une pensée contre-hégémonique qui commence à faire le lien entre protection de l’environnement et l’activité subalterne et jusque-là invisible des communautés rurales, des paysans et des peuples autochtones.

17.— Ce premier changement se double d’une évolution notable des sciences de la conservation. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les administrations coloniales installées dans le Sud global ont commencé à prendre conscience des conséquences néfastes de l’exploitation massive de l’environnement sur lequel reposait leur système économique et social[66]. Elles ont, en réaction, fait de l’environnement, à la fois un capital à exploiter de manière extensive pour répondre aux besoins des empires et une nature « vierge » et « sauvage » à préserver à tout prix des activités jugées destructrices des populations locales. Ce cadre, imprégné d’idées passablement contradictoires et parfois racistes[67], aboutit à la mise en place du modèle dit « fortress conservation » (ou « fences and fines approach »)[68] dont le Parc national Yellowstone, créé en 1872 dans le Montana, est souvent présenté comme le parangon. Les aires protégées doivent restées vierges de toute activité humaine (« pristines »), et la législation qui se met progressivement en place – alimentée par une science coloniale qui voit dans les peuples et communautés locales une menace directe à la survie des écosystèmes –, transforme les chasseurs en braconniers, les bûcherons en délinquants et les paysans en ennemis de la conservation[69]. Les conséquences de ce modèle ont été souvent dramatiques pour les populations locales. La création de vastes aires protégées, que ce soit en Amérique, en Australie, en Asie ou en Afrique, n’a, en effet, été possible que par « le déplacement forcé et la décimation des peuples autochtones, à l’origine de nombreuses violations des droits civils, économiques et culturels […] »[70]. En 2016, la Rapporteuse spéciale sur les droits des peuples autochtones soulignait ainsi qu’environ 50% des aires protégées existantes avaient été créées sur les terres et territoires traditionnellement détenus par les peuples autochtones[71].

18.— Le modèle commence à être remis en cause à partir du début des années 1980[72], à la fois en raison, d’un réajustement des politiques de « développement », du constat de son ineffectivité[73] en matière environnementale et d’une mise en visibilité, qui va de pair avec les critiques du développement[74], du rôle essentiel des peuples autochtones et communautés locales dans la protection de l’environnement[75]. Dans les deux décennies qui suivent, la littérature souligne ainsi, avec plus de force, l’importance des savoirs agroécologiques locaux, mais aussi des institutions traditionnelles, droits coutumiers et systèmes éthiques en accord avec les contextes écologiques locaux pour la protection et le maintien des espaces protégés. Posey a également contribué à faire évoluer les idées chez les conservationnistes en mettant en lumière l’existence d’une relation mutuelle, durable et bénéfique entre certaines populations locales et l’environnement. Insistant sur les liens indissociables entre nature et culture[76] – au cœur du concept de diversité bioculturelle qu’il a contribué à populariser[77] –, il n’a cessé de souligner, ce qu’admettent aujourd’hui largement l’ethnoécologie et l’ethnobiologie[78], la centralité de l’environnement dans les pratiques et croyances d’un grand nombre de peuples autochtones et communautés locales. Comme le disait aussi Luisa Maffi, ces communautés et peuples « savent que leur vie et leur futur immédiat – ainsi que le bien-être des futures générations – dépendent de l’environnement dans lesquels ils vivent et de la biodiversité dont ils dépendent étroitement »[79]. Parce que, pour nombre de ces populations, tout dans la nature est interconnecté et interdépendant, et parce qu’elles sont aussi étroitement dépendantes de l’environnement dans lequel elles vivent, elles ont développé une relation ou éthique particulière de soin ou d’intendance de la nature. Comme l’écrit Posey : « Indigenous and traditional peoples frequently view themselves as guardians and stewards of nature. Harmony and equilibrium among components of the cosmos are central concepts in most cosmologies »[80]. En 1992, la Recommandation 6 du Caracas Action Plan 1992, adoptée lors de la 4e édition du Congrès Mondial des Parcs de l’UICN[81], acte ce changement de philosophie que viennent confirmer l’Accord et le Plan d’action de Durban adoptés lors de la 5e édition du Congrès de l’UICN[82].

19.— Autre mouvement (et même école) qui a contribué à rendre visible l’activité des peuples autochtones et communautés locales et qui a, ce faisant, participé à la genèse intellectuelle des droits bioculturels, celui des « commons » ou « communs ». Le mouvement des « communs » [83] est avant tout associé au nom d’Elinor Ostrom, connue au-delà du cercle des économistes pour le prix de la Banque de Suède en sciences économiques qui lui a été attribuée en 2009, en récompense de ses travaux sur la gouvernance économique des « ressources communes » (en anglais : « common pool resources »). Son nom est indissociablement associé à celui de l’écologue et néomalthusien américain[84], Garrett Hardin, surtout célèbre pour un article publié en 1968 dans la revue Science : « The Tragedy of the Commons »[85]. Hardin a, malgré lui, contribué à populariser le terme de « commun »[86], et la première thèse d’Ostrom est une réfutation de l’argument articulé par Hardin en 1968 : un pâturage ouvert à tous, sur lequel chaque berger peut librement venir faire paître ses bêtes, est mécaniquement conduit au surpâturage, i.e. à l’épuisement de la fertilité du pré. Dans un « commun », notait-il – et c’est là que réside la « tragédie » – « chacun cherche à maximiser ses intérêts » et nul n’est incité à préserver la ressource commune[87]. Pour échapper à la tragédie, en contraignant chaque pâtre à intégrer à sa décision le coût de l’unité prélevée pour la collectivité, il n’est d’autre ressource que de recourir à la propriété publique ou privée.

20.— Dès 1970, des économistes de l’écologie pointaient l’erreur fondamentale d’Hardin : l’amalgame, niché au cœur de son raisonnement, entre « commun » et « libre accès »[88]. Dans ce dernier cas, comme le montre la production historique et ethnographique assez dense qui documente la gestion locale défectueuse des ressources qui suit une période coloniale ou postcoloniale d’intense centralisation[89], l’absence de règles de gestion et institutions (ou leur extrême faiblesse) compromet la gestion durable de la ressource commune[90]. Dans le premier cas, et c’est tout le mérite du travail d’Ostrom que de l’avoir décrit à partir d’études empiriques, les communautés sont capables de surmonter les problèmes d’action collective en s’auto-organisant, assurant ainsi la gestion à long terme des ressources communes (common-pool resources). Comme a pu le résumer Ostrom : « a surprisingly large number of individuals facing collective action problems do cooperate. Contrary to the conventional theory, many groups in the field have self-organized to develop solutions to common-pool resource problems at a small to medium scale »[91]. Le cadre ostromien, qui a été affiné au fil des années par l’économiste américaine et tous ceux qui se réclament de son œuvre, a pour point de départ les « principes de conception communs aux institutions durables »[92]. S’ils ne sauraient être analysés comme des conditions sine qua non devant être satisfaites pour garantir une gestion durable des communs[93], ils rappellent en tout cas que, pour qu’un cadre institutionnel de gouvernance soit efficace et durable, il doit susciter la confiance et la réciprocité entre les membres et être collectivement défini et appliqué par les membres eux-mêmes, en tenant compte des conditions locales et de la préservation de la ressource à long terme.

21.— Le dernier mouvement qui permet également de faire émerger les populations locales dans leur lien particulier à l’environnement, c’est le mouvement en faveur des droits des peuples autochtones qui a progressivement permis leur insertion dans le droit international des droits de l’homme et la reconnaissance des peuples autochtones, en droit international, mais aussi dans un nombre croissant de droits nationaux, en tant que véritables « sujets collectifs »[94]. On peut laisser de côté la Convention n° 107 de l’OIT relative aux populations aborigènes et tribales [95], qui, tout en reconnaissant des besoins spécifiques pour assurer la protection des droits fondamentaux des peuples autochtones, reflète principalement, comme le note James Anaya, « the premise of assimilation operative among dominant political elements in national and international circles at the time of the convention’s adoption. The universe of values that promoted the emancipation of colonial territories during the middle part of this century simultaneously promoted the assimilation of members of culturally distinctive indigenous groups into dominant political and social orders that engulfed them »[96]. Les changements ne se dessinent qu’à compter des années 1960, lorsqu’une jeune génération de femmes et d’hommes éduqués et fins connaisseurs des systèmes juridiques dominants commence à porter de nouvelles revendications, dont celle des peuples autochtones de continuer d’exister en tant que communautés distinctes avec des cultures et des institutions politiques enracinées dans l’histoire et jouissant de droits sur la terre. Anaya observe que, dès lors, les « Indigenous peoples articulated a vision of themselves different from that previously advanced and acted upon by dominant sectors »[97]. Grâce à la tenue de plusieurs conférences internationales et aux appels lancés aux grandes institutions intergouvernementales, ces efforts ont pu se transformer en véritable campagne, à laquelle universitaires et ONG sont, du reste, venus offrir un large écho[98] dans les années 1970. La fin des années 1980 marquent enfin l’adoption et l’entrée en vigueur du premier instrument international majeur, la Convention (n° 169) de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux, adopté en 1989[99]. La Convention est une révision de la Convention n° 107 dont elle vient d’abord rejeter la philosophie intégrationniste et assimilationniste.

22.— Le préambule s’ouvre sur des clauses particulièrement importantes, dont celle par laquelle la Conférence générale de l’OIT prend acte de l’aspiration à l’autonomie des peuples concernés[100] (à l’égard de leurs modes de vie, leurs institutions et leur développement économique) et à la préservation et au développement de leur identité, langue et religion. Surtout, les clauses du préambule permettent à la Conférence générale de l’OIT d’attirer l’attention « […] sur la contribution particulière des peuples indigènes et tribaux à la diversité culturelle et à l’harmonie sociale et écologique de l’humanité […] »[101]. Outre l’obligation faite aux États de respecter « l’importance spéciale que revêt pour la culture et les valeurs spirituelles des peuples intéressés la relation qu’ils entretiennent avec les terres ou territoires, ou avec les deux […] »[102], la Convention leur impose la reconnaissance des droits de propriété et de possession sur les terres que les peuples tribaux et indigènes occupent traditionnellement. Par ailleurs, elle commande que des mesures soient prises, « dans les cas appropriés », « pour sauvegarder le droit des peuples intéressés d’utiliser les terres non exclusivement occupées par eux, mais auxquels ils ont traditionnellement accès pour leurs activités traditionnelles et de subsistance »[103]. Par une stipulation particulièrement forte, les Parties contractantes sont, du reste, spécialement tenues de sauvegarder les droits des peuples intéressés sur les ressources naturelles dont sont dotées leurs terres – droits qui comprennent celui, pour ces peuples, de participer à l’utilisation, à la gestion et à la conservation de ces ressources[104]. S’ajoutent, enfin, les stipulations relatives aux mesures spéciales qui doivent être adoptées en vue de sauvegarder, notamment, la culture et l’environnement des peuples intéressés[105], l’obligation faite aux États, dans l’application de la Convention, « de reconnaître et protéger les valeurs et les pratiques sociales, culturelles, religieuses et spirituelles »[106] et de « respecter l’intégrité des valeurs, des pratiques et des institutions desdits peuples »[107], ainsi que le droit des peuples intéressés de conserver leurs coutumes et institutions[108]. Par son étendue et sa vision holistique, qui souligne à la fois les liens indissociables entre les peuples autochtones, leurs terres et leurs ressources, et la nécessité de préserver les pratiques et valeurs traditionnelles et la culture, ainsi que la coutume et les institutions qui les médiatisent, la Convention n° 169 de l’OIT a constitué une étape décisive dans la reconnaissance internationale des droits de peuples autochtones. Par les liens qu’elle ébauche aussi entre les modes de vie de ces peuples et « l’harmonie écologique », elle a pu être naturellement perçue comme une contribution décisive à la notion de stewardship placée au cœur des droits bioculturels.

23.— Ces liens s’accusent d’ailleurs dans deux instruments ultérieurs. Le premier, la CDB qui, sans être étranger au mouvement que l’on vient d’étudier, n’intéresse pas exclusivement les peuples autochtones. Il en sera plutôt question dans la deuxième partie[109]. Le second, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007[110], qui approfondit considérablement les garanties de la Convention (n° 169) de l’OIT. Bien que non juridiquement contraignante, la Déclaration a largement contribué à la reconnaissance, à l’échelle nationale, des droits constitutionnels des peuples autochtones et des minorités ethniques[111]. Elle continue aussi d’inspirer les systèmes régionaux de protection des droits de l’homme et les organes conventionnels des droits de l’homme[112], participant ainsi sans doute au développement d’un droit coutumier international[113]. Ces questions méritent un examen approfondi, que nous reportons au paragraphe suivant, mais il faut préciser ici que c’est dans le préambule que la Déclaration affirme de manière particulièrement forte le lien entre le mode de vie des peuples autochtones et la protection de l’environnement. L’instrument reconnaît, en effet, dans ses dispositions liminaires, que le « respect des savoirs, des cultures et des pratiques traditionnelles autochtones contribue à une mise en valeur durable et équitable de l’environnement et à sa bonne gestion »[114].

24.— Les quatre grands courants qui viennent d’être examinés ont contribué à faire émerger un récit productif faisant des communautés locales et des peuples autochtones des intendants de la nature. Ce récit se cristallise progressivement dans un certain nombre d’instruments internationaux relatifs aux aires protégées, à la conservation de la biodiversité et aux droits des peuples autochtones. C’est cette phase de cristallisation juridique qu’il convient désormais d’étudier attentivement en montrant comment elle a progressivement donné forme et substance à la catégorie des droits bioculturels.

Retour en haut

 

II. La physionomie des droits bioculturels : de l’autodétermination à l’intendance de la nature

 

25.— La mise en récit du rôle des communautés locales et des peuples autochtones dans la gestion de l’environnement, à laquelle contribue le post-développement, les communs, le mouvement en faveur des droits de peuples autochtones ou bien encore les sciences de la conservation, commence à recevoir une traduction juridique à la fin des années 1980. Le changement dans l’appréhension des populations locales est bien perceptible dans le texte de la CDB dont Posey remarquait la profonde ambiguïté[115], partagé qu’il est entre une vision économiste et utilitariste de la biodiversité et une vision plus holistique plaçant les peuples autochtones et communautés locales au centre du projet de préservation et d’usage durable des ressources génétiques et savoirs associés. La CDB constitue néanmoins une étape cruciale qui marque l’amplification d’une dynamique juridique alors récente en faveur de la protection de ces populations en leur qualité de steward/intendant de la nature. C’est cette dynamique, qui aboutit en définitive à l’éclosion des droits bioculturels, qu’il faut décrire, de manière à mettre en évidence les fondements des droits bioculturels (A), puis à en préciser le contenu (B).

 

A. Les fondements des droits bioculturels

 

26.— Même s’ils ont reçu une première consécration juridique récente et spectaculaire[116], les droits bioculturels sont avant tout attachés à la personne de Kabir Bavikatte dont il fait la proposition dans sa thèse de doctorat publiée en 2014[117]. On l’a déjà souligné, la proposition n’est pas simplement opinio doctorum ou opinion de iure condendo[118]. Elle s’appuie sur un riche matériau juridique existant, en droit international et en droit national, qu’elle réélabore de manière à montrer que de nouveaux droits de troisième génération sont en train d’apparaître sous nos yeux[119]. Il faut repartir de ce matériau, textuel et jurisprudentiel, qui a pu servir au travail de réélaboration normative, souligner aussi ce qui s’est produit depuis cette première formulation.

 

1) Fondements textuels

 

27.— La reconnaissance large du rôle d’intendance des communautés locales et peuples autochtones, à partir des années 1990, dans un grand nombre d’instruments internationaux contraignants et non contraignants, est annoncée par le Rapport Brundtland, Our Common Future/Notre avenir à tous, rédigé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations Unies, présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland, et publié en 1987[120]. Ce rapport est d’une grande importance, car outre qu’il souligne l’exemplarité des populations locales dans la gestion des ressources présentes dans les écosystèmes complexes des forêts, des montagnes et des terres arides, et le lien entre cette gestion exemplaire et un riche patrimoine de connaissances et d’expériences traditionnelles, il appelle à la reconnaissance des droits de ces communautés comme moyen de maintenir leur mode de vie soutenable traditionnel[121]. Le rapport notait, de manière frappante, soulignant en termes particulièrement forts la nécessité d’une approche intégrée, que :

Le point de départ d’une politique juste et humaine à l’égard de ces groupes consiste à reconnaître et à protéger leurs droits traditionnels sur leurs terres et les autres ressources qui assurent leur mode de vie – droits qu’ils sont susceptibles de définir en des termes qui n’ont rien à voir avec les systèmes juridiques ordinaires. Les institutions de ces groupes, qui réglementent les droits et les obligations, jouent un rôle capital dans le maintien de l’harmonie avec la nature et de la conscience de l’environnement, caractéristiques du mode de vie traditionnel. Par conséquent, la reconnaissance des droits traditionnels doit aller de pair avec des mesures tendant à protéger les institutions locales qui inculquent la responsabilité de l’utilisation des ressources. Cette reconnaissance doit aussi donner aux communautés locales la possibilité d’intervenir dans les décisions prises au sujet de l’utilisation des ressources dans leur région[122].

28.— Le troisième Sommet de la Terre, qui s’est tenu à Rio de Janeiro (Brésil) en 1992, constitue, on l’a dit, une étape fondamentale vers la reconnaissance positive du rôle d’intendance des populations locales et a été analysé comme un moment décisif dans la consolidation des fondements des droits bioculturels[123]. Parmi les documents adoptés durant cette période, on doit mentionner la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement[124], dont le Principe 22 reconnaît que « [l]es populations et communautés autochtones et les autres collectivités locales ont un rôle vital à jouer dans la gestion de l’environnement et le développement du fait de leurs connaissances du milieu et de leurs pratiques traditionnelles » et invite les États à « reconnaître leur identité, leur culture et leurs intérêts, leur accorder tout l’appui nécessaire et leur permettre de participer efficacement à la réalisation d’un développement durable »[125]. Pareillement, l’Agenda 21, le plan d’action volontaire développé à l’occasion du Sommet de Rio, appelle les États à prendre leurs responsabilités à l’égard de l’environnement, en respectant les droits des peuples autochtones de participer dans la gestion de leurs territoires et en contribuant à la préservation et la promotion de leurs valeurs, savoirs traditionnels, pratiques de gestion qui ont un rôle à jouer en vue de la « promotion d’un développement écologiquement rationnel et durable » [126]. La CDB vient parachever l’ouvrage de manière forte[127]. Premier instrument international juridiquement contraignant reconnaissant tout à la fois le rôle des peuples autochtones et des communautés locales dans la conservation et l’usage durable de l’environnement, il souligne aussi expressément, dans ce cadre, l’importance de leur connaissances, innovations et pratiques pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique aux articles 8(j) et 10(c)[128]. Il faut toutefois redire ici la grande faiblesse de ces deux stipulations qui sont inhabituellement restrictives et conservent un caractère largement « programmatoire »[129]. Les États ont « le droit souverain d’exploiter leurs propres ressources […] »[130], et même s’ils n’en sont pas les « propriétaires », ils ont le pouvoir de réglementer l’accès aux ressources génétiques[131] et donc de reconnaître, dans leur législation, les droits réels ou des mécanismes de contrôle sur ces connaissances au profit de tel ou tel groupe. L’article 8(j) ne s’achemine que timidement vers le devoir. C’est, en effet, sous fortes réserves (« Chaque partie contractante, dans la mesure du possible et selon qu’il conviendra : […] (j) Sous réserve des dispositions de sa législation nationale […] »)[132], que les États respectent, préservent et maintiennent les « connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique ».

29.— Par ailleurs, en incitant les États à favoriser « l’application sur une plus grande échelle » des connaissances, innovations et pratiques des peuples autochtones et communautés locales, l’instrument international s’inscrit incontestablement dans le grand récit – qu’on appellera économie de la promesse[133] – de la bioprospection[134]. Les ressources biologiques et savoirs associés sont extraits de leur contexte social et culturel et réduits à leur seule valeur technologique et marchande, au nom du progrès général de l’humanité et du développement économique des communautés locales et peuples autochtones[135]. De fait, comme nous l’avons observé plus haut, le texte de la CDB oscille entre une approche qu’on pourrait qualifier de « propriétaire » de la biodiversité,[136] en phase avec les vieux dogmes du développement[137] qui imputent les carences dans la gestion de l’environnement à des conditions de sous-développement[138], et une approche plus moderne, « d’intendance » (« stewardship »)[139], qui valorise le rôle de « gardien » des populations locales et s’efforce d’élaborer un cadre de protection intégrée de leurs modes de vie, terres, territoires, ressources, culture, institutions et coutumes.

30.— À peu près à la même période, on voit aussi évoluer les soubassements philosophiques des instruments et politiques en matière d’aires protégées et espaces naturels protégés. À la faveur, là encore, d’une réévaluation des rapports humains-nature, les communautés locales et peuples autochtones, jusque-là chassés de ces espaces de nature « pristine », sont de nouveau admis, même s’il est vrai, dans un premier temps, par simple tolérance et à condition que leurs activités soient compatibles avec les activités de conservation[140]. On voit pareillement des changements s’opérer dans les catégories de l’Union internationale pour la conservation de la nature qui établit, dès 1994, 6 catégories d’aires protégées, et qui reconnaît l’installation des peuples autochtones et communautés locales, y compris dans la catégorie la plus stricte, celle de « Réserve naturelle intégrale » (en anglais : « strict nature reserve »). Le texte tolère, en effet, a contrario, la présence d’humains « non modernes » (!)[141].

31.— Les instruments internationaux adoptés depuis le début du nouveau millénaire reprennent aussi largement à leur compte, et même intensifient, les liens entre les modes de vie et pratiques des populations locales et l’intendance de la nature. Ainsi du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA), adopté en 2004 dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)[142], dont le préambule reconnaît « les contributions passées, présentes et futures des agriculteurs de toutes les régions du monde, notamment de ceux vivant dans les centres d’origine et de diversité, à la conservation, l’amélioration et la mise à disposition de ces ressources », qui sont « le fondement des Droits des agriculteurs »[143]. Les « Droits des agriculteurs », catégorie nouvelle de droits que vient consacrer le TIRPAA, sont particulièrement importants dans la genèse des droits bioculturels, parce qu’ils sont justement destinés à maintenir le rôle multimillénaire des agriculteurs dans la conservation, l’amélioration et la mise à disposition des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (RPGAA)[144]. Leur finalité était bien exprimée dès la Résolution 5/89 de la FAO[145] qui précède le TIRPAA de quelques années : ces droits visent à « aider les agriculteurs et les communautés agricoles de toutes les régions du monde, et spécialement ceux des lieux d’origine et de diversité des ressources phytogénétiques, à protéger et conserver ces ressources et la biosphère naturelle »[146]. C’est l’article 9 du TIRPAA qui décrit, de manière indicative, le contenu du « faisceau » possible de droits en faveur des agriculteurs et des communautés locales et autochtones, après un rappel appuyé « de l’énorme contribution que les communautés locales et autochtones ainsi que les agriculteurs de toutes les régions du monde, et spécialement ceux des centres d’origine et de diversité des plantes cultivées, ont apportée et continueront d’apporter à la conservation et à la mise en valeur des ressources phytogénétiques qui constituent la base de la production alimentaire et agricole dans le monde entier »[147]. Les dispositions pertinentes de l’article 9.2 sont singulièrement affaiblies par l’emploi du conditionnel et la multiplication de formules restrictives (« En fonction de ses besoins et priorités, chaque Partie contractante devrait, selon qu’il convient et sous réserve de la législation nationale, prendre des mesures »), mais la liste de mesures possibles souligne bien le rôle d’intendant que le TIRPAA reconnaît et entend faire jouer aux populations locales et aux agriculteurs. Il en est ainsi de « [l]a protection des connaissances traditionnelles présentant un intérêt pour les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture »[148] ou du « droit de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme ou du matériel de multiplication »[149].

32.— Le dernier texte que l’on évoquera de manière détaillée dans ces lignes représente sans doute le jalon le plus important dans la genèse des droits bioculturels. Il s’agit du Protocole de Nagoya sur l’accès et le partage des avantages, adopté le 20 octobre 2010 à Nagoya, au Japon[150]. Mais il faut d’emblée en souligner la double spécificité au regard de la question de l’intendance de la nature et des droits bioculturels. Tout d’abord, il s’agit d’un protocole à la CDB, qui en reprend donc les fondements contrastés, tout en poussant en l’occurrence plus loin l’inspiration bioculturelle. Ensuite, compte tenu du rôle joué par Sanjay Kabir Bavikatte et Natural Justice dans les négociations qui ont conduit à l’adoption du Protocole[151], il n’est guère surprenant que les références à l’intendance au stewardship y soit plus marquées[152], singulièrement à travers l’inclusion des « protocoles bioculturels communautaires », que l’instrument appelle « protocoles communautaires »[153] , et qui sont toujours un cheval de bataille de l’ONG sud-africaine. Dans ce nouveau cadre approfondi, on peut désormais dire que les peuples autochtones et communautés locales – « historiquement les principaux acteurs impliqués dans les semences de ferme, la sélection massale et le développement de techniques destinés à conserver et maintenir les cultures et les variétés »[154] –, ont droit à un partage juste et équitable des bénéfices qui sont issus de l’utilisation de leurs ressources génétiques et savoirs traditionnels associés, le droit au consentement préalable donné en connaissance de cause, le droit de négocier des conditions convenues d’un commun accord, et le droit à l’utilisation coutumière ou à l’échange de ressources génétiques et de connaissances traditionnelles associées (que ce soit à l’intérieur de la communauté ou entre communautés)[155]. Si les États ont toujours des droits souverains sur les ressources présentes sur leur territoire[156], ils ont en revanche des devoirs plus fermes à l’égard des peuples autochtones et communautés locales. Bien que des différences subsistent selon que l’accès porte sur les savoirs traditionnels[157] ou les ressources génétiques[158], le Protocole de Nagoya[159], qui reconnaît d’ailleurs le « lien d’interdépendance »[160] entre les deux, va dans le sens de la reconnaissance généralisée de procédures locales d’Accès et de Partage des Avantages (APA) garantissant le consentement préalable donné en connaissance de cause des communautés (ou leurs accord et participation) et un partage juste et équitable des avantages qui en résultent[161]. De manière plus générale, le Protocole s’efforce d’appréhender et de protéger de manière intégrée ceux qu’il appelle les « gardiens de la diversité biologique »[162] en demandant aux États, tout du moins en ce qui concerne les obligations du Protocole qui portent sur les connaissances traditionnelles, de tenir compte du droit coutumier, et le cas échéant des protocoles bioculturels et procédures locales d’accès qu’ils doivent d’ailleurs s’efforcer d’appuyer[163]. Remarquons également que, lors de la COP 10, qui a conduit au Protocole de Nagoya, les Parties ont également adopté le Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri destiné à assurer le respect plus large du patrimoine culturel et intellectuel des communautés autochtones et locales[164]. Bien que purement volontaire[165], ce Code de conduite éthique montre mieux encore la diffusion du concept d’intendance de la nature et la compréhension de la nécessité de garantir, sans fragmentation, le « droit des communautés autochtones et locales de jouir de leur patrimoine culturel et intellectuel, notamment les connaissances, les innovations et les pratiques traditionnelles »[166] . Avec plus de netteté encore que le Protocole, le texte rompt ici avec la tendance, perceptible dans la CDB, à saisir les connaissances traditionnelles comme de pures informations détachées du système de valeurs dans lesquelles elles sont forgées et prennent sens[167]. La définition de ce que le Code appelle l’« Intendance/garde traditionnelle » finit de convaincre de la reconnaissance internationale du rôle des populations locales dans la protection de la nature et surtout du fait que cette protection dépend d’un lien particulier entre humains et écosystèmes, d’un réseau complexe de droits et d’obligations que médiatisent institutions traditionnelles, croyances spirituelles et pratiques coutumières. Comme l’énonce le texte :

L’intendance/garde traditionnelle reconnaît le lien d’interdépendance holistique entre l’humanité et les écosystèmes, ainsi que les obligations et les responsabilités des communautés autochtones et locales de protéger et de conserver leur rôle traditionnel d’intendants et de gardiens de ces écosystèmes par le maintien de leur culture, de leurs croyances spirituelles et de leurs pratiques coutumières. Par conséquent, la diversité culturelle, y compris la diversité linguistique, est essentielle à la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique[168].

Retour en haut

 

2) Fondements jurisprudentiels

 

33.— Ce lien « d’intendance traditionnelle » est aussi aujourd’hui perceptible avec plus ou moins de netteté dans la jurisprudence des organes juridictionnels et quasi-juridictionnels de protection des droits de l’homme, à l’échelle internationale, mais surtout à l’échelle régionale. C’est à l’étude de cette riche matière, qu’éclairent aussi les avis et recommandations des organes de contrôle des droits de l’homme, que Kabir Bavikatte a consacré une large partie de son attention[169], venant ainsi confirmer les liens entre populations locales et gestion durable de la nature que la lecture attentive des instruments internationaux avait permis de dévoiler. Il serait inutile et fastidieux de parcourir une nouvelle fois les chemins tracés par le juriste et activiste sud-africain. On peut en revanche, avec intérêt, insister sur les affaires les plus marquantes et porter un regard insistant sur les développements récents de l’intendance de la nature et même des droits bioculturels dans quelques jurisprudences nationales. On laisse pour l’instant de côté la jurisprudence internationale et régionale, d’ailleurs assez abondante, qui a permis dans certains cas de conférer aux communautés locales le statut protecteur des peuples autochtones[170] ; on n’aborde pas non plus la jurisprudence qui inclut à la culture les modes de vie, les systèmes économiques et les rapports à la terre et au territoire[171].

34.— Une attention particulière doit être portée à l’affaire Endorois Welfare Council v. Kenya, jugée par la Commission Africaine des droits de l’homme et des peuples, et à laquelle Kabir Bavikatte a consacré des développement substantiels[172]. C’est probablement celle qui, parmi l’abondante jurisprudence régionale citée par l’auteur, marque le mieux la reconnaissance de l’activité d’intendance traditionnelle. Les Endorois sont un peuple autochtone d’environ 60 000 membres aux modes de vie traditionnels, et qui occupent la vallée du Rift au Kenya. Ils vivent essentiellement de pastoralisme et de transhumance. En 1978, le gouvernement du Kenya déclarait les terres ancestrales autour de la région du lac Bogoria « Réserve Faunique du Lac Bogoria » et évinçait les Endorois sans consultation préalable. Tout au plus le gouvernement leur promettait-il une compensation pour l’éviction, un partage des revenus découlant de l’exploitation de la réserve de chasse et la distribution des nouvelles terres. Ainsi déplacés et interdits d’accès à leurs terres ancestrales, la communauté autochtone perdait l’accès à des ressources économiques vitales (pierres à lécher, sols fertiles, herbes traditionnelles et eaux non polluées des lacs de la région) pour l’entretien de leur bétail et leur propre subsistance. Leurs pratiques religieuses et traditionnelles se trouvaient également profondément affectées par la privation d’accès à des sites religieux (pour la pratique de la circoncision) ou servant à la pratique de cérémonies culturelles. À partir des années 2000, un certain nombre de terres ancestrales furent délimitées et vendues à des tiers, et en 2002 une concession aurifère était accordée à une entreprise privée, créant ainsi un risque de pollution des eaux. En 2003, seules de très faibles compensations monétaires pouvaient être constatées, et les Endorois n’intervenaient toujours pas dans la gestion de la réserve faunique.

35.— Saisie en 2003, la Commission a d’abord reconnu la qualité de « peuples autochtones » aux Endorois. S’appuyant expressément sur un rapport du Groupe de travail d’experts sur les populations/communautés autochtones[173], elle en a repris les quatre critères dégagés pour identifier les peuples autochtones, à savoir l’occupation et l’usage d’un territoire particulier ; la perpétuation volontaire d’une singularité culturelle ; l’auto-identification en tant que collectivité distincte, elle-même reconnue par d’autres groupes ; une histoire marquée par l’assujettissement, la marginalisation, la dépossession, l’exclusion ou la discrimination[174]. La Commission a également souligné que, d’après le Groupe de travail d’experts, les chasseurs-cueilleurs et les bergers sont typiquement autochtones en Afrique, car la « survie de leur mode de vie particulier dépend des droits sur leurs terres traditionnelles et les ressources naturelles qui s’y trouvent »[175]. La Commission a également puisé dans la définition des peuples autochtones donnée par la Groupe de travail des Nations Unies sur les peuples autochtones, réinterprétée à la lueur des travaux du Groupe de travail d’experts sur les populations/communautés[176]. Elle n’a pas non plus hésité à utiliser les ressources de la Convention n° 169 de l’OIT, tout en notant que beaucoup d’États africains ne sont pas parties à l’instrument international. C’est que l’instrument exprime, selon la Commission, le « dénominateur commun » à toutes les tentatives visant à saisir les caractéristiques des peuples autochtones : les « peuples autochtones ont un lien manifeste avec un territoire distinct » et il existe par ailleurs des « liens entre un peuple, sa terre et sa culture »[177]. Plus loin, la Commission a aussi souligné la nécessité d’une auto-identification collective comme « critère clé pour déterminer qui est effectivement autochtone »[178]. Un ensemble d’éléments qui, en tout cas, dans le cadre d’un « consensus naissant » sur les traits objectifs, doivent être réunis par un collectif d’individus pour être considéré comme un peuple, et que l’on peut résumer comme suit : « une tradition historique commune, une identité raciale ou ethnique, une homogénéité culturelle, une unité linguistique, des affinités religieuses et idéologiques, une liaison territoriale, et une vie économique ou d’autres liens, identités ou affinités dont ils jouissent collectivement – en particulier les droits énoncés aux termes des articles 19 et 24 de la Charte africaine – ou souffrent collectivement de la dénégation de ces droits »[179]. La Commission a estimé que, en l’occurrence, de tels critères étaient réunis pour les Endorois[180]. Interrogée sur la violation du droit de propriété au sens de l’article 14 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, la Commission a reconnu que le peuple évincé avait « un droit de propriété en ce qui concerne leurs terres ancestrales, les possessions qui y sont rattachées et leurs animaux »[181]. Ce droit comprend « non seulement le droit d’avoir accès à sa propriété » et le droit « d’empêcher l’invasion et l’empiètement de ladite propriété », mais encore, note la Commission, le droit à « une possession, et une utilisation ainsi qu’un contrôle en toute tranquillité de cette propriété »[182]. Tout en reconnaissant, comme le prévoit l’article 14 de la Charte, qu’une atteinte puisse être portée à la propriété « par nécessité publique ou dans l’intérêt général de la collectivité », la Commission notait toutefois le caractère plus rigoureux du contrôle du critère « d’utilité publique » en cas d’empiètement des terres autochtones[183]. La terre ancestrale représentant, en l’espèce, pour le peuple Endorois, un enjeu de survie culturelle[184], on comprend que seules des circonstances exceptionnelles d’utilité publique, l’absence de mesures moins restrictives et la prévision d’une compensation auraient pu justifier l’éviction[185].

36.— Tout l’intérêt de la décision réside également dans la réfutation de l’argument de l’État défendeur, d’après lequel la constitution de la réserve visait avant tout à assurer une bonne gestion et une bonne conservation de la faune[186]. Or, comme l’énonce la Commission, « les Endorois – en tant que dépositaires ancestraux de la terre [dans la version anglaise : ancestral guardians of that land][187] – sont mieux équipés pour préserver ses écosystèmes délicats » ; ils sont d’ailleurs prêts, ajoute-t-elle, « à poursuivre l’effort de conservation entrepris par le Gouvernement »[188]. Pour Kabir Bavikatte, la Commission reconnaissait expressément dans ce passage, en soulignant le lien indéfectible entre le peuple Endorois et sa terre, le « duty of stewardship »[189] qu’il place au centre des droits bioculturels. Comme le note l’auteur, cette qualité de « dépositaires ancestraux/ancestral guardians » n’a pas permis, à elle seule, à fonder le « droit collectif de propriété » des Endorois sur leurs terres ancestrales. La Commission s’est aussi largement appuyée sur la relation culturelle, spirituelle et même holistique du peuple à sa terre[190]. Il considère néanmoins que, la preuve eût-elle été rapportée de pratiques destructives de la part de la communauté, la Commission aurait vraisemblablement retenu une compensation, plutôt qu’un ordre de restitution de la terre[191].

37.— La fin du raisonnement n’emportera pas totalement la conviction. Comme on le verra en détail plus loin, les droits sur la terre, les territoires et les ressources – qui ne sont pas nécessairement des droits de pleine propriété[192] – sont attachés en droit international à la qualification de « peuple autochtone » et, dans certains cas, à celle de « communauté locale ». Surtout, comme le montre un récent et très important arrêt rendu par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples dans l’affaire Ogiek[193], si les pratiques éventuellement non durables doivent être prises en compte, c’est vraisemblablement au stade de l’appréciation de la « nécessité publique ou dans l’intérêt général de la collectivité » et de la proportionnalité de l’atteinte qui est portée au droit de propriété de la communauté. Cette affaire apporte d’autres enseignements. Il y était question des Ogiek, l’un des derniers groupes de chasseurs-cueilleurs d’Afrique de l’Est et habitants traditionnels de la forêt de Mau, en l’occurrence évincés de leurs terres traditionnelles par le gouvernement kenyan. La Cour a jugé que l’État défendeur n’avait « fourni aucune preuve de nature à établir que la présence continue des Ogiek dans la zone est la cause principale de l’épuisement des ressources de ladite zone ». Au contraire, « [d]ifférents rapports préparés par le défendeur ou en collaboration avec lui sur l’état de la forêt Mau révèlent également que les causes principales des dégradations environnementales sont le fait d’empiètement sur la terre imputables à d’autres groupes ou à des reclassements en terres habitables ou des concessions minières inopportunes accordés par le gouvernement ». Dans ses conclusions, relève également la Cour, le défendeur admet aussi que « la dégradation de la forêt Mau n’est pas entièrement imputable ou ne peut être imputée au peuple Ogiek ». Dans ces circonstances, la Cour a pu juger que « […] le refus continu de l’accès à la forêt Mau et l’éviction de la population Ogiek de celle-ci ne peuvent être nécessaires ou proportionnés pour atteindre la justification avancée de préservation de l’écosystème nature de la forêt Mau »[194].

38.— Autre décision intéressante, également mise en lumière par Kabir Bavikatte, l’affaire Niyamgiri jugée par la Cour Suprême Indienne en 2013[195]. Les faits sont passablement compliqués, mais peuvent être ramenés à quelques données simples : depuis le début des années 2000, l’entreprise Vedanta Aluminium Ltd, une filiale de Vedanta Resources PLC, cherchait à obtenir une autorisation pour ouvrir une mine de bauxite dans la zone appelée Niyamgiri Hill, qui s’étire entre les districts de Kalahandi et Rayahada – qui font partie de l’État d’Orissa (dans l’est de l’Inde). Il s’agit d’une zone particulièrement précieuse, qui abrite une forêt très riche en biodiversité et hébergeant plusieurs espèces en danger qui apparaissent sur la Liste Rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature. La forêt est également la principale source de subsistance des tribus Dongaria Kondh et Kutia Kondh (para. 9 & 14), qui sont toutes deux des « Scheduled Tribes », i.e. des tribus répertoriées au sens du droit indien et qui, comme on le verra, bénéficient d’une protection spéciale. Pour ces tribus, les forêts sont, du reste, sacrées, puisqu’elles sont regardées comme étant habitées par la déité Niyam Raja, et elles perçoivent leur conservation comme étant essentielle à leur survie en tant que communautés. On sait aussi que la préservation remarquable de la forêt est due au bannissement de l’abattage des arbres par la communauté[196].

Afin de mener à bien le projet, une entité ad hoc était créée entre Vedanta Aluminium, d’une part, et l’État d’Orissa et Orissa Mining Corp. (une entreprise publique), d’autre part. Dans la mesure où le projet supposait le changement d’affectation des terres forestières pour un usage non forestier, une autorisation devait être obtenue auprès du Central Empowered Committee (CEC), un organe constitué par la Cour Suprême pour traiter les demandes de changement d’affectation[197]. Dans son rapport de 2005, soulignant un certain nombre d’illégalités commises par l’entreprise, dont la soumission d’informations inexactes, le commencement des travaux avant même l’obtention de l’autorisation et la violation de dispositions du Forest Conservation Act, 1980, le CEC recommandait de ne pas accorder la conversion pour la conduite du projet[198]. Saisi pour avis, et en dépit de ces illégalités, le Forest Advisory Committee (FAC) du Ministère de l’Environnement et des Forêts (MoEF) recommandait une approbation de « principe » pour les activités extractives, sous quelques réserves liées aux pratiques d’abattage des arbres. Il est à noter que, durant ce processus, les droits coutumiers des Adivasis (un terme indien utilisé pour désigner les peuples autochtones ou tribaux) sur leurs terres et sur leurs lieux de culte ne furent à un aucun moment pris en cause, ce qui constituait une violation flagrante du Scheduled Tribes and Other Traditional Forests Dwellers (Recognition of Forest Rights) Act de 2006 (encore appelé Forest Rights Act ou FRA), un texte qui reconnaît les droits coutumiers des groupes tribaux comme les Kondh[199]. En 2007, la Cour Suprême d’Inde rendait deux ordonnances autorisant le changement d’affectation des terres forestières, mais obligeant aussi Vedanta à adopter un ensemble de mesures compensatoires (« rehabilitation package ») incluant le reversement d’un pourcentage de ses profits pour financer un plan de développement pour la région[200]. À la suite de ces deux ordonnances, le MoEF accordait donc une autorisation « de principe » au projet.

39.— En 2009, enfin, le gouvernement de l’État d’Orissa introduisait à son tour une demande afin d’obtenir l’approbation définitive du projet. C’est à ce moment-là seulement que les droits des Kondh, dont la situation avait entretemps commencé à recevoir une plus large attention nationale et internationale, furent placés au centre du débat. Comme la question était largement controversée au sein du MoEF, un comité présidé par Naresh C. Saxena fut designé. Le « Saxena Committee » releva un grand nombre de risques et d’illégalités. Outre le défaut de consultation des tribus Dongaria Kondh et Kutia Kondh, le comité déplorait les conséquences préjudiciables du projet d’extraction sur les sentiments religieux des tribus, tout en relevant de nombreuses contraventions of FRA, ainsi qu’au Forest Conservation Act, 1980, et à l’Environmental Protection Act, 1986.

Enfin, et surtout, le rapport dénonçait le défaut de consentement préalable des gram sabhas, les conseils de villages qui doivent normalement se prononcer en vertu du Panchayats (Extension to the Scheduled Areas) Act (PESA), 1966, une loi à l’origine de mécanismes décentralisés de gouvernance des zones tribales[201]. Comme le MoEF décidait de suivre les résultats du rapport, il retirait en 2010 l’autorisation accordée pour le projet d’extraction minière, décision qui était attaquée devant la Cour Suprême indienne. Dans son arrêt, la Cour Suprême ordonne au gouvernement de l’État d’Orissa d’obtenir le consentement des villageois, notant en particulier que le FRA accorde au groupes tribaux primitifs (en l’occurrence les Kondh) un droit coutumier de culte dans leurs lieux sacrés. Elle relève que, tout au long du processus, ce droit coutumier n’a jamais été pris en compte, que ce soit par les autorités administratives ou par les gram sabhas[202]. La Cour Suprême commande ainsi que les procédures devant les gram sabhas soient conduites de nouveau, en présence cette fois d’une officier judiciaire ayant le rang de juge de district de manière à s’assurer de leur indépendance, tant à l’égard du gouvernement que des défenseurs du projet[203]. Pour parvenir à sa conclusion, la Cour a non seulement insisté sur la nécessité, placée au cœur du FRA, de protéger des populations qui ne connaissent suffisamment le cadre légal et ne sont pas en mesure de faire valoir leurs droits et dont le droit à la vie est très étroitement lié aux droits spéciaux qui leur sont reconnus sur les forêts, mais aussi sur la prise de conscience récente que « les forêts tirent leurs meilleures chances de survie de la participation des communautés dans les mesures de conservation et de régénération »[204].

40.— Cet arrêt constitue un moment important dans l’histoire juridique indienne, puisque c’est la première fois, comme l’observe Rajshree Chandra, que « […] the available legal vocabulary of the Forest Rights Act (FRA), 2006 had been invoked to address issues of collective, community claims, affirming a determinacy and a jurisdiction for indigeneity »[205]. C’est la première fois aussi que les dispositions relatives au « consentement communautaire » font l’objet d’une interprétation dynamique de manière à dépasser le « devoir de consultation » et à y inclure le « droit de véto et d’exclusion »[206]. La décision donne ainsi son plein effet à la loi qui reconnaît aux tribus enregistrées et autres habitants traditionnels des forêts[207], le droit de vivre dans la forêt, des droits réels sur la terre, d’utilisation des ressources forestières, d’utilisation de la biodiversité, des droits aussi sur leur patrimoine immatériel et leurs savoirs traditionnels associés à la biodiversité et la diversité culturelle[208], le droit d’être protégés contre « les pratiques destructrices affectant leurs patrimoine culturel et naturel »[209], et de « réglementer l’accès aux ressources forestières communautaires et de mettre fin à toute activité qui porte atteinte à la faune sauvage, à la forêt et à la biodiversité »[210]. Ce droit, en particulier, est intimement lié au droit reconnu aux communautés concernées de « protéger, régénérer, conserver ou gérer toutes les ressources forestières communautaires qu’ils ont traditionnellement protégées et conservées en vue d’une utilisation durable »[211]. Pour Giulia Sajeva, ce passage de la loi est important et doit être mis en rapport avec les attendus de l’arrêt qui soulignent le rôle vital des communautés dans la conservation de la forêt[212]. Il montre en creux que les communautés tirent leurs droits non pas tant de leur occupation traditionnelle de la forêt, que de leur rôle d’intendantes de la forêt qu’elles partagent avec le gram sabha et les institutions villageoises compétentes[213]. Il est d’ailleurs significatif que les dispositions de la loi relatives à la protection contre les pratiques destructrices et les activités qui portent atteinte à l’écosystème forestier sont présentées comme des « devoirs des titulaires des droits forestiers » (« 5. Duties of holders of forest rights »)[214], i.e. en somme des droits qui sont instrumentalement reconnus aux communautés pour remplir les responsabilités particulières qui pèsent sur elles.

41.— La dernière décision mérite des développements particuliers. Rendue après la parution de la thèse de Kabir Bavikatte, elle peut être lue comme la consécration de la construction de l’auteur sud-africain, la première décision, en tout cas, à reconnaître, par une motivation particulièrement exemplaire, l’existence des droits bioculturels. Il s’agit de la décision de la Cour constitutionnelle de Colombie, rendue dans l’affaire dite Tierra Digna en 2016[215], dont on a surtout retenu les attendus reconnaissant la personnalité juridique à la rivière Atrato. Sa portée est encore renforcée par la décision très récente de la Cour Suprême de Justice de Colombie, sans doute moins impressionnante que la précédente, mais qui s’y réfère toutefois longuement pour faire à son tour de l’Amazonie un « sujet de droit »[216]. Les faits de l’affaire Tierra Digna méritent d’être rapportés, même s’ils ne sont qu’un triste rappel de la lutte que les peuples autochtones et communautés locales mènent à travers le monde contre l’extractivisme, les groupes armés et la complicité ou la corruption des gouvernements. Le contentieux a pour scène le département colombien du Chocó, forêt de nuage reculée et l’une des dix « zones critiques » de biodiversité au monde. 98% du territoire fait l’objet de droits de propriété communautaire accordés à des populations autochtones, paysannes et afro-descendantes. Le département est du reste composé de 120 réserves autochtones (« Resguardos ») (i.e. des réserves autochtones) et de 70 « consejos comunitarios mayores » qui sont les organes de gouvernance des territoires communautaires de populations d’Afro-descendants. Depuis les années 1990, le territoire, riche en or et qui, du fait de sa position géographique, est stratégique pour le trafic de drogues et l’importation illicite d’armes, est devenu un nouvel Eldorado pour les groupes armés, les paramilitaires et les mineurs venus du Brésil qui luttent pour son contrôle. Les excavatrices mécaniques, les bulldozers et les « dragons », ces plateformes d’extraction positionnées sur les rivières, font partie de l’environnement délétère des communautés riveraines qui, en plus de connaître la violence, les intimidations, les couvre-feux et les activités souterraines, sont victimes de la déforestation et de la contamination des eaux par les résidus de mercure utilisé dans les activités d’orpaillage[217]. La situation a d’ailleurs probablement été aggravée par la signature de l’Accord de Paix signé avec les FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia) en 2016. Le retrait des FARC a laissé un vide qui est aujourd’hui rempli par l’Ejército de Liberacion Nacional (ELN), le groupe de guérilleros le plus important après les FARC, et des paramilitaires pour obtenir le contrôle du territoire[218].

42.—Pour tenter de faire cesser les atteintes portées à l’environnement, l’association représentative des conseils communautaires de Bajo Atrato, (Associacion de Consejos Comunitarios del Bajo Atrato (ASOCOBAR)) a demandé à l’ONG Centro de Estudios para la Justicia Social Tierra Digna (Tierra Digna), spécialisée dans la défense des populations locales contre les activités extractives, d’introduire une Tutela, au nom des communautés vivant sur les rives de l’Atrato et ses territoires voisins, contre plusieurs agences du gouvernement colombien afin d’obtenir la protection effective de leurs droits fondamentaux garantis par la Constitution et dont ils se plaignaient de la violation par les opérations minières. La Tutela est un recours d’Amparo qui permet à toute personne de saisir n’importe quel juge du pays afin qu’il se prononce sur la violation de ses droits fondamentaux protégés par la Constitution[219]. Il s’agit normalement d’une action individuelle, puisqu’elle vise à protéger l’individu comme l’énonce l’article 86 de la Constitution de 1991 et non un collectif organisé ou une communauté. Il n’en demeure pas moins que, en l’espèce, la Cour constitutionnelle a déclaré recevable la demande introduite par le groupe de communautés et a reconnu d’un même mouvement l’interdépendance entre les droits environnementaux et les droits fondamentaux. Sur le fond, les communautés arguaient de ce que les contaminations produites par les activités extractives illégales avaient eu un effet direct sur la santé des membres des communautés, ainsi que d’autres effets indirects sur le bien-être humain. Les demandeurs invoquaient en particulier la réduction des produits forestiers, mettant en péril leur sécurité alimentaire et leur médecine traditionnelle, entraînant aussi des changements dans les pratiques et usages traditionnels, ainsi que dans les coutumes des communautés ethniques, notamment en raison de l’impact de ces activités sur la biodiversité. Ils concluaient que, ayant été incapables de prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme aux activités extractives illégales, les autorités n’avaient pas rempli leurs obligations constitutionnelles positives, avec pour conséquence une crise environnementale et humanitaire sans précédent.

43.— Nous n’avons pas la place de détailler ici tout le cheminement de la procédure[220]. Il suffira de noter que la Cour Constitutionnelle a finalement admis le recours d’Amparo et, après avoir consulté nombre d’experts, réalisé une descente sur les lieux, mené plusieurs auditions et organisé une assemblée locale avec toutes les communautés impliquées, a rendu une décision, qu’on peut juger historique, le 10 novembre 2016, en promouvant une approche écocentrique des droits humains, reconnaissant la personnalité juridique à la rivière Atrato et lui accordant des droits environnementaux devant être protégés au même titre que les droits bioculturels des communautés. C’est ce dernier volet de la décision, consacré à la protection des communautés, qu’il faut explorer, étant précisé que la Cour constitutionnelle mobilise également longuement les droits bioculturels dans les paragraphes afférents à la personnalité juridique de la rivière Atrato[221]. Selon la Cour, les droits bioculturels sont les « droits des communautés ethniques d’administrer et d’exercer une tutelle <tutela> autonome sur leurs territoires – conformément à leurs propres lois, coutumes – et sur les ressources naturelles qui constituent leur habitat, où leur culture, leurs traditions et leur mode de vie sont développés sur la base de la relation spéciale qu’elles entretiennent avec l’environnement et la biodiversité »[222]. La tutelle ou garde fait écho à l’éthique de stewardship que la Cour fonde en l’occurrence sur un territoire particulier, substrat d’un rapport d’attachement particulier, lui-même à l’origine d’une culture, de traditions et d’un mode de vie singuliers. Comme elle le précisera plus tard en examinant le statut de la rivière, le concept-clé reste celui de « diversité bioculturelle » qui, par son inspiration écocentrique, permet de reconnaître l’interdépendance entre la culture et la nature[223], telle qu’elle existe notamment chez les peuples autochtones et les communautés locales. Du fait de cette interrelation profonde, « la conservation de la biodiversité conduit nécessairement à la préservation et à la protection des modes de vie et des cultures qui interagissent avec elle ». Mais cela fonctionne également en sens inverse : « la protection et la conservation de la diversité culturelle sont essentielles à la conservation et l’exploitation durable de la biodiversité »[224]. Les droits bioculturels, dit la Cour, se signalent surtout par la manière dont ils permettent de préserver les communautés pour lesquelles cette interdépendance est inscrite dans le mode de vie et les cosmovisions. Ces droits visent, en effet, à « protéger dans une seule clause de protection les dispositions éparses sur les droits aux ressources naturelles et à la culture des communautés ethniques » que l’on trouve dans la Constitution[225]. Se référant ici expressément aux travaux de Kabir Bavikatte, la Haute juridiction note que les droits bioculturels ne forment pas une nouvelle catégorie de droits : « il s’agit plutôt d’une catégorie spéciale qui unifie leurs droits aux ressources naturelles et à la culture, les considérant comme intégrés et interdépendants »[226].

44.— Quant aux traits caractéristiques des droits bioculturels, la Cour en voit au moins deux, en plus du concept de bioculturalité qui nécessite, encore une fois, d’appréhender comme un tout indissociable ressources biologiques et l’ensemble des traditions culturelles et spirituelles, des usages et des coutumes des peuples[227]. Premièrement, parce qu’ils sont aussi fondés sur les expériences concrètes des peuples autochtones et communautés locales, en particulier leur expérience multiséculaire de la marginalisation et de l’oppression, ils permettent de porter un regard critique sur les politiques de développement et sur le système actuel, en l’orientant vers la préservation de la diversité bioculturelle notamment pour les générations futures. En d’autres termes, les droits bioculturels ont aussi une puissance heuristique et permettent de corriger les biais de politiques publiques de développement et de conservation[228]. Deuxièmement, les droits bioculturels mettent en lumière une forme de singularité « exemplaire » qui a valeur pour l’humanité tout entière[229]. Pour le dire autrement, les droits bioculturels ont une prétention à l’universalité en montrant ce qui, chez les peuples autochtones et locales, peut servir de modèle global dans une approche contre-hégémonique. C’est ce que le sociologue Boaventura de Sousa Santos a appelé le « subaltern cosmopolitanism »[230] (ou « cosmopolitan legality »), un « cosmopolitisme insurgé subalterne » qui n’est pas synonyme d’uniformité, mais prétend montrer ce que les expériences et identités locales, dans toute leur diversité, peuvent offrir de ressources pour sortir de l’ornière du système juridique dominant[231].

45.— Central dans le « paradigme des droits bioculturels », observe la Cour, est le concept de « communauté ou de collectif », qu’il faut comprendre comme incluant les communautés autochtones, ethniques, tribales et traditionnelles (« comunidades indígenas, étnicas, tribales y tradicionales »). Elles sont définies par des modes de vie principalement « “basés sur le territoire et qui ont des liens culturels et spirituels étroits avec leurs terres et ressources traditionnelles. Bien que les communautés soient qualifiées selon diverses catégories, dont l’ethnicité, les ressources partagées, les intérêts communs et la structure politique, le terme de communauté est utilisé ici pour désigner les groupes de personnes dont le mode de vie est déterminé par leur écosystème” »[232]. Ce passage, qui est une citation de Kabir Bavikatte et Tom Bennett[233], et dont elle vient appuyer la référence au « mode de vie », met en lumière que, pour la Cour constitutionnelle, les droits bioculturels sont fondés sur un certain mode de vie favorable à la conservation et à l’utilisation durable de la biodiversité. Ces droits sont destinés à permettre le maintien de ce mode de vie, en particulier le lien aux terres et territoires, ainsi qu’à l’écosystème. Tout comme chez Kabir Bavikatte, les droits sont associés moins à la protection des populations locales pour elles-mêmes, qu’à la préservation d’un mode vie associé à des pratiques qu’on peut qualifier de « durables »[234]. La Cour note d’ailleurs ensuite, par une formule dont il faut relever la formulation impérative, que « ces droits impliquent que les communautés doivent maintenir leur patrimoine culturel distinctif […] »[235]. La Cour paraît vouloir signifier que les droits bioculturels sont conditionnés par le type de mode de vie dont elle a offert une ébauche au même paragraphe. Cette lecture tend à être confirmée par la citation qui suit, empruntée à Kabir Bavikatte et Daniel Robinson[236], mais qui se trouve sensiblement transformée au cours de la traduction. La Cour énonce :

De tels droits “ne sont pas de simples revendications de la propriété au sens typique de l’économie ou du marché, conçue comme ressource aliénable, valorisable et négociable ; à l’inverse […] les droits bioculturels sont les droits collectifs des communautés qui assument des rôles de gestion traditionnelle en accord avec la nature, telle que les conçoivent les ontologies autochtones” ou traditionnelles[237].

46.— La citation originale est assez différente, puisque les deux auteurs notent que « [o]n the contrary biocultural assertions of property rights are property claims in the form of use, stewardship and fiduciary rights. The ‘peoplehood’ of biocultural communities is integrally linked to the rights to stewardship of their lands and concomitant traditional knowledge through a complex system of customary use rights and fiduciary duties »[238]. Il est frappant de voir la référence au stewardship muer en une formule extensive de « gestion traditionnelle en accord avec la nature, telle que les conçoivent les ontologies autochtones ou traditionnelles ». Il est aussi notable que la Cour ait pris le soin d’omettre la mention finale aux « devoirs fiduciaires » qu’elle a pourtant implicitement abordés au même paragraphe et qui restent apparemment un point nodal du paradigme des droits bioculturels. Il faudra revenir sur cette question de l’intendance et s’interroger aussi sur cette esquive des « devoirs » qui témoigne sans doute du malaise de la Cour face à ce qui pourrait s’apparenter à des responsabilités nouvelles pour des populations peu épargnées par la modernité[239]. Si devoirs il y a, pour la Cour, le débiteur en est d’abord et avant tout l’État. C’est à lui qu’incombe de préserver la profonde unité de la nature et de l’espèce humaine et d’intégrer donc, à travers ses politiques publiques, sa législation et sa jurisprudence, la nécessaire protection de la bioculturalité[240].

Retour en haut

 

B. Le contenu des droits bioculturels

 

47.— La grande spécificité des droits bioculturels est de reposer sur un double fondement, dont l’un est d’ailleurs si important qu’il est potentiellement à l’origine de devoirs nouveaux à la charge des populations locales[241]. Le premier est simple : il s’agit de conserver et promouvoir l’identité culturelle et l’autodétermination des peuples autochtones et des communautés locales, en leur garantissant des droits sur leurs terres, territoires, ressources, leur culture et leurs savoirs traditionnels. Les droits bioculturels sont, de cette manière, directement destinés à servir les intérêts des communautés et peuples concernés, ce qui est un enjeu particulièrement instant pour les peuples autochtones[242]. Le second fondement porte sur la protection de l’environnement et soulève des questions plus complexes. Si on insiste sur la force des liens établis, chez les populations locales, entre la diversité culturelle et la diversité biologique, la conservation de l’environnement n’est pertinente que tout autant qu’elle permet d’assurer la réalisation du premier fondement, à savoir l’autodétermination des communautés locales et peuples autochtones et la protection de leur identité culturelle. La jurisprudence internationale souligne d’ailleurs avec insistance la nécessité de protéger l’environnement[243] et leurs terres[244], en vue de préserver l’identité culturelle des communautés locales et des peuples autochtones.

48.— Cette lecture est cependant trop étroite, et tandis qu’elle conduit immanquablement à dissoudre le second fondement dans le premier[245], elle fait disparaître « l’éthique d’intendance » bien visible en droit international et dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Colombie[246]. Kabir Bavikatte l’a du reste répété à maintes reprises : « les droits bioculturels se distinguent sensiblement d’autres droits de groupes [par exemple les droits de peuples autochtones] en ce que la nature des droits qu’ils cherchent à affirmer n’est pas nécessairement fondée sur l’ethnicité, la religion ou le statut de minorités, mais plutôt sur une tradition d’intendance <stewardship> »[247] ; et ces droits « présupposent un lien explicite avec la conservation et l’usage durable de la diversité biologique »[248]. Il convient donc d’insister une nouvelle fois sur la particularité des droits bioculturels : les peuples autochtones et communautés locales se voient reconnaître un « faisceau » de droits, non pas seulement pour leur survie, leur développement et leur épanouissement (comme cela était le cas dans le modèle porté par Posey et Dutfield), mais aussi et surtout pour la survie, le développement et l’épanouissement de l’humanité (i.e. l’homme dans sa dimension transgénérationnelle incluse) ou plus largement des humains et des non-humains ensemble[249]. On peut donc dire que ces droits sont instrumentalement liés à l’objectif de conservation et d’usage durable de l’environnement, i.e. qu’ils visent à tout le moins au maintien de « l’éthique d’intendance ». Par une ellipse – dont il faudra éprouver la justesse –, on dit alors que ces droits visent à permettre aux communautés concernées de maintenir un certain mode de vie[250], un lien particulier entre humains et écosystèmes[251], ou plus simplement ils tendent à leur donner les moyens de continuer de « s’occuper de leurs terres et ressources » [252], ce qui renvoie à certaines pratiques. Enfin, dans la mesure où chaque communauté ou peuple a des besoins différents concernant les droits nécessaires pour maintenir une certaine éthique d’intendance, un mode de vie, etc., les droits bioculturels ne peuvent être théorisés comme un ensemble fixe de droits[253]. Si, toutefois, l’éthique de stewardship dépend d’un minimum de garanties juridiques portant sur la terre, la culture et les ressources, on peut postuler l’existence d’un « noyau dur » de droits dont, en plus du principe de non-discrimination et du droit au bien-être et à la santé, le droit à la terre, au territoire et aux ressources naturelles, le droit à l’autodétermination, ainsi que les droits culturels[254]. Il faut s’attarder sur chacun de ces droits, en accordant des développements spécifiques au devoir d’intendance.

 

1) Droit à la terre, au territoire et aux ressources naturelles

 

49.­­— Les terres, territoires et ressources des peuples autochtones sont appréhendés comme partie intégrante de leurs cultures, leur spiritualité, leurs économies et participent aussi du droit à l’autodétermination[255]. Le droit international des droits de l’homme, universel et régional, le reconnaît toujours plus nettement, et on peut même dire que se diffuse aujourd’hui l’idée que tous ces éléments touchent à l’identité même des peuples autochtones en tant que peuples[256]. Dans beaucoup de cosmovisions autochtones, le territoire est désigné « mère » (la terre-mère) dont les peuples sont issus[257]. D’un point vue simplement utilitariste et fonctionnel, terres, territoires et ressources sont le support d’activités économiques – souvent de subsistance[258] –, à la fois vitales et également nécessaires au développement social et culturel des peuples concernés[259]. L’adoption de la Convention n° 169 de l’OIT a constitué une étape fondamentale dans la reconnaissance internationale de ces droits[260]. L’article 13 impose ainsi aux États, dans l’application de la partie de la Convention relative aux terres (Partie II), de « respecter l’importance spéciale que revêt pour la culture et les valeurs spirituelles des peuples intéressés la relation qu’ils entretiennent avec les terres ou territoires, ou avec les deux, selon le cas, qu’ils occupent ou utilisent d’une autre manière, et en particulier des aspects collectifs de cette relation »[261]. Le texte reconnaît également « les droits de propriété et de possession sur les terres qu’ils occupent traditionnellement », et commande que « des mesures [soient] prises dans les cas appropriés pour sauvegarder le droit des peuples intéressés d’utiliser les terres non exclusivement occupées par eux, mais auxquelles ils ont traditionnellement accès pour leurs activités traditionnelles et de subsistance »[262]. Les États ont pareillement l’interdiction de déplacer les peuples autochtones des terres qu’ils occupent[263].

50.— Autre instrument juridiquement contraignant, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale[264] a pu également œuvrer à la reconnaissance des droits sur les terres, territoires et ressources naturelles ; droits auxquels le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a d’ailleurs donné une large portée dans sa Recommandation générale n° 23, demandant expressément aux États parties « de reconnaître et de protéger le droit des populations autochtones de posséder, de mettre en valeur, de contrôler et d’utiliser leurs terres, leurs ressources et leurs territoires communaux et, lorsqu’ils ont été privés des terres et territoires qui, traditionnellement, leur appartenaient ou, sinon, qu’ils habitaient ou utilisaient, sans leur consentement libre et informé, de prendre des mesures pour que ces terres et ces territoires leur soient rendus »[265]. À travers la procédure de plainte individuelle, le Comité a par ailleurs développé une jurisprudence certes encore embryonnaire, mais qui lui a déjà permis d’appeler les États à reconnaître les droits des peuples autochtones sur leurs terres, territoires et ressources, n’hésitant pas à suivre les évolutions des législations internes à partir de la fin des années 1990, comme ce fut le cas au sujet de la législation australienne sur le « titre natif » (Native Title Amendment Act)[266]. Y fait écho le travail du Comité des droits de l’homme qui, bien que contraint par les faibles ressources que lui offre l’article 27 du Pacte relatif aux droits civils et politiques[267], a pu néanmoins préciser le lien, notamment pour les peuples autochtones, entre la culture et les modes de vie associés à l’utilisation des ressources naturelles[268], et inciter les États à respecter les coutumes et la culture des peuples autochtones en relation avec la terre[269] ou le droit de disposer de leur richesses et ressources naturelles et de ne pas être privés de leurs propres moyens de subsistance[270]. Il faut noter pour une conclure, une tendance qui se dessine en droit international, du moins à l’échelle régionale, qui consiste à étendre aux communautés locales le statut protecteur des peuples autochtones[271].

Retour en haut

 

2) Le droit à l’autodétermination

 

51.— Alors qu’il gagnait en visibilité internationale dans les années 1970, le mouvement en faveur des peuples autochtones a fait du droit à l’autodétermination l’étendard de sa lutte[272]. Rien d’étonnant à ce qu’il fût placé par Posey au centre des traditional resources rights[273] et qu’il se retrouve aussi dans le paradigme des droits bioculturels. La place du droit à l’autodétermination est considérable en droit international. Présent notamment dans les deux Pactes de 1966[274], il est souvent analysé comme une coutume de droit international, voire comme une norme de jus cogens[275]. Le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est reconnu à « tous les peuples » comme le rappellent les deux Pactes de 1966, i.e. normalement aussi aux « peuples » autochtones. C’est cette assimilation, potentiellement synonyme du droit des peuples autochtones de faire eux aussi sécession unilatérale[276], qui a pu entraver et entrave sans doute encore une plus large reconnaissance de leur droit à l’autodétermination. La Convention n° 169 de l’OIT est partiellement parvenue à surmonter la difficulté en utilisant le terme de « peuples », mais tout en précisant immédiatement par une stipulation substantielle qu’il ne peut se voir attribuer le sens et les conséquences ordinairement attachés à ce mot en droit international[277]. Or, ce compromis, qui pouvait être aisément atteint dans le contexte technique de la négociation de la Convention n° 169, s’avérait hors de portée dans le contexte pléthorique du Groupe de travail des Nations Unies[278] chargé de préparer ce qui deviendra la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[279]. Pris entre les revendications fortes d’identité portées par les peuples autochtones et l’opposition d’un certain nombre d’États inquiets d’une reconnaissance qui pourrait signifier le droit à la sécession[280], le principal rédacteur de la Déclaration, la Professeure Daes, a privilégié une troisième voie : la reconnaissance explicite du droit à l’autodétermination pour les peuples autochtones, mais en lui donnant un sens différent, entendu comme le droit à l’autonomie et à la participation politique et, par ailleurs, intimement associé aux droits substantiels sur la terre, la culture et l’éducation[281].

52.— Pour les peuples autochtones, le droit à l’autodétermination est donc limité à ce qu’on appelle son volet « interne »[282]. Alors que dans son volet « externe »[283], le droit à l’autodétermination comprend le droit de former un nouvel État, d’en intégrer un autre ou de s’associer avec un autre État[284], il signifie, dans son volet « interne », « the right to authentic self-governement, that is, the right for a people really and freely to choose its own political and economic regime – which is much more than choosing among what is on offer perhaps from one political or economic position only. It is an ongoing right »[285]. Cette lecture est confirmée par la pratique internationale[286], par d’autres instruments internationaux et leur interprétation[287], ainsi que par les dispositions constitutionnelles d’un certain nombre d’États d’Amérique latine et d’Afrique[288]. Il ne faut pas perdre de vue que le droit à l’autodétermination est un « droit fondateur » (« foundational right »)[289], en ce sens qu’il rayonne sur d’autres droits qui lui sont intimement associés et auxquels ils donnent une cohérence. Il en est d’abord ainsi des dispositions qui concernent l’existence, ce qui inclut le droit à la vie et à l’intégrité physique et mentale, ainsi que la protection contre la destruction ou le génocide, le déplacement forcé et l’assimilation[290]. S’ajoute le droit à la non-discrimination[291], considéré comme « le minimum minimorum pour l’exercice de l’autodétermination »[292]. Le troisième niveau de droits concerne l’identité et la culture, qu’il s’agisse de son expression au quotidien, de l’usage de la langue ou de la transmission de l’identité autochtone aux générations futures à travers l’éducation[293]. Ces droits sont partagés avec les minorités, mais on dit qu’ils sont plus extensifs pour les peuples autochtones, puisqu’ils sont destinés à réparer une longue histoire d’assimilation[294]. Enfin, les peuples autochtones disposent de droits dits « spéciaux » qui reflètent l’identification du peuple autochtone avec la terre qu’il habite traditionnellement[295].

53.— Le cœur de l’autodétermination (« interne ») est constitué du droit à l’autonomie, le droit à s’administrer soi-même (« autonomy », « self-government »), et du droit à la participation politique. La plupart des États ont adopté dans leur droit national des dispositions reconnaissant le droit d’autodétermination des peuples autochtones[296]. Mais comme l’observe Marc Weller, on ne peut inférer de ces pratiques nationales la reconnaissance, par les États, d’une coutume internationale[297]. Si la Déclaration sur les droits des peuples autochtones a été adoptée par une majorité de 143 États[298], il s’agit d’un instrument juridique non contraignant. Quant à la Convention n° 169 de l’OIT, qui est juridiquement contraignante, elle n’a été ratifiée que par 22 États seulement[299]. Au-delà, il est assez difficile de définir les contours précis du droit à l’autodétermination, que ce soit à partir d’autres instruments internationaux ou de la pratique des États qui reste assez variable[300]. L’article 5 de la Déclaration reste le texte le plus précis qui établit, on l’a dit, le principe général d’autonomie (i.e. le droit de se donner des normes)[301] à travers des institutions propres (ce que l’on retrouve également dans les articles 20, 33(2) et 34), ainsi que le droit de participer plus largement à la vie publique au sein de l’État. Au niveau universel, l’article 27 du Pacte relatif aux droits civils et politiques ne fait pas référence à l’autonomie. La Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques proclame au mieux les droits des personnes appartenant à des minorités de participer effectivement à la vie culturelle, religieuse, sociale, économique et publique[302], bien que le commentaire faisant autorité identifie l’autonomie comme l’un des moyens pour assurer la participation effective en relation avec les régions où les minorités vivent[303]. Les instruments régionaux restent également assez vagues[304]. On peut toutefois convenir avec Anaya[305] que :

Many indigenous communities have retained de facto their own institutions of autonomous governance, which are at least partly rooted in historical patterns of social and political interaction and control. These systems often include customary or written laws as well as dispute resolution and adjudicative mechanisms developed over centuries. For some indigenous groups, such as Indian tribes within the United States, such autonomous institutions have also existed de jure within legal systems of the states within which they live. Pursuant to precepts of constitutive selfdetermination, any diminishment in the authority or altering of de facto or de jure indigenous institutions of autonomous governance should not occur unless pursuant to the wishes of the affected groups. To the contrary, states are enjoined to uphold the existence and free development of indigenous institutions[306].

Par ailleurs, indépendamment du fait qu’ils aient ou non développé des institutions autonomes, le droit à l’autodétermination les autoriserait aussi à développer des mécanismes de gouvernance adaptés à leurs circonstances et nécessaires pour maintenir leur identité[307]. Ces deux aspects trouvent un soutien dans la jurisprudence des organes de surveillance des traités relatifs aux droits de l’homme et aux peuples autochtones[308]

54.— Au-delà, les peuples autochtones ont un droit à la participation qui reste également assez peu développé. La Déclaration sur les droits des peuples autochtones évoque le droit de participer à la vie politique, en particulier en ce qui concerne des questions les concernant, mais sans évoquer une représentation directe dans les principales instances de décision de l’État, ou même un pouvoir de codécision ou, à tout le moins, une procédure de consultation obligatoire. Sur ces différents aspects, la doctrine a remarqué combien le texte final était en retrait par rapport aux versions antérieures ou propositions qui ont pu être formulées au sein de Groupe de travail[309]. L’article 19 semble aller un peu plus loin en ce qui concerne l’adoption et l’application, par l’État, de mesures législatives ou administratives susceptibles de concerner les peuples autochtones, puisqu’il requiert leur « consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause »[310]. On peut sans doute y voir l’expression d’un pouvoir de codécision ou de véto[311], même s’il faut admettre que la finale n’est pas totalement en phase avec le début de l’article qui vise la « concertation » et la « coopération »[312].

55.— Au vu de ce qui précède, il ne sera peut-être si étonnant de constater une absence presque complète de reconnaissance internationale du droit à l’autonomie des populations locales qui n’ont pas le statut de peuple autochtone. Il est sans doute vrai que, en ce qui concerne par exemple l’auto-gouvernance et l’autonomie territoriale, les communautés locales n’ont pas les mêmes attentes que les peuples autochtones. On retrouve, en quelque sorte, le même écart qu’entre les aspirations des minorités, d’une part, et celles des peuples autochtones, de l’autre. Alors que pour les seconds l’enjeu est de disposer d’une véritable autonomie institutionnelle et normale sur le territoire de l’État qu’il habite, pour les minorités il s’agit de ménager « un espace pour le pluralisme dans l’unité »[313]. De la même manière, les peuples autochtones portent souvent des revendications plus radicales qui touchent à la souveraineté de l’État et cherchent à obtenir le rétablissement de droits qui sont vus comme antérieurs à l’installation des autorités coloniales[314]. À l’inverse, nul ne peut aujourd’hui contester la superposition assez fréquente entre les demandes des peuples autochtones et celles des communautés locales, qu’il s’agisse de l’autonomie ou du droit de se gouverner soi-même, du contrôle des terres et territoires ancestraux ou de droits reconnus au groupe. Un faisceau convergent de preuves montrent d’ailleurs à quel point les institutions locales traditionnelles, par lesquelles les populations locales fixent les règles d’accès aux terres et de prélèvement des ressources naturelles, sont les premiers instruments qui permettent d’exprimer et de satisfaire les besoins, préoccupations et intérêts des peuples et communautés[315]. Ces institutions sont plus largement fondamentales pour assurer la préservation des savoirs traditionnels, des valeurs, ainsi que des règles coutumières, et permettent aussi la transmission intergénérationnelle du langage et de la culture, jouant ainsi un rôle de conservation et de renforcement des pratiques culturelles et spirituelles et des croyances qui sont pertinentes pour la protection de l’environnement local[316]. Pour beaucoup de chercheurs, qui rejoignent ici les enseignements des organisations internationales de conservation, un certain degré d’autodétermination et de contrôle sur les ressources naturelles et la terre sont nécessaires pour permettre la survie et l’épanouissement aussi bien des peuples autochtones que des communautés locales[317]. Cette autonomie est, du reste, jugée déterminante du point de vue du rôle d’intendance de la nature des communautés locales. Lee Breckenridge note que :

From the paradigmatic “environmental” perspective, the autonomy and rights to self-management of local communities are important means for achieving global ecological goals. Shifting power to local communities is a way of fostering biological diversity by placing resources in the hands of people who are particularly knowledgeable about, and interested in, the preservation of their environment, and by taking control away from those who have profited, at the expense of local and global interests, from over-exploitation. This perspective takes a predominantly instrumental view of local communities: local rights are means to global ends[318].

56.— L’analyse est également confirmée par la théorie des communs dont les travaux montrent bien que des ressources communes ne sont gérées durablement par une communauté qui se donne elle-même des règles gouvernance de ces ressources et que si elles s’insèrent dans un cadre institutionnel qui suit un certain nombre de principes. L’autonomie normative reste une condition fondamentale, et des expériences récentes autour de la mise en place de programmes REDD+ montrent que la durabilité du commun n’est pas garantie lorsque l’État impose ses propres règles sans tenir compte des conditions locales, des règles coutumières et des institutions déjà en place[319]. D’aucuns plaident aujourd’hui pour un alignement au moins partiel de leur statut sur celui des peuples autochtones. Laura Westra, par exemple, propose d’étendre la catégorie de peuple autochtone à toutes les communautés qu’elle appelle « land-based », i.e. fondées sur la terre. Le concept unificateur – qui permet de les distinguer d’autres minorités – est, en effet, celui du lien particulier à la terre[320]. Par ailleurs, « [a]ll these peoples : first, view themselves as distinct people; second, have inhabited the same territory from time immemorial ; third, possess a common language, culture and religion; fourth, view themselves as “custodians” of their environment ; fifth, define themselves, at least in part, through the habitat that provides for them; sixth, have tribal and communal forms of social relations and resources management, often based on directions from their elders; seventh, have an identity based upon their lands; and eighth, view the ecosystems they inhabit and have inhabited traditionally as religiously significant »[321]. Surtout, dit-elle, « ils se perçoivent eux-mêmes comme les environnementalistes les plus expérimentés au monde­­[322], investis d’un rôle de protection et de conservation de l’environnement, en particulier de l’écosystème qu’ils ont traditionnellement habité »[323]. Comme dans les droits bioculturels, c’est l’intendance de la nature qui vient en quelque sorte justifier un renforcement des droits des communautés locales[324].

Retour en haut

 

3) Les droits culturels

 

57.— La place de la culture parmi les droits de l’homme reste difficile à appréhender et on se plaint d’ailleurs souvent – ce qui est lié – du caractère toujours vague du concept de culture en droit international et du caractère non contraignant des dispositions qui s’y rapportent[325]. N’est sans doute pas étranger à cette situation le fait que, pendant longtemps, la culture ait été appréhendée, en droit international des droits de l’homme, à travers le prisme unique du « droit à la culture »[326] : « droit à l’éducation » au sens de l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDD) et droit de prendre part à la vie culturelle de la communauté au sens de l’article 27 du même texte[327]. Dans ce premier texte d’importance, la culture apparaît certes comme un droit, mais uniquement en tant que « facteur de perfectionnement et de développement humains »[328] ; il doit être compris comme un « droit d’accès la culture universelle »[329], i.e. comme une fenêtre d’accès à un ensemble de valeurs jugées communes à l’humanité. Mais l’intelligence de la culture a évolué.

On pourrait résumer cette évolution à un glissement progressif mais marqué du « droit à la culture » aux « droits culturels » dont on trouvait d’ailleurs déjà la trace à l’article 22 de la DUDD[330]. La référence aux « droits culturels » indique en creux que ce n’est plus seulement la culture « universelle » qui est en jeu, mais possiblement le droit à telle ou telle culture, le droit à sa propre culture ou même le droit à la différence culturelle[331].

58.— Tous les progrès qui ont été accomplis au cours des dernières décennies ont d’abord consisté à élargir la notion de culture jusqu’à permettre la prise en compte et la protection, par le droit international des droits de l’homme, de la diversité culturelle. Le chemin parcouru est d’ailleurs si considérable que la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle (2001) reconnaît aujourd’hui, par une puissante analogie qui n’est pas sans rappeler les fondements de la « bioculturalité », que la « diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire que l’est la biodiversité dans l’ordre du vivant »[332]. La préservation de l’intégrité des cultures – « l’originalité et la pluralité des identités qui caractérisent les groupes et les sociétés composant l’humanité » – à l’intérieur à la fois des cultures nationales et de la culture universelle, est donc désormais reconnue comme un « impératif éthique »[333], absolument indispensable aux échanges, à l’innovation et à la créativité[334]. Sous la poussée des textes internationaux adoptés en matière environnementale[335], la diversité des cultures se présente aussi comme un enjeu crucial de préservation des différents modes de vie et pratiques agroécologiques associés à l’entretien de la biodiversité. Enfin, signe incontestable d’une extension de la compréhension internationale de la culture, la reconnaissance de ce que la pluralité des identités passe aussi par la protection des modes de vie propres à certains groupes minoritaires, des activités économiques particulières qui leur sont liées et de ce qui en est souvent le support, à savoir la terre.

59.— Cette série de changements s’amorce dès le milieu des années 1960, période à partir de laquelle déclarations et recommandations élargissent à intervalles réguliers le contenu de la culture. À la vision érudite ou élitiste de la culture comme « capital » et activité « créatrice », s’ajoute une vision anthropocentrique qui met l’accent sur le « mode de vie »[336]. Après la référence nouvelle aux « modes de vie » dans la Déclaration des principes de la coopération culturelle internationale du 4 novembre 1966[337], c’est la Recommandation concernant la participation et la contribution des masses populaires à la vie culturelle du 26 novembre 1976 qui vient l’approfondir en marquant une rupture nette avec le modèle patrimonial de la culture indéfectiblement lié aux arts et aux humanités[338]. Le concept de culture se trouve dès lors « élargi à toutes les formes de créativité et d’expression des groupes ou des individus, tant dans leurs modes de vie que dans leur activité artistique »[339]. À ce titre, les « traditions des groupes ruraux » relèvent de la culture, tandis que les États sont encouragés à les protéger, les garantir et les mettre en valeur[340]. Le mode de vie n’est pas seulement l’environnement ou le vecteur qui permet à une culture particulière de venir à la vie, mais c’est l’expression de la culture même. C’est, comme le note la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles de 1982, l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui sont à l’origine d’une identité culturelle propre ; ce qui inclut non seulement les arts et les lettres, mais aussi « les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances »[341] ; on pourrait ajouter aussi les « visions du monde »[342]. Cette définition extensive se retrouve expressis verbis dans la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle du 2 novembre 2001[343], qui inaugure aussi le lien nouveau entre « les savoirs traditionnels, notamment ceux des peuples autochtones » (autrement appelés « connaissances traditionnelles » ou « savoirs locaux ») et la protection de l’environnement et la gestion des ressources naturelles[344]. Dans un texte ultérieur, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée par l’UNESCO lors de la Conférence générale du 17 octobre 2003, c’est même un langage directement inspiré de la CDB qui est intégré au cadre international de protection de la culture, liant ainsi diversité culturelle et protection de l’environnement : les « connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers » y sont, en effet, appréhendées comme l’une des « manifestations » du « patrimoine culturel immatériel »[345].

60.­— Il faut enfin mentionner les instruments internationaux qui rattachent expressément certaines activités économiques à la culture de certaines populations locales, tout en en soulignant l’importance pour l’économie des populations concernées, pour la conservation des paysages naturels et ruraux ou bien encore pour la préservation de l’environnement. La Convention n° 169 de l’OIT entre évidemment dans cette catégorie[346], de même que le Protocole d’application de la Convention alpine de 1991 dans le domaine de l’agriculture de montagne, du 20 décembre 1994[347], ainsi que la Convention des Carpates de mai 2003[348]. Ce qu’il y a sans doute de remarquable, c’est que ces activités économiques sont inséparables d’un mode de vie singulier – en quoi elles relèvent de la culture et participent de l’identité culturelle d’un groupe ; mais surtout, comme a essayé de le décrire le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, elles portent sur des « biens » et des « ressources » – qu’il s’agisse de la terre, de l’eau ou encore de la biodiversité – qui ont en eux-mêmes une valeur culturelle irréductible[349].

61.— Se dessine ainsi à l’échelle internationale, mais on verra aussi à l’échelle régionale, une double tendance. La première, que l’on doit à l’interprétation particulièrement dynamique que le Comité des droits de l’homme a pu livrer de l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[350], consiste à étendre très nettement la culture – et donc la protection offerte par les textes – aux systèmes économiques et modes de vie dits « traditionnels ». Un certain nombre d’observations lui ont déjà permis d’inclure à l’article 27 l’autonomie à l’égard des institutions culturelles, les droits linguistiques, la protection des sites d’importance religieuse ou culturelle et la consultation concernant les moyens traditionnels de subsistance[351]. Le Comité s’est surtout signalé par ses constatations qui ont contribué à donner une grande extension à la notion de culture[352], incluant ce faisant les « activités économiques » qui « constituent un élément essentiel de la culture d’une communauté ethnique »[353] ou les activités économiques et sociales qui s’inscrivent dans la culture de leur communauté[354]. Il a du reste précisé, de manière décisive, que l’article 27 ne protège pas « uniquement les moyens de subsistance traditionnels des minorités nationales »[355], ce qui permet aux communautés de faire évoluer leurs pratiques et méthodes en intégrant des techniques modernes[356]. La seconde, qui n’est pas étrangère non plus au travail des organes onusiens de protection des droits humains, qui a consisté à faire de la terre et des ressources naturelles un élément même de la culture des peuples autochtones et groupes minoritaires[357], a tout le moins un lien indéfectible[358] qui existe entre l’intégrité culturelle d’une communauté et son territoire. On doit surtout la reconnaissance de ce lien spécifique à la jurisprudence de la Commission[359], puis de la Cour interaméricaine des droits de l’homme[360] qui exerce aujourd’hui une influence certaine sur la Commission[361] et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.

62.— On n’interprétera pas ce qui précède comme l’affirmation de ce que les droits culturels des peuples autochtones et groupes minoritaires se limitent à la protection de leurs modes de vie, systèmes économiques et terres, territoires et ressources naturelles. La Déclaration sur les droits des peuples autochtones montre suffisamment, par une série d’articles détaillés, que les droits culturels couvrent désormais, en plus des droits précédents, le droit d’observer et de revivifier leurs traditions culturelles et leurs coutumes (art. 11(1)), les droits sur leur patrimoine matériel (art. 11(1)) et immatériel (art. 11(1) et 13), le droit de manifester, de pratiquer, de promouvoir et d’enseigner leurs traditions, coutumes et rites religieux et spirituels (art. 12), le droit à une éducation qui reflète « fidèlement la dignité et la diversité de leurs cultures, de leurs traditions, de leur histoire et de leurs aspirations » (art. 15), ainsi que le droit de promouvoir, développer et conserver leurs structures institutionnelles et leurs coutumes (art. 34)[362]. Mais il faut dire ici combien l’inclusion, dans les droits culturels, des rapports à la terre, au territoire et aux ressources, ainsi que les modes de vie et activités économiques, tend à renforcer l’approche intégrée qui constitue une dimension essentielle des droits bioculturels, tout en faisant écho au langage de la CDB : les « modes de vies traditionnelles » (art. 8(j)), « les pratiques culturelles traditionnelles » et « l’usage coutumier des ressources » (art. 10(c)), ou encore la dépendance étroite et traditionnelle à l’égard des « ressources biologiques » (Préambule). La proximité sémantique indique en creux que les peuples autochtones (auxquels il faut ajouter les groupes minoritaires) et les « communautés locales » partagent une conception commune de la culture qui devrait permettre aux secondes de bénéficier, à tout le moins, d’un certain nombre de droits culturels attachés au statut des premiers. Le rapprochement entre peuples autochtones et communautés locales a d’ailleurs été réalisé, on le sait, par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans les affaires Moiwana Village v. Suriname et Saramaka People v. Suriname[363]. Il pourrait être approfondi en jouant justement sur le levier des modes de vie et des rapports à la terre, ce qui ouvrirait tout un champ de protection des communautés locales à travers leur culture. C’est en tout cas, à l’heure actuelle, une piste bien plus prometteuse que la recherche d’une protection des communautés locales sur le fondement du droit des minorités qui se heurte encore à une acception trop étroite des concepts de culture et d’ethnicité[364] au cœur de la qualification de « minorité » en droit international.

Retour en haut

 

4) Le devoir d’intendance

 

63.— L’aspect sans doute le plus controversé des droits bioculturels porte sur l’inclusion d’un volet devoir. La difficulté tient à la fois à la place problématique et instable des devoirs dans la théorie moderne des droits fondamentaux, mais aussi spécifiquement à la relative indétermination du devoir d’intendance dans les travaux de Kabir Bavikatte et alii[365]. Il faudra, au paragraphe suivant, s’étendre sur le second de ces aspects, mais on doit d’ores et déjà donner quelques indications sur la manière dont pourrait être interprété le devoir d’intendance. Les premiers efforts doivent porter sur la terminologie et conduire à faire une première distinction entre les « devoirs » et les « obligations ». Les obligations font évidemment et naturellement partie des droits fondamentaux : ils constituent la « contrepartie des droits »[366], ce que l’on peut appeler, avec d’autres, les « obligations-réflexes »[367]. Au regard du premier fondement des droits bioculturels – la protection des populations locales elles-mêmes, leurs droits à la terre, au territoire et aux ressources naturelles, leur autodétermination et leurs droits culturels –, les communautés sont titulaires de droits et sont les sujets collectifs auxquels, de manière réflexe, des obligations sont dues[368]. La liste des débiteurs de ces obligations est plus ou moins large selon que l’on inclut, en plus des États, la communauté internationale et les entreprises[369]. Les États auraient ainsi l’obligation de reconnaître les droits fonciers ou les droits réels sur les ressources naturelles, de respecter les institutions locales, les procédures de prises de décision communautaires, les pratiques traditionnelles et les cosmovisions, de s’abstenir de toute mesure aboutissant à limiter l’usage des langues locales ou imposant des normes en matière de développement, de conservation ou d’éducation[370]. La communauté internationale devrait pareillement s’abstenir de porter des projets de développement ou de conservation susceptibles d’affecter les populations locales sans discussion et acceptation préalables des communautés et peuples concernés selon des conditions procédurales qui garantissent une bonne compréhension, l’absence de fraude, et qui permettent aux communautés d’opposer un droit de véto[371]. Enfin, s’agissant des exploitants, ils auraient l’obligation de respecter la volonté des peuples autochtones et communautés locales et de n’agir qu’après avoir obtenu leur consentement préalable et en connaissance de cause – étant précisé que les communautés et peuples concernés doivent conserver, là encore, le droit de dire « non »[372]. L’un des enjeux importants est bien entendu la justiciabilité, i.e. c’est la capacité intrinsèque du droit à être garanti par un juge et la possibilité formelle qu’il existe un juge pour en connaître[373].

64.­— Le second fondement – la protection des communautés pour leur rôle dans l’intendance de la nature – nous conduit directement sur le terrain passablement mouvant des devoirs. Dans la théorie moderne des droits fondamentaux, les devoirs occupent une place marginale en ce qu’ils sont tenus pour ressortir avant tout à la morale et à l’éthique. Ce confinement – pour ne pas dire « refoulement »[374] – du devoir (et de la responsabilité) au champ de la morale et de l’éthique est le résultat d’une évolution longue et complexe que vient couronner un revirement complet dans la théorie des droits et que sanctionnent les révolutions américaines (1776) et françaises (1789) – ce que Norberto Bobbio a appelé « une révolution copernicienne »[375]. À travers le passage d’une logique de « devoirs » à une logique de « droits »[376], le droit moderne aurait du reste signé une victoire majeure sur la tyrannie avec laquelle nous ferait renouer tout mouvement inverse. Ainsi s’explique qu’il répugne tant à l’imaginaire juridique libéral de questionner la place des devoirs et responsabilités dans la théorie des droits fondamentaux[377]. Et pourtant, force est d’observer la progression, depuis une cinquante d’années, du nombre de textes sur les devoirs et responsabilités, certains à portée seulement symbolique[378], d’autres avec une plus large ambition[379], du nombre aussi de constitutions qui accueillent plus généreusement les devoirs[380], et de la fréquence des références aux devoirs de l’homme dans les débats autour du droit de l’environnement[381].

65.— Mais revenons à la question des devoirs dans le paradigme des droits bioculturels. Pour Kabir Bavikatte, qui n’a jamais totalement clarifié sa position sur les devoirs, les droits bioculturels semblent parfois reconnus aux communautés locales et autochtones afin de leur permettre de maintenir leur rôle d’intendant de l’environnement. Plus radicalement à d’autres endroits, les droits paraissent dépendre de l’observation de certaines pratiques ou de l’alignement à un certain mode de vie jugé pertinent du point de vue de la conservation de l’environnement ou de l’usage durable des ressources. Essayons de travailler autour de ces propositions entre lesquelles paraît osciller Kabir Bavikatte[382].

66.— La première s’exprime simplement : la reconnaissance de droits bioculturels est une condition préalable et indispensable au maintien, par les peuples autochtones et les communautés locales, de leurs modes de vie associés à la conservation de l’environnement, leurs pratiques traditionnelles durables, leurs cosmovisions, leur attachement à la terre, etc. Bien que Kabir Bavikatte ait pu parfois évoquer un « duty of care », c’est pourtant l’interprétation qui paraît la plus plausible à la lecture de l’ensemble de son travail. Il dit ainsi nettement, dans Stewarding the Earth, que « [s]tewardship of lands and waters is not an abstract concept but is embodied in a way of life that can only flourish if its cultural and material autonomy can be protected. The ethic of stewardship is rooted within a moral universe that will be crowded out if forced to fit within the dominant legal and material systems of the homo economicus »[383]. On pourrait dire autrement que, pour l’auteur, le stewardship est une certaine manière d’être au monde, une certaine manière de voir et respecter la « terre », et le seul moyen de préserver ces caractéristiques, c’est de reconnaître des droits bioculturels. Giulia Sajeva a critiqué cette interprétation. Pour elle, en effet, le second fondement des droits bioculturels, à savoir la conservation et l’usage durable de la biodiversité, mérite d’être pris au sérieux : « It is not enough to affirm, as Bavikatte et Bennett […] do, that a “definite empiriral proof that recognition and enforcement of biocultural rights promotes better environmental protection remains elusive”. The logic of biocultural rights within Bavikatte’s construction suggests that biocultural rights approaches either fall in the ideological trap of the noble savage, or explicitly need to incorporate a duty to remain sustainable […]. If indigenous peoples and local communities were entirely free to change sustainable lifestyles to suit their needs, they might potentially disregard the second foundation of biocultural rights, which is one of the (two) reasons for which were granted such rights »[384]. À partir de là, soit les populations locales ne satisfont par leur devoir d’intendance et il faut en tirer toutes les conséquences ; soit on considère, au contraire, que, une fois les droits bioculturels reconnus, les communautés maintiennent des pratiques « durables ». Évidemment, outre qu’elle est naïve, cette dernière branche de l’alternative repose sur la prémisse dangereuse selon laquelle les communautés locales et peuples autochtones vont à jamais maintenir un certain mode de vie ou certaines pratiques. Or, comme le rappelle Berkes[385], les pratiques, règles et savoirs des populations locales peuvent ne plus être « in line with conservation goals ». Présupposer le contraire revient à réactiver le sinistre « mythe du bon sauvage (écologique) » et à réifier les communautés[386].

67.— Cette aporie nous mène à la seconde proposition, beaucoup plus radicale : les populations traditionnelles supportent un devoir explicite d’intendance, i.e. un « duty of care and protection »[387]. Dans une vision purement statique des modes de vie des populations locales, ce devoir ne paraît pas problématique. Il semble, en effet, en harmonie avec la particularité des systèmes juridiques des communautés locales et peuples autochtones, à savoir qu’ils sont duty-based – fondés sur les devoirs plutôt que sur les droits[388]. Reste que, ainsi qu’on l’a dit, les représentations fixistes sont illusoires, et il faut donc, si on emprunte cette ligne interprétative, s’interroger sur le débiteur et le créancier de ce devoir, en même temps que sur son contenu et sa sanction. La question du contenu du devoir est épineuse et la définition retenue peut avoir des effets considérables sur les populations locales : s’agit-il de maintenir – en acceptant toujours les dynamiques d’évolution – une culture, des croyances spirituelles et des pratiques coutumières comme le donnent à penser le Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri[389] et la décision de la Cour constitutionnelle de Colombie[390] ? Est-il plus étroitement question de « pratiques culturelles traditionnelles » et d’un « usage coutumier des ressources » en tant qu’ils sont « compatibles avec les impératifs de leur conservation ou de leur utilisation durable »[391] ? Faut-il, comme incite à le faire la formule précédente, s’intéresser au résultat des activités des populations locales, à savoir la conservation et l’usage durable des ressources (et dans ce cas, qui en juge et d’après quels critères) ? La question reste ouverte, mais on peut d’ores et déjà observer que la dernière proposition conduirait assurément à placer les communautés et peuples concernés sous la coupe de nouveaux experts[392].

68.— On conviendra sans peine que les peuples autochtones et communautés locales sont les débiteurs du devoir d’intendance. Mais qui en sont alors les créanciers ? On peut d’emblée convenir, avec la doctrine autorisée, que les devoirs fondamentaux ne devraient jamais pouvoir être imposés aux individus au bénéfice de l’État, et il convient d’étendre sagement cet enseignement aux devoirs imposés aux communautés[393]. Cette réserve faite, le nombre des créanciers va dépendre de l’approche – anthropocentrique, anthropocentrique-transgénérationnelle[394], biocentrique[395] ou écocentrique[396] – qui est privilégiée. S’agit-il de protéger l’environnement pour son service à l’humanité[397], diverses options sont alors envisageables selon que le système juridique prend en compte seulement un intérêt subjectif personnel ou plus largement un intérêt trans-individuel, diffus et indivisible[398], éventuellement transgénérationnel[399], dans la protection de l’environnement. Les créanciers ne sont pas les mêmes, puisqu’il s’agit, par exemple, de la victime individuelle dans le premier cas, de l’ensemble de collectivité dans le second, avec une extension possible aux générations futures[400]. Précisons que, dans le second cas, le modèle procédural est celui de l’actio popularis, telle qu’on la trouve par exemple dans le monde juridique lusophone[401] ou ibérico-américain. Précisons encore que, dans cette dernière hypothèse, et afin d’éviter efficacement le détournement du droit d’agir, il peut être opportun de réserver la qualité à agir à des associations chargées de défendre les intérêts des peuples autochtones ou communautés locales[402].

S’il s’agit, dans une approche écocentrique, de protéger les espèces ou même la « nature » (la « communauté biotique »[403]) en tant que tels i.e. pour leur valeur propre –, il faut modifier notre raisonnement : en cette hypothèse, on admet l’existence d’un intérêt spécifique attaché à un collectif qui comprend toutes les espèces (espèce humaine comprise) ou à un collectif singulier associant humains et non-humains[404]. Se modifie surtout radicalement la nature l’action – et cela vaut a fortiori pour l’approche biocentrique –, puisqu’il ne s’agit plus seulement d’agir en défense d’un intérêt individuel ou diffus qui réside dans l’usage commun des biens environnementaux, mais de la défense de l’intérêt d’Autrui. On doit alors considérer que c’est un substitut qui agit dans l’intérêt d’une entité qui ne devient pas partie (et peu importe donc qu’elle n’ait pas la personnalité juridique), mais bénéficie des effets de l’action[405]. En d’autres termes, sur le plan procédural, l’action en justice prend la forme d’une action de substitution[406]. Une fois encore, et pour les mêmes raisons que celles déjà mises en avant, il serait opportun de limiter le nombre des substituts ayant qualité à agir.

69.— Si la personnalité juridique est reconnue à la « nature » (écocentrisme)[407] ou à certains éléments individuels de la nature (biocentrisme), le raisonnement doit être adapté : investis de droits et chargés d’obligations[408], la nature ou les éléments individuels de la nature bénéficient alors d’obligations‑réflexes dont certaines pourraient être mises à la charge des populations locales voisines. On pourrait même aller au-delà et mettre des devoirs particuliers à la charge d’une communauté locale ou d’un peuple autochtone érigé en « gardien ». La récente législation néo-zélandaise, qui a conduit à reconnaître la personnalité juridique au fleuve Whanganui, se rapproche le plus de cette hypothèse[409]. La loi reconnaît bien le rôle culturel de gardien de certaines tribus, i.e. les devoirs de soin et de protection qu’elles assument vis-à-vis du tout que représente le fleuve dans leur culture, mais sans qu’il en soit tiré des conséquences sur le plan de la responsabilité au-delà du système coutumier des tribus concernées. Le texte de la loi rappelle seulement, en effet, les « devoirs <responsibilities> des Whanganui iwi [les tribus] et hapū [sous-groupe] dans le soin et la protection qu’ils apportent au fleuve Whanganui, ainsi que dans la gestion et l’usage qu’ils en font, et ce conformément au kawa et au tikanga » [410], i.e. respectivement les valeurs intrinsèques du fleuve (Te Awa Tupua)[411] et le système coutumier et de valeurs des tribus[412]. C’est la transposition du principe maori dit « kaitiakitanga ». Selon le Māori Dictionary, kaitiakitanga est un substantif qui signifie « guardianship, stewardship, trusteeship, trustee »[413], mais qui a évidemment ici une forte dimension spirituelle[414]. Au regard de la loi néo‑zélandaise, l’intendant ou gardien est le bureau d’intendance spécialement institué, le Te Pou Tupuan qui constitue « le visage humain du Te Awa Tupua [le fleuve Whanganui] »[415]. Constitué de deux membres de « haute intégrité », dont l’un est nommé par la Couronne, l’autre collectivement par les tribus qui ont intérêt dans le fleuve, le Te Pou Tupuan prend toutes les décisions nécessaires pour protéger les intérêts du fleuve et agit en son nom et pour son compte[416]. Il répond des éventuels dommages causés par le Te Awa Tupua[417]. En revanche, le législateur a fait le choix, sans doute sage, de ne pas retenir la responsabilité des personnes nommées ès qualités d’intendants : « The persons appointed to Te Pou Tupua are not personally liable for any action taken or omission made in their capacity as Te Pou Tupua, but only if the action or omission relates to their powers and functions under this Act and they have acted in good faith ». Autrement dit, aussi longtemps que les gardiens agissent dans le cadre de leurs pouvoirs et fonctions et de bonne foi, ils ne peuvent être tenus responsables des actions et omissions qui leur seraient éventuellement imputables.

70.­— Quelle que soit, en tout cas, la forme que prend le devoir d’intendance, il faut reconnaître qu’il soulève des problèmes de technique juridique qu’il appartiendra à chaque système juridique de surmonter, en répondant au préalable à la grande question de la gamme des intérêts (d’anthropocentriques à écocentriques) qu’il entend défendre. La question, il est vrai n’est pas totalement inédite, car elle rejoint celle que le droit de l’environnement pose aujourd’hui à la responsabilité civile. Ce qui est en revanche plus inédit, c’est la place centrale accordée au devoir dans une doctrine qui ambitionne pourtant aussi de mieux protéger les peuples autochtones et les communautés locales. Il y a là, comme on l’a déjà souligné, une véritable tension qui mérite d’être examinée au titre des défis des droits bioculturels.

Retour en haut

 

III. Les défis des droits bioculturels : du devoir d’intendance à la subjectivité juridique

 

 

<IMAGE 2 : https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/green-hills-red-soil-rice-traditional-169258994>

 

71.— Poussée jusqu’au bout de sa logique juridique, la catégorie des droits bioculturels pose un vrai problème de justice et de légitimité. En semblant imposer un devoir d’intendance à la charge des peuples autochtones et des communautés locales – et dont les créanciers seraient, selon l’éthique qui soutient le régime de responsabilité, la victime individuelle, l’ensemble de la collectivité (générations futures comprises), l’ensemble de la communauté biotique (humains et non-humains)­[418] –, elle permettrait éventuellement de conditionner les droits de groupes humains historiquement exploités[419], encore en grande situation de précarité et qui sont déjà ou seront assurément parmi les premières victimes des changements climatiques et de l’érosion de la biodiversité[420]. La proposition peut sembler particulièrement inique dans son expression la plus rigoureusement positiviste, et elle l’est probablement plus encore pour les peuples autochtones dont le statut international et les droits ont été considérablement renforcés ces dernières décennies et pour lesquels l’adoption des droits bioculturels, selon la lecture extensive ici exposée, représenterait un singulier et dramatique retour en arrière. Raison pour laquelle des auteurs et activistes, initialement très proches des travaux et des entreprises de Kabir Bavikatte, ont, de longue date, proposé que la catégorie des droits bioculturels soit limitée aux seules communautés locales, les peuples autochtones continuant de bénéficier des droits qui leur sont déjà reconnus sans qu’il soit besoin d’établir de liens avec la conservation et l’usage durable des ressources naturelles[421]. Comme le résume Giulia Sajeva, « [i]ndigenous peoples’ rights are limited, like any other human rights, but only by conflicting human rights and by laws and regulations protecting very important aspects of public interest (for example, the right to self-determination of an indigenous people may be limited by state laws concerning toxic wastes and possession firearms). On the contrary, the right to self-determination that would be conferred as part of the biocultural rights basket is limited also by the duty to be and remain sustainable »[422]. L’extension des droits bioculturels aux peoples autochtones n’est toutefois pas à exclure totalement. Kabir Bavikatte, Daniel Robinson[423] et Giulia Sajeva[424] ont montré combien la catégorie pouvait aussi être utilisée stratégiquement pour convaincre les nombreux États que la terminologie des droits des peuples autochtones rend particulièrement nerveux, d’accorder plus de droits aux peuples autochtones en mettant l’accent sur l’environnement et la conservation de la biodiversité plutôt que sur l’autodétermination[425].

72.— Dans le prolongement de cette lecture stratégique, il faut s’efforcer, dans les lignes qui suivent, de déborder du tracé contraignant que nous impose la lecture strictement juridique, en nous plaçant cette fois-ci sur le terrain du discours et des pratiques. L’enjeu est de comprendre comment les catégories et concepts – dont certains sont en train de se charger normativement – se déploient et circulent, les transformations que les acteurs leur font subir et la manière dont ils peuvent les exploiter à travers l’action, les espaces de rêve, de créativité et d’innovation qu’ils rendent possibles. C’est à ce prix, nous semble-t-il, que l’on pourra véritablement évaluer – surtout à un moment comme celui-ci où les droits bioculturels offrent encore toute la plasticité inhérente aux catégories encore jeunes –, les promesses, les potentialités et les dangers des droits des bioculturels. Un point mérite une attention redoublée, il porte sur le cœur des droits bioculturels et interroge une rhétorique aujourd’hui globalisée : l’idée que les populations locales sont des « intendantes » de la nature. Quelle est l’origine de cette expression, et surtout, quel en est le sens, tel qu’il se laisse saisir en particulier dans les grands récits actuels autour de la gestion décentralisée des ressources et dans les travaux des éthiciens et des naturalistes ? Le concept d’« intendance » est-il mobilisé pour soumettre les communautés à des devoirs nouveaux ou est-il seulement utilisé pour mieux cerner des catégories sociales complexes à l’intérieur d’un espace discursif chargé de considérations sur la protection de l’environnement et l’avancement des droits des populations locales ? C’est à cette série de questions que tentent de répondre les développements qui suivent.

73.— On a déjà montré comment la formule « d’intendance de la nature » avait servi à décrire la manière dont les populations locales ont été progressivement appréhendées, à partir de la fin des années 1980, par les discours et les instruments juridiques[426]. Le lecteur aura sans doute compris que le concept s’alimente nettement de l’idée que les communautés locales et les peuples autochtones, en raison de leurs cosmovisions qui font souvent de la terre l’ancêtre commun, à tout le moins le support même d’un mode de vie, et des éléments de la nature des membres à part entière de la communauté biotique (en tout cas, la nature n’est pas réductible à une simple ressource à exploiter), en raison de leurs savoirs écologiques, mais aussi des institutions et des coutumes qui les soumettent à des obligations vis-à-vis de cette terre et de cette communauté biotique, sont en quelque sorte naturellement qualifiés pour prendre soin de l’environnement[427]. Le rapport déjà cité, Our Common Future, notait du reste, de manière frappante, que les « peuples qui vivent en tribus et les populations autochtones » offrent « des modes de vie qui d’ailleurs pourraient donner d’utiles leçons aux sociétés modernes en ce qui concerne la gestion des ressources présentes dans les écosystèmes complexes des forêts, des montagnes et des terres arides »[428]. Plus loin, le rapport soulignait aussi, par des formules tranchées : « Ces communautés sont les dépositaires d’un riche patrimoine de connaissances et d’expériences traditionnelles qui rattachent l’humanité à ses origines lointaines. Leur disparition est une perte pour toute la société, qui aurait beaucoup à apprendre de leur savoir-faire traditionnel à gérer rationnellement les systèmes écologiques très complexes. Par une ironie terrible, lorsque le développement s’enfonce dans des forêts pluviales, des déserts et d’autres environnements isolés, il tend à détruire les seules cultures qui aient réussi à prospérer dans ces environnements »[429]. Ces réflexions, on l’a dit, ont reçu le soutien appuyé des travaux d’Ostrom et de l’École de Bloomington[430]. Elles reflètent aussi les courants critiques du développement qui gagnent en visibilité à partir des années 1970[431]. Depuis plusieurs décennies, des travaux nombreux revalorisent les savoirs agroécologiques traditionnels et les innovations des peuples autochtones[432], et des études cherchent aussi à comprendre comment les systèmes coutumiers traditionnels ont permis de maintenir la grande résilience de certaines populations locales[433].

74.— La conversion de ces réflexions dans les instruments juridiques a pu semer le trouble dans l’esprit des juristes. Dans le texte aujourd’hui emblématique de l’article 8(j) de la CDB, les États paraissent n’être tenus de respecter, préserver et maintenir « les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels » que tout autant qu’elles « présentent un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique ». En d’autres termes, et à l’instar des parents qui ne jouissent des droits attachés à l’autorité parentale que s’ils s’acquittent de leurs devoirs, les communautés locales et peuples autochtones ne jouiraient de droits sur leurs connaissances, innovations et pratiques que s’ils se sont acquittés de leur devoir de conservation et d’utilisation durable de la biodiversité. Cette ligne interprétative, qui est toujours tracée depuis l’éthique centrale de stewardship, a parfois conduit Kabir Bavikatte à faire de « l’intendant » de la nature le débiteur d’un devoir « d’intendance » et Giulia Sajeva à s’interroger plus avant sur son contenu et devoir.

Une autre interprétation est toutefois possible et elle paraît devoir être privilégiée. Comme le montrent très bien à la fois le Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri et la décision de la Cour constitutionnelle de Colombie dans l’affaire Tierra Digna, l’évocation des devoirs reste extrêmement ambiguë et rien ne permet de conclure de manière définitive que des devoirs doivent être mis à la charge des communautés locales et peuples autochtones. Le code de conduite éthique indique bien que « [l]’intendance/garde traditionnelle reconnaît les […] obligations et les responsabilités des communautés autochtones et locales de protéger et de conserver leur rôle traditionnel d’intendants et de gardiens de ces écosystèmes par le maintien de leur culture, de leurs croyances spirituelles et de leurs pratiques coutumières » [434] et la Cour constitutionnelle de Colombie énonce que « les droits bioculturels impliquent que les communautés doivent maintenir leur patrimoine culturel distinctif […] » (« estos derechos implican que las comunidades deben mantener su herencia cultural distintiva »)[435]. Mais les formules peuvent être comprises comme imposant avant tout à l’État de prendre toutes les mesures nécessaires pour permettre aux populations locales de préserver un certain nombre de traits distinctifs attachés à l’intendance de la nature.

75.— Les multiples références à l’intendance à la nature et la mobilisation de l’éthique n’ont en réalité d’autre objet que d’appréhender juridiquement le sujet des droits bioculturels, i.e. celui qui peut se prévaloir des droits qui forment le faisceau des droits bioculturels[436]. Ces références sont des points d’ancrage indispensables, les seuls qui permettent, avec l’appui de l’éthique, de donner des contours à ce qui ne peut jamais être saisi par les systèmes juridiques « modernes », à ce qui ne peut en tout cas jamais l’être sans référer immédiatement à son antithèse – le « traditionnel » – et prendre ainsi le risque de se nier ou de se renier. L’intendance de la nature offre ainsi au système juridique moderne le pouvoir de donner forme et vie à une nouvelle subjectivité qu’il a contribué à faire disparaître ou à rendre invisible, tout en lui permettant de déléguer la tâche d’en préciser le contenu à des disciplines extérieures. La plupart des textes qui ont servi à élaborer la catégorie des droits bioculturels sont, il faut bien le reconnaître, des pierres d’achoppement sémantiques et conceptuels. Dans le CDB, l’article 8(j) vise les « communautés autochtones et locales » qui « incarnent des modes de vies traditionnelles »[437], l’article 10(c) mentionne « les pratiques culturelles traditionnelles » et « l’usage coutumier des ressources »[438], tandis que le Préambule met en lumière le fait que les communautés locales et « peuples » autochtones « dépendent étroitement et traditionnellement des ressources biologiques » sur lesquelles sont d’ailleurs « fondées leurs traditions »[439]. La manière dont les textes s’efforcent de saisir les communautés et peuples autochtones est évidemment problématique, comme le rappelle le débat permanent des anthropologues autour de la définition des savoirs « traditionnels »[440]. Le croisement des textes – juridiquement et non juridiquement contraignants –, et de la jurisprudence montrent d’ailleurs, sinon le malaise, du moins les tâtonnements. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a pu suggérer que « les modes de vie traditionnels » devaient être tenus pour synonyme de « non industrialisés ». Ainsi, dans un rapport publié en 2001, le HCDH a indiqué, interprétant la formule de l’article 8(j) de la CDB, qu’il fallait l’entendre comme incluant les « estimated 1.5 to 2 billion people around the world who have not adopted industrialized practices to exploit agricultural, forest, animal and fisheries resources » [441]. Font écho à cette définition les textes qui insistent sur la « subsistance », la nature « artisanale » des activités des peuples autochtones et communautés locales[442]. Les « pratiques culturelles traditionnelles » recouvriraient avant tout un lien particulier à la terre, au territoire et aux ressources biologiques. Ce lien particulier, qui relève de l’attachement, est un facteur crucial dans la cohésion des communautés et la formation de leur identité[443]. Il détermine un certain nombre de technologies, savoirs, innovations et pratiques qui, parce qu’ils sont informés par le statut spécifique de la terre et des ressources que reflètent des arrangements institutionnels complexes, sont jugés souvent protecteurs de l’environnement. Comme a pu le dire nettement la Cour interaméricaine des droits de l’homme : « the culture of the members of the indigenous communities directly relates to a specific way of being, seeing, and acting in the world, developed on the basis on their close relationship with their traditional territories and the resources therein, not only because they are their main means of subsistence, but also because they are part of their worldview, their [religiousness], and therefore, of their cultural identity »[444].

Quant à la référence à la dépendance étroite et traditionnelle à l’égard des ressources biologiques, elle recoupe semble-t-il en partie le contenu dégagé pour le mode de vie « traditionnel ». Il s’agit ici de souligner l’importance de l’économie de subsistance ou des activités (qualifiées encore de « traditionnelles ») telles que la chasse, la pêche, la chasse à la trappe et la cueillette, qui sont essentielles pour garantir l’autosuffisance et la culture des peuples autochtones et communautés locales­[445].

76.— La mobilisation de l’intendance de la nature, notamment ce qu’on appelle la « stewardship ethics », permet ainsi de préciser le statut des nouveaux sujetsi.e. l’être de la persona à laquelle se rapportent les nouveaux droits[446] –, tout en rompant avec le jeu d’antinomies (moderne‑industriel/traditionnel) délétères dont le point de référence constitue toujours les sociétés « modernes » – et dont l’effet est de définir à rebours ce qui est moralement et juridiquement acceptable de la part des peuples autochtones et des communautés locales (ainsi, ce qui n’est plus « traditionnel » n’est plus digne d’intérêt). Le champ de réflexion ouvert par le stewardship a été nourri par deux décennies particulièrement riches en travaux de disciplines diverses – l’éthique, bien entendu, mais aussi la biologie de la conservation et la science de la durabilité (« sustainability science »)[447] –, qui ont aussi contribué à accuser l’indétermination originelle[448]. C’est d’abord au plan de l’éthique environnementale qu’il faut chercher à comprendre le stewardship, car c’est dans ce champ qu’il trouve, si ce n’est son origine, du moins son expression la plus complète, et il a assurément constitué le point de référence, conscient ou inconscient, des textes et décisions dont nous avons analysé le contenu aux paragraphes précédents[449]. L’étymologie donne déjà de précieuses indications en pointant un rapport particulier à la terre, à la maison, à la vie domestique : steward vient de sty-ward, i.e. le gardien de la maison ou la personne chargée de veiller sur les animaux (stig c’est aussi aussi l’enclos en bois, une porcherie – sty­, vraisemblablement aussi une partie de la maison, un hall). Lui sont associés des mots comme le guard ou le warden[450], ce dernier étant justement celui qui garde les parcs ou réserves naturelles. La littérature spécialisée en souligne aussi l’origine religieuse et la présence dans les trois grands monothéismes. L’humanité y est ici décrite comme un steward : elle n’est pas propriétaire de la Terre qui ne lui a été confiée par Dieu qu’en qualité d’intendant, de preneur, de fiduciaire (« trustee ») ou de gardien[451]. Elle doit répondre de son usage et du soin qu’elle porte à la nature devant Dieu, au même titre que le garde d’un domaine doit répondre de sa gestion devant le propriétaire ou que le trustee qui est comptable devant la loi des biens qui lui ont été confiés en trust[452].

77.— L’éthique environnementale moderne conserve au stewardship ces principaux traits, même si on note souvent des emplois simplement métaphoriques et parfois aussi une instrumentalisation du terme[453]. C’est d’abord un rapport à la terre (« land ») qui est mis en évidence, ce qui est particulièrement vrai chez Leopold, représentant de ce qu’on appelle parfois « l’éthique de la terre » ou le « land stewardship »[454], et qui a contribué à populariser le concept de stewardship en éthique environnementale. La référence à la terre ne limite d’ailleurs pas le champ de l’éthique au sol et au paysage, puisque le rapport d’intendance s’étend généralement au-delà du sol pour embrasser aussi sa composition, ainsi que l’eau, les plantes et les animaux[455] –, ce qui permet de couvrir ce que les auteurs appellent « l’environnement naturel »[456], « l’écosystème »[457] et plus largement la « land community »[458] ou même la « communauté biotique ». Dans la version religieuse ou spirituelle du stewardship, le steward est nommé par une autorité qu’il « reconnaît », tandis que sa gestion doit normalement se conformer aux exigences et éventuels objectifs qui lui ont été fixés par l’autorité habilitante[459] devant laquelle il « répond » de ses actes – actes dont il « assume » par ailleurs les conséquences[460]. Dans l’acception plus moderne des éthiciens de l’environnement, il y a bien une forme d’autorité, ou du moins l’idée centrale du devoir-répondre devant quelqu’un ou une entité (answerability), mais le lien est souvent plus distant et l’autorité envisagée de manière plus diffuse : c’est toute la société, éventuellement étendue aux générations futures[461], ou l’assemblage que forment les humains et non‑humains. L’accent est mis moins sur la responsabilité dans un sens « passéiste » et « répressif ou réparateur » (ce qui place au premier plan les conséquences : « devoir répondre de… » ; « être comptable de… ») que sur la nature ancillaire de la fonction et du caractère prospectif de la charge qui s’y attache : le steward se charge de quelque chose ou de quelqu’un en trustee ou en fiduciaire pour quelqu’« un » d’autre. La responsabilité, comme chez Jonas et Ricœur, s’inscrit dans le temps de l’avenir[462] – c’est avant tout « l’aptitude à répondre » (la « response-ability » de Haraway[463]). Le steward se signale ainsi moins par ce qu’il lui appartient de faire (les devoirs sont souvent vagues) et ce dont il doit répondre, que par la charge qu’il accepte et l’univers axiologique particulier dans laquelle elle est définie. Le cadre moral peut conserver une dimension conséquentialiste, en ce sens que le « bien » qui définit les principaux fondamentaux d’une conduite acceptable sont jugés au plan des conséquences. Le « bon » steward est celui dont les actions accroissent le bien-être (de l’humanité)[464], qui ne compromettent pas les possibilités de vie bonne ou de développement des générations futures ou les dynamiques évolutives de la communauté biotique[465]. Mais il est, en son cœur même, non instrumental. En d’autres termes, ce qui est « gardé » ou pris « en charge », l’est avant tout pour sa valeur intrinsèque, i.e. par l’effet d’un souci moral qui détourne – fût-ce un instant de raison – le steward de valeurs purement instrumentales et anthropocentriques. Dans cette version, l’éthique d’intendance ouvre donc très largement le cercle de la considération morale au-delà des seuls êtres de volonté, de manière à inclure tout ou partie des êtres sensibles (et même des êtres non sensibles)[466], qui sont donc protégés non en raison de leur valeur anthropocentrique et instrumentale, mais en tant que tels (pour leur valeur intrinsèque).

78.— Pour ramasser ces riches considérations en quelques lignes, on peut dire que, pour les éthiciens (et surtout les éthiciens de l’environnement) : (i) le steward est dans un rapport d’attachement à la terre, i.e. qu’il y a chez lui le sentiment d’appartenance à un plus large écosystème[467] ; (ii) le steward n’est pas le propriétaire de ce qu’il utilise ou gère – la terre – il n’en est que le fiduciaire ou le gardien, ce qui fait, à notre sens, de la proposition d’un « proprietarial stewardship »[468] une contradictio in adjecto[469] ; (iii) il accepte de répondre (response-ability) de son usage ou de sa gestion devant une autorité ou la communauté (plus ou moins largement définie)[470], ce qu’il faut comprendre avant tout comme une charge de soin qu’il accepte et qui impose des limites à ce qu’il peut faire dans l’usage ou la gestion ; (iv) ce qu’il peut faire ou ne pas faire est défini par référence à un univers moral bio-écocentrique qui élargit le cercle de la considération morale aux humains et non-humains. Des considérations utilitaristes, instrumentales et anthropocentriques peuvent également être prises en compte, et certaines entrent nécessairement en conflits avec l’approche bio-écocentrique[471], ce qui impose alors des arbitrages[472]. De toute manière, comme le donne à penser María Puig de la Bellacasa, dans son exploration récente du « care » dans les pratiques de la permaculture, il y a probablement ici moins une éthique au sens traditionnel (i.e. un code d’obligations éthiques), qu’un ethos[473] qui fonde les principes éthiques plutôt qu’il ne les suit lui-même ; ce qui en fait une « éthique située »[474].

79.— Chacun de ces éléments est important, car il cherche à préciser les nouveaux sujets collectifs titulaires de droits bioculturels. Les références appuyées aux « gardiens de la diversité biologique »[475] ou aux « intendants »/« gardiens » donnent une assise éthique aux différentes caractéristiques associées aux communautés locales et peuples autochtones et permettent ainsi d’en préciser le statut éthico-politique. L’épaisseur morale potentielle des concepts mobilisés – trust, fiducie, communauté biotique, aptitude à répondre, charge, soin – permet de sortir des références peu articulées et stériles aux modes de vie, pratiques culturelles, la dépendance aux ressources biologiques, comme tente de le faire aussi le Groupe de travail spécial sur l’article 8(j) qui s’efforce de définir les communautés locales[476]. Les communautés peuvent dès lors être appréhendées par un mode de vie, mais construit à partir d’un rapport singulier d’attachement à la terre. Le lien d’interdépendance holistique entre la communauté et les écosystèmes fait naître aussi des cosmovisions et cosmologies qui ne sont généralement pas naturalistes, et qui permettent ainsi de définir des rapports non nécessairement hiérarchiques entre humains et non-humains et d’encadrer les types d’actes qui peuvent être accomplis sur la terre et les ressources[477]. Mais rien n’est ici romantisé[478].

80.— On pourra sans doute nous reprocher des généralisations et des simplifications. Mais l’enjeu n’est pas tant ici de saisir au plus près ce qu’on a appelé le statut éthico-politique des communautés locales et peuples autochtones au cœur des droits bioculturels, que de montrer que le débat doit être porté à ce niveau – en dépassant l’horizon en l’occurrence dangereux des devoirs –, et qu’il relève de ce qu’Arturo Escobar appelle « l’ontologie politique »[479]. Il faut alors reconnaître que ce qui se joue c’est à la fois une lutte politique[480] pour faire accepter d’autres visions du monde dans notre droit moderne d’inspiration largement occidentale (seul moyen de lui faire admettre une autre manière d’être sujet de droit)[481] et un combat pour produire un changement, à plus ou moins long terme, dans les pratiques à l’égard des écosystèmes. Un autre enjeu – étroitement lié au premier – est d’échapper à l’emprise du « traditionnel » qui bloque en effet toute réflexion ontologique avec une conséquence évidente : enfermer les peuples autochtones et communautés locales dans ce que Fikret Berkes a justement appelé le mythe dualiste du « Bon sauvage/Ange déchu »[482]. Le mythe s’articule autour de la dyade traditionnel/moderne. Peuples autochtones et communautés locales sont d’abord présentés comme de « bons sauvages écologiques »[483], i.e. qu’ils sont « close to the land and intrinsically attuned to nature, which makes it possible, in some vague way, to live “in balance” with their environment »[484]. Ensuite, comme leur « harmonie » avec la nature est réputée fondée sur un mode de vie ou des pratiques « traditionnels », ils ne sont pas censés changer ou évoluer[485]. Enfin, en cas d’évolution ou de changement – i.e., d’écart par rapport au modèle imaginé par les conservateurs –, ils deviennent alors une menace pour les écosystèmes dans lesquels ils vivent et des mesures drastiques, pouvant aller jusqu’à l’exclusion, peuvent être prises[486]. La vision est réductrice et dangereuse. Réductrice car, comme on le sait, les communautés locales et peuples autochtones n’agissent pas toujours comme de « sages intendants de l’environnement »[487]. Dangereuse, car elle condamne toute évolution et adaptation, et leur dénie même tout agentivité[488]. Surtout, le mythe ne permet pas de poser la bonne question, qui n’est pas de savoir si les peuples autochtones et communautés locales sont des « natural conservationists »[489]mais plutôt ce qu’il faut entendre par « conservation » de la biodiversité – question qui engage directement, comme Posey l’avait bien relevé, les visions du monde :

[…] the concepts of biodiversity and conservation are not indigenous and, indeed, are alien to Indigenous peoples. This does not mean they do not respect and foster living things, but rather that nature is an extension of society. Thus, biodiversity is not an object to be conserved. It is an integral part of human existence, in which utilization is part of the celebration of life.

[…]

The problem then is not one of whether indigenous and traditional peoples are or are not “natural conservationists”, but rather who (and how) are we to judge them? Different world-views make such judgements tenuous at best. And besides, whose scientific measuring stick is to be used to make the judgements? There are, for example, no universal, nor even standardized, indicators of sustainability, nor universal agreement on how to define, measure or monitor biodiversity. And what are the criteria for judging environmental health? And healthy environments for whom?[490].

81.— Dans certains endroits du monde, pour certains peuples ou communautés, la conservation de la biodiversité signifie la lutte contre les projets de développement impliquant des destructions à grande échelle (centrales hydroélectriques, projets miniers, infrastructures routières, etc.) et le maintien de niveaux « acceptables » de biodiversité n’empêchant pas la pratique de l’agriculture itinérante (abattis‑brûlis ou écorchage des arbres) destinée au marché, l’élevage de bovin, la coupe sélective pour le commerce, ainsi que la chasse de subsistance ou commerciale[491]. Certaines de ces activités permettent de conserver une partie de la composition, des fonctions et processus écologiques des systèmes biologiques à un ou plusieurs niveaux d’organisation, mais sans prévenir des phénomènes d’érosion et des atteintes, par endroits ou à certains niveaux, à la diversité du vivant[492]. Ailleurs, notamment chez les populations locales conservant des sites sacrés naturels, on pourra observer des pratiques qui « more closely match the broader goals espoused by many conservationists which recognize that most of the world’s biodiversity is found, and will continue to be found, in landscapes occupied by people »[493]. Ces deux visions de la conservation de la biodiversité, volontairement contrastées[494], montrent que, en dehors des cas extrêmes de pratiques destructrices, il est difficile voire impossible de se prononcer sur l’adéquation d’une pratique ou d’un ensemble de pratiques sans disposer d’un standard (de « stewardship »)[495] – qui n’est jamais donné[496]. Mais comme on le perçoit peut-être mieux à cet endroit, le problème est mal posé : l’enjeu n’est pas de déférer à des savoirs experts, de mesurer et de mettre en ordre. L’enjeu est de regarder les pratiques et de questionner éventuellement ce que signifient les obligations éthiques pour ceux qui les suivent.

82.— Il ne faut toutefois pas faire preuve d’une naïveté excessive. Les « experts globaux »[497] ne tarderont pas à ouvrir leurs fichiers d’indicateurs et chercheront bien assez tôt à mesurer et mettre en ordre. Faute de mieux, suggérons-leur quelques saines directives : peuples autochtones et communautés locales doivent participer à leur élaboration[498], au cas par cas, en ne perdant jamais de vue que des arbitrages doivent en toutes circonstances être réalisés (fût-ce avec le droit à l’alimentation, à la santé ou avec les enjeux d’atténuation des changements climatiques)[499], que l’un des objectifs des droits bioculturels est de mieux protéger les peuples autochtones et les communautés locales, et que la diversité des modes de vie, des cultures, des pratiques et des cosmovisions est un bien qui mérite d’être préservé pour lui-même et pour son lien étroit à la biodiversité[500].

Retour en haut

 

[1] Cette recherche a été réalisée dans le cadre du projet « BioCulturalis » financé par l’ANR (n° ANR-18-CE03-0003-01) et dirigé par F. Girard.

[2] V., parmi une riche littérature, C. Voigt (dir.), Rule of Law for Nature. New Dimensions and Ideas in Environmental Law, Cambridge University Press, Cambridge, 2013 ; J.R. May, E. Daly, Global Environmental Constitutionalism, Cambridge University Press, Cambridge, 2015 ; L.J. Kotze, « Human rights and the environment in the anthropocene », Anthr. Rev., 2014, 1, p. 1-24 ; P.E. Taylor, « From environmental to ecological human rights: A new dynamic in international law? », Geo. Int’l Envtl. L. Rev. 1998, Vol. 10, p. 309-397.

[3] Cf. Protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation à la Convention sur la diversité biologique, Nagoya, 29 octobre 2010 (entrée en vigueur 12 octobre 2014), UNEP/CDB/COP/DEC/X1, 27 octobre 2010, art. 12, para. 1 et para. 3, art. 21(i)

[4] Cour constitutionnelle colombienne, 10 déc. 2016, Sentencia T-622/16.

[5] V. aussi, de cette opinion, G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities. Biocultural Rights and the Conservation of Environment, Oxford University Press, New Delhi, 2018, p. 80.

[6] Il en a donné l’expression la plus complète dans sa thèse de doctorat : K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth:rethinking property and the emergence of biocultural rights, Oxford University Press, New Delhi, 2014.

[7] G. Filoche, V° Droits bioculturels, in F. Collart Dutilleul, V. Pironon, A. Van Lang (dir.), Dictionnaire juridique des transitions écologiques, 1re éd., Institut Universitaire Varenne, Paris, 2018, p. xxxx

[8] La CDB vise les « communautés autochtones » et non les « peuples autochtones ». Les représentants des peuples autochtones ont toutefois obtenu un changement terminologique, plus conforme au droit international, à l’occasion de la COP XXII, puisqu’il a été décidé d’utiliser l’expression « peuples autochtones et communautés locales » dans les futures décisions et documents secondaires (CBD, XII/12, CONFÉRENCE DES PARTIES À LA CONVENTION SUR LA DIVERSITÉBIOLOGIQUE, Douzième réunion Pyeongchang (République de Corée), 6-17 octobre 2014, Article, 8j) et dispositions connexes, Point 19 de l’ordre du jourUNEP/CBD/COP/DEC/XII/12, 13 octobre 2014, p. 19). On utilisera parfois, dans les lignes qui suivent, l’expression générique de « populations locales » pour englober peuples autochtones et communautés locales.

[9] A. Bessa, « Traditional Local Communities: What Lessons Can Be Learnt at the International Level from the Experiences of Brazil and Scotland? », RECIEL 2015, 24(3), p. 330-340.

[10] V. infra, n° 72 et s.

[11] Cette notion est plus largement étudiée dans les parties 2 et 3 : v. infra, n° 63-82.

[12] Convention sur la diversité biologique, Rio de Janeiro, 5 juin 1992, (entrée en vigueur 29 décembre 1993), Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 1760, p. 79, art. 8(j) (c’est nous qui soulignons).

[13] A. Cassese, Self-determination of Peoples: A Legal Reappraisal, Cambridge University Press, Cambridge, 1995, p. 101 : « the right to authentic self-government, that is, the right for a people really and freely to choose its own political and economic regime – which is much more than choosing among what is on offer perhaps from one political or economic position only. It is an ongoing right ».

[14] À partir de K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth, op. cit., p. 234.

[15] V., par exemple, le Pacte de la Société des Nations, Partie I du traité de Versailles de 1919, art. 22, qui considéraient les peuples autochtones comme des « peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne ». En conséquence, le « bien être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation », la meilleure méthode pour l’accomplir étant « de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité ». V., dans le même ordre d’idée, la Pan-American Union, Resolution XI adopted during the Eighth International Conference of American States held on 21 December 1938 : « That the indigenous populations, as descendants of the first inhabitants of the lands which today form America, and in order to offset the deficiency in their physical and intellectual development, have a preferential right to the protection of the public authorities ». Plus loin, le texte ajoutait que ce droit préférentiel devait passer par leur « complete integration into the national life » des États existants (v. aussi : COMMISSION ON HUMAN RIGHTS, Working Paper by the Chairperson-Rapporteur, Mrs. Erica-Irene A. Daes, on the concept of indigenous people”, Distr. GENERAL E/CN.4/Sub.2/AC.4/1996/2, 10 June 1996, para. 15)

[16] V. infra, n° 17-18.

[17] G. Filoche, V° Droits bioculturels, op. cit., p. xxx.

[18] A. Grear, « The closures of legal subjectivity: why examining “law’s person” is critical to an understanding of injustice in an age of climate crisis », in A. Grear, L.J. Kotzé (dir.), Research Handbook on Human Rights and the Environment, Edwar Elgar, Cheltenham, Northampton, MA, 2015, p. 79-101 ; R. Youatt, « Personhood and the Rights of Nature : The New Subjects of Contemporary Earth Politics », International Political Sociology, 2017, Vol. 11, p. 39-54.

[19] Comp. J.-B. Harelimana, La défragmentation du droit international de la culture. Vers une cohérence des normes internationales, L’Harmattan, Paris, 2016.

[20] V. supra, n° 3.

[21] Entretien semi-directif n° 1-2019-WP3-Natural-Justice (matériel recueilli par Reia Anquet dans le cadre du projet ANR “Bioculturalis”, n° ANR-18-CE03-0003-01).

[22] S’agissant de la place de Posey chez K. Bavikatte, v. Stewarding the earth: rethinking property and the emergence of biocultural rights, op. cit., p. 234-235 : « Posey inspired an entire generation of anthropologists and community activists to begin mapping the role of cultures of indigenous peoples and local communities in ensuring biodiversity. He was one of the first to highlight the need for a bundle of rights approach to conservation that would reflect the integrated nature of community life ». L’influence de Posey est beaucoup plus marquée chez deux auteurs qui ont aussi souvent pris la plume avec Kabir S. Bavikatte, à savoir Harry Jonas et Holly Shrumm (Recalling Traditional Resources Rights: An Integrated Approach to Biocultural Diversity, Natural Justice, Malaisie, 2012).

[23] FAO, Engagement international (EI) sur les ressources phytogénétiques (Résolution 8/83), art. 1er : « Cet Engagement se fonde sur le principe universellement accepté selon lequel les ressources phytogénétiques sont le patrimoine commun de l’humanité et devraient donc être accessibles sans restriction ».

[24] Cf. F. Girard, « Semences et agrobiodiversité : pour une lecture ontologique des bio-communs locaux », Développement durable et territoires [Online], Vol. 10, n°1 | Avril 2019, http://journals.openedition.org/developpementdurable/13339 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.13339.

[25] Comme durant la période antérieure à l’Engagement international, l’utilisation sans contrepartie des ressources génétiques pour le développement de nouvelles technologies était jugée équivaloir, pour le fournisseur de la ressource, à « transférer la valeur d’usage du germoplasme au receveur, sans saisir l’opportunité de taxer ce que les économistes appellent la ‘rente de situation’ qui s’attache au contrôle monopolistique sur la ressource » (J.K. Kloppenburg, First the seed, 2e édition, Cambridge University Press, Cambridge, 2004, p. 188). S’ajoutait également une forme d’injustice sociale : la large adoption des variétés commerciales par de petits agriculteurs à faible revenu était en effet de nature à ébranler les systèmes semenciers traditionnels dont les agriculteurs dans les PED tirent indépendance et résilience (O. De Schutter, « The Right of Everyone to Enjoy the Benefits of Scientific Progress and the Right to Food : From Conflict to Complementarity », Human Rights Quarterly, 2011, Vol. 33(2), p. 304-350, spéc. p. 312-313).

[26] C’est ce qu’accomplit notamment l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC, Annexe 1 C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, signé à Marrakech, au Maroc, le 15 avril 1994), dont l’article 27, para. 1, impose aux États de reconnaître la brevetabilité de « […] toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques, à condition qu’elle soit nouvelle, qu’elle implique une activité inventive et qu’elle soit susceptible d’application industrielle ».

[27] CDB, Préambule.

[28] Cf. R.-J. Dupuy, « Droit déclaratoire et droit programmatoire : de la coutume sauvage à la “soft law” », SFDI, L’élaboration du droit international public, Colloque de Toulouse, Pedone, Paris, 1975, p. 132-148.

[29] On peut signaler l’exception notable qu’a constituée le cadre mis en place par la Communauté Andine dès 1993 : Décision n° 345 sur le régime commun concernant la protection des droits des obtenteurs de variétés végétales (21 oct. 1993) et Décision n° 391 portant le régime commun de l’accès aux ressources génétiques (2 juill. 1996).

[30] Le texte ne dit rien de la manière dont les négociations doivent se conduire entre bioprospecteur (l’utilisateur final des ressources) et les communautés pour que ces dernières aient une bonne compréhension des enjeux de l’accord qu’elles sont en train de conclure et qu’elles ne se trouvent pas lésées : K.S. Bavikatte, H. Jonas, H. von Braun, « Traditional knowledge and economic development: The biocultural dimension », in S.M. Subramanian, B. Pisupati (dir.), Traditional knowledge in policy and practice: approaches to development and human well-being, United Nations University Press, Tokyo, New York, Paris, 2010, p. 294-326, spéc. p. 297. Le meilleur exemple de ce type de risque est fourni par le cas « San-Hoodia ». Sur lequel, S. Vermeylen, « Contextualizing “Fair” and “Equitable”: The San’s Reflections on the Hoodia Benefit-Sharing Agreement », Local Environment, 2007, Vol. 12(4), p. 423–436. V. aussi, R.Wynberg, « Making sense of access and benefit sharing in the rooibos industry : Towards a holistic, just and sustainable framing », South African Journal of Botany, 2017, Vol. 110, p. 39-51.

[31] V., toutefois, les remarques de L. Glowka, F. Burhenne-Guilmin, H. Synge, Guide de la Convention sur la diversité biologique, Environmental Policy and Law Paper No. 30, UICN, Gland, Cambridge, 1996, p. 78 (sous l’article 10(c) de la CDB).

[32] Ce terme est dû au chimiste américain Thomas Eisner (« Prospecting for Nature’s Chemical Riches », Issues in Science and Technology 1989, 6(2), p. 31-34). Kabir S. Bavikatte et Daniel Robinson (« Towards a people’s history of the law: Biocultural jurisprudence and the Nagoya Protocol on access and benefit sharing », LEADS 2011, 7(1), p. 35-51, spéc. p. 38) rappellent que la bioprospection s’est fondée sur le récit, qui imprègne largement la CDB, d’une activité qui, bien conduite, bénéficie mutuellement aux populations locales – à travers le partage des avantages – et à l’humanité toute entière – à travers les inventions mises au point grâce à l’accès aux ressources génétiques et aux savoirs traditionnels associés.

[33] Le terme a, semble-t-il, été forgé par l’activiste canadien, Pat Mooney, cofondateur avec Cary Fowler du Rural Advancement Foundation International, ONG devenue ETC Group, dont il est l’actuel directeur exécutif. Il doit sa popularité à l’activiste indienne, Vandana Shiva, qui l’a largement mobilisé dans ses ouvrages de plaidoyer (Biopiracy: The Plunder of Nature and Knowledge, Green Books, The Gaia Foundation, Dartington). Cf. J.M. Alter, « International biopiracy versus the value of local knowlege », Capitalism Nature Socialism, 2000, 11(2), p. 59-66 ; S.B. Brush, « Bioprospecting the Public Domain », Cultural Anthropology, 1999, 14(4), p. 535-555.

[34] Sur la définition de la biopiraterie, v. I. Mgbeoji, Global Biopiracy: Patents, Plants, and Indigenous Knowledge, Cornell University Press Ithaca, NY, 2006, p. 13 : « unauthorized commercial use of biological resources and/or associated traditional knowledge, or the patenting of spurious inventions based on such knowledge, without compensation ». Le terme doit être utilisé avec rigueur, ce qui n’est pas toujours le cas : C. Hamilton, « Biodiversity, Biopiracy and Benefits: What Allegations of Biopiracy Tell Us About Intellectual Property », Developing World Bioethics, 2006, Vol. 6(3), p. 158–173.

[35] C.M. Correa, « Sui Generis Protection for Farmers’ Varieties », in M. Halewood (dir.), Farmers’ Crop Varieties and Farmers’ Rights. Challenges in Taxonomy and Law, London and New York: Routledge, p. 155-183, spéc. p. 165.

[36] T. Greaves, « Tribal Rights », in S. Brush and D. Stabinsky (dir.), Valuing Local Knowledge : Indigenous People and Intellectual Property, Island Press, Washington D.C., 1996, p. 25-40.

[37] T.B.G. Egziabher, « A case of community rights », in Tilahun, E. Sue (dir.), The Movement for Collective Intellectual Rights, The Institute for Sustainable Foundation/The Gaia Foundation, Addis Ababa, 1996, p. 1-51.

[38] F. Girard, « Composing the common world of the local bio-commons in the age of the Anthropocene », in F. Girard, C. Frison (dir.), The Commons, Plant Breeding and Agricultural Research. Challenges for Food Security and Agrobiodiversity, Routledge, Oxon, 2018, p. 117-144, spéc. p. 134-135.

[39] D.A. Posey, G. Dutfield, Beyond Intellectual Property. Toward Traditional Resource Rights for Indigenous Peoples and Local Communities, International Development Research Centre, Ottawa, 1996.

[40] K.S. Bavikatte, H. Jonas, H. von Braun, « Traditional knowledge and economic development: The biocultural dimension », in S.M. Subramanian, B. Pisupati (dir.), op. cit., p. 294-297.

[41] CDB, art. 8(j).

[42] Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, Action 21 (Agenda 21), A/CONF.151/26/Rev.1(Vol. I), Rio de Janeiro, 3-14 juin 1992, p. 7.

[43] Agenda 21, Principe 26.1.

[44] Agenda 21, Principe 26.3 (iii).

[45] Agenda 21, Principe 26.3 (iv).

[46] Assemblée générale des Nations Unies, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, A/CONF.151/26 (Vol. I), 12 août 1992, p. 2.

[47] D.A. Posey, « Traditional Resources Rights – De facto self-determination for indigenous peoples », reproduit in K. Plenderleith (dir.), Indigenous Knowledge and Ethics, Routledge, 2004, New York, Oxon, p. 155-168, spéc. p. 163 : « The language of the Rio Declaration, CBD, and Agenda 21 is vague and will be moulded by future political and economic actions. Given that indigenous and traditional peoples are recognized as having special rights and benefits, and that economic livelihood is linked to development and conservation of natural resources, it is definitely worthwhile that energies and efforts be directed toward pushing the relevant sections in the direction of indigenous rights […] ».

[48] D.A. Posey, op. cit., p. 156.

[49] D.A. Posey, op. cit., p. 165.

[50] Sur cet aspect multiforme des ressources et savoirs, cf. F. Girard, « Semences et agrobiodiversité : pour une lecture ontologique des bio-communs locaux », op. cit.

[51] K.S. Bavikatte, H. Jonas, H. von Braun, « Traditional knowledge and economic development: The biocultural dimension », op. cit., p. 296 : « The market inalienability of certain rights is based on an understanding that certain aspects of personhood or community cannot and should not owe their recognition to whether or not they are market-efficient […]. On the contrary, they should be placed outside the realm of the market since they are integral to human flourishing and well-being ».

[52] D.A. Posey, « Traditional Resources Rights – De facto self-determination for indigenous peoples », op. cit., p. 156.

[53] D.A. Posey, op. cit., p. 156 : « Control over cultural, scientific, and intellectual property is de facto self‑determination, although only after rights to land and territory are secured by law and practice (i.e. boundaries are recognized, protected, and guaranteed by law ».

[54] Ibid.

[55] V. infra, n° 18, 43-44.

[56] D.A. Posey, G. Dutfield, Beyond Intellectual Property. Toward Traditional Resource Rights for Indigenous Peoples and Local Communities, op. cit., p. 95 : « TRR [traditional resources rights] is an integrated rights concept that recognizes the inextricable link between cultural and biological diversity and sees no contradiction between the human rights of indigenous and local communities, including the right to development and environmental conservation. Indeed, they are mutually supportive since the destiny of traditional peoples largely determines, and is determined by, the state of the world’s biological diversity. TRR includes overlapping and mutually supporting bundles of rights ».

[57] Comme le résume Kabir Bavikatte à propos de Posey: « He was one of the first to highlight the need for a bundle of rights approach to conservation that would reflect the integrated nature of community life » (Stewarding the earth: rethinking property and the emergence of biocultural rights, op. cit., p. 234-235).

[58] Giulia Sajeva rappelle que les « droits sur les ressources traditionnelles » étaient, dans l’esprit de Posey, avant tout destinés à protéger les communautés locales et les peuples autochtones. La protection de l’environnement n’apparaît que de manière médiate et instrumentale : c’est ce qui doit être préservé pour assurer la continuité de la communauté. Posey et Dutfield notent ainsi, dans leur ouvrage de 1996, que « [k]nowledge and traditional resources are central to the maintenance of identity for indigenous peoples. Therefore, control over these resources is of central concern in their struggle for self-determination » (D.A. Posey, G. Dutfield, Beyond Intellectual Property. Toward Traditional Resource Rights for Indigenous Peoples and Local Communities, op. cit., p. 95). À l’inverse, dans le modèle des droits bioculturels, la conservation de l’environnement constitue la fondation, et la protection des communautés locales et des peuples autochtones prend une dimension instrumentale (Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 99 ; v. aussi K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth, op. cit., p. 235).

[59] Ils ont été décrits de manière détaillée par K.S. Bavikatte, T. Bennett, « Community Stewardship : the Foundation of Biocultural Rights », Journal of Human Rights and the Environment, Vol. 6(1), p. 7-29.

[60] A. Escobar, Sentir-penser avec la Terre, Seuil, Paris, 2018, p. 39.

[61] Sur laquelle, v., not. S.B. Brush, Farmers’ Bounty : Locating Crop Diversity in the Contemporary World, Yale University Press New Haven, Londres, 2004 ; J. Harwood, Europe’s green revolution and others since : The rise and fall of peasant-friendly plant breeding, Routledge, Abingdon, 2012.

[62] A. Escobar, op. cit., p. 40-41.

[63] Ibid. Quelques auteurs majeurs, dont les publications s’étirent entre les années 1970 et nos jours, en sont les principaux représentants : I. Illich, Libérer l’avenir, Seuil, Paris, 1971 ; La Convivialité, Seuil, Paris, 1973 ; E.F. Schumarcher, Small is Beautiful: Economics as if People Mattered, Blond and Briggs, Londres, 1973 ; G. Esteva, Madhu Suri Prakash, Grassroots Post-modernism: Remaking the Soil of Culture, Zed Books, Londres, 1998 ; A. Escobar, Encountering Development: the Making and Unmaking of the Third World, Princeton University Press, Princeton, 2012

[64] Op. cit., p. 44.

[65] Dont les conséquences ont été dénoncées avec constance et vigueur par l’activiste indienne, Vandana Shiva. V. par ex. Monocultures of the Mind, Third World Network, Penang, 1993.

[66] Sur les raisons de cette prise de conscience, v. R.H. Grove, Green Imperialism. Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of Environmentalism, 1600-1860, Cambridge University Press, 1995, p. 3, 12.

[67] R.H. Grove, op. cit., p. 12 ; R.H. Grove, « Colonial conservation, ecological hegemony and popular resistance: Towards a global synthesis », in J. Mackenzie (dir.), Imperialism and the natural world, Manchester University Press, Manchester, 1990, p. 15-51.

[68] A.A. Doolittle, V° Fortress conservation, in P. Robbins (dir.), Encyclopedia of Environment and Society, Sage, Thousand Oaks, Londres, 2007, p. 704-705.

[69] W.M. Adams, « Nature and the Colonial Mind », in W.M. Adams and M. Mulligan (dir.), Decolonizing Nature: Strategies for Conservation in Post-Colonial Era, Londres, Sterling, VA, Earthscan, p. 15-50, spéc. p. 30.

[70] G. Sajeva, op. cit., p. 62.

[71] UNGA, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits des peuples autochtones, Victoria Tauli-Corpuz, Vol. 1/71/229, 29 juillet 2016, p. 7, qui souligne qu’environ 50% des aires protégées existantes ont été créées sur les terres et territoires traditionnellement détenus par les peuples autochtones.

[72] Mais il est loin d’avoir disparu ; cf. A.A. Doolittle, op. cit.

[73] V., par ex., M.R Freeman, « Graphs and gaffs: A cautionary tale in the common-property resources debate », in F. Berkes (dir.), Common Property Resources: Ecology and Community-Based Sustainable Development, Belhaven Press, Londres, 1989, p. 92-109.

[74] Dès les années 1980, un premier infléchissement important est apporté à la théorie du développement : la participation locale devient un axiome complémentaire (v. not. R. Chambers, Rural Development : Putting the Last First, Prentice Hall, London, 1983) et accompagne un mouvement de décentralisation. D’abord, l’effrondrement économique qu’ont connu beaucoup d’États africain à la fin des années 1970, et qui a été accompagné d’une perte de contrôle effectif des ressources naturelles, a conduit, presque par la force des choses, à privilégier une approche décentralisée de la gestion des ressources (v., en particulier, dans le cas de Madagascar : J. Pollini, N. Hockley, F.D. Muttenzer et B.S. Ramamonjisoa, « The Transfer of Natural Resource Management Rights to Local Communities », in I.R. Scales (dir.), Conservation and Environmental Management in Madagascar, Routledge, London, New York, 2014, p. 172-192, spéc. p. 173). Ensuite, on réalise que les approches « fences and fines » ont aussi un coût considérable, puisqu’au coût du déplacement des populations, s’ajoute, le cas échéant, celui qu’implique le développement de mécanismes de compensation et la fourniture de moyens alternatifs de subsistance (K.E. Brandon, M. Wells, « Planning for people and parks : design dilemmas », World Development, 1992, Vol. 20, p. 557-570.). Par ailleurs, en raison des résistances que ces approches provoquent chez les populations affectées, leur mise en œuvre (à travers, par ex., des dispositifs de contrôle) est généralement très coûteuse (A. Agrawal, C. Gibson, « Enchantment and Disenchantment: the Role of Community in Natural Resource Conservation », World Development, 1999, 27(4), p. 629-649).- V. aussi : S. Stevens (dir.), Indigenous Peoples, National Parks and Protected Areas: A New Paradigm Linking Conservation, Culture and Rights, University of Arizona Press, Tucson, 2014.

[75] V., en plus des travaux Milton M. R. Freeman (supra, note (73)) et Fikret Berkes (F. Berkes, « Rethinking Community-Based Conservation », Conservation Biology, 2004, 18(3), p. 621-630) : A. N Songorwa, « Community-Based Wildlife Management (CWM) in Tanzania: Are the Communities Interested? », World Development, 1999, Vol. 27(12), p. 2061-2079 ; K.M. Homewood, « Policy, environment and development in African rangelands », Environmental Science & Policy, 2004, Vol. 7, 125–143.

[76] D.A. Posey, « Introduction: Culture and Nature – The Inextricable Link », in D.A. Posey, Cultural and Spiritual Values of Biodiversity, United Nations Environment Programme, Londres, 1999, p. 1-18.

