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Rire est-il une liberté fondamentale ?

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Ce texte est la restitution écrite d’une intervention lors du colloque « Rire, droit et société » qui s’est tenu les 3 et 4 décembre 2015 à l’Université de Toulouse à l’initiative de D. Guignard, S. Saunier et S. Regourd.

Xavier Dupré de Boulois est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (UMR 8103)

 

 

singeLa question qui constitue l’intitulé de cette contribution est délicate. Prima facie, elle évoque un simple problème de qualification : le rire appartient-il à la catégorie des comportements érigés en liberté fondamentale dans notre système juridique ? La difficulté est que la notion de liberté fondamentale est pour le moins discutée au sein de la doctrine juridique. De par la diversité de ses usages en droit et en dehors du droit, et la variété des textes et des juridictions qui la mobilisent, cette notion ne bénéficie pas d’une définition cohérente en droit positif. Pas plus la doctrine n’est-elle parvenue à se mettre d’accord sur une définition consensuelle. Et si l’on ajoute qu’elle n’est pas, loin de là, le monopole du langage des juristes, qu’elle est régulièrement mobilisée par les acteurs sociaux et politiques au soutien de revendications diverses, on comprend que le risque est qu’une réflexion sur le statut juridique du rire soit essentiellement consacrée à une énième tentative de définition de la notion de liberté fondamentale. Sans nier l’intérêt d’une telle recherche, à laquelle, au demeurant, l’auteur de ses lignes a déjà tenté de contribuer 1, le choix a été fait ici de ne pas enfermer le propos dans une définition a priori de la notion et de la catégorie de liberté fondamentale.

Pour répondre à la question posée, la réflexion s’articulera en deux temps. En dressant une sorte de cartographie juridique du rire, il s’agira d’abord d’identifier les indices qui sont susceptibles de justifier une telle qualification. Il n’y a guère d’efforts à faire pour reconnaître au rire les attributs d’une liberté fondamentale (I). Nous changerons ensuite de registre pour tenter de démontrer que si une telle qualification est envisageable, il nous paraît nécessaire de l’écarter (II).

 

I. Cartographie juridique du rire : une liberté

 

Le droit positif, qu’il soit écrit ou jurisprudentiel, n’évoque guère le rire. Et cela est plutôt rassurant. Plus précisément, il ne se saisit pas du rire en tant que tel, c’est-à-dire de l’action de rire. Elle relève plutôt d’une autre expression de la régulation sociale, la civilité. Ces règles de civilité ont parfois été codifiées. Un bon exemple en est donné par l’ouvrage « Les règles de la bienséance et de la civilité chrétiennes à l’usage des écoles chrétiennes » élaboré en 1702 par Jean-Baptiste de la Salle. Il comporte plusieurs alinéas consacrés au « bien rire ». Il en ressort que l’on ne peut rire de tout (« ne pas contrefaire les bigleux ou les louches pour faire rire » ; « on ne doit pas rire des choses qui touchent la religion, des paroles et actions malhonnêtes et des imperfections et malheurs des autres »), qu’il existe un moment pour rire (« le temps du rire est celui qui suit le repas » ; « On ne doit pas se donner la liberté de rire en tout temps et en toute occasion et notamment des peines et décès » et qu’il existe une « bonne » manière de rire (« qu’on rit jamais avec beaucoup d’éclat, et encore bien moins qu’on le fasse d’une manière si dissolue et si peu sage qu’on en perde la respiration et qu’on en vienne à faire des gestes indécents »).

En réalité, le droit positif s’intéresse plutôt à l’action de faire rire, et en particulier à l’action de faire rire aux dépens d’autrui. En paraphrasant Paul Maertens 2, on peut dire qu’il ne se saisit du rire que lorsqu’il « fait des victimes ». Il existe en effet une faculté de nuire à autrui qui est inhérente au « faire rire ». Elle s’exprime notamment à travers la caricature, la parodie, la moquerie, la plaisanterie, etc. A partir de là, la cartographie juridique du rire peut être résumée en quatre points.

En premier lieu, notre droit positif étant silencieux sur le rire en tant que simple réflexe ou comportement et notre ordre juridique reposant sur le principe de liberté proclamé par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), il est possible d’affirmer l’existence d’une liberté de rire.

Le second constat qui s’impose est que notre droit positif n’interdit pas non plus le « faire rire aux dépens d’autrui ». Il existe donc une liberté de faire rire aux dépens d’autrui. Elle se spécifie au sein des différentes libertés. En effet, la liberté est définie par l’article 4 de la DDHC comme celle qui « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Par dérogation au principe posé par la DDHC, la liberté de rire aux dépens d’autrui relève donc de la catégorie des droits licites de nuire identifiée par la doctrine civiliste. Cette catégorie de droits a essentiellement été pensée dans le cadre du droit de la responsabilité civile. La liberté de faire rire aux dépens d’autrui cohabite en son sein avec le droit de grève et la liberté d’entreprendre 3. Il en résulte que cette liberté échappe au droit commun de la responsabilité civile qui repose sur un principe général de prohibition de nuire à autrui (Conseil const., n°82-144 DC, 22 oct. 1982, Loi relative au développement des institutions représentatives du personnel, §3).

Au-delà du droit de la responsabilité civile, cette liberté est reconnue dans les différents champs du droit. Elle fait l’objet d’une protection spécifique en droit de propriété intellectuelle à travers l’exception de parodie prévue par le code de la propriété intellectuelle. Elle est opposable au droit d’auteur (art. L. 122-5 CPI) et aux titulaires de droits voisins (art. L. 211-3 CPI) tel que l’artiste-interprète (CA Paris, 21 sept. 2012, Jurisdata n°2012-021858). Si le code de la propriété intellectuelle reste silencieux au sujet de la parodie de marque, il n’en reste pas moins que la jurisprudence a reconnu le caractère licite du détournement de marque par des associations (de défense de l’environnement en particulier) en se fondant sur la liberté d’expression (Cass. Civ. 1, 8 avril 2008, Bull. I n°104 : Affaire Greenpeace contre Areva ; Cass. Civ. 2, 19 octobre 2006, Bull. II n°282 : affaire Camel contre Comité national contre les maladies respiratoires et la tuberculose).

Le caractère humoristique d’un discours est également pris en compte dans le contentieux civil des droits de la personnalité. Ainsi, si chacun a le droit de s’opposer à la reproduction de son image qui est protégée au titre de l’article 9 du Code civil, cette reproduction sous forme de caricature est licite, selon les lois du genre, pour assurer le plein exercice de la liberté d’expression (Cass. Civ. 1, 13 janv. 1998, Bull. I, n°14). Il en est de même dans le contentieux pénal du rire qui recouvre pour l’essentiel les infractions définies dans la loi du 29 juillet 1881 (diffamation, injure publique, etc.). La Cour de cassation a ainsi jugé au sujet du rapprochement par un trac de l’association AIDES de l’image dénaturée d’une religieuse avec l’expression « Sainte Capote » et un dessin de préservatifs qu’il ne dépasse pas les limites admissibles de la liberté d’expression et a donc écarté l’infraction d’injure publique (Cass. Crim., 14 févr. 2006, Bull. Crim. n°42.) 4.

Le troisième constat est que le « faire rire aux dépens d’autrui » peut dégénérer en abus. S’il est une liberté, il supporte de nombreuses restrictions liées au souci de prendre compte d’autres intérêts légitimes : le respect de l’intégrité physique notamment en ce que le mobile humoristique ne saurait exonérer l’auteur d’une plaisanterie de sa responsabilité pénale ou civile dès lors qu’elle a entrainé des dommages corporels (Cass. Crim., 21 octobre 1969, Bull. crim n°258 ; Cass. Crim., 15 mars 1977, Bull. crim. n°94), la dignité humaine (à commencer par l’affaire Dieudonné 5 mais les exemples ne manquent pas en droit pénal de la presse 6 comme en droit pénal général 7), la présomption d’innocence 8, le droit au respect de la vie privée (Cass. civ. 1, 20 mars 2014, Bull. I n°57, n°13-16.829 9) et le droit au respect de l’image 10.

En quatrième lieu, et si l’on fait une concession à l’approche formelle de la notion de liberté fondamentale, il peut être relevé que le rire et ses différentes expressions ne sont pas évoqués en tant que tels dans nos textes constitutionnels et dans les grandes conventions internationales relatives aux droits de l’homme ratifiées par la France. Ni la CEDH, ni la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ni les deux pactes onusiens du 16 décembre 1966 n’y font référence. Pas plus n’a-t-il été jugé nécessaire de consacrer une convention spécifique au rire contrairement aux droits sociaux et aux droits des personnes vulnérables (femmes, enfants, handicapés), etc. En revanche, les arrêts de la Cour européenne sont nombreux qui garantissent la liberté de faire rire aux dépens d’autrui sur le fondement de la liberté d’expression. La Cour de Strasbourg est même particulièrement bienveillante à l’égard des œuvres satiriques ou parodiques. Elle estime notamment que « la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste à s’exprimer par ce biais » (CEDH, 25 janv. 2007, Vereinigung Bildender Künstler c/ Autriche, n°68354/01. Egalement, CEDH, 22 févr. 2007, Nikowitz and Verlagsgruppe News GmbH v. Austria, 5266/03 ; CEDH, 20 oct. 2009, Alves da Silva / Portugal, n°41665/07). Le juge strasbourgeois en déduit que la marge d’appréciation de l’Etat est réduite en cette matière (CEDH, 17 sept. 2013, Welsh et Silva Canha c/ Portugal, n°16812/11, §30). La Cour n’en reconnaît pas moins le droit des Etats de porter atteinte à la liberté d’expression du caricaturiste pour protéger d’autres intérêts légitimes. Elle a jugé compatible avec l’article 10 la condamnation pour apologie du terrorisme d’un auteur pour une caricature publiée le 13 septembre 2001 représentant les tours du World trade center et la mention « Nous en avions tous rêvé… le Hamas l’a fait » (CEDH, 2 oct. 2008, Leroy / France n°36109/03) et la condamnation d’un syndicaliste pour la publication dans un bulletin syndical de caricatures jugées comme portant atteinte à la réputation d’autrui (CEDH, 8 déc. 2009, Aguilera Jimenez / Espagne, n°28389/06).

Au total, il ressort de cette cartographie sommaire que le rire présente les attributs d’une liberté fondamentale : la liberté de rire est clairement affirmée en droit positif en particulier dans sa version la plus agressive, c’est-à-dire la liberté de faire rire aux dépens d’autrui. Elle est opposable à d’autres intérêts légitimes y compris ceux dont le caractère fondamental fait consensus (droit au respect de la vie privée, droit à la dignité, droit à l’image). Enfin, cette protection est assurée au niveau supranational à travers la Cour EDH. Un certain nombre d’auteurs vont dans ce sens qui qualifient le rire de liberté fondamentale (L. Brochard, Le rire en droit privé, Thèse Poitiers, 2006, p. 149 et s.) ou de droit de l’homme (P. Vilbert, « Le rire est un droit de l’homme », Légipresse 2011, n°282, p. 233 ; L. Hanicotte, « L’humour à la barre », Petites affiches 2015, 17 juin 2015, n°120, p. 4).

Pour autant, convient-il de se ranger à cette opinion ?

 

II. Qualification juridique d’une liberté : une liberté fondamentale ?

 

Remarque préalable : changement de registre

Jusque-là, il a été rendu compte de la manière dont le droit positif français se saisit du rire. Au terme d’une démarche de nature descriptive, il a été relevé qu’au regard de la cartographie juridique du rire ainsi opérée, il est possible d’y voir une liberté fondamentale, étant entendu que la définition de cette notion ne peut être que stipulative. L’analyse va désormais changer de registre en se situant clairement dans une veine prescriptive. Il n’est plus tant question de déterminer si rire est une liberté fondamentale, – il a été indiqué que des indices vont en ce sens -, mais de définir si le rire doit être érigé en liberté fondamentale. Dans cette perspective, il convient d’exposer le titre auquel l’auteur de ses lignes s’exprime dans la suite de ce texte : il écrit en tant qu’universitaire bien sûr mais en tant qu’universitaire qui cherche à établir une certaine cohérence du droit et à faciliter sa compréhension à travers sa systématisation, sa mise en ordre. A l’instar d’un « jardinier » du droit, il est question de préservation d’alignements et de perspectives.

Reste que le discours sur le droit n’est pas, fort heureusement, le monopole des juristes universitaires. On ne peut bien sûr ignorer la dimension performative des mots du droit, en particulier dans l’espace social. Affirmer que rire est une liberté fondamentale ou un droit de l’homme contribue à lui donner du poids face à ses contempteurs que leurs motivations soient économiques, politiques, religieuses, etc. Nous n’ignorons pas non plus, à la suite de Bernard Chenot 11 que le droit n’est pas fait pour assurer la tranquillité des professeurs. D’autres postures sont bien sûr possibles, qui sont tout autant légitimes. Toutefois, la mise en cohérence du droit positif demeure la fonction première de l’universitaire juriste, sa véritable fonction politico-sociale.

Partant de là, la position que sera défendue ici est que le rire ne doit pas être érigé en liberté fondamentale. Non pas que l’auteur soit rétif au rire même s’il n’en goûte pas toutes les formes. Non pas non plus qu’il considère que la chose est trop vulgaire ou badine pour mériter d’accéder à l’Olympe des droits. Cette conviction part du constat qu’une telle qualification est inutile puisqu’elle n’est pas un préalable à une protection exigeante du rire (A). Pire même, « fondamentaliser » le rire nuirait à la cohérence de notre système juridique qui croule déjà sous les droits qualifiés de fondamentaux (B).

 

 

A. Une qualification inutile

 

Eriger le rire en liberté fondamentale ne présente pas d’utilité puisqu’il bénéficie déjà de la couverture d’autres libertés fondamentales en droit positif. Cette protection trouve surtout son fondement dans la liberté d’expression. La plupart des décisions de justice évoquées dans cette contribution ont été rendues au visa de l’article 10 de la CEDH et/ou de l’article 11 de la DDHC. Ainsi la Cour d’appel de Paris a eu l’occasion de préciser que « la parodie est l’un des aspects du principe à valeur constitutionnelle de la liberté d’expression » (CA Paris, 28 févr. 1995, Légipresse 1995, n°121, p. 51). La CEDH reste la ressource la plus couramment mobilisée (ex. : Cass. Crim., 14 févr. 2006, Bull. Crim. n°42 ; Cass. Civ. 1, 8 avril 2008, Bull. I n°104) tant il est vrai que la jurisprudence strasbourgeoise joue le rôle d’aiguillon en la matière.

La liberté d’expression n’est pas la seule couverture supra-législative offerte au rire. La Cour EDH a certes développé une interprétation très large de l’article 11 de la Convention : il protège aussi bien l’auteur du message risible que ses destinataires ; il joue quel que soit le support dudit message. Mais dans tous les cas, cette protection suppose l’existence d’un message. Au regard du contentieux du rire, la liberté d’expression sert essentiellement de couverture au « faire rire aux dépens d’autrui » c’est-à-dire au rire dans sa version « agressive ».

Or, le message risible n’épuise pas le rire. Il n’en est qu’une modalité. Le rire est d’abord un réflexe et une action physique. L’encyclopédie en ligne Wikipedia définit le rire comme « un réflexe qui se manifeste par un enchaînement de petites expirations saccadées accompagné d’une vocalisation inarticulée plus ou moins bruyante ». Aussi le message humoristique n’est-il qu’une des causes du rire, au même titre que le chatouillement, le stress, la folie, les drogues, etc. Le rire peut aussi être un exercice physique comme l’atteste le développement du « yoga du rire ». On perçoit alors bien que la liberté d’expression n’est pas le fondement idoine pour protéger le rire comme simple réflexe ou action.

Il a été signalé en introduction que le rire comme réflexe est délaissé par le droit en ce qu’il est abandonné à d’autres systèmes de régulation sociale. Rien n’empêche néanmoins de s’interroger sur les libertés fondamentales qui pourraient en assurer la protection dans l’hypothèse par exemple où une règle interdirait de rire. Une telle perspective peut sembler improbable. Elle ne l’est point. Les règles relatives aux photos d’identité utilisées pour l’établissement des cartes d’identités et des passeports précisent ainsi que « le sujet doit […] adopter une expression neutre et avoir la bouche fermée ». Elles ne doivent plus comporter de rire ou de sourire sous peine de refus de délivrance. La raison en est que le sourire altère le bon fonctionnement des dispositifs de reconnaissance faciale. De même, le rire n’est pas toujours valorisé dans les religions. En ce sens, on se souvient des propos tenus en juillet 2014 par le vice-premier ministre turc Bulent Arinç expliquant que « Une femme doit conserver une droiture morale, elle ne doit pas rire fort en public ». La remarque dudit ministre relève des règles de civilité mais l’époque étant ce qu’elle est, on ne saurait exclure l’érection sur notre planète d’un régime théocratique qui prétendrait interdire le rire. Et sans aller jusque-là, une affaire dont a eu à connaître la chambre criminelle de la Cour de cassation justifie de se poser la question. En l’espèce, le dirigeant irascible d’une société de fabrication de vêtements de mode a fait l’objet de poursuite pénale à raison de ses pratiques de gestion d’entreprise. Sans entrer dans le détail, il était notamment interdit aux salariés « de lever la tête, de parler et même de sourire » (Cass. Crim., 4 mars 2003, Bull. crim, n°58).

Lorsque l’on s’efforce de réfléchir aux droits et libertés fondamentaux susceptibles de servir de couverture au rire comme réflexe, deux pistes sont envisageables. La première est celle de la liberté personnelle qui trouve son fondement aux articles 2 et 4 de la DDHC. Elle trouve un prolongement dans le concept européen d’autonomie personnelle dont il résulte que « le droit au développement personnel et le droit d’établir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur » (CEDH, 29 avril 2002, Pretty / Royaume-Uni). La liberté personnelle embrasse large puisqu’elle concerne aussi bien le rapport de l’individu à son corps que son développement social. La seconde piste est représentée par le droit au respect de la dignité de la personne humaine. Même si la chose est parfois discutée, il ne me semble pas contestable qu’il constitue un véritable droit fondamental. Or, un dispositif qui entendrait soumettre les individus à une prohibition du rire serait incompatible avec les exigences du respect de la dignité de la personne humaine tant il est vrai que le rire est inhérent à la nature humaine. Il n’est pas indifférent de constater que l’affaire sus-évoquée impliquant l’employeur indélicat mettait notamment en cause l’infraction définie à l’article 225-14 du Code pénal qui réprime le fait de soumettre des personnes vulnérables ou dépendantes à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine.

Au total, le rire dans ses différentes facettes est donc susceptible d’être protégé sur le fondement de plusieurs libertés fondamentales. Lui accorder une qualification similaire ne semble pas techniquement utile pour en assurer la protection.

Il est vrai qu’à ce stade, il pourrait tentant de mettre en avant la multiplicité des libertés fondamentales ayant à voir avec le rire pour promouvoir la reconnaissance d’une liberté fondamentale de rire. La liberté d’expression ne pouvant fonder à elle seule cette protection, le souci d’assurer l’unité de sa garantie supposerait de reconnaître une liberté fondamentale de rire. Ce raisonnement n’est pas sans évoquer la thèse récente d’Emilie Debaets relative à la protection des données personnelles 12. Partant du constat que les éléments essentiels du droit à la protection des données personnelles ne peuvent être compris à travers le seul droit au respect de la vie privée, elle promeut la consécration en droit français d’un droit fondamental à la protection des données personnelles. Sa conviction est que les différentes facettes de cette protection ne peuvent être comprises séparément tant elles s’enrichissent mutuellement (p. 291). L’idée paraît transposable à la liberté de rire. Mais il nous semble au surplus qu’ériger le rire en liberté fondamentale présenterait un certain danger pour « l’intégrité » de notre système juridique.

 

B. Une qualification dangereuse

 

Le danger mis en avant dans cette contribution concerne la cohérence du système juridique et non les effets d’une fondamentalisation de la liberté de rire dans l’espace social. En tout état de cause, une telle qualification n’empêcherait par d’apporter à la liberté de rire les restrictions nécessaires à la protection des différents intérêts publics et privés.

Le point de départ de la réflexion est le constat que la catégorie des droits et libertés fondamentaux est frappée d’obésité. Elle ne se limite pas loin de là aux droits énumérés dans les trois textes les plus importants applicables en France à savoir la DDHC, le préambule de la Constitution de 1946 et la CEDH. Elle s’est fortement enrichie grâce au développement de la jurisprudence et du droit international des droits de l’homme. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne constitue un bon repère à cet égard. Elle est le texte le plus récent et elle a été présentée comme assurant la « codification » de l’évolution contemporaine des droits de l’homme. Or, cette Charte contient pas moins d’une cinquantaine de droits fondamentaux répartis en 6 titres.

Il n’est qu’à consulter l’actualité récente pour constater que la catégorie a encore de beaux jours devant elle puisque différentes institutions et associations promeuvent la consécration de nouveaux droits et libertés fondamentaux. Une résolution n°64/292 adoptée par le 28 juillet 2010 par l’Assemblée générale de l’ONU a reconnu « que le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit fondamental, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits de l’homme ». Dans cette perspective, une proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale en date du 8 avril 2015 (n°2715) prévoit l’introduction dans le Code de la santé publique d’un article selon lequel « le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit de l’homme garanti par l’État. ». De même, la proclamation de la liberté de création (artistique) est évoquée dans le cadre du projet de loi relatif à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine actuellement en discussion au Parlement (Voir par ex. Le Monde, 29 septembre 2015). De son côté, le droit à la protection des données personnelles est déjà garanti par l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Il a été vu qu’une thèse récente promeut l’érection d’un nouveau droit fondamental en droit français (E. Debaets). Enfin, last but not least, une résolution votée par l’Assemblée nationale le 26 novembre 2014 rappelle le « droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse pour toutes les femmes, en France, en Europe et dans le monde ».

L’aspiration à l’affirmation de nouveaux droits fondamentaux s’inscrit dans la lutte pour le droit qui caractérise l’évolution de notre système juridique. Les intérêts en cause sont considérés comme insuffisamment protégés voir comme menacés. L’accès à l’eau demeure une problématique contemporaine ; la protection des données personnelles est une préoccupation croissante face au développement des outils numériques de recueil, de traitement et d’exploitation des données ; la liberté de création est menacée par la multiplication des faits de dégradation d’œuvres d’art ; l’avortement reste sous la menace de mouvements « pro-vie » qui font preuve d’un regain d’activisme en France depuis la séquence du mariage pour tous. Cette proclamation est parfois censée se suffire à elle-même. Ainsi, l’affirmation de la liberté de création ne devrait pas être accompagnée de la mise en place de nouvelles dispositions pénales.

La promotion d’une liberté fondamentale de rire s’inscrirait dans un schéma similaire. Partant du constat que le rire est menacé (Charlie hebdo, Dieudonné, etc..), il conviendrait d’en rehausser le statut pour en assurer une protection plus ferme. Elle ne s’accompagnerait pas nécessairement d’un renforcement du cadre législatif. Elle fournirait des ressources argumentatives aux parties et aux juges dans des litiges dans lesquels le rire se verrait opposer d’autres intérêts légitimes tels le droit d’auteur, liberté religieuse, le droit au respect de la vie privée, etc. Elle pourrait aussi être mise en avant au soutien de revendications au sein de l’espace politique et social.

Il n’est pas sûr que notre système juridique, ait quelque chose à gagner à la multiplication des droits et libertés fondamentaux, la « fondamentalisation » des différents intérêts dont les individus entendent assurer la défense. En réalité, tous les intérêts dont un être humain est susceptible de se prévaloir bénéficient déjà de la couverture d’au moins un droit ou liberté fondamentale. Il semble donc plus cohérent de penser notre système juridique autour d’un nombre raisonnable de droits et libertés fondamentaux qui trouvent leur fondement direct dans les textes supralégislatifs et qui traduisent les valeurs essentielles qui régissent notre société (liberté, égalité, solidarité en particulier). Ces différents droits et libertés fondamentaux jouent un rôle matriciel en ce qu’ils ont vocation à servir de couverture à toute une série de droits et libertés dérivés 13. Ainsi, le droit au procès équitable joue un tel rôle à l’égard du droit au recours, du droit à l’aide juridictionnel, du droit à l’impartialité, du droit à la contradiction, du droit au délai raisonnable de jugement, du droit à l’exécution d’une décision de justice. De même, la liberté personnelle sert de couverture au droit au respect de la vie privée, à la liberté du mariage, à la liberté sexuelle, à la liberté de l’avortement, à la liberté de se vêtir, etc.

De son côté, le rire bénéficie déjà de la couverture de pas moins de trois libertés et droits fondamentaux. Nous ne voyons donc pas trop ce que le rire et notre système juridique auraient à gagner dans la proclamation d’une nouvelle liberté fondamentale. Même pour rire…

 

Notes:

  1. « Les notions de droits et libertés fondamentaux en droit privé », JCP 2007,II, ; Droits et libertés fondamentaux, 2010, PUF, coll. Licence, pp. 35
  2. Préf. B. Mouffe, Le droit à l’humour, Larcier, 2011, p. 9
  3. J. Karila de Van, « Le droit de nuire », RTDC 1995 p. 533 ; B. Starck, « Domaine et fondement de la responsabilité sans faute », RTDC 1958 p. 475
  4. Voir également, TGI Paris, 14 avr. 1999, Légipresse 1999, n° 165, I, p. 113 : « la légende d’une photographie comportant la phrase suivante « Exclusif : X… se drogue aux dragées Fuca » ne saurait être considérée comme diffamatoire. Elle relève de la plaisanterie de mauvais goût, mais ne saurait être considérée comme l’imputation de l’usage de la drogue » ; CA Paris, 19 déc. 1988, Jurisdata n°1988-027685 : « Ne se sont pas rendus coupables de diffamation les auteurs d’une émission télévisée qui, sur un ton comique et humoristique, ont retracé les désagréments rencontrés par l’utilisateur d’un produit et critiqué ce produit; cette émission, qui se situait dans une démarche d’information du public sur les inconvénients d’un produit, n’a pas dépassé la libre critique de celui-ci et n’a pas porte atteinte a l’honneur et a la considération de la société constructrice »
  5. CE ord., 9 janvier 2014, n°374508
  6. CA Paris, 18 janv. 2007, JurisData n°2007-327658 : « Un dessin, qui figurait en première et dernière page de couverture du livre, représente un policier affligé d’un groin et coiffé d’une casquette de gardien de la paix, prononçant les mots « vos papiers ». Le dessin comporte la légende « Que faire face à la police ? ». Ce dessin constitue une caricature et le genre de la caricature n’autorise pas les représentations dégradantes. Le policier est représenté comme un être à la limite entre l’homme et l’animal par sa figure porcine, ayant la bave aux lèvres, montrant les dents et ayant les yeux exorbités. Le personnage exprime ainsi l’agressivité voire la haine et la représentation du policier est dégradante. La volonté délibérée de donner une image humiliante et terrifiante de la police est donc établie et le dessin vise l’institution de la police nationale dans son ensemble »
  7. Cass. Crim., 12 décembre 2006, n°05-87.658 : « Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure que Thierry Y…, négociateur dans une agence immobilière, a été poursuivi devant le tribunal correctionnel, sur le fondement de l’article 222-32-2 du code pénal, pour avoir harcelé moralement Maurice X…, collègue d’origine centrafricaine, placé sous ses ordres, notamment en lui parlant régulièrement « petit nègre » et en se moquant de lui ; que les premiers juges ont déclaré le prévenu coupable de ce délit ; Attendu que, pour infirmer la décision entreprise sur l’appel du prévenu, l’arrêt, après avoir écarté à bon droit les agissements antérieurs au 18 janvier 2002, retient que « si elle révèle une forme d’esprit regrettable et un humour déplacé et inapproprié », la manière dont Thierry Y… parlait à Maurice X…, bien que perçue comme difficilement supportable, ne constitue pas une pression répétée portant atteinte aux droits de la partie civile ; Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher si la manière de parler du prévenu n’était pas constitutive, par son caractère habituel, d’agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail de Maurice X… susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision »
  8. TGI Cusset, 8 juin 2000, Aff. Maurel et Colliard / Canal Plus, Legipresse 2000, n°174, p. 149 : « Attendu que la présentation qui a été faite de sa personne par la marionnette même d’un de ses défenseurs, le montrant comme un adepte de pratiques zoophiles et lors de l’émission diffusée le lundi 28 février de possibles pratiques de pédophilie, ainsi que le suggère la phrase « et le jockey, il était majeur aussi ? », n’autorise à ces dates aucun doute dans l’esprit du téléspectateur sur la culpabilité du simple accusé qu’il était alors à ces dates ; Attendu en effet que si le caractère humoristique dont cette émission a la réputation, n’eut pas suffi à accréditer la culpabilité de cet accusé dans l’esprit du public, le climat médiatique ayant entouré le procès n’a pu que crédibiliser les propos tenus par la marionnette de son avocat ;Attendu qu’il y a là un défaut de précautions fautif de la part des défendeurs rendant applicable la qualification juridique avancée par les demandeurs ; Attendu que s’il y a eu en l’espèce indiscutablement atteinte au droit à la présomption d’innocence auquel pouvait prétendre l’abbé Maurel les 23, 24 et 28 février 2000 »
  9. « le droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale s’oppose à ce que l’animateur d’une émission radiophonique, même à dessein satirique, utilise la personne de l’enfant et exploite sa filiation pour lui faire tenir des propos imaginaires et caricaturaux à l’encontre de son grand-père ou de sa mère, fussent-ils l’un et l’autre des personnalités notoires et dès lors légitimement exposées à la libre critique et à la caricature incisive ».
  10. CA Paris, 19 juin 1987, Le Pen c/ SA Les Editions Maréchal, Jurisdata n°1987-601097 : « Sans avoir à rechercher si la publication incriminée a trait a l’intimité de la vie privée, il suffit de relever que les photographies qu’elle comporte et le texte qui les accompagne, publiés en première page du journal sous l’intitule  » exclusif rebondissement dans l’affaire (le Pen) le fesse a fesse du couple infernal « , ont manifestement pour but de ridiculiser et de déconsidérer les personnes concernées, le genre satirique et humoristique du journal ne saurait excuser un tel comportement, générateur d un trouble manifestement illicite qui justifie la réparation du préjudice ainsi cause » ; TGI Paris, 26 févr. 1992 : JurisData n°1992-044119 : « porte atteinte à la vie privée et au droit à l’image, la reproduction dans une revue, d’une caricature d’une célèbre journaliste, la représentant dévêtue et de façon dévalorisante. Cette caricature, éditée également sous forme de poster dans les kiosques a causé à cette personne un préjudice important, malgré des décisions judiciaires en sa faveur ordonnant l’arrachage et la suppression de cette caricature; en effet, de nombreux exemplaires avaient été diffusés et vendus avant ces décisions ».
  11. « La notion de service public dans la jurisprudence économique du Conseil d’Etat », EDCE 1954 p. 77
  12. Le droit à la protection des données personnelles. Recherche sur un droit fondamental, Thèse Paris 1, 2014
  13. Sur l’idée de droits matriciels, B. Mathieu, « Pour une reconnaissance de principes matriciels en matière de protection constitutionnelle des droits de l’homme », D. 1995, chron. p. 211

Constitution et état de crise en Italie : brèves réflexions sur une tension dialectique

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A la suite des attentats de 2015, le gouvernement français a mis en oeuvre un certain nombre de mesures d’exception qui suscitent un large débat en France autour de la dialectique « sécurité – liberté ». L’Italie a, elle aussi, connu dans son histoire récente et moins récente des évènements justifiant la mise à l’écart temporaire des instruments juridiques prévus pour les temps « normaux ». La présente contribution vise à rendre compte de la richesse des débats qu’a suscités l’expérience transalpine.

 

Jean-Jacques Pardini est Agrégé des Facultés de droit, Doyen honoraire de la faculté de droit de Toulon et Directeur adjoint du CDPC Jean-Claude Escarras (UMR CNRS 7318)

 

 

italie » Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur les libertés comme l’on cache les statues des dieux »[1]. L’assertion bien connue du baron de la Brède éveille des résonances qui raniment tout à la fois l’angoisse et la flamme nationale. La mise en œuvre de l’état d’urgence en France, depuis le 14 novembre 2015[2] et la question de l’inscription de ce régime dans la Constitution[3], réactivent en effet la question sensible de la protection des droits et libertés fondamentaux en temps de crise, en même temps qu’elles autorisent l’exhumation de la réflexion de Montesquieu.

Comme le relevait Philippe Bas lors des débats sur la prorogation de l’état d’urgence, « Quelle que soit l’ampleur des périls et la gravité des menaces qui mettent en danger la vie de nos concitoyens, la Constitution demeure le socle de notre pacte social et les mesures exceptionnelles mises en œuvre dans de telles circonstances, certes guidées par le souci de le défendre, ne sauraient, sauf à sacrifier nos valeurs les plus essentielles, contrevenir gravement à nos principes constitutionnels »[4]. Pour rassurante qu’elle puisse paraître, cette affirmation révèle néanmoins que, pendant une période certes temporaire (mais indéterminée), une parenthèse de la légalité ordinaire conçue pour les temps ordinaires vient de s’ouvrir. En des termes plus directs, elle signifie que, dans la période considérée, il faut bien (sic !) se résigner, bon gré mal gré, à des « adaptations aux circonstances du principe de constitutionnalité »[5] . Mais pour combien de temps ? On ne peut sans doute s’abstraire, à ce propos, de la réflexion schmitienne[6] – inquiétante et actuelle – de Giorgio Agamben qui, il y a quelques années, mettait l’accent sur le fait que « la création volontaire d’un état d’urgence permanent (…) est devenue l’une des pratiques essentielles des États contemporains, y compris des États démocratiques »[7]. Le risque, en effet, serait (est ?) « d’englober l’exception dans la « règle » »[8].

Il est sans doute intéressant, dans le contexte actuel, d’entreprendre une incursion dans un pays voisin – l’Italie – qui, dans son histoire récente et moins récente, a, lui aussi, connu des évènements justifiant la mise à l’écart temporaire des instruments juridiques prévus pour les temps « normaux ». La richesse des débats qui, alors, ont eu lieu justifie assurément que, au regard du cas français, le point de vue du comparatiste soit rapporté. De fait, dans la première moitié des années quatre-vingt, l’Italie a connu une période de crise, dite d’emergenza. Par ce terme – renvoyant, pour faire court, à un « état d’urgence »[9] – on désigne, au-delà des Alpes, la « mise à jour pendant une période qui est à cheval entre la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, d’un état de crise, révélant tous les dysfonctionnements des systèmes institutionnel, partisan, économique et social qu’avait jusqu’alors dissimulé l’application des principes selon lesquels il n’y a rien de plus définitif que le provisoire, et rien de plus normal que l’exception »[10]. A cette occasion, la Cour constitutionnelle italienne, confrontée à des circonstances extraordinaires, a été contrainte d’adopter une lecture flexible des préceptes constitutionnels en absolvant « des choix législatifs « utiles » mais en contraste criant avec la Constitution (…) »[11]. Ainsi, certaines limitations – parfois importantes – ont été apportées, durant cette période, aux droits et libertés, limitations « tolérées » par le juge des lois au regard des circonstances.

Rien de plus « normal » dira-t-on avec quelque malice ! Après tout, dans son acception première, l’emergenza au sens strict se reconnaît à l’existence d’une situation de fait particulière qui, à cause, précisément, de cette particularité, échappe à la prévision du droit normalement en vigueur[12]. La règle « normale » devenant inopérante en des temps anormaux, il faut bien se résoudre à ce que des règles « anormales », prévoyant un jus singulare, suppléent à la carence des instruments du droit ordinaire. La rupture de la normalité est alors, par hypothèse, consommée.

Il sera précisé, au préalable, que la notion d’emergenza est, à tout le moins, particulièrement attractive en ce qu’elle renvoie à de multiples et diverses situations d’« urgence »[13], ce qui, d’ailleurs – mais c’est un autre problème – n’exclut pas l’idée d’instrumentalisation qui en est faite[14]. Seules seront évoquées, dans le cadre de cette analyse, les hypothèses de menaces pour l’intégrité politique de l’État que, par commodité de langage, mais aussi parce que la formule est inclusive, on nommera « états de crise »[15], quand le terme emergenza ne sera pas employé. Par conséquent, notre étude se limitera à ce que Giuseppe Marazzita appelle l’emergenza constitutionnelle[16]. A la lumière de ces considérations, on précisera donc, à l’instar d’Antonio Ruggeri, que les mesures d’exception dont s’agit ne peuvent être admises que sous réserve de deux conditions : « a) que l’on soit en présence d’un état d’emergenza (ou de crise) qui ne puisse pas permettre le développement naturel des mécanismes constitutifs de l’ordonnancement et b) que l’incidence sur les normes (ou principes) constitutionnels [que de telles mesurent supposent] se justifie au nom de la sauvegarde de normes (ou principes) encore plus élevé(e)s ; en dernière instance, il s’agit du cas où, même pour un temps limité (quoique d’une durée imprévisible…), un ou plusieurs principes fondamentaux doivent être mis de côté, au nom d’une valeur qui est à la base de l’entier ordonnancement et qui, partant, est elle-même d’un degré éminemment constitutionnel : l’identité et la continuité de l’ordonnancement lui-même dans le temps »[17].

Le cadre d’analyses est donc tracé ou, du moins, le périmètre de l’étude circonscrit. Pour autant, le juriste ne peut, sans méconnaître sa mission, faire l’économie d’une réflexion portant sur les fondements propres à justifier l’adoption de ce jus singulare. La question ainsi posée renvoie au problème classique des sources sur la base desquelles des mesures exigées par des situations extraordinaires peuvent être adoptées. Il sera dit que cette question est particulièrement complexe en Italie dans la mesure où, comme on le verra, l’identification d’un fondement constitutionnel est assurément malaisée (§. 1). Au-delà des interrogations relatives à l’« impulsion » d’un « droit de l’urgence », d’autres questions – redoutables – se posent, tenant aux atteintes portées aux libertés en temps de crise, partant à l’identification difficile de l’« incision » de la norme constitutionnelle (§. 2).

 

 

I. L’identification malaisée d’un fondement constitutionnel des pouvoirs de crise

 

La Constitution italienne n’ignore certes pas la problématique liée aux « états de crise ». Pour autant, force est de constater que les dispositions formelles qu’elle contient sont peu adaptées à certaines situations[18], d’où, à tout le moins, un sentiment de malaise autour des sources (A). La Cour constitutionnelle, saisie du problème, n’est manifestement pas parvenue à démêler ce délicat écheveau, source, pour elle, d’un évident malaise (B).

 

A. Malaise autour des sources

 

Deux articles de la Constitution italienne peuvent être – et ont été – mobilisés relativement à l’appréhension des « états de crise ». L’article 78, d’abord, qui prévoit le régime de l’« état de guerre », en vertu duquel le gouvernement se voit confier les « pouvoirs nécessaires » par les Chambres[19]. L’article 77 alinéa 2, ensuite, qui autorise ce même gouvernement à adopter des mesures provisoires ayant force de loi – les décrets-lois, selon l’expression consacrée – « dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence »[20]. Sans encore entrer dans la question de l’utilisation (ou pas), par la Cour constitutionnelle, de ces dispositions, l’on observera qu’une partie de la doctrine défend l’idée selon laquelle certaines mesures extraordinaires pourraient trouver leur fondement non pas dans ces sources formelles, mais dans la nécessité elle-même, envisagée comme source autonome du droit. En d’autres termes, ce serait, en tant que telle et parce que, par hypothèse, elle existe, que la nécessité pourrait légitimer de manière objective et autonome la production normative « extraordinaire »[21].

Le moins que l’on puisse dire à ce sujet est que la situation est tout autre que claire, s’agissant de l’identification précise de la source habilitant les autorités à intervenir pour faire face aux états de crise. Si, en effet, l’emergenza internationale – au sens de « guerre internationale » – peut être aisément rattachée à l’article 78 de la Constitution, l’emergenza interne, en revanche, semble ne point trouver, dans les dispositions formelles de la Constitution, un quelconque point d’ancrage[22]. Certes, une partie de la doctrine n’exclut pas la possibilité d’étendre l’article 78 aux situations d’emergenza interne, considérant que rien, dans les dispositions qu’il contient, n’interdit cette extension[23]. L’on observera cependant que cette thèse est loin de faire l’unanimité et que, en tout état de cause, l’article 78 n’a jamais été mis en œuvre afin de faire face à une crise interne[24]. L’article 77 alinéa 2 de la Constitution pose d’autres problèmes qui, assurément, ne sont pas moins sérieux. En effet, si cet article autorise le gouvernement à adopter des mesures provisoires ayant force de loi « dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence » – révélant un état de crise intérieure – force est de constater que, contrairement aux dispositions de l’article 78 qui permettent, en théorie, l’adoption de mesures impliquant une « suspension » des droits constitutionnels[25], les décrets-lois visés par cet article n’ont pas vocation à déroger à la Constitution[26]. Certains auteurs, néanmoins, sont d’un autre avis, considérant que l’article 77 alinéa 2 est parfaitement adapté lorsqu’il s’agit de faire face à des situations d’emergenza et acceptant, par là, la possible force dérogatoire des décrets-lois[27]. Quant à l’idée selon laquelle la nécessité pourrait être une source autonome d’un droit « extraordinaire » qu’elle pourrait sécréter, on perçoit d’emblée le risque que fait courir une telle hypothèse. De fait, elle paraît « dangereuse au regard de la protection des droits fondamentaux » car « (…) admettre l’existence d’un principe non écrit selon lequel les exigences de la conservation du système politique et constitutionnel légitiment toute mesure exceptionnelle (au nom de la légitime défense de l’État) présente un risque de dénaturation de la démocratie »[28]. Dès lors, si, de fait, nécessité oblige, État de droit oblige aussi à ce que les mesures d’exception soient adoptées sous certaines conditions que la Constitution précise et soient soumises à un contrôle juridictionnel efficace.

Ces hésitations doivent être rapportées à d’autres relatives à la question de la détermination des intentions précises des constituants concernant la possibilité d’aller ou pas, face à des états de crise, « au-delà » de la Constitution. Comme l’observe Karine Roudier, si l’on met à part l’état de guerre, « le silence de la Constitution aurait pu rapidement être interprété comme un réel refus de la part des constituants de prévoir tout régime exceptionnel et toute possibilité de déroger ou de suspendre les normes constitutionnelles et, en conséquence, le choix de ne pas fournir d’instruments aux futurs acteurs de la vie politique pour instituer de tels régimes ». En sorte que « le silence reviendrait (…) à une interdiction implicite de suspendre ou déroger aux droits fondamentaux »[29].

Face à ces hésitations en cascade, on pouvait penser que la Cour constitutionnelle, amenée à connaître de la question, débrouille les fils de l’écheveau et identifie le fondement constitutionnel qui permette de faire face aux situations de crise. Las ! Par son intervention, on discerne clairement, chez elle, les sources d’un malaise.

 

B. Les sources d’un malaise  

 

C’est par l’arrêt n° 15 de 1982[30], très commenté (parce que très important), que la Cour constitutionnelle va se prononcer dans un « contexte singulier »[31], marqué par la lutte contre le terrorisme. A la demande de la Cour d’assises de Turin, elle était amenée à examiner la constitutionnalité de l’article 10 du décret-loi n° 625 du 15 décembre 1979, converti par la loi n° 15 du 6 février 1980[32], qui prolongeait d’un tiers, du fait de la menace terroriste, la durée maximale de la détention ante judicium pour certains délits. Le juge a quo estimait que cette disposition portait atteinte, notamment, aux articles 13 alinéas 1, 2 et 5 et 27 de la Constitution consacrant, respectivement, la liberté personnelle et la présomption d’innocence.

La Cour constitutionnelle va suivre une démarche en trois temps, révélant des opérations interprétatives distinctes. Elle constate, d’abord, l’existence d’une situation de fait exceptionnelle et extraordinaire qu’elle qualifie « état d’emergenza » du fait des menaces concrètes qui pesaient sur les institutions démocratiques, de la violence utilisée comme méthode de lutte politique, du haut degré des opérations entreprises, de la capacité de recrutement dans les milieux sociaux les plus divers[33]. Elle identifie, ensuite, un lien de causalité entre la situation de fait constatée et la législation d’emergenza édictée en conséquence, en considérant que « face à une situation d‘emergenza, le Parlement et le gouvernement ont non seulement le droit et le pouvoir, mais également le devoir précis et absolu d’intervenir en adoptant une législation d’emergenza appropriée »[34]. Ce lien de causalité étant reconnu en l’espèce, la Cour se prononce pour la conformité à la Constitution de la norme soumise à son examen, tout en prenant soin d’ajouter que « (…) l’emergenza, dans son acception première, est une condition certainement anormale et grave, mais également essentiellement temporaire. Il s’ensuit que si elle justifie des mesures inhabituelles, celles-ci perdent leur raison d’être si elles sont indûment prorogées dans le temps »[35].

On pourra sans doute partager la logique qu’adopte, en substance, le juge des lois dans son raisonnement. Le « voile » mis sur les droits fondamentaux des citoyens se justifiait, en l’espèce, par une « nécessité intérieure » incontestable et, on l’a vu, la Cour souhaite insister sur le caractère temporaire de la mesure adoptée. Néanmoins, et en cela la décision est « remarquable », à aucun moment elle ne fait référence au fondement constitutionnel sur la base duquel les pouvoirs publics ont agi – et la Cour précise bien qu’ils avaient le « devoir » de le faire – pour faire face à la situation d’emergenza. De fait, « la Cour constitutionnelle ne précise pas, dans l’arrêt n° 15 de 1982, le cadre de l’action étatique dans lequel le Parlement et le gouvernement ont développé leur action contre le terrorisme et se doivent ainsi de le faire »[36]. Non seulement, donc, la Cour n’identifie pas de disposition constitutionnelle explicite propre à justifier la législation en cause, mais encore, elle ne recourt à aucun moment à un procédé interprétatif fondé sur l’analogie au regard de l’article 78 de la Constitution ou sur l’érection de la « nécessité » au rang de source autonome autorisant la compression des droits en cause. La seule certitude, en l’espèce, est que la Cour ne trouve rien à redire – alors qu’il y avait sans doute à dire – sur l’utilisation de l’article 77 alinéa 2 de la Constitution, assimilant ainsi – de manière hardie – l’emergenza aux « cas extraordinaires de nécessité et d’urgence » visés par cet article.

L’arrêt n° 15 de 1982 ne permet donc pas « d’avancer » dans le brouillamini touchant aux sources des régimes dérogatoires à la normalité constitutionnelle. Pis encore, elle n’éclaire en rien – voire elle désoriente – l’observateur qui cherche à en percevoir le sens profond. Par ailleurs, l’apport de la doctrine est d’un secours modéré, partagée qu’elle est sur l’interprétation qu’il convient d’adopter de cet arrêt. Si, pour certains, il ne faut point en exagérer la portée[37], d’autres, à l’inverse, considèrent qu’il s’agit d’une décision «  historique »[38]. On comprendra dès lors Vittorio Angiolini qui, lucidement, observait que « les orientations sur le thème de l’emergenza sont, en vérité, tant au vu de la jurisprudence constitutionnelle qu’en référence aux débats doctrinaux, éminemment variées et différentes, lorsqu’elles ne sont pas en contradiction entre elles »[39].

Quoi qu’il en soit, il est un fait qui ne peut être contesté et qui réside dans une certaine « rétractation » du contrôle de la Cour constitutionnelle italienne, d’un contrôle qui, en ces circonstances, devient « timide et partiel » selon le mot de Massimo Luciani. Là encore, le juriste ne doit pas s’arrêter à ce seul constat et considérer sans nuance la rétractation évoquée. Il doit, au contraire, s’interroger sur sa signification exacte en analysant la nature et l’étendue de l’atteinte portée aux droits et libertés par les actes « extraordinaires ». De ce point de vue, il est amené à une conclusion aussi simple que nette : l’identification de l’incision de la norme constitutionnelle est difficile.

 

II. La difficile identification de l’incision de la norme constitutionnelle

 

Force est de constater que, sur ce point, les querelles doctrinales sont tout autre que rares et que les thèses en présence expriment des opinions qui portent en elles la critique ou la méconnaissance des autres. Si l’on a pu considérer, il y a quelques années, « l’impasse » à laquelle ces thèses conduisaient sur la nature même de l’incision[40](A), l’on doit observer que certaines questions restent également en suspens relativement à l’étendue de cette incision (B).

 

A. La nature de l’incision de la norme constitutionnelle : des thèses dans l’impasse

 

Ce sont trois thèses principales qui ont été et sont soutenues à propos des possibles implications du « fait d’emergenza » sur la norme constitutionnelle (1). D’autres auteurs, insistant sur l’identité et la continuité de l’ordonnancement, proposent de retenir l’existence d’une hiérarchie axiologique (2).

 

1 – Les possibles implications du fait d’emergenza sur la norme constitutionnelle

Analysant l’arrêt n° 15 de 1982, Alessandro Pace défend l’idée selon laquelle les lois d’emergenza impliqueraient une véritable « suspension » des normes constitutionnelles[41], partant des garanties dont celles-ci sont porteuses. Si cette thèse semble recueillir l’adhésion de la majorité des auteurs[42], elle ne bute pas moins sur un obstacle important, qui tient, on le devine, à la question de savoir si l’instrument « décret-loi » visé à l’article 77 alinéa 2 de la Constitution – puisque la Cour, à cette occasion, était confrontée à un tel acte – peut, sous les conditions envisagées par cet article, « suspendre » une norme constitutionnelle.

Les partisans de la suspension répondent par l’affirmative à cette question, considérant sans ambages que le « décret-loi » peut, dans ce cas, prévoir une réglementation contra constitutionem. Alessandro Pace, dans son commentaire de l’arrêt n° 15 de 1982, estimait, en effet, qu’« étant entendu que le Parlement et le gouvernement doivent se montrer attentifs aux implications politiques des mesures adoptées (et donc les limiter et les doser selon les circonstances), il semble davantage « garantiste » d’affirmer la possibilité, pour le gouvernement, dans les cas extrêmes, de suspendre temporairement l’efficacité de certaines normes constitutionnelles – mais en soumettant une telle possibilité à une prévision juridique prédéterminée imposant des limites infranchissables (…) et à la responsabilité politique et juridique des membres du gouvernement – plutôt que de nier du point de vue institutionnel cette possibilité et, dans le même temps, reconnaître qu’en certaines circonstances, la nécessité opère comme « source autonome du droit » ». A titre d’argument supplémentaire, il précise, par un raisonnement analogique, que « (…) l’attribution des pouvoirs nécessaires ex article 78 [de la Constitution] fait abstraction de la procédure complexe prévue par l’article 138 de la Constitution »[43].

Cette thèse présente l’incontestable mérite d’insister sur le rattachement des mesures d’emergenza à une disposition formelle de la Constitution propre, assurément, à en permettre l’encadrement. Par ailleurs, elle semble confirmée par les décisions de la Cour constitutionnelle qui, dans d’autres hypothèses[44], font du caractère temporaire de la législation contestée (et contestable) – représentée par les décrets-lois – la condition de sa constitutionnalité provisoire[45].

D’autres auteurs estiment, en revanche, que la législation d’emergenza produit seulement une altération du contrôle de ragionevolezza[46] opéré par la Cour. C’est Massimo Luciani qui pense à ce propos que « (…) l’effet essentiel de l’emergenza est d’opérer directement sur la structure du contrôle de ragionevolezza »[47]. Ainsi, les canons habituels d’un tel contrôle seraient modifiés dans la mesure où « la lecture même des paramètres constitutionnels est conditionnée par des facteurs matériels spécifiques ». Il s’ensuit, selon l’auteur, « que le contrôle du juge constitutionnel sur l’action du législateur (…) est lui aussi conditionné par ces mêmes facteurs car, dans son contrôle de la « ragionevolezza » des conditions matérielles sur lesquelles se fonde cette action, il ne peut en faire abstraction »[48]. En ce sens, l’on peut parler d’« atténuation de la rigueur du contrôle »[49] opéré par le juge.

Andrea Pisaneschi[50] considère que cette position peut être rapprochée de celle défendue par Lorenza Carlassare qui, commentant l’arrêt n° 15 de 1982, écrivait que, dans cet arrêt, la ragionevolezza avait été « appréciée non pas de manière abstraite, mais en fonction des circonstances : et, ici, ajoutait-elle, référence est nécessairement faite à l’emergenza »[51]. Pour elle, en l’espèce, « la prolongation de la durée de la détention préventive, mesure inhabituelle au regard d’un critère de la ragionevolezza des situations normales, peut, en revanche, ne pas être illégitime si elle est déterminée par des raisons inhérentes au procès (la difficulté objective des vérifications) dans des situations d’emergenza »[52]. En d’autres termes, la ragionevolezza des choix législatifs serait « proportionnée » au caractère extraordinaire de la situation de fait, et en « épouserait » les formes[53].