[77] On doit semble-t-il le terme à Luisa Maffi, dont les travaux reçoivent une attention particulière à compter de sa participation à l’ouvrage collectif dirigé par Posey en 1999 (L. Maffi, « Linguistic Diversity », in D.A. Posey, Cultural and Spiritual Values of Biodiversity, op. cit., p. 19-57). Pour Maffi, « [t]he diversity of life is made up not only of the diversity of plants and animal species, habitats and ecosystems found on the planet, but also of the diversity of human cultures and languages.– These diversities do not exist in separate and parallel realms, but rather are different manifestations of a single, complex whole.– The links among these diversities have developed over time through the cumulative global effects of mutual adaptations, probably of a co-evolutionary nature, between humans and the environment at the local level » (L. Maffi, « Introduction », in L. Maffi et E. Woodley (dir.), Biocultural Diversity Conservation: A Global Sourcebook, Earthscan, London, Washington, DC, 2010, p. 5‑6).

[78] On sait, par exemple, que les territoires des peuples autochtones représentent, selon les estimations les plus faibles, 22% de la planète, mais ils contiennent 80% de la biodiversité totale (v. C. Sobrevila, The Role of Indigenous Peoples in Biodiversity Conservation: the Naturel but Often Forgotten Partners, The International Bank for Reconstruction and Development, Washington, DC, 2008).

[79] L. Maffi, « Biocultural Approach to Conservation and Development », in L. Maffi et D. Ortixia (dir.), Biocultural Diversity Toolkit, Terralingua, 2014, p. 4 ; v. aussi L. Maffi, « Introduction », op. cit., p. 4.

[80] D.A. Posey, « Introduction: Culture and Nature – The Inextricable Link, », in D.A. Posey, Cultural and Spiritual Values of Biodiversity, op. cit., p. 4-5. La plupart des études de ce recueil sont d’ailleurs une description du fondement et du fonctionnement de ce rôle d’intendance. On revient longuement sur l’intendance infra, n° 72 et s.

[81] Caracas, VE, 10-21 February 1992, 1992-02-10. V. infra, n° 30.

[82] IUCN – The World Conservation Union, Benefits Beyond Boundaries: Proceedings of the Vth IUCN World Parks Congress: Durban, South Africa, 8-17 September 2003, IUCN, Gland, Cambridge, 2005, p. 3 : « clear and strong message from the Congress was that indigenous peoples and local communities have to be more effectively involved in protected areas and that, specifically, the rights of indigenous peoples – including mobile indigenous peoples – must be fully respected. The involvement of indigenous peoples and local communities in PA management has increased during the past decade but there is still a long way to go. This is particularly important as many live in areas of exceptionally high biodiversity. The international community has acknowledged the vital role of indigenous peoples in the achievement of sustainable development and has also recognised the value and importance of their special knowledge in managing natural and modified landscapes and resources, specific sites, species, sacred areas and burial grounds ».

[83] Le propos se limite ici à évaluer l’apport de l’École de Bloomington, telle qu’elle s’est développée à partir des travaux d’Ostrom. On y inclut les travaux des néo-institutionnalistes, les représentants de la « science de la durabilité », ainsi que les théoriciens des systèmes socio-écologiques. On exclut l’approche dite des « biens communs », qui s’intéresse d’abord et avant tout à la conception d’une propriété individuelle plus « inclusive », ce qui intègre les travaux sur l’« open source » (J. Rochfeld, « Quel modèle pour construire des “communs” ? », in B. Parance, J. de Saint Victor (dir.), Repenser les biens communs, CNRS éd., Paris, 2014, p. 103-128, spéc. n° 17, p. 122-123; G. Van Overwalle, « Exclusive Ownership Versus Open Commons : The Case of Gene Patents », W.I.P.O.J, 2013, Vol. 4(2), p. 139-156), ainsi que le courant italien des « beni comuni » : S. Rodotà, « Vers les biens communs. Souveraineté et propriété au XXIe siècle », Tracés, 16/2016 ; A. Quarta, M. Spanò, Beni comuni 2.0. Contro-egemonia e nuove istituzioni, Mimesis, Milan-Udine 2016.

[84] Sur cet aspect et le contexte particulier de son œuvre et de celle d’Ostrom : F. Locher, « Third World Pastures. The Historical Roots of the Commons Paradigm (1965-1990) », Quaderni Storici, 2016/1, p. 303-333 ; « Historicizing Elinor Ostrom: Urban Politics, International Development and Expertise in U.S. Context (1970-1990) », Theoretical Inquiries in Law, Vol. 19(2), 2018, p. 533-558.

[85] G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, 1968, Vol. 162, p. 1243-1248.

[86] Frank van Laerhoven, Elinor Ostrom, « Traditions and Trends in the Study of the Commons », International Journal of the Commons, 2007, Vol. 1(1), p. 3-28.

[87] G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », op. cit., p. 1244.

[88] S. von Ciriacy-Wantrup, R.C. Bishop, « Common property as a concept in natural resource policy », Natural Resource Journal, 1975, Vol. 15, p. 713-727.

[89] C’est ce qui bien été décrit dans le cas de l’Inde : « The state dominion and imperium approach had profound implications both physical—in terms of the use and abuse of the resource base, and social—in terms of the alienation, protest and conflict it engendered amongst forest dwellers. The devaluation of cultural, social rights to hold land in community with others led to the conversion of a well-organized culturally defined common property regime into an open access system » (L. Rajamani, « Community Based Property Rights and Resource Conservation in India’s Forests », op. cit., p. 457). V. aussi : J. Pollini et al., « The Transfer of Natural Resource Management Rights to Local Communities », in I.R. Scales (dir.), Conservation and Environmental Management in Madagascar, Routledge, London, New York, 2014, p. 172-192, spéc. p. 173 : « Following the economic collapse of the late 1970s […], state control over access to natural resources became weak or non-existent. According to Bertrand et al. (2009), in some areas decades of state intervention had weakened customary institutions to the point that when the state collapsed, noting remained to control access to natural resources. This often led to a situation of open access […]. Similar histories have been observed in many developing countries, where land tenure rights often became more rather the less centralized after independence from European powers […] ». V. encore J. Weber, « L’occupation humaine des aires protégées à Madagascar : diagnostic et éléments pour une gestion viable », Nature Sciences Sociétés, 1995, Vol. 3, p. 157-164. S’agissant de Madagascar, cette lecture a été contestée par F. Muttenzer, Déforestation et droit coutumier à Madagascar. Les perceptions des acteurs de la gestion communautaire des forêts, Karthala, Paris, 2010.

[90] Il ne faut pas oublier que la théorie des communs est avant tout bâtie sur l’idée d’un substrat : les common pool resources. Il s’agit des systèmes ou architectures de ressources « naturelles » (par ex., ressources halieutiques d’un lac, gibier d’une forêt) ou « faites par l’homme » (ce qui permet d’inclure, par ex., des systèmes d’irrigation) dont la spécificité est qu’il est très difficile, voire impossible d’exclure des prétendants de leur accès ou de leur bénéfice. À cette première caractéristique, appelée en économie la non-excluabilité, s’ajoute une seconde : les ressources en question sont rivales, ce qui veut dire que si la variable de flux (le prélèvement) dépasse la variable de stock (ce qui fait le cœur de la ressource), alors la ressource finit par s’épuiser. En cela, les common pool resources s’inscrivent dans une zone intermédiaire entre les biens privés et les biens publics (purs).

[91] E. Ostrom, « A Multi-Scale Approach to Coping with Climate Change and Other Collective Action Problems », Solutions 2010, Vol. 1(2), p. 27-36.

[92] E. Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, Cambridge, New York, 1999. Les principaux principes sont les suivants : Existence de limites clairement définies ; Adaptation aux conditions locales ; Existence de dispositifs de choix collectifs ; Existence de modalités de surveillance du comportement des utilisateurs ; Existence d’un système gradué de sanctions ; Existence de mécanismes de résolution des conflits rapides et peu coûteux ; Autodétermination minimale reconnue par les autorités extérieures.

[93] V., par ex. E. Ostrom, « A diagnostic approach for going beyond panaceas », PNAS September 25, 2007, Vol. 104(39), p. 15181-15187.

[94] I. Watson (dir.), Indigenous Peoples as Subjects of International Law, Routledge, Oxon, New York, 2017.

[95] Convention concernant la protection et l’intégration des populations aborigènes et autres populations tribales et semi-tribales dans les pays indépendants, Genève, 40e session CIT (26 juin 1957) (Entrée en vigueur: 02 juin 1959).

[96] S.J. Anaya, Indigenous Peoples in International Law, Oxford University Press, Oxford, New York, 2000, p. 44. Il poursuit (ibid.) : « [t]he thrust of Convention No. 107 of 1957, accordingly, is to promote improved social and economic conditions for indigenous populations generally, but within a perceptual scheme that does not seem to envisage a place in the long term for robust, politically significant cultural and associational patterns of indigenous groups. Convention No. 107 is framed in terms of members of indigenous populations and their rights as equals within the larger society. Indigenous peoples or groups as such are only secondarily, if at all, made beneficiaries of rights or protections. The convention does recognize indigenous customary laws and the right of collective land ownership ».

[97] S.J. Anaya, op. cit., p. 46.- V. aussi, plus largement, sur cette période : F. Wilmer, The Indigenous Voice in World Politics: Since Time Immemorial, Sage, Newbury Park, Londres, 1993.

[98] S.J. Anaya, op. cit., p. 46.

[99] Convention concernant les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants, Genève, 76e session CIT (27 juin 1989) (Entrée en vigueur: 05 sept. 1991).

[100] Le Convention définit les peuples « tribaux » comme les populations « dans les pays indépendants qui se distinguent des autres secteurs de la communauté nationale par leurs conditions sociales, culturelles et économiques et qui sont régis totalement ou partiellement par des coutumes ou des traditions qui leur sont propres ou par une législation spéciale » (art. 1(1)(a)). Quant aux peuples indigènes, il s’agit des peuples qui, dans les pays indépendants, sont considérés comme indigènes parce qu’ils « descendent des populations qui habitaient le pays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l’époque de la conquête ou de la colonisation ou de l’établissement des frontières actuelles de l’État, et qui, quel que soit leur statut juridique, conservent leurs institutions sociales, économiques, culturelles et politiques propres ou certaines d’entre elles ». Le sentiment d’appartenance, « indigène » ou « tribale », est le critère fondamental dans la délimitation des deux catégories (art. 1(2)).

[101] C’est nous qui soulignons.

[102] Convention n° 169 de l’OIT, art. 13(1).

[103] Convention n° 169 de l’OIT, art. 14(1). Le même article ajoute qu’une attention toute particulière doit être portée, à cet égard, à la situation des peuples nomades et des agriculteurs itinérants.

[104] Convention n° 169 de l’OIT, art. 15(1).

[105] Convention n° 169 de l’OIT, art. 4(1).

[106] Convention n° 169 de l’OIT, art. 5(a).

[107] Convention n° 169 de l’OIT, art. 5(b).

[108] Convention n° 169 de l’OIT, art. 8(2).

[109] V. infra, n° 28-29.

[110] Résolution adoptée par l’Assemblée générale, 61/295

[111] Cf. C. Lennox, D. Short (dir.), Handbook of Indigenous Peoples’ Rights, Routledge, Abingdon, New York, 2016, spéc. chapitres 25 (Asie), 26 (Afrique), 27 (Amérique latine) et 28 (pays Nordiques). Concernant le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis (dits États « CANZUS »), cf. K. Gover, « Settler–State Political Theory, “CANZUS” and the UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples », European Journal of International Law, 2015, Vol. 26(2), p. 345–373.

[112] V. infra, n° 49 et s.

[113] Nettement de cette opinion, J. Amaya, S. Wiessner, « The UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples : Towards Re-empowerment », Jurist, 3 octobre 2007, https://www.jurist.org/commentary/2007/10/un-declaration-on-rights-of-indigenous-2/ ; pour une appréciation critique, S. Allen, « The UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples and the Limits of the International Legal Project », in Stephen Allen, A. Xanthaki (dir.), Reflections on the United Nations Declaration on the Rights of Indigenous Peoples and International Law, Hart Publishing, 2011, p. 225-258, spéc. p. 225.

[114] Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 19 décembre 2011, Soixante sixième session Point 66, a, de l’ordre du jour, A/RES/66/142, Distr. générale, 30 mars 2012, 61/295, Préambule.

[115] V. supra, n° 3, 8.

[116] V. infra, n° 41-46.

[117] K.S. Bavikatte, Stewarding the earth, op. cit.

[118] G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 80 : « The concept of biocultural rights is more than an opinio de iure condendo. It is the result of legal argumentation which waves an imaginary wire that connects heterogeneous facts and words that have developed and are developing in the rhetoric, treaties, declarations, and court decisions concerning indigenous peoples and local communities and conservation of the environment. His voice is the voice of the doctrine, of a public law scholar who sees a coherent and rational, though implicit, design in international documents, and his hope is that by telling and retelling the story of biocultural rights, and through the elaboration of doctrines and theories, “biocultural rights will come alive” ».

[119] K.S. Bavikatte, op. cit., p. 2.

[120] Report of the World Commission on Environment and Development: Our Common Future, Transmitted to the General Assembly as an Annex to document A/42/427 – Development and International Co-operation: Environment, 1987 (version française : https://www.diplomatie.gouv.fr/sites/odyssee-developpement-durable/files/5/rapport_brundtland.pdf).

[121] Report of the World Commission on Environment and Development: Our Common Future, op. cit., : « L’isolement de bon nombre de ces populations signifie qu’elles ont conservé un mode de vie traditionnel en étroite harmonie avec l’environnement naturel. Leur survie même a dépendu de leur prise de conscience de l’écologie et de la manière dont elles s’y sont adaptées. Mais la contrepartie de leur isolement est que peu d’entre elles ont profité du développement économique et social du pays. Cette situation peut se refléter dans la médiocrité de leur santé, de leur nutrition et de leur éducation » (para. 71). Au paragraphe 74, le rapport ajoutait : « Ces communautés sont les dépositaires d’un riche patrimoine de connaissances et d’expériences traditionnelles qui rattachent l’humanité à ses origines lointaines. Leur disparition est une perte pour toute la société, qui aurait beaucoup à apprendre de leur savoir-faire traditionnel à gérer rationnellement les systèmes écologiques très complexes ».

[122] Report of the World Commission on Environment and Development: Our Common Future, op. cit., para. 75.

[123] K.S. Bavikatte, D. Robinson, « Towards a people’s history of the law: Biocultural jurisprudence and the Nagoya Protocol on access and benefit sharing », op. cit., p. 50.

[124] Assemblée générale des Nations Unies, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, A/CONF.151/26 (Vol. I), 12 août 1992 (ci-après : Déclaration de Rio).

[125] Déclaration de Rio, Principe 22.

[126] Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, Action 21 (Agenda 21), A/CONF.151/26/Rev.1(Vol. I), Rio de Janeiro, 3-14 juin 1992, para. 26.1, 26.3 et 26.4.

[127] Convention sur la Diversité Biologique, Rio de Janeiro, 5 juin 1992 (entrée en vigueur le 29 décembre 1993).  

[128] CDB, art. 8(j) et 10(c).

[129] V. supra, n° 11.

[130] CDB, art. 3.

[131] L. Glowka, F. Burhenne-Guilmin, H. Synge, Guide de la Convention sur la diversité biologique, op. cit., p. 12 : « L’usage du mot “leurs” ne se rapporte pas ici à des droits de propriété: il s’agit plutôt d’un moyen de faire référence, d’une manière abrégée, aux ressources biologiques relevant de la juridiction de tel ou tel État ».

[132] C’est nous qui soulignons.

[133] Cf. J. Foyer, A. Viard-Crétat, V. Boisvert, « Néolibéraliser sans marchandiser ? La bioprospection et les mécanismes REDD dans l’économie de la promesse », in D. Compagnon, E. Rodary (dir.), Les politiques de biodiversité, Presses de Sciences Po, Paris, p. 225-249.

[134] K.S. Bavikatte, D.F. Robinson, « Towards a people’s history of the law…», op. cit., p. 38-39. V. aussi, supra, n° 11.

[135] D. Posey, « Indigenous peoples and Traditional Resource Rights. A base for equitable relationships? », reproduit in K. Plenderleith (dir.), op. cit., p. 172-194, spéc. p. 173.

[136] Dans une logique dite « propriétaire », la philosophie sous-jacente est que « la conversion de la biodiversité en une activité rentable » est « […] le moyen le plus sûr de promouvoir la préservation des écosystèmes et des espèces qu’ils supportent » (V. Boisvert, A. Caron, « The convention on biological diversity : an institutionalist perspective of the debates », Journal of Economic Issues, 2002, 36 (1), p. 151-166, p. 153). C’est, en d’autres termes, la promesse que l’établissement de « droits individuels ou collectif de propriété sur les ressources génétiques a un important effet incitatif sur la sélection ainsi que la conservation et l’utilisation durable » de la diversité. Par ailleurs, en reconnaissant de tels droits, on gage que les titulaires pourront échanger leurs ressources sur le marché et bénéficier du partage des avantages (v. R. Andersen, Governing Agrobiodiversity: Plant Genetics and Developing Countries, Ashgate, Aldershot, 2016 [2008], p. 141).

[137] Sur le droit au développement et la protection de la biodiversité, cf. T. Eisner, « Prospecting for nature’s chemical riches », Issues in Science and Technology, 1990, 6(2), p. 31-34 ; W. Reid et al. (dir.), Biodiversity Prospecting: Using Genetic Resources for Sustainable Development, WRI, Washington, DC, 1993.

[138] Topique est, en ce sens, la Déclaration de Stockholm, proclamée à l’issue de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, du 5 au 16 juin 1972, qui exprime, Principe 9, la « conviction commune » que les déficiences de l’environnement sont aussi imputables à des conditions de sous-développement et que le meilleur moyen d’y remédier est « d’accélérer le développement par le transfert d’une aide financière et technique substantielle pour compléter l’effort national des pays en voie de développement et l’assistance fournie en tant que besoin ».

[139] V. aussi : R. Andersen, « “Stewardship” or “ownership”: how to realise Farmers’ Rights? », in D. Hunter, L. Guarino, C. Spillane, P. McKeown (dir.), Routledge Handbook of Agricultural Biodiversity, Routledge, Oxon, 2017, p. 449-470.

[140] V., par exemple, la Recommandation 6 du Caracas Action Plan 1992, adopté lors de la 4e édition du Congrès Mondial des Parcs de l’UICN (Caracas, VE, 10-21 February 1992, 1992-02-10) : « Human communities, especially those living in and around protected areas, often have important and long-standing relationships with those areas. Local and indigenous communities may depend on the resources of these areas for their livelihood and cultural survival. Increasingly, the resources which justify establishment of protected areas include cultural landscapes and adapted natural systems created by long-established human activity. These relationships embrace cultural identity, spirituality and subsistence practices, which frequently contribute to the maintenance of biological diversity. […] In many cases, the continuation and development of human activities in protected areas should be accepted, insofar as they are compatible with conservation objectives » (v. J.A. McNeely (dir.), Parks for life: report of the fourth World Congress on National Parks and Protected Areas, 10-21 February 1992, IUCN, Protected Areas Programme; WWF, IUCN, Gland, 1993, p. 35).

[141] Selon le texte, cette catégorie d’aire protégée doit être « free of significant direct intervention by modern humans that would compromise the specified conservation objectives for the area » (IUCN, Guidelines for Protected Area Management Categories. CNPPA with the assistance of WCMC, IUCN, Gland, Cambridge, UK, 1994). V. désormais, les lignes directrices révisées : N. Dudley (dir.), Lignes directrices pour l’application des catégories de gestion aux aires protégées, UICN, Gland, 2008 : https://portals.iucn.org/library/sites/library/files/documents/PAPS-016-Fr.pdf. La catégorie « Ia » est toujours la « Réserve naturelle intégrale » (« Strict nature reserve »). Là encore, le texte admet la présence humaine, mais dans des conditions très strictes : « L’aire pourrait avoir une importance religieuse ou spirituelle (comme un site naturel sacré) pour autant que la conservation de la biodiversité soit identifiée comme un objectif premier. Dans ce cas, l’aire peut contenir des sites qui peuvent être visités par un nombre limité de personnes engagées dans des activités liées à leurs croyances et qui respectent les objectifs de la gestion de l’aire ».

[142] TIRPAA, Rome 03/11/2001 (entrée en vigueur 29 juin 2004), Recueil 2400 (p. 303).

[143] TIRPAA, Préambule.

[144] Les RPGAA sont une sous-catégorie de ressources génétiques. Selon le TIRPAA (art. 2), il s’agit du « matériel génétique d’origine végétale ayant une valeur effective ou potentielle pour l’alimentation et l’agriculture ».

[145] FAO, Resolution 5/89, Farmer’s Rights (Adopted 29 November 1989), Report of the Conference of FAO Twenty-fifth Session, Rome, 11-29 November 1989, para. 108. La catégorie apparaît pour la première fois dans autre résolution du même jour : FAO, Resolution 4/89 Agreed Interpretation of the International Undertaking (Adopted 29 November 1989), Report of the Conference of FAO Twenty-fifth Session, Rome, 11-29 November 1989, para. 108.

[146] V. aussi, C.M. Correa, Concrétiser le droit des agriculteurs relatif à l’utilisation des semences, Document de recherche n° 75, Centre Sud, Genève, 2017, https://www.southcentre.int/wp-content/uploads/2017/09/RP75_Implementing-Farmers-Rights-Relating-to-Seeds_FR.pdf, p. 3-4 ; K. Peschard, « Seed wars and farmers’ rights: comparative perspectives from Brazil and India », The Journal of Peasant Studies, 2017, 44(1), p. 144-168 ; M. Halewood (dir.), Farmers’ Crop Varieties and Farmers’ Rights: Challenges in Taxonomy and Law, Routledge, Routledge, London, New York, 2016.

[147] TIRPAA, art. 9.1.

[148] TIRPAA, art. 9.2(a).

[149] TIRPAA, art. 9.3 (c’est nous qui. soulignons). Une nouvelle fois, la stipulation est particulièrement restrictive, puisque le droit est reconnu « sous réserve des dispositions de la législation nationale et selon qu’il convient ». Sur l’importance du droit de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences, cf. F. Girard, « Composing the Common World of the Local Bio-Commons », op. cit., p. 134.

[150] Protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation à la Convention sur la diversité biologique, Nagoya, 29 octobre 2010 (entrée en vigueur 12 octobre 2014), UNEP/CDB/COP/DEC/X1, 27 octobre 2010.

[151] C’est à travers son rôle de conseil auprès du « groupe africain » qu’il a réussi à diffuser ces idées : K.S. Bavikatte, D. Robinson, « Towards a people’s history of the law: Biocultural jurisprudence and the Nagoya Protocol on access and benefit sharing », op. cit. ; Entretien semi-directif n° 1-2019-WP3.

[152] Il ne faut pas non plus sous-estimer l’influence de la Loi-Modèle de l’OUA pour la protection des droits des communautés locales, des agriculteurs et des sélectionneurs et la réglementation de l’accès aux ressources biologiques, préparée en 1997 par ce qui est devenu l’Union Africaine et des Lignes directrices Akwé: Kon, adoptées lors de la CdP-7 en 2004 (CONFERENCE OF THE PARTIES TO THE CONVENTION ON BIOLOGICAL DIVERSITY, Seventh meeting Kuala Lumpur, 9-20 and 27 February 2004, Agenda item 19.8, UNEP/CBD/COP/DEC/VII/16 13 April 2004, decision VII/16F) (v. K.S. Bavikatte, T. Bennett, « Community stewardship : the foundation of biocultural rights », Journal of Human Rights and the Environment, 2015, Vol. 6(1), p. 7-29, spéc. p. 25 ; K.S. Bavikatte, H. Jonas et H. von Braun, « Traditional knowledge and economic development: The biocultural dimension », in S.M. Subramanian et B. Pisupati (dir.), op. cit., p. 308-311. Sur la Loi-Modèle, cf. M.-A. Hermitte, « L’intégration des pays en développement dans la mondialisation par l’adaptation du droit de la propriété intellectuelle. Analyse de la loi-modèle de l’OUA », in M.-A. Hermitte, Ph. Kahn (dir.), Les ressources génétiques et le droit dans les rapports Nord-Sud, Bruylant, Bruxelles, 2004, p. 293 et s.).

[153] Sur lesquels, Natural Justice (dir.), Biocultural Community Protocols: A toolkit for community facilitators, Natural Justice, Cape Town, 2012 ; L.  Parks, « Challenging power from the bottom up? Community protocols, benefit-sharing, and the challenge of dominant discourses », Geoforum, 2018, Vol. 88, p. 87-95  ; N.A. Delgado, « Community Protocols as Tools for Resisting Exclusion in Global Environmental Governance », Revista de Administração de Empresas, 2016, Vol. 56(4), p. 395-410.

[154] R. Chandra, The Cunning of Rights: Law, Life, Biocultures, Oxford University Press, Oxford, 2016, p. 92.

[155] G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 83.

[156] Protocole de Nagoya, Préambule ; CDB, art. 3.

[157] Protocole de Nagoya, art. 7 : « Conformément à son droit interne, chaque Partie prend, selon qu’il convient, les mesures appropriées pour faire en sorte que l’accès aux connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques détenues par les communautés autochtones et locales soit soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause ou à l’accord et à la participation de ces communautés autochtones et locales, et que des conditions convenues d’un commun accord soient établie ».

[158] Protocole de Nagoya, art. 6.2 : « Conformément à son droit interne, chaque Partie prend, selon qu’il convient, les mesures nécessaires pour s’assurer que le consentement préalable donné en connaissance de cause ou l’accord et la participation des communautés autochtones et locales sont obtenus pour l’accès aux ressources génétiques, dès lors que leur droit d’accorder l’accès à ces ressources est établi ».

[159] Pour les ressources génétiques, la première limitation tient à ce que l’obligation que l’article 6 met à la charge des États suppose que le droit des communautés « d’accorder l’accès à ces ressources [soit] établi ». Deux interprétations sont évidemment possibles. Selon la première, étroite, le terme « établi » renvoie uniquement à des situations où une communauté particulière peut démontrer que ses droits sur les ressources génétiques sont établis par la législation nationale, ce qui donne toute latitude à l’État pour développer ou non des procédures locales de consentement préalable et informé et de partage des avantages. Une autre interprétation, large cette fois-ci, est toutefois possible, et elle paraît devoir être privilégiée, à la fois au regard des objectifs du Protocole et des standards de droit international des droits de l’homme, en raison aussi de la profonde interdépendance entre ressources génétiques et savoirs traditionnels qui ne sauraient donc être soumis à des régimes distincts. En vertu de cette lecture, il y a « an obligation for Parties to map customary rights at the domestic level, in consultation with the concerned communities, provide for their legal recognition, and enact domestic measures to ensure community PIC in case communities’ customary rights are ascertained » (E. Morgera, E. Tsioumani, M. Buck, Unraveling the Nagoya Protocol. A Commentary on the Nagoya Protocol on Access and Benefit-sharing to the Convention on Biological Diversity, Brill, Leiden, Boston, 2015, p. 125). Seconde difficulté, même si le texte utilise une formulation impérative (« Conformément à son droit interne, chaque Partie prend <shall>, selon qu’il convient, les mesures nécessaires » – nous soulignons), il introduit une double réserve (« Conformément à son droit interne » et « selon qu’il convient ») qui ne laisse aucun doute quant à la volonté des Parties de conserver un pouvoir discrétionnaire dans la mise en place des procédures locales d’APA. Cela étant, on peut convenir avec la doctrine autorisée que, si les Parties conservent une certaine liberté dans le choix du type de mesures pour la mise en œuvre de l’obligation de consentement préalable et éclairé local, ils n’ont en revanche aucune marge de manœuvre en ce qui concerne la mise en place de ces mesures lorsque des communautés locales ou autochtones sont présentes sur leur territoire et que des droits sur les ressources sont établis (E. Morgera, E. Tsioumani, M. Buck, op. cit., p. 146-7). Ainsi qu’on l’a observé, « [a]s for other provisions in the Protocol that relate to indigenous peoples and local communities, Article 6(2) is to be interpreted and implemented in the light of relevant international human rights standards, and with due consideration of communities’ customary laws, protocols and procedures » (op. cit., 147).

[160] Protocole de Nagoya, Préambule.

[161] Protocole de Nagoya, art. 5.2 et 5.5.

[162] Protocole de Nagoya, Préambule qui fait du partage des avantages le mécanisme incitatif destiné à maintenir ce rôle de gardien. La formule rappelle la philosophie derrière la bioprospection (v. supra, n°…). Mais, elle est contrebalancée par la « […] the recognition (for the first time at the global level) of the substantive environmental rights of indigenous peoples and local communities to their genetic resources and to their traditional knowledge associated with genetic resources. Such recognition is based on established international human rights in their collective dimension to indigenous peoples’ self-determination, ownership and cultural identity. It can further be argued that the Protocol points to an expansion of these rights to local communities, whose status in international human rights law remains underdeveloped » (E. Morgera, E. Tsioumani, M. Buck, op. cit., p. 382).

[163] Protocole de Nagoya, art. 12.

[164] Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri, (CONFÉRENCE DES PARTIES À LA CONVENTION SUR LA DIVERSITÉ BIOLOGIQUE, DÉCISION ADOPTÉE PAR LA CONFÉRENCE DES PARTIES À LA CONVENTION SUR LA DIVERSITÉ BIOLOGIQUE À SA DIXIÈME RÉUNION, Dixième réunion Nagoya, Japon, 18–29 octobre 2010, UNEP/CBD/COP/DEC/X/42, 27 octobre 2010, décision X/42) (ci-après : Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri).

[165] On pourrait encore mentionner dans ce panorama : – la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification, 1994, art. 3(a) ; – L’Accord aux fins de l’application des dispositions de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 relatives à la conservation et à la gestion des stocks de poissons dont les déplacements s’effectuent tant à l’intérieur qu’au-delà de zones économiques exclusives (stocks chevauchants) et des stocks de poissons grands migrateurs, art. 5(i) ; l’Accord international de 2006 sur les bois tropicaux, art. 1er. Les directives volontaires adoptées par la FAO montrent aussi la progressive prise en compte de la notion d’intendance des populations locales. V., par ex., – Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale, 1.2, 5.6, 6.5, 6.6, 7.3, 7.4, 8.2, 8.4, 8.7, 8.9, 9.1-9.12, 10.1-10.6, 11.2, 12.4, 12.7, 12.9, 15.4, 15.6, 16.8, 17.1, 17.2, 20.2, 20.3, 20.4, 22.2, 23.1, 23.3, 24.5, 25.4, 25.5, 25.6. Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté, 5.5, 5.15, 6.1, 6.7, 10.2, 11.4, 11.6, 11.7, 12.3.

[166] Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri, para. 5.

[167] V. aussi, en ce sens, K.S. Bavikatte, H. Jonas et H. von Braun, « Traditional knowledge and economic development: The biocultural dimension », in S.M. Subramanian et B. Pisupati (dir.), op. cit., spéc. p. 310.

[168] Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri, para. 20.

[169] K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth, op. cit., spéc. p. 145-169 (chapitre 7).

[170] V. infra, n° 50.

[171] V. infra, n° 62.

[172] Centre for Minority Rights Development (Kenya) and Minority Rights Group (on behalf of Endorois Welfare Council) v. Kenya, African Commission on Human and Peoples’ Rights, ACHPR Communication No 276/2003, 2009 AHRLR 75 (4 February 2010) (ci-après : Aff. Endorois).

[173] Report of the African Commission’s Working Group of Experts, submitted in accordance with the “Resolution on the Rights of Indigenous Populations/Communities in Africa”, adopted by the African Commission on Human and Peoples’ Rights at its 28th Ordinary Session (2003).

[174] Aff. Endorois, para. 150.

[175] Aff. Endorois, para. 150.

[176] Aff. Endorois, para. 152-153.

[177] Aff. Endorois, para. 154.

[178] Aff. Endorois, para. 157.

[179] Aff. Endorois, para. 151.

[180] Cf. B. Saul, Indigenous Peoples and Human Rights. International and Regional Jurisprudence, Hart Publishing, Oxford, Portland, 2016, p. 45.

[181] Aff. Endorois, para. 184. Il est à noter que le gouvernement kenyan n’a pas contesté, en l’occurrence, que la zone constituait la terre des ancêtres des Endorois.

[182] Aff. Endorois, para. 186.

[183] Aff. Endorois, para. 212. « Le “critère d‘utilité publique” se trouve à un seuil supérieur en cas d’empiètement des terres autochtones, plutôt qu‘une propriété individuelle. Dans ce sens, le test est plus rigoureux lorsqu’il s’applique aux droits à la terre des ancêtres chez les autochtones. En 2005, ce point a été souligné par le Rapporteur spécial de la Sous-Commission des Nations Unies pour la promotion et la protection des droits de l’homme qui a publié la déclaration suivante : — “Les limitations, le cas échéant, du droit des autochtones à leurs ressources naturelles, doit découler uniquement de l’intérêt le plus urgent et le plus absolu de l’État. Très peu de limitations sont justifiées en matière des droits aux ressources des autochtones, parce que la propriété indigène des ressources est liée aux Droits de l’homme les plus importants et les plus fondamentaux, y compris le droit à la vie, à la nourriture, à l’autodétermination, à l’habitat et le droit d’exister en tant que peuple” ».

[184] Aff. Endorois, para. 235.

[185] Sur le contrôle de proportionnalité, Aff. Endorois, para. 215-219.

[186] V. Aff. Endorois, para. 178.

[187] C’est nous qui soulignons.

[188] Aff. Endorois, para. 235.

[189] K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth, op. cit., p. 167.

[190] Ibid.

[191] K.S. Bavikatte, op. cit., p. 168.

[192] AfCHPR, ACHPR v. Republic of Kenya, Application No. 006/2012 (26 May 2017), para. 127 (ci-après : Aff. Ogiek).

[193] V., plus largement, sur cette affaire : L. Claridge, « Litigation as a Tool for Community Empowerment: The Case of Kenya’s Ogiek », Erasmus Law Review, 2018, Vol. 11(1), p. 57-66; R. Rösch, « Indigenousness and peoples’ rights in the African human rights system: situating the Ogiek judgement of the African Court on Human and Peoples’ Rights », Verfassung in Recht und Übersee, 2017, Vol. 50(3), p. 242-258.

[194] Aff. Ogiek, para. 130.

[195] Orissa Mining Corporation Ltd. v. Ministry of Environment & Forests & Others (2013) Writ Petition (Civil) No. 180 of 2011 (ci-après : Aff. Orissa).

[196] R. Chandra, « Understanding change with(in) law: The Niyamgiri case », Contributions to Indian Sociology, 2016, Vol. 50(2), p. 1–26, p. 10 : « One of the reasons why the Niyamgiri mountains are heavily forested, in particular the Niyam Dongar, is the Dongaria Kondh taboo on cutting trees on the summit, seeing it as the abode of the Niyam Raja, and their awareness of a “magnetic force” which the forest exerts on the whole region’s fertility from up there » (qui s’appuie sur les travaux de P. Padel et S. Das, Out of This Earth, Orient Blackswan, New Delhi, 2010, p. 140).

[197] Sur l’obligation de saisir la Cour Suprême pour les demandes de conversion, cf. T.N. Godavarman Thirumulpad v. Union of India, Judgment of the Supreme Court of India in W.P. (c) No. 202/1995.

[198] CENTRAL EMPOWERED COMM., REPORT IN I.A. NO. 1324 REGARDING THE ALUMINA REFINERY PLANT BEING SET UP BY M/S VEDANTA ALUMINA LTD. AT LANJIGARH IN KALAHANDI DISTRICT, ORISSA (2015), http://www.indiaresource.org/issues/globalization/2005/CECSep2005cancellicense.html

[199] M. Menon, « India’s First Environmental Referendum: How Tribal People Protected the Environment », Envtl. L. Rep. News & Analysis 2015, Vol. 45, p. 10656 et s., p. 10657.

[200] Orders of the Supreme Court of India in I.A. No. 2166 in 1413 in W.P. (c) No. 202/1995

(Aug. 8, 2008), http://cecindia.org/sc_documents/(25)I.A.no.2166%20in%C201413%20W.P.(c)no.202%201995%2008.08.2008.pdf ; I.A. Nos. 1324 & 1474 in W.P. (c) 202 of 1995 (Nov. 23, 2007), http://cecindia.org/sc_documents/(34)I.A.no.1324,1474%20W.P.(c)no.202%201995%2023.11.2007.pdf.

[201] MINISTRY OF ENV’T AND FORESTS (MOEF), REPORT OF THE FOUR MEMBER COMMITTEE FOR INVESTIGATION INTO THE PROPOSAL SUBMITTED BY ORISSA MINING COMPANY FOR BAUXITE MINING IN NIYAMGIRI (2010), http://envfor.nic.in/sites/default/files/Saxena_Vedanta-1.pdf

[202] Aff. Orissa.

[203] Aff. Orissa, para. 58-62.

[204] Aff. Orissa, para. 42.

[205] R. Chandra, « Understanding change with(in) law: The Niyamgiri case », op. cit., p. 2.

[206] Ibid.

[207] Selon la loi « other traditional forest dweller » signifie « any member or community who has for at least three generations prior to the 13th day of December, 2005 primarily resided in and who depends on the forest or forests land for bona fide livelihood needs » (Chapter 1.2).

[208] The Scheduled Tribes and Other Traditional Forest Dwellers (Recognition of Forest Rights) Act, 2006,  Act No. 2 of 2007, chap. II.3 (ci-après : Forest Rights Act, 2006).

[209] Forest Rights Act, 2006, chap. III.5(c).

[210] Forest Rights Act, 2006, chap. III.5(d).

[211] Forest Rights Act, 2006, chap. II.3(i).

[212] Aff. Orissa, para. 42 (v. supra, note (204)).

[213] Cf. G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 91.

[214] Forest Rights Act, 2006, chap. III.5.

[215] Corte Constitucional de Colombia, Noviembre 10 de 2016, Tierra Digna y Otros v Presidencia de la República y otros, Sentencia T-622/16 (ci-après : Aff. Tierra Digna).

[216] Corte Suprema de Justicia, Abril 4 de 2018, Dejusticia y otros v Presidencia de la República y otros, Sentencia STC4360-2018.

[217] En 2010, la Colombie présentait le taux de pollution au mercure par habitant le plus élevé au monde issu d’exploitations aurifères artisanales et semi-mécanisées : cf. ABColombia, « A River with Rights: Community Response to Illegal Gold Mining in Chocó, Colombia », 8/02/2019, https://www.abcolombia.org.uk/a-river-with-rights-community-response-to-illegal-gold-mining-in-choco-colombia/

[218] ABColombia, op. cit.

[219] Ce recours a été introduit par la Constitution de Colombie de 1991, art. 86.

[220] Sur cet aspect, on consultera P. Villavicencio Calzadilla, « A Paradigm Shift in Courts’ View on Nature : the Atrato River and Amazon Basin Cases in Colombia », LEAD 2019, Vol. 15/0, p. 1-11, spéc. p. 4.

[221] On retrouve d’ailleurs dans les paragraphes pertinents un certain nombre d’éléments communs, dont la définition générale des droits bioculturels.

[222] Aff. Tierra Digna, para. 5.11.

[223] Aff. Tierra Digna, para. 9.30.

[224] Aff. Tierra Digna, para. 5.11.

[225] Aff. Tierra Digna, para. 5.12.

[226] Ibid. La Cour renvoie à K.S. Bavikatte, T. Bennett, « Community stewardship: the foundation of biocultural rights », op. cit.

[227] Aff. Tierra Digna, para. 5.13. Le concept de bioculturalité est d’ailleurs exploré dans le détail par la Cour qui se réfère aux travaux de Dutfield et alii sur les « traditional resource rights » (D.A. Posey et al., Traditional resource rights: International instruments for protection and compensation for Indigenous peoples and local communities, International Union for the Conservation of Nature, Gland, 1996). Pour la Cour : i) les multiples modes de vie qu’exprime la diversité culturelle sont inextricablement liés à la diversité des écosystèmes et des territoires ; ii) la diversité des cultures lato sensu est le résultat de la coévolution des communautés humaines avec leur environnement ; iii) les relations des cultures ancestrales avec les plantes, les animaux, les microorganismes et l’environnement contribuent à la biodiversité ; iv) la diversité bioculturelle comprend aussi les conceptions spirituelles et culturelles de la nature que l’on trouve chez les peuples autochtones et communautés locales ; v) la conservation de la diversité culturelle contribuant à la conservation de la diversité biologique, de bonnes politiques publiques devraient donc intégrer le concept de bioculturalité (Aff. Tierra Digna, para. 5.17).

[228] Aff. Tierra Digna, para. 5.13. La Cour renvoie ici à C. Chen, M. Gilmore, « Biocultural Rights: A New Paradigm for Protecting Natural and Cultural Resources of Indigenous Communities », The International Indigenous Policy Journal, 2015, Vol. 6(3), p. 1-17, spéc. p. 9 : « the concept connects the past, the present and the future. It is a concept that takes into consideration of the past, the present and the future in the sense that it is premised on the distinctive histories and wrongs that Indigenous groups have experienced, the examination of the present system, and the very need to help and empower these groups to conserve their distinct biocultural diversity for future generations ».

[229] Aff. Tierra Digna, para. 5.13. V. aussi, C. Chen, M. Gilmore, op. cit., p. 9 : « […] this concept considers the “special” element of Indigenous communities and the “universal” interest ».

[230] Boaventura de Sousa Santos, Toward a new legal common sense : law, globalization, and emancipation, 2e éd., Butterworths, Londres, 2002, p. 14-15.

[231] Cette dernière lecture est confirmée par les développements que la Cour consacre, au paragraphe 5.15, à Arturo Escobar. On sait que l’universitaire et intellectuel colombien, déjà mentionné plus haut dans son rôle de structuration du champ du post-développement (v. supra, n° 16, 80), a un été un contempteur infatigable du développement. Il a notamment bien montré dans son ouvrage classique de 1995, (Encountering Development: The making and unmaking of the third world, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1995, spéc. p. 44), combien les politiques de développement, et notamment la stratégie de développement durable lancée officiellement en 1987, et fondée sur le double objectif de réduction de la pauvreté et de la protection de l’environnement, a pu échouer. En cause, principalement, une approche politique centralisatrice, hiérarchique, ethnocentrique, technocratique qui ne voit dans les populations et la culture que des objets abstraits et des statistiques saisis uniquement au prisme du progrès. Or, comme l’a bien montré Escobar, il existe évidemment des alternatives au développement. Pour le voir, il faut tout d’abord admettre que le modèle du développement occidental – qui est basé sur la croissance économique – est la pire option pour les communautés locales et peuples autochtones. Par ailleurs, il faut permettre aux communautés locales d’expérimenter des stratégies de production alternatives et développer simultanément une sémiotique de résistance à la configuration moderne des rapports nature et société. En d’autres termes, ainsi qu’on le comprend, les droits bioculturels offrent aussi un espace d’expérimentation et de négociation, un espace contre-hégémonique qui permet de penser de nouvelles « politiques ontologiques » (v. infra, n° 80), et d’en proposer une insertion dans le discours universel sur la protection de la nature. Le cosmopolitisme réside ici dans la prétention au local, à la singularité, qui ne renonce pas pour autant à faire partie d’un monde commun, fût-il ontologiquement divers.

[232] Aff. Tierra Digna, para. 5.14 (c’est la Cour qui souligne).

[233] K.S. Bavikatte, T. Bennett, « Community Stewardship: the Foundation of Biocultural Rights », op. cit., p. 8.

[234] Et ces modes de vie et pratiques dépendent elles-même du régime foncier, des droits sur la terre et les ressources, ainsi que des droits sur la culture et les savoirs agro-écologiques traditionnels. Aff. Tierra Digna, para. 5.14.

[235] Aff. Tierra Digna, para. 5.14 : « estos derechos implican que las comunidades deben mantener su herencia cultural distintiva » (c’est la Cour qui souligne).

[236] K.S. Bavikatte, D. Robinson, « Towards a people’s history of the law: Biocultural jurisprudence and the Nagoya Protocol on access and benefit sharing », op. cit.

[237] Aff. Tierra Digna, para. 5.14.

[238] K.S. Bavikatte, D. Robinson, op. cit., p. 50.

[239] V. infra, n° 71.

[240] Aff. Tierra Digna, para. 5.17. C’est ce que la Cour réaffirme également plus loin, après avoir reconnu la personnalité juridique de la rivière Atrato (para. 9.32).

[241] G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 99.

[242] G. Sajeva, op. cit., p. 100 : « Cultural identity and self-identification have been and still are the cornerstone of indigenous peoples’ struggles for their rights, as they have been regarded as the very building material to construct the realization and protection of all other interests. As in any account of group rights, the intrinsic value of the individual group members is coupled with the intrinsic value recognized to the group itself. It is argued that a certain interest of the group and its members is very significant for their survival, well-being, and development and is, hence, important enough to hold somebody under duties ».

[243] La jurisprudence souligne ainsi assez souvent que, compte tenu de la grande dépendance des populations locales à l’égard de leur environnement, la protection de celui-ci est, pour elles, une question de survie. V., par ex., Inter‑American Court of Human Rights : Nicaragua, Case of te Mayagna (Sumo) Awas Tingni Community v/ Nicaragua, Series C No. 79 (31 August 2001), para. 149. V. aussi : G. Sajeva, op. cit., p. 101-102.

[244] Claire Charters (Indigenous Peoples’ Rights to Lands, Territories, and Resources in the UNDRIP. Articles 10, 25, 26, and 27, in J. Hohmann et M. Weller (dir.), The UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples, Oxford University Press, Oxford, 2018, p. 395-424, p. 396) note que « [t]he importance to Indigenous peoples of their lands, territories and resources is difficult to overstate. It formed the basis of Indigenous peoples’ arguments and justifications for strong Articles on lands, territories, and resources in the Declaration, which have been accurately described as its “heart and soul” » (le cœur et l’âme est une référence à UN Commission on Human Rights (UNCHR), Report of the Working Group Established in Accordance with Commission on Human Rights Resolution 1995/32 of 3 March 1995, UN Doc E/CN.4/1996/84 (4 January 1996). Dans l’affaire Mayagna (note précédente) la Cour interaméricaine des droits de l’homme notait : « the close ties of Indigenous peoples with the land must be recognized and understood as the fundamental basis for their cultures, their spiritual life, their integrity, and their economic survival. For Indigenous communities [their relationship with] the land is not merely a matter of possession and production but a material and spiritual element, which they must fully enjoy […] to preserve their cultural legal and transmit it to future generations » (para. 149).

[245] G. Sajeva, op. cit., p. 100-101.

[246] V. supra, n° 28-32, 41-46. 

[247] K.S. Bavikatte, T. Bennett, « Community Stewardship: the Foundation of Biocultural Rights », op. cit., p. 27.

[248] K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth, op. cit., p. 10.

[249] On verra qu’on peut concevoir deux approches différentes, qui n’ont pas les mêmes répercussions sur le plan des devoirs : la première est classiquement anthropocentrique, même si elle intègre les générations actuelles et futures. La seconde est biocentrique/écocentrique et élargit le cercle de la considération morale aux non-humains : v. infra, n° 68-70.

[250] V., par ex., Aff. Tierra Digna, para. 5.14 (supra, n° 41-46) ; K.S. Bavikatte, D.F. Robinson, op. cit., p. 50.

[251] Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri, para. 20.

[252] K.S. Bakikatte, Stewarding the Earth, op. cit., p. 235 ; G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 104.

[253] G. Sajeva, op. cit., p. 105.

[254] G. Sajeva, op. cit., p. 105 : « although heterogeneous and dynamic, the basket of biocultural rights can be said to be filled with three categories of rights, which encompass all the different rights needed to preserve a stewardship relationship with the environment ».

[255] C. Charters, « Indigenous Peoples’ Rights to Lands, Territories, and Resources in the UNDRIP. Articles 10, 25, 26, and 27 », op. cit., p. 397.

[256] UNCHR, Indigenous Open-Ended Inter-Sessional Working Group on a Draft United Nations Declaration on the Rights of Indigenous Peoples, Consideration of a Draft United Nations Declaration on the Rights of Indigenous Peoples “information Received from Non-Governmental and Indigenous Organizations”, UN Doc 3/CN.4/1995/WG.15/4 (10 October 1995).

[257] Ibid. Cité par C. Charters, op. cit., p. 397.

[258] V. infra, n° 75.

[259] Ce qui n’est pas négligeable compte tenu de l’état d’extrême pauvreté dans lequel les peuples autochtones sont maintenus à travers le monde.

[260] Convention n° 169 de l’OIT.

[261] Convention n° 169 de l’OIT, art. 13.

[262] Convention n° 169 de l’OIT, art. 14.

[263] Convention n° 169 de l’OIT, art. 16 (des exceptions existent, mais sont soumises à des conditions extrêmement strictes).

[264] Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale New York, 7 mars 1966, (entrée en vigueur 4 janvier 1969), Recueil des Traités, vol. 660, p. 195.

[265] Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Recommandation générale no. 23, Les droits des populations autochtones, (Cinquante et unième session, 1997), U.N. Doc.A/52/18, annexe V, para. 5.

[266] Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Décision (2) 54 sur l’Australie, Doc. ONU A/54/18 (1999) ; Comité pour l’élimination de la discrimination, Décision 1 (66) sur la loi néo-zélandaise sur l’estran et les fonds marins, Doc. ONU CERD/C/DEC/NZL/1 (2005).

[267] C. Charters, op. cit., note (18), p. 399.

[268] Cf. CDH, Observation générale 23, Article 27: Protection des minorités, Compilation des commentaires généraux et Recommandations générales adoptées par les organes des traités, U.N. Doc. HRI\GEN\1\Rev.1 (1994), para. 7.

[269] V., par ex., CDH, Observations finales, Mexico, U.N. Doc. CCPR/C/79/Add.109 (1999), para. 19 : recommandant que le Mexique respecte « leurs coutumes et leurs cultures [des peuples autochtones] ainsi que leurs formes traditionnelles de vie, leur permettant d’avoir la jouissance de leurs terres et de leurs ressources naturelles » (cité par C. Charters, op. cit., p. 399).

[270] Le Comité a fait sans doute preuve d’un peu plus de volontarisme dans ses constatations sur les communications faites par les peuples autochtones (dans le cadre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques). Par exemple, dans l’affaire La bande du lac Lubicon c. Canada , le Comité s’est prononcé sur la communication présentée par le chef Bernard Ominayak et la bande du lac Lubicon faisant état de violations, par le Gouvernement canadien, du droit que possède la bande du lac Lubicon de disposer d’elle-même et, en vertu de ce droit, de déterminer librement son statut politique et poursuivre son développement économique, social et culturel, ainsi que de son droit de disposer de ses richesses et ressources naturelles et de ne pas être privée de ses propres moyens de subsistance. Le Comité a jugé que le Canada avait violé l’article 27 (CONSTATATIONS DU COMITE DES DROITS DE L’HOMME (ARTICLE 5, PARAGRAPHE 4, DU PROTOCOLE FACULTATIF CONCERNANT LE PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES) -TRENTE-HUITIEME SESSION concernant La communication No 167/1984, CERD/C/54/D/8/1996, para. 2.3).

[271] Les avancées les plus grandes ont été accomplies par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans les affaires Moiwana Village v. Suriname (Inter-Am. C.H.R., No. 124, Ser. C (2005)) et Saramaka People v. Suriname (Inter-Am. C.H.R. No. 172, Ser. C (2007)). On doit également signaler les ressources que pourraient offrir, à l’avenir, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et d’autres personnes travaillant dans les zones rurales, Soixante-treizième session Troisième Commission Point74 b) de l’ordre du jour, 30 octobre 2018, A/C.3/73/L.30, spéc. art. 17.

[272] A. Xanthaki, Indigenous Rights and United Nations Standards, Cambridge University Press, Cambridge, 2007, p. 8.

[273] D.A. Posey, Cultural and Spiritual Values of Biodiversity: A Complementary Contribution to the Global Biodiversity Assessment, Intermediate Technology Publication, Nairobi, p. 4 : l’autodétermination « symbolizes not just the basic human rights to which all individuals are entitled, but also land, territorial and collective rights, subsumed under the right to self-determination ».

[274] Pacte relatif aux droits civils et politiques, New York, 16 décembre 1966 (entrée en vigueur 23 mars 1976) Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 999, p. 171 et vol. 1057, p. 407 art. 1er ; Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, GA Res 2200A (XXI), 21 UN GAOR Supp (No 16), p. 49, UN Doc A/6316 (1966) (entrée en vigueur 3 janv. 1976), Recueil des Traités, vol. 993, p. 3, art. 1er .

[275] I. Schulte-Tenckhoff, Treaties, Peoplehood, and Self-determination, in E. Pulitano (dir.), Indigenous Rights in the Age of the UN Declaration, Cambridge University Press, Cambridge, 2012, spéc. p. 77.

[276] Dans le contexte colonial, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes inclut le droit à la session unilatérale, i.e. le droit à l’indépendance de la colonie : Résolutions 1514 (XV) du 14 décembre 1960 et 1541 (XV) du 15 décembre   1960. V. aussi, M. Weller, « Self-Determination of Indigenous Peoples. Articles 3, 4, 5, 18, 23, and 46(1) », in J. Hohmann et M. Weller (dir.), The UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples, Oxford University Press, Oxford, 2018, p. 115-149, p. 146.

[277] Convention n° 169 de l’OIT, art. 1.3.

[278] M. Weller, op. cit., p. 147, qui note que le Groupe de travail comptait jusqu’à 150 représentants des peuples autochtones et des ONG dotés du capital intellectuel, social et financier suffisant pour mener la bataille.

[279] Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Résolution de l’Assemblée générale, 61/295.

[280] A. Xanthaki, Indigenous Rights and United Nations Standards, op. cit., p. 146 ; v. aussi S.J. Anaya, Indigenous Peoples in International Law, op. cit., p. 49.

[281] M. Weller, op. cit., p. 147.

[282] A. Cassese, Self-determination of Peoples : A Legal Reappraisal, Cambridge University Press, Cambridge, 1995.- Contra, S.J. Anaya, Indigenous Peoples in International Law, op. cit., p. 81.

[283] Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies de 1970, Résolution AGNU, 2625 (XXV).

[284] H. Quane, « The UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples : New Directions for Self-Determination and Participatory Rights ? », in S. Allen and A. Xanthaki (dir.), Reflections on the UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples, Hart Publishing, Oxford, Portland, p. 259-287, p. 260.

[285] A. Cassese, Self-determination of Peoples : A Legal Reappraisal, op. cit., p. 101.

[286] V. Bogota Accord, 9 December 1984, art 1(3)(a),; v. aussi Basic Preliminary Accord between Government of Nicaragua and YATAMA, 2nd February 1988, Art 1; IACtHR, Case of the Saramaka People v Suriname (Preliminary Objections, Merits, Reparations, and Costs), Judgement (28 November 2007), IACtHR Series C No 172, para 93.- V. aussi, en Afrique, AfCHPR, ACHPR v. Republic of Kenya, Application No. 006/2012 (26 May 2017), para. 199 ; AfCommHPR, Case No 266/03, Kevin Mgwanga Gunme and Others/Cameroon.

[287] CDH, Observation générale no 12. Article premier (Droit à l’autodétermination), Vingt et unième session, 13 mars 1984, HRI/GEN/1/Rev.9 (Vol. I). Toujours concernant le Comité des droits de l’homme, et son travail d’interprétation de l’art. 1er du Pacte relatif aux droits civils et politiques : cf. B. Saul, Indigenous Peoples and Human Rigths. International and Regional Jurisprudence, Hart, Oxford et Portland, 2016, p. 55-59. S’agissant du Comité des droits économiques, sociaux et culturels et son interprétation du Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, cf. B. Saul, op. cit., p. 85-87.— Adde, Cour Suprême du Canada, Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 ; 161 D.L.R. (4th) 385 ; 55 C.R.R. (2d) 1.

[288] V. l’étude détaillée de M. Weller, M. Weller, « Self-Determination of Indigenous Peoples. Articles 3, 4, 5, 18, 23, and 46(1) », op. cit., p. 140-143.

[289] M. Weller, op. cit., p. 124.

[290] Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, art. 7, 8 et 10.

[291] Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, art. 9.

[292] J. Anaya, op. cit., 97.

[293] Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, art. 11-16, 25, 31.

[294] J. Anaya, op. cit., p. 99-100.

[295] J. Anaya, op. cit., p. 104-105 ; et v. supra, n° 49-50.

[296] O. Mazel, « The Evolution of Rights : Indigenous Peoples and International Law », Australian Indigenous Law Review, 2009, 12, p. 140-158, spéc. 152.

[297] M. Weller, op. cit., p. 143 ; v. aussi C. Dessanti, « Indigenous Peoples’ Right to Self-Determination in International Law », Intra Vires 2015, 1.1, p. 45-55, spéc. p. 51.

[298] L’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis, qui ont dans un premier temps voté contre la Déclaration, sont depuis revenus sur leur position : C. Dessanti, op. cit., p. 50.

[299] L’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis ne l’ont pas ratifiée.

[300] C. Dessanti, op. cit., p. 51.

[301] A. Tomaselli, « Indigenous right to and forms of (legally recognized) “autonomy” », Red Multidisciplinar sobre Pueblos Indígenas, 2017, https://redempi.wordpress.com/2017/01/17/indigenous-right-to-and-forms-of-legally-recognized-autonomy/, p. 84, qui rappelle la racine grecque : auto et nomos. Elle rapporte aussi que, en théorie du droit, l’autonomie renvoie souvent à self-government, self-management, self-administration, home rule et self‑government. V. aussi, A. Tomaselli, Indigenous Peoples and their Rights to Political Participation, Nomos, Francfort, 2015, p. 254-259.

[302] Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, 18 décembre 1992, résolution 47/135, art. 2(1) et 2(2).

[303] Commentaire sur la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, par Asbjørn Eide, Président du Groupe de travail sur les minorités de la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, COMMISSION DES DROITS DE L’HOMME, Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, Cinquante-troisième session, Groupe de travail sur les minorités, Septième session 14-18 mai 2001, UN Doc E/CN.4.SUB.2/AC.5/2001/2 (2 avril 2001), para. 38 et s. (cité par M. Weller, op. cit., p. 143, note (111).

[304] Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, Strasbourg, février 1995, H (95) 10. À la différence des dispositions correspondantes de la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, la référence assez prudente à des décisions affectant les « régions où elles vivent » a été supprimée de la version finale de l’article 15 de la CCPMN. Toutefois, note Weller, dans le rapport explicatif qui suit la Convention, les gouvernements sont encouragés à prendre en compte « les formes décentralisées ou locales d’administration », afin de créer les conditions nécessaires à la participation effective de personnes appartenant à des minorités nationales à la vie culturelle, sociale et économique, ainsi qu’aux affaires publiques, en particulier celles les concernant (M. Weller, op. cit., p. 144). V. Conseil de l’Europe, CONVENTION-CADRE POUR LA PROTECTION DES MINORITÉS NATIONALES ET RAPPORT EXPLICATIF, (février 1995), H (95)10, para. 80. V. aussi la Charte européenne de l’autonomie locale, Strasbourg, 15.X.1985, Série des traités européens – n° 122, qui énonce, à l’article 4(3), que « [l]’exercice des responsabilités publiques doit, de façon générale, incomber, de préférence, aux autorités les plus proches des citoyens » (cité par M. Weller, op. cit., p. 144).

[305] Comme l’a aussi noté S. Wiessner, « [t]he claim to indigenous sovereignty is founded upon the aspiration to preserve their inherited ways of life, to change those traditions as they see necessary, and to make their culture flourish. That goal drives the claim for independent decision-making on the structures and functions of decision‑making within the indigenous community. Internal autonomy thus asks of modern nation states to recognize formally “democratic” as well as formally “non-democratic” forms of indigenous government – as long as they are essential to the traditional ways of life. This would include the recognition of law-making and -applying powers by traditional leaders in their various spheres of authority – peace chiefs, war chiefs, shamans, elders, and so on. An obligation to have indigenous peoples accede to modern formal processes of periodic election and change of leaders runs against the spirit of preservation of the innermost core of their culture – that is, decisions about how their decisions are made. […] On the other hand, indigenous peoples themselves might want to change the way decisions have been made. But that decision should be theirs, and theirs alone, not forced upon them by the outside world. A good intellectual tool to analyze the parallel legal sphere established by such notions of self-government is the understanding of law as a process of authoritative and controlling decision within a community. […] Law is thus made in a variety of diverse communities, including, but not limited to, the state. This is a key insight that predates, but essentially agrees with, modern legal pluralism, as applied to indigenous peoples or with the idea of parallel sovereignty » (S. Wiessner, « Indigenous self-determination, culture, and land: a reassessment in light of the 2007 UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples », in E. Pulitano, Indigenous Rights in the Age of the UN Declaration, Cambridge University Press, Cambridge, 2012, p. 31-63, spéc. p. 45-46).

[306] J. Anaya, op. cit., p. 110.

[307] Op. cit., p. 110, qui ajoute : « In general, autonomous governance for indigenous communities is considered instrumental to their capacities to control the development of their distinctive cultures, including their use of land and resources ». V. aussi les remarques de M. Weller, op. cit., p. 144.

[308] V., par ex., CDH, Observations finales : Canada, UN Doc A/54/40 (1999), vol I, para. 230 ; CDH, Observations finales : Australia, UN Doc A/55/40 (2000), vol I, para. 506-507 ; CDH, Observations finales : Finlande, UN Doc A/60/40 (2004), vol I, para. 81(17).

[309] M. Weller, op. cit., p. 145.

[310] Comp. avec CDH, Observations finales : Mexico, UN Doc CCPR/C/MEX/CO/5 (2010), para. 22 et CDH, Observations finales, Mexico, U.N. Doc. CCPR/C/79/Add.109 (1999), para. 19 (qui n’évoquent que la « consultation » et la « participation »).

[311] M. Weller, op. cit., loc. cit.

[312] Ibid.

[313] Economic and Social Council, COMMISSION ON HUMAN RIGHTS, Sub-Commission on the Promotion and Protection of Human Rights, Fifty-second session, Item 8 of the provisional agenda, Working paper on the relationship and distinction between the rights of persons belonging to minorities and those of indigenous peoples, Distr.GENERALE/CN.4/Sub.2/2000/10, 19 July 2000 (Erika-Irene Daes et Asbjørn Eide), para. 8.

[314] J. Waldron, « Indigeneity? First Peoples and Last Occupancy », New Zealand Journal of Public and International Law, 2003, Vol. 1(1), p. 55-82, spéc. p. 61 : « Indigeneity calls for a more radical approach – not just remedial measures to address maldistribution, but a restoration to the descendants of indigenous peoples of some or all of the rights – rights of sovereignty, rights of property – that were once held by their ancestors ».

[315] L. Maffi, « Biocultural Approaches to Conservation and Development », in L. Maffi et D. Ortixia (dir.), Biocultural Diversity Toolkit, Terralingua, p. 9.

[316] Ibid.

[317] J. Anaya, Indigenous Peoples in International Law, op. cit., p. 110 ; P.M. Schmidt et M.J. Peterson, « Biodiversity Conservation and Indigenous Land Management in the Era of Self-Determination », Conservation Biology, 1996, Vol. 23(6), p. 1458-66.

[318] L. Breckenridge, « Protection of Biological and Cultural Diversity: Emerging Recognition of Local Community Rights in Ecosystems Under International Environmental Law », Tennessee Law Review, (1991-1992), Vol. 59, p. 735-785, p. 783.

[319] T. Loaiza, U. Nehren, G. Gerold, « REDD+ implementation in the Ecuadorian Amazon: Why land configuration and common-pool resources management matter », For. Pol. Econ. 2016, Vol. 70, p. 67-79, spéc. p. 77 qui soulignent : « […] the importance looking back into customary rules and decision-making community institutions rather than creating new precepts and structures that might not work on the ground. The enforcement of the still strong intra- and intercommunal social capital as well as traditional forms of cooperation […] can greatly support REDD+ achievements. Furthermore, recovering expertise on managing forest resources can ensure long-term sustainability and livelihood improvements under the REDD+ umbrella. Traditional knowledge is especially important for benefit-sharing and monitoring activities » ; v. aussi, M. Bayrak, L.M. Marafa, « Ten years of REDD+ : A critical review of the impact of REDD+ on forest-dependent communities », Sustainability, 2016, Vol.8(7), p. 6 qui indiquent de manière cursive : « Because rulemaking autonomy in forest management matters, REDD+ needs to devise appropriate local institutional architectures and effectively nest community engagement in forest conservation within broader national governance regimes ».

[320] Sur la question de la nature de ce « lien » dans la jurisprudence, v. infra, n° 60-62.

[321] L. Westra, Environmental Justice & the Rights of Indigenous Peoples, Earthscan, Oxon, 2008, p. 20.

[322] Jugement qui nous paraît hâtif et sur lequel il nous faudra revenir : v. infra, n° 79.

[323] L. Westra, op. cit., loc. cit., citant J.K. Asiema, F.D.P. Situma, « Indigenous peoples and the environment: the case of the pastoral Maasai of Kenya », Colorado journal of international environmental law and policy, 1994, Vol. 5(1), p. 149-171.

[324] Il convient également de noter des évolutions locales. Au Pérou, par ex., les campesinos (communautés paysannes) disposent des mêmes droits que les peuples autochtones, avec une reconnaissance des droits communaux sur la terre et un certain degré d’autonomie sur leurs territoires (M. Kania, « The Rights of Indigenous Peoples in Peru: From Socio-political Marginalization to the Modern Principles of Multiculturalism », Ad Americam. Journal of American Studies, 2016, Vol. 17, p. 11-32). Mais c’est une question complexe qui met en jeu la définition de l’autochtonie (cf. L. Cloud, V. Gonzalez, L. Lacroix, « Catégories, nominations et droits liés à l’autochtonie en Amérique latine. Variations historiques et enjeux actuels », in I. Bellier (dir.), Peuples autochtones dans le monde. Les enjeux de la reconnaissance, L’Harmattan, Paris, 2013, p. 41-74 ; S. Huarcaya, Land Reform, « Historical Consciousness and Indigenous Activism in Late Twentieth-Century Ecuador », Journal of Latin American Studies, 2018, Vol.50(2), p. 411-440). Au Brésil et en Colombie, la loi prescrit la création de réserves paysannes qui ont pour double objectif de règlementer l’occupation de zones particulièrement riches en biodiversité tout en protégeant les systèmes socio-économiques des communautés contre des usages concurrents de la terre (sur la situation au Brésil, A. Bessa, « Traditional Local Communities: What Lessons Can Be Learnt at the International Level from the Experiences of Brazil and Scotland? », RECIEL 24 (3) 2015, p. 330-340, p. 336 ; en Colombie, la loi a créé les « zonas de reserva campesina » (aires de réserve paysanne) ; sur lesquelles, cf. J. Tocancipá Falla, C.A. Ramírez Castrillón, « Las nuevas dinámicas rurales en las zonas de reserva campesina en Colombia », Perspectiva Geográfica, 2018, Vol. 23(1), p. 31-52).

[325] Y. Donders, « Do cultural diversity and human rights make a good match? », International Social Science Journal, 2010, Vol. 61(199), p. 15-35 ; F. Francioni, « Culture, Heritage and Human Rights: An Introduction », in F. Francioni and M. Scheinin (dir.), Cultural Human Rights, Martinus Nijhoff Publishers, Leiden, Boston, 2008, p. 1-15.

[326] H. Faes, « Droits de l’homme et droits culturels », Transversalités, 2008, Vol. 108(4), p. 85-99, spéc. p. 88.

[327] Déclaration universelle des droits de l’homme, Assemblée générale des Nations Unies, résolution 217 (III) A du 10 décembre 1948.

[328] H. Faes, op. cit., loc. cit.

[329] Ibid.

[330] DUDD, art. 22 : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays ».

[331] Même si, comme le résume Hubert Faes (op. cit., loc. cit.), « [q]uand l’article 27 parle d’un droit de prendre part à la vie culturelle de la communauté, il n’envisage pas que la communauté puisse être multiculturelle ou simplement une communauté culturelle particulière » .

[332] Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, Résolution adoptée sur le rapport de la Commission IV à la 20e séance plénière, le 2 novembre 2001, UNESCO. General Conference, 2001, 31st [35010], 31 C/Resolutions + CORR. (only in Eng), art. premier.

[333] Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, art. 4 : « [l]a défense de la diversité culturelle est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne humaine ».

[334] Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, art. premier.

[335] V. supra, n° 27-32.

[336] Sur ces distinctions, cf. R. Stavenhagen, « Cultural Rights : A social Science Perspective », in A. Eide, C. Krause, A. Rosas (dir.), Economic, Social and Cultural Rights. A Textbook, 2e éd., Martinus Nijhoff Publishers, Dordrecht, Boston, London, 2001, p. 85-118, spéc. p. 89. D’après l’acception anthropologique, la « culture is […] seen as a coherent self-contained system of values, and symbols as well as a set of practices that a specific cultural group reproduces over time and which provides individuals with the required signposts and meanings for behavior and social relationships in everyday life ».

[337] Déclaration des principes de la coopération culturelle internationale 4 novembre 1966, art. IV.2, UNESCO. General Conference, 1966, 14th [35010], 14 C/Resolutions, CFS.67/VII.4/A/F/S/R : « La coopération culturelle internationale, sous ses formes diverses – bilatérale ou multilatérale, régionale ou universelle – aura pour fins : […] 2. De développer les relations pacifiques et l’amitié entre les peuples et de les amener à mieux comprendre leurs modes de vie respectifs ».

[338] Recommandation concernant la participation et la contribution des masses populaires à la vie culturelle du 26 novembre 1976, UNESCO. General Conference, Nairobi, 1976, 19th [35010], 19 C/Resolutions + CORR., Préambule : « […] la culture n’est plus seulement une accumulation d’œuvres et de connaissances qu’une élite produit, recueille et conserve pour les mettre à la portée de tous, ou qu’un peuple riche en passé et en patrimoine offre à d’autres comme un modèle dont leur histoire les aurait privés ; que la culture ne se limite pas à l’accès aux œuvres d’art et aux humanités, mais est tout à la fois acquisition de connaissances, exigence d’un mode de vie, besoin de communication ».

[339] Recommandation concernant la participation et la contribution des masses populaires à la vie culturelle du 26 novembre 1976, art. 1.3(a).

[340] Recommandation concernant la participation et la contribution des masses populaires à la vie culturelle du 26 novembre 1976, art. 1.4(g).

[341] Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico City, 26 juillet – 6 août 1982. La Déclaration est à l’origine du concept d’« identité culturelle » : « 1. Toute culture représente un ensemble de valeurs unique et irremplaçable puisque c’est par ses traditions et ses formes d’expression que chaque peuple peut manifester de la façon la plus accomplie sa présence dans le monde. 2. L’affirmation de l’identité culturelle contribue donc à la libération des peuples. Inversement, toute forme de domination nie ou compromet cette identité ».

[342] Recommandation sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire, 15 novembre 1989, UNESCO. General Conference, 1989, 25th [35010], 25 C/Resolutions + CORR. in fre, spa, para. D(a).— Adde, Commission mondiale de la culture et du développement, Notre diversité créatrice: rapport de la Commission mondiale de la culture et du développement, CLT.96/WS/6 REV., 1996, spéc. p. 14, p. 40-41.

[343] Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, UNESCO. General Conference, 2001, 31st [35010], 31 C/Resolutions + CORR. (only in Eng).

[344] Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, Annexe II. V. aussi, Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, 20 octobre 2005, CLT.2005/CONVENTION DIVERSITE-CULT REV.2, qui reconnaît, dans le préambule, « l’importance des savoirs traditionnels en tant que source de richesse immatérielle et matérielle, et en particulier des systèmes de connaissance des peuples autochtones, et leur contribution positive au développement durable, ainsi que la nécessité d’assurer leur protection et promotion de façon adéquate ».

[345] Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, MISC/2003/CLT/CH/14, art. 2.2(d).

[346] Convention n° 169 de l’OIT, art. 23.1.

[347] Protocole d’application de la Convention alpine de 1991 dans le domaine de l’agriculture de montagne, du 20 décembre 1994, Journal officiel n° L 271 du 30/09/2006 p. 0063 – 0070 http://www.alpconv.org/fr/convention/protocols/Documents/tourisme_fr.pdf, art. 4 : « Il y a donc lieu de reconnaître le rôle essentiel des agriculteurs, en raison de leurs tâches multifonctionnelles, aujourd’hui et demain dans la conservation du paysage naturel et rural et de les associer aux décisions et mesures pour les régions de montagne » ; V. aussi, art. 10.1.

[348] The Framework Convention on the Protection and Sustainable Development of the Carpathians (Carpathian Convention), 22 mai 2003, http://www.carpathianconvention.org/text-of-the-convention.html, art. 11 : « The Parties shall pursue policies aiming at preservation and promotion of the cultural heritage and of traditional knowledge of the local people, crafting and marketing of local goods, arts and handicrafts. The Parties shall aim at preserving the traditional architecture, land-use patterns, local breeds of domestic animals and cultivated plant varieties, and sustainable use of wild plants in the Carpathians ».

[349] Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale no. 21, Droit de chacun de participer à la vie culturelle (art. 15, par. 1 a), du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Quarante-troisième session, Genève, 2-20 novembre 2009, E/C.12/GC/21, para. 15(b).

[350] Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, art. 27.1 : « Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue ». V. aussi art. 15 ; Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, GA Res 47/135, Annex, 47 UN GAOR Supp (No 49), p. 210, UN Doc 1/47/49 (1993), art. 2.1. Et sur le rôle joué par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, v. Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale no. 21, op. cit. ; sur celui joué par le Comité sur l’élimination de la discrimination raciale, cf. Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Recommandation générale no. 23, Les droits des populations autochtones, (Cinquante et unième session, 1997), U.N. Doc. A/52/18, annexe V, U.N. Doc. HRI/GEN/1/Rev.7 (2004) ; v. aussi : A. Xanthaki, « Culture. Articles 11(1), 12, 13(1), 15, and 34 », in J. Hohmann et M. Weller (dir.), The UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples, Oxford University Press, Oxford, 2018, p. 273‑298, spéc. p. 276-277.

[351] A. Xanthaki, op. cit., p. 276.

[352] V. aussi : Apirana Mahuika et consort c. Nouvelle-Zélande, CCPR/C/70/D/547/1993, Communication No 547/1993 ; Francis Hopu et Tepoaitu Bessert c. France, Communication No. 549/1993, U.N. Doc. CCPR/C/60/D/549/1993/Rev.1 (1997) ; Sandra Lovelace c. Canada, Communication No. 24/1977: Canada 30/07/81, UN Doc. CCPR/C/13/D/24/1977.

[353] Ivan Kitok c. Suède, Communication No. 197/1985, U.N. Doc. CCPR/C/33/D/197/1985 (1988), para. 9.2. Ilmari Länsman et consorts c. Finlande, Communication No. 511/1992, U.N. Doc. CCPR/C/52/D/511/1992 (1994), para. 9.2 : « le Comité rappelle que des activités économiques peuvent relever de l’article 27 si elles constituent un élément essentiel de la culture d’une communauté ethnique ».

[354] La bande du lac Lubicon c. Canada, Communication No. 167/1984, U.N. Doc. CCPR/C/38/D/167/1984 (1990), para. 32.2, 33.

[355] Ilmari Länsman et consorts c. Finlande, para. 9.3 (c’est le Comité qui souligne).

[356] Ilmari Länsman et consorts c. Finlande, para. 9.3 : « En conséquence, le fait que les auteurs ont peut-être adapté leurs méthodes d’élevage du renne au fil des ans et le pratiquent en utilisant des techniques modernes ne les empêche pas de se prévaloir de l’article 27 du Pacte ».

[357] Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale no. 21, Droit de chacun de participer à la vie culturelle (art. 15, par. 1 a), du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, op. cit. ; Ilmari Länsman et consorts c. Finlande, para. 9.3.

[358] E.I. Daes, Study on the Protection of Cultural and Intellectual Property of Indigenous Peoples, Sub‑Commission on Prevention of Discrimination and Protection of Minorities, Commission on Human Rights, E/CN.4/Sub.2/1993/28, 1993, para. 1 et 4 ; E.I. Daes, Indigenous Populations and their Relationship with the Land, Sub-Commission on Prevention of Discrimination and Protection of Minorities, Commission on Human Rights, E/CN.4/Sub.2/2000/25, 2000.

[359] IACommHR, Brazil, Comunidad Yanomani, Case No. 7615, Report No. 12/85 (5 March 1985), para. 2 et 7 ; IACommHR, May and Carrie Dann v. United States, Case No. 11.140, Report No. 75/02 (27 December 2002), para. 128 ; May and Carrie Dann v. United States, Belize, Maya indigenous community of the Toledo District v. Belize, Case 12.053, Report No. 40/04 (12 October 2004), para. 154-155.

[360] IACtHR, Nicaragua, Case of te Mayagna (Sumo) Awas Tingni Community v/ Nicaragua, Series C No. 79 (31 August 2001), para. 149 ; IACtHR, Case of the Moiwana Community v. Suriname, Series C No. 124 (15 June 2005), para. 133 : « In this way, the Moiwana community members, a N’djuka tribal people, possess an “all-encompassing relationship” to their traditional lands, and their concept of ownership regarding that territory is not centered on the individual, but rather on the community as a whole. Thus, this Court’s holding with regard to indigenous communities and their communal rights to property under Article 21 of the Convention must also apply to the tribal Moiwana community members: their traditional occupancy of Moiwana Village and its surrounding lands – which has been recognized and respected by neighboring N’djuka clans and indigenous communities over the years – should suffice to obtain State recognition of their ownership » ; IACtHR, Paraguay, Case of the Indigenous Community Yakye Axa v. Paraguay, Series C No. 125 (17 July 2005), para. 131 et 135 ; IACtHR, Paraguay, Case of the Sawhoyamaxa Indigenous Community v. Paraguay, Series C No. 146 (29 March 2006), para. 131 ; IACtHR, Case of the Xákmok Kásek Indigenous Community v. Paraguay, Series C No. 214 (24 August 2010), para. 282 ; IACtHR, Kichwa Indigenous People of Sarayaku v. Ecuador, Series C No. 245 (27 June 2012), para. 149 ; IACtHR, Case of the Kaliña and Lokono Peoples v. Suriname, Series C, No. 309 (25 November 2015), para. 139 ; IACtHR, Case of the Garífuna Punta Piedra Community and its members v. Honduras, Series C No. 304 (8 October 2015), para. 210 ; IACtHR, Case of the Community Garifuna Triunfo de la Cruz and its members v. Honduras, Series C No. 305 (8 October 2015), para. 100-109 ; IACtHR, Case of the Xucuru Indigenous People and its members v. Brazil, Series C No. 346 (5 February 2017), para. 115 et s.

[361] Centre for Minority Rights Development (Kenya) and Minority Rights Group (on behalf of Endorois Welfare Council) v. Kenya, African Commission on Human and Peoples’ Rights, ACHPR Communication No 276/2003, 2009 AHRLR 75 (4 February 2010).

[362] V. aussi, sur ces points, A. Xanthaki, « Culture. Articles 11(1), 12, 13(1), 15, and 34 », op. cit., p. 283-297.

[363] V. supra, n° 50- Mais v., toutefois, infra, note suivante.

[364] Sur la définition du terme « minorité » au sens de l’article 27 du Pacte internationale relatif aux droits civils et politiques, v. F. Capotorti, Étude des droits des personnes appartenant aux minorités ethniques, religieuses et linguistiques, New York, ONU, doc. E/CN.4/Sub.2/1979/384/Rev.1, 1979, p. 102 : une minorité est « […] un groupe numériquement inférieur au reste de la population d’un État, en position non dominante, dont les membres ressortissant de l’État possèdent du point de vue ethnique, religieux ou linguistique des caractéristiques qui diffèrent de celles du reste de la population et manifestent, même de façon implicite, un sentiment de solidarité, à l’effet de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue ». Les caractéristiques ethniques, religieuses ou linguistiques sont déterminantes et elles font souvent défaut aux communautés locales. D’ailleurs, pour le CDH, le critère le plus important reste l’« ethnicité » (cf. Ivan Kitok c. Suède, Communication No. 197/1985, U.N. Doc. CCPR/C/33/D/197/1985 (1988)) qui, même entendue de manière « culturelle » et non « biologique », est appréhendée apparemment de manière trop étroite pour permettre à des groupes multi-ethniques de se prévaloir seulement de pratiques économiques spécifiques liées à un certain usage de la terre (en l’occurrence élevage et utilisation de terres pastorales depuis 124 ans) : Feu J. G. A. Diergaardt et consort c. Namibie, Communication No. 760/1997, U.N. Doc. CCPR/C/69/D/760/1997 (2000). Dans leur opinion individuelle concordante, les membres du comité Evatt et Quiroga ont précisé que : « En l’espèce, les auteurs ont défini leur culture exclusivement en termes d’activité économique consistant à faire paître le bétail. Ils ne peuvent pas démontrer qu’ils ont une culture distincte, qui serait intimement liée à ces terres ou tributaire de l’utilisation de ces terres, sur lesquelles ils se sont installés il y a un peu plus d’un siècle, ni que la restriction faite à l’accès à cette terre a porté atteinte à leur culture. Leur grief est essentiellement d’ordre économique et n’a rien de culturel ; il n’appelle donc pas l’application de l’article 27 » (Y. Diergarten, « Indigenous or Out of Scope? Large-scale Land Acquisitions in Developing Countries, International Human Rights Law and the Current Deficiencies in Land Rights Protection », Human Rights Law Review, 2019, 00, p. 1-16, spéc. p. 12-14). Comp. avec la jurisprudence du système interaméricain des droits de l’homme qui est bien moins protectrice des populations rurales qui n’ont ni le statut de peuple autochtone ni celui de population afro-descendante. Dans ce cas, les populations en question ne peuvent généralement se prévaloir des traits culturels exigés par la Cour ou la Commission, et le seul lien « économique » avec la terre est jugé insuffisant : cf. A.E. Dulitzky, « When Afro-Descendants Became “Tribal Peoples”. The Inter-American Human Rights System and Rural Black Communities », UCLA Journal of International Law and Foreign Affairs, 2010, Vol. 15, p. 29-81, spéc. p. 45 et note (68).

[365] V. aussi G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 114

[366] J. Rivero, Les libertés publique. I. Les droits de l’homme, PUF, Pris, 1987, p. 74 : « la contrepartie des droits, au point de vue juridique, ce ne sont pas des devoirs, mais des obligations ».

[367] F. Ost, S. van Drooghenbroeck, « La responsabilité, face cachée des droits de l’homme », in H. Dumont, F. Ost, S. van Drooghenbroeck (dir.), La responsabilité, face cachée des droits de l’homme, Bruylant, Bruxelles, 2005, p. 1-49, p. 7.

[368] G. Sajeva, op. cit., p. 111.

[369] Il faut entendre par entreprise ce que, par exemple, l’article L. 160-1, al. 2, C. environ. désigne par « exploitant » : « L’exploitant s’entend de toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui exerce ou contrôle effectivement, à titre professionnel, une activité économique lucrative ou non lucrative ».

[370] V. décision de la Cour constitutionnelle colombienne, supra, n° 41-46 ; v. aussi les Lignes directrices facultatives Mo’otz Kuxtal.

[371] V. par exemple les Lignes directrices facultatives Akwé: Kon pour la conduite d’études sur les impacts culturels, environnementaux et sociaux des projets d’aménagement ou des aménagements susceptibles d’avoir un impact sur des sites sacrés et sur des terres ou des eaux occupées ou utilisées traditionnellement par des communautés autochtones et locales.

[372] G. Sajeva, op. cit., p. 111. V. aussi les Lignes directrices facultatives Mo’otz Kuxtal et les Lignes directrices facultatives Akwé: Kon.

[373] Sur cette question, en doctrine française : D. Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social », La Revue des droits de l’homme [Online], 1 | 2012, URL :  ; DOI : 10.4000/revdh.635. Comme le note aussi G. Sajeva, « At times, other interested parties could speak on their behalf, as might be the case with non-governemental organizations or community-based organizations, but such parties would always need to be legitimated by the relevant communities or peoples » (op. cit., p. 111).

[374] F. Ost, S. van Drooghenbroeck, op. cit., p. 2.

[375] N. Bobbio, « Il primato dei diritti sui doveri », in N. Bobbio, Teoria generale della politica, Einaudi, Turin, 1988, p. 916.

[376] Avant cette rupture, rappelait Bobbio, l’histoire politique a toujours été marquée par le primat des devoirs sur les droits. À l’origine, « il y a toujours un code de devoirs (ou d’obligations), et non de droits. De tout temps, les codes moraux ou légaux sont essentiellement composés de règles impératives, positives ou négatives, d’ordres ou d’interdictions ». Ce que l’État prescrit ou proscrit s’adresse d’ailleurs à la société dans son ensemble, plutôt qu’à l’individu, car « [à] l’origine, les codes moraux et juridiques sont mis en place afin de protéger le groupe social dans son ensemble plutôt que ses membres individuels. La fonction originelle du précepte de ne pas tuer n’est pas tant de protéger l’individu que d’empêcher la désintégration du groupe » (N. Bobbio, op. cit., p. 916).

[377] V., en particulier, pour examen récent, E.R. Boot, Human Duties and the Limits of Human Rights Discourse, Springer, Cham, 2017, p. 17-38 (chapitre 2).

[378] V., par ex., Parliament of the World’s Religions, Declaration Toward a Global Ethic, 4 septembre 1993, https://parliamentofreligions.org/pwr_resources/_includes/FCKcontent/File/TowardsAGlobalEthic.pdf ; InterAction Council, Déclaration universelle des obligations de la personne, 1 septembre 1997, https://www.interactioncouncil.org/sites/default/files/fr_udhr.pdf. (sur la portée seulement « morale » de ce texte, cf. H. Küng, « Human Responsibilities Reinforce Human Rights: The Global Ethic Project », in B. Van der Heijden, B. Tahzib-Lie (dir.), Reflection of the Universal Declaration of Human Rights: A Fiftieth Anniversary Anthology, Kluwer Law International, La Haye, 1998, 165-168, p. 168, qui parle de « voluntary self-obligation ») ; v. encore la Déclaration des devoirs et des responsabilités de l’homme, Valencia 1998 adoptée sous les auspices de l’UNESCO, http://globalization.icaap.org/content/v2.2/declare.html (en anglais).

[379] Commission des droits de l’homme, Promotion et protection des droits de l’homme. Droits et responsabilités de l’homme, E/CN.4/2003/105 17 mars 2003, https://digitallibrary.un.org/record/491708/files/E_CN.4_2003_105-FR.pdf (sur ce texte et son ambition, cf. E.R. Boot, Human Duties and the Limits of Human Rights Discourse, op. cit., p. 15-16) ; Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, Conseil de l’Europe, Assemblée parlementaire, Droits fondamentaux et responsabilités fondamentales, Rapport | Doc. 12777 | 24 octobre 2011, http://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-FR.asp?fileid=12965&lang=FR. V. aussi, Lord Chancellor and Secretary of State for Justice, Rights and Responsibilities: Developing Our Constitutional Framework, mars 2009, https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/228938/7577.pdf ; la Charte de la Terre, 2000, http://chartedelaterre.org/decouvrir/la-charte/.

[380] F. Berdion Del Valle, K. Sikkink, « (Re)discovering Duties : Individual Responsibilities in the Age of Rights », Minnesota Journal of Int’l Law, Vol. 26(1), p. 189-245. V., tout spécialement en Inde, B.K. Chakravarty, « Environmentalism : Indian Constitution and Judiciary », Journal of the Indian Law Institute, 2006, Vol. 48(1), p. 99-105.

[381] Entre de nombreuses références : S. Besson, « The Bearers of Human Rights’ Duties and Responsibilities for Human Rights: A Quiet (R)Evolution? », Social Philosophy and Policy, 2015, Vol. 32(1), p. 244-268.

[382] À certains endroits de Stewarding the Earth, les droits bioculturels sont nettement destinés à permettre à la communauté de maintenir son rôle d’intendant : « […] biocultural rights are those rights that are essential for a community to look after the ecosystems they inhabit » (op. cit., p. 141). Un peu plus loin, ils viennent en quelque sorte sanctionner (et visent à préserver) la relation de soin que la communauté a développé à l’égard des eaux et des terres – ce qui implique que cette relation ait pu être préalablement établie : « [biocultural rights] aspire towards a “better view of community or peoplehood” by arguing that communities that have stewarded territories have rights to use and manage these lands and waters simply by virtue of having cared for them. It is the ethic of care for Nature that is the cornerstone of biocultural rights: Communities that have historically cared for their ecosystems should have the rights to use and manage their lands and waters irrespective of whether or not they have a formal title to it » (op. cit., p. 143 ; v. aussi, op. cit., p. 168). Ailleurs, les droits bioculturels paraissent fondés sur un certain mode de vie dont dépend l’éthique d’intendance : « Stewardship of lands and waters is not an abstract concept but is embodied in a way of life that can only flourish if its cultural and material autonomy can be protected. The ethic of stewardship is rooted within a moral universe that will be crowded out if forced to fit within the dominant legal and material systems of the homo economicus » (op. cit., 168-169 ; v. aussi, op. cit., p. 164 : « The bond between the community and its territory is not just a bond established through historical occupation of land but a biocultural bond whose content is defined by culture, religion, and spirituality of the community. This bond includes the duty of stewardship and thereby contains the very essence of what “flourishing” means to the community » ; c’est ce qu’il appelle aussi « l’attachement », op. cit., p. 149). Les droits bioculturels ont alors pour fonction de préserver ce mode de vie, ce qui rejoint la première proposition. Exceptionnellement, Kabir Bavikatte paraît aussi viser un certain résultat : « For example, if there was widespread evidence of the aforementioned communities selling or leasing parts of their lands for strip mining and themselves engaged in ecologically destructive practices, then clearly they would not have been able to establish an “all‑encompassing relationship” with the land. The land would be treated as a fungible asset and at best the courts would have asked the governments to compensate the community » (op. cit., p. 168). On revient sur ces questions infra, n° 71 et s.

[383] K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth, op. cit., p. 168-169.

[384] G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 113.

[385] F. Berkes, Rethinking Community-Based Conservation, Conservation Biology, Vol. 18(3), p. 612-630, p. 625.

[386] T. Ellingson, The Myth of the Noble Savage, University of California Press, Londres, 2011 ; K. Redford, « The Ecologically Noble Savage », Cultural Survival Quarterly, 1991, 15(1), p. 46-48.

[387] K.S. Bavikatte, T. Bennett, « Community stewardship: the foundation of biocultural rights », op. cit., p. 21

[388] G. Sajeva, op. cit., p. 117 : « Customary laws impose duties and limits to ensure the protection of the community as a whole, future generations, and the individual subject herself or himself ».

[389] Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri, décision X/42, UNEP/CBD/COP/DEC/X/42, 27 octobre 2010, para.20.

[390] Aff. Tierra Digna, para. 5.14.

[391] CDB, art. 10(c)

[392] Sur cette question, v. infra, n° 71 et s.

[393] G. Sajeva, op. cit., p. 120, note pertinemment que : « States’ pratices, although having improved over the last few years, cannot as yet create full trust […] as they have a colonial and postcolonial history of disregarding indigenous peoples’ and local communities’ rights and have often shown the “lack of the necessary capacity, resources, or political will” […] to properly achieve conservation outcomes ».

[394] Cette approche fait des droits environnementaux des droits fondamentaux et intègre aussi bien l’intérêt des générations actuelles que celui des générations futures. L’approche reste anthropocentrique, en ce sens que la nature est protégée pour les services qu’elle rend à l’humanité, y compris dans sa dimension transgénérationnelle. On insiste, toutefois, nécessairement sur la dépendance de l’homme à son milieu : cf. C. Larrère, R. Larrère, Du bon usage de la nature; pour une philosophie de l’environnement, Flammarion, Paris, 1997, p. 265 ; M.-P. Camproux Duffrène, « Pour une approche socio-écosystémique de la dette écologique : une responsabilité civile spécifique en cas d’atteintes à l’environnement », VertigO – La Revue électronique en sciences de l’environnement [Online], Hors-série 26 | septembre 2016, http://journals.openedition.org/vertigo/17493 ; DOI :10.4000/vertigo.17493

[395] Le biocentrisme conduit à accorder une valeur intrinsèque aux éléments individuels de la nature (les êtres vivants) (C. Larrère, « Les éthiques environnementales », Natures Sciences Sociétés 2010/4 (Vol. 18), p. 405-413, spéc. p. 406-408). Dans une vision maximaliste, la personnalité juridique peut être reconnue à certains de ces éléments individuels de la nature, tel un glacier, une rivière, une montagne. Cf. S. Knauß, « Conceptualizing Human Stewardship in the Anthropocene: The Rights of Nature in Ecuador, New Zealand and India », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, Vol. 31, n° 6, p. 703-722. Cette reconnaissance, qui renforce la protection de certains éléments individuels, crée une tension au cœur même de la doctrine, puisque le biocentrisme est une éthique qui accorde une valeur égale à toutes les entités vivantes.

[396] L’écocentrisme porte sur les entités collectives, comme les espèces ou les écosystèmes, auxquelles il reconnaît une valeur intrinsèque (i.e. non instrumentale) (V. Maris, Philosophie de la biodiversité : petite éthique pour une nature en péril, Buchet Chastel, Paris, 2016, p. 168). Toutes ces entités dites « supa-individuelles » (qui ne correspondent pas à la somme des organismes individuels qui les composent : V. Maris, op. cit., p. 174) ont un « bien propre » qu’il est possible de promouvoir ou bien d’entraver par nos actions – ce qui devrait permettre d’inférer des obligations pesant sur les agents moraux (J.B. Callicott, « Intrinsic Value in Nature: A Metaethical Analysis », Electronic Journal of Analytic Philosophy, 1995, Vol. 3(5), http://ejap.louisiana.edu/ejap/1995). Les espèces, les écosystèmes, les océans, l’atmosphère – la communauté biotique – peuvent aussi bien se voir attribuer une valeur morale « pour ce qu’ils sont en eux-mêmes » (op. cit., n° 68), et nous ne devons donc pas compromettre leur adaptation et leur survie, ainsi que leurs stratégies de reproduction. C’est ce courant qui a conduit à reconnaître à la « nature » la qualité de sujet de droit. V., par exemple, la nouvelle Constitution de l’Équateur, adoptée en 2008, art. 71 : « La nature ou Pacha Mama, où se s’accomplit et se reproduit la vie, a le droit au respect intégral de son existence, ainsi qu’au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nationalité pourra exiger des autorités publiques de faire respecter les droits de la nature […] ». Cf. S. Knauß, op. cit. ; L. Kotzé, P. Villavicencio Calzadilla, « Somewhere between Rhetoric and Reality: Environmental Constitutionalism and the Rights of Nature in Ecuador », Transnational Environmental Law, 2017, Vol. 6(3), p. 401-433.

[397] L’environnement comme « bien d’usage commun » non exclusif que l’on trouve dans la doctrine lusophone. Cf. A. Aragão, « Les intérêts diffus, instruments pour la justice et la démocratie environnementale », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Hors-série 22 | septembre 2015, mis en ligne le 10 septembre 2015 : http://journals.openedition.org/vertigo/16284, para. 8 « En termes d’usage, l’environnement est un bien d’utilisation en commun par toute la communauté, c’est-à-dire un bien d’usage non exclusif. Depuis 1988, la Constitution brésilienne est exemplaire à ce titre. Selon l’article 225 de la Constitution, “tous ont le droit à un environnement écologiquement équilibré, [lequel est un] bien d’usage commun du peuple, et essentiel à une qualité de vie saine, s’imposant aux pouvoirs publics et à la collectivité qu’ils ont le devoir de défendre et de préserver pour les générations présentes et futures”. Les atteintes contre ce patrimoine affectent globalement l’ensemble des individus à court et à long terme, mais aussi dans la durée, les générations présentes et futures ». L’auteur indique aussi : « Bien que la doctrine des intérêts diffus puisse s’appliquer à d’autres objets, l’environnement est le bien diffus par excellence. L’environnement est qualifié de patrimoine universel, c’est-à-dire, un bien collectif appartenant à tous de façon égale. Selon Antonio Gidi, il n’appartient ni à un individu, ni à une association, ni au gouvernement » (op. cit., para. 7).

[398] A. Aragão, op. cit., para. 10. L’intérêt « diffus » se distingue de l’intérêt « collectif ». Ce dernier affecte les « membres d’un groupe non occasionnel, un groupe de personnes liées par un lien juridique stable. Par exemple, il peut s’agir de membres d’un syndicat, d’actionnaires d’une société, de contribuables du même impôt, de contractants d’une agence d’assurances, d’étudiants d’une école. Ce sont donc des groupes délimités caractérisés comme des associations avec une dimension corporative. C’est le cas des associations civiques, des associations de voisinage, des coopératives de production, des syndicats de travailleurs, des partis politiques ou des abonnés de contrats collectifs » (A. Aragão, op. cit., para. 16).

[399] On peut dire que les biens environnementaux mettent également en jeu, en eux-mêmes, un intérêt à dimension transgénérationnelle : A. Aragão, op. cit., para. 9.

[400] Dans le cas des générations futures, il faut également prévoir un mécanisme de substitution : v. infra, même paragraphe.

[401] A. Aragão, op. cit.

[402] Cf. N. Rühs, A. Jones, « The Implementation of Earth Jurisprudence through Substantive Constitutional Rights of Nature », Sustainability, 2016, Vol. 8(2), p. 174.

[403] A. Leopold, Sand County Almanac: and Sketches here and there, Oxford University Press, Oxford, 1949, p. 224-225.

[404] V. Ph. Descola, « De la Nature universelle aux natures singulières : quelles leçons pour l’analyse des cultures ? », in Ph. Descola (dir.), Les Natures en question, Collège de France, Odile Jacob, Paris, 2018, p. 121‑135, spéc. p. 128 et s.

[405] La rigueur voudrait que l’on distingue l’approche « biocentrique » de l’approche « écocentrique ». L’approche « biocentrique », qui conduit à reconnaître un intérêt à des éléments individuels (une rivière, un animal, une montagne, un glacier, etc.), met véritablement et totalement en jeu l’intérêt d’Autrui. L’action qui permet d’agir est donc une action de substitution stricto sensu. Avec l’hypothèse écocentrique, qui mêle humains et non‑humains, se trouvent associés intérêt diffus de l’humanité et intérêt d’Autrui : l’action en justice a semble-t-il alors, un caractère hybride : à la fois action en défense d’un intérêt collectif et action de substitution. Comme celui qui agit fait partie de la communauté biotique, il agit en représentation d’un intérêt diffus et indivisible que partagent tous les êtres de la Terre (c’est le « tout » dont les éléments sont interdépendants – Autrui). Et, dans le même temps, il donne voix à ceux qui n’en ont pas et qui ont besoin d’un substitut.

[406] Action que l’on trouve par exemple en droit français au cœur de l’action de groupe, et dont Emmanuel Jeuland a récemment décelé la trace dans l’action déclarée recevable du trustee qui agit pour le compte d’un trust (Aix, 4 fév. 2004, RG n°98/5533, LPA 12 oct. 2004, p. 11 note Zulian). Rappelons que le trust n’a pas de personnalité morale distincte du trustee. V. E. Jeuland, « L’être naturel, une personne morale comme les autres dans le procès civil? », https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01990141v2/document, p. 9-10.

[407] Cf. Constitución de la República del Ecuador, 28 septembre 2008, art. 71.

[408] N. Naffine, Law’s Meaning of Life Philosophy, Religion, Darwin and the Legal Person, Hart Publishing, Oxford, Portland, 2009.

[409] Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017. Cette loi est le résultat d’un long processus qui débute dans les années 1975, ainsi que du travail remarquable du « Waitangi Tribunal ». Sur ces différents aspects, v. G. Byrnes, The Waitangi Tribunal and New Zealand History, Oxford University, Press, Melbourne, 2004 ; C. Iorns Magallanes, « Reparations for Maori Grievances in Aotearoa New Zealand », in F. Lenzerini (dir.), Reparations for Indigenous Peoples, Oxford University Press, Oxford, 2008, p. 523-564. Sur la loi de 2017, v. C. Iorns Magallanes, « From Rights to Responsibilities using Legal Personhood and Guardianship for Rivers », in B. Martin, L. Te Aho, M. Humphries-Kil (dir), ResponsAbility: Law and Governance for Living Well with the Earth, Routledge, London, 2019, p. 216-239 ; C. Rodgers, « A new approach to protecting ecosystems: The Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017 », Environmental Law Review, 2017, Vol. 19(4), p. 266‑279 ; V. David, « La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna », Revue juridique de l’environnement, 2017, Vol. 42(3), p. 409-424 ; K. O’Bryan, « Giving a voice to the river and the role of indigenous people: The Whanganui river settlement and river management in Victoria », Australian Indigenous Law Review, Vol. 20, 2017, p. 48-77 ; C.J. Iorns Magallanes, « Nature as an Ancestor: Two Examples of Legal Personality for Nature in New Zealand », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [Online], Hors-série 22 | septembre 2015, http://journals.openedition.org/vertigo/16199 ; DOI : 10.4000/vertigo.16199.

[410] Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017, section 69(2).

[411] Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017, s. 13.

[412] Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017, s. 7. V. aussi s. 8(2) : « customary rights and responsibilities means rights, interests, and responsibilities exercised in relation to the Whanganui River and its catchment according to tikanga Māori, including rights, interests, and responsibilities in relation to the use and occupation of the Whanganui River and its catchment ».

[413] V° kaitiakitanga, https://maoridictionary.co.nz/.

[414] Dans la cosmogonie maorie, les dieux et les esprits habitent le monde naturel, des montagnes, mers, cieux et vents aux rivières et forêts en passant par les plantes et les animaux. Tous les « élements naturels et physiques du monde sont liés les uns aux autres et chacun est contrôlé et dirigé par les très nombreux assistants spirituels des dieux » (Department of Conservation, « Report and Recommandations of the Board of Inquiry into the New Zealand Coastal Policy Statement », 14 February 1994 (cité par D. Nolan (dir.), Environmental and Resource Management Law, 4e éd., LexisNexis NZ, Wellington, 2011, para. 14.2)). Humains et non-humains sont liés entre eux par un lien de parenté (« whanaungatanga ») qui fonde « un ensemble d’obligations réciproques, et celles-ci sont comprises dans le concept de kaitiakitanga – l’obligation de nourrir et de prendre soin. Le terme de Kaitiakitanga est souvent traduit par “stewardship”, mais ce dernier terme ne rend pas compte de sa dimension spirituelle qui est doit être comprise comme le devoir de nourrir le mauri [l’esprit] du peuple, de la flore et de la faune, des reliefs et des fleuves et rivières, lesquels forment ensemble un whakapapa [une généalogie] […]. [K]aitiakitanga est un concept de nature communautaire. Ce n’est pas l’obligation d’un individu mais de l’ensemble de la commuanuté tribale. Tant que la communauté existe, l’obligation perdure » (Waitangi Tribunal, Ko Aotearoa Tēnei – tuarua, Te Taumata Tuarua, WAI 262 (Volume 1), 2011 : https://forms.justice.govt.nz/search/Documents/WT/wt_DOC_68356416/KoAotearoaTeneiTT2Vol1W.pdf, p.237 (cité par C.J. Iorns Magallanes, « Nature as an Ancestor: Two Examples of Legal Personality for Nature in New Zealand », op. cit., para. 8)).

[415] Il doit, selon la loi, « promote and protect the health and well-being of Te Awa Tupua » (Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017, s. 19(1)(c)), « act and speak for and on behalf of Te Awa Tupua » (s. 19(1)(a)) et « act in the interests of Te Awa Tupua and consistently with Tupua te Kawa » (s. 19(2)(a)).

[416] Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017, section 18.

[417] La proposition n’a rien de fantasque. Comme le notait Christopher Stone, « [r]ivers drown people, and flood over and destroy crops » (C. Stone, « Should Trees Have Standing? ‒ Toward Legal Rights for Natural Objects », Southern California Law Review, 1972, Vol. 45, p. 450-501, spéc. p. 481, cité par K. O’Bryan, op. cit., p. 66). Rappelons que la propriété du lit de la rivière, des accroissements, ainsi que des terres qui appartenaient au domaine public en vertu du Public Works Act 1981 et qui ne sont plus nécessaires pour la conduite de travaux publics, est transférée au Te awa Tupua en vertu de la loi (Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017, s.41(1), s. 53, s. 55). Le Te Pou Tupua en est le steward et répond des dommages que le fleuve, l’héritage accru ou les terres peuvent causer. Le Te Pou Tupua peut d’ailleurs demander l’assistance de la Couronne pour faire face à sa responsabilité civile (Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017, Schedule 5, clause 3).

[418] V. supra, n° 68.

[419] Cf. G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 121-122.

[420] A. Grear, « The discourse of “biocultural” rights and the search for new epistemic parameters: moving beyond essentialisms and old certainties in an age of Anthropocene complexity? », Journal of Human Rights and the Environment 2015, Vol. 6(1), p. 1-6, spéc. p. 2 : « Climate vulnerability – notwithstanding its universal salience – remains differentially distributed, and the patterns of climate injustice point unerringly to the profound precarity of the historically most exploited human sub-groups. In short, if there is a new Anthropocenic “humanity”, it is marked by savagely predictable hierarchies in which the very communities currently envisaged at the heart of biocultural rights discourse (“indigenous peoples and local communities”) stand systemically disadvantaged by the international legal order itself ».

[421] H. Jonas, EL.J. Makagon, H. Shrumm, The Living Convention : A Compendium of Internationally Recognised Rights That Support the Integrity and Resilience of Indigenous Peoples’ and Local Communities’ Territories and Other Socio-Ecological Systems, Natural Justice, 2013, spéc. p. 23, 26.

[422] G. Sajeva, op. cit., p. 124.

[423] K.S. Bavikatte, D. Robinson, « Towards a people’s history of the law: Biocultural jurisprudence and the Nagoya Protocol on access and benefit sharing », LEADS 2011, 7(1), p. 35-51, p. 50.

[424] G. Sajeva, op. cit., p. 126 : « Biocultural rights rhetoric can sound more politically neutral and hence be more widely accepted […] ».

[425] Giula Sajeva propose également de mettre constamment en balance les deux fondations des droits bioculturels – les droits fondamentaux des peuples autochtones et des communautés locales, d’une part, et la protection de l’environnement, de l’autre – de manière à préserver au mieux les intérêts de toutes les populations locales titulaires de ces droits. La mise en balance permet d’appliquer avec souplesse le devoir d’intendance et de limiter les cas dans lesquels des sanctions sont prises contre les communautés : « For example, if a community which was recognized as the holder of biocultural rights guarantees a good conservation of the local ecosystem but not the best level of conservation possible – which could otherwise be reached through a typical protected area – such an increase in environmental conservation would not justify the eviction and consequent decrease in the protection of the community’s rights. On the contrary, if a community or people revert to unsustainable practices in order to safeguard its traditional rites of passage or the worship of a sacred natural site (a certain rite requires the hunt of a threatened species, once more abundantly present, or the enter an area highly threatened by the very presence of humans), a balance would need to be struck with conservation of the environment » (op. cit., p. 128).

[426] V. supra, n° 27 et s.

[427] Sur les critiques de cette vision (qui a néanmoins quelques vertus), v. les références infra, n° 79.

[428] Report of the World Commission on Environment and Development: Our Common Future, Transmitted to the General Assembly as an Annex to document A/42/427 – Development and International Co‑operation: Environment, 1987 (version française : https://www.diplomatie.gouv.fr/sites/odyssee-developpement-durable/files/5/rapport_brundtland.pdf).

[429] Ibid.

[430] V. supra, n° 19-20.

[431] V. supra, n° 16-18.

[432] La littérature est considérable. En plus des travaux de Posey déjà cités, on peut mentionner l’ouvrage de Fikret Berkes, Sacred Ecology, 4e éd., Routledge, New York, Abingdon, 2018.

[433] V., en particulier, B. Tobin, Indigenous Peoples, Customary Law and Human Rights – Why Living Law Matters, Routledge, Oxon, 2014.

[434] Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri, op. cit., para. 20.

[435] Aff. Tierra Digna, para. 5.14 : « estos derechos implican que las comunidades deben mantener su herencia cultural distintiva » (c’est la Cour qui souligne).

[436] C’est d’ailleurs ce que perçoit K. Bavikatte lui-même lorsqu’il évoque, avec Robinson, le « peoplehood » des « biocultural communities », ajoutant qu’il est « integrally linked to the rights to stewardship of their lands and concomitant traditional knowledge through a complex system of customary use rights and fiduciary duties » (K.S. Bavikatte, D. Robinson, op. cit., p. 50) (v. aussi K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth, op. cit., p. 149). Ils évoquent également plus loin « […] a community whose peoplehood is integrally tied to their traditional stewardship role and fiduciary duties vis-à-vis their lands and concomitant knowledge » (K.S. Bavikatte, D. Robinson, op. cit., p. 50). Autrement dit, ce qui définit le fait de faire peuple ou de faire communauté (ce qu’il faut comprendre par « peoplehood » qui est calqué sur « personhood » – v. K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth, op. cit., p. 145 qui renvoie au travail de Radin), c’est cette éthique particulière de stewardship. Les droits bioculturels ont également pour fonction de faire exister ces sujets (comme chez Posey). La Cour constitutionnelle de Colombie, qui se réfère expressément à ce passage de l’article, en transforme sensiblement le sens au cours de la traduction et passe à côté de la question – dont on sent pourtant le caractère central dans sa réflexion – de la subjectivité juridique : Aff. Tierra Digna, para. 5.14 (v. supra, n° 45-46).

[437] Nous soulignons.

[438] Nous soulignons.

[439] CDB, Préambule (nous soulignons) ; v. aussi, Code de conduite éthique Tkarihwaié:ri, para. 20 ; TIRPAA, art. 9(2).

[440] Cf. F. Berkes, Sacred Ecology, op. cit., p. 4 et s. ; v. aussi D.A. Posey, « Introduction: Culture and Nature – The Inextricable Link », in D.A. Posey, Cultural and Spiritual Values of Biodiversity, United Nations Environment Programme, Londres, 1999, p. 1-18, spéc. p. 4.

[441] HCDH, Leaflet No. 10: Indigenous Peoples and the Environment, https://www.ohchr.org/Documents/Publications/GuideIPleaflet10en.pdf, p. 6.

[442] V., en ce sens, L’ACCORD aux fins de l’application des dispositions de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 relatives à la conservation et à la gestion des stocks de poissons dont les déplacements s’effectuent tant à l’intérieur qu’au-delà de zones économiques exclusives (stocks chevauchants) et des stocks de poissons grands migrateurs, dont l’article 5(i) impose aux États de prendre « en compte les intérêts des pêcheurs qui se livrent à la pêche artisanale et à la pêche de subsistance » ; article 24, 2(b), il est question de « pêche de subsistance » et de « petites pêches commerciales ».

[443] V., not., Economic and Social Council, COMMISSION ON HUMAN RIGHTS, Sub-Commission on the Promotion and Protection of Human Rights, Fifty-second session, Item 8 of the provisional agenda, Working paper on the relationship and distinction between the rights of persons belonging to minorities and those of indigenous peoples, Distr.GENERALE/CN.4/Sub.2/2000/10 19 July 2000 (Erika-Irene Daes et Asbjørn Eide), para. 39.

[444] IACtHR, Case of the Yakye Axa Indigenous Community v. Paraguay, Series C No. 125 (17 July 2005), para. 135 ; v. aussi IACtHR, IACtHR, Paraguay, Case of the Sawhoyamaxa Indigenous Community v. Paraguay, Series C No. 146 (29 March 2006), para. 118.

[445] Convention n° 169 de l’OIT, art. 23.1 : « L’artisanat, les industries rurales et communautaires, les activités relevant de l’économie de subsistance et les activités traditionnelles des peuples intéressés, telles que la chasse, la pêche, la chasse à la trappe et la cueillette, doivent être reconnus en tant que facteurs importants du maintien de leur culture ainsi que de leur autosuffisance et de leur développement économiques » ; CDESC, Observations finales du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Fédération de Russie, U.N. Doc. E/C.12/1/Add.94 (2003), para. 39 : « Le Comité, rappelant le droit à l’autodétermination consacré à l’article premier du Pacte, exhorte l’État partie à redoubler d’efforts pour améliorer la situation des peuples autochtones et s’assurer qu’ils ne sont pas privés de leurs moyens de subsistance. Le Comité encourage aussi l’État partie à garantir l’application effective de la loi sur les territoires traditionnellement occupés par les peuples autochtones » ; IACtHR, Kaliña and Lokono Peoples v. Suriname, Series C, No. 309 (25 November 2015), para. 130.

[446] Y. C. Zarka, « L’invention du sujet de droit », Archives de Philosophie, 1997, Vol. 60(4), p. 531-550.

[447] R. Worrell, M.C. Appleby, « Stewardship of Natural Resources: Definition, Ethical and Practical Aspects », Journal of Agricultural and Environmental Ethics 2002, 12: 263-277.

[448] Des publications récentes témoignent d’une volonté d’apporter un peu de clarté à la matière : N.J. Bennett et al., « Environmental Stewardship : A Conceptual Review and Analytical Framework », Environmental Management, 2018, Vol. 61, p. 597-614 ; R. Mathevet, F. Bousquet, C.M. Raymond, « The concept of stewardship in sustainability science and conservation », Biological Conservation, 2018, 217, p. 363-370.

[449] Ce sont probablement les éthiciens de l’environnement qui ont fait le lien entre la notion spirituelle/religieuse de stewardship, les savoirs écologiques traditionnels et les ontologies des Suds. Les travaux de Posey ont été importants, de même que ceux de Callicott (Earth’s insights : a survey of ecological ethics from the Mediterranean basin to the Australian outback, University of California Press, Berkeley, London, 1994), Berkes et Freeman (supra, n° 18).

[450] Warden vient du français anglo-normand warden, variante de l’ancien français : guarden.

[451] Cf. R. Attfield, The Ethics of Environmental Concern, University of Georgia Press, Athens and London, 1991, p. 49-50.

[452] R. Attfield, op. cit., p. 47.

[453] C.M. Roach et al., « Ducks, Bogs, and Guns: A Case Study of Stewardship Ethics in Newfoundland », Ethics and the Environment, 1996, Vol. 11(1), p. 43-70.

[454] A. Leopold, Sand County Almanac: and Sketches here and there, Oxford University Press, Oxford, 1949 (Almanach d’un comté des sables, trad. A. Gibson, Flammarion, Paris, 2010).

[455] A. Leopold, Almanach d’un comté des sables, op. cit., p. 258 : « L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre » ; A. Leopold, « Conservation: In Whole or in Part? » [1944], in S.L. Flader, J.B. Callicott, The River of the Mother of God and Other Essays by Aldo Leopold, The University of Wisconsin Press, Madison, Londres, 1991, p. 310-319, spéc. p. 310 : « The land consists of soil, water, plants, and animals, but health is more than a sufficiency of these components. It is a state of vigorous self-renewal in each of them, and in all collectively ».

[456] W. Lucy, C. Mitchell, « Replacing Private Property: The Case for Stewardship », The Cambridge Law Journal, 1996, Vol. 55(3), p. 566-600, spéc. p. 583.

[457] E. Meidinger, « Laws and Institutions in Cross-Boundary Stewardship », in R. Knight, P. Landres (dir.), Stewardship Across Boundaries, Island Press, Washington, 1998, p. 87-110.

[458] A. Leopold, « Conservation: In Whole or in Part? », op. cit., p. 311 : « Land, to the average citizen, is still something to be tamed, rather than something to be understood, loved, and lived with. Resources are still regarded as separate entities, indeed, as commodities, rather than as our cohabitants in the land-community ».

[459] R. Worrell, M.C. Appleby, op. cit., p. 265-266.

[460] Étudiant le principe « bimeekumaugaewindes » (gérance) des Anichinabés Ojibwés, peuple amérindien réparti entre le Canada et les États-Unis, John Borrows identifie quatre principes, de reconnaissance, de réalisation, de responsabilité et d’approbation : « The Ojibway’s acknowledgement of a Creator and an appreciation of their reliance on their relationship to the world is the first principle of bimeekumaugaewin within Ojibway society. As these stories progress, the second principle of bimeekumaugaewin emerges: how to accomplish the Creator’s vision in setting life in motion. The stories convey the manner in which plants, animals and humans should relate to and respect one another. They contain important teachings about the preparation that is necessary for living a good life. And they talk of principles that must be followed so that all the orders of creation can live together in peace and friendship. The stories continue on to explore the third principle of bimeekumaugaewin: accountability. Ceremonies are often performed in conjunction with these stories to communicate to the Creator and acknowledge before others how one’s duties and responsibilities have been performed. Dancing, feasting and singing sometimes accompany these rituals. Finally, the stories finish by talking about the consequences of living in accordance with or contrary to these principles […]. The idea of approbation received for proper performance of duty, or disapprobation flowing from failure to fulfill a responsibility, complete the Ojibway circle of bimeekumaugaewin » (J. Borrows, « Stewardship and the First Nations Governance Act », Queen’s L.J., 2003, Vol. 29, p. 103-132, spéc. p. 105-106).

[461] R. Worrell et M.C. Appleby, op. cit., p. 266.

[462] H. Jonas, Le principe de responsabilité, trad. J. Greisch, Le Cerf, Paris, 1990 ; P. Ricoeur, « Postface au temps de la responsabilité », in Lectures I. Autour du politique, Le Seuil, Paris, 1991, p. 270 et s.

[463] D. Haraway, When Species Meet, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2008.

[464] Comp. R. Worrell et M.C. Appleby, op. cit., p. 267.

[465] Comp. V. Maris, Philosophie de la biodiversité…, op. cit., 179-180 et C. Larrère, « Les éthiques environnementales », op. cit., p. 409.

[466] R. Worrell, M.C. Appleby, op. cit., p. 267

[467] V. E.C. Hargrove, V° Environmental Stewardship, in. J.B. Callicott, R. Frodeman (dir.), Encyclopedia of Environmental Ethics and Philosophy, Vol. 1 & 2, Macmillan, Farmington Hills, MI, 2009, p. 323-325, spéc. p. 323 : « Environmental citizenship is the idea that each of us is an integral part of a larger ecosystem and that our future depends on each of us embracing the challenge and acting responsibly and positively toward our environment ».- Adde, B. Latour, Face à Gaïa, Les Empêcheurs de Penser en Rond, La Découverte, Paris, 2015, p. 23 et s.

[468] E. Barritt, « Conceptualising Stewardship in « Environmental Law », Journal of Environmental Law, 2014, Vol. 26, p. 1-23, spéc. p. 180.

[469] W. Lucy, C. Mitchell, « Replacing Private Property: The Case for Stewardship », op. cit., p. 586 ; K.A. Carpenter, S.K. Katyal, A.R. Riley, « In Defense of Property », The Yale Law Journal, 2009, Vol. 118(6), p. 1022‑1125, spéc. p. 1028-1029.

[470] C’est un point qui est jugé déterminant en éthique : R. Worrell, M.C. Appleby, op. cit., p. 268 : « Stewards accept a degree of answerability to a higher authority or authorities such as society or God » ; R. Attfield, op. cit., p. 57.

[471] Worrel et Appleby indiquent ainsi que le « [s]tewardship places a steward in a wider community and accepts that trade-offs will need to be made among community members » (op. cit., p. 268). Sur cette question, v. aussi infra, n° 81-82.

[472] V. F. Girard, « Composing the common world of the local bio-commons in the age of the Anthropocene », in F. Girard, C. Frison (dir.), The Commons, Plant Breeding and Agricultural Research. Challenges for Food Security and Agrobiodiversity, Routledge, Oxon, 2018, p. 117-144, spéc. p. 128.

[473] M. Puig de la Bellacasa, Matters of Care. Speculative Ethics in More Than Human Worlds, University of Minnesota Press, Minneapolis, Londres, 2017, p. 127.

[474] Op. cit., p. 150.

[475] V. supra, n° 32.

[476] CDB, Groupe de travail spécial intersessions à composition non limitée sur l’article 8j) et les dispositions connexes de la Convention sur la diversité biologique, Rapport de la réunion du groupe d’experts composé de représentants des communautés locales dans le cadre de l’article 8j) et des dispositions connexes de la convention sur la diversité biologique, UNEP/CBD/WG8J/7/8/Add.1*, 4 septembre 2011, qui donne, en annexe, une liste de caractéristiques qui pourraient servir à définir les communautés locales. Comme on l’a remarqué, ces critères sont très proches de ceux utilisés pour identifier les peuples autochtones (dont l’auto-identification ou droit de s’identifier) (G. Sajeva, When Rights Embrace Responsibilities, op. cit., p. 46-47). Parmi ceux-ci, on retiendra les suivants qui font écho à la définition de l’intentant proposée au texte : b) Modes de vie liés à des traditions associées aux cycles naturels (relations symboliques ou dépendance), à l’utilisation et la dépendance des ressources biologiques, et à l’utilisation durable de la nature et de la diversité biologique ; c) La communauté occupe et/ou utilise traditionnellement un territoire définissable de façon permanente ou périodiquement. Ces territoires sont importants pour la préservation des aspects sociaux, culturels et économiques de la communauté ; d) Traditions (évoquant souvent une histoire, une culture, un langage, des rites, des symboles et des coutumes communs) dynamiques et qui peuvent évoluer ; e) Technologie / savoir / innovations / pratiques associés à l’utilisation durable et à la conservation des ressources biologiques ; k) Exécution et maintien traditionnels d’activités économiques, notamment à des fins de subsistance, de développement durable et/ou de survie ; l) Patrimoine biologique (y compris génétique) et culturel (patrimoine bioculturel) ; m) Valeur spirituelle et culturelle de la diversité biologique et des territoires ; p) La biodiversité est souvent incorporée dans les noms traditionnels de localités ; q) Les aliments et les méthodes de préparation des aliments sont souvent liés à la biodiversité ; u) Les systèmes de convictions et de valeurs sont souvent liés à la diversité biologique ; v) Propriété collective des terres et des ressources naturelles.

[477] V., F. Berkes, Sacred Ecology, op. cit., p. 75-79.

[478] Un point particulièrement important est que le stewardship ne postule pas une « intention conservatrice » ou une « éthique de la conservation » au sens des sciences de la conservation. Ce qui importe c’est l’ethos de soin qui découle de l’attachement, la continuité nature-culture, l’absence de dominion ; ethos qui se convertit ensuite en obligations diverses et situées, mais sans que l’on puisse toujours les mettre en lien avec un dessein de conservation : v. les remarques de G. Filoche, « Formaliser l’informel, capter l’évanescent ? Juridicisation des normes indigènes et gestion de l’environnement en Amérique du Sud », in C. Gros, D. Dumoulin-Kervran (dir.), Le multiculturalisme au concret. Un modèle latino-américain, Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, 2012, p. 199‑201, para. 16 : « […] ce n’est pas parce que les Amérindiens ont développé des pratiques tendant à ne pas surexploiter et à entretenir leurs écosystèmes que l’on peut leur attribuer une éthique de la conservation à l’occidentale, ni qu’ils adoptent des règles visant expressément à la conservation. En revanche, des tabous explicites concernent des espèces bien précises. Des comportements – d’autolimitation pour la chasse et de soin particulier aux boutures de manioc par exemple – découlent de l’inclusion des espèces animales et végétales dans les rapports humains, de la nécessité de s’attirer leurs faveurs ou de mettre à distance leur puissance, ou du simple plaisir affectif » ; v. aussi F. Pinton, P. Grenand, « Savoirs traditionnels, populations locales et ressources globalisées », in Catherine Aubertin, Florence Pinton et Valérie Boisvert (dir.), Les marchés de la biodiversité, Paris, IRD Éditions, Paris, 2007, p. 165-194, spéc. p. 186. K. Bavikatte, qui n’est pas toujours clair sur cette question, note pourtant : « Both Radin and Riley et al. point out that there are deep relations that people have with certain kinds of property that take it outside the realm of what is fungible, and place it squarely within the realm of personal. Within the latter realm, the relationship between a territory and a people is one of stewardship, where the flourishing of the people is tied to the well-being of the property. It is submitted, that the people care for this land not because they are conscious environmentalists but rather because their very selfhood is tied to the land:they feel that the land belongs to them and they belong to the land. The ethic of care for the land then is a natural by-product » (K.S. Bavikatte, Stewarding the Earth, op. cit., p. 152, nous soulignons).

[479] A. Escobar, Sentir-Penser avec la Terre, op. cit., p. 25-26 : « Ce concept cherche à mettre en lumière à la fois la dimension politique de l’ontologie et la dimension ontologie de la politique. Si toute ontologie ou vision du monde engendre une vision et une pratique politique particulières, réciproquement, tout conflit politique renvoie à un ensemble de prémisses fondamentales sur ce que sont le monde, le réel et la vie, à une ontologie.— Le concept d’ontologie politique permet donc d’appréhender le fait que tout ensemble de pratiques instaure nécessairement un monde. […] L’une des interrogations fondamentales de l’ontologie politique consiste alors à se demander quel type de monde s’instaure à travers tel ou tel type de pratiques, et quelles en sont les conséquences pour tel ou tel groupe donné, qu’il soit humain ou non-humain ».

[480] V., en ce sens, I. Bellier, « “We Indigenous Peoples…”. Global Activism and the Emergence of a New Collective Subject at the United Nations », in B. Müller (dir.), The Gloss of Harmony. The Politics of Policy‑Making in Multilateral Organisations, Pluto Press, Londres, 2013, p. 177-201.

[481] Sous ce regard, le débat sur la reconnaissance des droits de la nature relève également de l’ontologie politique.

[482] F. Berkes, op. cit., p. 73.

[483] T. Ellingson, The Myth of the Noble Savage, op. cit. ; K. Redford, « The Ecologically Noble Savage », op. cit.

[484] F. Berkes, op. cit., p. 249 ; G. Sajeva, op. cit., p. 73.

[485] Comme le rappelait Posey : « All human societies – even the most traditional – are enmeshed in change, and always have been. Human evolution is about adaptation and change, and as cultures and environments adapt to different conditions there will inevitably practices and customs that become unadaptive and must be modified to fit the new circumstances » (D.A. Posey, « Introduction : Culture and Nature – The Inextricable Link », op. cit., p.7).

[486] V. les analyses de J.B. Alcorn, « Noble Savage or Noble State? Northern Myths and Southern Realities in Biodiversity Conservation », op. cit. ; v. aussi P.R. Wilshusen et al., « Reinventing a Square Wheel : Critique of a Resurgent “Protection Paradigm” in International Biodiversity Conservation », Society & Natural Resources, 2002, Vol. 15, p. 17-40, p. 32 ; F. Lu Holt, « The Catch-22 of Conservation : Indigenous Peoples, Biologists and the Cultural Change », Human Ecology, 2005, Vol. 33(2), p. 199-215, spéc. p. 209.

[487] F. Berkes, op. cit. p. 251.

[488] Par là même, comme l’indique Giulia Sajeva, le mythe rend impossible toute collaboration entre les communautés locales et les peuples concernés et les conservationnistes (G. Sajeva, op. cit., p. 73-75).

[489] D.A. Posey, op. cit., p. 7 ; F. Berkes, op. cit., p. 256.

[490] D.A. Posey, op. cit., loc. cit. ; F. Berkes, op. cit., loc. cit.

[491] K.H. Redford, A.M. Stearman, « Forest-dwelling native Amazonians and the conservation of biodiversity », Conservation Biology, 1993, Vol. 7, p. 248-255, p. 252.

[492] Sur la complexité du concept de diversité et la difficulté de disposer d’indicateurs, cf. V. Maris, Philosophie de la biodiversité, op. cit., p. 54 et s.

[493] J.B. Alcorn, « Indigenous peoples and conservation », Conservation Biology, 1993, Vol. 7, p. 424-426.

[494] Elles sont d’ailleurs tirées d’une controverse entre Redford et Stearman, d’une part, et Alcorn, de l’autre (elle est rappelée par F. Berkes, op. cit., p. 257-258).

[495] Sur la nécessité de disposer d’indicateurs : R. Worrell et M.C. Appleby, op. cit., p. 273.

[496] Cf. G. Sajeva, op. cit., p. 120 : « The same actions and projects may be considered sustainable or unsustainable depending on the concept they are measured against, and, even more debatable, depending on the body entitled to judge them ». Dans un article récent, R. Mathevet, F. Bousquet et « C.M. Raymond (« The concept of stewardship in sustainability science and conservation », Biological Conservation, 2018, Vol. 217, p. 363-370) ont montré, à travers un état de l’art de l’emploi du terme de stewardship en science de la durabilité et en biologie de la conservation, la grande variabilité qui marque l’emploi du concept selon les auteurs. Ils ont dressé, à partir de la classification des discours environnementaux au sens de Dryzek (The politics of the Earth: Environmental Discourses, 3e éd., Oxford University Press, Oxford, 2013), quatre catégories de stewardship extrêmement différents et largement inconciliables : un « reformist stewardship » , un « sustainability stewardship » , un « adaptative stewardship » et un « transformative stewardship ». D’ailleurs, comme on l’a déjà observé, en matière de biodiversité, la caractérisation du vivant est si complexe qu’il n’existe aucune mesure universelle (V. Maris, op. cit., loc. cit.).

[497] M. Goldman, « Introduction: The Political Resurgence of the Commons », in M. Goldman (dir.), Privatizing Nature. Political Struggles for the Global Commons, Rutgers University Press, New Brunswick, NJ, 1998, p. 5.

[498] C’est dans cette optique que sont développées les approches dites « bioculturels » de conservation : M.A. Apgar, Biocultural Approaches: Opportunities for Building More Inclusive Environmental Governance. IDS Working Paper, Vol. 2017, No. 502, 2017 ; Gavin, M.C. et al., « Defining biocultural approaches to conservation », Trends in Ecology & Evolution, 2015, Vol. 30(3), p. 140-145.

[499] K.H. Redford, A.M. Stearman, op. cit. ; T.O. McShane et al., « Hard Choices: making trade-offs between biodiversity conservation and human well-being », Biological Conservation, 2011, Vol. 144, p. 966-972.

[500] L. Maffi, « Introduction », in L. Maffi et E. Woodley (dir.), Biocultural Diversity Conservation: A Global Sourcebook, Earthscan, London, Washington, DC, 2010, p. 5-6. Il ne faut pas oublier que l’agrobiodiversité est le résultat d’interactions complexes entre humains (et leurs savoirs traditionnels) et semences : « [l]es connaissances traditionnelles associées à une plante domestiquée et sélectionnée par les communautés locales s’expriment dans l’existence de l’objet biologique lui-même, la plante. Sans le savoir agronomique des communautés locales, sans leurs techniques et expérimentations dans la sélection et la conservation, ces objets, qu’il s’agisse de plantes alimentaires, médicinales, ornementales ou réservées à d’autres types d’usage, n’existeraient pas. La diversité agricole est, en soi, l’expression et la matérialisation des savoirs traditionnels » (J. Santilli, L. Emperaire, « A agrobiodiversidade e os direitos dos agricultores indígenas e tradicionais », in B. Ricardo, F. Ricardo (dir.), Povos Indígenas no Brasil: 2001–2005, São Paulo, Instituto Socioambiental, 2006, p. 101-103, p. 102).

La crise de l’Etat de droit en Europe. De quoi parle-t-on ?

$
0
0

Eric Carpano, Professeur de droit public, Chaire Jean Monnet, Directeur du Centre d’études européennes, Université Jean Moulin Lyon 3

I- L’Etat de droit, la forme juridique du libéralisme politique

 

Il est habituel de considérer que la notion d’Etat de droit ne veut rien dire : elle serait au mieux une coquille vide et servirait de réceptacle à diverses revendications (contradictoires allant de l’affirmation de l’autorité de l’Etat à la protection des droits individuels) [1] ; elle serait au pire tautologique comme le disait Kelsen (puisque tout Etat agissant au moyen du droit ne peut être que de droit) [2]. C’est ainsi que certains proposent purement et simplement de s’en passer, dès lors que ce concept ne remplirait aucun critère de scientificité[3].

Pourtant, la notion d’Etat de droit est solidement ancrée dans l’histoire des concepts politico-juridiques : c’est ontologiquement la forme juridique du libéralisme politique[4] (voir la contribution de Céline de Romainville dans ce dossier, « La protection de l’Etat de droit par la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour européenne et l’exigence de légalité »). C’est un mode de limitation du pouvoir (qui vise à éviter l’arbitraire), là où la démocratie est un mode d’organisation du pouvoir (qui gouverne ?). L’Etat de droit constitue l’ossature de la démocratie libérale. C’est une idée européenne qui plonge ses racines au plus profond de l’histoire européenne et qui sera conceptualisée à partir du xixe siècle, sous le néologisme de Rechtsstaat (État de droit), en incarnant la forme juridique de libéralisme politique. L’association des termes Recht (droit) et Staat (État), sous le néologisme Rechtsstaat (État de droit), a fait son apparition, pour la première fois, sous la plume Wilhelm Pertersen (1758-1815), dit Placidus, en 1798, pour désigner l’école de Kant[5]. Mais ce sont les libéraux allemands du Vormärz (Carl Theodor Welcker et Carl Rodecker von Rotteck)[6] qui vont lui donner son acception moderne, en opposant le Rechtsstaat, à l’État « providence » frédéricien (Polizeistaat) et l’État monarchique autoritaire (Obrigkeitsstaat). L’échec de la révolution de 1848 brisera l’espérance d’une liberté politique que le Rechtsstaat devait incarner.

À partir de 1848 s’ouvre une longue période de la crise de la théorie libérale du Rechtsstaat, qui trouvera son point d’orgue dans la tragédie nazie. Cette période est marquée par un processus de formalisation et de dépolitisation de la théorie de l’État de droit, qui imprègne encore aujourd’hui l’appréhension essentiellement formelle et procédurale que les institutions européennes ont du concept. Il ne s’agit plus de s’interroger sur les buts de l’État, mais sur la manière dont l’État doit fonctionner pour garantir l’effectivité du respect du droit. Ce processus de formalisation de la théorie de l’État de droit, initié par Stahl, va aboutir à l’assimilation pure et simple de l’État de droit à la légalité, de telle sorte que l’État de droit n’est rien d’autre que l’état du droit administratif bien ordonné. Il devient, en Allemagne, un instrument pour « soumettre complètement l’administration au droit et […] développer, en conséquence, une théorie générale du droit administratif équivalente à celle du droit privé »[7]. En Allemagne comme en Italie, la théorie de l’État de droit va servir dans cette perspective de support au développement et à l’approfondissement du contrôle juridictionnel de l’administration, qui en devient le critère fondamental.

La soumission de l’administration au droit passe par l’instauration de son contrôle juridictionnel, afin que soit pleinement garantie la légalité de son action : c’est sous la plume de Bähr et Gneist, en Allemagne, ou Spaventa et Orlando, en Italie, que la théorie d’État de droit va se juridictionnaliser et s’identifier progressivement à la justice administrative[8]. De même, pour Carré de Malberg, « l’État de droit est donc celui qui – en même temps qu’il formule des prescriptions relatives à l’exercice de sa puissance administrative – assure aux administrés, comme sanction de ces règles, un pouvoir juridique d’agir devant une autorité juridictionnelle à l’effet d’obtenir l’annulation, la réformation ou en tout cas la non application des actes administratifs qui les auraient enfreintes »[9]. L’État de droit, c’est donc d’abord le contrôle de l’administration. Mais pas seulement.

Ce sera aussi le contrôle du Parlement. La réception doctrinale, très tardive, de la théorie de l’État de droit en France illustre cette extension de la logique juridictionnelle de l’État de droit. Déjà Carré de Malberg pouvait relever que la France de la Troisième République ne « s’était pas élevée jusqu’à la perfection de l’État de droit »[10]. Dans l’État de droit, aucune autorité, pas même le Parlement, ne peut échapper au contrôle de la légalité/constitutionnalité de ses actes. Ce discours constitutionnel de l’État de droit va justifier sa mobilisation en France, à partir de 1974. C’est à l’occasion de l’élargissement des modalités de saisine du Conseil constitutionnel que le discours de l’État de droit va ressurgir et s’imposer durablement dans l’espace dogmatico-doctrinal comme la figure de l’État constitutionnel[11].

Et c’est cette même logique libérale qui va présider à l’avènement du discours de l’Etat de droit dans l’Union européenne de manière concomitante avec la chute du bloc communiste, au tournant des années 1990. L’Etat de droit symbolise la victoire du modèle de la démocratie libérale, aujourd’hui pourtant ébranlée. L’Europe post-communiste devait se penser sous le signe du triptyque, droits de l’homme / démocratie / État de droit, comme le souligne la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, qui fut sans doute le premier texte européen à réactiver le thème de l’État de droit[12]. L’effondrement du bloc communiste a précipité la nécessité de véhiculer et d’installer les structures de la démocratie libérale à l’Est, et la figure de l’État de droit pouvait servir d’instrument privilégié pour en relayer le discours[13] ce qui justifiera notamment son intégration dans la charte constitutionnelle de l’Union à partir du traité de Maastricht[14].

Si l’on conçoit l’Etat de droit comme un modèle de limitation de pouvoir et de lutte contre l’arbitraire (ce qui correspond à sa conceptualisation originelle), la notion d’Etat de droit devient assez claire. Il s’agit d’enfermer l’action des autorités publiques dans un cadre de droit afin de se prémunir contre l’arbitraire par divers contre-pouvoirs permettant de garantir les droits fondamentaux individuels et collectifs. Au fond, nulle mieux que la Cour de justice n’a définit la profonde essence de l’Etat de droit dans son arrêt les Verts en 1986, en considérant en substance que dans un Etat de droit nulle autorité, nulle institution ne saurait échapper au contrôle de la légalité de ses actes avec les normes fondamentales du système juridique[15].

II- L’Etat de droit n’est pas l’Etat de n’importe quel droit !

 

L’Etat de droit est consacré comme une valeur de l’Union européenne au même titre que le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, ainsi que le respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités[16] (voir la contribution de Romain Tinière dans ce dossier, « Etat de droit et valeurs de l’Union »). Doit-on en conclure qu’il s’agit là de valeurs différentes et indépendantes les unes des autres ? L’article 7 TUE prévoit que le Conseil peut, sous certaines conditions, sanctionner un « risque clair de violation grave, par un État membre, des valeurs visées à l’article 2 ». Suffit-il qu’une valeur soit violée ou faut-il, au contraire, que plusieurs d’entre elles le soient ? La marque du pluriel (« valeurs ») pourrait signifier qu’au moins deux de ses valeurs le soient. Une telle interprétation n’aurait un sens que si les notions étaient indépendantes les unes des autres. Mais peut-on sérieusement imaginer que la liberté ou l’égalité soient violées sans que les droits de l’homme le soient ? La violation de l’une de ces valeurs n’entraînerait-elle pas ipso facto atteinte également à l’État de droit ? Il en résulte, selon nous, deux hypothèses : soit les articles 2 et 7 TUE sont mal formulés ; soit ils reflètent effectivement l’intention du constituant et, dans ce cas, il faudrait retenir une conception restrictive de l’État de droit au sens du traité.

Selon la première hypothèse, la redondance des valeurs énoncées sous la forme d’un catalogue très large s’expliquerait par la volonté d’insister sur la dimension libérale de l’Union européenne. À cet égard, la rédaction du préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’UE est bien mieux formulée, puisqu’elle distingue, d’un côté, les valeurs fondamentales (dignité humaine, liberté, égalité, solidarité) sur lesquelles se fonde l’Union européenne et, de l’autre, les principes structurels (démocratie et État de droit) sur lesquels repose l’Union. Selon la seconde hypothèse, la formulation de l’article 2, éclairée par l’article 7, dénoterait la volonté du constituant de ne retenir qu’une conception formelle de l’État de droit (légalité, séparation des pouvoirs, sécurité juridique, justiciabilité, etc.), sans considération pour l’État de droit matériel (droits de l’homme, démocratie, égalité, liberté, justice sociale, etc.), ces valeurs/principes étant énumérés par ailleurs de manière autonome. Cette conception restrictive de l’État de droit rejoint celle défendue par Joseph Raz, pour qui l’État de droit (rule of law) n’est qu’une des vertus d’un système juridique à l’aune duquel il doit être jugé. Il ne doit pas être confondu avec la démocratie, la justice, l’égalité, les droits de l’homme ou le respect de la dignité humaine[17]. Le système juridique d’un État de droit doit répondre à certaines qualités[18] pour lui permettre d’assurer la prééminence du droit et se préserver contre l’arbitraire.

Ce sont ces exigences formelles et procédurales que reprendra la Commission de Venise, en 2016, pour dresser une liste des critères de l’État de droit. Parmi ces critères, on trouve la légalité, la sécurité juridique, la prévention de l’abus de pouvoir, l’égalité devant la loi et la non-discrimination, et l’accès à la justice[19]. La Cour de justice de l’Union européenne partage cette même conception formelle de l’État de droit qu’elle a eu l’occasion de développer au titre de la Communauté de droit, de l’Union de droit ou du respect du principe de l’État de droit. L’essentiel de la jurisprudence de la Cour de justice relative à l’État de droit s’articule autour des exigences complémentaires de légalité et de justiciabilité[20] (voir la contribution de Lauren Blatière dans ce dossier, « La protection évolutive de l’Etat de droit par la Cour de justice de l’Union européenne ; voir également à propos de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la contribution de Céline de Romainville précitée dans ce dossier).

L’État de droit est, par-delà sa formalisation juridique, l’objet d’un discours politique plus large qui permet d’organiser « en un ensemble relativement cohérent non seulement des représentations (le pouvoir, le droit, la liberté), mais également des pratiques qui confortent et renouvellent en même temps l’organisation moderne des dominations sociales »[21]. Sous ce point de vue, ontologiquement, l’État de droit ne saurait être l’État de n’importe quel droit[22], faute de quoi on viderait le concept « des significations politiques et idéologiques qu’il a historiquement revêtues » et « le socle de valeurs et de croyances qui lui donnent une dimension très spécifique »[23]. L’État de droit est étroitement lié à l’idée d’autonomie et de liberté de l’individu. Il véhicule un ensemble de valeurs dont il permet la protection, qu’il s’agisse de la démocratie ou des droits de l’homme[24].

Cette conception matérielle, extensive de l’Etat de droit, est relayée par la Commission européenne. Dans son cadre pour le renforcement de l’État de droit, la Commission européenne écrit ainsi, à propos des principes constitutifs de l’État de droit : « La Cour de justice et la Cour européenne des droits de l’homme ont toutes deux confirmé que ces principes ne constituaient pas des exigences purement formelles et procédurales. Elles sont le moyen d’assurer la mise en œuvre et le respect de la démocratie et des droits de l’homme. L’État de droit est donc un principe constitutionnel doté d’un contenu à la fois formel et matériel. Ainsi, le respect de l’État de droit est intrinsèquement lié à celui de la démocratie et des droits fondamentaux : les seconds ne sauraient exister sans le premier, et vice-versa. Les droits fondamentaux ne sont effectifs que s’ils peuvent être invoqués en justice (droits “justiciables”). La démocratie n’est protégée que si le rôle fondamental du système judiciaire, notamment des juridictions constitutionnelles, est de nature à garantir la liberté d’expression, la liberté de réunion et le respect des règles régissant le processus politique et électoral »[25]. C’est en ce sens aussi que la Cour EDH rappelé dans l’affaire Parti de la prospérité et autres c/ Turquie du 31 juillet 2001, qu’il « existe un lien très étroit entre la prééminence du droit et la démocratie. La loi ayant pour fonction d’établir des distinctions sur la base de différences pertinentes, il ne saurait y avoir de réelle prééminence du droit sur une longue période si les personnes soumises aux mêmes lois n’ont pas le dernier mot au sujet de leur contenu et de leur mise en œuvre »[26]. De manière plus limitée, la Cour de justice considère de son côté que « l’Union est une Union de droit dans laquelle tout acte de ses institutions est soumis au contrôle de la conformité avec, notamment, les traités, les principes généraux du droit, ainsi que les droits fondamentaux »[27]. L’Union de droit n’est pas l’Union de n’importe quel droit : elle est une Union qui protège les droits fondamentaux.

Réduire l’Etat de droit à sa seule dimension formelle aurait pour conséquence de vider le concept de sa substance historique. L’Etat de droit n’a un sens qu’en raison de sa finalité. Cela ne signifie pas évidemment que l’Etat de droit et les droits fondamentaux sont des concepts équivalents. L’Etat de droit est un concept parapluie (umbrella term) dont les droits fondamentaux constituent une composante et participent au fonctionnement de la démocratie. Les droits fondamentaux en font ainsi nécessairement partie intégrante en ce qu’ils sont les supports nécessaires à la préservation de l’autonomie et de la liberté individuelle contre l’oppression du pouvoir.

 

III- L’Etat de droit, un modèle en crise

 

Le cadre posé, allons plus loin dans l’identification des figures de la crise de l’Etat de droit en Europe. Il y a encore une vingtaine d’années, au début des années 2000, l’Etat de droit était un horizon, une espérance, une quête. C’était une dynamique qui orientait l’évolution des systèmes juridiques dans le monde occidental vers plus de contrôle des autorités publiques et de libertés pour les individus (on parlait avec Fukuyama de la Fin de l’Histoire et de la démocratie libérale comme stade ultime de développement des sociétés humaines). Les lois sécuritaires post-2001 commençaient tout juste à être adoptées mais faisaient encore l’objet d’une réticence de la part de la majorité de la classe politique, d’une défiance judiciaire (de la part des juridictions internes[28] comme des juridictions européennes[29]), et d’une désapprobation dans l’opinion publique.

20 ans plus tard, le consensus dont faisait l’objet l’Etat de droit au lendemain de la chute du mur de Berlin est érodé, contesté et menacé. De la Pologne à la Hongrie, en passant par l’Italie, l’Autriche, voire le Royaume-Uni et la France, les forces réactionnaires, populistes, identitaires ou xénophobes ont réussi à imposer un nouvel agenda antilibéral qui bouleverse les structures de l’Etat de droit et affecte la garantie des droits. Les démocraties libérales elles-mêmes, partagées entre un rejet de la mondialisation et une adhésion au néolibéralisme, se convertissent au libéralisme autoritaire qui tend à imposer un libéralisme économique en dehors du libéralisme politique[30].

Le fait que la présence de ces forces politiques au sommet du pouvoir, sur les bancs des assemblées ou au second tour d’une élection présidentielle soit devenu banal pour une grande partie de l’opinion publique et de la classe politique internationale constitue déjà une victoire idéologique inquiétante. L’entrée massive de l’extrême droite au gouvernement en Autriche en 2017 à des postes stratégiques n’a suscité que très peu de réaction comparée à ce qui s’était passé en 2000. Le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, pouvait ainsi déclarer le 20 décembre 2017 : « Pour moi, il n’y a pas à douter que le nouveau chancelier fédéral suivra un cap clairement pro-européen, car c’est écrit dans le programme de gouvernement (…). Ce que contient le programme de ce gouvernement convient à presque 100 % à la Commission ». Un brevet d’européanité vaut plus qu’un brevet de libéralisme politique !

 

Cette crise de la démocratie libérale qui ébranle les structures de l’Etat de droit n’est pas cantonnée à l’Europe. C’est une crise globale comme l’a montré Yasha Mounk dans son livre Le peuple contre la démocratie[31]. Elle l’est par ses origines : mondialisation des échanges, dilution du politique, crainte de déclassement social et économique, crise identitaire, crise sécuritaire, crise environnementale. Plus fondamentalement, on assiste à une transformation des formes de domination, une « tyrannie douce » (Aldous Huxley) dont la datacratie (domination par les algorithmes et l’exploitation globale des données personnelles) est la forme la plus contemporaine de remise en cause des logiques et des structures de l’Etat de droit et de la démocratie libérale[32] : la domination n’est plus simplement le fait des Etats, elle l’est désormais également du fait de groupes privés (Google, Amazon, Facebook, Apple) qui peuvent influencer les choix démocratiques des peuples[33]. Cette crise de la démocratie libérale est également globale par ses effets : montée des populismes et des tentations illibérales ou autoritaires (Brésil, Etats-Unis, Hongrie, Pologne, Turquie, Russie), multiplication des lois sécuritaires, restriction des libertés, etc.

Les figures de la crise sont ainsi multiples. Certaines sont directes et immédiates et participent d’une démarche illibérale assumée. La Pologne et la Hongrie assument un démantèlement (backsliding) des structures de l’Etat de droit et de la démocratie libérale (Rule of law Backsliders[34]). D’autres sont plus indirectes et latentes et affectent la plupart des démocraties libérales européennes.

 

A- L’Etat de droit démantelé

 

Les études comparées des transitions constitutionnelles (la « transitologie ») considéraient les pays dits du groupe de Višegrad (Hongrie, Pologne, République Tchèque et Slovaquie) comme des modèles[35]. Le retournement illibéral de certains de ces régimes en est d’autant plus exemplaire. Ce basculement remonte à 2010 pour la Hongrie (après la victoire de la coalition de centre-droit entre le Fidesz et les chrétiens-démocrates (KDNP)) et 2015 pour la Pologne (à la suite de l’entrée au gouvernement du Parti droit et justice (PiS)). Dans des contextes politiques et historiques différents, les manifestations et les ressorts du démantèlement de la démocratie libérale sont similaires dans les deux pays. Il repose sur une limitation des contre-pouvoirs (justice, presse, syndicats, université), au nom de la souveraineté nationale et de la sécurité nationale reposant sur une exacerbation de l’identité constitutionnelle[36].

C’est en Hongrie que ce mouvement a été initié. A partir de 2011, les révisions de la constitution ainsi que l’adoption de différentes lois sur les médias, la réforme des universités, l’abaissement de l’âge de départ en retraite des juges, les nominations au sein de l’agence de protection des données, ont suscité l’inquiétude de la Commission européenne[37], du Parlement européen[38], du Conseil de l’Europe[39], et l’opposition de la Cour constitutionnelle hongroise. L’ancien Président de la Hongrie et fondateur de la Cour constitutionnelle, Laszlo Solyom, pouvait ainsi déclarer en 2013 : « en Hongrie, l’Etat de droit a cessé d’existé » [40]. La Cour constitutionnelle elle-même a fait l’objet de diverses mesures qui, selon la Commission de Venise, constituent « une menace pour l’Etat de droit et le fonctionnement du système démocratique »[41]. Son budget et ses compétences ont été réduits après 2010, sa composition et les règles de nomination modifiées, l’actio popularis abolie et les références aux arrêts antérieurs à 2012 interdites[42]. La Cour suprême n’a pas échappé à cette reprise en main du pouvoir exécutif : le mandat du président de la Cour suprême a été interrompu à la faveur de la modification de sa dénomination (Kuria) et de ses compétences[43]. D’une manière générale, c’est l’indépendance du pouvoir judiciaire qui est en cause avec, par exemple, les nouveaux pouvoirs conférés au président du Bureau national judiciaire, proche de Orban, qui gère les nominations judiciaires. Le nouveau système de justice administrative, placé sous l’autorité du premier ministre, suscite les mêmes inquiétudes[44].

En Pologne, la remise en cause des structures de l’Etat de droit s’est concentrée sur la justice à partir de 2016 (voir la contribution de Lucie Laithier dans ce dossier, «Analyse et portée du modèle de l’Etat de droit lors du récent épisode des crises polonaises »). C’est d’abord le tribunal constitutionnel polonais qui a vu ses pouvoirs et son budget réduits. Son mode de fonctionnement a été réformé : les trois juges élus par l’ancienne législature furent remplacés par trois juges nouvellement élus dans des conditions jugées inconstitutionnelles[45]. Après avoir neutralisé le tribunal constitutionnel, la majorité assurée au Parti droit et justice s’en est pris à la Cour suprême[46], au Conseil national de la magistrature[47] et aux juridictions ordinaires[48]. L’objectif de ces réformes est de permettre à la majorité de reprendre en main la justice. Ces réformes ont justifié le déclenchement de l’article 7 TUE. Parallèlement, la Commission a introduit plusieurs recours en manquement contre la Pologne dont l’un a abouti le 24 juin 2019 à la condamnation de la Pologne du fait de sa législation relative à l’abaissement de départ à la retraite des juges de la Cour suprême[49]. L’avocat général Evgeni Tanchev a estimé également dans ses conclusions dans l’affaire Krajowa Rada Sądownictwa e.a que la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise ne satisfait pas aux exigences de l’indépendance judiciaire garantie par le droit de l’Union[50].En Roumanie, les pouvoirs de la Cour constitutionnelle ont été restreints en 2010 et la réforme du système judiciaire suscite la crainte du Conseil de l’Europe[51] et du Parlement européen[52] eu égard au standard de l’Etat de droit. L’indépendance de la justice est également directement menacée en Slovaquie, en Bulgarie ou encore à Malte[53].

 

B- L’Etat de droit contourné

 

D’une manière générale, l’Etat droit est entré dans une phase d’affaiblissement dans la plupart des démocraties occidentales sous l’effet des politiques sécuritaires post-2001[54] (voir la contribution de Catherine Gauthier dans ce dossier, « Asile et menace terroriste »), des pressions populistes sur les politiques migratoires et des mutations néo-libérales du capitalisme qui imposent un nouvel ordre politico-social.