Enfin, il y a ceux qui considèrent que le fait d’emergenza exerce une influence sur les canons traditionnels de l’interprétation de la norme constitutionnelle, relativisant ainsi son intégrité et la rendant « élastique ». En ce sens, Angelo Antonio Cervati précise que lorsqu’« elle insiste sur la ragionevolezza et sur le caractère temporaire des mesures exceptionnelles dont elle doit apprécier la conformité à la Constitution, la Cour ne considère certainement pas qu’une Constitution de l’emergenza est entrée en vigueur. Elle n’estime pas davantage que les garanties constitutionnelles sont suspendues. Dans son examen du rapport entre la mesure législative et les préceptes constitutionnels, la Cour constitutionnelle fait plutôt en sorte de ne pas faire abstraction des circonstances extraordinaires qui ont conduit le législateur ordinaire à adopter une réglementation exceptionnelle et, dans son appréciation du caractère tolérable et non déraisonnable de cette dernière, ne se désintéresse pas tout à fait du paramètre constitutionnel qui, simplement, est interprété avec un peu moins de rigueur qu’il le serait dans le cas où une législation temporaire ou extraordinaire n’était pas en jeu »[54].  Ainsi, s’agissant de l’arrêt n° 15 de 1982, il estime qu’en l’espèce « (…) l’emergenza n’est pas assimilée à une condition en présence de laquelle les libertés garanties par la Constitution peuvent être suspendues, mais constitue un élément dont l’interprète peut tenir compte pour apprécier le respect du donné constitutionnel de manière plus élastique »[55].

Ainsi entendue, cette opinion rejoint celle, proche, qui insiste sur le fait que les situations d’emergenza autorisent une « interprétation superextensive »[56] de la Constitution. Dans cette logique, le juge des lois serait guidé par la « raison des faits » et son activité d’interprétation pourrait déboucher sur une « instabilité » de la norme constitutionnelle, quand elle n’aurait pas pour effet de la rendre inefficace.

Force est de constater que c’est cette dernière thèse qui a été le plus vivement critiquée eu égard, notamment, à sa « dangerosité ». Vittorio Angiolini, entre autres, s’est ému du fait que l’on ait pu « identifier dans l' »emergenza » (…) non pas un motif de suspension explicite des garanties constitutionnelles qui serait limitée à la catégorie des évènements exceptionnels, mais un critère interprétatif susceptible, au même titre que d’autres critères de ce type étendus à une gamme indéfinie de situations, de justifier, par exemple, et selon les cas, des compressions de la liberté personnelle ou de l’initiative économique privée »[57]. S’il s’émeut de cette orientation, c’est qu’il craint, comme il le dit clairement, que, ce faisant, la Cour en arrive à « (…) naviguer dans l’indistinct »[58]. Cet auteur reprend en effet la thèse des partisans de la suspension des normes constitutionnelles en rappelant que ceux-ci estiment que « (…) la Cour ne pourrait se soustraire à un contrôle profond sur les manifestations de l’emergenza elle-même, sur l’identification des principes de la Constitution non susceptibles de suspension et/ou sur l’effectivité des caractères « provisoire » ou « transitoire » des mesures de suspension ». Selon lui, ce contrôle est en tout point différent de celui normalement exercé sur les lois ordinaires et se justifie, en théorie, afin d’éviter que « (…) l’emergenza devienne un prétexte à des dérogations[59] indifférenciées et permanentes de la Constitution »[60]. Autrement dit, « la suspension doit rester une éclipse et ne peut se transformer en nuit des temps »[61]. En revanche, si l’on accepte l’idée selon laquelle « l’emergenza est reléguée au rang de critère des choix interprétatifs qui conduit la Cour à se livrer à des interprétations (plus) « élastiques » ou « extensives », le discours change (ou peut changer) : l’interprétation de la Constitution à la lumière de l’emergenza entre dans l’activité herméneutique que déploie normalement la Cour et, sur un plan conceptuel, ne postule pas l’exercice d’un contrôle de constitutionnalité différent de celui exercé sur n’importe quelle loi ordinaire »[62]. En sorte que si « la Cour peut rendre plus « élastiques » ou plus « extensibles » des principes qui, déjà en eux-mêmes, font l’objet de différentes versions interprétatives », il y a un risque de « mise en péril de toute frontière crédible à l’interprétation constitutionnelle »[63].

On le discerne, cet embrouillamini doctrinal ne permet assurément pas de cerner avec précision la nature de l’incision de la norme constitutionnelle. La proposition selon laquelle le fait d’emergenza engendrerait une hiérarchie axiologique ne le permet, selon nous, pas davantage.

 

2 – L’existence d’une hiérarchie axiologique

C’est Antonio Ruggeri qui a pu avancer l’idée selon laquelle il existerait une « hiérarchie axiologique » qui, dans les situations d’emergenza, devrait jouer en faveur du principe d’identité et de continuité de l’ordonnancement[64]. De fait, écrivait-il déjà quelque temps auparavant, en période d’emergenza, « (…) c’est la Constitution elle-même qui demande protection pour une de ses valeurs fondamentales inaliénables (exprimée dans le principe de continuité et d’intégrité de l’ordonnancement) et (…) qui, partant, autorise (et même impose à) la Cour à (ou de) laisser en vigueur des normes législatives dont la disparition, au contraire, constituerait une atteinte à la survie même de l’ordonnancement »[65]. En sorte que, si l’on comprend bien le propos, le « fait d’emergenza » n’aurait pas seulement pour effet d’excuser l’inconstitutionnalité de la loi (ou du décret-loi « de force constitutionnelle » ad hoc), mais il la provoquerait au nom d’une valeur supérieure que la Constitution consacre et place au-dessus de toutes les autres valeurs, y compris les valeurs exprimées dans les droits et libertés constitutionnels. Bien évidemment, cette hiérarchie, impliquant une mise entre parenthèses de certaines valeurs constitutionnelles au nom de la valeur supérieure, serait nécessairement temporaire et devrait être réévaluée périodiquement.

Dans l’arrêt n° 15 de 1982, c’est, en effet, « l’exigence de protection de l’ordre démocratique » qui, en l’espèce, était en cause, les circonstances concrètes – la menace terroriste – étant susceptibles d’« activer » la valeur – l’exigence primordiale d’annihiler la menace à l’ordre public – qui permet de sortir de la normalité constitutionnelle – l’atteinte à la liberté personnelle. Pour certains, d’ailleurs, la Cour constitutionnelle, à cette occasion, a privilégié « son rôle d’organe suprême de l’État par rapport à celui de juge de la constitutionnalité des lois »[66]. Et l’on peut sans doute admettre, ici, l’idée d’une hiérarchie dont le fait d’emergenza serait l’initiateur au regard de l’intensité du danger qui planait sur l’ordonnancement dans son ensemble.

Cette opinion présente certes l’avantage d’identifier une Grundnorm pouvant expliquer la mise à l’écart temporaire de la légalité ordinaire et la compression non moins temporaire, en principe, des libertés[67]. Néanmoins, elle apparaît – elle aussi – incertaine en ce qu’elle laisse entier le problème consistant à justifier précisément l’incision de la norme constitutionnelle. En effet, aucune explication n’est fournie sur le fait de savoir si la valeur supérieure (l’intégrité et la continuité de l’ordonnancement) est une valeur « supra-constitutionnelle » ou si, plus « modestement », elle n’est qu’une valeur qui doit être conciliée avec les autres, avec cette précision, cependant, que le point d’équilibre entre celle-ci et celles-là est temporairement déplacé du fait des circonstances. Pis encore, c’est ici la situation de fait qui fait nécessité et qui, ainsi, est érigée au rang de source autonome extra ordinem. Autrement dit, la nécessité serait une source potentielle de l’ordre constitutionnel qui aurait la « force » d’écarter les dispositions constitutionnelles formelles protectrices des libertés. Elle serait, pour reprendre une opinion ancienne, une « obligation qui, même non écrite dans les dispositions positives, est implicite dans l’existence des institutions »[68]. On mesure là toute la complexité à laquelle est confronté le constitutionnaliste qui perçoit bien les menaces qui, liées à l’utilisation des « pouvoirs » de nécessité[69], pèsent sur la norme constitutionnelle.

On le voit donc, aucune thèse, aucune opinion, aucun raisonnement n’emporte la conviction sur l’exacte signification de l’atteinte portée aux droits et libertés constitutionnels en période d’emergenza. Les désaccords doctrinaux sont hautement symboliques et traduisent clairement le malaise entourant la question de savoir où placer le curseur entre les exigences de sécurité et le respect des libertés dans les situations de crise. Les difficultés ne sont d’ailleurs pas limitées à la nature de l’incision de la norme constitutionnelle. Elle s’étendent aussi – et de manière non moins redoutable – sur l’étendue de l’incision faite à celle-ci.

 

B. L’étendue de l’incision de la norme constitutionnelle : des questions en suspens

 

On a vu, plus haut, que la Cour constitutionnelle, dans l’arrêt n° 15 de 1982, n’a rien trouvé à redire à propos de l’utilisation, par les pouvoirs publics, de l’instrument « décret-loi » pour agir contre les dangers menaçant l’ordre démocratique. On a vu aussi – et l’on n’y revient pas – le halo d’incertitude qui entoure l’utilisation de cet instrument dans les situations d’emergenza. Quoi qu’il en soit, dès après les évènements du 11 septembre 2001, plusieurs décrets-lois ont à nouveau été adoptés, visant tous, selon des modalités variées, à lutter contre le terrorisme international[70]. Si l’on se concentre sur le décret-loi n° 144 de 2005, l’on constate que deux types de mesures sont prévues. Les unes sont temporaires – un terme étant précisément fixé – alors que les autres ne sont assorties d’aucune indication quant à leur durée d’application.

La Cour constitutionnelle a été amenée à se prononcer sur la constitutionnalité de ce décret-loi[71]. A cette occasion, elle a déclaré non fondée la question transmise par le Tribunal de Caltanissetta, relative à la peine de réclusion de un à cinq ans prévue en cas de non-respect de certaines obligations et prescriptions liées à des mesures de surveillance spéciale. Le moins que l’on puisse dire est que, à la lecture de cette décision, on peut être assez surpris de deux points de vue, qui concernent l’étendue – dans le temps et l’intensité – de l’incision de la norme constitutionnelle.

D’une part, l’article 14 du décret-loi, prévoyant cette peine, ne précise aucun terme quant à son application dans le temps. A priori, cet élément peut apparaître préoccupant relativement à la protection des droits et libertés en ce qu’il suggère l’idée de permanence ou d’un « provisoire qui dure ». Pour autant, la Cour, estimant que « le délit prévu par la norme contestée s’inscrit dans le cadre des mesures de prévention visant à la protection de la sécurité publique » dans un contexte de « dangerosité », juge non déraisonnable la prévision législative, sans référence aucune au facteur temps[72]. Or, on s’en souvient, le juge des lois, dans l’arrêt n° 15 de 1982, insistait sur le caractère nécessairement et essentiellement temporaire de l’emergenza, précisant avec force que les mesures « inhabituelles perdent leur raison d’être si elles sont indûment prorogées dans le temps »[73]. Ce n’est que sous cette stricte condition, liée au temps d’application de la mesure, qu’un brevet de constitutionnalité (temporaire) avait été délivré par la Cour. Dès lors que la situation d’emergenza prend fin, le retour à la normale doit s’imposer[74]. Il est donc pour le moins surprenant – expression euphémique – de ne trouver aucune trace, dans l’arrêt n° 161 de 2009, d’une « constitutionnalité provisoire » qui caractériserait la mesure en cause.

D’autre part, la Cour, dans ce même arrêt, ne dit non plus mot sur une autre limite qu’elle avait pourtant posée, là encore, dans la décision n° 15 de 1982. A cette occasion, en effet, elle avait précisé, s’agissant de la durée de la détention préventive, qu’une situation d’emergenza ne pourrait tout justifier. De fait, elle indiquait qu’« une prolongation trop importante des délais de détention préventive, qui conduirait à la disparition [vanificazione] des garanties, ne pourrait pas être justifiée même en période d’emergenza »[75]. En d’autres termes, selon la Cour, le « contenu essentiel » (Wesensgehalt) des droits doit être préservé, y compris en période de crise mettant en cause l’intégrité politique de l’État . On ne peut donc qu’être perplexe – et, à dire vrai, inquiet – face au silence assourdissant de la Cour à ce propos dans l’arrêt n° 161 de 2009, alors même que, par ailleurs, elle reconnaît le caractère « sans doute sévère » de la sanction. Tout juste se contente-t-elle d’avouer que « l’absence manifeste de proportionnalité de la mesure au regard des faits délictueux porte atteinte à la finalité rééducative de la peine prévue par la norme ». Mais c’est pour immédiatement indiquer que « dans le cas en examen, cependant, le juge peut adapter la peine au regard de la gravité du fait dans la mesure où un minimum et un maximum – avec un écart important – sont prévus par la loi ».

Face à ces incertitudes (qui ne concernent pas que l’Italie), certaines voix se font entendre, qui suggèrent d’introduire, dans la Constitution, une « clause » qui précise les moyens de faire face aux situations d’emergenza[76]. Cette proposition – qui renvoie aux débats français actuels – de création, par une « loi-cadre »[77], d’une « Constitution pour l’urgence » (Emergency Constitution) pourrait permettre « d’adopter des mesures opératoires efficaces afin de prévenir un second attentat à court terme », mais devrait également « établir avec netteté une limite à leur durée »[78]. Il s’agirait donc, par cette initiative, d’autoriser les gouvernements à entreprendre des actions exceptionnelles afin de conjurer le risque de nouvelles attaques, mais, dans le même temps, d’interdire l’adoption de mesures susceptibles de porter atteinte de manière durable aux libertés civiles.

On sait toutefois que cette proposition suscite la perplexité de la doctrine[79] et que son auteur est lui-même conscient des risques dont elle est assurément porteuse[80]. Pis encore, certains considèrent que l’existence d’une clause constitutionnelle ad hoc serait dangereuse en ce qu’elle favoriserait une tendance aux abus plus forte que celle qui pourrait résulter du « silence constitutionnel ». Dans ce dernier cas, en effet, « le juge constitutionnel est (potentiellement) en mesure de protéger les droits et la division des pouvoirs, étant donné que l’abus ne trouve aucun soutien dans le texte constitutionnel »[81]. Alors que, dans le premier cas, « le juge est tenu de vérifier la compatibilité des mesures à la clause constitutionnelle, opération qui, objectivement, favorise la propension à inclure de telles mesures dans le périmètre des principes constitutionnels »[82]. Si, de fait, « l’absence de clause constitutionnelle ne signifie pas qu’il n’y ait pas de « marges de flexibilité » pour faire face aux situations d’urgence terroriste, dont l’extension est cependant limitée, comme l’avait précisé la Cour en 1982, par la « disparition substantielle des garanties » », « l’introduction d’une clause constitutionnelle spéciale aurait vraisemblablement pour résultat d’élargir significativement ces marges au détriment de la protection des droits »[83]. En sorte que si les mesures en question seraient probablement censurées dans le « silence constitutionnel » – puisque contraires aux principes de la Constitution – , « elles pourraient en revanche être jugées compatibles avec la clause en vertu d’une interprétation extensive des conditions d’urgence prévues par elle »[84].

 

***

On ne saurait conclure les propos qui précèdent sans avouer l’ambivalence des sentiments que l’on peut nourrir sur ce qu’il faut bien appeler l’altération de « l’État de droit ». La préoccupation sécuritaire est assurément une préoccupation qui requiert une vigilance de tous les instants. Le respect des libertés est une exigence irréductible, non négociable, impérieuse.  Où placer le fléau de la balance ? Sous quelque aspect qu’on la considère, la « maladie » qui affecte nos sociétés semble être rebelle à tout remède qui n’ait pas d’effets secondaires nocifs. Le cas italien présente certes des spécificités, mais le topique prescrit, au-delà des Alpes, témoigne de la difficulté de guérir un mal qui, aujourd’hui, transcende les frontières. Au terme de cette étude, il y a au moins une certitude que l’on peut avoir, mince certitude, certitude peu rassurante, qui tient à un constat lucidement fait, il y a plus de dix ans, par Jean-Paul Costa : « le combat pour les droits de l’homme n’est jamais fini, car rien n’est jamais acquis : ce combat, c’est le rocher de Sisyphe, l’espoir en plus »[85].          

 

 

 

 

[1] Montesquieu, De l’esprit des lois, chapitre XIX, Comment on suspend l’usage de la liberté dans la République, Paris, Lequien, 1819, p. 328.

[2] Décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.

[3] Projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, n° 3381, déposé le 23 décembre 2015 et renvoyé à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.

[4] P. Bas, « Rapport n° 177 fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions » déposé le 19 novembre 2015, www.senat.fr.

[5] P. Terneyre, « Les adaptations aux circonstances du principe de constitutionnalité : contribution du Conseil constitutionnel à un droit constitutionnel de la nécessité », RDPSP, 1987, p. 1488 et s. L’on rappellera – sans y insister – que la France a également demandé, comme elle le peut, la mise en application de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme.

[6] On sait que pour Carl Schmitt « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Voir C. Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 15.

[7] G. Agamben, État d’exception, Homo Sacer II, I, Paris Seuil, 2008, p. 11, trad. de Stato di eccezione, Turin, Bollati Boringhieri, 2013, p. 11. L’auteur ajoute que l’état d’exception se « présente toujours plus comme une technique de gouvernement et non comme une mesure exceptionnelle » (p. 16). Lire aussi M. Troper, « L’état d’exception n’a rien d’exceptionnel », in S. Théodorou (sous la dir. de), L’état d’exception dans tous ses états, Marseille, Parenthèses, 2007, spéc. p. 168.

[8] R. Bin, « Democrazia e terrorismo », in Forumcostituzionale.it.

[9]  Le terme emergenza, dérivé du verbe latin emergere, renvoie à une « circonstance imprévue, un accident, un cas fortuit, un état de danger, une situation critique qui impose une intervention urgente et immédiate » selon G. Marazzitta, L’emergenza costituzionale. Definizioni e modello, Milan, Giuffrè, 2003, p. 14. A la note n° 24 de cette page, l’auteur prend l’exemple de la botanique en précisant que ce qui émerge peut être « la protubérance de la surface de la tige ou des feuilles qui ont leur origine dans les tissus sous-jacents ».

[10] G. de Vergottini, « Les états de nécessité en droit public italien », Cahiers du CDPC, 3, 1988, p. 75 (note de la rédaction).

[11] M. Luciani, « Commentaires sur la jurisprudence constitutionnelle », Cahiers du CDPC, 5, 1989, p. 53.

[12] En ce sens, G. Marazzita, « Lo stato d’emergenza diretto a fronteggiare l’esodo dall’Albania », Giur. cost., 1997, p. 2100 ; F. Bilancia, « Emergenza, interpretazione per valori e certezza del diritto », Giur. cost., 1993, p. 3022.

[13] La notion d’emergenza a été définie par A. Pizzorusso qui observe que « dans le domaine des sciences sociales, le terme « emergenza » (…) est utilisé – dans un sens qui n’est pas nécessairement technique – pour décrire les situations soudaines de difficulté ou de danger, de caractère fondamentalement transitoire (même si pas toujours de courte durée), qui impliquent une crise de fonctionnement des institutions agissant dans le cadre d’une communauté donnée », in v° « Emergenza, stato di », Enc. Treccani, www.treccani.it. L‘emergenza est donc un concept englobant qui renvoie à la survenance d’évènements divers et variés. Outre les situations de conflits internes ou internationaux, les catastrophes naturelles (tremblements de terre, inondations, épidémies…), les crises politiques, économiques et sociales, les désastres écologiques, la criminalité organisée sont à ranger dans cette catégorie aux contours évanescents. Dans cette veine, on doit aussi relever la distinction opérée par G. Zagrebelsky dans un ouvrage séminal. L’ancien Président de la Cour constitutionnelle fait en effet le départ entre une emergenza « totale » et une emergenza « locale » : selon lui, la première « renferme une menace portée aux conditions minimales de survie de l’ordonnancement », alors que la seconde « concerne des domaines particuliers et relativement indépendants de la vie collective ». Ainsi, ajoute-t-il, si le premier type recouvre essentiellement la « législation d’emergenza de l’ordre public adoptée dans les années soixante-dix/quatre-vingt », le second type, en revanche, renvoie à des exemples qui « peuvent être tirés de décisions prises dans les secteurs les plus divers, du droit fiscal au droit au logement, du droit syndical au droit des rapports financiers entre l’État et les autonomies territoriales », in La giustizia costituzionale, 2ème éd., Bologne, Il Mulino, 1988, p. 515.

[14] Preuve en est l’utilisation foisonnante qui a été faite (et qui est encore faite) des décrets-lois prévus par l’article 77 alinéa 2 de la Constitution qui autorise le gouvernement à adopter des mesures provioires dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence (cf. infra). M. Baudrez a pu caractériser cette situation par la formule bien choisie de « décrétomanie », in Les actes législatifs du gouvernement en Italie. Contribution à l’étude de la loi en droit constitutionnel italien, Paris-Aix-en-Provence, Economica-PUAM, 1994, p. 139. Or, comme l’observe E. Varani, la Cour constitutionnelle italienne a tendance à « rattacher au nomen juris emergenza des effets extrêmement diversifiés », ce qui « semble reléguer l’institution (?) dans le domaine des concepts destinés à jouer le rôle de soupape de sécurité dans les occurrences les plus disparates », in « Spesa pubblica e tecniche decisorie della Corte costituzionale », Rass. Parl., 2, 1996, p 338, note n° 62.

[15] G. de Vergottini explique que la formule « états de crise » renvoie aux « organisations juridiques provisoires dérogeant à la normalité constitutionnelle ». Par menaces pour l’intégrité politique de l’État , il entend « les tentatives de subversion à l’égard des structures du régime », in « Necessità, Costituzione materiale e disciplina dell’emergenza. In margine al pensiero di Costantino Mortati », in M. Galizia (sous la dir. de), Forme di stato e forme di governo : nuovi studi sul pensiero di Costantino Mortati, Milan, Giuffrè, 2007, p. 480. Voir aussi, du même auteur, Indirizzo politico della difesa e sistema costituzionale, Milan, Giuffrè, 1971, p. 270 et s. Pour des réflexions approfondies sur les notions de nécéssité, emergenza, urgence, état d’exception, voir V. Angioloni, Necessità e emergenza nel diritto pubblico, Padoue, Cedam, 1986 ; P. Pinna, L’emergenza nell’ordinamento costituzionale italiano, Milan, Giuffrè, 1988 ; G. Marazzita, L’emergenza costituzionale, Milan, Giuffrè, 2003 ; F. Vari, « Necessità non habet legem ? Alcune riflessioni sulle situazione di emergenza nell’ordinamento costituzionale italiano, Riv. dir. cost. 2003, p. 189 et s. ; A. Benazzo, L’emergenza nel conflitto fra libertà e sicurezza, Turin, Giappichelli, 2004 ; P. Bonetti, Terrorismo, emergenza e costituzione democratiche, Bologne, Il Mulino, 2006 ; M. Meccarelli, « Paradigmi dell’eccezione nella parabola della modernità penale », Quad. Stor., 2, 2009, p. 493 et s. Pour une étude en langue française, on renverra à K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité de la législation antiterroriste. Etude comparée des expériences espagnole, française et italienne, Paris, LGDJ, 2012.

[16] On lira avec intérêt la définition qu’en donne l’auteur in L’emergenza costituzionaleop. cit. p. 250, Partant du principe qu’elle désigne les « mécanismes qui altèrent, de manière extraordinaire, la structure et le fonctionnement des formes d’exercice de la souveraineté, il considère, en synthèse, que l’emergenza constitutionnelle renvoie à trois situations prévues par la Constitution : l’état de guerre (article 78), les décrets d’urgence (article 77) et la dissolution du Conseil régional (article 126) ». Cette dernière hypothèse ne fera pas l’objet d’analyses dans le cadre de cet article.

[17] A. Ruggeri, Fatti e norme nei giudizi sulle leggi e le « metamorfosi » dei criteri ordinatori delle fonti, Turin, Giappichelli, 1994, p. 138 (les italiques sont dans le texte).

[18] En France, l’on sait que deux articles de la Constitution permettent à l’exécutif d’agir hors des normes légales habituelles pour répondre à des situations exceptionnelles : l’article 16 sur les pleins pouvoirs donnés au président de la République « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu » ; l’article 36, décrété en conseil des ministres, qui transfère les pouvoirs de police à l’autorité militaire. Devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles le 16 novembre 2015, le président de la République, considérant que ces deux articles ne correspondent pas à la situation actuelle, proposait de « faire évoluer (la) Constitution pour permettre aux pouvoirs publics d’agir, conformément à l’État de droit, contre le terrorisme de guerre ». Il reprend ainsi à son compte une proposition (non retenue) du comité Balladur de 2007 sur la réforme des institutions qui avait recommandé une réforme de l’article 36 (proposition n° 10) et la constitutionnalisation du régime de l’état d’urgence..

[19] Article 78 de la Constitution : « Les Chambres décident de l’état de guerre et accordent au gouvernement les pouvoirs nécessaires ».

[20] Article 77 alinéa 2 de la Constitution : «  Lorsque, dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence, le gouvernement adopte, sous sa responsabilité, des mesures provisoires ayant force de loi, il doit, le jour même, les présenter pour leur conversion en loi aux Chambres lesquelles, même si elles sont dissoutes, sont expressément convoquées et se réunissent dans un délai de cinq jours suivant la convocation ». On doit également noter l’existence de textes – qui tous prévoient une suspension des garanties des droits – adoptés avant l’actuelle Constitution et dont la conformité à la Charte fondamentale est d’ailleurs douteuse : t.u.l.p.s. (texte unique des lois de sécurité publique) adopté par décret royal n°  773 du 18 juin 1931 prévoyant « l’état de danger public » et « l’état de guerre  lié à des motifs d’ordre public » ; la loi de guerre et de neutralité (décret royal n° 1415 du 8 juillet 1938) et le code pénal militaire de guerre (décret royal n° 303 du 20 février 1941 prévoyant « l’état de guerre interne »).

[21] Sur cette question délicate, voir la synthèse des opinions doctrinales opérée par G. de Vergottini, « Les états de nécessité en droit public italien », op . cit. p. 72 et s. L’auteur évoque, en substance, la « construction doctrinale de l’état de nécessité » sous l’empire du Statut albertin de 1848 et son influence sur l’interprétation des aspects de l’état de nécessité dans le cadre de l’actuelle Constitution.

[22] Voir notamment M. Galizia (sous la dir. de), Forme di stato e forme di governo : nuovi studi sul pensiero di Costantino Mortati, op. cit., p. 505.

[23] Sur la possibilité d’appliquer par analogie l’article 78 de la Constitution à l’urgence interne, notamment terroriste, voir, entre autres, P. Carnevale, « Emergenza bellica e sospensione dei diritti costituzionalmente garantiti. Qualche prima considerazione anche alla luce dell’attualità », Giur. cost. 2002, p. 4526 et s. ; G. Motzo, v° « Assedio (stato di) », in Enc. dir., vol. III, Milan, Giuffrè, 1958, p. 260 ; L. Paladin, « In tema di decreti-legge », Riv. trim. dir. pubbl. 1958, p. 582 ; F. Cocozza, v° « Assedio (stato di) », in Enc. giur., p. 8. Sur ce débat, en synthèse, voir V. Eboli, La tutela dei diritti umani negli stati di emergenza, Milan, Giuffrè, 2011, p. 206 et s. En substance, les partisans de cette thèse considèrent qu’il serait plus conforme au régime constitutionnel de soustraire à l’éxécutif la compétence pour délibérer en matière de conflits armés internes et de laisser les Chambres décider des moyens de faire face aux situations d’emergenza. On notera que le Rapport de la Commission Paladin instituée par le gouvernement Goria pour l’examen des problèmes constitutionnels concernant le commandement et l’emploi des forces armées exclut cette hypothèse, cf. Quaderni Costituzionali, 1988, p. 334 et s. Sur des précisions sur ce dernier point, A. Casu, Democrazia et sicurezza : l’istituzione parlamentare e le sfide del nuovo scenario internazionale, Soveria Manelli, Rubbetino, 2005,p. 74 et s.

[24]Ainsi que l’observe V. Eboli, in La tutela dei diritti umani negli stati di emergenza, op. cit. p. 208.

[25] G. de Vergottini, Diritto costituzionale, 8ème éd., Padoue, Cedam, 2012, p. 311. V. Eboli précise que « l’application de l’article en question ne peut comporter une suspension du système constitutionnel dans son ensemble, mais seulement une suspension de certains des droits individuels constitutionnellement garantis. Il ne serait pas possible de changer la Constitution ou la forme de gouvernement en s’appuyant sur les pouvoirs extraordinaires. Il serait seulement possible de diminuer certaines garanties ou de modifier la distribution des pouvoirs entre les organes de l’État . La suspension doit être limitée à la stricte mesure nécessaire à la conservation de l’ordre démocratique constitutionnel, proportionnellement limitée aux circonstances », in La tutela… op. cit. p. 206.

[26] En ce sens, parmi de nombreux autres auteurs, G. de Vergottini, « Les états de nécessité… », op. cit. p. 76.

[27] Sur cet épineux problème, voir infra.

[28] A. Roux, « Introduction », Cahiers du CDPC, 3, 1988, p. 70.

[29] K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité… op. cit. p. 105.

[30] Cour const., sent. n° 15 du 1er février 1982, Giur. cost., 1982, p. 85.

[31] K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité… op. cit. p. 102.

[32] Loi n° 15 du 6 février 1980 portant Dispositions urgentes pour la protection de l’ordre démocratique et de la sécurité publique, GU n° 37 du 7 février 1980.

[33] Cons. en droit n° 4.

[34] Cons. en droit n° 5.

[35] Cons. en droit n° 7.

[36] K, Roudier, Le contrôle de constitutionnalité, op. cit.p. 103.

[37] L. Carlassare, « Una possibile lettura in positivo della sent. n° 15 ? », note sous Cour const., arrêt n° 15 de 1982, Giur. cost., I, 1982, p. 105.

[38] Ce sont ceux qui admettent que, par l’utilisation de l’article 77 alinéa 2 de la Constitution, le gouvernement est en mesure de suspendre ou de limiter les droits et libertés fondamentaux (cf. infra).

[39] V. Angiolini, « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi ? », note sous Cour const., arrêt n° 459 de 1989, Giur. cost. I, 1989, p. 2126.

[40] J.-J. Pardini, Le juge constitutionnel et le « fait » en Italie et en France, Paris-Aix-en-Provence, PUAM-Economica, 2001, p. 280 et s.

[41] A. Pace, « Ragionevolezza abnorme o stato d’emergenza ? », note sous Cour const., arrêt n° 15 de 1982, Giur. cost., I, 1982, p. 108 et s., spéc. p. 112. On notera que C. Fresa proposait de distinguer « suspension » et « compression » des droits constitutionnels, in Provvisorietà con forza di legge e gestione degli stati di crisi, op. cit. p. 115. Selon A. Pace, cette distinction n’a aucun sens, car les concepts évoqués (suspension/compression) ne peuvent être placés sur le même plan même si, naturellement, toute liaison entre eux n’est pas exclue. La « suspension », en effet, constitue l’instrument technique pour procéder à la « compression » d’un droit constitutionnel donné ou, pour le dire autrement, la « compression » d’un droit donné est la conséquence de la survenance d’une « suspension » de l’efficacité de la norme qui reconnaît ce droit, in Problematica delle libertà costituzionali. Parte generale, 2ème éd., Padoue, Cedam, 1990, p. 157, note n° 4. Par ailleurs, A. Ruggeri considère que la suspension ne doit toucher que les seules normes objectivement concernées par la crise ; selon lui, « on ne voit pas pourquoi, en cas de guerre ou de situation de danger interne, l’efficacité de normes relatives aux attributions des organes régionaux ou de certains organes de l’État devrait être suspendue, tandis que serait conforme à l’état des faits l’action de circonscrire exceptionnellement l’exercice des libertés constitutionnelles », in Fonti e norme nell’ordinamento e nell’esperienza costituzionale,I. L’ordinazione in sistema, Turin, Giappichelli, 1993, p. 345. A. Spadaro estime, pour sa part, que l’arrêt n° 15 de 1982 fait partie de ceux que l’on peut définir de « révision constitutionnelle » qui « ajoutent quelque chose au texte écrit de la Charte ou, même, y dérogent », in « Le motivazione delle sentenze della Corte costituzionale come « tecniche » di creazione di norme costituzionali », in A. Ruggeri (sous la dir. de), La motivazione delle decisioni della Corte costituzionale, Actes du Séminaire de Messine, 7-8 mai 1993, Turin, Giappicheli, 1994, p. 364, note n° 13.

[42] Voir notamment P. Pinna, « L’emergenza davanti alla Corte costituzionale », note sous Cour const., arrêt n° 15 de 1982, Giur. const., I, 1983, p. 602 et s., spéc. p. 611 ; id., L’emergenza nell’ordinamento costituzionale italiano, Milan, Giuffrè, 1988, p. 134 et s. ; V. Angiolini, Necessità e emergenza nel diritto pubblico, op. cit. p. 262 et s. ; id., « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi ? », op. cit . p. 2126 et s.

[43] L’article 138 de la Constitution italienne fixe les modalités relatives à la procédure de révision de la Constitution. Selon une partie de la doctrine, seule une loi constitutionnelle serait en mesure de suspendre la Constitution dans les situations de crise ; en ce sens, P. Barile, Diritti dell’uomo e libertà fondamentali, Bologne, Il Mulino, 1984, p. 452 ; C. Esposito, Diritti costituzionale vivente. Capo dello Stato ed altri saggi, Milan, Giuffrè, 1992, p. 362.

[44] Pour des précisions et exemples à ce propos, que l’on nous permette de renvoyer à notre ouvrage, Le juge constitutionnel et le « fait »… op. cit. p. 170 et s. sur la question des « anachronismes législatifs ».

[45] On observera cependant que certains auteurs ont pu contester ce point de vue en s’appuyant sur l’adoption de la loi n° 400 du 23 août 1998, dont l’article 15 alinéa 2 prévoit un certain nombre de limitations quant à l’objet et au contenu des mesures prises au titre de l’article 77 de la Constitution. Il est notamment prévu que l’utilisation des décrets-lois est exclue dans certaines matières constitutionnelles, en sorte que « la volonté parlementaire de soustraire à la législation gouvernementale d’urgence les matières constitutionnelles est claire » (M. Baudrez, Les actes législatifs du gouvernement, op. cit., p. 208). A cet égard, A. Pisaneschi estime que le fait que les limitations citées soient prévues par une loi ordinaire fait douter de leur constitutionnalité, in « Le sentenze di « costituzionalità provvisoria » e di « incostituzionalità non dichiarata » : la transitorietà nel giudizio costituzionale », Giur. cost., II,1989, p. 617, note n° 44.

[46] Pour des précisions sur la nature complexe de ce contrôle, on consultera avec profit, parmi une littérature foisonnante, les Actes du Séminaire d’études tenu au Palais de la Consulta à Rome les 13 et 14 octobre 1992 intitulé Il principio di ragionevolezza nella giurisprudenza costituzionale. Riferimenti comparatistici, Milan, Giuffrè, 1994.

[47] M. Luciani, Le decisioni processuali e la logica del giudizio costituzionale incidentale, Padoue, Cedam, 1984, pp. 193-194.

[48] M. Luciani, « La jurisprudence en matière économique, sociale et du travail en 1985 », Cahiers du CDPC, 1, 1987, p. 121.

[49] M. Luciani, La produzione economica privata nel sistemo costituzionale, Padoue, Cedam, 1983, p. 241, note n° 80.

[50] A. Pisaneschi, « Le sentenze di « costituzionalità provvisoria »… », op. cit. p. 609, note n° 22. En ce sens également, R. Pinardi, « Riflessioni sul giudizio di ragionevolezza delle sanzioni penali, suggerite dalla pronuncia di incostituzionalità della pena minima prevista per il reato di oltraggio a pubblico ufficiale », note sous Cour const., arrêt n° 342 de 1994, Giur. cost. 1994, p. 2824, note n° 40.

[51] L. Carlassare, « Una possibile lettura in positivo della sent. n° 15 ? », note sous Cour const., arrêt n° 15 de 1982, op. cit., p. 101.

[52] Ibid., pp. 105-106 (les italiques sont dans le texte). La Cour constitutionnelle précise d’ailleurs clairement, dans l’arrêt en cause, que la ratio de la prolongation contestée se trouve dans « l’existence de difficultés objectives dans les vérifications liées à l’instruction et aux débats » dans le cadre de la répression pénale du terrorisme, alors que l’occasio legis est « l’exigence de protection de l’ordre démocratique » (cons. en droit n° 4). L. Carlassare estime, par ailleurs, qu’il n’y a ici aucune dérogation ou suspension des normes constitutionnelles puisque l’article 13 de la Constitution (consacrant la liberté personnelle) n’indique aucune durée précise pour la détention préventive, se bornant à imposer au législateur d’en déterminer la teneur de manière raisonnable en prévoyant un maximum.

[53] Cette idée d’altération du contrôle de la ragionevolezza semble confirmée par certaines formules employées par la Cour constitutionnelle dans d’autres décisions. Ainsi, par exemple, dans l’arrêt n° 72 de 1976, elle indique que la situation de fait – en l’espèce, la répétition de phénomènes particulièrement graves de délinquance – « teinte de ragionevolezza l’intervention du législateur et l’usage que celui-ci a fait de son pouvoir d’appréciation discrétionnaire », arrêt n° 72 de 1976, Giur. cost., I, 1976, p. 445 (cons. en droit n° 4). Néanmoins, là encore, certains auteurs n’ont pas manqué d’éreinter cette thèse, notamment A. Pace qui se disait « préoccupé » à l’idée que la Cour constitutionnelle « ait pu se prononcer sur la base des règles traditionnelles de la ragionevolezza », car « cela impliquerait une élasticité (…) si ample de la notion qu’elle pourrait justifier comme « ragionevole » – en référence à la spécificité des circonstances – toute mesure, si aberrante soit-elle ». Pour A. Pace, s’il y a bien un jugement de ragionevolezza qui est établi entre la situation de fait et la législation d’emergenza, il ne s’agit, ni plus ni moins, que d’une ragionevolezza « anormale » qui doit déboucher sur une suspension des normes constitutionnelles, in « Ragionevolezza o stato di emergenza », op. cit . p. 111. Par ailleurs, la thèse défendue par M. Luciani est peu précise sur les implications exactes du fait d’emergenza sur la norme constitutionnelle, renvoyant simplement à une « lecture des paramètres consitutionnels (…) conditionnée par des facteurs matériels spécifiques » ou « élastiques », respectivement in « La jurisprudence en matière économique… », op. cit. p. 121 et in Le decisioni processuali… op. cit. p. 193.

[54] A.-A. Cervati, « Tipi di sentenze e tipi di motivazioni nel giudizio incidentale di costituzionalità delle leggi », in Strumenti e tecniche di giudizio della Corte costituzionale, Actes du Congrès de Trieste des 26-28 mai 1986, Milan, Giuffrè, 1988, pp. 149-150.

[55] Ibid ., p. 146.

[56] En ce sens, C. Fresa, Provvisorietà…, op. cit., p. 96. V. Angiolini reprend cette idée en expliquant que « sous l’appellation interprétation superextensive, on retrouve couramment, en doctrine et en jurisprudence, les critères interprétatifs téléologiques ou évolutifs qui conduisent à comprendre les principes et les règles juridiques de l’acte ou de la norme en fonction des buts politiques ou sociaux subjectivement déterminés par l’interprète, ou en fonction de la situation politique ou sociale existant objectivement à un moment donné », in Necessità e emergenza… op. cit. p. 200.

[57] V. Angiolini, « Libertà costituzionali e libertà della giurisprudenza », in Libertà e giurisprudenza costituzionale, Turin, Giappichelli, 1992, p. 23.

[58]V. Angiolini, « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi », op. cit. p. 2129.

[59] Sur la distinction suspension/dérogation, voir notamment C. Mortati, v° « Costituzione (dottrine generali) e Costituzione della Repubblica italiana », in Enc. dir., vol. XI, Milan, Giuffrè, 1962, p. 188 et s.

[60] V. Angiolini, « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi », pp. 2127-2128.

[61] J.-J. Pardini, Le juge constitutionnel et le « fait »… op. cit. p. 287.

[62] V. Angiolini, « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi », op. cit. p. 2128.

[63] Ibid.

[64] A. Ruggeri, Fatti e norme nei giudizi sulle leggi e le « metamorfosi » dei criteri ordinatori delle fonti,op. cit. pp. 139-140.

[65] A. Ruggeri, Le attività « conseguenziale » nei rapporti fra la Corte costituzionale e il legislatore (Premessa metodico-dogmatiche ad una teoria giuridica), Milan, Giuffrè, 1988, p. 208, note n° 37 (les italiques sont dans le texte).

[66] G. Ferrara, « Giurisprudenza costituzionale e democrazia : quali valori, quale teoria ? », in Scritti in onore di V. Crisafulli, vol. I, Padoue, Cedam, 1985, p. 332.

[67] Pour autant, elle doit être maniée avec prudence au regard de la distinction plus haut relevée de G. Zagrebelsky. Si, en effet, elle peut se concevoir en présence d’une « emergenza totale », elle ne peut, en revanche, être acceptée lorsque c’est une emergenza « locale » (ou de « ton mineur » selon l’expression d’A. Ruggeri) qui est en cause. Dans ce second cas, en effet, il ne s’agit pas de « situations d’emergenza authentique » (selon l’expression de M. Luciani, in Le decisioni processuali… op. cit. p. 192) en sorte que l’idée même d’une hiérarchie ne peut être tolérée. Dans le cas contraire, ce serait admettre que le simple fait conjoncturel puisse l’engendrer.

[68] G. Miele, « Le situazioni di necessità dello Stato », in Arch . dir. pubbl., 1936, p. 424. Cette idée est proche de celle exprimée par S. Romano selon laquelle « la nécessité tire son efficacité d’elle-même, en apparaissant autonome par rapport aux sources traditionnelles, et en les supplantant même s’agissant de leur autorité ». Elle serait donc une « exigence institutionnelle qui n’est pas simplement rationnelle parce qu’elle peut se déduire de la nature même de l’institution », in « Sui decreti-legge e lo stadio di assedio in occasione del terremoto di Messina et du Reggio Calabre », Riv. dir. pubbl., I, 1909, p. 251.

[69] Sur ce point, G. de Vergottini distingue deux situations : l’utilisation de la « nécessité » pour sauvegarder la Constitution et l’utilisation de la « nécessité » aux fins de subversion de la Constitution. Dans le premier cas, il parle de source non formelle, mais constitutionnellement compatible et inévitable au regard des faits. Dans le second cas, en revanche, il considère, à juste titre, que la nécessité, parce qu’elle tend à éliminer l’ordre démocratique, va à l’encontre de la Constitution et ne peut donc être acceptée, in Diritto costituzionale, op. cit., p. 311.

[70] Décret-loi n° 369 du 12 octobre 2001 converti par la loi n° 431 du 14 décembre 2001 ; décret-loi n° 374 du 18 octobre 2001 converti par la loi n° 438 du 15 décembre 2001 ; décret-loi n° 144 du 27 juillet 2005 converti par la loi n° 155 du 31 juillet 2005 ; décret-loi n° 249 du 29 décembre 2007 non converti, donc caduc ; décret-loi n° 7 du 18 février 2015 converti par la loi n° 43 du 17 avril 2015. Pour une étude sur cette question, voir l’article de A  Caligiuri, « Strumenti di contrasto al terrorismo internazionale e tutela dei diritti umani : l’esperienza italiana », www.academia.edu.

[71] Cour const., sent. n° 161 du 18 mai 2009, Giur. cost. 2009, p. 1813 et s. Le décret-loi n° 144 de 2005 modifié par la loi n° 155 de 2005 qui le convertit a été publié à la GU n° 177 du 1er août 2005.

[72] On notera que la Cour européenne des droits de l’homme, à l’inverse, a condamné l’Italie relativement à une autre disposition – temporaire quant à elle aux termes de l’article 3 – du décret-loi n° 144 (l’expulsion d’un étranger fondée sur des motifs liés à la prévention du terrorisme) dans l’arrêt Saadi c. Italie du 28 février 2008 (req. n° 37201/06). Pour les juges de Strasbourg, la décision d’expulser M. Saadi vers la Tunisie violerait l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme si elle était mise à exécution.

[73] Cons. en droit n° 7.

[74] Cela implique que la Cour constitutionnelle, en cas d’inertie du législateur, soit de nouveau saisie par la voie d’une question préjudicielle de constitutionnalité et accepte de contrôler la persistance ou pas d’une situation d’emergenza, c’est-à-dire la réalité des conditions de nécessité et d’urgence. Or, après avoir pendant longtemps refusé d’opérer un tel contrôle – considérant qu’il s’agissait là d’un contrôle d’opportunité prohibé par l’article 28 de la loi n° 87 du 11 mars 1953 portant Normes sur la constitution et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle – elle accepte désormais, depuis l’arrêt n° 171 du 9 mai 2007, de se livrer à cette appréciation (cf. Giur. Cost. 2007, p. 1662).

[75] Cons. en droit n° 7.

[76] B. Ackerman, La Costituzione d’emergenza. Come salvaguardare libertà e diritti civili di fronte al pericolo del terrorismo, Rome, Meltemi, 2005 (trad. de. The emergency Constitution, Yale Law Journal 113, 2004, p. 1029).

[77] L’auteur évoque l’adoption d’une loi-cadre qui, dans le contexte américain, pourrait suffire. En Italie, une révision de la Constitution serait en revanche nécessaire pour adopter une telle réglementation.

[78] B. Ackerman, Prima del prossimo attaco. Preservare le libertà civili in un’era di terrorismo globale, Milan, Vita e pensiero, 2008, p. 6 (trad. de Before the Next Attack, New Haven, Yale University Press, 2006). Voir aussi, du même auteur, « Les pouvoirs d’exception à l’âge du terrorisme », Esprit, août/septembre 2006, www.esprit.presse.fr. On consultera également, sur ce point, l’article de C. Cerda-Guzman, « La Constitution : une arme efficace dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ? », RFDC, 2008/1, n° 73, p. 41 et s.

[79] Voir notamment B. Manin qui considère en substance que l’état d’urgence, renvoyant au provisoire, n’est pas « le bon paradigme » face à la permanence de la menace terroriste, in « The emergency paradigm and the new terrorism : what if the end of terrorism was not in sight ? », in S. Baume et B. Fontana (sous la dir. de), Les usages de la séparation des pouvoirs, Paris, Michel Houdiard, 2008, pp. 136-171.

[80] Ackerman souligne en effet que le risque de l’introduction, dans le texte constitutionnel, d’une telle clause est d’« accroître la fréquence d’utlisation, par les autorités, des pouvoirs d’urgence », in La Costituzione d’emergenza, op. cit. p. 32. C’est la raison pour laquelle il suggère la solution des « majorités qualifiées croissantes » pour adopter les décisions de prolongtation de l’état d’urgence (p. 40 et s.). Plus nettement, in Prima del prossimo attaco, op . cit. p. 12 et 116 et s.

[81] G. Di Cossimo, « Costituzione ed emergenza terroristica », www.forumcostituzionale.it

[82] Ibid.

[83]Ibid.

[84]Ibid.

[85] J.-P. Costa, 5ème édition des Entretiens du Conseil de l’Europe, 2004, www.coe.int

Négationnisme : le Conseil constitutionnel entre ange et démon

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Un mois après une audience particulièrement animée, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision sur la loi « Gayssot » qui interdit de nier la Shoah. Un arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’homme indiquait la voie à suivre, tandis qu’une décision de 2012 du Conseil offrait un modèle à éviter. En 2016, le Conseil choisit le bon raisonnement sans pour autant renoncer au mauvais.

Thomas Hochmann est Professeur de droit public à l’Université de Champagne

 

Conseil constitLa « loi Gayssot », surnom de l’article 24 bis introduit en 1990 dans la loi du 29 juillet 1881, a longtemps constitué le principal exemple à l’appui de l’accusation faite à la Cour de cassation de ne pas « jouer le jeu » de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), de transformer le filtre en bouchon, ce qui était après tout logique pour une loi affublée du nom d’un ancien ministre des transports 1. La conformité à la Constitution de cette disposition qui interdit de nier la Shoah faisait en effet l’objet de nombreux débats 2, mais la Cour de cassation avait refusé, quelques semaines après l’entrée en vigueur de la procédure de la QPC, d’en saisir le Conseil constitutionnel dans un arrêt particulièrement mal motivé 3. Au requérant qui arguait que la loi violait le principe de la légalité des délits et des peines ainsi que la liberté d’expression, la Cour répondait qu’elle était suffisamment précise et que, « dès lors », elle n’était pas contraire à la liberté d’expression. La Cour contestait donc le caractère sérieux de la question sans rien dire de la liberté d’expression.
Dans deux arrêts ultérieurs et beaucoup moins remarqués 4, la Cour avait en revanche écarté l’argument de la violation de la liberté d’expression : « l’atteinte portée à la liberté d’expression par une telle incrimination apparaît nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi par le législateur : la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ainsi que la protection de l’ordre public ». En juillet 2015, la Cour fut saisie d’une nouvelle question qui, outre l’atteinte à la liberté d’expression, invoquait pour la première fois une violation du principe d’égalité. Ce nouvel argument permit à la Cour de renvoyer la question au Conseil sans se dédire 5. C’est donc la seule atteinte au principe d’égalité, et non la limitation de la liberté d’expression qui présente un caractère sérieux pour la Cour de cassation. Cela peut sembler un peu étrange, mais cela ne concerne que la Cour de cassation : une fois que la question lui est renvoyée, le Conseil constitutionnel a bien sûr les mains libres pour examiner d’autres griefs d’inconstitutionnalité. Il est même censé confronter la loi litigieuse à l’ensemble des normes constitutionnelles 6.
Dans sa décision Vincent R. 72015-512 QPC du 8 janvier 2016, le Conseil constitutionnel examine donc la conformité de l’article 24 bis à deux normes constitutionnelles : l’égalité et la liberté d’expression 8. Avant d’en venir au fond, une parenthèse de nature plutôt journalistique s’impose à propos de l’audience tenue un mois plus tôt, tant elle défraya la chronique. Le numéro de l’avocat du requérant restera sans doute dans la mémoire des conseillers. Tout juste sorti de garde à vue 9, Maître Wilfried Paris multiplia avec une grandiloquence assez grotesque les arguments ineptes 10, les apartés incompréhensibles 11 et les citations douteuses 12. L’audience éclaira un autre aspect essentiel de cette affaire : l’omniprésence de la question de la négation du génocide arménien. Le Conseil accepta les interventions de plusieurs personnes privées, dont l’« intérêt spécial » 13 résidait certainement en ce qu’ils étaient les descendants de victimes ou de survivants du génocide arménien. Ils étaient représentés par deux avocats marseillais hauts en couleurs. Le premier, maître Krikorian, est doté d’une imagination juridique et d’une énergie indéniables, mais qui frôlent parfois la quérulence. Il s’obstine à penser, à tort 14, qu’une décision-cadre adoptée par l’Union européenne en 2008 exige la pénalisation de la simple négation 15 du génocide arménien, et multiplie sur ce fondement des recours peu susceptibles de prospérer 16. On peine à croire cependant qu’il ait effectivement prié le Conseil de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne sur la validité de la décision-cadre, comme le dit le Conseil pour écarter évidemment cette demande 17. Le second, maître Kuchukian, infligea au Conseil de longues citations historiques dénuées de la moindre pertinence pour sa décision, et joua plus que tous les autres la carte viciée de la « concurrence des victimes » 18. Enfin, le tableau ne serait pas complet sans l’intervention de l’« Association pour la Neutralité de l’Enseignement de l’Histoire Turque dans les Programmes Scolaires », créée en mai 2015 et domiciliée à la même adresse que la Maison de la Turquie 19. Par des recours dont l’imagination n’a rien à envier à Maître Krikorian, cette association s’efforce depuis sa création d’obtenir l’abrogation de la loi du 29 janvier 2001 qui reconnaît le génocide arménien 20. Au terme d’une argumentation sinueuse élaborée par le professeur Chagnollaud 21, elle concluait que la QPC relative à la loi Gayssot devait conduire le Conseil à prendre une telle décision. Cette idée fut laconiquement écartée 22. Au final, les nombreuses considérations hors de propos proférées ce jour-là conduisent à regretter le silence observé par le Conseil constitutionnel lors des audiences QPC. L’exercice serait beaucoup plus vivant, et les plaidoiries gagneraient certainement en qualité, si les conseillers interrompaient et questionnaient les avocats. Bien entendu, comme l’essentiel des évolutions souhaitables du Conseil, une telle pratique ne sera envisageable qu’après une modification importante de la composition de cet organe 23.

En dépit de ce qu’assurent les présidents du Conseil constitutionnel 24 et de la République 25, nul ne pouvait prévoir avec beaucoup d’assurance le contenu de la décision qui allait être rendue à propos de la loi Gayssot : la jurisprudence du Conseil est pour cela trop réduite, à la fois par le nombre de ses décisions 26 et par le contenu de la plupart d’entre elles. Il était en revanche possible d’anticiper quelque peu en se fondant sur deux précédents récents (I). Comme l’avait bien expliqué un auteur 27, deux raisonnements étaient à la disposition du Conseil constitutionnel : un bon et un mauvais. Le Conseil voyait ses épaules occupées par un petit ange et un petit démon, qui lui indiquaient chacun une voie à suivre. Heureusement, dans sa décision du 8 janvier 2016, le Conseil se laisse convaincre par le petit ange (II). Malheureusement, il ne résiste pas pour autant à la séduction du démon (III).