La réponse politico-juridique aux attentats du 11 septembre 2001, incarnée par le Patriot act américain, est le point de départ du tournant sécuritaire des démocraties libérales. Après les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France ou encore l’Allemagne vont se doter de législations de plus en plus sécuritaires, en introduisant des régimes d’exception. En Allemagne, la Cour constitutionnelle a accepté en 2004 la réactivation d’une loi nazie de 1933 sur les internements de sûreté. Au Royaume-Uni, il a fallu l’intervention de la House of Lords en 2004 pour que la détention illimitée des étrangers soit écartée. En France, les lois anti-terroristes se sont multipliées (18 lois en 30 ans) jusqu’à la proclamation de l’état d’urgence en 2015 qui sera renouvelé pendant deux années, puis banalisé sous la forme d’un régime juridique ordinaire d’exception : ce qui était extraordinaire et logé dans l’état d’exception, devient ordinaire intégré dans l’Etat de droit[55]. Ce qui caractérise toutes ces lois antiterroristes, en France comme ailleurs, c’est leur caractère dérogatoire par rapport au droit commun. A situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle, mesures exceptionnelles. L’exception, se niche au cœur même du discours législatif anti-terroriste, conçu comme la contre-violence de l’Etat de droit démocratique. Le terrorisme est perçu comme une attaque des fondements de l’Etat de droit démocratique qui pour se défendre va suspendre une partie de ses dispositifs de protection pour lutter plus efficacement contre l’ennemi qui le menace (Carl Schmitt). L’état d’exception crée une parenthèse dans le cours normal de la légalité, en rendant légal ce qui ne pouvait l’être sous l’empire de la loi ou du régime ordinaire : l’état d’exception opère une redistribution des règles d’habilitation des autorités normatrices et autorise des restrictions de libertés qui n’auraient pas été autorisées sous l’empire de la loi ordinaire.

L’état d’exception pur, tel qu’on a pu le connaître avec le 3ème Reich en tant que régime d’exception du régime de Weimar, sans contrôle, ni limite n’existe plus. L’état d’exception prétend aujourd’hui être subordonné à l’Etat de droit. Ce nouveau modèle de l’état d’exception peut prendre une double forme : il peut tout d’abord être un état d’exception de droit résultant d’une proclamation formelle de l’ état d’exception (état d’urgence par exemple) sous le contrôle plus ou moins poussé du juge ; cet état d’exception peut aussi ne pas résulter d’une proclamation formelle de l’état d’exception, mais résulter de l’adoption de mesures exceptionnelles qui font de l’Etat de droit un Etat de droit d’exception[56]. La France a connu les deux versions de cet état d’exception. Dans un premier temps, à l’inverse des Etats-Unis ou du Royaume-Uni, les autorités françaises ont logé le dispositif anti-terroriste dans le cadre juridique de droit commun en y incluant des régimes dérogatoires avec des incriminations, des procédures et des garanties spécifiques en matière de terrorisme en rupture avec le droit commun. Au nom de la prévention, les pouvoirs des autorités administratives se sont renforcés au détriment de ceux des autorités judiciaires, garantes ultimes des droits et des libertés fondamentaux. Dans un second temps, le dispositif anti-terroriste, après les attentats du 13 novembre 2015, a été inscrit dans l’état d’urgence qui institue un état d’exception formel autorisant notamment les perquisitions administratives, les assignations à résidence, les zones de sécurité, les limitations du droit de manifester ou encore la fermeture des lieux de culte. Cet état d’urgence fut prorogé à 6 reprises jusqu’au 31 octobre 2017. Mais la fin formelle de l’état d’urgence ne signifie pas pour autant la fin matérielle de l’état d’exception. L’exception est désormais intégrée dans le droit commun par la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme [57] qui incorpore dans la loi ordinaire une partie du dispositif de l’état d’urgence. L’Etat de droit se transfigure alors en « Etat de surveillance » (Delmas-Marty)[58]. Le tournant sécuritaire fait entrer l’exception dans le droit commun, l’état d’exception est transfiguré en Etat d’exception de droit ou Etat de droit d’exception[59] : la procédure pénale, l’enquête terroriste, la rétention administrative, transmissions des données personnelles (voir la contribution de Nina Le Bonniec dans ce dossier, « La sécurité au détriment de l’Etat de droit avec les accords PNR ? ») etc… sont autant de lieux dominés par ce qui était encore considéré il y a quelques années comme « exceptionnel »[60].

L’exception est aussi un mode d’administration de la politique migratoire qui déroge aux structures de l’Etat de droit démocratique, au point d’apparaître comme la norme de gestion des flux migratoires[61] : généralisation des camps de migrants, délégalisation de la politique migratoire (voir la contribution de Mauro GATTI), contournement de la hiérarchie de normes par le recours aux normes de soft law, neutralisation des droits fondamentaux des migrants ((voir la contribution de Louis Imbert dans ce dossier, « L’érosion jurisprudentielle des droits fondamentaux face à l’argument de la crise migratoire »)), criminalisation des ONG d’aide aux migrants (voir la contribution de Marjorie Beulay dans ce dossier, « L’action des acteurs privés dans la gestion des frontières. Quel État de droit pour les questions migratoires ? ») etc… sont autant d’éléments qui contribuent à établir un état d’exception permanent en matière migratoire.

Les démocraties qui se revendiquent libérales participent ainsi également à l’affaiblissement de l’Etat de droit. Elles le font de manière directe mais circonscrite dans des domaines de sécurité intérieure (terrorisme) ou de politique externe (politique migratoire) ; elles le font également de manière plus indirecte mais plus générale. L’Etat de droit est menacé de l’intérieur par la dilution, au mieux des capacités d’action des contre-pouvoirs (parlements contournés, tribunaux engorgés, presse dépendante financièrement) et de leur mobilisation, au pire de leur existence même (le gouvernement par les experts (« l’expertocratie ») ou encore le gouvernement par les nombres[62] ou les algorithmes (« datacratie »[63])) produit d’un néo-libéralisme tenté par le « libéralisme autoritaire » qui affecte la dimension matérielle et sociale de l’Etat de droit. La notion paradoxale de « libéralisme autoritaire », forgée par Herman Heller, décrit un système libéral sur le plan économique et autoritaire sur le plan des libertés individuelles et des droits sociaux[64]. Ce serait un libéralisme sélectif en rupture avec l’unité du libéralisme[65] qui vise au démantèlement de l’Etat providence : l’Etat se recentre sur les trois fonctions fondamentales de sécurité, police et justice ; et se désengage des autres domaines d’intervention comme la solidarité, la culture ou l’éducation. Les droits sociaux en sont les victimes alors qu’ils peuvent être perçus comme la condition de la pleine jouissance des droits et libertés[66]. La logique de marché et de concurrence met l’Etat de droit au service du capital (Hayek) et ce n’est pas là le moindre des paradoxes : l’Etat de droit avait été conçu pour se prémunir de l’oppression du pouvoir étatique ; par l’Etat de droit, articulé autour d’une constitution économique dans un espace global et sans frontières, le marché profite de la primauté des droits économiques sur les droits sociaux et du ressort de leur justiciabilité pour s’imposer[67]. Si la Pologne a focalisé l’attention des institutions de l’UE, c’est aussi parce que la remise en cause de l’Etat de droit était susceptible d’affecter la mise en œuvre du droit de l’UE et donc le fonctionnement du marché[68] : la rule of law est la meilleure garantie du bon fonctionnement du marché disait Hayek ; l’Etat de droit, c’est la forme juridique du libéralisme et celle qui permet au marché de se déployer avec le minimum d’entrave, surtout lorsque, dans une logique ordolibérale, le marché fait l’objet d’une protection constitutionnelle[69].

 

*          *          *

 

La question de la crise de l’Etat de droit en Europe dépasse donc la seule question des politiques illibérales de la Pologne ou de la Hongrie. Mais celles-ci en sont le symbole en ce qu’elles défient directement les valeurs de l’Union et son identité. Si le mécanisme de l’article 7 TUE n’est pas en mesure de sanctionner effectivement le respect de ses valeurs, l’ordre juridique de l’UE recèle des ressources normatives et juridictionnelles permettant, notamment par la voie de l’article 19 TFUE et l’action en manquement de sanctionner les Etats qui porteraient atteinte à la dimension juridictionnelle de l’Etat de droit[70] (voir contribution de Sébastien Platon dans ce dossier, « Le respect de l’Etat de droit dans l’UE: la CJ à la rescousse ? »). Mais le droit ne peut pas arrêter une révolution, il peut seulement ralentir la dégénérescence progressive des structures démocratiques. L’Union européenne traverse un moment populiste et réactionnaire sans précédent depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La question est dès lors – pour reprendre les mots de Yascha Mounk – de savoir si ce moment va se transformer en époque et remettre en cause jusqu’aux fondements de la démocratie libérale. Les veilles démocraties libérales européennes n’ont pas seulement un devoir de vigilance à l’égard des tentations illibérales de certains Etats membres de l’Union ; elles ont aussi un devoir d’exemplarité au risque sinon de démonétiser le discours des valeurs qui le porte et de saper les fondements de la liberté.

 

[1] J. Chevallier, L’État de droit, RD publ. 1988. 314.

[2] H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. Ch. Eisenmann, 2e éd., Paris, Bruxelles, LGDJ, Bruylant, 1990, p. 304.

[3] L. Heuschling, État de droit. Rechtsstaat. Rule of Law, Paris, Dalloz, 2002, p. 25.

[4] E. Carpano, « La définition d’un standard européen de l’Etat de droit », RTDE, avril-juin 2019, pp. 255-272.

[5] Luc Heuschling rappelle que Placidus oppose, d’un côté, les « Rechts-Staats-Lehrer » (les théoriciens de l’État de droit), et de l’autre, les « Staats-Rechts-Lehrer » (les théoriciens du droit de l’État), L. Heuschling, op. cit., p. 49.

[6] O. Jouanjan, Présentation, in O. Jouanjan (dir.), Les figures de l’État de droit. Le Rechtsstaat dans l’histoire constitutionnelle et intellectuelle de l’Allemagne, Strasbourg, PU Strasbourg, 2001, p. 16.

[7] M. Fromont et A. Rieg, Introduction au droit allemand, t. 1, Paris, Cujas, 1977,p. 33.

[8] E. Carpano, Etat de droit et droits européens. L’évolution du modèle de l’Etat de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 83-137.

[9] R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, t. 1 & 2, Recueil Sirey, Réimpression, CNRS, Paris, 1962. p. 489-490.

[10] Ibid., p. 492.

[11] L. Heuschling, préc.

[12] Charte de Paris pour une nouvelle Europe, 21 nov. 1990 (CSCE).

[13] Sur le pouvoir attractif du concept d’État de droit, v. not., M. Miaille, Le retour de l’État de droit. Le débat en France, in D. Colas (dir), L’État de droit, Paris, PUF, coll. Questions, 1987, p. 216.

[14] E. Carpano, « La définition d’un standard européen de l’Etat de droit », RTDE, avril-juin 2019, sp. 263.

[15] CJCE, 23 avr. 1986, Parti écologiste « Les Verts », aff. 294/83Rec. 1353.

[16] TUE, art. 2.

[17] J. Raz, The Rule of Law and its Virtue, in J. Raz, The authority of law, Clarendon Press, Oxford, 1979, p. 210-229.

[18] L. Fuller, The morality of law, 4th ed., Yale UP, New Haven, 1969 p. 33-38 (à propos de la parabole du roi Rex).

[19] Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de venise), « Liste des critères de l’État de droit », CDL-AD(2016)007

[20] Voir E. Carpano précité.

[21] M. Miaille, Le retour à l’État de droit. Le débat en France, in D. Colas (dir.), L’État de droit, PUF, Paris, 1987, p. 216.

[22] E. Diaz, Teoría general del Estado de derecho, Revista de estudios politicos, 1963, p. 21 ; T.R.S. Allan, Legislative supremacy and the rule of law : democracy and constitutionalism, CLJ 1985. 117.

[23] J. Chevallier, L’État de droit, RD publ. 1988. 363 et 365.

[24] V. en ce sens par exemple la Cour constitutionnelle tchèque : « L’État de droit ne peut rester neutre sur le plan des valeurs démocratiques après la chute du régime totalitaire. Il n’est pas basé exclusivement sur une conception formelle, mais sur une conception matérielle » (Cour const. Tchèque, décision PI.US 19/93 du 21 déc. 1993, EEC Reporter, 1997, vol. 4, no 2, p. 149).

[25] Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit, COM(2014) 158 final, p. 5.

[26] CEDH, 31 juin 2001, Refah Partisi – Parti de la Prospérité c/ Turquie, req. 41340/98, RTDH, 2002. 983, obs. S. Sottiaux et D. de Prins.

[27] Par ex. CJUE, 6 oct. 2015, Schrems, aff. C‑362/14, EU:C:2015:650, préc.

[28] A and others v Secretary of State for the Home Department [2004] UKHL 56 (Belmarsh case).

[29] CJCE, 3 sept. 2008, Kadi e.a., aff. C-402/045 P et 415/05P ; Cour EDH, Gr. Ch., 19 janv. 2009, Abou Qatada et autres c. Royaume-Unireq. n° 3455/05.

[30] Michael A. Wilkinson, Authoritarian Liberalism in Europe: A Common Critique of Neoliberalism and Ordoliberalism, Critical Sociology,  (2019) 10.

[31] Y. Munk, Le peuple contre la démocratie, (trad.), L’observatoire, 2018, 528p.

[32] Ph. Vion-Duri, La nouvelle servitude volontaire, FYP EDITIONS, 2016.

[33] D. Helbing et alii, « Will Democracy Survive Big Data and Artificial Intelligence?, in D. Helbing (ed.), Towards Digital Enlightenment. Essays on the Dark and Light Sides of the Digital Revolution, Springer ed., 2019, p. 78-98.

[34] L. Pech and K.L. Scheppele, « Illiberalism Within: Rule of Law Backsliding in the EU » (2017) 19 Cambridge Yearbook of European Legal Studies 3.

[35] K. Rupnink, « Démocrature en Europe du Centre-Est : trente ans après 1989 », Pouvoirs, 2019/2, n°169, pp. 73-84.

[36] D. Kochenov, « Rule of law crisis in the new member states of the EU : the pitfalls of overmphasising enforcement », Reconnect working papers (Leuven), n°1, 2018, 28p.

[37] Statement from the President of the European Commission and the Secretary General of the Council of Europe on the vote by the Hungarian Parliament of the Fourth amendment to the Hungarian Fundamental Law, 11 mars 2013.

[38] Dans une résolution de mai 2017, il « estime que la situation actuelle en Hongrie représente un risque clair de violation grave de valeurs visées à l’article 2 du traité UE et qu’elle justifie le lancement de la procédure prévue à l’article 7, paragraphe 1, du traité UE ».

[39] Voir par exemple, Avis sur trois questions juridiques découlant du processus de rédaction de la nouvelle Constitution hongroise CDL-AD(2011)001 ; Avis concernant les lois cardinales (organiques) sur le pouvoir judiciaire CDL-AD(2012)020.

[40] « Ex-president urges successor to veto constitutional changes », MTI, Budapest, 11 mars 2013.

[41] Commission de Venise avis du 11 mars 2016 concernant les amendements du 22 décembre 2015 à la loi sur la Cour constitutionnelle en Pologne.

[42]Le Comité aux droits de l’homme des NU a également fait part de ses préoccupations s’agissant de la réforme de la Cour constitutionnelle hongroise : Comité des droits de l’homme, observations finales concernant le sixième rapport de la Hongrie, CCPR/C/HUN/CO/6, 9 mai 2018.

[43] La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Hongrie au motif que cette décision CourEDH, GC, 23 juin 2016, Baka / Hongrie, Req. n°20261/12.

[44] Commission de Venise, avis du 18 mars 2019 sur la loi relative aux juridictions administratives et loi relative a l’entrée en vigueur de la loi sur les juridictions administratives et certaines règles transitoires, CDL-AD(2019)004

[45] T.T. Koncewicz, « Of Institutions, Democracy, Constitutional Self-Defence » (2016) 53 Common Market Law Review 1753.

[46] Abaissement de l’âge de la retraite des juges de 70 à 65 ans ce qui permet le renouvellement de 27 des 72 membres de la Cour suprême dont la présidente.

[47] Les membres du CNM seraient élus à la majorité simple par la Diète et non plus choisis par les juges.

[48] Compétence pour le ministre de la justice de nommer et démettre de leurs fonctions les présidents des tribunaux ordinaires.

[49] CJUE, 24 juin 2019, Commission c/ Pologne, aff. C-619/18.

[50]Concl AG Tanchev du 27 juin 2019 sous Krajowa Rada Sądownictwa e.a, aff. C-585/18, C-624/18 et C-625/18.

[51] Avis sur les amendements au code pénal et au code de procédure pénale, adopté par la Commission de Venise, 19-20 octobre 2018, CDL-AD (2018) 021 ; Avis sur les projets d’amendements de la loi n°303/2004 sur le statut des juges et des procureurs, la loi n_304/2044 sur l’organisation judiciaire et la loi n°317/2004 sur le Conseil supérieur de la magistrature, Commission de Venise, 19-20 octobre 2018, CDL-AD (2018) 017.

[52] Résolution du Parlement européen du 13 novembre 2018 sur l’Etat de droit en Roumanie, 2018/2844 (RSP).

[53] European Parliament resolution on the situation of the rule of law and the fight against corruption in the EU, specifically in Malta and Slovakia (2018/2965(RSP)).

[54] Mireille Delmas-Marty. Libertés et Sûreté les Mutations de L’État de Droit. Revue de Synthèse, Springer Verlag/Lavoisier, 2009, 130 (3), pp.465-491.

[55] Olivier Beaud & Cécile Guérin-Bargues, L’Etat d’urgence : une étude constitutionnelle historique et critique, 2018, 204 p

[56] Marie-Laure Basilien-Gainche, Etats de droit & états d’exception. Une conception de l’Etat, Paris, PUF, 2013, 315 p

[57] (JORF n°0255 du 31 octobre 2017)

[58] Entretien avec Mireille Delmas Marty : Loi antiterroriste : « Nous sommes passés de l’Etat de droit à l’Etat de surveillance », Le Monde, 11 octobre 2017

[60] M. Troper, « L’État d’exception n’a rien d’exceptionnel », dans THÉODOROU (Spyros), dir., L’État d’exception dans tous ses états, Marseille, Éditions Parenthèses, 2007, p. 163-176).

[61] M-L Basilien Gainche, « les droits des migrants en Europe : la normalisation de l’exception », in E. Carpano et G. Marti (dir.), L’exception en droit de l’Union européenne, coll. Droits européens, Presses universitaires de Rennes, 2019, pp. 249-264.

[62] A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015, 512 p.

[63] D. Cardon, « Le pouvoir des algorithmes », in Pouvoir « Datacratie », 2018/1, n°164, p.63-73.

[64] Hermann Heller, « Autoritärer Liberalismus », Die Neue Rundschau, vol. 44, 1933, pp. 289-298.

[65] V. Valentin, « Sur les fondements du libéralisme », Revue française d’histoire des idées politiques, 2003/1, n°17, pp. 49-71.

[66] A. Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010, 184 p.

[67] B.Dima, F. Barna & M-L Nachescu (2018) « Does rule of law support the capital market? »,Economic Research-Ekonomska Istraživanja, 31:1, 461-479.

[68] CJUE, 24 juin 2019, Commission c/ Pologne, aff. C‑619/18.

[69] M. Wilkinson, « Authoritarian liberalism in Europe: a common critique of neoliberalism and ordoliberalism », Critical Sociology, 2019, 10.

[70] CJUE, 24 juin 2019, Commission c/ Pologne, aff. C‑619/18.

Le vivre-ensemble : exigence supérieure ou droit subjectif ?

$
0
0

 

L’article suivant s’interroge sur la manière dont le vivre-ensemble a été défini par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt SAS c. France – définition reprise par la suite dans l’arrêt Belcacemi et Oussar c. Belgique. Cette notion, introduite dans le droit français par la loi de 2010 portant interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, semble pouvoir être appréhendée comme une composante de l’ordre public immatériel. Cependant, ce n’est pas cette interprétation que la Cour de Strasbourg a retenue. Le vivre-ensemble a été défini par la juridiction supranationale comme étant un droit subjectif dont tout individu devrait pouvoir se prévaloir auprès des pouvoirs publics. Paradoxalement, dans le même temps, la Cour admet que l’État français bénéficie d’une marge d’appréciation significative pour déterminer les comportements qui nuisent à l’idée qu’il se fait du vivre-ensemble.

 

Par Valentin Gazagne-Jammes, Docteur en droit de l’Université Toulouse 1 Capitole

 

En 2010, à l’occasion de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public 1, le législateur français a fait référence au « vivre-ensemble » pour fonder l’interdiction qu’il était en passe d’adopter 2. Les travaux préparatoires ont alors permis à plusieurs Professeurs de droit de se prononcer sur les risques d’inconstitutionnalité, voire d’inconventionnalité, qu’encourait le texte en cas d’utilisation d’une notion au contenu aussi malléable 3. C’est pourquoi, le dispositif législatif a finalement été normalisé par un recours à l’ordre public matériel et extérieur. Le maintien de l’ordre public exige effectivement de pouvoir identifier tout individu se déplaçant dans l’espace public 4.

Ces développements sont désormais connus de la doctrine française, toutefois il est important de les rappeler car ils furent infirmés par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt S.A.S. c. France. À cette occasion, la Cour affirma qu’aucun des moyens mobilisés par le législateur français – et à plus forte raison l’ordre public – ne pouvaient tenir face à un contrôle de proportionnalité rigoureux. Au regard de la Cour de Strasbourg, seul un argument pouvait justifier cet interdit relativement liberticide : le vivre-ensemble. Les développements qui suivent se concentrent sur la définition paradoxale du vivre-ensemble qui se dégagea de cet arrêt 5.

De prime abord, tout concourt à penser que le vivre-ensemble peut être compté au nombre des composantes de l’ordre public immatériel, auquel une thèse récente donne la définition suivante : « Dans un sens restrictif, l’ordre public immatériel est la notion qui permet de restreindre les droits et libertés subjectifs individuels en dehors de tout trouble matériel en vue de la protection d’une exigence supérieure (valeurs objectives). Dans un sens plus large, l’ordre public immatériel est une notion de rééquilibrage de l’ordre juridique français par la prévalence et la protection d’un système axiologique composé de valeurs objectives qui ne peut être exclusivement réglementé par les règles régissant le système des droits et libertés individuels » 6. À ce titre, le vivre-ensemble peut être assimilé à une exigence supérieure imposant aux citoyens français un idéal civique : celui de ne pas agir en vue de dégrader la cohésion sociale. En cas d’apparition répétée d’un comportement nuisible pour le vivre-ensemble les pouvoirs publics compétents seraient toutefois aptes à prendre une mesure de police visant à rétablir l’équilibre au sein de l’ordre juridique.

Pour plusieurs raisons qui seront évoquées par la suite ce n’est pas le régime juridique qui a été retenu par la Cour européenne qui a décidé de faire du vivre-ensemble un droit subjectif : « La Cour conclut que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la “protection des droits et libertés d’autrui” » 7. Concomitamment, la Cour admet que l’État français doit jouir d’une marge d’appréciation pour déterminer quels sont les comportements qui nuisent à l’idée qu’il se fait du vivre-ensemble. Par cet arrêt, la France se voit doter d’une marge de manœuvre significative pour affirmer certains choix de société, avec le risque que cela comporte pour les droits et libertés, étant entendu que le vivre-ensemble recèle de nombreuses potentialités – c’est d’ailleurs ce que les opinions dissidentes reprochent à l’utilisation de cette notion 8. Or, malgré la présence d’arguments contraires dans l’arrêt S.A.S., dont certains pouvaient apparaitre comme convaincants, la Cour retiendra par la suite, dans l’arrêt Belcacémi et Oussar c. Belgique, une solution similaire en tout point 9.

Toujours est-il que ces deux arrêts révèlent un paradoxe dans l’interprétation du vivre-ensemble que délivre la Cour européenne des droits de l’homme. D’un côté elle semble encline à subjectiviser ce qui fait office de valeur objective, c’est ce que s’attachera à démontrer cette étude ; de l’autre elle admet que la conception normative qu’un État se fait du vivre-ensemble relève d’un choix de société, ramenant ainsi cette notion au rang de valeur immanente à l’ordre social. Il convient de dépasser ce constat en tentant de comprendre pourquoi la Cour européenne a fait du vivre-ensemble – qui pouvait déjà être considéré comme un objet juridique non identifié – une notion hybride.

Pour ce faire, il conviendra de revenir sur la définition du vivre-ensemble retenue par la Cour afin de rappeler par quel cheminement intellectuel la juridiction supranationale est passée pour conférer à cette notion la valeur d’un droit subjectif (I). Ce qui permettra ensuite de rappeler qu’elle a donné, dans le même temps, une marge d’appréciation substantielle à l’État français pour qu’il détermine sa conception du vivre-ensemble (II). Enfin, il conviendra de démontrer, pourquoi il est possible de supposer que le vivre-ensemble est une composante de l’ordre public immatériel visant à protéger l’unité de la société et la capacité des individus à former un « pacte citoyen commun » (II). Ce qui conduira à trancher quant à la nature réelle ou supposée de cette notion.

 

I. Le vivre-ensemble, un élément de « la protection des droits et libertés d’autrui »

 

A priori, il est impossible de donner une définition arrêtée de ce que recouvre le vivre-ensemble, qui fait office de notion fonctionnelle dont le contenu n’est pas préétabli mais fixé au besoin par les pouvoirs publics, pour faire face à une situation de fait portant atteinte à la cohésion sociale. Dans l’arrêt S.A.S c. France la Cour européenne semble, dans un premier temps, admettre cette possibilité : « Dans cette perspective, l’État défendeur entend protéger une modalité d’interaction entre les individus, essentielle à ses yeux pour l’expression non seulement du pluralisme, mais aussi de la tolérance et de l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique » 10. La Cour continue en affirmant « qu’il entre assurément dans les fonctions de l’État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité » 11. Ainsi, le vivre-ensemble ne possède pas de régime juridique distinct mais il permet aux pouvoirs publics de protéger – au besoin – les modalités d’interaction entre les individus lorsqu’elles sont mises en danger par l’apparition d’une nuisance sociale.

De son côté, la France affirme avoir interdit la dissimulation du visage dans l’espace public afin d’assurer « le respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte » sans lequel le vivre-ensemble se dégrade – ce qui tend d’ailleurs à confirmer que le vivre-ensemble est un principe matriciel au fondement de l’ordre social. Toujours selon l’État défendeur, ce « socle minimal » serait composé de l’égalité entre les hommes et les femmes, de la dignité des personnes et des exigences minimales de la vie en société. On imagine cependant que cette composition a été pensée en fonction du cas d’espèce puisque l’interdiction litigieuse vise un vêtement cultuel qui dissimule l’entièreté du corps féminin afin d’en cacher la vue aux hommes. En apparence, il y a donc une logique à invoquer l’égalité entre les hommes et les femmes comme composante du socle minimal des valeurs démocratiques assurant le vivre-ensemble afin d’interdire le voile intégral 12. Mais il est évident que tous les actes nuisibles au vivre-ensemble ne portent pas atteinte au principe d’égalité, ni même au principe de dignité des personnes humaines. À titre de contre-exemple, on peut penser que le fait d’outrager publiquement les emblèmes nationaux 13 est contraire à l’idée de vivre-ensemble sans que cela ne touche le moins du monde à l’égalité entre hommes et femmes, ou à la dignité humaine. Ce qui tend à démontrer le degré de variabilité du contenu que l’on peut donner à cette notion protéiforme, renforçant ainsi l’idée de sa nature fonctionnelle. Une autre possibilité consiste à admettre que le respect des « exigences minimales et réciproques de la vie en société » est l’unique condition du vivre-ensemble, mais encore faudrait-il s’entendre sur leur contenu.

Au regard de ces éléments on est admis à penser que la Cour allait accepter que le vivre-ensemble constitue un but légitime à la limitation des droits et libertés prévus par la Convention, au nom de la protection de l’ordre public. Auquel cas, elle aurait admis que le vivre-ensemble permet de limiter les droits et libertés dans le but de protéger la société – en tant qu’entité collective – et non les individus qui la composent, puisque c’est la fonction généralement dévolue à l’ordre public. Mais au contraire, « la particularité qu’il faut relever avec cette décision, c’est que la Cour n’a pas intégré ce qu’elle a appelé le “vivre ensemble” dans le motif légitime d’exception “ordre public” mais dans celui “protection des droits et libertés d’autrui” » 14. Effectivement, la Cour va conclure que « la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage, est perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble » 15. Le vivre-ensemble est ainsi assimilé à un droit subjectif – dont l’individu peut se prévaloir selon des modalités qui ne sont pas précisées –, celui d’évoluer dans un espace de sociabilité permettant d’entrer en relation avec autrui.

Plusieurs explications peuvent être apportées pour justifier ce choix. Dans sa jurisprudence, la Cour européenne ne mobilise par la notion d’ordre public immatériel telle qu’elle existe dans le droit positif français. En apparence, il est évident que cette conception de l’ordre public est plutôt éloignée du logiciel de la Convention européenne, et de la Cour qui en est la gardienne, puisqu’elle conduit à protéger la société contre « le subjectivisme, produit par une pensée libérale qui voulait imposer le principe de la préséance des droits subjectifs de l’homme sur l’ordre objectif de la société auquel était déniée toute essence » 16. Cependant, cette assertion n’est que partiellement juste. À titre de contre-exemple, la Cour confère une marge d’appréciation aux États lorsqu’ils s’ingèrent dans les droits et libertés prévus par la Convention afin de raffermir une vision collectivement partagée de la morale sociale 17. Ce qui revient à privilégier une valeur objective, faisant l’objet d’un consensus sociétal, sur un droit subjectif. Ce fut le cas, notamment, concernant les usages religieux et les interdits qu’ils peuvent générer 18.  L’idée de protéger l’ordre objectif de la société n’est donc pas totalement étrangère à la Cour, qui l’avait déjà affirmée explicitement : « Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention » 19. Dans le cas d’espèce, la marge d’appréciation que la Cour va incidemment laisser à l’État français, afin qu’il détermine la nature des exigences qui concourent à l’établissement du vivre-ensemble, répond à la même logique. Paradoxalement, ce choix de la Cour laisse entendre que les conditions du vivre-ensemble relèvent d’un ordre immanent propre à la société française du XXIe siècle, alors qu’elle affirme en parallèle qu’il est un droit subjectif, attaché à l’individualité.

En outre, il convient de préciser que la Cour ne fait pas unilatéralement le choix de rattacher le vivre-ensemble « à la protection des droits et libertés d’autrui » puisqu’elle y est poussée par le gouvernement français. L’État défendeur avance, effectivement, que la limitation des articles 8 et 9 de la Convention, qui découle du dispositif litigieux, est justifiée par la protection des droits et libertés d’autrui 20. Le gouvernement aurait pu faire le choix d’invoquer l’ordre public à l’appui de son mémoire en défense mais il ne l’a pas fait. Ce qui s’explique assez simplement par le fait que l’article 8§2 de la Convention ne fait pas explicitement mention à l’ordre public. À la place de quoi il fait référence à des notions connexes, à savoir : « La défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales, (…) ou la protection de la morale ». Pour toutes ces raisons la Cour décide de s’en tenir à l’argumentaire qui lui est opposé, et qui ne fait donc pas mention de l’ordre public, pour concentrer son examen sur « la protection des droits et libertés d’autrui ». À cette occasion elle précise que les moyens mobilisés par la France – l’égalité, la dignité et les exigences de la vie en société – ne correspondent pas « explicitement aux buts légitimes énumérés au second paragraphe des articles 8 et 9 de la Convention. Parmi ceux-ci, les seuls susceptibles d’être pertinents en l’espèce, au regard de ces valeurs, sont “l’ordre public” et la “protection des droits et libertés d’autrui”. Le premier n’est cependant pas mentionné dans l’article 8§2 ». Certes, l’ordre public n’est pas invoqué mais la défense, ou la protection de l’ordre – immanquablement celui de la société – et la préservation de la morale sociale le sont.

Finalement, ce choix s’explique par le fait que la Cour souhaitait pouvoir opérer un contrôle strict sur la loi française. Pour cause, il se trouve que la notion d’ordre public « donne à l’État davantage de marge de manœuvre que la protection des droits et libertés d’autrui puisque la Cour européenne est stricte concernant la conciliation entre les droits individuels et plus souple lorsque l’État invoque un trouble à la sécurité publique » 21.

Le choix opéré par la Cour semble donc justifié par l’opportunité. Cependant on peut douter du résultat en demi-teinte qui en découle : si le vivre-ensemble permet de protéger l’interaction sociale alors il encourage chaque citoyen à ne pas adopter un comportement qui pourrait nuire à la vie en société. Auquel cas, il ne saurait être pensé comme un droit subjectif mais plutôt comme un devoir de civisme à l’égard de la collectivité. Il serait alors le fruit d’un consensus sociétal sur les exigences minimales qu’il est nécessaire de partager et de respecter pour pouvoir interagir avec autrui au sein d’une société donnée.

La Cour européenne reprendra en des termes identiques sa définition en demi-teinte du vivre-ensemble dans l’arrêt Belcacémi et Oussar c. Belgique : « Le souci de répondre aux exigences minimales de la vie en société peut être considéré comme élément de la “protection des droits et libertés d’autrui” et l’interdiction litigieuse peut être considérée comme justifiée dans son principe, dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du “vivre ensemble” » 22. Dans le même temps, la Cour laisse une marge d’appréciation substantielle à l’État belge pour qu’il limite un droit protégé par la Convention au nom de la conception qu’il se fait du vivre-ensemble et des exigences qui en sont le corollaire.

 

II. Le vivre-ensemble comme consensus sociétal

 

La Cour européenne appliqua au dispositif national le triple test de la proportionnalité afin de contrôler l’atteinte à la vie privée et à la liberté de conscience et de religion – respectivement protégées par les articles 8 et 9 de la Convention – qui en résultait. Ce test place la Cour en position de contrôler la nécessité de la mesure dans une société démocratique, la proportionnalité de l’ingérence et l’adéquation des moyens mis en œuvre avec l’objectif poursuivi par le législateur 23. Suite à ce contrôle, l’argument officiel retenu par les autorités publiques françaises pour légitimer la loi est écarté, au profit de l’argument officieux, qu’elles croyaient pourtant être inconventionnel. Pour être plus explicite, l’argument tiré de la protection de la sécurité publique est écarté au profit du vivre-ensemble. La Cour relève effectivement qu’il existe déjà un bon nombre de dispositifs dans le droit pénal français qui permettent de demander ponctuellement à une femme intégralement voilée de se découvrir. À ce stade, un seul angle mort subsiste, concernant les crèches et les écoles, mais il ne justifie pas à lui seul le dispositif. Lorsque le visage n’est pas visible, il est effectivement difficile pour les encadrants scolaires, qui ne possèdent pas l’autorité pour exiger le dévoilement, d’être certains que la femme intégralement voilée qui vient chercher l’enfant à la sortie de la crèche ou de l’école est bien sa mère. Hormis ce cas d’espèce, les aéroports ou les préfectures sont déjà dotés de dispositifs ponctuels permettant de faire face à cette situation de fait. Aussi, la nécessité d’une mesure d’interdiction générale et absolue ne se démontre pas au regard du contrôle de proportionnalité puisque des dispositifs moins contraignants pour les droits et libertés, permettant d’atteindre l’objectif poursuivi de manière équivalente, existent déjà dans le droit français 24.

C’est donc sur la base du vivre-ensemble que la loi va être déclarée conventionnelle. À ce titre, il est intéressant de constater que la Cour va focaliser d’elle-même son attention sur le vivre-ensemble, qui n’avait pas été invoqué explicitement par le gouvernement français, qui lui préférait l’expression « d’exigences minimales de la vie en société » : « La Cour estime en revanche que, dans certaines conditions, ce que le Gouvernement qualifie de “respect des exigences minimales de la vie en société” – le “vivre ensemble”, dans l’exposé des motifs du projet de loi (paragraphe 25 ci-dessus) – peut se rattacher au but légitime que constitue la “protection des droits et libertés d’autrui” » 25.

Pour mener à bien son raisonnement, la Cour va admettre que la protection du vivre-ensemble, par l’État français, est un but légitime permettant la restriction des droits et libertés prévus par la Convention : « La Cour prend en compte le fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale. Elle peut comprendre le point de vue selon lequel les personnes qui se trouvent dans les lieux ouverts à tous souhaitent que ne s’y développent pas des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie collective au sein de la société considérée » 26. Pour arriver à cette conclusion, et au regard du potentiel liberticide que recèle le vivre-ensemble, la Cour va tout de même opérer un contrôle de proportionnalité. Mais, en tout état de cause, il est évident que le contrôle qu’elle exerce est moins strict que ce que l’on était en droit d’attendre. Elle va d’abord estimer qu’il « entre assurément dans les fonctions de l’État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité ». Elle va ensuite déclarer le dispositif proportionné à l’objectif poursuivi, rappelant à cette occasion que seule la dissimulation du visage est interdite. Les femmes musulmanes pourront donc faire le choix de continuer à porter un voile cachant l’entièreté de leur corps, tant que leur visage reste visible. La Cour en tire la conclusion que l’interdiction ne vise pas uniquement un vêtement religieux – bien que le débat se porte avant tout sur cette question – mais toute forme de vêtement recouvrant le visage. C’est pourquoi elle estime plus largement que ce sont les conditions de la sociabilité, en tant qu’exigences de la civilité française, qui sont interrogées 27.

Finalement la Cour tire la conclusion suivante : « Il apparaît ainsi que la question de l’acception ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société ». En l’occurrence, face à une question de ce type, le rôle de la Convention est subsidiaire : « Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national ». C’est d’ailleurs sous cet angle que l’arrêt sera attaqué par la suite, dans l’opinion concordante du juge Spano, rendue sous l’arrêt Belcacemi et Oussar c. Belgique : « L’impératif du “vivre ensemble” trouve son fondement idéologique dans un certain type de consensus sociétal ou moralité majoritariste, qui dicte la manière dont les individus devraient se comporter dans l’espace public. Il n’y a là rien de moins qu’une assimilation imposée par le gouvernement des modes d’interaction et de comportement dans la société » 28.

Précisément, cette dernière assertion est discutable en raison même du régime juridique que la Cour attribue au vivre-ensemble. Comme il n’est pas une composante de l’ordre public mais un droit subjectif, il ne peut pas être une manière pour « le gouvernement » d’imposer à ses sujets une sociabilité d’État. Au contraire, il est censé être un droit dont l’individu peut se prévaloir auprès des autorités publiques de manière à ce qu’elles agissent en vue d’en assurer le respect. Mieux encore, le vivre-ensemble – s’il est un droit subjectif – est un droit attaché à la personne humaine, en raison de sa nature. Pourtant, cette affirmation semble contradictoire avec l’idée que défend par ailleurs la Cour selon laquelle les conditions du vivre-ensemble sont l’objet d’un consensus sociétal. Si la conception que l’État français se fait du vivre-ensemble constitue un choix de société, ce dernier ne peut pas être un droit attaché à l’individu en raison de sa nature. Sans quoi le vivre-ensemble s’imposerait aux autorités publiques françaises en vue de limiter leur action. Au contraire de quoi, il est utilisé pour encadrer un droit subjectif au nom de l’avis que se fait l’opinio societatis sur le minimum de civilité à partager pour pouvoir interagir avec autrui dans les espaces publics français. Comme le résume Constantin Languille – prête-nom ayant écrit sur le sujet : « En définitive, l’épisode du voile intégral pose la question de l’intervention de l’État pour garantir un niveau minimal de civilité dans la société » 29.

La lecture de l’arrêt rendu par la Cour européenne aboutit donc à tirer un constat en demi-teinte. D’un côté, la Cour élève le vivre-ensemble au rang de droit subjectif ; celui d’évoluer dans un environnement permettant l’interaction sociale. Mais elle semble embarrassée par cette solution. C’est pourquoi, dans le même temps, elle reconnait qu’il est aussi et inévitablement une valeur objective, inhérente à toute vie collective, qui relève d’un choix de société. Du moins, ce n’est pas le vivre-ensemble qui est le produit d’un consensus mais le contenu des exigences minimales et réciproques de la vie en société, qui en sont la condition sine qua none.

 

Malheureusement, les deux conceptions présentes dans l’arrêt semblent difficilement conciliables voire concurrentes.

 

III. Le vivre-ensemble appréhendé comme exigence supérieure garantissant la cohésion sociale

 

            L’une des définitions les plus abouties du vivre-ensemble revient sans doute à la Cour constitutionnelle belge, reprenant certains motifs contenus dans les travaux préparatoires de la loi soumise à son contrôle. Jugeons plutôt sur pièce : « Dans une société où nous postulons comme préalable indispensable au mieux vivre ensemble, une rencontre entre tous et l’élaboration d’un pacte citoyen commun, permettant de représenter la société dans sa composition nouvelle, (…) il est essentiel que l’on puisse continuer dans la construction d’une société démocratique par le dialogue et la rencontre » 30. Cette définition peut être complétée par la déclaration du philosophe Abdenour Bidar devant la mission d’information française : « Notre vision de l’espace public est en effet celle d’un espace partagé, et donc partageable. Il en résulte que ses occupants remplissent, les uns vis-à-vis des autres, un certain nombre de devoirs, et ne peuvent se cantonner dans une logique d’affirmation de leurs droits et libertés individuels. C’est une condition du “vivre-ensemble” » 31. Auquel cas, le vivre-ensemble ne peut pas répondre à la logique des droits subjectifs que l’individu doit pouvoir opposer à la collectivité pour en exiger le respect. Au contraire, cette notion permet que les droits et libertés individuels soient limités par un certain nombre d’exigences minimales et réciproques inhérentes à la vie en société. C’est pourquoi, le vivre-ensemble ne peut pas s’inscrire dans un mouvement de subjectivisation des droits, qui fait de l’individu, et de sa quête du bonheur, la fin indépassable de l’action collective 32. Le vivre-ensemble suppose plutôt un effacement de l’individu derrière un idéal de fraternité et de civilité, rappelant ainsi l’exposé des motifs de la loi de 2010 : « La dissimulation du visage dans l’espace public, contraire à l’idéal de fraternité, ne satisfait pas l’exigence minimale de civilité qui est nécessaire à la relation sociale (…) de ce fait elle poste problème parce qu’elle est tout simplement contraire aux exigences fondamentales du “vivre-ensemble” dans la société française » 33. Finalement, si la Cour constitutionnelle et le législateur belges voient dans cette notion un pont jeté entre la vie civile et politique – puisque le vivre-ensemble permet aux membres de la société de « constituer un pacte citoyen commun » – c’est aussi parce que « cet élan civique permet de contrer les apories d’une société mécaniste et atomistique » 34.

C’est pourquoi, on préfère penser que le vivre-ensemble est une exigence supérieure, propre à toute collectivité humaine ; autrement dit, une norme organisatrice de la vie en société qui permet de substantialiser certaines exigences de civilité qui sont inhérentes à la vie ensemble. Aussi, lorsque les pouvoirs publics adoptent un interdit au nom du vivre-ensemble, ils ne concilient pas entre eux deux droits subjectifs au profit de l’un et au détriment de l’autre ; ils concilient un droit subjectif, dont la portée sera limitée, avec une règle de vie en société, communément admise, qui n’avait pas fait l’objet, jusque-là, d’une juridicisation. L’interdiction d’évoluer le visage caché dans les espaces publics en est finalement l’exemple paradigmatique. Ce dispositif repose sur une règle de vie en société, qui fait l’objet d’un consensus en France et dans d’autres pays européens, qui n’était plus respectée en raison de l’apparition d’une pratique de fait, obligeant le législateur à sortir de sa réserve pour adopter un interdit.

Pour toutes ces raisons, le vivre-ensemble peut être pensé comme une composante de l’ordre public immatériel. Auquel cas, il serait une « exigence supérieure » reposant sur certaines règles de vie en société, que les pouvoirs publics français pourraient mobiliser afin de limiter les droits et libertés en cas d’apparition d’une nuisance sociale ne troublant pas l’ordre public matériel et extérieur. À ce titre, il est possible de penser le vivre-ensemble comme un élément de « rééquilibrage de l’ordre juridique français par la prévalence et la protection d’un système axiologique » 35 permettant de faire face à une conception dévoyée – car trop individualiste – de la liberté. Mais, c’était sans compter l’effort de définition de la Cour européenne des droits de l’homme qui « va en l’encontre même de l’ordre public immatériel qui a justement pour effet, en objectivant les libertés, de faire sortir les rapports juridiques de la logique exclusive des droits et libertés subjectifs individuels » 36. Toutefois, l’interprétation du vivre-ensemble que dégage la Cour n’est pas à ce point univoque : tantôt droit subjectif attaché à l’individu, tantôt valeur objective faisant l’objet d’un consensus sociétal, cette notion semble être un entre-deux.

Finalement, cette hybridation trouve aussi à s’expliquer par la nature même du vivre-ensemble : la principale fonction de la vie sociale, telle qu’elle est pensée par l’individualisme juridique européen, est la préservation du sujet et des droits qui lui sont attachés 37. Si l’on porte atteinte à la vie sociale, on porte donc indirectement atteinte à la protection des droits individuels que la société politique est chargée d’assurer. D’où la nécessité de réaffirmer un « pacte citoyen » – ersatz de contrat social – qui permet de refonder une conception politique, et donc commune, de la vie en société – faisant ainsi écho à l’idée qu’Hannah Arendt se faisait de la politique, qui permet « l’existence commune et mutuelle d’être différents » 38. In fine, la préservation du vivre-ensemble favorise autant la protection des droits de l’individu que la cohésion sociale ; les premiers n’allant pas sans la seconde. Autrement dit, si la vie ensemble devient impossible, alors les gages dont elle fait bénéficier la protection des droits et libertés auront tendances à s’étioler. Cet état de fait doit permettre aux individus qui composent le corps social de prendre conscience du devoir civique qu’ils nourrissent à l’égard de la collectivité. C’est d’ailleurs pour cela que la loi française prévoit en dernier recours la possibilité pour le juge saisi de prononcer un stage de citoyenneté à l’égard des femmes intégralement voilées. Le but affiché de cette peine complémentaire 39 est de permettre le réapprentissage des règles minimales et réciproques qui sont au fondement de la vie ensemble, afin de refonder le « pacte citoyen commun ».

Notes:

  1. Loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
  2. Rapport d’information au nom de la mission d’information sur la pratique du voile intégral sur le territoire national, GERIN (A.), RAOULT (É), n°2262, 26 janvier 2010.
  3. Ibid. D. DE BÉCHILLON (pp. 410-422) ; A. LEVADE (pp. 518-529) ; B. MATHIEU (pp. 546-554) ; G. CARCASSONNE (pp. 554-560).
  4. SZTULMAN (M.), La biométrie saisie par le droit public. Étude sur l’identification et la localisation des personnes physiques, L.G.D.J., Bibliothèque de droit public, Tome 305, 2017, pp. 349-353.
  5. Voir notamment : DIEU (F.), « Le droit de dévisager et l’obligation d’être dévisageable, pour “vivre-ensemble” », in JCP A, Février 2015, n°7, pp. 41-44 ; MARGUÈNAUD (J.-P.), USUNIER (L.), « La promotion européenne du “vivre-ensemble” comme instrument de lutte contre la discrimination du visage dans l’espace public », in RTD Civ, Octobre 2017, n°4, pp. 823-825 ; MARGUÈNAUD (J.-P.), « Le “vivre-ensemble” et l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public ou le bricolage d’un nouveau concept européen aux fins de sauvegarde d’une incrimination mal venue », in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, Juillet 2014, n°3, pp. 626-632.
  6. PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), « L’ordre public immatériel en droit public français », RDLF, Thèse n°1, 2018 :  http://www.revuedlf.com/theses/lordre-public-immateriel-en-droit-public-francais/
  7. Cour européenne des droits de l’homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11.
  8. Ibid. pp. 63-69.
  9. Le vivre-ensemble est aussi utilisé dans l’arrêt suivant : Cour européenne des droits de l’Homme, Juillet 2017, Dakir c. Belgique, req. 4619/12.
  10. Cour européenne des droits de l’homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11, p. 59.
  11. Ibid.
  12. Précisions néanmoins que cette utilisation du principe d’égalité avait été déconseillée par certains juristes auditionnés par la mission d’information. Voir en ce sens les interventions des Professeurs D. De Béchillon, G. Carcassonne, A. Levade, et B. Matthieu devant la mission d’information.
  13. Voir en ce sens les articles 433-5-1 et R645-15 du code pénal.
  14. PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), L’ordre public immatériel en droit public français, op. cit., p. 317.
  15. Cour européenne des droits de l’homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11, p. 51.
  16. VIALA (A.), Philosophie du droit, Paris, Ellipses, Cours magistral, 2010, p. 84.
  17. Voir en ce sens : Cour européenne des droits de l’homme, 7 décembre 1976, Affaire Handyside c. Royaume-Uni, req. n°5493/72, (§48).
  18. Voir notamment : Cour européenne des droits de l’homme, 10 novembre 2005, Leyla Sahin c. Turquie, req. n°44774/98.
  19. Cette solution est tirée de l’arrêt suivant : Cour européenne des droits de l’homme, Bayatyan c. Arménie, req. n°23459/03, p. 34, (§122).
  20. Cour européenne des droits de l’homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11, p. 49, (§116, 117).
  21. PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), L’ordre public immatériel en droit public français, op. cit., p. 317.
  22. Cour européenne des droits de l’homme, 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c. Belgique, req. n° 37798/13, p. 15, (§49).
  23. Pour une approche exhaustive du contrôle de proportionnalité réalisé par la Cour européenne des droits de l’homme, voir : MUZNY (P.), La technique de la proportionnalité et le juge de la Convention européenne des droits de l’homme. Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2005, 734 p.
  24. Cour européenne des Droits de l’Homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11, p. 56, (§137 et 138).
  25. Ibid. p. 50, (§121).
  26. Ibid. p. 50, (§122).
  27. Ibid. pp. 58-59, (§151).
  28. Cour européenne des droits de l’homme, 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c. Belgique, req. n° 37798/13, p. 23, (§6 et 7).
  29. LANGUILLE (C.), La possibilité du cosmopolitisme. Burqa, droits de l’homme et vivre-ensemble, Paris, Gallimard, Le débat, 2015, p. 13.
  30. Cour Constitutionnelle Belge, arrêt 145/2012 du 6 décembre 2012, pp. 26-27.
  31. BIDAR (A.), Assemblée nationale, rapport d’information au nom de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire National, Président M. GERIN (A.), Rapporteur M. RAOULT (E.), n°2262, 26 Janvier 2010, audition du 8 juillet 2009, p. 286.
  32. GAUCHET (M.), La démocratie contre elle-même, Gallimard, Collection tel, 2002, p. 327.
  33. Projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, étude d’impact, mai 2010.
  34. GAZAGNE-JAMMES (V.), Les actes nuisibles à la vie en société. Étude sur les incivilités à partir de l’article 5 de la Déclaration de 1789, Thèse soutenue à Toulouse le 21 novembre 2018, p. 284.
  35. PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), « L’ordre public immatériel en droit public français », RDLF, Thèse n°1, 2018. Précisons toutefois que l’auteure de ces lignes ne partage pas cette position dans les développements qu’elle consacre au vivre-ensemble dans sa thèse.
  36. PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), L’ordre public immatériel en droit public français, op. cit., p. 319.
  37. Voir en ce sens : JAUME (L.), Les Déclarations des droits de l’homme. Du débat 1789-1793 au préambule de 1946, op. cit., 1989, p. 107.
  38. Voir notamment : ARENDT (H.), Qu’est-ce que la politique, Paris, Éditions du Seuil, Essais, 2014, p. 168.
  39. Loi n°2004-204 du 9 mars 2004 « portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité », art. 131-1-5 du code pénal.

La protection évolutive de l’État de droit par la Cour de Justice de l’Union européenne

$
0
0

Lauren BLATIERE, Maître de conférences à la Faculté de droit de Nantes

 

I. Une protection traditionnellement mesurée

A. La prudence certaine de la Cour de justice 

B. Une prudence justifiée

II. Une protection stratégiquement réorientée au profit de l’Union de droit

A. Les rares invocations de l’« État de droit » à l’égard de l’Union européenne

  1. Une référence isolée
  2.  Une référence récemment réactivée

B. Des invocations révélant l’utilisation de l’État de droit au profit de l’Union de droit

III. Une protection conjoncturellement renforcée

A. Un renforcement initialement indirect

  1. Un renforcement s’expliquant par la détérioration du contexte
  2. Un renforcement à portée pédagogique

B. Un renforcement audacieusement confirmé

  1. Une confirmation opérée dans un contexte sensible
  2. Un renforcement à nuancer

 

La protection de l’État de droit par la Cour de justice de l’Union européenne est, a priori, incontestable. Une simple recherche terminologique sur le site Curia ne révèle-t-elle pas une référence expresse à l’« État de droit » dans plus de 160 arrêts, ordonnances et avis de la Cour de justice[1] ?

L’État de droit est également une source d’inspiration pour la Cour. Ce fut manifestement le cas lorsqu’elle a affirmé, dans le célèbre arrêt Les Verts / Parlement, que « la Communauté économique européenne est une communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité »[2]. Le contenu de cette Communauté de droit, bien plus que la formulation retenue, ne peut qu’évoquer l’État de droit. Certes, le continu précis de l’État de droit ne fait pas l’objet d’un consensus dans la doctrine[3] et peut varier d’un État membre à un autre[4]. Toutefois, en dépit de quelques variations, les mêmes traits caractéristiques se retrouvent aujourd’hui dans les différentes études consacrées à l’État de droit. Sous réserve de menues variances, l’État de droit repose sur « la combinaison entre deux acceptions, formelle et matérielle »[5]. D’un point de vue formel, un État de droit est un État qui agit au moyen du droit et se soumet à ce dernier. Ce premier volet de l’État de droit suppose l’existence d’une hiérarchie normative, qui permet de conditionner la validité de chaque norme au respect de la norme qui lui est supérieure, ainsi qu’une protection juridictionnelle effective, permettant à des juridictions indépendantes et impartiales de s’assurer de la validité de chaque norme adoptée par l’État. D’un point de vue matériel, l’État de droit ne doit pas se soumettre à n’importe quel droit, mais à un droit protecteur des fondamentaux. À défaut, l’État de droit serait compatible avec des régimes totalitaires ou dictatoriaux, ce que la Seconde Guerre mondiale n’a plus rendu acceptable[6]. L’émergence de cette acception matérielle a rapproché l’État de droit[7] de la Rule of Law anglo-saxonne qui était, depuis son origine, pensée comme une soumission à un droit protecteur des droits et des libertés individuelles[8]. Or, lorsque la Cour de justice se réfère à la Communauté de droit ou, depuis l’arrêt E et F de 2010[9], à l’« Union de droit », elle renvoie bien à ces deux acceptions, tantôt pour défendre le droit à une protection juridictionnelle effective à l’égard des actes relevant du droit de l’Union (acception formelle), tantôt, depuis les années 2000, pour soumettre ces actes au respect des droits fondamentaux (acception matérielle)[10]. Ainsi, si l’État de droit et la rule of law ont connu une évolution de nature à les rapprocher considérablement, jusqu’à créer un modèle « syncrétique »[11], l’Union de droit semble s’être parée des caractéristiques principales de ce modèle[12].

Partant, la Cour de justice n’ignore pas l’État de droit. Bien davantage, dans un contexte marqué par l’augmentation des menaces pesant sur l’État de droit dans un nombre croissant d’États membres et l’impossibilité rencontrée par l’Union européenne d’apporter une réponse politique à ces menaces[13], la Cour apparaît comme la seule institution de l’Union en mesure de soumettre les États membres au respect des exigences inhérentes à l’État de droit. C’est alors qu’il devient essentiel de déterminer si la jurisprudence de la Cour de justice est à la hauteur de la tâche qui lui incombe aujourd’hui.

La définition de l’État de droit, avec son double volet formel et matériel, semble appeler une étude de pans entiers de la jurisprudence de la Cour de justice. Dès lors que l’État de droit est un État se soumettant au droit, dans le respect des droits fondamentaux et sous contrôle juridictionnel effectif, la moindre violation du droit, d’un droit fondamental ou du droit à une protection juridictionnelle effective[14] par un État membre est, en soi, une atteinte à l’État de droit. En ce sens, tous les arrêts de la Cour de justice portant sur ces questions concernent déjà, implicitement, la protection de l’État de droit[15]. Cette approche très large a cependant été exclue dans le présent article, au profit d’une approche plus restrictive portant sur l’étude des seuls arrêts où la Cour fonde expressément son raisonnement sur l’État de droit. Ces seuls arrêts contiennent la preuve d’une adaptation de la protection de l’État de droit par la Cour de justice à l’intensité des menaces qui pèsent sur lui.

Tout d’abord, la Cour de justice a commencé à protéger expressément l’État de droit au début des années 2000, lorsque les premières craintes relatives à de potentielles violations de l’État de droit par des États membres ou des futurs États membres ont émergé. Néanmoins, cette protection était marginale et laconique, et elle l’est demeurée pendant près de deux décennies (I). Au cours de la même période, la Cour a progressivement cessé de se fonder sur l’État de droit uniquement pour le protéger, comme s’il était exclusivement une fin en soi. L’État de droit, qui demeurait un concept jouissant d’une forte autorité, a, à partir du milieu des années 2000, été invoqué à plusieurs reprises par la Cour de justice pour justifier des avancées au sein de l’Union de droit. L’État de droit n’était donc pas davantage protégé, mais il était utilisé au profit de l’Union de droit (II). Enfin, au début de l’année 2018, la Cour a pris acte des remises en cause répétées et sans précédent de l’État de droit dans plusieurs États membres, ainsi que de l’impossibilité pour l’Union européenne d’apporter une réponse politique à cette crise. Depuis lors, elle ne se contente plus d’évoquer l’État de droit, elle s’y réfère volontairement, sans y avoir été invitée par les parties ou les avocats généraux, et adopte une argumentation aussi pédagogique que ferme. L’État de droit fait donc aujourd’hui l’objet d’une protection accrue de la part de la Cour de justice. Si cette protection ne peut prétendre répondre à toutes les menaces pesant sur l’État de droit, elle n’en demeure pas moins incontestable (III).

 

I. Une protection traditionnellement mesurée

 

Alors qu’au cours des années 2000 le contexte politique au sein des États membres s’est traduit par la multiplication des menaces pesant sur l’État de droit, la Cour de justice a commencé à se référer à ce dernier prudemment, de façon ponctuelle et laconique (A). Cette prudence est justifiée, la Cour de justice prenant acte de la volonté des États membres d’apporter une réponse politique, et non juridictionnelle, aux menaces pesant sur l’État de droit (B).

 

A. La prudence certaine de la Cour de justice

 

Si l’« État de droit » est mentionné dans près de 150 affaires[16], l’immense majorité doit être écartée, soit que ces occurrences ne renvoient pas à l’État de droit, mais à l’état du droit au moment où la Cour de justice se prononce[17], soit qu’elles renvoient à une simple retranscription de l’argumentation d’une partie[18] ou d’un acte applicable en l’espèce[19]. Ainsi, alors que l’État de droit est invoqué par les parties depuis les années 1960[20], la Cour de justice ne l’a intégré à ses motifs qu’en février 1999.

Cette date ne semble pas fortuite, en ce qu’elle se trouve au croisement de trois évolutions importantes. Tout d’abord, elle est postérieure à la décision de l’Union européenne d’entamer des négociations d’adhésion avec les États d’Europe de l’Est[21], alors que l’existence d’un État de droit au sein de ces États était largement discutée[22]. Non sans lien, elle est également postérieure à l’élaboration du traité d’Amsterdam consacrant pour la première fois un mécanisme de défense de l’État de droit dans le droit primaire[23]. Enfin, elle précède de peu l’émergence de menaces pesant sur l’État de droit au sein des États membres. En effet, en 2000, les élections parlementaires tenues quelques mois auparavant en Autriche ont conduit à l’émergence d’un gouvernement de coalition entre un parti conservateur et un parti d’extrême droite confrontant l’Autriche à « des réminiscences de son passé pro-nazi »[24]. Ce nouveau gouvernement a mécaniquement donné lieu à de vives inquiétudes quant à d’éventuelles dérives antidémocratiques et des atteintes à l’État de droit.

C’est dans une affaire ayant émergé dans cet État que la Cour de justice s’est pour la première fois référée à l’État de droit en février 1999, dans l’arrêt Köllensperger et Atzwanger[25]. Dans cet arrêt, la Cour était amenée à s’interroger sur la notion de juridiction à l’égard d’un office autrichien, le « Tiroler Landesvergabeamt » (Office des adjudications du Land du Tyrol). À cette fin, elle a examiné la législation autrichienne et est arrivée à la conclusion que cette dernière garantissait l’indépendance des membres du Tiroler Landesvergabeamt. Elle a ensuite précisé, bien sommairement, qu’il ne lui appartenait « pas […] de supposer qu’une telle [législation] serait appliquée de manière contraire à la Constitution autrichienne et aux principes d’un état de droit »[26].

Quelques années plus tard, la référence à l’État de droit demeurait tout aussi mesurée. Par exemple, en 2004, à l’occasion d’un recours en manquement introduit à l’encontre du Portugal, la Cour a simplement affirmé qu’« il ne saurait être présumé, dans un État de droit, qu’une obligation légale ne sera pas respectée »[27]. Cette réserve a perduré, notamment en 2008 dans l’arrêt Unión General de Trabajadores de la Rioja relatif aux aides d’État. La Cour devait y préciser s’il convenait de tenir compte de l’existence d’un contrôle juridictionnel sur les actes pris par une autorité intraétatique afin de déterminer si cette autorité jouissait d’un statut et de pouvoirs justifiant que la sélectivité d’une mesure fiscale ne soit appréciée que sur son territoire, et non sur l’ensemble du territoire national. Afin de répondre négativement à cette question, la Cour de justice a sommairement souligné que, « ainsi que l’a fait valoir le gouvernement espagnol lors de l’audience, l’existence d’un contrôle juridictionnel est inhérente à l’existence d’un État de droit »[28].

Par la suite, les menaces ou les atteintes à l’État de droit se sont multipliées, sans que l’argumentation de la Cour de justice n’évolue. Par exemple, la France a été l’objet de critiques et d’inquiétudes à la suite d’une circulaire datée du 5 août 2010 invitant les préfets à procéder à l’évacuation des campements illégaux, en visant « en priorité ceux des Roms ». Un tel texte était de nature à constituer un traitement discriminatoire d’une minorité ethnique et, partant, une violation du respect des droits fondamentaux et, in fine, de l’État de droit. Si la circulaire a été rapidement modifiée, le traitement des Roms a de nouveau été mis sur le devant de la scène en 2012. En Roumanie, une coalition de gauche ayant obtenu la majorité des sièges aux élections législatives a adopté, en 2010, une ordonnance d’urgence limitant les pouvoirs de la Cour constitutionnelle et a tenté de destituer le Président de façon hautement contestée. En Hongrie, le Premier ministre Viktor ORBAN, en poste depuis 2010[29], menait – et continue de mener – une politique tout aussi problématique que dangereuse, en ce qu’elle menace, « notamment­ [,] la liberté d’expression, la liberté académique, les droits fondamentaux des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés, la liberté de réunion et d’association, les activités des organisations de la société civile, (…), les droits des personnes appartenant aux minorités(…), les droits sociaux, le fonctionnement du système constitutionnel, l’indépendance du pouvoir judiciaire et d’autres institutions, sans oublier les nombreuses allégations inquiétantes de corruption et de conflits d’intérêts »[30]. Enfin, la Pologne inquiète depuis les élections présidentielles et législatives de 2015 ayant conduit à l’arrivée au pouvoir du parti conservateur Droit et justice. Elle a, depuis cette date, adopté une série de lois de nature à porter atteinte à l’indépendance et à l’effectivité du contrôle juridictionnel et constitutionnel[31].

Dans ce contexte caractérisé par des situations inquiétantes dans un nombre croissant d’États membres, la Cour de justice a maintenu son argumentation sommaire au sein de laquelle l’État de droit n’est évoqué que rapidement. Par exemple, en 2011, dans une affaire liée à la diffusion dans la presse de photographies de Natasha Kampush prises avant son enlèvement et sans que la photographe ne soit mentionnée, la Cour a simplement affirmé que, « eu égard à la vocation de la presse, dans une société démocratique et un État de droit, d’informer, sans restrictions autres que celles strictement nécessaires, le public, il ne saurait être exclu qu’un éditeur de presse puisse contribuer ponctuellement à l’accomplissement d’un objectif de sécurité publique en publiant une photographie d’une personne recherchée »[32] . La Cour a également maintenu une telle réserve lorsque l’acception formelle de l’État de droit était en cause, comme le démontre, par exemple, l’affaire Schrems tranchée en 2015[33]. Cette affaire a conduit la grande chambre de la Cour de justice à interpréter une directive de l’Union relative au traitement des données à caractère personnel[34] et à apprécier la validité d’une décision de la Commission européenne qui, constatant qu’un pays tiers assurait un niveau de protection adéquat de ces données personnelles, autorisait le transfert de telles données des États membres vers ce pays tiers et excluait le contrôle d’une autorité nationale lors dudit transfert[35]. En ce que cette affaire questionnait la conformité d’un acte de l’Union européenne aux droits fondamentaux, elle concernait l’Union de droit[36]. En ce qu’elle portait sur la possibilité d’introduire un recours devant les autorités nationales afin de s’assurer du respect de la vie privée et familiale et des données à caractère personnel[37], elle portait également sur l’État de droit. Or, au cours d’un raisonnement sanctionnant durement l’atteinte causée à la protection des données personnelles, la Cour a simplement affirmé que « l’existence même d’un contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer le respect des dispositions du droit de l’Union est inhérente à l’existence d’un État de droit »[38].

Ces exemples démontrent que l’argumentation de la Cour de justice est demeurée inchangée, restant ferme mais succincte, en dépit des menaces croissantes pesant sur l’État de droit. Cette réserve était alors fondée.

Retour vers le haut

 

B. Une prudence justifiée

 

Dès l’instant où il est apparu que le respect de l’État de droit par tous les États membres ou futurs États membres ne pouvait plus être considéré comme un postulat irréfutable, les États membres ont clairement accordé leurs faveurs à une réponse politique, bien plus qu’à une réponse juridictionnelle. À cet égard, lorsque les perspectives d’élargissement à l’Est semblaient comporter intrinsèquement des risques de violation de l’État de droit au sein de l’Union européenne[39], le respect de l’État de droit a été imposé aux États candidats de façon implicite, à travers le « critère politique » consacré dans les conclusions du Conseil européen de Copenhague des 21 et 22 juin 1993[40]. Le respect de l’État de droit a ensuite été imposé expressément, par l’article 49 du traité sur l’Union européenne (TUE). Depuis le traité d’Amsterdam, cet article impose à un État candidat de respecter « les principes énoncés à l’article 6, paragraphe 1 », c’est-à-dire, selon la formulation alors en vigueur, « les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit »[41]. À défaut, aucune négociation d’adhésion ne peut être envisagée[42].

Le traité d’Amsterdam a ensuite pris soin de doter l’Union d’une base légale lui permettant de prendre des sanctions politiques contre un État membre violant l’État de droit. Plus précisément, depuis le traité d’Amsterdam, l’article 7 TUE permet au Conseil, réuni au niveau des chefs d’États et de gouvernement, de constater « l’existence d’une violation grave et persistante par un État membre de principes énoncés à l’article 6, paragraphe 1 », devenu depuis le traité de Lisbonne l’article 2 TUE. Ce constat ne peut être réalisé qu’à l’unanimité[43], sur proposition d’un tiers des États membres ou de la Commission, après avis conforme du Parlement européen et après « avoir invité le gouvernement de cet État membre à présenter toute observation en la matière »[44]. Une fois ce constat opéré, le Conseil peut décider, à la majorité qualifiée, de sanctionner un État portant une atteinte grave et persistante à l’État de droit en le privant de son droit de vote[45].

Les élections autrichiennes au début des années 2000 ont démontré l’inadéquation de cette réponse politique : si le nouveau gouvernement faisait naître des craintes importantes, il ne pouvait être accusé d’avoir violé de façon grave et persistante l’État de droit par sa seule arrivée au pouvoir. Pour répondre à cette impasse, le traité de Nice a porté l’Union sur le chemin de la prévention des atteintes à l’État de droit dans les États membres. Modifiant l’article 7 TUE, ce traité a permis au Conseil, toujours sur proposition d’un tiers des États membres ou de la Commission, après avis conforme du Parlement, ou sur proposition du Parlement européen lui-même, de constater, après avoir entendu l’État concerné, « qu’il existe un risque clair de violation grave par un État membre de principes énoncés à l’article 6, paragraphe 1, et lui adresser des recommandations appropriées »[46]. Cette constatation doit alors être votée, non à l’unanimité, mais à la majorité des quatre cinquièmes[47]. Cette modification n’a cependant pas empêché la multiplication des atteintes causées à l’État de droit au sein des États membres depuis 2010[48].

En dépit de cela, seule l’évolution de la réponse politique a largement été promue par l’Union européenne. À cette fin, la Commission a élaboré en 2014 un nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’état de droit[49]. Ce nouveau cadre, aussi qualifié de « procédure pré-article 7 »[50], se déroule en trois étapes. La première consiste en une évaluation faite par la Commission afin de déterminer s’il existe, dans l’État membre concerné, « une situation de menace systémique envers l’état de droit »[51]. Tout au long de cette étape, un dialogue confidentiel doit se nouer avec l’État membre. Si ce dialogue n’apporte pas de solutions satisfaisantes, la deuxième étape est mise en œuvre, celle de la publication, par la Commission, d’une recommandation sur l’état de droit. Cette recommandation expose l’existence d’une menace systémique et propose des solutions devant être adoptées dans un certain délai. Postérieurement à la publication de cette recommandation, la troisième et dernière étape intervient, celle du suivi de la mise en œuvre de la recommandation.

Par conséquent, il apparaît que la multiplication des menaces pesant sur l’État de droit n’a pas conduit à la promotion du rôle de la Cour de justice dans la protection de l’État de droit[52] mais à la multiplication des réponses politiques supposées pouvoir résoudre ce problème. Le message était clair : l’État de droit est avant tout une question étatique et politique, liée à la souveraineté des États membres, de telle sorte qu’il ne revenait pas à la Cour de justice de s’en saisir pleinement. À cet égard, la Cour n’a été compétente pour se prononcer sur le respect de l’article consacrant l’État de droit, comme l’un des principes puis l’une des valeurs de l’Union européenne, que suite à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009[53]. Or, sans surprise, la Cour de justice avait pleinement conscience de ces limites. Selon Vassilios SKOURIS, ancien Président de la Cour de justice, outre le fait qu’il ne fallait pas « attendre de la Cour de justice qu’elle développe un concept européen de l’État de droit » car cela « reviendrait à lui attribuer une tâche qui ne lui est pas confiée », la Cour agissait avec « précaution » en limitant « sa motivation au minimum requis afin d’éviter, d’une part, de trop peser sur d’éventuelles évolutions jurisprudentielles futures, et, d’autre part, d’influencer les ordres juridiques nationaux au-delà du strict nécessaire »[54].

Toutefois, si la Cour de justice n’assurait alors qu’une protection mesurée de l’État de droit au sein des États membres, elle avait déjà identifié le potentiel de l’État de droit. Elle a, dès lors, décidé de recourir à l’État de droit, non pour assurer directement sa protection, mais pour protéger ou renforcer l’Union de droit.

Retour vers le haut

 

II. Une protection stratégiquement réorientée au profit de l’Union de droit

 

Assez logiquement, lorsque la soumission à un droit protecteur des droits fondamentaux sous contrôle d’une juridiction indépendante et impartiale est questionnée devant la Cour de justice en ce qui concerne l’Union européenne, et non ses États membres, la Cour se réfère normalement à l’existence d’une Union de droit. Pourtant, la dernière décennie a été marquée par une légère recrudescence de l’invocation de l’État de droit à l’égard de l’Union européenne (A) afin, nous semble-t-il, de protéger et de renforcer l’Union de droit (B).

 

A. Les rares invocations de l’« État de droit » à l’égard de l’Union européenne

 

À l’égard de l’Union européenne, la Cour de justice renvoie très largement à l’Union de droit ou, avant 2010, à la Communauté de droit. La communauté et l’Union de droit sont ainsi mentionnées dans les motifs de la Cour de justice dans une quarantaine d’affaires. Toutefois, la Cour a, à neuf reprises, invoqué l’État de droit dans des affaires ne concernant que l’Union, et non ses États membres[55]. Une de ces affaires peut être écartée en ce que la référence à l’État de droit semble fortuite, la Cour ne le mentionnant qu’en évoquant l’argumentation d’une partie, de telle sorte qu’il n’est pas certain qu’il s’agisse de l’un de ses motifs[56]. Une seconde affaire rendue en référé doit être sommairement évoquée, dans la mesure où la Cour y a usé d’une formulation qu’elle n’a par la suite jamais réemployée. Selon cette formulation, empruntée au Tribunal de l’Union européenne[57], « l’obligation de non-discrimination (…) que la Commission doit respecter est le reflet du droit à une bonne administration qui fait partie des principes généraux de l’État de droit communs aux traditions constitutionnelles des États membres »[58]. Le lien fait entre la bonne administration et l’État de droit s’explique dans la mesure où, derrière la bonne administration, « se cachent en vérité une pluralité de principes » qui correspondent à « l’ensemble des garanties du procès équitable »[59]. Néanmoins, en dehors de cette ordonnance, une telle formulation n’a plus jamais été employée par la Cour de justice, de telle sorte qu’elle peut être considérée comme fortuite et que cette affaire peut être écartée. Enfin, une troisième affaire ne pourra être étudiée qu’ultérieurement puisque la référence à l’État de droit dans l’argumentation de la Cour de justice semble être la prémisse de l’évolution jurisprudentielle réalisée en 2018, et non une référence à l’État de droit au profit de l’Union de droit[60]. Parmi les six affaires restantes, les trois premières affaires sont temporellement isolées, en ce qu’elles ont été rendues entre février et mai 2007, avant de tomber dans l’oubli (1). Près de dix ans plus tard, la Cour de justice a cependant de nouveau invoqué l’État de droit dans des affaires importantes, preuve de l’utilisation réfléchie, et non fortuite, de l’État de droit à l’égard de l’Union européenne (2).

 

1. Une référence isolée

 

Dans des affaires qu’elle aurait aisément pu rattacher à l’Union de droit, la Cour de justice a ponctuellement fait reposer son argumentation sur l’article 6, paragraphe 1, du TUE tel qu’issu du traité d’Amsterdam, c’est-à-dire sur l’affirmation selon laquelle « l’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs aux États membres »[61]. Depuis le traité de Lisbonne, cette affirmation est présente à l’article 2 TUE, selon une formulation quelque peu différente : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes » [62].

En soi, le recours au traité ne devrait pas donner lieu à d’amples commentaires, tant il semble naturel que la Cour use de la consécration de sa jurisprudence par le traité, plutôt qu’exclusivement de l’expression qu’elle a initialement créée, celle d’Union/Communauté de droit. Pourtant, la rareté des arrêts dans lesquels la Cour se réfère à la formulation du TUE attire nécessairement l’attention et la curiosité. En outre, l’intérêt est accru dès lors que la Cour s’est référée à l’article 6, paragraphe 1, TUE avant le 1er décembre 2009, date à partir de laquelle elle a été compétente pour en assurer le respect[63]. Avant cette date, entre une disposition du droit primaire à l’égard de laquelle sa compétence n’était pas établie et la Communauté de droit qu’elle avait elle-même consacrée, la Cour aurait dû opter pour la seconde[64].

Elle a pour la première fois fait le choix inverse à l’occasion de l’affaire Gestoras Pro Amnistía e.a. / Conseil, jugée en grande chambre le 27 février 2007[65]. Cet arrêt est la conséquence d’un pourvoi formé contre une ordonnance du Tribunal de l’Union européenne rejetant un recours en indemnité visant à obtenir la réparation du préjudice prétendument subi par les requérants du fait de leur inscription sur la liste des personnes, groupes et entités impliqués dans des actes de terrorisme en vertu de la position commune 2001/931/PESC du Conseil du 27 décembre 2001[66]. Les requérants tentaient de démontrer que le Tribunal était compétent pour apprécier leur recours en indemnité en se fondant sur le fait que « l’Union [est] une communauté de droit »[67]. La Cour, quant à elle, a rejeté toute violation du droit à une protection juridictionnelle effective au motif que des recours contre la position commune contestée existaient bien, en dépit de l’incompétence du Tribunal[68]. Elle n’a toutefois pas, à cette fin, réaffirmer l’existence d’une Union de droit supposant le contrôle juridictionnel des actes de l’Union. Elle a uniquement souligné « qu’il résulte de l’article 6 UE, [que] l’Union est fondée sur le principe de l’État de droit [induisant] que les institutions sont soumises au contrôle de la conformité de leurs actes avec les traités et les principes généraux du droit, de même que les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union »[69]. L’arrêt Segi e.a. / Conseil, rendu le même jour par la même formation de jugement, est identique[70]. Toutefois, dans les deux affaires précitées, l’article 6, paragraphe 1, TUE, semble n’avoir été invoqué qu’à titre accessoire, sans produire d’incidences concrètes dans l’affaire soumise à la Cour.

Tel n’est plus le cas dans l’arrêt Advocaten voor de Wereld adopté en grande chambre le 3 mai 2007[71]. Rendu sur renvoi préjudiciel, l’origine de cet arrêt résidait dans un recours en annulation introduit par Advocaten voor de Wereld à l’encontre de la loi belge transposant purement et simplement la décision-cadre 2002/584/JAI relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres[72]. Des questions relatives à la validité de la décision-cadre elle-même ayant émergé au cours du litige, elles ont été transmises à la Cour de justice. L’arrêt était nécessairement important, la Cour ne s’étant jamais prononcée sur la validité de la décision-cadre. Alors que la Cour statuait sur le respect du principe de légalité, d’égalité et de non-discrimination, elle a fondé son contrôle, non sur l’Union de droit, mais sur « l’article 6 UE », selon lequel « l’Union est fondée sur le principe de l’État de droit »[73]. L’article 6, paragraphe 1, TUE a donc été utilisé pour fonder la compétence de la Cour de justice, en dépit du fait que la Cour n’était pas compétente pour assurer le respect de cet article. Dans ces circonstances, une erreur de plume pourrait être envisagée. Pourtant, ce courant jurisprudentiel mérite une plus grande réflexion dès lors que, au-delà de ces trois arrêts, des arrêts plus récents renforcent, dans une certaine mesure, la référence à l’État de droit dans des affaires concernant l’Union européenne.

Retour vers le haut 

 

 2. Une référence récemment réactivée

 

La réactivation de la référence à l’État de droit dans des affaires ne concernant que l’Union européenne a été opérée dans l’affaire H / Conseil et Commission, tranchée en grande chambre le 19 juillet 2016. Cet arrêt portait sur l’annulation de la réaffectation d’une ressortissante italienne dans le cadre de la Mission de police de l’Union européenne (MPUE) en Bosnie‑Herzégovine. Le Tribunal de première instance de l’Union européenne ayant décliné sa compétence en se fondant sur les dispositions des traités relatives au contrôle juridictionnel des actes relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC)[74], un pourvoi a été formé devant la Cour de justice. La Cour aurait pu se référer à de précédents arrêts ayant admis sa compétence à l’égard d’actes en lien avec la PESC sans qu’elle n’y ait jugé utile de mentionner l’État de droit[75]. Dans l’arrêt H / Conseil et Commission, la Cour a choisi d’invoquer l’État de droit pour souligner que son incompétence de principe en matière de PESC déroge à la mission qui lui est confiée par l’article 19 TUE, à savoir assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités. L’État de droit est ainsi devenu un argument supplémentaire en faveur d’une interprétation stricte de l’exclusion de compétence de la Cour en matière de PESC. Selon la Cour, « il résulte tant de l’article 2 TUE, figurant dans les dispositions communes du traité UE, que de l’article 21 TUE[76], concernant l’action extérieure de l’Union, auquel renvoie l’article 23 TUE, relatif à la PESC, [que] l’Union est fondée, notamment, sur les valeurs d’égalité et de l’État de droit »[77]. La Cour a ensuite poursuivi son raisonnement en affirmant que « l’existence même d’un contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer le respect des dispositions du droit de l’Union est inhérente à l’existence d’un tel État de droit »[78]. C’est sur la base de cette argumentation que la Cour de justice a affirmé que l’acte en cause était un acte de gestion du personnel à l’égard duquel sa compétence ne pouvait être écartée[79].

Une argumentation sensiblement identique a été retenue dans l’arrêt Rosneft, rendu en grande chambre le 28 mars 2017[80]. La Cour était alors saisie d’un renvoi préjudiciel en appréciation de validité de mesures restrictives prises dans le cadre de la PESC à l’égard d’une entreprise russe. Alors que sa compétence était contestée, la Cour s’est à nouveau référée à l’État de droit afin d’aboutir, in fine, à la consécration de sa compétence[81]. En effet, la Cour de justice y a cité l’article 2 TUE puis a précisé au point suivant que « l’existence même d’un contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer le respect des dispositions du droit de l’Union est inhérente à l’existence d’un État de droit »[82].

Ce détour par l’État de droit nous semble être la conséquence des lacunes que présente, encore aujourd’hui, l’Union de droit. En effet, si l’Union de droit existe, elle demeure imparfaite. En invoquant l’État de droit, la Cour en use alors stratégiquement pour protéger et renforcer l’Union de droit.

Retour vers le haut 

 

B. Des invocations révélant l’utilisation de l’État de droit au profit de l’Union de droit

 

Lorsque la Cour de justice décide, à titre exceptionnel, de mentionner l’État de droit alors que l’Union de droit est en réalité en cause, trois raisons cumulatives nous semblent expliquer ce choix.

Tout d’abord, le recours à l’État de droit permet d’éviter des critiques à l’encontre de l’Union de droit. Par exemple, la Cour de justice n’a pas hésité à se référer à l’Union de droit dans l’arrêt Unión de Pequeños Agricultores / Conseil [83], au sein duquel elle a refusé de retenir une interprétation des traités élargissant l’accès des requérants ordinaires au recours en annulation contre les actes adoptés par l’Union. Cet arrêt, quoique non dénué de fondements, a fait l’objet de très nombreuses critiques, remettant en cause l’existence même d’une Union de droit dès lors qu’il existait des situations dans lesquelles, à cause des dispositions du droit primaire, un requérant ordinaire pouvait ne pas parvenir à contester directement devant la Cour de justice un acte adopté par l’Union européenne[84]. Or, dans les arrêts H / Commission et Conseil et Rosneft[85], l’accès à la Cour de justice n’est pas inexistant, mais il demeure, en dépit des avancées, limité. L’incompétence de la Cour en matière de PESC demeure la règle. Dans la mesure où l’Union de droit est déjà « contestée, dans le cadre du contentieux ‘‘ordinaire’’ relevant de l’ancien premier pilier, par les tenants d’une protection juridictionnelle directe plus large, l’utilisation de l’expression ‘‘Union de droit’’ aurait paru abusive et quelque peu irréaliste en l’occurrence »[86]. En ce sens, affirmer l’existence d’une Union de droit en matière de PESC serait excessif et offrirait l’opportunité de renouveler les critiques émises à la suite de l’arrêt Unión de Pequeños Agricultores / Conseil[87]. Si l’Union de droit existe, elle souffre, encore aujourd’hui, de lacunes[88]. La formulation retenue permet d’éviter les critiques, en ce qu’elle n’affirme pas que l’Union est une Union de droit en matière de PESC, mais présente l’Union comme une organisation mettant tout en œuvre pour respecter, au mieux, les exigences inhérentes à l’État de droit. Non sans lien, invoquer l’Union de droit en matière de PESC conduirait à la consécration d’une véritable contradiction. Si l’Union européenne souhaite vraiment, par le biais de son droit et de ses institutions, se positionner non seulement comme une organisation respectueuse de l’État de droit, mais également comme une organisation promouvant et défendant l’État de droit, elle ne peut simultanément galvauder l’Union de droit (qui est une transposition de l’État de droit à l’échelle de l’Union européenne) par le biais de sa juridiction, qui plus est en grande chambre. La Cour ne pouvait donc pas, dans ces affaires, se référer à l’Union de droit, mais elle ne pouvait pas non plus ignorer que les questions soulevées présentaient un lien étroit avec cette dernière. Le recours à l’affirmation selon laquelle l’Union européenne est fondée sur la valeur de l’État de droit ou se soumet à un contrôle juridictionnel effectif inhérent à un État de droit était alors une voie médiane entre la référence dangereuse à l’Union de droit et l’omission injustifiée de l’Union de droit.

La seconde raison expliquant l’invocation de l’État de droit à l’égard de l’Union européenne nous semble résider dans le souhait de trouver dans l’État de droit un appui symboliquement fort à des solutions jurisprudentielles qui, sans permettre un accès totalement satisfaisant au juge, constituent néanmoins des avancées non évidentes à cet égard. Certes, à l’issue des arrêts H / Commission et Conseil et Rosneft, l’accès à la Cour de justice demeure limité en matière de PESC, mais l’ouverture consacrée n’était pas évidente, particulièrement en ce qui concerne le renvoi préjudiciel en appréciation de validité[89]. Partant, dans ces arrêts, la Cour de justice a manifestement œuvré en faveur de la protection juridictionnelle, c’est-à-dire un élément essentiel à l’État de droit et à l’Union de droit. Or, si la référence directe à l’Union de droit allait affaiblir son argumentation en la rendant critiquable, la référence à l’État de droit présentait l’avantage de fonder son argumentation sur un concept fort. En effet, dans ces arrêts, l’État de droit n’est pas invoqué afin de renvoyer à la réalité concrète de ce dernier au sein des États membres puisque, à la date de leur prononcé, la situation était déjà compliquée dans un certain nombre d’États membres[90]. La Cour a ici sans doute évoqué le concept d’État de droit, concept « sacralisé » et « présenté comme le point d’aboutissement de l’évolution du droit et de l’organisation politique »[91]. Dès lors, affirmer que l’évolution consacrée était inhérente à l’État de droit était un argument important.

Enfin, dans les affaires où la Cour a invoqué l’État de droit l’égard de l’Union, l’Union était bien au centre des préoccupations, mais les questions soulevées étaient très sensiblement rattachées à la souveraineté des États membres[92]. Dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (JAI) et de la PESC, la logique d’intégration a historiquement été écartée au profit d’une logique de coopération plus classique au sein des organisations internationales, se caractérisant par la conservation du pouvoir de décision par les États membres. La référence à l’État de droit a ainsi pu être jugée stratégiquement préférable, y compris après la remise en cause progressive de cette logique intergouvernementale[93]. Elle constitue une sorte de diplomatie judiciaire, pensée pour préserver la susceptibilité des États membres et permettre une meilleure acceptation de l’arrêt rendu[94].

Il apparaît que la Cour de justice peut se fonder sur l’État de droit, non pour le protéger, mais pour protéger ou renforcer l’Union de droit. Il n’y a pas là lieu à critiques : plus l’Union de droit sera une réalité aboutie, y compris grâce au concept d’État de droit, plus elle sera en mesure, à son tour, de protéger et de renforcer l’État de droit. Les arrêts les plus récents démontrent d’ailleurs l’émergence d’un véritable cercle vertueux : si l’État de droit a permis de renforcer l’Union en tant qu’Union de droit au cours de la dernière décennie, c’est aujourd’hui l’Union qui vient au secours de l’État de droit.

Retour vers le haut

 

III. Une protection conjoncturellement renforcée

 

Face à l’inefficacité ou à l’inaction des autres institutions de l’Union, la Cour de justice semble, depuis un peu plus d’un an, avoir décidé de rendre des arrêts à la hauteur des menaces pesant sur l’État de droit au sein des États membres. Cette protection accrue a d’abord été consacrée de façon indirecte, dans une affaire ne concernant pas les États membres portant atteinte à l’État de droit (A), avant d’être directement transposée à l’un des États membres soulevant de grandes inquiétudes : la Pologne (B).

 

A. Un renforcement initialement indirect

 

En février 2018, la Cour de justice a, pour la première fois, développé une argumentation ferme et pédagogique quant aux exigences inhérentes à l’État de droit, dans une affaire portugaise au sein de laquelle le respect de l’État de droit faisait peu de doutes (2). Cette nouvelle argumentation s’explique sans doute par l’évolution du contexte, marqué par le constat de l’inefficacité de l’article 7 TUE et du nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’état de droit (1).

 

1. Un renforcement s’expliquant par la détérioration du contexte

 

Si les menaces pesant sur l’État de droit dans les États membres sont fréquentes depuis la fin des années 2000, la période la plus récente est marquée par une augmentation considérable de ces menaces. Alors que la coalition autrichienne entre la droite et l’extrême droite avait pris fin en 2005, des élections législatives fin 2017 ont conduit à sa résurgence. En Italie, des élections législatives tenues au premier trimestre de l’année 2017 ont débouché sur la formation d’un gouvernement de coalition entre Le mouvement 5 étoiles et La ligue, ce qui n’a pas manqué de susciter des craintes. Le Ministre de l’intérieur, Matéo SALVINI, a d’ailleurs tenu dès le 18 juin 2018 des propos particulièrement polémiques à l’égard des Roms. Parallèlement, les risques terroristes pesant sur l’Union européenne peuvent justifier l’adoption de mesures temporaires ou permanentes de nature à porter atteinte aux exigences de l’État de droit[95]. Au-delà de cette diversité, la Hongrie et la Pologne représentent sans doute une menace sans précédent pour l’État de droit. La réaction de l’Union à l’égard de ces deux États a cependant fini d’achever la démonstration de l’impossibilité d’une sanction politique à l’encontre d’un État membre violant l’État de droit, sauf à supposer qu’un tel État se retrouve un jour dénué du moindre soutien parmi les autres États membres.

En effet, la réponse à la menace que représentent ces deux États a décrédibilisé, tout à la fois, le nouveau cadre de l’Union pour renforcer l’État de droit et l’article 7 TUE. La Pologne, qui est source d’inquiétudes depuis les élections présidentielles et législatives de 2015, a fait l’objet de la mise en œuvre du nouveau cadre pour renforcer l’État de droit en juillet 2016. Il ressort de cette première utilisation du nouveau cadre que la coopération de l’État concerné est indispensable à son succès. Or, un État dont la politique se traduit par une menace systémique envers l’État de droit est, a priori, un État peu enclin à suivre les recommandations formulées par la Commission européenne. Ainsi, la Pologne n’a pas fait l’objet d’une recommandation de la Commission, mais de quatre recommandations adoptées entre juillet 2016 et décembre 2017[96], chacune constatant le non-respect des recommandations formulées et, pis encore, la dégradation de la situation. Ce n’est que simultanément à la dernière de ces recommandations que la Commission a présenté, le 20 décembre 2017, une proposition motivée invitant le Conseil à mettre en œuvre l’article 7 TUE à l’encontre de la Pologne[97]. Cette proposition, bien qu’approuvée le 1er mars 2018 par le Parlement européen, n’a toujours pas donné lieu à un vote au sein du Conseil. Par ailleurs, la Hongrie constitue une véritable menace depuis 2010[98], sans que cela n’ait conduit à la mise en œuvre du nouveau cadre. En ce qui concerne l’article 7 TUE, il a fallu attendre le 12 septembre 2018 pour que le Parlement européen use, pour la première fois, de la faculté qui lui est offerte d’initier la procédure pouvant conduire au constat d’un risque clair de violation grave des valeurs de l’Union par un État membre. Toutefois, à cette date, l’exemple polonais avait déjà démontré l’ineffectivité de l’article 7 TUE et, à tout le moins, son extrême lenteur.

Dans ce contexte, la Cour de justice aurait pu faire le choix de maintenir son argumentation succincte passée. Ce choix aurait été d’autant plus fondé qu’il correspond au rôle de toute juridiction, chargée de répondre à une question précise ou de trancher une affaire spécifique. La Cour a, au contraire, fait le choix d’adopter une argumentation plus pédagogique et plus riche, faisant notamment appel à l’Union de droit. Ce faisant, elle a renoué avec le rôle qui a été le sien au cours des premières décennies de la construction communautaire : celui d’une Cour interprétant audacieusement les dispositions du droit de l’Union européenne pour leur faire produire leur plein effet et tendant, par ce biais, à compenser l’inaction des États membres ou des autres institutions de l’Union.

Bien que concrétisée au début de l’année 2018, une ordonnance rendue par la Cour de justice à l’automne 2017 peut être analysée, rétrospectivement, comme un premier indice de l’évolution qui allait marquer la jurisprudence de la Cour. Alors qu’elle était saisie d’un recours en manquement introduit à l’encontre de la Pologne pour violation de normes environnementales, la Cour de justice a eu à se prononcer, le 20 novembre 2017, sur sa possibilité de soumettre la Pologne à des astreintes dans le cadre de la procédure de référé. Au cœur de cette question se retrouvait la protection juridictionnelle effective induite par les voies de recours existant devant la Cour de justice. La Cour a d’ailleurs souligné, en premier lieu, que « la finalité de la procédure en référé est de garantir la pleine efficacité de la future décision définitive, afin d’éviter une lacune dans la protection juridique assurée par la Cour »[99]. La Cour aurait donc pu, de façon très classique dans une affaire relative à la protection juridictionnelle effective, mentionner l’Union de droit[100]. Elle a préféré se tourner vers l’État de droit et le TUE en affirmant que « le fait de faire respecter par un État membre les mesures provisoires adoptées par le juge des référés, en prévoyant l’imposition d’une astreinte en cas de non-respect de celles-ci, vise à garantir l’application effective du droit de l’Union, laquelle est inhérente à la valeur de l’État de droit consacrée à l’article 2 TUE et sur laquelle l’Union est fondée »[101]. Dans ce cas particulier, la référence à l’État de droit ne nous semble pas tant tournée vers un renforcement de l’Union de droit[102] que justifiée par la volonté de rappeler les exigences inhérentes à l’État de droit à l’égard d’un État le menaçant très fortement.

Le virage vers une argumentation aussi ferme que pédagogique à l’égard de l’État de droit n’a néanmoins véritablement été opéré que quelques mois plus tard, à l’occasion de l’affaire Associação Sindical dos Juízes Portugueses jugée par la grande chambre de la Cour de justice le 27 février 2018[103].

Retour vers le haut

 

2. Un renforcement à portée pédagogique

 

L’origine de l’affaire Associação Sindical dos Juízes Portugueses réside dans une loi portugaise du 12 septembre 2014 réduisant temporairement, à compter du mois d’octobre 2014, la rémunération de personnes exerçant des charges et des fonctions dans le secteur public[104]. L’objectif de cette loi était de réduire le déficit excessif du budget de l’État portugais et ce, d’après la juridiction de renvoi, en raison des impératifs qui auraient été imposés au gouvernement portugais par les décisions de l’Union accordant, notamment, une assistance financière à cet État membre[105]. Cette loi a été mise en œuvre par des actes administratifs, dont certains concernaient la rémunération des juges du Tribunal de Contas (Cour des comptes). Des recours ont alors été introduits contre ces actes administratifs, afin d’en obtenir l’annulation ainsi que la restitution des sommes retenues, au motif que ces actes violaient le « principe de l’indépendance des juges », « consacré non seulement par la Constitution portugaise, mais également par le droit de l’Union, à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ainsi qu’à l’article 47 de la Charte »[106]. La juridiction de renvoi a décidé de soumettre à la Cour de justice une question préjudicielle en interprétation portant sur ces deux dispositions.

Il ne ressort ni de l’arrêt de la Cour de justice, ni des conclusions de l’avocat général Henrik SAUGMANDSGAARD ØE, que les parties aient elles-mêmes invoqué l’État de droit. Leur argumentation semble avoir pleinement reposé, tout comme celle de l’avocat général, sur la protection juridictionnelle effective. Les références à l’État de droit et à l’Union de droit dans cette affaire relèvent donc de l’initiative des quinze juges de la grande chambre.

Il n’est pas véritablement surprenant que la Cour de justice ait mentionné l’État de droit dans une affaire relative à la protection juridictionnelle effective au sein des États membres, de telles affaires étant le terrain privilégié de l’invocation de l’État de droit[107]. Il existe cependant, entre ces affaires et l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses, une différence notable : l’importance quantitative des références à l’État de droit. Dans l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses, alors que la Cour a finalement abouti à la conclusion selon laquelle « le principe de l’indépendance des juges ne s’oppose pas à l’application (…) de mesures générales de réduction salariale (…) liées à des contraintes d’élimination d’un déficit budgétaire excessif ainsi qu’à un programme d’assistance financière de l’Union européenne »[108], elle a longuement détaillé son raisonnement, en se fondant de façon récurrente, presque répétitive, sur l’État de droit.

La Cour de justice a d’abord rappelé que « selon l’article 2 TUE, l’Union est fondée sur des valeurs, telles que l’État de droit, qui sont communes aux États membres dans une société caractérisée, notamment, par la justice » [109], avant de relever que « la confiance mutuelle entre les États membres et, notamment, leurs juridictions est fondée sur la prémisse fondamentale selon laquelle les États membres partagent une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à cet article 2 TUE»[110]. La Cour a ensuite poursuivi son raisonnement par une référence implicite à l’État de droit par le truchement de l’Union de droit, en rappelant que « l’Union est une Union de droit dans laquelle les justiciables ont le droit de contester en justice la légalité de toute décision ou de tout autre acte national relatif à l’application à leur égard d’un acte de l’Union » [111]. Ce faisant, elle a affirmé que son argumentation ne reposait pas uniquement sur l’État de droit, aujourd’hui tant décrié par certains États membres, mais également sur l’Union de droit, inhérente à l’Union européenne à laquelle tous les États membres ont librement choisi d’adhérer. Ainsi, cet arrêt révèle bien l’émergence d’un cercle vertueux, l’Union de droit se mettant aujourd’hui au service de la défense de l’État de droit[112]. Par ailleurs, la référence à l’Union de droit est aussi de nature à justifier le rôle central que la Cour entend jouer à l’égard de l’État de droit : en tant que juridiction suprême garante de l’Union de droit, la Cour de justice est légitime à rendre un arrêt ambitieux visant à faire respecter les valeurs de l’Union au sein des États membres et, donc, à faire respecter la valeur de l’État de droit.

À ce stade du raisonnement, la Cour de justice a encore jugé utile d’insister sur l’importance de son propre rôle et de celui des juridictions nationales. À cette fin, elle a affirmé, de façon inédite, que « l’article 19 TUE, qui concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE, confie la charge d’assurer le contrôle juridictionnel dans l’ordre juridique de l’Union non seulement à la Cour, mais également aux juridictions nationales »[113], dont la Cour a ensuite rappelé qu’elles collaborent avec elle en vue d’assurer le respect du droit de l’Union[114]. Là encore, le droit de l’Union vient au secours de l’État de droit, puisque ce dernier est concrétisé par l’article 19 TUE. Le secours porté est d’autant plus important que, par cet arrêt, la Cour a affirmé que l’article 19 TUE s’applique dans tous « les domaines couverts par le droit de l’Union »[115]. Autrement dit, il n’est pas réservé aux affaires dans lesquelles le droit de l’Union est véritablement mis en œuvre par les États membres, alors que cette condition s’impose à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union qui consacre le droit à une protection juridictionnelle effective[116]. Certes, la différence ainsi consacrée doit être nuancée, dès lors que la Cour a interprété souplement la condition selon laquelle le droit de l’Union doit avoir été mis en œuvre par les États membres pour que la Charte soit applicable[117]. Malgré cela, la formulation retenue par la Cour indique, selon toute vraisemblance, sa volonté d’admettre encore plus aisément l’applicabilité de l’article 19 TUE[118]. Par conséquent, comme le souligne Laurent PECH et Sébastien PLATON, cet arrêt pourrait être interprété comme consacrant l’applicabilité de l’article 19 TUE à toute juridiction susceptible de connaître de questions relatives au droit de l’Union, sans que l’on porte d’intérêt à l’applicabilité du droit de l’Union dans le litige en cause. Cela reviendrait à étendre la protection de l’article 19 TUE à « la plupart des juridictions nationales, si ce n’est toutes »[119]. Au demeurant, dans cette affaire, la Cour de justice a rappelé à deux reprises que la législation nationale en cause a « été adopté[e] (…) dans le contexte d’un programme d’assistance financière de l’Union à cet État membre »[120].

Enfin, la Cour a trouvé nécessaire de rappeler que « l’existence même d’un contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer le respect du droit de l’Union est inhérente à un État de droit »[121]. Dans la mesure où la Cour a finalement consacré la possibilité pour un État membre d’adopter une législation telle que celle en cause, il est évident que cette argumentation ne s’adresse pas tant à cette affaire particulière, à cet État, qu’à la Pologne dont les lois menacent aujourd’hui la protection juridictionnelle effective. L’importance de cet arrêt a d’ailleurs été soulignée par le Président de la Cour de justice, Koen LENAERTS, lors d’une conférence organisée par la Cour suprême administrative polonaise[122].

Malheureusement, cet arrêt est aussi la preuve d’un profond échec. Une telle argumentation n’est en effet pas sans rappeler celle adoptée par la Commission européenne lors de la préparation à l’adhésion des États candidats[123]. Ce qui aurait dû être acquis avant l’adhésion de nouveaux États membres doit aujourd’hui être expliqué et martelé à l’égard d’États membres. Impossible, toutefois, de conclure ici à la preuve d’un élargissement trop rapide et/ou excessif à l’Est. Plus exactement, si la différence existant entre les pays d’Europe centrale et orientale et ceux d’Europe de l’Ouest n’est plus à démontrer[124], y compris sur la question qui nous intéresse[125], les menaces pesant sur l’État de droit ne peuvent être réduites à cette simple donnée. En toute hypothèse, l’arrivée au pouvoir de majorités politiques menaçant l’État de droit n’est pas réservée aux États de l’Est.

Quoi qu’il en soit, la Pologne est bien aujourd’hui l’un des États membres au cœur des questions relatives au respect de l’État de droit. En ce sens, les longs développements sur l’État de droit de l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses ont eu encore plus de poids lorsqu’ils ont été repris par la grande chambre, quelques mois plus tard, dans une affaire concernant cet État.

Retour vers le haut

 

B. Un renforcement audacieusement confirmé

 

L’arrêt LM, rendu en grande chambre le 25 juillet 2018[126] se place dans la continuité de l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portuguese, en ce qu’il reprend et développe l’argumentation retenue par la Cour de justice, mais dans une affaire qui vise directement la Pologne, dans le contexte particulièrement sensible de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice (1). L’avancée consacrée est réelle, mais elle doit être relativisée en ce qu’elle ne peut suffire, à elle seule, à garantir le respect de l’État de droit au sein des États membres (2).

 

1. Une confirmation opérée dans un contexte sensible

 

Le 25 juillet 2018, la grande chambre de la Cour de justice a eu à se prononcer, par le biais de la procédure préjudicielle d’urgence, sur la possibilité, pour la High Court irlandaise, de refuser d’exécuter trois mandats d’arrêt européens émis par des juridictions polonaises à l’égard de L. M., ressortissant polonais[127]. Le refus d’exécution de mandats d’arrêt européens va à l’encontre de la logique desdits mandats. Ces derniers sont fondés sur le principe de la reconnaissance mutuelle, véritable « pierre angulaire de la coopération judicaire », qui implique l’exécution automatique des mandats émis, sauf dans les hypothèses listées par la décision-cadre 2002/584/JAI relative au mandat d’arrêt européen[128].

Pour cette raison, la Cour de justice n’avait admis qu’une seule possibilité de non-exécution des mandats d’arrêt européens en dehors des hypothèses visées par la décision-cadre elle‑même. Cette possibilité de non-exécution, consacrée dans son arrêt Aranyosi et Căldăraru, concernait un droit absolu (l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants) et ne pouvait être mise en œuvre que si la juridiction d’exécution constatait, au-delà d’un contexte général susceptible de conduire à de la torture ou des traitements inhumains ou dégradants dans l’État membre d’émission du mandat d’arrêt européen, un risque réel pour la personne visée par le mandat d’être soumise à de tels traitements[129].

Dans l’affaire LM, la High Court irlandaise s’est interrogée sur la transposition de l’arrêt Aranyosi et Căldăraru en cas de risque de procès inéquitable dans un État membre violant de façon systémique l’État de droit. En se fondant sur la proposition de décision présentée par la Commission tendant à la mise en œuvre de l’article 7 TUE à l’encontre de la Pologne[130], la High court estimait que « l’État de droit a été enfreint » par cet État[131]. Partant, elle a interrogé la Cour de justice sur le point de savoir si, face une « violation systémique de l’État de droit »[132], l’autorité judiciaire d’exécution d’un mandat d’arrêt européen pouvait refuser d’exécuter le mandat, soit en se fondant sur ce seul contexte général, soit en recherchant également l’existence d’un risque réel pour la personne visée par le mandat de faire l’objet d’un procès inéquitable[133].

En réponse à cette question, la Cour de justice a entamé son argumentation par des affirmations classiques à l’égard des mandats d’arrêt européens. Elle a ainsi souligné « que le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres États membres (…) une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée » et que « cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les États membres »[134]. Par la suite, elle a insisté au cours de nombreux points, sur l’importance particulière de la confiance mutuelle dans l’Espace de liberté, de sécurité et de justice, en ce qu’elle induit la reconnaissance mutuelle des mandats d’arrêt européens[135].

Certes, comme la Cour de justice l’a souligné, la décision-cadre 2002/584/JAI précise elle‑même, dès son premier article, qu’elle ne « saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux tels qu’ils sont consacrés par l’article 6 du traité sur l’Union européenne »[136]. La Cour ne pouvait toutefois pas, a priori, se fonder sur ce seul article dans la mesure où elle l’avait jugé insuffisant à l’égard des risques de torture et de peines ou de traitements inhumains ou dégradants. Dans l’arrêt Aranyosi et Căldăraru, l’exception à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen face à de tels risques reposait sur l’article 1er de la décision-cadre et sur le « caractère absolu du droit garanti par l’article 4 de la Charte »[137]. Dans la mesure où le droit à un tribunal indépendant et à un procès équitable n’est pas un droit absolu, la Cour de justice se trouvait face à une impasse devant la conduire à rejeter l’inexécution des mandats d’arrêt européens dans l’hypothèse d’une violation systémique de l’État de droit, alors que le partage de la valeur de l’État de droit fait partie de ce qui justifie l’exécution automatique des mandats d’arrêt européens. Une telle solution aurait donc conduit à admettre que le mécanisme des mandats d’arrêt européens soit dévoyé, en maintenant leur exécution automatique dans un contexte qui n’est pas celui pour lequel ils ont été pensés.

Dans ces circonstances, l’avocat général Evgeni TANCHEV a proposé d’admettre, sous conditions, que l’exécution d’un mandat d’arrêt européen puisse être refusée en cas de risque de déni de justice flagrant, en se fondant non sur l’État de droit[138], mais sur le rôle essentiel attribué aux juridictions nationales dans le mécanisme du mandat d’arrêt européen[139]. La réponse de la Cour de justice est, quant à elle, fondée sur l’État de droit, dans la continuité de l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses auquel elle s’est référée à huit reprises. C’est en se fondant sur cet arrêt que la Cour a affirmé que « l’exigence d’indépendance des juges relève du contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment, de la valeur de l’État de droit »[140]. Selon la Cour, ce contenu essentiel, pour la première fois consacré par cet arrêt, ne saurait être violé à l’occasion de la mise en œuvre des mandats d’arrêt européens. En effet, puisqu’il ne peut y avoir d’État de droit sans que le contenu essentiel du droit à un procès équitable ne soit respecté et puisque la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen affirme ne pas induire d’atteinte à l’État de droit, il doit pouvoir être fait exception à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen en cas de risque d’atteinte à l’indépendance des juges[141]. Par ailleurs, la Cour de justice a poursuivi et enrichi son œuvre pédagogique entreprise dans l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses en décrivant minutieusement les conditions devant être réunies afin d’assurer l’indépendance d’une juridiction, à savoir son autonomie et son impartialité[142]. Malgré cela, la portée de l’arrêt LM doit être nuancée.

Retour vers le haut

 

2. Un renforcement à nuancer

 

Le renforcement de la protection de l’État de droit opéré dans l’arrêt LM doit être relativisé. Tout d’abord, cet arrêt ne consacre pas une exception automatique à l’exécution des mandats d’arrêt européens en cas de violation systémique de l’État de droit. Même dans le cas particulier où la juridiction d’exécution dispose d’informations démontrant « l’existence de défaillances systémiques ou, du moins, généralisées », notamment à partir des informations « particulièrement pertinent[e]s »[143] contenues dans la proposition de la Commission présentée au titre de l’article 7 TUE , elle reste tenue d’apprécier « de manière concrète et précise, si, dans les circonstances de l’espèce, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que (…) la personne recherchée courra ce risque »[144]. La Cour ne pouvait affirmer autre chose dès lors que le considérant 10 de la décision-cadre 2002/584/JAI précise que « la mise en œuvre [du mandat d’arrêt européen] ne peut être suspendue qu’en cas de violation grave et persistante par un des États membres des principes énoncés à l’article 6, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne, constatée par le Conseil en application de l’article 7, paragraphe 1, dudit traité avec les conséquences prévues au paragraphe 2 du même article »[145]. Le refus d’exécution d’un mandat d’arrêt européen, sans étude de la situation particulière de la personne visée par le mandat, ne pourra donc intervenir que lorsque la procédure de l’article 7 TUE sera arrivée à son terme, avec la suspension du droit de vote de l’État membre concerné[146]. Néanmoins, en dehors de cette hypothèse, l’examen de la situation particulière de la personne visée par le mandat d’arrêt est extrêmement rigoureux. La juridiction de renvoi doit « examiner dans quelle mesure les défaillances systémiques ou généralisées (…) sont susceptibles d’avoir une incidence au niveau des juridictions compétentes (…) pour connaître des procédures auxquelles sera soumise la personne recherchée »[147]. Si de telles incidences sont identifiées, il lui faut encore « évaluer, à la lumière des préoccupations spécifiques exprimées par la personne concernée et des informations éventuellement fournies par celle-ci, s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que ladite personne courra un risque réel de violation (…) du contenu essentiel de son droit fondamental à un procès équitable, eu égard à sa situation personnelle ainsi qu’à la nature de l’infraction pour laquelle elle est poursuivie et au contexte factuel qui sont à la base du mandat d’arrêt européen »[148]. Par conséquent, l’examen devant être réalisé sera particulièrement minutieux, casuistique et exigeant.

La portée de l’arrêt LM doit, ensuite, être relativisée en ce que l’accroissement de la protection prétorienne de l’État de droit ne concerne pas toutes ses acceptions. En effet, la Cour de justice a rendu, le même jour que l’arrêt LM, l’arrêt ML, où elle a été amenée à se prononcer sur l’application de la jurisprudence Aranyosi et Căldăraru en Hongrie, État marqué, d’après la juridiction allemande de renvoi, par une défaillance systémique des conditions de détention faisant courir un risque de violation de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux[149]. Dans la mesure où l’État de droit suppose le respect des droits fondamentaux, dont fait clairement partie l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, et où la décision-cadre affirme qu’elle n’emporte aucune violation de l’État de droit, la Cour de justice aurait pu reprendre dans l’arrêt ML l’argumentation de l’arrêt LM. Or, si elle délivre dans l’arrêt ML de longs développements sur la protection de l’article 4 dans le cadre du mandat d’arrêt européen, elle ne se réfère à aucun moment à l’État de droit[150]. La comparaison entre ces deux arrêts révèle ainsi que l’acception matérielle de l’État de droit (protection des droits fondamentaux) est moins mise en avant par la Cour de justice que son acception formelle (soumission au droit sous contrôle d’une juridiction indépendante et impartiale). La Cour est manifestement plus encline à invoquer l’État de droit dans le second cas que dans le premier.

Enfin, il est évident que les arrêts de la Cour de justice ne pourront pas, seuls, assurer la protection de l’État de droit, en dépit de leur force contraignante et des astreintes qui peuvent être prononcées dans le cadre des recours en manquement[151]. À cet égard, plusieurs pistes complémentaires sont aujourd’hui évoquées par la Commission européenne dans le cadre d’un « débat pour renforcer l’état de droit » dans l’Union européenne[152], à savoir notamment la suspension, la réduction ou la restriction de « l’accès aux fonds de l'[Union] d’une manière proportionnée à la nature, à la gravité et à l’étendue des défaillances généralisées de l’état de droit »[153].

En dépit de toutes ces réserves, les arrêts Associação Sindical dos Juízes Portugueses et LM offrent incontestablement à l’État de droit une protection juridictionnelle sans précédent. Outre les leçons sur l’État de droit qu’ils délivrent et la protection qu’ils lui accordent, ces arrêts nous semblent ouvrir la voie à des recours en manquement expressément fondés, notamment, sur une atteinte aux valeurs de l’Union, dont fait partie l’État de droit[154]. En l’état, l’État de droit a, à tout le moins, vocation à occuper une place importante dans l’argumentation de la Cour de justice dans des recours en manquement encore pendants devant elle, bien qu’ils ne soient pas fondés sur la violation de l’État de droit. Tel est le cas du recours en manquement introduit par la Commission contre la Pologne le 15 mars 2018 en invoquant une violation du principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes (par l’établissement d’un âge de départ à la retraite des juges différent pour les femmes et les hommes occupant les fonctions de juges et de procureurs) et du droit à un recours effectif et à un tribunal impartial (en abaissant l’âge de la retraite des juges des juridictions de droit commun tout en conférant au Ministre de la justice la faculté de prolonger la durée du mandat des juges)[155]. Il en va de même pour le recours en manquement introduit le 2 octobre 2018 sur le fondement de l’article 19, paragraphe 1, TUE et de l’article 47 de la Charte en raison de l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême, y compris des juges en fonction, et du pouvoir discrétionnaire accordé au Président polonais de prolonger le mandat de certains de ces juges[156].

Ce dernier recours a donné lieu à une importante ordonnance de référé puisque, le 19 octobre 2018, la Vice-Présidente de la Cour de justice a imposé des mesures provisoires inédites en ce qu’elles produisent, notamment, un effet rétroactif en revenant sur les mises à la retraite des juges de la Cour suprême[157]. L’importance de ces mesures provisoires est d’autant plus révélatrice de l’implication actuelle de la Cour de justice dans la protection de l’État de droit qu’elles reposent sur une argumentation lapidaire. Après une brève description des faits, la Vice-Présidente a considéré que la condition selon laquelle la demande doit être justifiée à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) était acquise au motif que, bien qu’il lui était impossible de se prononcer à ce stade sur « l’existence d’un fumus boni juris en tant que tel », il lui suffisait de constater, « aux fins de la présente procédure inaudita altera parte, qu’il ne saurait être exclu que [cette] condition (…) soit remplie »[158]. Elle a ensuite contrôlé tout aussi rapidement l’urgence et la mise en balance des intérêts[159]. Cette solution a finalement été confirmée par la grande chambre de la Cour de justice[160], par le biais d’une argumentation plus étayée[161] et reposant alors sur les arrêts Associação Sindical dos Juízes Portugueses et LM ainsi que sur les recommandations adoptées par la Commission au titre du nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit[162].

En outre, la Cour de justice sera amenée à se prononcer sur plusieurs renvois préjudiciels introduits par les juridictions polonaises et portant sur l’indépendance des juridictions[163], tout comme elle aura potentiellement à connaître d’un nouveau recours en manquement contre la Pologne, la Commission européenne ayant introduit le 3 avril 2019 une procédure d’infraction « concernant le nouveau régime disciplinaire pour les juges [polonais], afin de mettre ces derniers à l’abri de tout contrôle politique » et, partant, de préserver leur indépendance[164], notamment en ce qui concerne leur faculté de procéder à des renvois préjudiciels[165].

Ce faisant, la Cour de justice de l’Union européenne, déjà à l’origine de la consécration et du développement de l’Union de droit, devient « le garant ultime de l’État de droit »[166] à l’échelle de l’Union européenne en défendant « le droit aussi à l’encontre des majorités – précisément à l’encontre des majorités »[167].

Retour vers le haut

 

[1] En l’état de la jurisprudence de la Cour en avril 2019.

[2] CJCE, 23 avril 1986, Les Verts / Parlement, aff. C-294/83, ECLI:EU:C:1986:166, point 23, nous soulignons. V. sur la « signification symbolique » de la Communauté de droit : D. SIMON, « La Communauté de droit », in F. SUDRE et H. LABAYLE (dir.), Réalités et perspectives du droit communautaire des droits fondamentaux, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 85, spéc. pp. 115 et 116.

[3] V. à ce sujet, notamment : L. HEUSCHLING, État de droit, Rechsstaat, Rule of Law, Paris, Dalloz, 2002, pp. 6 et s. et D. ROUSSEAU, « L’État de droit est-il un État de valeurs particulières ? », in Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet. L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs, Paris, Dalloz, 2003, p. 885.

[4] V. notamment : C. GREWE, « Réflexions comparatives sur l’État de droit », J. RIDEAU (dir.), De la Communauté de droit à l’Union de droit. Continuités et avatars européens, Paris, L.G.D.J., 2000, p. 11.

[5] S. ROLAND, Le triangle décisionnel communautaire à l’aune de la théorie de la séparation des pouvoirs. Recherches sur la distribution des pouvoirs législatif et exécutif dans la Communauté, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 389. V. dans le même sens : E. CARPANO, État de droit et droits européens. L’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 257 et s. et L. HEUSCHLING, « Le regard d’un comparatiste : l’État de droit dans et au-delà des cultures juridiques nationales », in Société française de droit international (dir.), L’État de droit en droit international, Paris, A. Pedone, p. 41, spéc. p. 51 et s. V. également, dans le même ouvrage : P. M. EISEMANN, « L’État de droit en situation de crise », p. 431, spéc. p. 432 ; D. SPIELMANN, « La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme sur l’État de droit », p. 179 et A. UBEDA DE TORRES, « L’État de droit dans la pratique des organes du système interaméricain des droits de l’Homme », p. 189. V. également : F. JULIEN-LAFFERRIERE, « État de droit, démocratie et droit de l’Homme », in N. GOEDERT (dir.), État de droit et droits de l’homme. Echanges de points de vue France-Iran, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 97

[6] V. notamment sur le passage d’un État de droit formel à un État de droit substantiel : J. CHEVALLIER, L’État de droit, Paris, LGDJ, 6ème éd., 2017, p. 86 et s.

[7] A l’instar du Rechtsstaat allemand.

[8] V. sur cette différence initiale et le rapprochement progressif : J. CHEVALLIER, L’État de droit, op. cit., pp. 9 et s. ; C. FAIRGRIEVE et M. GUYOMAR, « État de droit and rule of law : comparing concepts », in A. LEVI (dir.), Les libertés en France et au Royaume-Uni : État de droit, Rule of Law. A propos de l’anniversaire de la Grande Charte de 1215. Colloque en hommage à Roger Errera, Paris, Société des législations comparées, 2016, p. 63 et D. MOCKLE, « L’État de droit et la théorie de la rule of law », Les cahiers de droit, 1994, p. 823. V. également : P. TAVERNIER, « La Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, fondement de l’État de droit », in N. GOEDERT (dir.), État de droit et droits de l’homme. Echanges de points de vue France-Iran, op. cit., p. 23, spéc. pp. 25 et 26. Néanmoins, « Rule of Law » n’est pas systématiquement traduit par « État de droit », notamment en droit international. V. en ce sens : O. CORTEN, « Rapport général. L’État de droit en droit international : quelle valeur ajoutée ? », in Société française de droit international (dir.), L’État de droit en droit international, op. cit., p. 11, spéc. p. 12.

[9] CJUE, Gde ch., 29 juin 2010, E et F, aff. C-550/09, ECLI:EU:C:2010:382, point 44.

[10] L’évolution a été initiée en 2002 (CJCE, 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores / Conseil, aff. C-50/00 P, ECLI:EU:C:2002:462, point 38). V. à ce sujet : E. CARPANO, État de droit et droits européens. L’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques, op. cit., pp. 258 et 259.

[11] D. MOCKLE, « L’État de droit et la théorie de la rule of law », op. cit., spéc. pp. 863 et s..

[12] A cet égard, la structure de l’Union européenne présente des similitudes avec la structure d’un État de droit. Tout d’abord, un État de droit suppose une séparation des pouvoirs permettant l’établissement d’un « gouvernement régulier et tempéré [tout en prévenant] un gouvernement despotique et outrancier » (M.-L. BASILIEN-GAINCHE, État de droit et états d’exception. Une conception de l’État, Paris, PUF, 2013, p. 227). Or, l’existence d’une telle séparation des pouvoirs à l’échelle de l’Union, correspondant non à une séparation stricte mais à une balance des pouvoirs entre les différentes institutions de l’Union, a été démontrée (S. ROLAND, Le triangle décisionnel communautaire à l’aune de la théorie de la séparation des pouvoirs. Recherches sur la distribution des pouvoirs législatif et exécutif dans la Communauté, op. cit. et D. SIMON, « État de droit et compétences de l’Union européenne », in V. HEUZE et J. HUER (dir.), Construction européenne et État de droit, Paris, Ed. Panthéon Assas, 2012, p. 21). Ensuite, l’État de droit est entendu comme un État dont le droit est élaboré démocratiquement (J. CHEVALLIER, L’État de droit, op. cit., p. 50). À cet égard, le droit de l’Union n’est pas dénué de cette légitimité démocratique, bien qu’il dispose également, par le biais des institutions composées des représentants des États membres et de la Commission européenne, d’une légitimité intergouvernementale et d’une légitimité intégrative. En outre, un État de droit suppose une hiérarchisation des normes, la validité d’une norme dépendant du respect de la norme qui lui est supérieure (H. KELSEN, Théorie pure du droit, Bruxelles, LGDJ, 3ème éd., 1999, p. 193 et s.). Cette hiérarchie existe en droit de l’Union européenne, bien qu’elle ait un temps été incertaine puisqu’elle est principalement le fruit, non des dispositions du droit primaire, mais de la jurisprudence de la Cour de justice (v. notamment : R. MEHDI, « Le respect de l’État de droit en droit européen et dans les relations extérieures », in Société française de droit international (dir.), L’État de droit en droit international, op. cit., p. 219, spéc. pp. 224 et s.). Enfin, au sommet de cette « pyramide » doit se trouver une norme suprême garantissant les droits fondamentaux. Tel est aujourd’hui le cas de l’Union européenne, par le biais, notamment, de l’article 6 du traité sur l’Union européenne (TUE) et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[13] Pour une approche détaillée, cf. infra.

[14] La protection juridictionnelle effective est incontestablement un droit fondamental. La distinction ici faite n’a vocation qu’à insister sur le lien particulier existant entre protection juridictionnelle effective et État de droit.

[15] V. en ce sens : R. MEHDI, « Les retombées de la Communauté de droit dans les États de droit », in J. RIDEAU (dir.), De la Communauté de droit à l’Union de droit. Continuités et avatars européens, op. cit., p. 377, spéc. pp. 401 et s. et J. RIDEAU, « Communauté de droit et États de droit », in Humanité et droit international. Mélanges René-Jean Dupuy, Paris, A. Pedone, 1991, p. 249, spéc. pp. 260 et s.

[16] D’après le site Curia.

[17] V. par exemple : CJCE, 16 décembre 1981, Tymen, aff. 269/80, ECLI:EU:C:1981:303, point 12.

[18] V. par exemple : CJCE, 10 avril 1984, Harz, aff. 79/83, Rec. p. 1921, spéc. p. 1934.

[19] V. par exemple, plus récemment : CJUE, 28 juillet 2016, Tomana e.a. / Conseil et Commission, aff. C-330/15 P, ECLI:EU:C:2016:601, points 3, 12, 13 et 75.

[20] CJCE, 13 juillet 1965, Lemmerz-Werke / Haute autorité, aff. 111/63, Rec. p. 835, spéc. p. 848 (selon la requérante, « d’après les principes de l’état de droit, les pouvoirs publics doivent supporter les conséquences de leurs fautes de service »).

[21] V. les conclusions du Conseil européen de Copenhague des 21 et 22 juin 1993.

[22] V. sur l’« exportation » de l’État de droit à l’Est : F. PARMENTIER, Les chemins de l’État de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, spéc. p. 46 et s. Pourtant, en 1993, Robert BADINTER constatait avec enthousiasme que « l’Europe connait un moment privilégié de son histoire. Pour la première fois, elle ignore la menace d’impérialismes militaires qui voudraient imposer aux autres nations européennes une domination fondée sur la force des armes. Aucun Napoléon, Hitler ou Staline n’émerge à l’horizon de notre fin de siècle. Pour la première fois, notre continent ne connait aucun affrontement irréductible entre des mouvements religieux ou idéologiques. Pour la première fois, tous les États européens se réclament des mêmes valeurs, celles des droits de l’homme et de la démocratie » (R. BADINTER, « L’Europe du droit », EJIL, 1993, p. 15).

[23] Pour les détails de ce mécanisme, cf. infra, I B.

[24] D. SINOU, « Le respect de l’État de droit comme condition de participation à l’Union européenne », in Société française de droit international (dir.), L’État de droit en droit international, op. cit., p. 239, spéc. p. 244.

[25] CJCE, 4 février 1999, Köllensperger et Atzwanger, aff. C-103/97, ECLI:EU:C:1999:52.

[26] Ibid, point 24.

[27] CJCE, 28 octobre 2004, Commission / Portugal, aff. C-185/02, ECLI:EU:C:2004:668, point 26.

[28] CJCE, 11 septembre 2008, Unión General de Trabajadores de la Rioja, ECLI:EU:C:2008:488, aff. jointes C-428 à 434/06, point 80.

[29] Après l’avoir été de 1998 à 2002.

[30] Point 2 de la Résolution du Parlement européen du 17 mai 2017 sur la situation en Hongrie (2017/2656(RSP).

[31] Plus précisément, sont concernées une loi sur le Conseil national de la magistrature, une loi sur l’École nationale de la magistrature, une loi sur l’organisation des juridictions de droit commun et une loi sur la Cour suprême.

[32] CJUE, 1er décembre 2011, Painer, ECLI:EU:C:2011:798, C-145/10, point 113.

[33] CJUE, Gde ch., 6 octobre 2015, Schrems, aff. C-362/14, ECLI:EU:C:2015:650.

[34] Directive 95/46 du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, JOCE, n°L 281 du 23 novembre 1995, p. 31.

[35] Décision 2000/520 du 26 juillet 2000 conformément à la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil relative à la pertinence de la protection assurée par les principes de la « sphère de sécurité » et par les questions souvent posées y afférentes, publiés par le ministère du commerce des États-Unis d’Amérique, JOCE, n°L 215 du 25 août 2000, p. 7.

[36] CJUE, Gde ch., 6 octobre 2015, Schrems, op. cit., point 60.

[37] Articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[38] CJUE, Gde ch., 6 octobre 2015, Schrems, op. cit., point 95. Pour un dernier exemple, en 2016, la Cour de justice a été amenée à définir la notion d’« autorité judiciaire » dans une affaire relative au mandat d’arrêt européen, afin de déterminer si le ministère de la justice lituanien pouvait être qualifié comme tel. La Cour a souligné que le terme d’autorité judiciaire « se réfère au pouvoir judiciaire, lequel doit (…) être distingué, conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, du pouvoir exécutif. Ainsi, les autorités judiciaires s’entendent traditionnellement comme les autorités participant à l’administration de la justice, à la différence, notamment, des ministères ou des autres organes gouvernementaux, qui relèvent du pouvoir exécutif » (CJUE, 10 novembre 2016, Kovalkovas, aff. 477/16 PPU, ECLI:EU:C:2016:861 point 36, nous soulignons). V. déjà, pour une affirmation du lien entre séparation des pouvoirs et État de droit : CJUE, 22 décembre 2010, DEB, aff. C-279/09, ECLI:EU:C:2010:811, point 58.

[39] Cf. supra, I, A.

[40] Selon ce critère, « l’adhésion requiert de la part du pays candidat qu’il ait des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection ».

[41] Article 6, paragraphe 1, TUE.

[42] V. à ce sujet : D. SINOU, « Le respect de l’État de droit comme condition de participation à l’Union européenne », op. cit., p. 239.

[43] Sans qu’il ne soit tenu compte de la voix du représentant de l’État membre en cause (article 7, paragraphe 4, TUE).

[44] Article 7, paragraphes 1 et 5, TUE.

[45] Article 7, paragraphe 2, TUE. V. notamment : D. SIMON, « Article 7 », in V. CONSTANTINESCO, Y. GAUTIER et D. SIMON (dir.), Traités d’Amsterdam et de Nice. Commentaire article par article, Paris, Economica, 2007, p. 40, spéc. pp. 46 et s. Le Conseil peut ensuite modifier ou mettre fin à cette décision, à la majorité qualifiée (article 7, paragraphe 3).

[46] Article 7, paragraphe 1, TUE, nous soulignons. Le Conseil peut également « demander à des personnalités indépendantes de présenter dans un délai raisonnable un rapport sur la situation dans l’État membre en question ».

[47] Toujours sans tenir compte de la voix du représentant de l’État membre concerné.

[48] Cf. supra I, A.

[49] Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit, COM/2014/0158 final.

[50] Communiqué de presse « La Commission européenne présente un cadre en vue de sauvegarder l’État de droit dans l’Union européenne », disponible en ligne (http://europa.eu/rapid/press-release_IP-14-237_fr.htm).

[51] Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit, op. cit.

[52] En ce sens, le Projet de traité instituant l’Union européenne présenté au Parlement européen le 14 février 1984, dit « Projet Spinelli », proposait qu’en « cas de violation grave et persistante de la part d’un État membre des dispositions du présent traité, après constatation par la Cour de justice à la demande du Parlement ou de la Commission, le Conseil européen » puisse « après avoir entendu l’État concerné, prendre sur avis conforme du Parlement des mesures (…) visant à suspendre les droits qui résultent de l’application d’une partie ou de la totalité des dispositions du présent traité à l’État considéré et à ses ressortissants, sans préjudice des droits acquis à ces derniers [et] pouvant aller jusqu’à suspendre la participation de l’État considéré au Conseil européen et au Conseil de l’Union, ainsi qu’à tout autre organe où l’État est représenté comme tel » (article 44, nous soulignons).

[53] V. antérieurement : article 46, alinéa 1, sous d, TUE tel qu’issu du traité d’Amsterdam puis de Nice.

[54] V. SKOURIS, « L’Union européenne en tant que Communauté de valeurs. L’exemple de l’État de droit », in L’exigence de justice. Mélanges en l’honneur de Robert Badinter, p. 701, spéc. p. 708.

[55] Ce nombre devrait être porté à dix si l’arrêt Schrems (précité), y était inclus. Il est vrai que la Cour se réfère dans cet arrêt à l’État de droit alors que l’affaire questionne également l’Union de droit. Il ne rentre cependant pas dans le champ de la présente étude pour deux raisons. D’une part, la Cour de justice se réfère expressément à l’Union de droit dans les passages qui concernent indéniablement cette dernière (point 60). D’autre part, la référence à l’État de droit se justifie dans la mesure où l’État de droit en tant que tel était également en cause, cf. supra I, B.

[56] CJCE, 22 mai 2008, Evonik Degussa / Commission et Conseil, aff. C-266/06 P, ECLI:EU:C:2008:295, point 58.

[57] Anciennement Tribunal de première instance de l’Union européenne. V. notamment : TPI, 30 janvier 2002, max.mobil / Commission, aff. T-54/99, ECLI:EU:T:2002:20, points 48 et 57.

[58] CJCE, ord., 18 octobre 2002, Commission / Technische Glaswerke Ilmenau, aff. C-232/02 P(R), ECLI:EU:C:2002:601, point 85, nous soulignons.

[59] E. CARPANO, État de droit et droits européens. L’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques, op. cit., p. 274.

[60] CJUE, Gde ch., ord, 20 novembre 2017, Commission / Pologne, aff. C-441/17 R, ECLI:EU:C:2017:877, cf. infra, III, A, 1.

[61] Nous soulignons.

[62] V., quant au « flou » qui entoure le passage des principes aux valeurs : L. BURGORGUE-LARSEN, « Article I-2 », in L. BURGORGUE-LARSEN, A. LEVADE et F. PICOD (dir.), Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Commentaire article par article. Partie II : La Charte des droits fondamentaux de l’Union, Bruxelles, Bruylant, 2005, t. 2, p. 50, spéc. p. 53.

[63] Cf. supra, II B.

[64] Dans le même sens, la Cour aurait pu, tout aussi aisément, se référer à la formulation très proche de celle de l’article 6, paragraphe 1, TUE, qu’elle avait consacrée en 2002, selon laquelle il existe des « principes généraux de l’État de droit communs aux traditions constitutionnelles des États membres ». V. en ce sens : CJCE, ord., 18 octobre 2002, Commission / Technische Glaswerke Ilmenau, op. cit., point 85

[65] CJCE, Gde ch., 27 février 2007, Gestoras Pro Amnistía e.a. / Conseil, aff. C-354/04 P, ECLI:EU:C:2007:115. Entre l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam (consacrant la disposition ici évoquée), et le présent arrêt, la Cour a rendu plusieurs arrêts se fondant sur la Communauté de droit et non sur l’article 6, paragraphe 1, TUE. V. par exemple : CJCE, 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores / Conseil, op. cit., point 38 ; CJCE, 10 juillet 2003, Commission / BEI, aff. C-15/00, ECLI:EU:C:2003:396, point 75 et CJCE, 29 avril 2004, Commission / CAS Succhi di Frutta, aff. C-96/499 P, ECLI:EU:C:2004:236, point 63.

[66] Position commune 2001/931/PESC du Conseil du 27 décembre 2001 relative à l’application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme, JOCE, n°L 344 du 28 décembre 2001, p. 93.

[67] CJCE, Gde ch., 27 février 2007, Gestoras Pro Amnistía e.a. / Conseil, op. cit., point 34.

[68] Ibid, points 49 et s.

[69] Ibid, point 51, nous soulignons.

[70] CJCE, Gde ch., 27 février 2007, Segi e.a. / Conseil, aff. C-355/04 P , ECLI:EU:C:2007:116, point 51.

[71] CJCE, Gde ch., 3 mai 2007, Advocaten voor de Wereld, aff. C-303/05, ECLI:EU:C:2007:261.

[72] Décision-cadre 2002/584/JAI du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, JOCE, n°L 190 du 18 juillet 2002, p. 1

[73] CJCE, Gde ch., 3 mai 2007, Advocaten voor de Wereld, op. cit., point 45.

[74] En l’espèce, l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 275, premier alinéa, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

[75] La Cour de justice avait antérieurement admis sa compétence pour connaître d’un recours en annulation introduit contre un acte relavant de la PESC, en l’espèce un accord international, au motif que « bien que la décision attaquée ait été adoptée sur le fondement d’une seule base juridique matérielle relevant de la PESC (…), il résulte du préambule de cette décision que sa base juridique procédurale est l’article 218, paragraphes 5 et 6, TFUE, réglant la procédure de signature et de conclusion des accords internationaux ». Or « il ne saurait être soutenu que la portée de la limitation dérogatoire à la compétence de la Cour prévue aux articles 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et 275 TFUE s’étend jusqu’à exclure que la Cour soit compétente pour interpréter et appliquer une disposition telle que l’article 218 TFUE, qui ne relève pas de la PESC » (CJUE, Gde ch., 24 juin 2014, Parlement / Conseil, aff. C‑658/11, ECLI:EU:C:2014:2025, points 70 et 73). L’année suivante, elle s’est reconnue compétente à l’égard d’un recours en annulation portant sur des mesures prises par la mission entreprise sur la base de l’action commune 2008/124/PESC du Conseil, du 4 février 2008, relative à la mission «État de droit» menée par l’Union européenne au Kosovo, Eulex Kosovo, au motif que « les mesures litigieuses, dont l’annulation était demandée (…) se rapportaient à une passation de marché public qui a engendré des dépenses à la charge du budget de l’Union. Il s’ensuit que le marché en cause relève des dispositions du règlement financier », à l’égard duquel l’exclusion de principe de la compétence de la Cour en matière de PESC ne joue pas (CJUE, 12 novembre 2015, Elitaliana / Eulex Kosovo, aff. C-439/13 P, ECLI:EU:C:2015:753, points 48 et 49). V. sur ces arrêts : I. BOSSE-PLATIERE, « Procédure de conclusion des accords internationaux dans le domaine de la PESC : quand la Cour se fait équilibriste », RTDE, 2014, p. 740 et L. COUTRON, « Tectonique des plaques : quand la protection juridictionnelle érode l’injusticiabilité de la PESC », RTDE, 2016, p. 419.

[76] « L’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde : la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international » (Article 21, paragraphe 1, premier alinéa, TUE).

[77] CJUE, Gde ch., 19 juillet 2016, H / Conseil et Commission, aff. C-455/14 P, ECLI:EU:C:2016:569, point 41.

[78] Ibid.

[79] Ibid, spéc. point 55. V. notamment : I. BOSSE-PLATIERE « Après l’arrêt Elitaliana et avant l’arrêt Rosneft, la Cour restreint les limites de son incompétence en matière de PESC », RTDE, 2017, p. 123.

[80] CJUE, Gde ch., 28 mars 2017, Rosneft, aff. C-72/15, ECLI:EU:C:2017:236. V. sur cet arrêt : L. COUTRON, « Consécration de la compétence préjudicielle de la Cour de justice dans le contentieux des mesures restrictives », RTDE, 2017, p. 418.

[81] Ibid, points 64 et s., spéc. points 72 et 73.

[82] Ibid, points 72 et 73. V. également, sans référence préalable à l’article 2 TUE : CJUE, 21 décembre 2016, Club Hotel Loutraki e.a. / Commission, aff. C-131/15 P, ECLI:EU:C:2016:989, point 49.

[83] CJCE, 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores / Conseil, op. cit., point 38.

[84] V. à cet égard, par exemple : F. BERROD et F. MARIATTE, « Le pourvoi dans l’affaire Union de Pequeños Agricultores c/conseil : le retour de la procession d’Echternach », Europe, 2002, chron. 12 ; R. MEHDI, « La recevabilité des recours formés par les personnes physiques et morales à l’encontre d’un acte de portée générale : l’aggiornamento n’aura pas eu lieu… », RTDE, 2003, p. 23 et D. RITLENG, « Pour une systématique des contentieux au profit d’une protection juridictionnelle effective », in Mélanges en hommage à Guy Isaac. 50 ans de droit communautaire, Toulouse, Presse de l’Université des Sciences sociales de Toulouse, t. 2, p. 735, spéc. pp. 755 et s.

[85] CJUE, Gde ch., 19 juillet 2016, H / Conseil et Commission, op. cit. et CJUE, Gde ch., 28 mars 2017, Rosneft, op. cit.

[86] L. COUTRON, « Consécration de la compétence préjudicielle de la Cour de justice dans le contentieux des mesures restrictives », op. cit., spéc. p. 421.

[87] Avant le traité de Lisbonne, un tel constat pouvait également être formulé à l’égard de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice. V. par exemple : F. PICOD, « Le droit au juge en droit communautaire », in J. RIDEAU (dir.), Le droit au juge dans l’Union européenne, Paris, L.G.D.J., 1998, p. 141, spéc. p. 142 et M. SOUSSE, « État de droit, Communauté de droit et Union de droit face à l’ordre public et à la sécurité intérieure », in J. RIDEAU (dir.), De la Communauté de droit à l’Union de droit. Continuités et avatars européens, op. cit., p. 459, spéc. pp. 465 et s. Le traité de Lisbonne a néanmoins très largement mis fin à cette situation en ce qui concerne l’Espace de liberté, de sécurité et de justice. V. en ce sens : K. LENAERTS, « Le traité de Lisbonne et la protection juridictionnelle des particuliers en droit de l’Union », CDE, 2009, p. 713, spéc. pp. 736 et s. V. aussi, à ce sujet : E. SHARPSTON, « First steps towards an EU jurisprudence on the Area of Freedom, security and Justice (AFSJ) », in J. ILIOPOULOS-STRANGAS, O. DIGGELMANN et H. BAUER (eds.), État de droit, liberté et sécurité en Europe, Athens, Baden-Baden et Bruxelles, Ant. N. Sakkoulas, Nomos Verlagsgesellschaft et Bruylant, 2010, p. 436, spéc. pp. 438 et s.

[88] L’aboutissement de l’État de droit dans les États membres n’est également pas parfait. V., en ce qui concerne la France : G. CANIVET, « État de droit, libertés en France. Perspectives historiques. L’inachevé du droit », in A. LEVI (dir.), Les libertés en France et au Royaume-Uni : État de droit, Rule of Law. A propos de l’anniversaire de la Grande Charte de 1215. Colloque en hommage à Roger Errera, op. cit., p. 47, spéc. pp. 59 et s.

[89] CJUE, Gde ch., 28 mars 2017, Rosneft, op. cit. et L. COUTRON, « Consécration de la compétence préjudicielle de la Cour de justice dans le contentieux des mesures restrictives », op. cit.

[90] Cf. supra I, A.

[91] F. JULIEN-LAFERRIERE, « L’État de droit et les libertés », in Pouvoir et liberté. Etudes offertes à Jacques Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 153.

[92] V. à ce sujet, en droit pénal international : J. FRANCILLON, « État de droit et droit pénal international », in N. GOEDERT (dir.), État de droit et droits de l’homme. Echanges de points de vue France-Iran, op. cit., p. 167, spéc. p. 169.

[93] Cette logique de coopération intergouvernementale n’a été que progressivement remise en cause (v. par exemple : J. P. JACQUE, Droit institutionnel de l’Union européenne, Paris, Dalloz, 9ème éd., 2018, p. 31 et s.).

[94] V. sur la nécessité pour la Cour de justice de légitimer ses arrêts au travers de sa motivation pour susciter une « adhésion raisonnée », alors que « face à des destinataires de tradition et de cultures juridiques différentes », l’Union européenne « n’a pas à sa disposition la force » et souffre d’« un définitif de légitimation démocratique » : D. RITLENG, « Les juridictions communautaires (CJCE et TPI). Commentaire », in H. RUIZ FABRI et J.-M. SOREL (dir.), La motivation des décisions des juridictions internationales, Paris, A. Pedone, 2008, p. 157, spéc. p. 163.

[95] Le seul cas de la France permet d’illustrer cette double menace. La France a ainsi eu recours à un régime d’exception, l’état d’urgence, entre le 14 novembre 2015 et le 1er novembre 2017. Durant cette période, les préfets et le ministre de l’Intérieur ont eu la possibilité de prendre des mesures qui, en dehors de ce régime d’exception, ne peuvent être mises en œuvre qu’après intervention de l’autorité judiciaire (dont des restrictions à la liberté d’aller et venir, des réquisitions de biens et de personnes, des perquisitions à domicile, des fermetures de débits de boisson et de lieux de cultes). À ce régime d’exception, dont les six prorogations successives ont été critiquées, se sont ajoutées les différentes lois ayant pour objectif de créer un régime juridique permanent répondant efficacement à la menace terroriste. Or, ces lois ont aussi été contestées, en raison des risques qu’elles comportent. V. notamment, sur ces questions : M.-L. BASILIEN-GAINCHE, État de droit et états d’exception. Une conception de l’État, op. cit. et P. CASSIA, Contre l’état d’urgence, Paris, Dalloz, 2016. V. à ce sujet, outre-Manche : A. JAKAB, « The Rule of Law and the Terrorist Challenge. A Map of Possible Arguments in the Dilemma of Security vs. Liberty », in J. ILIOPOULOS-STRANGAS, O. DIGGELMANN et H. BAUER (eds.), État de droit, liberté et sécurité en Europe, op. cit., p. 17.

[96] Recommandation (UE) 2016/1374 de la Commission du 27 juillet 2016 concernant l’État de droit en Pologne, JOUE, n° L 217 du 12 août 2016, p. 53 ; Recommandation (UE) 2017/146 de la Commission du 21 décembre 2016 concernant l’État de droit en Pologne complétant la recommandation (UE) 2016/1374, JOUE, n°L 22 du 27 janvier 2017, p. 65 ; Recommandation (UE) 2017/1520 de la Commission du 26 juillet 2017 concernant l’État de droit en Pologne complétant les recommandations (UE) 2016/1374 et (UE) 2017/146, JOUE, n°L 228 du 2 septembre 2017, p. 19 et Recommandation (UE) 2018/103 de la Commission du 20 décembre 2017 concernant l’état de droit en Pologne complétant les recommandations (UE) 2016/1374, (UE) 2017/146 et (UE) 2017/1520, JOUE, n° L 17 du 23 janvier 2018, p. 50.

[97] Proposition motivée, présentée par la Commission conformément à l’article 7, paragraphe 1, du TUE, concernant l’état de droit en Pologne, COM(2017) 835 final.

[98] Cf. supra I, A.

[99] CJUE, Gde ch., ord, 20 novembre 2017, Commission / Pologne, op. cit., point 94.

[100] Il en va ainsi dans l’arrêt de principe Les Verts / Parlement (op. cit.). V. pour des exemples plus récents : CJUE, 26 juin 2012, Pologne / Commission, aff. C‑335/09 P, ECLI:EU:C:2012:385, point 48 et CJUE, 19 décembre 2013, Telefónica SA / Commission, aff. C-274/12 P, ECLI:EU:C:2013:852, point 56.

[101] CJUE, Gde ch., ord, 20 novembre 2017, Commission / Pologne, op. cit., point 102.

[102] Ce qui justifie, pour rappel, que cette ordonnance n’ait pas été étudiée plus tôt.

[103] CJUE, Gde ch., 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C-64/16, ECLI:EU:C:2018:117.

[104] V., pour le détail : ibid, point 6, citant la loi portugaise.

[105] Ibid, point 14.

[106] Ibid, point 13.

[107] V. notamment en ce sens : E. CARPANO, État de droit et droits européens. L’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques, op. cit., p. 273.

[108] CJUE, Gde ch., 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, op. cit., dispositif.

[109] Ibid, point 30. Nous rappelons ici que si l’Union ne peut être assimilée à un État de droit, l’Union de droit inclut bien les États membres et peut donc être évoquée à leurs égards.

[110] Ibid, point 30. L’importance de cette confiance est également évoquée à plusieurs reprises dans le nouveau cadre de l’Union pour renforcer l’état de droit (op. cit.). V. également : V. SKOURIS, « L’Union européenne en tant que Communauté de valeurs. L’exemple de l’État de droit », op. cit., spéc. p. 709.

[111] Ibid. point 31.

[112] V. en ce sens : C. VIAL, « Un paradoxe cohérent et surmontable : le difficile respect de l’État de droit dans l’Union (des États) de droit », in Les droits de l’homme à la croisée des droits. Mélanges en l’honneur de Frédéric Sudre, Paris, Lexisnexis, 2018, p. 823, spéc. p. 829 et s.

[113] CJUE, Gde ch., 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, op. cit. point 32, nous soulignons.

[114] Ibid, point 33.

[115] Ibid, point 29.

[116] Article 51, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux.

[117] V. notamment : CJUE, Gde ch., 26 février 2013, Åkerberg Fransson, aff. C-617/10, ECLI:EU:C:2013:105, points 17 et s.. V. également : F. BENOIT-ROHMER, « Chronique UE et droits fondamentaux – Champ d’application de la Charte (art. 51) », RTDE, 2018, p. 454.

[118] « À titre liminaire, il y a lieu d’observer, quant au champ d’application ratione materiae de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, que cette disposition vise « les domaines couverts par le droit de l’Union », indépendamment de la situation dans laquelle les États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte » (point 29, précité).

[119] « Article19(1) TEU may from now on be relied upon to challenge any national measure which may undermine the independence of any national court which may hear ‘questions concerning the application or interpretation of EU law’ (para. 40). The key ‘test’ is therefore whether the relevant national court has jurisdiction (or not) over potential questions of EU law. If this understanding is correct, the Court’s approach may be viewed as ground-breaking as most if not all national courts are, at least theoretically, in this situation » (L. PECH et S. PLATON, « Rule of Law backsliding in the EU: The Court of Justice to the rescue? Some thoughts on the ECJ ruling in Associação Sindical dos Juízes Portugueses », EU Law Analysis, disponible en ligne : https://eulawanalysis.blogspot.com/2018/03/rule-of-law-backsliding-in-eu-court-of.html). V. également : J.-P. JACQUE, « État de droit et confiance mutuelle », RTDE, 2018, p. 239.

[120] CJUE, Gde ch., 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, op. cit. points 46 et 52.

[121] Ibid, point 36.

[122] Allocution introductive intitulée  « The Court of Justice and National Courts: a Dialogue Based on Mutual Trust and Judicial Independence » et prononcée le 19 mars 2018 lors de la conférence Application of the European law in jurisprudence organisée par la Cour suprême administrative polonaise. Disponible en ligne : .

JuriFast headings»

[123] V. par exemple : Rapport global de suivi sur le degré de préparation à l’adhésion de l’UE de la Bulgarie et de la Roumanie, COM(2005) 534 final, point 2.2.2. Depuis 2011, le respect de l’État de droit par les États candidats fait d’ailleurs partie des premières exigences contrôlées par la Commission européenne. V. en ce sens, notamment, les conclusions du Conseil du 5 décembre 2011 sur l’élargissement et le processus de stabilisation et d’association, (18089/1/11 REV 1).

[124] V. par exemple : J. CZUCZAI, « Constitutional preparation for EU accession in the new central and eastern european member states : is the rule of law better than the rule of politics ? », in The european union. An ongoing process of integration. Liber amicorum Alfred. E. Kellermann, The Hague, T. M. C. Asser Press, 2004, p. 269 ; F. DE LA SERRE, « L’élargissement aux PECO : quelle différenciation ? », RMCUE, 1996, p. 642, spéc. p. 645 et s ; K. INGLIS, « The Europe agreements compared in the light of their pre-accession reorientation », CML Rev., 2000, p. 1173, spéc. p. 1176 ; G. JOLY, « Le processus d’élargissement de l’UE », RMCUE, 2002, p. 239, spéc. p. 240 et N. RAGARU, « La Bulgarie et la Roumanie aux portes de l’Union européenne : un si long espoir », Pouvoirs, 2003, n° 106, p. 99, spéc. p. 105 et s.

[125] A cet égard, Jacques CHEVALLIER souligne que la théorie de l’État de droit ne peut s’épanouir que dans « un terreau idéologique, enracinée dans une certaine réalité sociale et politique ». Ainsi, « privée de ce substrat, coupée de ces références, elle n’apparaît plus que comme une coquille vide, un cadre formel et devient à proprement parle ‘‘in-signifiante’’ ». Plus précisément, « l’État de droit apparaît comme une organisation politique et sociale destinée à mettre en œuvre les principes de la démocratie libérale » (L’État de droit, op. cit., pp. 49 et 50). V. aussi : : F. PARMENTIER, Les chemins de l’État de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie, op. cit..

[126] CJUE, Gde ch., 25 juillet 2018, LM, aff. C-216/18 PPU, ECLI:EU:C:2018:586.

[127] « En vue de son arrestation et de sa remise auprès desdites juridictions aux fins de l’exercice de poursuites pénales, notamment pour trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes », (ibid, point 14).

[128] Considérant 6 et articles 3 et 4 de la décision-cadre 2002/584/JAI du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, op. cit.

[129] CJCE, Gde ch., 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, aff. jointes C‑404 et 659/15 PPU, ECLI:EU:C:2016:198. V. notamment : E. BROUSSY, H. CASSAGNABERE et Ch. GÄNSER, « Une autorité judiciaire peut être tenue de reporter l’exécution d’un mandat d’arrêt européen si l’intéressé risque de subir des traitements inhumains ou dégradants après sa remise à l’État membre d’émission », AJDA, 2016, p. 1059.

[130] Proposition motivée, présentée par la Commission conformément à l’article 7, paragraphe 1, du TUE, concernant l’état de droit en Pologne, op. cit..

[131] CJUE, Gde ch., 25 juillet 2018, LM, op. cit., point 21.

[132] Ibid, point 24.

[133] Ibid, point 25.

[134] Ibid, point 35.

[135] Ibid, points 36 à 41 et points 55 et s. V. déjà, notamment : CJUE, plén., 18 décembre 2014, avis 2/13, ECLI:EU:C:2014:2454, points 191 et s.

[136] Article 1, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584/JAI, op. cit. et CJUE, Gde ch., 25 juillet 2018, LM, ibid, point 45.

[137] CJCE, Gde ch., 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, op. cit., point 86 et CJUE, Gde ch., 25 juillet 2018, LM, ibid, point 45.

[138] L’État de droit n’est directement évoqué par l’avocat général que lorsqu’il s’interroge sur les rapports qui existent entre l’article 7 TUE et l’examen que la juridiction nationale se propose d’effectuer (CJUE, Gde ch., 25 juillet 2018, LM, ibid, conclusions Evgeni TANCHEV, points 37 et s.).

[139] Ibid, conclusions Evgeni TANCHEV, points 60 et s.

[140] Ibid, point 48, nous soulignons. V. pour la justification de cette affirmation fondée sur l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses (op. cit.): points 49 et s. (« en effet »).

[141] Ibid, points 49 et s.

[142] Ibid, points 63 à 67.

[143] Ibid, point 61.

[144] Ibid, point 68.

[145] Nous soulignons.

[146] CJUE, Gde ch., 25 juillet 2018, LM, op. cit., points 71 à 73.

[147] Ibid, point 74.

[148] Ibid, point 75, nous soulignons.

[149] CJUE, 25 juillet 2018, ML, aff. C-220/18 PPU, ECLI:EU:C:2018:589.

[150] Ibid, points 57 et s. L’arrêt Aranyosi et Căldăraru, (op. cit.) ne faisait pas davantage référence à l’État de droit.