 

I L’ange et le démon

 

A La démoniaque décision du Conseil constitutionnel du 28 février 2012

 

Le 28 février 2012, le Conseil constitutionnel censurait une loi qui réprimait la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi. L’adoption de ce texte avait relancé le débat sur les « lois mémorielles » qui avait animé la société française au début des années 2000 28. Divers arguments avaient été soulevés contre cette loi, tels que l’atteinte à la liberté d’expression, l’incompétence du parlement pour se prononcer sur l’histoire ou encore l’empiètement du législateur sur le domaine des pouvoirs judiciaire voire exécutif 29. Ce texte, lu avec celui de la loi de 2001 qui reconnaît le génocide arménien, produisait une norme qui interdisait de nier le génocide arménien. Il incombait donc au Conseil constitutionnel de s’interroger sur la conformité à la Constitution d’une telle restriction de la liberté d’expression. Les articles 4, 5, 10 et 11 de la Déclaration de 1789 permettent de restreindre cette liberté lorsque son usage est préjudiciable. Le Conseil aurait dû examiner si le parlement avait pu raisonnablement considéré que la négation du génocide arménien produisait de tels effets néfastes.
Au lieu de cela, il inventa un raisonnement particulièrement tordu :
1) La Constitution exige que les lois soient « normatives », c’est-à-dire qu’elles interdisent, ordonnent ou permettent quelque chose.
2) Une loi qui se contente de reconnaître un génocide n’est pas normative.
3) Or la loi déférée interdit les génocides « reconnus par la loi ».
4) Elle implique donc un acte législatif inconstitutionnel.
5) Elle porte donc une atteinte inconstitutionnelle à la liberté d’expression.
Ce raisonnement ne tient pas : les deux textes lus ensembles créaient une interdiction, une restriction de la liberté d’expression. Il est contradictoire d’invoquer l’absence de normativité pour censurer une atteinte à une liberté 30. Deux hypothèses pouvaient être envisagées pour expliquer le recours par le Conseil à une argumentation si complexe et si fragile. D’une part, il pouvait s’agir de s’épargner une appréciation de la dangerosité de la négation du génocide arménien : le Conseil pensait, mais ne souhaitait pas dire, que cette expression ne provoquait pas des préjudices d’une ampleur telle qu’une restriction de la liberté d’expression fût justifiée. D’autre part, le sous-texte de cette insistance sur la reconnaissance par la loi permettait de distinguer, sans se prononcer sur les conséquences des propos, le négationnisme du génocide arménien du négationnisme de la Shoah, pour lequel la loi renvoie à une décision de justice. Ainsi, une différence d’appréciation des conséquences sociales de ces expressions pourrait être dissimulée derrière un détail purement formel. On pouvait craindre que la décision du 8 janvier 2016 se limite à ce faible raisonnement, et confirme la constitutionnalité de la loi Gayssot simplement en raison de sa mention du tribunal de Nuremberg, circonstance pourtant complètement dénuée de pertinence.

 

B L’angélique arrêt Perinçek de la Cour européenne des droits de l’homme

 

Un motif d’espoir vint néanmoins de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme. Le 15 octobre 2015, celle-ci se prononça sur la condamnation en Suisse d’un ressortissant turc qui avait nié le génocide arménien 31. Que l’on partage ou non la solution retenue par la Cour, qui percevait dans cette décision une violation de la liberté d’expression, on se devait de reconnaître un aspect très positif : la Cour n’éluda pas la question essentielle, celle de savoir si l’expression litigieuse communiquait un message de haine, si elle produisait des conséquences néfastes qui justifiaient son interdiction. En dépit de la mention de quelques fausses pistes, la Cour fondait son arrêt sur cette question, et le désaccord entre les juges majoritaires et leurs collègues dissidents reposait sur une différence d’interprétation des propos condamnés et d’appréciation de leurs conséquences.
L’arrêt Perinçek fut souvent mentionné pendant l’audience devant le Conseil et, fort heureusement, celui-ci sut s’en inspirer et ne s’enferma pas dans les absurdes arguties du 28 février 2012.

 

II La part de l’ange

 

La question de la conformité de la loi Gayssot à la Constitution se pose en des termes très simples : cette expression porte-t-elle atteinte aux droits d’autrui, incite-t-elle à la haine ou à la violence bref, provoque-t-elle des conséquences néfastes qui justifient son interdiction 32 ? Comme de nombreuses juridictions, le Conseil constitutionnel utilise la formulation née dans la jurisprudence allemande : « les atteintes portées à l’exercice de [la] liberté [d’expression] doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » 33. Jusqu’ici, néanmoins, cette formule constituait davantage un slogan qu’une quelconque méthode de contrôle. Cela était particulièrement flagrant dans la décision du 28 février 2012, où l’annonce de ces conditions était suivie du raisonnement complètement différent (et absurde) rappelé plus haut.
Le 8 janvier 2016, pour la première fois, le Conseil constitutionnel vérifie la proportionnalité d’une restriction de la liberté d’expression. Cet examen de l’adéquation entre un moyen et son but nécessite d’abord de déterminer l’« objectif » de la loi, c’est-à-dire les conséquences néfastes que l’interdiction du négationnisme cherche à éviter. Pour le Conseil, « le législateur a entendu sanctionner des propos qui incitent au racisme et à l’antisémitisme ». Un tel objectif est permis par la Constitution, la loi litigieuse vient bien concrétiser une permission constitutionnelle de limiter la liberté d’expression : elle a « pour objet de réprimer un abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui porte atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » 34.
Une fois le « but » identifié, il est possible d’examiner si la restriction lui est adaptée, si elle est nécessaire pour l’atteindre, et éventuellement si elle lui est « proportionnée » (au sens strict). Dans la théorie allemande, ce troisième critère est le plus critiqué. Il implique en effet de comparer les « coûts » et les « bénéfices » de la norme litigieuse, d’effectuer une « balance » (Abwägung) entre le « poids » du droit fondamental limité et celui de l’intérêt protégé par la restriction. Or, il n’est pas évident qu’un juge constitutionnel puisse faire prévaloir à cet égard sa propre appréciation sur celle du législateur 35. On n’en voudra donc pas au Conseil constitutionnel de ne pas s’être aventuré sur ce terrain.
Le caractère « adapté » de la restriction consiste à savoir si la restriction est raisonnablement susceptible de remplir son objectif. Pour le Conseil, cela ne fait aucun doute. À la suite de nombreux auteurs 36, de multiples juridictions étrangères mais également françaises (soit dans le cadre du contrôle de conventionnalité soit dans celui de « filtre » en matière de QPC) 37, le Conseil considère que le négationnisme de la Shoah est une expression haineuse et donc préjudiciable. Ces propos « constituent en eux-mêmes une incitation au racisme et à l’antisémitisme », et se rangent même parmi les « manifestations particulièrement graves d’antisémitisme et de haine raciale » 38.
Enfin, le critère de nécessité indique que la restriction soit réduite aux comportements qui lui permettent de remplir son objectif. Le Conseil confirme ce point en s’appuyant sur la jurisprudence judiciaire, qui a assimilé la « contestation » des crimes contre l’humanité commis pendant la seconde guerre mondiale à leur « négation » ou à leur « minoration outrancière ». La loi n’a pas « pour effet d’interdire les débats historiques », elle ne vise que des propos haineux et préjudiciables et est donc bien nécessaire à la poursuite de son objectif 39.
Cette même analyse permet au Conseil d’écarter toute violation du principe d’égalité. Il peut en effet estimer que la négation de la Shoah a « par elle même une portée raciste et antisémite », mais que toute négation d’un crime contre l’humanité n’a pas forcément cette signification haineuse. Le massacre des hilotes constitue certainement un crime contre l’humanité, mais on n’est pas forcé de déceler un message de haine derrière les propos qui en nient la réalité. L’objectif de lutter contre les discours de haine n’implique donc pas d’incriminer la négation de tous les crimes contre l’humanité.
Le Conseil constitutionnel s’inscrit ainsi dans la lignée de l’arrêt Perinçek, tant à l’égard de la méthode suivie que de l’appréciation retenue. Il se concentre sur la signification et les conséquences de l’expression litigieuse. S’agit-il d’un discours haineux et donc préjudiciable ? Il répond affirmativement pour le négationnisme de la Shoah, mais précise qu’il n’en va pas de même pour la négation de tous les crimes contre l’humanité.
Tout cela suffisait largement à motiver une décision qui constitue un grand progrès dans la jurisprudence balbutiante, dans la dogmatique débutante du Conseil constitutionnel. Hélas, il n’a pas su faire la sourde oreille au petit démon qui se trouvait de l’autre côté.

 

III La part du démon

 

C’est François Hollande qui le dit : Jean-Louis Debré est « particulièrement soucieux de la cohérence des décisions rendues par le Conseil constitutionnel. C’est là [son] legs le plus précieux ». Le problème est qu’il n’y a rien à gagner à s’inscrire dans la lignée d’une décision aussi aberrante que celle du 28 février 2012. Dans un tel cas, « la continuité de la jurisprudence » ne contribue gère à « forge[r] le prestige » du Conseil constitutionnel 40.
On pouvait donc espérer que le Conseil, à défaut de renier ce précédent, ait au moins le bon sens de l’ignorer dans sa décision du 8 janvier 2016. Après tout, sur les huit membres qui avaient signé le fiasco rhétorique de 2012, seuls quatre participaient à la délibération de 2016 41, et même le Secrétaire général du Conseil avait changé entre temps.
Hélas, la motivation convaincante du Conseil sur la signification et les conséquences du négationnisme est parsemée de considérations dénuées de toute pertinence et issues du raisonnement de 2012. Ainsi, il insiste à plusieurs reprises sur le fait que l’article 24 bis vise la contestation de faits « qualifiés de crimes contre l’humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale » 42. Le Conseil semble considérer que l’existence d’une condamnation judiciaire est un élément qui permet de conclure à l’interprétation du négationnisme comme un discours de haine. C’est le seul moyen d’expliquer que la distinction entre « la négation de faits qualifiés de crime contre l’humanité par une décision d’une juridiction française ou internationale reconnue par la France » et « la négation de faits qualifiés de crime contre l’humanité par une juridiction autre ou par la loi » soit en rapport avec l’objet de la loi Gayssot, défini comme la lutte contre le racisme 43.
Ce raisonnement, néanmoins, est absurde. Il contredit la très juste observation inscrite dans l’auto-commentaire de la décision : « pour apprécier l’éventuelle existence d’une différence de situation, il convenait de comparer non pas les crimes contre l’humanité eux- mêmes mais les discours de négation de ces crimes » 44. La réflexion sur l’incrimination du négationnisme doit se concentrer sur l’expression, et non sur le crime qu’elle nie. Il est hors de propos d’invoquer, comme le fit l’avocat de la LICRA et du MRAP à l’audience, la « spécificité » de la Shoah 45. Seule peut entrer en ligne de compte la spécificité de la négation de la Shoah. La négation d’un crime peut s’analyser comme un discours de haine préjudiciable tandis que la négation d’un autre crime, tel le massacre des hilotes, ne revêtira pas la même portée. Mais la différence se fonde uniquement sur le contexte social. Elle ne dépend ni du lieu où le crime s’est déroulé, comme le dit le Conseil en s’inspirant d’un passage regrettable de l’arrêt Perinçek 46, ni surtout de l’existence d’une condamnation judiciaire.
On peut très bien imaginer qu’en l’absence de tout procès à Nuremberg, le négationnisme de la Shoah ait été analysé comme un discours antisémite et ait fait l’objet d’une incrimination. L’absence d’un jugement ne changerait rien à la question de la conformité de cette loi à la Constitution. Si la thèse de la culpabilité d’Alfred Dreyfus était encore répandue aujourd’hui, un parlement qui verrait dans son expression un moteur de l’antisémitisme pourrait l’interdire pour cette raison, sans qu’entre un seul instant en ligne de compte l’arrêt qui cassa la condamnation du capitaine.
L’existence d’une décision de justice est dénuée de toute pertinence ici. D’ailleurs, parmi les États qui ont incriminé une forme de négationnisme, très rares sont ceux qui ont opté pour le charabia qui caractérise l’article 24 bis, lequel vise la contestation de « l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ». À titre d’exemple, l’Allemagne mentionne la négation des actes de génocide « commis sous le règne du national-socialisme », l’Autriche interdit la négation du « génocide national-socialiste ou d’autres crimes contre l’humanité nationaux-socialistes », la Belgique réprime la négation du « génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale » 47. On perçoit mal quelle spécificité de la Constitution française imposerait la mention de l’intervention préalable d’une juridiction française ou internationale.
Un argument en faveur de cette condition supplémentaire pourrait reposer sur la maxime Res judicata pro veritate habetur : les conclusions d’un tribunal devraient être tenues pour vraies, ce qui justifierait d’en interdire la négation. Mais cette observation est doublement fallacieuse. D’abord, un tribunal peut parfaitement se tromper, et on voit mal pourquoi cette conception de la liberté d’expression s’effaroucherait de l’interdiction de nier un génocide reconnu par une loi, mais s’accommoderait de la négation d’un génocide reconnu par une juridiction française ou internationale. Ensuite, et surtout, le négationnisme n’est pas interdit parce qu’il est faux, mais en raison du message qu’il communique et des conséquences qu’il produit. La vérité de l’expression n’est pas juridiquement pertinente dans ce cadre 48.
De manière plus anecdotique, on soulignera que l’expression visée par l’article 24 bis n’est pas définie précisément comme la contradiction d’une décision de justice. Contrairement à ce qu’affirme le Conseil, cette disposition ne vise pas uniquement « les propos contestant l’existence de faits commis durant la seconde guerre mondiale qualifiés de crimes contre l’humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale ». L’article 24 bis interdit de contester des crimes contre l’humanité commis pour le compte des pays européens de l’Axe par des personnes qui soit appartenaient à une organisation déclarée criminelle par le tribunal de Nuremberg, soit ont été reconnus coupables de tels crimes par une juridiction française ou internationale. Autrement dit, l’acte dont la contestation est interdite doit avoir été commis par un individu qui appartenait à une certaine organisation ou contre lequel ont été prononcées certaines condamnations. Il n’est nulle part écrit que seule la négation des crimes qui ont fait l’objet de telles condamnations est visée.

Quoiqu’il en soit, l’insistance du Conseil constitutionnel sur l’existence d’une décision rendue par une juridiction française ou internationale ne se justifie pas juridiquement et ne semble guère avoir d’autre but que d’éviter l’incrimination de la négation du génocide arménien. De la sorte, néanmoins, le débat est biaisé. La question pertinente devrait être de savoir si la contestation de l’existence du génocide arménien s’inscrit en France dans un courant haineux, hostile aux personnes d’origine arménienne, si cette expression est susceptible de produire des conséquences préjudiciables. Si les parlementaires le pensent, qu’ils adoptent un texte. S’ils en doutent, qu’ils aient l’honnêteté de le dire, et qu’ils ne se cachent pas derrière les circonvolutions du Conseil constitutionnel.

 

Notes:

  1. Pour une partie de la doctrine, la « loi Gayssot » désigne d’ailleurs la loi du 6 février 1998 tendant à améliorer les conditions d’exercice de la profession de transporteur routier.
  2. Au sein d’une littérature abondante, citons au hasard Thomas Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, Étude de droit comparé, Paris, Pedone, 2013.
  3. Cass. crim., 7 mai 2010, n° 09-80.744. Parmi les multiples commentaires critiques, voir par exemple la note particulièrement véhémente d’Anne-Marie Le Pourhiet, Constitutions, 2010, p. 366.
  4. Cass. crim., 5 décembre 2012, n° 12-86.382 ; Cass. crim., 6 mai 2014, n° 14.90-010. Ces arrêts figurent dans le « dossier documentaire » publié sur le site du Conseil constitutionnel.
  5. Cass. crim., 6 octobre 2015, n° 15-84.335. Cf. Nathalie Droin, « Le glas sonne-t-il pour la « loi Gayssot » ? », RDLF 2015, chron. n° 26.
  6. Cf. Patrick Wachsmann, « L’oracle des libertés ne parle qu’une seule fois », Jus Politicum, n° 7, 2012.
  7. L’anonymisation des décisions de justice, qui conduit parfois à des résultats un peu ridicules, a ici du bon : il est préférable que n’entre pas dans l’histoire le nom d’un personnage qui a une drôle de conception de cette discipline.
  8. Contrairement à ce qu’avait pu prédire une mauvaise langue, le Conseil ne s’est donc pas paresseusement limité à la question de l’égalité évoquée par la Cour de cassation. Cf. Th. Hochmann, « Négationnisme du génocide arménien : défauts et qualités de l’arrêt Perinçek contre Suisse », RDLF 2016, chron. n° 27, dans la conclusion.
  9. Cf. Baptiste Laureau, « Garde à vue pour un avocat rouennais suspecté d’avoir menacé de mort le bâtonnier et son prédécesseur », Paris Normandie, 5 décembre 2015.
  10. « Pourquoi suis-je ici ? Pour mesurer l’efficacité de cette loi par rapport à l’objectif qu’elle s’assigne. Et force est de constater que cet objectif n’est pas atteint. Il n’est pas atteint parce que d’ailleurs au niveau médiatique nous voyons que le premier ministre actuel, Manuel Valls, s’efforce souvent de s’offusquer d’une montée de l’antisémitisme. Donc, de facto, on constate que la loi n’a pas réussi ».
  11. « J’en profite pour vous dire que mon cœur est à gauche, et qu’il y a dans cette salle une personne que j’aurais aimé voir un jour là où elle n’a pas pu être. Je voulais juste faire ce clin d’œil ».
  12. « Je vous parle du fait de savoir si la statue de la liberté que nous avons offerte à nos amis américains tient encore sur son socle si nous nous permettons de mettre ainsi en danger la communauté juive, parce que comme le dit Dieudonné avec humour, un humour qui dérange, mais il le dit avec humour : si vous prenez une cour de récréation, et que la loi Gayssot c’est le paquet de bonbons, et que vous laissez traîner une batte de base-ball, que va-t-il se passer ? La loi Gayssot va-t-elle protéger la communauté juive ? Elle la met en danger. Elle la met en danger au même titre que le traité de Versailles a mis en danger la France à une époque. ».
  13. Article 6 alinéa 2 du Règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité.
  14. Cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, op. cit., pp. 516 ss.
  15. Sur la distinction entre négationnisme « simple » et négationnisme « qualifié », cf. ibid., pp. 24 s.
  16. Cf. par exemple Trib. Confl., 6 juillet 2015, Krikorian. Sur le touffu site de l’avocat, on trouvera également, parmi bien d’autres choses, une demande de récusation de… l’ensemble des membres du Conseil constitutionnel.
  17. Cons. constit. 8 janvier 2016, cité, cons. 4.
  18. Cf. Patrick Wachsmann, « Incrimination du négationnisme et Constitution », Recueil Dalloz, 2016 (à paraître).
  19. Cf. le journal officiel. Le 24 octobre 2015, soit deux semaines après le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel, l’association apporta la précision suivante à son objet : « attirer par tout moyen, y compris juridictionnel, l’attention des pouvoirs publics sur la distinction entre loi mémorielle et loi pénale sanctionnant la négation de décisions de justice ayant autorité de chose jugée ». Ses observations en intervention furent transmises au Conseil le surlendemain.
  20. Cf. CE, 19 octobre 2015, n° 392400.
  21. Cons. constit., 8 janvier 2016, cité : « Vu les observations en intervention produites pour l’Association pour la Neutralité de l’Enseignement de l’Histoire Turque dans les Programmes Scolaires (ANEHTPS) par M. Dominique Chagnollaud ».
  22. Cons. constit., 8 janvier 2016, cité, cons. 3.
  23. Dans ses vœux au chef de l’État, prononcés le 5 janvier 2016, Jean-Louis Debré explique que la jurisprudence du Conseil est « essentielle » et « trouve regrettable qu’on s’intéresse moins aux lignes de force de cette jurisprudence qu’à l’institution qu’est le Conseil constitutionnel. On se passionne pour les règles de fonctionnement de l’institution en oubliant que ce sont ses décisions qui forgent son autorité et sa crédibilité ». Mais l’institution et sa jurisprudence ne sont pas indépendantes : la qualité de celle-ci dépend de la composition de celle-là.
  24. Dans le même discours, Jean-Louis Debré assure que la jurisprudence du Conseil est « stable, d’application prévisible ».
  25. Dans ses vœux en réponse, François Hollande renchérit : « la qualité, la prévisibilité et la continuité de la jurisprudence, voilà ce qui forge le prestige de votre Institution. ».
  26. Même Jean-Louis Debré, dans les vœux précités, en convient : « Bientôt six ans de jurisprudence constitutionnelle depuis la QPC, c’est beaucoup dans un pays qui n’en avait guère. C’est néanmoins très peu par rapport à des cours comparables ». (Aucune inquiétude, cependant : il suffit de laisser « au Conseil constitutionnel le temps d’évoluer de lui-même »).
  27. Th. Hochmann, « Négationnisme du génocide arménien », art. cit., dans la conclusion.
  28. Cf. récemment l’ouvrage d’Ariana Macaya Lizano, Histoire, mémoire et droit : les usages juridiques du passé, Paris, LGDJ, 2015, pp. 529 ss. Cf. aussi Marc Olivier Baruch, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013.
  29. Sur ces arguments, souvent farfelus, cf. Th. Hochmann, « La question mémorielle de constitutionnalité (à propos de la décision du 28 février 2012 du Conseil constitutionnel) », Droit & Philosophie, Annuaire de l’Institut Michel Villey, 2013, pp. 133-146.
  30. Pour une démonstration plus détaillée, cf. ibid.
  31. CEDH, Grande Chambre, Perinçek c. Suisse, 15 octobre 2015. Cf. Th. Hochmann, « Négationnisme du génocide arménien », art. cit.
  32. Cf., déjà, Michel Troper, « La loi Gayssot et la Constitution », Annales Histoire, Sciences sociales, 1999, pp. 1239-1255.
  33. Cf. Cons. constit., n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, cons. 15 ; n° 2010-3 QPC du 28 mai 2010, cons. 6 ; n° 2011-131 QPC du 20 mai 2011, cons. 3 ; n° 2012-647 DC du 28 février 2012, cons. 5.
  34. Cons. constit., 8 janvier 2016, cons. 6 et 7.
  35. Cf. Bernhard Schlink, « Der Grundsatz der Verhältnismäßigkeit », in Peter Badura et Horst Dreier (dir.), Festschrift 50 Jahre Bundesverfassungsgericht, Tome 2, Tübingen, Mohr Siebeck, 2001, pp. 445-465. Pour un aperçu en français, cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, op. cit., p. 486.
  36. Dans son auto-commentaire de la décision, le Conseil cite avec approbation Patrick Wachsmann, « Liberté d’expression et négationnisme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 46, 2001, pp. 585-599. On découvre également dans ce commentaire que le Conseil constitutionnel, ou du moins son service juridique, lit la Revue des libertés et droits fondamentaux, puisqu’il se réfère à l’article de N. Droin cité plus haut.
  37. Cf. des références dans Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, op. cit., pp. 482 ss.
  38. Cons. constit., 8 janvier 2016, cons. 7 et 8.
  39. Ibid., cons. 8.
  40. François Hollande, Vœux aux Conseil constitutionnel, 5 janvier 2016.
  41. Jacques Barrot est décédé en décembre 2014, le mandat de Pierre Steinmetz s’est achevé en mars 2013, Valérie Giscard d’Estaing ne siège pas pour les QPC, et Michel Charasse ne semble plus prendre part aux travaux du Conseil depuis quelques mois. Seuls Jean-Louis Debré, Claire Bazy Malaurie, Guy Canivet et Renaud Denoix de Saint Marc ont donc participé aux deux décisions. La formation de huit membres qui a rendu la décision de 2016 comprenait également Jean-Jacques Hyest, qui avait signé comme sénateur la saisine du Conseil en 2012.
  42. Cons. constit., 8 janvier 2016, cons. 7 et 8.
  43. Ibid., cons. 10.
  44. Commentaire de la décision n° 1015-512 QPC du 8 janvier 2016, www.conseil-constitutionnel.fr, p. 23.
  45. « le renvoi de cette question présente pour vous l’opportunité [sic] de graver dans le marbre constitutionnel [sic] le particularisme des crimes commis pendant la seconde guerre mondiale ». « Tel est bien le rôle de la LICRA et du MRAP à votre barre : vous rappeler la spécificité de ces crimes particuliers, […] qui ont constitué le génocide le plus important de notre histoire ».
  46. Cons. constit., 8 janvier 2016, cons. 10 : « la négation des crimes contre l’humanité commis durant la seconde guerre mondiale, en partie sur le territoire national, a par elle-même une portée raciste et antisémite ». Cf. Th. Hochmann, « Négationnisme du génocide arménien », art. cit.
  47. Cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, op. cit., pp. 675 s. Seul le Luxembourg semble connaître une disposition semblable à la loi Gayssot (article 457-3 du code pénal). En 2012, un nouvel alinéa a été ajouté à cette disposition pour inclure la négation « d’un ou de plusieurs génocides tels qu’ils sont définis par l’article 136bis du Code pénal, ainsi que des crimes contre l’humanité et crimes de guerres, tels qu’ils sont définis aux articles 136ter à 136quinquies du Code pénal et reconnus par une juridiction luxembourgeoise ou internationale ».
  48. Cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, op. cit., pp. 187 s.

La sortie de l’état d’urgence

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Par son ordonnance du 27 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d’Etat a rejeté la requête de la Ligue des droits de l’homme tendant d’une part à la suspension de l’exécution, en tout ou partie, du régime de l’état d’urgence déclaré par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 et prorogé par la loi  du 20 novembre 2015 et d’autre part à ce qu’il soit enjoint au Président de la République de mettre fin sans délai à tout ou partie de l’état d’urgence en application des dispositions de l’article 3 de cette même loi. Cette décision est l’occasion d’une réflexion sur les problèmes que soulève la sortie de l’état d’urgence.

 

Frédéric Rolin est Professeur de droit public – Université Paris Sud et Avocat à la Cour

 

état d'urgenceI. - Dans un Etat qui respecte les normes protectrices des libertés constitutionnellement ou législativement établies, l’entrée dans un régime d’état d’urgence est une décision qui d’un point de vue intellectuel est facile à prendre : ce sont des circonstances d’une gravité particulière qui justifient cette entrée et celle-ci est en principe marquée du sceau de l’évidence.

La question de la sortie de l’état d’urgence, en revanche, est beaucoup plus délicate. En principe, elle doit être opérée dès lors que les conditions qui ont conduit à son entrée en vigueur ne sont plus réunies, mais les modalités d’appréciation de cette évolution qui par définition n’est pas marquée par un évènement mais par une absence d’évènement sont beaucoup plus difficiles.

L’ordonnance qui vient d’être rendue par le Conseil d’Etat et qui refuse, dans le cadre d’une procédure de référé liberté, de considérer que le maintien de l’état d’urgence porterait une atteinte grave et manifestement immédiate à une liberté fondamentale en constitue une parfaite expression.

Plutôt que de procéder à un commentaire de cette ordonnance, dont les apports théoriques comme concrets sont assez limités, je propose d’ici de réfléchir de manière plus globale à l’ensemble des problèmes que pose la sortie de l’état d’urgence. Il me semble que l’on peut les subsumer sous deux séries de questions, la première plus juridique, la seconde plus factuelle.

 

II. - D’un point de vue juridique la question de départ consiste à déterminer si l’état d’urgence doit être regardé comme un régime préventif, dans le sens où il vise à se prémunir contre une menace, ou comme un régime curatif, c’est-à-dire ayant pour but de faire cesser une menace existante. Dans le second cas il serait alors justifié de mettre fin à l’état d’urgence dès que la menace sur le fondement duquel il a été décrété est gérée. Dans le premier, au contraire, on peut admettre une période de mise en œuvre prolongée jusqu’à la disparition du « risque de menace » si on nous passe cette expression peu élégante.

On reconnaît dans cette distinction celle qui définit les deux natures de la police administrative : prévenir un risque de trouble à l’ordre public et rétablir un ordre public troublé. Conservons pour l’instant à l’esprit cette distinction sur laquelle il faudra revenir.

Pour ce qui concerne l’état d’urgence, force est de constater que dans notre droit positif, le choix entre ces deux termes n’est pas opéré de manière évidente.

 

III. - C’est frappant si l’on analyse la logique contenue dans l’article premier de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence qui pose les conditions qui doivent réunies pour son déclenchement :

« L’état d’urgence peut être déclaré … soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Examinons tout d’abord le cas des « calamités publiques » qui correspond pour l’essentiel à des situations de catastrophes naturelles ou du fait de l’homme (irruption volcanique, tremblement de terre, raz de marée, incendies, pour reprendre l’énumération qui était citée au moment de sa discussion, v. not. L’intervention du député Francis Vals, JO AN Débats 30 mars 1955, p. 2137 1e colonne in fine). Dans ce cas, l’aspect curatif est avéré puisqu’il s’agit bien de permettre d’organiser des secours dans des conditions dérogatoires au droit commun. Et on peut donc logiquement en déduire que lorsque les secours ont terminé leur œuvre, l’état d’urgence doit être levé.

Mais la situation des « périls imminents » est de ce point de vue plus complexe à analyser. Elle recèle en effet une part de curatif et de préventif : curatif pour prendre en charge les « atteintes graves à l’ordre public », mais préventif en ce que ces atteintes graves avérées et existantes génèrent un « péril imminent » c’est-à-dire un péril qui ne s’est pas encore réalisé et contre lequel il convient de se prémunir. En quelque sorte nous sommes en présence d’un fait générateur, ou « révélateur » si l’on veut, les atteintes graves à l’ordre public, et d’une interprétation de la portée de ce fait générateur, le fait qu’elles révèlent une situation qui nécessite des mesures d’exception. Si l’on s’en tient à une interprétation littérale du texte il faut donc admettre que le caractère préventif domine : l’éloignement progressif des troubles graves à l’ordre public n’emporte pas de conséquences si le péril imminent qu’ils ont révélé demeure.

 

IV. - Mais on ne peut pas s’en tenir à la seule interprétation de la loi car le Conseil d’Etat, notamment dans ses décisions de référé de novembre et décembre 2005 a procédé à une sorte de réécriture du texte pour en définir la nature.

D’abord, dans la décision n° 286835 du 14 novembre 2015, qui statuait sur une demande de suspension du décret déclarant l’état d’urgence, le juge des référés énonce : « la loi du 3 avril 1955 a eu pour objet de permettre aux pouvoirs publics de faire face à des situations de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui constituent une menace pour la vie organisée de la communauté nationale ». On notera que cette réécriture brouille la distinction contenue dans la loi puisque d’un côté on trouve les situations de crise – ce qui semble renvoyer à des troubles à l’ordre public avérés – et d’un autre côté les « dangers exceptionnels et imminents » ce qui renvoie à un risque non encore survenu. Mais dans cette phrase, le juge ne lie plus l’un à l’autre de sorte que si l’on s’en tient là encore à une lecture littérale, l’état d’urgence peut être déclaré quand bien même n’y aurait-il pas eu de trouble avéré, c’est-à-dire, par conséquent, dans une perspective strictement préventive.

Ensuite, dans la décision n° 287777 du 9 décembre 2005, statuant cette fois sur une demande de référé liberté visant à ce qu’il soit mis fin à l’état d’urgence le juge fait référence à « l’impératif de prévention inhérent tout régime de police administrative » pour justifier le maintien de ce régime bien que les troubles à l’ordre public qui ont justifié sa mise en œuvre se soient réduits dès lors qu’il existe un « risque de recrudescence ».

Cette dernière idée est reprise dans l’ordonnance du 27 janvier 2016 quoique de manière implicite puisque la référence expresse à un « impératif de prévention » a disparu.

Au total on peut donc considérer que dans les cas autres que les calamités publiques, le maintien de l’état d’urgence peut-être justifié par la persistance de troubles à l’ordre public dans un aspect curatif, mais également par la persistance d’un « risque imminent » quand bien même serait-il détaché de la survenance de troubles de l’ordre public.

On notera que l’ordonnance qui vient d’être rendue, le Conseil ne se borne pas à affirmer le maintien de l’existence d’un risque : il lie ce risque à de nouveaux troubles à l’ordre public, même si ceux-ci se sont déroulés en dehors du territoire national, ainsi qu’à des considérations géopolitiques sur l’engagement de la France dans les opérations militaires contre Daesh. Sur la première justification, on a le sentiment que le Conseil d’Etat estime que ces nouveaux troubles à l’ordre public « réactivent » le risque imminent, ce qui peut laisse à penser que le risque imminent doit rester corrélé à des troubles avérés à l’ordre public. Sur la seconde on peut en revanche être plus dubitatif car la conduite d’opérations extérieures ne peut pas en soi être regardé comme un trouble à l’ordre public ni comme une opération de police administrative, de telle sorte qu’ici on a le sentiment d’un détachement du risque et de la problématique du trouble à l’ordre public.

Du coup il est difficile d’apprécier ce qui, dans l’esprit du juge, a été déterminant. Mais pour ce qui nous concerne nous avons le plus grand doute à admettre que des opérations militaires extérieures puissent en soi justifier la mise en œuvre ou le maintien de l’état d’urgence, même si elles présentent un risque de représailles : on pourrait en effet à cette aune maintenir l’état d’urgence pendant des durées considérables, compte-tenu de l’implication de la France sur des théâtres extérieurs.

 

V. - Est-ce à dire pour autant que cette séparation temporelle soit absolue et indéfinie, c’est-à-dire que l’état d’urgence puisse être prorogé tant que l’imminence du risque est avérée ?

La loi du 3 avril 1955 semble répondre par la négative à cette question. En effet, en posant dans son article 3 que « La loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours de l’état d’urgence fixe sa durée définitive », elle marque l’idée que l’état d’urgence doit cesser à une date déterminée à l’avance, c’est-à-dire à une date qui n’est pas corrélée avec l’évolution de la nature et l’intensité du trouble à l’ordre public.

Le Conseil d’Etat, en des termes plus généraux a affirmé « qu’un régime de pouvoirs exceptionnels a des effets qui dans un Etat de droit sont par nature limités dans le temps et dans l’espace » (décision du 9 décembre 2005 précitée) ce qui semble là aussi indiquer une absence de corrélation entre la durée du risque et celle du maintien de l’état d’urgence.

 

VI. - Pour autant, ces solutions qui s’évincent d’une lecture littérale de la loi et de la jurisprudence interrogent. Si le risque imminent est avéré, pourrait-on admettre qu’il faudrait renoncer à l’état d’urgence au bout d’un certain délai ? ici plusieurs positions sont envisageables.

La première est celle de la lettre de la loi : passer le temps fixé par la loi de prorogation, l’état d’urgence cesse, quelle que soit la situation. Il s’agirait donc d’appliquer le principe – auquel il est vrai le Conseil d’Etat n’a pas assigné de valeur – selon lequel en régime d’Etat de droit un régime de pouvoirs de police exceptionnel est nécessairement limité dans le temps, et en l’occurrence dans le temps fixé par la loi.

Cette position théorique est difficilement soutenable si elle est énoncée de manière aussi absolue. On pourrait en revanche, mais ici sans le support d’aucune disposition textuelle ni de solution jurisprudentielle, considérer que ce terme calendaire ne vaut qu’à la condition que le péril imminent n’ait pas été réactivé par de nouveaux troubles à l’ordre public. Ce serait une manière de concilier la logique de la loi avec celle de la mise en avant du caractère préventif de l’état d’urgence opéré par la jurisprudence.

Naturellement une telle interprétation supposerait que la nouvelle prorogation législative abroge les dispositions précitées de l’article 3 ou à tout le moins leur pose une dérogation, de sorte qu’il reviendrait au Conseil constitutionnel de déterminer quelle est la nature et la portée du principe mentionné par le Conseil d’Etat.

 

VII. - On pourrait, en sens inverse des deux solutions précédentes, considérer au contraire que du fait du caractère essentiellement préventif de l’état d’urgence, la persistance du risque autorise juridiquement le maintien du régime d’exception et cela de manière indéfinie. Il n’y aurait en somme que la question factuelle à régler, celle de la démonstration de l’imminence de ce risque, point sur lequel on reviendra plus tard.

Là encore il s’agit d’une position difficile à tenir car intuitivement on perçoit qu’elle conduit vers la possibilité d’un maintien de l’état d’urgence pour des temps forts longs. Il est vrai que la pratique de l’état d’urgence aux débuts de la Ve République peut inciter à admettre cette solution : rappelons que déclaré immédiatement après le putsch des généraux en mai 1961 il fut maintenu en vigueur jusqu’en mai 1963 (il est vrai qu’une dernière tentative d’attentat contre le général De Gaulle avait été déjouée en février de cette année). Mais cette pratique excessive a été à juste titre fortement critiquée et on ne peut pas considérer qu’elle s’appuie sur un principe juridique de quelque nature que ce soit puisque ces décisions de prorogation de l’état d’urgence n’ont fait l’objet d’aucun contrôle (si ce n’est une décision tardive du Conseil d’Etat en 1969 qui ne tranche pas cette question).

 

VIII. – Enfin on peut envisager une troisième position qui consisterait à considérer que si l’état d’urgence est prolongé suffisamment longtemps après les troubles à l’ordre public qui ont caractérisé le risque imminent, il faudrait à tout le moins qu’il y ait une « désescalade » dans les mesures susceptibles d’être prises, certaines mesures particulièrement attentatoires aux libertés ne se justifiant plus. Séduisante intellectuellement, cette position est toutefois problématique au regard du droit de la police administrative. On sait en effet que dans le droit de la police en général et en droit de la police en état d’urgence en particulier, s’il existe un contrôle de la proportionnalité des mesures prises au regard du risque de troubles à l’ordre public, il n’en existe pas moins une très grande marge d’appréciation dans le choix des procédés mis en œuvre (expression utilisée par le Conseil d’Etat dans sa décision du 9 décembre 2005 précitée).

Dans l’ordonnance rendue le 27 janvier 2016, le Conseil d’Etat n’a pas eu à prendre parti puisque le terme de la prorogation législative n’est pas encore survenu. En revanche, on notera que dans une incidente du dernier considérant, il semble estimer qu’il ne lui appartient pas de vérifier si la diminution des risques pourrait imposer cette « désescalade » dans la mise en œuvre des mesures exceptionnelles.

 

IX. – Au total, on le voit, sur le plan juridique, les conditions qui permettent de caractériser la sortie, totale ou progressive de l’état d’urgence sont des plus incertaines et l’ordonnance rendu le 27 janvier 2016 n’a pas clarifié la question. De ce fait, il ne serait pas absurde que la révision constitutionnelle à venir examiner également cette question.

 

X. – Mais au-delà de la question juridique, il y a également une question factuelle tout à fait importante et que l’on peut poser de la manière suivante : Dans le cas même où l’on considérerait que la seule existence d’un trouble imminent justifie le maintien de l’état d’urgence, comment ce trouble imminent doit-il être établi et caractérisé ?

Cette question doit en réalité se subdiviser en deux points : d’abord, comment définir ce risque imminent, ensuite, comment le prouver.

 

XI. – Comment le définir, tout d’abord. Il nous semble qu’il faut ici envisager deux ordres de problématiques, l’une intrinsèque, l’autre extrinsèque.

C’est sans doute intrinsèquement que la définition du trouble imminent est la plus aisée car cette notion se retrouve dans de nombreux textes . On songe par exemple aux polices spéciales et générales des immeubles menaçant ruine et qui reposent sur une définition du péril imminent. Le péril imminent est celui « dont il est avéré qu’il est susceptible de se produire à tout moment » (CE 24 juillet 1987 Ville de Lyon). D’un point de vue intrinsèque, dans ce contexte jurisprudentiel mais qui est finalement assez bien transposable, ce péril doit présenter un caractère de certitude dans sa nature, le seul élément d’incertitude étant le moment auquel il se produira.

Mais il faut encore ajouter à cette définition intrinsèque une définition extrinsèque. Il faut, dans le contexte de l’état d’urgence, que le péril soit d’une nature particulière qui ne concerne pas seulement sa gravité. Cet élément extrinsèque est difficile à définir si ce n’est par une formule qui peut paraître circulaire : il faut que ce soit un péril de nature à justifier la mise en œuvre de l’état d’urgence. Cela signifie qu’il faut que ce soit un péril contre lequel seule la mise en place de l’état d’urgence permet de lutter efficacement. C’est-à-dire en substance un péril qui justifie que l’on restreigne l’exercice de certaines libertés générales et que l’on ait recours à des procédés de police administrative en lieu et place de la police judiciaire.

Ainsi pour prendre le cas de figure actuel, de notre point de vue, la seule menace d’attentats, quand bien même y aurait-il des informations sur le risque du caractère imminent de leur commission, ne suffit pas à justifier la mise en œuvre de l’état d’urgence. Encore faut-il que des procédés tels que, par exemple, le plan vigipirate alerte attentats soient dans l’incapacité de prévenir efficacement ce péril. Par exemple parce qu’une infiltration de terroristes en cours sur le territoire national ou qu’un réseau semble se mettre en marche sans que l’on n’en connaisse tous les tenants et aboutissants.

Evidemment, comme on pouvait s’y attendre, l’ordonnance du 27 janvier 2016, pas plus que celles qui avaient été rendues en 2005 ne s’engagent sur une construction théorique de la notion de péril imminent au sens de la loi de 1955. On notera même que dans celle qui vient d’être rendue le juge affirme que le péril n’a pas disparu, il y ajoute une série de considérations sur les attentats du 13 novembre, sur les tentatives et attentats qui ont eu lieu depuis en France et hors de France, ainsi que sur les opérations militaires en cours, mais sans lier, du moins explicitement, ces constatations à la caractérisation d’un risque.

 

XII. – Il reste enfin à examiner la question de la preuve. C’est une des plus classiques dans ce type de situation. On sait en effet que la preuve résulte essentiellement de deux types de logiques.

D’abord un ensemble de considérations générales sur la nature de la situation, ses causes, ses effets et l’efficacité des mesures prises. Ce qui marque cette épreuve c’est son caractère totalement abstrait et globalement invérifiable.

Ensuite des séries de notes produites par des services de renseignements dont le juge n’assure qu’un contrôle de cohérence et de vraisemblance qui leur confère une large incontestabilité contentieuse.

De notre point de vue, ces modes de preuve ne peuvent pas être remplacés par d’autres, il faut donc accepter leurs imperfections tout en tentant de les minimiser. C’est la raison pour laquelle deux outils nous semblent devoir être mis en œuvre.

D’abord l’exigence d’informations qui démontrent avec une crédibilité suffisante la caractérisation à la fois intrinsèque et extrinsèque du péril imminent. Ensuite une obligation déontologique qui demeure à créer mais qui imposerait aux autorités d’attester de la véracité des renseignements contenus dans ces notes en l’état de leurs informations de manière à ce que, si une fois la situation calmée il s’avère que les informations données au juge étaient fausses ou tronquées, il puisse y avoir un support à une action disciplinaire. On pourra nous objecter qu’il s’agit là d’une mince et illusoire garantie. C’est peut-être exact mais en toute hypothèse, faute de pouvoir procéder à un contrôle de fond, c’est bien sur des bases déontologies et procédurales que l’on peut essayer de limiter les risques de dérives.

 

XIII. – Au total, on le voit, le régime juridique de sortie de l’état d’urgence pose des problèmes notablement plus compliqués que celui de sa déclaration. L’ordonnance rendue le 27 janvier n’a pas permis d’y apporter une réponse. Espérons que le pouvoir constituant s’il est saisi, ou le juge constitutionnel à l’occasion de tel ou tel contrôle participeront plus activement à la construction de ce droit. Vœu pieux ?

 

Protéger la Nation par l’affirmation de la « valeur de la personne humaine » (Propositions d’amendements au PLC de protection de la Nation)

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Le projet de loi constitutionnelle n° 3381 de protection de la Nation, déposé le 23 décembre 2015 sur le bureau de l’Assemblée nationale, privilégie une approche coercitive de celle-ci. Alors que débute l’examen de ce texte en séance, la Clinique de légistique 1 soumet cinq propositions d’amendements 2 suggérant une approche humaniste de cette sauvegarde, alternative ou complémentaire, fondée sur l’affirmation de la « valeur de la personne humaine ».

 

Olivier Pluen est Maître de conférences en Droit public à l’Université des Antilles et Responsable de la Clinique de légistique – Centre VIP (UVSQ) et Associé au CRPLC (UA)

 

Image d'accompagnement (O. Pluen)À l’heure où le Gouvernement engage ce qui pourrait très prochainement devenir la vingt-cinquième révision de la Constitution de la Ve République, la question semble posée du rôle attendu de la recherche universitaire. Cette interrogation est d’autant plus prégnante, s’agissant d’une réforme constitutionnelle qui touche si étroitement aux droits et libertés fondamentaux, et qui restera peut-être celle qui – sous l’effet accentué des médias, d’Internet et des réseaux sociaux – aura fait l’objet de la plus importante polémique depuis l’adoption de la loi « constitutionnelle » sur l’élection du Président de la République au suffrage universel direct en 1962. S’agit-il alors pour l’universitaire de se cantonner aux néanmoins très nécessaires fonctions de commentaire du texte présenté, d’éclairage à destination de la population, et de mise en garde quant aux risques potentiels d’une telle réforme ?

 

Développer la dimension inexplorée de la recherche universitaire : la participation à l’écriture de la loi

Non, sans doute, et le souvenir des « jurisconsultes » qui ont marqué les siècles depuis la République romaine jusqu’à la Seconde République est encore suffisamment présent à nos esprits pour le rappeler. Une permanence de cette approche subsiste d’ailleurs à deux niveaux. Spontanément d’abord, des universitaires ne manquent jamais de faire œuvre de proposition dans leurs travaux doctrinaux, voire, mus par une démarche collective d’ouverture pluridisciplinaire, dans le cadre de groupes de travail thématiques ou sous la forme plus moderne des Think Tank. À l’invitation des pouvoirs publics ensuite, certains des plus respectés représentants de la doctrine sont ponctuellement sollicités pour être auditionnés au sein des assemblées parlementaires, mais également pour siéger dans – et parfois présider – tel comité ou commission chargé de réfléchir à une réforme législative ou constitutionnelle. De manière plus pérenne, d’autres sont appelés à intégrer telle autorité ou institution intervenant dans le processus de production législative ou de contrôle des lois. Mais en-dehors du cas somme toute assez exceptionnel des universitaires portés à un mandat parlementaire lors d’élections politiques, et éventuellement nommés par la suite à une fonction ministérielle – comme c’est le cas du nouveau garde des Sceaux –, les enseignants-chercheurs en droit ne pourraient-ils pas participer en cette seule qualité à l’écriture même de la loi, c’est-à-dire à la formalisation de leurs propositions sous forme de projets/propositions de loi ou d’amendements ? Rien n’y fait a priori obstacle.

D’ailleurs, peut-être le Gouvernement – principal initiateur de la loi – et les députés et sénateurs – tributaires de la conjugaison du système majoritaire et du parlementarisme rationnalisé, qui les conduit le plus souvent à se reporter sur l’action locale – trouveraient-ils dans ce travail, un éclairage, des éléments de comparaison, un vivier, voire, pour les seconds, un vecteur d’émulation en matière législative. Peut-être les universitaires en droit trouveraient-ils eux aussi, tandis qu’existent des questionnements sur la signification de la recherche juridique, un chaînon supplémentaire de leur légitimité, dans cet ouvrage venu offrir un prolongement concret aux traditionnelles fonctions de recherche, mais aussi d’enseignement. L’universitaire ne se limite pas à chercher et à enseigner. Il cherche, réfléchit et enseigne à partir de cette recherche, propose et instruit sur la base de cette réflexion, met en forme ses propositions et par ce biais forme des futurs juristes sans avoir – lui – à céder à un temps politique qui n’est pas le sien. Le travail fourni par la Clinique de légistique de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et de l’Université des Antilles, sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, s’inscrit modestement dans cette logique. Ce travail s’est concrètement traduit par la rédaction de cinq propositions d’amendements à laquelle ont contribué plusieurs étudiants de Master.

Fruit d’un travail de la « communauté universitaire », ces propositions d’amendements ne sont pas de nature politique, au sens partisan du terme. Elles n’ont pas vocation à appuyer majorité ou opposition, ni à révéler une préférence pour l’une ou l’autre. S’il est vrai que l’actuel projet de loi constitutionnelle est réputé dépasser les clivages, les suggestions faites ici cherchent justement à puiser au mieux leur justification dans le droit et l’histoire, au-delà de la dimension nécessairement technique et littéraire qu’implique leur traduction sous forme d’amendements. Ceci explique la présence d’« exposés sommaires » qui, oubliant un peu la réglementaire concision parlementaire, se rapprochent plus d’un véritable « exposé des motifs ». La particularité de ces approches scientifiques est qu’elles aboutissent parfois à l’heureux constat, en termes d’objectivité, selon lequel les propositions formulées peuvent ne pas être nécessairement en accord avec les positions personnelles. Cette constatation, qui participe de la formation juridique des étudiants, se révèle encore plus juste lorsque l’on passe du stade de la réflexion théorique à celle de l’écriture pratique.

 

Ne pas limiter la protection de la Nation à une approche coercitive : la prise en compte de sa dimension humaniste

Beaucoup de choses ont été dites ces deux derniers mois, y compris par la doctrine universitaire, sur les aspects juridiques et historiques des articles 1 et 2 du projet de loi constitutionnelle. Il ne s’agit pas d’y revenir. Ces deux articles ont en commun de chercher à offrir une réponse aux attaques terroristes auxquelles a été confrontée la France au cours de l’année 2015, au moyen de la constitutionnalisation de mesures coercitives portant sur l’état d’urgence, d’une part, et sur la déchéance de nationalité, d’autre part. À l’occasion de l’examen du texte par la Commission des lois de l’Assemblée nationale, les 27 et 28 janvier 2016, soixante-douze amendements gouvernementaux et parlementaires ont été déposés. Une majorité d’entre eux ont été défendus et quelques-uns adoptés. L’essentiel de ces amendements tendait, tantôt à renforcer, tantôt à supprimer, tantôt encore à modifier à la marge les deux articles. Trois séries d’exceptions doivent toutefois être mentionnées. La première recouvre des amendements sans rapport avec l’objet du projet, comme celui destiné à consacrer dans un nouvel article 72-5 le statut particulier de la Corse (n° CL48 des députés Giacobbi et Schwartzenberg – rejeté). La seconde regroupe des amendements qui, sans entretenir un lien direct avec l’objet du projet, visent néanmoins à limiter le recours aux régimes de crise et à la révision constitutionnelle, dans une période analogue à celle ayant conduit à la récente mise en œuvre de l’état d’urgence et à la préparation du présent projet de révision. Il en va ainsi de l’amendement prévoyant un contrôle du Conseil constitutionnel sur les projets de révision constitutionnelle adoptés en termes identiques par les deux assemblées (n° CL57 de Mme Duflot – rejeté). La dernière a trait à des amendements également en rapport avec le contexte actuel, mais qui, susceptibles d’une mauvaise interprétation, seraient moins de nature à protéger la Nation qu’à renforcer sa vulnérabilité. Tel est le cas de celui destiné à compléter l’article 1er de la Constitution par une phrase précisant que les racines de la République sont chrétiennes (n° CL 60 de M. Poisson – non soutenu).

La protection de la Nation au moyen de mesures coercitives ayant été la priorité, une voie est restée inexplorée dans cette première phase du travail législatif. La presse s’est pourtant faite l’écho de suggestions en faveur d’une autre approche, dont certaines déjà formalisées. Ainsi, dans un article paru dans le journal Le Monde, le professeur Paul Cassia de l’Université Paris I proposait d’inscrire à l’article 1er de la Constitution deux phrases ainsi rédigées : « les personnes nées françaises et celles ayant obtenu la qualité de français par acquisition sont dans la même situation au regard du droit de la nationalité ; nul ne peut être déchu de sa nationalité française » (« Déchéance de Nationalité pour tout le monde ? Non, pour personne », 5 janvier 2016). De même, dans une tribune publiée sur le site collaboratif The Conversation, plusieurs participants au colloque organisé à l’Université Paris II en 2013, sur le thème du « Cosmopolisme juridique », ont suggéré que « la France de 2016 » reprenne à son compte le décret de l’Assemblée nationale législative du 26 août 1792 (avec pour 1er signataire le professeur O. de Frouville, « Nationalité : élever plutôt que déchoir », 24 janvier 2016). En outre, le quotidien Le Figaro faisait récemment état du souhait exprimé par le Parti Socialiste de faire supprimer le mot « race » de la Constitution à l’occasion de cette révision (A. Berdah, « Révision constitutionnelle : le PS va demander la suppression du mot « race » », 21 janvier 2016).