[151] V. en ce sens : article 260 TFUE et CJUE, Gde ch., ord, 20 novembre 2017, Commission / Pologne, op. cit., point 102 (où la Cour a « fait œuvre d’architecte en confectionnant, de manière innovante, un mécanisme d’astreinte applicable dès le stade du recours en manquement initial ». V. en ce sens : L. COUTRON, « La Cour de justice au secours de la forêt de Bialowieska. Coup de tonnerre dans le recours en manquement ! », RTDE, 2018, p. 380.

[152] https://ec.europa.eu/commission/news/protecting-and-strengthening-rule-law-europe-2019-apr-03_fr.

[153] http://europa.eu/rapid/press-release_IP-18-3570_fr.htm.

[154] V. également en ce sens : L. PECH et S. PLATON, « Rule of Law backsliding in the EU: The Court of Justice to the rescue? Some thoughts on the ECJ ruling in Associação Sindical dos Juízes Portugueses », op. cit. et C. VIAL, « Un paradoxe cohérent et surmontable : le difficile respect de l’État de droit dans l’Union (des États) de droit », in op. cit., spéc. pp. 830 et 831.

[155] CJUE, affaire pendante, Commission / Pologne, aff. C-192/18.

[156] CJUE, affaire pendante, Commission / Pologne, aff. C-619/18.

[157] CJUE, ord. de la Vice-Présidente de la Cour, 19 octobre 2018, Commission / Pologne, aff. C‑619/18 R, ECLI:EU:C:2018:852.

[158] Ibid, points 16 et 17. Une telle affirmation n’a été faite qu’une seule fois antérieurement, dans le cadre d’un pourvoi introduit par la Commission contre un arrêt du Tribunal de l’Union européenne portant sur un litige relatif à un soutien financier accordé par l’Union dans le cadre du Septième programme-cadre pour des actions de recherche, de développement technologique et de démonstration (2007-2013). V. : CJUE, ord de la Vice-Présidence de la Cour, 21 février 2014, Commission / ANKO, aff. C‑78/14 P-R, ECLI:EU:C:2014:93, point 12.

[159] La Pologne a officiellement pris les mesures nécessaires au respect de cette ordonnance, tout en critiquant la solution délivrée et son origine. V., pour le contexte et la stratégie politique qui entourent ces mesures : L. PECH et P. WACHOWIEC, « 1095 Days Later: From Bad to Worse Regarding the Rule of Law in Poland (Part I) », disponible en ligne (https://verfassungsblog.de/1095-days-later-from-bad-to-worse-regarding-the-rule-of-law-in-poland-part-i/).

[160] CJUE, Gde ch., ord., 17 décembre 2018, Commission / Pologne, op. cit. ECLI:EU:C:2018:1021.

[161] La grande chambre vérifiant notamment, en ce qui concerne le fumus boni juris, que « les arguments avancés par la Commission, dans le cadre de ses deux moyens, n’apparaissent pas, à première vue, comme étant dépourvus de fondement sérieux » (ibid, points 39 à 49).

[162] Ibid, points 40 et s., 66 et s., 74 et s. et 82 et s.

[163] V. notamment, pour les renvois préjudiciels dont la demande est disponible, les affaires suivantes : C‑668/18,C‑522/18, C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18. Les trois dernières affaires ont été jointes, et toutes font l’objet de la procédure accélérée prévue à l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour.

[164] V. en ce sens : https://ec.europa.eu/commission/news/protecting-and-strengthening-rule-law-europe-2019-apr-03_fr.

[165] V. sur les mesures prises à l’encontre de juges polonais ayant opéré des renvois préjudiciels : L. PECH et P. WACHOWIEC, « 1095 Days Later: From Bad to Worse Regarding the Rule of Law in Poland (Part II) », disponible en ligne (https://verfassungsblog.de/1095-days-later-from-bad-to-worse-regarding-the-rule-of-law-in-poland-part-ii/).

[166] K. LENAERTS, « The Court of Justice and National Courts: a Dialogue Based on Mutual Trust and Judicial Independence », op. cit.  (« the ultimate guarantor of the rule of law within the EU»).

[167] V. SKOURIS, « L’Union européenne en tant que Communauté de valeurs. L’exemple de l’État de droit », op. cit., spéc. p. 713.

Et si le Conseil constitutionnel était une « Cour constitutionnelle de référence » ?

$
0
0

 

Le président du Conseil constitutionnel a affirmé à plusieurs reprises que cette institution était, ou était en passe de devenir, une « Cour constitutionnelle de référence ». Pour des raisons qui tiennent à la composition, au fonctionnement et aux décisions du Conseil, ce constat semble assez peu réaliste.

 

Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

 

Le Conseil constitutionnel est-il une juridiction ? La question a beaucoup animé la doctrine et les observateurs de la vie politique pendant les années 70, après la décision Liberté d’association[1] et l’ouverture de la saisine à la minorité parlementaire. En 1979, François Luchaire dressait l’état de la controverse et observait que la thèse juridictionnelle paraissait dominante[2]. De nos jours, il est convenu d’observer que ce débat manque d’intérêt[3]. La question ne se pose plus tellement en ces termes.

D’abord, l’un des principaux éléments avancés contre la thèse juridictionnelle touchait au caractère très imparfait de la procédure contradictoire suivie devant le Conseil constitutionnel[4]. Or, si le contrôle de constitutionnalité a priori souffre toujours de certains défauts à cet égard[5], la création de la question prioritaire de constitutionnalité s’est accompagnée d’un certain nombre de garanties procédurales qui, selon l’opinion établie, renforcent l’aspect juridictionnel du Conseil[6]. Certes, « l’éternelle question de la nature du Conseil constitutionnel »[7] n’est pas tout à fait tranchée[8]. En témoigne l’insistance persistante sur la nécessaire « juridictionnalisation » du Conseil[9], effort qui révèle que le Conseil n’est peut-être pas encore tout à fait une juridiction. Mais le débat des années soixante-dix a tout de même perdu en intensité.

Ensuite et surtout, du point de vue scientifique, l’interrogation sur la nature juridictionnelle du Conseil ne peut avoir de sens qu’à la condition de s’entendre sur ce qu’est une juridiction. Ceux qui insistaient sur des éléments formels, tels que la procédure ou la composition, ou sur la terminologie (« Conseil » et non « Cour », « membres » et non « juges ») doutaient de la qualité juridictionnelle. Ceux qui préféraient se concentrer sur les attributions du Conseil étaient conduits à le qualifier de juridiction[10].

Mais le véritable objet du débat a toujours été ailleurs. Reconnaître ou non le Conseil comme un juge est un choix qui s’insère dans une stratégie. Les critères de définition de la juridiction sont sélectionnés en fonction de la conclusion à laquelle on souhaite parvenir. Comme le remarquait François Luchaire, ceux qui refusent au Conseil la qualité de juridiction le font pour le critiquer[11]. L’auteur omettait néanmoins d’observer que l’inverse est aussi vrai : on qualifie le Conseil de juridiction pour renforcer l’institution et ceux qui gravitent autour d’elle. L’importance d’établir cette qualité juridictionnelle pour fonder la nouvelle science du droit constitutionnel – aixoise et jurisprudentielle – est désormais bien connue[12]. Mais il est aussi dans l’intérêt du Conseil constitutionnel lui-même d’apparaître comme une juridiction.

Dans le passé, certains membres du Conseil ne partageait pas cet avis. Bernard Chenot, brièvement membre entre 1962 et 1964, affirmait quinze ans plus tard n’avoir « jamais pensé une seconde que le Conseil constitutionnel fût un organe juridictionnel, c’est un corps politique par son recrutement et par les fonctions qu’il remplit »[13]. Dans un article publié à la fin de son mandat, François Goguel avouait que la question de la nature juridictionnelle du Conseil lui paraissait « bien académique » : « je ne parviens pas à me passionner pour ce problème »[14].

De tels propos semblent aujourd’hui inimaginables. Lors d’un colloque organisé à l’occasion des quarante ans du Conseil, l’ancien secrétaire général de l’institution, Bruno Genevois, tenait des propos inverses à ceux de Bernard Chenot : « J’ai toujours pensé que le Conseil constitutionnel lorsqu’il statue sur la conformité d’un texte à la Constitution était une juridiction et que la reconnaissance de son caractère juridictionnel était la meilleure source de sa légitimité »[15]. Dix ans plus tard, l’ancien président Robert Badinter sera encore plus clair : « Pour ma part, je considérais que l’intérêt du Conseil était d’apparaître comme une juridiction aux yeux de tous »[16].

On ne peut que partager cette appréciation du duo qui régna sur le Conseil de 1986 à 1992. Le Conseil constitutionnel détient le pouvoir de s’opposer aux lois votées par le parlement. Il lui faut donc affronter un problème de légitimité qu’il n’est susceptible de surmonter qu’à la condition d’être perçu comme une juridiction. On peut admettre que le Conseil veille, au terme d’une analyse juridique, au respect de la Constitution. Une telle thèse a pour elle un certain nombre d’arguments qui la rendent robuste[17], à défaut d’être inattaquable. Il est en revanche beaucoup plus hasardeux de faire admettre l’idée que quelques individus non élus se prononcent selon leurs convictions politiques ou leur « sagesse ». Pour que le contrôle de constitutionnalité des lois soit susceptible d’être accepté, il faut qu’il soit l’œuvre d’une juridiction. On comprend donc que les présidents du Conseil constitutionnel, porte-paroles de l’institution, aient fréquemment insisté sur son caractère juridictionnel[18].

Récemment, néanmoins, un cap a été franchi. Il ne s’agit plus seulement, dans le discours émanant de l’institution, d’affirmer son caractère juridictionnel. Les prémisses de cette ambition supplémentaire se trouvent, là encore, chez Robert Badinter. « [J]e pensais que l’affirmation du Conseil constitutionnel comme une véritable juridiction », expliquera-t-il en 2009, « devait lui permettre de prendre sa place dans le cercle des Cours constitutionnelles européennes où je souhaitais lui voir jouer un rôle exemplaire »[19]. Dès 1994, le président Badinter prétendait que « [l]a jurisprudence du Conseil constitutionnel a défini un corpus important de principes juridiques notamment dans le domaine des libertés, qui peut aisément se comparer à l’œuvre des autres juridictions constitutionnelles européennes. […] Le Conseil constitutionnel a pris rang parmi ces juridictions et sa réputation internationale ne le cède en rien à celle des autres grandes cours constitutionnelles européennes »[20].

Autrement dit, le Conseil constitutionnel n’est pas simplement devenu une juridiction. Il est une Cour constitutionnelle du même calibre que les cours les plus influentes qui existent dans d’autres États européens. Or, l’actuel président du Conseil a fait de ce discours un axe fort de son mandat. La question de la qualité juridictionnelle du Conseil est bel et bien dépassée. L’enjeu, aujourd’hui, n’est plus de faire du Conseil une simple Cour constitutionnelle, mais « une Cour constitutionnelle de référence ». Dans une série de prises de position publiques, Laurent Fabius a insisté sur cette ambition. La « nature juridictionnelle » du Conseil est aujourd’hui « reconnue », affirmait-il par exemple en 2017 lors de ses vœux au président de la République. Mais, « [c]omme toute institution, le Conseil peut cependant sans doute faire l’objet d’améliorations, afin de s’affirmer sans cesse davantage en France, en Europe et au-delà comme une Cour constitutionnelle de référence »[21]. « Ayant conquis sa place », déclarait-il un peu plus tôt, « le Conseil doit affermir son rôle, c’est-à-dire être de plus en plus perçu au plan national et international comme une Cour constitutionnelle de référence »[22]. Bref, comme il l’avait annoncé sans ambages quelques semaines après sa prise de fonction : « Je souhaite […] faire du Conseil constitutionnel une Cour constitutionnelle de référence »[23].

Ce qualificatif semble recouvrir deux aspects. Au plan national, il s’agit de placer la Constitution, ou plus précisément la jurisprudence du Conseil constitutionnel, au centre du débat public, comme c’est le cas dans d’autres pays. Ainsi, en Allemagne, c’est « à raison de l’action de la Cour » que la Loi Fondamentale est devenue « le ‘centre’ du système juridique et politique allemand »[24]. Laurent Fabius souhaite qu’il en aille de même en France, qu’une avenue de la Constitution soit susceptible d’être inaugurée à Paris, c’est-à-dire que la Constitution joue en France le même « rôle prééminent [qu’elle tient] dans l’esprit de nombreuses grandes démocraties »[25].

À l’étranger, il s’agit d’œuvrer au « rayonnement international » du Conseil, car « l’influence internationale de notre droit participe de l’influence générale de la France »[26]. L’objectif semble donc de faire en sorte que les cours étrangères s’inspirent des décisions rendues par le Conseil constitutionnel[27]. Témoigne de cette attitude le discours récemment donné à la Cour européenne des droits de l’homme dans lequel, selon le titre donnée à cette intervention sur le site du Conseil, « Laurent Fabius appelle les cours suprêmes de toute l’Europe à la persévérance, à la vigilance et à la résistance »[28], un peu comme si le Conseil constitutionnel était déjà la « Cour de référence » vers laquelle convergeaient tous les regards.

La question actuelle n’est donc plus, comme dans les années soixante-dix, de savoir si le Conseil constitutionnel est une juridiction, mais s’il est une « Cour constitutionnelle de référence ». Or, ce renforcement de la thèse facilite sa vérification. Nombreuses sont les conditions dont le caractère nécessaire peut prêter à controverse lorsqu’il s’agit de qualifier un organe de juridiction, mais dont on paraît pouvoir aisément considérer qu’ils doivent être remplis par une « Cour constitutionnelle de référence ». Avant d’examiner si la nouvelle ambition du Conseil constitutionnel est raisonnable, deux précisions s’imposent. Il est d’abord évident qu’une « Cour constitutionnelle de référence » n’est pas un objet naturel aux caractéristiques objectives. On posera ici certains critères dont on espère qu’ils paraitront assez intuitifs. Ensuite, l’analyse qui va suivre n’est pas prescriptive : il ne s’agit pas d’affirmer qu’il serait souhaitable que le Conseil constitutionnel soit une Cour constitutionnelle de référence[29]. On entend simplement examiner s’il a déjà atteint cet objectif, ou du moins apprécier la distance qui l’en sépare.

 

I Une Cour constitutionnelle de référence est composée de juristes

 

La critique de la composition du Conseil constitutionnel est désormais un passage obligé dans la littérature consacrée à l’institution. Sans même parler de l’appartenance de droit des anciens présidents de la République[30], aujourd’hui unanimement décriée y compris au sein du Conseil lui-même[31], la lourde proportion de personnalités politiques en son sein lui vaut de nombreux reproches[32]. La question de savoir si une juridiction doit uniquement être composée de juristes peut prêter à débat. François Luchaire écartait par exemple ce critère, arguant qu’une organe qui exerce des compétences juridictionnelles est une juridiction, quelle que soit sa composition[33]. Vedel citait à cet égard la Haute Cour de Justice[34], et l’on pourrait mentionner les juridictions universitaires. Mais chacun s’accordera sans doute à considérer qu’une Cour constitutionnelle de référence est composée de juristes chevronnés, et non de personnalités ayant peut-être obtenu une Licence en droit avant de consacrer l’essentiel de leur activité à la vie politique.

Certes, de grand juristes ont siégé au Conseil constitutionnel. Mais c’est aujourd’hui que cet organe prétend au statut de Cour constitutionnelle de référence. Or, écrirait-on encore de nos jours, comme Michel Verpeaux en 2001, que « les autorités de nomination [ont] eu la sagesse de désigner des membres de très grande qualité », et que « les juristes [sont] très largement majoritaires au sein du Conseil constitutionnel »[35] ? Il n’est pas envisageable que le futur membre d’une Cour constitutionnelle de référence affirme avec un sourire, devant les parlementaires appelés à confirmer sa nomination, ne pas savoir grand chose du droit constitutionnel[36]. Il n’est pas envisageable qu’un autre futur membre évoque le « Protocole de 1946 » pour décrire la Préambule de la Constitution de la quatrième République[37]. Il n’est pas envisageable que les personnes appelées à siéger au sein d’une Cour constitutionnelle de référence affirment avoir l’intention d’apprendre le droit constitutionnel une fois en fonction. Pourquoi les juges des cours étrangères prêteraient-ils une attention soutenue aux décisions rendues par des débutants ?

Les juristes ne sont ni forcément « un peu asséchés »[38], ni « élevés dans la vénération de la loi »[39]. On peut certes préférer que d’éminents personnages politiques dénués de compétence particulière en droit siègent à la Cour constitutionnelle. Simplement, on doit alors accepter que l’organe ainsi composé ne soit pas une Cour constitutionnelle de référence. On ne peut se satisfaire que les membres d’une telle Cour soient simplement « aidés » par de bons juristes[40].

Le sujet de la composition du Conseil constitutionnel a été trop rebattu pour qu’il soit justifié d’y insister beaucoup ici. Deux remarques peut-être un peu moins fréquentes suffiront. La première, que l’on n’espère pas trop irrespectueuse, porte sur l’âge des membres du Conseil. En Allemagne, la limite d’âge des juges constitutionnels est fixée à 68 ans[41]. En 2019, un seul membre du Conseil constitutionnel est au-dessous de cette limite. L’année prochaine, il n’y en aura plus aucun. Si le nombre d’années contribue sans doute à la sagesse et à l’indépendance[42], n’est-il pas un frein à l’énergie nécessaire au sein d’une Cour constitutionnelle de référence ? Ne contribue-t-il pas à laisser le pouvoir à un secrétaire général plus jeune et impétueux ?

La seconde remarque tient aux professeurs de droit. Le sujet est délicat, tant il est tentant d’affirmer que si les universitaires critiquent la composition du Conseil, c’est parce qu’ils aimeraient y siéger[43]. Peut-être y a-t-il une part de vérité dans cette observation, mais elle demeure difficile à établir avec certitude. Un point, néanmoins, mérite d’être soulevé, à savoir que les règles applicables empêchent la nomination de « véritables » professeurs de droit, c’est-à-dire d’individus qui exercent ce métier, et non de personnes auxquelles on peut simplement attribuer un titre obtenu de longue date. Lorsque Waline ou Vedel siégeaient au Conseil, ils continuaient à enseigner à l’université[44]. En 1995, le régime des incompatibilités applicables aux membres du Conseil constitutionnel a été renforcé pour être calqué sur celui des parlementaires[45]. Ainsi, l’exception professorale à l’interdiction du cumul s’appliquait aux membres du Conseil. En 2013, néanmoins, sur proposition du député Thomas Thévenoud, les membres du Conseil se sont vus interdire « toute fonction publique et […] toute autre activité professionnelle ou salariée »[46]. Pour être nommé au Conseil constitutionnel, un professeur doit donc renoncer à exercer son métier[47]. Il est difficile d’affirmer avec certitude que cette situation s’oppose à la formation d’une Cour constitutionnelle de référence. Mais on peut rappeler que la Cour constitutionnelle allemande, qui peut sans doute être qualifiée de la sorte, est une Cour de professeurs[48]. La loi qui organise la Cour édicte une incompatibilité avec « toute autre activité professionnelle que celle de professeur de droit au sein d’une université allemande »[49].

 

II Une Cour constitutionnelle de référence respecte les règles qui s’appliquent à elle

 

N’est-on pas en droit d’attendre d’une Cour constitutionnelle de référence qu’elle respecte les règles qui gouvernent son organisation et le statut de ses membres ? Force est de reconnaître que, en la matière, le Conseil fait preuve d’une certaine nonchalance que quelques exemples permettent d’illustrer.

L’article 14 de l’ordonnance de 1958 impose un quorum : « Les décisions et les avis du Conseil constitutionnel sont rendus par sept conseillers au moins, sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal ». Or, il n’est pas rare que six membres du Conseil prétendent rendre une décision[50]. Dans un tel cas de figure, grâce à la voix prépondérante du président, trois personnes peuvent décider d’abroger une norme législative. C’est bien peu de monde, pour une Cour constitutionnelle de référence.

Le Conseil ne donne guère d’explications sur les raisons de ces absences[51], ni sur la force majeure, qu’il se contente de constater dans l’auto-commentaire qu’il publie aux côtés de la décision : « Le Conseil constitutionnel a dûment constaté, conformément à l’article 14 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, qu’il devait, en raison d’un cas de force majeure, déroger au quorum prévu par cet article ». Il est difficile de se garder de l’impression que toute violation du quorum est assimilée à un cas de force majeure, et une telle interprétation de l’article 14 est intenable. Les avis peuvent certes diverger quant à ce qui constitue un cas de force majeure, mais on ne saurait retenir une interprétation qui revient à considérer que toute décision du Conseil doit être rendue par sept membres… sauf s’ils sont moins. Une telle lecture aboutit en effet à supprimer la règle du quorum.

La question n’est pas dénuée d’importance : il est en effet envisageable, en s’appuyant sur Adolf Merkl[52], de défendre l’idée qu’une prétendue « décision » rendue par moins de sept conseillers en dehors d’un cas de force majeure n’est pas à proprement parler une décision du Conseil. Le quorum est une condition de validité, dont le non respect empêche la production d’une décision valide. En suivant ce raisonnement, la loi prétendument abrogée par ces six conseillers est toujours en vigueur, et les tribunaux doivent continuer de l’appliquer.

Ces violations du quorum s’accompagnent d’autres manquements aux règles applicables au Conseil. Chacun sait par exemple que le président du Conseil, Laurent Fabius a été nommé en novembre 2017 « Haut référent pour la gouvernance environnementale » par l’Organisation des Nations Unies, ce qui ne semble guère conforme aux incompatibilités établies par l’article 4 de l’ordonnance de 1958[53] et pose à tout le moins problème du point de vue de l’impartialité objective, de l’apparence d’indépendance du Conseil[54]. En décembre 2017, Michel Charasse a été nommé au « Conseil d’orientation du Domaine de Chambord », ce qui l’a conduit à se déporter dans une QPC qui impliquait ledit domaine[55], mais n’en demeure pas moins une violation des incompatibilités.

Les membres du Conseil disposent d’un instrument pour sanctionner ces manquements. En vertu de l’article 10 de l’ordonnance de 1958, ils ont la possibilité de « constate[r] la démission d’office », c’est-à-dire d’exclure le membre qui n’a pas respecté les incompatibilités. Une telle décision peut également être prise, « s’il y a lieu », en cas de violation des autres obligations applicables aux membres du Conseil[56]. Le Conseil peut aussi, de manière plus douce, prononcer une sorte de blâme envers le membre qui a manqué à ses obligations[57]. Cette possibilité est néanmoins neutralisée par le décret de 1959 : une telle décision doit être prise à la majorité des membres composant le Conseil, y compris les membres de droit. Si l’on considère, selon l’opinion établie, que tous les anciens présidents de la République appartiennent, qu’ils le veuillent ou non, au Conseil[58], sept voix sont aujourd’hui nécessaires pour constater un manquement.

On conçoit, de toutes les manières, qu’il soit assez délicat pour les membres du Conseil de prendre une telle décision contre un des leurs. Mais le chemin vers une Cour constitutionnelle de référence passe peut-être par là : la délicatesse ne devrait pas prévaloir sur le fonctionnement et le prestige de l’institution. De ce point de vue, le projet de révision constitutionnelle qui entend mettre fin à l’appartenance des anciens présidents au Conseil tout en faisant un sort à part à Valéry Giscard d’Estaing va également dans la mauvaise direction[59].

Il est en revanche une obligation applicable aux membres du Conseil dont le respect s’oppose au développement d’une Cour constitutionnelle de référence. Prévue aux articles 7 de l’ordonnance de 1958 et 2 du décret de 1959, l’obligation de réserve interdit aux membres du Conseil « de prendre aucune position publique sur les questions ayant fait ou susceptibles de faire l’objet de décisions de la part du Conseil ». Autrement dit, il est interdit aux membres de parler publiquement de la jurisprudence du Conseil ou plus généralement du droit. Certes, en pratique, les membres du Conseil n’observent pas scrupuleusement cette interdiction, et invoquent surtout l’obligation de réserve lorsqu’elle les arrange[60]. Mais il n’en demeure pas moins que ce mutisme imposé s’oppose à placer le Conseil constitutionnel et ses décisions au centre des débats politiques et sociaux.

En novembre 2017, la Cour constitutionnelle allemande s’est donnée des lignes directrices qui insistent au contraire sur l’importance de cette activité de communication. « En raison de la place de la Cour constitutionnelle comme organe constitutionnel, et de l’importance sociale et politique de ses décisions, les membres de la Cour […] contribuent à l’explication et à la transmission […] de sa jurisprudence au niveau national et international »[61]. Les juges doivent certes veiller à sauvegarder la dignité et l’apparence d’impartialité de la Cour, mais ils sont incités à s’exprimer sur sa jurisprudence. Les publications, les conférences, les discours et les interviews sont explicitement envisagés[62]. En France, lors d’un colloque consacré au Conseil constitutionnel, le président de l’institution pouvait conclure son allocution d’ouverture de la manière suivante : « L’obligation de réserve qui s’impose aux membres du Conseil constitutionnel leur interdira, vous le comprenez bien, de prendre part aux débats qui vont se dérouler ici »[63]. Comment devenir une Cour constitutionnelle de référence si les membres les plus éminents, qui ont la capacité de présenter et discuter les décision du Conseil, s’en abstiennent et se limitent à « présenter les arguments pour et les arguments contre telle ou telle décision »[64], rechignent à se prononcer « sur les déductions et les vues d’avenir retenues par l’auteur [d’une thèse], car ce serait prendre une position publique sur des questions susceptibles d’être portées devant le Conseil constitutionnel »[65] ? Le Conseil constitutionnel ne peut devenir une Cour constitutionnelle de référence s’il se mure dans le silence.

 

III Une Cour constitutionnelle de référence donne les termes du débat

 

La Cour constitutionnelle constitue un point de référence si sa jurisprudence est prise en compte dans les débats nationaux et par les cours étrangères. Avant d’interdire l’anonymat sur les réseaux sociaux, on confronterait en France une telle mesure à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. À l’étranger, les juges confrontés à une disposition similaire se précipiteraient sur la décision du Conseil. Une telle situation n’est envisageable que si la Cour rend des décisions suffisamment développées, qui contiennent des arguments susceptibles d’être sollicités dans d’autres contextes. Or, la motivation constitue, avec la composition, le grand vice du Conseil constitutionnel, dont la critique est désormais banale.

Dans le discours tenu à la Cour européenne des droits de l’homme, Laurent Fabius se flattait que le Conseil ait rendu la première décision relative au problème de la manipulation de l’information[66]. Mais qu’y a-t-il, dans cette décision, qui puisse être utile à une cour étrangère qui affronterait le même problème ? Le Conseil affirme que la liberté d’expression doit être conciliée avec le principe de sincérité du scrutin, décrit et précise quelque peu le contenu de la loi, et affirme que l’atteinte à la liberté d’expression n’est pas disproportionnée. Patrick Wachsmann a souligné récemment à quel point les décisions du Conseil persistent à affirmer de manière péremptoire que la mesure législative est, ou n’est pas, « adaptée », « proportionnée » ou « équilibrée », sans réellement s’efforcer de justifier cette appréciation : « [l]e contrôle de proportionnalité est réduit à une formule magique, l’examen du dispositif mis en cause et même de la logique sur laquelle il repose est à peine effleuré »[67]. Le Conseil affirme qu’« il résulte de ce qui précède » que la loi est conforme à la Constitution, sans que ce qui précède permette réellement de comprendre ce qui est censé en résulter.

Dans d’autres cas, une ébauche d’argumentation est perceptible, mais elle est complètement imprévisible. Les décisions qui impliquent la liberté d’expression forment un bon exemple. Il est impossible, avant la décision du Conseil, de deviner dans quel sens il va trancher (ce qui n’est guère problématique), mais surtout quel sera à peu près le cadre d’analyse, le raisonnement suivi. On sait que le Conseil récitera quelques formules : « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi »[68]. Mais, une fois ces sentences énoncées, le véritable fondement de la décision peut varier du tout au tout. En matière de négationnisme, le Conseil a par exemple pu se fonder de manière alambiquée sur l’exigence de normativité de la loi ou sur l’interdiction des doubles incriminations. Son raisonnement sera toujours présenté, à la fin, comme la vérification du caractère « nécessaire, adapté et proportionné » de la restriction, mais il ne s’agit souvent que d’une illusion[69].

Ce type de fonctionnement ne permet pas au législateur de savoir ce qui est susceptible d’être jugé conforme à la Constitution, ni aux futurs requérants d’adapter leurs arguments. En l’absence d’une motivation plus élaborée et mieux structurée, aucun dialogue constitutionnel ne peut se développer. Les saisines parlementaires et les QPC risquent de demeurer peu approfondies, et le débat juridique – sans même parler du débat politique – ne peut véritablement s’organiser autour de la jurisprudence du Conseil.

Or, la consultation des comptes-rendus des délibérations antérieures à vingt-cinq ans révèle que le flou de la motivation est un choix parfaitement assumé par le Conseil. Rendons « une décision brumeuse », proposait Georges Pompidou en 1960[70]. Plus le Conseil « sera concis moins il sera vulnérable », affirmait un membre lors de la délibération relative à la décision IVG en 1975[71]. Au secrétaire général Bruno Genevois, qui craignait qu’une formule fasse naître une ambiguïté, le président Badinter répondait qu’il valait mieux « justement n’en pas sortir »[72]. Comme le résumait le même Badinter : « Il existe me semble-t-il une règle d’or : il ne faut dire que ce qui est indispensable, sauf lorsque le Conseil souhaite, pour diverses raisons, laisser passer le bout d’une oreille »[73]. Rien ne permet de penser que le Conseil ait, depuis, abandonné cette ligne directrice.

Or, une Cour constitutionnelle de référence ne cherche pas à en dire le moins possible, elle ne craint ni les « dissertations excessives »[74] ni les « rédactions-fleuves » qui s’apparentent à un « exposé professoral »[75]. Elle ne rechigne pas aux obiter dicta, aux opinions séparées, à tout ce qui est susceptible d’enrichir le débat constitutionnel. Si la publication des contributions extérieures est souhaitable, ce n’est pas tant pour lutter contre les lobbys[76], que pour diffuser des arguments de droit constitutionnel, susceptibles d’être mobilisés ou adaptés dans d’autres contextes[77]. Les audiences publiques tenues lors des QPC pourraient également être utilisées en ce sens : leur contenu est plus important que leur localisation[78], et la possibilité désormais donnée aux membres du Conseil de s’adresser aux avocats et au représentant du gouvernement[79] pourrait permettre un dialogue, un échange d’arguments, pour l’instant presque inexistant[80].

Mais si une Cour constitutionnelle de référence donne les termes du débat, c’est aussi dans un sens plus large. Là réside sans doute le point crucial, celui où les avis divergeront quant à l’opportunité de voir le Conseil constitutionnel atteindre ce rang. Une Cour constitutionnelle de référence ne prend pas trop au sérieux l’idée selon laquelle elle « ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation de même nature que celui du parlement »[81]. Au nom de la Constitution, elle n’hésite pas à imposer le mariage homosexuel, à abolir la peine de mort ou à dépénaliser le cannabis. Elle « développe » le droit constitutionnel, fixe par sa jurisprudence de nombreux critères dont le lien avec le texte de la Constitution est des plus ténus. Elle prend des décisions audacieuses, qui en font un acteur majeur de la vie politique du pays, et un point de référence pour d’autres juridictions dans le monde. C’est parce qu’elle est « débridée », qu’elle ne connaît guère de limites, que la Cour constitutionnelle allemande est si puissante[82]. Une telle juridiction s’expose bien entendu à des critiques, mais là n’est pas notre sujet. Une Cour constitutionnelle de référence n’entérine pas l’essentiel des choix législatifs, en se contentant de dispenser ci et là une petite réserve d’interprétation. Quelques « coups d’éclat » ne suffisent pas[83]. Les juges les plus timides n’ont pas vocation à servir de référence aux autres.

 

Chacun appréciera s’il est souhaitable que le Conseil constitutionnel emprunte un tel chemin. Mais chacun conviendra qu’une telle évolution est très invraisemblable. Ni les décisions actuelles du Conseil, dans leur dispositif ou leur motivation, ni les dernières nominations, ne pointent dans ce sens. Un dernier élément barre encore plus sûrement la route. On peut l’exprimer à l’appui d’une citation de Paul Valéry qu’affectionne Laurent Fabius. Il s’y est référé plusieurs fois lorsqu’il était ministre, et ne l’a pas oubliée une fois au Conseil[84] : il faut se méfier, écrivait à peu près Valéry, de « cette complaisance qui point dans ton âme lorsqu’elle s’aime », de « cette inimitable saveur que l’on ne trouve qu’à soi-même »[85].

Or, le président du Conseil constitutionnel semble céder à cet excès de bienveillance envers son institution. Il la voit différente de ce qu’elle est, et cette hallucination ne facilitera pas l’évolution du Conseil. Il pense avoir véritablement amélioré la motivation des décisions du Conseil, quand le principal changement ne touche qu’à la ponctuation. Il perçoit le Conseil comme le « gardien des droits fondamentaux »[86], la « vigie scrupuleuse de l’État de droit »[87]. Le constat manque trop de lucidité pour que le Conseil, qui pense déjà être une Cour constitutionnelle de référence, puisse envisager d’en devenir une.

 

 

[1] Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971.

[2] François Luchaire, « Le Conseil constitutionnel est-il une juridiction ? », RDP 1979, p. 29. Une autre contribution importante dans cette controverse est sans doute Marcel Waline, « Préface de la première édition » (1975), in Louis Favoreu, Loïc Philip et al., Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 19e éd, 2018, p. V s.

[3] Voir par exemple Anne Levade, « Les ‘petits cailloux’ du Conseil constitutionnel ou les décisions anticipatrices de la QPC », AIJC, vol. XXV-2009, 2010, p. 23 : « le débat sur l’hypothétique nature juridictionnelle du Conseil constitutionnel est de peu d’intérêt » ; Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, 10e éd., LGDJ, 2013, p. 79 s. : une controverse « stérile » et « dépassée ».

[4] Voir par exemple Michel Verpeaux, « La procédure contradictoire et le juge constitutionnel », RFDA, 2001, p. 339 : « l’absence de caractère contradictoire de cette procédure, considérée comme une sorte de tare irrémédiable condamnant le Conseil constitutionnel aux affres de la non-juridiction ».

[5] Voir récemment Thomas Perroud, « La neutralité procédurale du Conseil constitutionnel », Revue des droits fondamentaux, 2019, par. 6 s. Pour une description de la procédure informelle suivie par le Conseil constitutionnel en la matière, voir par exemple Olivier Schrameck, « Les aspects procéduraux des saisines », in Association française des constitutionnalistes, Vingt ans de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, PUAM/Economica, 1995, p. 81-89 ; Yann Aguila, in Le Conseil constitutionnel a 40 ans, LGDJ, 1999, p. 101-105 ; Caterina Severino, « La réglementation de l’instruction devant le Conseil constitutionnel », AIJC, vol. XVII-2001, 2002, p. 87-100 ; Marc Guillaume, « La procédure au Conseil constitutionnel : permanence et innovations », in Le dialogue des juges. Mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, Dalloz, 2009, p. 525 s. ; Guillaume Drago, Contentieux constitutionnel français, 4e éd., PUF, 2016, p. 388 s.

[6] Voir par exemple Nicoletta Perlo, « Les premières récusations au Conseil constitutionnel : réponses et nouveaux questionnements sur un instrument à double tranchant », AIJC, vol. XXVII-2011, 2012, p. 61.

[7] Bernard Quiriny, « Le Conseil constitutionnel dans les travaux du Comité consultatif constitutionnel de 1958 », Revue française de droit constitutionnel, n° 117, 2019, p. 149.

[8] Voir par exemple Paul Cassia, « Il est temps de faire du Conseil constitutionnel une véritable juridiction », Le Monde, 17 février 2010 ; le rapport d’information sur la QPC présenté par Jean-Jacques Urvoas, le 27 mars 2013, qui propose plusieurs réformes afin que le Conseil devienne « une authentique ‘Cour constitutionnelle’ » ; ou encore tout récemment un amendement parlementaire du 6 juillet 2018 qui propose d’autoriser la publication d’opinions séparées afin de faire du Conseil « une véritable Cour constitutionnelle comme dans les autres pays européens ».

[9] Voir R. Badinter, « Pour une juridictionnalisation du Conseil constitutionnel », La vie judiciaire, 6-12 mars 1995, p. 1 et 4 ; Jean-Louis Debré, « Discours de clôture », Colloque du cinquantenaire du Conseil constitutionnel, Cahiers du Conseil constitutionnel, hors-série, 2009, www.conseil-constitutionnel.fr, p. 9 : « Je suis résolu à donner une impulsion nouvelle à cette évolution vers la ‘juridictionnalisation’ du Conseil » ; Laurent Fabius, discours tenu à l’occasion du 60e anniversaire de la Constitution, 2018, www.conseil-constitutionnel.fr, p. 3 : « Cette évolution se poursuit avec dorénavant la pleine juridictionnalisation du Conseil constitutionnel ». Voir dans le même sens D. Rousseau, op. cit., p. 80 : « Le Conseil constitutionnel est une juridiction constitutionnelle, peut-être encore imparfaite ».

[10] Sur ces différents critères, voir par exemple le commentaire dans les Grands arrêts de la jurisprudence administrative, 21e éd., Dalloz, 2017, sous l’arrêt CE, 7 février 1947, D’Aillières (n° 55).

[11] F. Luchaire, art. cit., p. 29.

[12] Voir en particulier Yves Poirmeur et Dominique Rosenberg, « La doctrine constitutionnelle et le constitutionnalisme français », in Danièle Lochak et al., Les usages sociaux du droit, P.U.F., 1989, p. 231 et 236 ; Guillaume Tusseau, Contre les « modèles » de justice constitutionnelle. Essai de critique méthodologique, Bologne, Bononia University Press, 2009, p. 63 s. ; Olivier Jouanjan, « Modèles et représentations de la justice constitutionnelle en France : un bilan critique », Jus Politicum, n° 2, 2009, p. 3-7.

[13] Cité par F. Luchaire, art. cit., p. 31.

[14] François Goguel, « Le Conseil constitutionnel », RDP, 1979, p. 25.

[15] Bruno Genevois, in Le Conseil constitutionnel a 40 ans, op. cit., p. 51.

[16] Robert Badinter, « Une longue marche ‘Du Conseil à la Cour constitutionnelle’ », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 25, 2009, www.conseil-constitutionnel.fr.

[17] Voir par exemples, Georges Vedel, « Le Conseil constitutionnel, gardien du droit positif ou défenseur de la transcendance des droits de l’homme », Pouvoirs, n° 45, 1988, p. 150 s.

[18] Voir par exemple R. Badinter, « Ouverture », in Association française des constitutionnalistes, Vingt ans de saisine parlementaire, op. cit., p. 11 : avec la révision de 1974, « le Conseil constitutionnel est devenu une juridiction constitutionnelle ».

[19] R. Badinter, « Une longue marche », art. cit. (je souligne).

[20] R. Badinter « Ouverture », art. cit., p. 12 (je souligne).

[21] L. Fabius, « Vœux au Président de la République », 5 janvier 2017, www.conseil-constitutionnel.fr.

[22] L. Fabius, « Discours à Science Po Paris », 14 septembre 2016, www.sciencespo.fr.

[23] Valéry De Senneville et Dominique Seux, « Le Conseil constitutionnel doit être une balise dans une société française anxiogène » (interview de Laurent Fabius), Les Échos, 27 mai 2016, www.lesechos.fr.

[24] O. Jouanjan, art. cit., p. 1.

[25] L. Fabius, « Vœux au Président de la République », 3 janvier 2018, www.conseil-constitutionnel.fr. Voir, dans le même discours : « l’avenue de la Constitution à Washington est une des plus belles de la capitale américaine. On pourrait faire le même constat dans de nombreuses démocraties. En revanche, on chercherait jusqu’ici en vain dans la capitale française — comme dans la plupart de nos villes — une avenue, un boulevard, une rue, voire une placette, qui porte le nom de ‘Constitution’ ».

[26] L. Fabius, « Discours à Science Po Paris », cité.

[27] Dans le même discours, L. Fabius indique également qu’il revient au Conseil de s’inspirer des décisions étrangères, et annonce avoir à cet effet renforcé l’aspect comparatiste du service juridique du Conseil.

[28] L. Fabius, « Discours lors de l’audience solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme », 25 janvier 2019, www.conseil-constitutionnel.fr.

[29] Pour une démarche prescriptive en ce sens, voir Xavier Magnon, « Plaidoyer pour que le Conseil constitutionnel devienne une Cour constitutionnelle », RFDC, 2014, p. 999-1009.

[30] Voir récemment Antoine Chopplet et Thomas Hochmann (dir.), Les anciens Présidents de la République au Conseil constitutionnel. Un bilan, Éditions et Presses Universitaires de Reims, 2018.

[31] Voir Jean-Louis Debré, interview sur Public Sénat, 4 mars 2016 ; Jean-Baptiste Jacquin et Patrick Roger, « Laurent Fabius : ‘La présence des ex-présidents au Conseil constitutionnel doit être supprimée’ », Le Monde, 17 avril 2016, www.lemonde.fr.

[32] Voir surtout Patrick Wachsmann, « Sur la composition du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, n° 5, 2010.

[33] F. Luchaire, op. cit., p. 35.

[34] G. Vedel, « Réflexions sur les singularités de la procédure devant le Conseil constitutionnel », in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs ? Mélanges en l’honneur de Roger Perrot, Dalloz, 1996, p. 541.

[35] M. Verpeaux, art. cit., p. 339.

[36] Audition d’Alain Juppé devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, 21 février 2019 (à 23:15).

[37] Audition de François Pillet devant la commission des lois du Sénat, 21 février 2019 (à 12:57:06) Dans la retranscription publiée sur le site du Sénat, le terme a été généreusement corrigé.

[38] Audition de François Pillet devant la commission des lois du Sénat, 21 février 2019.

[39] G. Vedel, « Réflexions sur les singularités », art. cit., p. 539.

[40] Henry Roussillon, « Le Conseil constitutionnel : une légitimité contestée », in Jacques Krynen et Jacques Raibaut (dir.), La légitimité des juges, Presses de l’Université des Sciences sociales de Toulouse, 2004, p. 122. Voir Guy Carcassonne, Petit dictionnaire de droit constitutionnel, Seuil, 2014, p. 45 : les secrétaires généraux apportent un service d’une telle qualité que « la question de la compétence des membres n’est est que, non pas secondaire, mais en tous cas de moindre importance qu’on pourrait le croire a priori ».

[41] Article 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle (BVerfGG).

[42] Voir G. Vedel, « Réflexions sur les singularités », cité, p. 540 : « leur avenir est derrière eux » ; R. Badinter, « Pour une juridictionnalisation », cité, p. 4 : « c’est un poste auquel on accède généralement assez tard. Par conséquent, c’est pour beaucoup une nomination ultime, à partir de là, les membres du Conseil constitutionnel sont libérés de toute ambition personnelle ».

[43] Voir, déjà, Léon Noël, De Gaulle et les débuts de la Ve République, Plon, 1976, p. 36 : « Les professeurs de droit nous guettaient, et cela d’autant plus qu’aucun d’eux n’avait été appelé à siéger au Conseil constitutionnel ». Voir récemment Éric Desmons, « Conseil constitutionnel : Alain Juppé n’est pas le moins sage d’entre eux », Causeur, 16 février 2019, www.causeur.fr.

[44] Voir Pierre Castéra, Les professeurs de droit membres du Conseil constitutionnel, thèse Bordeaux, 2015, p. 496 s.

[45] Ancienne disposition : « Les incompatibilités professionnelles applicables aux membres du Parlement sont également applicables aux membres du Conseil constitutionnel ».

[46] Nouvel article 4 alinéa 4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnelle, telle que modifiée par la loi organique du 11 octobre 2013.

[47] Voir P. Castéra, op. cit., p. 102 s.

[48] Ce qui ne va pas sans critique. Voir Christoph Moes, « Nicht noch ein Professor », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 23 mars 2016.

[49] Article 3 alinéa 3 de la Loi sur la Cour constitutionnelle (BVerfGG).

[50] Voir, sans prétention à l’exhaustivité, onze décisions récentes : n° 2016-612 QPC du 24 février 2017 ; n° 2017-639 QPC du 23 juin 2017 ; n° 2017-646/647 du 21 juillet 2017 ; n° 2017-653 QPC du 15 septembre 2017 ; n° 2017-654 QPC du 28 septembre 2017 ; n° 2017-656 QPC du 29 septembre 2017 ; n° 2017-666 QPC du 20 octobre 2017 ; n° 2017-683 QPC du 9 janvier 2018 ; n° 2018-730 QPC du 14 septembre 2018 ; n° 2018-731 QPC du 14 septembre 2018 ; n° 2018-734 QPC du 27 septembre 2018.

[51] Un déport est parfois signalé, sans que les raisons en soient données : « Dans cette affaire, X a estimé devoir s’abstenir de siéger ». Voir par exemple les auto-commentaires des décisions n° 2017-666 QPC ; n° 2018-731 QPC et n° 2018-734 QPC.

[52] Voir Adolf J. Merkl, « Die gerichtliche Prüfung von Gesetzen und Verordnungen. Die Idee einer gerichtlichen Rechtskontrolle » (1921), in A. J. Merkl, Gesammelte Schriften, éd. par Dorothea Mayer-Maly, Herbert Schambeck et Wolf-Dietrich Grussmann, vol. II/1, Berlin, Duncker & Humblot, 1999, p. 393-438.

[53] Voir Bernard Quiriny, « Laurent Fabius : une casquette de trop », Le Point, 2 novembre 2017.

[54] Voir l’article 4 alinéa 4 de l’ordonnance de 1958, précité ; ainsi que l’article 1er du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations des membres du Conseil constitutionnel : « Les membres du Conseil constitutionnel ont pour obligation générale de s’abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l’indépendance et la dignité de leurs fonctions ».

[55] Décision n° 2017-687 QPC du 2 février 2018.

[56] Article 7 du décret de 1959.

[57] Articles 5 et 6 du décret de 1959 : « Le Conseil constitutionnel apprécie, le cas échéant, si l’un de ses membres a manqué aux obligations générales et particulières mentionnées aux articles 1er et 2 du présent décret » ; « Dans le cas prévu à l’article 5 ci-dessus, le Conseil constitutionnel se prononce au scrutin secret à la majorité simple des membres le composant, y compris ses membres de droit ».

[58] Sur cette question, voir Cindy Berlot-Degboe, « François Hollande est-il membre du Conseil constitutionnel ? », in A. Chopplet et Th. Hochmann (dir.), op. cit., p. 111 s. ; Th. Hochmann, « La thèse de la retraite politique forcée (Giscard, le beurre et l’argent du beurre) », in A. Chopplet et Th. Hochmann (dir.), op. cit., p. 136 s.

[59] Article 18 alinéa 2 du projet de loi constitutionnelle du 9 mai 2018 : « Les dispositions de l’article 56 de la Constitution, dans leur rédaction résultant de la présente loi constitutionnelle, ne sont pas applicables aux anciens Présidents de la République qui ont siégé au Conseil constitutionnel l’année précédant la délibération en conseil des ministres du projet de la présente loi constitutionnelle ». Voir à cet égard Audrey-Pierre So’o, « Comment mettre fin à l’appartenance des anciens présidents de la République au Conseil constitutionnel ? », in A. Chopplet et Th. Hochmann (dir.), op. cit., p. 229 s.

[60] Le cas le plus paradigmatique consistait à invoquer l’obligation de réserve lors de l’audition parlementaire préalable à la nomination, donc avant même d’appartenir au Conseil. Voir à ce sujet Th. Hochmann, « Les carpes du Luxembourg. À propos du Sénat et du Conseil constitutionnel », Blog Jus Politicum, 2 novembre 2017. Lors des dernières auditions, les futurs membres du Conseil semblent avoir renoncé à cet artifice.

[61] Verhaltensleitlinien für Richterinnen und Richter des Bundesverfassungsgerichts, accessibles sur le site de la Cour, www.bundesverfassungsgericht.de, paragraphe 2.

[62] Ibid., par. 8 et 12. Voir Th. Hochmann, « La communication de la Cour constitutionnelle allemande », AIJC, vol. XXXIII-2017, 2018, p. 17-29.

[63] Roland Dumas, « Allocution d’ouverture », in Le Conseil constitutionnel a 40 ans, op. cit., p. 13.

[64] François Luchaire, cité par P. Castéra, op. cit., p. 496.

[65] Georges Vedel, cité dans ibid., p. 497.

[66] L. Fabius, « Discours lors de l’audience solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme », cité ; décision n° 2018-773 DC du 20 décembre 2018.

[67] P. Wachsmann, « Misère du contrôle de constitutionnalité des lois en France : la décision relative à l’incrimination des clients des prostitués », Blog Jus Politicum, 21 février 2019.

[68] Voir par exemple la décision n° 2016-611 QPC du 10 février 2017.

[69] Voir Th. Hochmann, « Le Conseil constitutionnel et l’art de la suggestion », in Th. Hochmann et Patrick Kasparian (dir.), L’extension du délit de négationnisme, LGDJ, 2019 (à paraître), p. 46 s.

[70] Séance du 11 août 1960, p. 19.

[71] Séance des 14 et 15 janvier 1975, p. 36.

[72] Séance du 15 janvier 1992, p. 8.

[73] Séance du 8 avril 1992, p. 3.

[74] G. Vedel, « Réflexions sur les singularités », art. cit., p. 551.

[75] L. Fabius, « Discours à Science Po Paris », cité.

[76] Th Perroud, art. cit.

[77] Voir Olivier Dutheillet de Lamothe, cité dans ibid. : les « portes étroites » sont « un moyen d’enrichissement très important de la réflexion […]. Le contrôle a priori du Conseil constitutionnel vit dans un climat d’une grande pauvreté intellectuelle. Les recours sont souvent de faible qualité, à peine contrôlés par le Groupe politique qui les dépose […]. C’est un vrai bonheur pour un rapporteur et pour les juges d’avoir une porte étroite dans une affaire ».

[78] L. Fabius, « Discours lors de l’audience solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme », cité : au nom d’un « effort d’information et de pédagogie », « nous avons décidé de tenir désormais certaines de nos audiences publiques dans les régions, hors de l’enceinte parisienne du Conseil constitutionnel ».

[79] Voir Mathieu Disant, « L’audience interactive devant le Conseil constitutionnel », JCP G, 2016, p. 1298.

[80] Voir P. Wachsmann, « Misère du contrôle de constitutionnalité », art. cit. ; R. Drago, op. cit., p. 403. Si les membres du Conseil posent parfois des questions à l’issue des interventions orales, elles correspondent plutôt à des demandes d’informations, et portent rarement sur le droit constitutionnel. Voir cependant une exception lors de l’audience de l’affaire n° 2018-743 QPC.

[81] Voir la décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 ; la décision n° 2010-2 QPC du 10 juin 2010.

[82] Voir Matthias Jestaedt, Oliver Lepsius, Christoph Möllers et Christoph Schönberger, Das entgrenzte Gericht, Eine kritische Bilanz nach sechzig Jahren Bundesverfassungsgericht, Berlin, Suhrkamp, 2011.

[83] Paul Lignières, « Fraternité : le Conseil constitutionnel ne peut plus se contenter de coups d’éclat », Droit administratif, août 2018, repère 8.

[84] Voir « Bataille de citations à l’Assemblée nationale », 19 février 2014, www.bfmtv.com : « Je me souviens de Paul Valéry qui disait – peut-être pensait-il à vous – qu’il faut ‘se méfier de ceux qui goutent cette inimitable saveur que l’on ne trouve qu’à soi-même’ » ; « Audition de M. Laurent Fabius », 3 février 2016 : « il ne faut pas tomber dans le travers de ceux qui goûtent ‘cette inimitable saveur que l’on ne trouve qu’à soi-même’, comme disait Paul Valéry » ; L. Fabius, « Discours lors de l’audience solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme », cité : « si, avec les collègues qui siègent à mes côtés au Conseil, nous pensons indispensable de garder fermement nouées nos attaches entre Cours suprêmes, ce n’est pas pour préserver, comme l’écrivait Paul Valéry, ‘cette inimitable saveur que l’on ne goûte qu’à soi-même’ ».

[85] Paul Valéry, « Ébauche d’un serpent » (1922), in Œuvres, tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 141 : « Qui que tu sois, ne suis-je point / Cette complaisance qui poind / Dans ton âme, lorsqu’elle s’aime ? / Je suis au fond de sa faveur / Cette inimitable saveur / Que tu ne trouves qu’à toi-même ! ».

[86] L. Fabius, « Discours lors de l’audience solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme », cité : « les gardiens des droits fondamentaux que nous sommes ».

[87] L. Fabius, « Vœux au Président de la République », 5 janvier 2017, cité.

La protection de l’État de droit par la Convention européenne des droits de l’homme – La Cour européenne et l’exigence de légalité

$
0
0

La protection de l’Etat de droit par la Convention européenne des droits de l’homme- La Cour européenne et l’exigence de légalité

Céline Romainville

 

 

I Les notions d’Etat de droit, de Rechsstaat et de rule of law

I.I. La rule of law

I.II. Le Rechsstaat

I.III. L’Etat de droit

I.IV. Dimensions matérielles et procédurales convergentes

II La participation du droit européen des droits de l’homme à la protection de l’Etat de droit

II.I. Le principe de légalité dans les ordres juridiques nationaux

II.II. La place du contrôle de légalité dans le droit de la CEDH

II.III. L’existence d’une loi nationale et la doctrine de la 4ème instance

II.IV. Le contrôle de la qualité de la loi nationale

II.V. Le contrôle de la qualité de la délibération ayant précédé l’adoption de la loi

Conclusions

 

 

Le développement de démocraties illibérales et la montée de mouvements populistes engendrent en Europe un ensemble d’évolutions qui remettent en question certains principes de l’Etat de droit.

Dans ce contexte, on peut s’interroger sur la protection par les droits européens, et en particulier le droit de la Convention européenne des droits de l’homme, de l’Etat de droit et de ses figures sœurs que sont la rule of law et le Rechsstaat.

 

La définition de ces principes reste controversée ; les thèses des auteurs les approchant de manière purement formelles s’opposant à ceux qui les définissent de manière plus substantielle[1]. Néanmoins, il est possible, en se fondant sur les travaux conceptuels antérieurs développés dans plusieurs ordres juridiques, de définir cette notion. Dans sa dimension formelle, l’Etat de droit renvoie principalement à un Etat dans lequel l’exercice de la puissance publique est contenu par des règles de droit, et dans lequel des règles procédurales permettent d’éviter l’arbitraire. Dans sa dimension matérielle, l’Etat de droit s’attache à la réalisation de certaines valeurs par le droit ; il s’agit principalement du respect des droits fondamentaux.

 

Les droits fondamentaux sont souvent envisagés comme une solution au paradoxe de l’Etat de droit dans la doctrine constitutionnaliste. Ce problème théorique, qui naît avec le tournant positiviste, est le suivant : « comment le pouvoir de l’Etat pouvait-il être discipliné par le droit si tout le droit trouvait son origine dans ce même pouvoir ? »[2]. Après la Seconde guerre mondiale, une majorité d’auteurs considéreront que le problème de l’Etat de droit est réglé grâce au processus de positivation des droits fondamentaux ; ils vont enrichir la définition de l’état de droit de l’objectif de réalisation des droits fondamentaux. Le droit des droits fondamentaux, accompagnés de garanties juridictionnelles, impose désormais « des limites à la régulation par le droit »[3]. Ce processus d’intériorisation des limites dans le droit lui-même est supposé régler le paradoxe de l’Etat de droit.

 

Mais la relation entre Etat de droit et droits fondamentaux n’est pas toujours envisagée comme un cercle vertueux.

D’abord, une partie de la littérature souligne l’impuissance des seuls droits fondamentaux conçus comme des normes positives à garantir le respect de l’État de droit. Dès lors qu’ils sont conçus sous la forme de normes de droit positif, les droits sont susceptibles de révision, d’abrogation : comment, dans ces conditions, pourraient-ils remplir tout à fait « leur fonction de garantie de l’autolimitation du droit moderne » ?[4] D’où la critique anglo-saxonne des droits « déductifs » qui, parce qu’ils sont garantis dans une constitution, peuvent facilement « être suspendus ou supprimés », là où les droits « inductifs » de la common law ne peuvent l’être, dès lors qu’ils sont ces libertés ancestrales des anglais sédimentées au cours des siècles. Dans cette perspective, pour remédier au paradoxe de l’État de droit, il faut un ensemble « de pratiques juridiques quotidiennes », un « savoir pratique des acteurs juridiques », via leur « précompréhension juridique ». Cette approche relativise les arrangements institutionnels pour garantir l’autolimitation du droit.[5]

Ensuite, certains auteurs envisagent le risque que font peser les droits fondamentaux sur la notion d’État de droit, voire dénoncent l’incompatibilité entre droits de l’homme et État de droit. On soulignera d’emblée, avant de les passer en revue, la grande hétérogénéité des écoles s’interrogeant sur la relation entre droit des droits de l’homme et théories de l’État de droit, qui partent de postulats très différents pour aboutir à une interrogation sur la contribution des droits de l’homme à l’État de droit.

Pour une partie de la littérature, c’est le principe même d’une censure de la loi par des juges, au nom des droits de l’homme, qui implique une « destruction » de la théorie de l’État de droit, dès lors que dans l’exercice du contrôle de constitutionnalité sur la base des droits, les règles constitutionnelles deviennent « plastiques et adaptables », en fonction de l’interprétation « souveraine » que font les juridictions constitutionnelles de ces normes floues, au contenu largement indéterminé[6]. Carlos Miguel Pimentel a remarquablement formulé le problème posé par les droits en termes de séparation des pouvoirs et de conception de l’ordre juridique. Sous la pression des droits de l’homme, ces normes floues au contenu indéfini, le « juge de l’habilitation » (qu’il relève de la justice constitutionnelle, administrative ou des cours et tribunaux) est amené à statuer a posteriori sur les habilitations des différents pouvoirs, sur l’étendue des pouvoirs des organes de l’État, ce qui revient à statuer également sur l’étendue de ses propres pouvoirs. Ce faisant, ce juge modifie la séparation des pouvoirs, qui appelle en principe une hiérarchie dans le temps : à l’origine en effet, la séparation des pouvoirs « est une théorie dans laquelle les droits des citoyens sont préservés parce que, pourrait-on dire, le pouvoir législatif est dénué de présent » selon cette théorie, « le pouvoir se trouve en quelque sorte écartelé entre l’avenir et le passé, entre le pouvoir de faire la loi nouvelle et celui d’appliquer la loi ancienne ».[7] L’office du juge de l’habilitation affecte l’État de droit puisque « pour qu’il y ait ordre juridique, il faut que la décision individuelle soit prise sur la base d’une règle préalablement énoncée ».[8] En résulte un « État de jurisprudence », qui fait écho à l’ « État de justice constitutionnelle » de Böckenförde.[9]

La dénonciation selon laquelle la déformalisation induite – notamment – par les droits de l’homme saperait les fondements de l’État de droit, se retrouve exprimée, sous diverses formes. Jean d’Aspremont, parmi d’autres internationalistes, estime que ce mouvement de déformalisation, notamment porté par le droit européen des droits de l’homme et par le soft law qui s’y développe, est une menace pour la clarté et la prévisibilité du droit[10]. Martti Koskenniemi, qui analyse le droit international et européen des droits de l’homme comme un langage particulier, constate l’indétermination fondamentale du langage des droits, qui implique forcément une décision de nature politique lorsqu’il s’agit de déterminer l’interprétation et l’application de ces droits[11]. Ainsi, paradoxalement, l’interprétation et l’application des droits postulent une forme d’arbitraire, que le droit des droits de l’homme cherche pourtant précisément à exclure, de mille et une façons, que ce soit par la consécration du principe « nulle peine sans loi » ou de l’habeas corpus. En outre, le déni de la consubstantialité entre droit et politique, caractéristique du libéralisme politique, qui reposerait sur l’idée que les droits existent « en dehors » de la politique, expliquerait, selon Koskenniemi, une bureaucratisation de la politique : le respect des droits est désormais confié à des instances technocratiques, qui par leur vocabulaire technique, banalisent les drames humains qui se cachent derrière un vocabulaire et des raisonnements de plus en plus complexes et sophistiqués. Dans cette analyse de la déformalisation des droits, l’auteur dénonce, en creux, une certaine rupture avec la notion d’État de droit avec le développement d’un droit indéterminé, flexible, arbitraire. Dans une autre contribution, « Les droits de l’homme, la politique et l’amour », Koskenniemi met en lumière que ces droits sont « comme l’amour : à la fois nécessaires et impossibles »[12]. Chez les auteurs des Critical Legal Studies, les droits sont analysés comme révélateur d’une déformalisation impliquant la réduction de la notion d’ordre juridique à des normes indéterminées, imprévisibles[13]. Ces auteurs analysent les droits comme « manipulables », flexibles, et donc comme encadrant peu l’action de l’État, dès lors que le raisonnement juridique en termes de droits fait nécessairement appel à une politique d’interprétation déterminée[14].

Pour d’autres auteurs, partant d’un tout autre postulat théorique et méthodologique, le problème se situe dans l’approche matérielle de l’État de droit que suppose la logique des droits fondamentaux. On sait que cette critique a été formulée, ironiquement, par Carl Schmitt dans un article « La tyrannie des valeurs ». Dans cet article, Schmitt s’oppose à l’avènement d’un État de droit matériel, au nom d’une conception exclusivement formelle.[15] L’article de Schmitt a été publié dans un ouvrage en l’honneur de Forsthoff, avec qui il partage la critique de l’État de droit au sens matériel, et qui a critiqué le développement d’un État « de jurisprudence ».

 

On voit que, dans une approche formelle de l’État de droit, les droits fondamentaux peuvent paraître poser problème : en raison de leur impuissance à limiter l’État par le droit – dans le cas de droits définis comme normes formelles – ; en raison du pouvoir exorbitant que ces droits impliquent pour les juges ; en raison du mouvement de déformalisation inhérent aux droits fondamentaux et de l’indétermination et de leur effet sur le discours juridique ; ou encore à cause du caractère jusnaturaliste de ces droits.

On ne saurait oublier qu’une approche formelle de l’État de droit, souvent arcboutée sur une vision rigide de la théorie des sources, a pu poser problème dans un passé pas si lointain[16]. Par ailleurs, la critique de la déformalisation n’est pas propre au droit européen des droits de l’homme ; elle concerne en réalité une foule d’autres éléments des ordres juridiques contemporains (on pense au développement du soft law dans toutes les branches du droit, au règne des « principes », qui ont pris le dessus sur les lois formelles objectives etc).

En outre, plus fondamentalement, les critiques qui font du droit des droits de l’homme l’un des facteurs principaux d’appauvrissement de l’État de droit manquent d’empirie : ce dernier principe paraît bien davantage menacé par certains mouvements politiques que par le droit des droits de l’homme.

Par ailleurs, on peut aussi envisager l’enrichissement par les droits de l’homme de la légalité et l’État de droit au plan national. Selon le juge de la Cour européenne des droits de l’homme Pinto de Albuquerque, « (…) la déformalisation inhérente au droit européen des droits de l’homme n’est pas synonyme d’une dissolution nihiliste de la légalité, et cela pour une raison tout à fait fondamentale. Au sein de l’ordre juridique du Conseil de l’Europe, le consentement de l’État est encadré par une perspective cosmopolite de l’universalité des droits de l’homme et une compréhension dialogique de l’héritage commun de valeurs des sociétés européennes »[17].

Sans nier que la déformalisation impliquée par le droit européen des droits de l’homme – comme par de nombreuses autres branches du droit – peut, dans une certaine mesure, fragiliser la prévisibilité, la sécurité et la clarté du droit, on voudrait ici analyser la contribution positive du droit des droits fondamentaux au respect de l’État de droit. Il s’agit d’envisager l’existence d’une relation dialectique et complexe entre l’exigence de l’État de droit et le droit des droits fondamentaux. L’on recherchera donc ce qui, dans le droit européen des droits fondamentaux, peut participer à une refondation de cette exigence, voire permettre d’affronter le problème du paradoxe de l’Etat de droit. Il s’agit donc de répondre à la question suivante : dans quelle mesure le droit des droits fondamentaux participe-t-il aux objectifs poursuivis par le principe de l’État de droit, dans quelle mesure ces droits renforcent-ils effectivement les exigences juridiques induites de ce principe. Une telle entreprise suppose d’abord de définir plus précisément la notion d’État de droit (I) avant d’envisager la contribution du droit de la Convention européenne des droits de l’homme à la protection de l’État de droit (II), en se concentrant sur le principe de légalité, quasi érigé au rang de « droit à la légalité » dans le système de la Convention européenne.

début de l’article

I. Les notions d’État de droit, de Rechsstaat et de rule of law

 

Produits d’une histoire particulière, l’État de droit, la rule of law et le Rechsstaat sont des exigences qui ont pris des formes différentes dans les ordres juridiques dans lesquels ils se sont épanouis, et ont évolué sous la pression de différentes demandes sociales et politiques spécifiques. Ces concepts sont ainsi intimement liés aux différentes traditions juridiques propres à l’ordre juridique et à l’environnement institutionnel dans lesquels ils se déploient.[18]

 

I.I. La rule of law

La rule of law britannique se targue d’une longue histoire ; son émergence est parfois située à la signature de la Magna Carta, qui emporte limitation du pouvoir du Roi eu égard au Free Men.[19] Ce principe emporte « that all persons and authorities within the state, whether public or private, should be bound by and entitled to the benefit of laws publicly and prospectively promulgated and publicly administered in the courts ».[20] Deux éléments concourent à donner une texture particulière à la rule of law: son ancrage dans un système de common law, dans lequel les juges tiennent une place particulière pour l’explication et la création du droit, premièrement, et l’inexistence d’un droit supérieur à celui produit par le Parlement, deuxièmement. Sans pouvoir examiner de manière exhaustive les différentes théorisations de la rule of law, on examinera trois auteurs de référence pour identifier son contenu. Dicey développe la rule of law dans quatre axes principaux : l’absence de pouvoir arbitraire ; l’égalité devant la loi et le respect de la loi par tous ; l’interdiction de juridictions administratives spéciales, qui viendraient déroger au principe d’égalité devant la loi ; et enfin le respect pour [certaines] libertés individuelles, avec une garantie juridictionnelle de ces libertés.[21] Cette rule of law doit être garantie par la soumission de tous les fonctionnaires au même droit ordinaire ; elle fonctionne en contraste avec l’approche continentale, qui admet par exemple un ordre administratif propre. En 1964, Ron Fuller, dans Morality of Law, développe huit exigences de la rule of law, qui auront une influence considérable dans l’appréciation de ce principe. Selon Fuller, la loi doit être générale, publique, non rétroactive, claire, sans contradiction interne, permanente ; elle ne peut exiger l’impossible et tous les actes des autorités doivent être conformes à la loi[22]. Ces principes se recoupent partiellement avec l’approche, plus récente de Tom Bingham. Retenons ici les éléments les plus pertinents pour la suite de l’analyse : la rule of law implique certaines qualités de la loi, qui doit être claire, précise et accessible ; les questions de droits et de responsabilité ne peuvent être laissées à l’appréciation discrétionnaire du gouvernement ; l’égalité devant la loi doit être garantie ; les agents de l’État doivent exercer leur pouvoir de manière prudente, diligente, sans outrepasser leurs compétences ; les procédures judiciaires organisées par le droit interne pour offrir un remède en cas de violation des droits doivent être équitables. Pour Bingham, qui, en cela, apporte un complément à l’approche de Dicey, la loi doit garantir une protection adéquate des droits fondamentaux : la rule of law prescrit le respect des engagements internationaux de l’État.

Concept insaisissable, aux multiples interprétations, la rule of law paraît parfois être focalisée sur le principe de légalité de l’action de l’exécutif. Dans la pratique, la rule of law est surtout mobilisée comme un principe exigeant que tous les actes du gouvernement qui affectent les droits individuels et créent des obligations pour les individus doivent pouvoir se réclamer d’une base légale. Les juridictions peuvent contrôler l’action du gouvernement, et vérifier si l’exercice de l’autorité publique n’était pas ultra vires (contrôle qui implique à la fois des éléments formels et matériels comme la proportionnalité).[23]

début de l’article

I.II. Le Rechsstaat

Quant à la notion de Rechtsstaat, elle émerge au 19ème siècle. Dans un premier temps, cette notion est mobilisée par l’école publiciste allemande pour s’opposer à la figure de l’État despotique, dans une approche tout à la fois matérielle et formelle.[24] Ensuite, elle est envisagée comme une doctrine visant à limiter le pouvoir exécutif, encadrer l’action de l’administration, comme s’opposant à la notion d’ « État de police », visant à la création d’un « État administratif bien ordonné ».[25] Dès la fin du 19ème siècle, la notion d’État de droit est envisagée dans un sens plus formel, et se concentre en grande partie sur la question de la légalité de l’administration et de la garantie de l’autonomie personnelle. Mais cette conception, et le tournant positiviste plus général qu’elle annonce, pose le problème de l’autolimitation de l’État, déjà mentionné ; l’État précède le droit, mais alors comment peut-il lui-même être lié par sa propre création ? Jellinek avait proposé comme réponse à ce paradoxe la théorie de l’autolimitation de l’État.[26] Kelsen rejeta vivement cet argument : selon lui, dans cette dernière théorie, « l’Etat (…) est présupposé par le droit et dans le même temps, comme sujet de droit, c’est-à-dire comme lui étant soumis, obligé et autorisé par lui»[27]. Chez Kelsen, le concept d’État de droit perd toute signification indépendante : « si l’État est identique à l’ordre juridique, tout État est un État de droit ». Cette conception positiviste de l’État de droit s’avèrera problématique en ce qu’elle aboutit à désarmer le juriste face à la menace d’un ordre juridique totalitaire ou autoritaire. Après la Seconde Guerre mondiale, la conception matérielle du Rechsstaat se renouvelle dans la doctrine constitutionnaliste et dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, pour remédier aux impasses d’une approche exclusivement formelle. La Cour constitutionnelle en particulier considère que ce principe est l’une des bases de la Loi fondamentale allemande, qu’elle est l’une des « idées directrices » sur lesquelles se fonde la Constitution allemande.[28] Le principe du Rechsstaat se trouve consacré dans l’article 20(3) de la Loi fondamentale allemande, qu’il faut lire avec l’article 1er, la Loi fondamentale (respect de la dignité humaine), avec le principe du respect des droits fondamentaux et celui d’un contrôle constitutionnel. Le principe de légalité est quant à lui consacré aux articles 20 et 80 de la Loi fondamentale allemande.[29] Konrad Hesse résume dans ces termes l’interprétation dominante de l’État de droit comme doctrine substantielle dans la doctrine allemande d’après-guerre : « Dans l’État de droit de la Loi fondamentale vaut le primat du droit au sens d’attachement non seulement au droit comme tel mais aux contenus déterminés du droit ; il est l’État de droit non seulement formel mais aussi matériel ».[30]

début de l’article

I.III. L’Etat de droit

Duguit rapatrie la notion de prééminence du droit dans le champ de la doctrine constitutionnaliste française, où la lutte contre l’arbitraire était plutôt identifiée à la promotion de l’idée de la loi comme expression de la volonté générale, contre la volonté d’un petit groupe[31]. C’est lui qui forgera la notion d’État de droit. Il écrit « l’État, c’est la force matérielle quelle que soit son origine, elle est et reste un pur fait ; mais elle devient légitime si ceux qui la détiennent l’emploient à l’accomplissement des obligations négatives et positives que leur impose la règle de droit, c’est-à-dire l’emploient à la réalisation du droit »[32]. Luc Heuschling estime que Duguit défend la thèse selon laquelle la notion d’État de droit impose des limites à l’activité législative : le droit proscrit toute législation ayant certains contenus, en même temps qu’il ordonne la production d’une législation ayant un certain contenu. Ainsi, il défend la thèse de la nécessité de garanties juridictionnelles.[33] Ultérieurement, Carré de Malberg distinguera entre État de droit et État légal, ce dernier étant le seul en vigueur en droit français. L’État de droit, selon Carré de Malberg, « signifie que les citoyens ne pourront se voir imposer d’autres mesures administratives que celles autorisées par l’ordre juridique en vigueur ; et par conséquent, il exige la subordination de l’administration aussi bien aux règlements administratifs eux-mêmes qu’aux lois ». Dans un régime d’État de droit, poursuit l’auteur, « il serait (…) conforme à l’esprit de ce régime que la Constitution détermine supérieurement et garantisse aux citoyens ceux des droits individuels qui doivent demeurer placés au-dessus des atteintes du législateur (…). Pour que l’État de droit soit réalisé, il est (…) indispensable que les citoyens soient armés d’une action en justice, qui leur permette d’attaquer les actes législatifs qui léseraient leur droit individuel ».[34] Selon Carré de Malberg, la Constitution française est fondée sur le principe de l’État légal, un État dans lequel l’exécutif doit se conformer à la loi. Sa conception « parfaite » de l’État de droit, mêlant dimensions formelles et matérielles, ne se frayera un chemin que plus tardivement dans l’espace francophone lorsque le légicentrisme sera dépassé.[35]

début de l’article

I.IV. Dimensions matérielles et procédurales convergentes

Les trois principes rapidement esquissés sont sous-tendus par des perceptions différentes de ce qu’est un ordre juridique, se déploient dans des paysages institutionnels et des traditions juridiques très différents, et postulent des visions différentes du rôle des juges. Ils remplissent des rôles différents dans le droit positif, et dans les discours des acteurs. L’État de droit, le Rechsstaat et la rule of law, déploient cependant des caractéristiques communes : ce sont des concepts relativement indéterminés, qui postulent des exigences parfois contradictoires. Il y a également une certaine convergence sur les fonctions que revêtent ces trois concepts dans les systèmes juridiques dans lesquels ils se déploient[36], voire sur certaines exigences que l’on peut identifier.

Premièrement, dans les trois traditions juridiques, l’État de droit, la prééminence du droit, implique la reconnaissance d’un principe de légalité de l’action des pouvoirs. Cette exigence va de pair avec les exigences de généralité, de clarté, de non rétroactivité et de stabilité qui sont partagées entre les systèmes. Elle emporte en particulier la soumission du pouvoir exécutif à cette loi, et l’impossibilité d’agir sans « titre » ou fondement d’un « power ». Évidemment, l’institutionnalisation du contrôle de légalité diffère substantiellement selon les systèmes, mais on retrouve toujours l’idée d’un contrôle de la convergence concrète entre la loi et l’action de l’administration. Le contrôle de légalité ainsi postulé reste néanmoins à géométrie variable. Il emporte désormais celui de la constitutionnalité des lois centralisé et organisé en France, en Belgique et en Allemagne. Au Royaume Uni, le contrôle de la constitutionnalité des lois est réduit à deux dimensions: le principe d’interprétation conforme des lois au regard des libertés ancestrales des Anglais, d’une part, et les déclarations d’incompatibilités organisées par le Human Rights Act, d’autre part.

Deuxièmement, les trois traditions de la prééminence du droit postulent un contrôle juridictionnel destiné à garantir la primauté des règles de droit. Ce contrôle juridictionnel doit également être indépendant et pourvu d’une certaine autorité de chose jugée ; même si on ne peut manquer de relever de grandes variations sur la question de la définition institutionnelle de l’indépendance entre les différents systèmes étudiés (ainsi la House of Lords du Royaume Uni était-elle encore une chambre spécialisée du Parlement britannique ; les juridictions scandinaves paraissent-elles aussi relever davantage du pouvoir exécutif que du pouvoir judiciaire)[37].

Troisièmement, on retrouve, dans les trois approches, une certaine idée de la séparation des pouvoirs, à tout le moins, de la règle négative de la séparation des pouvoirs qui exclut la concentration des fonctions étatiques dans les mains d’un seul organe.

Quatrièmement, les trois concepts ont progressivement été interprétés comme impliquant la protection de certains droits constitutionnels[38]. Les divergences restent importantes, puisque les limites juridiques encadrant la marge de manœuvre des pouvoirs politiques varient très fortement. On retrouve cependant systématiquement, au minimum, l’idée d’un contrôle juridictionnel des immixtions des autorités publiques dans les droits des individus, mais avec une diversité d’organisation de ces contrôles selon les systèmes juridiques, notamment pour ce qui concerne la place des juridictions administratives.[39]

En outre, malgré leurs différences, les notions d’État de droit, de rule of law et de Rechsstaat comportent toutes des dimensions formelles et matérielles. On peut conclure de l’analyse des ordres juridiques précités, que les deux dimensions sont désormais exprimées dans ces trois concepts, bien qu’à des degrés divers et dans des environnements institutionnels très différents, et même si la dimension matérielle reste parfois très controversée.

Par ailleurs, les différentes acceptions de la prééminence du droit ont été influencées par l’européanisation des ordres juridiques[40], notamment sur la question de la proportionnalité ou de la définition des critères du contrôle de légalité.

Enfin, on remarquera que ces différents concepts convergent en ce qui concerne leurs objectifs. Dans tous les cas, il s’agit au minimum d’exclure la formation d’un Etat despotique ou de police, et de préserver dans tous les cas l’individu contre les intrusions arbitraires du gouvernement. A cet égard, on sera frappé de constater une certaine convergence dans les discussions sur les menaces pesant sur l’État de droit, le Rechsstaat ou la rule of law[41].

Les doctrines de la rule of law, de l’État de droit ou du Rechsstaat sont révélatrices d’une certaine compréhension de l’État. S’exprimant à propos de l’État de droit, Jacques Chevallier identifie trois différentes dimensions à l’État de droit, complémentaires les unes aux autres. Premièrement, « l’État de droit renvoie à une certaine conception de l’ordre juridique étatique », à l’idée d’une sujétion des gouvernants à la loi, qui s’accompagne de recours devant un juge indépendant, et vise à garantir le principe de la hiérarchie des normes. Deuxièmement, l’État de droit renvoie au problème plus profond de « la soumission de l’État au droit » et dans ce cas, il s’agit de trouver « un principe de limitation subjective ou objective de l’État par le droit, qui interdise toute possibilité d’arbitraire étatique », on pose finalement ici la question de « la nature même de l’État ». Troisièmement, l’État de droit renvoie à « un certain contenu du droit en vigueur » sous tendu par un ensemble de valeurs et de principes visant à assurer aux citoyens des garanties effectives contre l’État »[42].

Il y a ainsi une certaine « conception du pouvoir » qui se dégage des théories de l’État de droit, au-delà de la réduction de cette exigence « à un simple agencement hiérarchisé de normes juridiques ».[43] Sur cette question de la conception du pouvoir charriée par la théorie de l’État de droit, il existe de nombreuses controverses,. Pour Jacques Chevalier, il faut comprendre que ce principe s’ancre dans une volonté de « corseter le pouvoir de l’État ».[44]

début de l’article

II. La participation du droit européen des droits de l’homme à la protection de l’État de droit

 

Assurément, le droit européen des droits de l’homme participe de cette volonté de limiter le pouvoir de l’État : c’est son objectif. Au sujet de ce lien entre État de droit et droits fondamentaux, Jacques Chevallier écrit que « non seulement la puissance de l’État trouve ses limites dans les droits fondamentaux reconnus aux individus, ce qui crée ainsi la possibilité d’une opposition au pouvoir fondée sur le droit, mais encore elle a pour finalité même, pour justification ultime la garantie de ces droits ; l’État de droit repose en fin de compte sur l’affirmation de la primauté de l’individu dans l’organisation sociale et politique, ce qui entraîne à la fois l’instrumentalisation de l’État, dont le but est de servir les libertés, et la subjectivisation du droit ».[45] Mais, « les garanties de l’État de droit ne se sont pas étendues uniformément » des « îlots d’infra droit » subsistent, notamment concernant les personnes étrangères, qui apparaissent davantage comme objets d’une réglementation que comme sujets de droits et ne disposent pas d’une réelle sécurité juridique face à une administration investie d’un large pouvoir discrétionnaire (…). L’État de droit apparaît ainsi comme un processus contradictoire, instable et toujours inachevé ».[46] L’État de droit, relié aux droits fondamentaux, connaît des tensions internes, en particulier entre l’objectif d’assurer un cadre réglementaire stable, sécurisé, promouvant l’égalité devant la loi, et celui de garantir les libertés individuelles ou de promouvoir un ordre social juste.

On retrouve ces tensions dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. La proportionnalité, qui implique une sorte de déformalisation, d’indétermination, de balance entre des éléments parfois incommensurables, une culture de la justification, peut poser question au regard des exigences de clarté, de précision, de sécurité juridique, postulées par le principe de prééminence du droit ou d’État de droit, envisagé dans sa dimension formelle.[47] Par ailleurs, la jurisprudence des obligations positives, qui identifie des obligations d’agir pour l’État, peut paraître en rupture avec la conception de l’État sous-jacente à la théorie libérale de l’État de droit.[48]

 

Ces critiques de la jurisprudence de la Cour EDH mobilisent essentiellement la définition formelle de l’État de droit.

A l’égard des différentes exigences postulées par l’État de droit rappelées au point précédent, il apparaît clair que le droit européen des droits de l’homme participe à leur respect. La Cour européenne des droits de l’homme n’en fait pas mystère : elle évoque « l’idée de prééminence du droit dont s’inspire la Convention tout entière »[49]. L’expression « État de droit » est citée dans près de trois cent arrêts et décisions à ce jour – sans compter les expressions proches, utilisées par la Cour à d’autres égards comme « prééminence du droit » (près de mille occurrences) en tant que traduction de rule of law (qui dépasse les deux milles références).

Ces différentes mobilisations de la notion d’État de droit contribue à « l’internationalisation(…) – de façon peut être plus exacte – la transnationalisation de l’État de droit »[50], ou à l’européanisation de cette notion.[51] Bien entendu, la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas la seule institution à participer à ce mouvement de transnationalisation. Il faut aussi compter sur la Cour de justice de l’Union[52].

 Les grandes exigences des doctrines de la rule of law, de l’Etat de droit et du Rechsstaat sont donc les suivantes : principe de légalité, existence de contrôles juridictionnels, séparation des pouvoirs et protection des droits fondamentaux. Concernant la dernière dimension, substantielle, de l’État de droit, on ne l’analysera pas ici puisqu’il paraît évident que la Cour européenne des droits de l’homme y participe par essence.[53] Il n’est pas question ici de faire un bilan de la contribution de la Cour européenne des droits de l’homme au respect effectif des droits dans les États membres, mais on partira plus simplement du postulat que la Cour participe très certainement de cette dimension matérielle de l’État de droit.[54]

Dans la suite de cette contribution, on aimerait envisager la participation du droit européen des droits fondamentaux aux exigences formelles de l’État de droit. On envisagera plus particulièrement la protection, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, du principe de légalité, et ce pour deux raisons. Premièrement, l’exigence de légalité est consubstantielle et tout à fait centrale dans le développement des théories de l’État de droit, de la rule of law et du Rechsstaat. Deuxièmement, l’apport du système de la Convention européenne en ce qui concerne les deux autres dimensions procédurales de l’État de droit est assez net, que ce soit en matière de protection de l’indépendance de la justice (pierre angulaire de la séparation des pouvoirs au sens contemporain) et en matière d’exigence de recours effectifs[55] ; par contre, l’apport de la jurisprudence de la Cour européenne en matière de légalité est plus timide et plus incertaine.

A partir des excellents travaux de Geranne Lautenbach sur le concept de rule of law dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[56] que l’on tâchera ici de prolonger et d’actualiser, l’on reviendra donc sur le principe de légalité et son internationalisation (II.I), sur la place du contrôle de légalité dans le droit de la Convention EDH (II.II.), sur la double dimension du contrôle de légalité opéré par la Cour EDH (II.III) et sur les qualités de la loi exigées par la Cour (II.IV). L’on s’interrogera enfin sur le poids conféré à la délibération parlementaire dans la jurisprudence de la Cour (IV).

début de l’article

II.I. Le principe de légalité dans les ordres juridiques nationaux

Parmi les exigences essentielles de l’État de droit, on compte d’abord et avant tout le principe de légalité : c’est l’idée que le gouvernement n’agit que dans les limites de ses compétences établies par la loi.

Dans les pays où le principe de légalité postule l’intervention du pouvoir législatif, plusieurs objectifs sont traditionnellement assignés à cette intervention : la délibération démocratique de mesures attentatoires aux droits et libertés, la publicité, la légitimation des mesures par l’assemblée démocratique, une réflexion plus approfondie. Dans le système de common law, les pratiques et traditions profondément ancrées participent également du contrôle de légalité, et pas seulement l’intervention du législateur, dès lors que le concept de « loi » recouvre un bien plus large spectre. Dans tous les cas, il faut, pour que le principe de légalité remplisse sa fonction, que la loi en question ait certaines qualités : la loi doit être générale (contenir des règles générales), promulguée (une publication doit être assurée), non rétroactive, claire et stable. Il doit y avoir une convergence des actes du gouvernement et des exigences de la loi. Des contrôles de cette convergence doivent être assurés par un pouvoir judiciaire indépendant. Ceci implique un respect assuré par le gouvernement de la loi, et donc des contrôles judiciaires, c’est-à-dire un contrôle par des juges de la légalité des actes du gouvernement qui affectent des individus, et un accès des individus à un ensemble de recours pour garantir l’égalité devant la loi.

Ces exigences formelles assurent l’autonomie individuelle et prémunissent dans une certaine mesure contre la mise en œuvre d’un pouvoir arbitraire. Néanmoins, elles ne suffisent pas pour garantir une société démocratique : ces exigences n’emportent pas par elle-même la réalisation de ce qui est requis en amont de la loi (ce qui renvoie à la question démocratique, au suffrage universel, à la manière dont se déroulent les élections ou encore dont les partis fonctionnent), ni, plus généralement, du respect et de la protection des droits individuels. Raison pour laquelle s’est également développée une vision plus substantielle du principe de légalité, reliant ce principe à la protection des droits fondamentaux, et qui s’épanouit dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme.

On retrouve déjà, sur le plan supranational, une expression de cette substantialisation du principe de légalité par la référence aux droits fondamentaux dans un rapport de la Commission internationale des juristes de 1959. Après avoir exposé les différences entre approches formelles et substantielles du principe de légalité, et l’impuissance des approches formelles à garantir une société démocratique, le juriste Norman S. Marsh définit le principe de légalité comme « [l]es principes, les institutions et les procédures, pas toujours identiques, mais en de nombreux points similaires qui, selon l’expérience et la tradition des juristes des divers pays du monde ayant souvent eux-mêmes des structures politiques et des conditions économiques différentes, se sont révélés essentiels pour protéger l’individu contre un gouvernement arbitraire et pour lui permettre de jouir de sa dignité d’homme ».[57] Cette définition « associe les principes institutions et procédures juridiques aux valeurs qu’ils sont destinés á protéger ».[58]

début de l’article

II.II. La place du contrôle de légalité dans le droit de la CEDH

Le texte de la Convention européenne des droits de l’homme établit, en des termes certes moins précis que ceux de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le lien entre principe de légalité et respect des droits fondamentaux.[59]

C’est principalement dans l’application des articles 5 et 7 et lorsqu’elle effectue un test de proportionnalité au regard des articles 8 à 11 de la Convention que la Cour assure la soumission des autorités publiques à la loi et qu’elle garantit la prévisibilité, la sécurité juridique et la prééminence du droit. Il faut également combiner ces dispositions avec l’article 18 de la Convention, qui dispose que « [l]es restrictions qui, aux termes de la (…) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues ». Cette disposition, plus rarement mobilisée, devrait également impliquer un contrôle rapproché de la primauté du droit dans les cas d’abus de pouvoir, en invitant le juge européen à aller au-delà d’une « pseudo légalité »[60] ou d’une légalité de façade – particulièrement lorsqu’un excès de pouvoir implique la violation d’une disposition légale. L’article 18 de la Convention invite en effet, selon nous, le juge européen à opérer un contrôle de légalité « interne », qui ne concerne pas seulement l’objet d’un acte ou d’une décision, mais également les motifs de fait ou de droit le fondant et sa finalité.[61]

La formulation à géométrie variable du principe de légalité dans les différents ordres juridiques explique que la Cour a développé sa propre conception de la légalité, reliée aux théories de l’État de droit et de la prééminence du droit. Au vu de la diversité des ordres juridiques des États membres de la Convention, la Cour a défini la « loi » à laquelle la Convention fait référence dans un sens matériel : la Cour considère ainsi qu’une « loi » peut être un acte du Parlement, du pouvoir législatif, mais également une règle non écrite, une jurisprudence, ou encore une norme de droit international. Par contre, des réglementations administratives ne rentrent pas dans le concept de légalité au sens matériel, à l’exception du cas de délégations du législatif.

Flexible, en raison de la diversité des approches de la notion d’ordre juridique, le contrôle de légalité opéré par la Cour EDH est en outre à géométrie variable selon les droits fondamentaux concernés.

Il est particulièrement serré lorsqu’il s’opère dans le cadre des articles 5 à 7 de la Convention : le texte de la Convention l’y invite. Concernant l’article 5 de la Convention, qui a précisément pour objectif la protection de l’individu contre toute décision arbitraire[62], la Cour ne se limite pas à identifier si une loi existe, mais elle contrôle également, de manière stricte, la qualité de cette loi. Dans son arrêt Ismoloiv, la Cour estime devoir opérer un contrôle de conformité de la loi interne au regard de la Convention, et notamment du principe général de sécurité juridique qui s’en déduit :

“The Court must moreover ascertain whether domestic law itself is in conformity with the Convention, including the general principles expressed or implied therein. On this last point, the Court stresses that, where deprivation of liberty is concerned, it is particularly important that the general principle of legal certainty be satisfied”.[63]

La Cour considère que l’article 5, §1, qui exige que toute privation de liberté soit légale, ne se réfère pas seulement à l’existence d’une loi interne, mais également à certaines qualités de cette loi, et exige notamment que la législation soit compatible avec la rule of law, un concept inhérent à l’ensemble des articles de la Convention. La Cour estime que « (…) where deprivation of liberty is concerned, it is particularly important that the general principle of legal certainty be satisfied”. Selon la Cour, “In laying down that any deprivation of liberty must be effected “in accordance with a procedure prescribed by law”, Article 5 § 1 does not merely refer back to domestic law; like the expressions “in accordance with the law” and “prescribed by law” in the second paragraphs of Articles 8 to 11, it also relates to the “quality of the law”, requiring it to be compatible with the rule of law, a concept inherent in all the Articles of the Convention. “Quality of law” in this sense implies that where a national law authorises deprivation of liberty it must be sufficiently accessible, precise and foreseeable in its application, in order to avoid all risk of arbitrariness”.[64] La Grande Chambre, dans un arrêt Merabishvili contre Géorgie, rappelle que l’article 5 renvoie au respect de la législation nationale, et consacre « l’obligation d’en respecter les règles de fond comme de procédure »[65]. La Grande Chambre estime que « [l]e respect de cette obligation n’est toutefois pas suffisant ; l’article 5, § 1, de la Convention exige également que la législation nationale soit elle-même compatible avec la prééminence du droit. Cela signifie en particulier qu’une loi nationale autorisant une privation de liberté doit être suffisamment accessible, précise et prévisible dans son application ». Opérant le lien entre conceptions formelles et matérielles de l’État de droit, la Grande Chambre précise que le respect de l’exigence de légalité des détentions « implique aussi qu’une arrestation ou détention doit être conforme au but de l’article 5, § 1, qui est de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire. (…) Cela présuppose notamment que la privation de liberté cadre véritablement avec le but de la restriction autorisée par l’alinéa pertinent de l’article 5, § 1 ».[66]

En ce qui concerne l’article 7 de la Convention qui emporte l’interdiction de toute application rétroactive d’une loi en matière pénale, au désavantage de l’accusé, la Cour a pu rappeler, dans une affaire C.R. concernant l’incertaine « immunité » des époux en droit anglais au regard de l’infraction pénale de viol, la place centrale qu’occupe la légalité des peines dans le droit de la Convention. La Cour estime que « la garantie que consacre l’article 7, élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation en temps de guerre ou autre danger public. Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et sanctions arbitraires »[67]. L’article 7 « (…) ne se borne donc pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé: il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au désavantage de l’accusé, notamment par analogie ». Ainsi, selon la Cour, la Convention postule « (…) qu’une infraction doit être clairement définie par la loi. (…) cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale ». Elle rappelle au passage que, dans l’examen de la légalité des peines, la Cour estime que la notion de « droit » utilisée à l’article 7 correspond à celle de “loi” qui figure dans d’autres articles de la Convention : cette notion « englobe le droit écrit et non écrit et implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité ».[68]

La question posée dans l’affaire C.R. était celle de l’appréciation du respect de cette exigence de légalité. La Cour estime à ce sujet que « [aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. D’ailleurs il est solidement établi dans la tradition juridique du Royaume-Uni comme des autres États parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible. »[69]

Si l’article 7 représente un élément essentiel aux yeux de la Cour européenne des droits de l’homme, on remarquera néanmoins qu’elle peut parfois céder devant l’impératif d’une protection de la substance des certains droits. Ainsi, dans l’affaire Streletz, qui illustre de manière paradigmatique le paradoxe de l’État de droit, la Cour privilégie le droit à la vie sur l’exigence de légalité, en substantialisant la notion d’État de droit puisqu’elle neutralise certains systèmes juridiques ne respectant pas la valeur fondamentale du droit à la vie. La Cour estime ainsi qu’« une pratique étatique telle que celle de la RDA relative à la surveillance de la frontière, qui méconnaît de manière flagrante les droits fondamentaux et surtout le droit à la vie, valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme au plan international, ne saurait être protégée par l’article 7, § 1, de la Convention ». Pour la Cour, « cette pratique, qui a vidé de sa substance la législation sur laquelle elle était censée se fonder, et qui était imposée à tous les organes de l’État y compris ses organes judiciaires, ne saurait être qualifiée de « droit » au sens de l’article 7 de la Convention ».[70] La Cour estime ainsi que les requérants « qui, en tant que dirigeants de la RDA, avaient créé l’apparence de légalité émanant de l’ordre juridique de la RDA, puis ont mis en place ou poursuivi une pratique méconnaissant de manière flagrante les principes mêmes de cet ordre ne sauraient se prévaloir de la protection de l’article 7, § 1, de la Convention ».[71] Selon la Cour, tout autre raisonnement méconnaîtrait «  l’objet et le but de cette disposition, qui veut que nul ne soit soumis à des poursuites, condamnations ou sanctions arbitraires. » [72]

Ces différentes exigences dégagées dans l’application des articles 5 et 7 de la Convention s’appliquent également, mutatis mutandis, lorsqu’il s’agit d’opérer un test de légalité au regard des clauses de limitations établies aux seconds paragraphes des articles 8 à 11 de la Convention.

Dans son contrôle de légalité, la Cour ne se limite pas à vérifier s’il existe une base légale en droit interne. Elle vérifie aussi, de manière générale, si cette loi répond à certaines exigences, si elle présente certaines qualités : accessibilité de la loi, prévisibilité, caractère non arbitraire, sécurité juridique. La Cour estime que ces qualités participent de la définition même de ce qu’est une « loi » au sens de la Convention.[73] Si la Cour estime devoir procéder de la sorte, et ainsi détailler les qualités de la « loi » au sens de la Convention, c’est précisément parce qu’elle considère que les exigences de qualité de la loi dérivent du principe d’État de droit ou de primauté du droit[74].

Cette position a été clairement affirmée dans l’affaire Malone. Le gouvernement anglais défendait la thèse inverse : celle de la limitation du contrôle de la Cour à un test ultra vires. La Cour européenne des droits de l’homme rejeta cette interprétation. Elle estime que « le membre de phrase « “prévue par la loi” ne se borne pas à renvoyer au droit interne, mais concerne aussi la qualité de la “loi”; il la veut compatible avec la prééminence du droit, mentionnée dans le préambule de la Convention »[75]. Pour la Cour, ceci implique aussi « que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par le paragraphe 1 ».[76] En l’espèce, il s’agissait de s’interroger sur la légalité d’interception de communications pour les besoins d’enquêtes de police. Dans ces cas, la Cour estime que « l’exigence de prévisibilité ne saurait signifier qu’il faille permettre à quelqu’un de prévoir si et quand ses communications risquent d’être interceptées par les autorités, afin qu’il puisse régler son comportement en conséquence » mais que «  la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à opérer pareille atteinte secrète, et virtuellement dangereuse, au droit au respect de la vie privée et de la correspondance ».[77]

début de l’article

II.III. L’existence d’une loi nationale et la doctrine de la 4ème instance

L’exigence d’une base légale dans le droit de la Convention européenne déploie une double dimension. En effet, il s’agit à la fois d’identifier s’il existe un fondement légal, du point de vue national, à l’ingérence dans les droits et libertés, mais également d’analyser les qualités de cette loi interne au regard d’exigences déduites du droit de la Convention, du point de vue du droit européen. La légalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme est donc un concept semi-autonome[78], dépendant de l’ordre juridique interne mais propre à l’ordre juridique de la Convention.

Dans sa jurisprudence, la Cour mobilise la notion de légalité à la fois dans des cas où les exigences d’accessibilité et de prévisibilité ou les autres qualités de la loi, ne sont pas rencontrées par la loi en cause, mais également, comme le souligne Geranne Lautenbach, dans des cas où la loi nationale n’a pas été respectée. Ce non-respect de la « loi » renvoie à différentes hypothèses : l’ingérence dans un des droits protégés se produit en l’absence de tout fondement légal ou jurisprudentiel ; l’ingérence se produit en violation d’une décision de justice[79]; l’ingérence se produit en violation d’une règlementation administrative ; l’ingérence se fonde sur une décision de justice qui ne respecte pas la loi au sens formel ; l’ingérence résulte d’une décision administrative qui ne respecte pas la loi au sens formel et/ou la jurisprudence ; l’ingérence résulte d’une loi ou d’une régulation administrative qui n’est pas conforme avec la Constitution ou encore l’ingérence se fonde sur une règle interne non conforme au droit de l’Union européenne.

Dans ses différentes hypothèses, l’appréciation par la Cour de la conformité à la loi pose la question de savoir si la Cour peut être considérée comme une instance ultime du contrôle de la légalité du point de vue national. La Cour a pu se montrer réticente à cette idée[80] mais sa jurisprudence a considérablement évolué sur la question de savoir « si le principe de légalité et de prééminence du droit n’exigent pas que la Cour européenne contrôle activement et strictement le respect des lois nationales »[81]. De manière générale, la Cour, à la suite de la Commission, estime désormais être compétente pour contrôler la légalité d’un point de vue interne, lorsque la Convention renvoie au droit interne, et, d’une certaine façon, l’ « incorpore ». Il est de son devoir de contrôler le respect de ce dernier.[82] Prudente, elle évite néanmoins de fonctionner comme une juridiction « de quatrième instance ». Elle estime devoir maintenir une certaine distance par rapport au contrôle de la loi nationale, répétant à l’envi « (…) qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne »[83]. Il s’agit donc pour la Cour de maintenir l’équilibre entre, d’une part, le contrôle effectif des droits humains et de l’exigence de l’État de droit et, d’autre part, la reconnaissance du rôle important des juridictions nationales dans l’interprétation du droit national, dans un contexte où se multiplient les appels à la subsidiarité.

Comme montre Geranne Lautenbach, l’analyse de la jurisprudence révèle que l’examen du respect des règles et procédures nationales par la Cour dépend fortement des arguments des parties et du comportement des différents acteurs au long de la procédure. Ainsi, dans l’affaire Assanidze, la Cour s’est sentie suffisamment soutenue pour déclarer la détention d’un individu comme étant contraire à l’État de droit, dès lors qu’il était maintenu en détention malgré une décision de justice non respectée, ce qui représente une violation manifeste et non contestée du principe de prééminence du droit.[84] Quand des juridictions internes contestent elles-mêmes la légalité des ingérences dans les droits, la Cour se sent d’autant plus à même de la remettre en question.[85]

De manière générale, la doctrine relève que, dans l’exercice d’équilibriste que nécessite le contrôle de l’existence d’une base légale en droit interne, la balance penche plutôt du côté de la subsidiarité, tant la Cour manifeste une large déférence envers l’appréciation des juridictions ou des acteurs nationaux pour interpréter la loi nationale. Dans certaines affaires, la dépendance de la Cour à l’appréciation des autorités nationales suscite d’ailleurs un certain malaise[86]. On mentionnera par exemple l’arrêt Bozano, dans lequel la Cour préfère ne pas trancher la question de la légalité de la détention pour conclure à son caractère arbitraire.[87] Dans l’affaire Merabishvili, la Grande Chambre a décidé de développer la question de l’abus et de l’excès de pouvoir et son lien avec la légalité. Appréciant la détention du requérant au regard de l’article 5, §1, la Cour se cantonne à un contrôle incident du respect du droit interne, évoquant un procès-verbal dont rien n’indique qu’il est « manifestement insuffisant au regard des exigences du droit géorgien »[88]. Elle retient que le tribunal « même brièvement » a examiné la régularité de l’arrestation et que, « faute de solides raisons pour le faire, la Cour ne peut s’écarter des conclusions auxquelles les autorités et juridictions nationales sont parvenues lorsqu’elles ont appliqué le droit interne ».[89] Quant à la question plus fondamentale de l’excès de pouvoir des autorités géorgiennes, la Grande Chambre va développer une approche très flexible des actes d’autorités publiques contestables au regard de leur légalité interne car poursuivant plusieurs objectifs dont certains sont inconventionnels. Alors que la Chambre avait décidé de manière lapidaire qu’une détention poursuivant un objectif déclaré et plusieurs objectifs secrets était arbitraire au regard de l’article 18 combiné à l’article 5, §1[90], la Grande Chambre préfère développer une théorie de la « pluralité des buts » pour interpréter l’article 18 sur la question de la légalité interne. De manière regrettable, la Grande Chambre admet ainsi que les autorités puissent poursuivre plusieurs objectifs, légitimes et illégitimes, dans les restrictions aux droits fondamentaux, pour autant que le but légitime soit « prédominant ».[91] En d’autres termes, la Cour se refuse à opérer un contrôle effectif de la légalité interne des restrictions, qui impliquerait nécessairement de s’interroger sur les finalités réellement poursuivies par une décision d’une autorité publique nationale, et de considérer comme illégale toute restriction reposant sur des motifs inconventionnels ou poursuivant une finalité inconventionnelle. Le risque est alors de se satisfaire d’un contrôle de façade de la légalité des restrictions aux droits fondamentaux, qui ampute au passage l’article 18 de la Convention du rôle que cette disposition devait jouer, selon les travaux préparatoires, dans la sauvegarde de l’État de droit et du contrôle de l’effectivité de la primauté du droit. Comme le souligne le juge Serghides dans son opinion concordante, une interprétation de l’article 18 « qui ne tient pas compte du but de l’article 18 – veiller à ce que la primauté du droit soit préservée en tout temps et par toute autorité – risque de mener à l’incertitude, à l’imprévisibilité et, au bout du compte, au chaos juridique et à l’anarchie ».[92] Pour le juge, « on ne peut sauvegarder la primauté du droit et les valeurs d’une société démocratique si la Cour admet de quelque façon que ce soit un abus de pouvoir. On ne peut affirmer que la primauté du droit est sauvegardée si celle-ci ne reste pas fondamentalement intacte en tout temps et si l’on permet qu’elle soit entaillée et entamée par un acte d’abus de pouvoir. L’arrêt n’explique pas comment il est possible de concilier un abus de pouvoir commis par une autorité avec la primauté du droit, le principe de légalité et les valeurs d’une société démocratique »[93]. En outre, le juge souligne l’incongruité qu’il y a à opérer un contrôle de proportionnalité au regard de la « prédominance » d’objectifs conventionnels et inconventionnels : « [l]e contrôle de proportionnalité requis par la Convention se fait uniquement entre, d’une part, un droit et, d’autre part, une restriction légale qui est nécessaire dans une société démocratique. La Convention n’exige pas que le contrôle de proportionnalité soit aussi appliqué entre une restriction légale et une restriction illégale, chose qu’aucune société démocratique ne pourrait admettre »[94].

La doctrine a pu, à juste titre, critiquer la Cour pour être trop déférente et hésitante dans son contrôle de la légalité interne et ceci même avant l’arrêt Merabischvili. Geranne Lautenbach invite ainsi la Cour à appliquer l’adage  jura novit curia . Elle, suggérait, à juste titre, à la Cour de développer les pistes de l’arrêt de Chambre dans Kononov c. Lettonie, dans lequel la Cour estimait que lorsque « la Convention elle-même (…) se réfère expressément au droit interne (…) l’inobservation des dispositions nationales peut, à elle seule, entraîner une violation de la Convention ; dès lors, en vertu du principe jura novit curia, la Cour peut et doit exercer un contrôle pour rechercher si ces dispositions ont bien été respectées »[95]. Dans l’arrêt de Grande Chambre, la Cour ne se réfère pas à ce principe, mais admet que les pouvoirs d’évaluation de la légalité d’un point de vue national soient plus importants lorsque la Convention elle-même renvoie à l’existence d’une base légale.[96] A notre connaissance, la Cour n’a pas, dans sa jurisprudence ultérieure, approfondi la thèse d’un développement du principe jura novit curia pour assoir un contrôle de la légalité d’un point de vue national. Elle a néanmoins confirmé, dans une série de décisions concernant l’article 7, la conclusion de la Grande Chambre dans l’affaire Kononov.[97]

Il existe dans la jurisprudence récente une série de décisions dans lesquelles la Cour opère un contrôle de légalité d’un point de vue national, particulièrement dans des cas où l’ingérence dans les droits fondamentaux manquait manifestement et de manière flagrante de base légale. Ainsi en est-il dans une affaire italienne relative à la détention de migrants[98]. Dans Ben Faiza, la Cour fusionne la question de la clarté et de la précision d’un texte avec celle de l’existence d’une base légale, en refusant soigneusement de trancher cette dernière question.[99] Elle conclut que « l’imprécision de la loi française au moment des faits ne peut être compensée par la jurisprudence des juridictions internes » et que « le requérant n’a pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique »[100].

La Cour est bien plus franche dans l’arrêt Big Brother Watch du 13 septembre 2018. Elle n’hésite pas à opérer un contrôle de la conformité d’une partie du Regulation of Investigatory Powers Act 2000 concernant l’acquisition de communications avec le droit de l’Union européenne, pour conclure à l’inexistence d’une base légale aux ingérences dans l’article 8 en raison du caractère non conforme du chapitre II du RIPA avec le droit européen. Le ton de la Cour et la généralité du propos laissent suggérer qu’elle se réserve dans certains cas le droit de mener un contrôle plus serré de la légalité interne : « No interference can be considered to be “in accordance with law” unless the decision occasioning it complies with the relevant domestic law. It is in the first place for the national authorities, notably the courts, to interpret and apply the domestic law: the national authorities are, in the nature of things, particularly qualified to settle issues arising in this connection. The Court cannot question the national courts’ interpretation, except in the event of flagrant non-observance or arbitrariness in the application of the domestic legislation in question »[101]. Concernant l’articulation entre droit européen et droit interne, la Cour constate l’incompatibilité de la législation britannique avec le droit européen, tel qu’interprété par la Cour de justice, qui n’autorise la détention de données que pour combattre la « criminalité sérieuse » et qu’à la condition d’un contrôle a priori par un organe indépendant.[102] Au terme de ce contrôle de légalité (au sens large) du droit anglais, la Cour estime que les ingérences prévues par la législation britanniques ne sont en conséquence pas « prévues par la loi » au sens de l’article 8 de la Convention, il y a une violation de cette dernière disposition.[103]

Il reste à espérer que ce jugement de Chambre ouvrira la voie vers une jurisprudence plus stricte sur la question de la légalité d’un point de vue interne. Il serait en effet intéressant que la Cour contrôle de manière plus effective, comme elle le suggère dans Big Brother Watch, qu’« [aucune ingérence ne peut être considérée comme étant “conforme à la loi” à moins que la décision qui en est à l’origine ne soit conforme au droit interne applicable ». L’on voudrait ici souligner qu’il ne s’agit pas de rejeter l’idée de subsidiarité, raison pour laquelle le contrôle de légalité du point de vue du droit interne est incident : « [il] appartient en premier lieu aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne : les autorités nationales sont, par nature, particulièrement compétentes pour régler les questions qui se posent à cet égard ».[104] Mais, la Cour doit revendiquer sa compétence de remettre en cause l’interprétation des juridictions nationales, en tout état de cause dans les cas « de non-respect flagrant ou d’arbitraire dans l’application de la législation nationale en cause »[105], afin de garantir des droits qui soient « concrets et effectifs » et d’éviter un contrôle trop superficiel de la compatibilité d’une mesure au droit interne, qui pourrait ouvrir grandes les portes de la « légalité de façade ». Ce contrôle de la légalité du point de vue interne est bien mené lorsqu’il s’agit de vérifier le respect de décisions de justice en droit interne ; il l’est moins lorsqu’est visée le non-respect de législations. Pourtant, si elle contrôlait plus sévèrement le respect de la législation en droit interne, la Cour ne pourrait prêter le flanc à la critique tirée du caractère non démocratique de son office : au contraire, il s’agirait pour la juridiction européenne de prendre au sérieux le travail et l’œuvre du pouvoir législatif et de le faire respecter, ce dernier étant pourvu de la légitimité démocratique du processus d’autodétermination collective.[106]

début de l’article

II.IV. Le contrôle de la qualité de la loi nationale

L’analyse des « qualités » de la loi est « l’élément central de la prééminence du droit dans le contexte de la Convention ».[107] Si la Cour conclut à l’existence d’une base légale en droit interne, elle examine ensuite si cette « loi » déploie certaines qualités. De manière générale, le contrôle européen des qualités de la loi est assez déférent vis-à-vis des ordres juridiques nationaux. Pourtant, à notre estime, un renforcement du contrôle des qualités de la loi renforcerait la démocratie au plan national, en particulier la démocratie parlementaire, sans s’exposer aux critiques tenant à l’illégitimité de la Cour à opérer des choix politiques. En effet, à nouveau, un contrôle plus serré des qualités de la loi revient finalement à renforcer les institutions qui président à l’autodétermination collective et qui sont en conséquence pourvues de la légitimité démocratique, à consolider les exigences de l’État de droit, condition nécessaire (mais pas suffisante) de la démocratie.

Première exigence : l’accessibilité de la loi. Elle postule que « le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné ».[108] Cette exigence est d’application relativement large dans la jurisprudence, mais on remarque que peu de constats de violation se fondent sur cette exigence.[109] L’approche de la Cour n’est pas formaliste ; dans certains cas, plutôt exceptionnels, la Cour a même pu considérer comme accessibles des règles techniques non publiées[110], dans d’autres, elle estime qu’une coutume internationale relative au droit de la guerre remplit l’exigence d’accessibilité, malgré l’absence de publication.[111] Si l’on peut comprendre les raisons pragmatiques de cette approche flexible, à nouveau, à notre estime, une telle prudence ne se justifie pas. Il y a un réel enjeu pour la Cour à opérer un contrôle plus strict de l’accessibilité des lois et de leur publication : la publicité des normes est en effet une garantie essentielle de l’État de droit et de la lutte contre l’arbitraire ; elle participe en outre à la légitimité démocratique des décisions.

Deuxième exigence : la prévisibilité de la loi. Cette dernière doit être suffisamment claire et précise « pour permettre à chaque individu de connaître les conséquences que la loi attache à ses actions et dans quelles conditions le gouvernement peut envisager des mesures qui affectent leurs droits ».[112] La Cour rappelle ainsi que l’on « ne peut considérer comme une ‘loi’ qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé ».[113] Ainsi la Cour exclut-elle en principe les applications rétroactives des lois et conteste-t-elle les incohérences législatives. La Cour applique ce critère avec flexibilité, reconnaissant « l’impossibilité d’arriver à une certitude absolue dans la rédaction des lois et le risque de voir le souci de certitude engendrer une rigidité excessive ».[114] Cette flexibilité n’a cependant pas amené la Cour à renoncer à un contrôle indépendant de celui réalisé au plan national[115]. Ceci amène parfois la Cour à développer un contrôle de la conformité de la loi en cause avec les exigences de la Convention qui peut s’avérer plus strict que celui qui a été opéré en droit interne, particulièrement dans tous les cas où le gouvernement est susceptible d’exercer un pouvoir discrétionnaire. Cette jurisprudence a suscité certaines critiques. Ainsi, dans les arrêts Kruslin et Huvig, le gouvernement français estime que « la Cour doit se garder “de juger dans l’abstrait de la conformité de la législation française à la Convention”, tout comme de statuer de lege ferenda »[116]. La Cour a néanmoins fermement rejeté l’argument, considérant que, pour vérifier si une ingérence est « prévue par la loi », « il lui faut inévitablement apprécier, au regard des impératifs du principe fondamental de la prééminence du droit, la “loi” française en vigueur à l’époque dans le domaine considéré. Pareil examen implique par la force des choses un certain degré d’abstraction. Il n’en porte pas moins sur la “qualité” des normes juridiques nationales »[117] applicables en l’espèce.

L’exigence de prévisibilité peut varier selon les contextes. Dans le cadre des activités menées en secret par l’exécutif ou ses services, la Cour se montre plus stricte : il s’agit d’ « indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à opérer pareille atteinte secrète, et virtuellement dangereuse, au droit au respect de la vie privée et de la correspondance ».[118] Dans l’affaire Malone, la Cour établit que « [p]uisque l’application de mesures de surveillance secrète des communications échappe au contrôle des intéressés comme du public, la “loi” irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante – compte tenu du but légitime poursuivi – pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire »[119]. Au fur et à mesure de sa jurisprudence, la Cour a développé six critères spécifiques précisant l’exigence de prévisibilité dans le contexte de l’interception de communications dans le cadre d’enquêtes criminelles.[120]

Troisième qualité de la loi : l’existence de contrôles juridictionnels. Comme Luc Heuschling a pu le montrer, l’exigence de légalité postule l’existence de contrôles de nature juridictionnelle.[121] La Cour fait très clairement dériver cette qualité particulière de la loi de la rule of law ou de la prééminence du droit. Ainsi, dans son arrêt Klass c. Allemagne, la Cour considère que le principe de prééminence du droit « implique, entre autres, qu’une ingérence de l’exécutif dans les droits d’un individu soit soumise à un contrôle efficace que doit normalement assurer, au moins en dernier ressort, le pouvoir judiciaire car il offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière »[122]. Mais la Cour n’est pas systématique dans la vérification de cette « qualité » de la loi. Elle rappelle l’importance de ces contrôles judiciaires particulièrement lorsque l’exécutif jouit de larges pouvoirs discrétionnaires.[123] Si, dans certains arrêts, la Cour ne vérifie pas le respect de cette exigence, dans d’autres, elle en contrôle le respect au titre de prolongement des principes d’accessibilité et de prévisibilité, comme par exemple dans sa jurisprudence relative à la détention administrative des demandeurs d’asile ou des étrangers.[124] Avec la doctrine, on remarquera que l’appréciation du respect de l’exigence de contrôles judiciaires développée dans le cadre du contrôle de légalité est moins stricte que celle qui porte sur le respect des garanties offertes à l’article 6 : l’exigence de légalité « requiert seulement une forme de procédure contradictoire devant une autorité indépendante ou une juridiction qui est compétente pour analyser la question de la légalité des mesures affectant les droits garantis par la Convention », et, en dernière instance, un contrôle par l’ordre judiciaire.[125]

Quatrième qualité de la loi : la non rétroactivité. Cette qualité jusqu’ici principalement retenue en matière criminelle est intimement connectée aux exigences de prévisibilité et d’accessibilité. La compréhension du principe de légalité par la Cour s’enrichit des dispositions de la Convention qui approfondissent certains aspects de ce principe. L’article 7 développe un principe de non rétroactivité en matière de droit pénal – on remarquera que la compréhension de la qualité de la loi dans le cadre de l’article 7 est, en retour, influencée par la conception de l’accessibilité et de la prévisibilité pour les autres articles de la Convention.[126]

Cinquièmement, la généralité de la loi, pour la Cour européenne, est un prolongement de l’exigence de prévisibilité, de la prééminence du droit, de l’égalité et de l’interdiction de toute discrimination.[127] Néanmoins, on doit constater que cette exigence de généralité n’est pas mobilisée très fréquemment dans le contrôle de la qualité de la loi[128], la Cour reconnaissant la difficulté du législateur. Certaines exceptions notables méritent toutefois d’être citées. Ainsi, dans l’arrêt Refah Partisi, la Cour européenne des droits de l’homme développe un raisonnement fondé sur le principe de l’égalité devant la loi, qui forme « la contrepartie procédurale » de l’exigence de généralité.[129] Cette absence de développements conséquents de l’exigence de généralité peut sans doute être partiellement expliquée par la tendance des législateurs à développer des lois de plus en plus précises, qui tentent de s’adapter à une société complexe, et cette tendance répond d’ailleurs en partie à l’exigence de prévisibilité.

Néanmoins, l’exigence de généralité gagnerait peut-être à être davantage développée à l’avenir afin d’éviter, une nouvelle fois, des légalités de façade, caractéristiques de certains régimes incompatibles avec une protection effective des droits fondamentaux et avec le maintien d’un État de droit démocratique. L’affaire Baka c. Hongrie est à cet égard emblématique, et représente un premier pas dans l’idée de développer une approche plus stricte de la généralité et de l’égalité devant la loi. Cet arrêt concerne la cessation du mandat de président de la Cour suprême hongroise du juge Baka, qui avait auparavant siégé à la Cour européenne des droits de l’homme. Son mandat s’était interrompu suite à l’adoption d’un ensemble de modifications constitutionnelles et législatives, consécutives à certaines déclarations publiques du juge Baka, faites dans le cadre de sa fonction de président de la Cour suprême au sujet des réformes du système judiciaire du gouvernement hongrois. Ces dispositions, qui visaient manifestement la situation spécifique du requérant, l’ont privé de son mandat mais également de toute possibilité de contestation devant une juridiction. L’arrêt de Grande Chambre révèle une volonté de développer une justification bien charpentée du constat de violation de la Convention auquel elle aboutit, souci bien compréhensible au vu du caractère sensible de l’affaire qui renvoie notamment à des questions de compatibilité entre des règles constitutionnelles et la Convention. Néanmoins, la Cour aurait pu, selon nous, s’arrêter à la question de la légalité des ingérences, qui aurait pu être plus développée. Dans un passage destiné à rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par le gouvernement hongrois relative à l’écartement par la loi hongroise de la situation du requérant du champ d’application de l’article 6, la Cour affirme que « la prééminence du droit (…) commande notamment que toute ingérence dans l’exercice d’un droit soit en principe basée sur un instrument d’application générale » avant de rappeler la mise en garde de la Commission de Venise quant au cas concret du requérant.[130] Elle écarte donc la possibilité d’une exception relative à la non-applicabilité de l’article 6 au cas du requérant, estimant que la loi en cause « n’excluait pas clairement l’accès à un tribunal ».[131] Pour le surplus, elle refuse de tirer les conséquences de ce constat d’incompatibilité des nouvelles dispositions constitutionnelles et législatives avec le principe de l’État de droit, et refuse également de se prononcer de manière tout à fait claire sur la légalité de l’ingérence dans l’article 10, rappelant simplement qu’elle a « exprimé des doutes » « en ce qui concerne la nature individualisée de la législation en cause » «  quant au point de savoir si cette législation était conforme à l’État de droit ». De manière étonnante, la Cour préfère partir du principe « que l’ingérence était « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10, la mesure litigieuse emportant en tout état de cause violation de cet article pour d’autres raisons ».[132]

début de l’article

II.V. Le contrôle de la qualité de la délibération ayant précédé l’adoption de la loi

Accessibilité, prévisibilité, non rétroactivité, contrôles juridictionnels et généralité comptent parmi les exigences classiques en matière de légalité[133], induites du texte de la Convention et d’une jurisprudence bien développée en matière de légalité. Mais ce ne sont pas là les seules qualités que la Cour recherche dans les lois au sens formel. A la faveur d’un mouvement plus général de procéduralisation du contrôle de proportionnalité[134], la Cour se montre désormais sensible à une toute autre caractéristique des lois formelles, liée à leur mode d’adoption spécifique : la délibération et le processus de justification publique des ingérences législatives. Peut-on considérer qu’une nouvelle « qualité de la loi » peut être identifiée lorsque la Cour européenne des droits de l’homme a égard, dans ses arrêts, à la qualité de la délibération ayant entouré l’adoption de la loi ou de la décision ?

En nous basant sur les travaux de Sébastien van Drooghenbroeck, Cecilia Rizcallah, Gregory Delannay, Christine Horevoets[135], d’une part, de Xavier Delgrange et Luc Detroux[136], d’autre part, nous pouvons épingler ici quelques cas emblématiques de cette importance conférée à la délibération parlementaire. Épinglons l’arrêt Hirst n°2, dans lequel la Grande Chambre concluait son analyse des travaux parlementaires en constatant que : « rien ne montre que le Parlement ait jamais cherché à peser les divers intérêts en présence ou à apprécier la proportionnalité d’une interdiction totale de voter visant les détenus condamnés (…) on ne saurait dire que les députés ont tenu un débat de fond sur le point de savoir s’il se justifiait toujours, à la lumière de la politique pénale moderne et des normes en vigueur en matière de droits de l’homme, d’appliquer une telle restriction générale au droit de vote des détenus »[137]. Cinq juges dissidents n’ont toutefois pas manqué de rappeler sèchement que « ce n’est pas à la Cour qu’il appartient de dire au législateur national comment il doit faire son travail »[138]. Ultérieurement, dans l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni, la Cour apporte beaucoup d’attention aux débats parlementaires et aux différents contrôles et discussions ayant précédé l’interdiction de diffusion de messages politiques dans les médias, la Cour y soulignant que « Tous les organes spécialisés consultés ultérieurement sur ce projet de loi (…) se sont (….), déclarés favorables au maintien de l’interdiction et ont estimé que, même analysée à la lumière de l’arrêt VgT, celle-ci représentait une mesure générale proportionnée. Le Gouvernement, par l’intermédiaire du DCMS, a joué un rôle important dans ce débat, expliquant fréquemment et en détail les raisons qui justifiaient de maintenir l’interdiction et de la considérer comme proportionnée, allant même jusqu’à rendre public l’avis juridique qu’il avait sollicité sur la question (…). Le maintien de l’interdiction est donc l’aboutissement d’un examen exceptionnel, effectué par les organes parlementaires, de tous les aspects culturels, politiques et juridiques de cette mesure, qui s’inscrivait dans le cadre plus large de la réglementation de la liberté d’expression sur des sujets d’intérêt public à la radio et à la télévision au Royaume-Uni. Au cours de cet examen, tous les organes consultés ont estimé que l’interdiction litigieuse constituait une restriction nécessaire des droits garantis par l’article 10 »[139]. Dans un arrêt Bayev et autres c. Russie, la Cour affirme que « pour déterminer la proportionnalité d’une mesure générale, elle doit commencer par étudier les choix législatifs à l’origine de cette mesure, en tenant compte de la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité de cette mesure ainsi que du risque d’abus que peut emporter l’assouplissement d’une mesure générale ».[140] Dans deux arrêts Belcacemi et Oussar c. Belgique et Dakir c. Belgique, rendus en date du 11 juillet 2017[141], la Cour procède également à une analyse des débats ayant précédé l’interdiction du port du voile intégral.[142]

Dans la jurisprudence de la Cour EDH, la délibération parlementaire n’est pas pour l’instant traitée comme une qualité de la loi. En effet, cette question de la qualité des délibérations n’est pas prise en compte dans la jurisprudence de la Cour au stade de l’analyse de la légalité de la mesure mais ultérieurement, dans l’appréciation de la proportionnalité de celle-ci, dans une logique de subsidiarité. Cette attention apportée à la qualité des procédures internes caractérise désormais la jurisprudence de la Cour : dans un certain nombre d’affaires, la Cour a égard à des considérations procédurales, au stade de l’analyse de la proportionnalité des ingérences et de la marge d’appréciation de l’État[143]. En outre, dès lors que la « loi » est définie dans un sens matériel, large, par la Cour ; cette dernière ne peut donc ériger en élément d’appréciation de la qualité de la loi la délibération parlementaire alors qu’elle sera introuvable pour un ensemble de « lois » au sens matériel du terme.

Il n’est pas question de revenir dans le cadre de cette contribution plus longuement sur le mouvement de procéduralisation du contrôle de proportionnalité, mais simplement d’envisager la relation entre celle-ci et le contrôle de légalité.

Premièrement, à la suite de Sébastien van Drooghenbroeck, Cecilia Rizcallah, Gregory Delannay et Christine Horevoets, on constatera que « au travers de cette démarche, la Cour européenne des droits de l’Homme fait du débat parlementaire de qualité un atout important dans la justification des mesures nationales apportées, alors que sa jurisprudence classique a refusé d’en faire une condition de validité à part entière desdites mesures. En d’autres mots : la « loi » visée par la Convention peut ne pas être une loi au sens formel, mais, en revêtant cette nature, et à la condition qu’elle résulte d’un débat mûr, profond et bien informé, elle accroît ses chances de passer la rampe du contrôle de conventionnalité ».[144] Bien entendu cependant, le constat de l’existence d’une délibération de qualité ne peut impliquer une présomption irréfragable de conformité[145]. La procéduralisation de la proportionnalité par l’attention portée aux débats parlementaires vient renforcer l’examen de la légalité, et donne une longueur d’avance aux lois formelles.

Deuxièmement, il y a, dans ce mouvement de procéduralisation qui favorise les lois formelles, en creux, potentiellement un renforcement des assemblées parlementaires, piliers de nos démocraties, par un juge que l’on accuse souvent de prendre la place du législateur. Rappelons que les assemblées parlementaires ont d’abord été pensées par rapport à l’idéal de la délibération des affaires publiques, qui constitue du reste aujourd’hui leur principale fonction. Ces assemblées parlementaires sont les seules instances pourvues de la légitimité démocratique nécessaire pour fonder cette délibération et les décisions qui en résultent ; la séparation des pouvoirs, qui organise juridiquement la formation de la volonté collective par un certain nombre de procédures, identifie ces assemblées comme l’organe clé de l’autodétermination collective.[146] Enfin, la discussion parlementaire permet – à tout le moins idéalement – de garantir un certain nombre d’éléments importants pour le fonctionnement démocratique de l’Etat : la recherche d’informations, la publicité, l’explicitation des positions et leur confrontation dans une arène publique, la recherche d’explication, la mise à l’agenda de certaines questions. A la lumière de ces considérations, il est intéressant de voir le juge, gardien de l’autodétermination individuelle, pourvu d’une légitimité démocratique substantielle en tant que protecteurs des droits fondamentaux, opérer un renvoi aux assemblées parlementaires, voire au législateur (qui fait souvent intervenir ces assemblées et le gouvernement). Un dialogue peut s’installer, si tant est que chaque acteur le prenne au sérieux. Il pourrait y avoir ici un cercle vertueux d’approfondissement de la démocratie nationale et de démocratisation du droit des droits de l’homme. La délibération est l’un des piliers d’une démocratie : que le droit de la Convention puisse constituer un levier favorisant cette délibération serait éminemment positif.

Troisièmement, pour qu’un tel cercle vertueux puisse se mettre en place, il faut éviter un examen superficiel de la délibération. Or, dans certaines affaires, comme Dakir et Belcacemi, l’examen mené par l’analyse de la Cour européenne des droits de l’Homme reste trop superficiel, au risque de produire des effets pervers et une moindre protection des droits et libertés.[147]

Quatrièmement, l’examen de la délibération et de la justification peut ne pas se limiter pas aux hémicycles parlementaires. Ainsi, dans une série d’arrêts, la Cour a égard à la qualité de la motivation développée par des juridictions. La délibération parlementaire est bien entendu fort différente de celle qui peut avoir lieu dans une procédure juridictionnelle. Néanmoins, on sait désormais qu’elle peut prolonger, approfondir, le débat démocratique qui s’est joué dans les assemblées parlementaires. On pourrait concevoir que la Cour recherche si une délibération de qualité a pu avoir lieu devant la juridiction, à l’aide d’un certain nombre de critères qui sont considérés comme des leviers d’une telle délibération.[148]

début de l’article

Conclusions

La Cour européenne des droits de l’homme participe indubitablement au respect du principe de l’État de droit, aujourd’hui menacé dans de nombreux États membres du Conseil de l’Europe. En ce qui concerne les déclinaisons procédurales de l’État de droit, on sait que la Cour protège avec vigueur l’indépendance du pouvoir judiciaire, au titre de l’article 6 de la Convention.[149] Elle exige qu’un certain nombre de recours juridictionnels soient garantis, et, à des degrés divers. Elle protège la séparation des pouvoirs. En ce qui concerne le volet substantiel de l’État de droit, il paraît évident que la Cour participe à la protection effective des droits fondamentaux dans l’espace européen.[150]

Sur le terrain de la légalité, troisième déclinaison procédurale des principes de l’État de droit, l’apport de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est moins évident, particulièrement pour ce qui concerne la loi au sens formel. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de développer particulièrement cette dimension de l’État de droit.

Premièrement, en ce qui concerne l’existence même d’une base légale, la Cour s’est montrée hésitante à garantir le respect de la législation dans les États membres, sa jurisprudence reste timide et incertaine quant au contrôle de légalité d’un point de vue interne, et ce même lorsque la Convention européenne des droits de l’homme renvoie très nettement à la législation nationale. La Cour refuse en outre de tirer toutes les conclusions de l’article 18 de la Convention dans les cas d’excès de pouvoir, et d’ainsi contrôler la légalité « interne de l’acte », sans se limiter à la légalité externe. La jurisprudence de la Cour manifeste ainsi une déférence à l’égard des autorités nationales sur la question de savoir s’il existe une base légale. Pourtant, la Cour censure systématiquement[151] – et à juste titre – les ingérences qui résultent d’un non-respect d’une décision judiciaire. Elle paraît donc plus encline à garantir la séparation fonctionnelle des pouvoirs lorsqu’il s’agit de garantir le respect des décisions de justice et proscrire toute forme d’empiètement des autres pouvoirs sur la fonction des juges que pour ce qui concerne le législateur. A notre estime, la Cour devrait pouvoir pointer, dans tous les cas, les insuffisances des lois, et opérer un contrôle strict de la légalité d’un point de vue interne et externe, sur la base du principe jura novit curia. Les États ne bénéficient pas, sur ce point, d’une marge d’appréciation.

Deuxièmement, la jurisprudence relative aux qualités de la loi reste incertaine et à géométrie variable. Si le contrôle de légalité est strict dans certains cas, notamment en lien avec les articles 5 et 7 de la Convention ou dans les cas de surveillance impliquant des violations du droit à la vie privée ou du droit à la protection des données personnelles, il est très lâche dans d’autres. Il y a également des incohérences dans la jurisprudence de la Cour, qui implique que cette dernière est parfois peu prévisible. Ainsi, par exemple, la Cour paraît parfois considérer que la prévisibilité est un élément de la légalité, mais dans d’autres cas elle paraît postuler qu’il s’agit là d’une question étrangère à la légalité. Quant au caractère non arbitraire, il est dans certains cas également examiné dans le cadre du test de légalité, parfois comme un élément extérieur.[152] Sur la question de l’existence de recours juridictionnels, et judiciaire en dernière instance, la jurisprudence est davantage constante ; néanmoins, le caractère strict du contrôle de la Cour peut varier.[153]

Troisièmement, la jurisprudence de la Cour relative à la légalité prête le flanc à la critique lorsqu’il y a confusion des tests de légalité et de proportionnalité. Une série de décisions procèdent à un tel mélange des genres qui affecte la cohérence et la clarté de la jurisprudence.[154] Dans d’autres décisions, même si la Cour situe adéquatement son raisonnement au plan de la légalité, le test auquel elle procède n’est pas adéquat, puisqu’il prend en compte des intérêts généraux, par exemple, et postule une certaine forme de balance des intérêts, et donc de proportionnalité, dans un test qui devrait relever de la mécanique procédurale (les principes de l’Etat de droit n’étant pas susceptibles d’une balance des intérêts).[155]

Quatrièmement, sur l’émergence du critère de la qualité des délibérations, situé au niveau du test de proportionnalité bien qu’il concerne avant tout une question de procédure liée à l’adoption de la loi, l’examen auquel procède la Cour emporte des conséquences positives en termes de revalorisation de la démocratie parlementaire, mais également son lot d’effets pervers lorsque la Cour se limite à un contrôle superficiel de la qualité des délibérations.

Cinquièmement, la conception matérielle de la « loi », explicable au regard de la diversité des ordres juridiques, peut amener la Cour à être très – voire trop – clémente par rapport au principe de légalité. On touche peut-être ici à l’une des limites du concept semi autonome de légalité : l’élasticité de l’interprétation de la Cour amoindrit la contribution de sa jurisprudence à la protection de l’État de droit. Dans certains cas, vu la convergence des ordres juridiques et l’évolution de la rule of law, n’y aurait-il pas moyen d’évoluer vers une conception formelle de la légalité, éventuellement enrichi de l’examen de la qualité de la délibération parlementaire, de sorte à mener un contrôle strict de la légalité interne et externe des ingérences, et, par-là, de renforcer la légitimité démocratique tant interne qu’européenne ?

Sixièmement, et dernièrement, on peut s’interroger, pour clore cette analyse, sur l’effectivité du contrôle de légalité opéré par la Cour européenne des droits de l’homme. L’exécution des arrêts de la Cour qui participent à la défense d’éléments essentiels de l’État de droit, dont la légalité, est devenue une problématique complexe. En effet, on doit constater qu’un certain nombre de décisions rendues par la Cour sur la question de la légalité ou des questions proches ne sont toujours pas exécutées. Un tel manque d’effectivité, s’il devait se confirmer, affaiblirait incontestablement la contribution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme aux principes de l’État de droit.

 

début de l’article

[1] J. Raz, « The rule of Law and its Virtue », The authority of law: Essays on law and morality, 1979, Oxford, OUP, pp. 210-230 et P. Craig, « Formal and substantive conceptions of the rule of law: an analytical framework », Public Law, 1997, pp. 467-487.

[2] K. Tuori, « L’État de droit », in Traité international de droit constitutionnel: Théorie de la Constitution, M. Troper, et D. Chagnollaud (dir.), Paris, Dalloz, 2012, p. 663.

[3] Ibid., p. 663.

[4] Ibid., p. 667.

[5] A. V. Dicey, Introduction to the study of the Law of the Constitution, 1958, accessible à http://files.libertyfund.org/files/1714/0125_Bk.pdf, pp. 200-201.

[6] Sur ce problème : J. Chevalier, « L’Etat de droit », Revue de droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 1988, p. 345.

[7] C.-M. Pimentel, « De l’Etat de droit à l’Etat de jurisprudence ? », in La séparation des pouvoirs. Théorie contestée et pratique renouvelée, A. Pariente (dir.), Paris, Dalloz, p. 12.

[8] Ibid.,, p. 12.

[9] Voy. E. W. Böckenforde, “Grundrechte als Grundsatznormen”, Der Staat, Vol. 29, No. 1 (1990), pp. 1-31 91.

[10] Jean d’Aspremont, Formalism and the Sources of International Law: A Theory of the Ascertainment of Legal Rules, Oxford, Oxford University Press, 2011, et « The Politics of Deformalization in International Law », in Goettingen Journal of International Law 3 (2011) 2, pp. 503-550.

[11] M. Koskenniemi, “The effects of rights on legal culture”, The Politics of International Law, Oxford, Hart Publishing, 2011, p. 192.

[12] M. Koskenniemi, “Human rights, politics and love”, The Politics of International Law, op.cit., p. 203.

[13] M. Tushnet, “An Essay on Rights”, Texas Law Review, 1984, Vol. 62, 8, pp. 1363-1403.

[14] D. Kennedy, “The Critique of Rights in Critical Legal Studies”, in Left Legalism/ Left Critique, K. Halley, W. Brown (dir.), Durham, Duke University Press, 2002, pp. 178-227.

[15] C. Schmitt, « La Tyrannie des valeurs (ou Le chemin de l’enfer est pavé de valeurs) », Société, droit et religion, 2015/1, n°5, p. 5-20. On remarquera l’ironie dans le revirement de positionnement, dès lors Carl Schmitt lui-même a forgé la notion d’ « État de droit national socialiste », une conception pour le coup bien matérielle de l’Etat de droit et très éloignée de l’approche formelle des positivistes.

[16] On sait qu’une approche purement formelle de l’État de droit présente certaines lacunes, voire certains dangers, dès lors que dans l’exercice d’auto critique mené après la Seconde Guerre mondiale, « le positivisme étatique a souvent été accusé d’avoir préparé le terrain pour l’acceptation et la mise en œuvre du droit nazi par les juristes. Selon cette critique, les juristes avaient adopté les idéaux formels du positivisme juridique et considéraient par conséquent comme leur devoir de se soumettre, sans poser de question, aux prescriptions du droit national-socialiste ». D’où l’interprétation matérielle de l’État de droit dans l’Allemagne post Seconde Guerre mondiale. (cfr. K. Tuori, op.cit., p. 653).

[17] Opinion en partie dissidente du juge Pinto de Albuquerque, Mursic c. Croatie, 20 octobre 2016, §24.

[18] G. Lautenbach, The concept of the rule of law and the European Court of Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 35.

[19] T. Bingham. The Rule of Law, London, Allen Lane, Penguin Press, 2010. Voy. pour plus de développements sur l’origine de la rule of law en droit anglais: E. Carpano, État de droit et droits européens: l’évolution du modèle de l’Etat de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques, Paris, L’Harmattan 2005, pp. 42-44

[20] T. Bingham, op.cit.

[21] A. V. Dicey, Introduction to the study of the Law of the Constitution, 1958, accessible à http://files.libertyfund.org/files/1714/0125_Bk.pdf , pp. 107 et s.

[22] L. Fuller, Morality of Law, 1964,

[23] G. Lautenbach, op.cit., p. 25. et A. Dicey, op.cit., p. 195.

[24] K. Tuori., op.cit.

[25] K. Tuori., op.cit., p. 648.

[26] K. Tuori., op.cit., p. 651.

[27] H. Kelsen, 1970, p. 285, cité dans K. Tuori., op.cit., p. 651.

[28] BVerfE 30,1.

[29] « (1) La République fédérale d’Allemagne est un État fédéral démocratique et social.

(2) Tout pouvoir d’État émane du peuple. Le peuple l’exerce au moyen d’élections et de votations et par des organes spéciaux investis des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.

(3) Le pouvoir législatif est lié par l’ordre constitutionnel, les pouvoirs exécutif et judiciaire sont liés par la loi et le droit.

(4) Tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser cet ordre, s’il n’y a pas d’autre remède possible ».

[30] K. Hesse, « Der Rechtsstaat im Verfassungssystem des Grundgesetzes », in M. Tohidipur (dir.), Der Bürgerliche Rechtsstaat, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1978, pp. 290-313, spéc. p. 295, cité dans J.-F. Delile, « L’État de droit dans les relations extérieures de l’Union européenne », Civitas Europa, vol. 37, no. 2, 2016, p. 47. On sait que cette approche mêlant approches formelles et matérielle fut sévèrement critiquée, notamment par Carl Schmitt, défendant, plus tardivement, comme on l’a rappelé, une approche exclusivement formelle de l’Etat de droit.

[31] G. Lautenbach, op.cit., p. 32.

[32] L. Duguit, L’État, le droit objectif et la loi positive, Paris, A. Fontemoing, 1901, p. 15.

[33] L. Heuschling, État de droit, Rechsstaat, Rule of Law, Paris, Dalloz, 2002, pp. 394-395.

[34] C. de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, 1920 1920, p. 492.

[35] C. de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, 1920, p. 492.

[36] E. Carpano, Etat de droit et droits européens, Paris, l’Harmattan, 2005.

[37] Voy. M. Lasser, Judicial Transformations; The Rights Revolution in the Courts of Europe, Oxford, Oxford University Press, 2009.

[38] G. Lautenbach, op.cit., p. 36.

[39] G. Lautenbach, op.cit., pp. 35-36.

[40] E. Carpano, op.cit.

[41] D’abord, la question de savoir si ces principes doivent être considérés comme ayant été remis en question par le développement de l’État Providence a été discutée dans les trois modèles. Une certaine doctrine publiciste d’après-guerre a ainsi estimé que ce dernier État Providence mettait en danger les idéaux de l’État de droit en minant les principes de généralité et d’abstraction des lois, en généralisant le recours à des procédés de délégation, à des procédés extra juridiques, à la privatisation de la production du droit. (J. J. Chevalier, « L’État de droit », Revue de droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 1988, p. 371). Jacques Chevalier montre que la notion d’État de droit contient en germe une certaine conception du rôle limité de l’État, fortement remise en question par le développement de l’État providence (J J. Chevalier, op.cit., p. 371, 376-378). Aujourd’hui, dans les trois ordres juridiques d’où ont émergé ces notions, on constate une réflexion sur la mise en danger de la notion d’État de droit par « la privatisation et du transfert des activités publiques aux forces du marché », et donc de la réglementation de ces secteurs, trouve encore un grand écho dans la doctrine, qui considère qu’elle peut poser question au regard du principe de l’État de droit (K. Tuori, op.cit., p. 656.)

[42] J. Chevalier, op.cit.,p. 317.

[43] Ibid., p. 364.

[44] Ibid., p. 364.

[45] Ibid., p. 366.

[46] Ibid., p. 366.

[47] Voy. pour une excellente cartographie des problèmes posés par la proportionnalité au regard de la règle sur la prééminence du droit : G. Huscroft, B. Miller, & G. Webber (dir.), Proportionality and the Rule of Law: Rights, Justification, Reasoning, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.

[48] On peut alors retomber sur le vieux débat sur la compatibilité entre État Providence et droits sociaux. Cette critique n’est pas forcément très vigoureuse concernant le droit de la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que les droits sociaux n’y occupent qu’une place secondaire. A ce sujet, on remarquera qu’une partie de la doctrine critique des droits humains se fonde précisément sur cette impuissance des droits de l’homme à garantir effectivement une égalité substantielle (voy. S. Moyn, Not Enough, Harvard, Harvard University Press, 2018 ; N. Klein, The Shock Doctrine, New York, Metropolitan Books, 2007).

[49] Cour eur. dr. h., Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, §69.

[50] K. Tuori, op.cit. p. 668.

[51] E. Carpano, op.cit.

[52] On ne traitera néanmoins pas de la jurisprudence de la Cour de justice dans la présente contribution. Voir la contribution de Lauren Blatière dans ce dossier, « La protection évolutive de l’État de droit par la Cour de justice de l’Union européenne ».

[53] On reviendra brièvement néanmoins sur la question de l’effectivité des garanties des éléments formels et substantiels de l’État de droit dans la dernière partie.

[54] Voy. sur cet argument relative aux dimensions normative de l’état de droit, récemment : R. Stacey, « The Rule of Law Sold Short », 33 Const. Comment. 129 (2018), pp. 129-137.

[55] Ainsi, par exemple Christoph Grabenwarter, lorsqu’il aborde la question de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme renforçant le principe de l’État de droit, envisage surtout les jugements ayant développé les garanties juridictionnelles. (Voy. C. Granbenwarter, « The European Convention on Human Rights : Inherent Constitutional Tendencies and the Role of the European Court of Human Rights », in Constitutional Crisis in the European Constitutional Area. Theory, Law and Politics in Hungary and Romania, A. Von Bogdandy, P. Sonnevend (dir.),Oxford/ Portland, Hart Publishing, 2015, pp. 260-261).

[56] G. Lautenbach, op.cit.

[57] Commission internationale des juristes, Le Principe de la légalité dans une Société Libre. Rapport sur les travaux du Congrès international des juristes tenu à New Delhi (janvier 1959), Genève, 1959, p. 64

[58] Ibid.

[59] Commission internationale des juristes, Le Principe de la légalité dans une Société Libre. Rapport sur les travaux du Congrès international des juristes tenu à New Delhi (janvier 1959), Genève, 1959,, p. 60. Le texte se réfère notamment aux« gouvernements d’États européens animés d’un même esprit et possédant un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit »

[60] Voy. Déclaration de Lodovico Benvenuti (Italie) lors de la première session de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, Strasbourg, 8 septembre 1949, Recueil des travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. II, 1975, p. 137, cité dans Opinion concordante du juge Serghides, Cour eur. dr. H., Merabashvili c. Géorgie, 28 novembre 2017, § 70.

[61] Pour le juge Serghides, cette disposition « est une illustration émouvante de la rhétorique du « plus jamais » qui s’est développée après l’expérience effroyable de la Seconde Guerre mondiale. La genèse de la Convention a constitué une tentative de l’Europe pour faire face à un passé violent et garantir la non-répétition de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, l’article 18 représente une garantie contre le totalitarisme en Europe et il est le seul article de la Convention à encadrer la restriction des droits qui s’y trouvent consacrés » (Opinion concordante, op.cit.,§70).

[62] Le texte de l’article 5 stipule que « Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légale ».

[63] Cour eur. dr. h. (GC), Mooren c. Allemagne, 9 juillet 2009, §76.

[64] Cour eur. dr. h., Ismoilov v. Russia, 24 avril 2008, §137.

[65] Voy. aussi Cour eur. dr. h. (GC), Assanidzé c. Géorgie, 8 avril 2004, § 171 ; Cour eur. dr. h., Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, §§39 et 45.

[66] Cour eur. dr. h., Merabashvili c. Géorgie, 28 novembre 2017, §186.

[67] Cour eur. dr. h., C.R. c. Royaume Uni, 22 novembre 1995, §32.

[68] Cour eur. dr. h., C.R. c. Royaume Uni, 22 novembre 1995, §33.

[69] Cour eur. dr. h., C.R. c. Royaume Uni, 22 novembre 1995, §34.

[70] Cour eur. dr. h., Streletz et a. c. Allemagne, 22 mars 2001, §87.

[71] Ibid., §88.

[72] Ibid., §88.

[73] Cour eur. dr. h., Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, §49.

[74] Ibid. §49.

[75] Cour eur. dr. h., Malone c. Royaume Uni, 2 août 1984, §67.

[76] Ibid., §67

[77] Ibid., §67.

[78] O. Corten, « Le concept de Loi en droit international public et dans la Convention européenne des droits de l’homme », in L. J. Wintgens (dir.), Het wetsbegrip, Bruxelles, die Keure, 2003, pp. 111-139 p. 191.

[79] G. Lautenbach, op.cit., p. 79. Dans son arrêt Assanidze c. Géorgie, du 8 avril 2005, qui porte sur la détention d’une personne au mépris d’une décision judiciaire. La Cour y énonce que « [a]ux yeux de la Cour, la détention d’une personne pour une période indéterminée et imprévisible, sans que cette détention se fonde sur une disposition légale précise ou sur une décision judiciaire, est incompatible avec le principe de la sécurité juridique, revêt un caractère arbitraire et va à l’encontre des éléments fondamentaux de l’Etat de droit » (§175).

[80] Cour eur. dr. h. Garcia Ruiz v. Spain, 21 janvier 1999, §28.

[81] G. Lautenbach, op.cit., p. 80, traduction libre.

[82] G. Lautenbach, op.cit., p. 80. Voy. par exemple Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1974, §§45-46.

[83] Cour eur. dr. h., C.R. c. Royaume Uni, 22 novembre 1995, §40.

Voy. par exemple, dans l’arrêt Merabishvili c. Géorgie du 28 novembre 2017, §191 :

« Bien que ces questions concernent l’application du droit géorgien, la Cour est compétente pour les examiner. Ainsi qu’elle l’a déjà noté, lorsque la Convention renvoie au droit interne, comme elle le fait à l’article 5 § 1 c), la méconnaissance du droit entraîne celle de la Convention, de sorte que la Cour peut et doit déterminer si le droit interne a été respecté (voir, entre autres, Winterwerp, précité, § 46). Le pouvoir de la Cour à cet égard est toutefois intrinsèquement limité, car, même lorsque la Convention renvoie au droit interne, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer celui-ci »

[84] Cour eur. dr. h. (GC), Assanidze c. Géorgie, 8 avril 2004, §174.

[85] G. Lautenbach, op.cit., p. 81.

[86] Voy. la jurisprudence citée et analysée dans G. Lautenbach, op.cit., pp. 81-83.

[87] Cour eur. dr. h., Bozano c. France, 18 décembre 1986, §§58-59.

[88] Cour eur. dr. h. (GC), arrêt Merabishvili c. Géorgie, 28 novembre 2017, §192.

[89] Ibid. ,§193.

[90] Ibid., §§106 et 107.

[91] Ibid., §§ 305, 307, 309, 318, 332 et 351-353.

[92] Opinion concordante du juge Serghides, arrêt Merabishvili c. Géorgie, 28 novembre 2017, §15. Voir également l’opinion concordante commune aux juges Ydkivska, Tsotsoria et Vhabovic.

[93] Ibid., §17.

[94] Ibid., §34. Selon le juge Serghides, les Etats membres sont non seulement « tenus en vertu de la Convention de respecter intégralement la primauté du droit : ils se doivent non seulement d’être dans la légalité, mais aussi de s’abstenir de ce qui est illégal » (§79).

[95] Cour eur. dr. h., arrêt Kononov c. Lettonie, 24 juillet 2008, §110

[96] Cour eur. dr. h., (GC), Kononov c. Lettonie, 17 mai 2010, §198 : « Toutefois, la Grande Chambre considère avec la chambre que la Cour doit jouir d’un pouvoir de contrôle plus large lorsque le droit protégé par une disposition de la Convention, en l’occurrence l’article 7, requiert l’existence d’une base légale pour l’infliction d’une condamnation et d’une peine. L’article 7 § 1 exige de la Cour qu’elle recherche si la condamnation du requérant reposait à l’époque sur une base légale. En particulier, elle doit s’assurer que le résultat auquel ont abouti les juridictions internes compétentes (condamnation pour crimes de guerre en vertu de l’article 68 § 3 de l’ancien code pénal) était en conformité avec l’article 7 de la Convention, peu important à cet égard qu’elle adopte une approche et un raisonnement juridiques différents de ceux développés par les juridictions internes. L’article 7 deviendrait sans objet si l’on accordait un pouvoir de contrôle moins large à la Cour. Aussi la Grande Chambre ne se prononcera-t-elle pas sur les diverses voies suivies par les juridictions internes inférieures, notamment celle empruntée par le tribunal régional de Latgale dans sa décision d’octobre 2003, sur laquelle le requérant s’appuie fortement, mais qui a été annulée par la division des affaires pénales. Il lui faut simplement déterminer si la décision rendue par la chambre des affaires pénales et confirmée par le sénat de la Cour suprême était compatible avec l’article 7 ».

[97] Voy. Cour eur. dr. h., Rohlena c. République tchèque, 27 janvier 2015, §§51-52 ; Cour eur. dr. h., Vasiliauskas c. Lituanie, 20 octobre 2015, §§ 161-162 ; Cour eur. dr. h., Contrada c. Italie, 14 avril 2015, §§62-63.

[98] Voy. par exemple : Cour eur. dr. h., Hlaifa et a. c. Italie, 15 décembre 2016, §§97-108.

[99] La Cour indique ainsi que « à supposer que l’article 81 du CPP ait pu constituer à lui seul une base légale à la géolocalisation », cette disposition n’était pas pourvue des qualités de la loi. Voy. Cour eur. dr. h., Ben Faiza c. France, 8 février 2018, §59.

[100] Cour eur. dr. h., Ben Faiza c. France, 8 février 2018, §60.

[101] Cour eur. dr. h., Big Brother Watch c. Royaume Uni, 13 septembre 2018, §465.

[102] Ibid., §§466 et 467.

[103] Ibid., §467.

[104] Ibid., §465.

[105] Ibid., §465.

[106] La question de savoir si, ce faisant, la Cour européenne des droits de l’homme ne deviendrait pas une juridiction constitutionnelle sort du champ d’analyse de cette contribution. Nous nous permettrons simplement de renvoyer à diverses réflexions théoriques abordant la Cour européenne des droits de l’homme comme une juridiction animée de tendances constitutionnelles inhérentes à sa fonction (Voy. notamment l’analyse et les différentes références dans C. Granbenwarter, op.cit., pp. 257-273).

[107] G. Lautenbach, op.cit., p. 79.

[108] Cour eur. dr. h., Malone c. Royaume Uni, 2 août 1984, §66.

[109] G. Lautenbach, op.cit., p. 87.

[110] Cour eur. dr. h., Groppera Radio Ag c. Suisse, 28 mars 1990, §35.

[111] Cour eur. dr. h. (GC), Kononov c. Lettonie, 17 mai 2010, §§ 237-238. La question de l’accessibilité se pose, au-delà de la coutume, avec acuité lorsque la « loi » résulte d’un croisement entre règle de hard law et de soft law.

[112] G. Lautenbach, op.cit.,p. 88, traduction libre.

[113] Cour eur. dr. h., Sunday times c. Royaume Uni, 26 avril 1979, § 49 ; Cour eur. dr. h., Silver et a. c. Royaume Uni, 25 mars 12983,§§ 87 et 88.

[114] Ibid., §88.

[115] Cour eur. dr. h. (GC), Korbely c. Hongrie, 19 septembre 2008 et Cour eur. dr. h., Maestri c. Italie, 17 février 2004.

[116] Cour eur. dr. h., Kruslin c. France, 24 avril 1990, §31.

[117] Cour eur. dr. h., Kruslin c. France, 24 avril 1990, §32 ; Cour eur. dr. h., Huvig c. France, 24 avril 1990, §§ 30-31.