L’intérêt de ces différentes suggestions est que, au-delà de leurs motifs précis, elles se rejoignent autour d’une même vision de la France, dont René Cassin fut un des défenseurs lors de la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948. L’homme qui fut pendant seize ans le vice-président du Conseil d’État résuma parfaitement cette vision lorsqu’il reçut le prix Nobel de la paix en 1968 pour sa contribution d’alors, ponctuant son discours (« La Charte des droits de l’homme », Conference Nobel, Oslo, 11 décembre 1968) de deux vers issus du poème d’un autre prix Nobel – celui de littérature en 1901 –, Sully Prudhomme :

« J’adore mon pays d’un cœur qui déborde,

Et plus je suis Français, plus je me sens humain » 3

Or cette dimension humaine, que d’aucuns analyseront peut-être comme une forme d’angélisme, trouve toute sa pertinence dans le contexte actuel. Que révèle, si ce n’est la négation même de l’Humanité, le fait pour une organisation terroriste, prétendant au titre d’« État », d’« employer » des « bombes humaines » pour tuer des populations civiles, ou d’institutionnaliser et de réglementer l’esclavage ou des formes analogues vis-à-vis de certaines catégories d’individus 4, au nom de distinctions fondées sur des motifs tels que l’origine, le sexe ou la religion ?

La Déclaration universelle de 1948 avait, pour rappel, été écrite dans le contexte de l’après Seconde-Guerre mondiale, comme d’ailleurs l’alinéa 1er Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 adoptée deux ans plus tôt, dont le Conseil constitutionnel a dégagé cinq décennies plus tard le « principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation » (décisions n° 94-343 et 344 DC du 27 juillet 1994, « Lois bioéthiques »). Il semble ressortir de là que, si la protection de la Nation doit certes pouvoir consister en le renforcement de mesures coercitives telles que – effectivement – l’état d’urgence, cela ne signifie pas qu’elle ne puisse pas non plus passer par l’affirmation, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, de valeurs humanistes qui, à l’instar de celles énoncées dans les deux textes précités, sont de nature à différencier la République des régimes ou organisations criminelles qu’elle combat. Et s’il est vrai qu’il est parfois nécessaire de prendre d’abord des mesures coercitives avant de pouvoir songer, ensuite, à consacrer des valeurs humaines, les révisions constitutionnelles ne relèvent malheureusement pas d’une science permettant de garantir avec exactitude que les premières seront suivies des secondes. L’histoire a d’ailleurs parfois montré le contraire. À l’heure où le mot « guerre » est si souvent employé dans le discours des gouvernants, il convient de rappeler qu’une noire et longue parenthèse de six ans a séparé la Constitution du 27 octobre 1946 de la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940. Pourtant, beaucoup de ceux qui ont voté la seconde n’étaient pas moins empreints d’une haute idée des droits de l’homme, que les acteurs politiques de la pièce qui se joue aujourd’hui.

 

Retrouver et consacrer le principe des droits et libertés : l’affirmation de la valeur de la personne humaine

Or le cœur de cette vision humaniste et des suggestions relatées dans la presse parait trouver sa cohérence dans une réponse récemment apportée par l’historien Patrick Weil, à propos d’une des possibilités d’évolution – fortement décriée, mais finalement actée par un amendement gouvernemental en commission (n° CL74) – de l’article 2 du projet de loi constitutionnelle. D’après lui : « En étendant la déchéance de nationalité des binationaux à tous les Français, on passerait d’une rupture avec l’un des principes fondamentaux de la République – tous les citoyens sont égaux devant la loi, sans distinction d’origine, de race et de religion, c’est l’article 1 de la Constitution – à une rupture avec un des droits les plus fondamentaux de l’homme. En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme a proclamé de nombreux droits, mais le seul devenu effectivement universel est l’abolition de l’esclavage. Or, la conséquence de ne pas être esclave est d’être un sujet de droit. Et on ne l’est pas sans avoir une nationalité » (propos recueillis par A. Salles et T. Wieder, « Le principe d’égalité est un pilier de notre identité », Le Monde, 7 janvier 2016). Le rapprochement ici effectué entre l’esclavage et l’absence de nationalité – qu’il est possible d’étendre à l’utilisation du mot « race » dont la suppression a été évoquée – peut être mieux compris à l’aide d’une explication donnée par l’historien du droit Jean-François Niort, concernant la construction du concept de « personne humaine » à partir du Siècle des Lumières. Selon celui-ci, dès lors que l’on assiste dans l’histoire à « la consécration juridique de la confusion de l’homme et de la personne », « L’esclavage – mais aussi l’absence de nationalité et l’emploi du mot « race » – ne peut…qu’être hors du droit, relever du « non-droit », et devenir une condition proprement inhumaine, incompatible avec la « qualité d’homme », qui emporte celle de « sujet de droit », titulaire par nature de « droits subjectifs » » 5. Ainsi, dans l’acception moderne qui s’est heureusement imposée à compter du XVIIIe siècle, celui qui n’est pas reconnu comme « sujet de droit » se trouve nié dans ce qu’il est réellement : un Homme, un Être humain.

Or il est possible de se demander si cette « qualité d’Homme », que certains systèmes ou idéologies emploient à des fins d’exclusion, en opérant des distinctions entre l’« Homme libre » et l’« esclave », le « national » et l’« apatride », ou encore l’« Homme de race supérieure » et l’« Homme de race inférieure », se rapporte à la seule « dignité de la personne humaine ». N’est-elle pas également – ou n’est-elle pas au contraire d’abord – le critère d’appréciation de la notion très largement éludée de « valeur de la personne humaine » ? Cette dernière, absente en tant que telle du « bloc de constitutionnalité » actuel de la Ve République et de l’essentiel des instruments internationaux, est pourtant consacrée de manière autonome dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le cinquième considérant de ce texte rappelle en effet que les peuples des Nations Unies proclament de nouveau leur foi dans « la dignité et la valeur de la personne humaine ». Mais que vise exactement cette « valeur » et qu’est-ce qui la distingue de la « dignité » ? Si la dignité est intrinsèque à l’humanité, et si l’absence d’humanité est jugée contraire à la dignité, le respect de cette dernière intègre néanmoins l’idée d’une certaine gravité des atteintes à la personne humaine. Ainsi, tandis que le décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage qualifiait à juste titre ce phénomène d’« attentat contre la dignité humaine », d’autres situations privant certains individus ou catégories d’individus de leur qualité de sujets de droit furent maintenues sous la Seconde République, voire créées à cette occasion : l’incapacité juridique des femmes, la mort civile, la perte de citoyenneté en cas de comportements esclavagistes (art. 8 du décret du 27 avril 1848) et la peine de mort, sauf en matière politique (art. 5 de la Constitution du 4 novembre 1848). Bien qu’érigée en principe à valeur constitutionnelle un siècle et demi plus tard, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine conserve – toute proportion gardée, bien entendu – une certaine relativité. En effet, si les quatre principes énoncés dans les deux lois sur la « bioéthique » soumises au contrôle de l’article 61 de la Constitution en 1994 constituent des garanties légales d’exigences constitutionnelles, que le législateur ne saurait donc violer sans porter atteinte au principe dégagé par le Conseil constitutionnel, ce dernier « n’en érige pas pour autant tous (ceux-ci) en impératifs catégoriques » 6.

La « valeur » de la personne humaine paraît, pour sa part, induire quelque chose de supplémentaire. Si la dignité est intrinsèquement liée à l’Humanité, cette dernière « est elle-même une dignité », comme l’expliquait Emmanuel Kant (Fondement de la métaphysique des mœurs, Delagrave, 1952, p. 758). L’Humanité et l’Homme sont effectivement absolus et inconditionnels dans leur « valeur », puisqu’ils sont à la fois une fin en soi et irremplaçables (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1996, p. 225). Mais cette idée de « valeur de la personne humaine », qui ne demande qu’à émerger de l’alinéa 1er du Préambule de la Constitution de 1946, aux côtés de – et de manière complémentaire à – la « dignité » consacrée depuis 1994, suppose toutefois de trouver une traduction concrète dans le reste du « bloc de constitutionnalité ». Parmi les états ou conditions qui privent des individus ou catégories d’individus de la qualité de sujets de droit, trois se voient déjà très explicitement prohibés par des dispositions expresses du « bloc de constitutionnalité » : la mort civile, supprimée par la loi du 31 mai 1854, à laquelle s’oppose depuis 1971 l’article 1er de la Déclaration des droits de 1789 (« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ») ; l’incapacité juridique des femmes, supprimée par la loi du 18 février 1938 et par une kyrielle de lois postérieures, qu’exclut également depuis 1971 l’alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946 (« La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ») ; et la peine de mort, abolie par la loi du 9 octobre 1981, interdite depuis 2007 par l’article 66-1 de la Constitution de 1958 (« Nul ne peut être condamné à la peine de mort »).

Mais rien de similaire n’est prévu en tant que tel dans le « bloc de constitutionnalité », s’agissant de ce qu’il convient de qualifier de formes « modernes » d’esclavage, de la déchéance de nationalité et de l’emploi du mot « race ». Pour les premières, la loi du 5 août 2013, intervenue suite à deux condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme de 2005 et 2013, reste à parfaire 7. Pour la seconde, les abondants débats autour de l’article 2 du projet de loi constitutionnelle, l’absence de mention par le Conseil d’État dans son avis de l’article 23-7 du code pénal hérité de la loi 12 novembre 1938 et de l’encore plus surprenant article 23-8 du même code introduit par la loi du 22 juillet 1993 (avis n° 390866 du 11 décembre 2015), ainsi que l’apparence donnée par le Gouvernement d’un article 2 susceptible de concerner désormais tous les nationaux, au risque de pouvoir rendre apatrides certains Français ne disposant pas d’une autre nationalité (amendement n° CL74 – adopté), souligne l’importance d’un meilleur encadrement. La dernière reste toujours, à ce jour, tributaire du plus en plus hypothétique examen par le Sénat de la proposition de loi tendant à la suppression du mot « race » de notre législation, pourtant transmise à celui-ci le 16 mai 2013 pour une première lecture (« petite loi » n° 584). Ici est la raison des cinq amendements qui suivent. Ceux-ci cherchent à favoriser la pleine reconnaissance du principe oublié de la « valeur de la personne humaine », s’inscrivant ainsi dans le sillon tracé par le « citoyen français serviteur de la paix et du droit » précédemment cité qui, bien qu’ayant connu et plusieurs fois souffert directement des vicissitudes de la fin du XIXe et du XXe siècle, n’en insistait pas moins dans son discours de 1968 sur l’impérieuse nécessité de « protéger tout l’homme et protéger les droits de tous les hommes ».

 

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Proposition d’amendement n° 1

Protection de la Nation – (n° 3381)

AMENDEMENT N°

présenté par

M. …

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ARTICLE additionnel

Après l’article 1er, insérer l’article suivant

Après l’article 66-1 de la Constitution, il est inséré un article 66-2 ainsi rédigé :

« Art. 66-2. – Nul ne peut être réduit ou maintenu en esclavage, soumis à la traite, ni être placé dans le statut ou la condition qui résulte d’une des institutions ou pratiques analogues, sur le territoire de la République. Toute personne qui en est victime a le droit à la protection de la France.

Dans le respect du droit international et dans les conditions qu’elle prévoit, la loi pénale française est applicable aux crimes et délits mentionnés à l’alinéa précédent commis, même hors du territoire national, par un Français ou un étranger séjournant en France.

Le présent article inspire l’action européenne et internationale de la France. »

EXPOSÉ SOMMAIRE

Si la protection de la Nation peut consister en le renforcement des mesures coercitives, elle peut également passer par l’affirmation, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, de valeurs humanistes qui lui sont inhérentes ou qui devraient l’être du fait de son histoire.

Aussi, alors que l’ONU fait état de pratiques esclavagistes et de leur institutionnalisation par le mouvement terroriste responsable des attentats dont a souffert la France, cette révision constitutionnelle est l’occasion pour le Souverain de graver dans le marbre de la Constitution le « plus noble des principes fondamentaux de notre droit public » (V. Schœlcher, L’esclavage au Sénégal, 1880) : celui d’après lequel le sol de la France affranchit celui qui y vit et qui le touche.

Ce dernier, qui trouve son origine sous l’Ancien Régime – mais dont chacun sait que le contournement et la violation n’honorent par la France d’avant le milieu du XIXe siècle –, a été consacré dans le droit positif avec le décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage. L’article 8 de ce texte frappait d’ailleurs aussi initialement de la perte de la qualité de citoyen tout Français qui, même à l’étranger, avait contrevenu à l’interdiction de l’esclavage. Or, au-delà de la dimension symbolique de la constitutionnalisation d’un tel principe pour les victimes d’un passé qui ne peut plus être changé, celui-ci mériterait d’être consolidé juridiquement pour le présent et l’avenir. Si Victor Schœlcher dénonçait déjà en 1880 son application relative dans les « nouvelles » colonies, la France du XXIe siècle a elle-même été condamnée en 2005 et 2012 par la Cour européenne des droits de l’homme, pour manquement aux obligations positives découlant de l’article 4 de la Convention du même nom ; ce à quoi a cherché à remédier la loi du 5 août 2013. Cependant, adopté selon la procédure accélérée prévue par la Constitution, ce texte qui définit et incrimine des formes d’asservissement qui continuent à prospérer de nos jours, y compris sur le territoire national, cache mal l’absence d’une politique claire et résolue du Gouvernement en matière de lutte contre ce qui est communément qualifié de formes « modernes » d’esclavage (réduction en esclavage, exploitation d’une personne réduite en esclavage, traite des êtres humains, servitude, travail forcé, conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité de la personne).

En effet, aucune disposition du « bloc de constitutionnalité » ne paraît aujourd’hui donner à la fois un fondement suffisamment certain à la condamnation par la République de ces atteintes, qui résultent parfois d’actions individuelles, et une impulsion décisive à une politique ferme en la matière, concernant y compris la nécessaire protection des victimes.

C’est pourquoi le présent amendement propose l’insertion d’un nouvel article 66-2 dans la Constitution, s’inspirant du schéma de la Constitution de la Seconde République qui prévoyait déjà, après son article 5 en vertu duquel : « La peine de mort est abolie en matière politique », un article 6 selon lequel : « L’esclavage ne peut exister sur aucune terre française ». Depuis la révision constitutionnelle du 23 février 2007, la Constitution de la Ve République comprend d’ailleurs déjà un article 66-1 disposant : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort ».

Le nouvel article 66-2 proposé comprend dès lors trois alinéas, adaptés aux exigences actuelles : le premier réaffirme dans une première phrase le principe de la franchise du sol français en l’étendant à la traite et aux institutions et pratiques analogues, puis dans une seconde la nécessité pour la France de protéger les victimes de ces atteintes ; le deuxième alinéa propose une alternative raisonnable à l’article 8 du décret du 27 avril 1848 précédemment évoqué, en permettent de déroger au profit de la France au principe de territorialité de la loi pénale pour les crimes et délits visés au premier alinéa ; et le troisième reprend le principe posé par le 10e et dernier article de la Charte de l’environnement de 2004, en prévoyant que le nouvel article inspire l’action européenne et internationale de la France.

 

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Proposition d’amendement n° 2

Protection de la Nation – (n° 3381)

AMENDEMENT N°

présenté par

M. …

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ARTICLE 2

Rédiger ainsi cet article :

1° Le Préambule de la Constitution est ainsi modifié :

Après le deuxième alinéa, il est ajouté un alinéa ainsi rédigé :

« Fidèle à ses valeurs, la République peut accorder la nationalité française à ceux qui, quel que soit l’État où ils résident, se sont distingués par leur action en faveur de l’État de droit, de la lutte contre les crimes et délits concernés par les articles 53-2 et 66-2, de la reconnaissance des droits et libertés, du rejet des préjugés et discriminations, et du rapprochement entre les Hommes. »

EXPOSÉ SOMMAIRE

Si la protection de la Nation peut consister en le renforcement des mesures coercitives, elle peut également passer par l’affirmation, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, de valeurs humanistes qui lui sont inhérentes.

Au demeurant et pour faire un parallèle historique, le chancelier Michel de l’Hospital soulignait dans son discours d’ouverture des États Généraux d’Orléans, le 13 septembre 1560, que : « Les rois ont été élus premièrement pour faire justice, et ce n’est acte tant royal faire la guerre, que faire justice, car les tyrans et mauvais font la guerre autant que les rois, et bien souvent la font bien mieux que les bons ».

Aussi, si l’objectif des dispositions du présent projet de loi constitutionnelle en matière de déchéance de la nationalité française est de dissuader des nationaux de commettre des crimes constituant une atteinte grave à la vie de la Nation, il est loin d’être certain que celui-ci puisse être atteint. Parce que la France est un État de droit, le champ ratione personae de la déchéance suggérée par le projet est nécessairement limité – les personnes, mêmes nées françaises, ayant également une autre nationalité – et contestable aussi bien juridiquement, qu’en termes d’efficacité et d’opportunité. Le législateur n’a au demeurant pas attendu le Constituant pour prévoir des cas de déchéance plus attentatoires aux libertés, vis-à-vis des « binationaux », tel celui prévu à l’article 23-7 du code pénal, voire à l’égard de tous les Français, avec l’article 23-8 du même code. En voulant étendre les possibilités de déchéance, le Constituant de 2016 risque ainsi paradoxalement de rendre inconstitutionnelles ces dernières hypothèses tirées de la loi. En outre, quelle serait en pratique l’utilité de la mesure projetée, sachant que l’ennemi que combat aujourd’hui la France n’est pas un « État », ce qui exclut nécessairement que ceux qui le servent en détiennent la nationalité ?

C’est pourquoi le présent amendement, inspiré par une publication commune de plusieurs participants au colloque sur le « Cosmopolitisme juridique » organisé en 2013 à l’Université Paris II, vise à renverser la logique de l’article 2 du projet de loi constitutionnelle. Son objet est précisément de consacrer dès le Préambule de la Constitution, tout en l’actualisant, le principe énoncé dans le décret du 26 août 1792. Par ce texte adopté un mois avant la proclamation de la Ire République, l’Assemblée nationale législative avait accordé la citoyenneté française à des personnes telles que Jeremy Bentham et Georges Washington, aux principaux motifs suivants :

D’une part, « les hommes qui, par leurs écrits et par leur courage, ont servi la cause de la liberté et préparé l’affranchissement des peuples, ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre ;

Et, d’autre part, « si cinq ans de domicile en France suffisent pour obtenir à un étranger le titre de citoyen français, ce titre est bien plus justement dû à ceux qui, quel que soit le sol qu’ils habitent, ont consacré leurs bras et leurs veilles à défendre la cause des peuples contre le despotisme des rois, à bannir les préjugés de la terre, et à reculer les bornes des connaissances humaines ».

 

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Proposition d’amendement n° 3

(alternative à la n° 2)

Protection de la Nation – (n° 3381)

AMENDEMENT N°

présenté par

M. …

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ARTICLE 2

Après l’article 66-2 de la Constitution, il est inséré un article 66-3 ainsi rédigé :

« Art. 66-3. – Nul ne peut être privé de sa nationalité française contre sa volonté.

Une personne condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ou concerné par les articles 53-2 et 66-2 ne peut être déchue, si elle n’a pas demandé et obtenu la nationalité française, ni commis l’acte incriminé, alors qu’elle était majeure, et, selon le cas, si elle risque d’être rendue apatride, ou, lorsqu’elle détient également la nationalité d’un autre État, si son accueil est refusé par celui-ci, si elle risque de subir des traitements inhumains et dégradants, ou si elle demande à être maintenue dans la communauté nationale pour un motif légitime. Comme tout autre Français condamné pour un même crime, elle est redevable à la société. »

 

EXPOSÉ SOMMAIRE

Si la protection de la Nation peut consister en le renforcement des mesures coercitives, elle peut également passer par l’affirmation, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, de valeurs humanistes qui lui sont inhérentes ou qui mériteraient de le devenir.

Au demeurant et pour faire un parallèle historique, le chancelier Michel de l’Hospital soulignait dans son discours d’ouverture des États Généraux d’Orléans, le 13 septembre 1560, que : « Les rois ont été élus premièrement pour faire justice, et ce n’est acte tant royal faire la guerre, que faire justice, car les tyrans et mauvais font la guerre autant que les rois, et bien souvent la font bien mieux que les bons ».

Aussi, si l’objectif des dispositions du présent projet de loi constitutionnelle en matière de déchéance de la nationalité française est de dissuader des nationaux de commettre des crimes constituant une atteinte grave à la vie de la Nation, il est loin d’être certain que celui-ci puisse être atteint. Parce que la France est un État de droit, le champ ratione personae de la déchéance suggérée par le projet est nécessairement limité – les personnes, mêmes nées françaises, ayant également une autre nationalité – et contestable aussi bien juridiquement, qu’en termes d’efficacité et d’opportunité. Le législateur n’a au demeurant pas attendu le Constituant pour prévoir des cas de déchéance plus attentatoires aux libertés, vis-à-vis des « binationaux », tel celui prévu à l’article 23-7 du code pénal, voire à l’égard de tous les Français, avec l’article 23-8 du même code. En voulant étendre les possibilités de déchéance, le Constituant de 2016 risque ainsi paradoxalement de rendre inconstitutionnelles ces dernières hypothèses tirées de la loi. En outre, quelle serait en pratique l’utilité de la mesure projetée, sachant que l’ennemi que combat aujourd’hui la France n’est pas un « État », ce qui exclut nécessairement que ceux qui le servent en détiennent la nationalité ?

C’est pourquoi l’objet du présent amendement est de renverser la logique de l’article 2 du projet de loi constitutionnelle, en prenant d’abord soin d’affirmer dans un nouvel article 66-3 de la Constitution, que : « Nul ne peut être privé de sa nationalité française contre sa volonté ». Ce premier alinéa est alors suivi d’un second qui, s’il admet par exception la possibilité de déchoir une personne devenue française et ayant commis un crime constitutif d’une atteinte à la vie de la nation, c’est à la condition première que cette personne ait sollicité et obtenu cette nationalité, mais également commis ce crime, alors qu’elle était déjà majeure. À cette première condition s’en ajoute une autre, complémentaire : la déchéance ne peut être prononcée si la personne encoure le risque d’être rendue apatride ou, lorsqu’elle détient une autre nationalité, si son accueil est refusé par l’État correspondant, si elle risque de subir des traitements inhumains et dégradants, ou si elle demande à demeurer française pour un motif légitime. Une seconde phrase du même alinéa précise ensuite que la personne qui n’aurait pas été déchue pour les raisons prévues dans la première, se trouve placée sur un pied d’égalité avec les autres Français condamnés pour un même crime, et est ainsi redevable comme ceux-ci du bénéfice de la nationalité française, vis-à-vis de l’État de droit auquel elle a pourtant préjudicié.

Compte tenu de l’importance attachée par le nouvel article 66-2 de la Constitution – objet d’un précédent amendement – à la lutte contre les formes « modernes » d’esclavage, le présent amendement suggère au-delà d’assimiler, dans ce nouvel article 66-3, les crimes mentionnés à l’article 66-2 aux crimes constitutifs d’une atteinte grave à la vie de la Nation. Dans un souci de cohérence, il est également suggéré d’étendre cette disposition aux crimes concernés par l’article 53-2 de la Constitution. Ce dernier prévoit, pour rappel, la reconnaissance par la France de la juridiction de la Cour pénal internationale, dont le statut du 18 juillet 1998 précise qu’elle s’applique aux crimes de génocides, aux crimes contre l’humanité, aux crimes de guerre et aux crimes d’agression.

En définitive, cette rédaction de l’article 2 du projet de loi constitutionnelle permettrait à la République française de rester, y compris dans l’adversité, fidèle à des valeurs dont un de ses ressortissants, René Cassin – vice-président du Conseil d’État de 1944 à 1960 –, s’était fait le porteur lors de la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dont l’article 15 proclame : « – 1. Tout individu a droit à une nationalité. – 2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité. »

 

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Proposition d’amendement n° 4

Protection de la Nation – (n° 3381)

AMENDEMENT N°

présenté par

M. …

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ARTICLE additionnel

Après l’article 2, insérer l’article suivant

À l’article 1er de la Constitution, remplacer les mots : « de race », par les mots : « fondée sur des préjugés racistes ».

 

EXPOSÉ SOMMAIRE

Si la protection de la Nation peut consister en le renforcement des mesures coercitives, elle peut également passer par l’affirmation, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, de valeurs humanistes qui lui sont inhérentes ou qui devraient l’être.

Sans doute est-ce ce souci qui, de manière sous-jacente, justifie l’intention du Parti Socialiste, dont il a été fait état le 21 janvier 2016 dans la presse, de demander au Président de la République la suppression du mot « race » de la Constitution à l’occasion de l’examen du présent projet de loi constitutionnelle. Le chef de l’État s’était lui-même prononcé en faveur de cette suppression, alors qu’il était candidat à la présidence : « Il n’y a pas de place dans la République pour la race. Et c’est pourquoi je demanderai au lendemain de la présidentielle au Parlement de supprimer le mot “race” de notre Constitution ». Cette promesse électorale n’a pu être respectée jusqu’ici.

Peut-être ce moment est-il venu alors que la France fait l’objet d’attaques terroristes venant de groupes qui opèrent des distinctions contraires au principe de non-discrimination, consacré, tant dans le droit international, que dans notre droit constitutionnel. En effet, le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 – une des pierres angulaires du « bloc de constitutionnalité » – dispose dès son 1er alinéa que « le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés », tandis que l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 prévoit que la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».

La présence du terme « race » dans ces définitions du principe de non-discrimination soulève évidemment une difficulté importante, à savoir celle d’après laquelle il existerait effectivement des « races humaines ». Cependant, dans la mesure où une telle croyance existe, il pourrait être difficile de la combattre utilement à défaut de pouvoir la viser. C’est pourquoi, dans son rapport du 26 avril 2013 sur la proposition de loi tendant à la suppression du mot « race » de notre législation, la Commission des lois de l’Assemblée nationale avait préconisé de « remplacer le mot “race” ou “racial” par “raciste” ou par le membre de phrase “fondée sur des raisons racistes” ou “fondée sur un critère raciste” ». Comme elle l’expliquait à l’appui : « Contrairement aux « races », le racisme, qui est la croyance erronée – et scandaleuse – en l’existence de “races” au sein de l’espèce humaine et d’une hiérarchisation entre elles, existe ». La Commission des lois concluait alors en ces termes : « Cette substitution est juridiquement neutre. Politiquement, sa signification est simple et claire : les races n’existent pas, seul le racisme existe, et la France le rejette et le combat avec fermeté. »

À cette argumentation raisonnable s’en ajoute une autre. Un consensus existe aujourd’hui en France sur l’impossibilité de modifier les déclarations de droits auxquelles renvoie le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. Parmi celles-ci figure le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 précité, dont son 1er alinéa également susmentionné. Supprimer le mot « race » dans le premier texte et le maintenir dans le second n’aurait évidemment pas de sens. En revanche, le maintenir dans une définition expresse du principe de non-discrimination figée dans l’immédiat après-guerre, et le remplacer par la mention des « préjugés racistes » dans une autre qui reflète le présent, démontrerait une nouvelle évolution de notre société face à cette question, après celle opérée en 1946.