[118] Cour eur. dr. h., Malone c. Royaume Uni, 2 août 1984, §49.

[119] Cour eur. dr. h., Malone c. Royaume Uni, 2 août 1984, §68.

[120] Voy. la présentation pédagogique dans Cour eur. dr. h., Big Brother Watch c. Royaume Uni, 13 septembre 2018, §§307 et s.

[121] L. Heuschling, Etat de droit. Rechsstaat. Rule of Law, Paris, Dalloz, 2002, p. 310.

[122] Cour eur. dr. h., Klass c. Allemagne, 6 septembre 1978, §55.

[123] G. Lautenbach, op.cit., p. 101.

[124] G. Lautenbach, op.cit., p. 102. Voy. Cour eur. dr. h., Amuur c. France, 25 juin 1996, §§ 50-53.

[125] G. Lautenbach, op.cit., p. 103 et références citées.

[126] Ibid. p. 106.

[127] Ibid., p. 112.

[128] Ibid., p. 112.

[129] Ibid., p. 112.

[130] Cour eur. dr. h. (G.C.), Baka c. Hongrie, 23 juin 2016, §117.

[131] Ibid., §118. La Cour développe la question soulevée au paragraphe 116 : « À la lumière de ces considérations, la Cour est d’avis que dans les circonstances particulières de l’espèce, elle doit déterminer si l’accès à un tribunal était exclu en droit interne non pas au moment où la mesure litigieuse concernant le requérant a été adoptée mais avant cela. Procéder autrement reviendrait à admettre que la mesure litigieuse elle-même, constitutive de l’ingérence alléguée dans le « droit » du requérant, pourrait en même temps former la base légale de l’impossibilité faite à l’intéressé d’accéder à un tribunal. Pareille approche ouvrirait la voie à des abus, car elle permettrait aux États contractants d’interdire l’accès à un tribunal relativement aux mesures individuelles prises à l’égard de leurs fonctionnaires, en incluant simplement ces mesures dans une disposition de loi ad hoc non soumise au contrôle juridictionnel ».

[132] Ibid., §154.

[133] On soulignera qu’il existe d’autres exigences, spécifiques à l’article 5. Voy. G. Lautenbach, op.cit., pp. 110-111.

[134] Lequel « consiste à tirer d’entre les lignes des dispositions conventionnelles garantissant des droits substantiels, une série d’impératifs procéduraux dont le respect conditionne la licéité des restrictions aux droits qu’elles consacrent ou des abstentions qui, sous leur visa, sont reprochées à l’État. Dans la perspective du mouvement procédural, c’est moins le fond des décisions qui importe, que la manière dont on a décidé, ou permis que la décision soit contestée ex post » (S. van Drooghenbroeck, C. Rizcallah, G. Delannay, C. Horevoets, « Le principe de la légalité des limitations aux droits et libertés », in L. Detroux, M. El Berhoumi, B. Lombaert,(dir.), L’exigence de légalité : un principe de la démocratie belge en péril ?, Bruxelles, Bruylant, à paraître).

[135] S. van Drooghenbroeck, C. Rizcallah, G. Delannay, C. Horevoets, op.cit..

[136] X. Delgrange, L. Detroux, in L. Detroux, M. El Berhoumi, B. Lombaert,(dir.), L’exigence de légalité : un principe de la démocratie belge en péril ?, Bruxelles, Bruylant, à paraître

[137] Cour eur. D.H. (GC), arrêt Hirst c. Royaume-Uni (n°2), 6 octobre 2005, § 79.

[138] Opinion dissidente commune jointe à l’arrêt Hirst c. Royaume-Uni (n°2) 6 octobre 2005 par les juges des juges Wildhaber, Costa, Jebens, Kovler et Lorenzen.

[139] Cour eur. dr. h. (GC), arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni, 22 avril 2013, § 114.

[140] Cour eur. dr. h., arrêt Bayev et autres c. Russie, 20 juin 2017, § 63.

[141] Cour eur. dr. h., arrêt Belcacemi et Oussar c. Belgique, 11 juillet 2017 ; Cour eur. dr. h.., arrêt Dakir c. Belgique, 11 juillet 2017.

[142] Voy. X. Delgrange, L. Detroux, « L’exigence de légalité participe-t-elle effectivement à la protection des droits fondamentaux ? », in L. Detroux, M. El Berhoumi, B. Lombaert (dir.), L’exigence de légalité : un principe de la démocratie belge en péril ?, Bruxelles, Bruylant, à paraître.

[143] Ceci ne manque pas de poser une série de questions cruciales, notamment en termes de cohérence dans la jurisprudence de la Cour, que l’on ne peut aborder ici. Voy. sur ce mouvement de procéduralisation ou ce « tournant procédural » : N. Le Bonniec, La procéduralisation des droits substantiels par la Cour européenne des droits de l’Homme. Réflexion sur le contrôle juridictionnel des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme, Bruxelles, Larcier, 2017 ; E. Brems et J. Gerards (dir.), Procedural Review in European Fundamental Rights Cases, Cambridge University Press, 2017 ; O.M. Arnardóttir, “The “procedural turn” under the European Convention on Human Rights and presumptions of Convention compliance’, International Journal of Constitutional Law, 2017, pp. 9-35; P. Popelier et C. van de Heyning, ‘Subsidiarity Post-Brighton: Procedural Rationality as Answer?’, Leiden Journal of International Law 2017, pp. 5-23; L.M. Huijbers, “The European Court of Human Rights’ procedural approach in the age of subsidiarity”, Cambridge International Law Journal (6) 2017, pp. 177-2011; M. Saul, “The European Court of Human Rights’ Margin of Appreciation and the Processes of National Parliaments”, (2015) Human Rights Law Review, pp. 745-774H. Dumont et I. Hachez, « Repenser la souveraineté à la lumière du droit international des droits de l’homme ». in I. Riassetto, L. Heuschling, G. Ravaran (coord.), Liber amicorum Rusen Ergec, Pasicrisie luxembourgeoise: Luxembourg, 2017, pp. 135-137.

[144] S. van Drooghenbroeck, C. Rizcallah, G. Delannay, C. Horevoets, op.cit.

[145] S. van Drooghenbroeck, C. Rizcallah, G. Delannay, C. Horevoets, op.cit.

[146] C. Möllers, The Three Branches, op.cit., pp. 84-89.

[147] Voy. l’analyse de X. Delgrange et L. Detroux, op.cit. et Cour eur. dr. h., arrêt Belcacemi et Oussar c. Belgique, 11 juillet 2017 ; Cour eur. D.H., arrêt Dakir c. Belgique, 11 juillet 2017.

[148] Voy. mutatis mutandis pour un exemple: J. De Jaegere, J. Beyers, P. Popelier., « Exploring the Deliberative Performance of a Constitutional Court in a Consociational Political System. A Theoretical and Empirical Analysis of the Belgian Constitutional Court », https://ecpr.eu/Filestore/PaperProposal/1c16e505-e983-44c9-9935-8c573f521ab0.pdf , page visitée le 11 juin 2019.

[149] Avec les bouleversements majeurs dans des ordres juridiques : M. Lasser, op.cit.

[150] Néanmoins, on peut s’interroger sur la pertinence des paramètres des tests mobilisés à Strasbourg pour contrôler effectivement le respect des droits fondamentaux. Différentes réformes entreprises en matière de lutte antiterroriste ou de lutte contre l’immigration illégale s’inscrivent dans un contexte où de nombreuses mesures sont adoptées, qui, prises individuellement, pourraient ne pas susciter d’objections majeures mais qui, s’accumulant au fil des années, sont susceptibles d’entraîner des violations massives et systématiques des droits fondamentaux. On pose l’hypothèse que certains changements substantiels apportés au principe de l’Etat de droit, adoptés à un rythme suffisamment lent et de manière dispersée, peuvent échapper dans leurs effets globaux au contrôle des juridictions compétentes, en raison de certaines caractéristiques du test de proportionnalité et du régime des dérogations mais aussi de la politique jurisprudentielle de ces juridictions.

[151] Une exception : Cour eur. dr. h., M.K. c. Grèce, 1er mai 2018, qui a fait l’objet de deux opinions dissidentes très critiques sur cette question.

[152] Voy. G. Lautenbach, op.cit., pp.

[153] G. Lautenbach, op.cit., p. 18.

[154] Ibid., pp. 117 -120 et les références citées. On peut épingler ici : l’arrêt Sunday Times c. Royaume Uni du 26 avril 1979, où la Cour décide d’analyser légalité et proportionnalité ensemble (§76) ; l’arrêt Hirst c. Royaume Uni de Grande Chambre du 6 octobre 2005 et Bronowieski c. Pologne (GC) du 22 juin 2004, où la Cour élabore sa décision sur la question de la proportionnalité alors que la légalité était douteuse.

[155] G. Lautenbach, op.cit., p. 118. Voy. par exemple le cas emblématique de Cour eur. dr. h., Kennedy c. Royaume Uni, 18 mai 2010, §155 : « La Cour rappelle que le grief général formulé par le requérant contre les dispositions de la RIPA a donné lieu de sa part à un constat d’ingérence sur le terrain de l’article 8 § 1 mais non l’allégation de l’intéressé selon laquelle ses communications ont fait et font toujours l’objet d’interceptions. Il s’ensuit que, pour se prononcer sur la question de savoir si l’ingérence était justifiée au regard de l’article 8 § 2, la Cour devra examiner la proportionnalité du régime juridique instauré par la RIPA et les garanties inhérentes au système autorisant la surveillance secrète plutôt que celle de telle ou telle mesure touchant le requérant. Dans ces conditions, la question de la légalité de l’ingérence est étroitement liée à celle de savoir si le régime institué par la RIPA satisfait au critère de la « nécessité », raison pour laquelle la Cour doit examiner conjointement les critères de la « prévisibilité au regard de la loi » et de la « nécessité ». En outre, la Cour considère que les mesures de surveillance autorisées par la RIPA poursuivent manifestement un but légitime, à savoir la protection de la sécurité nationale, la prévention du crime et la sauvegarde du bien-être économique du pays » (nous soulignons).

début de l’article


Et si les droits de l’homme étaient pris en compte dans le contrat ?

$
0
0

 

Muriel Fabre-Magnan, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

 

La stimulante formulation du sujet proposée par les auteurs du colloque est particulièrement large, et propice à une réflexion ouverte.

Le civiliste perçoit pourtant une difficulté immédiate : les droits de l’homme sont en effet déjà pris en compte dans le contrat. Un collègue, s’interrogeant récemment sur la constitutionnalisation du droit civil des contrats, concluait ainsi[1] : « en définitive, s’il est exact d’affirmer que le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence en matière contractuelle, on doit immédiatement ajouter que cette œuvre prétorienne est restée sans conséquence sur le droit civil des contrats, le Conseil s’étant contenté de « constitutionnaliser » certains des principes les mieux acquis de la matière » ; il ajoutait : « la jurisprudence constitutionnelle n’a exercé aucune influence sur le contenu et l’application quotidienne des multiples règles qui gouvernent la vie des contrats civils », l’introduction de la QPC n’ayant rien changé à cet état de fait[2].

La question n’est cependant pas pour autant dénuée de sens, et les droits de l’homme pourraient utilement être pris en compte dans le contrat. Il s’agit alors, prenant au sérieux la question posée, de se demander ce qui manque. La question se divise en plusieurs. Quels droits de l’homme ? Quelle prise en compte dans le contrat ? Et enfin – car le juriste ne doit pas rester dans l’utopie ou l’uchronie, mais au contraire s’efforcer de faire advenir un peu de justice dans le réel – qui pour réaliser ces droits ?

 

I. Quels droits de l’homme ?

 

En droit des contrats, la notion de droits de l’homme semble de prime abord[3] renvoyer aux droits fondamentaux, et même plus précisément encore, car cette dernière notion est tout aussi flottante[4], au sens formel de droits de la personne à valeur supra-législative et s’imposant dès lors tant au législateur qu’aux juges[5].

En réalité, comme l’a très bien montré Patrick Wachsmann[6], le législateur et même les juges peuvent être également garants des droits fondamentaux. Ils peuvent en effet qualifier de fondamentaux des droits ou libertés en raison de leur contenu substantiel plus que de leur place dans la hiérarchie des normes[7]. Le droit des contrats en fournit un très bon exemple, et nous aurons l’occasion de voir le rôle crucial que peuvent y jouer le législateur et le juge, qui ne s’appuient pas toujours sur des normes formellement supérieures pour dégager des droits et devoirs fondamentaux (par exemple le droit à l’information ou encore le principe de bonne foi).

Il n’est cependant pas inutile de commencer par un bilan des normes à valeur supra-législative, afin d’apprécier si elles pourraient servir de support à de nouvelles interprétations et à l’introduction de nouveaux droits de l’homme en matière de contrats.

S’agissant des principes à valeur constitutionnelle, il est permis d’être moins indulgente que notre collègue précité, et de considérer que Conseil constitutionnel n’a pas été neutre mais a fait au contraire un certain tort au droit des contrats. Les civilistes ont certes leur part de responsabilité, qui n’ont eu de cesse d’appeler de leurs vœux la constitutionnalisation du principe de liberté contractuelle sans en percevoir les dangers (les publicistes cultivés sont plus lucides[8]). Le grand juriste anglais Atiyah avait pourtant montré, dans son maître ouvrage de 1979 sur la liberté contractuelle[9], comment, historiquement, c’est le déclin de ce principe qui avait rendu possibles les premières avancées sociales et consuméristes. Il a fallu pour cela, aux États-Unis, que soit mis fin à l’ère dite “Lochner”, du nom du célèbre arrêt de 1905 ayant censuré, au nom de la liberté contractuelle, une loi voulant limiter le temps de travail des salariés. Les récentes décisions du Conseil constitutionnel marquent à cet égard un retour à une conception plus libérale et plus favorable aux parties fortes[10].

Pour le reste, il est vrai que, comme l’avait dit Olivier Beaud, « à la différence de ce qui se passe en Allemagne, la constitutionnalisation du droit privé est beaucoup moins marquée en France »[11]. Il concluait au demeurant qu’il n’est « pas du tout certain que ce soit la notion de Constitution qui soit l’élément le plus adapté pour opérer cette opération d’horizontalisation des droits, ou d’extension des droits fondamentaux au domaine des rapports “privés”, des rapports entre particuliers »[12].

Ce n’est pas à dire pour autant que les principes constitutionnels n’aient pas eu d’influence sur la jurisprudence judiciaire[13]. Ainsi, avant même 1971 et la constitutionnalisation du préambule de la Constitution de 1958, la Chambre sociale de la Cour de cassation avait procédé à une application directe de la Constitution en jugeant que « l’affirmation solennelle par les Constituants du droit de grève, lequel est devenu une modalité de la défense des intérêts professionnels, ne peut logiquement se concilier avec la rupture du contrat de travail qui résulterait de l’exercice de ce droit »[14]. Depuis cette importante date, elle a encore jugé qu’« ayant pour effet d’apporter une restriction au principe de la liberté du commerce et de l’industrie, posé par l’article 7 de la loi des 2-17 mars 1791, et à la liberté du travail garantie par la Constitution, la clause de non-concurrence insérée dans un contrat de travail n’est licite que dans la mesure où la restriction de liberté qu’elle entraîne est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise »[15].

Si la question est celle de l’effet horizontal des droits fondamentaux dans les contrats, c’est-à-dire dans les rapports entre les personnes privées (question certes indissolublement liée à celle de la garantie de ces mêmes droits fondamentaux par les différentes institutions publiques), l’outil constitutionnel – massif et imposant – s’est rapidement vu distancié par l’arme – maniable et pleine de ressources – tirée de l’applicabilité directe de la Convention européenne des droits de l’homme. C’est ainsi que, dans de très nombreuses décisions, la Cour de cassation a admis que soient écartées des clauses contractuelles portant atteinte à des droits et libertés garantis par ce texte.

Tout le monde connaît ainsi l’arrêt du 6 mars 1996, dans lequel la Cour de cassation a jugé que les clauses d’un bail d’habitation ne peuvent avoir pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches (en l’espèce le père de ses enfants ou sa sœur)[16]. La haute Juridiction a également affirmé, à propos des clauses de mobilité obligeant les salariés à accepter conventionnellement une certaine mobilité géographique, que, toujours selon l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoyant le droit au respect de son domicile, « le libre choix du domicile personnel et familial est l’un des attributs de ce droit ; qu’une restriction à cette liberté par l’employeur n’est valable qu’à la condition d’être indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise et proportionnée, compte tenu de l’emploi occupé et du travail demandé, au but recherché[17] ». De même encore, elle a censuré la Cour d’appel qui, faisant application du règlement d’urbanisme, avait fait droit à la demande de la commune que soient enlevés des cabanons de jardin et plusieurs caravanes installés illicitement sur un terrain privé ; selon la haute juridiction, les juges du fond auraient dû rechercher « si les mesures ordonnées étaient proportionnées au regard du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile des consorts X… »[18].

D’autres fondements que l’article 8 sur le droit au respect de la vie privée et familiale ont été invoqués. Ainsi, la Cour de cassation a admis que le droit à un procès équitable protégé par l’article 6 puisse être utilisé pour interroger la validité d’une clause pénale portant une atteinte excessive au droit d’agir en justice[19]. Dans une affaire plus récente, elle a visé l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme (liberté d’association) pour reprocher à la Cour d’appel d’avoir prononcé la résiliation d’un contrat de franchise au motif que le franchisé avait adhéré à une association de défense pour se protéger contre leur franchiseur commun, sans avoir établi « en quoi le seul fait de créer et participer à une association de défense des intérêts des franchisés, constitutif d’une liberté fondamentale, caractérisait une atteinte du franchisé à l’image de marque du réseau ou un manquement affectant gravement les intérêts du franchiseur »[20]. Il est intéressant de noter que, dans cette même décision, la Cour de cassation vise dans un autre attendu « le principe de la liberté du commerce et de l’industrie », donc cette fois-ci un principe à valeur constitutionnelle, pour reprocher à la même Cour d’appel d’avoir omis de rechercher si la clause de non concurrence ne portait pas une atteinte excessive à la liberté du travail[21].

En revanche la Cour de cassation a jugé, en visant les articles 9-1 et 9-2 de la Convention, que « les pratiques dictées par les convictions religieuses des preneurs n’entrent pas, sauf convention expresse, dans le champ contractuel du bail et ne font naître à la charge du bailleur aucune obligation spécifique »[22]. Dans le même sens, elle a énoncé que la liberté religieuse, bien que fondamentale, ne pouvait avoir pour effet de rendre licites les violations des dispositions d’un règlement de copropriété (en l’espèce la construction pour une semaine d’une cabane sur leur balcon par des copropriétaires à l’occasion de la fête juive dite des cabanes)[23].

Une évolution pourrait encore se produire dans la mesure où la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que les droits de créance étant des biens au sens de l’article 1er du protocole no 1 consacrant le droit au respect des biens[24], ils doivent être protégés contre des ingérences étatiques excessives. La Cour invite alors à un rééquilibrage des contrats sur le fondement de l’art. 1er du protocole n° 1, par exemple en censurant un dispositif de contrôle et de limitation des loyers excessif[25].

En définitive, même si l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats ne fait, contrairement à certains projets antérieurs, aucune référence aux droits fondamentaux (le nouvel article 1102 du Code civil réaffirme le principe de liberté contractuelle et n’y met comme seule limite que les règles qui intéressent l’ordre public[26]), il est acquis que les juges ont tous les outils nécessaires pour apprécier et sanctionner la non conformité du contrat conclu aux droits et libertés fondamentales.

Que manque-t-il alors ?

La Cour européenne des droits de l’homme (et donc la Cour de cassation) s’est concentrée sur les droits civils et politiques, et même plutôt sur les droits civils, et même plutôt encore sur les droits en matière de vie privée et familiale (découlant de l’article 8 de la Convention). On ne peut certes le lui reprocher, dans la mesure où l’objet même de la Convention est de protéger ce type de droits (d’autant qu’elle a parfois essayé de faire quelques incursions audacieuses dans d’autres domaines).

Il manque ainsi, de façon patente, une protection des droits économiques et sociaux – droits fondamentaux des travailleurs et aussi des sans emploi – ou encore droits fondamentaux des consommateurs, dans un marché où les produits sont aujourd’hui trop souvent conçus ou programmés pour être obsolètes ou hors d’usage après un temps de plus en plus réduit.

Il manque aussi des droits environnementaux, qui sont au demeurant pour l’essentiel des droits de l’homme à vivre dans un environnement sain, où la biodiversité est garantie, et encore dans un monde où les animaux ne sont pas traités avec cruauté.

Tous ces droits sont pourtant reconnus au niveau constitutionnel, dans le préambule de la Constitution de 1946 ou encore dans la Charte de l’environnement de 2004. Ils sont également protégés au niveau européen : la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 contient comme on le sait de très nombreux droits économiques et sociaux, et affirme la nécessité d’une protection de l’environnement et des consommateurs.

En définitive, bien que la doctrine persiste parfois à nier la justiciabilité des droits sociaux[27] ou environnementaux, alors même que nombre d’entre eux ont en réalité la même structure que les droits dits de la première génération[28], le réservoir est présent, qui serait à la disposition de juges courageux et consciencieux.

 

II. Quelle prise en compte dans le contrat ?

 

En se fondant sur les droits et libertés protégés par la Constitution, et surtout par la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation a pu veiller à ce que soient invalidées et réputées non écrites des clauses qui y portaient atteinte. Ce rôle est pour l’instant le seul que les droits fondamentaux soient amenés à jouer en droit des contrats. D’autres pistes seraient possibles.

 

A. Une limite à la liberté contractuelle

 

Les différents projets de réforme du Code civil qui ont tenté d’introduire les droits fondamentaux en droit commun des contrats envisageaient le nécessaire respect des droits de l’homme uniquement comme une limite à la liberté contractuelle, et même plus précisément encore comme une limite au libre contenu du contrat.

C’est ce que prévoyaient par exemple l’avant-projet Catala[29], l’avant-projet Terré[30], ou encore l’avant-projet de réforme du droit des contrats du 23 octobre 2013. Selon ce dernier texte par exemple, « la liberté contractuelle ne permet pas […] de porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées, à moins que cette atteinte soit indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché ».

C’est en ce sens aussi que la doctrine envisage les rapports entre les contrats et les droits fondamentaux[31]. Ces derniers permettent de limiter les atteintes aux libertés individuelles par contrat[32], même si le fait qu’ils soient fondamentaux n’empêche pas nécessairement qu’on puisse y renoncer[33].

Si l’application directe de la Convention européenne des droits de l’homme suffit, comme nous l’avons expliqué, à assurer techniquement ce résultat, il aurait cependant été symbolique que l’ordonnance de réforme du droit des contrats du 10 février 2016 reconnût expressément le rôle et la portée des droits fondamentaux. Craignant de faire peur aux entreprises[34], réticentes à tout nouveau pouvoir accordé aux juges pour interférer dans leurs contrats, le gouvernement français y a toutefois renoncé.

En droit du travail, la référence aux droits et libertés individuelles est plus ancienne ; elle est apparue dans l’une des lois Auroux du 4 août 1982, avec la limitation du contenu possible du règlement intérieur des entreprises. Le droit du travail est ainsi également un exemple patent de ce que la protection de libertés et droits fondamentaux peut être assurée par le législateur lui-même.

Le rôle des droits fondamentaux est aussi, en cette matière, un peu plus étendu. Selon le célèbre article L. 1121-1 du Code du travail, « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Cet article s’applique ainsi à tous les acteurs de l’entreprise, et conduit à condamner sur ce fondement aussi bien des actes unilatéraux que des clauses contractuelles ou conventionnelles[35]. Plus généralement, il est possible de demander l’annulation des actes de toute nature portant atteinte aux droits ou libertés fondamentales, avec les conséquences indemnitaires qui en découlent : des clauses contractuelles, mais aussi des sanctions, des licenciements, ou encore des ruptures de contrats à durée déterminée[36].

Il serait en réalité opportun, en droit commun des contrats, d’aller plus loin encore, et de ne pas se contenter d’affirmer et de garantir que les clauses contractuelles, ou même d’autres actes unilatéraux ou collectifs, ne portent pas atteinte à des droits fondamentaux. En d’autres termes il ne suffit pas de veiller à ce que la formation du contrat soit soumise à un contrôle au regard des droits fondamentaux.

Il faudrait prendre également en considération l’exécution du contrat, qui demeure aujourd’hui encore un des angles morts du droit des contrats.

Actuellement, en droit commun des contrats, le contrat est considéré comme exécuté dès lors que la prestation promise est fournie. Le reste est laissé hors champ de l’accord des parties (et donc du droit de l’exécution), et notamment tout ce qui concerne les modalités de fabrication et de production de la prestation promise. Seules les conditions de la résiliation du contrat pour inexécution ont fait l’objet de droits fondamentaux précisés par le Conseil constitutionnel[37].

Le droit des contrats devrait pourtant veiller à ce que le processus d’exécution du contrat se fasse dans des conditions respectueuses des droits fondamentaux susvisés, en particulier des droits économiques, sociaux et environnementaux[38]. Il ne s’agit pas seulement de contrôler les obligations souscrites par les parties, mais aussi faire peser sur ces dernières de nouvelles obligations : des obligations d’information mais aussi, plus directement encore, des obligations de respecter les droits sociaux et environnementaux.

 

B. Des obligations d’information.

 

Ainsi qu’il a été proposé par la doctrine, le législateur pourrait prévoir un droit d’accès aux informations sociales et environnementales détenues par les entreprises[39], ce qui permettrait aux citoyens d’exercer des choix éclairés et aussi d’inciter les entreprises à de meilleurs comportements[40].

L’ordonnance du 14 mars 2016 reprenant la partie législative du Code français de la consommation fait un premier pas en ce sens, et il pourrait servir de modèle pour le droit commun des contrats. Selon le nouvel article L. 113‑1 de ce Code, « le fabricant, le producteur ou le distributeur d’un bien commercialisé en France transmet au consommateur qui en fait la demande et qui a connaissance d’éléments sérieux mettant en doute le fait que ce bien a été fabriqué dans des conditions respectueuses des conventions internationales relatives aux droits humains fondamentaux, toute information dont il dispose portant sur un des éléments ci-après : origine géographique des matériaux et composants utilisés dans la fabrication, contrôles de qualité et audits, organisation de la chaîne de production et identité, implantation géographique et qualités du fabricant, de ses sous-traitants et fournisseurs »[41].

On sait l’importance de l’information dans le monde connecté d’aujourd’hui, où les réseaux sociaux et les applications permettent d’exercer des pressions relativement fortes sur les pratiques commerciales.

Le droit des contrats pourrait cependant aller plus loin encore et imposer directement des obligations de respecter les droits sociaux et environnementaux.

 

C. Des obligations de respecter les droits sociaux et environnementaux.

 

Les entreprises elles-mêmes prennent parfois des engagements spontanés à cet égard, notamment dans le cadre de ce qu’on appelle la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Le respect des droits de l’homme et des droits fondamentaux en matière sociale et environnementale ne peut cependant être laissé au seul bon vouloir de ces entreprises. La prétention des entreprises à n’être engagées que si elles le veulent bien peut être qualifiée d’engagement « potestatif » (« je suis engagé si je veux »), ce qui – les juristes de droit des contrats le savent bien – est tout sauf un engagement. Le qualificatif technique n’est cependant pas opportun, qui conduirait à l’inverse de l’effet recherché, à savoir annuler l’engagement au lieu de forcer à son exécution. Le droit des contrats pourrait néanmoins aisément être utilisé pour “durcir” un peu ce droit “mou”, c’est-à-dire pour rendre juridiquement exécutoires des promesses faites par les entreprises alors même qu’elles n’ont aucune intention de les respecter[42].

Il faudrait, pour ne pas dépendre du seul bon vouloir des entreprises, opérer, selon l’expression célèbre de Josserand, un « forçage » du contrat.

Le nouvel article 1194 du Code civil pourrait servir de porte d’entrée pour l’introduction des droits de l’homme dans le contrat et, plus précisément, pour la reconnaissance d’obligations des entreprises relatives aux conditions sociales et environnementales de production des biens et des services qu’elles fournissent.

Le texte reprend à peu de choses près l’ancien célèbre article 1135 et dispose que « les contrats obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi ».

Les obligations classiquement découvertes sur la base de ce texte sont aujourd’hui bien ancrées en droit français, et elles se sont même émancipées de ce texte fondateur. Les obligations d’information ont ainsi trouvé leur consécration et leur autonomie avec l’ordonnance de 2016. Quant aux obligations de sécurité, le projet de réforme du droit de la responsabilité civile envisage de les faire sortir du contrat pour les sanctionner sur le fondement de la seule responsabilité délictuelle.

Le filon des obligations implicites n’est cependant pas pour autant épuisé.

Les plaideurs pourraient soutenir que, aujourd’hui, toute obligation de produire un bien ou un service oblige, par une suite naturelle de l’obligation, à y procéder dans des conditions qui ne portent atteinte ni aux droits de l’homme ni à l’environnement. Dans le monde contemporain, ces exigences sont en effet des obligations accessoires que l’usage et l’équité donnent nécessairement à l’objet principal d’un contrat de production de biens ou de services au sens de l’article 1194 précité. Les personnes pourraient dès lors se plaindre si elles pensaient légitimement avoir acheté un produit “éthique” d’un point de vue social et environnemental et que ce n’est pas le cas.

La Cour de cassation pourrait d’autant plus procéder à cette affirmation que, en matière environnementale, le Conseil constitutionnel a décidé que la Charte de l’environnement de 2004 est susceptible d’une application dans les rapports privés. Dans une décision QPC du 8 avril 2011[43], il a en effet énoncé « que les articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement disposent : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. – Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » ; que le respect des droits et devoirs énoncés en termes généraux par ces articles s’impose non seulement aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leur domaine de compétence respectif mais également à l’ensemble des personnes ; qu’il résulte de ces dispositions que chacun est tenu à une obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement qui pourraient résulter de son activité ».

La même formulation a été reprise mot pour mot dans la récente décision du 16 mai 2019 relative à la loi Pacte[44]. Celle-ci impose au demeurant désormais aux entreprises de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de leur activité[45]. Le respect des droits sociaux et environnementaux demeure ainsi un impératif au stade de l’exécution de l’objet social et de la vie de la société.

L’application horizontale des droits constitutionnels économiques et sociaux est également possible et a déjà été reconnue (par exemple comme on l’a vu en matière de droit de grève). Les juges pourraient alors consacrer d’autres droits fondamentaux dans le contrat, comme des suites nécessaires des obligations souscrites : par exemple encore le droit à un produit durable[46], qui permettrait de se prémunir contre des fabricants modifiant à cadence régulière voire accélérée les composants ou caractéristiques de leurs produits, les rendant désormais inutilisables, notamment en raison de leur incompatibilité avec d’anciens appareils.

 

III. Qui pour réaliser ces droits ?

 

Il faut, cette fois-ci, changer légèrement le sujet proposé par les organisateurs, et sortir tout à la fois de l’uchronie et de l’utopie. Le juriste n’a pas à réécrire l’histoire, et il peut faire mieux que représenter ce que serait une société idéale : il peut faire en sorte qu’un peu plus de justice advienne.

La doctrine propose, mais il faut ensuite un relais institutionnel pour en disposer. Qui peut le faire ?

Le Conseil constitutionnel ? Il aurait, comme nous l’avons vu, de nombreux outils à sa disposition, du préambule de la Constitution de 1946 à la Charte de l’environnement de 2004, en passant par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[47] (que l’Autriche a, par une décision du 14 mars 2012, intégrée dans les éléments au regard desquels exercer le contrôle de constitutionnalité[48]). Il faut lui donner acte de sa décision précitée du 8 avril 2011 mais, pour le reste, lorsque l’on voit ses dernières décisions sur la liberté contractuelle, sur le devoir de vigilance, et plus largement le retournement qu’il a opéré du principe de responsabilité en faveur des auteurs de dommages[49], il est permis d’être sceptique (pour ne pas parler des dernières nominations qui n’accroissent pas le nombre des juristes compétents dans cette haute assemblée).

La Cour européenne des droits de l’homme ? On ne peut pour une fois lui faire grief de son abstention dès lors qu’elle n’a guère les outils, parmi les droits civils et politiques protégés par la Convention, pour procéder à un contrôle de l’exécution des contrats au regard des droits sociaux et environnementaux. Quelques articles, par exemple l’article 6 et le droit d’accès à un juge, pourraient cependant servir de porte d’entrée à une responsabilisation des auteurs de dommages causés aux droits de l’homme ou à l’environnement à l’occasion de l’exécution d’un contrat.

La Cour de justice de l’Union européenne ? La Charte des droits fondamentaux de l’UE serait un formidable outil si les institutions européennes, et en particulier la Cour de Justice, ne s’étaient pas acharnées à la rendre inoffensive. Certes, comme l’a montré un auteur, dans les Fédérations (par exemple aux États-Unis, en Suisse, ou encore en Allemagne), il n’est pas certain que l’élaboration et le développement d’une charte centralisée des droits au niveau fédéral soit toujours la meilleure protection pour les individus, qui sont alors privés de l’effet créatif émulateur des différents États fédérés[50]. La situation de l’Union européenne est cependant un peu différente, et les juridictions des États membres pourraient s’emparer de ce texte pour en proposer des interprétations novatrices propres qui pourraient ensuite avoir un effet d’entraînement sur les autres.

Le législateur de droit des contrats ? Les débats autour de la loi du 20 avril 2018 ratifiant l’ordonnance de 2016 de réforme du droit des contrats ont montré que la protection des parties faibles n’était pas son principal objectif. On peut se féliciter, rétrospectivement, et malgré les doutes qui avaient pu être émis à l’origine, de ce que ce soit la chancellerie qui ait élaboré l’essentiel du texte. La loi de ratification n’a fort heureusement pas rompu l’équilibre trouvé par l’ordonnance, mais elle aura néanmoins déplacé le curseur du côté des parties fortes, en exonérant les personnes morales des déjà maigres dispositions sur les conflits d’intérêt, ou encore en exemptant les contrats financiers des nouvelles règles sur l’imprévision.

Si le législateur s’avisait un jour d’introduire une disposition sur les droits fondamentaux dans le Code civil, il faudrait qu’il la rédige de façon bien plus large que ce qu’avait proposé la doctrine. Ces droits ne doivent pas seulement être conçus comme une limite à la liberté contractuelle, et en particulier l’exécution du contrat doit également être soumise à ces impératifs. Cela pourrait donner quelque chose comme ce qui est prévu pour la bonne foi[51], à savoir un principe général qui imprègne tout le droit des contrats : « Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés dans le respect des droits et libertés fondamentaux. Nul ne peut y porter une atteinte qui ne serait pas indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché ».

Le juge de droit des contrats ? Confrontés aux injustices de la vie ordinaire, les juges ont su, jusque là, innover et faire preuve d’audace, que ce soit la Cour de cassation ou les juges du fond. L’ordonnance du 10 février 2016 a au demeurant intégré la plupart de ces innovations, par exemple la notion de violence économique, ou encore la sanction des clauses portant atteinte à la substance d’une obligation essentielle. Il y a maintes façons de faire prévaloir les droits fondamentaux : ainsi par exemple, les juges peuvent imposer le respect des droits fondamentaux des salariés en requalifiant la relation de contrat de travail bien que les parties aient choisi une autre dénomination[52].

La Cour de cassation pourrait aller plus loin encore, et nous avons suggéré plus haut quelques nouvelles interprétations possibles. Un jour d’humeur audacieuse, elle pourrait même décider, puisque les institutions de l’Union européenne ne le font pas, de prendre quant à elle au sérieux l’article 6 du Traité sur l’Union Européenne. Celui-ci affirme en effet que l’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, et surtout que celle-ci « a la même valeur juridique que les traités ». Prenant au mot cet énoncé, elle pourrait décider que la Charte est, comme le traité, d’applicabilité directe dans les droits des États membres, malgré les dispositions contradictoires ayant circonscrit son effectivité au contrôle du droit de l’Union.

L’époque est à une perte de confiance dans les institutions, et il ne faut alors pas s’étonner si les citoyens tentent de faire feu de tout bois pour essayer de faire valoir le respect de droits sociaux et environnementaux.

C’est ainsi qu’on voit prospérer, en France et dans le monde, des actions symboliques et médiatiques pour attaquer l’État en justice afin qu’il respecte ses engagements climatiques, ou encore pour que soit reconnue la personnalité morale à certains fleuves ou certaines parties de territoires. De nouvelles formes d’actions pourraient être utilisées telles que des actions de groupe ou encore des protestations citoyennes du type boycott.

Il reste à espérer que tout cela ne reste pas à l’état d’utopie, et que les institutions entendent et répondent à ces appels à la justice qui deviennent de plus en plus criants. Le recours à des droits de l’homme, au sens formel ou substantiel, pourrait permettre de fonder et de légitimer ces réponses.

 

 

 

[1] F. Chénedé, « Quelle “constitutionnalisation” pour le droit civil des contrats », in La jurisprudence du Conseil constitutionnel et les différentes branches du droit : Regards critiques, Jus Politicum, n° 20-21, 2018 (souligné par l’auteur).

[2] V. également la table ronde organisée par la Revue des contrats : Un ordre public contractuel constitutionnel ?, RDC 2018/4, p. 641 et s.

[3] Comme nous l’avons vu dès les citations de l’introduction.

[4] Pour une critique de l’usage flottant de ce terme, v. P. Wachsmann, « L’importation en France de la notion de “droits fondamentaux” », RUDH 2004, doctrine, p. 40 et s., même si, depuis 2004, la situation du droit français est sensiblement différente et justifierait davantage, selon les critères de l’auteur, l’usage de la notion de fondamentalité ; v. déjà, mais pour des raisons différentes, E. Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA, n° spéc., Les droits fondamentaux. Une nouvelle catégorie juridique ?, juillet-août 1988, p. 6 et s. ; ou encore V. Champeil-Desplats, « La notion de droit “fondamental” et le droit constitutionnel français », D. 1995, chron., p. 323.

[5] V. X. Dupré de Boulois, Droit des libertés fondamentales, PUF, « Thémis droit », 1re éd., 2018, p. 32 et s., qui montre qu’on peut avoir des libertés et droits fondamentaux une approche formelle (par la hiérarchie des normes) ou substantielle (les juges qualifiant certaines libertés de fondamentales alors même qu’elles ne figurent pas dans un texte à portée supra-législative).

[6] P. Wachsmann, « L’importation en France de la notion de “droits fondamentaux” », op. cit., p. 48. C’est ainsi qu’il justifie le fait de conserver l’ancienne dénomination pour l’exposé de la matière : P. Wachsmann, Libertés publiques, Cours Dalloz, 8ème éd., 2017.

[7] V. également en ce sens X. Dupré de Boulois, Droit des libertés fondamentales, op. et loc. cit.

[8] V. ainsi Th. Perroud, « Un choix de société du conseil constitutionnel : la liberté contractuelle contre la solidarité », JP blog, le blog de Jus Politicum, revue internationale de droit constitutionnel, 20 février 2017.

[9] P. S. Atiyah, The Rise and Fall of Freedom of Contract, Oxford University Press, 1979.

[10] Sur cette évolution, v. notre ouvrage : L’institution de la liberté, PUF, 2018 ; ou encore, de façon plus technique, Les obligations, 1. Contrat et engagement unilatéral, PUF, « Thémis droit », 5e éd., juillet 2019, ou déjà Le contrat, PUF, « Que sais-je ? », 1ère éd., 2018.

[11] O. Beaud, « Les obligations imposées aux personnes privées par les droits fondamentaux. Un regard français sur la conception allemande », in La volonté générale, Jus Politicum, n° 10, 2014.

[12] O. Beaud, Ibid., qui explique que « Le doute procède d’une part, de la nature même de la Constitution dont on peut se demander si son objet est bien de réguler, même indirectement, les rapports entre particuliers, dans la mesure où son objet reste, ou devrait rester, la régulation des pouvoirs publics (définition disons « canonique de la Constitution »). Ce doute procède, d’autre part, de la conviction qui est la nôtre selon laquelle la Constitution n’a aucun monopole à revendiquer dans cette affaire et que le judicieux pluralisme, dans les moyens juridiques d’effectuation de la protection des libertés publiques, proposé par Jean Rivero est toujours d’actualité ». Il se réfère ici à l’article suivant : J. Rivero, « La protection des droits de l’homme dans les rapports entre personnes privées », in René Cassin Amicorum Disciplorumque Liber, Pedone, 1969, t III, p. 311 et s.

[13] V. O. Desaulnay, L’application de la Constitution par la Cour de cassation, Dalloz, « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », 2009, préf. P. Bon.

[14] Soc., 28 juin 1951, Bull. soc., n° 524, p. 372, Droit Social 1951, p. 532 note P. Durand.

[15] Soc., 19 novembre 1996, pourvoi n° 94-19404.

[16] Civ. 3e, 6 mars 1996, no 93-11113 ; RTD civ. 1996, p. 580, obs. J. Hauser et p. 897, obs. J. Mestre : « les clauses d’un bail d’habitation ne [peuvent], en vertu de l’article 8-1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, avoir pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches » (le bail prévoyait que les locaux ne pouvaient être occupés que par le locataire et ses enfants). Reprenant la même formule, Civ. 3e, 22 mars 2006, no 04-19349 ; RTD civ. 2006, p. 22, obs. J.‑P. Marguénaud ; RDC 2006/4, p. 1149, obs. J.-B. Seube.

[17] Soc., 12 janvier 1999, no 96-40755. Elle a cependant ajouté par la suite qu’« une mutation géographique ne constitue pas en elle-même une atteinte à la liberté fondamentale du salarié quant au libre choix de son domicile » et que, « si elle peut priver de cause réelle et sérieuse le licenciement du salarié qui la refuse lorsque l’employeur la met en œuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle, elle ne justifie pas la nullité de ce licenciement » : Soc., 28 mars 2006, n° 04-41016 ; RDC 2006/4, p. 1163, obs. Ch. Radé.

[18] Civ. 3e, 17 décembre 2015, n° de pourvoi : 14-22095.

[19] Civ. 1re, 16 décembre 2015, n° de pourvoi : 14-29285 ; D. 2016, p. 566, obs. M. Mekki, et p. 578, obs. Th. Le Bars ; RTD civ. 2016, p. 339, obs. H. Barbier et p. 424, obs. M. Grimaldi ; AJ fam. 2016, p. 105, obs. J. Casey.

[20] Com., 28 nov. 2018, n° de pourvoi 17-18619 ; RTD civ. 2019, p. 92, obs. H. Barbier.

[21] La Cour d’appel aurait dû « rechercher, comme elle y était invitée, si l’interdiction d’exercer, directement ou indirectement, en quelque qualité que ce soit, une activité d’enseignement similaire ou identique à celle exercée par le franchisé à la date de conclusion du contrat, de s’affilier à un autre réseau de franchisés concurrent ou de commercialiser sous la forme de franchise ou autrement des enseignements identiques ou semblables, dans un rayon de 150 kilomètres autour de l’école visée au contrat, n’apportait pas une restriction excessive à la liberté d’exercice de la profession de son débiteur ».

[22] Civ. 3e, 18 décembre 2002, no 01-00519 ; RTD civ. 2003, p. 383.

[23] Civ. 3e, 8 juin 2006, no 05-14774 ; RTD civ. 2006, p. 722, obs. J.-P. Marguénaud. La Cour suprême du Canada avait, dans une affaire identique, jugé l’inverse dans un arrêt Syndicat Northcrest c/ Amselem de 2004 : v. P.-G. Jobin, « L’application de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne aux contrats : toute une aventure », RTD civ. 2007, p. 33 et s.

[24] Arrêt Van Marle c. Pays-Bas du 26 juin 1986, JDI, 1987, p. 785.

[25] J.-P. Marguénaud, La Cour européenne des droits de l’homme à la conquête du droit des contrats au moyen des arrêts pilotes, obs. sous CEDH Grande Ch., 19 juin 2006, Hutten-Czapska c/ Pologne, RTD civ. 2006, p. 719.

[26] Selon ce texte, « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi. La liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public ».

[27] V. L. He, Droits sociaux fondamentaux et Droit de l’Union européenne, thèse Paris 1, 2017, sous la dir. P. Rodière ; C. M. Herrera, « Sur le statut des droits sociaux – La constitutionnalisation du social », RUDH 2004, doctrine, p. 32 et s.

[28] V. A. Supiot, Homo Juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Seuil, « La couleur des idées », 2005, p. 294 et s., qui montre que la propriété intellectuelle par exemple est aussi un droit-créance qui requiert une intervention positive des États pour être exercée.

[29] « La liberté contractuelle ne permet pas […] de porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées ».

[30] « On ne peut porter atteinte aux libertés et droits fondamentaux que dans la mesure indispensable à la protection d’un intérêt sérieux et légitime ».

[31] L. Maurin, Contrats et droits fondamentaux, LGDJ, « Bibl. dr. privé », 2013, préf. E. Putman.

[32] A. Hyde, Les atteintes aux libertés individuelles par contrat. Contribution à la théorie de l’obligation, IRJS, 2015, préf. M. Fabre-Magnan.

[33] J. Arroyo, La renonciation aux droits fondamentaux. Étude de droit français, Pedone, 2016, préf. X. Dupré de Boulois.

[34] Le rapport au Président de la République accompagnant le projet de réforme, se voulant rassurant, affirme ainsi à cinq reprises son souci de répondre aux inquiétudes et aux craintes des entreprises ou des représentants du monde économique, et fait part dix-neuf fois de son souci de garantir la sécurité juridique !

[35] G. Auzero, D. Baugard, E. Dockès, Droit du travail, Précis Dalloz, 32e éd., 2019, p. 849 et s., spéc. n° 706.

[36] Ibid., n° 711.

[37] Dans sa décision n° 99-419 DC du 9 novembre 1999 sur la loi relative au pacte civil de solidarité, le Conseil constitutionnel a en effet imposé quelques règles fondamentales relatives à la rupture des contrats : « 61. Considérant que, si le contrat est la loi commune des parties, la liberté qui découle de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 justifie qu’un contrat de droit privé à durée indéterminée puisse être rompu unilatéralement par l’un ou l’autre des contractants, l’information du cocontractant, ainsi que la réparation du préjudice éventuel résultant des conditions de la rupture, devant toutefois être garanties ; qu’à cet égard, il appartient au législateur, en raison de la nécessité d’assurer pour certains contrats la protection de l’une des parties, de préciser les causes permettant une telle résiliation, ainsi que les modalités de celle-ci, notamment le respect d’un préavis ».

[38] V. en ce sens, Lyn K. L. Tjon Soei Len, Minimum Contract Justice: A Capabilities Perspective on Sweatshops and Consumer Contracts, Hart Publishing, 2017. V. également notre article : « Nouvel agenda pour la justice sociale en droit des contrats », in Mélanges en l’honneur de Jacques Mestre, LGDJ, 2019 ; et déjà : « What is a Modern Law of Contract. Elements for a New Manifesto for Social Justice in European Contract Law », European Review of Contract Law (ERCL), 2017, p. 376 et s.

[39] V. les 46 propositions de l’association Sherpa pour « Réguler les entreprises transnationales », par Y. Queinnec et W. Bourdon, avril 2010, disponibles sur le site Internet de l’association.

[40] V. A.-S. Epstein, L’information environnementale communiquée par l’entreprise. Contribution à l’analyse juridique d’une régulation, Institut Univ. Varenne, 2015, préf. G. J. Martin.

[41] Des règles spéciales sont simplement prévues dans l’hypothèse où certaines de ces informations seraient de nature à compromettre gravement les intérêts stratégiques ou industriels du fabricant, du producteur ou du distributeur concerné par la demande.

[42] V. M. Mekki, « Le contrat, vecteur du devoir de vigilance », Dossier spécial « RSE et devoir de vigilance », Revue Lamy Droit des affaires, mai 2015. Adde notre article : « Les fausses promesses des entreprises. RSE et droit commun des contrats », in Études en la mémoire de Philippe Neau-Leduc, LGDJ, 2018, p. 451 et s.

[43] Décision n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011 – Troubles du voisinage et environnement. Le Conseil ajoute « qu’il est loisible au législateur de définir les conditions dans lesquelles une action en responsabilité peut être engagée sur le fondement de la violation de cette obligation ; que, toutefois, il ne saurait, dans l’exercice de cette compétence, restreindre le droit d’agir en responsabilité dans des conditions qui en dénaturent la portée ».

[44] Décision n° 2019-781 DC du 16 mai 2019 (loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises).

[45] Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises. L’article 1833 du Code civil est ainsi à présent complété par un second alinéa prévoyant que « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».

[46] V. nos articles précités note 39 : « Nouvel agenda pour la justice sociale en droit des contrats », ou encore « What is a Modern Law of Contract. Elements for a New Manifesto for Social Justice in European Contract Law ».

[47] V. L. Burgorgue-Larsen, « La mobilisation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne par les juridictions constitutionnelles », Les cahiers du Conseil constitutionnel, n° 2, avril 2019, qui montre qu’il s’agit selon les pays d’une mobilisation à des fins interprétatives, à des fins dialogiques, ou encore à des fins stratégiques.

[48] Ibid.

[49] V. B. Girard, « Le retournement du principe constitutionnel de responsabilité en faveur des auteurs de dommages », D. 2016, 1346.

[50] O. Beaud, « Droits de l’homme et du citoyen et formes politiques / Le cas particulier de la Fédération », RUDH 2004, doctrine, p. 16 et s., qui montre d’ailleurs que l’effet peut être au contraire un effet de frein, lorsque les États fédérés sont de fait plus conservateurs que l’État fédéral (par exemple aux États-Unis sur la question de la peine de mort).

[51] Article 1104 du Code civil : « Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. Cette disposition est d’ordre public ».

[52] V. ainsi Soc. 28 novembre 2018, pourvoi n° 17-20079, qui juge que « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ; que le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; Qu’en statuant comme elle a fait, alors qu’elle constatait, d’une part, que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination, a violé le texte susvisé ». La Cour d’appel de Paris a à son tour estimé, dans un arrêt du 10 janvier 2019, que le lien unissant un ancien chauffeur indépendant à la plate-forme de réservation en ligne Uber est également un contrat de travail.

L’annexion du Groenland par Donald

$
0
0

 

Polæmiq Vykthør, Visiting Professor, Groville University, Chercheur associé, Laboratoire MDR  (Mondialisation, disruption et résilience) 1

 

Nouvelle inouïe (et même Inuit), digne du Gorafi ou du JT parodique de la bande à Moustic sur Canal +, mais rapportée par une gazette d’ordinaire moins drôle, le Wall Street Journal : un palmipède yankee qu’on ne présente plus aurait prétendu au cours du dernier été – dont les fraîches températures ont cloué le bec aux crispés du thermomètre, victimes de désinformation (« The concept of global warming was created by and for the Chinese in order to make U.S. manufacturing non-competitive ») – vouloir acquérir un vaste territoire arctique où il faisait jusqu’ici un froid de canard : le Groenland, l’une des plus grandes îles du monde, qui dépend du petit royaume du Danemark mais bénéficie d’un statut d’autonomie. Parvenu à d’éminentes responsabilités dans des circonstances mal élucidées, cet ancien magnat de l’immobilier a cru devoir ajouter sur les réseaux sociaux qu’il ne comptait pas construire des gratte-ciels sur la banquise (sacré farceur ! Pour l’humour BTP, Donald n’est pas manchot).

Réponse négative et glaciale des représentants du pays de la Reine des neiges, qui se méfient visiblement des offres trumpeuses façon Picsou, voire Rapetou. Trouvant très « méchant » que la première ministre danoise ait l’outrecuidance de juger sa proposition « absurde », le canard déconfit a illico annulé une visite officielle prévue début septembre à Copenhague (chez la Petite Sirène, autre star de la maison Disney) : phoque you !

Cet épisode estival est instructif, même si les contraintes du touït – forme contemporaine du morse – n’ont pas permis à l’auteur de développer pleinement une pensée dont nul n’ignore la subtilité (ainsi diverses interrogations subsistaient-elles, par exemple à propos de l’exercice du droit à l’autodétermination des populations – environ 56.000 personnes – qui croupissent du côté d’Avannaata ou de Sermersooq en mâchouillant du kiviak et en cuvant des alcools forts). Deux édifiantes leçons, au moins, peuvent en être tirées.

Une floppée de brillants théoriciens avai[en]t entendu découpler depuis quelques siècles la propriété et la souveraineté. En moins de 140 signes, les voici expédiés au terminus des prétentieux. Comme à l’époque où la Louisiane, puis la Floride, l’Alaska et d’autres territoires plus exigus furent acquis pour quelques poignées de dollars (certains ayant été vendus aux Etats-Unis par le Danemark, telles les îles Vierges en 1917), tout peut s’acheter et la domination politique procéder d’une opération immobilière rondement menée. Ça se passe comme ça chez l’oncle Donald, dont le pays cherche à renforcer sa mainmise sur une arrière-cour boréale – le Groenland figure dans la sphère sécuritaire US depuis les années 1820 (doctrine Monroe) – où d’autres grandes puissances, en particulier la Chine, essaient actuellement de prendre pied.

A sa façon rustique, le roi du Monopoly radicalise – sans crainte de se ridiculiser, car il ose tout et surnage dans un au-delà nietzschéen – la pratique en vogue du Land Grabbing (politique d’accaparement des terres). L’on passerait avec son OPA polaire – déjà tentée, en y mettant plus de formes, par certains de ses prédécesseurs (comme Truman) – des baux de long terme fréquemment utilisés aujourd’hui (notamment en Afrique, où des millions d’hectares sont mis en coupe réglée par les Etats du Golfe persique ou – toujours elle – la Chine) à l’acquisition pure et dure suivie d’une intégration territoriale (avec une 51e étoile sur la Star-Spangled Banner). Et il ne s’agirait plus tant de sécurité alimentaire, sauf à transformer les derniers ours blancs en burgers, que stratégique ou énergétique (car si l’Empire possède déjà une grosse base militaire à Thulé, il se verrait bien développer alentour de nouvelles installations pour sa « guerre des étoiles » ; le sous-sol du Groenland regorge d’hydrocarbures et de « terres rares », qu’une fonte des glaces – sans rapport avec le prétendu réchauffement climatique – pourrait assez vite mettre à portée de pioche). Preuve qu’on peut être complètement à l’Ouest sans perdre le Nord.

Notes:

  1. Traduction de Philippe Yolka

Le respect de l’État de droit dans l’Union européenne : la Cour de justice à la rescousse ?

$
0
0

2017 aura été une année d’exception pour le droit de l’Union européenne, quoique dans un sens malheureusement négatif. En une année, deux dispositions du traité sur l’Union européenne (TUE), dont on peut dire qu’elles ont probablement été conçues pour ne jamais être activées, l’ont été. La première est l’article 50 TUE, permettant à un État membre de se retirer de l’Union, qui a été activée lorsque le représentant permanent du Royaume-Uni auprès de l’Union européenne a remis au président du Conseil européen, le 29 mars 2017, la notification de l’intention du Royaume-Uni de se retirer de l’Union européenne. La seconde est l’article 7 TUE, la clause de protection des valeurs de l’Union, activée le 20 décembre 2017 par la Commission européenne lorsque celle-ci a proposé au Conseil, conformément à l’article 7§1 TUE, de constater, à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres et après approbation du Parlement européen, qu’il existe un risque clair de violation grave par la Pologne des valeurs visées à l’article 2 TUE. Depuis lors, le Parlement européen a, à son tour, activé la même procédure contre la Hongrie.

Sébastien Platon est professeur de droit public à l’université de Bordeaux

 

 

Concernant la Hongrie, il est impossible dans le cadre de la présente étude de faire un inventaire exhaustif de toutes les mesures liberticides et antidémocratiques adoptées par le parti au pouvoir depuis 2010. On se limitera ici à une description sommaire. Fort en 2010 d’une majorité des deux tiers à l’Assemblée nationale, le Fidesz a rapidement entrepris de modifier la Constitution à son avantage, notamment en multipliant le champ des lois « organiques » nécessitant une super-majorité que d’éventuels successeurs du Fidesz auront du mal à atteindre, rendant de facto les lois ainsi adoptées quasiment impossibles à amender ou abroger en cas d’alternance. Usant de ce pouvoir, le Parlement a accordé le droit de votes aux « hongrois ethniques » résidant dans les pays voisins et traditionnellement favorables au Fidesz.

Le pouvoir judiciaire a fait l’objet d’un remaniement d’ensemble, par le biais notamment d’une réduction de l’âge de la retraite des juges avec effet immédiat, ce qui a conduit à la mise à la retraite d’office de 27 % des juges hongrois, remplacés par de nouveaux juges choisis par le Fidesz, y compris à la Cour constitutionnelle dont le nombre de juges a été étendu de 11 à 15. Le président de la Cour suprême hongroise a été démis d’office, ce qui a conduit à une condamnation de la Hongrie par la Cour européenne des droits de l’homme. La compétence de la Cour constitutionnelle a été réduite, excluant notamment les matières budgétaire et fiscale. Le président de l’équivalent hongrois du Conseil supérieur de la magistrature détient quant à lui, à titre individuel, le pouvoir discrétionnaire de choisir les juges et les hauts fonctionnaires, sans être soumis à un réel contrôle. De surcroît, en décembre 2018, le Parlement a adopté une loi créant un nouvel ordre juridictionnel spécialisé en matière administrative, dont l’absence de garantie d’indépendance des membres a été soulignée tant par la doctrine que par la Commission de Venise.

L’emprise du Gouvernement s’étend aussi aux médias et à la société civile. Une nouvelle autorité de régulation de la presse a été créée, dotée d’importants pouvoirs de sanction financière à l’encontre des médias, dont le directeur et les membres ont été choisis par le Fidesz. Le 4 avril 2017, le Parlement hongrois a adopté un amendement à la loi n° 204 de 2011 sur l’enseignement supérieur qui introduit de nouvelles conditions pour que les universités accréditées dans un État tiers à l’Union européenne puissent opérer en Hongrie : en particulier il est désormais exigé qu’elles maintiennent un campus dans le pays qui les a accrédités, et que leur implantation en Hongrie soit fondée sur un traité international passé par ce pays avec l’État d’accréditation. Cet amendement est généralement considéré comme visant principalement l’Université d’Europe Centrale (Central European University – CEU), située à Budapest et financée par la bête noire du régime, le milliardaire philanthrope américain d’origine hongroise Georges Soros – d’où le surnom de cet amendement : « loi CEU ». Toujours en 2017, le parlement a adopté la loi dite sur la transparence des organisations financées depuis l’étranger qui, s’inspirant très fortement de la législation russe de 2012 sur les « agents de l’étranger », oblige toute organisation recevant plus de 24 000 euros en financement direct ou indirect depuis l’étranger à dévoiler ses donateurs, à s’enregistrer en tant que « organisation civile fondée depuis l’étranger » et à apposer ce label à connotation péjorative sur toute publication. En juin 2018, le Parlement hongrois a en outre adopté une loi qui criminalise le travail des avocats et des membres d’ONG qui aident les migrants, y compris lorsque cette aide se limite à les informer sur ou à les assister dans l’exercice de leurs droits légaux (par exemple demander l’asile ou le droit de séjour).

En Pologne, le parti « Droit et Justice » (PiS en polonais), arrivé au pouvoir suite aux élections législatives du 25 octobre 2015, suit globalement le schéma de démantèlement de l’État de droit défini par Viktor Orban 1, à cette différence (notable) près que ce parti ne bénéficie pas d’une majorité suffisante pour modifier la Constitution polonaise. Pour pallier ce désagrément, le parti a donc entrepris dès son arrivée au pouvoir de prendre le contrôle du gardien et interprète de la Constitution qu’est la Cour constitutionnelle, afin de pouvoir la violer en toute tranquillité. Après avoir refusé de nommer les juges élus par la majorité précédente, le parti a modifié les règles de fonctionnement de la Cour constitutionnelle, notamment en l’obligeant à trancher les affaires dans l’ordre où elles arrivent (lui interdisant donc de prioriser les affaires) ou en modifiant les règles de majorité pour prendre une décision, de façon à perturber son fonctionnement ; puis il a désigné le successeur du président sortant de la Cour dans des conditions plus que douteuses. La Cour constitutionnelle ayant été ainsi efficacement mise sous contrôle, le parti a entrepris de s’en prendre au reste du pouvoir judiciaire. L’âge de la retraite des juges à la Cour suprême a été abaissé avec effet immédiat, le Président de la République ayant un pouvoir discrétionnaire pour prolonger, sur leur demande, le mandat des juges actifs. Une procédure d’appel extraordinaire a en outre été mise en place qui permet, pendant trois ans, à une « Chambre extraordinaire » de la Cour suprême de rouvrir toute décision de justice devenue définitive après le 17 octobre 1997, sans l’accord des parties. Les « juges assistants » nommés par le ministère de la justice se voient désormais permettre de siéger comme juges uniques dans les juridictions locales, sans oublier que le ministre de la justice détient le pouvoir discrétionnaire de nommer et démettre les présidents de juridictions. Les juges membres de l’équivalent polonais du Conseil Supérieur de la Magistrature sont en outre désormais élus non plus par leurs pairs mais par les députés, et donc par le PiS.

Il s’agit là des principales « crises de l’État de droit » que connaît l’Union, pour reprendre l’expression utilisée par Viviane Reding, alors commissaire à la justice, dans un discours de 2013. Il y en a d’autres en cours et d’autres à venir. L’effet cliquet anti-retour de l’adhésion à l’Union européenne ne semble pas avoir fonctionné aussi bien qu’on avait pu l’espérer. Face à ces crises, la réponse de l’Union européenne a, dans un premier temps, essentiellement été politique et lacunaire. On en veut pour preuve l’interminable dialogue de sourds qui s’est instauré entre la Commission européenne et la Pologne entre janvier 2016 et décembre 2017, date d’activation de l’article 7 contre la Pologne, laissant au gouvernement polonais tout le temps dont il avait besoin pour étendre confortablement son emprise sur le pouvoir judiciaire. À ce jour, le Conseil a entendu trois fois la Pologne, n’a toujours pas entendu la Hongrie, et n’a procédé à aucun vote. Le vote du Conseil n’est d’ailleurs, il faut le relever, enserré dans aucune limite de temps.

Face à cette inertie politique, pourrait-on espérer compter sur la Cour de justice ? Après tout, il pourrait apparaître logique que la juridiction de l’Union européenne se porte garante du respect de l’État de droit dans l’Union européenne. En la matière, la place de la Cour de justice a connu un développement extrêmement rapide en moins d’un an. Jusqu’à fin 2017, il pouvait encore être affirmé que la Cour de justice était assez mal outillée pour être un garant efficace de l’État de droit dans les États membres (I). Les choses ont changé depuis fin 2017 et surtout depuis 2018, de sorte que la Cour de justice émerge désormais comme un garant de l’État de droit dans les États membres de l’Union avec lequel il faut compter (II).

 

I. La Cour de justice, garant mal adapté de l’État de droit dans les États membres jusqu’à une époque récente

 

Deux raisons justifient cette appréciation. D’une part, le champ fonctionnel limité du droit de l’UE semblait exclure le respect de l’État de droit dans les États membres (A). D’autre part, les voies de droit devant la Cour de justice semblaient peu adaptées à remédier à une régression de l’État de droit dans un État membre de l’UE (B).

 

A. Le champ fonctionnel limité du droit de l’Union européenne

 

L’État de droit est un standard assez classique dans la jurisprudence de la Cour de justice. Cependant, c’est un standard que la Cour de justice a d’abord imposé à l’Union elle‑même et non à ses États membres, sous la forme notamment de l’expression « Communauté de droit » puis « Union de droit », en particulier pour assouplir la rigueur des conditions textuelles d’accès à la Cour ou pour justifier la justiciabilité d’actes de l’Union européenne quand celle-ci était douteuse.

L’illustration la plus typique de ce phénomène est le fameux arrêt Les Verts de 1986, dans lequel la Cour a jugé que, puisque la Communauté économique européenne (à l’époque) était une « Communauté de droit », le recours en annulation devait être ouvert contre les actes du Parlement européen, alors même que l’article 173 TCEE ne donnait alors explicitement compétence à la Cour de justice que pour contrôler la légalité des actes du Conseil et de la Commission. La Cour a utilisé un procédé remarquablement similaire de façon plus récente dans les arrêts Segi et Gestoras pro amnistia de 2007. Rappelons que, avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, il résultait de l’article 35 TUE que, en matière de coopération policière et judiciaire en matière pénale, la Cour de justice n’était compétente, à titre préjudiciel ou par la voie du recours en annulation, que vis-à-vis des décisions et décisions-cadres, et non des positions communes. Dans les arrêts mentionnés, la Cour a cependant déduit notamment de l’article 6 TUE, selon lequel, dans sa formulation de l’époque, l’Union était fondée sur le principe de l’État de droit et respectait les droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire, une interprétation contra legem de l’article 35 TUE en considérant qu’elle avait compétence pour connaître des positions communes prises en matière de coopération policière et judiciaire en matière pénale lorsque lesdites positions communes ont des effets juridiques vis-à-vis des tiers.

Le standard de l’État / Communauté / Union de droit a été en particulier mobilisé dans le domaine du contrôle des mesures restrictives ou « sanctions » adoptées par l’Union européenne dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune à l’encontre de personnes physiques ou morales soupçonnées de soutenir ou d’être en lien avec des États menaçant la paix internationale ou des groupes terroristes. Ainsi, dans l’arrêt Kadi de 2008, la Cour de justice déduisit du standard de la Communauté de droit que « ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité CE » et que « le contrôle, par la Cour, de la validité de tout acte communautaire au regard des droits fondamentaux doit être considéré comme l’expression, dans une communauté de droit, d’une garantie constitutionnelle découlant du traité CE en tant que système juridique autonome à laquelle un accord international ne saurait porter atteinte ». Cela lui permit de rejeter la position du Tribunal dans la même affaire, lequel avait estimé que, en principe, les mesures restrictives prises par la Communauté européenne en vue de mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies bénéficiaient d’une immunité de juridiction, sauf en cas de méconnaissance des normes impératives de droit international (« jus cogens »). Plus récemment, dans l’arrêt Rosneft de 2017, c’est encore au nom de la valeur de l’État de droit (Points 72 et 73) que la Cour de justice s’est reconnue compétente pour contrôler par voie préjudicielle la légalité d’une mesure restrictive PESC, alors même que l’article 275 al. 2 TFUE ne prévoit sa compétence pour connaître de telles mesures que par la voie du recours en annulation.

En revanche, appliquer ce standard aux États membres soulève de nombreux problèmes juridiques. Le champ d’application fonctionnel limité du droit de l’Union ne lui permet a priori pas d’appréhender dans leur ensemble les mesures nationales qui mettent en cause l’État de droit.

On pourrait, a priori, imaginer un recours à l’article 2 TUE. Cette disposition est, après tout, une disposition juridiquement contraignante appartenant au droit primaire, et d’autres dispositions du droit primaire indiquent clairement qu’il incombe aux institutions européennes ainsi qu’aux pays membres de l’UE de respecter les valeurs fondamentales de l’Union, en particulier les articles 3 paragraphe 1 et 13 TUE, en ce qui concerne l’Union elle-même, et les articles 4 paragraphe 3 (coopération loyale), lus en combinaison avec l’article 3 paragraphe 1, et 7 TUE en ce qui concerne les États membres. Cependant, la notion d’État de droit, et plus généralement l’article 2 TUE, est en tant que telle trop générale pour être directement invocable devant un juge national ou devant la Cour de justice.

Il existe, en revanche, de nombreuses dispositions du droit de l’Union européenne qui garantissent de façon plus précise certains principes constitutifs de l’État de droit et qui sont, elles, susceptibles de faire l’objet d’un véritable manquement d’État – au premier rang desquelles figurent les droits, libertés et principes garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La possibilité d’un recours en manquement fondé sur la Charte est d’autant plus crédible que la Commission a en 2010, dans une communication portant « Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne », mis en avant sa volonté « d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour assurer le respect de la Charte par les États membres ». Mais, outre l’évidente réticence de la Commission à engager une procédure de manquement sur le fondement de la Charte, se pose en tout état de cause la question de son champ d’application. En effet, en vertu de l’article 51 de la Charte, les droits qu’elle contient ne peuvent être opposés aux États membres que dans la mesure où ces derniers mettent en œuvre le droit de l’Union. Certes, la Cour de justice, dans son arrêt Åkerberg Fransson de 2013, a retenu une conception large de cette notion de « mise en œuvre », comme signifiant en réalité que la Charte s’impose aux États dans le champ d’application de toute norme de droit de l’Union européenne. Pour autant, la nécessité d’un lien avec une norme de droit de l’Union européenne applicable demeure, comme l’atteste la jurisprudence ultérieure de la Cour de justice concernant l’applicabilité de la Charte aux États membres 2. Par conséquent, l’applicabilité des standards européens en matière d’État de droit, et partant la compétence de la Cour de justice au titre du recours en manquement, est tributaire, de lege lata, de l’applicabilité d’une norme spécifique de droit de l’Union européenne et, au-delà, de lege ferenda, des compétences de l’Union européenne. Or, certains domaines particulièrement sensibles aux reculs de l’État de droit, par exemple l’organisation judiciaire des États membres, ne relèvent pas directement de la compétence de l’Union et donc ne font pas l’objet d’une législation suffisamment transversale pour impliquer l’applicabilité de la Charte.

 

B. Les voies de droit a priori inadaptées pour protéger l’État de droit devant la Cour de justice

 

Les voies de droit existant devant la Cour de justice sont essentiellement dirigées contre l’Union européenne elle-même, à l’exception de deux : le renvoi préjudiciel et le recours en manquement.

Techniquement, le renvoi préjudiciel n’est pas destiné à permettre à la Cour de justice de contrôler le droit national. En pratique cependant, c’est un fait bien connu que la Cour de justice est souvent amenée à répondre à des questions tendant à déterminer si le droit de l’UE doit être interprété en un sens incompatible avec le droit national. Sous réserve de renvoi par la Cour de justice au juge national pour certaines vérifications de droit et/ou de fait, cela revient presque à la même chose. Le renvoi préjudiciel peut-il alors donner lieu à un contrôle du respect de l’État de droit par les États membres ? Le principal problème a priori est que le renvoi préjudiciel doit concerner une situation concrète dans l’État membre considéré, et donner lieu à une interprétation in concreto du droit de l’UE. Or, les violations de l’État de droit, en particulier celles qui se développent ces dernières années, sont des violations multiples et systémiques. Par conséquent, considérer de telles violations de façon isolée, comme l’implique a priori le renvoi préjudiciel, ne semble pas permettre de donner lieu à une vision d’ensemble.

Le recours en manquement peut à ce titre sembler plus indiqué. Il présente pourtant un certain nombre de carences.

D’une part, il ne peut viser que la violation d’une ou plusieurs dispositions spécifiques du droit de l’Union européenne. Or, on l’a vu, jusqu’à une époque récente, les normes de droit de l’Union susceptibles d’être mobilisées pour protéger l’État de droit présentaient toutes certaines limites. En outre, en ce sens, cette procédure est peu adaptée pour la résolution de problèmes de nature systémique et récurrente. Il est certes possible pour la Commission de multiplier les recours, et d’en intenter autant qu’il existe de violations. Mais de telles « séries » de recours ne vont pas sans une certaine lourdeur procédurale, puisque chaque violation donnera lieu à une procédure distincte, sauf à suivre certaines propositions doctrinales qui suggèrent à la Commission de recourir à une stratégie de recours en manquement « systémiques » consistant à regrouper plusieurs procédures distinctes sous la « bannière » de l’art. 2 TUE, afin d’attester que les manquements reprochés forment un système attentatoire aux valeurs de l’Union 3.

Se pose également la question de l’efficacité du recours en manquement. On peut prendre pour exemple à ce titre le recours exercé par la Commission contre la Hongrie il y a quelques années lorsque celle-ci a cherché à mettre au pas juges et procureurs par une politique de mise à la retraite forcée. En l’absence de toute compétence de l’UE dans le domaine de l’organisation des systèmes judiciaires nationaux, la Commission a toutefois pu poursuivre la Hongrie sur la base de la réglementation européenne relative à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, plus particulièrement sur le fondement du principe de non-discrimination fondée sur l’âge. La Cour de justice a donné raison à la Commission dans un arrêt de 2012, à la suite duquel la législation hongroise imposant la cessation de l’activité professionnelle des juges, des procureurs et des notaires ayant atteint l’âge de 62 ans a été amendée. Cependant, seule une poignée de juges mis à la retraite ont réintégré leurs fonctions, souvent à des niveaux de responsabilité inférieurs, et la plupart se sont vus offrir une simple compensation financière 4. La stratégie du « fait accompli » est donc une limite importante à l’efficacité du recours en manquement. Par ailleurs, certains auteurs, notamment Béatrice Delzangles n’ont pas manqué d’estimer que, dans cet arrêt comme dans d’autres « affaires hongroises », la Cour de justice avait négligé les enjeux posés par la nature systémique des violations du droit de l’UE en cause et perdu de vue la nature politique de la construction européenne 5.

Le noyau dur de compétence nationale, rempart de la souveraineté matérielle des États membres, et les limites de compétence de la Cour de justice constituent ainsi des angles morts possibles au profit des gouvernements cédant à la tentation autoritaire. D’où la préférence donnée, dans le cas polonais, à l’option politique. Mais de tergiversations en procrastinations, celle-ci montre ses limites. Cependant, voilà que, peut-être, la Cour de justice revient à la rescousse.

 

II. L’émergence de la Cour de justice comme garant de l’État de droit dans les États membres

 

Dans sa jurisprudence récente, la Cour a développé deux axes qui peuvent conforter le respect de l’État de droit. Le premier axe, basé sur les limites à la confiance mutuelle en cas de défaillance systémique de l’État de droit, est d’une portée limitée (A). Le second axe, consistant à créer une véritable obligation pour les États membres de respecter les principes de l’État de droit, est en revanche plus ambitieux (B).

 

A. L’établissement par la Cour de justice des limites à la confiance mutuelle en cas de défaillance systémique de l’État de droit

 

Comme l’a affirmé la Cour de justice dans son avis 2/13 sur l’adhésion de l’UE à la CEDH, la confiance mutuelle en matière de respect des droits fondamentaux est la pierre angulaire de l’une des réalisations les plus ambitieuses de l’Union européenne, l’Espace de liberté, de sécurité et de justice. Si un État membre n’a pas confiance dans le respect des droits fondamentaux par un autre État membre, il ne saurait donner effet aux décisions qu’adopte cet État, ni y renvoyer une personne.

Cette confiance mutuelle n’est cependant pas sans limites. Ainsi, dans l’arrêt N.S. de 2011, elle a estimé qu’il convient de faire exception au système dit « Dublin » si le traitement des demandeurs d’asile est incompatible de façon systémique avec la dignité humaine dans l’État membre que les « critères Dublin » désignent comme État responsable de l’examen de la demande d’asile. Dans l’arrêt Aranyosi et Căldăraru de 2016, elle a également estimé possible qu’un État suspende l’exécution d’un mandat d’arrêt européen en cas de traitement systémiquement contraire à la dignité humaine dans l’État membre d’émission.

Qu’en est-il en cas de violation systémique de l’État de droit ? C’est la question à laquelle la Cour de justice a dû répondre par son arrêt LM du 25 juillet 2018. Dans cette affaire, les autorités judiciaires irlandaises étaient saisies d’un mandat d’arrêt européen émis par les autorités judiciaires polonaises. Une juridiction irlandaise a alors demandé à la Cour de justice si l’Irlande devait exécuter le mandat d’arrêt européen en question, étant donné les dysfonctionnements systémiques de l’État de droit dans ce pays et en particulier la perte d’indépendance des juges suites aux différentes réformes législatives intervenues depuis 2015.

L’on relèvera tout d’abord la voie non suivie de la Cour de justice, celle d’une disqualification des autorités judiciaires polonaises comme « autorités judiciaires » au sens de la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen. En vertu de cette dernière, en effet, seule une autorité judiciaire peut valablement émettre un mandat d’arrêt européen. Cette notion est autonome, ce qui peut parfois amener la Cour de justice à refuser cette qualification à un organe national. Par exemple, dans l’arrêt Kovalkovas de 2016, la Cour a établi qu’un organe du pouvoir exécutif, tel que le ministère de la Justice, soit désigné en tant qu’« autorité judiciaire d’émission », au sens de cette disposition, de telle sorte que le mandat d’arrêt européen émis par celui-ci ne peut être considéré comme étant une « décision judiciaire », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la décision-cadre 2002/584. Peut-on extrapoler cette solution à des autorités judiciaires dépourvues d’indépendance à un point tel qu’elles ne seraient plus, de facto, que des « organes » du pouvoir exécutif ? La Cour de justice ne s’est pas engagée sur cette voie. On peut le comprendre, au vu des possibles conséquences disproportionnées d’une telle solution. En effet, sauf à considérer que la notion d’autorité judiciaire est « propre » à la législation sur le mandat d’arrêt européen (et donc, que la disqualification en tant que telle n’affecterait que ce mécanisme) – ce qui est douteux en tout cas du point de vue de l’exigence d’indépendance – si les juridictions polonaises n’étaient plus considérées comme telles, c’est non seulement leurs mandats d’arrêt européens mais l’ensemble de leurs décisions qui cesseraient de bénéficier des mécanismes de reconnaissance mutuelle des décisions de justice prévus par le droit de l’Union européenne, que ce soit en matière pénale ou civile. Il serait même possible que la Cour de justice rejette, pour défaut de qualité de juridiction, les questions préjudicielles posées par de telles juridictions. La Pologne deviendrait alors une « zone noire » judiciaire dans l’Union européenne, laissant qui plus est sans recours les juges polonais qui résistent à l’érosion de leur indépendance.

Dans l’arrêt LM, c’est la voie tracée par la jurisprudence Aranyosi et Căldăraru que la Cour a préféré suivre. Elle accepte tout d’abord l’applicabilité de cette jurisprudence au-delà du seul article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants). Certes, dans l’arrêt Aranyosi et Căldăraru, la Cour avait insisté (points 85 à 87) sur la qualité de droit absolu du droit de ne pas subir la torture ou un traitement inhumain ou dégradant pour justifier la solution adoptée. Or, le droit à un procès équitable n’est pas un droit absolu, la Cour européenne des droits de l’homme ayant reconnu depuis l’arrêt Golder qu’il était possible d’y apporter des limitations, même non explicitement prévues par la Convention. Dans l’arrêt LM, la Cour de justice relève toutefois que l’exigence d’indépendance des juges relève du contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable (points 48, 59, 60, 63, 73, 75, 78). Bien que la Cour ne fasse pas explicitement le lien, cette notion de « contenu essentiel » fait probablement écho à l’art. 52§1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne selon lequel « toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés ». En d’autres termes, le contenu essentiel d’un droit est absolu, quand bien même ledit droit serait, in globo, relatif. Or, selon la Cour, l’exigence d’indépendance fait précisément partie du noyau dur absolu du droit fondamental à un procès équitable. Elle en déduit qu’un risque de violation du droit à un tribunal indépendant est susceptible de justifier l’inexécution d’un mandat d’arrêt européen.

Toutefois, et comme dans l’arrêt Aranyosi et Căldăraru, la Cour exige que deux conditions cumulatives soient remplies pour qu’un État membre puisse s’exonérer de son obligation d’exécuter un mandat d’arrêt européen.

La première est qu’il doit exister des défaillances systémiques ou, du moins, généralisées qui sont susceptibles d’affecter l’indépendance du pouvoir judiciaire dans l’État membre d’émission. Ces défaillances doivent être établies sur le fondement d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés, si nécessaire après avoir sollicité, auprès de l’autorité judiciaire d’émission, toute information complémentaire qu’elle juge nécessaire pour l’évaluation de l’existence d’un tel risque. En l’espèce, la Cour ne fournit aucune conclusion explicite quant à l’existence de telles défaillances systémiques en Pologne. Toutefois, elle semble impliquer très nettement une telle conclusion lorsqu’elle indique que « les informations figurant dans une proposition motivée récemment adressée par la Commission au Conseil sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, TUE constituent des éléments particulièrement pertinents aux fins de cette évaluation ».

La deuxième condition est que la personne visée doit elle-même courir un risque de violation de son droit à un tribunal indépendant. Cette condition est beaucoup plus critiquable. On peut comprendre que la Cour demande au juge national de vérifier si la juridiction qui jugera la personne remise est elle-même privée d’indépendance, dans la mesure où toutes les juridictions ne sont pas nécessairement dans la même situation à cet égard. Par contre, il est difficile de comprendre que la Cour de justice exige qu’il y ait « des motifs sérieux et avérés de croire que ladite personne courra un risque réel de violation de son droit fondamental à un tribunal indépendant (…) eu égard à sa situation personnelle ainsi qu’à la nature de l’infraction pour laquelle elle est poursuivie et au contexte factuel qui sont à la base du mandat d’arrêt européen ». La seule interprétation possible de ce passage est qu’il faut que la personne encoure à titre personnel un risque que le gouvernement fasse effectivement pression sur les juges à son détriment. C’est là un contresens assez contestable, qui semble considérer que le droit à un tribunal indépendant n’est violé que quand le gouvernement fait effectivement pression sur un juge. Or, l’indépendance est une exigence structurelle de bonne justice, liée au statut des juges, comme la Cour européenne des droits de l’Homme l’a affirmé dans l’arrêt Campbell et Fell c. Royaume-Uni. L’absence d’indépendance des juges est donc une violation du droit à un procès équitable même en l’absence de pression effective du gouvernement sur les juges.

Cette condition est de nature à limiter assez considérablement la portée de la jurisprudence LM. D’ailleurs, dans l’affaire LM, la juridiction irlandaise a quo a estimé qu’il existait certes un risque réel de violation du droit à un procès équitable en Pologne en raison de déficiences systémiques ou généralisées mais que, par ailleurs, les éléments du dossier ne permettaient pas d’établir un risque in concreto pour la personne faisant l’objet du mandat d’arrêt européen, et ordonna donc l’exécution des mandats d’arrêt litigieux.

 

B. Le développement par la Cour de justice d’une obligation pour les États membres de respecter les principes de l’État de droit

 

Depuis la fin 2017 / début 2018, la Cour de justice a développé un corpus jurisprudentiel ambitieux tendant, d’une part, à accroître sa compétence dans les affaires de respect de l’État de droit au niveau national et, d’autre part, à développer de nouveaux pouvoirs permettant d’y faire face efficacement.

En ce qui concerne sa compétence, la Cour a déployé, dans la période récente, une jurisprudence ambitieuse tendant à détacher certains principes inhérents à l’État de droit de la seule orbite des droits fondamentaux pour en faire des principes objectifs et structurels de l’Union, avec un champ d’application plus large. C’est ainsi en particulier que, dans l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses du 27 février 2018, la Cour s’est reconnue compétente, sur le fondement de l’article 19§1, al. 2, TUE (« Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union »), pour contrôler si une mesure nationale était susceptible de porter atteinte à l’indépendance des juges nationaux, indépendamment de tout lien entre la situation au principal et une norme de l’Union, à partir du moment où les juges en question sont susceptibles de se prononcer, en qualité de « juridictions », sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union.

Notons ici qu’il serait hâtif d’interpréter la succession dans le temps des deux solutions ASJP et LM comme une régression de la protection de l’État de droit offerte par la Cour. C’est plus vraisemblablement le caractère fondamental du principe de confiance mutuelle dans le système juridique de l’Union qui explique le caractère exigeant du standard requis par la Cour dans l’arrêt LM pour renverser ladite confiance.

Cet arrêt de février 2018 est un arrêt préjudiciel, et c’est d’ailleurs également par la voie du renvoi préjudiciel que les juridictions polonaises s’efforcent de résister à la perte de leur indépendance. En particulier, la Cour suprême polonaise essaie de retarder les effets de la nouvelle loi sur la Cour suprême. La nouvelle loi polonaise sur la Cour suprême abaisse en effet l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême de 70 à 65 ans avec effet immédiat, ce qui risque de contraindre 27 des 72 juges siégeant à la Cour suprême à prendre leur retraite. Seul le président de la République peut, de façon totalement discrétionnaire, exonérer un juge, sur sa demande, de cette obligation de départ à la retraite. Cette mesure s’applique également au premier président de la Cour suprême, dont le mandat de six ans, qui est fixé par la Constitution polonaise, prendrait fin prématurément. La Cour suprême a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de cette loi avec le droit de l’Union européenne, y compris, tirant les leçons de l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses.

C’est cependant en termes de recours en manquement que les perspectives ouvertes par l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses sont les plus riches, en particulier eu égard aux possibles sanctions financières qui s’y attachent. La Commission ne s’y est pas trompée puisqu’elle a engagé une procédure en manquement contre la Pologne sur le fondement, inter alia, de l’article 19 TUE, au motif que la loi sur la Cour suprême viole le principe d’indépendance des juges.

En ce qui concerne ses pouvoirs, il semble que la Cour de justice ait tiré les leçons de l’expérience passée des arrêts en manquement contre la Hongrie en 2012 (v. supra) et compris que le principal obstacle à l’exécution effective des arrêts est la réalisation du fait accompli. C’est probablement la raison pour laquelle la Cour de justice a récemment renforcé par la voie prétorienne ses pouvoirs d’urgence.

Tout d’abord, dans une ordonnance rendue en grande chambre le 20 novembre 2017, la Cour de justice a estimé de façon inédite, dans le cadre d’un recours en manquement contre la Pologne concernant l’exploitation de la forêt de Bialowieza, qu’elle pouvait infliger une astreinte à un État qui refuse de se soumettre aux mesures provisoires ordonnées par la Cour, alors même que les traités ne prévoient un tel pouvoir que lorsqu’un État a été condamné en manquement. Selon la Cour, « l’imposition d’une astreinte en cas de non-respect [des mesures provisoires], vise à garantir l’application effective du droit de l’Union, laquelle est inhérente à la valeur de l’État de droit consacrée à l’article 2 TUE et sur laquelle l’Union est fondée ». Il s’agit là d’une évolution considérable, de nature à renforcer nettement l’effectivité des mesures provisoires prononcées par la Cour et, par conséquent, d’éviter qu’une stratégie du « fait accompli » remette en cause les résultats escomptés d’un recours en manquement.

Plus récemment, dans une ordonnance rendue inaudita altera parte du 19 octobre 2018, confirmée en grande chambre après procédure contradictoire le 17 décembre 2018, la Cour de justice a ordonné à la Pologne non seulement de suspendre la loi qui a mis à la retraite d’office un nombre important de juges à la Cour suprême, mais également de prendre toute mesure nécessaire afin d’assurer que les juges mis en retraite forcée puissent exercer leurs fonctions au même poste, avec le même statut, les mêmes droits et les mêmes conditions d’emploi que ceux dont ils bénéficiaient avant l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême. Les juges en question ont été réinstallés à leur poste le 17 décembre 2018. Il s’agit, à notre connaissance, d’une demande inédite tendant non pas à geler la mise en œuvre d’une règle nationale mais à rétablir le statu quo ante à titre conservatoire, pour éviter que, pendant la procédure, le gouvernement ne remplace les juges mis à la retraite par des juges qui lui sont fidèles et qui seraient presque impossible à déloger. La Cour n’a toutefois pas ordonné à la Pologne de ne pas nommer de nouveaux juges à la Cour Suprême sur le fondement de la loi litigieuse, de sorte que l’obligation de réintégrer les juges mis à la retraite n’est finalement guère problématique pour le parti majoritaire, qui peut continuer à nommer à la Cour Suprême une majorité de juges loyaux.

On doit probablement se réjouir que la Cour de justice accepte à nouveau d’endosser, en ces temps troublés, le rôle de garant en dernier ressort de l’intégrité constitutionnelle de la construction européenne qu’elle s’est donnée au début de l’histoire de la construction européenne. Il ne faut cependant pas non plus ignorer les problèmes qu’une telle intervention judiciaire soulève en termes de légitimité, la Cour n’étant pas censée être un organe politique. Il ne faut donc pas croire que l’intervention de la Cour sera à elle seule suffisante ou même déterminante. Seule une stratégie multiforme, combinant action judiciaire, pression politique, et éventuellement pression financière peut espérer être efficace, si tant est que la division politico-culturelle au sein de l’Union européenne entre libéraux et illibéraux ne soit pas déjà irréversible.

Notes:

  1. voir sur ce point : L. Pech et K. L. Scheppele, “Illiberalism Within: Rule of Law Backsliding in the EU”, Cambridge Yearbook of European Legal Studies, 23 août 2017, p. 2
  2. V. not. CJUE 6 mars 2014, aff. C-206/13, Siragusa ; CJUE 27 mars 2014, aff. C-265/13, Torralbo Marcos
  3. V. not. K. L. Scheppele, “Enforcing the Basic Principles of EU Law through Systemic Infringement Actions”, in Closa C. et Kochenov D. (dir.), Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union, Cambridge University Press, 2016, p. 105.
  4. V. K. L. Scheppele, « Constitutional Coups and Judicial Review: How Transnational Institutions Can Strengthen Peak Courts at Times of Crisis (with Special Reference to Hungary) », 23 Transnational Law and Contemporary Problems 2014, p. 51
  5. B. Delzangles, « Les affaires hongroises ou la disparition de la valeur « intégration » dans la jurisprudence de la Cour de justice », RTD eur. 2013. 201

La déclinaison de l’accessibilité de la loi en droit du travail

$
0
0

 

Le législateur a adopté récemment deux dispositifs visant à assurer l’accessibilité du droit du travail aux salariés et employeurs. Ceux-ci conduisent à s’interroger sur la nature et la valeur de l’information alors délivrée par l’administration.

Céline Laurichesse et Angélique Thurillet Bersolle, Maître de conférences à l’Université de Bourgogne Franche Comté, CREDESPO

 

L’accès aux règles de droit et à l’information administrative repose sur divers fondements nationaux et internationaux. Cette mission de service public découle non seulement de l’exigence de transparence administrative consacrée par l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[1] mais surtout du principe de sécurité juridique mis en exergue par le droit européen[2] et décliné sous divers aspects par le Conseil constitutionnel[3], tels que l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi[4]. Ces principes à valeur constitutionnelle ont d’autant plus de résonnance que notre système juridique souffre de « réformite »[5]. Or « la prolifération de textes rend la connaissance et la compréhension de la norme difficile, voire impossible, pour le citoyen »[6]. Le droit du travail en est une illustration parfaite. Dans ce domaine marqué, certes par la multiplicité des évolutions législatives, mais aussi par la diversité des sources et la complexité de leur articulation, la sécurité juridique bénéficie d’un regain d’intérêt comme en témoignent les réformes les plus récentes[7].

De nos jours, l’information est une ressource stratégique essentielle au bon fonctionnement de toutes les entreprises, y compris les plus petites. Dans un objectif de sécurité juridique il est en effet impératif pour les employeurs, les salariés et les syndicats d’avoir accès aux informations juridiques dont ils ont besoin. Cette question de l’information par l’administration fait l’objet d’une actualité forte en droit du travail puisque, d’une part, la loi El Khomri est venue l’institutionnaliser en créant un chapitre intitulé « appui aux entreprises » au titre IV du livre 1er de la 5ème partie du Code du travail consacré aux aides à la création d’entreprise. Il est constitué de l’unique article L. 5143-1 qui institue un service d’information en droit du travail pour tout employeur d’une entreprise de moins de trois cent salariés. Et d’autre part, l’une des Ordonnances Macron en date du 22 septembre 2017[8] a prévu l’ouverture officielle d’un code du travail numérique au 1er janvier 2020[9] ayant pour vocation de permettre à chacun, salarié comme employeur, d’obtenir via internet une réponse personnalisée, claire, simple et fiable à toute question concernant le droit du travail.

Ces récentes mesures visant à «  remédier au relatif hermétisme du droit du travail »[10] nous amènent aujourd’hui à nous interroger sur la nature (I) de cette information administrative mais également sur sa valeur (II).

 

I. La nature juridique de l’information administrative

 

L’étude proposée consiste à déterminer quelle est la nature juridique de l’information délivrée par l’administration lorsqu’elle est sollicitée par les usagers. Cela conduit à s’interroger sur la nature conceptuelle (A) de l’information et plus particulièrement de savoir si la notion d’information est semblable à la notion de mise en garde ou encore de conseil. Pour en cerner tous les contours il faut également préciser quelle est l’administration débitrice de cette information (B) et quel est le contenu de l’information communiquée (C).

 

A. L’approche conceptuelle de l’information

Afin d’avoir une approche complète de la notion d’information il faut se référer à l’étymologie latiniste du terme « informare » qui désigne l’action de façonner, de mettre en forme[11]. A partir de cette approche linguistique une première théorie de l’information s’est développée en 1920 dans les écrits du biostatisticien anglais Fischer qui a dégagé le concept d’information utile[12]. Puis, en 1948, le mathématicien Shannon a défini l’information comme la réduction de l’incertitude du destinataire de l’information par l’identification de celle-ci[13]. Aujourd’hui, communément, l’information est une « indication, un renseignement, une précision que l’on donne ou que l’on obtient sur quelqu’un ou sur quelque chose »[14]. Pour avoir une définition juridique de la notion d’information il faut se tourner vers la plume du professeur Catala. Pour lui, l’information « est d’abord expression, formulation destinée à rendre un message communicable […] à autrui »[15].

Cette approche en droit interne de l’information a connu des évolutions sous l’impulsion du droit de l’Union européenne. Dans le domaine privé elle est devenue un devoir d’information s’imposant aux professionnels[16] vendeurs de biens ou de services à l’égard des consommateurs. Cette obligation s’est ensuite élargie à d’autres catégories comme les travailleurs, et plus largement les citoyens ce qui inclut donc aussi l’employeur. A ce titre, l’employeur en tant que citoyen européen doit être informé sur les questions qui touchent ses activités, son cadre de vie et sur ses droits par l’administration. Il ressort de l’ensemble de ces approches l’idée que l’information délivrée doit contribuer à dissiper l’incertitude de son destinataire. Le débiteur de l’information doit ainsi l’éclairer afin qu’il puisse effectuer un choix en toute connaissance de cause mais sans prendre parti ou favoriser un choix par rapport à un autre[17]. L’information consiste alors en un simple renseignement dénué de toute appréciation personnelle de la part de la personne qui la fournit.

Il ne faut pas ici confondre l’information ou le renseignement avec la mise en garde et le conseil car même si ces notions sont parfois indistinctement utilisées, elles ne revêtent pas en droit des obligations la même signification[18]. Ainsi le devoir de mise en garde consiste « à informer son contractant sur un aspect négatif du contrat envisagé, et plus généralement sur tous les risques qui peuvent en découler »[19]. Il s’agit en effet, tout en restant neutre, d’« attirer l’attention du cocontractant sur un aspect négatif du contrat, ou de la chose objet du contrat »[20].

Le devoir de conseil, quant à lui, impose à son débiteur une charge plus lourde que la simple obligation d’information ou de mise en garde. « Certes, elle implique nécessairement que le contractant informe son partenaire tant sur les aspects positifs que négatifs de l’opération envisagée. Mais le conseil suppose en outre un jugement de valeur de la part de son débiteur. Il s’agit précisément de ne pas être neutre et d’orienter le choix de celui que l’on conseille »[21]. Ainsi, dans un arrêt du 3 avril 2002, la Cour de cassation a retenu un manquement à l’obligation de conseil de la part d’un fournisseur qui avait livré du matériel informatique incompatible avec le logiciel de traitement de texte utilisé dans l’entreprise[22]. La cour d’appel de Paris s’est quant à elle prononcée sur la distinction entre l’obligation de renseignement et de conseil en estimant que « l’obligation d’information porte sur les conditions du service sollicité par le client, alors que l’obligation de conseil porte sur l’opportunité du service »[23]. Le conseil ne saurait donc être qu’une information brute, au contraire, elle suppose un jugement de valeur de la part de son débiteur impliquant une « orientation positive de l’activité du partenaire »[24]. Il s’agit « d’une opinion donnée à quelqu’un sur ce qu’il convient qu’il fasse ou ne fasse pas »[25], par exemple conclure ou pas un contrat étant donné que « le devoir de conseil comprend aussi celui de déconseiller »[26]. Le conseil est donc une intervention face à des situations alternatives afin d’aider son bénéficiaire à faire un choix adéquat en faveur de ses intérêts. Il intervient donc après l’information et il va au-delà de celle-ci[27] puisqu’il consiste à orienter son destinataire vers une option, une alternative.

 

B. Le débiteur de l’obligation d’information

Pour déterminer qui est le débiteur de cette obligation à l’égard de l’employeur comme du salarié il faut regarder dans les textes. Or, premier constat, aucun texte dans le Code du travail, en dehors de la loi El Khomri, ne vient donner d’indication. Il faut alors se tourner vers la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires qui, en son article 27[28], pose un devoir d’information à la charge des agents de la fonction publique. En raison de leur statut, les fonctionnaires ont donc le devoir de satisfaire aux demandes d’information du public[29]. A ce titre, ils doivent respecter les règles générales en matière de communication des documents administratifs et permettre l’accès au droit. L’administré apparaît ici comme un citoyen détenteur de droits vis-à-vis de l’administration[30]. Au regard de ce texte il apparaît que le pôle « politique du travail » de la DIRECCTE est le débiteur de cette obligation dans la mesure où il est une administration de l’Etat.

Par ailleurs, il faut également relever que ce devoir a une seconde source textuelle. En effet, en vertu des articles 3 b de la convention internationale n°81 et 6 b de la convention n° 129 de l’Organisation internationale du travail, les inspecteurs du travail sont soumis à une obligation spécifique d’information. Ils sont ainsi chargés de fournir des informations et des conseils techniques aux employeurs comme aux salariés sur les moyens les plus efficaces d’observer les dispositions légales[31]. L’inspection du travail est en effet un corps chargé de contrôler et de suivre si les dispositions du Code du travail et des conventions collectives sont correctement appliquées dans les entreprises. Ils ont ainsi pour mission à cet effet d’informer et de conseiller les employeurs, les salariés sur leurs droits et obligations. Cette information peut alors intervenir à différents moments. L’information est dite quérable[32] lorsqu’elle sera obtenue en réponse à une sollicitation des usagers. Elle peut également être portable[33] depuis l’ère du numérique, l’information étant mise à disposition en ligne sur internet. Enfin elle peut être concomitante à un contrôle de l’inspection du travail donnant lieu alors à une observation. La pratique informelle des observations est en effet consacrée par la convention n° 81 de l’OIT qui reconnait la possibilité pour les inspecteurs du travail de donner des avertissements ou des conseils au lieu d’intenter ou de recommander des poursuites[34]. La fonction d’accès au droit constitue une des missions fondamentales du système d’inspection du travail, qui est donc assujetti à une obligation d’information et de conseil.

 

C. Le contenu de l’obligation d’information

Le pôle « politique du travail » de la DIRECCTE est tenu d’une obligation de répondre aux questions de l’employeur en tant qu’administré. Reste à savoir quelle est la teneur de cette obligation. Pour y répondre il faut bien sûr se tourner vers le nouvel article L. 5143-1 alinéa 1 du Code du travail qui dispose que « Tout employeur d’une entreprise de moins de trois cents salariés a le droit d’obtenir une information précise et délivrée dans un délai raisonnable lorsqu’il sollicite l’administration sur une question relative à l’application d’une disposition du droit du travail ou des stipulations des accords et conventions collectives qui lui sont applicables ». Au regard de ce texte, le législateur a entendu imposer une obligation d’information en faveur des employeurs sollicitant les services de l’Etat. La loi est ici claire, le choix s’est porté sur un devoir d’information et non sur un devoir de conseil. Pour autant le texte soulève une interrogation importante : que faut-il entendre, selon le législateur, par « information précise » ? C’est-à-dire jusqu’où doit aller l’information délivrée ? En effet, en droit l’information peut consister en un simple rappel à la loi conduisant l’inspection du travail à expliciter uniquement la signification de la disposition législative ou réglementaire dans l’objectif de permettre sa compréhension et ainsi garantir sa mise en œuvre effective[35]. Cette information reste alors strictement neutre, objective. Mais l’information peut aussi être interprétée ou personnalisée, elle impliquera alors de rendre le texte applicable intelligible en l’expliquant ou en le commentant si nécessaire. L’information personnalisée s’inscrit dans une logique d’intermédiation consistant à accompagner les usagers dans leur démarche de mise en conformité avec le droit. L’information délivrée va donc au-delà d’une simple information sur le droit positif puisqu’elle implique une analyse concrète correspondant au point de vue de l’administration.

Le législateur n’a pas fourni d’informations complémentaires sur l’étendue exacte qu’il entendait donner à cette obligation d’information précise. Cependant, il faut remarquer qu’à la lumière des textes évoqués plus haut concernant le devoir d’information imposé aux fonctionnaires et celui posé par les conventions de l’OIT qu’il existe une certaine confusion entre les notions. En effet, dans le premier texte, on trouve le terme « information », dans le second, les termes « information » et « conseil » alors que dans la loi El Khomri le choix s’est arrêté sur une obligation d’information.

La même orientation a été retenue par le code du travail numérique qui prévoit lui aussi une obligation d’information. En effet le chapitre premier de l’ordonnance du 22 septembre 2017 intitulé « Accès au droit du travail et aux dispositions légales et conventionnelles par le voie du numérique » prévoit la mise en place d’un « code du travail numérique » au plus tard le 1er janvier 2020[36]. Celui-ci est mis en place afin de permettre, en réponse à une demande d’un employeur ou d’un salarié sur sa situation juridique, l’accès aux dispositions législatives et réglementaires ainsi qu’aux stipulations conventionnelles qui lui sont applicables[37]. L’accès à ce dispositif se fait de manière gratuite, par le biais du service public de la diffusion du droit par internet. La suite du texte emploie le terme « information » puisqu’il précise que l’employeur ou le salarié pourront se prévaloir des informations obtenues au moyen de ce code du travail numérique. Le but ici est de permettre aux administrés d’avoir accès à la connaissance juridique au moyen d’un portail interactif. Si le projet ainsi envisagé permet véritablement aux employeurs comme aux salariés d’avoir une réponse sur leur situation juridique, cela laisse à supposer que ces derniers disposeront d’une réponse personnalisée sur un point de droit particulier et appliquée à leur situation concrète. La loi n° 2018-217 du 29 mars 2018[38] qui ratifie les ordonnances Macron semble aller en ce sens dans la mesure où elle précise que le dispositif a pour objectif d’orienter le demandeur vers les stipulations conventionnelles qui lui sont applicables. Le texte laisse logiquement à penser que « les règles d’articulation des différents niveaux de conventions négociées, parfois difficilement lisibles, seront intégrées et mises en application concrètement pour fournir le résultat »[39]. Cependant il faut prendre un peu de recul quant à cette interprétation puisque le texte mettant en place le code du travail numérique ne prévoit pour l’instant qu’un accès à des dispositions textuelles contextualisées. Il n’est effectivement pas exigé que « soient également fournies leur(s) interprétation(s) jurisprudentielle(s) ainsi qu’une explication détaillée »[40]. Obligation d’information, de conseil, notion intermédiaire entre l’information et le conseil, l’interprétation des textes reste sujette à discussion.

Pour tenter de cerner les contours de cette information il faut se référer à ses limites. En effet, lors de la délivrance de l’information les agents qui la transmettent sont en effet tenus à une exigence d’impartialité[41]. La conséquence en est qu’ils doivent être à même de dire de façon impartiale à l’employeur comme au salarié l’état du droit et d’en donner une explication en vue de son application. Cela implique donc que les usagers doivent être traités de manière égale sans pour autant que cela n’empêche d’adapter l’accueil et l’écoute aux situations. L’impartialité et la neutralité ne sauraient cependant interdire au pôle « politique du travail » de prendre position au regard de la situation concrète soumise en lui appliquant le droit positif[42].

 

II. La valeur juridique de l’information administrative

 

Les propos qui vont suivre cosistent à préciser quelle est l’incidence juridique des informations apportées par l’administration dans l’hypothèse où, bien que les dispositions aient été appliquées par les usagers conformément aux renseignements apportés par l’administration, un litige survient. Cela conduit-il à une déresponsabilisation des acteurs économiques et inversement à la responsabilisation de l’administration ? Il s’agit donc de qualifier la réponse apportée par l’administration à la demande de l’usager et en tirer les conséquences juridiques pour l’usager (A) et pour l’administration (B).

 

A. L’incidence à l’égard de l’usager

Classiquement[43], en l’absence d’un principe général de confiance légitime[44] reconnu comme tel en droit public français[45], les informations et renseignements neutres ou standardisés donnés par l’administration n’ont, en principe, aucun effet juridique. L’administration ne prenant pas position, elle laisse l’usager destinataire de l’information (employeur ou salarié) prendre ses responsabilités à partir des renseignements donnés. Il n’est pas protégé contre le caractère erroné de l’information délivrée ou contre un changement d’appréciation de l’autorité administrative. En d’autres termes, l’employeur n’est pas à l’abri de tout contentieux prud’homal et le salarié ne bénéficie d’aucune immunité disciplinaire. Corrélativement, le renseignement fourni ne constitue pas une décision administrative. Le conseil donné par l’inspecteur du travail au sujet d’un différend né à l’occasion du contrat de travail a seulement une valeur d’avis émis sous réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux[46]. Il ne peut porter atteinte à l’indépendance des juges saisis, qui ne sont nullement tenus de le prendre en considération. Le renseignement est nécessairement assorti de la réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux si le litige devait être tranché par la juridiction civile.

Avec l’entrée en vigueur des deux nouveaux dispositifs au service de l’accessibilité du droit du travail, une nouvelle catégorie semble se dessiner au sein de la nomenclature des instruments administratifs. Si certains ont pu dire que la portée normative de ces mesures était faible dans la mesure où il s’agit d’une pratique déjà bien établie[47], elles n’en demeurent pas moins novatrices puisqu’elles vont faire produire un effet juridique à l’information fournie par l’administration. En effet, l’employeur ou le salarié qui se prévaut des informations obtenues au moyen de ces dispositifs est, en cas de litige, présumé de bonne foi. L’information ici apportée n’a donc plus seulement valeur d’avis mais de prise de position. Cela fait naître un nouveau type de réponse administrative se situant entre l’avis et le rescrit. Puisqu’une telle réponse n’entache pas la souveraineté des juges en cas de contentieux, Il n’y a pas d’assimilation possible avec le rescrit même si la sémantique employée emprunte quelque peu à celle des textes relatifs au rescrit fiscal ou social.

Il est étonnant que le législateur n’ait pas étendu le régime du rescrit à l’ensemble des règles du droit du travail[48]. Cela l’est d’autant plus au regard de l’objectif poursuivi par le mouvement d’extension du périmètre du rescrit entrepris depuis 2015 : à savoir assurer une meilleure sécurité juridique des entreprises[49]. N’est-ce pas ce même objectif qui a été visé lors de l’adoption de l’art. L 5143-1 du code du travail[50] ? Le rescrit appelé également « réponses-garanties »[51] consiste en une prise de position formelle de l’administration sur l’application d’une norme à une situation de fait décrite de manière loyale dans la demande. Cette réponse lui est opposable[52]. Initialement réservé au domaine fiscal[53] et à certaines matières de la sécurité sociale[54], ce procédé a été étendu par la loi relative à la simplification de la vie des entreprises du 20 décembre 2014[55] à l’ensemble des questions relatives aux cotisations ou contributions sociales[56], au domaine de la consommation[57], dans le champ de la propriété des personnes publiques, au dispositif de contrôle des structures des exploitations agricoles mais aussi à de nouveaux points de droit social tels la saisine de la DIRECCTE concernant la conformité des accords ou des plans d’action relatifs à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ou en matière d’obligation d‘emploi des travailleurs handicapés[58]. La loi de 2014 précise que la réponse garantie de l’administration est opposable à l’administration en vue de prémunir le demandeur d’un changement d’interprétation ou d’appréciation de l’administration qui serait de nature à faire naître une créance de l’administration à son encontre, à l’exposer à des sanctions administratives ou à compromettre l’obtention d’une décision administrative postérieure nécessaire à la réalisation de son projet. Qu’entend-on par administration ? Est-ce opposable uniquement à l’égard de l’administration ayant répondu ou également à l’égard des autres administrations ? La première est la plus envisageable puisqu’il est fait état de créance de l’administration ou de sanction administrative, lesquelles ne peuvent concerner ou être prises que par l’autorité administratives de contrôle ou de recouvrement habilitée à informer l’usager. En conséquence, elle est opposable aux juridictions administratives mais pas aux juridictions judiciaires. La rédaction de l’ordonnance de 2015 prise en application de la loi de 2014 permet de le confirmer[59]. Lorsqu’il ne se noue pas dans une relation exclusivement bilatérale avec l’administration, le rescrit préserve la situation des tiers qui, s’ils s’estiment lésés par la mise en œuvre de la garantie du rescrit gardent la possibilité d’agir en justice pour faire valoir leurs droits ou défendre leurs intérêts[60]. L’objet du rescrit est de prévenir son bénéficiaire d’une action ultérieure de l’administration tout en préservant les droits des tiers. Ce mécanisme semble adapté aux sanctions administratives purement pécuniaires telles qu’on peut en trouver en droit du travail, de la concurrence ou de la consommation. Il a une valeur supérieure à celle d’un simple renseignement n’ayant aucun effet de droit. Le rescrit tant qu’il n’est pas remis en cause lie l’administration, y compris dans les cas où la position prise méconnaitrait la réglementation en vigueur. Les différents rescrits existants demeurent soumis à des régimes distincts quant aux modalités de mises en œuvre, formalisation de la prise de position, délai de réponse… Il y a donc différentes formules de rescrit, qui alimentent la complexification de l’environnement juridique. Le rescrit présente des effets juridiques moindres par rapport aux décisions administratives mais supérieurs par rapport au simple renseignement valant avis. Le rescrit a seulement un effet relatif à l’égard de l’administration à l’origine de la réponse. Il est précaire puisque l’administration peut modifier son appréciation en raison de l’intervention d’une jurisprudence ou d’une nouvelle doctrine jugée plus conforme à l’intention du législateur. Cela n’entraîne pas la cristallisation du droit.

Concernant les deux nouveaux dispositifs, tels qu’ils sont prévus, l’usager et plus particulièrement l’employeur n’est pas à l’abri d’une action ultérieure de l’administration. La notion de rescrit ne saurait donc leur être transposée. La rédaction des textes est susceptible de diverses interprétations puisqu’ils ne précisent pas dans quel type de contentieux ou litige la réponse de l’administration peut être exploitée pour établir la bonne foi du demandeur. Parle-t-on uniquement du contentieux judiciaire ou également du litige avec l’inspection du travail ? En effet, l’employeur bien qu’ayant suivi le conseil de l’administration peut toujours, en théorie[61], faire l’objet d’un contrôle aboutissant à l’établissement d’un procès-verbal dans la mesure où la réponse apportée par l’administration ne lui est pas opposable mais surtout aussi être poursuivi devant les juridictions prud’homales par le salarié[62]. Le juge judiciaire n’étant pas lié par la prise de position de l’administration, cela ne prémunit pas l’employeur de toute action en justice de la part du salarié qui dès lors pourra faire constater un manquement de l’employeur à ses obligations contractuelles, conventionnelles et légales. Cela va seulement tendre à limiter les droits à indemnisation du salarié qui ne pourra obtenir de dommages et intérêts pour mauvaise foi de l’employeur.

A la lecture de l’article L. 5143-1 du code du travail, cette valeur est limitée aux hypothèses où la demande de l’usager est suffisamment précise et complète. Que faut-il entendre par demande précise et complète ? Cela implique-t-il un certain degré de personnalisation et de contextualisation de la question posée ? Faute de demande précise donc non contextualisée de l’usager, l’administration pourra uniquement se cantonner à une information neutre, objective valant seulement avis et non pas prise de position. Cette imprécision législative risque ainsi de constituer une faille exploitée par le contradicteur de l’employeur permettant de faire tomber aisément le jeu de la présomption de bonne foi et donc l’intérêt de cette mesure. Il paraît ainsi légitime de douter de l’effectivité de cette présomption. D’un point de vue probatoire, le même doute s’installe concernant le code du travail numérique, dont le contenu sera amené à évoluer au gré des évolutions législatives et jurisprudentielles. Sauf s’ils ont le réflexe de procéder à une capture d’écran de la réponse obtenue via le code du travail numérique, l’employeur et le salarié n’ont aucune garantie quant à la disponibilité du contenu du site à une date particulière afin d’acter leur bonne foi. L’Ordonnance Macron ne prévoit en effet aucune formalisation particulière de la réponse.

 

B. L’incidence à l’égard de l’administration

A défaut de réponse de l’administration à la demande d’information, celle-ci engage sa responsabilité pour manquement aux obligations du service[63] et plus précisément pour manquement à l’obligation de renseigner[64]. A l’inverse, si l’administration fournit un renseignement mais que celui-ci s’avère être erroné, cela peut également constituer une faute de service au sens de la jurisprudence du Conseil d’Etat[65] puisque cela caractérise un manquement à l’obligation de délivrer des renseignements exacts[66]. L’administration doit donner une version exacte de la législation et de la réglementation française applicable[67]. Il est néanmoins souvent difficile de démontrer que ce renseignement a causé directement un préjudice.

En matière de réponse à la demande d’un administré, il n’y a pas d’obligation générale de l’administration à agir vite. Il faut un texte spécifique qui impose à l’administration un délai pour agir[68]. Dans ce cas, elle est soumise à une obligation de résultat. A défaut de délai fixé par le législateur, il s’agit d’une obligation de moyens ou de diligence qui pèse sur elle pour assurer le meilleur service public possible[69]. Si les dispositions relatives au code du travail numérique ne prévoient aucun délai, l’article L 5143-1 du code du travail précise que « Tout employeur d’une entreprise de moins de trois cents salariés a le droit d’obtenir une information précise et délivrée dans un délai raisonnable lorsqu’il sollicite l’administration sur une question relative à l’application d’une disposition du droit du travail ou des stipulations des accords et conventions collectives qui lui sont applicables ». Une nouvelle fois la formulation du texte est évasive. Que faut-il entendre par délai raisonnable ? Les débats parlementaires en la matière ont été houleux. Certains, « craignant que le temps économique, le temps social et le temps administratif n’aient pas les mêmes horloges »[70], ont proposé le délai de droit commun de deux mois prévu dans la loi du 12 novembre 2013[71] dans un souci de sécurité juridique. La notion de raisonnable, bien que floue, a le mérite de permettre une souplesse et ainsi d’adapter au type de question posée. En effet, certaines questions sont plus urgentes que d’autres notamment en ce qui concerne la santé et la sécurité voire la mise en œuvre d’une procédure de licenciement disciplinaire pour lesquelles le délai de deux mois s’avèrerait inapproprié. Les rapports font état d’une réponse rapide, or la mesure de l’urgence n’est pas la même en fonction de la situation soumise. Certains ont proposé qu’à défaut de réponse dans les deux mois à l’instar de ce qui se pratique en droit fiscal cela vaut acceptation de l’administration. Ainsi que l’a rappelé une députée, « le principe selon lequel le silence de l’administration vaut accord est pertinent sur une question fermée. En revanche, ce principe ne peut pas s’appliquer sur une question ouverte, qui n’appelle pas de réponse par oui ou par non »[72]. Si l’employeur consultait l’administration sur la procédure à suivre en cas de licenciement, le principe du silence vaut acceptation n’éclairerait pas davantage l’employeur et, en outre, le délai pour prendre une mesure disciplinaire serait prescrit.

Il convient de s’en remettre à la jurisprudence du Conseil d’Etat selon laquelle l’administration commet une faute de service génératrice de responsabilité lorsqu’elle agit tardivement au-delà d’un délai raisonnable[73] pour trouver un début de réponse. D’après la haute juridiction de l’ordre administratif, le retard est un manquement objectif à une obligation générale de diligence et qu’il n’a nul besoin de traduire une mauvaise volonté ou la mauvaise foi de l’administration pour être constitutif d’une faute du service public[74]. Ainsi, le retard sera fautif que si le juge l’estime déraisonnable et s’il ne trouve pas à l’administration de bonnes raisons pour justifier sa lenteur. La mesure du caractère raisonnable demeure donc à l’appréciation in concreto du juge c’est-à-dire varie selon les circonstances. Le retard n’est constitutif d’une faute de service que si l’administration ne parvient pas à le justifier par l’existence d’un obstacle juridique ou matériel[75] tel la complexité des textes à appliquer[76]. La victime devra encore prouver qu’elle a subi un préjudice certain causé directement par l’agissement administratif incriminé.

Pour conclure, l’environnement juridique du droit à l’information se complexifie. Il existe en effet une palette de mécanismes participant à la réalisation de l’objectif d’accès au droit. Qu’il s’agisse d’avis, de prise de position ou de rescrit, dès lors qu’ils ne sont pas décisoires, ils ne sont pas constitutifs d’actes administratifs. Il s’agit d’actes de droit souple de l’administration au sens retenu par le Conseil d’Etat[77]. Est-ce pour autant insusceptible de recours pour excès de pouvoir devant les juridictions administratives ? Si la réponse à cette question a été positive durant longtemps[78], le Conseil d’Etat a récemment fait évolué sa jurisprudence en ouvrant conditionnellement ce recours au droit souple[79]. Dans son arrêt Export express[80], le juge administratif a assimilé les prises de position de l’administration à des actes administratifs sous deux conditions : que le fait de se conformer à la prise de position de l’administration ait entraîné des effets notables et dommageables pour l’administré et que l’administré ait exercé au préalable un recours administratif. 

 

 

 

[1] « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

[2] CEDH, Kruslin c/ France, 24 avr. 1990, série A, n° 176-A, aff.7/1989/167/223, GACEDH, n°5, §27.

[3] Cons. Const., Déc. n° 99-421 DC du 16 déc. 1999 : AJDA.2000.31.

[4] M.-A. Frison Roche et W. Baranès, Le principe constitutionnel de l’accessibilité et de l’intelligibilité de la loi, D. 2000, n° 23, p. 361 et s. Ces principes à valeur constitutionnelle découlent de la combinaison des articles 4,5,6 et 16 de la DDHC 1789.

[5] Expression utilisée notamment par Ph. Malaurie, in Sur la motivation des arrêts de la Cour de cassation. Contre leur alourdissement, pour leur sobriété, D. 2017.768.

[6] P. Ferrari, Les droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, AJDA 2000. 471.

[7] Voir dans ce sens A. Thurillet Bersolle, L’adaptation du droit du travail aux entreprises de moins de 50 salariés, LPA 14/08/2018, n° 161-162, p. 4.

[8] L’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail, JO 23 sept. 2017, voir article 1.

[9] Le Ministère du travail a mis en ligne une version « beta » du code du travail numérique afin de recueillir un premier retour des utilisateurs et améliorer cet outil d’ici le 1er janvier 2020. Il y est précisé que le site étant en cours de construction, la fiabilité des réponses qui s’y trouvent ne sont pas garanties. Version consultable sur https://beta.gouv.fr/startups/codedutravail.html.

[10] Rapport AN n° 3675 fait au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs, p. 594.

[11] A. Lucas, La protection des créations industrielles abstraites, Litec-CEIPI, 1975.

[12] Pour une explication de la théorie de R.A. Fischer se reporter à P.-J. Lancry, Théorie de l’information et économie, Economica, 1982, p. 11.

[13] C.E. Shannon, A Mathematical Theory of Communication, in Bell System Technical Journal, vol. 27, juill.-oct. 1948 (republié en 1962).

[14] Larousse 2019.

[15] P. Catala, Ebauche d’une théorie juridique de l’information, D. 1984, chron. p. 97.

[16] Cette obligation pèse essentiellement sur les professionnels à l’égard desquels la jurisprudence se montre particulièrement exigeante, en ce sens : Cass. civ. 27 mars 1985, Bull. civ. I, n° 108 ; Cass. civ., 12 octobre 2017, n° 16-23.982.

[17] M. Poumarede, Notion d’obligation contractuelle, Dalloz action droit de la responsabilité et des contrats, 2018/2019, n° 3122.

[18] Sur la distinction : A. Benabent, Droit des obligations, LGDJ, 17ème éd., n° 297 et s. ; P. Le Tourneau, M. Poumarede, La bonne foi dans l’exécution des contrats, Rép. Droit civil, 2019, n°98 et s.

[19] M. Behar-Touchais., Information, conseil, mise en garde, compétence, etc. Toujours plus d’obligations à la charge du professionnel, Rapport introductif, Acte du colloque du 16 novembre 2011 à Paris, RDC 2012/3, p. 1041.

[20] M. Fabre-Magnan., De l’obligation d’information dans les contrats. Essai d’une théorie, LGDJ, 1992, no 467.

[21] M. Behar-Touchais, Information, conseil, mise en garde, compétence, etc. Toujours plus d’obligations à la charge du professionnel, Rapport introductif, Acte du colloque du 16 novembre 2011 à Paris, RDC 2012/3, p. 1041.

[22] Cass. Soc 3 avril 2002, n° 00-12.508.

[23] CA, paris, 12 octobre 2006, Juris-Data n° 2006-327372.

[24] G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, les conditions de la responsabilité, LGDJ, 4ème éd., 2013, n° 502.

[25] H. Groutel, Le devoir de conseil in Le devoir de conseil en assurance-vie, RD bancaire et bourse, janv-fév. 1999, suppl. Ingénierie patrimoniale, p. 4.

[26] P. Le Tourneau, Les professionnels ont-ils du cœur ?, D. 1990, chron. 21.

[27] En ce sens : A Benabent., Droit des obligations, LGDJ, 17ème éd., n°298 ; M. Poumarede, Droit des obligations, LGDJ, 3ème éd., 2014, n°321.

[28] Loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, article 27 : « les fonctionnaires ont le devoir de satisfaire aux demandes d’information du public (…) dans le respect des règles relatives à la discrétion et au secret professionnel »

[29] Sur cette obligation : M. Puybasset, « Le droit d’information administrative », AJDA 2003, 1307.

[30] Loi 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations

[31] Articles 3 b de la convention internationale n° 81 et 6 b de la convention n° 129 qui disposent que “le système d’inspection du travail sera chargé de fournir des informations et des conseils techniques aux employeurs et aux travailleurs sur les moyens les plus efficaces d’observer les dispositions légales”.

[32] B. Lasserre, Administration électronique et accès à l’information administrative, AJDA 2003, 1325 ; L. Malfettes, L’accès au droit (du travail) : au cœur d’un paradoxe ?, DS 2018, 802 ; A. Denizot, Qu’est-ce qu’un Code numérique ?, RTD civ. 2017, 920.

[33] Rapport de D. Mandelkern, Diffusion des données publiques et révolution numérique, La Documentation française, 2000.

[34] Article 17§2 de la Convention de l’OIT n° 81 : « Il est laissé à la libre décision des inspecteurs du travail de donner des avertissements ou des conseils au lieu d’intenter ou de recommander des poursuites ».

[35] Circulaire du 15 février 1989 relative à la discrétion professionnelle et à l’indépendance de jugement, B.O. n° 89-17, p. 19-21.

[36] L’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail, JO 23 sept. 2017, voir article 1 ; sur le sujet : B. Teyssié, « Les ordonnances du 22 septembre 2017 ou la tentation des cathédrales », JCP S 2017, n° 41, doct. 1068.

[37] A. Denizot, « Qu’est-ce qu’un code numérique », RTD civ. 2017, 920.

[38] LOI n° 2018-217 du 29 mars 2018 ratifiant diverses ordonnances prises sur le fondement de la loi n° 2017-1340 du 15 septembre 2017 d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social, JO 31 mars 2018.

[39] L. Malfettes, « L’accès au droit (du travail) : au cœur d’un paradoxe », Dr. Soc. 2018, 802.

[40] L. Malfettes, « L’accès au droit (du travail) : au cœur d’un paradoxe », préc.

[41] Principes de déontologie pour l’inspection du travail, Ministère du travail, des relations sociales, de la solidarité et de la ville, Direction générale du travail, février 2010, disponible sur internet.

[42] P. Ramackers, L. Vilboeuf, « L’inspection du travail, statuts, missions, moyens et fonctionnement, INTEFP, édition 2004, consultable sur internet, n° 71. Selon eux, l’impartialité « ne doit surtout pas aboutir à faire seulement de l’agent du travail un exégète savant des arrêts de la Cour de cassation et circulaires administratives, l’impartialité n’étant pas une neutralité fade ni surtout l’abstention », spéc. n° 132, p. 83.

[43] C’est-à-dire en dehors des nouveaux dispositifs et avant l’entrée en vigueur de ceux-ci.

[44] Ce principe, issu du droit communautaire, « s’étend à tout particulier qui se trouve dans une situation de laquelle il ressort que l’administration a fait naître dans son chef des espérances fondées » (CJCE, 19 mai 1983, Mavridis c/ Parlement, C-289/81). Il est d’application générale en droit de l’Union européenne et permet en dehors de tout formalisme et sans qu’il soit besoin d’instituer des régimes juridiques particuliers, de rendre opposable à l’administration une prise de position suffisamment consistante pour donner à l’usager des assurances précises, inconditionnelles et concordantes, conformes aux normes applicables et de nature à faire naître chez lui une attente légitime ( CJUE, 16 déc. 2010, Kahla Thuringen Porzellan c. Commission, C-537/08). Il est qualifié de principe général du droit de l’Union européenne (CJCE, 5 mai 1981, Dürbeck, C- 112/80 ; CJCE, 26 avr. 1988, Hauptzollamt Hamburg-Jonas c. Krücken, C-316/86).

[45] S. Boissard, Comment garantir la stabilité des situations juridiques individuelles sans priver l’autorité administrative de tous moyens d’action et sans transiger sur les respect du principe de légalité ? Le difficile dilemme du juge administratif, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°11, déc. 2001. Selon l’auteur, le juge administratif se borne à faire application de la protection de la confiance légitime dans l’ordre communautaire et non dans l’ordre interne.

[46] Voir Réponse ministérielle, séance débat parlementaire Sénat du 9 mai 1978, JO Sénat 10 mai 1978, p. 751.

[47] Rapport AN n° 3675 fait au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs, par M. Christophe SIRUGUE, député, voir examen de l’article 28. Consultable sur http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r3675.asp#P5615_1673788

[48] Pourtant appelée de leurs vœux par certains députés afin de protéger juridiquement l’employeur (M. Francis Vercamer et M. Gérard Cherpion, voir rapport AN. Selon le rapporteur, cet objectif est souhaitable à terme mais non réalisable en l’état actuel. Il précise que « dans son rapport, Jean-Denis Combrexelle écarte cette piste qui serait constitutive d’une charge de travail pour les DIRECCTE que leurs moyens actuels ne leur permettent pas de remplir. Voir rapport AN préc., examen des amendements AS223 de M. Patrick Hetzel et AS535 de M. Arnaud Richard, après l’article 28.

[49] Voir communiqué de presse « Extension du périmètre du rescrit, prise de position formelle de l’administration, pour une meilleure sécurité juridique des entreprises, 5 janvier 2017, Secrétariat d’Etat chargé de la Réforme de l’Etat et de la simplification, consultable sur http://simplification.modernisation.gouv.fr/wp-content/uploads/2017/02/CP-simplification_Extension-du-perimetre-du-rescrit.pdf

[50] Voir Etude d’impact Projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs, 24 mars 2016, p. 254 et 255. Consultable sur http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/projets/pl3600-ei.pdf

[51] Conseil d’Etat, Rapport « Le rescrit : sécuriser les initiatives et les projets », 2014, La documentation française.

[52] Avis du rapporteur public, Mme E. Cortot-Bouchey dans affaire Société Export Press du CE.

[53] Art. L 80 B du Livre des procédures fiscales.

[54] Art. L 243-6-3 et R 243-43-2 Code de la sécurité sociale.

[55] Art. 9, Loi n° 2014-1545 du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises et portant diverses dispositions de simplification et de clarification du droit et des procédures administratives, JORF n° 0295 du 21 décembre 2014, p. 21647, texte n° 1.

[56] Art. 4, Ordonnance n° 2015-1628 du 10 décembre 2015 relative aux garanties consistant en une prise de position formelle, opposable à l’administration sur l’application d’une norme à la situation de fait ou au projet du demandeur.

[57] Arrêté du 9 août 2017 relatif à la prise de position formelle de l’autorité administrative chargée de la concurrence et de la consommation sur les modalités d’information du consommateur sur les prix, JORF 17 août 2017, texte n° 35. Le nouvel article L 112-5 du code de la consommation prévoit en effet que tout professionnel peut demander à l’autorité administrative chargée de la concurrence et de la consommation de prendre formellement position sur la conformité aux dispositions législatives et réglementaires des modalités de l’information sur les prix de vente au consommateur qu’il envisage de mettre en place. Cette prise de position formelle a pour objet de prémunir le demandeur d’un changement d’appréciation de l’autorité administrative qui serait de nature à l’exposer à une sanction administrative. Dans ce cas précis, le pôle consommation de la DIRECCTE ne se contente plus d’une information neutre mais contextualisée.

[58] Art. 5, Ordonnance n° 2015-1628 du 10 décembre 2015 relative aux garanties consistant en une prise de position formelle, opposable à l’administration sur l’application d’une norme à la situation de fait ou au projet du demandeur.

[59] Concernant les contributions de sécurité sociales, l’article 4 modifiant l’article L 243-6-3 du Code de la sécurité sociale précise que la décision est opposable pour l’avenir à l’ensemble des organismes mentionnés au premier alinéa, c’est-à-dire ceux habilités à rendre une réponse-garantie. Voir dans le même sens, l’article 5 de l’ordonnance créant l’art. L 5212-5-1 du Code du travail au sujet de l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés.

[60] Conseil d’Etat, Rapport « Le rescrit : sécuriser les initiatives et les projets, 2014, préc., spéc. p. 8.

[61] Dans la pratique, il est fort probable que cela aboutisse à une observation plutôt qu’à un procès-verbal puisque le non- respect de la législation par l’employeur aura été induite par une erreur d’appréciation de l’administration de contrôle.

[62] Selon les députés cela « vise à inciter le tribunal à se prononcer au fond, puisque la bonne foi de l’employeur dans le respect des procédures est reconnue ». Rapport AN préc.

[63] J. Waline, Droit administratif, Dalloz, 26e ed. , 2016, n° 509.

[64] M. Deguergue, Promesses, renseignements, retards, in Répertoire de la responsabilité de la puissance publique, 2016, n° 34 et s.

[65] CE, Sect., 10 juillet 1964, Duffaut : D. 1964.722, ccl. Rigaud. Voir J. Moreau, La responsabilité administrative du fait des renseignements incomplets ou inexacts, Mélanges en l’honneur de D. Truchet, L’intérêt général, 2015, Dalloz, p. 421.

[66] M. Deguergue, Promesses, renseignements, retards, préc..

[67] CE 20 janvier 1988, Aubin, Rec. Lebon 19 : JCP 1989.II.21269, note Moderne.

[68] M. Deguergue, Promesse, renseignements, retards, in Répertoire de la responsabilité de la puissance publique, spéc. n° 68.

[69] CE 9 mars 1960, Sté Maïserie et Aliments de bétail, Rec. Lebon 190 ; CE 22 juin 1963, Sté française des pétroles BP, Rec. Lebon 388.

[70] M. Kader Arif, député ayant proposé l’amendement AS 656, voir rapport AN préc.

[71] Loi habilitant le Gouvernement à simplifier les relations entre l’administration et les citoyens.

[72] Propos de Mme la présidente Catherine Lemorton, députée, voir rapport AN préc..

[73] Sur le caractère fautif du retard ou abstention de l’administration voir CE 7 juillet 2005, Association Bretagne Ateliers, RFDA. 2005.1072 ; CE 30 déc. 2009, Département de la Seine Saint Denis et de Saône et Loire, n° 325824 : AJDA. 2010.389 ; CE 22 oct. 2014, Société Métropole Television, n° 361464 366191, Rec. Lebon 2014, n° 4.

[74] CE 16 nov. 2001, Mme Queille, req. n° 217722, Rec. Lebon T.1182.

[75] CE 5 févr. 1984, Min. des Aff. Etrangères c/ Larivière, Rec. Lebon 489.

[76] M. Deguergue, Promesse, renseignements, retards, préc., spéc. n° 130 et s.

[77] Selon le Conseil d’Etat, le droit souple est «  l’ensemble des instruments réunissant trois conditions cumulatives : – ils ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ; – ils ne créent pas par eux-mêmes de droits ou d’obligations pour leurs destinataires ; – ils présentent, par leur contenu et leur mode d’élaboration, un degré de formalisation et de structuration qui les apparente aux règles de droit » dans Le droit souple, Etude annuelle 2013 du Conseil d’Etat, spéc. p. 61.

[78] Voir notamment CE 26 mars 2008, Association Pro-Musica, n° 278858.

[79] L. Dutheillet de Lamothe, G. Odinet, Un recours souple pour le droit souple, AJDA. 2016.717

[80] CE Sect., 2 déc. 2016, Société Export Press, req. n° 387613 et s. , publié au Recueil : AJDA. 2016.2354.

Du Palais des Droits de l’Homme au Palais Royal : chronique d’un renoncement jurisprudentiel face à l’argument de la crise migratoire

$
0
0

Louis Imbert, doctorant à l’Ecole de droit de Sciences Po

Dans le contexte de la « crise migratoire » déclarée en 2015, le rôle des cours suprêmes apparaît primordial. Or, du Palais des Droits de l’Homme au Palais Royal, les juges semblent de plus en plus enclins à accepter des dérogations aux droits des étrangers sur le fondement d’une situation considérée comme exceptionnelle. Préoccupante sur le plan des principes, cette évolution révèle en outre l’imaginaire des juges sur l’étranger, la communauté d’accueil et son éventuel devoir d’hospitalité.

En mars 2019, le premier vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans a déclaré la crise migratoire terminée[1]. Quatre ans plus tôt, la « crise des migrants en Méditerranée » – présentée simultanément comme une « tragédie humaine » et comme une « pression sans précédent » – justifiait aux yeux de la Commission européenne son Agenda européen en matière de migration[2]. L’Agenda devait permettre non seulement de « réagir rapidement » à la crise mais aussi d’« élaborer la réaction de l’UE aux crises futures »[3]. Par la suite, la crise déclarée s’est répandue dans les discours médiatiques ainsi que dans les discours juridiques[4]. Presque unanimement, celle-ci a servi à justifier un nouveau durcissement des politiques migratoires, y compris à plus long terme[5]. L’irruption de la rhétorique de la crise s’est par exemple manifestée dans l’exposé des motifs de la proposition de règlement portant réforme de l’agence Frontex[6], ou encore dans l’exposé des motifs du projet de loi « asile et immigration » du gouvernement français[7]. Par ailleurs, d’une manière analogue à ce qui se produit en matière de lutte contre le terrorisme[8], des mécanismes initialement exceptionnels et temporaires intègrent progressivement le droit commun[9]. Mais l’argument de la crise migratoire ne s’est pas cantonné aux branches exécutive et législative du pouvoir. Il a également infiltré la sphère judiciaire, où on peut légitimement craindre une érosion de la protection jurisprudentielle des droits fondamentaux des étrangers, sous couvert d’une situation considérée comme exceptionnelle.

Cette crainte est d’autant plus fondée qu’un examen minutieux de la jurisprudence de plusieurs cours suprêmes nous amènera à constater que l’argument de la crise migratoire n’est en réalité pas nouveau et qu’il a déjà intégré à certains égards le raisonnement de certaines juridictions. De même, il convient d’observer que ce n’est ni le seul moment de l’histoire ni la seule région du monde où des crispations vis-à-vis des étrangers surviennent autour de l’idée d’une « submersion », perçue comme soudaine et menaçante. De telles anxiétés ont pu s’exprimer dans diverses sociétés et à différentes époques[10], notamment à travers les notions de « pression » ou de « vague migratoire », d’« afflux massif » ou encore, dans une version plus extrême, d’« invasion », de « ruée vers l’Europe »[11] ou même de « grand remplacement »[12]. Le droit peut se montrer réceptif à ces perceptions, souvent implicitement, plus rarement explicitement. Les Etats-Unis constituent à cet égard un véritable cas d’école. Il y a cent trente ans, dans un arrêt qui continue à fonder la doctrine constitutionnelle du « pouvoir plénier » en matière d’immigration[13], la Cour suprême déplorait une « agression » d’étrangers (en l’espèce chinois) décrits comme de « vastes hordes de gens nous envahissant », d’une « race différente », « qui ne s’assimilent pas chez nous »[14]. Depuis le milieu des années 2010, la « crise des réfugiés centraméricains », déclarée sous la présidence de Barack Obama, est devenue, elle aussi, un motif exacerbé de fermeture des frontières et de restriction des droits, y compris pour les demandeurs d’asile et les mineurs isolés[15]. Sous la présidence de Donald Trump, la rhétorique de la crise s’est intensifiée pour justifier explicitement deux mesures controversées : d’une part, deux proclamations présidentielles successives qui, accompagnées de nouvelles dispositions réglementaires, barrent l’accès à la procédure d’asile aux étrangers entrés aux Etats-Unis depuis le Mexique en dehors des points d’entrée légaux[16] ; d’autre part, la déclaration d’un état d’urgence à la frontière avec le Mexique, permettant de débloquer des fonds militaires astronomiques pour la construction d’une portion de mur[17]. Paradoxalement, le mur en perpétuelle construction depuis les années 1990 matérialise la menace fantasmée, tout en mettant lui-même en spectacle la frontière blindée comme réponse à la crise imaginée[18]. Cette analyse n’est pas réservée au contexte étatsunien : il est permis de penser que les frontières et les politiques migratoires européennes se sont elles aussi développées en réaction à des situations imaginées, construites et générées, au moins en partie par le droit, comme des crises requérant une action urgente[19]. A cet égard, les exemples sont légion et pourraient être multipliés à l’envi, qu’il s’agisse d’évoquer les cas italien[20], espagnol[21], grec[22], maltais[23], slovène[24] ou hongrois[25], ou encore, en dehors de l’Europe, les contextes argentin[26], costaricien[27] ou australien[28].

Cependant, si l’on revient à la situation migratoire en Europe depuis 2015, on peut s’interroger sur l’idée communément admise d’une crise migratoire[29]. D’une part, certains ont préféré mettre en avant d’autres crises, qu’il s’agisse d’une « crise de l’accueil »[30], d’une « crise des politiques de l’asile »[31], d’une « crise de l’espace Schengen »[32], d’une « crise des valeurs »[33], d’une « crise de la pauvreté »[34] ou encore d’une « crise raciale »[35]. D’autre part, il est possible de nuancer l’ampleur de la crise migratoire, sans cesse présentée comme inédite et massive. Certes, le pic d’un million de nouveaux arrivants atteint en 2015 représente un nombre important en termes absolus et une augmentation notable par rapport aux années précédentes. Néanmoins, si l’on rapporte ce chiffre à la population de l’Union européenne la même année (environ 500 millions d’habitants), c’est l’équivalent de 0,2 % de la population déjà présente en Europe qu’on a désigné partout comme une « vague migratoire sans précédent ». A titre de comparaison, deux exemples permettent de mettre la situation européenne en perspective. En Colombie, ce sont plus d’un million de Vénézuéliens qui sont récemment arrivés sur le territoire, soit environ 2% de la population en 2018[36]. Au Liban, la population réfugiée syrienne, également d’environ un million, représente plus de 20% de la population résidente avant l’installation de ces nouveaux arrivants[37]. Sans clore le débat complexe autour des chiffres, ces observations incitent le lecteur à garder en tête les usages stratégiques de la notion de crise migratoire, souvent mobilisée en fonction d’intérêts bien situés. On peut également s’interroger sur le caractère supposément soudain et imprévisible de la crise déclarée en Europe, au regard des avertissements précoces du Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations Unies (HCR) concernant la détérioration de la situation humanitaire en Syrie en 2012-2013[38].

En tout état de cause, quelle que soit la qualification finalement retenue pour caractériser la situation migratoire en Europe depuis 2015, il ne fait aucun doute que le discours juridique incorpore aujourd’hui l’idée d’une crise, y compris au sein de la jurisprudence des cours suprêmes en matière de droits fondamentaux. C’est donc moins l’idée d’une Europe en crise que celle d’une Europe qui se dit en crise qui nous occupera ici. Plus particulièrement, nous chercherons à comprendre comment un tel discours de crise, de plus en plus présent, est susceptible de menacer la protection des droits fondamentaux, une composante reconnue du système de l’Etat de droit[39]. Si des analyses se sont déjà penchées sur la « jurisprudence de crise » en Europe dans le contexte de la crise économique et financière[40], il nous semble que les tendances jurisprudentielles en réaction à la « crise migratoire » n’ont pas été étudiées de manière aussi systématique. Or, dernièrement, l’invocation explicite ou implicite d’arguments liés à une crise migratoire est apparue particulièrement prégnante devant au moins trois juridictions : la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat. Il s’agira ainsi de déterminer dans quelle mesure ces juridictions prennent en compte l’argument de la crise pour admettre des dérogations ou des limites aux droits fondamentaux des personnes étrangères. Nous adopterons une acception large de l’argument, qui désignera, pour les besoins de notre étude, toute référence à une situation migratoire présentée comme exceptionnelle, se caractérisant apparemment par sa dimension soudaine et imprévisible et/ou par un nombre d’arrivées jugé excessif sur le territoire d’accueil. Ainsi, nous ne nous limiterons pas aux références explicites à l’expression « crise migratoire », afin de mieux englober la myriade de synonymes comme « pression migratoire », « afflux massif », « saturation » ou encore « situation particulière ».

Sans doute apparaîtra-t-il surprenant à certains lecteurs, optimistes sur le rôle protecteur de la Cour européenne des droits de l’homme, que notre parcours, qui s’efforcera de suivre à la trace l’argument de la crise, commence au Palais des Droits de l’Homme. Toutefois, au risque de miner l’optimisme de nos lecteurs, l’argument de la crise chemine à Strasbourg depuis plusieurs décennies et il semble avoir pris une ampleur nouvelle au cours des années 2010 (I). Quant au Palais Royal, qu’on se trouve du côté de la rue de Montpensier ou de la rue Saint-Honoré, l’argument de la crise y a également gagné les esprits, justifiant une certaine bienveillance vis-à-vis des excès répressifs du législateur et de l’administration à l’égard des étrangers (II). D’un palais à l’autre, de Strasbourg à Paris, c’est donc un véritable renoncement jurisprudentiel auquel on assiste face à l’argument de la crise migratoire.

I – La crise migratoire au Palais des Droits de l’Homme

A Strasbourg, on peut dire que l’argument de la crise, sous des formes plus ou moins implicites, est présent depuis aussi longtemps qu’il existe une protection conventionnelle des étrangers. Les premières fissures sont ainsi apparues très tôt dans la jurisprudence de la Cour sur les politiques migratoires des Etats parties, jusqu’à ce que l’argument de la crise joue un rôle indéniable dans la mise en place de principes jurisprudentiels restrictifs en 2008 (A). A partir des années 2010, de nouvelles brèches s’ouvrent dans la jurisprudence, entre rejet explicite et acceptation implicite de l’argument de la crise (B).

A – Premières fissures dans la protection conventionnelle

Si l’argument de la crise migratoire n’apparaît pas explicitement durant les deux premières décennies de la jurisprudence de la Cour en matière d’immigration, certains éléments peuvent néanmoins être considérés comme les germes d’une acceptation future de ce type de raisonnement, ou tout du moins d’une ambigüité constante de la Cour sur la question. On perçoit ainsi la présence implicite de l’argument dès l’origine (1), avant que celui-ci ne joue un rôle déterminant en 2008 (2).

1 – La présence implicite de l’argument dès l’origine

Il convient de se pencher d’abord sur le premier arrêt de la Cour en matière d’immigration[41]. En mai 1985, dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, la Cour souligne pour la première fois que « d’après un principe de droit international bien établi les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée des non-nationaux sur leur sol » (§67). Elle reprend l’avis de la Commission selon lequel « si le droit, pour un étranger, d’entrer ou demeurer dans un pays n’est pas garanti en soi par la Convention, le contrôle de l’immigration doit néanmoins s’exercer d’une manière compatible avec les exigences de celle-ci » (§59). Par conséquent, la Cour entreprend l’examen des violations alléguées, dont la discrimination à raison du sexe, de la race et de la naissance dans les règles migratoires britanniques. Ne retenant finalement que la discrimination à raison du sexe, la Cour ne remet cependant pas en cause en tant que tels les objectifs du gouvernement britannique, à savoir le « besoin de protéger le marché national du travail à une époque de fort chômage » et « la nécessité d’endiguer le flot des immigrants à l’époque » (§85). L’idée d’un nombre excessif d’étrangers et de leur effet délétère sur l’économie semble donc acceptée dans cette première décision de la Cour concernant les politiques migratoires des Etats parties.

En octobre 1991, dans l’affaire Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, la Cour était amenée à examiner le cas de demandeurs d’asile tamouls renvoyés vers le Sri Lanka, où ils craignaient une situation de violence généralisée[42]. Le gouvernement invoquait l’argument d’arrivées beaucoup plus importantes dans l’hypothèse où la Cour reconnaîtrait une violation de l’article 3 : « D’après le Gouvernement, il faut, pour déterminer si la responsabilité d’un État se trouve réellement engagée dans un cas donné, mettre en balance les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la protection des droits fondamentaux. Un constat de violation de l’article 3 en l’espèce aboutirait à conférer à toutes les autres personnes placées dans une situation analogue, c’est-à-dire exposées à des risques non individualisés liés à des troubles dans leur État d’origine, le droit à ne pas être refoulées ; on autoriserait de la sorte l’entrée d’une population potentiellement très nombreuse, avec les graves conséquences économiques et sociales qui en découleraient. » (§105) Si la Cour n’a pas répondu explicitement à l’argument, on peut se demander avec la professeure Marie-Bénédicte Dembour si la crainte d’arrivées importantes liée à une jurisprudence davantage protectrice n’a pas joué un rôle dans le constat de non-violation par Cour[43].

Enfin, pour terminer notre bref parcours dans la jurisprudence des deux premières décennies, en juin 1996, dans l’affaire Amuur c. France, la Cour était amenée à trancher un litige concernant l’enfermement de demandeurs d’asile dans la zone de transit de l’aéroport de Paris-Orly[44]. Si la Cour a condamné la France pour une privation de liberté dépourvue de base légale, elle a tout de même choisi d’affirmer, à l’occasion de son raisonnement, « que de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe sont confrontés depuis plusieurs années à un flux croissant de demandeurs d’asile », tout en se disant « consciente des difficultés liées à l’accueil de ces derniers dans la plupart des grands aéroports européens et au traitement de leurs demandes ». Elle a ensuite réitéré que « les Etats contractants ont le droit indéniable de contrôler souverainement l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » tout en « soulign[ant] cependant que ce droit doit s’exercer en conformité avec les dispositions de la Convention, dont l’article 5 » (§41). Dans cette affaire, la Cour a accepté le « maintien » des demandeurs d’asile à la frontière (en « zone de transit »), pendant l’examen de leur demande d’admission sur le territoire. Elle a estimé qu’il s’agissait d’une restriction à la liberté qui, « assortie de garanties adéquates pour les personnes qui en font l’objet, […] n’est acceptable que pour permettre aux Etats de combattre l’immigration clandestine tout en respectant leurs engagements internationaux ». Elle a évoqué à cet égard « le souci légitime des Etats de déjouer les tentatives de plus en plus fréquentes de contourner les restrictions à l’immigration », tout en précisant que celui-ci « ne doit pas priver les demandeurs d’asile de la protection accordée par ces conventions » (§43). L’argument de la crise, présent dans ces différentes affirmations, n’a finalement pas empêché la condamnation de l’Etat français. Toutefois, la présence réitérée de l’argument depuis 1985 pouvait laisser présager son rôle croissant, qui se manifestera une décennie plus tard.

2 – Le rôle croissant de l’argument par la suite

En 2008, l’argument a pris une importance particulière, dans deux arrêts séparés de quelques mois seulement. Dans l’affaire Saadi c. Royaume-Uni, tranchée en janvier 2008, la Grande Chambre a franchi une nouvelle étape en prenant explicitement en compte dans son raisonnement l’idée que des arrivées importantes d’étrangers pouvaient justifier une conception restrictive de la protection conventionnelle dont peuvent se prévaloir les étrangers[45]. En l’espèce, la Cour devait déterminer pour la première fois si la détention prévue par l’article 5 §1 f) de la Convention pour « empêcher [une personne] de pénétrer irrégulièrement dans le territoire » était permise à l’égard des demandeurs d’asile à la frontière. En effet, l’arrêt Amuur c. France ne s’était pas penché de manière précise sur l’interprétation de ces dispositions. Sur le plan des principes, rappelant le « droit indéniable [des Etats] de contrôler souverainement l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire », la Grande Chambre a estimé que « la faculté pour les Etats de placer en détention des candidats à l’immigration ayant sollicité – par le biais d’une demande d’asile ou non – l’autorisation d’entrer dans le pays est un corollaire indispensable de ce droit » (§64). Elle a ainsi rejeté l’argument selon lequel une personne sollicitant l’asile auprès des autorités devrait être considérée comme cherchant à pénétrer « régulièrement » dans le pays.

Pour renforcer son argumentaire, la Cour a souligné que « lire [l’article 5 §1 f)] comme autorisant uniquement la détention d’une personne dont il est établi qu’elle tente de se soustraire aux restrictions à l’entrée reviendrait à interpréter de manière trop étroite les termes de la disposition ainsi que le pouvoir de l’Etat d’exercer l’indéniable droit de contrôle évoqué plus haut » (§65). Mais surtout, au moment d’appliquer son raisonnement au cas d’espèce, la Cour a décidé de prendre en compte les « sérieux problèmes administratifs auxquels était confronté le Royaume-Uni à l’époque pertinente, où le nombre de demandeurs d’asile connaissait une augmentation vertigineuse ». Elle a ainsi considéré que la détention du requérant pendant sept jours n’était pas constitutive d’une violation de l’article 5. Elle a en outre précisé qu’« il faut garder à l’esprit que la mise en place d’un système devant permettre aux autorités de statuer plus efficacement sur un nombre élevé de demandes d’asile a rendu inutile le recours plus large et plus étendu aux pouvoirs de mise en détention » (§80). On constate donc l’importance, dans cette affaire, de l’argument de la crise qui, combiné au « droit souverain » de contrôler l’immigration, a justifié une interprétation extensive des motifs de détention permis par la Convention. Le même argument jouera un rôle tout aussi important quelques mois plus tard.

En mai 2008, dans l’affaire N. c. Royaume-Uni, la Grande Chambre s’est penchée sur le cas d’une femme ougandaise atteinte du VIH, qui arguait de ce qu’un renvoi vers son pays d’origine l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 et à une mort prématurée, faute d’accès à un traitement médical adéquat dans son pays[46]. La Cour devait décider de maintenir ou non sa jurisprudence très restrictive en matière d’expulsion des étrangers gravement malades, qui jusqu’alors ne protégeait les individus que dans des « cas très exceptionnels »[47]. Or, pour refuser une solution davantage protectrice, la Cour a invoqué, en substance, le risque de voir arriver de très nombreux patients en quête de traitement : « Les progrès de la médecine et les différences socioéconomiques entre les pays font que le niveau de traitement disponible dans l’Etat contractant et celui existant dans le pays d’origine peuvent varier considérablement. Si la Cour, compte tenu de l’importance fondamentale que revêt l’article 3 dans le système de la Convention, doit continuer de se ménager une certaine souplesse afin d’empêcher l’expulsion dans des cas très exceptionnels, l’article 3 ne fait pas obligation à l’Etat contractant de pallier lesdites disparités en fournissant des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur son territoire. Conclure le contraire ferait peser une charge trop lourde sur les Etats contractants. » (§44).

Ainsi que l’a souligné l’opinion dissidente commune aux juges Tulkens, Bonello et Spielman, ces affirmations traduisent « l’acceptation implicite par la majorité de l’allégation selon laquelle un constat de violation de l’article 3 en l’espèce ouvrirait les vannes de l’immigration médicale et risquerait de faire de l’Europe ‘l’infirmerie’ du monde ». Or, selon les juges minoritaires, « il suffi[sait] de jeter un coup d’œil aux statistiques relatives à l’article 39 du règlement de la Cour applicables au Royaume-Uni et de comparer le nombre total de demandes d’application de cet article, le nombre de refus et le nombre de demandes acceptées avec le nombre d’affaires de VIH pour comprendre que l’argument de ‘l’ouverture des vannes’ est totalement erroné » (§8). Malgré cette mise au point factuelle, des opinions dissidentes dans d’autres affaires ainsi qu’une critique académique parfois virulente[48], il aura fallu plus de huit ans pour que la Grande Chambre abandonne cette jurisprudence aux effets mortifères[49], dans son arrêt Paposhvili c. Belgique en décembre 2016[50].

En 2008, la Grande Chambre s’est donc appuyée à deux reprises sur l’idée d’une crise, actuelle ou anticipée, pour consacrer des principes jurisprudentiels restrictifs. Néanmoins, un autre arrêt rendu en novembre de la même année montre une certaine indifférence à l’argument. Dans l’affaire Rashed c. République tchèque[51], la Cour s’est en effet contentée d’ignorer l’argument du gouvernement défendeur selon lequel la création d’un centre de détention ad hoc, dans lequel avait été détenu le requérant, pouvait être justifiée par « le nombre croissant de ressortissants égyptiens qui affluaient en République tchèque depuis mai 2006 et qui ne pouvaient plus être placés dans le centre d’accueil de l’aéroport, dont la capacité maximum avait été atteinte » (§9). Le gouvernement affirmait que « le placement du requérant dans l’établissement détaché de Velké Přílepy était conforme à la loi, étant donné qu’il n’était plus possible, du fait d’un afflux massif des demandeurs d’asile, de garantir le respect de la dignité humaine dans le centre d’accueil situé dans la zone de transit de l’aéroport de Prague » (§61). Toutefois, la Cour, sans répondre explicitement à l’argument de l’afflux massif, a conclu à la violation de l’article 5 §1, notamment du fait que la détention des demandeurs d’asile dans une extension du centre d’accueil n’était pas explicitement prévue par la loi (§75-76). De cette ignorance de l’argument de la crise, la Cour passerait en 2011 à son rejet explicite dans une série d’affaires, avant qu’il ne refasse néanmoins surface implicitement dans d’autres arrêts, ouvrant alors de nouvelles brèches dans la protection conventionnelle.

B – Brèches ultérieures dans la protection conventionnelle

A partir de 2011, la Cour a entrepris de répondre explicitement aux arguments de plus en plus fréquents des Etats parties tirés de leurs difficultés liées à ce qu’ils conçoivent comme des crises migratoires. Dans une première série d’affaires, entre 2011 et 2017, la Cour a exprimé son rejet très explicite de l’argument de la crise, même lorsqu’elle reconnaissait l’existence d’une telle crise (1). Néanmoins, dans deux autres séries d’affaires, à partir de 2012 et 2016, la Cour a semblé accepter implicitement l’argument de la crise, ouvrant ainsi de nouvelles brèches dans la protection conventionnelle des étrangers (2).

1 – Le rejet explicite de l’argument

En janvier 2011, dans son arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, la Grande Chambre s’est penchée sur le transfert Dublin d’un demandeur d’asile de la Belgique vers la Grèce, notamment sur les mauvais traitements que le requérant affirmait avoir subi à son arrivée en Grèce de fait de sa détention dans un centre attenant à l’aéroport international d’Athènes[52]. Dans son examen de la violation alléguée de l’article 3 par la Grèce, la Cour a d’abord réitéré sur le plan des principes sa position adoptée dans l’affaire Amuur c. France : « Le souci légitime des Etats de déjouer les tentatives de plus en plus fréquentes de contourner les restrictions à l’immigration ne doit pas priver les demandeurs d’asile de la protection accordée » par la Convention de Genève de 1951 et la Convention européenne des droits de l’homme (§216). Dans l’application des principes au cas d’espèce, la Cour a commencé par reconnaître l’existence d’une crise migratoire : « La Cour note tout d’abord que les Etats situés aux frontières extérieures de l’Union européenne rencontrent actuellement des difficultés considérables pour faire face à un flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile. Cette situation est accentuée par les transferts de candidats à l’asile par des autres Etats membres en application du règlement Dublin […]. La Cour ne saurait sous-estimer le poids et la pression que cette situation fait peser sur les pays concernés, d’autant plus lourds qu’elle s’inscrit dans un contexte de crise économique. Elle est en particulier consciente des difficultés engendrées par l’accueil des migrants et demandeurs d’asile lors de leur arrivée dans les grands aéroports internationaux ainsi que par la disproportion du nombre de demandeurs d’asile par rapport aux capacités de certains de ces Etats. » (§223). On retrouve là encore dans cette dernière phrase, presque mot pour mot, les propos de la Cour dans l’affaire Amuur c. France. En parallèle, l’opinion concordante du juge Rozakis soulignait que les difficultés observées par la Cour touchent particulièrement la Grèce, où « le phénomène migratoire a pris une ampleur réellement dramatique depuis quelques années ». Néanmoins, la Cour – y compris le juge Rozakis – a refusé de « tenir compte de ces circonstances difficiles », qui, « vu le caractère absolu de l’article 3 », « ne saurai[ent] exonérer l’Etat de ses obligations au regard de cette disposition » (§223)[53].

Cette nouvelle jurisprudence rejetant explicitement l’argument de la crise migratoire a ensuite été confirmée par l’arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie en février 2012[54], toujours sur le plan de l’article 3. La Grande Chambre a simplement ajouté ici qu’elle était « consciente des difficultés liées au phénomène des migrations maritimes, impliquant pour les Etats des complications supplémentaires dans le contrôle des frontières du sud de l’Europe » (§122). Sur le plan de l’article 1, tout en reconnaissant « le droit dont disposent les Etats d’établir souverainement leurs politiques d’immigration », la Cour a souligné que « les difficultés dans la gestion des flux migratoires ne peuvent justifier le recours, de la part des Etats, à des pratiques qui seraient incompatibles avec leurs obligations conventionnelles ». Elle a évoqué à cet égard l’impératif d’interpréter la Convention selon le principe de la bonne foi, l’objet et le but du traité ainsi que la règle de l’effet utile (§179). Cette précision a permis à la Cour de conclure que « les éloignements d’étrangers effectués dans le cadre d’interceptions en haute mer par les autorités d’un Etat dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique, et qui ont pour effet d’empêcher les migrants de rejoindre les frontières de l’Etat, voire de les refouler vers un autre Etat, constituent un exercice de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, qui engage la responsabilité de l’Etat en question sur le terrain de l’article 4 du Protocole n° 4 » (§180).

En décembre 2012, dans son arrêt De Souza Ribeiro c. France, la Grande Chambre a ensuite examiné le régime dérogatoire du droit des étrangers français en Guyane, en particulier le recours non suspensif contre l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière[55]. La Cour devait se prononcer sur la violation alléguée de l’article 13 combiné à l’article 8 de la Convention. Le gouvernement français invoquait de son côté la marge d’appréciation conférée aux Etats pour respecter les obligations tirées de l’article 13. Il se prévalait « des contraintes particulières en matière d’immigration illégale ». Selon lui, l’immigration irrégulière, « tout comme les réseaux criminels qui la favorisent, est encouragée par la topographie particulière de la Guyane, qui rend les frontières perméables et impossibles à contrôler efficacement ». Le gouvernement s’appuyait également sur l’idée que « compte tenu du nombre important d’arrêtés de reconduite à la frontière pris par le préfet de Guyane, instituer un recours suspensif pourrait entraîner un engorgement accru des juridictions et entraîner des conséquences contraires à la bonne administration de la justice ». Il mettait enfin en avant « la nécessité de maintenir une situation équilibrée dans ce département » et « les relations bilatérales étroites que la France entretient avec les pays limitrophes de la Guyane » (§58).

La Cour a néanmoins refusé ces arguments, en particulier ceux relatifs à la « forte pression migratoire subie par ce département-région d’outre-mer ». Elle a d’abord affirmé être « consciente de la nécessité pour les Etats de lutter contre l’immigration clandestine et de disposer des moyens nécessaires pour faire face à de tels phénomènes, tout en organisant les voies de recours internes de façon à tenir compte des contraintes et situations nationales ». Néanmoins, elle a considéré que « si les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose l’article 13 de la Convention, celle-ci ne saurait permettre, comme cela a été le cas dans la présente espèce, de dénier au requérant la possibilité de disposer en pratique des garanties procédurales minimales adéquates visant à le protéger contre une décision d’éloignement arbitraire » (§97). Elle a par ailleurs précisé que le gouvernement ne pouvait pas se prévaloir du « risque d’engorgement des juridictions pouvant entraîner des conséquences contraires à la bonne administration de la justice en Guyane ». En effet, il incombe précisément aux Etats parties d’« organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de [l’article 13] » (§98).

Dans une opinion concordante à laquelle s’est rallié le juge Vucinic, le juge Pinto de Albuquerque a tenu à insister lourdement sur le rejet de l’argument de la crise : « La situation géographique particulière de la Guyane ne justifie pas ce système de pouvoir discrétionnaire laissé aux autorités administratives et à la police. L’Etat défendeur a réitéré l’argument formulé par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2003-467 du 13 mars 2003, qui mentionne la situation particulière et les difficultés durables du département de la Guyane. […] Cet argument, irrecevable par principe, est également inadmissible du strict point de vue du régime spécifique applicable aux situations de troubles de l’ordre public ou de danger public exceptionnels envisagés à l’article 15 de la Convention. Le gouvernement défendeur n’a pas appliqué l’article 15 à la Guyane. En fait, il n’a pas laissé entendre que la situation en Guyane était exceptionnelle au point que l’article 15 trouvait à s’appliquer. Toutefois, si le gouvernement défendeur veut déroger sur une partie de son territoire aux principes se dégageant de la Convention en raison d’une situation exceptionnelle qui y prévaut, la seule solution est l’application de l’article 15. Autrement dit, si le gouvernement défendeur veut s’écarter du principe de l’octroi d’un recours suspensif contre l’éloignement de migrants sur le territoire guyanais, il doit satisfaire aux strictes exigences de l’article 15 et justifier le caractère exceptionnel des mesures prises au titre de cet article. Or il ne l’a pas fait à ce jour. En résumé, les Etats ne devraient pas avoir carte blanche pour ‘soustraire’ une partie de leur territoire aux obligations internationales qui leur incombent en vertu de la Convention. Si la Cour acceptait une telle situation, elle se placerait en porte-à-faux non seulement avec sa propre jurisprudence mais également avec les normes actuelles du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international de la migration, créant un trou noir juridique sur un territoire où la Convention devrait être pleinement appliquée, mais ne l’est pas. ».

En octobre 2014, dans l’affaire Sharifi et autres c. Italie et Grèce[56], la Cour a réitéré clairement les affirmations effectuées dans Hirsi Jamaa et autres c. Italie ainsi que dans M.S.S. c. Belgique et Grèce[57]. D’une part, elle a refusé l’argument de la crise dans l’examen de la violation alléguée de l’article 4 du protocole n°4, concernant les expulsions collectives que les requérants affirmaient avoir subies depuis l’Italie vers la Grèce : « Sans remettre en cause ni le droit dont disposent les États d’établir souverainement leur politique en matière d’immigration, éventuellement dans le cadre de la coopération bilatérale, ni les obligations découlant de leur appartenance à l’Union européenne, la Cour entend souligner que les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile ne sauraient justifier le recours à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles » (§224). Pour mieux comprendre la réponse de la Cour, il est sans doute utile d’observer que le gouvernement italien, faisant preuve d’une certaine mauvaise foi, se prévalait de l’inapplicabilité de l’article 4 du protocole n° 4 aux refoulements et aux refus d’admission sur le territoire des Etats parties. Ironiquement, il considérait que la disposition en question ne servait qu’à « conjurer l’horreur historique des pogroms ». Il arguait de ce qu’« une interprétation contraire […] contraindrait lesdits Etats à devoir subir des invasions massives d’immigrants irréguliers » (§193). La Cour ne fut pas de cet avis. Elle refusa également l’argument de la crise dans l’examen de la violation alléguée de l’article 13 combiné avec l’article 3, concernant l’absence d’accès à la procédure d’asile en Grèce. Le gouvernement hellénique mettait en avant « le nombre très élevé d’immigrants entrés de manière irrégulière en Grèce et arrêtés pour cette raison, ainsi que […] les efforts des autorités pour faire face à ce phénomène » (§142). Tout en reconnaissant les difficultés rencontrées par la Grèce, « à plus forte raison dans le contexte de la crise économique qui frappe particulièrement » le pays (§176), la Cour n’a pas estimé pertinent d’en tenir compte et a conclu à la violation des dispositions visées[58].

En juillet 2015, dans l’affaire V.M. et autres c. Belgique, la Cour a été amenée à examiner le cas d’une famille serbe d’origine rom, composée à l’époque des faits de cinq enfants, dont un nourrisson et une fille atteinte d’un handicap moteur et cérébral depuis la naissance et souffrant de crises d’épilepsie[59]. Fuyant de nombreuses discriminations, la famille s’était d’abord rendue au Kosovo, puis en France, où sa demande d’asile avait été rejetée en 2010. Elle était alors rentrée temporairement au Kosovo puis en Serbie. Toutefois, la famille a ensuite décidé de se rendre en Belgique en 2011, où elle a déposé une nouvelle demande de protection. Au regard de la précédente demande d’asile, la famille a été placée en procédure Dublin par les autorités belges, qui ont ensuite émis un refus de séjour avec ordre de quitter le territoire, sur le fondement de la reprise en charge des requérants par la France. La famille a contesté en vain la décision des autorités belges. A l’expiration de l’ordre de quitter le territoire, d’abord prolongé en raison de la grossesse et de l’accouchement imminent de la requérante, l’aide matérielle dont bénéficiait la famille a été supprimée et les requérants se sont alors trouvés sans abri.

La Cour devait notamment déterminer si les conséquences de cette privation de l’aide matérielle étaient constitutives d’une violation de l’article 3. A cet égard, la Cour a notamment relevé qu’« à l’époque des faits, le réseau d’accueil des demandeurs d’asile était arrivé à saturation en raison d’un trop grand nombre de demandeurs d’asile ; dans ce contexte, la politique suivie était […] d’exclure de l’accueil les familles accompagnées d’enfants mineurs qui se trouvaient dans la situation des requérants, c’est-à-dire se trouvant en séjour illégal du fait de la délivrance d’un ordre de quitter le territoire et dans l’attente d’une décision finale dans le cadre de leur procédure d’asile ». La Cour a ainsi noté que « la majorité des familles concernées se sont retrouvées privées d’hébergement et de toute forme d’aide » (§145). Or, en dépit du contexte exceptionnel et eu égard entre autres à la « vulnérabilité des requérants comme demandeurs d’asile et de celle de leurs enfants », la Cour a considéré que la situation vécue par les requérants était constitutive d’un mauvais traitement : « Nonobstant le fait que la situation de crise était une situation exceptionnelle, la Cour estime que les autorités belges doivent être considérées comme ayant manqué à leur obligation de ne pas exposer les requérants à des conditions de dénuement extrême pendant quatre semaines, à l’exception de deux nuits, les ayant laissés dans la rue, sans ressources, sans accès à des installations sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels. » (§162). Ainsi, dans cette affaire, la « crise de l’accueil » constatée n’a pas non plus dispensé les autorités de leurs obligations conventionnelles.

En novembre 2016, c’était au tour du gouvernement maltais de se prévaloir en vain d’une situation exceptionnelle dans l’affaire Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malte[60]. L’affaire concernait deux adolescents somaliens, enfermés à leur arrivée sur l’île. Ils se plaignaient d’une détention arbitraire de huit mois, prolongée du fait de la procédure de détermination de l’âge engagée par les autorités comme étape préalable à l’examen de leurs demandes d’asile respectives. Le gouvernement défendeur invoquait « le nombre important de migrants en situation irrégulière », posant « un problème de sécurité énorme et pleinement justifié pour Malte » (§135). Il mettait également en avant le fait qu’« en 2013, 567 individus ont affirmé être des mineurs non accompagnés et la plupart d’entre eux ont dû être orientés vers un examen avancé de détermination de l’âge ». Ainsi, selon le gouvernement, « tout retard dans l’examen de la demande des requérants est dû à cette énorme afflux ». De plus, « il faudrait garder en tête la petite taille de l’île et ses ressources limitées, ce qui aboutit parfois à une liste d’attente pour réaliser certains examens ». Enfin, le gouvernement notait « également que sur 567 individus, seulement 274 [avaient] été déclarés mineurs » (§138). Toutefois, si la Cour s’est dit « sensible » à ce dernier fait, elle a considéré que, même en tenant compte des cas « limite » qui requièrent un examen avancé pour la détermination de l’âge, le chiffre avancé par le gouvernement ne pouvait justifier une détention de plus de sept mois, notamment dans la mesure où les autorités ont maintenu les mineurs en détention longtemps après avoir eu en leur possession les résultats des examens, lesquels concluaient à la minorité de l’un comme de l’autre. La Cour a donc condamné l’Etat maltais sur le plan de l’article 5 §1.

En octobre 2017, dans l’affaire N.D. et N.T. c. Espagne[61], la Cour a de nouveau rejeté l’argument de la crise sur le plan de l’article 4 du protocole n° 4. A l’instar du gouvernement italien dans l’affaire Sharifi et autres c. Italie et Grèce, le gouvernement espagnol agitait le spectre d’une crise dans l’hypothèse où la Cour reconnaîtrait les pratiques de « refoulements à chaud » comme des expulsions collectives : « le droit d’entrer sur le territoire espagnol tel que les requérants le réclament, à savoir, d’après [le gouvernement], non soumis à contrôle et à n’importe quel endroit de la frontière, est contraire au système de la Convention et met en danger la jouissance des droits de l’homme tant par les citoyens des États membres que par les migrants, et procure de grands profits aux mafias de trafiquants d’êtres humains. Aux yeux du Gouvernement, une décision de la Cour légitimant un pareil comportement illégal et concluant que le maintien du système de protection de la frontière aux passages non autorisés, comme en l’espèce, a constitué une violation des droits de l’homme produirait un effet ‘d’appel d’air’ non souhaitable et aboutirait à une crise migratoire aux conséquences catastrophiques pour la protection des droits de l’homme. » (§72).

En réponse, la Cour s’est contentée de rappeler « ses affirmations précédentes concernant la souveraineté des États en matière de politique d’immigration et l’interdiction de recourir à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles dans la gestion des flux migratoires », tout en prenant « acte des ‘nouveaux défis’ auxquels doivent faire face les États européens en matière de gestion de l’immigration, dus au contexte de la crise économique et aux récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient » (§101). Critiquée par le juge Dedov dans une opinion dissidente[62], cette solution a au contraire été saluée par le juge Pinto de Albuquerque, dans une longue opinion concordante rendue dans une affaire récente[63], en réaction aux « offensives actuelles de certains gouvernements et partis politiques contre cette jurisprudence » (§2). Pour le juge portugais, « l’argument du gouvernement espagnol, selon lequel un arrêt en faveur des requérants pourrait créer un appel d’air indésirable et aboutirait à une crise migratoire aux conséquences dévastatrices pour la protection des droits de l’homme, était un argument purement fallacieux, de type ad terrorem et dépourvu de valeur juridique ». Le juge a en outre estimé que « ce genre d’argument, qui utilise la pression migratoire extraordinaire comme excuse pour des choix politiques hostiles aux droits de l’homme, a déjà été formulé dans l’affaire De Souza Ribeiro c. France et il a été dûment rejeté par la Cour » (§17).

Enfin, en novembre 2017, la Cour a rejeté l’argument de la crise sur le plan de l’article 3 dans l’affaire Boudraa c. Turquie[64]. Examinant les conditions de détention d’un ressortissant algérien dans un commissariat de police pendant plusieurs mois à Yalova, la Cour a conclu à un traitement dégradant. Sur le plan des principes, elle s’est d’abord affirmée « tout à fait consciente que la Turquie rencontre des difficultés considérables pour faire face à un flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile ». Elle a également dit « ne pas sous-estimer le poids et la pression que cette situation exerce » sur le gouvernement défendeur. Elle s’est déclarée « en particulier consciente des difficultés engendrées par l’accueil des migrants et demandeurs d’asile et par la disproportion du nombre de demandeurs d’asile par rapport aux capacités de l’Etat ». Néanmoins, la Cour a ensuite réitéré que « vu le caractère absolu de l’article 3, cela ne saurait exonérer l’Etat de ses obligations au regard de cette disposition » (§30). Cet arrêt rejoint ainsi le long parcours jurisprudentiel qui vient d’être retracé, montrant que la Cour a rejeté à des nombreuses reprises l’argument de la crise entre 2011 et 2017. Néanmoins, dès 2012, et tout particulièrement depuis 2016, une nouvelle brèche jurisprudentielle a été ouverte par plusieurs formations de jugement, y compris la Grande Chambre.

2 – L’acceptation implicite de l’argument

En 2008 déjà, la Cour semblait avoir admis l’argument de la crise dans les arrêts Saadi c. Royaume-Uni et N. c. Royaume-Uni. Au cours des années 2010, deux nouvelles lignes jurisprudentielles, l’une sur le plan de l’article 13 depuis 2012 et l’autre sur le plan de l’article 3 depuis 2016, paraissent accepter pareillement l’argument de la crise à demi-mot. D’une part, à partir de 2012, une série d’affaires concernant le droit à un recours effectif pour les demandeurs d’asile a entériné des aménagements procéduraux en lien avec un afflux supposément important de demandeurs d’asile. En février 2012, dans l’arrêt I.M. c. France, la Cour a examiné le cas d’un ressortissant soudanais qui avait déposé une demande d’asile en rétention[65]. La demande avait été automatiquement classée en procédure prioritaire, rendant difficile l’exercice de recours effectifs pour le requérant. Malgré des voies de recours théoriques, la Cour a estimé qu’en pratique le requérant n’avait pas eu accès à un recours effectif lui permettant de faire valoir des risques de mauvais traitements en cas de renvoi vers le Soudan. La Cour a donc conclu à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3. Néanmoins, elle a précisé en amont, sur le plan des principes, qu’elle était « consciente de la nécessité pour les Etats confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux, ainsi que des risques d’engorgement du système évoqués par le Gouvernement ». Dès lors, elle a reconnu, « comme le soulignent le Gouvernement et l’UNHCR, que les procédures d’asile accélérées, dont se sont dotés de nombreux Etats européens, puissent faciliter le traitement des demandes clairement abusives ou manifestement infondées », y compris les demandes de réexamen (§142). Cette jurisprudence a ensuite été réitérée à plusieurs reprises et étendue aux demandes d’asile présentées tardivement « sans motif valable »[66].

En parallèle, deux décisions, l’une concomitante et l’autre ultérieure, ont semblé marquer une légère inflexion par rapport à la jurisprudence antérieure. D’une part, en avril 2014, dans l’affaire A.C. et autres c. Espagne, la Cour a eu à connaître le cas de trente demandeurs d’asile d’origine sahraouie qui, ayant fui vers les Canaries, affirmaient ne pas avoir bénéficié de recours effectifs leur permettant de faire valoir les mauvais traitements qu’ils craignaient en cas de renvoi vers le Maroc[67]. En effet, les juridictions espagnoles refusaient de suspendre provisoirement l’exécution des ordres d’expulsion décidés à leur encontre à la suite du rejet de leurs demandes d’asile respectives par le ministère de l’Intérieur. La Cour a d’abord réitéré la jurisprudence posée par l’arrêt I.M. c. France, se disant à deux reprises « consciente de la nécessité pour les Etats confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux, ainsi que des risques d’engorgement » (§98 et §104). Néanmoins, elle a ensuite pris soin d’insister sur le fait que « tout comme l’article 6 de la Convention, l’article 13 astreint les Etats contractants à organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de cette disposition » (§104). En l’espèce, la Cour a considéré que la procédure accélérée imposée aux requérants ne leur avait pas permis de faire valoir les éléments pertinents de leurs demandes de protection respectives, la procédure n’étant du reste pas dotée d’un caractère suspensif automatique. La Cour a tenu à préciser que si elle « reconnaît l’importance de la rapidité des recours, elle considère que celle-ci ne devrait pas être privilégiée aux dépens de l’effectivité de garanties procédurales essentielles visant à protéger les requérants contre un refoulement vers le Maroc » (§100). La Cour a donc conclu à la violation de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3.

D’autre part, en juillet 2015, dans l’arrêt V.M. et autres c. Belgique, dont certains aspects ont déjà été abordés plus haut, la Cour a réitéré l’inflexion introduite dans A.C. et autres c. Espagne lors de son examen de la violation alléguée de l’article 13 combiné avec l’article 3 : « Tout en étant consciente de la nécessité pour les États de disposer des moyens nécessaires pour faire face au contentieux qui résulte de l’afflux important de demandeurs d’asile, la Cour considère […] que, tout comme l’article 6 de la Convention, l’article 13 astreint les États à organiser les instances de contrôle de manière à répondre à l’ensemble des exigences d’effectivité » (§201). Toutefois, cette inflexion jurisprudentielle pourrait être liée aux cas d’espèce examinés par la Cour dans ces deux affaires, car elle ne semble pas avoir eu de suite. En juin 2016, dans son arrêt R.D. c. France, la Cour s’est contentée de reprendre les principes jurisprudentiels posés par I.M. c. France en soulignant qu’elle « ne remet pas en cause l’intérêt et la légitimité de l’existence d’une procédure prioritaire, en plus de la procédure normale de traitement des demandes d’asile, pour les demandes dont tout porte à croire qu’elles sont infondées ou abusives »[68].

Dans une seconde série d’affaires, l’argument de la crise a ouvert une autre brèche jurisprudentielle, plus grave encore, sur le plan de l’article 3. En effet, le véritable coup de théâtre s’est produit en décembre 2016 lorsque, dans son arrêt Khlaifia et autres c. Italie[69], la Grande Chambre a semblé revenir sur sa jurisprudence antérieure en adoptant une position extrêmement ambivalente sur l’argument de la crise. Ce revirement jurisprudentiel s’est avéré d’autant plus surprenant qu’il est intervenu sur le plan d’une disposition dont la Cour a elle-même commencé par rappeler qu’elle pose une interdiction absolue, qui « ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation, et même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, quel que soit le comportement de la personne concernée » (§158). Dans cette affaire, la Cour devait notamment déterminer si les conditions de détention des requérants à leur arrivée sur l’île de Lampedusa, dans un « centre de secours et de premier accueil », puis à bord de navires amarrés dans le port de Palerme, étaient constitutives de mauvais traitements. Le gouvernement invoquait, chiffres à l’appui, « qu’en 2011, l’arrivée massive de migrants nord-africains avait créé une situation d’urgence humanitaire en Italie » (§150). Il demandait à la Cour, « compte tenu des multiples exigences auxquelles les États doivent faire face dans des situations d’urgence humanitaire », d’« adopter une ‘approche réaliste, équilibrée, et légitime’ lorsqu’il s’agit de décider sur ‘l’application des règles d’ordre éthique et juridique’ » (§151).

Les requérants considéraient quant à eux que « la prétendue situation exceptionnelle d’urgence humanitaire, invoquée par le Gouvernement […], ne saurait justifier les traitements dont ils ont été victimes ». Selon eux, « le débarquement massif de migrants à Lampedusa en 2011 n’était point un événement exceptionnel. Un afflux similaire s’était produit avant le ‘printemps arabe’ et le choix de confiner l’accueil initial des migrants sur l’île de Lampedusa visait à donner à l’opinion publique l’idée d’une ‘invasion’ du territoire italien, à exploiter à des fins politiques. Les médias et les organismes nationaux et internationaux compétents en matière de droits de l’homme […] ont établi que la situation de crise sur l’île de Lampedusa était née bien avant 2011. Dans ces conditions, estiment-ils, on ne saurait conclure que la situation qu’ils dénoncent était principalement due à l’urgence d’affronter le flux migratoire significatif ayant suivi les révoltes du ‘printemps arabe’ » (§140). Les requérants mettaient plutôt en avant « le caractère structurel et systémique de la violation des droits des migrants » (§141).

De son côté, la Cour a estimé « tout d’abord nécessaire de se pencher sur l’argument du Gouvernement selon lequel elle devrait tenir dûment compte du contexte d’urgence humanitaire dans lequel se sont déroulés les faits litigieux ». Se ralliant à la position de la chambre et à celle du gouvernement, la Cour a commencé par « constater l’existence d’une crise migratoire majeure à la suite des événements ayant entouré le ‘printemps arabe’ ». La Grande Chambre a insisté lourdement sur ce contexte : « L’arrivée massive de migrants nord-africains n’a pu que créer, pour les autorités italiennes, de très importantes difficultés de caractère organisationnel, logistique et structurel, compte tenu des exigences concomitantes de procéder au sauvetage en mer de certaines embarcations, à l’accueil et à l’hébergement des personnes admises sur le territoire italien et à la prise en charge des personnes en situation de vulnérabilité particulière. […] Compte tenu de la multitude de facteurs, de nature politique, économique et sociale, qui sont à l’origine d’une crise migratoire de ces dimensions et de l’ampleur des défis auxquels les autorités italiennes ont dû faire face, la Cour ne saurait souscrire à la thèse des requérants […], selon laquelle la situation de 2011 ne serait pas exceptionnelle. On risquerait de faire peser une charge excessive sur les autorités nationales si l’on exigeait qu’elles interprètent avec précision ces multiples facteurs et qu’elles prévoient à l’avance l’échelle et la chronologie d’une vague migratoire. » (§179-180). Reprenant les chiffres invoqués par le gouvernement, la Cour a observé que « l’année 2011 a été caractérisée par une très forte croissance du phénomène des migrations par voie maritime des pays nord-africains vers les îles italiennes situées au sud de la Sicile » (§180). Elle a refusé de « critiquer, en soi, le choix de concentrer l’accueil initial des migrants sur l’île de Lampedusa », lequel aurait permis de « protéger la vie et la santé des migrants » (§181). Si la Cour a noté que les capacités d’accueil y étaient insuffisantes, elle a attribué les carences aux « vagues migratoires exceptionnelles » et à « la multitude de tâches qui, à l’époque des faits, pesaient sur les autorités italiennes, amenées à garantir, à la fois, le bien-être des migrants et de la population locale et à assurer le maintien de l’ordre public » (§183).

Le raisonnement de la Cour s’est ensuite montré particulièrement sinueux. Dans un premier temps, elle a rappelé « sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, les facteurs liés à un afflux croissant de migrants ne peuvent pas exonérer les États contractants de leurs obligations au regard de cette disposition […], qui exige que toute personne privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine ». Par conséquent, la Cour a estimé que « même un traitement infligé sans l’intention d’humilier ou de rabaisser la victime, et résultant, par exemple, de difficultés objectives liées à la gestion d’une crise migratoire, peut être constitutif d’une violation de l’article 3 de la Convention » (§184). Néanmoins, une fois ces précisions effectuées, la Cour a introduit une inflexion significative aux principes jurisprudentiels réitérés : « si les contraintes inhérentes à une telle crise ne sauraient, à elles seules, justifier une méconnaissance de l’article 3, la Cour estime qu’il serait pour le moins artificiel d’examiner les faits de l’espèce en faisant abstraction du contexte général dans lequel ils se sont déroulés. Dans son examen, la Cour gardera donc à l’esprit, parmi d’autres facteurs, que les difficultés et les désagréments indéniables que les requérants ont dû endurer découlaient dans une mesure significative de la situation d’extrême difficulté à laquelle les autorités italiennes ont dû faire face à l’époque litigieuse » (§185). La formulation est pour le moins ambigüe. La première phrase semble indiquer que « les contraintes inhérentes à une crise migratoire » peuvent contribuer à « justifier une méconnaissance de l’article 3 ». Une telle position marquerait un changement radical dans la jurisprudence de la Cour. La deuxième phrase laisse entendre qu’un contexte caractérisé de crise migratoire constitue bien pour la Cour un « facteur parmi d’autres » à « garder à l’esprit ». Ainsi, la Grande Chambre paraît bel et bien s’être ouverte à l’argument de la crise migratoire. Non seulement elle a reconnu l’existence d’une crise, comme dans d’autres affaires, mais elle en a fait ici un critère pertinent pour décider si un Etat partie a violé l’article 3 de la Convention, dont on rappelle à nouveau qu’il pose selon la Cour elle-même une interdiction absolue. S’il est difficile de mesurer l’impact précis de cette nouvelle posture jurisprudentielle dans l’affaire elle-même, il convient de souligner que la Cour a finalement conclu à la non-violation de l’article 3 concernant les conditions de détention des requérants à Lampedusa et Palerme.

L’inflexion jurisprudentielle de la Cour apparaît non seulement peu cohérente avec sa jurisprudence antérieure rappelée par elle au paragraphe précédent, mais aussi au regard des raisonnements suivis dans la même affaire concernant les autres violations alléguées. D’une part, sur le plan de l’article 4 du protocole n° 4, la Cour a réitéré et appliqué les principes dégagés dans les arrêts M.S.S. c. Belgique et Grèce, Hirsi Jamaa et autres c. Italie et Sharifi et autres c. Italie et Grèce (§241). D’autre part, la Cour a estimé que « la rétention dans un [centre] échappant au contrôle de l’autorité judiciaire, […] même dans le cadre d’une crise migratoire, ne saurait se concilier avec le but de l’article 5 de la Convention : assurer que nul ne soit privé de sa liberté de manière arbitraire » (§106). A cet égard, on peut néanmoins relever l’opinion en partie dissidente du juge Dedov, qui a estimé pour sa part que « dans une situation de crise migratoire, où des milliers de migrants illégaux arrivaient en même temps sur les côtes italiennes, l’obligation de limiter la période de détention au ‘temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de sa présence sur le territoire italien’ […], sans prendre en compte le temps qu’il fallait pour organiser les mesures d’expulsion ou pour valider la restriction de liberté de chaque migrant dans un délai de quarante-huit heures […], plaçait une charge excessive sur les autorités ». Sans se rallier à une telle position, l’opinion concordante du juge Raimondi insiste elle aussi lourdement sur le contexte de crise migratoire, signe que l’argument de la crise fait son chemin dans les esprits au Palais des Droits de l’Homme.

Les affirmations de la Cour dans l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie ont depuis été confirmées dans plusieurs affaires. En mars 2017, dans l’affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie, la Cour était notamment appelée à se prononcer sur la violation alléguée de l’article 3 du fait des conditions de détention de deux demandeurs d’asile bangladais dans la zone de transit de Rözke à la frontière serbo-hongroise[70]. Sur le plan des principes, la Cour s’est contentée, en deux paragraphes, de reprendre les affirmations effectuées par la Grande Chambre dans l’affaire Khlaifia et autres c. Italie, concernant la nécessité de prendre en compte le contexte de crise « parmi d’autres facteurs » (§82-83). Elle s’est en outre dispensée de rappeler les principes généraux concernant les exigences de l’article 3 relatives aux conditions de détention des étrangers à des fins migratoires. Dans son examen concret de la situation, la Cour a estimé, à propos de la détention des requérants pendant vingt-trois jours dans des containers, que les « conditions matérielles du séjour » étaient « satisfaisantes » et que celui-ci s’était avéré « relativement bref » (§89). Elle a par ailleurs décidé de minimiser leur état psychologique fragile (les deux requérants souffraient de troubles de stress post-traumatique) ainsi que leur qualité de demandeur d’asile, dont la Cour considère pourtant de manière constante qu’elle implique une vulnérabilité inhérente[71]. Sur ce dernier point, la Cour a simplement signalé que « s’il est vrai que les demandeurs d’asile sont considérés comme particulièrement vulnérables du fait de leur parcours migratoire et des expériences traumatiques qu’ils peuvent avoir vécues en amont, les requérants en l’espèce, aux yeux de la Cour, n’étaient pas plus vulnérables que d’autres demandeurs d’asile majeurs détenus à l’époque » (§87). Ainsi, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 3. En revanche, une fois de plus, sur le plan de l’article 5 §1, la Cour ne s’est pas appuyée sur le contexte de crise et elle n’a pas hésité à condamner la Hongrie pour une détention dépourvue de base légale. De même, sur le plan de l’article 13, la Cour a conclu au défaut de recours effectif, tant concernant les conditions de détention dans la zone de transit qu’à propos du renvoi des requérants vers la Serbie en raison de son prétendu caractère de « pays tiers sûr ».

En décembre 2017, dans l’arrêt S.F. et autres c. Bulgarie, la Cour a examiné le cas d’un couple de demandeurs d’asile irakiens accompagné de ses trois fils, âgés respectivement d’un an et demi, onze et seize ans[72]. La famille se plaignait de mauvais traitements liés à leurs conditions d’enfermement dans un centre de détention frontalier à Vidin à la suite de leur interception et leur arrestation. Au vu de l’âge des trois enfants et des conditions matérielles déplorables en tous points, la Cour a conclu à la violation de l’article 3. Toutefois, elle a repris les principes jurisprudentiels de l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie relatifs à la nécessité de prendre en compte le contexte de crise, décidant en l’espèce que ce contexte n’était pas avéré : « Un examen des statistiques pertinentes montre que même si les chiffres ne sont pas négligeables, ces dernières années la Bulgarie n’a, de loin, pas été le pays le plus gravement affecté […]. En effet, le nombre de ressortissants de pays tiers découverts en situation irrégulière sur son territoire en 2015 était vingt fois inférieur à celui en Grèce et quarante fois inférieur à celui en Hongrie. Il ne saurait donc être affirmé qu’à l’époque en question la Bulgarie faisait face à une urgence de telles proportions qu’il était en pratique impossible pour les autorités d’assurer des conditions minimales décentes dans les centres de détention de court terme dans lesquels elles ont décidé de placer des migrants mineurs immédiatement après leur interception et leur arrestation » (§91). Le fait que la Cour se livre à un tel raisonnement, bien qu’écartant finalement la qualification de crise migratoire, est révélateur d’une logique qui infiltre peu à peu la jurisprudence de la Cour, même dans une affaire comme celle-ci où les conditions sont plus que réunies pour conclure à une violation de l’article 3.

En janvier 2018, dans l’affaire J.R. c. Grèce[73], la Cour a examiné les conditions de détention de trois demandeurs d’asile afghans dans le hotspot Vial sur l’île de Chios, juste après l’entrée en vigueur de la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016[74]. Sur le plan de l’article 5, la Cour a conclu, sans s’appuyer sur le contexte de crise, d’une part à la non-violation du paragraphe 1 concernant la base légale de la détention (constatée en l’espèce), d’autre part à la violation du paragraphe 2 tirée de l’insuffisance des informations fournies aux requérants à propos des raisons de leur détention. En revanche, sur le plan de l’article 3, concernant les conditions de détention, l’argument de la crise s’est trouvé au centre de la discussion. Selon les requérants, « l’argument selon lequel l’île de Chios ne disposait pas des infrastructures suffisantes et qu’elle n’était pas préparée pour accueillir un nombre si important de réfugiés ne [pouvait] être utilisé pour dispenser le Gouvernement de ses responsabilités en vertu de la Convention, car, même en temps de crise, l’article 15 § 2 de la Convention n’autorise aucune dérogation à l’article 3 » (§129). Quant au gouvernement grec, il indiquait « que plus de 1 000 migrants sont arrivés sur l’île de Chios les 21 et 22 mars 2016, et que les flux de réfugiés ont continué à croître pendant les mois suivants ». Il soulignait que « ces arrivées massives ont revêtu un caractère extraordinaire sur une île qui n’avait pas, selon lui, les infrastructures nécessaires pour accueillir un si grand nombre de personnes ». Il disait se prévaloir « des conclusions de la Cour dans l’arrêt Khlaifia et autres », tout en « admet[tant] que quelques dysfonctionnements et problèmes ont inévitablement eu lieu et qu’ils étaient dus au grand nombre d’arrivants sur l’île de Chios ». Ces problèmes n’auraient toutefois pas « dépassé un seuil de gravité qui permettrait de conclure que les requérants ont fait l’objet d’un traitement dégradant » (§133).

De son côté, la Cour a effectivement repris les principes posés par l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie (§137 et 143), relevant que « les faits de la présente affaire se situent dans une période pendant laquelle la Grèce a connu une augmentation exceptionnelle et brutale des flux migratoires » et qu’« à n’en pas douter, l’arrivée massive de migrants a créé pour les autorités grecques des difficultés de caractère organisationnel, logistique et structurel ». La Cour s’est notamment appuyée sur les chiffres des arrivées quotidiennes dans les îles grecques pour constater « la surcharge subie par les structures d’accueil et d’identification » et la « situation exceptionnelle » (§138). Elle a également repris les constats du Conseil hellénique pour les réfugiés selon lequel « le régime de détention instauré après le 18 mars 2016, combiné avec le manque total de préparation de la gestion des arrivées des migrants et du départ du Conseil norvégien pour les réfugiés, qui, dans la pratique, gérait le centre, avait créé une situation chaotique » (§141). Une grande partie de l’examen de la Cour s’est ainsi concentré sur la caractérisation d’une situation exceptionnelle, qui semble avoir pesé assez lourdement dans la conclusion de la Cour. Cette dernière a en effet considéré, en lien avec le contexte, que la détention des requérants n’avait pas atteint le seuil de gravité requis pour qu’elle soit qualifiée de traitement inhumain ou dégradant, notamment au regard des conditions qui « n’étaient pas particulièrement critiques » (§144) et du fait de la « brièveté » de l’enfermement, « les requérants ayant été réellement détenus pendant une période de trente jours » (§146). La Cour n’a, semble-t-il, pas pris en compte la qualité de demandeur d’asile des requérants, impliquant en principe leur vulnérabilité inhérente.

Début 2019, la Cour a de nouveau pris en compte le contexte de crise migratoire dans l’examen de violations alléguées de l’article 3 par la Grèce[75]. Il est frappant de constater que, depuis l’ouverture de la brèche par la Grande Chambre en 2016 avec l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie, aucune opinion dissidente ni même un vote personnel n’est venu remettre en question cette jurisprudence de crise. A cet égard, on ne peut que s’interroger sur le sort qui sera réservé à l’argument de la crise dans les affaires N.D. et N.T. c. Espagne et Ilias et Ahmed c. Hongrie, qui ont toutes deux été renvoyées en Grande Chambre et dont les arrêts de première instance, rendus respectivement par les troisième et quatrième sections, proposent des solutions diamétralement opposées quant à l’argument de la crise migratoire. L’issue prochaine d’un autre litige devrait également nous renseigner sur le sort de cet argument. Le 26 avril 2018, la 2e section de la CEDH a communiqué l’affaire M.N. c. Belgique, qui concerne le refus des autorités belges de délivrer des visas à une famille syrienne, comprenant un couple et leurs deux enfants, tous résidant à Alep[76]. Les visas avaient été sollicités auprès des autorités consulaires au Liban en vue pour les requérants de demander l’asile une fois en Belgique. L’affaire pose deux questions de principe importantes : l’une concernant le fait de savoir si les requérants relèvent de la juridiction belge, au sens de l’article 1 de la Convention, par la simple introduction d’une demande de visa ; l’autre sur les éventuelles obligations positives de l’Etat belge au regard des risques de traitements contraires à l’article 3 invoqués par les requérants à l’occasion de leur demande de visa[77]. La deuxième section de la Cour s’est dessaisie de l’affaire en novembre 2018 au profit de la Grande Chambre, qui a tenu une audience le 24 avril 2019. Comme l’on pouvait s’y attendre, à l’instar de ce qui s’est produit dans la très similaire affaire X et X c. État belge devant la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)[78], l’argument de la crise migratoire, anticipée par les Etats en cas d’interprétation extensive de la Cour, a été au cœur des débats[79].

L’une des représentantes du gouvernement belge a ainsi mis en garde la Cour contre une extension de la notion de juridiction, comme une « limite qu’il ne faudrait pas franchir ». Elle a mis en avant les « répercussions irréversibles » d’une telle interprétation, du fait que les demandeurs d’asile pourraient désormais solliciter la protection internationale à quelque endroit que ce soit, ce qui aurait notamment des « conséquences désastreuses » pour les représentations diplomatiques. Elle a également invoqué une atteinte aux principes de souveraineté et de non-ingérence. Le gouvernement français, qui a décidé de présenter une tierce intervention au même titre qu’une dizaine d’autres Etats parties à la Convention, a fait valoir des arguments similaires. Lors de l’audience, la représentante du gouvernement français a ainsi mis en avant une « extension intenable du champ de la Convention » et les « conséquences considérables » qu’aurait une interprétation extensive de la juridiction et des obligations positives découlant de l’article 3. En particulier, elle a évoqué la perspective d’un « engorgement des postes diplomatiques », car en l’état actuel du monde, « plusieurs millions » de personnes auraient vocation à solliciter et obtenir un visa auprès du pays où elles souhaiteraient résider. Pour les services consulaires, cela représenterait un « fardeau insupportable », une « charge excessive ». Par ailleurs, une décision favorable aux requérants constituerait une remise en cause des prérogatives souveraines des Etats parties en matière de contrôle de l’entrée sur le territoire.

En réponse, l’un des représentants des requérants a au contraire invité la Cour à « ne pas se laisser guider par la peur du chaos que le gouvernement belge et les autres annoncent » en cas de reconnaissance de l’obligation de délivrer des visas. Selon lui, « ce chaos n’existe pas », car une décision en faveur des requérants n’impliquerait pas l’octroi automatique de visas à tout demandeur[80]. Des conditions strictes devraient en effet être remplies, ce qui serait le cas en l’espèce. En tout état de cause, l’échange entre les parties lors de cette audience montre, s’il le fallait encore, la prégnance de l’argument de la crise à Strasbourg. On peut donc supposer que la Cour se positionnera explicitement sur ce point, comme d’ailleurs dans les deux affaires renvoyées à la Grande Chambre. En attendant les prochaines réponses de la Cour, il faut poursuivre notre parcours jurisprudentiel ailleurs. Car le Palais des droits de l’homme n’est pas la seule juridiction où la crise migratoire est dans tous les esprits et suscite des évolutions jurisprudentielles. A Paris, l’argument est également de plus en plus invoqué pour justifier une protection limitée des droits des étrangers.

II – La crise migratoire au Palais Royal

Au Palais Royal, la porosité architecturale entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat s’accompagne, on le sait, d’une porosité sociologique et intellectuelle. Dans une juridiction comme dans l’autre, des hauts-fonctionnaires ou anciens politiciens soucieux de l’efficacité des institutions sont régulièrement enclins à placer les intérêts de l’Etat au-dessus des droits des étrangers[81]. A certains égards, le juge constitutionnel se montre ainsi réceptif à l’argument de la crise, que ce soit dans sa jurisprudence ou lors des séances de délibération précédant ses décisions (A). Quant au juge administratif, il prend également en compte cet argument, sur le plan à la fois des contrôles aux frontières et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile sur le territoire (B).

A – La prise en compte de la crise par le juge constitutionnel

Si l’argument de la crise apparaît dans quelques décisions du Conseil constitutionnel, notamment concernant le droit des étrangers dérogatoire en outre-mer (1), on en trouve également l’influence auprès de certains conseillers dans les déclarations qu’ils tiennent lors des délibérations avec leurs collègues sur les lois déférés (2).

1 – L’argument dans le contexte de justification

A l’instar de ce que nous avons observé dans le cas de la Cour européenne des droits de l’homme, il est possible de déceler la présence implicite de l’argument de la crise migratoire assez tôt dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, à savoir dès juillet 1991, lorsque le Conseil était amené à examiner la constitutionnalité de la loi autorisant l’approbation de la convention d’application de l’accord de Schengen[82]. La saisine des députés invoquait auprès du Conseil des arguments particulièrement alarmistes, implicitement liés à l’idée d’une crise à venir. Ils considéraient que les dispositions relatives à la suppression des contrôles aux frontières intérieures porteraient atteinte aux conditions essentielles de l’exercice de la souveraineté nationale, dans trois « secteurs fondamentaux », dont deux nous intéressent ici.

D’une part, sur le plan du « danger pour la vie nationale », les députés s’inquiétaient premièrement de ce que, sous l’effet combiné du droit du sol et de l’absence de contrôles, « n’importe qui pourra de cette manière acquérir la nationalité française ». Ils se préoccupaient également de « l’absence de contrôle des mouvements migratoires », car « compte tenu des difficultés que rencontre notre pays avec son immigration (cf rapport récent déposé à l’Assemblée nationale), il semble que les accords en question apportent une nouvelle difficulté, les autorités françaises n’étant plus maîtres du contrôle des flux migratoires, il y a ici un énorme risque de voir une masse d’étrangers affluer, attirés notamment par le caractère très protecteur de notre système social ». Les parlementaires demandaient alors « comment faire face à ce futur problème alors même qu’actuellement la capacité d’accueil d’étrangers est saturée ». Le Conseil a rejeté ces arguments en répondant que la convention Schengen « ne modifi[ait] en rien les dispositions du code de la nationalité » et ne supprimait pas tout contrôle puisqu’elle prévoyait le transfert des contrôles aux frontières extérieures selon des règles uniformes ainsi qu’un régime commun de visas de court séjour (cons. 13-14).

D’autre part, sur le plan de la garantie des droits et libertés des citoyens, les députés mettaient en avant que la « perméabilité des frontières » constituerait « un réel danger pour la survie de notre système de protection sociale qui ne survivrait pas à ce nouveau problème ». Ils en concluaient que l’accord était contraire au dixième alinéa du préambule de 1946, qui dispose que la nation « garantit, à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et le loisir ». Ils évoquaient également une atteinte à la sûreté des personnes. Le Conseil a rejeté ces arguments, en considérant que les dispositions invoquées du préambule de 1946 n’avaient aucun lien avec l’article 2 de la convention Schengen et que cette dernière prévoyait plusieurs mesures permettant de garantir la protection des personnes (contrôles aux frontières extérieures, possible rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, etc.) (cons. 17-18). Dans cette première affaire, le Conseil a donc rejeté en bloc les arguments tirés du spectre d’une crise en cas d’approbation de la convention Schengen.

L’argument de la crise a ensuite fait surface dans la fameuse décision du 13 août 1993, louée par les commentateurs de l’époque pour avoir établi un véritable « statut constitutionnel de l’étranger »[83]. Dans l’un des considérants de principe de cette « grande décision », le Conseil a affirmé avec clarté que « si le législateur peut prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République » (cons. 3). Déclinant ensuite ce principe, le Conseil a censuré plusieurs dispositions de la loi déférée, tout en effectuant également un certain nombre de réserves d’interprétation. Toutefois, dans une partie de la décision passée largement inaperçue, le Conseil a admis en parallèle un « infra-statut » de l’étranger en outre-mer, sur le fondement de l’argument implicite de la crise migratoire. Le Conseil a en effet entériné des dérogations au droit des étrangers applicable en métropole, en particulier une disposition écartant le bénéfice d’un recours préalable suspensif contre les mesures de reconduite à la frontière dans les départements d’outre-mer et à Saint-Pierre-et-Miquelon.

La saisine des députés mettait en avant une violation du principe d’égalité et appelait à une interprétation stricte des adaptations autorisées en outre-mer par l’article 73 de la Constitution. Les députés considéraient qu’il s’agissait d’un « régime très spécifique et même dérogatoire », « manifestement disproportionné aux différences de situation qui peuvent en la matière séparer les DOM de la métropole ». Selon les parlementaires, « l’atteinte discriminatoire portée aux droits des habitants de ces départements est considérable, s’agissant en particulier du recours suspensif dirigé contre les arrêtés de reconduite à la frontière qui existe en métropole mais pas dans les DOM ». Toutefois, le Conseil a estimé que les dérogations en question ne dépassaient pas la portée des adaptations autorisées en outre-mer par l’article 73 de la Constitution. En particulier, il a invoqué « l’état des flux migratoires dans certaines zones concernées et l’existence de contraintes administratives liées à l’éloignement ou à l’insularité des collectivités en cause »[84]. Le Conseil a donc admis une protection amoindrie des droits sur le fondement implicite d’une situation migratoire jugée exceptionnelle en outre-mer par rapport à celle de la métropole.

Si le Conseil notait en 1993 que les « modalités particulières » instaurées en outre-mer étaient prévues « pour une durée limitée », celles-ci n’ont ensuite cessé d’être confirmées et étendues[85], avec l’aval du Conseil constitutionnel à plusieurs reprises et malgré les conséquences désastreuses pour les droits des étrangers[86]. En avril 1997, le Conseil a validé une disposition étendant à la Guyane la possibilité pour les officiers de police judiciaire de procéder à des visites sommaires de véhicules « en vue de rechercher et constater les infractions relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en France », dans une zone de vingt kilomètres à l’intérieur du territoire à partir des frontières terrestres. Cette possibilité était envisagée par le législateur à titre principal en métropole, dans le cadre de l’abolition des contrôles aux frontières intérieures prévue par les accords de Schengen. Elle devait venir compléter un dispositif mis en place quelques années plus tôt. Dans une décision du 5 août 1993, le Conseil avait déjà entériné des possibilités étendues de contrôles d’identité dans la même « bande frontalière », considérant que « les zones concernées, précisément définies dans leur nature et leur étendue, présentent des risques particuliers d’infractions et d’atteintes à l’ordre public liés à la circulation internationale des personnes »[87]. Or, la saisine des députés en 1997 mettait justement en avant que c’était « seulement en raison de la suppression des contrôles aux frontières décidée par [la] convention [Schengen] que la mise en place de contrôles analogues a pu être jugée constitutionnelle […], alors que les contrôles frontaliers n’ont été en rien allégés en Guyane. Les conditions d’exercice de la liberté individuelle ne sauraient donc y être restreintes au même degré que là où les contrôles nouveaux viennent compenser l’ouverture des frontières. »

Toutefois, le Conseil a estimé que l’extension à la Guyane des visites sommaires de véhicules dans la zone frontalière ne portait pas atteinte au principe d’égalité car la différence de traitement était en lien avec l’objectif du législateur de renforcer la lutte contre l’immigration irrégulière. Le Conseil a considéré que la mesure était également justifiée au titre de l’article 73 de la Constitution, au regard de la « situation particulière du département de la Guyane en matière de circulation internationale des personnes »[88]. En cela, le Conseil s’est vraisemblablement contenté de suivre les observations du gouvernement : « Cette extension est justifiée par les circonstances propres à ce département. Une estimation approximative de la population en situation irrégulière d’origine étrangère amène à considérer qu’environ le quart des résidents dans ce département sont des étrangers en situation irrégulière. La porosité des frontières, notamment avec le Surinam à l’ouest, est particulièrement préoccupante. Ces circonstances constituent des ‘justifications appropriées tirées d’impératifs constants et particuliers de la sécurité publique’, au sens de la décision du 5 août 1993 précitée et les moyens de contrôle effectivement disponibles sur place ne permettent pas d’améliorer la maîtrise de l’immigration irrégulière sans des dispositions dérogatoires au droit commun. […] Au demeurant, l’article 73 de la Constitution permet, comme le Conseil constitutionnel l’a déjà jugé en matière d’immigration dans la décision du 13 août 1993, de tenir compte de ‘situations particulières’ propres aux départements d’outre-mer. Celle-ci en est une assurément. » C’est donc à nouveau un argument implicite de la crise qui vient justifier un dispositif dérogatoire.

En mars 2003, le Conseil s’est prononcé sur le recours contre l’arrêté de reconduite à la frontière, non suspensif en Guyane et dans la commune de Saint-Martin (Guadeloupe). Sans surprise, le Conseil a validé cette dérogation, sur le fondement de « la situation particulière et les difficultés durables du département de la Guyane et, dans le département de la Guadeloupe, de la commune de Saint-Martin, en matière de circulation internationale des personnes »[89]. Le Conseil a donc, une fois de plus, suivi l’avis du gouvernement : « Ces dérogations limitées à l’application de l’ordonnance du 2 novembre 1945 dans le département de la Guyane et sur le territoire de la commune de Saint Martin (Guadeloupe) sont justifiées par les particularités d’ordre géographique de ces territoires. La situation particulière du département de la Guyane en matière de circulation des personnes a été reconnue par le Conseil constitutionnel (décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997). La circonstance que l’île de Saint Martin relève à la fois de la France et des Pays-Bas, sans contrôle aux frontières entre les deux zones, et que l’aéroport de l’île est placé sous souveraineté hollandaise, justifie pareillement l’application sur le territoire de la commune de Saint Martin de règles particulières. » De décision en décision, le Conseil constitutionnel offre ainsi au législateur et au gouvernement de nouveaux fondements jurisprudentiels pour élargir le droit dérogatoire en outre-mer.

Dans une décision du 6 septembre 2018, dans le cadre de son examen de la loi « asile et immigration », le Conseil constitutionnel a franchi une nouvelle étape en étendant l’argument de la crise au droit de la nationalité[90]. Il a ainsi admis des modalités dérogatoires d’acquisition de la nationalité à Mayotte, qui imposent une nouvelle condition aux enfants nés à Mayotte de deux parents étrangers. Doit désormais être démontrée la résidence régulière en France de l’un des deux parents depuis au moins trois mois au moment de la naissance de l’enfant. Or, le Conseil a considéré que la disposition en question pouvait être justifiée par les « flux migratoires très importants », relevant que « la population de Mayotte comporte, par rapport à l’ensemble de la population résidant en France, une forte proportion de personnes de nationalité étrangère, dont beaucoup en situation irrégulière, ainsi qu’un nombre élevé et croissant d’enfants nés de parents étrangers ». Selon le Conseil, « le législateur a ainsi entendu tenir compte de ce que l’immigration irrégulière à Mayotte pouvait être favorisée par la perspective d’obtention de la nationalité française par un enfant né en France et par les conséquences qui en découlent sur le droit au séjour de sa famille ». Par cette décision, le Conseil permet désormais au législateur, « afin de lutter contre l’immigration irrégulière à Mayotte, d’y adapter, dans une certaine mesure, non seulement les règles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers, mais aussi celles régissant l’acquisition de la nationalité française à raison de la naissance et de la résidence en France » (cons. 43).

Ici encore, force est de constater que le Conseil s’est contenté de reprendre les observations du gouvernement, qui invoquait une série de statistiques démographiques censées démontrer de manière indéniable que Mayotte « connaît depuis plusieurs années, au regard des enjeux de maîtrise de l’immigration, une situation toute particulière ». Peu importera alors que les saisines des parlementaires mettaient en évidence le caractère contestable des affirmations du gouvernement, que ce soit sur le plan des chiffres avancés, plus complexes que le Conseil et le gouvernement ne veulent bien l’admettre[91], ou concernant l’idée aucunement étayée selon laquelle le droit de la nationalité serait en tant que tel un facteur important d’immigration irrégulière. L’argument de la crise aura finalement eu raison de l’égal accès à la nationalité française pour des milliers d’enfants qui, bien que nés dans un département français et y ayant grandi, ne pourront pas nécessairement remplir la nouvelle condition qui leur est imposée.

Quelques mois plus tard, le Conseil a tout de même fixé une limite à l’extension des dérogations en outre-mer. Dans sa décision du 28 novembre 2018, examinant la loi de finances pour 2019, le Conseil a censuré une disposition prévoyant, pour les étrangers en situation régulière en Guyane, l’allongement de cinq à quinze ans du délai de détention d’un titre de séjour pour bénéficier du revenu de solidarité active (RSA)[92]. La saisine des députés faisait valoir que les mesures contestées allaient « au-delà de ce que peuvent justifier les caractéristiques et contraintes particulières ». Ils dénonçaient également le fait que « le resserrement de ces critères d’attribution n’a aucun rapport avec l’objet de la loi puisqu’il s’agit pour le gouvernement de faire varier à la baisse l’étendue des droits sociaux sur un territoire en raison d’une augmentation des besoins constatés ». En tout état de cause, il y aurait selon eux une « disproportion manifeste et caractérisée par rapport à l’objet poursuivi ». Quant au gouvernement, il faisait valoir comme circonstances particulières « l’ampleur exceptionnelle de l’immigration irrégulière (moins de la moitié de la population étrangère, qui représente un tiers de la population totale, est en situation régulière et, en 2016, 82 % des titres délivrés l’ont été à des étrangers qui étaient entrés irrégulièrement) et la part élevée que représentent les étrangers non ressortissants de l’Union européenne parmi les bénéficiaires du RSA en Guyane (43 % contre 15 % en moyenne nationale) ».

Dans leur détail, qui mérite d’être reproduit ici, les observations du gouvernement symbolisent à la perfection l’argument de la crise : « En raison, d’une part, de la longueur de la frontière avec les États étrangers limitrophes et, d’autre part, de la disparité sans équivalent des niveaux de vie d’un côté et de l’autre de cette frontière, la Guyane fait face à une pression migratoire considérable qui caractérise, y compris par rapport à l’objet des prestations de RSA dont la vocation normale est d’inciter à l’exercice d’une activité professionnelle, une différence de situation par rapport aux autres départements. En outre, la perméabilité de la frontière matérialisée par les fleuves Maroni et Oyapock rend la résidence effective des intéressés difficile à contrôler et facilite les domiciliations ayant pour seul objet de percevoir le RSA. […] L’allongement de la durée requise de détention d’une carte de séjour autorisant à travailler répond ainsi à des enjeux qui se rattachent à la maîtrise de l’immigration irrégulière et à la soutenabilité des dépenses liées à cette prestation, et tend ce faisant à préserver son objet même. L’effet attractif, dans le contexte particulier que connaît la Guyane, du système français de protection sociale et singulièrement de la prestation de RSA, détourne cette dernière de sa finalité propre : la possibilité de percevoir cette prestation cinq ans après une régularisation du droit de séjour constitue un objectif en soi pour une partie des étrangers qui entrent et se maintiennent irrégulièrement sur le territoire national en Guyane. La différence de traitement que constitue la restriction des conditions d’accès à cette prestation est ainsi en rapport direct avec l’objet de la prestation, qu’il s’agit de préserver de la dénaturation actuellement observée. La mesure étant, par ailleurs, proportionnée à l’objectif eu égard à l’ampleur des flux migratoires actuels, le grief sera écarté. »

De son côté, le Conseil a commencé par admettre l’existence de circonstances particulières permettant des adaptations au titre de l’article 73 de la Constitution. Reprenant la formulation retenue dans sa décision rendue en septembre, il a en effet relevé que « la population de la Guyane comporte, par rapport à l’ensemble de la population résidant en France, une forte proportion de personnes de nationalité étrangère, dont beaucoup en situation irrégulière » (cons. 46). Par conséquent, le Conseil n’a pas critiqué en soi l’objectif de « décourager l’immigration irrégulière en Guyane », en vue duquel le législateur peut prévoir des adaptations législatives. Toutefois, il a estimé que l’introduction d’une condition spécifique pour l’obtention du RSA, aux fins de lutter contre l’immigration irrégulière, était sans lien avec l’objet de cette prestation, à savoir « inciter à l’exercice ou à la reprise d’une activité professionnelle » (cons. 47). La différence de traitement n’était donc pas justifiée. En outre, le Conseil a relevé que la mesure aurait affecté « l’ensemble des étrangers en situation régulière, y compris […] ceux légalement entrés sur son territoire et s’y étant régulièrement maintenus de manière continue » ainsi que les « étrangers résidant en Guyane ayant résidé précédemment sur une autre partie du territoire national en ayant un titre de séjour les autorisant à travailler » (cons. 48). Le dispositif prévu par le législateur dépassait donc « la mesure des adaptations susceptibles d’être justifiées par les caractéristiques et les contraintes particulières de la collectivité de Guyane » (cons. 49). Si le Conseil censure ainsi la disposition critiquée par les députés, il réitère en parallèle sa jurisprudence constante selon laquelle le législateur peut prévoir en outre-mer, et tout particulièrement en Guyane, des adaptations législatives en lien avec la lutte contre l’immigration irrégulière. Cette ligne jurisprudentielle paraît ainsi avoir de beaux jours devant elle. Mais qu’en est-il au-delà de cette jurisprudence de crise explicite ? On peut en effet se demander quel a pu être le rôle de l’argument de la crise dans le contexte de découverte des décisions du Conseil constitutionnel.

2 – L’argument dans le contexte de découverte[93]

Ainsi que nous venons de le constater, l’argument de la crise n’apparaît explicitement dans la jurisprudence du Conseil qu’à propos des dérogations au droit des étrangers en outre-mer, et concernant la mise en place de l’espace Schengen. Toutefois, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle, plus implicitement, l’argument de la crise influencerait le raisonnement du Conseil même lorsqu’il est formellement absent des décisions elles-mêmes. Pour s’en convaincre, il convient de s’intéresser au « portrait officieux » du juge constitutionnel[94], en particulier aux déclarations des conseillers lors des séances de délibération du Conseil[95]. Cette matière est précieuse pour saisir les considérations prises en compte par le juge constitutionnel français, au-delà du raisonnement formel présenté dans ses décisions, la plupart du temps sous la forme syllogistique[96]. En effet, il est courant pour le Conseil de prendre en considération les conséquences de ses décisions, même s’il n’en fait le plus souvent pas explicitement état dans ses décisions[97]. En l’occurrence, nous nous appuierons sur les comptes rendus de six séances de délibération qui se sont tenues entre 1980 et 1993, afin de déterminer dans quelle mesure l’argument de la crise oriente les décisions du Conseil en matière de droit des étrangers.

La première séance, en date du 9 janvier 1980, concerne l’examen par le Conseil de la loi Bonnet « relative à la prévention de l’immigration clandestine ». Si le compte-rendu ne porte aucune trace explicite de l’argument de la crise, on relève toutefois l’importance accordée par les conseillers aux chiffres et on perçoit, à partir de ces données, le ralliement implicite de certains conseillers à l’objectif du législateur de limiter le nombre d’étrangers sur le territoire français. Dans sa présentation initiale, le rapporteur Brouillet expose ainsi le « statut actuel des étrangers », puis « les conditions actuelles dans lesquelles se pose le problème de la mise à jour du statut des étrangers ». Il explique que « le statut libéral de l’ordonnance de 1945 a favorisé dans les années d’essor économique le mouvement migratoire vers la France » (p. 6). Il précise ensuite qu’« en 1946, le nombre des étrangers en France est de moins de quatre cent mille, en octobre 1976, selon une évaluation qui parait raisonnable, trois million sept cent mille étrangers étaient présents sur le territoire français ». Si le conseiller n’en tire pas de conclusion immédiate, sa présentation de la loi déférée ne remet pas en cause le diagnostic d’une immigration jugée numériquement importante voire excessive. Il note que « depuis les années 1974 (sic), la crise de l’énergie et la crise économique ont conduit à limiter l’ampleur de l’immigration » et à adopter des « mesures restrictives, souvent difficilement compatibles avec la législation en vigueur et avec la jurisprudence qui en découle ».

Lors de la discussion, le conseiller Gros, après avoir affirmé que « le droit international, cela est certain, permet à tout Etat de réglementer l’entrée et le séjour des étrangers sur son territoire », déclare qu’« actuellement, on sait qu’en France, il y a un courant quotidien d’environ cinq cent mille étrangers, il est donc tout à fait normal que le législateur veuille exercer un contrôle sur ce mouvement. » (p. 10) Le conseiller Peretti estime, quant à lui, utile de souligner un « point de fait » en précisant que « sur un plan concret, il est établi qu’environ quatre cent mille étrangers travaillent actuellement en France dans des conditions irrégulières » (p. 13). Le deuxième compte-rendu, concernant la séance du 28 juillet 1989, témoigne d’un intérêt similaire pour les chiffres. Le rapporteur Jacques Robert commence ainsi son exposé en « rappel[ant] d’abord quelques données » : « On estime la population étrangère vivant sur le territoire à 4,5 millions de personnes. Elle a augmenté de 500 000 en 10 ans et d’un quart en 15 ans. Ces chiffres sont proches de ceux d’Allemagne fédérale mais rapporté à la population totale, le pourcentage d’étrangers est supérieur en France. » Il explore ensuite brièvement les « solutions » existantes « face à ce problème » (p. 12).

La troisième séance, en date du 25 juillet 1991, portait sur la loi d’approbation de la convention d’application de l’accord de Schengen. Certaines déclarations du rapporteur Jacques Robert dans sa présentation initiale témoignent de certaines idées arrêtées concernant la réalité migratoire dans le contexte de la mise en place de l’espace Schengen. En particulier, le rapporteur aborde la question des réfugiés, qui bénéficieront au même titre que les citoyens de la libre circulation : « Mais alors la politique de reconnaissance du statut de réfugié devient une problématique qui concerne tous les Etats membres. On assiste en effet à une augmentation du nombre des demandeurs d’asile et à une dérive du droit d’asile qui de politique devient économique. Ceci induit une augmentation du taux de rejet des demandes de statut de réfugié par l’O.F.P.R.A. De 4 % en 1976, il s’est élevé à 57 % en 1985 pour dépasser 79 % en 1989. Or, environ 80 % des demandeurs d’asile déboutés demeuraient en Europe et circulaient périodiquement d’un Etat à l’autre. Le système actuel consiste pour le demandeur débouté à déposer des dossiers successifs auprès des différents Etats membres mais le risque est que chaque Etat sollicité renvoie à son voisin la responsabilité du dossier. Schengen vise à éviter cette surenchère des demandeurs d’asile et des Etats en posant le principe qu’un seul Etat sera désormais responsable de la demande et du dossier. » (p. 7-8) Ces déclarations, qui insistent sur l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile, le nombre croissant de « déboutés » et le phénomène parfois qualifié d’« asylum shopping », ne sont pas anodines. Elles expriment, là encore, un certain ralliement au point de vue de l’Etat quant au phénomène migratoire, tout en reposant sur l’idée d’une augmentation importante du nombre d’étrangers.

Cette analyse n’est pas démentie par les propos ultérieurs du rapporteur, qui tient également à évoquer la « controverse politique » à laquelle la convention de Schengen a donné lieu : « Je rappellerai les critiques dont la convention a été l’objet, ses points obscurs et ses avantages. Les critiques : l’idée souvent émise est que nos frontières deviennent totalement perméables. Schengen ouvrirait la voie à de véritables pipe-lines d’immigration clandestine. L’Italie est pour les Africains l’antichambre de la France et les Hollandais n’aiment guère refouler les clandestins. […] J’en arrive aux avantages de cet accord qui ne s’identifie à mon sens ni à une passoire ni à une forteresse. Ce n’est pas une passoire. Je prendrai pour le démontrer les exemples de l’immigration clandestine en provenance des pays de l’Est et celui du trafic de drogue. Dès que l’Europe de l’Est a recouvré la liberté nous avons, comme nos partenaires de Schengen, supprimé le visa pour les Hongrois et pour les Tchèques. Comme par ailleurs l’Allemagne supprimait les visas pour les Polonais, la France risquait de ne plus tenir. C’est grâce à Schengen qu’une solution a été trouvée : un accord a été signé entre les six et la Pologne. Si une personne en provenance de Pologne s’installe en France sans autorisation, notre pays pourra le renvoyer en Pologne et la Pologne sera tenue de la recevoir. […] Schengen n’est pas non plus une forteresse. C’est vrai qu’il y a un renforcement aux frontières externes des contrôles, une coopération policière et pénale accrues et qu’un système informatique d’échanges de données sera mis en place. […] Schengen fournit deux instruments : d’abord, la mise en place avec nos partenaires d’une politique commune des visas ; ensuite, le renforcement des vérifications aux frontières extérieures. […] C’est une étape indispensable dans la réalisation concrète de la construction européenne. C’est une réponse concrète à de grandes menaces. Nous avons le choix entre deux solutions : soit de nous replier sur nous-mêmes, soit de favoriser l’émergence d’une attitude ferme et concertée avec nos voisins. Nous ne pouvons laisser l’Afrique et les pays de l’Est à la solitude de leur destin. Boumediene a dit : ‘Un jour, des millions d’hommes quitteront les parties méridionales pauvres du monde pour faire irruption dans les espaces relativement accessibles qui sont à la recherche de leur propre identité’. » (p. 12-13). Si ces éléments sont apportés en réponse à certains des griefs soulevés par la saisine des parlementaires, ils demeurent instructifs sur la perspective du rapporteur, qui entend répondre amplement à l’argument de la « perméabilité des frontières », qu’il n’estime pas superflu.

Lors de la séance du 24 février 1992, le Conseil examine la constitutionnalité des « zones de transit ». Si le Conseil décide finalement de censurer la disposition du fait que le législateur n’a pas prévu l’intervention de l’autorité judiciaire dans les meilleurs délais, le compte-rendu de la séance de délibération fait état d’hésitations de la part de certains conseillers. Tout d’abord, on relève que le rapporteur Jacques Robert commence à nouveau son exposé par un rappel des chiffres : « Chaque année, 8 000 étrangers débarquent de compagnies de transport, en situation irrégulière. » Il rappelle aussi qu’une procédure de régularisation est en cours depuis le mois de juillet : 50 000 « déboutés du droit d’asile » auraient déposé un dossier en préfecture, dont 20 500 traités et 13 500 ayant reçu un avis défavorable. Le conseiller note à cet égard que les étrangers concernés ont accès à un recours, mais qu’en tout état de cause l’« expulsion massive [est] impossible » (p. 1). Par la suite, lors de la discussion, le conseiller Edgar Faure semble pour sa part admettre l’argument de la crise : « C’est vrai qu’il n’y a eu que 860 demandes d’asile en 1990, mais quatre ans plus tôt elles n’étaient que 40 ; la courbe va croissant, parce que les réfugiés ont appris qu’en faisant jouer cette clause, le délai courait au-delà duquel on ne pouvait plus leur refuser l’entrée… Il y a une espèce de détournement de procédure… Si nous censurons malgré tout, étant donné 1’ordre du jour chargé des prochaines sessions parlementaires et les échéances électorales, je redoute que l’on ne puisse remettre les choses en ordre avant longtemps… Et entre-temps nos frontières maritimes et aéroportuaires deviendront de véritables passoires, sans qu’il y ait beaucoup de moyens d’aller là contre… » (p. 15).

Le conseiller Latscha relève lui aussi les chiffres : « de tous les documents qui ont été mis à notre disposition, il résulte que les demandeurs d’asile sont passés de 40 à 800… Il faut mettre les choses dans leurs proportions… » Dans ce contexte, le conseiller se dit « extrêmement partagé » : « il y a notre fonction de gardiens du droit, mais nous sommes devant une situation hybride, où la notion de zone de transit est très importante… » (p. 16) Le président Robert Badinter, quant à lui, tente de recadrer le débat en laissant de côté ces considérations : « S’agissant des intéressés, il est bon de le rappeler, il y a ceux qui, sans visa, ne sont pas autorisés à pénétrer sur le territoire français et puis, ceux qui demandent l’admission au titre de l’asile. Il y a donc deux catégories ; elles ne sont pas, de loin, dans la même proportion ; mais n’y en aurait-il que 10 pour 10 000, que cela ne changerait rien… Nous devons nous interroger sur la nature de la mesure prise. » (p. 19)

Lors de la séance du 5 août 1993, le Conseil se penche sur une loi modifiant le code de procédure pénale en vue d’élargir les possibilités de contrôles d’identité, notamment dans une zone frontalière de vingt kilomètres, pouvant éventuellement être étendue à quarante kilomètres par l’autorité administrative. Le rapporteur Rudloff propose plusieurs solutions, dont d’une part la censure totale, et d’autre part une « variante » consistant à admettre les contrôles dans la zone de vingt kilomètres, tout en censurant l’extension à quarante kilomètres, notamment en raison de la délégation trop large conférée à l’autorité administrative. Lors de la discussion, la conseillère Noëlle Lenoir s’oppose à la censure totale, sur le fondement d’un raisonnement qui semble s’appuyer sur l’argument de la crise : « On est confronté à la seule disposition vraiment innovante de tout ce texte. Il est évident que certains pays peuvent se voir très rapidement envahis, et ils le seront d’autant plus que d’autres pays, signataires des accords de Schengen ont des frontières perméables. Regardez ce qui se passe en Grèce. Alors je suis très favorable à la variante. » (p. 21)

Le président Badinter se montre davantage circonspect : « Mon sentiment, c’est que le type de difficultés revient toujours. Nos successeurs sont confrontés au même problème : 20, 40 km ! Il me semble quand même que tout ce dispositif représente un palier supplémentaire. Pourquoi ? Parce que tout le monde est concerné par ce contrôle et d’autre part parce qu’il s’agit de présenter tous les titres. Ce n’est pas seulement le contrôle d’identité au sens classique, mais aussi bien d’autres titres, que le Gouvernement a d’ailleurs mentionnés dans ses réponses. Bien entendu, au premier rang le contrôle portera sur les étrangers, du fait même de la convention de Schengen. Mais ce contrôle est déjà possible : le code des douanes, la réglementation spéciale relative aux immigrés, ou aux clandestins… Tout cela existe déjà. Nous sommes ici largement confrontés à des fantasmes une fois encore, à une sorte d’obsession. Seule est spécifique la situation des ports et des aéroports. La valeur de l’Etat de droit a perdu une partie de sa force, dès lors qu’on est dans une zone frontalière. Reste la question spécifique des 20 km. Tout ceci, je le dis, me paraît bien étrange. On va lever les barrages aux frontières pour les installer 20 km plus loin. Mais ce sera insuffisant. Un vrai clandestin passera toujours entre les mailles du filet. Si nous censurons les 20 km supplémentaires, on risque de voir revenir une disposition fixant la zone à 30 km. Il me semble que la justification est l’existence même de la frontière. Il me paraît difficile de motiver sur la distance. 20, 30, 40 km, ce n’est pas cela qui importe. Ce qui importe, c’est la manière dont cette zone est fixée. L’autorité administrative, en toute hypothèse, n’est pas démunie de moyens et il semble nécessaire de mettre un point d’arrêt. » (p. 21)

Enfin, lors de la séance des 12 et 13 août 1993, le Conseil se penche sur la loi Pasqua « relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France ». Prévoyant de nombreuses restrictions aux droits des étrangers, cette loi a vu plusieurs de ses dispositions censurées. Elle intervient dans un contexte de crispations autour de la question migratoire, ce qui explique peut-être, ici aussi, des prises de position davantage marquées de la part des conseillers. Le rapporteur Jacques Robert commence d’ailleurs par évoquer un « contexte émotionnel, souvent oppressant et véhiculant les pensées les plus ambigües comme les plus contradictoires », tout en soulignant qu’« une grande responsabilité pèse sur nous et nos problèmes de conscience ont été, sont et seront sans doute encore nombreux » (p. 1). Lors de son long exposé initial, il rappelle une série de données pour montrer qu’« en 1992, n’en déplaise à certains, chacun des 12 Etats de la Communauté économique européenne est une terre d’immigration ». Ainsi, il semble plutôt réfuter les anxiétés sociétales autour d’une présence supposément excessive et menaçante d’étrangers en France : « il serait […] utile de calmer le jeu en ne faisant pas des émigrés les boucs émissaires de tous les maux dont souffrent les sociétés modernes. Il ne sert à rien de dépeindre la population émigrée, notamment maghrébine, comme une cohorte dangereuse de travailleurs affamés, instigateurs de violence et de répandre l’idée que toute immigration est un relai inespéré pour les revendications politiques et religieuses servies par des terroristes de tous bords… De la même manière, il serait extrêmement néfaste et injuste de pratiquer un amalgame – trop facile – entre l’immigration et le trafic de drogues, qui conduirait à considérer que la sécurité des Français est menacée par la présence d’une forte population étrangère. Il faut [en outre] poser clairement et simplement – sans la passionner ni en mésestimer l’importance – la fondamentale question de l’‘identité nationale’. Nul ne peut aujourd’hui se contenter de l’affirmation couramment colportée – que si les étrangers deviennent trop nombreux en France, ils porteront une atteinte insupportable à l’identité française. » (p. 7-8).

A la fin de sa présentation, Jacques Robert évoque la nécessité de « montrer à la fois beaucoup de prudence et beaucoup de compréhension » : « De la prudence car il est vrai que l’anarchie des flux migratoires peut mettre en péril l’équilibre et la stabilité du pays en suscitant des réactions impulsives d’hostilité ou en entretenant, ce qui est encore plus pernicieux, une xénophobie latente qui ne se nourrit que de l’ignorance des problèmes. De la compréhension à l’égard d’hommes venus d’ailleurs qui n’ont sans doute pas eu la chance, partagée par beaucoup, de naître et de vivre dans un pays ou dans une famille que n’assaillait aucun problème d’identité ou de subsistance ». Le conseiller termine par une injonction d’ouverture vis-à-vis de l’étranger : « A défaut de pouvoir ou de vouloir tous les élever – au plan juridique – à la condition de citoyen, tâchons de les élever à la conscience et à la dignité de cette citoyenneté. Donnons, dans la mesure où la Constitution nous le permet, force à l’expérience de celui qui se vit souvent comme un exclu, un marginal ou un maudit. » (p. 28-29). A peine ouverte la discussion, le président Robert Badinter abonde dans son sens : « Il faut faire attention car c’est un domaine – les étrangers – où règne la démagogie ambiante. Le droit des étrangers finit par s’intégrer dans le droit sécuritaire. C’est très dommageable. […] Notre décision doit s’accrocher à des principes clairs même si la tâche ne nous sera pas facile. Il est toujours difficile de ne pas aboyer avec la caravane des démagogues mais nous nous y attacherons. » (p. 29).

Une partie importante de la discussion porte ensuite sur une disposition prévoyant des vérifications d’identité visant spécifiquement les étrangers, dont plusieurs conseillers estiment qu’elles sont discriminatoires. A cet égard, le président Badinter semble anticiper l’argument d’une crise à craindre en cas de censure de la disposition en question : « Si nous censurons, je vois déjà les commentaires. Le Conseil constitutionnel a commencé par interdire les contrôles généralisés et discrétionnaires et par là, il gêne l’action de la police. Aujourd’hui, il interdit les contrôles spécifiques aux étrangers. La France est livrée aux immigrés. Ou alors nous avons intérêt à affûter nos plumes pour défendre la décision en sortant de l’obligation de réserve. D’accord, si nous faisons cela, nous aurons dit ce que nous avons sur le cœur, à savoir que ces contrôles sont racistes. » (p. 37) Finalement, le Conseil adopte, en guise de compromis, une interprétation neutralisante qui indique que les vérifications doivent s’effectuer sans discrimination. Plus tard dans la discussion, sur les dérogations prévues en outre-mer, que nous avons déjà abordées plus haut, Jacques Robert estime qu’il « n’y a rien d’intéressant sur cet article », car ce dernier « se borne à aménager des procédures administratives et prévoit que les modalités particulières peuvent être justifiées par l’état des flux migratoires dans certaines zones ». Il considère donc que « ces dispositions ne sont pas contraires à la Constitution » (p. 50). Aucun débat n’a lieu et la conformité est votée à l’unanimité. Enfin, la séance termine sur les restrictions apportées à certaines aides sociales, dont l’aide à domicile aux personnes handicapées, qui ne sont désormais plus accessibles aux étrangers en situation irrégulière. A ce sujet, le conseille Abadie demande « une précision » : « Est-ce que pour les autres formes d’aide sociale qui sont allouées par les collectivités locales, il y a des conditions d’entrée ? Il faut faire attention à la solution que vous proposerez, sinon on va assister à une entrée d’handicapés et d’invalides qui vont venir en France uniquement pour demander ces prestations. » (p. 84-85).

S’ensuit une discussion autour des implications financières de la décision envisagée du Conseil. Le conseiller Fabre demande : « Combien y a-t-il d’étrangers en situation irrégulière ? ». Les conseillers Faure et Abadie répondent : « C’est extrêmement variable, les chiffres se situent entre 300 000 et 1 million. ». Le conseiller Fabre interroge à nouveau ses collègues : « Combien y en a-t-il sur cette population qui peuvent bénéficier de la mesure ? ». Le conseiller Faure répond : « Pour le moment, il y en a très peu. Mais à partir du moment où vous aurez censuré la mesure et notamment le membre de phrase ‘à condition qu’elles justifient d’un titre exigé des personnes étrangères pour séjourner régulièrement en France’, vous allez voir arriver des masses de gens pour bénéficier de toutes les formes d’aide sociale. » Sans nécessairement partager cet avis, le président Badinter s’interroge tout de même sur « le nombre de personnes concernées par la mesure » (p. 86), tout en expliquant qu’il ne « veu[t] pas qu’on puisse nous dire que nous avons été laxistes, ce serait aller contre le Parlement et contre l’opinion publique » (p. 87). En fin de compte, la disposition est déclarée conforme sous une réserve d’interprétation dont la portée apparaît fort limitée[98]. L’argument de la crise semble donc avoir joué ici un rôle non négligeable, même s’il n’a pas empêché le Conseil de censurer d’autres dispositions de la loi déférée. Notre parcours jurisprudentiel ne s’arrête, quoi qu’il en soit, pas ici puisque l’argument de la crise ne s’est pas cantonné à l’aile du Palais Royal donnant sur la rue de Montpensier.

B – La prise en compte de la crise par le juge administratif

L’argument de la crise migratoire a également pu prospérer du côté de la rue Saint-Honoré. Le Conseil d’Etat a en effet accepté de prendre en compte les contextes d’« afflux massif » et les « difficultés rencontrées par l’administration », que ce soit sur le plan des contrôles aux frontières (1.) ou concernant les conditions d’accueil des demandeurs d’asile une fois admis sur le territoire français (2.).

1 – L’argument quant aux contrôles aux frontières

Tout d’abord, l’argument de la crise a pu être invoqué avec succès dans un litige portant sur l’instauration par les autorités françaises d’une obligation de visa de transit aéroportuaire (VTA) pour les ressortissants syriens à partir de 2013. On sait, de manière générale, que le visa est un outil de « police à distance » ou encore d’interception administrative des étrangers, puisqu’il permet de barrer l’accès au territoire en amont, notamment à ceux susceptibles de demander l’asile à la frontière ou une fois sur le territoire[99]. En particulier, le VTA vise à éviter que les étrangers de certaines nationalités ne transitent par le pays concerné, de crainte pour l’administration de devoir traiter leur demande d’admission sur le territoire au titre de l’asile et, le cas échéant, d’y donner une suite favorable. Depuis 2009, cet outil est réglementé par l’article 3 du code des visas, qui prévoit une liste commune de pays tiers dont les ressortissants sous soumis à l’obligation de VTA[100], tout en permettant aux Etats membres d’imposer l’obligation de VTA à d’autres pays tiers « en cas d’urgence due à un afflux massif de migrants clandestins ». En janvier 2013, par une décision non publiée, la France a décidé d’ajouter la Syrie à sa liste nationale des pays soumis à l’obligation de VTA.

Pour les associations françaises de défense des droits des étrangers, cet ajout posait nécessairement question, car les ressortissants syriens qui se présentent aux frontières françaises à l’occasion d’un transit par un aéroport international français demandent presque systématiquement l’asile. L’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) et le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (Gisti) ont donc formé un référé-liberté contre la décision des autorités françaises, à ce stade implicite puisque non encore formalisée. Dans une ordonnance du 15 février 2013, le Conseil d’Etat a néanmoins considéré que « sans porter par elle-même aucune atteinte au droit fondamental qu’est le droit d’asile, l’obligation de disposer d’un tel visa répond à des nécessités d’ordre public tenant à éviter, à l’occasion d’une escale ou d’un changement d’avion, des afflux incontrôlés de personnes qui demanderaient l’admission sur le territoire au titre de l’asile ainsi que le détournement du transit aux seules fins d’entrée en France »[101]. Le Conseil d’Etat a notamment estimé que le critère d’« urgence due à un afflux massif de migrants clandestins » était rempli du fait « qu’après la fermeture du consulat de France à Damas, plusieurs centaines de ressortissants syriens se sont présentés dans les consulats des pays limitrophes, notamment l’Egypte, la Jordanie et le Liban, pour demander des visas de court ou de long séjour » et « que le nombre des demandes d’asile présentées par des ressortissants syriens est passé de 20 en 2010 à 54 en 2011 et 180 en 2012 ».

Le Conseil d’Etat a ensuite réitéré sa position en référé-suspension en mars 2013[102] puis sur le fond en juin 2014[103]. Dans cette dernière décision, le Conseil d’Etat a considéré à nouveau remplie la condition d’« urgence due à un afflux massif de migrants clandestins », dans la mesure où « en raison du conflit en cours en Syrie, qui a entraîné un important exode de population vers les pays voisins, un nombre important et sans cesse croissant de ressortissants syriens, principalement en provenance du Liban et de Jordanie et devant, en principe, seulement transiter par la zone internationale de transit des aéroports français, a tenté, à compter de l’année 2012, d’entrer irrégulièrement sur le territoire français à l’occasion de ce transit ». Il a également noté que la même situation avait « conduit plusieurs autres Etats membres de l’Union européenne, notamment la Belgique, la République tchèque, l’Allemagne, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas et l’Autriche, à prendre une décision identique ». Enfin, le Conseil d’Etat n’a pour sa part constaté aucune atteinte au droit d’asile, ni au droit à la vie ou au droit à ne pas être soumis à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants. Par sa décision, le Conseil a définitivement légitimé le VTA sur le fondement de la crainte d’« afflux incontrôlés de personnes qui demanderaient l’admission sur le territoire au titre de l’asile »[104]. C’est donc ici encore la crainte d’une crise migratoire qui a mené à une conception restrictive des droits des étrangers, privilégiant ainsi l’impératif de fermer les frontières au plus grand nombre, y compris à celles et ceux qui fuient les pires atrocités de la guerre.

L’argument de la crise a également justifié des pratiques limitant l’accès au territoire français au niveau de la frontière franco-italienne, où l’Anafé et le Gisti ont constaté dès 2011 des contrôles d’identité discriminatoires et permanents[105]. Face à l’intensification de ces pratiques en 2015, en particulier au niveau des Alpes-Maritimes, l’Anafé, le Gisti, la Cimade et l’Association des avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) ont saisi le Conseil d’État en référé-liberté afin de faire cesser les contrôles d’identité a priori contraires aux dispositions du code frontières Schengen et portant des atteintes graves à plusieurs libertés fondamentales, en particulier le droit constitutionnel d’asile, la liberté de circulation et le droit de ne pas faire l’objet de discriminations. Le Conseil a toutefois estimé qu’« il ne ressort[ait] ni des pièces des dossiers, ni des informations données au cours de l’audience que ces contrôles, par leur ampleur, leur fréquence et leurs modalités de mise en œuvre, excèderaient manifestement le cadre défini par ces dispositions et procéderaient ainsi d’une décision du ministre de l’intérieur ou d’une autre autorité nationale, de rétablir à la frontière franco-italienne un contrôle permanent et systématique »[106]. Le juge des référés a préféré attribuer les « nombreux contrôles d’identité ou de titres de séjour ou de circulation » dans les Alpes-Maritimes à « un afflux particulièrement important de migrants de divers pays et provenant d’Italie ». Implicitement, cet afflux justifierait ainsi à lui seul les contrôles d’identité de plus en plus fréquents et ciblant exclusivement les « personnes d’apparence migrante », sans que ces contrôles ne puissent s’apparenter à un rétablissement illégal des contrôles aux frontières intérieures, ni à une violation du droit d’asile.

En juillet 2017, le Conseil d’Etat a été amené à se prononcer à nouveau sur les contrôles pratiqués à la frontière franco-italienne, cette fois sur la détention ad hoc d’étrangers non admis à la frontière[107]. Des associations avaient pu constater que les autorités françaises, dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures depuis novembre 2015, utilisaient des locaux de la police aux frontières à Menton comme lieu d’enfermement ad hoc en dehors de tout cadre légal. Ce point n’était d’ailleurs pas véritablement contesté à partir du moment où un commandant de la police aux frontières avait lui-même désigné ce lieu auprès d’associations comme une « zone de rétention provisoire pour personnes non admises ». Or, le Conseil d’Etat n’a finalement retenu aucune atteinte à la liberté personnelle, en considérant que cette privation de liberté, même si elle n’entrait pas dans le cadre de la zone d’attente ou de la rétention administrative, était nécessaire aux fins de vérification aux frontières, et qu’elle pouvait être admise pour « le temps strictement nécessaire à ces opérations »[108]. Le Conseil a souligné à cet égard que « s’il appartient aux autorités compétentes de prendre toutes les mesures utiles pour que ce délai soit le plus réduit possible, il convient également de tenir compte, à cet égard, des difficultés que peut engendrer l’afflux soudain d’un nombre inhabituel de personnes en un même lieu et des contraintes qui s’attachent à l’éventuelle remise des intéressés aux autorités de l’Etat frontalier ». Une fois de plus, « l’afflux » a donc justifié des dérogations importantes aux droits fondamentaux aux frontières françaises[109]. Un même constat s’impose pour les étrangers sur le territoire.

2 – L’argument quant aux conditions d’accueil

L’argument de la crise a également intégré la jurisprudence du Conseil d’Etat en ce qui concerne les conditions d’accueil dont les demandeurs d’asile sont censés bénéficier une fois admis sur le territoire français. Dans un premier temps, en juin 2008, le Conseil d’Etat avait reconnu le droit des demandeurs d’asile à des conditions matérielles décentes, c’est-à-dire le « droit, dès le dépôt de leur demande et aussi longtemps qu’ils sont admis à se maintenir sur le territoire d’un Etat membre, à bénéficier de conditions matérielles d’accueil comprenant le logement, la nourriture et l’habillement ainsi qu’une allocation journalière »[110]. A partir de mars 2009, le juge des référés avait considéré que le droit aux conditions matérielles décentes constituait une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative[111]. Cette jurisprudence permettait notamment aux demandeurs d’asile de faire valoir leur droit à un hébergement. Cependant, dès l’année suivante, le Conseil d’Etat a considérablement restreint le droit aux conditions matérielles décentes[112]. Dans une ordonnance du 13 août 2010, il a considéré, d’une part, que « le caractère grave et manifestement illégal d’une telle atteinte s’apprécie en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente ». D’autre part, il a estimé nécessaire, pour qu’une telle atteinte soit constatée, que la privation des conditions d’accueil « comporte en outre des conséquences graves pour le demandeur d’asile, compte tenu notamment de son âge, de son état de santé ou de sa situation de famille »[113].

A travers la prise en compte des moyens dont dispose l’administration, l’argument de la crise migratoire se voit implicitement pris en considération. En effet, il devient possible pour l’administration de faire valoir une situation exceptionnelle, qui se caractérise désormais par le fait qu’elle dépasse ses moyens actuels. En d’autres termes, les moyens déployés par l’administration deviennent l’étalon permettant d’évaluer si une situation migratoire est exceptionnelle. Ce raisonnement neutralise bien entendu tout changement d’ampleur. Il se contente au contraire de maintenir en place un sous-dimensionnement structurel du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile[114]. Par ailleurs, dès novembre 2010, le juge des référés du Conseil d’Etat est allé encore plus loin en acceptant que « lorsque les capacités de logement normalement disponibles sont temporairement épuisées » et à défaut de « possibilités d’hébergement » dans d’autres régions, l’administration peut « recourir à des modalités d’accueil sous forme de tentes ou d’autres installations comparables »[115]. Ainsi, ce sont à nouveau les moyens que l’administration a décidé d’investir – ou plutôt de ne pas investir – dans le dispositif d’accueil qui servent à évaluer le respect du droit à des conditions matérielles décentes. Il suffit alors pour l’administration d’invoquer la saturation pour que des tentes deviennent des « modalités d’accueil » acceptables.

Malgré la jurisprudence davantage protectrice de la CJUE en matière de conditions d’accueil[116], le Conseil d’Etat a depuis 2010 rendu de très nombreuses ordonnances refusant de faire droit aux requêtes en référé-liberté de demandeurs privés de conditions d’accueil décentes. Le Conseil accepte presque systématiquement l’argument de l’administration quant à la saturation du dispositif et aux difficultés liées à un afflux de demandeurs d’asile. Ainsi, par exemple, dans une ordonnance du 27 avril 2018, le Conseil d’Etat rejette la requête d’une femme isolée accompagnée d’un bébé de seize mois[117]. D’une part, sur l’atteinte alléguée au droit d’asile, le Conseil relève que « le nombre de demandeurs d’asile en attente d’être reçus au guichet unique pour l’enregistrement de leur demande est en forte hausse » et « qu’en dépit d’un renforcement des services préfectoraux, l’afflux des demandeurs d’asile rend plus difficile de satisfaire les demandes » dans les Alpes-Maritimes. D’autre part, sur l’atteinte alléguée au droit à l’hébergement d’urgence, le Conseil considère que « si la requérante est accompagnée d’un enfant de seize mois, il n’est pas établi qu’elle présente une situation de vulnérabilité particulière lui conférant une priorité sur d’autres demandeurs d’asile avec enfants alors qu’il est constant que les capacités d’hébergement d’urgence sont saturées tant localement que nationalement, et il ne résulte pas davantage de l’instruction que la requérante et son enfant seraient, pour regrettable que soit leur situation, confrontés à des problèmes de santé tels qu’ils devraient être regardés comme étant dans un état de détresse médicale de nature à révéler une carence caractérisée de l’administration révélant une atteinte manifestement illégale au droit à l’hébergement d’urgence ».

Le Conseil a depuis rejeté plusieurs autres demandes sur le fondement de l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile et la saturation des dispositifs d’accueil et d’hébergement d’urgence dans les Alpes-Maritimes, laissant ainsi entrevoir le sous-dimensionnement structurel du système et l’action insuffisante de l’administration en la matière[118]. Si l’on en croit la jurisprudence des derniers mois, le dispositif est également saturé dans les départements du Nord[119], de la Saône-et-Loire et du Bas-Rhin[120]. Par une ordonnance du 26 février 2019, le Conseil a ainsi rejeté la requête d’un couple accompagné d’un enfant de dix ans, relevant entre autres que « 2 747 familles composées de deux adultes et d’un enfant, comme celle des requérants, sont actuellement en attente d’un hébergement en qualité de demandeurs d’asile en France, dont 132 dans le seul département du Bas-Rhin »[121]. Par une ordonnance du 17 avril 2019, le Conseil d’Etat a noté, pour rejeter la demande la demande d’une autre famille, « que dans le seul département de Saône-et-Loire, 16 familles composées de deux adultes et d’un enfant sont à ce jour en attente d’une place en hébergement dédié pour demandeurs d’asile » et « que le département de Saône-et-Loire dispose de 969 places d’accueil pour demandeurs d’asile, soit 89 % de plus qu’en 2016, dont 201 places en HUDA (hébergement d’urgence des demandeurs d’asile) et que l’ensemble de ces structures sont saturées, le taux de remplissage avoisinant les 100 % »[122]. Enfin, il a relevé « que le dispositif d’hébergement d’urgence dans le département est saturé, dès lors que malgré l’augmentation de 20 % du nombre de places depuis le 1er novembre 2018, 705 ménages ont sollicité le 115 et que, depuis le 18 février dernier, 77 personnes ayant sollicité le 115 sont sans proposition d’hébergement ». A la lecture de ces ordonnances, on ne peut qu’être frappé et horrifié par les constats répétés du juge administratif qui, au lieu d’inciter l’administration à assumer ses obligations, l’en dispense sur fond de crise permanente.

Le panorama de cette jurisprudence de crise du Conseil d’Etat ne serait pas ici complet sans aborder en dernier lieu la jurisprudence d’exception dont l’outre-mer s’est vu doté une fois de plus. Par une ordonnance du 7 novembre 2016, le Conseil a ainsi admis la possibilité pour la préfecture du département de Guyane de suspendre pendant plusieurs mois l’enregistrement des demandes d’asile[123]. Pour rejeter la requête en référé-liberté des associations, le Conseil a retenu l’argument tiré de l’« afflux exceptionnel de demandes d’asile en Guyane ». Il a noté à cet effet que « la Guyane connaît depuis le début de l’année 2016 une augmentation considérable du nombre des demandes d’asile, présentées principalement par des personnes de nationalité haïtienne » et que « 4 687 demandes ont ainsi été enregistrées de janvier à août 2016, soit trois fois plus que sur la même période en 2015 et huit fois plus que sur la période correspondante de 2014 ». Il a considéré qu’« une hausse de cette importance, qui avait en outre un caractère imprévisible, a entraîné une profonde désorganisation du dispositif mis en place par l’Etat, l’Office français d’immigration et d’intégration et la Croix Rouge », le guichet unique d’accueil n’étant plus « en mesure de faire face à ses tâches ». Ainsi, alors que rien n’autorisait a priori une telle suspension de l’enregistrement des demandes de protection internationale, le juge des référés a estimé que la décision de l’administration n’avait pas porté une atteinte grave et manifeste au droit d’asile dès lors que, « confrontée à une situation d’une exceptionnelle difficulté, l’administration a certes suspendu l’examen des demandes d’asile auquel elle est tenue de procéder, mais elle l’a fait à titre provisoire, de manière à pouvoir assurer, dans des délais raisonnables et au plus tard le 1er décembre prochain, une réorganisation complète de son dispositif ». Le Conseil a également retenu, pour justifier sa décision, « la possibilité [maintenue] d’examiner des demandes présentées par des personnes présentant une vulnérabilité particulière ».

On ne peut que s’inquiéter vivement des dangereux précédents que fixe le Conseil d’Etat par cette décision et ses dizaines d’ordonnances rejetant les requêtes en référé-liberté de demandeurs d’asile souvent en situation de dénuement extrême. Pour l’heure, la seule limite posée par le Conseil d’Etat à l’argument de la crise concerne, semble-t-il, l’accueil des mineurs isolés. Par une ordonnance du 25 août 2017, le juge des référés a ainsi rejeté l’argument du département de l’Isère tiré de « l’afflux exponentiel des demandes » de prise en charge de mineurs isolés[124]. Il a considéré que « si le département fait état d’une augmentation sensible des moyens consacrés en 2017 à cette mission, à hauteur de 9,5 millions d’euros, alors que le nombre de places d’hébergement dédiées à cet accueil d’urgence atteint environ 300, cette collectivité, dont le budget pour 2017 s’établit à plus de 1,5 milliards d’euros, n’apporte pas d’élément permettant d’établir que l’augmentation de ces capacités d’hébergement et l’accélération des procédures d’évaluation, en vue de respecter les obligations qui pèsent sur elle en application des articles L. 223-2 et R. 221-1 du code de l’action sociale et des familles, excèderait ses moyens dans une mesure qui justifierait son refus d’exercer cette responsabilité, alors d’ailleurs que le coût des cinq premiers jours de prise en charge et d’évaluation de chaque mineur lui est remboursé par le Fonds national de la protection de l’enfance ». On peut néanmoins s’interroger sur la formulation retenue, qui semble laisser entendre que « l’augmentation des capacités d’hébergement et l’accélération des procédures d’évaluation » pourrait dans d’autres cas « excéder les moyens » d’un département « dans une mesure qui justifierait le refus d’exercer cette responsabilité ». Le Conseil d’Etat n’a donc pas entièrement fermé la porte à l’argument de la crise, même si le seuil semble plus difficile à franchir que dans le cas des demandeurs d’asile. En témoignent trois ordonnances du 25 janvier 2019, qui rejettent les arguments financiers du département d’Indre-et-Loire concernant la prise en charge de mineurs isolés[125].

Conclusion : la crise, élément clé de l’imaginaire juridique sur l’étranger

Etymologiquement, la crise – du grec ancien, κρίνω – renvoie à une action de décision et de jugement, ainsi qu’au fait de séparer et de distinguer. On retrouve incontestablement ces deux dimensions dans notre analyse. D’une part, l’argument de la crise migratoire renvoie bien à un moment considéré comme décisif pour la communauté d’accueil, appelant à une réponse exceptionnelle. Ainsi que cela a été le cas à partir de 2015 au niveau européen, cet instant décisif peut se cristalliser autour d’une véritable panique morale[126], dont le droit n’est pas à l’écart et qu’il contribue à exprimer sous des formes plus ou moins édulcorées. Si, comme nous l’avons vu, l’argument de la crise précède largement la crise déclarée en 2015, celui-ci s’est trouvé exacerbé dans le raisonnement des cours suprêmes à partir de ce moment. La panique morale récente ne fait alors qu’exprimer des anxiétés de longue date, qui rejaillissent à la surface de temps à autre sous l’impulsion d’événements déclencheurs[127]. On constate d’ailleurs que ces anxiétés peuvent orienter la jurisprudence des cours suprêmes dès les premières affaires traitant de la question migratoire, ainsi que nous l’avions relevé en introduction à propos des Etats-Unis.

D’autre part, et cette seconde dimension n’est pas sans lien avec la première, l’argument de la crise migratoire accroît la distinction entre les nationaux et les étrangers, justifiant des limites toujours plus importantes aux droits des étrangers. En ce sens, l’idée de crise migratoire s’inscrit dans un univers symbolique de longue date, qui repose sur la construction de l’étranger comme un sujet de droits distinct, à certains égards exclu des garanties fondamentales dont bénéficient les nationaux. En 1985, dans son magistral ouvrage Etrangers : de quel droit ?, la professeure Danièle Lochak concluait déjà que « les étrangers, plus souvent objets de la réglementation que sujets de droit, soumis à un droit d’exception et perpétuellement en sursis, apparaissent comme les exclus de l’Etat de droit »[128]. Cette affirmation reste manifestement d’actualité à partir du moment où la rhétorique de la crise migratoire parvient, tout particulièrement dans les années 2010, à fissurer dans nos tribunaux certains des principes les plus fondamentaux de notre Etat de droit.

Tout porte alors à penser qu’au même titre que le droit est une « manière distincte d’imaginer le réel »[129], la jurisprudence de crise est une manière distincte d’imaginer l’étranger et, avec lui, la communauté nationale[130]. A cet égard, l’argument de la crise migratoire peut exprimer, d’une part, la perception de l’étranger comme un Autre menaçant et envahisseur, et d’autre part, l’égarement profond des communautés nationales en Europe, qui s’imaginent être les victimes innocentes de phénomènes migratoires sans jamais envisager sérieusement leur part de responsabilité dans les facteurs qui poussent les individus à migrer[131]. Ainsi, on ne peut qu’acquiescer à nouveau lorsque Danièle Lochak affirme que « l’étranger, l’exclu par excellence puisque exclu par essence, est […] plus qu’un symbole : un symptôme, le signe révélateur de la vraie nature d’une société. La présence de l’étranger permet d’éprouver la tolérance, l’ouverture à l’autre d’une communauté humaine, de tester l’authenticité et la solidité de ses valeurs ; elle la contraint à expliciter le principe de sa cohésion et fait apparaître comment, en pensant l’autre, elle se pense elle-même. »[132] Au fond, à travers l’argument de la crise migratoire, ce sont les questions de l’altérité et de l’hospitalité qui se posent aux sociétés européennes. Or, la crise laisse supposer que la présence de l’étranger est anormale et seulement temporaire[133]. Elle crée l’illusion que l’immigration est un phénomène passager, exceptionnel dans le temps et dans l’ampleur. Tout ceci justifie alors, dans l’esprit des juges, que l’étranger ne puisse rejoindre pleinement la communauté imaginée des sujets de droits.

Pourtant, cet imaginaire de la crise n’a rien d’inéluctable. Il est au contraire profondément contingent. Pour s’en convaincre, on peut s’éloigner, un instant, du Vieux Monde et du Nord Global pour observer comment la Colombie réagit à l’arrivée récente de plus d’un million de Vénézuéliens sur son territoire[134]. Si sa réponse peut légitimement susciter quelques critiques, elle correspond globalement à un miroir inversé des politiques migratoires européennes[135]. Au-delà des régularisations massives opérées par l’administration[136], la jurisprudence de la Cour constitutionnelle colombienne montre qu’une autre voie est possible, y compris dans un contexte considéré par les autorités comme une crise. Dans deux arrêts, l’un du 15 novembre 2017 (SU677/17) et l’autre du 1er juin 2018 (T-210/18), la Cour s’est penchée sur des recours (actions de tutelle) déposés contre l’administration par des ressortissants vénézuéliens en situation irrégulière qui se plaignaient de ne pas pouvoir accéder gratuitement à des services de santé du fait de leur statut administratif. La Cour s’est ici appuyée sur la situation de crise humanitaire pour renforcer la protection du droit à la santé dont peuvent se prévaloir les ressortissants vénézuéliens présents sur le territoire colombien, même lorsqu’ils sont en situation irrégulière.

En particulier, la juridiction constitutionnelle a insisté sur le devoir de solidarité de la communauté nationale tiré des articles 1 et 95 de la Constitution de 1991. Dans la seconde affaire, la Cour a également relevé les difficultés actuelles des ressortissants vénézuéliens pour obtenir de leur pays un passeport, afin d’en déduire que les règles migratoires colombiennes compliquent en pratique l’accès à la régularisation de leur statut, ce qui rend ensuite impossible leur affiliation au système de sécurité sociale et donc leur accès à des soins[137]. Si certaines décisions ultérieures n’ont pas repris cette jurisprudence et se sont montrées moins sensibles au sort des ressortissants vénézuéliens en situation irrégulière[138], il n’en demeure pas moins qu’aucune décision ne s’est appuyée sur les « difficultés de l’administration » colombienne ou « l’afflux massif » des Vénézuéliens pour restreindre leurs droits. Ce contraste saisissant entre les jurisprudences européenne et colombienne nous permet de conclure que, quelle que soit la démarche adoptée face à l’argument de la crise (ignorance, rejet, prise en compte pour limiter ou renforcer la protection des droits), celle-ci procède d’un choix délibéré du juge, qui loin d’être neutre, traduit une certaine conception de l’étranger et de l’hospitalité qui doit lui être réservée.

[1] The Guardian, « EU Declares Migrations Crisis Over as It Hits Out as Fake News », 6 mars 2019.

[2] Commission européenne, « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des régions : Un agenda européen en matière de migration », 13 mai 2015, COM(2015) 240 final. Voir aussi Commission européenne, « Communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil : Gestion de la crise des réfugiés : mesures opérationnelles, budgétaires et juridiques immédiates au titre de l’agenda européen en matière de migration », 29 septembre 2015, COM(2015) 490 final.

[3] Signe que l’histoire bégaie, l’amnésie collective a plus ou moins fait basculer dans l’oubli la déclaration d’une crise migratoire en 2011 par la Commission européenne. Pour une analyse critique de cet épisode politique, voir Julien Jeandesboz et Polly Pallister-Wilkins, « Crisis, Enforcement and Control at the EU Borders », in Anna Lindley (dir.), Crisis and Migration : Critical Perspectives, Routledge, 2014.

[4] Pour des analyses critiques, voir par exemple Emmanuel Blanchard et Claire Rodier, « ‘Crise migratoire’ : ce que cachent les mots », Plein Droit, n° 111, décembre 2016, p. 3-6 ; Polly Pallister-Wilkins, « Interrogating the Mediterranean ‘Migration Crisis’ », Mediterranean Politics, vol. 21, n° 2, 2016, p. 311-315 ; Neske Baerwaldt, « The European Refugee Crisis: Crisis for Whom? », Border Criminologies (blog), 20 mars 2018.

[5] On note néanmoins des usages contraires dans les discours des organisations non gouvernementales et des acteurs humanitaires, qui s’appuient sur l’idée de « crise humanitaire » pour demander des mesures protectrices de la part des autorités étatiques. Voir par exemple Amnesty International, « The Global Refugee Crisis: A Conspiracy of Neglect », juin 2015.

[6] Commission européenne, « Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes et abrogeant le règlement (CE) n° 2007/2004, le règlement (CE) n° 863/2007 et la décision 2005/267/CE du Conseil », 15 décembre 2015, COM(2015) 671 final : « En 2015, l’Union européenne a connu des pressions extraordinaires à ses frontières extérieures avec, selon les estimations, 1,5 million de franchissements irréguliers des frontières entre janvier et novembre de cette année. Le volume même des flux migratoires mixtes ayant franchi les frontières extérieures de l’Union européenne et les mouvements secondaires qui en ont résulté ont démontré que les structures existantes au niveau de l’Union et des États membres sont inadéquates pour faire face aux défis que pose un afflux aussi important. Dans un espace sans frontières intérieures, la migration irrégulière à travers les frontières extérieures d’un État membre affecte tous les autres États membres dans l’espace Schengen. L’importance des mouvements secondaires a conduit plusieurs États membres à réinstaurer les contrôles à leurs frontières extérieures. Il en a résulté une pression considérable sur le fonctionnement et la cohérence de l’espace Schengen. »

[7] Projet de loi n° 714 pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 février 2018 : « La France, et plus généralement l’Europe, ont connu en 2015 une pression migratoire d’une ampleur inédite qui s’est traduite par une hausse importante de la demande d’asile dans tous les pays, non seulement en Allemagne mais également en Suède ou en Italie. En dépit de signes positifs (en 2016, l’agence européenne FRONTEX en charge de la surveillance des frontières extérieures de l’Union a dénombré trois fois moins d’entrées irrégulières sur le territoire européen – soit 511 371 – que l’année précédente), la situation reste tendue, et particulièrement en plusieurs points du territoire : à Menton et dans les Alpes-Maritimes, confrontés à d’importants flux en provenance d’Italie ; dans le Calaisis, vers lequel se dirige un flux, qui demeure soutenu, de migrants espérant pouvoir se rendre au Royaume-Uni ; à Paris, où de nombreuses évacuations de campements ont dû être effectuées par les pouvoirs publics ».

[8] Jean-Louis Halpérin, Stéphanie Hennette-Vauchez et Eric Millard (dir.), L’état d’urgence : de l’exception à la banalisation, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2017.

[9] On peut citer l’exemple des hotspots, qui ont d’abord été utilisés comme solution ad hoc face à la crise migratoire déclarée en 2015. Ceux-ci ont ensuite été pérennisés par l’article 18 du règlement n° 2016/1624 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2016 relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes. Cette disposition prévoit la possibilité de déployer des « équipes d’appui à la gestion des flux migratoires », dans les cas où « un Etat membre est confronté à des défis migratoires disproportionnés dans certaines zones d’urgence migratoire situées à ses frontières extérieures, caractérisés par des afflux migratoires mixtes importants ». Pour une analyse de ce nouveau mécanisme, nous nous permettons de renvoyer à Louis Imbert, « La protection des droits fondamentaux des étrangers face aux mutations contemporaines de la frontière », Revue des droits de l’homme, n° 13, décembre 2017, p. 98-107.

[10] Pour un panorama global et une analyse critique des crises migratoires comme constructions sociales, politiques, médiatiques, voir Cecilia Menjívar, Marie Ruiz et Imanuel Ness (dir.), The Oxford Handbook of Migration Crises, Oxford University Press, 2019. Voir également Anna Lindley (dir.), op. cit. ; Melanai Barlai, Birte Fähnrich, Christina Griessler et Markus Rhomberg (dir.), The Migrant Crisis: European Perspectives and National Discourses, LIT Verlag, 2017.

[11] Stephen Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Grasset, 2018. Pour une analyse critique, voir François Héran, « Comment se fabrique un oracle. La prophétie de la ruée africaine sur l’Europe », La Vie des Idées, 18 septembre 2018.

[12] Renaud Camus, Le Grand Remplacement, Editions David Reinharc, 2011. Le « grand remplacement » correspond à une théorie répandue dans les milieux d’extrême-droite selon laquelle la population européenne vieillissante se verrait remplacée par une population immigrée africaine, ce qui mettrait en péril la civilisation européenne. Si l’expression « grand remplacement » date des années 2010, l’idée est loin d’être nouvelle : on retrouve par exemple le même fantasme dans le roman Le camp des saints de Jean Raspail, publié en 1973. L’idée n’est pas non plus spécifique à l’Europe. Dans le contexte américain, on peut citer deux exemples relativement récents : Peter Brimelow, Alien Nation: Common Sense about America’s Immigration Disaster, Random House, 1995 ; Patrick J. Buchanan, The Death of the West: How Dying Populations and Immigrants Invasions Imperil our Country and Civilization, Thomas Dunne Books, 2001. Pour une analyse de la tradition « restrictionniste » de longue date aux Etats-Unis, voir Kevin Johnson, Opening the Floodgates: Why America Needs to Rethink its Borders and Immigration Laws, New York University Press, 2007, p. 69-79.

[13] Cette doctrine implique un contrôle de constitutionnalité restreint, fondé sur l’idée qu’il appartient en principe aux branches « politiques » du gouvernement fédéral de décider de ces questions intimement liées à la souveraineté.

[14] Chae Chan Ping v. United States, 130 U.S. 581, 606 (1889). Pour une analyse explorant l’héritage historique de cette jurisprudence, voir Matthew Lindsay, « The Perpetual ‘Invasion’: Past as Prologue in Constitutional Immigration Law », Roger Williams University Law Review, vol. 23, n° 2, 2018, p. 369-392.

[15] Voir, par exemple, American Immigration Council, « Understanding the Central American Refugee Crisis: Why They Are Fleeing and How U.S. Policies are Failing to Deter Them », rapport spécial, février 2016.

[16] Proclamation 9822 du 9 novembre 2018 (« Addressing Mass Migration Through the Southern Border of the United States ») ; Proclamation 9842 du 7 février 2019 (« Addressing Mass Migration Through the Southern Border of the United States »). La première proclamation a néanmoins été temporairement suspendue par la Cour d’appel des Etats-Unis pour le neuvième circuit, à la demande de plusieurs associations nationales. Cette suspension a été confirmée par la Cour suprême des Etats-Unis le 21 décembre 2018.

[17] Proclamation 9844 du 15 février 2019 (« Declaring a National Emergency Concerning the Southern Border of the United States »). Des recours ont presque immédiatement été formés par plusieurs associations nationales ainsi que par seize Etats. Le Congrès fédéral, qui refusait d’allouer des fonds supplémentaires pour la construction de nouvelles portions du mur frontalier, a voté le rejet de la déclaration d’état d’urgence, mais le président a répondu par l’utilisation de son droit de veto.

[18] Nicholas de Genova, « Migrant ‘Illegality’ and Deportability in Everyday Life », Annual Review of Anthropology, n° 31, 2002, p. 419-447 ; Nicholas de Genova, « Spectacles of Migrant ‘Illegality’: the Scene of Exclusion, the Obscene of Inclusion », Ethnic and Racial Studies, vol. 36, n° 7, 2013, p. 1180-1198 ; Wendy Brown, Walled States, Waning Sovereignty, MIT Press, 2010.

[19] Julien Jeandesboz et Polly Pallister-Wilkins, op. cit. ; Jaya Ramji-Nogales, « Migration Emergencies », Hastings Law Journal, vol. 68, avril 2017, p. 609-655 ; Giuseppe Campesi, « Crisis, Migration and the Consolidation of the EU Border Control Regime », International Journal of Migration and Border Studies, vol. 4, n° 3, 2018, p. 196-221 ; Evelyne Ritaine, « La fabrique politique d’une frontière européenne en Méditerranée : le ‘jeu du mistigri’ entre les Etats et l’Union », Etudes du CERI, n° 186, juillet 2012.

[20] Paolo Cuttitta, « La ‘frontiérisation’ de Lampedusa, comment se construit une frontière », Espace Politique, n° 25, 2015.

[21] Lorenzo Gabrielli, « Récurrence de la crise frontalière : l’exception permanente en Espagne », Cultures & Conflits, n° 99-100, automne-hiver 2015, p. 75-98.

[22] Laurence Pillant, « En Grèce, une crise migratoire chronique », Plein Droit, n° 111, décembre 2016, p. 31-34.

[23] Cetta Mainwaring, « Constructing a Crisis: the Role of Immigration Detention in Malta », Population, Space and Place, vol. 18, n° 6, novembre-décembre 2012, p. 687-700.

[24] Saša Zagorc et Neža Kogovšek Šalamon, « Slovenia: Amendments to the Aliens Act Enable the State to Activate Closure of the Border for Asylum Seekers », EU Migration Law Blog, 30 mars 2017.

[25] Kriszta Kovács, « Hungary’s Struggle: In a Permanent State of Exception », Verfassungsblog, 17 mars 2016.

[26] María V. Barbero, « Immigration Policy and Belonging in the Argentine ‘Racial State’ », Journal of Ethnic and Migration Studies, novembre 2018.

[27] Caitlin E. Fouratt, « ‘Those who come to do harm’: The Framings of Immigration Problems in Costa Rican Immigration Law », International Migration Review, vol. 48, n° 1, printemps 2014, p. 144-180.

[28] Catherine Dauvergne, Making People Illegal: What Globalization Means for Migration and Law, Cambridge University Press, 2008, p. 51-53.

[29] Voir, par exemple, Commission nationale consultative des droits de l’homme, « Avis sur le projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif », 2 mai 2018, p. 5 : « [la Commission] tient à faire remarquer que ce n’est pas une ‘crise migratoire’ à laquelle la France doit faire face, mais à l’incapacité des pouvoirs publics à répondre à la réalité des enjeux de l’accueil et de l’intégration des personnes étrangères. La CNCDH rappelle qu’objectivement les flux migratoires sur le territoire français restent très relatifs et mesurés et ne peut dès lors que déplorer l’instrumentalisation anxiogène de ces questions à des fins politiques ». En note de bas de page, la Commission considère « important de rappeler les ordres de grandeur pour éviter les amalgames et les propos exagérés. En matière d’asile, selon les données d’Eurostat relatives à 32 pays (UE et Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse), en 2017, la France était le 13ème pays à accorder une protection internationale, position calculée en fonction du nombre d’habitants. De plus, si l’on s’en tient à l’octroi de la protection internationale par l’OFPRA, la France est en 30e position sur les 32 pays (taux de 29 % de reconnaissance) ». La Commission rappelle par ailleurs qu’« en 2017, le nombre de demandeurs d’asile a été de 105 000 personnes soit 0,15% de la population française et le nombre de premiers titres de séjour délivrés de 262 000 ».

[30] Annalisa Lendaro, Youri Lou Vertongen et Claire Rodier (dir.), La crise de l’accueil : frontières, droits, résistances, La Découverte, avril 2019.

[33] Juliane Schmidt, « Europe and the Refugees: A Crisis of Values », European Policy Centre, 20 juin 2016.

[35] Nicholas de Genova, « The ‘Migrant Crisis’ as Racial Crisis: Do Black Lives Matter in Europe? », Ethnic and Racial Studies, vol. 41, n° 10, 2018, p. 1765-1782.

[36] HCR, « 3 millions de réfugiés et de migrants ont déjà fui le Venezuela », 8 novembre 2018. D’après les chiffres du Département administratif national des statistiques en Colombie, la population en 2018 s’élève à 45,5 millions de personnes.

[37] Au tout début de l’exode syrien, en 2011, le Liban comptait 4,5 millions d’habitants, selon les données de la Banque Mondiale. Au 31 mars 2019, le HCR avait enregistré 944 613 réfugiés syriens au Liban.

[38] HCR, « Le HCR très préoccupé par l’exode croissant des Syriens », 20 juillet 2012 ; HCR, « Selon le chef du HCR, un moment de vérité se profile pour la Syrie, avec le risque d’une crise ingérable », 27 février 2013.

[39] Jacques Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, 5e éd., 2010.

[40] Voir par exemple Diane Roman, « La jurisprudence sociale des Cours constitutionnelles en Europe : vers une jurisprudence de crise ? », Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 45, octobre 2014.

[41] CEDH, statuant en séance plénière, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, req. n° 9214/80, 9473/81 et 9474/81.

[42] CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, req. n° 13163/87, 13164/87, 13165/87, 13447/97, 13448/87.

[43] Marie-Bénédicte Dembour, When Humans Become Migrants: Study of the European Court of Human Rights with an Inter-American Counterpoint, Oxford University Press, 2015, p. 231.

[44] CEDH, 25 juin 1996, Amuur c. France, req. n° 19776/92.

[45] CEDH, GC, 29 janvier 2008, Saadi c. Royaume-Uni, req. n° 13229/03.

[46] CEDH, GC, 27 mai 2008, N. c. Royaume-Uni, req. n° 26565/05.

[47] CEDH, 2 mai 1997, D. c. Royaume-Uni, req. n° 30240/96.

[48] Jean-Pierre Marguenaud, « La trahison des étrangers sidéens », R.T.D. civ., 2008, p. 643 ; François Julien-Laferrière, « L’éloignement des étrangers malades : faut-il préférer les réalités budgétaires aux préoccupations humanitaires ? », Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 77, 2009, p. 261-277 ; Serge Slama et Karine Parrot, « Etrangers malades : l’attitude de Ponce Pilate de la Cour européenne des droits de l’homme », Plein Droit, n° 101, juin 2014, p. I-VIII ; Nicolas Hervieu, « Conventionnalité du renvoi d’étrangers atteints par le VIH et dilemme de la ‘dissidence perpétuelle’ », Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF du 27 décembre 2011.

[49] En février 2014, dans l’affaire S.J. c. Belgique, la juge Power-Forde rendait une opinion dissidente « en son âme et conscience », dans laquelle elle mettait en avant la mort de la requérante de l’affaire N. c. Royaume-Uni, quelques mois seulement après son renvoi en Ouganda (CEDH, 27 février 2014, S.J. c. Belgique, req. n° 70055/10).

[50] CEDH, GC, 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, req. n° 41738/10. Pour une analyse, voir Nicolas Klausser, « Malades étrangers : la CEDH se réconcilie (presque) avec elle-même et l’Humanité », Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 2 février 2017.

[51] CEDH, 27 novembre 2008, Rashed c. République tchèque, req. n° 298/07.

[52] CEDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

[53] Il est intéressant de noter qu’en revanche, dans son examen d’un autre grief tiré de l’article 3, concernant les conditions d’existence déplorables du requérant en liberté à Athènes, la Cour a pris en compte le « contexte général de crise économique » pour constater que le requérant ne disposait d’aucun moyen de subsistance autonomes (§261). Elle a donc conclu à la violation de l’article 3 sur ce plan également.

[54] CEDH, GC, 23 février 2012, Hirsi Jamaa et autres c. Italie, req. n° 27765/09.

[55] CEDH, GC, 13 décembre 2012, De Souza Ribeiro c. France, req. n°22689/07.

[56] CEDH, 21 octobre 2014, Sharifi et autres c. Italie et Grèce, req. n° 16643/09.

[57] Pour un rappel antérieur des affirmations de la Cour dans M.S.S. c. Belgique et Grèce, voir CEDH, 23 juillet 2013, Aden Ahmed c. Malte, req. n° 55352/12, §90.

[58] Dans un autre arrêt, moins de deux mois plus tard, la Cour condamne la Grèce sur le plan de l’article 3 concernant les conditions d’existence d’un demandeur d’asile qui, après avoir été détenu par les autorités pendant six mois environ, s’est trouvé sans logement à Athènes (CEDH, 11 décembre 2014, AL.K. c. Grèce, req. n° 63542/11). Le gouvernement invoquait l’impossibilité provisoire de lui trouver un hébergement « en raison […] du grand nombre de migrants irréguliers arrivés en même temps que lui » (§56). Sans répondre explicitement à cet argument, la Cour a conclu à une situation dégradante contraire à l’article 3. Non seulement la Cour a ignoré l’argument du gouvernement hellénique tiré du « grand nombre de migrants irréguliers arrivés en même temps », mais elle a choisi de relever, à l’instar de la Grande Chambre dans M.S.S. c. Belgique et Grèce, le « contexte générale de crise économique » (§60), comme un facteur susceptible d’aggraver la situation du requérant en termes d’accès au marché du travail et donc de moyens de subsistance autonomes.

[59] CEDH, 7 juillet 2015, V.M. et autres c. Belgique, req. n° 60125/11. Renvoyée à la Grande Chambre à la demande du gouvernement défendeur, l’affaire a été ultérieurement rayée du rôle, faute de contact maintenu entre les requérants et leur avocate (CEDH, 17 novembre 2016, V.M. et autres c. Belgique, req. n° 60125/11).

[60] CEDH, 22 novembre 2016, Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malte, req. n° 25794/13 (nous traduisons les citations, puisque l’arrêt n’est disponible qu’en langue anglaise). Quelques années plus tôt, dans une autre affaire, le gouvernement maltais s’était déjà prévalu du « large afflux de migrants sur une si petite île qui a des ressources financières et humaines limitées », estimant que les conditions de détention du requérant étaient acceptables dans ce contexte (CEDH, 27 juillet 2010, Louled Massoud c. Malte, req. n° 24340/08, §56). La Cour n’a pas examiné cet argument du fait que d’autres éléments lui permettaient déjà de conclure à la violation de l’article 5 §1. Néanmoins, elle a tout de même semblé y répondre indirectement en considérant « difficile de concevoir que sur une petite île comme Malte, où l’évasion par la mer sans mettre en péril sa vie est improbable et fuir par avion est sujet à de stricts contrôles, les autorités ne pouvaient avoir à leur disposition des mesures autres que la détention prolongée pour finalement parvenir à son éloignement en l’absence de toute perspective immédiate d’expulsion » (§68) (ici aussi, nous traduisons).

[61] CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. n° 8675/15.

[62] Dans son opinion partiellement dissidente, le juge Dedov affirme pouvoir « imaginer à quel point les garde-frontières espagnols ont été choqués par cette invasion, lorsque les candidats, accompagnés de nombreux autres migrants, ont attaqué la frontière ».

[63] CEDH, 11 décembre 2018, M.A. et autres c. Lituanie, req. n° 59793/17. Nous traduisons les citations, puisque l’arrêt n’est disponible qu’en langue anglaise.

[64] CEDH, 28 novembre 2017, Boudraa c. Turquie, req. n° 1009/16. Nous traduisons les citations, puisque l’arrêt n’est disponible qu’en langue anglaise.

[65] CEDH, 2 février 2012, I.M. c. France, req. n° 9152/09.

[66] CEDH, 6 juin 2013, M.E. c. France, req. n° 50094/10, §66 ; CEDH, 10 octobre 2013, K.K. c. France, req. n° 18913/11, §67 ; CEDH, 4 septembre 2014, M.V. et M.T. c. France, req. n° 17897/09, §60. Voir aussi CEDH, 6 juin 2013, Mohammed c. Autriche, req. n° 2283/12, §79-80.

[67] CEDH, 22 avril 2014, A.C. et autres c. Espagne, req. n° 6528/11.

[68] CEDH, 16 juin 2016, R.D. c. France, req. 34648/14, §56.

[69] CEDH, GC, 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie, req. n° 16483/12.

[70] CEDH, 14 mars 2017, Ilias et Ahmed c. Hongrie, req. n° 47287/15.

[71] Voir en particulier CEDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

[72] CEDH, 7 décembre 2017, S.F. et autres c. Bulgarie, req. n° 8138/16.

[73] CEDH, 25 janvier 2018, J.R. c. Grèce, req. n° 22696/16.

[74] Des recours en annulation déposés par deux Pakistanais et un Afghan bloqués en Grèce ont tenté en vain de faire reconnaître sa qualité d’accord international pour en souligner l’illégalité au regard des conditions procédurales requises pour la conclusion d’un traité entre l’UE et un pays tiers. Les requêtes faisaient également valoir l’incompatibilité de l’accord avec de nombreux droits protégés par la Charte des droits fondamentaux de l’UE, ainsi qu’avec l’obligation de non-refoulement, au vu des risques de renvoi vers la Turquie, mais aussi indirectement vers la Pakistan et l’Afghanistan. Par une ordonnance du 28 février 2017, le tribunal de l’UE s’est déclaré incompétent pour examiner les requêtes, estimant que « nonobstant les termes regrettablement ambigus de la déclaration UE-Turquie », la déclaration émanait non du Conseil européen mais des chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’UE et qu’il ne s’agissait pas d’un accord international (Tribunal de l’UE, ord., 28 février 2017, NF, NG et NM c/Conseil européen, T-192/16, T-193/16 et T-257/16). Ce raisonnement purement formel a permis au tribunal de ne pas se prononcer sur le fond. La Cour de justice a ensuite rejeté les pourvois formés par les requérants contre la décision de première instance comme manifestement irrecevables (CJUE, ord., 12 septembre 2018, NF, NG et NM c. Conseil européen, C-208/17 P, C-209/17 P et C-210/17 P). Pour une analyse de la déclaration, voir par exemple Olivier Corten et Marianne Dony, « Accord politique ou juridique : Quelle est la nature du ‘machin’ conclu entre l’UE et la Turquie en matière d’asile ? », EU Migration Law Blog, 10 juin 2016. Pour une analyse critique de l’affaire devant le tribunal de l’UE, voir Thomas Spijkerboer, « Bifurcation of Mobility, Bifurcation of Law. Externalization of Migration Policy Before the EU Court of Justice », Journal of Refugee Studies, vol. 31, n° 2, juin 2018, p. 216-239.

[75] CEDH, 28 février 2019, H.A. et autres c. Grèce, req. n° 19951/16, §174 ; CEDH, 21 mars 2019, O.S.A. et autres c. Grèce, req. n° 39065/16 (simple réitération de l’arrêt J.R. c. Grèce concernant les conditions de détention dans le hotspot Vial, sans référence explicite à l’argument de la crise).

[76] CEDH, 26 avril 2018, M.N. c. Belgique, req. n° 3599/18.

[77] Pour une analyse de l’affaire, voir Eugénie Delval, « La CEDH appelée à trancher la question des ‘visas asile’ laissée en suspens par la CJUE : lueur d’espoir ou nouvelle déception ? », EU Migration Law Blog, 12 février 2019.

[78] CJUE, GC, 7 mars 2017, X et X c. État belge, C-638/16 PPU. Même si l’argument de la crise n’apparaît pas explicitement dans l’arrêt de la Cour, la solution retenue, consistant à rejeter le problème en dehors du champ d’application du droit de l’Union européenne et donc de la Charte des droits fondamentaux, semble répondre à la crainte maintes fois réitérée par les États membres de « l’appel d’air », que susciterait selon eux la reconnaissance d’une obligation de délivrer des « visas asile ». Dans cette affaire, cette crainte avait d’abord été exprimée par l’Office des étrangers belge qui, pour justifier son rejet de la demande de visa des requérants au principal, avait affirmé qu’on ne pouvait exiger « des États […] d’admettre sur leur territoire toutes les personnes vivant une situation catastrophique sous peine d’exiger des pays développés d’accepter toutes les populations des pays en voie de développement, en guerre ou ravagés par des catastrophes naturelles ». Les quatorze gouvernements présents à l’audience devant la CJUE avaient quant à eux avancé « le spectre […] d’un engorgement des représentations consulaires […] face à un flot incontrôlable de demandes de visas humanitaires » (conclusions de l’avocat général Paolo Mengozzi, 7 février 2017, §172).

[79] La vidéo de l’audience est disponible sur le site Internet de la Cour.

[80] Pour une critique similaire du « floodgates argument » soulevé dans l’affaire X et X c. Etat belge devant la CJUE, voir Violeta Moreno-Lax, « Asylum Visas as an Obligation under EU Law : Case PPU C-638/16 X, X v Etat belge (Part II) », EU Migration Law Blog, 21 février 2017.

[81] Pour une analyse en ce sens sur le Conseil d’Etat, voir Danièle Lochak, « Le Conseil d’État en politique », Pouvoirs, n° 123, novembre 2007, p. 19-32. Pour un avis similaire, bien qu’obsolète à certains égards, sur le Conseil constitutionnel, voir Raymond Coulon, Des droits de l’homme en peau de chagrin. Le droit des étrangers dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, L’Harmattan, 2000.

[82] Cons. const., décision n° 91-294 DC du 25 juillet 1991, Loi autorisant l’approbation de la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 entre les gouvernements des Etats de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes.

[83] Cons. const., décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France. Voir Bruno Genevois, « Un statut constitutionnel pour les étrangers », RFDA, 1993, p. 871.

[84] Cons. const., décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, cons. 64 et s.

[85] Olivier Lecucq, « Droit métropolitain et droit de l’outre-mer », in Emmanuelle Saulnier-Cassia et Vincent Tchen (dir.) Unité du droit des étrangers et égalité de traitement, Dalloz, 2009, p. 25-38 ; Loïc Vatna, « Le contentieux de l’éloignement des étrangers dans certaines collectivités territoriales d’outre-mer », RFDA, 2014, p. 239. Pour saisir l’ampleur considérable des dérogations en outre-mer, on peut consulter utilement les cahiers juridiques du Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (Gisti) entièrement dédiés à la question : « Régimes d’exception en outre-mer pour les personnes étrangères », juin 2012 ; « Singularités mahoraises du droit des personnes étrangères. Un droit dérogatoire dans un département d’exception », janvier 2015 ; « Singularités du droit des personnes étrangères dans les Outre-mer », janvier 2018. Voir également le dossier consacré à l’outre-mer sur le site Internet du Gisti.

[86] Pour un panorama des violations des droits des étrangers en outre-mer, voir Marjane Ghaem, « Le droit à Mayotte : une fiction ? », Plein Droit, n° 120, mars 2019, p. 41-44 ; Camille Escuillié, « Un encadrement cosmétique du renvoi des mineurs étrangers arbitrairement rattachés à des adultes accompagnants », Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 27 février 2015 ; Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), « 976 : Au-delà des frontières de la légalité. Rapport de mission de l’Anafé à Mayotte et à La Réunion en 2016 », mars 2017 ; CNCDH, « Avis sur les droits des étrangers et le droit d’asile dans les Outre-Mer. Cas particuliers de la Guyane et de Mayotte », 26 septembre 2017. Voir également les numéros 43 (septembre 1999), 74 (octobre 2007) et 120 (mars 2019) de la revue Plein Droit, consacrés à l’outre-mer.

[87] Cons. const., décision n° 93-323 DC du 5 août 1993, Loi relative aux contrôles et vérifications d’identité, cons. 15.

[88] Cons. const., décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997, Loi portant diverses dispositions relatives à l’immigration, cons. 21.

[89] Cons. const., décision n° 2003-467 DC du 13 mars 2003, Loi pour la sécurité intérieure, cons. 108-110.

[90] Cons. const., décision n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018, Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie.

[91] Pour une salutaire mise au point sur la démographie mahoraise, voir Antoine Math et Marie Duflo, « Fantasmes et réalités démographiques », Plein Droit, n° 120, mars 2019, p. 16-19 ; Antoine Math, « Mayotte, terre d’émigration massive », Plein Droit, n° 96, mars 2013, p. 31-34.

[92] Cons. const., décision n° 2018-777 DC du 28 décembre 2018, Loi de finances pour 2019.

[93] Sur la distinction entre contexte de découverte et contexte de justification, voir Véronique Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, 2014, p. 31-32.

[94] Mitchell de Lasser, « Judicial Self-Portraits: Judicial Discourse in the French Legal System », Yale Law Journal, vol. 104, n° 6, avril 1995, p. 1325-1410. La distinction entre portraits officiel et officieux du juge civil français a été reprise pour analyser le mode de raisonnement du juge constitutionnel (Arthur Dyevre, « The French Constitutional Council », in András Jakab, Arthur Dyevre et Giulo Itzcovich (dir.), Comparative Constitutional Reasoning, Cambridge University Press, 2017, p. 335). Nous considérerons ici que les comptes rendus des séances de délibération du Conseil constituent un « portrait officieux » du juge constitutionnel, même si celui-ci est involontaire et différé dans le temps (cf. note suivante).

[95] Depuis la loi organique n° 2008-695 du 15 juillet 2008 relative aux archives du Conseil constitutionnel, les archives des comptes rendus des séances de délibération deviennent accessibles au public à l’expiration d’un délai de vingt-cinq ans. Cela concerne, au moment de l’écriture de cet article, les séances de délibération qui se sont tenues entre 1959 et 1993. La majorité des comptes rendus (dont ceux étudiés ici) se trouvent sur le site Internet du Conseil constitutionnel.

[96] Il faut toutefois reconnaître que les comptes rendus ne restent qu’un indice du processus décisionnel au sein du Conseil, puisque celui-ci se déroule également en dehors des séances de délibération (discussions informelles, préparation du dossier par un rapporteur, contribution importante du secrétaire général et du service juridique, etc.). Pour un aperçu sur ce processus décisionnel, voir Dominique Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010.

[97] Sylvie Salles, Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ, 2016.

[98] Celle-ci consiste à relever que le législateur « a confié au ministre chargé de l’action sociale la responsabilité de déroger à cette règle générale ainsi qu’à la condition de résidence prévue s’agissant de l’aide médicale à domicile pour tenir compte de circonstances exceptionnelles » et à considérer « que cette disposition doit être entendue comme destinée à assurer la mise en œuvre effective des principes énoncés par les dispositions précitées du Préambule de la Constitution de 1946 » (Cons. const., décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, cons. 127).

[99] Elspeth Guild et Didier Bigo, « Le visa Schengen : expression d’une stratégie de police à distance », Cultures & Conflits, n° 49, printemps 2003, p. 22-37 ; Elspeth Guild et Didier Bigo, « Le visa : instrument de la mise à distance des ‘indésirables’ », Cultures & Conflits, n° 49, printemps 2003, p. 82-98 ; Caroline Lantero, « Consécration du visa de transit aéroportuaire comme instrument de police de mise à distance des demandes d’asile », Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 3 mars 2013. Pour une analyse du visa comme instrument d’interception administrative, nous nous permettons de renvoyer à Louis Imbert, « La protection des droits fondamentaux des étrangers face aux mutations contemporaines de la frontière », Revue des droits de l’homme, n° 13, décembre 2017, p. 16-38.

[100] Cette liste, inchangée depuis 2009, comprend douze pays : l’Afghanistan, le Bangladesh, la République démocratique du Congo, l’Erythrée, l’Ethiopie, le Ghana, l’Iran, l’Iraq, le Nigeria, le Pakistan, la Somalie et le Sri Lanka.

[101] CE, réf., 15 février 2013, n° 365709. Pour une analyse, voir Caroline Lantero, op. cit.

[102] CE, réf., 20 mars 2013, n° 366308.

[103] CE, 18 juin 2014, n° 366307.

[104] Le Conseil d’Etat semble donc ignorer la lettre de l’article 3 du code des visas, qui se réfère à un « afflux massif de migrants clandestins », à l’exclusion donc des demandeurs d’asile, dont l’entrée ne saurait être considérée comme irrégulière.

[105] Anafé et Gisti, « L’Europe vacille sous le fantasme de l’invasion tunisienne – Vers une remise en cause du principe de libre-circulation dans l’espace ‘Schengen’ ? », juin 2011.

[106] CE, réf., 29 juin 2015, n° 391192.

[107] CE, réf., 5 juillet 2017, n° 411575.

[108] Selon le juge des référés du tribunal administratif de Nice, le délai maximal serait de quatre heures. Le Conseil d’Etat a refusé de trancher ce point dans la mesure où le ministère de l’Intérieur n’a pas fait appel de l’ordonnance du tribunal administratif de Nice.

[109] Pour des informations détaillées sur les violations des droits à la frontière franco-italienne à partir de 2017, voir Amnesty International, « Des contrôles aux confins du droit : violations des droits humains à la frontière avec l’Italie. Synthèse de mission d’observation », février 2017 ; Forum Réfugiés Cosi, « Les obstacles à la procédure d’asile dans le département des Alpes-Maritimes pour les étrangers en provenance d’Italie », avril 2017 ; Anafé, « Note d’analyse : Rétablissement des contrôles aux frontières internes et état d’urgence – Conséquences en zone d’attente », mai 2017 ; La Cimade, « Dedans, dehors : une Europe qui s’enferme. Observations des dispositifs de surveillance et de tri aux frontières de la France, de la Hongrie et en Méditerranée », juin 2018 ; CNCDH, « Avis sur la situation des personnes migrantes à la frontière franco-italienne », 19 juin 2018 ; Oxfam, « Nowhere But Out: The Failure of France and Italy to Help Refugees and Other Migrants Stranded at the Border in Ventimiglia », juin 2018 ; Anafé, « Persona non grata : conséquences des politiques sécuritaires et migratoires à la frontière franco-italienne. Rapport d’observations 2017-1018 », janvier 2019. Sur les difficultés d’enregistrement des demandes d’asile, voir aussi TA Nice, 31 mars 2017, n° 1701211.

[110] CE, 16 juin 2008, n° 300636.

[111] CE, réf., 23 mars 2009, n° 325884.

[112] Pour une interprétation de ce revirement de jurisprudence, voir Serge Slama, « Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ? », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, n° 13, 2015, p. 23-24.

[113] CE, réf., 13 août 2010, n° 342330.

[114] Sur ce sous-dimensionnement structurel, voir Serge Slama, op. cit., p. 17-23.

[115] CE, réf., 19 novembre 2010, n° 344286.

[116] CJUE, 27 septembre 2012, Cimade et Gisti, C-179/11 ; CJUE, 27 février 2014, Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers c. Saciri, C-79/13. Pour des analyses, voir Marie-Laure Basilien-Gainche « Obligation d’octroi des conditions minimales d’accueil aux demandeurs d’asile ‘dublinés’ », Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 2 octobre 2012 ; Marie-Laure Basilien-Gainche et Serge Slama, « Implications concrètes du droit des demandeurs d’asile aux conditions matérielles d’accueil dignes », Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 5 mars 2014.

[117] CE, réf. 27 avril 2018, n° 419884.

[118] CE, réf. 31 août 2018, n° 423707 ; CE, réf., 11 janvier 2019, n° 426828 ; CE, réf., 15 janvier 2019, n° 426829.

[119] CE, réf., 12 mars 2019, n° 428031.

[120] CE, réf., 14 mars 2019, n° 428200.

[121] CE, réf., 26 février 2019, n° 428203.

[122] CE, réf., 17 avril 2019, n° 429231.

[123] CE, réf., 7 novembre 2016, n° 404484.

[124] CE, réf., 25 août 2017, n° 413549.

[125] CE, réf. 25 janvier 2019, n° 427167, n° 427169 et n° 427170.

[126] Sur la notion de panique morale, voir Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics, Routledge, 3e éd., 2002 ; Stuart Hall, Policing the Crisis: Mugging, the State and Law and Order, Macmillan, 1978. Pour une analyse de la crise migratoire de 2015-2016 comme un moment de panique morale, voir Leo Lucassen, « Peeling an Onion: The ‘Refugee Crisis’ From a Historical Perspective », Ethnic and Racial Studies, vol. 41, n° 3, 2018, p. 383-410. Pour l’analyse d’une panique morale récente autour de la question migratoire dans le contexte argentin, voir María V. Barbero, op. cit.

[127] Catherine Dauvergne, Making People Illegal: What Globalization Means for Migration and Law, Cambridge University Press, 2008, p. 162.

[128] Danièle Lochak, Etrangers : de quel droit ?, PUF, 1985, p. 232.

[129] Clifford Geertz, « Local Knowledge: Fact and Law in Comparative Perspective », in Clifford Geertz, Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, Basic Books, 1983, p. 173. Pour une approche du droit comme culture, voir Paul Kahn, The Cultural Study of Law: Reconstructing Legal Scholarship, University of Chicago Press, 1999. Sur la notion d’« imaginaire juridique », voir Jean-François Kerléo, « L’imaginaire : un outil méthodologique d’analyse du droit », Revue internationale de sémiotique juridique, vol. 28, n° 2, p. 359-370.

[130] Sur l’idée de « communauté nationale imaginée », voir Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Verso, 1983.

[131] Pour une analyse en ce sens, voir Neske Baerwaldt, op. cit.

[132] Danièle Lochak, op. cit., p. 233.

[133] Catherine Dauvergne, « Refugee Law as Perpetual Crisis », in Satvinder Singh Juss et Colin Harvey, Contemporary Issues in Refugee Law, Edward Elgar, 2013, p. 13-30.

[134] Pour une analyse générale des politiques migratoires en Amérique du Sud, voir Diego Acosta, The National versus the Foreigner in South America: 200 Years of Migration and Citizenship Law, Cambridge University Press, 2018. Sur les politiques entreprises dans le contexte de la migration vénézuélienne récente, voir Diego Acosta, Cécile Blouin et Luisa Feline Freier, « La emigración venezolana: respuestas latinoamericanas », Fundación Carolina, document de travail n° 3, mars 2019.

[135] Pour une analyse d’ensemble, bien qu’incomplète à certains égards, voir Alexandra Castro (dir.), Venezuela migra: aspectos sensibles del éxodo hacia Colombia, Universidad Externado de Colombia, 2019.

[136] Voir par exemple le décret 1288 du 25 juillet 2018 par lequel sont adoptées des mesures pour garantir l’accès des personnes inscrites au Registre Administratif des Migrants Vénézuéliens à l’offre institutionnelle et par lequel sont instaurées d’autres mesures sur le retour des Colombiens.

[137] Dans la décision T-074/19 du 25 février 2019, la Cour semble aller plus loin en considérant « de grande importance que le Gouvernement National évalue la possibilité d’octroyer un statut spécial aux migrants vénézuéliens qui leur permette de régulariser leur séjour sur le territoire colombien ou leur transit vers des pays tiers, et de satisfaire leurs droits fondamentaux à la santé, à l’éducation et au travail » (point 6).

[138] Voir par exemple la décision T-143/19 du 29 mars 2019.

Et si les animaux avaient des droits fondamentaux ?

$
0
0

 

Souvent perçue comme porteuse de grands bouleversements, l’attribution d’une personnalité juridique et de droits fondamentaux aux animaux n’emporterait pourtant aucune conséquence dramatique. Une personnalité adaptée, des droits appropriés, permettraient de mieux protéger les animaux et l’humanité sans remettre en question le statut de la personne humaine.

 

Claire Vial, Professeure de droit public à l’Université de Montpellier et directrice de l’Institut de Droit Européen des Droits de l’Homme

 

 

(©Xavier Gorce, dessin paru le 25/07/2019 sur le site lemonde.fr)

Et si les animaux avaient des droits fondamentaux ? La question n’étant pas neutre, une certaine prudence s’impose. Que se cache-t-il derrière une telle interrogation, qu’attendre de la réflexion destinée à y apporter une réponse ? A priori, il n’est pas besoin de démontrer que les animaux pourraient avoir des droits fondamentaux, ni de démontrer qu’ils devraient en avoir. Il s’agit juste de déterminer ce qu’il se passerait si jamais les animaux avaient de tels droits, autrement dit ce qu’il se passerait dans le cas où nous voudrions bien leur en donner. Dans un colloque portant sur la protection des animaux, toute la question serait de savoir dans quelle mesure l’attribution de droits fondamentaux aux animaux constituerait, ou non, une plus-value pour leur protection. Mais dans un colloque portant sur le droit des libertés, toute la question est plutôt d’anticiper quelles pourraient être les conséquences pour l’homme d’une telle attribution. Et il nous faut alors démontrer que ces conséquences ne seraient pas dramatiques, ceci pour au moins deux raisons.

D’abord, parce qu’un autre universitaire s’est déjà livré à l’exercice de l’uchronie en la matière, appelant cela de la « science-fiction juridique »[1], ce qui nous paraît d’ailleurs aller plus loin que ce que suppose l’uchronie. Ainsi, dans un colloque à la Faculté de Droit et de Science politique de Montpellier, en 2013, le professeur Daniel Mainguy s’est projeté dix ans plus tard, pour tirer les conséquences de l’attribution de la personnalité juridique à l’animal. Il décrit le « nouveau droit de l’animal en 2024 » comme le droit issu d’une modification du Code civil, avec l’introduction d’une disposition ainsi formulée : « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Ils sont considérés comme des personnes, sauf les limites posées par la loi »[2]. De l’attribution de la personnalité, il passe à l’attribution de droits aux animaux ainsi qu’à l’exercice de ces droits. Et certaines des conséquences qu’il envisage ne vont certainement pas dans le sens de l’attribution de droits aux animaux, du fait des difficultés que cela présenterait et des conséquences que cela pourrait avoir pour les hommes. Le dernier exemple qu’il prend est ainsi le suivant[3] : une action engagée par « une association de défense du chien » contre un hôpital qui a refusé de « mettre fin dignement à la vie » du représentant d’un chien. L’association estime que le représentant, « atteint d’une longue maladie, [est] incapable de s’occuper de son chien » et doit être déchu de ses droits de représentant. Elle relève qu’il a légué, par testament, tous ses biens à son chien, « y compris la gestion de la survie de sa mémoire ». Pour l’association, le chien est devenu le mandataire de son représentant de sorte qu’il a, « en tant que personne de confiance », le droit « de réclamer la mise en œuvre des règles issues de la loi Léonetti et de ses aménagements » – il y a là une double uchronie – et donc de demander que son représentant « soit doucement [accompagné] vers son décès ». Et Daniel Mainguy de dire que le juge est en difficulté, ce que l’on peut comprendre aisément.

S’il nous est difficile de juger de la pertinence de l’illustration considérée, peu aguerris que nous sommes dans les matières de droit privé, relevons que cet exemple a, en tout état de cause, une vertu : il nous montre quelles pourraient être, pour l’homme, les conséquences négatives de l’attribution de droits fondamentaux aux animaux. Cela étant, on voit ici surtout quelles pourraient être les conséquences négatives de l’attribution d’une certaine forme de personnalité juridique aux animaux. Autrement dit, l’exemple avancé nous montre surtout qu’il est difficile de penser l’attribution de droits sans penser au préalable l’attribution de la personnalité et il nous faudra alors revenir ultérieurement sur ce point.

Au-delà de cette uchronie, une autre raison nous conduit à penser qu’il est essentiel de traiter des conséquences éventuellement dramatiques qu’aurait l’attribution de droits fondamentaux aux animaux : les philosophes partisans d’une telle attribution sont souvent abolitionnistes et certaines de leurs théories peuvent heurter les spécialistes des droits de l’homme[4]. Prenons ainsi l’exemple de Tom Regan, auteur d’un célèbre ouvrage paru aux États-Unis en 1983, « Les droits des animaux »[5]. On a beaucoup parlé de ce livre pour une petite histoire, celle du cas du canot de sauvetage. Cela est un peu injuste dans la mesure où l’ouvrage est volumineux et dense, et que l’on ne saurait réduire la pensée de Regan à une illustration. Toutefois, il faut bien admettre que la démonstration est source d’inquiétudes.

Le cas est le suivant : cinq naufragés dans un canot de sauvetage qui ne peut en accueillir que quatre, sous peine de sombrer. Les cinq naufragés « pèsent approximativement le même poids et prennent à peu près la même place »[6]. Parmi les naufragés, un chien, les autres étant des « êtres humains adultes normaux »[7]. Si l’on veut éviter que tous meurent, il faut sacrifier l’un des naufragés : lequel ? Pour Tom Regan, tous sont « sujets-d’une-vie »[8], ce qui veut dire qu’ils ont tous une valeur inhérente et qu’elle est la même pour tous. Comment arriver alors, dans ces circonstances exceptionnelles, à sacrifier le chien plutôt qu’un homme ? Selon Regan, le critère à prendre en considération est celui du « dommage qu’est la mort »[9]. Or, selon lui, ce dommage « est fonction des occasions de satisfaction [que la mort] a forcloses, et aucune personne raisonnable ne nierait que la mort de n’importe lequel des quatre humains est une perte prima facie plus importante, et ainsi un dommage prima facie plus important, qu’elle ne serait dans le cas du chien »[10]. Le « principe du pire »[11] justifie que l’on sacrifie le chien[12]. Et la théorie des droits de l’animal est sauvée en même temps que les naufragés : ce n’est pas parce que l’on accorderait des droits aux animaux que l’on introduirait une telle concurrence avec les humains que ces derniers en pâtiraient. Quoi que.

Le cas du canot de sauvetage est un cas exceptionnel et Tom Regan insiste lui-même là-dessus lorsqu’il répond aux critiques qui lui sont adressées, dans la préface qui accompagne l’édition de 2004 de son ouvrage[13]. Accusé d’incohérence, il se défend de telle façon qu’il confirme que donner des droits fondamentaux aux animaux a une visée abolitionniste : ce n’est pas parce qu’il sacrifie le chien dans le canot de sauvetage qu’il est prêt à sacrifier des chiens dans les laboratoires[14]. L’attribution de droits fondamentaux va avec la fin de l’exploitation des animaux et c’est une conséquence que certains, la majorité en fait, pourraient juger négative. Mais il y a plus grave. Dans le canot de sauvetage de Tom Regan, il n’y a que des « êtres humains adultes normaux » pour qui la mort serait un dommage important. Qu’en serait-il si les hommes à bord n’étaient plus ni adultes ni normaux ? On doit se poser la question parce que Regan, dans sa préface de 2004, vient sur le terrain dangereux de « l’humain plongé dans un coma irréversible »[15], puis sur le terrain encore plus dangereux de l’humain « anencéphale[16] ou suffisamment dépourvu des capacités humaines ordinaires pour être privé de mémoire ou de conscience des objets ordinaires »[17]. Dans ces situations, le principe du pire conduirait à sauver le chien. Il insiste d’ailleurs en ces termes : « la perte que représente la mort doit être déterminée sur la base du cas par cas. Quand nous procédons ainsi, nous constatons qu’à de nombreuses occasions la mort représente une perte plus importante dans le cas de certains animaux que dans celui de certains humains »[18]. La théorie devient alors choquante, forcément, et on ne voit que des désavantages à donner des droits aux animaux, dès lors que certains humains, même si ce n’est pas tous, pourraient en souffrir.

Cela étant, on remarquera que l’approche de Regan est très particulière en ce sens qu’elle est orientée – il est abolitionniste – et qu’elle est fondée sur l’égalité – il est antispéciste. Rien n’empêche qu’une autre approche puisse être adoptée du côté des utilitaristes et des spécistes, pour caricaturer les courants de pensée en présence. Autrement dit, des droits fondamentaux pourraient être attribués sans que ce soit la fin de la suprématie de l’homme, sans que ce soit la fin de l’exploitation des animaux. Seule l’attribution d’une certaine forme de personnalité juridique pourrait conduire à ces extrêmes. Et on en revient alors au fait qu’il est difficile de penser les droits sans penser préalablement la personnalité.

Puisqu’il nous paraît impossible de mettre de côté la question de la personnalité juridique lorsque l’on s’interroge sur les conséquences qu’aurait, pour les hommes, l’attribution de droits fondamentaux aux animaux, il faut leur en donner une. Et celle que nous envisageons de leur attribuer est une autre personnalité que celle des personnes physiques et morales. Ce sera le point de départ de l’uchronie : les animaux sont devenus des personnes animales, avec deux précisions.

D’abord, nous ne dirons rien de la technique employée pour ce faire. En particulier, nous ne viendrons pas sur le terrain du droit civil, pire, du Code civil. Parce que cela est source de crispations, comme le montre l’article du professeur Rémy Libchaber paru au Dalloz en 2014[19]. Dans cet article, rédigé avant que le Code civil ne soit finalement modifié[20], Rémy Libchaber encourage à ne pas se placer sur le terrain de ce code pour protéger mieux les animaux : « pourquoi demander au droit civil ce qu’il ne peut donner, plutôt que se placer sur un terrain approprié ? C’est sur le champ des droits fondamentaux que les défenseurs de l’animal devraient concentrer leurs efforts – cette branche du droit jeune, encore mal structurée »[21]. Nous nous abstiendrons de prendre parti dans un sens ou dans un autre, d’autant qu’il est ici possible d’éviter de juger de la pertinence qu’il y aurait à modifier ou non le Code civil. Il suffit de se contenter d’attribuer une personnalité aux animaux sans dire comment elle serait formellement attribuée. L’uchronie permettant de débuter la réflexion avec l’événement qui constitue son point de départ, il n’y a aucune obligation à expliquer comment l’événement s’est produit.

L’autre précision apportée est que nous allons partir du principe que la personnalité attribuée aux animaux est uniquement fonctionnelle. Autrement dit, nous allons emboîter le pas du professeur Jean-Pierre Marguénaud en revenant à la thèse qu’il défendait en 1987[22]. C’est une nouvelle catégorie que nous créons spécialement pour les personnes animales, en leur donnant ce que Jean-Pierre Marguénaud appelle une personnalité technique. La personnalité qui leur est octroyée n’est pas la personnalité humaine, au sens de la personnalité physique, puisqu’ils ne sont pas des êtres humains. Ce n’est pas davantage la personnalité morale puisqu’ils ne sont pas des groupements. C’est une autre personnalité, en considération de ce qu’ils sont : des animaux[23]. Ce sont des entités qui n’ont pas de patrimoine et qui peuvent relever, parfois, du régime des biens. Nous ne pensons pas qu’il faille les affubler de la dignité, qui doit rester celle des seuls êtres humains. Nous ne pensons pas qu’il faille leur donner des obligations en même temps que des droits. Nous ne pensons pas qu’il faille les responsabiliser, en particulier sur le plan pénal, comme au temps du Moyen-Âge[24]. Nous ne pensons pas qu’il faille se garder de toute forme d’exploitation des animaux et nous ne pensons pas qu’il faille interdire, quand cela est nécessaire, de s’en défendre. La personnalité animale n’étant que fonctionnelle, son régime peut être libre, y compris en ce qui concerne la détermination du contenu des droits fondamentaux attribués aux animaux. Il en va de même s’agissant des modalités visant à garantir l’effectivité de ces droits.

Quelques mots sur ce que seraient alors leurs droits fondamentaux, qui ne seraient absolument pas des « sous-droits » mais de véritables droits subjectifs, comme le sont les droits civils et politiques de l’homme. Ces droits pourraient être fondés sur le principe du respect de l’intégrité physique et mentale des animaux, comme les droits de l’homme sont fondés sur le principe du respect de la dignité humaine. Les principaux droits accordés le seraient en considération des obligations déjà mises à la charge des êtres humains. Il n’est pas besoin de faire preuve de beaucoup d’imagination. Certains droits seraient intangibles, comme le droit de ne pas subir de traitement cruel. D’autres seraient dérogeables et pourraient être conciliés avec les droits de l’homme, comme le droit de ne pas subir de souffrances, le critère pouvant alors être, comme maintenant, celui de l’utilité des souffrances. Certains droits devraient être accordés à tous les animaux, domestiques comme sauvages. Il en va ainsi du droit à la vie qui ne serait pas comparable au droit à la vie dont bénéficient les êtres humains mais qui pourrait être « le droit à mener une vie digne d’être vécue », comme l’a envisagé le professeur Antoine Bailleux[25]. D’autres droits devraient être réservés à certains animaux, comme le droit à la liberté qui bénéficierait aux animaux sauvages et qui permet déjà, dans certains États, d’interdire la détention[26] ou d’obliger à la remise en liberté[27]. Cela ne signifie pas que les animaux domestiques n’auraient droit à aucune liberté, cela veut juste dire que cette liberté serait conçue dans le cadre du respect, par exemple, de leur droit de mener une vie digne d’être vécue. La liberté dont doit disposer un animal sauvage n’est pas comparable à celle dont doit disposer un animal domestique, tout simplement parce que les animaux sauvages sont justement définis comme des animaux vivant à l’état de liberté naturelle, tandis que les animaux domestiques vivent sous la surveillance de l’homme[28]. Quant aux droits procéduraux, il y a peu à faire dès lors que ce seraient toujours les hommes sur qui reposerait la charge de la défense des intérêts des animaux. Il faudrait juste faire attention à ce que les règles procédurales permettent de garantir l’effectivité des droits reconnus aux animaux et qui s’exerceraient par le biais de leurs représentants.

Nous voilà enfin pleinement dans l’uchronie : les animaux seraient des personnes animales titulaires de droits fondamentaux fondés sur le principe du respect de leur intégrité physique et mentale. Quelles conséquences, alors, pour les hommes ? S’acheminerait-on vraiment vers « le bouleversement complet d’attitudes millénaires » qui nous a été prédit il y a fort longtemps déjà[29] ? Cela est possible mais il ne s’agirait pas nécessairement d’un grand mal : pour être millénaire, l’attitude n’en est pas bonne. Cela étant, nous ne croyons pas à un tel scénario dont l’ampleur nous paraît peu envisageable. Si les animaux avaient des droits fondamentaux, nous pensons plus raisonnablement que les hommes resteraient ce qu’ils sont, à la différence près qu’ils pourraient être un peu plus humains. Autrement dit, ce serait le statu quo pour l’homme (I) mais aussi un progrès pour l’humanité (II).

 

I. Un statu quo pour l’homme

Rien, dans les droits fondamentaux que nous venons de donner aux animaux d’un coup de baguette magique, ne remet en question la place de l’homme : aucune confusion n’est possible entre la personne de l’homme et celle de l’animal ; la première reste « supérieure » à la seconde et cette position hiérarchique favorable permet à l’homme de maintenir la plupart des activités dans lesquelles se pose actuellement la question d’une meilleure protection de l’animal. Le statu quo ainsi garanti à l’homme s’explique aisément : le droit est déjà protecteur de l’animal et les droits donnés aux animaux, dans le but d’élever le niveau de leur protection, correspondent aux obligations pesant aujourd’hui sur les hommes en la matière.

S’agissant des animaux domestiques, leur exploitation reste possible dès lors que le principe de leur mise à mort n’est pas remis en question par les droits qui leur seraient garantis. Le droit de mener une vie digne d’être vécue, le droit de ne pas subir de souffrances inutiles, le droit de ne pas subir de traitement cruel, n’interdisent pas la mort en tant que telle. En revanche, comme avant, mais mieux qu’avant, dès lors qu’il est constitutif de la protection des droits garantis aux animaux, et éclairé par elle, le concept de « bien-être »[30] peut permettre d’assurer des conditions d’élevage, de transport et d’abattage non pas simplement satisfaisantes mais véritablement respectueuses de l’intégrité physique et mentale de l’animal de rente, fondement de ses droits fondamentaux. De la même façon, l’expérimentation réalisée sur les animaux peut être poursuivie dès lors qu’elle est strictement encadrée. Rien n’empêche par ailleurs la détention des animaux de compagnie dès lors que leurs droits sont effectivement assurés. Dans tous les cas de figure, la poursuite des activités est liée à la juste interprétation des termes dans lesquels les droits des animaux doivent être sauvegardés mais cela ne présente pas de difficulté majeure. On pressent aisément ce que peut être une vie digne d’être vécue, une souffrance inutile, un traitement cruel. Tout est déjà dans le droit et on peut espérer que la logique des droits fondamentaux soit porteuse d’une meilleure protection, encore une fois sans remettre en question l’exploitation des animaux domestiques. Que certaines activités ou certains modes de consommation puissent éventuellement être interdits ou restreints, parce qu’il est impossible d’assurer les droits garantis, ne remet pas en question la place de l’homme. L’ajustement peut être nécessaire sans que cela ne conduise à la confusion entre le genre humain et les autres espèces, sans que l’on puisse dire que la hiérarchie des intérêts serait radicalement différente de ce qu’elle est actuellement. Même dans le cas d’une interdiction telle que celle des combats de coqs ou telle que celle de la corrida, deux pratiques violant le droit de ne pas subir de traitement cruel, l’homme ne perdrait pas son identité d’être humain, uniquement son identité d’être humain géographiquement situé[31].

S’agissant des animaux sauvages, la régulation des espèces reste possible, de même que la destruction de certaines d’entre elles, quand elles sont susceptibles d’occasionner des dégâts, ou de certains individus de ces espèces, quand ils sont dangereux. Là aussi, le principe de la mise à mort n’est pas remis en cause par les droits qui seraient garantis. Cela étant, la logique des droits fondamentaux pourrait être ici encore plus protectrice qu’en ce qui concerne les animaux domestiques. Elle permettrait en effet l’individualisation qui manque actuellement aux animaux sauvages. Rappelons que ces derniers, res nullius, sont actuellement protégés collectivement, au titre de la protection de l’environnement, et sans considération pour leur caractère d’être sensible[32]. Le Code de l’environnement ne s’intéresse qu’à la conservation des espèces et le Code pénal n’offre sa protection aux animaux sauvages que dans le cas où ils sont apprivoisés ou détenus en captivité[33], c’est-à-dire lorsqu’ils sont assimilés aux animaux domestiques. Titulaires de droits fondamentaux, les animaux sauvages pourraient être protégés individuellement comme le sont les animaux domestiques, en tous leurs droits et quel que soit l’état de conservation de leur espèce. Pour garantir le droit de ne pas subir de souffrances inutiles et le droit de ne pas subir de traitement cruel, la protection pénale s’appliquerait pleinement, en particulier lorsqu’il s’agit de réguler, de détruire, de tuer. Ce n’est pas que la chasse ou le piégeage seraient interdits. C’est plutôt que certaines formes de chasse et de piégeage pourraient être interdits. Les activités dans lesquelles des animaux sauvages sont abattus seraient donc maintenues, seules certaines d’entre elles pouvant être interdites au regard des droits fondamentaux de l’animal. Encore un ajustement dont on ne peut pas dire qu’il est synonyme d’une moindre protection de l’homme, sauf à considérer, et c’est valable alors aussi s’agissant des animaux domestiques, que la protection de l’homme doit aller jusqu’à ce que perdure, de façon absolue, certaines techniques d’élevage, certains modes de détention et de transport, certaines manières d’expérimenter, certaines pratiques de chasse et de piégeage, certaines techniques de mise à mort. Mais ce n’est pas le cas à l’heure actuelle, où l’homme ne perdrait rien de fondamental à ce que, par exemple, la détention des animaux sauvages soit interdite dans les cirques[34] ou, autre exemple, que la chasse à la glu de certains oiseaux soit prohibée[35]. Preuve en est : qu’avons-nous perdu de fondamental lorsque l’Union a décidé, pour le territoire de vingt-huit États, que seule la chasse traditionnelle aux phoques était tolérable[36] ou encore que les pièges à mâchoires ne l’étaient pas[37] ? La chasse et le piégeage restent autorisés et seules certaines de leurs modalités sont interdites. Si les animaux avaient des droits fondamentaux, il en irait de même et ce serait donc bien le statu quo pour l’homme.

La question est alors mais pourquoi ? Pourquoi faudrait-il bouleverser le droit qui offre déjà une protection à l’animal ? Alors que lui donner des droits n’irait même pas jusqu’à remettre en question la possibilité de l’exploiter ou de s’en défendre ? Sa protection serait meilleure, certes, certaines avancées pourraient être obtenues plus vite, mais son statut ne serait pas plus avantageux au regard de celui de l’homme. C’est là qu’il faut admettre que si le statut de l’homme devrait rester largement inchangé, en cas d’attribution de droits à l’animal, ses relations avec lui pourraient connaître quelques évolutions substantielles. La concurrence serait moins déloyale, la balance des intérêts plus équilibrée. Les animaux seraient mieux considérés et ce ne serait pas seulement un progrès pour eux, ce serait aussi un progrès pour l’humanité.

 

II. Un progrès pour l’humanité

L’approche des droits fondamentaux est une autre approche que celle qui consiste à s’obliger pour « tenir pleinement compte des exigences du bien-être des animaux »[38], pour prendre en considération ce que la Cour de justice de l’Union européenne appelle un « objectif légitime d’intérêt général »[39]. C’est une autre approche que celle qui consiste à intégrer la nécessité de protéger les animaux dans les activités humaines, parce qu’elle va bien au-delà du simple exercice de conciliation aux fins de préserver deux intérêts contradictoires dont l’un semble toujours, par nature, supérieur à l’autre. En donnant des droits à l’animal, les intérêts de l’homme, même ses droits, ne cèderaient pas nécessairement en toutes circonstances mais ils pourraient céder plus facilement qu’avant, du moins dans certains cas. Et on pourrait alors assister à une augmentation réelle et rapide du niveau de protection des animaux avec, à rebours des idées reçues, non pas une perte, mais un gain pour l’humanité, quel que soit le sens que l’on donne à ce terme.

Au sens du genre humain, l’humanité pourrait être d’autant mieux protégée que l’on donnerait des droits fondamentaux aux animaux sauvages. Leur protection collective, aux fins d’assurer la conservation de la biodiversité, a montré ses limites face aux intérêts humains, en particulier les intérêts économiques. Nous n’insisterons pas sur le paradoxe qui consiste à détruire la nature alors qu’elle est la condition de notre survie sur cette planète. Nous nous concentrerons plutôt sur la raison pour laquelle l’objectif, pourtant fondamental, de protection de la faune et de la flore sauvages ne suffit pas : la nature n’a pas de droits. Certes, on réfléchit actuellement à la personnification de la nature ou, du moins, à la personnification de certaines entités naturelles telles que des arbres ou des fleuves[40]. Il se pourrait donc, qu’un jour, la nature ait des droits comme les animaux en auraient, à titre individuel. Mais le chemin pourrait être encore long, encore plus long que pour les animaux. Face à la nature dépourvue de droits, les hommes et leurs droits, tous leurs droits, pas seulement ceux d’ordre économique, comme le droit de propriété ou le droit au libre exercice d’une activité économique. La protection de l’environnement doit être assurée, le droit à un environnement sain doit être garanti. Mais l’état de l’environnement continue de se dégrader, le changement climatique n’est déjà plus un spectre. Donner des droits aux animaux sauvages pourrait être une solution pour eux mais aussi pour nous. Prenons l’exemple de l’orang-outan : la destruction de son espèce est programmée, essentiellement en raison de la déforestation liée à la multiplication des plantations d’huile de palme. Face à un objectif de conservation des espèces, un objectif économique. Et l’espèce qui disparait. Si l’on dépassait la logique collective de la protection de l’environnement pour venir sur le terrain de la logique individuelle des droits fondamentaux, ce n’est pas seulement la destruction de l’espèce qui pèserait dans la balance[41], c’est la violation du droit de chaque orang-outan à ne pas subir de souffrances inutiles, voire la violation du droit à ne pas subir un traitement cruel, droit intangible. Avec une telle violation, il serait d’autant plus facile d’obtenir une interdiction de l’huile de palme et donc une préservation accrue non seulement de l’espèce mais aussi de son habitat, ce qui montre la plus-value non seulement pour la faune mais aussi pour la flore, pour l’environnement dans sa globalité finalement. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini et l’intérêt de la protection des droits fondamentaux est que la sauvegarde de ces droits ne connaît pas les frontières : peu importe que l’orang-outan se situe à des kilomètres de ceux qui lui attribueraient des droits. Ne sommes-nous pas censés protéger les droits de l’homme y compris dans nos relations commerciales avec d’autres États ?

Quand l’humanité prend le sens de la bienveillance supposée des hommes, l’attribution de droits fondamentaux aux animaux domestiques serait également un progrès, en particulier s’agissant des animaux d’élevage dont la protection est très mal assurée dans un contexte industriel toujours plus marqué. À la différence des animaux sauvages, ces animaux sont déjà protégés individuellement et pourtant : même dans les cas où la dégradation de leur état de santé, en raison des conditions dans lesquelles ils sont exploités, fait peser un risque sur notre propre état de santé, les intérêts économiques sont si puissants que chaque pas en faveur d’une meilleure protection est le pas d’un chemin de croix. Donner des droits aux animaux de production, à chaque animal élevé, transporté et abattu dans un but de consommation, garantirait mieux leur protection, mais aussi la nôtre, sans avoir à attendre que le consommateur joue son rôle, même s’il est fondamental, lorsqu’il s’agit de réclamer, par exemple, une viande de meilleure qualité en ce sens que l’animal aurait pu bénéficier des conditions propres à la production de cette viande. Mais quittons le terrain de la santé animale et donc humaine[42], qui n’est pas celui de la bienveillance. Le meilleur exemple, actuellement, de notre manque d’humanité – difficile de parler de déshumanisation quand on n’a peut-être jamais eu la moindre humanité à perdre – est celui de l’abattage dont le principe, encore une fois, n’est pas remis en question par l’attribution de droits aux animaux. On observera que quoi que l’on tente en la matière, la réponse est toujours la même : non. Peut-on interdire l’abattage des animaux gestants dès lors que l’étourdissement préalable des animaux n’empêchent pas les fœtus de souffrir dans le ventre de leur mère ? Non[43]. Doit-on doter les abattoirs de systèmes de vidéosurveillance pour s’assurer que les animaux sont correctement étourdis préalablement à la saignée ? Non[44]. Peut-on supprimer la dérogation consentie au principe de l’étourdissement préalable pour l’abattage rituel ? Non[45]. Dans les deux derniers cas, la logique des droits de l’homme est imparable. C’est seulement à titre expérimental que des caméras seront un jour posées dans les abattoirs et le décret relatif à cette expérimentation volontaire encadre strictement cette dernière[46] : le droit au respect de la vie privée des salariés commande l’extrême prudence. Quant à la liberté reconnus aux musulmans et juifs pratiquants de manifester leur religion, difficile de la restreindre de telle façon que l’étourdissement préalable se mue en principe absolu[47]. Face à la logique des droits de l’homme, on pourrait opposer la logique des droits de l’animal, obtenir plus vite le respect plein et entier, effectif, du principe de l’étourdissement préalable. La bienveillance à l’égard des animaux en serait accrue, celle de l’homme à l’égard de ses semblables, également. Il est frappant de constater que la question de l’abattage est toujours celle de la souffrance infligée aux animaux, jamais celle que les hommes s’infligent pour des raisons économiques ou religieuses[48]. Et quand bien même ces hommes ne souffriraient-ils pas, ne devrions-nous pas nous inquiéter de cette absence de souffrance qui est aussi une absence d’empathie ?

 

Le droit évolue mais il évolue lentement et dans un sens qui souvent nous échappe eu égard aux risques encourus. Si les animaux avaient des droits fondamentaux, ils ne seraient pas des hommes sous prétexte que les hommes ont de tels droits. Ils ne dépasseraient pas les hommes sous prétexte que la supériorité des intérêts va de paire avec la supériorité de l’espèce. L’homme pourrait consentir, même en tant qu’espèce supérieure, justement en tant qu’espèce supérieure, à ce que les intérêts des animaux puissent parfois l’emporter sur les siens : « cela devrait même être la preuve la plus robuste de notre supériorité que notre volonté de soigner ceux qui ne sont pas nous, qui ne nous ressemblent pas, qui sont les plus faibles, les plus humbles. La manière dont nous exerçons notre tutelle sur ceux qui habitent les eaux et le sol de cette terre nous engage. Elle nous rend respectables ou nous disqualifie »[49]. Si les animaux avaient des droits fondamentaux, les conséquences ne seraient pas dramatiques et il se pourrait même que l’on évite le seul drame qui devrait normalement intéresser les hommes, dans un environnement toujours plus dégradé : celui que constituerait, à terme, leur propre perte.

 

 

[1] D. Mainguy, « Ranger l’homme ou ranger l’animal ? », in E. de Mari et D. Taurisson-Mouret (dir.), Ranger l’animal. L’impact environnemental de la norme en milieu contraint II. Exemples de droit colonial et analogies contemporaines, Victoires Éditions, 2014, p. 148.

[2] Ibid., p. 157.

[3] Ibid., p. 161.

[4] V. ainsi J.-P. Marguénaud, « La théorie des droits de Tom Regan à l’épreuve du droit européen des droits de l’homme », RSDA, 1/2013, p. 389.

[5] T. Regan, « Les droits des animaux », traduit de l’américain par E. Utria, Hermann Éditeurs, 2012, 750 p.

[6] Ibid., p. 547.

[7] Ibid.

[8] Sur ce critère, ibid., p. 479 s. Selon Regan, « les individus sont sujets-d’une-vie s’ils ont des croyances et des désirs ; une perception, une mémoire et un sens du futur, y compris de leur propre futur ; une vie émotionnelle ainsi que des sentiments de plaisir et de douleur ; des intérêts préférentiels et de bien-être ; l’aptitude à initier une action à la poursuite de leurs désirs et de leurs buts ; une identité psychophysique au cours du temps ; et un bien-être individuel, au sens où la vie dont ils font l’expérience leur réussit bien ou mal, indépendamment logiquement de leur utilité pour les autres et du fait qu’ils soient l’objet des intérêts de qui que ce soit ».

[9] Ibid., p. 610.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Et même « n’importe quel nombre de chiens » (Ibid., p. 611).

[13] Ibid., p. 44.

[14] Ibid., p. 45 s.

[15] Ibid., p. 50.

[16] Ce qui renvoie au cas des enfants.

[17] Ibid., note 32.

[18] Ibid., p. 51, nous soulignons.

[19] R. Libchaber, « La souffrance et les droits. À propos d’un statut de l’animal », D. 2014, p. 380.

[20] Le nouvel article 515-14 du Code civil disposant, depuis 2015, que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ».

[21] Op. cit., pt 14.

[22] J.-P. Marguénaud, « L’animal en droit privé », PUF, 1992, 577 p.

[23] Nous reprenons ici les propos que nous avons tenus dans une précédente contribution (C. Vial, « Les animaux, sujets de droits ? », in A. Bailleux (dir.), Le droit en transition. Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, Actes du colloque des 20 et 21 décembre 2018 à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, à paraître).

[24] Sur cette question, D. Chauvet, « La personnalité juridique des animaux jugés au Moyen-Âge », L’Harmattan, 2012, 156 p.

[25] A. Bailleux, « Dissoudre l’événement ou exposer la crise ? Le système, le répertoire et les clés juridiques d’une prospérité sans croissance », à paraître in Revue Droit & Société.

[26] Les dauphins se sont vu reconnaître la personnalité non-humaine en Inde, en 2013, dans le but d’interdire leur détention.

[27] V. ainsi, en Argentine, la décision de novembre 2016 par laquelle un juge des libertés a accueilli une action d’habeas corpus, faisant de la femelle chimpanzé Cécilia une personne juridique non-humaine qui a alors pu être transférée du zoo où elle vivait dans des conditions misérables vers un sanctuaire brésilien. Pour un commentaire de cette décision, J.-P. Marguénaud, « La femelle chimpanzé Cécilia, premier animal reconnu comme personne juridique non humaine », RSDA, 2/2016, p. 15.

[28] Cass. crim., 16 février 1895, D. 1895, 1, 269.

[29] A.-M. Sohm-Bourgeois, « La personnification de l’animal : une tentation à repousser », D. 1990, p. 33.

[30] Concept-clé de la protection des animaux domestiques, en particulier des animaux d’élevage, dès lors que l’article 13 du TFUE dispose que « lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologique et de l’espace, l’Union et les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ».

[31] Dans la mesure où le mécanisme dérogatoire du 7ème alinéa de l’article 521-1 du Code pénal s’applique sous réserve, pour les courses de taureaux, qu’une tradition locale ininterrompue puisse être invoquée et, pour les combats de coqs, qu’une tradition ininterrompue puisse être établie dans les localités, ce qui est encore plus restrictif mais peut s’expliquer par le fait que « le législateur a entendu encadrer plus strictement l’exclusion de responsabilité pénale pour les combats de coqs afin d’accompagner et de favoriser l’extinction de ces pratiques », comme l’a relevé le Conseil constitutionnel lors du contrôle de constitutionnalité du 8ème alinéa de la disposition considérée (Cons. const., 31 juillet 2015, décision n° 2015-477 QPC, M. Jismy R. [Incrimination de la création de nouveaux gallodromes], pt 4).

[32] Dès lors que l’article L. 214-1 du Code rural, qui dispose que « tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce », s’applique aux seuls animaux appropriés ou appropriables, c’est-à-dire les animaux domestiques et assimilés.

[33] Selon les termes du premier alinéa de l’article 521-1 du Code pénal.

[34] À ce sujet, Franck Schrafstetter, « Pourquoi les animaux sauvages n’ont rien à faire dans les cirques », RSDA, 2/2016, p. 169.

[35] Sur ce point, à propos de la décision du Conseil d’Etat du 28 décembre 2018, req. n° 419063, Ligue française pour la protection des oiseaux, C. Vial, « Méthodes de capture traditionnelles : les petits oiseaux englués dans le droit et ses contradictions », RSDA, 2/2018, p. 121.

[36] V. le règlement (CE) n° 1007/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, sur le commerce des produits dérivés du phoque, JOUE n° L 286, 31 octobre 2009, p. 36.

[37] V. le règlement (CEE) n° 3254/91 du Conseil, du 4 novembre 1991, interdisant l’utilisation du piège à mâchoires dans la Communauté et l’introduction dans la Communauté de fourrures et de produits manufacturés de certaines espèces animales sauvages originaires de pays qui utilisent pour leur capture le piège à mâchoires ou des méthodes non conformes aux normes internationales de piégeage sans cruauté, JOCE n° L 308, 9 novembre 1991, p. 1.

[38] Selon les termes de l’article 13 du TFUE mais pas dans tous les domaines puisque la politique de l’environnement n’est pas visée par la disposition.

[39] CJCE, 17 janvier 2008, aff. jtes C-37 et 58/06, Viamex Agrar Handel et ZVK, pt 22 ; 19 juin 2008, aff. C-219/07, Nationale Raad van Dierenkwekers en Liefhebbers et Andibel, pt 27 ; 10 septembre 2009, aff. C-100/08, Commission / Belgique, pt 91.

[40] À ce sujet, notamment, F. Ost, « La nature, sujet de droit ? », 20 octobre 2017, https://www.college-de-france.fr/site/colloque-2017/symposium-2017-10-20-11h15.htm

[41] Et qui justifie actuellement que législateur ait, dans la loi de finances pour 2019, sorti les produits à base d’huile de palme de la liste des biocarburants (article 192 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019, JORF n° 302, 30 décembre 2018, texte n° 1), ce qui n’est évidemment pas suffisant.

[42] Les santés humaine et animale étant de plus en plus souvent appréhendées sous le concept global « One health » (à ce sujet, S. Desmoulin-Canselier, « “One health ! Une seule santé !” : Slogan pour temps de crise ou nouvel horizon de la santé publique ? », RSDA, 1/2014, p. 419).

[43] V. ainsi l’avis scientifique de l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) du 5 avril 2017 (http://www.efsa.europa.eu/sites/default/files/corporate_publications/files/animal-welfare-slaughter-170530-fr.pdf) et la position de la Commission après cet avis (réponse du 6 octobre 2017 à la question posée par le député européen Louis Michel, E-005397/2017, disponible sur le site Internet du Parlement européen).

[44] Alors que les associations de protection des animaux exigeaient la mise en place de dispositifs de contrôle par vidéo dans les abattoirs, après la constatation de très nombreux dysfonctionnements graves dans certains d’entre eux, l’article 71 de la loi Agriculture et Alimentation (loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, JORF n° 253, 1er novembre 2018, texte n° 1), n’oblige pas les abattoirs à se doter de tels dispositifs.

[45] Dans la mesure où la dérogation posée par l’article R. 214-70, I, 1°, du Code rural, « dans le but de concilier les objectifs de police sanitaire et l’égal respect des croyances et traditions religieuses », ne méconnait ni les principes de laïcité et d’égalité, ni le règlement (CE) n° 1099/2009 du Conseil, du 24 septembre 2009, sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort (JOUE n° L 303, 18 novembre 2009, p. 1), comme l’a indiqué le Conseil d’Etat dans sa décision du 5 juillet 2013, req. n° 361441, Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoir.

[46] Décret n° 2019-379 du 26 avril 2019 relatif à l’expérimentation de dispositif de contrôle par vidéo en abattoir, JORF n° 100, 28 avril 2019, texte n° 34.

[47] On relèvera d’ailleurs que si le droit belge a récemment évolué en la matière – et la Cour de justice a été saisie à titre préjudiciel par la Cour constitutionnelle belge sur ce point –, la suppression de la dérogation au principe d’étourdissement préalable ne s’est pas faite sans l’assurance que l’étourdissement pourrait être réversible, en ce sens qu’il n’est pas létal, alors que l’électronarcose n’est pas considérée par les experts scientifiques comme le moyen d’assurer le plus grand bien-être à l’animal. Sur ces derniers développements, C. Vial, « De la diversité des droits comparés à l’harmonisation par le droit européen », in L. Boisseau-Sowinski et J.-P. Marguénaud (dir.), L’abattage sans étourdissement, Actes du colloque du 10 mai 2019, RSDA, 2/2018, p. 437.

[48] Sur la « souffrance éthique », pourtant, c’est-à-dire « la souffrance infligée par leur conscience à celles et ceux que leur fonction oblige à faire souffrir eux-mêmes des animaux », J.-P. Marguénaud, « Conclusions générales », in L. Boisseau-Sowinski et D. Tharaud (dir.), Les liens entre éthique et droit. L’exemple de la question animale, L’Harmattan, 2019, p. 159, spéc. p. 166.

[49] Selon le discours de Hakim, dans le terrible roman « Défaite des maîtres et possesseurs », lorsqu’il essaie de convaincre ceux de son espèce arrivée sur Terre après les hommes qu’il faut davantage protéger ces derniers. Le discours se poursuit ainsi : « les hommes n’ont pas su assumer cette responsabilité pour tous ceux qui respirent, même s’ils étaient un nombre non négligeable à avoir l’intuition que c’était leur devoir. Nous avons les moyens d’essayer à notre tour. Et la question qui se pose aujourd’hui, dans cette enceinte, c’est de savoir si nous aurons pour cela, pour faire mieux qu’eux, assez de courage, assez d’orgueil et assez de volonté » (V. Message, « Défaite des maîtres et possesseurs », Éditions du Seuil, 2016, Coll. Points, 2017, p. 171).

La marginalisation du pouvoir législatif dans la politique migratoire de l’Union européenne : défis pour l’Etat de droit

$
0
0

Par Mauro GATTI, Lecturer, The Hague University of Applied Sciences

L’interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif est l’une des composantes essentielles de l’Etat de droit. Pourtant, à la suite de la soi-disant « crise migratoire » des années 2014-2015, les initiatives principales de l’Union ont été adoptées par le pouvoir exécutif. Le Parlement européen n’a pas résisté à sa propre marginalisation, ce qui pourrait laisser au pouvoir exécutif des marges de manœuvre telles qu’elles pourraient ouvrir la voie à l’arbitraire.

L’interdiction de l’arbitraire du pouvoir – et du pouvoir exécutif en particulier – est l’une des composantes essentielles de l’Etat de droit et l’un des principes généraux du droit de l’Union 1. Cette interdiction est assurée, non seulement par le biais du contrôle judiciaire, mais également par l’activité législative. Comme le reconnaît la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), « dans tous les systèmes juridiques des États membres, les interventions de la puissance publique dans la sphère d’activité privée de toute personne, qu’elle soit physique ou morale, doivent avoir un fondement légal » 2. Il faut donc que l’action de l’exécutif soit encadrée par des actes du pouvoir législatif. Cela s’explique par référence au principe démocratique : lorsque le pouvoir exécutif s’exerce typiquement dans le secret du cabinet gouvernemental, le pouvoir législatif s’exerce au sein des assemblées parlementaires, qui ont une plus grande légitimité démocratique, tirée de l’election directe et qui, en principe, garantissent un plus haut standard de transparence et représentativité.

Au niveau national, l’interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif s’exerce principalement par le biais de l’activité des organes parlementaires, qui sont l’expression principale du pouvoir législatif, et qui contrôlent l’activité des gouvernements exerçant la plupart des pouvoirs exécutifs. Dans le contexte de l’Union européenne, la distinction entre pouvoirs législatif et exécutif est moins nette du point de vue organique. Il semble toutefois possible d’associer la notion de « pouvoir exécutif » à trois institutions : la Commission, le Conseil et le Conseil européen. Ces institutions exercent en effet au moins deux pouvoirs typiquement exécutifs, à savoir la mise en œuvre du droit et la représentation extérieure. La composition de ces institutions est par ailleurs semblable aux gouvernements nationaux : la Commission s’organise grosso modo comme un gouvernement, avec un collège responsable envers un organe parlementaire ; le Conseil et le Conseil européen sont composés par des membres des gouvernements nationaux, ou par des chefs d’Etat qui exercent le pouvoir exécutif au niveau interne. Le modus operandi de ces institutions a des similitudes avec le fonctionnement des gouvernements nationaux, car les unes et les autres décident généralement dans un contexte de transparence limitée.

La transparence limitée du Conseil, du Conseil européen et de la Commission, ainsi que la limitation de leur représentativité, pourraient constituer un risque pour l’Etat de droit dans l’Union européenne. On ne peut pas exclure que les Conseils et la Commission cherchent à abuser de leurs pouvoirs, en profitant de la transparence restreinte de leurs activités. Afin d’interdire l’arbitraire au niveau de l’Union, il est nécessaire qu’un organe parlementaire exerce un contrôle sur ces institutions. Cela constitue l’un des rôles du Parlement européen. Comme on le sait, cette institution exprime le « principe démocratique fondamental selon lequel les peuples participent à l’exercice du pouvoir par l’intermédiaire d’une assemblée représentative » 3. Par le biais de l’ensemble de ses prérogatives, le Parlement peut influencer et même interdire l’action des autres institutions. Par exemple, le Parlement peut poser des questions à la Commission et l’obliger à démissionner. Il peut bloquer la procédure législative et empêcher le Conseil d’adopter des actes législatifs. Le Parlement peut également former des recours contre tous les actes produisant des effets juridiques adoptés par les autres institutions, liant le contrôle démocratique au contrôle juridictionnel.

Le Parlement a souvent essayé de défendre et étendre ses prérogatives vis-à-vis de la Commission et du Conseil, en renforçant ainsi le contrôle sur le pouvoir exécutif. Les réformes des Traités ont souvent validé les demandes du Parlement, en lui donnant un rôle de premier plan dans l’équilibre institutionnel de l’Union. Cela est vrai, en particulier, par rapport au domaine migratoire. Conçu à l’origine comme un domaine de coopération intergouvernementale, la politique migratoire est désormais gérée principalement par le biais de la procédure législative ordinaire, qui donne au Parlement un rôle de codécideur avec le Conseil.

Cette trajectoire de renforcement constant du rôle du Parlement semblerait toutefois être contredite par la pratique récente en matière migratoire. A la suite de la soi-disant « crise migratoire » des années 2014-2015, les initiatives principales de l’Union ont été adoptées par le pouvoir exécutif, sans la participation du Parlement (I). Cette institution n’a pas résisté à sa propre marginalisation, ce qui pourrait laisser au pouvoir exécutif des marges de manœuvre telles qu’elles pourraient ouvrir la voie à l’arbitraire (II).

I – Le rôle central du pouvoir exécutif dans l’adoption des réponses de l’Union à la « crise » migratoire

La récente politique de l’Union européenne et de ses États membres dans le domaine migratoire repose sur des instruments novateurs, qu’il n’est pas facile de classer dans une catégorie juridique. Ces instruments ont néanmoins une origine en commun : ils ont été adoptés par des institutions qui représentent principalement le pouvoir exécutif, c’est-à-dire le Conseil, le Conseil européen et la Commission européenne, sans aucune participation du Parlement européen. Cela s’est vérifié dans la définition de la politique migratoire de l’Union tant dans sa dimension interne (A), que dans sa dimension externe (B).

A – L’adoption d’instruments internes

Au niveau interne, les « hotspots » constituent la réponse la plus évidente à la « crise » migratoire. En 2015, les flux migratoires dans la Méditerranée ont augmenté de façon importante : la Grèce, en particulier, a reçu plus de 900.000 personnes, onze fois plus qu’en 2014 (OIM 2015). Dans la plupart des cas, les pays de première arrivée auraient dû prendre en charge les migrants et demandeurs d’asile, leur empêchant de rejoindre d’autres pays membres, qui constituaient souvent la destination réelle des migrants 4 Grèce et Italie, affaiblies par la crise économique, n’avaient prétendument pas les ressources, et certainement pas la volonté politique, de s’occuper des nouveaux arrivés. Par conséquent, ces Etats ont souvent décidé de ne pas poser d’obstacles au mouvement des migrants et demandeurs d’asile vers d’autres pays de l’Union. Par exemple, l’Italie n’enregistrait qu’environ 60% des migrants au cours du premier semestre de 2015 (Cour des comptes européenne 2017, p. 41). Dans un climat politique marqué par une hostilité croissante envers les migrants, cette « crise » migratoire avait le potentiel pour déclencher une crise politique au niveau européen.

L’Union a répondu par le biais de deux initiatives principales. En premier lieu, la Commission a proposé la création d’un mécanisme de « relocalisation » des demandeurs d’asile, pour alléger la pression subie sur les dispositifs nationaux en Grèce et Italie. A la suite de cette proposition, le Conseil a adopté des décisions concernant des mesures provisoires sur la protection internationale en faveur de la Grèce et de l’Italie (Décision 2015/1523/UE et Décision 2015/1601). Ces mesures avaient pourtant une portée limitée et leur mise en œuvre, en tout cas, s’est révélée difficile : Hongrie, Pologne et République Tchèque se sont refusées à les appliquer, et même les autres Etats membres n’ont accepté la « relocalisation » des demandeurs d’asile éligibles que très lentement et très limitativement. La relocalisation n’a donc eu que des effets très limités par rapport à la gestion de la « crise » (v. amplius Di Filippo 2015 et Guild et a. 2017).

La deuxième solution introduite par l’Union – les hotspots – a été beaucoup plus efficace. Avec la communication « Agenda européen en matière de migration » (mai 2015), la Commission a introduit l’idée d’une nouvelle approche dite des « points d’accès » (en anglais, « hotspots ») selon laquelle le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) ainsi que les agences Frontex et Europol agissent sur le terrain « avec les États membres situés en première ligne » afin de procéder rapidement à l’identification et à l’enregistrement des migrants et au relevé de leurs empreintes digitales (v. amplius Casolari 2015). Le but des hotspots était prétendument de fournir du « soutien » à Grèce et Italie (Avramopoulos 2015) ; mais leur fonction réelle était surtout de renforcer le contrôle des frontières extérieures de l’Union et d’empêcher le mouvement secondaire des migrants et demandeurs d’asile envers d’autres Etats membres (v., par exemple, Basilien-Gainche 2017, Amnesty International 2016).

Le Conseil européen a informellement approuvé les hotspots en juin 2015, par le biais de conclusions, affirmant que « la mise en place de dispositifs d’accueil et de premier accueil (“hotspots”) dans les États membres situés en première ligne » doit permettre de déterminer qui a besoin d’une protection internationale et qui n’en a pas besoin (Conseil européen 2015). Les hotspots ont ensuite été mis en œuvre par le biais d’instruments de nature opérationnelle adoptés par les organes exécutifs de l’Union et des Etats membres. La Commission européenne, en collaboration avec les agences de l’Union et les Etats membres concernés (Italie et Grèce), a defini la fonction des hotspots et le rôle des différents acteurs dans ce contexte par le biais d’une « Explanatory note » envoyée aux gouvernements des Etats membres en 2015 (v. amplius Casolari 2015 et Dimitriadi 2017, p. 78). Cette note explique, par exemple, que « Frontex helps in identification of the persons disembarked and in collecting information regarding their journey to the EU ». Les agences concernées (Frontex, EASO et Europol) ont ensuite deployé leurs ressources sur la bases des pouvoirs qui leur avaient été attribués par leurs règlements constitutifs (Neville et al 2016, p. 29), interpretés de façon extensive (Fernandez-Rojo 2018 5). Entre-temps, le Ministère italien des affaires intérieures a adopté, en coopération avec les autorités de l’Union, des mésures operationnelles nécessaires, sous la forme de « Standard Operating Procedures » qui définissent le fonctionnement des hotspots en Italie et les rôles respectifs des autorités nationales et européennes.

Force est de constater que les hotspots ont été mis en œuvre par des organes de nature exécutive, sans aucune implication du Parlement européen, bien que cette institution ait normalement un rôle de codécideur dans le domaine migratoire (Articles 77, paragraphe 2, 78, paragraphe 2, et 79, paragraphe 2, TFUE) et doive être au moins consultée dans le cas de situations « d’urgence » (Article 78, paragraphe 3, TFUE). Le Parlement s’est limité à saluer généralement le « soutien opérationnel » fourni à Grèce et Italie (Résolution 2015/2833, point 7), sans remettre en question la finalité de ce soutien et le rôle réel des agences de l’Union dans ce contexte.

Le Parlement n’a formellement approuvé l’idée des hotspots (désormais nommés « zones d’urgence migratoire ») qu’en septembre 2016, de manière indirecte, avec l’adoption du nouveau règlement Frontex. Il reste toutefois des questions ouvertes. Par exemple, le Règlement Frontex reconnaît la « responsabilité partagée de l’Agence et des autorités nationales chargées de la gestion des frontières » (préambule, considérant 6). Il spécifie, en outre, que Frontex devra « fournir une assistance au filtrage, au debriefing, à l’identification et au relevé d’empreintes digitales » au sein des hotspots (article 8, paragraphe 1, lettre (i)). Toutefois, le Règlement ne définit pas le contenu de cette « assistance ». Le Règlement Frontex du 2016 ne semblerait donc pas assurer la transparence du fonctionnement des hotspots et l’accountability de l’Agence (cf. Fernandez-Rojo 2018 ; CILD et al. 2018 ; Casolari 2015). Le fonctionnement des hotspots est donc encore détérminé par des mésures adoptées par des organes exécutifs, telles les décisions des agences de deployer leurs ressources et « les modalités de coopération » établies par la Commission en coopération avec l’État membre hôte et les agences compétentes (article 18, paragraphe 3 du Réglement Frontex du 2016). En outre, la transparence quant au mode de fonctionnement des hotspots reste limitée : Europol, par exemple, se refuse de donner d’informations précises sur les activités qu’elle y déploie.

Une structure fondamentale de la politique migratoire de l’Union – l’hotspot – est donc gérée par le biais de mésures adoptés par des organes exécutifs, avec un encadrement très faible au niveau législatif et une transparence imparfaite. Cette situation ne peut qu’affaiblir le contrôle démocratique sur la politique migratoire.

B – La coopération avec les pays tiers

La participation du Parlement européen a été encore plus limitée dans le cadre de la dimension externe de la politique migratoire de l’Union. La collaboration entre l’Union et les pays tiers est de plus en plus réglée par des ententes informelles, qui n’ont été discutées ou approuvées par aucun parlement.

Les exemples les plus connus sont la Déclaration conjointe UE-Turquie du 18 mars 2016, publiée sous la forme du communiqué de presse n°144/16, et le Joint Way Forward (JWF) avec l’Afghanistan du 2 octobre 2016. Ces instruments introduisent des engagements et des procédures concernant la réadmission des migrants en position irrégulière et ressortissants de l’Etat partenaire (dans le cas du JWF) ou de tout Etat tiers (dans le cas de la Déclaration UE-Turquie). Les deux instruments se présentent, à première vue, comme des instruments atypiques, adoptés par les Etats partenaires, d’un côté, et la Commission (JWF) ou le Conseil européen ou ses membres (Déclaration UE-Turquie), de l’autre côté. La collaboration avec la Turquie, en particulier, s’est révélée prétendument efficace du point de vue de la lutte contre l’immigration « irrégulière », avec une réduction du 97% des arrivées en provenance de Turquie (Commission 2019).

Autre exemple d’un instrument atypique : le mémorandum Italie-Libye du 2 février 2017. Bien que cet instrument ait été signé par un Etat membre, il crée un nouveau cadre pour la coopération de l’Union avec la Libye en matière migratoire et vise la mise en œuvre de projets en Libye, financés avec des fonds « mis à disposition par l’Italie et l’Union européenne » (Memorandum Italie-Libye, article 2, paragraphe 4). Il ne semble pas pure coïncidence que, le jour suivant de la signature du mémorandum, le Conseil européen ait adopté la Déclaration de Malte sur la dimension extérieure de la migration, qui se focalise sur la coopération avec la Libye, notamment par le biais de projets financés par l’Union (Déclaration de Malte, point 6, lettres a, c, d et g).

Le Parlement européen doit en principe approuver les accords de l’Union en matière migratoire, à tout le moins être consulté (Article 218, paragraphe 6, TFUE). Pourtant, il ne semble avoir joué aucun rôle dans l’adoption des initiatives récentes de collaboration avec les pays tiers, car ces initiatives ont été approuvées par des organes exécutifs, par le biais de procédures ad hoc. Par ailleurs, les quelques résolutions du Parlement en matière de coopération internationale paraissent donner des signaux imprécis : si le Parlement salue la collaboration avec les pays tiers comme un signe d’action politique réelle, il reconnaît également la nécessité d’être vigilant par rapport au traitement des migrants qui sont renvoyés vers leurs pays d’origine (Résolution du 5 avril 2017).

Le manque de participation du Parlement européen dans l’adoption des initiatives récentes en matière migratoire soulève des problèmes évidents. Si « le fonctionnement de l’Union est fondé sur la démocratie représentative » et « les citoyens sont directement représentés, au niveau de l’Union, au Parlement européen » (article 10, paragraphes 1 et 2, TUE), il est pour le moins étrange que le Parlement n’ait eu aucune possibilité – ou volonté – de s’exprimer sur des développements d’une politique sensible et cruciale comme celle concernant la migration.

Dans un contexte de prétendue « crise » migratoire, l’adoption de mesures d’urgence par des organes exécutifs ne saurait peut-être surprendre. La politique migratoire récente de l’Union semble toutefois singulière, car la surextension du pouvoir exécutif ne semble avoir rencontré aucune résistance de la part du Parlement européen.

II – Le manque de réaction du Parlement à sa marginalisation dans le domaine migratoire

Alors même qu’il se trouvait marginalisé dans l’adoption des mesures de gestion des migrations, le Parlement européen s’est refusé à former des recours contre les initiatives des autres institutions, même lorsqu’une violation des prérogatives parlementaires était assez évidente (A). Le Parlement n’a guère montré de résistance politique, laissant le champ libre à l’exécutif (B).

A – Le refus de recourir au juge pour protéger les prérogatives parlementaires

Le Parlement européen est traditionnellement très jaloux de ses prérogatives et a souvent visé « à faire valider par le juge une stratégie politique de conquête du pouvoir » (Flavier 2018) 6 : ainsi dans les affaires Les Verts et Chernobyl, le Parlement a demandé (et obtenu) la reconnaissance de sa capacité à ester en justice, alors que cette capacité n’était pas reconnue explicitement par le droit primaire.

Le Parlement n’a jamais cessé de réclamer la protection de ses prérogatives, même les plus douteuses, comme en témoigne l’affaire Maurice. Cette affaire concerne la conclusion, par le Conseil, d’un accord international sur transfert de prisonniers soupçonnés d’avoir participé à des actes de piraterie et appréhendés par les navires de l’opération navale Atalanta. Dans la mesure où cette opération est conduite dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), le Conseil a conclu cet accord sur la base d’une disposition PESC sans consulter le Parlement, sur la base des articles 37 TUE et 218 TFUE. Mais l’article 218, paragraphe 6, TFUE autorise une telle procédure de prise de décision pour la conclusion des accords qui portent « exclusivement » sur la PESC. Or, pour le Parlement européen, l’accord en cause dans l’affaire Maurice ne concernait pas exclusivement la PESC, car il avait des finalités « accessoires » relevant de la coopération judiciaire en matière pénale, de la coopération policière ainsi que de la coopération au développement. (Maurice, point 45). Le Parlement affirmait donc qu’il aurait dû être consulté avant la conclusion de tout accord PESC qui concernait, ne fût-ce que de manière accessoire, des finalités autres que celles relevant de la PESC.

Cette approche parait peu convaincante, si l’on considère que le Conseil n’a pas besoin de consulter le Parlement avant l’adoption d’actes internes en matière de PESC qui affectent de manière « accessoire » les autres politiques de l’Union. Selon une jurisprudence constante, ce n’est que lorsque cette affectation est plus qu’accessoire que la modalité de prise de décision (et la base juridique de l’acte) est modifiée (CJUE, Kazakhstan). Autrement dit, dans l’affaire Maurice, le Parlement voulait faire reconnaître un pouvoir de contrôle sur les accords internationaux en matière de PESC plus large que le pouvoir correspondant en matière d’actes internes. Un tel argument contredit évidemment la répartition des pouvoirs prévue par les Traités et a été logiquement rejeté par la Cour (Maurice, points 55-60). L’affaire Maurice témoigne cependant de l’audace du Parlement et de sa propension à défendre ses prérogatives (réelles ou prétendues) devant la Cour de justice.

A la lumière de cette propension du Parlement, on aurait pu s’attendre à ce qu’il essaie de défendre ses prérogatives dans le domaine migratoire. Pourtant, il n’a formé aucun recours contre les instruments adoptés par les autres institutions. Cela parait surprenant, d’autant plus que le Parlement aurait eu une occasion excellente pour former un recours contre la Déclaration UE-Turquie du mars 2016. Cette Déclaration a été adoptée par les Conseil européen (ou, selon le Tribunal de l’Union, par les membres du Conseil européen 7) et le ministre des affaires étrangères turc, sans aucune consultation du Parlement européen.

En principe, le manque de participation du Parlement européen pourrait s’expliquer à la lumière des ordonnances du Tribunal NF, NG et NM, concernant la Déclaration UE-Turquie. Dans le contexte de ces affaires, le Conseil européen a soulevé une exception d’incompétence du Tribunal, en affirmant que la Déclaration UE-Turquie émane des participants à un sommet international ; elle serait donc attribuable aux Etats membres, ne pourrait pas être qualifiée d’acte adopté par l’Union et ne serait pas soumise au contrôle du Tribunal. Le Tribunal a – de façon suprenante – accueilli l’exception d’incompétence soulevée par le Conseil européen (cf. Cannizzaro 2017, Danisi 2017, Idriz 2017, Carrera et al. 2017, Gatti et Ott 2019). Le Cour de justice ne s’est pas prononcée à cet égard, car elle a rejeté les pourvois comme étant manifestement irrecevables pour des raisons procédurales. Si la thèse du Conseil européen (et du Tribunal) était vérifiée, le manque de participation du Parlement européen à la procédure d’adoption de la Déclaration ne serait pas surprenant. Toutefois, il ne semble pas que l’exclusion du Parlement ait été originalement motivée par la nature intergouvernementale de la Déclaration. Comme on verra ensuite, c’est le (prétendu) manque d’effets contraignants de la Déclaration qui semblerait avoir motivé l’exclusion du Parlement, ainsi que son choix de ne pas porter plainte contre la Décision du Conseil européen.

A première vue, la Déclaration UE-Turquie parait être un accord non-contraignant ; dans l’ordre juridique de l’Union, il semblerait qu’un tel accord non-contraignant puisse être approuvé sans la participation du Parlement (v. Gatti et Manzini 2012, p. 1733 ; a contrario, Verellen 2016, p. 1232-233 ; cf. l’affaire du Memorandum suisse).

Pourtant, plusieurs éléments de la Déclaration suggèrent qu’il s’agit d’un accord contraignant, c’est-à-dire, un accord au sens de l’article 218 TFUE. Comme le relève la Cour internationale de justice (CIJ), un accord international peut se présenter sous des dénominations diverses : pour vérifier si un instrument international est contraignant – et constitue donc un accord – il faut « tenir compte avant tout des termes employés et des circonstances » dans lesquelles il a été élaboré (CIJ, Plateau continental de la mer Egée, par. 96). Si l’accord énumère des engagements auxquels les Parties ont consenti, il crée pour les Parties des droits et des obligations en droit international et constitue donc un accord international. C’était le cas, par exemple, du procès-verbal de 1990 entre Bahreïn et Qatar, qui énonçait ce dont il avait été « convenu » entre les Parties (CIJ, Qatar/Bahreïn, par. 24-25).

Une déclaration conjointe, telle la Déclaration UE-Turquie, peut constituer un accord international, car « « il n’existe pas de règle de droit international interdisant qu’un communiqué conjoint constitue un accord international » (CIJ, Plateau continental de la mer Egée, par. 96). Une déclaration pourrait être qualifiée d’accord si les Parties « avaient exprimé l’intention d’être liées par cet instrument ou si une telle intention pouvait être déduite de quelque manière » (CIJ, Obligation de négocier un accès à l’Océan pacifique, par. 26).

La texte de la Déclaration UE-Turquie suggère que les Parties avaient exprimé l’intention d’être liées, car elles se sont déclarées « convenues » de certains points d’action (en anglais : « they agreed on the following additional action points »). La Déclaration énumère ensuite des engagements auxquels les Parties ont consenti, notamment le mécanisme « 1 pour 1 » : « pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l’UE » (Déclaration UE-Turquie, point 2). La nature contraignante de la Déclaration semblerait être confirmée par la conduite successive d’au moins une des Parties, car les autorités turques décrivent constamment la Déclaration comme un « accord » (en anglais : « agreement » 8).

Si la Déclaration était un accord international, les prérogatives du Parlement européen auraient certainement été violées, car le droit primaire attribue au Parlement le pouvoir d’approuver les accords internationaux en matière migratoire. A la suite de l’adoption de la Déclaration, plusieurs observateurs ont rapidement noté que les prérogatives du Parlement ont pu être violées (Corten et Dony 2016 ; Cannizzaro 2016 ; den Heijer et Spijkerboer 2016; Gatti 2016). Certains membres du Parlement européen ont soulevé ce problème, en demandant que l’institution forme un recours devant la Cour de justice (v. les interventions de Sophie In’t Veld et Fabio Massimo Castaldo dans le débat parlementaire du 11 mai 2016). La majorité du Parlement a cependant préféré ne pas réagir.

La motivation de cette inaction n’est pas évidente. On pourrait faire l’hypothèse que le Parlement considérait une action devant la Cour trop risquée en raison de la nature ambiguë de la Déclaration UE-Turquie : si certains éléments suggèrent qu’elle est un accord international, d’autres indiquent la solution opposée (Gatti et Ott 2019) 9. Le service juridique du Parlement avait en effet déclaré, de façon tranchante, que la Déclaration « is really a long way from the drafting standards of any international agreement » 10. Cependant, cet argument parait surprenant, dès que – comme plusieurs observateurs l’avaient déjà noté – la nature de la Déclaration est au moins ambiguë (v. Corten et Dony 2016 ; Cannizzaro 2016 ; den Heijer et Spijkerboer 2016; Gatti 2016). Par ailleurs, le Parlement a souvent adopté une approche agressive par rapport à la protection de ses prérogatives : un recours contre la Déclaration UE-Turquie n’aurait pas eu moins de chances que le recours dans l’affaire Maurice !

L’attitude du Parlement semblerait motivée plus par des raisons politique que par souci de prudence. Le manque de réaction par rapport la Déclaration n’est pas isolé, mais fait partie d’un contexte plus général d’inaction politique face à la surextension de l’exécutif en matière de politique migratoire.

B – La faible réponse politique du Parlement européen à sa propre marginalisation

La sensibilité du Parlement européen par rapport à la protection de ses prérogatives ne s’exprime pas seulement par des recours devant la Cour, mais aussi par le biais d’initiatives politiques.

Un exemple très connu vient de la doctrine du Spitzenkandidat, selon laquelle le Parlement cherche à s’arroger le droit de déterminer l’identité du Président de la Commission sur la base des résultats des élections européennes. Il est intéressant de noter que le Parlement a imposé cette doctrine en 2014 (et qu’il ait chercher à l’imposer en 2019), bien qu’elle n’ait qu’un fondement très faible dans les Traités 11.

Un exemple moins connu concerne l’approbation de l’application provisoire des accords internationaux. L’article 218, paragraphe 5, TFUE permet au Conseil, sur proposition de la Commission, de déclarer l’application provisoire d’un accord international avant son entrée en vigueur. Cette procédure ne garantit aucun rôle au Parlement européen. Ce dernier a néanmoins cherché à en obtenir un, en utilisant stratégiquement son pouvoir d’approbation des accords internationaux (v. amplius Flaesch-Mougin et Bosse Platière 2013, p. 307-309foot]Catherine Flaesch-Mougin et Isabelle Bosse-Platière, « L’application provisoire des accords de l’Union européenne », in Inge Govaere et al. (dir.), The European Union in the World: Essays in Honour of Marc Maresceau (Brill, La Haye, 2013), p. 293-324.[/foot][). Le Parlement a demandé que la Commission s’engage, au niveau politique, à ne pas demander l’application provisoire des accords commerciaux les plus importants avant que le Parlement ne manifeste son approbation (Malmström 2014). Si la Commission se refusait à attendre l’approbation du Parlement, celui-ci pourrait ensuite refuser d’approuver l’accord. C’est ainsi que les principaux accords commerciaux récemment négociés par l’Union, tel l’Accord économique et commercial global avec le Canada (AECG ; en anglais, CETA), ont été approuvés par le Parlement avant d’être appliqués de façon provisoire.

Ces exemples suggèrent que le Parlement, par le biais de son action politique, vise à protéger agressivement ses pouvoirs, voire à les augmenter. On aurait pu s’attendre à ce que – face aux initiatives audacieuses des exécutifs européens en matière migratoire – le Parlement réagisse de façon énergique. Par exemple, le Parlement aurait pu refuser la décharge du bilan à la Commission, ou menacer d’une motion de censure. Plus modestement, le Parlement aurait pu critiquer les initiatives des autres institutions et des Etats membres, en stigmatisant de façon publique la violation du principe démocratique.

Pourtant, la réaction du Parlement n’a guère été vigoureuse. Il est vrai que le Parlement « regrette vivement que, dans le cadre pour les politiques migratoires de l’Union et dans la réponse aux mouvements de réfugiés, l’Union et ses États membres aient choisi de conclure des accords avec des pays tiers qui évitent le contrôle parlementaire associé à la méthode communautaire » 12. Le Parlement veut aussi être « davantage associé dans la mise en place d’une approche transversale des droits de l’Homme dans les politiques migratoires » 13. Pourtant, les plaintes du Parlement sont limitées à quelques lignes dans des résolutions non-législatives. En outre, les plaintes du Parlement sont très rares : en 2016 et 2017, le Parlement a adopté plus de 1000 résolutions (y compris législatives et non contraignantes), mais deux seulement abordent (d’ailleurs très brièvement) la violation des prérogatives parlementaires dans le domaine migratoire.

Il semble donc que l’institution parlementaire de l’Union n’ait pas d’intérêt politique à défendre ses prérogatives en matière de migration. On pourrait faire l’hypothèse que le Parlement est d’accord avec les initiatives mises en places par les exécutifs européens et ne veut pas affaiblir leurs actions dans un contexte de « crise » (prétendue). On pourrait également imaginer que le Parlement n’a pas particulièrement envie de se prononcer à l’égard des initiatives récentes, qui sont en même temps (prétendument) nécessaires et difficilement réconciliables avec les valeurs de l’Union, que le Parlement se dit souvent soucieux de défendre.

Quoi qu’il en soit, le manque de réaction de la part du Parlement a pour conséquence l’absence presque totale de contrôle sur les instruments récemment adoptés par le Conseil, le Conseil européen et la Commission dans le domaine migratoire. Dans un contexte de crise – réelle ou prétendue – même une « communauté de droit » peut être tentée d’accepter l’arbitraire du pouvoir exécutif.

Notes:

  1. Commission européenne, Communication « Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit », COM(2014) 158, annexe I, p. 1. V. également inter alia Commission de Venise, Rapport sur la prééminence du droit, 28 mars 2011, point 52 ; Carpano 2018 ; Simon Chesterman, « An International Rule of Law? », American Journal of Comparative Law, vol. 56, 2008, pp. 331-362, p. 342 ; Eric Carpano, Etat de droit et droits européens (L’Harmattan 2005) ; Albert V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution (Macmillan 1885, 8° ed. 1915), p. 110.
  2. Arrêt du 21 septembre 1989, Hoechst, Aff. jointes 46/87 et 227/88, EU:C:1989:337, point 19.
  3. Arrêt du 29 octobre 1980, Roquette Frères, Aff. 138/79, EU:C:1980:249, point 33.
  4. Le Règlement n° 604/2013/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, JOUE 2013 L 180/31, dit « Dublin III », prévoit plusieurs critères de détermination de l’État membre responsable pour les demandes de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride. Le critère le plus employé dans la pratique est prévu par l’article 13, au sens duquel « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices […] que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale », v., par exemple, Jürgen Bast, « Deepening Supranational Integration: Interstate Solidarity in EU Migration Law », European Public Law 22 (2016), p. 289-304.
  5. David Fernández Rojo, « Los hotspots: expansión de las tareas operativas y cooperación multilateral de las agencias europeas Frontex, Easo y Europol », Revista de derecho comunitario europeo, vol. 61, 2018, p. 1042-1046.
  6. Hugo Flavier, « Réflexions sur la démocratisation des relations extérieures à l’aune du contentieux de l’accès aux documents », in Eleftheria Neframi et Mauro Gatti (dir), Constitutional Issues of EU External Relations Law (Nomos 2018), p. 257-286, p. 268.
  7. Ordonnance du Tribunal du 28 février 2017, NF, T-192/16, EU:T:2017:128, points 69-71 ; v. également les ordonnances NG, T-193/16, EU:T:2017:129 et NM, T-257/16, EU:T:2017:130. v. aussi l’ordonnance de la Cour de justice du 12 septembre 2018, NF, NG, et NM, affaires jointes C208/17 P à C210/17 P, EU:C:2018:705,).
  8. V., par exemple, « Press Release Regarding the Statement of the Foreign Minister of the Federal Republic of Germany, Mr. Sigmar Gabriel, on Turkey », 21 juillet 2017 ; « Statement of the Spokesperson of the Ministry of Foreign Affairs, Tanju Bilgiç, in Response to a Question Regarding the Allegations that Turkey Obstructs NATO Mission in the Aegean Sea », 22 avril 2016.
  9. Mauro Gatti et Andrea Ott, « The EU-Turkey statement: legal nature and compatibility with EU institutional law », in Sergio Carrera, Juan Santos Vara et Tineke Strik (dir), Constitutionalising the External Dimensions of EU Migration Policies in Times of Crisis Legality, Rule of Law and Fundamental Rights Reconsidered (Edward Elgar 2019), p. 175-200, p. 187-192.
  10. Cité par Nikolaj Nielsen, « EU-Turkey deal not binding, says EP legal chief », EUObserver, 10 mai 2016.
  11. Le fondement se trouve dans l’article 17, paragraphe 7, TUE, selon lequel « en tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission » (italiques ajoutés).
  12. Résolution du Parlement européen du 5 avril 2017 sur la gestion des flux de réfugiés et de migrants: le rôle de l’action extérieure de l’Union, P8_TA(2017)0124, point 70.
  13. Résolution du Parlement européen du 25 octobre 2016 sur les droits de l’Homme et la migration dans les pays tiers, P8_TA(2016)0404, point 66.

Le droit des étrangers, « laboratoire » du droit de la prévention du terrorisme

$
0
0

 

Le droit des étrangers est, depuis longtemps, confronté à de délicates questions de répartition des compétences entre ordres de juridictions s’agissant du contrôle des mesures poursuivant l’identification des étrangers en situation irrégulière et leur reconduite à la frontière. L’irruption de la police administrative dans la lutte contre le terrorisme a conduit à l’apparition de difficultés similaires du fait de l’enchevêtrement des procédures administrative et pénale. L’étude du droit des étrangers permet de mieux comprendre les problèmes inédits auxquels se trouve confrontée la matière pénale dans le contrôle juridictionnel des mesures de police administrative et, peut-être, d’éclairer les zones d’ombres qui demeurent dans l’articulation des procédures.

 

Par Marion LACAZE, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, ISCJ

 

I. Le contrôle juridictionnel des mesures de police administrative
A. Le cadre du contrôle juridictionnel
1. Le moment du contrôle
2. Le juge compétent
B. La nature du contrôle juridictionnel
1. Le contrôle de l’appréciation de la menace
2. L’admission du recours aux notes blanches
II. L’articulation des procédures pénale et administrative
A. Le déficit dans l’orientation légale des procédures
1. Enquêtes pénales et de police administrative
2. Mesures de surveillance pénales et de police administrative
B. Les difficultés dans l’articulation des contrôles
1. L’articulation des contrôles et le droit substantiel
2. L’articulation des contrôles et la procédure

 

 

En raison de la dimension internationale du terrorisme qui a frappé la France dans les années 90 et, plus récemment, depuis 2015, le droit des étrangers et la matière pénale ont connu d’importantes évolutions ces dernières années. Souvent adoptées en réaction à une attaque terroriste, commise sur notre sol ou à l’étranger, les lois ou dispositions particulières relatives à la lutte contre le terrorisme se sont multipliées et le rythme des réformes a été particulièrement soutenu depuis 1996.

Même si nombre des évènements à caractère terroriste survenus sur notre territoire ont été le fait de personnes de nationalité française, il semble qu’ils aient nourri l’amalgame politique, ancien et récurrent, entre terrorisme et immigration. Il ne nous appartient pas de le commenter mais on peut relever que celui-ci a souvent trouvé des prolongements légistiques. On pense, bien sûr, à la loi tendant à renforcer la répression du terrorisme du 22 juillet 1996[1], bien connue des pénalistes pour avoir donné lieu à l’une des rares décisions du Conseil constitutionnel prononçant une censure sur le fondement du principe de nécessité de la loi pénale. Il estima en effet qu’était entachée de « disproportion manifeste » l’inscription du délit d’aide à l’entrée et au séjour irréguliers des étrangers dans la liste des infractions susceptibles d’être qualifiées de terroristes[2]. Plus près de nous, la loi du 30 octobre 2017[3], adoptée pour permettre la sortie de l’état d’urgence[4], comporte, aux côtés de mesures directement destinées à prévenir le terrorisme, une extension du domaine des contrôles d’identité dits « Schengen »[5], qui n’ont pourtant pas de lien avec une quelconque menace terroriste puisqu’ils ont uniquement pour objet « la prévention et la recherche des infractions liées à la criminalité transfrontalière[6] ». À cheval entre polices administrative et judiciaires, ces contrôles révèlent déjà un trait saillant du droit des étrangers, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir plus longuement.

Bien que la confusion entre lutte contre le terrorisme et lutte contre l’immigration irrégulière puisse être discutée, il demeure qu’un étranger peut bien être l’auteur d’une infraction terroriste.

Dans ce cas, il fait alors l’objet d’un traitement pénal particulier. En plus des peines attachées à l’infraction commise, l’étranger encourt une peine d’interdiction du territoire à titre de peine complémentaire[7]. Non spécifique au terrorisme, cette peine est cependant, en principe, automatique en la matière depuis la loi de prolongation de l’état d’urgence du 21 juillet 2016. Le pouvoir d’individualisation des peines par les magistrats se trouve fortement réduit puisqu’elle ne peut être écartée que par une « décision spécialement motivée », même pour un simple délit d’apologie du terrorisme[8].

Enfin, il faut rappeler que le français naturalisé, pour peu qu’il dispose d’une autre nationalité, pourra être déchu de sa nationalité française s’il est condamné pour un crime ou un délit terroriste pour des faits commis dans les 15 ans suivant sa naturalisation ou antérieurement à celle-ci[9]. Qualifiée de sanction ayant le caractère d’une punition, cette déchéance de nationalité a été jugée conforme à la Constitution[10]. On se souvient que son extension avait été très discutée, à la suite des attaques du 13 novembre 2015, mais qu’elle n’avait pas abouti[11].

Ce qui nous intéresse cependant davantage est de voir comment est traité l’étranger, non pas convaincu de terrorisme mais simplement soupçonné de constituer une menace terroriste. C’est en effet cette partie du droit des étrangers qui est la plus éclairante des dernières évolutions du droit de la lutte contre le terrorisme. Dans les deux cas, en effet, le législateur recourt à des mesures à finalité préventive, rattachées à la police administrative.

Si l’étranger peut être soumis à des mesures administratives coercitives du simple fait de l’irrégularité de sa situation[12], il faut souligner que des mesures et procédures spécifiques existent lorsque « la présence en France d’un étranger constitue une menace grave pour l’ordre public », en particulier lorsque cette menace est liée au terrorisme. La mesure phare est l’expulsion[13], qui peut intervenir sans délai, sur décision du ministre de l’intérieur, contre tout étranger, même protégé[14], en cas d’« urgence absolue »[15]. Or, s’il n’est pas question d’expulser les nationaux, ne serait-ce que pour des raisons pratiques, il n’en semble pas moins que le législateur ait trouvé dans le droit des étrangers une source d’inspiration dans sa quête de prévention des actes de terrorisme.

Dans un premier temps, et pendant longtemps, la volonté de prévenir la commission d’actes de terrorisme s’était traduite par le développement d’un droit pénal préventif[16], qui va jusqu’à incriminer des actes préparatoires non nécessairement univoques[17]. Parallèlement, la procédure pénale s’était dotée de dispositions dérogatoires permettant la multiplication des techniques d’enquête spéciale et le développement de moyens d’investigation proactifs[18].

Depuis quelques années, cependant, le législateur a décidé de recourir au cadre de la police administrative pour renforcer l’efficacité de la lutte contre le terrorisme. Initié par la loi du 13 novembre 2014[19] le mouvement a connu une forte accélération pendant l’état d’urgence, en vigueur du 14 novembre 2015 au 30 octobre 2017[20], et dont les mesures ont contaminé le droit commun avec la loi du 30 octobre 2017. Quand on les regarde de plus près, il semble que le législateur ait trouvé dans le droit des étrangers une de ses sources d’inspiration. Plusieurs mesures récentes ressemblent en effet fortement à des mesures bien connues de cette matière. On pense ainsi aux contrôles d’identité réalisés dans une zone délimitée, le critère géographique étant déterminant pour justifier le contrôle puisqu’aucune condition relative au comportement de la personne n’est requise[21]. De façon encore plus manifeste, on pense aussi aux assignations à résidence hors d’un cadre pénal[22] ou à la retenue à fins de vérification de situation, en dehors du cadre de la garde à vue[23]. Même si elles n’ont heureusement pas abouti, les propositions récurrentes d’instaurer une rétention administrative des « fichés S[24] » rejoignent, là encore, ce qui existe en droit des étrangers.

Si une certaine proximité existe également souvent avec des mesures appartenant à la matière pénale[25], leur régime juridique est souvent plus proche de celles connues du droit des étrangers. On retrouve alors les mêmes difficultés relatives à la répartition et à l’articulation des contentieux entre les deux ordres de juridictions. L’étude du droit des étrangers permet ainsi bien souvent de mieux comprendre les problèmes nouveaux soulevés par le développement de cette police administrative de l’antiterrorisme. Il semble même que le droit des étrangers ait parfois permis d’anticiper certaines solutions prétoriennes. Il n’est alors pas exclu qu’il puisse, aujourd’hui encore, éclairer certaines zones d’ombres. À bien des égards, le droit des étrangers apparaît ainsi comme un « laboratoire » du droit de la lutte antiterroriste[26], même si le juge et le législateur ont parfois accompagné l’emprunt de certains mécanismes de garanties qui n’existaient pas en droit des étrangers.

Nous allons vérifier cette influence du droit des étrangers en nous intéressant au contrôle juridictionnel des mesures de police administrative (I) et à l’articulation des procédures pénale et administrative (II).

 

I. Le contrôle juridictionnel des mesures de police administrative

Il n’est pas étonnant qu’existe une certaine unité dans le contrôle juridictionnel des mesures de police administrative du droit des étrangers et de la lutte contre le terrorisme. Cela s’observe dans le cadre (A) comme dans la nature (B) du contrôle juridictionnel.

 

A . Le cadre du contrôle juridictionnel

Lorsque l’état d’urgence a été déclenché, il a été beaucoup discuté que le gouvernement, suivi par le législateur, ait décidé de recourir à ce cadre juridique plutôt qu’à celui de la procédure pénale et des voix se sont élevées pour critiquer une mise à l’écart du juge judiciaire, et un amoindrissement des garanties. Il n’est pas question de revenir sur ces débats[27] mais on peut relever qu’en faisant le choix de recourir à la qualification de mesures de police administrative, les mesures de l’état d’urgence et du Code de la sécurité intérieure sont, en principe, décidées par l’autorité administrative et contrôlées, a posteriori (1) par le juge administratif (2).

 

1. Le moment du contrôle

Alors que les mesures de police judiciaire intrusives dans la vie privée ou coercitives doivent en principe être autorisées par un magistrat, le contrôle juridictionnel dont les mesures de police administrative peuvent faire l’objet n’est pas systématique, et n’intervient qu’a posteriori[28]. Le législateur prévoit parfois, comme en droit des étrangers[29], que la personne pourra être entendue avant que la mesure n’entre en vigueur[30], mais, à l’exception notable de l’exploitation des données saisies dans le cadre de l’état d’urgence[31] et des « visites » introduites par la loi du 30 octobre 2017[32], la décision est prise par le ministre de l’intérieur ou le préfet, et aucun magistrat n’intervient a priori pour permettre le recours à la mesure. La voie du référé-liberté est parfois ouverte[33], mais il demeure que la décision juridictionnelle n’intervient qu’une fois la mesure de police administrative mise à exécution, et qu’un tel recours n’a pas lieu d’être s’agissant de mesures qui produisent immédiatement tous leurs effets, telles que les perquisitions de l’état d’urgence. Si l’on veut bien admettre la qualification de mesures de police administrative[34], cela n’est guère étonnant.

Plus intéressante est la question du juge compétent pour connaître de ces mesures.

 

2. Le juge compétent

Le juge naturel des mesures de police administrative est le juge administratif ; cela résulte de la « conception française de la séparation des pouvoirs[35] ». On sait cependant que l’article 66 de la Constitution réserve au juge judiciaire le contrôle des mesures privatives de liberté, notion désormais réduite à la liberté d’aller et venir[36]. Lors du déclenchement de l’état d’urgence, on avait pu s’interroger sur la nature des assignations à résidence au regard de cette qualification. La question ne s’était en effet encore jamais présentée au pénaliste, puisque l’assignation à résidence qui existe au stade présentenciel est une mesure de police judiciaire et relève, naturellement, de la compétence du JLD[37]. Le droit des étrangers permettait cependant d’anticiper la solution dégagée par le Conseil constitutionnel le 22 décembre 2015, dans la première QPC relative aux assignations à résidence de l’état d’urgence[38]. La même question lui avait en effet été posée, il y a plusieurs années, dans le cadre du contrôle a priori de la loi du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. Il avait déjà clairement affirmé que l’assignation à résidence « ne comportant aucune privation de la liberté individuelle, le grief tiré de la méconnaissance de l’article 66 de la Constitution est inopérant[39] ».

La solution pouvait paraître contestable en ce qu’elle ne posait aucune réserve ou restriction[40], et s’éloignait ainsi des critères dégagés par la Cour européenne. Pour celle-ci, en effet, si toute mesure d’assignation à résidence n’est pas privative de liberté au sens de l’article 5 de la Convention, elle peut le devenir selon les modalités qui l’accompagnent. Il faut apprécier in concreto l’ampleur des atteintes à une vie privée et familiale normale, ce qui inclut notamment la possibilité d’exercer une activité professionnelle[41]. Or, qu’il s’agisse de l’assignation à résidence des étrangers faisant l’objet d’un arrêté d’expulsion (ou condamnés à une peine d’interdiction du territoire en attente d’exécution)[42] ou des assignations à résidence de l’état d’urgence[43], il n’est pas interdit de penser que certaines des modalités prévues par la loi puissent conduire à considérer qu’elles relèvent du champ d’application de l’article 5 de la Convention. Sans reprendre ce critère, on note que dès la première QPC relative à ces assignations de l’état d’urgence, le Conseil Constitutionnel a introduit une réserve qui n’existait pas auparavant : la mesure deviendrait privative de liberté si elle excédait 12h par jour[44], limite ensuite étendue au droit des étrangers[45]. Or, si cette limite ne nous paraît pas, en tant que telle, suffisante à garantir une appréciation harmonieuse entre le Conseil et la Cour européenne, il est probable qu’elle ait été inspirée par la jurisprudence européenne[46].

Toujours s’agissant de la détermination du juge compétent, une autre décision nous semble mériter une attention particulière. En février 2018, le Tribunal des conflits a estimé que le contentieux indemnitaire relatif aux conditions d’une retenue d’un étranger en zone d’attente ne relevait pas du domaine de compétence du juge judiciaire[47]. La solution peut, à première vue, ne pas surprendre dans la mesure où le maintien en zone d’attente n’est pas, classiquement, formellement qualifié de mesure privative de liberté- du moins ab initio[48]-, l’étranger auquel est opposé un refus d’entrée sur le territoire étant supposé libre de renoncer à son projet d’y pénétrer. On peut toutefois relever qu’en l’espèce, comme c’est souvent le cas, les documents d’identité de l’étranger étaient ici conservés[49], ce qui fragilise fortement l’argument fondé sur la liberté de repartir[50]. Mais l’intérêt de la décision réside essentiellement dans une affirmation contenue dans sa motivation, selon laquelle « la liberté d’aller et venir (…) n’entre pas dans le champ de la liberté individuelle au sens de l’article 66 »[51], sans distinction entre restriction et privation de liberté. On pourrait alors craindre que ce même motif ne soit étendu à d’autres formes de privation de liberté hors du cadre de la garde à vue, et en particulier à la retenue à fins de vérification de la situation de la personne au regard de différents fichiers, instituée par la loi du 3 juin 2016[52].

Au-delà de la détermination du juge compétent, le droit des étrangers a été précurseur quant aux éléments sur lesquels le juge peut s’appuyer pour apprécier la menace pour l’ordre public que peut représenter la personne.

 

B. La nature du contrôle juridictionnel

Les mesures de police administrative de prévention du terrorisme ne reposent pas sur la preuve que la personne a commis un comportement prohibé, mais sur une menace (1) évaluée au regard d’éléments qui ne sont pas des preuves au sens du droit pénal (2).

 

1. Le contrôle de l’appréciation de la menace

Les mesures de police administrative de prévention du terrorisme reposent sur l’existence de « raisons sérieuses de penser » que la personne nourrit certains projets en lien avec le terrorisme[53], ou que son « comportement constitue une menace » qui doit, en droit commun, être « d’une particulière gravité »[54]. On retrouve alors des conditions connues du droit des étrangers en matière d’expulsion. Celle-ci se justifie notamment par le fait que la présence en France de l’étranger « constitue une menace grave pour l’ordre public[55] », menace qui doit être « réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société » lorsque l’étranger est ressortissant d’un Etat membre de l’Union européenne[56].

Il est particulièrement intéressant de noter que, là encore, des solutions prétoriennes dégagées en droit des étrangers ont été étendues à la lutte contre le terrorisme. Pour prononcer la décision d’expulsion, l’autorité administrative doit en effet exposer les motifs de sa décision au regard de la menace visée par le texte. Le juge – s’il est saisi- contrôlera alors la légalité externe mais aussi interne de l’acte administratif, et appréciera si les éléments de faits au soutien de la décision sont suffisants. Moins exigeant qu’un contrôle de la motivation des décisions de police judiciaire[57], ce contrôle n’exclut pas que l’autorité administrative se soit fondée sur des notes blanches.

 

2. L’admission du recours aux notes blanches

Pour justifier de la menace constituée par un étranger, l’autorité administrative s’appuie souvent, en pratique et depuis longtemps, sur des « notes blanches ». Ce terme désigne des informations, le plus souvent issues des services de renseignements, épurées de toute indication permettant d’en identifier la source. Plusieurs fois annoncée comme devant être supprimée[58], la pratique des notes blanches a prospéré en droit des étrangers[59], avant de s’étendre aux mesures de prévention du terrorisme.

Le Conseil d’Etat les a admises comme de nature à justifier du risque requis à condition que les faits relatés soient suffisamment précis et circonstanciés, que le recours permette d’en débattre contradictoirement, et que n’existe pas de contestation sérieuse[60].

La même solution, et les mêmes critères, ont été retenus par le juge administratif dans le cadre de l’état d’urgence[61], et tout laisse à penser qu’ils seront étendus aux mesures introduites par la loi du 30 octobre 2017[62].

Confronté à la question dans le cadre de l’état d’urgence, le juge judiciaire n’a – implicitement- pas exclu que les notes blanches puissent être prises en compte s’agissant du prononcé des mesures de police administrative. Il ne les a cependant pas toujours jugées suffisantes et s’est montré vigilant quant au risque d’un renversement de la charge de la preuve. Depuis des arrêts du 28 mars 2017, en effet, la Cour de Cassation a accepté de contrôler les motifs des décisions préfectorales de recours à des mesures de l’état d’urgence et a posé, sans aucun fondement textuel, que si le juge estime ne pas avoir suffisamment d’éléments, il devra demander au ministère public de rechercher des informations complémentaires auprès des autorités administratives[63]. Dégagée dans le cadre du contrôle des arrêtés préfectoraux autorisant les perquisitions de police administrative, la solution a ensuite été étendue à un arrêté ministériel relatif à une assignation à résidence de l’état d’urgence[64]. Bien que la Cour de Cassation ne mentionne pas clairement que les éléments de faits relatés par l’autorité administrative ou susceptibles d’être apportés a posteriori puissent émaner de « notes blanches », cela ne paraît guère douteux dans la motivation de la décision attaquée dans l’arrêt du 3 mai 2017[65]. Or, si la Chambre criminelle ne formule pas d’opposition de principe à la prise en compte de ces éléments, elle se montre cependant soucieuse de ne pas « faire peser la charge de la preuve sur le seul intéressé » [66] et casse la décision qui avait admis la légalité de l’arrêté ministériel sans « répondre aux griefs invoqués par le prévenu à l’encontre de cet acte administratif ». Réfutant ainsi l’argument de la décision attaquée selon lequel la contestation formulée revenait à demander un contrôle de l’opportunité des décisions administratives, la Cour de Cassation adopte une position médiane ouvrant la voie à un véritable contrôle des motifs – et donc des éléments de faits sur lesquels reposent la décision administrative- tout en prenant en considération la spécificité des mesures de police administrative. Même si la Cour de Cassation ne s’est pas encore prononcée à ce jour, rien ne semble s’opposer à ce que ce contrôle des motifs, et cette « sollicitation préjudicielle[67] », ne soient étendus aux mesures de police administrative du Code de la sécurité intérieure lorsqu’elles sont décidées par une autorité administrative[68].

Cette dernière hypothèse nous permet d’apercevoir l’existence de difficultés particulières, également communes aux deux matières, s’agissant de l’articulation des procédures pénale et administrative.

 

II. L’articulation des procédures pénale et administrative

S’agissant en second lieu de l’articulation des procédures pénale et administrative, le déficit de critère légal d’orientation des procédures (A) conduit, dans les deux domaines, à des difficultés d’articulation des contrôles (B).

 

A. Le déficit dans l’orientation légale des procédures

En droit des étrangers comme en matière de lutte contre le terrorisme, de nombreuses situations pourraient donner lieu à la fois à une procédure pénale et à une procédure administrative. Le choix de l’orientation pénale ou administrative n’est cependant pas encadré, ni même guidé, par la loi, et cela est vrai en matière d’enquête (1), comme de mesures de surveillance (2).

 

1. Enquêtes pénales et de police administrative

Même si la situation est moins fréquente depuis 2012 et la dépénalisation partielle du droit des étrangers[69], il n’est pas rare que l’étranger en situation irrégulière se rende, de ce seul fait, coupable d’une infraction réprimée par le CESEDA[70]. Dans ce cas, et en l’absence de circonstances particulières ou d’autre infraction commise, les circulaires de politique pénale privilégient clairement, et depuis longtemps, le recours à la procédure administrative d’éloignement, au détriment de l’engagement de poursuites pénales[71]. Dans les hypothèses qui demeurent incriminées, cependant, aucun obstacle légal ne s’oppose à l’engagement des poursuites. À l’inverse, il est permis de penser que l’ouverture d’une enquête de police judiciaire serait parfois possible lorsque les conditions d’une l’expulsion sont réunies, a fortiori s’il s’agit d’une expulsion à l’égard d’un étranger protégé par l’article L521-3 du CESEDA. En effet, celle-ci correspond à l’hypothèse où existent des « comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence ». De tels comportements recoupent des incriminations pénales ou permettent, si ce n’est de prouver, tout au moins de soupçonner une infraction comme l’association de malfaiteurs, par exemple[72].

Bien que, formellement, les mesures de police administrative aient alors une finalité purement préventive là où le droit pénal aurait une finalité répressive, la distinction est, en pratique, loin d’être aussi nette[73]. Il y a bien longtemps, en effet, que le droit pénal est devenu préventif, et l’anticipation de la répression est particulièrement forte en matière de lutte contre le terrorisme. L’association de malfaiteurs, ou l’entreprise terroriste individuelle, pour ce ne citer que ces infractions, permettent une intervention du droit pénal au stade des actes préparatoires, mêmes équivoques…et donc bien avant toute atteinte effective aux personnes ou aux biens[74]. Or, s’il est vrai que ces actes préparatoires doivent être prouvés pour permettre une condamnation pénale, il ne faut pas oublier qu’au stade présentenciel, aucune preuve véritable n’est encore exigée par la procédure pénale. Les « raisons sérieuses de penser » nécessaires au prononcé de la mesure de police administrative permettraient, alors, au minimum, l’ouverture d’une enquête préliminaire, qui n’est subordonnée à aucune condition dès lors que la commission d’une infraction apparaît comme « possible »[75].

Il n’est en outre pas plus aisé de distinguer l’objet et le contenu des différentes mesures : comment distinguer, fondamentalement, une perquisition de police judiciaire[76] et une perquisition ou une visite de police administrative[77] ? Plus largement, en matière terroriste, une simple enquête préliminaire permet d’ores et déjà le recours à des mesures d’enquêtes intrusives, mesures qui sont désormais souvent communes à la police administrative. Ainsi les deux cadres permettent-ils désormais la captation de données informatiques[78], des interceptions de correspondance via des procédés classiques[79] ou des IMSI-catchers[80], la sonorisation de lieux déterminés[81], ou encore des mesures de géolocalisation[82], d’infiltration ou d’enquête sous pseudonyme[83].

Mais au-delà des mesures d’investigation, un certain nombre de mesures individuelles de surveillance, plus ou moins coercitives, existent également à la fois dans un cadre de police judiciaire et de police administrative.

 

2. Mesures de surveillance pénales et de police administrative

S’agissant des mesures de surveillance, on pense notamment à l’assignation à résidence de l’État d’urgence[84], au contrôle des retours sur le territoire[85] et aux autres restrictions à la liberté d’aller et venir[86] ou de communiquer du Code de la sécurité intérieure[87] (interdiction de fréquenter certaines personnes par exemple). Là encore, ces mesures étaient jusqu’à récemment réservées à un cadre pénal[88]… et à la police des étrangers. L’étranger peut en effet être assigné à résidence[89] dans l’attente de son éloignement[90] ou, et cela nous intéresse davantage, lorsqu’il est sous le coup d’une mesure d’expulsion qui n’est pas encore exécutée[91], auquel cas il peut également se voir interdire de se trouver en relation avec certaines personnes[92]. Les motifs de la mesure – et certaines de ses modalités- rejoignent alors ceux que connaît désormais le code de la sécurité intérieure[93], et l’on retrouve la même absence de détermination légale du cadre procédural dans l’hypothèse où les éléments permettant de caractériser le risque pourraient également conduire à l’ouverture d’une enquête de police judiciaire.

La superposition et la porosité des procédures pénale et administrative soulève, d’autre part, des difficultés particulières en cas de basculement de l’une vers l’autre.

 

B. Les difficultés dans l’articulation des contrôles

Le basculement d’une procédure de police judiciaire vers une procédure de police administrative, ou, à l’inverse, d’une procédure de police administrative vers une procédure judiciaire soulève d’épineuses questions. Le droit des étrangers est familier de ces difficultés relatives aux conséquences d’une décision d’un juge sur la procédure relevant de l’autre ordre de juridictions. Elles se retrouvent en matière de lutte contre le terrorisme, lorsque le droit pénal vient sanctionner le non-respect d’une décision administrative (1) ou lorsque les procédures pénales et de police administrative se succèdent ou s’entremêlent (2).

 

1. L’articulation des contrôles et le droit substantiel

Lorsque le droit pénal, dans sa fonction de « gendarme du droit », vient renforcer une injonction ou une prohibition administrative par la prévision d’une peine, la décision administrative constitue le support de la répression. De ce fait, le constat juridictionnel de l’illégalité de celle-ci exclut toute caractérisation de l’infraction. Ainsi l’annulation d’une obligation de quitter le territoire fait‑elle, par exemple, disparaître le délit de maintien irrégulier sur le territoire. Par ailleurs, l’article 111-5 du Code pénal[94] permet au juge judiciaire d’apprécier la légalité de l’acte administratif dont le non-respect est pénalement sanctionné, qu’il s’agisse d’une irrégularité de la situation administrative[95] ou d’une mesure d’assignation à résidence ou de surveillance[96]. Dans le cadre de cet article 111‑5, le juge judiciaire n’intervient cependant que par voie d’exception : il peut certes écarter l’acte administratif illégal, mais certainement pas l’annuler. Toujours est-il que l’infraction n’est alors pas constituée, que celle-ci sanctionne l’irrégularité de la situation administrative de l’étranger ou le non‑respect d’une mesure de l’état d’urgence ou du Code de la sécurité intérieure.

Les choses sont moins évidentes s’agissant des mesures procédurales.

 

2. L’articulation des contrôles et la procédure

Le juge judiciaire, qu’il ait à connaître de poursuites ou qu’il soit saisi de la question de la prolongation de la rétention des étrangers, a toujours vérifié les conditions des contrôles d’identité de police administrative intervenus antérieurement[97]. Le fondement de cette compétence n’était cependant pas toujours explicite[98], et on a pu s’interroger sur l’extension de la solution aux mesures de police administrative de l’état d’urgence[99]. De façon certainement un peu audacieuse[100], la Cour de Cassation a admis cette compétence du juge judiciaire sur le fondement de l’article 111-5 du Code pénal, dans ses arrêts du 13 décembre 2016[101].

Les difficultés résultent de l’absence d’articulation des contrôles. En droit des étrangers, que le juge judiciaire contrôle une mesure de police administrative ou de police judiciaire, sa décision peut profondément affecter la procédure administrative. Ainsi, l’étranger placé en rétention à la suite d’un contrôle d’identité ou d’une garde à vue illégaux devra-t-il être remis en liberté[102]. Si la décision prononçant la reconduite à la frontière n’est pas affectée en elle-même[103], il est clair que cela compromet fortement, en pratique, l’éloignement de l’étranger[104].

En matière de lutte contre le terrorisme, le problème est souvent inversé et il peut également avoir des conséquences juridiques puisque l’illégalité de la mesure de police administrative à l’origine de la procédure judiciaire incidente conduit à l’annulation des actes de procédure pénale subséquents.

Dégagée dans le cadre des perquisitions de l’état d’urgence[105], la solution n’est toutefois pas transposable aux visites du Code de la sécurité intérieure, puisque, malgré leur qualification de mesures de police administrative, elles sont autorisées par le JLD, juge judiciaire[106]. On peut d’ailleurs, à cet égard, s’étonner que le Conseil Constitutionnel n’y ait rien trouvé à redire[107], lui qui avait censuré, en 1989, la disposition qui entendait confier le contentieux des décisions administratives de reconduite à la frontière au juge judiciaire[108].

 

 

 

[1] Loi n° 96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire.

[2] Décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996, §9.

[3] Loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

[4] On peut noter que c’était déjà l’objectif de la loi n° 2016-731du 3 juin 2016, objectif abandonné à la suite de l’attaque du 13 juillet 2016 à Nice. V. l’exposé des motifs du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale ; v. not. O. DECIMA, « Terreur et métamorphose », Dalloz 2016, p. 182 ;Y. MAYAUD, « L’état d’urgence récupéré par le droit commun ? Ou de l’état d’urgence à l’état de confusion ! », JCP‑G n° 12, 21 Mars 2016, doctr. 344 ; C. RIBEYRE, Droit pénal, sept. 2016, étude n°17.

[5] Article 19 de la loi du 30 octobre 2017, qui étend notamment ces contrôles à un « rayon maximal de dix kilomètres autour des ports et aéroports constituant des points de passage frontaliers » et « aux abords » des gares ferroviaires ou routières ouvertes au trafic international. V. ég. note 21.

[6] Art. 78-2 alinéas 9 et 10 du Code de procédure pénale ».

[7] Art. 131-30 du Code pénal et L541-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) ; C. SAAS, « Interdictions judiciaires du territoire français », Répertoire pénal Dalloz.

[8] Art. 422-4 du Code pénal, modifié par la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste.

[9] Art. 25 et 25-1 du Code civil. V. récemment, Décret du 27 mai 2019 portant déchéance de la nationalité française, en accès protégé, NOR: INTN1908094D.

[10] Décision n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015.

[11] Projet de loi constitutionnelle n° 3381 de protection de la Nation, déposé le 23 décembre 2015. Cette volonté de mise au ban de la société française est à n’en pas douter caractéristique d’un droit de l’ « ennemi », qualificatif certainement applicable au droit des étrangers comme à la matière terroriste. V. not. infra notes 26 et 73.

[12] V. not. art. L561-1 et s. du CESEDA pour l’assignation à résidence et art. L551-1 et s. du CESEDA pour la rétention administrative.

[13] Art. L521-1 et s. du CESEDA.

[14] Il s’agit notamment des étrangers mineurs, ressortissants d’un Etat membre de l’Union européenne ou ayant des liens particuliers avec la France ; art. L521-4, L521-5, L521-2 et L521-3 du CESEDA.

[15] Art. L522-1 et L523-1 du CESEDA ; dispositions jugées conformes à la Constitution par la décision n° 2016-580 QPC du 5 octobre 2016.

[16] V. not. V. MALABAT, « Les mutations du droit pénal à l’épreuve de la lutte contre le terrorisme », in L’hypothèse de la guerre contre le terrorisme, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2017, p. 173 ; Y. MAYAUD, « La politique d’incrimination du terrorisme face à la législation récente », AJ Pénal 2013, p. 443 ; A. PONSEILLE, « Les infractions de prévention, Argonautes de la lutte contre le terrorisme », RDLF 2017, chron. n°26 ; F. SAFI, « L’évolution des incriminations face à Daech », in, Daech et le droit, A. CASADO et F. SAFI (dir.), Éditions Panthéon-Assas Colloques, 2016, p. 95.

[17] Cela a été relevé par le Conseil Constitutionnel dans le cadre du contrôle de constitutionnalité du délit d’entreprise terroriste individuelle mais n’a pas conduit au constat d’une violation du principe de nécessité des peines, simplement à la formulation d’une réserve d’interprétation excluant que la preuve du projet délictuel résulte des seuls éléments matériels requis par le texte d’incrimination. V. Décision n° 2017-625 QPC du 7 avril 2017.

[18] Art. 706-16 et s. du Code de procédure pénale.

[19] Nous situons à l’introduction de l’interdiction administrative de sortie du territoire, mesure phare de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, le véritable début de ce mouvement de fond. On pourrait cependant considérer que celui-ci a débuté plus tôt, avec la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale organisant l’accès administratif aux données de connexion, à la suite de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, qui avait instauré l’obligation de conservation des données. La loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (dite LOPPSI 2) avait, antérieurement, prévu le blocage administratif de sites internet pédopornographiques, mais sa mise en œuvre ne put intervenir avant la publication du décret n° 2015-125 du 5 février 2015.

[20] V. le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, pour la métropole et les différentes lois de prolongation. Sur l’état d’urgence, v. not. O. GOHIN, « Les leçons en droit d’un état d’urgence à l’endroit », ADSD, vol. 4, Mare & Martin, à paraître, 2019.

[21] Les contrôles d’identité dits « Schengen », précédemment évoqués notes 5 et 6, permettent en effet de contrôler toute personne se trouvant dans une zone déterminée, « quel que soit son comportement », les contrôles ne pouvant toutefois pas être « généralisés et discrétionnaires », ce qui implique que l’autorité qui en décide doive justifier de « circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public »  (Décision n° 93-323 DC du 5 août 1993). Si cette restriction a conduit à l’abrogation de l’article 8-1 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 telle que modifiée par la loi n°2016-987 du 21 juillet 2016 par la décision n° 2017-677 QPC du 1er décembre 2017, il faut noter que le Conseil Constitutionnel n’en a pas moins admis qu’il est « loisible au législateur de prévoir que les opérations mises en œuvre dans ce cadre peuvent ne pas être liées au comportement de la personne ». La même formule est reprise dans la décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018 pour juger conformes à la Constitution les différentes mesures de contrôle permises au sein des « périmètres de protection » institués à l’article L226-1 du Code de la Sécurité intérieure (CSI) par la loi du 30 octobre 2017, dès lors qu’elles se fondent « sur des critères excluant toute discrimination ».

[22] V. note 12 pour le droit des étrangers, et article 6 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.

[23] Des similitudes importantes semblent en effet exister entre la retenue de l’article L611-1‑1 du CESEDA, créée par loi n°2012-1560 du 31 décembre 2012 et dont la durée maximale a été portée de 16 à 24 heures par la loi n°2018‑778 du 10 septembre 2018 et la retenue instituée à l’article 78-3-1 du Code de procédure pénale par la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.

[24] Une telle hypothèse a, en outre, été exclue par le Conseil d’Etat ; v. CE, Avis n°390867 sur la constitutionnalité et la compatibilité avec les engagements internationaux de la France de certaines mesures de prévention du risque de terrorisme, 17 décembre 2015.

[25] V. not., beaucoup plus longuement, notre étude « La dualité juridictionnelle française, instrument de la lutte contre le terrorisme », Les colloques de l’ISCJ, n°1, juin 2017, p. 77‑112. Le même constat pourrait être fait s’agissant des mesures instituées par la loi du 30 octobre 2017, la fermeture des lieux de culte (L227-1 et s. CSI) pouvant rappeler la peine de l’article 131-39 du Code pénal et les MICAS (art. L228-1 et s. CSI) les mesures pré-sentencielles de contrôle judiciaire ou d’assignation à résidence (art. 137 et s. du CPP), les mesures de sûreté post‑sentencielles telle que les surveillances judiciaire ou de sûreté (723‑29 et s. et 706-53-13 et s. CPP) ou encore le projet de peine de « détention à domicile » (v. Projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022, JUST1806695L). C’est encore plus flagrant s’agissant des perquisitions, visites et saisies, v. art. L229-1 et s. du CSI et 706‑89 et s. CPP.

[26] L’idée a été notamment développée dans la doctrine espagnole, qui a pu rattacher le droit des étrangers au droit pénal de l’ennemi ; v. not. G. PORTILLA CONTRERAS, El Derecho Penal entre el cosmopolitismo universalista y el relativismo postmodernista, Valencia, Tirant lo blanch, coll. U’’ alternativa, 2007, p. 141 et s.

[27] Sur ceux-ci, v. not. B. LOUVEL, « Audience solennelle de rentrée 2016 » ; Th. RENAULT, « Du rififi chez les juges. Le juge administratif est-il le nouveau gardien des libertés publiques ? », AJDA 2016 p.1677 ; Ch. Tukov, « L’autorité judiciaire, gardienne exclusive de la liberté individuelle ? », AJDA 2016, p.936.

[28] V. art. 14-1 al. 1 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, art. R421-1 du Code de justice administrative et les nombreux délais spéciaux institués par le Code de la sécurité intérieure ; v. not. J.-B. PERRIER, « Le juge judiciaire et l’état d’urgence », RFDA 2017, 949.

[29] V. not. pour les mesures d’expulsion, hors hypothèse d’urgence absolue ; art. L522-1 du CESEDA.

[30] C’est le cas pour la fermeture des lieux de culte (art. L227-1 et L227-2 du CSI).

[31] Art. 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Soulignons que cette intervention a priori du juge administratif a été instituée par la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016, après que le Conseil Constitutionnel a jugé contraire à la Constitution, dans sa décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, le régime des perquisitions et visites résultant de la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 en raison, notamment, de l’absence d’autorisation d’un juge pour autoriser l’exploitation des donnes saisies. Notons que la rédaction antérieure du texte, résultant de l’ordonnance n° 60‑372 du 15 avril 1960 et dépourvue de toute garantie, avait également été jugé contraire à la Constitution, par la décision n° 2016-567/568 QPC du 23 septembre 2016.

[32] Art. L229-1 et s. du CSI ; v. infra. Sur l’application dans le temps des dispositions de la loi du 30 octobre 2017 relatives à l’autorisation d’exploitation des données saisies au cours d’une perquisition antérieure à son entrée en vigueur, et sur la conformité de cette autorisation, en l’espèce, à la Convention européenne, v. Cass. Crim., 14 novembre 2018, n°18-80.507, Publié au bulletin.

[33] Le Conseil d’Etat avait ainsi posé que devait être considérée comme satisfaite la condition d’urgence pour les assignations à résidence de l’état d’urgence (v. CE, Section du contentieux, 11 décembre 2015, n° 395009, 394990, 394992, 394993, 394989, 394991 et 395002 ; v. not. Et plus largement, G. EVEILLARD, « État d’urgence : les assignations à résidence devant le juge administratif et le Conseil constitutionnel », Droit Administratif n° 4, Avril 2016, comm. 25), la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 ayant ensuite ajouté que cette condition était « présumée satisfaite » dans ce cadre, à l’article 14-1 al. 2 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. S’agissant des mesures du Code de la sécurité intérieure, plusieurs mesures font une référence explicite à la possibilité d’un référé-liberté (v. par ex. art. 228-4 et 228-5 pour les MICAS, la condition d’urgence n’étant pas légalement présumée, même pour l’assignation à un périmètre géographique déterminé, à la différence du contrôle administratif du retour sur le territoire ; v. art. L228-2 et L225-3 CSI), celui-ci pouvant être, exceptionnellement, suspensif (v. art. L227-1 du CSI pour la fermeture des lieux de culte et art. L228-2 CSI pour le renouvellement de la mesure d’assignation à un périmètre déterminé et L228-4 pour le renouvellement des mesures de contrôle administratif si le recours est formé dans les deux jours).

[34] Quoiqu’elle n’ait jamais été remise en cause par le Conseil Constitutionnel s’agissant du renseignement, des mesures de l’état d’urgence, ni de celles instituées dans le Code de la sécurité intérieure, cette qualification peut pourtant ne pas convaincre ; v. not. Th. HERRAN, « La distinction entre police administrative et police judiciaire à l’aune de la loi relative au renseignement », Montesquieu Law Review, n°4, mars 2016 ; « L’oxymore de la prévention réactive à la commission d’une infraction », Gaz. Pal., 2018 n° 3, p. 66; R. PARIZOT, « La distinction entre police administrative et police judicaire est-elle dépassée ? », in Le code de la sécurité intérieure, artisan d’un nouvel ordre ou semeur de désordre ?, dir. M. TOULLIER, Les sens du droit, Dalloz, 2017, p. 133.

[35] V. not. Décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence ; v. déjà art. 10 et 13 des lois des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire.

[36] V. not. B. LOUVEL, « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ou des libertés individuelles ? », 2 février 2016.

[37] Art. 142-5 CPP.

[38] Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015

[39] Décision n° 2011-631 DC du 9 juin 2011, §68.

[40] Le Conseil d’Etat a ainsi pu mettre en garde le législateur, en soulignant que « seule  une  assignation  à  résidence qui  se  bornerait ,   pour  les  personnes   radicalisées  et   présentant  des  indices  de  dangerosité,  à  restreindre   leur  liberté  de  circulation  avec  des   modalités d’exécution laissant à l’intéressé une liberté de mouvement conciliable avec une vie  familiale  et  professionnelle  normale ,  pourrait,  le  cas  échéant,  être  envisagée  dans  un  cadre   administratif » ; v. CE, Avis n°390867 sur la constitutionnalité et la compatibilité avec les engagements internationaux de la France de certaines mesures de prévention du risque de terrorisme, 17 décembre 2015.

[41] V. not. Comm. EDH, 5 octobre 1977, n°7960/77, Guzzardi c/ Italie ; CEDH, 11 janvier 2001, n° 24952/94, N.C. c/ Italie, ; CEDH, 5 juillet 2016, n°23755/07, Buzadji c/ République de Moldavie et, sur la question de la privation de liberté dans le cadre de l’état d’urgence, v. not. CEDH, Gr. ch., 19 février 2009, n°3455/05, Abou Qatada et autres c. Royaume-Uni. Notons que si la mesure n’est pas considérée comme privative de liberté, elle relève alors de l’article 2 du protocole 4.

[42] V. le régime dérogatoire au sein de l’art. L561-1 du CESEDA, jugé conforme à la Constitution par la décision n° 2017-674 QPC du 30 novembre 2017, M. Kamel D, qui exclut que la mesure puisse devenir privative de liberté, même en cas de renouvellement indéfini.

[43] La question semble particulièrement pouvoir se poser lorsque l’assignation à résidence est accompagnée d’un placement sous surveillance électronique mobile, ce que permet l’article 6 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 mais qui ne semble pas avoir été utilisé en pratique et n’a pas donné lieu à QPC. Il faut préciser que la question de la conformité des assignations à résidence de l’état d’urgence à l’article 5 de la Convention européenne n’est pas incongrue, même pour la période pendant laquelle le gouvernement français avait invoqué l’article 15 autorisant des dérogations à la Convention, et en particulier à cet article 5, dès lors que la Cour européenne opère un contrôle in concreto et vérifie notamment que les mesures ont bien été utilisées dans le but permettant la mise en œuvre de l’article 15 par l’Etat qui l’invoque et si elles étaient proportionnées; v. not. CEDH, 1er juillet 1961, n°332/57, Lawless c/ Irlande, ; CEDH, GrGr. Ch., 19 février 2009, n° 3455/05, A. et autres c. Royaume-Uni, et plus largement les arrêts cités dans la fiche thématique de la CEDH, « Dérogation en cas d’état d’urgence, CEDH, 31 août 2018.

[44] Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015.

[45] Décision n° 2017-674 QPC du 30 novembre 2017.

[46] Notons que la prévision textuelle de la prise en compte « de [la] vie familiale et professionnelle » depuis la loi n° 2017-258 du 28 février 2017 pour les assignations à résidence de l’état d’urgence, et par les articles L225-1 et L228-2 du CSI, quoique significative d’une attention législative aux critères européens, ne nous paraît pas davantage suffisante à clore le débat.

[47] Tribunal des Conflits, 12 février 2018, C4110.

[48] Tout en considérant que « le maintien d’un étranger en zone de transit (…) n’entraîne pas à l’encontre de l’intéressé un degré de contrainte sur sa personne comparable à celui qui résulterait de son placement dans un centre de rétention », le Conseil Constitutionnel juge que « le maintien d’un étranger en zone de transit, en raison de l’effet conjugué du degré de contrainte qu’il revêt et de sa durée, a néanmoins pour conséquence d’affecter la liberté individuelle de la personne qui en fait l’objet au sens de l’article 66 de la Constitution ». Il en découle que si la décision de placement -et même de maintien en zone d’attente- peut être légalement confiée à l’autorité administrative, un contrôle du juge judiciaire doit être prévu au-delà d’une certaine durée de maintien en zone d’attente. V. la décision de principe n°92‑307 DC du 25 février 1992. C’est ainsi que la décision de maintien en zone d’attente est contrôlée par le juge administratif (la voie privilégiée étant le référé-liberté tant que l’étranger n’a pas été éloigné), mais que le juge judiciaire doit intervient pour prolonger le maintien en zone d’attente au-delà de 4 jours ; v. art. L221-1 et s. du CESEDA, et en particulier L221-3 et 222-1 et Cass. Civ. 2, 28 juin 1995, n°94-50.002, Bechta.

[49] La demande à l’origine de la décision était d’ailleurs relative à la conservation des documents d’identité de l’étranger maintenu en zone d’attente, « au-delà du temps strictement nécessaire à l’exercice du contrôle de son identité et de la régularité de sa situation ».

[50] La Cour européenne admet ainsi, dans cette hypothèse, une ingérence dans l’exercice de la liberté de circuler ; v. not. CEDH, 22 mai 2001, n°33592/96, Baumann contre France, §62. On peut cependant souligner que, de la même façon, le fondement textuel au regard duquel est menée l’analyse est l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention, et non l’article 5 relatif à la privation de liberté.

[51] Tribunal des Conflits, 12 février 2018, C4110.

[52] Art. 78-3-1 CPP, v. supra note 23.

[53] Art. L224-1 et L225-1 du CSI.

[54] Art. L228-1 et s et L229-1 et s. du CSI. Dans le cadre de l’état d’urgence, il suffit de « raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics », cette menace n’ayant pas à être liée à un risque terroriste ; v. not., pour las assignations à résidence de la COP 21, CE, Section du contentieux, 11 décembre 2015, n° 395009, 394990, 394992, 394993, 394989, 394991 et 395002 et, implicitement, la décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015. Il en va autrement pour la mesure de l’art. L228-5 du 228-5 CSI, pour laquelle la décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018 a posé l’exigence que « la menace présentée par les personnes nommément désignées, dont la fréquentation est interdite, [soit] en lien avec le risque de commission d’actes de terrorisme ».

[55] Art. L521-1 du CESEDA.

[56] Art. L521-5 du CESEDA.

[57] V. not. not. O. LE BOT, « État d’urgence et compétences juridictionnelles », RFDA 2016 p.436 et, pour les perquisitions de polices administrative et judiciaire, Th. HERRAN et M. LACAZE, note sous Cass. Crim., 28 mars 2017, « Le contrôle des perquisitions administratives de l’état d’urgence par le juge pénal : acte 2 », Lexbase Hebdo édition privée, n°697 du 4 mai 2017 (N° LXB : N7962BWS).

[58] V. not. Réponse du Ministère de l’intérieur à la question n°0349G, JO Sénat du 4 juin 2004, p. 3819 ; Réponse du Ministère de l’intérieur à la question n° 01720, JO Sénat du 08 novembre 2007, p. 2042. Une question similaire, n°92304, formulée le 5 janvier 2016, était restée sans réponse.

[59] V. not. S. SLAMA, « Du droit des étrangers à l’état d’urgence : des notes blanches au diapason », Plein droit n°117, juin 2018, revenant notamment sur CE, 11 octobre 1991, n°128128, Diouri.

[60] V. not. CE, 3 mars 2003, n°238662, Rakhimov ; CE, 4 octobre 2004, n°266948, Bouziane ; S. SLAMA, art. préc. ; CE, Juge des référés, 7 mai 2015, n° 389959.

[61] V. not. CE, Section du Contentieux, 11 décembre 2015, n°394991 et suspendant l’arrêté ayant prononcé une assignation à résidence après avoir procédé à des suppléments d’instruction : CE, ordonnance n°396116 du 22 janvier 2016, M. B. Notons que, malgré cette admission des « notes blanches », le contrôle des mesures de l’état d’urgence apparaît comme ayant « basculé d’un contrôle restreint en un contrôle normal » ; v. not. O. Le Bot, « Les perquisitions administratives en état d’urgence », RFDA 2016, p. 943 ; R. Letteron, « Etat d’urgence : Le juge judiciaire et le contrôle des perquisitions (épisode 2) », Liberté, Libertés Chéries, [en ligne], 31 mars 2017.

[62] V. not. E. DAOUD et A. JACQUIN, « La loi renforçant la sécurité intérieure ou la pérennisation de la défense empêchée », AJ Pénal nov. 2017, p. 482 et s.

[63] Cass. Crim., 28 mars 2017, n°16-85072 et n°16-85073 Publiés au bulletin ; v. not. Ch. FONTEIX, Dalloz Actualité, 26 avril 2017 ; Th. HERRAN et M. LACAZE, préc. ; J.-B. PERRIER, JCP-G, n°17, 24 avril 2017, 473.

[64] Cass. Crim., 3 mai 2017, 16-86.155, Publié au bulletin ; v. not. P. CASSIA, « Précision (bienvenue ?) sur les modalités selon lesquelles le juge pénal peut apprécier la légalité d’un acte individuel de police administrative », Dalloz 2017, p. 1169 ; S. FUCINI, Dalloz actualités, 30 mai 2017 ; G. BEAUSSONIE, « La poursuite de la reconquête du contrôle de l’état d’urgence par la chambre criminelle », Dalloz 2017, p. 1175.

[65] Quoique le terme ne soit pas employé, on reconnaît en effet aisément les critères dégagés par la jurisprudence administrative dans l’appréciation que mène la décision attaquée des éléments factuels ayant motivé la mesure : « ces actes administratifs ont été motivés par la référence à des éléments factuels (…) [et] les prévenus, tout en contestant la réalité des faits énoncés dans ces arrêtés ou l’interprétation qu’en a donnée l’administration, ont été dans l’incapacité d’étayer leurs allégations ».

[66] Ce risque paraît bien réel à la lecture de la circulaire du 5 novembre 2016 relative à l’articulation des mesures administratives et des mesures judiciaires en matière de lutte contre le terrorisme et la prévention de la radicalisation, NOR : JUSD1633563C, qui estime que la réunion de ces trois conditions permet de « tenir pour établis les faits mentionnés dans la décision, quand bien même ils ne seraient pas étayés par des éléments plus précis ».

[67] Selon la formule de J.-B. PERRIER, art. préc., note 63.

[68] Pour ce qui est des visites de police administrative, dès lors qu’elles sont autorisées par le JLD, cela paraît beaucoup plus douteux, la nature de la décision fondant la mesure comme le cadre de son contrôle étant profondément distincts. S’il est très probable que les « notes blanches » pourront, là encore, bien souvent constituer la base factuelle permettant au juge de prendre sa décision, une telle demande d’informations complémentaires ne semble alors pouvoir intervenir qu’a priori. Les recours institués a posteriori, en effet, ne concernent pas ici une décision de l’autorité administrative mais la décision du JLD, ce qui soulève d’autres questions épineuses. V. not. le compte-rendu de la table ronde du colloque La sortie de l’état d’urgence, dir. P. GERVIER, Institut Universitaire Varenne, coll. Colloques & Essais, à paraître.

[69] La loi n° 2012-1560 du 31 décembre 2012 a en effet abrogé le délit de simple séjour irrégulier, et restreint les conditions du délit de maintien irrégulier sur le territoire, pour se conformer aux décisions El Dridi et Achughbabian de la Cour de Justice de l’Union européenne, qui excluent de punir l’étranger d’emprisonnement du seul fait de l’irrégularité de sa situation administrative lorsqu’il « n’a pas été soumis aux mesures coercitives visées à l’article 8 de cette directive et n’a pas, en cas de placement en rétention en vue de la préparation et de la réalisation de son éloignement, vu expirer la durée maximale de cette rétention ». Pour les mêmes raisons, à la suite de l’arrêt Affum, la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 a abrogé le délit d’entrée irrégulière depuis une frontière intérieure de l’Union. V. CJUE, 1ère chambre, 28 avril 2011, C-61/11 PPU, Hassen El Dridi c/ Italie ; CJUE, Gr. Ch., 6 décembre 2011, C-329/11, Alexandre Achughbabian c/ Préfet du -Val-de-Marne ; CJUE, gr. ch., 7 juin 2016, C-4715, Affum contre préfet du Pas-de-Calais.V. plus longuement, M. LACAZE, « Le droit pénal comme instrument de répression de l’immigration irrégulière », RPDP, n°3, p. 681.

[70] Délit d’entrée irrégulière depuis une frontière extérieure de l’Union de l’art. L621-2 du CESEDA ou délits de méconnaissance des mesures d’éloignement ou d’assignation à résidence des articles L624-1 à L624-4 du CESEDA.

[71] V. Circulaire du 21 février 2006, Conditions de l’interpellation d’un étranger en situation irrégulière, garde à vue de l’étranger en situation irrégulière, réponse pénale ; v. ég. Observations du gouvernement français devant la CJUE dans l’affaire Achughbabian ; Circulaire n°11‑04‑C39 du 13 décembre 2011.

[72] Art. 450-1 du Code pénal pour l’association de malfaiteurs de droit commun, art. 421-2-1 en matière terroriste ; art. 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse pour les infractions de provocation à la haine ou à la commission d’infractions.

[73] V. supra note 34 et not. J. ALIX, « Quelle place pour le droit pénal dans la lutte contre le terrorisme », et O. CAHN, « Le dispositif antiterroriste français est-il une loi d’exception ? », Mélanges en l’honneur de G. Giudicelli-Delage, Dalloz, 2016, p. 423-440 et p. 453-467 ; R. THERY, « Peut-on punir le terrorisme ? », Rue Descartes, 2018/1, n°993 p. 72-84.

[74] V. not. les références notes 34 et 16.

[75] Rappelons en outre que la Cour de cassation a admis que cette possible existence d’une infraction résulte d’informations apportées par des services de renseignements ; v. Cass. Crim., 9 novembre 2010, n° 10-82918, Inédit.

[76] Comp. art. 706-91 CPP (instruction), 706-89 CPP (enquête de flagrance) et 706-90 CPP (enquête préliminaire).

[77] Cela se dégageait clairement de la jurisprudence – certes dépassée – du Conseil d’Etat lui-même, qui  avait pu  juger que les perquisitions de l’état d’urgence « devaient à l’origine être effectuées suivant les modalités définies par les dispositions alors en vigueur de l’article 10 du code d’instruction criminelle conférant au préfet des pouvoirs de police judiciaire, auquel a succédé l’article 30 du code de procédure pénale ; que l’abrogation de cet article par la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 n’a pas eu pour conséquence de soustraire au contrôle de l’autorité judiciaire l’exercice par le ministre de l’intérieur ou le préfet de missions relevant de la police judiciaire » ; v. CE, Juge des référés, 14 novembre 2005, n°286835, Publié au recueil Lebon.

[78] Article L853-2 CSI et article 706-102-1, la scission en deux articles distincts des cadres de l’instruction et de l’enquête ayant disparu avec la loi n°2019-222 du 23 mars 2019, qui a ainsi supprimé l’ancien art. 706-102-2. De la même façon, il n’est plus distingué entre les deux cadres procéduraux pour les « autres techniques spéciales d’enquête » ; v. art. 706-95-11 et s.

[79] Article L852-1 al. 1 CSI et articles 100 CPP (instruction) et 706-95 CPP (enquête).

[80] Article L852-1 al. 2 CSI et article 706‑95‑20CPP.

[81] Article L853-1 CSI et article 706-96 et s.

[82] Article L851-5 CSI et article 230-32 et s. CPP (instruction ou enquête).

[83] Article L861-2 CSI et articles 706-81 et s. (instruction ou enquête).

[84] Article 6 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.

[85] Articles L225-1 à L225-8 du CSI.

[86] Articles L228-1 et s. du CSI.

[87] Article L228-5 du CSI. Sur ces mesures, v. not. J. ALIX, « La lutte contre le terrorisme, entre prévention pénale et prévention administrative », in Le code de la sécurité intérieure, préc., p. 147 ; Th. HERRAN, art. préc. note 34 ; C. RIBEYRE, « L’élargissement des mesures spéciales et dérogatoires face à Daech », in Daech et le droit, préc., p. 113.

[88] Articles 137 et s. et 142-5 CPP pour l’assignation à résidence et 138 et s. CPP pour le contrôle judiciaire. Ce cadre est ici plus restrictif que la police administrative car cela ne peut concerner que des personnes mises en examen. En application de l’article 80-1 CPP, il faut alors qu’existent des « indices graves ou concordants rendant vraisemblable [que les personnes] aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont [le juge d’instruction] est saisi ».

[89] « En 2018, le nombre de décisions d’assignation à résidence (18 302) a crû de manière importante par rapport à 2017 (8 781), 2016 (4 687), 2015 (4 020), 2014 (2 274), 2013 (1 618) et 2012 (668 ou 904 (93) », avec un taux effectif d’éloignement aux environs de 10,5 % en 2018. V.  J. GIRAUD, Rapport AN, « Immigration, asile et intégration », 5 juin 2019.

[90] Article L561-1 et s. du CESEDA.

[91]  Articles L. 523-3 et L. 541-3 du CESEDA ; v. ég. supra note 42.

[92] Art. L563-1 du CESEDA. Notons qu’il en va de même pour l’étranger assigné à résidence dans l’attente de l’exécution d’une peine d’interdiction du territoire (art. L541-3 du CESEDA).

[93] V. supra.

[94] « Les juridictions pénales sont compétentes pour interpréter les actes administratifs, réglementaires ou individuels et pour en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis. »

[95] Le juge n’a cependant « pas à étendre son contrôle de la légalité à une décision administrative antérieure », v. Cass. Crim., 3 juin 1998, n°97-81895, Publié au bulletin ;

[96] Pour des poursuites en raison du non-respect d’une mesure d’assignation à résidence illégale, Cass. Crim., 11 décembre 1991, n°90-86449, Publié au bulletin ; v. ég. supra note 64, pour les assignations à résidence de l’état d’urgence.

[97] V. not. Cass. Civ. 2, 28 juin 1995, n°94-50002, Publié au bulletin, dit « Betcha », jugeant irrégulière l’interpellation de l’étranger à la suite d’un contrôle d’identité lui-même irrégulier et ordonnant son maintien en liberté. De façon plus explicite, la Cour de Cassation a ensuite posé en principe qu’ « qu’en vertu des articles 66 de la Constitution du 4 octobre 1958 et 136 du Code de procédure pénale, il appartient au juge, saisi par le préfet [d’une demande de prolongation de la rétention administrative], de se prononcer comme gardien de la liberté individuelle, sur les irrégularités attentatoires à cette liberté, invoquées par l’étranger, d’une mesure de garde à vue, lorsque cette mesure précède immédiatement un maintien en rétention administrative » ; v. Cass. Civ. 2, 28 juin 1995, n°94-50006, Publié au bulletin, et, not., une application récente pour une garde à vue irrégulière : Cass. Civ. 1, 13 juin 2019, n°16-22.548, Publié au bulletin.

[98] Bien que l’arrêt du 28 juin 1995 se fonde sur les articles 66 de la Constitution et 136 du CPP, ceux-ci ne permettent pas d’expliquer l’ensemble des solutions, et ne sont pas susceptibles de justifier la compétence du juge pénal en l’absence de privation de liberté.

[99] V. not. O. CAHN, « Un Etat de droit, apparemment… », AJ pénal 2016, p. 202 ; N. RORET, « Etat d’urgence : quel rôle pour le juge pénal ? », Gaz. Pal. 22 mars 2016, p. 13 ; G. ROUSSEL, « Le régime des techniques de renseignement », AJ Pénal 2015, p. 520.

[100] L’article 14-1 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 désigne en effet le juge administratif comme organe de contrôle de l’état d’urgence, la seule exception visée concernant les « peines prévues à l’article 13 ». Même si cet article renvoie au Code de justice administrative, auquel déroge l’article 111-5 du Code pénal, il n’était alors pas interdit de penser que la compétence spéciale du juge pénal se trouvait contrariée par la loi plus spéciale encore relative à l’état d’urgence.

[101] Cass. Crim., 13 décembre 2016, n°16-84.794 et n°16-82.176, Publiés au bulletin, n°16-84.162 et n°16-84.166, Inédits ; Droit Administratif n° 5, Mai 2017, comm. 20, note G. EVEILLARD ; Lexbase, note J.-B. Perrier ; Dalloz 2017, p. 275, note J. Pradel ; Droit pénal 2017, ét. 6, note C. RibeyrE ; JCP-G 2017, p. 206, note J.- H. Robert.

[102] V. not. les arrêts Cass. Civ. 1, 5 juillet 2012, n° 11-30.371, 11-19.250 et 11.30-530, tirant toutes les conséquences de l’impossible recours à l’emprisonnement en matière de séjour irrégulier (v. supra note 69) pour déduire l’irrégularité des gardes à vues fondées sur ce délit et la remise en liberté des étrangers placés en rétention à la suite d’une telle garde à vue. Toute irrégularité des formes prévues par la procédure ne conduit cependant pas à la remise en liberté de l’étranger ; v. not. Civ. 1, 8 mars 2017, n°16-13.533, Publié au bulletin.

[103] Le juge judiciaire excède ainsi ses pouvoirs en jugeant de la légalité de la décision administrative relatives au séjour et à l’éloignement ; v. not. Civ. 1, 27 septembre 2017, n°16-50.062 et 16-50.062, AJDA 2017, 1861.

[104] Le législateur en avait d’ailleurs bien conscience lorsqu’il décida, en 2011, de retarder l’intervention du contrôle du JLD ; v. l’étude d’impact de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à  l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, soulignant que « en 2008, l’échec a été lié pour 26 % des cas à une décision du juge des libertés ».En 2018, la rétention a débouché sur une remise en liberté par le juge judiciaire dans 38,8% des cas en métropole et 25,5% des cas en Outre-me r; v. CIMADE et al., Rapport 2018 sur les centres et locaux de rétention administrative, juin 2019, p. 18.

[105] V. Cass. Crim., 13 décembre 2016, préc. note 101

[106] V. supra note 68.

[107] V. décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018.

[108] V. décision n° 89-261 DC du 28 juillet 1989.

L’Union européenne, une Union de droit ? Analyse de la portée du modèle de l’État de droit lors du récent épisode des réformes judiciaires polonaises

$
0
0

Lucie Laithier est docteur en droit de l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense et administrateur à la Direction « Recherche et Documentation » de la Cour de justice de l’Union européenne 1

« L’État de droit n’est pas une option dans l’Union européenne. C’est une obligation. Notre Union n’est pas un État mais elle doit être une communauté de droit. » 2 C’est par ces mots, ultérieurement mis en gras dans le texte l’ayant retranscrit, que le Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker s’exprimait, devant les eurodéputés, dans son discours sur l’état de l’Union, en septembre 2017. Ces paroles fortes, énoncées dans un contexte de montée des populismes, rappellent que l’adhésion des États européens à l’Union ne comporte pas que des avantages, mais qu’elle implique également des obligations, notamment en termes de valeurs à respecter. Ces valeurs communes aux États membres sont énoncées à l’article 2 TUE, qui dispose que « l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. […] »

En droit public, d’après la doctrine allemande de la fin du XIXè siècle, la notion d’Etat de droit est classiquement et généralement définie comme la « soumission de l’État au droit », en opposition à « l’État de police », lequel est « caractérisé par le pouvoir discrétionnaire de l’administration ». 3 En Pologne, cette subordination de la puissance de l’État à l’ordre juridique semble faire défaut depuis le retour au pouvoir du parti Droit et justice (le PiS) en octobre 2015. Ce parti, dirigé par Jarosław Kaczyński, a mené « au pas de charge » une série de réformes législatives, qui remettent sérieusement en cause l’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi, notamment, que la liberté d’expression par voie de presse. Ayant modifié en premier lieu la composition et le fonctionnement du Tribunal constitutionnel, au point de rendre le contrôle de constitutionnalité ineffectif en Pologne, la majorité au pouvoir s’est par la suite empressée de faire adopter plusieurs lois sensibles, visant principalement à réformer en profondeur le système judiciaire, l’École nationale de la magistrature, le Conseil national de la magistrature et la Cour suprême. Combinées, ces diverses réformes conduisent à saper l’autorité, l’indépendance et la légitimité de la justice constitutionnelle, à entamer la confiance générale à l’égard du système judiciaire polonais, étant donnée la remise en cause structurelle de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Des dispositions relatives à la déclaration de patrimoine des juges polonais, à leur mutation ou aux procédures disciplinaires à leur encontre, ou encore, des dispositions concernant les compétences du ministre de la Justice dans l’appréciation du travail des juridictions, ont en particulier suscité de sérieuses inquiétudes. Dans ses diverses recommandations adoptées « concernant l’État de droit en Pologne », la Commission a fait part de ses préoccupations à ce sujet, allant même jusqu’à constater l’existence d’une menace systémique envers l’État de droit dans cet État.

Pour faire face à cette nouvelle crise, les institutions européennes, au premier rang desquelles la Commission, ont adopté une série de mesures, utilisant les mécanismes « classiques » de protection de l’État de droit comme des mécanismes plus récents 4. Activé pour la première fois en réponse à la situation polonaise, le nouveau cadre de l’Union européenne pour l’État de droit (de 2014), suivi du déclenchement de la première phase de l’article 7 TUE et de plusieurs procédures d’infraction, n’a toutefois pas freiné la poursuite du calendrier des réformes judiciaires dans cet État.

En adoptant l’optique du juriste européaniste, on pourrait examiner la manière dont les institutions européennes ont traité cette grave crise politique provoquée par les réformes judiciaires en Pologne. À quels mécanismes juridiques et politiques ont-elles eu recours, et pour répondre à quels types d’atteintes à l’État de droit ? (I.) Après cette présentation des garde-fous existants, il conviendrait également de questionner leur impact sur les réformes visées (II.). À ce titre, les limites inhérentes à ces mécanismes devront être exposées, tout comme la réflexion sur d’autres mécanismes de protection de l’État de droit en Europe.

 

I- Les instruments de gestion de la crise provoquée par les réformes judiciaires polonaises

Les réformes judiciaires entamées depuis la fin de l’année 2015 en Pologne font peser, aux dires notamment de la Commission européenne, une menace systémique sur l’État de droit (A.). Face à cette menace, les institutions européennes ont adopté une batterie de mesures, recourant en cela à des instruments connus du droit de l’Union, tout comme en mettant en œuvre des mécanismes plus récents (B.).

 

A- La nature systémique des atteintes à l’État de droit en Pologne

Parmi les travaux ayant porté sur la notion d’État de droit, la « Liste des critères de l’État de droit » adoptée par la Commission de Venise pour la démocratie par le droit en mars 2016 se révèle très utile en ce qu’elle fournit un instrument détaillé d’évaluation du degré de respect de l’État de droit des pays, fondé sur une liste de questions visant leurs structures constitutionnelles et politiques, leur législation en vigueur et leur jurisprudence 5. Les critères en tant que tels sont 1) la légalité, 2) la sécurité juridique, 3) la prévention de l’abus de pouvoir, 4) l’égalité devant la loi et la non-discrimination, 5) l’accès à la justice, 6) ainsi qu’une énonciation de « défis » de l’État de droit : la corruption et les conflits d’intérêts, mais également la collecte des données et la surveillance. Dans cette liste de la Commission de Venise, ces critères sont déclinés en sous-critères. Ainsi, le critère de la légalité est-il notamment décliné dans l’exigence de primauté du droit, de respect du droit ; le critère de la sécurité juridique contient notamment les sous-critères de l’accessibilité des décisions de justice, de stabilité et de cohérence du droit ; le critère de l’accès à la justice comprend les sous-critères de l’indépendance et de l’impartialité (ce sous-critère renvoie lui-même notamment à l’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi qu’à l’indépendance des juges eux-mêmes, et à l’autonomie du Ministère public), du procès équitable, de la justice constitutionnelle.

La mise en perspective de l’ensemble de ces critères avec les implications des réformes judiciaires polonaises ne peut que laisser sidéré. En particulier, la lecture de certaines des questions de l’outil interpelle, comme celle de savoir si la constitutionnalité de la législation est garantie, ou celle de savoir si le pouvoir exécutif se conforme dans son action à la Constitution et aux autres normes de droit, ou celle concernant l’accès du public aux décisions de justice, ou encore, celle visant l’existence d’un dispositif de prévention de l’arbitraire et de l’abus de pouvoir par les autorités publiques. C’est surtout la réponse aux questions du chapitre visant l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire qui soulève le plus d’interrogations vis-à-vis des réformes récentes en Pologne. Ces questions aident notamment à déterminer si les principes fondamentaux de l’indépendance de la justice, y compris des procédures et critères objectifs pour la nomination, la titularisation, la discipline et la révocation des magistrats figurent dans la Constitution ou dans la législation ordinaire, mais également à déterminer si la révocation n’est possible qu’en cas d’infraction grave ou si le juge ne peut plus accomplir ses fonctions judiciaires, ou encore, si l’organe infligeant les sanctions disciplinaires aux juges est indépendant, s’il existe un conseil de la magistrature indépendant, ou, de façon subjective, si la justice est perçue comme indépendante. L’autonomie du bureau du procureur au sein de la structure étatique, et particulièrement, à l’égard du pouvoir exécutif, est également soulignée.

La lecture de la partie résumant le contenu des réformes judiciaires dans les quatre recommandations concernant l’État de droit en Pologne donne l’impression d’être dans un mauvais film ou à une époque révolue, en tout cas pas dans l’espace européen. Cependant, ces nouvelles lois ont bien été adoptées et sont entrées en vigueur.

La première recommandation de la Commission concernant l’État de droit en Pologne 6, de juillet 2016, a fait suite à des modifications initiées en novembre 2015 par les autorités polonaises dans la composition du Tribunal constitutionnel, la durée des mandats de ses présidents et vice-présidents d’alors ayant été raccourcie. Le 28 décembre 2015, une loi modifiant le fonctionnement du Tribunal constitutionnel et l’indépendance de ses juges est entrée en vigueur. Elle imposait notamment l’exigence d’un traitement chronologique des affaires au sein du Tribunal, empêchant de facto que certaines lois récentes et sensibles (comme une loi sur les médias, des lois sur le ministère public, une loi sur le médiateur) fassent dans l’immédiat l’objet d’un contrôle de constitutionnalité.

La Commission a demandé au gouvernement polonais, dès le 23 décembre 2015, d’être informée de la situation constitutionnelle en Pologne. Les différentes réponses reçues de la part des autorités polonaises à ce sujet n’ont pas pu mettre un terme à ses inquiétudes. Le 9 mars 2016, le Tribunal constitutionnel devait déclarer inconstitutionnelle la loi entrée en vigueur le 28 décembre 2015. Cette décision n’a cependant pas été publiée au Journal officiel par le gouvernement, qui l’a ainsi privée d’effet juridique.

Un peu plus de sept mois après la première loi sur le Tribunal constitutionnel, une nouvelle loi sur cette juridiction est entrée en vigueur, le 1er août 2016. Cette nouvelle loi offre notamment au procureur général la faculté d’empêcher l’examen d’une affaire. Ce procureur général, qui est aussi ministre de la Justice 7, permet ainsi au gouvernement une interférence directe avec le traitement des affaires au sein du Tribunal constitutionnel. Le 11 août, le Tribunal constitutionnel rendait une décision dans laquelle il énonçait que certaines des dispositions de cette loi étaient inconstitutionnelles « au regard, notamment, des principes de séparation et d’équilibre des pouvoirs, de l’indépendance des cours et tribunaux vis-à-vis des autres branches du pouvoir, de l’indépendance des juges et du principe d’intégrité et d’efficacité des institutions publiques » 8. Une nouvelle fois, le gouvernement polonais a refusé de publier cette décision au Journal officiel, niant ainsi sa validité. À compter de la fin novembre 2015, les autorités ont, de façon quasi surréaliste, empêché que trois juges nommés par l’assemblée précédente du Sejm (Diète – chambre basse du Parlement) prennent leurs fonctions au sein du Tribunal constitutionnel. Dans le même temps, la nouvelle assemblée nommait trois juges sans base juridique valable. Preuve de l’emprise de l’exécutif sur le pouvoir judiciaire, le 18 août 2016, les magistrats du parquet annonçaient l’ouverture d’une enquête pénale contre le président du Tribunal constitutionnel, étant donné qu’il avait empêché les trois juges nommés en décembre 2015 de prendre leurs fonctions. Pour la Commission, « aussi longtemps que le Tribunal constitutionnel sera empêché d’assurer pleinement un contrôle effectif de la constitutionnalité, il ne sera procédé à un aucun examen utile de la conformité avec la Constitution des actes législatifs […], notamment sous l’angle des droits fondamentaux. » 9 La Commission concluait sa première recommandation en estimant que l’État de droit en Pologne était confronté à une menace systémique, recommandant aux autorités polonaises l’adoption de plusieurs mesures d’urgence dans un délai de trois mois, ce qui n’a pas été fait.

Ayant ainsi verrouillé le contrôle de constitutionnalité des lois, le PiS a ensuite fait adopter une série de lois, comme la loi relative au Conseil national de la magistrature, qui prévoit la participation du Parlement à l’élection des membres de ce Conseil (ils étaient initialement élus par leurs pairs parmi les juges), ou la loi relative à la Cour suprême 10. et à l’organisation des tribunaux de droit commun. Le 25 juillet 2017, le Président de la Pologne a promulgué la loi sur l’organisation des tribunaux ordinaires, qui renforce les pouvoirs du ministre de la Justice concernant l’organisation des tribunaux, la nomination et la révocation de leurs présidents. Dans ses recommandations ayant suivi la première recommandation concernant l’État de droit en Pologne, la Commission fournit une analyse complète de ces différentes lois et de leurs conséquences, s’alarmant de leur impact sur l’indépendance des juges, la séparation des pouvoirs, et enfin, sur l’État de droit.

Le recours, par la Commission, à ce nouveau cadre pour l’État de droit n’est qu’une des réactions des institutions européennes face à cette crise.

 

B- L’éventail des réactions des institutions européennes

Chacune des institutions européennes a adopté des mesures pour tenter de faire infléchir la position du gouvernement polonais. Étant donné le rôle central exercé par la Commission en tant que gardienne des traités, sa stratégie pour faire face à la situation sera présentée en premier lieu.

À cet égard, le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit » précité, adopté en mars 2014 par cette institution, mérite l’attention 11. Pensé en réaction à la situation hongroise, pour remédier à la relative impuissance de l’Union pour faire face aux violations des valeurs européennes par les États membres, qui n’avait jusqu’alors à sa disposition que l’arme « nucléaire » de l’article 7 TUE, ce mécanisme vise à doter l’Union de moyens d’agir plus rapides et efficaces en cas de menace systémique envers l’État de droit dans l’un des États membres. Il comporte trois phases : une première phase d’évaluation, la Commission devant alors examiner s’il existe des indices clairs de menace systémique envers l’État de droit, qu’elle signalera à l’État membre concerné par le biais d’un avis, débutant un dialogue avec lui. Pour ce faire, elle peut s’appuyer sur l’expertise d’organismes externes, comme l’Agence des droits fondamentaux ou la Commission de Venise. La deuxième phase est une phase de recommandation : à défaut d’adoption par ledit État membre de mesures répondant aux préoccupations exprimées par la Commission, cette dernière peut, si elle constate qu’il existe des éléments objectifs indiquant l’existence d’une menace systémique envers l’État de droit, lui adresser une « recommandation sur l’État de droit », lui donnant un délai pour résoudre les problèmes énoncés. Dans le cadre de la troisième phase, et en l’absence de réponse satisfaisante de la part des autorités concernées, la Commission peut employer l’un des mécanismes de l’article 7 TUE.

Mis en œuvre pour la première fois en réponse à la situation polonaise 12, ce nouveau cadre a permis à la Commission d’instaurer une « culture de dialogue » avec les autorités polonaises, mais aussi de pouvoir exprimer ses inquiétudes, constater le défaut de coopération et le mauvais esprit de Varsovie, dans des instruments demeurant cependant non contraignants. C’est ainsi que quatre recommandations concernant l’État de droit en Pologne ont été adoptées par la Commission entre juillet 2016 et décembre 2017. Conçu comme un mécanisme « pré-article 7 », il a en l’occurrence fallu attendre la quatrième recommandation, malgré l’attitude des autorités polonaises de refus de dialoguer adoptée dès la première recommandation un an et demi plus tôt, pour que la Commission se décide à soumettre une proposition motivée conformément à l’article 7, paragraphe 1, TUE 13.

En vertu de cette disposition, sur proposition motivée d’un tiers des États membres, du Parlement européen ou de la Commission européenne, le Conseil, statuant à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres, peut constater qu’il existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 2 TUE. Ainsi, après plusieurs mises en garde effectuées par le biais de ses recommandations, la Commission, ayant considéré qu’il existait un tel « risque clair d’une violation grave de l’État de droit en Pologne », a décidé de « lancer le coup de feu » en déclenchant, le 20 décembre 2017, cette procédure à l’encontre du gouvernement polonais 14. Le Conseil ne s’est quant à lui toujours pas prononcé en ce sens 15. C’est la première fois que le mécanisme, souvent qualifié d’arme « nucléaire », a été utilisé. Le Parlement y a eu recours pour la deuxième fois le 12 septembre 2018, à l’encontre de la Hongrie. Les eurodéputés ont en effet, à une large majorité, à leur tour demandé au Conseil de constater qu’il existe « un risque clair de violation grave », insistant sur leurs préoccupations concernant l’indépendance de la justice, la liberté d’expression, la corruption, le droit des minorités et la situation des migrants et des réfugiés. Même s’ils n’ont pas abouti, deux signaux politiques ont tout de même ainsi été envoyés.

Le mécanisme le plus contraignant mis en œuvre dans cette crise consistera vraisemblablement dans les trois procédures d’infraction engagées par la Commission à l’encontre de la République de Pologne et ayant abouti à des recours en manquement introduits devant la Cour de justice. À l’issue d’une première procédure d’infraction demeurée infructueuse, sur le fondement de l’article 258 TFUE, la Commission a en effet introduit un premier recours en constatation de manquement à l’encontre de la Pologne le 15 mars 2018. Cette première procédure d’infraction concerne la loi sur les juridictions de droit commun, du fait de la disposition de cette loi relative au départ à la retraite et à son impact sur l’indépendance du système judiciaire 16. Une deuxième procédure d’infraction a été initiée en juillet 2018, par une lettre de mise en demeure concernant la loi polonaise sur la Cour suprême, laquelle est jugée porter atteinte au principe d’indépendance des juges, incluant le principe de l’inamovibilité des juges. La phase suivante de cette procédure d’infraction a été atteinte le 14 août 2018 par l’envoi d’un avis motivé, la réponse fournie par les autorités polonaises à la suite de la lettre de mise en demeure n’ayant pas dissipé les préoccupations juridiques de la Commission. Le 2 octobre 2018, la Commission a donc saisi la Cour de justice d’un deuxième recours en constatation de manquement contre la Pologne, en raison des violations du principe de l’indépendance de la justice instaurées par la nouvelle loi polonaise sur la Cour suprême, et elle a demandé à la Cour d’ordonner des mesures provisoires jusqu’à ce qu’elle ait statué sur l’affaire. La troisième procédure d’infraction a été engagée le 3 avril 2019. Elle vise le nouveau régime disciplinaire s’appliquant aux juges, la Commission voulant, de cette façon, éviter à ces derniers un possible contrôle politique de leur carrière.

Outre ces trois affaires qu’on pourrait qualifier de « procédures principales », des procédures incidentes permettront également d’évaluer la conformité des récentes lois polonaises avec le droit de l’Union. Plusieurs renvois préjudiciels ont, depuis le mois d’août 2018, été introduits par des juridictions polonaises, dont plusieurs renvois par la Cour suprême 17. Ils posent en substance à la Cour la question de la conformité de ces lois polonaises avec les articles 2 (valeurs de l’Union) et 19, paragraphe 1, TUE 18 (droit à une protection juridictionnelle effective devant les juridictions nationales), et avec l’article 47 de la Charte (droit à un recours effectif). Dans d’autres renvois préjudiciels, c’est la conformité des nouvelles procédures disciplinaires contre les juges polonais avec le droit de l’Union qui est questionnée.

À sa façon, la Cour a déjà contribué à l’évaluation des réformes polonaises au regard du droit de l’Union et à l’évolution de la situation des juges dans cet État. Tout d’abord, dans son arrêt du 27 février 2018 Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C-64/16), et dans son arrêt du 25 juillet 2018 rendu dans l’affaire Minister for Justice and Equality/LM (C-216/18 PPU), elle énonce notamment que l’indépendance des juges des États membres appartient aux exigences de la protection juridictionnelle effective. Ensuite, par son arrêt rendu le 17 avril 2018 dans la procédure de manquement contre la Pologne (C-441/17), la Cour a jugé qu’en accroissant son exploitation forestière dans la forêt de Bialowieza, la Pologne avait manqué à ses obligations découlant de plusieurs directives environnementales de l’Union. L’affaire indiquait déjà, dans ce contexte fortement marqué d’opposition franche et de défi lancé par la Pologne à l’ordre juridique européen, la direction que prendraient les institutions européennes dans leur évaluation des réformes polonaises. Enfin, et cette initiative est très certainement la plus spectaculaire de la « saga », tant par son caractère inédit que par ses effets, par une ordonnance de la vice-présidente de cette juridiction du 19 octobre 2018, confirmée par une ordonnance de la Grande chambre du 17 décembre 2018, la Cour a enjoint aux autorités polonaises de suspendre immédiatement l’application de la loi relative à la Cour suprême 19. L’ordonnance de la vice-présidente constituait un précédent à plusieurs titres : en vertu de l’article 160, paragraphe 7, du règlement de procédure de la Cour, cette dernière s’est prononcée, dans le cadre de la procédure de référé, avant que la Pologne n’ait présenté ses observations (elle l’a été dans le cadre de l’ordonnance du 17 décembre), confirmant l’urgence de la situation. En outre, l’ordonnance du 19 octobre produit des effets rétroactifs, imposant au gouvernement polonais la suspension rétroactive de l’application des dispositions nationales contestées. Enfin, la Cour paraît confirmer, comme elle l’avait énoncé dans l’arrêt précité Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C-64/16), que l’article 19 du TUE constitue l’une des normes de référence en matière de contrôle des mesures nationales portant sur le statut de la magistrature (le recours en manquement introduit par la Commission en l’espèce visait tant cette disposition que l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux). La Pologne a donné suite à ces ordonnances, réintégrant les juges de la Cour suprême et de la Cour administrative suprême mis à la retraite par la loi en cause. 20. Le bras de fer entre la Cour et le gouvernement polonais semble ainsi, depuis la fin de l’année dernière, incliner en faveur de la première.

À côté de cette réaction rapide et suivie d’effets de la part de la Cour, le Conseil s’est quant à lui illustré, dans le traitement de cette crise, par une certaine inaction. Afin de garantir le respect de l’État de droit, il prône depuis une note de novembre 2014 21 la tenue d’un « dialogue constructif entre les États membres », lequel pourrait « être atteint en encourageant le dialogue politique au sein du Conseil en ce qui concerne les principes d’objectivité, de non-discrimination, d’égalité de traitement, sur une approche non partisane et fondée sur des éléments probants ». Ce dialogue a débuté un mois plus tard, au sein du Conseil « Affaires générales ». Or, des « comptes rendus des dialogues qui ont eu lieu en novembre 2015 et en mai 2016, il ressort clairement que cet exercice est on ne peut plus minimaliste » 22. Cette attitude de retrait s’est également manifestée lors des débats sur l’État de droit en Pologne, dont il est ressorti que les ministres préconisaient de « poursuivre le dialogue entre la Commission et la Pologne. » 23.

À l’inverse, le Parlement européen, préoccupé par les situations polonaise et hongroise, a proposé une mesure ambitieuse pour améliorer le recours à l’article 7 TUE. Dans sa résolution du 25 octobre 2016 24, il proposait un projet de pacte interinstitutionnel « pour la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux », sous la forme d’un accord avec le Conseil et la Commission. Selon ce texte, la Commission aurait la charge de préparer chaque année un rapport européen sur la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux, décrivant la situation dans les États membres, après avoir consulté des experts indépendants. Ce rapport serait discuté chaque année entre le Parlement européen, le Conseil, la Commission et les parlements nationaux. La Commission pourrait notamment se fonder sur ce rapport pour intenter une action en manquement. En outre, ce projet prévoyait, de façon audacieuse, que si le rapport permettait de conclure à l’existence, dans un État membre, d’un risque clair de violation grave des valeurs de l’Union, le Parlement, le Conseil et la Commission devraient examiner la situation de cet État et se prononcer sur une décision motivée sur le recours à l’article 7, paragraphe 1, TUE. La Commission a réservé un accueil négatif à ce projet, y voyant un apport limité aux mécanismes existants.

Au-delà de ce projet, le Parlement européen a adopté de nombreuses résolutions sur la situation en Pologne 25, sans toutefois le vote de nombreux élus du Parti populaire européen, priant la Commission d’agir. De nombreux travaux de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) ont également porté sur ces questions 26. C’est en outre le Parlement qui décidait, face à l’inaction de la Commission vis-à-vis de la situation en Hongrie, de lancer la procédure de l’article 7, § 1, TUE.

Malgré l’adoption de ces différentes mesures, la plupart des lois polonaises controversées sont entrées en vigueur, marque d’un contrôle européen limité de l’État de droit dans les États membres.

 

2- Un contrôle européen de l’État de droit ne freinant pas les réformes visées

Les mécanismes actuels de protection de l’État de droit dans l’Union européenne, s’ils ont le mérite d’exister, présentent toutefois certaines limites (A.). D’autres mécanismes ont pu être proposés en doctrine, pour assurer une protection plus efficace de l’État de droit au sein des États membres (B.).

 

A- Les limites des mécanismes actuels de protection de l’État de droit

La première limite des mécanismes de protection de l’État de droit existant dans l’Union européenne réside certainement dans la discussion sur la compétence de l’Union pour intervenir dans ce domaine, et ainsi, sur sa légitimité pour régir la matière. Pour d’aucuns, « la logique de base de l’intégration repose […] sur la possession en commun des valeurs, des principes politiques essentiels ». « Ce n’est que ce présupposé qui permet d’admettre le réaménagement “définitif” et l’exercice en commun de certains droits souverains. » 27 Pour autant, dans le système de répartition des compétences, l’Union ne dispose pas de base légale pour contrôler le respect de l’État de droit dans les États membres. Bien plus, en vertu des principes d’attribution (art. 5, § 1 et 2, TUE) et de subsidiarité (art. 5, § 3, TUE), les États membres ont une compétence exclusive s’agissant de l’organisation de leurs pouvoirs constitués, dont le pouvoir judiciaire. Pour certains auteurs, « en l’absence de compétence en matière d’organisation judiciaire, l’action de l’Union peut se fonder sur une compétence en matière de garantie de l’État de droit. Celle-ci peut en particulier se justifier par le fait que l’État de droit est à la fois une valeur, un objectif et une nécessité fonctionnelle de l’Union. » 28

Néanmoins, comme le souligne le Professeur Pierré-Caps, le moment constitutionnel des PECO, renouvelé par la perspective d’adhésion à l’Union, a notamment participé « d’un conditionnement externe par les organisations européennes : de l’ingénierie constitutionnelle pratiquée par la Commission de Venise au nom des standards normatifs du Conseil de l’Europe, à la disparition du principe de l’autonomie constitutionnelle de l’État en Bosnie-Herzégovine, en passant par les critères » de Copenhague, « rarement des États indépendants auront été aussi “assistés” dans le processus d’émancipation de leur propre société politique ». Or, précise-t-il encore, « cette assistance s’est apparentée à ce que certains auteurs n’ont pas hésité à appeler une “mise sous tutelle” des États concernés », « destinée à produire, par effet d’accoutumance et d’acculturation, des comportements politiques et des régulations juridiques conformes aux standards européens. » 29 La quête d’affirmation des sociétés concernées, renforcée par les crises économique et migratoire et les interrogations sur la finalité du projet politique européen, s’en serait, selon le même auteur, trouvée exacerbée.

Plus fondamentalement, il pourrait être avancé que la question soulevée par cette remise en cause des valeurs de l’Union est celle de la démocratie dans l’Union et du modèle de démocratie pour l’UE. Ainsi, plus qu’une crise de l’État de droit, il existe certainement une crise du concept de démocratie libérale, que la montée des extrêmes partout en Europe manifeste d’une autre façon. 30 Pour résoudre cette « crise des valeurs », l’Union devra également se poser sérieusement la question de son modèle de constitutionnalisme, tant « la promotion d’un “idéal froid, rationnel, d’un ordre purement civique, sans mythe et identités ancrés dans l’émotion” » n’est pas parvenue à générer un sentiment d’appartenance européen. En outre, la « promotion de l’État de droit au titre de la conditionnalité préalable à l’adhésion à l’Union a sans doute occulté le problème de l’ancrage démocratique des États concernés, qui, pour la plupart […], ne pouvaient se prévaloir d’un authentique passé démocratique antérieur à la Seconde Guerre mondiale. » 31

Au-delà de ce problème de compétence et de cette remise en cause profonde du modèle de la démocratie libérale, les mécanismes existants de protection de l’État de droit de l’Union présentent eux-mêmes certaines limites.

S’agissant du nouveau cadre de la Commission pour l’État de droit, en dépit du fait qu’il offre à l’Union une capacité de réaction plus importante en cas de menace existant à ce sujet dans un État membre, il est possible de dire qu’il contenait en germe les freins à son efficacité. En premier lieu, les recommandations adoptées dans ce cadre sont des instruments juridiques qui ne lient pas. La base juridique en vertu de laquelle elles ont été adoptées, à savoir l’article 292 TFUE 32, rappelle d’ailleurs l’absence de compétence normative de l’Union dans ce domaine. Il était ainsi prévisible qu’un gouvernement déterminé à avancer ne se sente pas limité par ce type de normes. En deuxième lieu, un autre risque que fait courir ce mécanisme « pré-article 7 » est qu’il retarde le déclenchement de l’article 7, paragraphe 1, TUE, étant donné également que la notion de « menace systémique » ne fait pas l’objet d’un consensus.

Plus généralement, le constat de l’inaction du Conseil, les difficultés politiques des institutions européennes à déclencher l’article 7 TUE et la contrainte de l’unanimité rendant ce mécanisme inemployable, la logique diplomatique plus que « communautaire » régnant au Conseil et au Conseil européen, la nature non contraignante de la plupart des mesures adoptées par les institutions européennes lors de cette crise liée aux réformes judiciaires polonaises n’ont pas pu empêcher les autorités polonaises de faire entrer en vigueur la plupart de leurs réformes judiciaires.

Il serait ainsi loisible d’affirmer que des mécanismes européens de protection/ou de contrôle de l’État de droit existent au sein de l’Union européenne, qu’ils ont même, pour certains, été renforcés. En revanche, leur efficacité reste limitée. De nouveaux outils de protection de l’État de droit ont pu être proposés en doctrine.

 

B- De nouveaux mécanismes de protection de l’État de droit à élaborer

La perspective de renforcer les mécanismes actuels de protection des valeurs de l’Union supposerait de modifier les traités, ce qui semble exclu à moyen terme. La Hongrie et la Pologne s’y opposeraient assurément, probablement soutenus par leurs alliés du groupe de Visegrad.

Parmi les différentes propositions visant à renforcer la protection de l’État de droit dans l’Union, l’une d’entre elles retient en particulier l’attention. Il s’agit de l’idée de J.-W. Müller, qui suggérait l’instauration d’un « gardien » de la démocratie au niveau de l’Union, chargé de déterminer s’il existe une menace à la démocratie et à l’État de droit. Il le nommait « Commission de Copenhague », sur le modèle de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe, mais la voulait dotée de pouvoirs décisionnels. Selon sa proposition, dans l’hypothèse où un État membre ne se conformerait pas aux « recommandations » de ce comité (lequel serait indépendant et composé d’experts, choisis parmi des juges, des universitaires), la Commission serait obligée d’imposer une sanction à cet État, cette sanction prenant la forme d’une réduction des subsides. 33 Étant donné que sa mise en place nécessiterait également une modification des traités, puisque ce comité aurait des pouvoirs contraignants, cette proposition ne semble cependant pas concevable dans un avenir proche.

Une autre proposition visant à renforcer la protection de l’État de droit, certainement plus réalisable et efficace, a été de suggérer la suspension des subsides de l’Union aux États membres ne respectant pas cette valeur. Cette proposition a même connu un développement institutionnel puisqu’elle a fait l’objet d’une proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil, relatif à la protection du budget de l’Union en cas de défaillance généralisée de l’état de droit dans un État membre 34 Une telle réforme signifierait, de fait, la perte de millions voire de plusieurs milliards d’euros pour les États concernés, constituant ainsi un moyen de pression sérieux. Cette réforme du système des fonds structurels a par ailleurs l’avantage de ne pas nécessiter le recours au vote à l’unanimité, se distinguant en cela de l’article 7, § 2, TUE. En effet, la législation concernant les fonds structurels repose sur les articles 177 et 178 TFUE, et ces dispositions prévoient l’adoption de règlements en recourant à la procédure législative ordinaire. Cependant, une telle proposition ferait certainement l’objet de négociations compliquées au Conseil.

En outre, une autre proposition peut également être exposée, qui a consisté à suggérer d’engager un recours en manquement fondé sur l’article 258 TFUE, pour violation de l’article 2 TUE 35. Selon cette proposition, il conviendrait de repenser le mécanisme du recours en manquement afin de permettre à la Commission de le déclencher non pas seulement lorsqu’elle constate qu’un État membre viole une disposition particulière du droit de l’Union, mais également lorsqu’elle identifie le fait qu’un État membre s’engage dans un processus de violation systémique des valeurs de l’Union. L’article 2 TUE ne produirait, de la sorte, plus uniquement ses effets par le biais du mécanisme politique de l’article 7 TUE, mais il pourrait servir de base à un recours juridique. Parmi les objections à cette proposition, certains auteurs ont pu toutefois relever que l’article 2 TUE, en raison de sa formulation en termes généraux, ne pouvait pas se prêter à un recours en manquement. 36 Il semble en effet pour le moins délicat de créer des définitions faciles à employer par le juge de termes aussi généraux que l’État de droit ou la démocratie.

Enfin, parmi les propositions visant à mieux protéger l’État de droit dans l’Union européenne, celle consistant à introduire une clause d’exclusion dans le Traité sur l’Union européenne peut encore être évoquée. Une telle clause permettrait à l’Union de se séparer d’un État membre qui ne respecterait pas ses valeurs, en particulier les principes de l’État de droit 37. En ce sens, le Pacte de la Société des Nations contenait une telle clause, qui n’a cependant jamais été mise en œuvre (en vertu de l’article 16, paragraphe 4 de ce Pacte du 28 juin 1919, « [p]eut être exclu de la Société tout membre qui s’est rendu coupable de la violation d’un des engagements résultant du pacte. L’exclusion est prononcée par le vote de tous les autres membres de la Société représentés au Conseil. »). La Charte des Nations unies prévoit également ce type de clause, à son article 6, qui dispose que « [s]i un Membre de l’Organisation enfreint de manière persistante les principes énoncés dans la présente Charte, il peut être exclu de l’Organisation par l’Assemblée générale sur recommandation du Conseil de sécurité. » Cette disposition avait connu un début de mise en œuvre, à l’encontre de l’Afrique du Sud, lors de l’apartheid, mais cette initiative avait été bloquée par plusieurs vetos. Au niveau européen, le Statut du Conseil de l’Europe contient également une telle clause de retrait. 38 Bien qu’ayant pour mérite d’accorder une force indéniable aux valeurs de l’organisation internationale concernée, une telle clause apparaîtrait néanmoins difficile à introduire dans le TUE, requérant également une révision des traités existants, improbable à moyen terme.

 

Si des mécanismes de protection de l’État de droit existent dans le droit de l’Union, ils apparaissent, pour le moment, malgré le succès auquel le recours en manquement précité a conduit, dotés d’une efficacité limitée. L’Union gagnerait à améliorer ces mécanismes existants, par exemple en envisageant la suspension des subsides aux États récalcitrants. Plus fondamentalement, elle devrait aussi engager une réflexion plus profonde sur son modèle de constitutionnalisme et le modèle démocratique qu’elle entend incarner.

Notes:

  1. L’opinion exprimée dans cet article reflète un avis personnel et ne représente en aucun cas une position institutionnelle
  2. Commission européenne, Président Jean-Claude Juncker, Discours sur l’état de l’Union 2017, Bruxelles, 13 septembre 2017.
  3. Avril Pierre, Gicquel Jean, Lexique de droit constitutionnel, PUF, Paris, 2ème éd., 2009, 127 p., p. 51.
  4.  À ce titre, en mars 2014, la Commission avait adopté « Un nouveau cadre de l’Union européenne pour l’État de droit », dans le but de doter l’Union, en cas de menace pour l’État de droit dans un État membre, d’une capacité d’action plus rapide que celle dont elle dispose en vertu des mécanismes existants (notamment, l’article 7 TUE). Subsidiaire par rapport aux mécanismes nationaux de protection de l’État de droit, il est prévu que ce cadre « doit être activé lorsque les autorités d’un État membre prennent des mesures, ou tolèrent des situations, qui sont susceptibles de porter atteinte de manière systémique à l’intégrité, à la stabilité ou au bon fonctionnement des institutions et aux mécanismes de protection prévus au niveau national pour garantir l’État de droit », Recommandation (UE) 2016/1374 Commission du 27 juillet 2016 concernant l’État de droit en Pologne (JO L 217 du 12.8.2016, p. 53), considérant 6
  5. Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), « Liste des critères de l’État de droit », adoptée par la Commission de Venise à sa 106è session plénière, 11-12 mars 2016, Etude n° 711/2013, 18 mars 2016, CDL-AD(2016)007.
  6. Recommandation (UE) 2016/1374 Commission du 27 juillet 2016 concernant l’État de droit en Pologne, JO L 217 du 12.8.2016, p. 53
  7. En vertu de la loi sur le ministère public, promulguée le 28 janvier 2016 et entrée en vigueur le 4 mars 2016, la fusion du cabinet du procureur général avec celui du ministre de la Justice a été introduite.
  8. Recommandation (UE) 2017/146 Commission du 21 décembre 2016 concernant l’État de droit en Pologne complétant la recommandation (UE) 2016/1374 (JO L 22 du 27.1.2017, p. 65), considérant 10
  9. Recommandation (UE) 2016/1374 précitée, points 66 et 71
  10. La loi sur la Cour Suprême (entrée en vigueur le 2 avril 2018) instaure une réforme structurelle de cette juridiction, prévoyant notamment la création de deux chambres supérieures aux autres hiérarchiquement, l’une étant chargée des procédures disciplinaires contre les juges de la Cour Suprême et l’autre des recours extraordinaires contre les arrêts de la Cour Suprême. Il est également prévu que les membres non professionnels de ces deux chambres seront élus par le Sénat (pour le GRECO, cela introduit une nouvelle dimension politique dans la procédure disciplinaire applicable aux juges, avec un impact négatif sur l’indépendance du système judiciaire). La durée du mandat des juges à la Cour Suprême est modifiée puisqu’un nouvel âge de départ à la retraite est introduit (passant de 70 à 65 ans), ce nouvel âge s’appliquant aussi aux juges en exercice. Cependant, en vertu de l’article 108 de la Loi sur la Cour Suprême, le Président de la République peut prolonger la durée du mandat de chaque juge à la Cour Suprême au-delà de l’âge de départ à la retraite, ce qui touche directement leur indépendance. En outre, la nomination du premier président et des présidents des cinq chambres de la Cour Suprême sont dorénavant marquées par une influence accrue du gouvernement. V. GRECO (Groupe d’États contre la corruption), Conseil de l’Europe, Rapport sur la Pologne (article 34), Strasbourg, 19-23 mars 2018, Greco-AdHocRep(2018)1, 16 p.
  11. Communication de la Commission, « Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit », 11 mars 2014, COM/2014/0158 final
  12. La première recommandation concernant l’État de droit en Pologne date donc du 27 juillet 2016 (recommandation 2016/1374), suivie d’une recommandation complémentaire du 21 décembre 2016 (recommandation 2016/1374). Une troisième recommandation a été adoptée le 26 juillet 2017 (recommandation 2017/1520), qui a confirmé les inquiétudes de la Commission s’agissant de la réforme du système judiciaire polonais, dans laquelle l’institution demandait notamment aux autorités polonaises de ne pas mettre à la retraite un tiers des juges de la Cour suprême, menaçant de recourir à l’article 7 TUE. Le 20 décembre 2017, la Commission devait adopter une quatrième recommandation (2018/103), constatant en outre l’existence d’un risque clair de violation grave de l’État de droit en Pologne, et déclenchant pour la première fois l’article 7 TUE
  13. En vertu du TUE, pour mémoire, l’article 7 comporte deux étapes successives. Des mesures préventives précèdent un mécanisme de sanctions. L’article 7, paragraphe 1, TUE, déjà enclenché à l’encontre de la Pologne puis de la Hongrie, correspond donc au mécanisme préventif. Avant de constater un tel risque de violation grave des valeurs fondatrices de l’Union par un État membre, « le Conseil entend l’État membre en question et peut lui adresser des recommandations ». Et s’il établit ce constat, il doit surveiller la situation du pays (art.7, § 1, al. 2) et établir un dialogue avec lui. En cas d’absence d’évolution de la situation, en vertu de l’article 7, paragraphe 2, TUE, le Conseil européen, statuant à l’unanimité (à l’exclusion de l’État membre concerné, en vertu de l’art. 354 TFUE) sur proposition d’un tiers des États membres ou de la Commission européenne et après approbation du Parlement européen, peut constater l’existence d’une violation grave et persistante par cet État membre des valeurs visées à l’article 2 TUE. C’est alors la phase de sanction qui est activée. En vertu du paragraphe 3 de cette disposition, à la suite de cette constatation, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider de suspendre certains des droits découlant de l’appartenance de l’État membre en question à l’Union, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil. Le Conseil est le seul habilité à décider de lever ou modifier lesdites sanctions, s’il constate « des changements de la situation qui l’a conduit à imposer ces mesures » (art. 7, § 4, TUE).
  14. Proposition de décision du Conseil relative à la constatation d’un risque clair de violation grave, par la République de Pologne, de l’état de droit, 20.12.2017, COM/2017/0835 final – 2017/0360 (NLE). La Commission y indique que ses craintes portent sur les questions suivantes : « (1) l’absence de contrôle constitutionnel indépendant et légitime ; (2) l’adoption, par le Parlement polonais, de nouveaux actes législatifs relatifs au système judiciaire qui suscitent de vives préoccupations en ce qui concerne l’indépendance de la justice et accentuent sensiblement la menace systémique pour l’état de droit en Pologne, à savoir : (a) la loi sur la Cour suprême […]; (b) la loi portant modification de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun […] ; (c) la loi portant modification de la loi relative au Conseil national de la magistrature et de certaines autres lois […] ; (d) la loi portant modification de la loi relative à l’École nationale de la magistrature et du parquet, de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun, ainsi que de certaines autres lois […] ».
  15. Lors de l’« audition concernant l’état de droit en Pologne tenue durant le Conseil des affaires générales du 26 juin 2018 dans le cadre de la procédure prévue à l’article 7, paragraphe 1, les autorités polonaises n’ont fourni aucune indication quant aux futures mesures permettant de lever les craintes persistantes de la Commission ». En outre, le « 18 septembre 2018, une deuxième audition concernant l’état de droit en Pologne a été organisée durant le Conseil des affaires générales, dans le cadre de la procédure prévue à l’article 7, paragraphe 1. Les autorités polonaises ont une nouvelle fois maintenu leur position et refusé de proposer des mesures visant à répondre aux préoccupations soulevées par la Commission et d’autres États membres. », Commission européenne – Communiqué de presse, « État de droit : la Commission européenne saisit la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours contre la Pologne afin de protéger l’indépendance de la Cour suprême polonaise », Bruxelles, le 24 septembre 2018, disponible en ligne.
  16. Par ce premier recours en constatation de manquement, la Commission reproche à la Pologne d’avoir, par sa loi portant modification de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun, introduit des dispositions prévoyant un âge de retraite différent pour les femmes et les hommes occupant des fonctions de juges et d’avoir abaissé l’âge de départ à la retraite des juges des juridictions ordinaires, tout en conférant au ministre de la Justice la faculté de prolonger la durée du mandat des juges, enfreignant ainsi l’article 157 du TFUE, l’article 5, sous a), et l’article 9, § 1, sous f), de la directive 2006/54/CE (relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail), et les dispositions combinées de l’article 19, § 1, deuxième alinéa, du TFUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
  17. voir notamment Jacqué Jean-Paul, « La saga de l’indépendance judiciaire en Pologne »; Bault Olivier, « Des juges polonais appellent la Cour de Justice de l’UE à la rescousse contre la démocratie parlementaire », 25/09/2018
  18. Cette disposition énonce que la « Cour de justice de l’Union européenne comprend la Cour de justice, le Tribunal et des tribunaux spécialisés. Elle assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités. Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. »
  19. CJUE, Ordonnance de la vice-présidente de la Cour dans l’affaire C-619/18 R, Commission/Pologne, 19 octobre 2018 ; CJUE (grande chambre), Ordonnance du 17 décembre 2018, C-619/18 R, Commission/Pologne
  20. Zagorski Wojciech, « Commission/Pologne : la Cour de Luxembourg vient au secours des juges polonais », 16 janvier 2019, Jus Politicum, <http://blog.juspoliticum.com/2019/01/16/commission-pologne-la-cour-de-luxembourg-vient-au-secours-des-juges-polonais-par-wojciech-zagorski/#_ftn5>
  21. Conseil de l’Union européenne, Note « Garantir le respect de l’État de droit dans l’Union européenne », 14/11/2014, 15206/14, disponible sous le lien suivant : <http://register.consilium.europa.eu/doc/srv?l=FR&f=ST%2015206%202014%20INIT>
  22. Waelbroeck Michel, Oliver Peter, « La crise de l’État de droit dans l’Union européenne : que faire ? », Cahiers de droit européen, 01.04.2017, n° 2, p. 299-342, p. 322
  23. Ibid., citant le document 9299/17 du Conseil
  24. Parlement européen, Résolution du 25 octobre 2016 contenant des recommandations à la Commission sur la création d’un mécanisme de l’Union pour la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux (2015/2254(INL), P8_TA(2016)0409
  25. Voir notamment la Résolution du 13 avril 2016 sur la situation en Pologne (2015/3031(RSP)), P8_TA(2016)0123 ; la Résolution du 14 septembre 2016 sur les récentes évolutions en Pologne et leurs conséquences sur les droits fondamentaux inscrits dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2016/2774(RSP)), P8_TA(2016)0344 ; la Résolution du 15 novembre 2017 sur la situation de l’état de droit et de la démocratie en Pologne (2017/2931(RSP)), P8_TA(2017)0442 ; la Résolution du 1er mars 2018 sur la décision de la Commission de déclencher l’article 7, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne en ce qui concerne la situation en Pologne (2018/2541(RSP)), P8_TA(2018)0055 ; la Résolution du 12 septembre 2018 relatif à une proposition invitant le Conseil à constater, conformément à l’article 7, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne, l’existence d’un risque clair de violation grave par la Hongrie des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée (2017/2131(INL)), P8_TA-PROV(2018)0340.
  26. Ils ont en particulier procédé à une évaluation de la situation en termes d’État de droit et de respect des valeurs fondamentales en se rendant en Pologne, voir le Communiqué de presse du 19/09/2018, « État de droit en Pologne : les députés évalueront la situation sur le terrain », disponible sous le lien suivant : <http://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20180917IPR13653/etat-de-droit-en-pologne-les-deputes-evalueront-la-situation-sur-le-terrain>.
  27. Blanquet Marc, « L’Union européenne est-elle une Communauté ? Est-elle une communauté ? », RUE 2018, p. 507 et s.
  28. Pech Laurent, Platon Sébastien, « Menace systémique envers l’État de droit en Pologne : entre action et procrastination », 13/11/2017, Fondation Robert Schuman, Question d’Europe n° 451, 11 p., point 4.2.
  29. Pierré-Caps Stéphane, « Crise des valeurs de l’Union européenne ou crise des valeurs nationales ? Les valeurs de l’Union européenne et la question du démos », RUE 2017, p. 402 et s.
  30. En ce sens, voir Kauffmann Sylvie, « Après le rideau de fer, la fracture démocratique », Le Monde, 26 juin 2018, p. 18-19, p. 19.
  31. Pierré-Caps Stéphane, « Crise des valeurs de l’Union européenne […] », op. cit.
  32. En vertu de cette disposition, « [l]e Conseil adopte des recommandations. Il statue sur proposition de la Commission dans tous les cas où les traités prévoient qu’il adopte des actes sur proposition de la Commission. Il statue à l’unanimité dans les domaines pour lesquels l’unanimité est requise pour l’adoption d’un acte de l’Union. La Commission, ainsi que la Banque centrale européenne dans les cas spécifiques prévus par les traités, adoptent des recommandations. »
  33. Müller Jan-Werner, « Protecting the Rule of Law (and democracy!) in the EU: the Idea of a Copenhagen Committee », in Closa Carlos et Kochenov Dimitry (eds.), Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union, Cambridge University Press, Cambridge, 2016, p. 206-224. Du même auteur, voir également « A Democracy Commission of One’s Own, or What it would take fir the EU to safeguard Liberal Democracy in its Member States », in Jakab Andras, Kochenov Dimitry (eds.), The Enforcement of EU Law and Values – Ensuring Member States’s Compliance, Oxford University Press, Oxford, 540 p., p. 234-251.
  34. Proposition du 02/05/2018, COM/2018/324 final – 2018/0136 (COD).
  35. Voir notamment Scheppele Kim Lane, « Enforcing the Basic Principles of EU Law through Systemic Infringement Actions », in Closa Carlos et Kochenov Dimitry (eds.), Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union, op. cit., p. 105-132)
  36. Kochenov Dimitry, Pech Laurent et Platon Sébastien, « Ni panacée ni gadget : le “nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit” », RTDE, 2015, p. 689 et s., p. 699.
  37. voir notamment Rodrigues Stéphane, « Une procédure de retrait forcé à l’encontre des États violant les valeurs communes de l’Union européenne », 19 mars 2017
  38. Voir son article 6, en vertu duquel « [t]out Membre du Conseil de l’Europe qui enfreint gravement les dispositions de l’article 3 peut être suspendu de son droit de représentation et invité par le Comité des Ministres à se retirer dans les conditions prévues à l’article 7. S’il n’est pas tenu compte de cette invitation, le Comité peut décider que le Membre dont il s’agit a cessé d’appartenir au Conseil à compter d’une date que le Comité fixe lui-même. »

Une hiérarchie entre droits fondamentaux ? Le point de vue du droit européen

$
0
0

 

Par Mustapha Afroukh, Maître de conférences à l’Université Montpellier I (Idedh – EA 3976)

 

L’existence d’une hiérarchie des droits n’est pas une question inédite 1, surtout lorsqu’elle se pose en droit international des droits de l’homme. A la question de savoir si la hiérarchie des droits est présente dans l’univers conventionnel européen, la réponse paraît, de prime abord, devoir être négative, car comme traité international de protection des droits de l’homme opérant dans l’univers du droit international des droits de l’homme, la Convention européenne entend marquer son attachement « aux principes de cohérence : universalité, interdépendance, indivisibilité » 2. D’ailleurs, son intitulé exact, Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, est sans ambiguïtés : le label de fondamentalité, souvent mobilisé dans le discours doctrinal français pour suggérer une hiérarchie entre droits 3, est accordé à tous les droits sans exception. Il existerait alors une profonde unité entre les droits proclamés par le texte européen et ses protocoles additionnels. Les droits découlent de la même source et ont une même validité formelle, de sorte que la quête d’une hiérarchie semble condamnée à rester vaine…

Pourtant, alors même que l’idée d’une hiérarchie entre droits consacrés par un même instrument conventionnel, en l’occurrence la Convention européenne des droits de l’homme, suscite toujours de nombreuses réserves et controverses, elle est particulièrement affirmée et connaît même à l’heure actuelle un succès grandissant. Ceci peut être illustré par trois exemples qui révèlent, dans chaque cas, une volonté de mettre en évidence un « noyau dur » des droits. Primo, l’activation par certains Etats parties à la Convention de la clause de dérogation de l’article 15 a permis de souligner l’intérêt de la césure entre droits susceptibles, ou non, de dérogation, même si l’on regrettera ici une confusion regrettable entre hiérarchie et différenciation du régime juridique des droits 4. Secundo, on constate que les discours critiques à l’égard de la Cour mettent souvent l’accent sur le fait que son interprétation extensive du texte conventionnel aurait dénaturé la volonté des auteurs de la Convention et donc sa vocation 5. Pour mettre fin à cette hypertrophie des droits subjectifs dont certains n’auraient pas vocation à l’universel, l’idée serait de revenir au rôle initial de la Cour de ne sanctionner que des violations graves des droits de l’homme. Ce qui revient de facto à hiérarchiser les droits. Tertio, dans le cadre du droit de l’Union européenne avec lequel la Convention entretient des liens étroits, une série d’ordonnances et de décisions rendue par la Cour de justice de l’Union européenne sur l’indépendance de la magistrature 6, semble suggérer « une filiation [du raisonnement suivi] avec des idées, nobles au demeurant, de prééminence du Droit ou de hiérarchisation des droits fondamentaux » 7. La Cour y affirme notamment, en termes très clairs, que « l’exigence d’indépendance des juges relève du contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux Etats membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment, de la valeur de l’Etat de droit ». Ne serait-on pas ici en présence d’un nouveau principe matriciel ? Bref, autant d’exemples qui montrent que l’idée de hiérarchie des droits a le vent en poupe, mais dans une visée qui peut paraître parfois régressive. Les deux premières illustrations révèlent en effet le danger qu’il y a à mettre l’accent sur une catégorie de droits, à savoir la marginalisation de droits considérés comme moins importants car susceptibles de dérogation ou parce qu’ils découlent exclusivement de l’activisme judiciaire de l’organe de contrôle. C’est finalement une attitude comparable qui était retenue pour marginaliser les droits économiques et sociaux, ou du moins pour leur dénier une justiciabilité « au sens traditionnel du terme » 8.

Idée dans l’air du temps, la hiérarchie des droits n’en demeure pas moins discutée dans son principe même. Comme l’a rappelé le juge Ergül dans son opinion dissidente sous l’arrêt de Grande chambre Şahin Alpay c. Turquie du 20 mars 2018, elle heurte les principes d’indivisibilité et d’égalité des droits, énoncés au plan international : « l’appréciation de la Cour ne doit pas donner lieu à une hiérarchisation juridique entre les droits susceptibles de dérogation. Comme l’ont souligné la Déclaration et le Programme d’action de Vienne, adoptés par consensus lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme, le 25 juin 1993, par les représentants de 171 États, en principe on ne doit pas accepter de hiérarchisation juridique entre les droits de l’homme : “tous les droits de l’homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance“ ».

En ce qui a trait plus précisément à la Convention européenne, force est d’admettre que la distinction posée à l’article 15 § 2 n’induit pas une véritable hiérarchie des droits au sens où les droits indérogeables l’emporteraient systématiquement sur les autres droits en cas de conflit de droits. Il s’agit seulement de placer certains droits « hors d’atteintes des autorités » 9 en période de circonstances exceptionnelles. Du reste, une hiérarchie fondée sur l’objet des droits n’est pas envisageable ici dans la mesure où la Convention « vise essentiellement à protéger des droits civils et politiques » 10. Qui plus est, le juge européen a souligné qu’il « n’existe aucune cloison étanche » entre les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux, la théorie des obligations positives étant l’illustration la plus emblématique de cette frontière insaisissable. Il faut en convenir, les droits garantis par la Convention forment un tout. De fait, la juridiction européenne des droits de l’homme ne s’est pas faute de rappeler explicitement que « les droits de l’homme constituent un système intégré visant à protéger la dignité de l’être humain » 11.

Nulle hiérarchie donc entre les droits qu’elle protège, du moins si l’on considère que celle-ci implique la prévalence systématique des droits considérés comme hiérarchiquement supérieurs sur les autres. Est-ce à dire pour autant que les idées de prévalence, priorité sont totalement absentes de l’univers conventionnel européen ? À l’évidence, la réponse est négative. « Dès lors que l’on passe du plan des principes et des normes (…) au niveau de l’application concrète des droits de l’homme, on est nécessairement confronté à la question des priorités » 12. Ou, pour dire les choses autrement, l’absence de la hiérarchie du corpus textuel et prétorien (I) ne signifie pas que la Cour écarte tout raisonnement fondé sur l’idée de priorité (II).

 

I – Une hiérarchie absente du corpus textuel et prétorien

 

Un certain nombre d’auteurs ont avancé des critères pour souligner l’existence d’une hiérarchie des droits au sein de la Convention : en particulier celui de l’indérogeabilité du droit ainsi que l’importance du droit dans le standard de société démocratique (A). Pourtant, si l’on entend l’idée de hiérarchie comme impliquant « une échelle de valeurs antérieurement fixée et communément admise » 13 que le juge appliquerait mécaniquement, celle-ci n’existe pas (B). La hiérarchie comme méthode de résolution des conflits de droits n’est pas mobilisée par la Cour européenne.

 

A)  Des critères d’établissement d’une hiérarchie séduisants en apparence

 

1. Le critère de l’indérogeabilité

Pour beaucoup d’auteurs, l’indérogeabilité constitue un critère de hiérarchie entre droits garantis par la Convention 14. À l’instar des autres instruments internationaux de protection des droits de l’homme, la Convention européenne des droits de l’homme comporte une clause de dérogation qui énonce une liste de droits non susceptibles de dérogation lors de situations exceptionnelles. On oppose généralement ces droits dits intangibles aux droits conditionnels qui peuvent faire l’objet de dérogations et, pour certains d’entre eux, de restrictions. L’article 15 § 2 n’autorise aucune dérogation au droit à la vie (art. 2) 15, au droit de ne pas subir la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (art. 3), au droit de ne pas être réduit en état d’esclavage ou de servitude (art. 4 § 1), au droit à la non-rétroactivité de la loi pénale (art. 7) ; ce à quoi il faut ajouter la règle non bis in idem (art. 4 du Protocole n° 7), l’interdiction de la peine de mort en temps de paix et l’interdiction de la peine de mort en toutes circonstances. L’article 4 § 2 du Pacte international sur les droits civils et politiques est plus prolixe, les droits indérogeables y sont au nombre de huit. Les quatre droits consacrés dans la Convention européenne en 1950 (art. 6, 7, 8 et 15), l’interdiction de la peine de mort en temps de paix, l’interdiction d’emprisonner une personne incapable d’exécuter une obligation contractuelle (art. 11 du Pacte), la reconnaissance de la personnalité juridique de chacun (art. 16) et la liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 18). À l’occasion de son observation générale n° 29, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a considérablement étendu la liste des droits intangibles énoncée par le Pacte en s’appuyant notamment sur les normes de jus cogens 16. La Convention américaine des droits de l’homme (art. 27 § 2) comprend, pour sa part, l’inventaire le plus complet avec onze droits indérogeables : outre les quatre droits faisant partie du « noyau dur » des droits intangibles (art. 4, 5, 6 et 9), elle protège le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique (art. 3), la liberté de conscience et de religion (art. 12), la protection de la famille (art. 17), le droit à un nom (art. 18), le droit à une protection spéciale de l’enfant (art. 19), le droit à une nationalité (art. 20) et les droits politiques (art. 23). De plus, l’article 27 § 2 « n’autorise pas (…) la suspension des garanties indispensables à la protection des droits susvisés ». La Cour interaméricaine a d’ailleurs souligné le caractère indispensable des garanties judiciaires, plus particulièrement du droit d’habeas corpus (art. 7 § 6) et du droit d’amparo (art. 25 § 1), à la protection des droits intangibles, en mettant en lumière leur indissociabilité 17. À partir de ces différentes listes de droits intangibles, il est possible d’identifier un « noyau dur » constitué de quatre droits : le droit à la vie, l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, l’interdiction de l’esclavage et de la servitude, le droit à la non-rétroactivité de la loi pénale. « Il s’agit là des normes fondamentales bénéficiant à tous et partout, en toutes circonstances » 18. Le droit international humanitaire conforte cette idée d’un standard minimum bénéficiant de façon absolue à tout individu (art. 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949).

L’accent a été mis sur le statut particulier de ces droits, « seuls susceptibles (…) de se voir appliquer le qualificatif ‘fondamentaux’ » 19. Le Professeur Hennebel évoque, à juste titre, une hiérarchie « des régimes juridiques » (préc.) utile au travail de catégorisation des droits. C’est ainsi que plusieurs catégories de droits peuvent être identifiées au sein de l’ordre conventionnel : les droits intangibles, les droits susceptibles de dérogations mais non de restrictions en période ordinaire – droit à un procès équitable (art. 6, à l’exception du droit à la publicité des débats), droit au mariage (art. 12), droit à l’instruction (art. 2 du 1er protocole additionnel), le droit à des élections libres (art. 3 du 1er protocole additionnel,… – et les droits susceptibles de dérogations et de restrictions. Cette dernière catégorie renvoie notamment, mais pas exclusivement, aux droits conditionnels classiques qui comportent une clause générale d’ordre public (cf. articles 8 à 11 de la Convention). L’article 5 de la Convention prévoit, pour sa part, des hypothèses spécifiques dans lesquelles les autorités peuvent priver une personne de sa liberté.

 

1. La fondamentalité des droits dans le standard de la société démocratique

L’on doit au Professeur Sudre d’avoir été l’un des premiers auteurs à souligner l’existence d’une hiérarchie matérielle des droits dans la jurisprudence de la Cour européenne en raison de leur importance pour la société démocratique 20. Le raisonnement est désormais bien connu : s’appuyant sur le préambule et la jurisprudence de la Cour, l’auteur relève que la notion de société démocratique est « l’épicentre » de l’ordre public européen et le cœur des valeurs communes. À maintes reprises, la Cour européenne, s’appuyant sur le préambule, a souligné que « l’esprit général de la Convention» vise « à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique » 21. Autant dire que le régime de protection des droits importe peu ici, le critère de la fondamentalité ne recoupant pas nécessairement celui de l’indérogeabilité. Somme toute, « la Cour [substitue] au critère formel de la non-dérogeabilité un critère idéologique – la société démocratique – qui l’autorise à se démarquer de la hiérarchie des “constituants” pour mettre en place sa propre échelle des valeurs, dans le cadre d’une lecture vivante de la Convention européenne » 22. À la rigidité de la hiérarchie formelle, est ainsi opposé le caractère évolutif de la hiérarchie prétorienne. Par la suite, a été soulignée à partir des qualificatifs employés par la Cour la fondamentalité des droits intangibles qualifiés de « valeurs fondamentales des sociétés démocratiques » 23 ; des droits procéduraux garantis aux articles 5 et 6 qui relèvent de « l’ordre public au sein du Conseil de l’Europe » 24 ; de la liberté d’expression considérée comme « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique » 25 ; de la liberté de pensée, de conscience et de religion érigée en « assise d’une “société démocratique”au sens de la Convention » 26 ;  du droit à des élections libres en tant que « principe caractéristique d’un régime politique véritablement démocratique » 27 ; du droit à l’instruction jugé « indispensable à la réalisation des droits de l’homme » 28 et de la liberté d’association des partis politiques « eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie » 29.. Les exemples pourraient être multipliés tant ce label a été mobilisé par le juge européen. En creux, se profile la transversalité et le caractère matriciel de certains principes représentatifs de la société démocratique à l’aune desquels le juge européen envisage le critère de la fondamentalité : le principe de respect de la dignité humaine, le principe de la prééminence du droit, le principe du pluralisme et le principe de non-discrimination. Loin d’être isolée, cette approche est partagée par de nombreux auteurs. Ainsi, le juge Pettiti affirmait en 1999 que « ce n’est pas que la Cour ajoute à la Convention une hiérarchie des droits et des articles ou qu’elle établit une hiérarchie des normes, mais elle souligne leur diversité et leur graduation dans les sociétés démocratiques, tout en tenant compte de l’évolution des mœurs » 30. Toutefois, à la question de savoir si ces deux critères impliquent une véritable hiérarchie des droits, la réponse est négative.

 

B) Des critères inopérants en pratique

 

L’étude de la portée du critère de l’indérogeabilité ne permet pas de tirer de conclusions univoques quant à ses implications sur le terrain de la hiérarchie des droits. Il nous semble en effet que la portée de ce critère est souvent exagérée. L’interdiction faite aux États de déroger aux droits intangibles en période de crise constitue seulement une limite à l’objet même de la dérogation, à savoir « la substitution d’un régime normatif à un autre » 31.  Elle n’a pas d’implications sur le régime juridique propre aux droits qualifiés d’indérogeables, de sorte qu’un droit insusceptible de dérogation peut très bien faire l’objet de limitations en temps ordinaire. Ainsi, le droit à la vie est bien un droit indérogeable au sens de l’article 15 § 2, mais non absolu si l’on se réfère à la rédaction de l’article 2 qui exclut de son champ d’application des cas dans lesquels la mort résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire 32. En qualifiant le droit à la vie de droit absolu 33, la Cour entretient d’ailleurs cette confusion. Par ailleurs, l’indérogeabilité ne dit rien de l’importance d’un droit. Le fait de considérer un droit comme intouchable en période d’exception est parfois dicté par d’autres considérations que son importance. Ainsi que l’observe le Comité des droits de l’homme des nations unies, « ce ne sont pas tous les droits d’une importance capitale, tels que ceux énoncés aux articles 9 et 27 du Pacte, auxquels il est interdit de déroger. L’une des raisons pour lesquelles certains droits ne sont pas susceptibles de dérogation est que leur suspension est sans rapport avec le contrôle légitime de l’état d’urgence national (par exemple, l’interdiction de l’emprisonnement pour dettes faite à l’article 11)» 34. En ce sens, notons que les réserves aux droits indérogeables ne sont pas interdites. Enfin, l’examen des différentes listes de droits indérogeables montre que la catégorie est loin d’être homogène.

Pour ce qui concerne les droits fondamentaux dans une société démocratique, deux éléments mettent en cause le caractère opérant de ce critère. En premier lieu, sa pertinence serait admise si la jurisprudence européenne n’avait pas conduit à une banalisation du label de fondamentalité. Or, la plupart des droits garantis par la Convention ont fait l’objet d’une valorisation eu égard à leur importance dans une société démocratique. En second lieu, la sémantique du juge européen traduit une hiérarchisation des droits et libertés qui dépasse la seule fondamentalité dans une société démocratique et qui se situe sur un plan universel. Par exemple, dans le cadre de l’affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne, la Cour a ainsi jugé que « le droit à la vie constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et qu’il forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme » « sur le plan international » 35, formule récemment reprise par la Cour d’appel de Paris pour justifier l’application de la théorie de la voie de fait dans l’affaire Lambert 36. De la même façon, cette tendance est visible lorsque la Cour, non contente d’avoir souligné l’importance de l’article 3 dans « la société démocratique européenne », estime à l’occasion de l’arrêt Al Adsani c. Royaume-Uni que l’interdiction de la torture constitue une règle jus cogens 37. Le recours aux normes jus cogens reste cependant ici exceptionnel, contrairement à d’autres organes de contrôle qui se sont montrés plus volontaristes, en particulier la Cour de San José 38.

Surtout, pour dégager un concept un tant soit peu opérant de la hiérarchie, il faudrait pouvoir en vérifier les effets dans la résolution des conflits de droits. S’agissant de la Convention européenne, les droits intangibles devraient par exemple l’emporter sur les droits conditionnels. Il appert du corpus jurisprudentiel que la Cour n’a jamais repris le critère de l’indérogeabilité pour résoudre un tel conflit. Le fameux dictum de l’arrêt Chassagnou, par lequel le juge européen se rallie explicitement à la méthode de la mise en balance pour résoudre les conflits de droits 39, ne dit mot de ce critère. Au contraire, dans ce domaine si particulier des conflits de droits, le juge ne cesse de marteler qu’il est confronté à « droits et libertés (…) [méritant] a priori un égal respect » 40. L’établissement d’un juste équilibre suppose le rejet de tout raisonnement fondé sur une hiérarchie a priori des droits en conflit. Sans ignorer la force rhétorique de la hiérarchie, on ne peut qu’être frappé par le fait que celle-ci emporte peu de conséquences quant à la résolution des conflits de droits. Le label de fondamentalité ne produit pas les effets escomptés c’est-à-dire une certaine prépondérance des droits qui en bénéficient. Tout au plus, peut-on déceler a posteriori des intérêts plus ou moins prioritaires. Pour le dire à la manière du Professeur Picard, « sur le plan de la logique juridictionnelle concrète (…) il va falloir (…) donner pratiquement une solution [au conflit de droits], en préférant en définitive l’un ou l’autre après avoir considéré l’ensemble des éléments constituant la situation particulière à trancher » 41. Il est donc moins question d’une hiérarchie posée une fois pour toute que d’une pesée concrète des intérêts. On pourrait d’ailleurs se demander si la hiérarchie des droits n’a pas laissé place à une hiérarchie des critères de résolution, le juge européen ayant énoncé des modes d’emploi de résolution des conflits articulé autour de plusieurs critères 42. A titre d’exemple, concernant les conflits entre les droits à la liberté d’expression et au respect de la vie privée, la tendance du juge est de privilégier le critère relatif à l’existence d’un débat d’intérêt général (et donc indirectement la fonction sociale de la liberté d’expression).

Cependant, sans reconnaitre une hiérarchie stricto sensu, le juge peut mettre en exergue la prééminence de certains droits.

 

II – La reconnaissance du caractère prééminent de certains droits

 

L’absence de hiérarchie stricto sensu n’empêche pas la Cour de renforcer la protection de certains droits, qu’elle considère comme plus importants. Selon l’ancien Président Costa, cela se traduit par une modulation du contrôle, des méthodes d’interprétation selon la gravité des droits de l’homme invoqués 43. Une telle posture est surtout perceptible dans le cadre des « core rigthts » (A). La question qui se pose dès lors est de savoir si cette modulation du contrôle n’aboutit pas à une forme de hiérarchisation ? L’idée de hiérarchie ne se manifeste-t-elle lorsque le droit valorise un droit par opposition à un autre qui n’a pas cette valeur ? Il convient de repenser l’idée de hiérarchie pour rendre compte de cette valorisation propre à certains droits (B).

 

A) De la spécificité des « core rights»

 

C’est dans le cadre de sa politique de prioritisation des requêtes et que le juge européen a mis au jour cette catégorie de « core rights ». Depuis 2010 en effet, la Cour prête une attention particulière aux affaires comportant des « griefs principaux portant sur les articles 2, 3, 4 ou 5 § 1 de la Convention, indépendamment de leur caractère répétitif ou non, et qui ont donné lieu à des menaces directes pour l’intégrité physique et la dignité de la personne humaine » 44.

Cette idée de priorité se retrouve dans la tendance qu’a le juge européen à réserver, dans le cadre de son contrôle, un sort particulier à certains droits. On en donnera trois illustrations.

Ce phénomène se rencontre, tout d’abord, lorsque les violations des droits et libertés conventionnels n’ont pas directement été commises par un Etat contractant mais par un Etat tiers à la Convention. Ce cas se produit classiquement dès lors que l’Etat partie à la Convention prend une mesure d’éloignement d’un étranger exposant celui-ci à des risques de violations de ses droits sur le territoire d’un Etat tiers. Alors que le droit à ne pas être expulsé ou extradé ne figure pas comme tel au nombre des droits et libertés garantis par la Convention la Cour estime dans le désormais célèbre arrêt Soering (préc.) que des risques réels de traitements contraires à l’article 3 dans l’État de destination rendent l’exécution de la mesure d’éloignement constitutive d’une violation de la Convention. Pour justifier une telle extension de la protection conventionnelle, l’arrêt Soering s’appuie fortement sur la singularité de l’article 3 dans le corpus européen des droits de l’Homme : « [cette disposition] ne ménage aucune exception et l’article 15 ne permet pas d’y déroger en temps de guerre ou autre danger national. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe ». Par cette formule, la Cour laisse entendre que cette jurisprudence n’a pas vocation à être étendue à tous les droits garantis par la Convention. Cette idée d’un « noyau dur » de droits est reprise par Maurice Kamto dans son cinquième rapport sur l’expulsion des étrangers : « Selon le Rapporteur spécial, il paraît irréaliste de prescrire qu’une personne en cours d’expulsion peut bénéficier de l’ensemble des droits de l’homme garantis par les instruments internationaux et par la législation nationale de l’État expulsant. […] Il semble plus en résonance avec la réalité et la pratique des États de circonscrire les droits garantis durant l’expulsion aux droits fondamentaux de la personne humaine » 45. Le juge européen ne dit pas autre chose. A titre illustratif, s’il considère qu’une décision d’extradition peut exceptionnellement soulever un problème au cas où l’individu risquerait de subir un déni de justice flagrant dans un État tiers, les droits garantis aux articles 8 et 9 ne bénéficient pas per se de cet effet extraterritorial 46. De cette approche sélective 47, l’arrêt de Grande Chambre F.G. c. Suède (préc.), dans lequel était en cause le refus d’accorder l’asile à un ressortissant iranien converti au luthérianisme après sa fuite en Suède converti au christianisme en Suède et son expulsion vers l’Iran, en constitue un témoignage supplémentaire, puisque la Cour ne se prononce pas sur la violation autonome de l’article 9.

Dans le sillage de cette jurisprudence, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que toute atteinte à la liberté de religion qui viole l’article 10§1 de la Charte des droits fondamentaux ne constitue pas un acte de persécution au sens de l’article 9§1 de la directive 2004/83 du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts 48. Cette dernière disposition précise en effet que les actes considérés comme une persécution doivent être « suffisamment graves » en raison de leur nature ou de leur répétition pour constituer une « violation grave des droits fondamentaux de l’homme », en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la Convention européenne. De la même façon, il a été jugé que les risques de persécution liés à une violation des droits en raison de l’orientation sexuelle ne sont pris en compte que s’ils exposent la personne à une atteinte grave à son intégrité physique 49. C’est dire que la nature du droit en jeu est ici une donnée essentielle. Il ne s’agit pas d’exporter l’ensemble des droits garantis. Comme l’affirme la Cour européenne, « d’un point de vue purement pratique, on ne peut exiger qu’un État contractant qui procède à une expulsion ne renvoie un étranger que vers un pays qui respecte pleinement et effectivement l’ensemble des droits et libertés énoncés dans la Convention » 50.  On ne peut alors se défendre du sentiment que la Cour souhaite se prémunir contre les dangers d’un impérialisme des droits fondamentaux consistant à exporter sa propre conception des droits fondamentaux. L’hypothèse est que la mise en jeu de la Convention pour des faits survenus en dehors du territoire des États parties ne peut concerner que des droits dont le caractère universel ne souffre aucune contestation. En ce sens, la jurisprudence Soering serait révélatrice d’un lien entre l’universalité des droits et l’identification d’un « noyau dur » des droits de l’homme. La Cour le reconnaît d’ailleurs dans la décision Z. et T. c. Royaume-Uni (préc.), en jugeant, à propos de l’article 9 qu’il « s’agit là avant tout de la norme appliquée au sein des États contractants à la Convention, lesquels sont attachés aux idéaux démocratiques, à la prééminence du droit et des droits de l’homme ». Le jeu de l’exception d’ordre public international en droit international privé ne repose-t-il pas d’ailleurs sur la même logique ? 51.

Une autre illustration de cette vocation prioritaire de certains droits peut être trouvée, nous semble-t-il, dans le raisonnement suivi par la Cour sur la question de l’admissibilité dans un procès pénal de preuves obtenues en violation d’un droit garanti par la Convention. En admettant, dans certaines hypothèses, qu’une violation de l’article 8 ne rend pas automatiquement un procès inéquitable, la Cour a semble-t-il inauguré une approche faisant la part belle à l’idée de hiérarchie des droits 52. Ce qui est interdit sous l’angle de l’article 8 peut donc être admis sur le terrain de l’article 6. Dans l’affaire Bykov c. Russie, alors même que la Cour a reconnu au préalable une violation de l’article 8 du fait de mesures d’interception de communications dépourvues de base légale, elle n’en tire pas les conséquences sous l’angle de l’article 6 dès lors que la condamnation du requérant n’a pas été fondée uniquement sur les preuves recueillies au moyen de l’opération secrète et que ses droits de la défense ont été respectés. À l’opposé, elle juge que l’utilisation de la preuve obtenue en violation de l’article 3, « l’un des droits constituant le noyau dur de ceux protégés par la Convention », frappe en soi d’iniquité l’ensemble du procès 53. Cette règle d’exclusion est classique et se situe dans la lignée de plusieurs instruments internationaux de protection des droits de l’homme comme la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 15) et la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture (art. 10). De cette différence de traitement, la juge Françoise Tulkens a en déduit une « notion (…) d’équité (…) à géométrie variable », « fonction [d’une] hiérarchie dans les droits garantis » 54. Mais on ne saurait, pour autant, occulter l’arrêt Gäfgen précité qui a relativisé ce principe de privation automatique d’équité lorsqu’est en cause l’utilisation de preuves matérielles rassemblées à la suite d’un traitement contraire à l’article 3 qui se situe en-deçà de la torture 55, la Cour exige alors que soit démontré l’impact de la violation de l’article 3 sur le verdict de culpabilité ou le choix de la peine.

Enfin, l’attention soutenue et spécifique prêtée à certains droits se retrouve sur le terrain de la renonciation. Comme on le sait, la jurisprudence permettait déjà d’identifier des droits pour lesquels la renonciation est très encadrée. Par exemple, la Cour a jugé que les droits processuels revêtent une trop grande importance dans une société démocratique « pour qu’une personne perde le bénéfice de la protection de celle-ci du seul fait qu’elle se constitue prisonnière » 56 ou « par cela seul qu’elle a souscrit à un arrangement parajudiciaire » 57. Autrement dit, l’importance de ces droits dans une société démocratique exige que leur exercice ne soit pas laissé à la libre appréciation du sujet. Ces droits comporteraient une dimension objective dépassant le titulaire du droit. Si l’appartenance à l’ordre public européen n’est pas incompatible avec la notion de renonciation, elle justifie néanmoins l’intervention du juge quant aux circonstances entourant la renonciation de sorte que celle-ci doit se trouver établie de manière non équivoque et s’entourer d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité. Plus les droits auxquels on renonce sont importants, plus la renonciation est perçue comme suspecte. Ainsi, « rappelant l’importance fondamentale de la prohibition de la discrimination raciale (…), la Grande Chambre considère que, (…) l’on ne saurait admettre la possibilité de renoncer au droit de ne pas faire l’objet d’une telle discrimination. En effet, cette renonciation se heurterait à un intérêt public important » 58. De même, selon un arrêt récent F.G. c. Suède (préc.), il est « peu concevable » d’envisager une renonciation à certains droits tels que ceux garantis aux articles 2 et 3 « eu égard [à leur] caractère absolu ».

Une tel phénomène de valorisation assumée de certains droits oblige à repenser l’idée de hiérarchie en matière de droits de l’homme.

 

B) De la nécessité de dissocier hiérarchie des droits et hiérarchie des normes

 

La principale difficulté est que « [le thème de la hiérarchie des droits] est lié dans une certaine mesure à celui de la hiérarchie des normes qui les consacrent » 59. Autrement dit, on raisonne le plus souvent comme si la problématique était identique, à savoir un conflit dont la résolution se trouve sur le terrain de la validité. Le Professeur O. Pfersmann écrit ainsi que le « le terme de “conciliation“ présente ainsi l’inconvénient de ne pas faire apparaître le conflit de normes […]. Or, il s’agit bien de savoir dans quelle mesure l’une de plusieurs exigences peut être écartée au bénéficie d’une ou plusieurs autres » 60. Il n’est point besoin ici de se référer au contexte car l’approche hiérarchique consiste justement à faire primer une norme sur une autre de façon systématique et ce, quelles que soient les circonstances. Or, justement, force est d’admettre qu’un tel raisonnement ne rend pas compte de la manière dont le juge se saisit des conflits de droits fondamentaux. Les conflits entre droits trouvent une solution par la logique de l’optimisation, donc d’une mise en balance 61. L’arbitrage opéré par le juge étant par nature relatif et subjectif, l’établissement d’une hiérarchie donnée une fois pour toute est illusoire. A priori, on serait tenté de considérer avec le Professeur Viala que seul le droit garanti à l’article 3 « dispose à lui seul du privilège de prévaloir systématiquement sur tous les autres » 62. Sa singularité réside dans son caractère absolu. Il en résulte qu’un traitement qui a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3 emporte nécessairement violation de l’article 3 sans que l’Etat puisse avancer une quelconque justification. L’aversion que la Cour éprouve à l’égard de la proportionnalité dans le cadre de l’article 3 a été soulignée avec force dans l’arrêt Saadi c. Italie relatif au renvoi vers la Tunisie d’un étranger lié à une organisation terroriste 63.Tout en reconnaissant « l’ampleur du danger que représente aujourd’hui le terrorisme et la menace qu’il fait peser sur la collectivité », le juge européen oppose son refus de mettre en balance le droit du requérant à ne pas subir des mauvais traitements et la préservation de la vie de la population protégée par l’article 2. Aussi fondamental que soit le droit à la vie, l’État est toujours tenu de respecter les droits énoncés à l’article 3 y compris à l’égard d’un étranger terroriste relevant de sa juridiction. Les mesures adoptées pour préserver la vie de la population ne peuvent être légitimées que si elles s’inscrivent dans le respect de cette obligation. En faisant jouer la clause de correspondance de l’article 52 § 3 de la Charte, la Cour de justice souligne que son article 4, qui prohibe les traitements inhumains et dégradants, énonce également un droit absolu 64. D’autant que « les articles 1er et 4 de la Charte ainsi que l’article 3 de la CEDH consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses États membres » 65. Aussi singulier soit-il, ce droit n’est pas l’abri d’une certaine dose de relativité. Lorsqu’il est saisi d’une requête alléguant une violation de l’article 3, le juge européen doit apprécier si l’acte dénoncé constitue une torture ou un traitement inhumain et dégradant. Il est bien connu que l’appréciation du seuil de gravité exigé est « relative par essence » dépendant de « l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime ». Ce qui n’exclut donc pas l’intervention de la proportionnalité au stade de « la signification descriptive du droit » à savoir « celle qui permet de savoir si les faits de la cause relèvent du champ d’application de la disposition choisie » 66.

De surcroît, pour penser une éventuelle hiérarchie des droits de l’homme, peut-être conviendrait-il de ne pas se focaliser sur la seule question des conflits entre droits fondamentaux. La hiérarchie ne pourrait-elle pas se manifester ailleurs que dans le rapport entre deux droits ? Dans le fait, par exemple, que le juge retienne pour certains droits un régime exceptionnel. Ce faisant, il s’agit bien de valoriser des droits par rapport à d’autres qui ne bénéficient pas de ce régime particulier. Constater que des droits n’ont pas en pratique le même rang, qu’ils ne sont pas protégés avec la même intensité, « ce n’est rien d’autre qu’une hiérarchie matérielle » 67. Semblable échelle de normativités peut même s’observer entre les différents aspects d’un même. Peggy Ducoulombier évoque une « micro-hiérarchie » 68. L’arrêt D. H. évoqué précédemment à propos de la renonciation au droit à la non-discrimination raciale illustre parfaitement cette idée. Par ailleurs, la référence au déni de justice flagrant dénote bien « une violation du principe d’équité du procès garanti par l’article 6 tellement grave qu’elle entraîne l’annulation, voire la destruction de l’essence même du droit protégé par cet article » 69.

En définitive, tout est question ici de qualification par le juge et celle-ci, on le sait, n’est jamais neutre 70. La forte réticence de la Cour à hiérarchiser « de façon définitive les droits les uns par rapport aux autres » 71 traduit la volonté de l’organe de contrôle de se ménager une certaine liberté. La posture du juge est résolument empreinte de pragmatisme. Dans le même temps, il n’hésite pas à souligner la vocation prioritaire de certains droits en adaptant son office selon les griefs soulevés. De deux choses l’une. Soit l’on considère que le terme de hiérarchie est inadéquat en ce qu’il ne traduit pas ici la prévalence systématique de certains droits sur d’autres. Soit l’on retient une définition plus ouverte de la hiérarchie déconnectée de la problématique des conflits de normes, en insistant sur les idées de prévalence et de priorité. En ce sens, on peut alors avancer que la démarche de la Cour est parfois fonction d’une hiérarchie des droits, voire même d’une hiérarchie des valeurs. Comment interpréter, en effet, le recours de plus en plus fréquent du juge européen à la clause d’interdiction d’abus de droit de l’article 17 ? Si ce n’est par l’idée que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains sont des principes non négociables, c’est-à-dire qui se rapportent à l’essentiel 72. Plus encore, la Cour n’aurait-elle pas besoin de la hiérarchie des droits ?  L’interrogation peut certes résonner comme une provocation. Mais à l’heure où son rôle est contesté, où l’on évoque sans cesse l’engorgement du prétoire européen, il n’est pas incongru de proposer une réflexion plus poussée sur l’utilité que pourrait constituer une hiérarchisation des droits. Ignorer ce débat reviendrait à « pratiquer la politique de l’autruche » pour paraphraser le Professeur Flauss 73. Déjà en 1998, le juge Pettiti observait que « la dernière série des arrêts rendus par la Cour européenne avant de laisser place à la nouvelle Cour suscite des interrogations sur l’importance quantitative et qualitative accordée à l’article 6 dans la jurisprudence européenne nonobstant le risque pour la Cour de se comporter en quatrième juridiction. Certes, elle est inspirée du juste principe suivant lequel la règle procédurale est la meilleure des garanties du respect des droits. Mais la facilité de constats de violations en ce domaine en étendant la doctrine de l’apparence a peut-être trop orienté des choix dans les saisines, au détriment peut-être d’examens de cas de violations potentielles portant sur le noyau dur et la hiérarchie des droits fondamentaux » 74. Nous percevons aisément les risques d’une telle approche mais elle ne peut pas être écartée du débat doctrinal d’un revers de main.

 

 

Notes:

  1. voy., parmi d’autres, ; J. Dhommeaux, « La hiérarchie des droits fondamentaux dans les instruments juridiques internationaux », AIDH, 2009, pp. 37-70 ; P. Ducoulombier, « Conflit et hiérarchie dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in L. Potvin-Solis (dir.), La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens, Bruylant, 2012, pp. 319-349 ; L. Hennebel, « Classement et hiérarchisation des droits de l’Homme », AIJC, vol. 26, 2010, p. 423-435 ; E. Klein, « Establishing a Hierarchy of Human Rights: Ideal Solution or Fallacy ? », Israel Law Review, 2008, pp. 477-488
  2. L. Hennebel et H. Tigroudja, Traité de droit international des droits de l’homme, Pedone, 2016, p. 714
  3. Voy. L. Burgorgue-Larsen, « Les concepts de liberté publique et de droit fondamental », in J.-B. Auby (dir.), L’influence du droit européen sur les catégories du droit public, Dalloz, 2010, pp.389-407
  4. Dérogation de la France en date du 24 novembre 2015 qui a pris le fin le 1er novembre 2017 ; Dérogation de la Turquie en date du 21 juillet 2016 qui a pris fin le 19 juillet 2018
  5. Voy. les actes du très beau colloque organisé par S. Touzé et E. Dubout, Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, Pedone, Coll. « Publications du Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire Université Panthéon-Assas (Paris 2) », Pedone, 2019, 317p.
  6. CJUE, gde ch., 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C-64/16 ; CJUE, Ord. 15 novembre 2018, Commission européenne c. Pologne, aff. C-619/18]
  7. L. Coutron, « Chronique de contentieux de l’Union européenne  (janvier à décembre 2018) », RTDE, à paraître
  8. G. Braibant, La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Éd. du Seuil, 2001, p. 45
  9. D. Breillat, « La hiérarchie des droits de l’homme », in Droit et politique à la croisée des cultures, Mélanges Philippe Ardant, LGDJ, 1999, p. 368
  10. Cour EDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, n° 6289/73, § 26
  11. Cour EDH, 31 juillet 2001, arrêt de Chambre dans l’affaire Refah Partisi c. Turquie, n° 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98, § 43
  12. J.-B. Marie, « La quête du noyau intangible », in P. Meyer-Bish (dir.), Le noyau intangible des droits de l’homme, Le noyau intangible des droits de l’homme, Fribourg, éd. Universitaire de Fribourg, 1991, p. 12
  13. D. Turpin, « Le traitement des antinomies du droit des droits de l’homme par le Conseil constitutionnel », Droits, 1985, n°2, p. 87.
  14. Voir par exemple G. Cohen-Jonathan, « Droits et devoirs des individus », in D. Alland, (dir.), Droit international public, PUF, coll. « Droit fondamental », 2000, pp. 578-579 ; M. Levinet, Théorie générale des droits et libertés, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et justice », n° 102, 2012, 4ème éd., pp. 137-180
  15. Il y a une exception à l’indérogeabilité du droit à la vie puisque l’’article 15 réserve l’hypothèse des décès résultant d’actes licites de guerre
  16. Observation générale n° 29 sur l’article 4 du Pacte adoptée le 24 juillet 2001, CCPR/C/21/Rev.1/Add.11 (2001), § 11
  17. Cf. Avis consultatif n° 8 du 30 janvier 1987, Habeas Corpus in Emergency Situations, § 26, A/8 et l’avis consultatif n° 9 du 6 octobre 1987, Judicial Guarantees in States of Exception, § 31, A/9
  18. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, Paris, PUF, coll. « Droit fondamental », 2015, 12ème éd. refondue, , p. 197
  19. P.-M. Dupuy, « Jus cogens » in Dictionnaire des Droits de l’Homme, in J. Andriantsimbazovina, H. Gaudin, J.-P. Marguénaud, S. Rials et F. Sudre (dir.), Dictionnaire des droits de l’Homme, PUF, Paris, 2008,p. 450
  20. F. Sudre, « Droits intangibles et/ou droits fondamentaux : y-a-t-il des droits prééminents dans la Convention européenne des droits fondamentaux ? », in Liber Amicorum Marc-André Eissen, Bruylant/LGDJ, 1995, pp. 381-398
  21. Cour EDH, 7 décembre 1976, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, A/ 23, § 53
  22. F. Sudre, préc.
  23. Pour l’article 3, voy. par exemple Cour EDH Gde. ch, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, n° 5095/71, n° 5970/72 et n° 5926/72, § 88
  24. Cour EDH, 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, A/12, § 65
  25. Cour EDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, A/24, § 49
  26. Cour EDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, A-260/A, § 31
  27. Cour EDH, 2 mars 1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, A/113, § 47
  28. Cour EDH, 13 décembre 2005, Timichev c. Russie, n° 55762/00 et 55974/00, § 64
  29. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti Communiste Unifié de Turquie et autres c. Turquie, n° 19392/92, § 43
  30. L.-E. Pettiti, « Réflexions sur les principes et les mécanismes de la Convention. De l’idéal de 1950 à l’humble réalité d’aujourd’hui », in L.-E. Pettiti, E. Decaux et P.-H. Imbert (dir.), La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire article par article, Economica, 2ème éd., Paris, 1999, p. 32
  31. R. Kolb, « Jus cogens, intangibilité, intransgressibilité, dérogation “positive“ et “négative” », RGDIP, 2005, p. 306
  32. Du reste, l’article 2 n’interdit pas la peine de mort, même s’il impose le respect de certaines exigences. Doivent être pris en considération les protocoles additionnels n° 6 et n° 13 à la Convention et la jurisprudence de la Cour qui enseigne que la pratique abolitionniste des États contractants traduit l’accord de ceux-ci pour abroger, ou du moins modifier, la deuxième phrase de l’article 2 § 1
  33. Par ex., Gde. ch., 23 mars 2016, F. G. c. Suède, n° 43611/11
  34. Observation générale n° 24 sur les questions touchant les réserves, CCPR/C/21/Rev.1/Add.6
  35. Cour EDH, Gde. ch., 22 mars 2001, Rec.2001-II, § 94
  36. Paris, pôle 1, ch. 3, 20 mai 2019, n° 19/08858
  37. Gde. ch., 21 novembre 2001, Al Adsani c. Royaume-Uni, Rec. 2001-IX, § 61
  38. C. Maia, « Le jus cogens dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », in L. Hennebel et H. Tigroudja (dir.), Le particularisme interaméricain des droits de l’homme, Pedone, Paris, 2009, pp. 271-312 ; H. Tigroudja, « La Cour interaméricaine des droits de l’homme au service de “l’humanisation du droit international public“. Propos autour des récents arrêts et avis », AFDI, 2006, pp. 617-640
  39. Cour EDH, 29 avril 1999, Chassagnou et al. c. France, Rec. 1999-III, § 113
  40. Par exemple 13 mai 2008, N.N. et T.A. c. Belgique, no 65097/01, § 43 ; Gde ch., 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne, n° 39954/08, § 87
  41. « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA, numéro spécial : Les droits fondamentaux, une nouvelle catégorie juridique ?, 1998, p. 21
  42. Gde ch. 7 février 2012, Von Hannover c. Allemagne n° 2,   n° 40660 et n° 60641 sur les conflits entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée
  43. « Le raisonnement juridique de la Cour européenne des droits de l’homme », in O. Pfsermann et G. Timsit (dir.), Raisonnement juridique et interprétation, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 126
  44. En application de l’article 41 de son règlement modifié le 29 juin 2009
  45. Nations unies. Commission du droit international, Cinquième rapport sur l’expulsion des étrangers, présenté par M. Maurice Kamto, Rapporteur spécial, 61e session, Genève, 4 mai-5 juin et 6 juillet-7 août 2009, A/CN.4/611
  46. Cour EDH, Déc. 22 juin 2004, F. c. Royaume-Uni, n° 17341/03 ; Cour EDH, Déc. 28 février 2006, Z. et T. c. Royaume-Uni, n° 27034/05
  47. Reprise dans le cadre de l’octroi des mesures provisoires : L. Burgorgue-Larsen, « Retour sur Mamatkoulov De l’effectivité des mesures provisoires dans le système conventionnel européen », Mélanges en l’honneur de Philippe Manin, L’Union Européenne, Union de droit, union des droits, Pedone, Paris, 2010, pp. 833-850
  48. Gde Ch., 5 septembre 2012, Bundesrepublik Deutshcland c. Y et Z, C-71/11, C-99/11, Rev. dr. pub., 2013, p. 707, note A. Schahmaneche
  49. CJUE, 7 novembre 2013, Minister voor immigratie en Asiel / X, Y et Z. / Minister voor immigratie en Asiel, aff. jointes C-199 à 201/12, RAE, 2013, p. 835, nos obs.
  50. Cour EDH, Déc. 22 juin 2004, F. c. Royaume-Uni, n° 17341/03. Adde conclusions de l’avocat général sous l’arrêt Minister voor immigratie en Asiel / X, Y et Z. / Minister voor immigratie en Asiel : le but de la directive « n’est pas d’exporter [les droits et libertés garanties par la charte et la CEDH] », « « pareille exportation peut en effet être considérée comme une forme d’impérialisme humanitaire ou culturel »
  51. Voy. en ce sens M. Farge, « L’universalité des droits de l’homme au prisme du droit international privé des personnes et de la famille », RDLF, 2017, chron. n° 29 ; ainsi que la communication de L. Gannagé au présent colloque
  52. CourEDH, Gde. ch., 10 mars 2009, Bykov c. Russie, n° 4378/02
  53. Cour EDH, Gde ch., 11 juillet 2006, Jalloh c. Allemagne, n° 54810/00, § 104
  54. Opinion en partie dissidente s/ Cour EDH, 25 septembre 2001, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, n° 44787/98
  55. Gde. ch., 1er juin 2010, Gäfgen c. Allemagne, n° 22978/05, § 178
  56. Cour EDH, 27 février 1980, Deweer c. Belgique, A/35, § 49
  57. 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, A/12, § 65)
  58. Cour EDH, Gde ch., 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République Tchèque, n° 57325/00, § 204
  59. F. Moderne, « La notion de droit fondamental dans les traditions constitutionnelles des Etats membres de l’Union européenne », in F. Sudre et H. Labayle (dir.), Réalités et perspectives du droit communautaire des droits fondamentaux, Bruylant, coll. « droit et justice », n° 31, 2000, p. 34, spéc. p. 77
  60. O. Pfsermann, in L. Favoreau et a., Droit des libertés fondamentales, Dalloz, coll. « Précis », 4ème éd., 2007, p. 91
  61. R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, trad. J. Rivers, Oxford University Press, 2010, spec. pp. 44 et s
  62. « Droits fondamentaux (Garanties procédurales) », in D. Chagnollaud et G. Drago (dir.), Dictionnaire des droits fondamentaux, Dalloz, 2006, p. 297
  63. Gde ch., 28 février 2008, § 137, n°37201/06
  64. Cour JUE, gde ch., 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, aff. jointes C-404/15 et C-659/15 PPU, note L. Navel, RAEnº 2, 2016, págs. 275-285
  65. Ibid., point 87
  66. P. Muzny, La technique de proportionnalité et le juge de la Convention européenne des droits de l’homme. Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, PUAM, 2005, p. 265. Adde D. Symczak, « Le principe de proportionnalité comme technique de conciliation des droits et libertés en droit européen », in L. Potvin-Solis (dir.), La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens, Bruylant, 2012 et P. Wachsmann, «“Dans le leurre du seuil“, Sur la détermination de l’applicabilité de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme », in Penser le droit à partir de l’individu. Mélanges en l’honneur d’Elisabeth Zoller, Dalloz, 2018, p. 203
  67. N. Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit privé, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », t.287, 1997, p. 44
  68. P. Ducoulombier, « Conflit et hiérarchie dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens, préc., p. 336
  69. Opinion partiellement dissidente commune aux juges Bratza, Bonello et Hedigan s/ Cour EDH, Gde. ch., 4 février 2005, Mamatkulov et Askarov c. Turquie, Rec. 2005-I
  70. O. Cayla, « Ouverture : la qualification ou la vérité du droit », Droits, 1993, n° 18, p. 3
  71. C. Picheral, L’ordre public européen. Droit communautaire et droit européen des droits de l’homme, Paris/Aix-en-Provence, La documentation française/CERIC, 2001, p. 254
  72. M. Afroukh, « La Cour européenne condamne énergiquement toutes les formes de négationnisme et d’antisémitisme, RTDH, 2016, pp. 759-774
  73. « Propos conclusifs sous forme d’opinion séparée », in G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss (dir.), La réforme du système de contrôle contentieux de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et justice », 2005, n° 61, p. 180.
  74. Opinion dissidente s/ Cour EDH, 19 février 1998, Higgins c. France, Rec. 1998-I

L’Union européenne à l’ère du numérique et la lutte contre le terrorisme : la sécurité au détriment de l’État de droit avec les accords PNR ?

$
0
0

Suite aux attentats qui ont eu lieu au cours des années 2000, « l’Union de la sécurité » s’est renforcée dans un aspect plus externe, comme en témoignent les accords PNR. Les préoccupations liées à la collecte et au traitement de données dans un but de lutte contre le terrorisme ont en effet débouché sur la conclusion de différents accords entre l’Union et des pays tiers (États-Unis, Australie, Canada). Au regard des doutes quant à la nécessité et la proportionnalité de ces accords, leur spécificité conduit à s’interroger sur les importantes atteintes à l’État de droit qu’ils impliquent.

Nina Le Bonniec[1],Docteur en droit public, I.D.E.D.H. (EA 3976), Université de Montpellier

 

À la suite des différents attentats qui ont eu lieu au cours des années 2000 (à New-York en 2001, à Madrid en 2004 et à Londres en 2005), la lutte contre le terrorisme ne s’est pas seulement intensifiée au niveau national puisqu’elle a aussi conduit à des développements importants au niveau européen. En ce sens, « l’Union de la sécurité »[2] s’est renforcée depuis quelques années dans un aspect plus externe, comme en témoignent les accords PNR (Passenger Name Record).

Au niveau européen, le transfert des données des dossiers passagers n’est pas seulement réglementé par les accords PNR puisqu’un système PNR « intra-européen » a aussi été organisé. À cet égard, il est prévu, depuis 2016, que chaque État membre doit mettre en place ou désigner une autorité compétente en matière de prévention et de détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que d’enquêtes et de poursuites en la matière[3], cette autorité étant l’Unité d’Information Passagers (UIP). En France, cette Unité a donc été créée par un décret n° 2014-1566 du 22 décembre 2014, ce qui a permis de mettre en place un système « API-PNR » dans le but « de vérifier si une personne ou un objet qui s’apprêtent à être enregistré sur un vol au départ ou à l’arrivée du territoire n’est pas recherché », ou « de déterminer si un passager, compte tenu de ses habitudes de voyage, présente un risque particulier au regard de certaines finalités »[4].

Les préoccupations liées à la collecte et au traitement de données dans un but de lutte contre le terrorisme ont aussi débouché sur la conclusion de différents accords de coopération policière et judiciaire internationale, les accords PNR, entre l’Union européenne et des États tiers. En effet, la mise en place de législations sécuritaires par des États hors de l’Union européenne, dont les États-Unis en premier lieu, obligeant tout transporteur aérien assurant un service de transport international de passagers à destination ou au départ des États-Unis qu’il mette à la disposition du ministère américain de la sécurité intérieure les dossiers passagers, ont conduit l’Union européenne à se lancer dans la négociation et la conclusion d’accords sur les données passagers. Ces accords ont ainsi pour finalité d’améliorer la sécurité publique non pas de l’Union mais de celle de l’État tiers, en lui permettant d’obtenir par voie électronique des données PNR avant l’arrivée d’un vol et de réaliser une « évaluation précoce des risques présentés par les passagers » [5] en provenance de l’Union.

Après la conclusion d’un tel accord avec les États-Unis[6] puis l’Australie[7], c’est en juillet 2017 que la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a été amenée à se prononcer pour avis sur le projet d’accord entre le Canada et l’Union européenne, qui a été signé le 25 juin 2014, en vertu de l’article 218 §11 TFUE. Or, dans cet avis, c’est essentiellement la question de la compatibilité de l’accord avec l’article 16 TFUE et les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CDFUE) qui retient la Cour, puisqu’il s’agit de la première fois qu’un accord PNR est soumis pour avis à la Cour de justice s’agissant de sa compatibilité avec la Charte.

Au regard des doutes quant à la nécessité et la proportionnalité de ces accords, leur spécificité conduit à s’interroger sur les importantes atteintes à l’État de droit qu’ils impliquent et sur la façon dont peuvent être conciliées les exigences contradictoires de sécurité nationale et de sécurité numérique.

Certes, il apparaît que les accords PNR mettent en œuvre une politique sécuritaire qui semble incompatible avec les exigences de l’État de droit quant à la garantie des droits fondamentaux (I). Cependant, l’avis 1/15, rendu par la Grande Chambre de la Cour de justice le 26 juillet 2017 à propos de l’accord PNR entre le Canada et l’Union européenne[8], a été l’occasion pour le juge de tenter de parvenir à un difficile équilibre entre les exigences contradictoires de sécurité nationale et de sécurité numérique[9] (II).

 

I. Les Accords PNR : la promotion d’une politique sécuritaire difficilement compatible avec les principes de l’État de droit

 

La politique sécuritaire mise en œuvre par les accords PNR les rend intrinsèquement contraires à la garantie des droits fondamentaux (A), ce qui leur a valu de nombreuses critiques (B).

 

A. Des accords intrinsèquement contraires à la garantie des droits fondamentaux

 

La nature des accords PNR est en elle-même porteuse de nombreuses ingérences à l’égard des droits fondamentaux des passagers, en particulier au droit à la protection des données à caractère personnel, eu égard au transfert massif de données vers des pays tiers qu’ils prévoient. En effet, ces accords concernent le transfert et le traitement non pas des simples données API (Advanced Passenger Informations), regroupant les informations relatives à l’enregistrement des passagers provenant par exemple du passeport ou du billet d’avion, mais des données PNR (Passenger Name Record)[10] qui comprennent, elles, tout un ensemble d’informations telles que les autres noms mentionnés dans le dossier passager, toutes les coordonnées disponibles, toutes les informations relatives au paiement et à la facturation ainsi qu’aux bagages, toute information préalable sur les voyageurs collectée à des fins de réservation ou encore des remarques générales comme les données OSI (Other Supplementary Information), les données SSI (Special Service Information) et les données SSR (Special Service Request)[11].

La « première génération » d’accords PNR était ainsi clairement tournée vers le « primat de la sécurité » et ne comportait que très peu de garanties pour les droits fondamentaux[12]. Tel était le cas du premier accord PNR, qui avait été signé avec les États-Unis le 28 mai 2004[13] à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et de l’adoption de la loi américaine du 19 novembre 2001 (Aviation and Transportation Security Act[14]), qui prévoyait l’obligation pour les compagnies aériennes de donner aux autorités américaines accès aux données PNR. C’est pourquoi le Parlement européen, par un recours en annulation (ex-article 230 TCE, article 263 TFUE), avait contesté la décision 2004/496/CE du Conseil du 17 mai 2004 concernant la conclusion d’un accord entre la Communauté européenne et les États-Unis d’Amérique sur le traitement et le transfert de données PNR devant la Cour de justice[15]. Si, dans cette affaire, le Parlement européen invoquait plusieurs moyens d’annulation dont celui tiré de la violation des droits fondamentaux, la Cour n’a toutefois répondu qu’au premier moyen tiré du choix erroné de la base juridique et avait arrêté là son contrôle. D’autres accords avaient ensuite été signés, celui avec le Canada qui était entré en vigueur le 24 mars 2006, et ceux signés avec les États-Unis le 23 juillet 2007[16] ainsi que l’Australie le 30 juin 2008[17].

Dans l’avis 1/15, la grande chambre relève elle-même la particularité de ces accords lorsqu’elle explique que « les caractéristiques inhérentes au régime relatif au transfert et au traitement des données PNR, prévu par l’accord envisagé, confirment le caractère réel des ingérences autorisées par cet accord »[18]. En effet, les données PNR, transférées avant le départ prévu du passager, sont ensuite destinées « à être analysées de manière systématique avant l’arrivée de l’aéronef au Canada par des moyens automatisés, fondés sur des modèles et des critères préétablis »[19]. Des vérifications supplémentaires sont aussi possibles dès lors qu’une personne est identifiée comme étant susceptible de présenter un risque pour la sécurité publique, vérifications qui peuvent déboucher sur des décisions individuelles contraignantes, bien qu’elles ne se fonderaient pas sur une appréciation individualisée du risque[20]. Dans ces conclusions, l’avocat général Paolo Mengozzi relevait de son côté que « l’ingérence de l’accord est d’une ampleur certaine et d’une gravité non négligeable » puisqu’il « concerne, de manière systématique, tous les passagers empruntant les voies aériennes entre le Canada et l’Union, c’est-à-dire plusieurs dizaines de millions de personnes par an » et prévoit « le transfert de quantités volumineuses de données à caractère personnel des passagers aériens, parmi lesquelles figurent des données sensibles (…) »[21]. Il allait plus loin en indiquant que « ces caractéristiques, apparemment inhérentes au régime PNR mis en place par l’accord envisagé, sont susceptibles de donner la fâcheuse impression que tous les voyageurs concernés sont transformés en suspects potentiels »[22].

À cet égard, l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009, qui a permis de conférer à la Charte des droits fondamentaux la même valeur que les traités selon l’article 6 §1 TUE, n’a fait que renforcer les critiques à l’égard des accords PNR.

 

B. Des accords PNR largement décriés

 

Dès le départ, ces accords ont été largement décriés tant par le Parlement européen que par le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) ou encore le G29[23], en raison justement des nombreuses atteintes aux droits fondamentaux qu’ils comportent.

À partir de 2007, et à plusieurs reprises, le G29 a effectivement remis en cause la nécessité et la proportionnalité des transferts de données PNR vers des États tiers[24].

Le CEPD a lui aussi eu l’occasion de les remettre en question. Fin 2017, dans un avis sur la proposition de décision-cadre relative à l’utilisation des données des dossiers passagers, il relevait que « la lutte contre le terrorisme peut certainement constituer un motif légitime pour appliquer des exceptions aux droits fondamentaux à la vie privée et à la protection des données. Toutefois, pour être valable, la nécessité de l’ingérence doit s’appuyer sur des éléments clairs et indéniables, et la proportionnalité du traitement doit être démontrée. Cette exigence s’impose d’autant plus dans le cas d’une atteinte considérable à la vie privée des personnes concernées, comme celle que prévoit la proposition (…). On ne peut que constater que la proposition ne contient aucun élément justificatif de ce type et que les tests de nécessité et de proportionnalité ne sont pas rencontrés »[25]. Dans son avis du 30 septembre 2013 sur les propositions de décisions du Conseil relatives à la conclusion et à la signature de l’accord entre le Canada et l’Union européenne sur le transfert et le traitement de données des dossiers passagers, il exprimait à nouveau ses doutes quant à la nécessité et à la proportionnalité des systèmes PNR et des transferts massifs de données PNR vers des pays tiers[26].

Mais les critiques sont aussi venues du cadre institutionnel de l’Union européenne. Dans une résolution du 25 novembre 2009, le Parlement européen entendait ainsi « fai[re] part de son inquiétude devant la généralisation, à des fins de prévention ou de police, de la pratique du profilage qui s’appuie sur le recours à des techniques d’analyse par exploration des données et sur la collecte systématique des données de citoyens innocents » ; et il « rappel[ait] l’importance du principe selon lequel les actions répressives doivent respecter les droits de l’homme, depuis la présomption d’innocence jusqu’au droit à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel (…) »[27]. Doutes réitérés par le Parlement européen en 2017 à l’occasion de la demande d’avis sur le projet d’accord entre le Canada et l’Union européenne[28]. Selon le Parlement, les données PNR concernées par le projet d’accord « prises dans leur ensemble, permettraient de tirer des conclusions très précises concernant la vie privée des personnes dont les données PNR sont traitées, telles que leurs lieux de séjour permanent ou temporaire, leurs déplacements et leurs activités. Cet accord comporterait donc des ingérences d’une vaste ampleur et d’une particulière gravité dans les droits fondamentaux garantis aux articles 7 et 8 de la Charte »[29].

En raison des questions suscitées par ces accords pour la protection des données personnelles et du peu de garanties prévues, la Commission avait alors adopté, le 21 septembre 2010, une démarche globale en matière de transfert des données PNR afin d’établir des critères généraux quant au respect des droits fondamentaux[30]. Le besoin d’un encadrement juridique plus précis de ces accords était donc bien présent, besoin que la grande chambre de la Cour de justice a comblé dans l’avis 1/15.

 

II. L’avis 1/15 de la CJUE : un rééquilibrage amorcé entre sécurité nationale et sécurité numérique

 

Le projet d’accord avec le gouvernement du Canada – qui entend faire suite à un premier accord initié en juillet 2005[31] – fut soumis à l’approbation du Parlement européen conformément à l’article 218 §6 TFUE, ce dernier ayant décidé, par une résolution en date du 25 novembre 2014[32], de saisir pour avis la Cour de justice en raison des doutes sur la compatibilité de l’accord avec les traités. Alors que cette demande d’avis constitue l’occasion inédite pour la CJUE de venir contrôler les accords PNR à l’aune des droits fondamentaux (A), le cadre juridique défini appelle tout de même quelques interrogations (B).

 

A. Un contrôle novateur des accords PNR à l’aune de la Charte des droits fondamentaux

 

Concluant à l’incompatibilité de l’accord avec la Charte, l’avis 1/15 a permis au juge d’appliquer sa jurisprudence relative aux données à caractère personnel aux accords PNR. Il a ainsi livré un guide précis de la conciliation qui doit être opérée entre la protection des données à caractère personnel et la lutte contre le terrorisme.

Le juge de l’Union reprend, dans cette optique, différentes garanties matérielles et procédurales qui avaient déjà été mises au jour antérieurement[33], notamment dans l’arrêt Tele2 Sverige[34], en s’inspirant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[35]. Relevant que l’accord avec le Canada n’encadre pas suffisamment les atteintes portées aux droits fondamentaux[36], la Cour livre ici un véritable mode d’emploi[37] de la conciliation qui doit être opérée entre la lutte contre le terrorisme et la protection des données personnelles dans le cadre des accords PNR. À cet égard, la grande chambre mentionne les exigences de clarté et de précision requises quant à la portée et l’application de la mesure en cause, qui doit reposer sur des critères objectifs[38] ; elle réaffirme les droits reconnus aux passagers aériens (les droits d’accès aux données PNR, d’information quant à leur transfert ainsi que leur utilisation, de rectification et de recours lorsque les passagers considèrent que leurs droits ont été méconnus[39]) ; et elle confirme[40] la nécessité d’un « contrôle préalable effectué soit par une juridiction, soit par une entité administrative indépendante »[41] afin de protéger les données concernées des risques d’abus.

Par ailleurs, la Cour reprend l’exigence d’un niveau de protection « substantiellement équivalent à celui garanti au sein de l’Union »[42], tel que défini dans l’arrêt Schrems[43], lorsque des données personnelles sont transférées depuis l’Union vers un État tiers. La Cour « ne paraît toutefois en tirer aucune conséquence quant à la détermination du standard de protection applicable », elle semble même aller plus loin en « fai[sant] totalement abstraction du caractère externe de l’affaire » et en exigeant le respect d’un « standard identique »[44] à celui garanti au sein de l’Union[45]. L’accord conférant à l’autorité canadienne compétente « un pouvoir discrétionnaire pour apprécier le niveau de protection garanti dans ces pays », la Cour considère ainsi que la communication des données PNR à d’autres autorités canadiennes ou à des autorités publiques d’autres pays tiers n’est pas limitée au strict nécessaire[46]. Ce dépassement des exigences posées dans l’arrêt Schrems, qui amène finalement la Cour à imposer au Canada le respect du droit à la protection des données à caractère personnel tel que garanti par la CDFUE[47], peut néanmoins s’expliquer par le cadre distinct de ces deux saisines. En effet, dans l’arrêt Schrems, la Cour de justice était interrogée, par une demande de décision préjudicielle, sur la validité de la décision de la Commission[48] reconnaissant que les États-Unis assurent un niveau de protection adéquat au sens de l’article 25 §1 de la directive 95/46[49], cette disposition interdisant les transferts de données à caractère personnel vers un pays tiers qui n’assure pas un tel niveau de protection[50]. Or, dans l’avis 1/15, la Cour de justice est saisie sur le fondement de l’article 218 §11 TFUE, ce qui lui permet de se prononcer directement sur la compatibilité de l’accord avec les traités, et donc avec la CDFUE[51].

Au-delà, la CJUE apporte des approfondissements à sa jurisprudence, en particulier quant à la protection des données sensibles[52]. Si ce type de données ne figure pas explicitement dans les catégories listées dans l’annexe de l’accord[53], celui-ci pourrait tout de même porter atteinte à leur protection. En effet, des données sensibles seraient susceptibles de relever de la rubrique 17 (intitulée « remarques générales ») et sont aussi visées aux articles 8 et 16 de l’accord. Ainsi, de telles données peuvent être contenues dans les services supplémentaires demandés par les passagers concernant leurs éventuels problèmes de santé, ou encore dans les souhaits alimentaires des passagers durant le vol, ces éléments pouvant par exemple révéler des informations relatives à leur état de santé ou encore à leurs convictions religieuses[54]. À ce sujet, l’avocat général notait d’ailleurs dans ses conclusions que l’utilisation de telles données est constitutive d’un « risque de stigmatisation d’un grand nombre d’individus, qui ne sont pourtant soupçonnés d’aucune infraction »[55]. En l’absence d’une « justification précise et particulièrement solide »[56], la Cour conclut par conséquent à une méconnaissance des droits garantis aux articles 7 et 8 de la Charte, lus en combinaison avec l’article 21 relatif à la non‑discrimination. Dans l’avis 1/15, la Cour n’invalide toutefois pas par principe le transfert de données sensibles : elle précise qu’un tel transfert ne peut être réalisé qu’en présence d’une « justification précise et particulièrement solide, tirée de motifs autres que la protection de la sécurité publique contre le terrorisme et la criminalité transnationale grave »[57]. Dans son avis rendu le 30 septembre 2013, le CEPD recommandait, lui, « d’exclure complètement le traitement de données sensibles »[58]. D’ailleurs, le système PNR adopté au sein de l’Union est plus restrictif en interdisant « la collecte et l’utilisation des données sensibles »[59].

Au regard de la généralité des termes employés par la Cour, la portée de l’avis 1/15 débordera d’ailleurs très probablement le seul accord PNR entre l’Union et le Canada et permettra de fixer le cadre juridique des futurs accords[60], notamment celui avec le Mexique[61] ou l’Argentine[62].

Bien que la Cour précise le cadre juridique applicable aux accords PNR à l’aune de la Charte des droits fondamentaux, celui-ci suscite toutefois quelques interrogations.

 

B. Un cadre juridique néanmoins perfectible

 

Si la Cour de justice a mis au jour un régime juridique pour ces accords, le cadre posé laisse néanmoins certaines zones d’ombre qu’elle sera certainement amenée à préciser.

En premier lieu, alors que le juge de l’Union vient admettre que le stockage continu des données PNR de l’ensemble des passagers aériens après leur départ du Canada n’est pas « limité au strict nécessaire »[63], il réserve cependant le cas des passagers qui présenteraient « un risque en termes de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale grave », en considérant que dans cette hypothèse un tel stockage « paraît admissible au-delà de leur séjour au Canada »[64]. Bien que la Cour soumette cette possibilité à un « contrôle préalable effectué soit par une juridiction, soit par une entité administrative indépendante »[65], il est possible de s’interroger sur l’étendue des garanties qui accompagneront ce possible allongement du stockage des données PNR, d’autant qu’il ressort de la jurisprudence que la Cour a parfois laissé la possibilité aux États membres d’utiliser certaines données récoltées, dont des données biométriques[66], pour une finalité autre que celle initialement définie[67].

En second lieu, si la réglementation européenne relative à la protection des données a permis un renforcement des exigences liées au consentement dans ce domaine[68], on peut s’étonner de l’absence totale de développements consacrés à la question du droit au consentement des passagers à la collecte des données les concernant, lorsque le juge de l’Union évoque les droits individuels qui leur sont reconnus. Les droits d’accès, d’information et de rectification[69] sont rappelés, mais rien n’est dit à propos du recueil du consentement des passagers au transfert de toutes leurs données aux autorités canadiennes et des possibles garanties qui pourraient (voire devraient) l’entourer. Le régime juridique organisé s’analyse, par conséquent, comme un régime essentiellement déterminé en aval de la collecte des données, par tout un ensemble de garanties encadrant le transfert des données à des États tiers. Il s’agit donc d’un régime peu explicite sur les droits des passagers en amont de ce transfert des données PNR. La collecte des données PNR ne reposant pas sur le consentement en raison de l’obligation faite aux transporteurs aériens de transmettre les catégories de données PNR listées par l’accord, il apparaît par conséquent que « les passagers ne peuvent s’opposer au transfert desdites données s’ils souhaitent se rendre par voie aérienne au Canada »[70].

Dans l’avis 1/15, la Cour valorise fortement la lutte contre le terrorisme en soulignant qu’elle constitue bien « un objectif général de l’Union susceptible de justifier des ingérences, mêmes graves, dans les droits fondamentaux »[71] garantis par les articles 7 et 8 de la Charte, en faisant également référence à l’article 6 de la Charte relatif au droit à la sûreté. Elle rappelle, en outre, que « les droits consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte n’apparaissent pas comme étant des prérogatives absolues, mais doivent être pris en compte en considération par rapport à leur fonction dans la société »[72]. L’affaire Digital Rights Ireland[73] aurait néanmoins pu laisser penser que l’objectif général de lutte contre le terrorisme ne permettrait pas d’autoriser de telles ingérences, la Cour ayant alors considéré que « pour fondamental qu’il soit, [il] ne saurait à lui seul justifier qu’une réglementation nationale prévoyant la conservation généralisée et indifférenciée de l’ensemble des données relatives au trafic et des données de localisation soit considérée comme nécessaire aux fins de ladite lutte »[74]. Certes, si l’ingérence prévue par l’accord PNR est « moins vaste » et « moins intrusive » que celle en cause dans l’affaire Digital Right Ireland[75], il s’agit pourtant bien ici aussi de l’organisation d’une surveillance de masse[76].

 

[1] Le présent article est issu d’une communication prononcée lors du colloque intitulé « Quel Etat de droit dans une Europe en crise » qui s’est tenu à l’Université Lyon III Jean Moulin les 11 et 12 octobre 2018 sous la direction des professeurs M-L. Basilien-Gainche et E. Carpano. Les opinions exprimées dans cet article sont purement personnelles.

[2] L. Idot, « Vers une Union de la sécurité », Europe n° 11, novembre 2017, alerte 57.

[3] Directive (UE) 2016/681 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à l’utilisation des données des dossiers passagers (PNR) pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière, JOUE L 119 du 4.5.2016, pp. 132–149.

[4] Décret n° 2014-1566 du 22 décembre 2014 portant création d’un service à compétence nationale dénommée « Unité Information Passagers » (UIP), JORF n° 0297 du 24 décembre 2014.

[5] Point 21 de l’avis 1/15 (CJUE, Grande Chambre, 26 juillet 2017, avis 1/15, projet d’accord entre le Canada et l’Union européenne sur le transfert et le traitement des données des dossiers passagers ; Europe n° 10, octobre 2017, comm. 345, D. Simon).

[6] Accord entre les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne sur l’utilisation des données passagers (données PNR) et leur transfert au ministère américain de la sécurité intérieure, entré en vigueur le 1er juillet 2012 (JOUE 2012 L 185, p. 4). Cet accord a remplacé l’ancien accord qui était entré en vigueur le 26 juillet 2007 (JOUE 2007 L 204, p. 18).

[7] Accord entre l’Union européenne et l’Australie sur le traitement et le transfert des données des dossiers passagers (données PNR) par les transporteurs aériens au service australien des douanes et de la protection des frontières, entré en vigueur le 1er juin 2012 (JOUE 2012 L 186, p. 4).

[8] Voy. nos travaux : N. Le Bonniec, « L’avis 1/15 de la CJUE relatif à l’accord PNR entre le Canada et l’Union européenne : une délicate conciliation entre sécurité nationale et sécurité numérique », RTD eur., n° 3, 2018, pp. 617 et s.

[9] Le concept de « sécurité numérique » renvoie ici aux différents moyens permettant d’assurer la protection de « l’identité numérique », celle-ci étant entendue comme une identité « protéiforme » qui « peut se caractériser par la somme des différents éléments disséminés, à dessein ou non (…) » par les voies numériques et qui révèlent des informations personnelles sur un individu ou une entité (J. Giusti et A. Ndiaye, « L’identité numérique, monnaie d’aujourd’hui et rente de demain… » , Revue Lamy Droit de l’Immatériel, n° 140, 1er aout 2017). Or, les données PNR, « prises dans leur globalité, touchent à la sphère de la vie privée, voire intime, des personnes et se rapportent, de manière incontestable, à une ou à plusieurs « personne(s) physique(s) identifiées ou identifiables » » (Conclusions de l’avocat général M. P. Mengozzi sur l’avis 1/15 présentées le 8 septembre 2016, point 170). Elles font notamment l’objet, selon les termes de l’accord PNR en cause, d’une transmission aux autorités publiques canadiennes, mais aussi, possiblement, « à d’autres autorités publiques, y compris d’autres pays tiers », sans que les conséquences de ces transferts puissent être pleinement quantifiées en termes de risques pour les personnes concernées (voy. N. Le Bonniec, « L’avis 1/15 de la CJUE relatif à l’accord PNR entre le Canada et l’Union européenne : une délicate conciliation entre sécurité nationale et sécurité numérique », op. cit.).

[10] J. Auvret-Finck, « L’échange d’information dans les accords PNR conclus par l’Union européenne avec des Etats tiers » in C. Chevallier-Govers (dir.), L’échange des données dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice de l’Union européenne, Mare & Martin, coll. Droit public, 2017, 560 p., p. 269.

[11] Voy. l’Annexe de l’avis 1/15, préc.

[12] J. Auvret-Finck, « L’échange d’information dans les accords PNR conclus par l’Union européenne avec des Etats tiers », op. cit. Voy. aussi S. Peyrou, « La protection des données personnelles face aux programmes PNR. Une illustration du difficile équilibre entre lutte contre le terrorisme et protection des droits fondamentaux » in Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre Bon, Dalloz, 2014, p. 487 et P. Berthelet, « Tous les chemins mènent… à Luxembourg. Analyse institutionnelle de l’accord PNR UE-Canada », RDLF, 2018, chron n° 20.

[13] Décision 2004/496/CE du Conseil du 17 mai 2004 concernant la conclusion d’un accord entre la Communauté européenne et les États-Unis d’Amérique sur le traitement et le transfert de données PNR par des transporteurs aériens au bureau des douanes et de la protection des frontières du ministère américain de la sécurité intérieure, JOUE 2004 L 183, p. 83.

[14] Aviation and Transportation Security Act, Public Law 107-71, 19 novembre 2001.

[15] CJCE, Grande Chambre, 30 mai 2006, Parlement européen c/ Conseil de l’Union européenne, C-317/04, Rec. 4721.

[16] Décision 2007/551/PESC/JAI du Conseil du 23 juillet 2007 relative à la signature, au nom de l’Union européenne, d’un accord entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique sur le traitement et le transfert de données des dossiers passagers (données PNR) par les transporteurs aériens au ministère américain de la sécurité intérieure (DHS) (accord PNR 2007), JOUE 2007 L 204, p. 16.

[17] Décision 2008/651/PESC/JAI du Conseil du 30 juin 2008 relative à la signature, au nom de l’Union européenne, d’un accord entre l’Union européenne et l’Australie sur le traitement et le transfert de données des dossiers passagers (données PNR) provenant de l’Union européenne par les transporteurs aériens au service des douanes australien, JOUE 2008 L 213, p. 47.

[18] Point 129 de l’avis 1/15, préc.

[19] Point 131 de l’avis 1/15, préc.

[20] Point 132 de l’avis 1/15, préc.

[21] Conclusions de l’avocat général M. P. Mengozzi sur l’avis 1/15 présentées le 8 septembre 2016, point 176.

[22] Ibid.

[23] Le G29 est un Groupe de travail et un organe consultatif européen indépendant qui a été institué par l’article 29 de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (JOCE 1995 L 181, p. 31). Depuis l’entrée en vigueur du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données), le G29 a été remplacé par le Comité européen de la protection des données.

[24] Avis 5/2007 concernant le nouvel accord entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique sur le traitement et le transfert de données des dossiers passagers (données PNR) par les transporteurs aériens au ministère américain de la sécurité intérieure conclu en juillet 2007 (01646/07/EN, WP 138) et Avis 4/2003 sur le niveau de protection assuré aux États-Unis pour la transmission des données passagers (11070/03/EN, WP 78) ; Avis 7/2010 sur la communication de la Commission européenne relative à la démarche globale en matière de transfert des données des dossiers passagers (PNR) aux pays tiers (622/10/EN, WP 178) ; Avis 10/2011 du groupe de travail «Article 29» sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’utilisation des données des dossiers passagers pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière (00664/11/EN, WP 181) ; Avis 01/2014 du Groupe de travail « sur l’article 29 » sur l’application des notions de nécessité et de proportionnalité et la protection des données dans le secteur répressif du 27 février 2014 (536/14/FR, WP 211).

[25]CEPD, Avis du 20 décembre 2007 sur la proposition de décision-cadre du Conseil relative à l’utilisation des données des dossiers passagers (PNR) à des fins répressives, JO C 110 du 1.5.2008, p. 1–15 (points 117 et 118).

[26] Avis du CEPD du 30 septembre 2013 sur les propositions de décisions du Conseil relatives à la conclusion et à la signature de l’accord entre le Canada et l’Union européenne sur le transfert et le traitement de données des dossiers passagers, JOUE 2014 C 51, p. 12.

[27] Résolution du Parlement européen du 25 novembre 2009 sur la communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil – un espace de liberté, de sécurité et de justice au service des citoyens – programme de Stockholm. V. S. Peyrou, « La protection des données personnelles face aux programmes PNR. Une illustration du difficile équilibre entre lutte contre le terrorisme et protection des droits fondamentaux », in Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre Bon, Éd. Dalloz, 2014, pp. 496-497.

[28] Voy. les observations formulées par le Parlement européen dans sa demande d’avis aux points 35 à 43 de l’avis 1/15, préc.

[29] Ibid., point 36.

[30] Communication de la Commission du 21 septembre 2010 relative à la démarche globale en matière de transfert des données des dossiers passagers (PNR) aux pays tiers, COM(2010)492 final.

[31] Décision 2006/230/CE du Conseil du 18 juillet 2005 relative à la conclusion de l’accord entre la Communauté européenne et le gouvernement du Canada sur le traitement des données IPV/DP (JOUE 2006 L 82, p. 14). Voy. l’accord entre la Communauté européenne et le gouvernement du Canada sur le traitement des données relatives aux informations préalables sur les voyageurs et aux dossiers passagers qui est entré en vigueur le 22 mars 2006 (JOUE 2006 L 82, p. 15). L’accord de 2006 avait été conclu sur la base d’une série d’engagements de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), engagements qui ont expiré le 22 septembre 2009, ce qui a rendu nécessaire l’ouverture de négociations pour la conclusion d’un nouvel accord.

[32] Résolution du Parlement européen du 25 novembre 2014 sur la saisine pour avis de la Cour de justice sur la compatibilité avec les traités de l’accord entre le Canada et l’Union européenne sur le transfert et le traitement de données des dossiers passagers (2014/2966(RSP).

[33] Voy. CJUE, Grande Chambre, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland Ltd, C-293/12 et C-594/12, points 47 et s., AJDA 2014. 773, ibid. 1147, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère, D. 2014. 1355, note C. Castet-Renard,
RTD eur, 2015. 117, étude S. Peyrou, ibid. 168, obs. F. Benoît-Rohmer, ibid. 786, obs. M. Benlolo-Carabot.

[34] CJUE, Grande Chambre, 21 décembre 2016, Tele2 Sverige, C-203/15, AJDA 2016. 2466, ibid. 2017. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville, D. 2017. 8, Dalloz IP/IT 2017. 230, obs. D. Forest, Rev. UE 2017. 178, étude F.-X. Bréchot, Common Market Law Review, 2017, vol. 54, n° 5. 1467, obs. I. Cameron. Cet arrêt était relatif à un renvoi préjudiciel sur la question de l’étendue de la directive 2002/58/CE (Directive 2002/58/CE du Parlement et du Conseil, du 12 juillet 2002, concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications numériques, JOCE 2002 L 201, p. 3).

[35] Voy. Cour EDH, Grande Chambre, 4 décembre 2012, S. et Marper c/ Royaume-Uni, req. n° 30562/04, 30566/04, §104 ; GACEDH n° 42.

[36] Point 163 de l’avis 1/15, préc.

[37] M. Benlolo-Carabot, « Chronique Droit pénal de l’Union européenne – Protection des données personnelles, lutte contre le terrorisme : la CJUE confrontée à la surveillance de masse », RTD eur., 2017, p. 887.

[38] Point 141 de l’avis 1/15, préc.

[39] Points 218 à 231 de l’avis 1/15, préc.

[40] CJUE, Grande Chambre, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland Ltd, préc., point 62 ; CJUE, Grande Chambre, 21 décembre 2016, Tele2 Sverige, préc., point 120.

[41] Point 202 de l’avis 1/15, préc.

[42] Point 214 de l’avis 1/15, préc.

[43] CJUE, Grande Chambre, 6 octobre 2015, Schrems, C-498/16, AJDA 2015. 2257, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser, D. 2016. 111, note B. Haftel, ibid. 88, C. Castets-Renard, ibid. 2025, obs. L. d’Avout et S. Bollée, AJ pénal 2015. 601, obs. E. Daoud, Dalloz IP/IT 2016. 26, étude C. Théard-Jallu, J.-M. Job et S. Mintz, RTD eur. 2015.

[44] R. Tinière, « L’influence croissante de la Charte des droits fondamentaux sur la politique extérieure de l’Union européenne », RDLF, 2018, chron. n° 02.

[45] Sur les difficultés d’articulation que cela pourrait poser, voy. E. Carpanelli et N. Lazzerini, « PNR : Passenger Name Record, Problems Not Resolved ? The EU PNR Conundrum After Opinion 1/15 of the CJEU », Air and Space Law, vol. 42, Issue 4/5, 2017, pp. 377-402.

[46] Points 212 à 215 de l’avis 1/15, préc.

[47] R. Tinière, « L’influence croissante de la Charte des droits fondamentaux sur la politique extérieure de l’Union européenne », op. cit.

[48] Voy. l’article 1er de la Décision 2000/520/CE de la Commission du 26 juillet 2000 conformément à la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil relative à la pertinence de la protection assurée par les principes de la «sphère de sécurité» et par les questions souvent posées y afférentes, publiés par le ministère du commerce des États-Unis d’Amérique, JOCE L 215, 25.8.2000, pp. 7–47.

[49] Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, préc.

[50] CJUE, Grande Chambre, 6 octobre 2015, Schrems, préc., points 68 et s.

[51] En ce sens, R. Tinière, « L’influence croissante de la Charte des droits fondamentaux sur la politique extérieure de l’Union européenne », op. cit.

[52] Dans l’accord avec le Canada, ces données sont désignées comme étant celles qui révèlent « l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques, l’appartenance syndicale » ou qui se rapportent à « l’état de santé ou la vie sexuelle » (article 2, e)).

[53] Ces rubriques sont les suivantes : code repère des dossiers passagers (PNR), date de réservation/d’émission du billet, date(s) prévue(s) du voyage, nom(s), informations disponibles sur “les grands voyageurs” et les programmes de fidélisation, autres noms mentionnés dans le dossier passager (PNR), toutes les coordonnées disponibles, toutes les informations disponibles relatives au paiement/à la facturation, itinéraire de voyage pour le dossier passager (PNR) spécifique, agence de voyage/agent de voyage, informations sur le partage de codes, informations “PNR scindé/divisé”, statut du voyageur, informations sur l’établissement des billets, toutes les informations relatives aux bagages, informations relatives au siège, remarques générales, toute information préalable sur les voyageurs (IPV) collectée à des fins de réservation, l’historique de tous les changements apportés aux données PNR.

[54] Conclusions de l’avocat général M. P. Mengozzi, préc., point 169.

[55] Ibid., point 122.

[56] Point 167 de l’avis 1/15, préc.

[57] Point 165 de l’avis 1/15, préc.

[58] JOUE 2014 C 51, p. 12.

[59] Directive (UE) n° 2016/681 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à l’utilisation des données des dossiers passagers (PNR) pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière, considérant 37 (JOUE 2016 L 119, p. 132).

[60] E. Carpanelli et N. Lazzerini, « PNR : Passenger Name Record, Problems Not Resolved ? The EU PNR Conundrum After Opinion 1/15 of the CJEU », op. cit ; V. Correia, Données personnelles – À propos de l’avis 1/15 relatif au projet d’accord entre le Canada et l’Union européenne sur le transfert des données des passagers aériens, Communication Commerce électronique, n° 6, juin 2018, étude 10 ; C. Docksey, « Opinion 1/15 : Privacy and security, finding the balance », Maastricht Journal of European and Comparative Law, vol. 24, n° 6, 2017, pp. 768-773, spéc. p. 771.

[61] Voy. la Recommandation de décision du Conseil du 13 mai 2015 autorisant l’ouverture des négociations en vue de la conclusion d’un accord entre l’Union européenne et le Mexique pour le transfert et l’utilisation des données des dossiers passagers (PNR) afin de prévenir et de combattre les autres formes graves de criminalité transnationale (COM (2015) 210 final).

[62] Voy. la note du Conseil de l’Union européenne, « Information by the Commission on the PNR legislation adopted by Mexico and the Republic of Argentina requesting the transfer of PNR data from the EU » du 5 mars 2015 (n° 6857/15).

[63] Point 206 de l’avis 1/15, préc.

[64] Point 207 de l’avis 1/15, préc.

[65] Ibid.

[66] Avec le règlement (UE) 2016/679 (préc.), les données biométriques font désormais partie des données qualifiées de sensibles selon son article 9.

[67] Les demandes de décision préjudicielle concernaient un refus opposé aux requérants au principal de leur délivrer un passeport et une carte d’identité, sans que soient concomitamment relevées leurs données biométriques. La Cour a ainsi considéré que « le règlement nº 2252/2004 n’oblige pas un État membre à garantir, dans sa législation, que les données biométriques ne seront ni utilisées ni conservées par cet État à des fins autres que celles visées à l’article 4, paragraphe 3, de ce règlement » (CJUE, 16 avril 2015, W. P. Millems e. a., C-446/12 et 449/12, point 48 ; AJDA. 2015, p. 1093, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère et c/ Gänser), cette affaire étant toutefois antérieure à l’adoption du règlement (UE) 2016/679 (préc.). Voy. C. Maubernard, « La protection des données à caractère personnel en droit européen. De la vie privée à la vie privée numérique », Rev. UE, 2016, p. 406.

[68] Voy. le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (préc.) et notamment son article 4-11°, le consentement étant défini comme « toute manifestation de volonté, libre, spécifique, éclairée et univoque par laquelle la personne concernée accepte, par une déclaration ou par un acte positif clair, que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement ».

[69] Points 218 à 220 de l’avis 1/15, préc.

[70] Conclusions de l’avocat général M. P. Mengozzi, préc. point 184.

[71] Point 149 de l’avis 1/15, préc. La Cour avait déjà qualifié la lutte contre le terrorisme d’objectif général de l’Union, voy. l’affaire CJUE, Grande Chambre, 3 septembre 2008, Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation c/ Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes (Kadi), C-402/05 P et C-415/05 P, point 363.

[72] Point 136 de l’avis. Cette formule est reprise de l’arrêt CJUE, Grande Chambre, 9 novembre 2010, Volker und Markus Schecke, C-92/09, point 48.

[73] CJUE, Grande Chambre, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland Ltd, préc.

[74] Ibid., point 55.

[75] Conclusions de l’avocat général M. P. Mengozzi, préc., point 240.

[76] M. Benlolo-Carabot, « Chronique Droit pénal de l’Union européenne – Protection des données personnelles, lutte contre le terrorisme : la CJUE confrontée à la surveillance de masse », op. cit. Dans une affaire du 13 septembre 2018 concernant le Royaume-Uni, la Cour EDH a également eu l’occasion de considérer qu’un système d’interception massive des communications n’est pas en soi incompatible avec la Convention (Cour EDH, 13 septembre 2018, Big Brother Watch et autres c/ Royaume-Uni, req. n° 58170/13, 62322/14 et 24960/15). Cette affaire a néanmoins fait l’objet d’un renvoi devant la Grande Chambre de la Cour EDH.

Une hiérarchie entre droits fondamentaux ? Le point de vue du droit civil

$
0
0

 

Par Christophe Quézel-Ambrunaz et Vincent Rivollier, Université Savoie Mont Blanc, Centre de recherche en droit Antoine Favre

 

Évoquer la hiérarchie entre les droits fondamentaux du point de vue du droit civil peut surprendre. Le droit civil était traditionnellement éloigné de la logique des droits fondamentaux. L’horizontalité des rapports du droit civil a longtemps constitué un obstacle à la prise en compte des droits fondamentaux dont l’essence est plus verticale.

D’un point de vue chronologique, l’entrée dans le droit positif des droits fondamentaux et leur réalisation sont bien postérieures à l’affirmation des grands principes du droit civil. Longtemps le droit de la CEDH, et plus largement les droits fondamentaux, ont été vus comme des perturbateurs de la belle architecture du droit civil. À tout le moins ils interrogent voire bousculent les certitudes du droit civil. Il est remarquable que les divisions traditionnelles des droits nationaux sont totalement étrangères au droit européen des droits de l’Homme. Ainsi, la catégorie « droit civil » n’a aucun sens en droit européen des droits de l’homme, ou même en droit de l’Union européenne.

Certes certains Codes civils distinguent entre plusieurs intérêts lorsqu’il convient de les protéger. Le BGB en particulier hiérarchise les intérêts protégés dans le cadre de la responsabilité civile. L’atteinte à un droit absolu permet une indemnisation plus complète et plus simple qu’une atteinte à d’autres droits. Sont notamment considérés comme des droits absolus le droit à la vie, à l’intégrité physique, à la liberté et plusieurs droits de la personnalité. En revanche, le préjudice économique pur est exclu de cette liste[1].

Mais le droit civil français s’en distingue de manière importante en déconnectant l’étendue de la réparation du fondement de la responsabilité[2]. La réparation est intégrale, quel que soit le fondement de la responsabilité du défendeur. Il n’existe donc pas de pétition de principe quant à une éventuelle hiérarchisation des droits protégés. Ainsi que l’expliquait le tribun Tarrible, l’article 1382, devenu 1240 du Code civil « embrasse dans sa vaste latitude tous les genres de dommages et les assujettit à une réparation uniforme »[3].

Le Code Napoléon de 1804, code bourgeois, apparaissait très protecteur du droit de propriété. Mais l’évolution législative a conduit à l’affirmation de nouveaux droits. La protection de plusieurs droits de la personnalité a été affirmée dans le Titre I du Livre Ier. De même, la jurisprudence a largement étendu la protection et l’indemnisation des droits extrapatrimoniaux. Ainsi, affirmer la hiérarchisation de certains droits ou de certains intérêts en droit civil pourrait apparaître hérétique. Il n’en est rien.

Notre étude envisage le droit civil essentiellement à travers le prisme du droit de la responsabilité civile. Le droit civil est trop large et trop divers pour examiner chacune de ses sous-branches à l’aune de la question posée. Henri Mazeaud affirmait déjà que « Le principe énoncé par l’art. 1382 c. civ. est l’une de ces grandes règles d’équité qui peuvent, à elles seules, résumer le droit tout entier. »[4]. La responsabilité civile peut ainsi, virtuellement au moins, embrasser et protéger un grand nombre de droits et intérêts, y compris donc les droits fondamentaux. Elle apparaît ainsi comme un révélateur quant aux droits fondamentaux dont l’effectivité est débattue. En analysant la manière dont certains droits sont saisis à travers la responsabilité civile une hiérarchisation se dessine.

Le droit de la responsabilité civile permet de s’interroger sur les sanctions des violations des droits fondamentaux, ainsi que sur la prise en compte de ceux-ci pour la mise en œuvre de la réparation.

Plus largement, la hiérarchisation, ou en tout cas la mise en balance entre les droits fondamentaux, devient plus visible devant les juridictions judiciaires. Pour justifier certaines atteintes aux droits fondamentaux dits relatifs de la Convention européenne des droits de l’homme, il est nécessaire de confronter des intérêts divergents. Peu à peu, un contrôle de proportionnalité dans l’application de deux droits concurrents apparaît, tend à devenir explicite. En présence d’une atteinte ou d’une ingérence dans un droit relatif, tel que le droit au respect de la vie privée, les juges doivent se poser toute une série de questions : cette ingérence a-t-elle une base légale claire et accessible en droit interne ? Le but poursuivi est-il légitime ? L’ingérence est-elle un moyen proportionné, c’est-à-dire « nécessaire dans une société démocratique » pour parvenir à un tel but ? Les juges nationaux, et en dernier lieu la Cour de cassation ou le Conseil d’État, doivent procéder à un tel contrôle[5]. L’introduction de motivations enrichies dans les arrêts de la Cour de cassation devrait permettre de rendre plus explicite et visible ce contrôle de proportionnalité dans l’atteinte à un droit, et dans sa confrontation avec un autre droit[6]. Il est encore un peu tôt pour dresser le bilan de cette motivation enrichie s’agissant du contrôle de proportionnalité des droits fondamentaux.

Deux logiques s’affrontent : celle des droits fondamentaux, consubstantielle à une appréciation de la valeur des intérêts protégés, et celle de la responsabilité civile, postulant a priori un principe d’équivalence entre les atteintes à ces mêmes intérêts. De cet antagonisme naît un bouleversement profond de la lecture de la responsabilité civile : certains intérêts semblent mieux protégés que d’autres, que ce soit à propos de la reconnaissance de leur violation, et des modalités de l’indemnisation de celle-ci. Par un effet miroir, la responsabilité civile offre aux droits fondamentaux une proposition de hiérarchisation, qui pourrait être figurée sous la forme d’une pyramide.

La pyramide que l’on peut esquisser apparaît un peu étrange. Il n’y a rien d’extraordinaire à ce que la protection du corps humain et de l’intégrité corporelle apparaisse à son sommet. Cependant cette pyramide apparaît quelque peu décapitée ou étêtée : certains aspects du droit à la vie ne sont pas réparés. Par ailleurs, les bases de cette pyramide ne sont peut-être pas aussi solides que ce qu’il y a paraît au premier abord, certains aspects de la pyramide présentent des fissures.

Ainsi, la responsabilité civile révèle une pyramide des droits fondamentaux. Cette pyramide apparaît en premier lieu étêtée (I). Cette pyramide présente, cependant et en second lieu, une base effritée (II).

 

I — Une pyramide étêtée

 

Au sommet de la pyramide des droits fondamentaux tels qu’appréhendés par le droit et la responsabilité civils se situe certainement le droit au respect de l’intégrité corporelle. Cette construction s’est réalisée tout au cours des XXe et XXIe siècles. Mais le droit à la vie, qui devrait être l’aboutissement du droit au respect de l’intégrité corporelle, demeure inachevé en droit civil. Au stade de la réparation, le droit de la responsabilité civile nie l’existence d’un tel droit. Ainsi, à la construction du droit au respect de l’intégrité corporelle (A) doit être opposé l’inachèvement du droit à la vie (B).

 

A – La construction du droit au respect de l’intégrité corporelle et la réparation des dommages corporels

Le droit à l’intégrité corporelle, ou droit à l’intégrité physique, apparaît, dans l’ordre des droits fondamentaux, comme un leitmotiv sous-jacent. Il se retrouve certainement dans le droit à la sûreté[7] ou à la sécurité, le droit de ne pas subir de tortures ou de traitements inhumains, le droit à la vie, selon les formulations des différents textes, mais sans être défendu pour lui-même.

Au contraire, dans l’ordre du droit civil, il est en passe de devenir un droit absolument prépondérant. Les lois de bioéthique ont introduit dans le Code l’idée, d’abord de la primauté de la personne — qui ne saurait s’envisager désincarnée (art. 16), mais aussi du droit au respect et à l’inviolabilité du corps (art. 16-1), et à l’intégrité du corps humain (art. 16-3). Ces pétitions de principe ne génèrent pas un contentieux important : ce sont les articles 1240 et suivants qui protègent l’intégrité corporelle, par le truchement de la responsabilité civile.

Cela est le résultat d’une longue maturation. Le droit romain distinguait le corps des esclaves, approprié, évalué en cas de dommage ou de décès, du corps des hommes libres, qui ne pouvait pas donner lieu à indemnisation[8]. La responsabilité moderne, sur les fondements posés par Grotius[9] ou Pufendorf[10] et interprétés par le codificateur napoléonien[11], offrait une protection essentiellement aux biens : la classe dominante après la révolution, la bourgeoisie, trouvait là une garantie, le complément de la protection de la propriété privée. Les évolutions sociales ont fait passer les classes laborieuses au premier plan, et ont amené la protection leur gagne-pain : leur corps. La formidable extension de la responsabilité civile a certes été alimentée par la généralisation de l’assurance de responsabilité, mais aussi par la volonté constante de mieux indemniser le dommage corporel : Teffaine[12], Jand’heur[13], Dangereux[14], Fullenwarth[15], Gabillet[16], Bertrand[17], Levert[18] : la plupart des arrêts emportant extension de la responsabilité civile ont été rendues dans des espèces concernant le dommage corporel.

Le substrat théorique de l’éminente protection du corps humain peut se trouver dans la théorie de la garantie[19], elle-même inspirée des théories germanistes des intérêts protégés[20], qui n’est pas sans influence sur le droit français[21] : l’intégrité corporelle, dans cette approche, partage avec la protection de la propriété privée le statut d’intérêts garantis, les atteintes à ceux-ci ne pouvant être justifiées, notamment par l’exercice d’une activité licite ou d’un droit.

L’actuel projet de réforme de la responsabilité civile (mars 2017) va plus loin ; un corps de règles est prévu spécialement pour le dommage corporel au sein du droit commun de la responsabilité civile, qui bénéficie d’un certain nombre de règles d’exception : application des règles de la responsabilité civile extracontractuelle même dans un cadre contractuel (art. 1233-1), application de la causalité alternative lorsque le dommage est causé par un membre inconnu d’un groupe déterminé (art. 1240), restriction de l’effet partiellement exonératoire de la faute de la victime à la seule faute lourde (art. 1254), mise en échec de la règle de concentration des moyens (art. 1262), mise en échec de la règle de l’obligation de minimiser son préjudice (art. 1263), exclusion de l’aménagement par contrat de la responsabilité (art. 1281).

Là où le droit de la responsabilité civile se ramifiait traditionnellement en droit commun et régimes spéciaux selon la nature du fait générateur[22], une nouvelle subdivision de la matière se fait jour, autour de la notion de préjudice, qui en deviendrait le pivot théorique. À un dommage « de droit commun » idéalisé, avec une fonction essentiellement résiduelle, répondraient des dommages spéciaux – corporels, matériels, économiques, écologiques, ou encore constitués par des troubles de voisinage ; chaque dommage spécial étant à la base d’un droit spécial, avec un corps de règles partiellement autonome. La hiérarchisation des intérêts serait alors marquée par la facilité avec laquelle, pour chaque dommage spécial, la responsabilité est engagée, et la complétude de l’indemnisation affirmée.

Si tel était le cas, la responsabilité civile reprendrait à son compte un trait de caractère des modes de réparation des dommages sans égard à la responsabilité de quiconque[23]. De tels mécanismes de pure socialisation des risques ont proliféré, au gré de l’identification de troubles sociaux restant sans réponse compensatrice — étant entendu que, pour leur grande majorité, ils concernent essentiellement les atteintes corporelles.

 

B – Le droit à la vie, un droit inachevé

Si l’intégrité corporelle occupe les degrés les plus élevés de la pyramide, il semblerait logique que le droit à la vie (la mort étant l’atteinte ultime à l’enveloppe charnelle), en forme le sommet.

Parcourir les principaux textes protégeant les libertés fondamentales renforce cette impression. Déjà, le préambule de la déclaration d’indépendance des États-Unis (1776) mentionne ce droit à la vie ; à la lumière de ce texte, il est possible d’interpréter le « demeure » du premier article de la DDHC (1789) comme intégrant ce droit : pour demeurer égaux en droit, il faut nécessairement vivre encore. Les textes récents le consacrent expressément ; à l’article 3 pour la DUDH (1948), à l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), à l’article 2 de la CSDH (« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi »), à l’article 2 de la Charte no 2000/C 364/01 du 7 décembre 2000 (« Toute personne a droit à la vie. »)

Mieux, la Cour européenne des droits de l’homme estime que « La convergence des instruments [internationaux] est significative : elle indique que le droit à la vie constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et qu’il forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme. »[24]. Elle avait déjà, auparavant, hissé ce droit au rang de « l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe », l’article 2 étant « parmi les articles primordiaux de la Convention, auxquels aucune dérogation ne saurait être autorisée, en temps de paix »[25].

Néanmoins, il y a un pas, de l’interdiction de l’État à porter atteinte à la vie, à l’obligation qui lui serait faite d’ordonner la réparation des atteintes accidentelles.

Si la Cour européenne des droits de l’homme a pu, dans l’affaire Trévalec contre Belgique[26], au visa de l’article 2, accorder une indemnisation pour préjudice moral complémentaire à celle, dite intégrale, reçue selon les mécanismes nationaux (voir infra.), elle n’a à notre connaissance jamais condamné un État pour non-réparation, ou réparation insuffisante, d’une atteinte à la vie. Certes, l’État doit se doter d’une législation pénale concrète et dissuasive, s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations[27], et doit diligenter une enquête selon une procédure permettant de connaître les raisons des événements qui ont frappé l’individu pour pouvoir déterminer les responsabilités et, au besoin, les sanctionner[28], mais la réparation effective, au moyen de la responsabilité civile, n’est pas imposée.

Si tel était le cas, nombre de systèmes nationaux, et en premier le droit français, seraient en première ligne. En effet, le pretium mortis, le préjudice lié à la mort, n’est pas réparé[29]. Les souffrances endurées pendant l’agonie, l’angoisse devant la mort le sont, mais pas la mort elle-même. La Cour de cassation rappelle que « la perte de sa vie ne fait en elle-même naître aucun droit à réparation dans le patrimoine de la victime »[30]. Plus singulier encore : supposons qu’une victime soit mortellement blessée par un coup de couteau, et qu’une erreur dans sa prise en charge médicale conduise à ce que les maigres chances de la sauver s’évaporent. Le médecin est responsable d’une perte de chance de survie, le meurtrier n’est pas responsable, civilement, de la mort. Parce que la mort n’est pas un préjudice. Or, si les préjudices sont des atteintes à des intérêts protégés par le droit[31], cela signifie que, pour le droit civil, la vie n’est pas un intérêt juridiquement protégé ! La contradiction avec les textes édictant les droits fondamentaux est flagrante.

Les objections à la prise en compte du pretium mortis, donc à une véritable protection de la vie en droit civil, sont nombreuses (question de concomitance du décès et de la disparition de la personnalité[32], difficultés d’évaluations[33]…), mais elles ne sont pas indépassables. Des auteurs[34] se sont prononcés pour une telle indemnisation, des avocats essayent de faire valoir que la mort pourrait être indemnisée comme un DFP à 100 % pour le nombre d’années qui auraient dû être vécues, et l’on trouve quelques décisions isolées admettant une indemnisation forfaitaire, par exemple pour « perte de chance de vie »[35].

 

II — La base effritée

 

La pyramide présente quelques malfaçons à son sommet, puisque le droit à la vie n’est pas reconnu. Par ailleurs, certains éléments qui devraient constituer la base de celle-ci semblent particulièrement fragiles. Deux droits fondamentaux tendent à s’effriter lorsqu’on les observe sous le prisme du droit et de la responsabilité civils. Le premier d’entre eux est le droit de propriété. L’indemnisation de son atteinte est nettement moins assurée et protégée que celle des dommages corporels. Le second droit dont la protection semble mal assurée est celui de ne pas subir la violation d’un droit fondamental. Aussi surprenant que celui puisse paraître, le droit à indemnisation en raison de la violation d’un droit fondamental présente des limites importantes en droit civil interne.

Ainsi, la base de la pyramide semble fragile dans la mesure où le droit de propriété n’est que partiellement protégé (A), et que le droit de ne pas subir d’atteinte à un droit fondamental est méconnu (B).

 

A – Le droit de propriété, partiellement protégé

De l’article 17 de la DDHC de 1789, à l’article premier du premier protocole additionnel à la CSDH, la propriété s’est érigée en droit fondamental. L’article 544 du Code civil confère un caractère d’absolutisme à ce droit — qui n’est toutefois certainement pas à prendre au pied de la lettre. La théorie de la garantie invite à la placer en haut de la hiérarchie des intérêts protégés — à égalité avec l’intégrité corporelle, en ce que rien, dans les relations entre personnes privées du moins, ne peut venir justifier que l’on porte atteinte, sans compensation, à la propriété d’autrui.

Cette convergence, des idées, du Code civil, des droits fondamentaux, laisseraient à penser que, du point de vue de la réparation des dommages, les atteintes à la propriété soient au sommet de la hiérarchie, ou du moins dans les degrés les plus élevés.

Il n’en est rien. Deux mouvements peuvent être notés.

Le premier concerne une dissociation de la propriété matérielle et des intérêts purement économiques[36]. La position traditionnelle du droit français est de réparer tant le gain manqué, le lucrum cessans, que les pertes subies, le damnum emergens[37]. Certains pays, en revanche, se refusent à compenser ce qui est nommé le préjudice économique pur, c’est-à-dire, le gain manqué indépendant de toute atteinte matérielle[38] — ainsi de la perte de chiffre d’affaires d’un établissement contraint de rester fermé, consécutivement à un accident ou à un attentat, sans avoir été lui-même matériellement atteint. À hauteur de principe, le droit français ne trouve nulle raison pour écarter un tel préjudice, sous réserve qu’il apparaisse suffisamment prouvé, ou du moins à la hauteur de la perte d’une chance — ce qui n’est pas en pratique insurmontable. En matière d’inexécution contractuelle, en revanche, l’usage est d’exclure les dommages immatériels consécutifs, par des clauses souvent peu précises, mais contribuant à l’impression générale selon laquelle le préjudice purement économique est un préjudice à part. La CEDH a, au contraire, à l’instar d’autres droits européens, tendance à dissocier les biens, protégés, auxquels peuvent être associés les créances[39] et même les espérances légitimes[40], des simples espoirs, comme la perte de revenu futur[41] ou l’intérêt économique[42].

Le second correspond à un décrochage du dommage matériel par rapport au dommage corporel, en passe de s’amplifier : l’avoir s’infériorise sous l’être. Dans le projet de réforme de la responsabilité civile notamment, la promotion du dommage corporel, telle qu’elle a été décrite, se fait par contraste avec le maintien des règles sur le dommage matériel, voire des restrictions des conditions de la réparation.

L’impact concret sur la responsabilité civile de ces deux mouvements est encore incertain : le projet de réforme de la responsabilité civile est actuellement, semble-t-il, au point mort, et il est difficile d’évaluer l’impact sur la réparation des réserves à propos le préjudice économique pur.

Néanmoins, en élargissant le point de vue pour englober la réparation des dommages, il apparaît que les régimes spéciaux d’indemnisation sans égard à la responsabilité civile non seulement ne sont pas pensés pour la réparation des dommages purement économiques, mais infériorisent les dommages matériels. Par exemple, en matière d’actes terroristes, si l’indemnisation des dommages corporels est attribuée au FGTI, l’indemnisation des dommages aux biens est réalisée par les assureurs couvrant l’incendie, via le mécanisme d’une garantie obligatoire prévue à l’article L. 126-2 du Code des assurances. La garantie terrorisme se calque sur la garantie incendie, et les pertes de l’exploitation ne sont couvertes en cas de terrorisme que si le contrat prévoit cette couverture pour le risque incendie. Mais pour le dommage immatériel… rien n’est prévu.

Pour ce qui est du mécanisme d’indemnisation des victimes d’infractions contre les biens[43], à l’article 706-14 du Code de procédure pénale, des conditions de ressources des victimes sont posées et l’indemnité est plafonnée. Encore, seules les infractions contre des biens corporels ou des sommes d’argent (vol, escroquerie, abus de confiance, extorsion de fonds, destruction, dégradation ou détérioration d’un bien) peuvent donner lieu à une telle indemnisation ; la solidarité nationale se détourne des infractions, telles que la contrefaçon, le parasitisme, ou bien d’autres, qui se réalisent sans atteintes matérielles.

La protection de la propriété par la responsabilité civile est donc partielle, au sens où toutes ses dimensions ne sont pas appréhendées par certains mécanismes de réparation, et faible, dans la mesure où les règles sont moins protectrices des victimes que celles de réparation du dommage corporel.

 

B – La méconnaissance du droit de ne pas subir la violation d’un droit fondamental

Il est par ailleurs possible de s’interroger quant aux conséquences, du point de vue de la responsabilité civile, de la violation d’un droit fondamental. La violation d’un tel droit ouvre-t-elle ipso facto un droit à indemnisation ? En dehors de la réparation des atteintes aux corps ou à la propriété, peut-on identifier un chef de préjudice spécifique lié à la violation d’un droit fondamental ?

La réponse devrait être, en principe, négative en droit français. Classiquement, il est enseigné que la responsabilité civile peut être mise en œuvre à trois conditions : l’existence d’un fait générateur, la présence d’un préjudice réparable et un lien de causalité entre les deux[44]. La violation du droit fondamental constitue certainement un fait générateur de responsabilité, mais encore faudrait-il prouver l’existence d’un préjudice. Ce préjudice ne pourrait s’inférer de la violation du droit fondamental. Le préjudice de violation d’un droit fondamental n’existerait donc pas : la victime obtiendrait seulement réparation des préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux dérivant des atteintes corporelles ou matérielles qu’elle a subies.

Le droit européen et certains droits étrangers fournissent des exemples dans lesquels une indemnisation peut être obtenue en raison d’une telle atteinte. La satisfaction équitable que peut accorder la Cour européenne des droits de l’homme semble pouvoir répondre à une telle catégorie. Dans l’affaire Trévalec contre Belgique, la Cour attribue une telle indemnisation alors que la victime avait déjà reçu une indemnisation intégrale de ses préjudices par la solidarité nationale française[45]. Les civilistes français ont pu s’émouvoir d’une indemnisation supérieure à l’indemnisation intégrale[46]. Il est cependant possible de considérer que l’indemnisation octroyée par la Cour de Strasbourg ne vient pas compenser les blessures subies par le journaliste victime – elles l’ont déjà été – mais un préjudice spécifique né de la violation de l’article 2 de la Convention[47].

De même, différents systèmes de common law semblent admettre l’existence d’actions en dommages et intérêts fondées la violation d’un droit fondamental, indépendamment des actions visant à indemniser les atteintes corporelles et matérielles qui ont pu en résulter. Devant les juridictions anglaises, la question a été posée quant aux fondements de l’action : lorsqu’un défendeur admet sa responsabilité sur le fondement d’un tort (negligence par exemple) et propose donc des compensatory damages au demandeur, ce dernier peut-il maintenir son action sur un autre fondement (assault and battery par exemple). La question a été clairement posée dans l’affaire Ashley v Chief Constable of Sussex Police : les proches d’un homme tué par la police au cours d’une interpellation recherchent la responsabilité de la police[48]. Sur un plan pénal, l’officier a été relaxé pour un motif tenant à la légitime défense (il pensait la victime armée, ce qu’elle n’était pas en réalité). Sur un plan civil, la police admet sa responsabilité et offre une indemnisation sur le fondement de la negligence ; dès lors, elle considère que les demandeurs ne sont pas recevables à agir en assault and battery, leurs préjudices ayant déjà été réparés. Les membres de la House of Lords considèrent cependant que l’action demeure ouverte : leur demande d’indemnisation n’a pas seulement une visée compensatoire (compensatory purpose), mais aussi un but punitif (vindicatory purpose)[49].

En France, la jurisprudence accepte, s’agissant de la violation de certains droits, d’inférer un droit à indemnisation du seul constat d’une telle violation[52]. Elle l’affirme régulièrement s’agissant des droits de la personnalité du titre I du livre Ier du Code civil[53]. Ainsi, la Cour de cassation affirme que « selon l’article 9 du Code civil, la seule constatation de l’atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation »[54]. Mais tous les droits fondamentaux ne bénéficient pas d’une protection pleine et entière. Ainsi, les obligations d’informations en matière médicale découlent du droit au respect de la dignité de la personne humaine[55]. Pourtant le constat d’un manquement à une telle obligation ne bénéficie pas systématiquement d’une telle « présomption » de dommage ; le préjudice extrapatrimonial découlant de la violation d’un tel droit n’est pas toujours reconnu. Le préjudice d’impréparation ne sera indemnisé qu’à la condition que le risque dont la victime n’a pas été informée se réalise[56]. Lorsque le risque ne se réalise pas, mais qu’il a bien été encouru par la victime alors qu’elle n’en était pas informée, cette dernière ne pourra pas solliciter de réparation[57]. Pourtant, la violation de son droit à l’information, découlant du droit fondamental de la protection de la dignité de la personne humaine, est constatée que le risque se soit ou non réalisé. La jurisprudence limite donc la reconnaissance d’un préjudice extrapatrimonial spécifique à l’hypothèse dans laquelle, il existe, en plus d’un manquement au droit au respect de la dignité de la personne humaine, un dommage corporel résultant de la réalisation du risque. Le constat du manquement à un droit fondamental ne suffit donc pas : il faut qu’il ait eu des conséquences corporelles tangibles.

Aux frontières du droit civil, le droit du travail démontre même un recul des « présomptions » de préjudice. La chambre sociale de la Cour de cassation a pu inférer de la violation par l’employeur de certaines règles l’existence d’un préjudice pour le salarié. Ainsi, la Cour de cassation affirmait que « le respect par un salarié d’une clause de non-concurrence illicite lui cause nécessairement un préjudice »[58]. La protection du principe fondamental de libre exercice d’une activité professionnelle justifiait une telle solution. Une cour d’appel ne pouvait donc refuser, en présence d’une clause illicite, d’accorder une indemnisation au motif que le salarié ne rapporte pas l’existence d’un préjudice. Celui-ci existe nécessairement en raison de la violation d’un droit fondamental. De manière surprenante la chambre sociale a élargi le champ des règles dont la violation emporte nécessairement indemnisation. Et certaines ne répondaient pas véritablement à des droits fondamentaux, mais plutôt à des règles techniques : communication de l’ordre des licenciements économiques[59], mention de la priorité de réembauchage dans la lettre de licenciement[60], etc. En 2016, la Cour de cassation a cependant opéré un revirement de jurisprudence : l’existence d’un préjudice ne s’infère plus nécessairement de la violation des règles[61]. À la lecture des premiers arrêts, qui ne concernaient pas la violation de droits fondamentaux, certains auteurs avaient invité la Cour à distinguer selon les règles dont la violation était en cause : les droits fondamentaux bénéficieraient de cette présomption quand les autres règles y échapperaient[62]. La Chambre sociale s’y est refusée et écarte désormais toute présomption, y compris en présence de la violation d’un droit fondamental : le « préjudice nécessaire » n’existe plus. Plus exactement, elle laisse libres les juges du fond de l’évaluation des préjudices découlant de la violation des règles du Code du travail[63]. Ainsi, ils peuvent à nouveau décider que, même en présence de la violation d’un droit fondamental, la victime ne peut être indemnisée faute d’avoir rapporté la preuve d’un préjudice.

Le droit à réparation né du simple constat de la violation d’un droit fondamental, la reconnaissance de préjudices nécessairement causés par la violation d’un droit fondamental sont des moyens de reconnaître l’existence d’un droit spécifique : le droit de ne pas subir la violation d’un droit fondamental. Il existe un intérêt, en dehors même de toute atteinte corporelle ou matérielle, à ne pas subir une telle violation. Le seul constat d’une telle violation devrait conduire à reconnaître l’existence d’un préjudice. De ce point de vue, le droit français apparaît frileux : en recul en droit du travail, exprimé de manière aléatoire ailleurs.

 

 

 

[1] Cf. M. Fromont, J. Knetsch, Droit privé allemand, LGDJ, 2e éd. 2017, nos 353 et s., spéc. sur la hiérarchisation des intérêts no 357, sur le préjudice économique pur nos 364 et 374.

[2] F. Leduc. « Les préjudices réparables », in Le droit français de la responsabilité civile confronté aux projets européens d’harmonisation : recueil des travaux du Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance, GRERCA, 36, IRJS, pp.899, 2012.

[3]  In FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du code civil, T. 13, Paris, 1836, p.488.

[4] H. Mazeaud, « L’absorption des règles juridiques par le principe de responsabilité civile », DH 1935, chr. p. 5.

[5] Voyez par exemple Cass. Crim. 15 janvier 2019, 17-87185, à paraître au Bull. (identification par empreinte génétique) ; Cass. Civ. 1re, 21 novembre 2018, 17-21095, à paraître au Bull. (recherche de paternité) ; Cass. Civ. 3e, 28 juin 2018, 17-20409, à paraître au Bull. (transfert de bail et expulsion) ; Cass. Civ. 1re, 11 juillet 2018, 17-22381, à paraître au Bull. (liberté d’expression) ; CE 7 juin 2019, 423892, Lebon T. (Prostitution) ; CE Ass.  31 mai 2016, 396848, Lebon (PMA).

[6] P. Deumier, « Attendu que la phrase unique est progressivement abandonnée », RTD civ. 2019, p. 67. Cf. aussi le dossier « La réforme du mode de rédaction des arrêts », comprenant un « Memento du contrôle de conventionnalité au regard de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » sur le site de la Cour de cassation.

[7] En faveur de son usage pour protéger l’intégrité corporelle, C. Radé, « Réflexions sur les fondements de la responsabilité civile : 2 — Les voies de la réforme : la promotion du droit à la sûreté », D. 1999. 323 ; pour une critique de cette proposition, F. Marchadier, « La réparation des dommages à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme », RTD. civ. 2009. 245, n° 31.

[8] Ulpien, D. 9.3.1.5 ; Gaius, D. 9.3.7 ; Gaius, D. 9.1.3.

[9] H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, Traduit du latin en françois par De Courtin, A. Seneuze, 1687, Chap. XVII — toutefois, au n° XXII de ce chapitre, est envisagée la réparation du dommage dans l’honneur ou la réputation de quelqu’un : « On repare ce dernier en avoüant la faute, en rendant honneur aux personnes que l’on a voulu décrier, en portant témoignage de leur probité, & en leur faisant d’autres semblables satisfactions, & même un tel dommage se peut reparer par une amande pecuniaire si l’offensé le veut ainsi ; parce que l’argent est la mesure commune pour toutes les choses qui tombent dans l’usage et le commerce des hommes », p. 293 ; lui aussi envisage néanmoins les lésions à l’égard de la personne (p. 294).

[10] S. Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, traduit du latin par J. Barbeyrac, E. & J. R. Thourneisen, 1732.

[11] Le tribun Tarrible évoque la « garantie à la conservation des propriétés de tout genre », séance 19 pluviôse an XII, in P.A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code Civil, 1827, t. XIII, p. 487-8 ;

[12] Cass. 16 juin 1896.

[13] Cass. Ch. Réunies, 13 février 1930, Bull. no 34, p. 68.

[14] Cass. Ch. Mixte 27 février 1970, 68-10276, Bull. n°1.

[15] Cass. A. P., 9 mai 1984, n° 79-16612, Bull. no 4.

[16] Cass. A. P., 9 mai 1984, n° 80-14994, Bull. no 1.

[17] Cass. Civ. 2e, 19 février 1997, n° 94-21111, Bull. civ. II, no 56.

[18] Cass. Civ. 2e, 10 mai 2001, n° 99-11287, Bull. civ. II, no 96.

[19] B. Starck, H. Roland, L. Boyer, Droit civil, Responsabilité délictuelle, 3e éd., Litec, 1988, n° 58 ; cf. aussi J.— A. Nicod, Le concept d’illicéité civile à la lumière des doctrines françaises et suisses, th. Université de Lausanne, 1988.

[20] J.-S. Borghetti, « Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extra-contractuelle », in Études G. Viney, LGDJ, 2008, p. 145.

[21] O. Berg, « L’influence du droit allemand sur la responsabilité civile française », RTD. civ. 2006. 53 ; J. Esser, « Responsabilité et garantie dans la nouvelle doctrine allemande des actes illicites », RID comp. 1961. 481.

[22] M. Poumarède, Régimes de droit commun et régimes particuliers de responsabilité civile, th. Toulouse 1, 2003 ; L. Clerc-Renaud, Du Droit commun et des régimes spéciaux en droit extracontractuel de la réparation, th. Chambéry, 2006.

[23] Sur ceux-ci, M. Mekki, « Les fonctions de la responsabilité civile à l’épreuve des fonds d’indemnisation des dommages corporels », L.P.A. 12 janv. 2005, p. 3 ; F. Leduc, Le droit de la responsabilité civile hors le Code civil, L.P.A., 6 juillet 2005, n° 133, p. 3.

[24] CEDH, Grande Chambre, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne, 22 mars 2001, 34044/96 35532/97 44801/98, §94.

[25] CEDH, Grande Chambre, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, 18 984/91.

[26] Cf. infra.

[27] CEDH, Osman c. Royaume-Uni, 28 oct. 1998, 23452/94, § 115.

[28] CEDH, Dodov c. Bulgarie, 17 janv. 2008, 59548/00 § 97.

[29] Cf. par exemple, pour une décision du fond topique, CA Aix-en-Provence, 10e Chambre, 9 mai 2018, n° 17/02105.

[30] Cass. Civ. 2e, 20 octobre 2016, 14-28866, publié au Bulletin.

[31] Ph. Brun, « Personnes et préjudice », Revue Générale de droit (Ottawa), 2003. 193, spéc. p. 199.

[32] X. Labbée, Condition juridique du corps humain, avant la naissance et après la mort, PU Septentrion, 2012, p. 188

[33] H. Hasnaoui, « La transmission successorale du droit à réparation d’un préjudice extrapatrimonial : quelles limites ? », LPA 6 déc. 2010, no 242, p. 8.

[34] M.A. Sourdat, Traité général de la responsabilité ou de l’action en dommages-intérêts en dehors des contrats, T. I, 5ème Ed., Paris, Marchal et Billard, 1902, no 56 bis ; R. Savatier, Traité de la responsabilité civile en droit français, T. II, LGDJ 2e éd., 1051, n° 543 ; H. et L. Mazeaud, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, T. II, Sirey, 4e éd., 1949, no 1912.

[35] Pour un homme de 63 ans, 40 000 €, TGI de Caen, 20 décembre 2018, n° 813/2018.

[36] Sur cette notion, et en faveur d’une prise en compte mesurée du préjudice économique pur, J. Traullé, « La réparation du préjudice économique “pur” en question », RTD civ. 2018. 285.

[37] R. J. Pothier, Traité des obligations, n° 159.

[38] Sur la notion : Anthony J. Sebok, « The Failed Promise of A General Theory of Pure Economic Loss: An Accident of History? », 61 DePaul L. Rev. 615 (2012) ; pour une étude de droit comparé dans les pays européens, Helmut Koziol, « Recovery for Economic Loss in the European Union », 48 Ariz. L. Rev. 871, 871 (2006). Voir aussi le numéro spécial de la International Review of Law and Economics, 27 Intl. Rev. L. & Econ. 1 (2007).

[39] CEDH, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 déc. 1994, 13427/87, § 59.

[40] CEDH, gr. ch. 28 sept. 2004, Kopecky c. Slovaquie, 44912/98, § 54; CEDH 18 nov. 2010, Richet et Le Ber c. France, 18990/07, § 89.

[41]  CEDH, 25 janv. 2000, Ian Edgar (Liverpool) Limited c. Royaume-Uni, 37683/97.

[42] CEDH, gr. ch., 11 janv. 2007, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal, 73049/01, § 78.

[43] Et des atteintes légères à la personne.

[44] Pour une autre présentation, mettant en avant certaines contractions des conditions de la responsabilité civile, cf. C. Quézel-Ambrunaz, « La contraction des conditions de la responsabilité civile en cas d’atteinte à un droit fondamental », RDLF 2012, chron. n°27.

[45] CEDH 25 juin 2013, Trévalec c. Belgique, no 30812/07.

[46] O. Sabard, « Le principe de réparation intégrale menacé par la satisfaction équitable ! », D. 2013, p. 2139 ; P-Y. Gautier, « La Cour européenne des droits de l’homme poursuit la révolution normative », D. 2013, p. 2106.

[47] C. Quézel-Ambrunaz, « Des dommages et intérêts octroyés par la Cour européenne des droits de l’homme », RDLF 2014, Chron. n°5. Dans son opinion concordante, le juge Pinto de Albuquerque considère qu’il s’agit de dommages-intérêts punitifs.

[48] Ashley v Chief Constable of Sussex, House of Lords, 23 avril 2008, (2008) UKHL 25.

[49] « But the purposes for which damages could have been awarded to the deceased Mr Ashley himself, if he had not died as a result of the shooting, are not confined to a compensatory purpose but include also, in my opinion, a vindicatory purpose » (Lord Scott, Ashley v Chief Constable of Sussex, préc., no 22). Sur la question du rapport entre le droit de la responsabilité civile (tort law) et le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, cf. J. Steele, « Damages in tort and under the Human Rights Act: remedial or functional separation? », Cambridge Law Review 2008, 67(3), 606-634 ; M.  Arden, « Human rights and civil wrongs: tort law under the spotlight », Public Law 2010, Jan, 140-159.

[50] Adopté en 1990, cf. http://www.legislation.govt.nz/act/public/1990/0109/latest/DLM224792.html

[51] Wilding v Attorney General, Court of Appeal, [2003] 3 NZLR 787, spec. no 16. Disponible sur http://www.nzlii.org/cgi-bin/download.cgi/nz/cases/NZCA/2003/205 Cf. S. Todd,  (eds.), The Law of Torts in New Zealand, Thomson Reuters, 7th ed. 2016, spéc. p. 1087 et s., p. 1096.

[52] Sur cette question cf. le dossier « Existe-t-il un préjudice inhérent à la violation des droits et libertés fondamentaux ? », RDLF 2012 et 2013.

[53] Cf. C. Quézel-Ambrunaz, « La responsabilité civile et les droits du titre I du livre I du Code civil. À la découverte d’une hiérarchisation des intérêts protégés », RTD civ. 2012, p. 251 et s.

[54] Par ex. Cass. Civ. 1re, 5 nov. 1996, no 94-14798, Bull. civ. I, no 378.

[55] Cass. Civ. 1re, 9 octobre 2001, 00-14564, Bull. civ. I, no 249 : « [le devoir d’information du médecin vis-à-vis de son patient] trouve son fondement dans l’exigence du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ».

[56] Reconnaissant un poste de préjudice spécifique, cf. Cass. Civ. 1re, 3 juin 2010, no 09-13591, Bull. civ. I, no 128. La portée de l’arrêt est incertaine lorsque les risques ne se sont pas réalisés. Au visa des articles 16, 16-3, alinéa 2, et 1382 du Code civil, la Cour considère que « toute personne a le droit d’être informée, préalablement aux investigations, traitements ou actions de prévention proposés, des risques inhérents à ceux-ci, et que son consentement doit être recueilli par le praticien, hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle elle n’est pas à même de consentir », ainsi « le non-respect du devoir d’information qui en découle, cause à celui auquel l’information était légalement due, un préjudice, [que] le juge ne peut laisser sans réparation ».

[57] Cass. Civ. 1re, 23 janvier 2014, no 12-22123, Bull. civ. I, no 13 : « indépendamment des cas dans lesquels le défaut d’information sur les risques inhérents à un acte d’investigation, de traitement ou de prévention a fait perdre au patient une chance d’éviter le dommage résultant de la réalisation de l’un de ces risques, en refusant qu’il soit pratiqué, le non-respect, par un professionnel de santé, de son devoir d’information cause à celui auquel l’information était due, lorsque ce risque se réalise, un préjudice résultant d’un défaut de préparation aux conséquences d’un tel risque, que le juge ne peut laisser sans réparation ». Dans le même sens, cf. CE 10 octobre 2012, 350426, Lebon.

[58] Cass. Soc. 22 mars 2006, no 04-45546, Bull. civ. IV, no 120.

[59] Cass. Soc. 2 février 2006, no 03-45443, Bull. civ. IV, no 57.

[60] Cass. Soc. 28 septembre 2011, no 09-43374, inédit au Bull.

[61] Cass. Soc. 13 avril 2016, no 14-28293, Bull. civ. IV, no 849. et son commentaire au BICC (remise tardive par l’employeur de certificats de travail et de bulletins de paie) ; Soc. 7 juillet 2016, no 15-20120, inédit au Bulletin (remise tardive de documents à la suite d’un licenciement).

[62] Cf. J. Mouly, « Les présomptions de dommage en droit du travail : abandon ou simple reflux ? », note sous Soc. 13 avril 2016, no 14-28293, RJS 2016, p. 491 et s. Cf. également P. Bailly et D. Boulmier, « La fin du préjudice nécessaire met-elle en danger l’efficacité des sanctions en droit du travail ? », RDT 2017, p. 374 et s.

[63] Cass. Soc. 25 mai 2016, no 14-20578, publié au Bull. (nullité d’une clause de non-concurrence en raison de l’atteinte portée à la liberté du travail).

Viewing all 428 articles
Browse latest View live