Le présent amendement vise en conséquence à remplacer le mot « race », par les mots « fondée sur des préjugés racistes », à l’article 1er de la Constitution.

 

***

Proposition d’amendement n° 5

Protection de la Nation – (n° 3381)

AMENDEMENT N°

présenté par

M. …

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ARTICLE additionnel

Après l’article 2, insérer l’article suivant

Au deuxième alinéa de l’article 53-1 de la Constitution, après les mots : « en faveur de la liberté », insérer les mots : « , victime de l’une des atteintes concernées par l’article 53-2 ou mentionnées à l’article 66-2 ».

 

EXPOSÉ SOMMAIRE

Cet amendement est complémentaire de celui prévoyant la création d’un nouvel article 66-2 dans la Constitution. Il vise à souligner que parmi les causes d’octroi du droit d’asile, la France accorde non seulement une importance particulière aux persécutions en raison d’actions en faveur de la liberté (alinéa 4 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, repris à l’article 53-1 de la Constitution de la Ve République), mais également aux atteintes attentatoires à la valeur et à la dignité de la personne humaine mentionnées à l’article 66-2.

Dans un souci de cohérence, il est suggéré d’étendre la disposition proposée aux crimes concernés par l’article 53-2. Ce dernier prévoit, pour rappel, la reconnaissance par la France de la juridiction de la Cour pénal internationale, dont le statut du 18 juillet 1998 précise qu’elle s’applique aux crimes de génocides, aux crimes contre l’humanité, aux crimes de guerre et aux crimes d’agression.

 

Notes:

  1. Clinique de légistique de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ – Paris-Saclay) et de l’Université des Antilles (UA) : http://www.vip.uvsq.fr/centre-de-recherche-versailles-saint-quentin-institutions-publiques/langue-fr/clinique-de-legistique/clinique-de-legistique-361943.kjsp
  2. Ont contribué à la rédaction de ces amendements, Lionel Armand, Laskmi Bernal-Arno et Florence Finot, étudiants en Master 1 Droit public, et Julia Lonété, étudiante en Master 1 Droit privé, de la Faculté des Sciences juridiques et économiques de l’UA
  3. Dans le IXe poème du recueil La France de 1874, la rédaction du premier vers est en réalité la suivante : « Je tiens de ma patrie un cœur qui la déborde ».
  4. Pour une illustration récente : S. Nebehay, « About 3,500 slaves held by Islamic State in Iraq: U.N. report », UNHCR, 19 January 2016, reuters.com.
  5. « Homo servilis. Un être humain sans personnalité juridique : réflexion sur le statut de l’esclave dans le Code Noir », in T. Le Mar’hadour et M. Carius, Esclavage et droit, Actes du colloque de la Faculté de droit de Douai du 20 décembre 2006, Artois Presses Université, pp. 38 et 30.
  6. Cité in L. Favoreu, L. Philip, P. Gaïa, R. Ghevontian, F. Mélin-Soucramanien, A. Roux, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, « Grandes décisions », 16e éd., 2011, p. 273.
  7. O. Pluen, « Le crime de réduction en esclavage, ou l’incrimination du “cœur de l’esclavage moderne” en droit pénal interne par la loi du 5 août 2013 », RSCDPC, 2015, n° 1, pp. 29-47 ; O. Pluen, « Les fondements constitutionnels de l’interdiction de l’esclavage en France », RDP, Juillet-août 2015, n° 4, pp. 994-1020.

Un droit à l’oubli dans le champ des documents administratifs ?

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La présente contribution a été rédigée dans le cadre d’un projet de recherche collectif élaboré au sein du Centre de recherches juridiques de l’Université de Grenoble (EA 1965) dans le cadre d’un appel d’offre de la Mission de recherche Droit et Justice. Elle a été publiée dans l’ouvrage tiré de cette recherche 1.

 

Julie Arroyo est Maître de conférences à l’Université de Grenoble et membre du CRJ (EA 1965)

 

imagesL’appel en faveur du droit à l’oubli par une partie des citoyens, relayé par la presse, est aujourd’hui indéniable et révèle une inquiétude lancinante au regard de certains risques impliqués par le développement des nouvelles technologies. « Ordinateurs et Internet offrent à la mémoire des moyens techniques totalement nouveaux » 2, faisant craindre l’établissement d’une société digne des meilleures utopies dans laquelle les individus se trouveraient fichés à vie, confrontés systématiquement aux fautes de leur passé, dénués de toute vie privée et de liberté. Pas de bonheur 3, pas de liberté sans oubli : tel semble être le nouveau credo de nos sociétés technologiques.
S’il est le plus souvent évoqué dans le champ de l’Internet 4, le droit à l’oubli présente en réalité un enjeu bien plus vaste. Sa naissance est conditionnée à l’enregistrement ou à la publicité d’une information intéressant son titulaire 5 : pour avoir un intérêt légitime à être oublié, il convient, au préalable, d’avoir été connu. Les documents administratifs interrogent pleinement ce droit dans la mesure où, d’une part, leur création repose sur un processus de consignation d’informations relatives à des personnes physiques dans un support, écrit ou autre. Ils confèrent, d’autre part, une certaine publicité à ces informations, mises à la disposition des différents services compétents. Ces documents sont en effet ceux « produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’État, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission » 6. Il peut s’agir notamment de dossiers, de procès-verbaux, de directives, de correspondances, d’avis ou de décisions sous forme écrite, numérique, informatique ou encore sous forme d’enregistrement sonore ou visuel se rattachant à une activité de l’administration 7. Ce premier niveau d’enregistrement et de divulgation de l’information au sein des services administratifs permet une réflexion fertile sur le droit à l’oubli. Son existence et son effectivité dépendent du sort réservé par la suite à ces documents, à savoir de leur destruction ou au contraire de leur conservation, de leur éventuelle communication aux tiers, de leur réutilisation, publication, etc.
La matière des documents administratifs interroge d’autant plus le droit à l’oubli que les organismes chargés de services publics sont amenés à recueillir une quantité considérable d’informations sur les personnes physiques, au contenu plus ou moins sensible. M. Delmas explique que le développement de l’État providence en France l’a conduit à intervenir « de toutes sortes de façons et, plus qu’ailleurs, dans la vie des gens » et que, de ce fait, les documents administratifs sont « d’abord des documents qui concernent les individus, leurs vies et leurs familles » 8 ; « [c]es papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d’hommes » 9. L’intrusion des nouvelles technologies dans l’administration renforce au demeurant le risque d’atteinte à l’oubli. Les techniques de l’information et de la communication se développent et, avec eux, les procédés de mise en ligne d’informations détenues par l’administration 10. Les capacités de mémoire se renforcent également au travers, par exemple, de l’archivage électronique 11.
Si les effets du droit à l’oubli ne sont pas connus avec certitude en l’absence de consécration explicite par les textes 12, il semble que les principes régissant le droit public soient de nature à les contredire. Comme l’affirme M. Sénac, « [d]es institutions classiques, telles que l’intangibilité de l’ouvrage public, l’imprescriptibilité des poursuites disciplinaires, l’imprescriptibilité des archives publiques ou les commémorations nationales sont, entre autres, autant d’indices de la difficile acclimatation de l’oubli à l’environnement du droit public » 13. Le droit des documents administratifs n’échappe pas à cette suspicion puisqu’il connaît une tendance indéniable à l’accroissement de la transparence 14. Transformée en véritable « maison de verre » 15, l’administration ne semble pouvoir que difficilement s’ériger en débitrice de l’éventuel droit à l’oubli des administrés. Ce constat est d’autant plus problématique que, par ailleurs, le devoir de mémoire 16 et les nécessités de l’action administrative ont conduit depuis longtemps l’État à organiser la conservation d’archives publiques réputées imprescriptibles, cette « mise en mémoire » aboutissant à la « survie » d’informations relatives aux individus et à leur passé. Ces archives se définissent comme « l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité » de service public 17. En dépit de l’apparente similitude des deux définitions, les documents administratifs et les archives publiques ne se confondent pas entièrement : si les premiers sont des archives publiques potentielles, toutes les archives publiques ne sont pas des documents administratifs 18. Celles-ci regroupent, de surcroît, les actes judiciaires ou d’état civil 19 ainsi que les minutes et les répertoires des notaires 20. Par souci de facilité, l’expression « documents administratifs » sera toutefois employée le plus souvent pour désigner ces documents stricto sensu ainsi que les archives publiques.
Malgré le fait qu’elles soient guidées par des principes contrariant l’oubli individuel, les normes encadrant les documents administratifs ne demeurent pas indifférentes à la revendication grandissante en faveur du droit à l’oubli, et ce, compte tenu des intérêts primordiaux auxquels cette prérogative satisfait. Elle répond, d’une part, à l’intérêt personnel des titulaires et, plus précisément, à la satisfaction de leur liberté 21. Celle-ci impliquant la faculté de faire les choix relatifs à sa propre destinée, ce droit concourt à sa réalisation dans la mesure où il permet à ses bénéficiaires de ne pas se trouver systématiquement confrontés à leurs anciennes décisions et, éventuellement, à leurs erreurs 22. Il leur offre la possibilité de maintenir « ouvert leur avenir » 23 en obtenant « le silence définitif sur […] [leur] passé » 24. Cette prérogative contribue, d’autre part, à la satisfaction de l’intérêt général. Selon Mme Letteron, la plus ancienne de ses fonctions réside dans la protection de l’État 25, l’organisation de l’oubli des individus permettant de « garantir la cohésion sociale et la paix civile » 26. M. Truchet soutient quant à lui que la sécurité juridique implique de laisser au temps faire œuvre d’apaisement en effaçant « de la mémoire du droit positif [certaines] circonstances », sous peine de « provoquer des troubles de l’ordre social ou des injustices » 27.
Le droit administratif, traditionnellement conçu comme un droit objectif défendant l’intérêt général 28 et imposant l’assujettissement des administrés à la puissance publique 29, ne peut rester insensible à la seconde justification du droit à l’oubli, en lien avec le bien commun. Il n’apparaît pas non plus indifférent au premier fondement de cette prérogative, centré sur la liberté de ses titulaires. En effet, la vision caricaturale du droit du service public ou de la puissance publique l’appréhendant comme un droit exclusivement objectif 30 ignorant totalement les individus et leurs besoins 31 a fait long feu. Les libertés de l’individu sont depuis longtemps protégées par la matière 32 et cette dernière n’apparaît pas hermétique au mouvement, plus général, de subjectivisation du droit dans lequel s’inscrit l’appel en faveur du droit à l’oubli 33 Ces différentes caractéristiques du droit administratif, à la fois droit d’exorbitance et de sujétion au service de l’intérêt général, et à la fois droit défenseur des prérogatives et libertés de l’individu 34, expliquent que les traces d’une protection de l’oubli puissent être décelées dans le régime juridique applicable aux documents administratifs (II), et ce, malgré l’existence de principes attentatoires à l’oubli de l’individu régissant le droit de ces documents (I).

 

I – Les principes régissant le droit des documents administratifs attentatoires à l’oubli de l’individu

 

Le champ des documents administratifs apparaît comme une « terre » hostile à l’oubli des administrés. Non seulement ces documents peuvent être conservés en archives publiques (A), mais, en outre, le principe de transparence innerve le droit qui leur est appliqué (B).

 

A – La conservation des documents administratifs en archives publiques

 

Constituées à partir du XVIIe siècle avec les pièces émanant de l’État et celles présentant un intérêt public 35, les archives publiques connaissent un encadrement juridique véritable depuis la Révolution française 36. Elles sont désormais régies par la loi du 3 janvier 1979 37 telle que réformée par la loi du 15 juillet 2008 38. Protégées par le principe d’imprescriptibilité 39, ces « expressions […] de la mémoire » 40 heurtent le droit à l’oubli en empêchant la disparition d’informations intéressant les personnes physiques contenues dans les documents 41. La plupart des auteurs définissent en effet le droit à l’oubli comme étant celui d’obtenir « la disparition » 42, « la suppression » 43, l’« effacement » 44 ou encore la non-conservation 45 d’informations relatives à son titulaire 46. En outre, la loi du 6 janvier 1978 dite « informatique et libertés » 47 est souvent présentée comme une référence pour sa défense 48 au motif qu’elle interdit la conservation des données à caractère personnel issues d’un traitement informatisé « sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée qui […] excède […] la durée nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont collectées et traitées » 49.
L’archivage des documents administratifs, s’il contrarie l’oubli individuel, se justifie par divers intérêts 50, comme en atteste la célèbre affirmation de Guy Braibant : « [s]ans archives, pas d’État, pas d’Histoire, pas de République » 51. Ce processus apparaît, d’abord, consubstantiel à l’action de l’État, garant de l’intérêt général. L’efficacité des administrateurs étant conditionnée à leur connaissance du passé 52, les archives publiques leur permettent de prendre les décisions et de correctement administrer, dans la mesure où elles « retracent et reflètent la procédure et le contenu de […] [leur] action » 53. Elles favorisent, ainsi, la continuité de l’État à travers la continuité de son action 54.
Ensuite, et même si ce point apparaît plus délicat à appréhender, il semble que les archives publiques participent à l’existence même de l’État ou, du moins, contribuent à asseoir sa légitimité. M. Legendre explique que l’archivage de documents a pour ambition première la « conservation de preuves ayant trait à la légitimité de ce qui se fait » 55, laissant ainsi supposer que, s’agissant des archives publiques, elles concourent à justifier le pouvoir. Ce pouvoir selon l’auteur est « non seulement le pouvoir d’écrire la légalité authentique […] [, mais] est aussi le pouvoir de montrer », d’où cette conservation presque ritualisée des documents en lien avec ce dernier 56. Les archives paraissent ainsi assurer une fonction de représentation de l’État, de son action et de sa puissance, le confortant par là dans sa légitimité et son existence 57.
Dans la même veine, l’établissement d’archives publiques facilite la constitution d’une mémoire collective 58, elle-même « ossature » de la Nation 59. Or selon certains, la Nation, c’est à dire cet ensemble de personnes unies autour de valeurs, d’une histoire et d’un projet 60, constitue le « sous-bassement nécessaire » de l’État 61. Et, même s’il est vrai qu’aujourd’hui la plupart des auteurs distinguent les deux entités 62, le travail de la mémoire dans la constitution de l’État demeure incontestable. L’existence d’une histoire commune facilite en effet l’adhésion au pouvoir issu de cette dernière et renforce, par ce biais, la légitimité de l’État en place. M. Cartier explique à cet égard que la majorité des préambules des textes constitutionnels établissent une véritable « genèse, dont la véracité historique est parfois sujette à caution, destinée à asseoir la légitimité de l’ordre politique nouveau » 63. Dans la mesure où l’histoire et la mémoire communes aux membres d’un même groupe tendent à favoriser sa « cohérence » 64, son unité 65, les archives publiques assurent une fonction d’intégration et, ainsi, facilitent l’action de l’État en renforçant l’adhésion des citoyens à son égard 66.
Enfin, les archives publiques sont couramment présentées comme un gage du caractère démocratique d’un État 67. Préserver les traces de son activité permet aux individus non seulement d’exercer leur liberté en ayant accès à des documents intéressant leurs droits, mais aussi de se livrer à une certaine forme de contrôle du pouvoir 68. Du reste, les archives rendent possibles les recherches historiques ce qui permet d’éviter la propension, caractéristique des régimes totalitaires, à l’instauration d’une histoire officielle 69. Elles apparaissent consubstantielles à la liberté de la recherche 70 et constituent un « gage du caractère scientifique des travaux des historiens » 71.
Au regard de ces différents intérêts publics auxquels satisfait l’archivage, l’intérêt légitime de l’administré à être oublié apparaît de moindre importance. La conservation des documents administratifs facilite, de surcroît, la réalisation d’intérêts d’ordre privé. En tant que sources de renseignements, les archives publiques participent à l’exercice de la liberté d’information 72, l’individu pouvant être amené à faire des recherches d’ordre historique, intéressant la sphère publique, ou davantage personnelles dans la perspective de se renseigner sur ses origines ou de justifier de ses droits 73.
Parfois également présentées comme un facteur de sécurité juridique 74, les archives publiques répondent donc à un certain nombre d’intérêts publics qui semblent reléguer au second plan les atteintes qu’elles engendrent, par ailleurs, à l’oubli des administrés. Ces atteintes ne résultent pas uniquement de la conservation des documents administratifs : elles dépendent aussi du degré de leur accessibilité et de leur employabilité avant et après leur archivage 75.

 

B – Le principe de transparence innervant le droit des documents administratifs

 

Le secret a pendant longtemps guidé le fonctionnement de l’administration dans ses rapports avec les usagers. Le refus d’informer les administrés était alors la règle, le droit d’informer l’exception 76. Essentiellement au service de la protection de l’administration, dans la mesure où il préservait des regards indiscrets certains processus décisionnels 77, le secret administratif visait également, de façon plus ponctuelle, à protéger les administrés 78. Garant d’une certaine « opacité individuelle » 79, il contribuait dans cette dimension à l’oubli des individus grâce à la dissimulation d’informations les intéressant aux usagers.
Alors que le secret administratif était l’allié, même partiellement « conscient », de l’oubli des individus, la transparence se révèle au contraire son pire ennemi : en dissipant le « brouillard » entourant l’administration, en « déchir[ant] le voile qui la recouvre », en la rendant moins « opaque » 80, la transparence contribue à la connaissance et, ainsi, à la mémorisation 81. Le fait que le droit à l’oubli soit parfois présenté comme revêtant la forme d’un droit à la confidentialité révèle d’ailleurs cette contradiction 82. Le mouvement en faveur de la transparence administrative, amorcé lors de la Révolution française à travers la publication des lois et des règlements, l’apparition des premières enquêtes publiques et la motivation des jugements 83, s’est véritablement confirmé dans les années 1970 84. La levée du secret administratif se concrétise alors dans une série de grandes lois reconnaissant un droit à l’information au profit de l’administré, telles que la loi du 16 janvier 1978 consacrant l’accès aux fichiers informatisés, celle du 17 juillet 1978 sur l’accès aux documents administratifs et celle du 3 janvier 1979 sur les archives. Ces législations seront par la suite affermies avec l’adoption de la loi du 12 avril 2000 dont le titre premier est consacré à l’accès aux règles de droit et à la transparence 85.
Dans le champ des documents administratifs, le contexte de transparence a conduit à l’affirmation progressive du principe de leur libre communicabilité et de leur libre réutilisation. La loi du 17 juillet 1978 a posé le principe de la liberté de communication des documents 86 et a créé la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), autorité administrative indépendante chargée de veiller à son effectivité 87. En outre, elle a prévu qu’un certain nombre de pièces feront l’objet d’une publication telles que les directives, instructions, notes, etc. 88. Au niveau des archives publiques, ce mouvement en faveur de la transparence s’est traduit par une réduction de leur délai d’ouverture 89 : la loi du 3 janvier 1979 a d’abord abaissé le délai de droit commun de communication des archives de 50 90 à 30 ans 91, puis ce délai a été supprimé par la loi du 15 juillet 2008 et remplacé par un principe de libre communicabilité 92. La création d’un droit à la réutilisation des informations publiques, introduit dans la loi du 7 juillet 1978 par une ordonnance du 6 juin 2005 93, apparaît elle aussi, mais dans une moindre mesure 94, comme un moyen de « renforcer la transparence de la vie publique » 95. Elle offre à toute personne la possibilité de réutiliser les informations figurant dans les documents administratifs communicables « à d’autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus » 96. Cette tendance à l’accroissement de la transparence n’est pas arrivée à son terme et se nourrit actuellement du mouvement de l’open data, prônant une plus grande ouverture des données publiques 97. Le passage d’une logique de communicabilité des documents administratifs à celle d’une libre diffusion de l’information administrative est notamment envisagé 98.
La transparence constitue une condition de réalisation de la démocratie administrative 99. Sa promotion répond à la crise du système démocratique fondé sur le système représentatif 100. La légitimité de l’administration apparaît désormais moins fondée sur le principe de séparation des pouvoirs, l’élection 101 et le « mythe » de la représentation reposant sur la concordance des volontés des gouvernés et des gouvernants 102 que sur le pluralisme 103 et le contrôle exercé directement par les citoyens sur le processus politique et administratif 104. Cette vision renouvelée de la démocratie impose de substituer au modèle administratif classique reposant sur la hiérarchie, le secret et l’assujettissement de l’administré, un modèle d’administration plus ouvert, rééquilibré au profit de l’administré, fondé sur l’information, le dialogue et sa participation 105. La mise en place de la transparence administrative participe à la réalisation de ces nouvelles exigences démocratiques en assurant l’information des administrés, cette information leur permettant de se livrer à une forme de contrôle du pouvoir 106 ainsi que, dans une certaine mesure, d’y participer 107.
Si l’archivage et la transparence contrarient l’oubli individuel en assurant la conservation et la publicité d’une multitude d’informations contenues dans les documents administratifs afin de satisfaire l’intérêt public, le droit administratif ne demeure pas insensible à l’intérêt légitime des personnes à l’organisation de leur oubli : la protection de cet oubli peut être décelée dans les exceptions apportées aux principes généraux guidant la matière.

 

II – Une protection de l’oubli décelable dans le régime juridique appliqué aux documents administratifs

 

La loi « informatique et libertés » est fréquemment présentée comme un modèle de défense de l’oubli et apparaît, en quelque sorte, comme le « droit commun » de la matière 108. Elle s’applique à l’ensemble des données à caractère personnel et prévoit non seulement l’interdiction de conserver les fichiers contenant de telles données au-delà d’un certain délai 109, mais également l’interdiction de leur communication aux tiers 110. Elle encadre, en outre, strictement leur utilisation 111. La loi de juillet 1978 relative aux documents administratifs ne protège pas avec la même intensité l’oubli des administrés, dans la mesure où elle organise l’archivage de ces documents et défend le principe de la liberté de leur communication et de leur réutilisation. Si ces éléments rendent délicate l’identification d’un véritable « droit à l’oubli » en la matière, le régime juridique des pièces administratives révèle néanmoins une certaine défense de l’oubli individuel. L’oubli des administrés se trouve préservé selon différentes modalités (A). Les informations protégées à ce titre (B) demeurent par contre plus limitées que celles défendues par le droit à l’oubli dans le champ de l’informatique et des libertés.

 

A – Les modalités de protection de l’oubli dans le champ des documents administratifs

 

L’archivage public empêche de reconnaître l’existence, dans le champ des documents administratifs, d’un quelconque droit absolu à la disparition des informations contenues dans ces pièces 112. En revanche, l’organisation d’un tri préalable à l’archivage « pour séparer les documents à conserver des documents dépourvus d’utilité administrative ou d’intérêt historique ou scientifique, destinés à l’élimination » 113 peut être envisagée comme une forme de protection de l’oubli des administrés. Ces derniers profitent de la destruction des pièces intéressant leur passé et ne présentant aucun intérêt public.
Certes, identifier une modalité de protection de l’oubli individuel dans le tri des pièces avant leur conservation ne relève pas de l’évidence puisque, bien avant qu’émerge la revendication du droit à l’oubli et que son existence soit discutée, ce tri était déjà organisé 114. Cette sélection constitue depuis l’origine une nécessité pratique, dans la mesure où les administrations n’ont jamais eu les capacités de stockage indispensables à la « mise en mémoire » de l’ensemble des documents. Du reste, ce tri apparaît inhérent au processus d’archivage public : celui-ci ne se justifiant qu’au regard de différents intérêts publics et privés, seules les pièces contribuant à leur satisfaction se trouvent logiquement conservées. En réalité, cette sélection semble pouvoir être envisagée comme une manifestation de la prise en compte de l’intérêt des administrés à leur oubli à compter de la loi du 12 avril 2000 dite DCRA. Véritable « compromis entre le « droit à la mémoire » et le « droit à l’oubli » » 115, cette loi a mis en conformité la législation sur les archives publiques avec la loi « informatique et liberté » en organisant un régime spécifique de tri pour les documents administratifs contenant des informations nominatives collectées dans le cadre de traitements automatisés 116. Elle a ainsi révélé la prise de conscience, par le législateur, des risques impliqués par l’archivage au regard du droit à l’oubli tel qu’organisé par la loi du 6 janvier 1978. À partir de là, il n’est plus question de « la mémoire à tout va » 117, mais d’une mémoire collective respectueuse des libertés des individus et de leur aspiration légitime à se faire oublier de la société.
Malgré tout, il convient de ne pas exagérer l’importance de la protection accordée à l’oubli des administrés. Sa défense ne résulte pas d’une véritable conciliation des intérêts, les intérêts publics attachés à l’archivage étant intégralement préservés 118. En outre, l’ajout progressif de motifs de conservation des archives, à l’origine limités à l’intérêt administratif et historique du document et aujourd’hui étendus à son utilité administrative, à son intérêt historique et statistique pour les données à caractère personnel issues de traitements informatiques, ne révèle pas une évolution propice à l’oubli de l’individu 119.
« [L]e secret, comme l’oubli, fai[san]t échec à la mémoire » 120, l’oubli des administrés se trouve, dans d’autres hypothèses, protégé grâce à l’organisation d’une certaine confidentialité des documents 121. Il en va ainsi en présence de l’interdiction de la communication des pièces administratives d’usage courant. En même temps que la loi du 17 juillet 1978 posait le principe de leur libre communicabilité, elle l’assortissait d’exceptions en instaurant une liste de documents non communicables afin de protéger l’État, mais aussi les particuliers 122. Une ordonnance du 6 juin 2005 123 a par la suite fait émerger une nouvelle modalité de protection de l’oubli en permettant à l’administration de procéder à la communication des documents non communicables après occultation ou anonymisation de certaines mentions 124. Ces techniques sont également sollicitées lorsque la publication 125 et la réutilisation des documents administratifs sont envisagées 126. Leur développement révèle une ambition de conciliation entre, d’une part, l’intérêt de l’individu à la protection de son oubli et les autres intérêts attachés à la non diffusion d’une information contenue dans un document administratif et, d’autre part, les intérêts publics et privés attachés à la communication 127. Comparées à l’interdiction de la communication de certains documents initialement organisée par la loi de juillet 1978, l’anonymisation et l’occultation assurent une plus grande transparence en permettant la communication partielle de pièces globalement non communicables tout en maintenant intact l’oubli des individus concernés 128.
Si elles concourent toutes les deux à organiser l’oubli de l’individu en faisant en sorte que certaines informations sur sa personne ne soient pas connues des tiers, les techniques de l’occultation et de l’anonymisation se distinguent 129. Le droit à l’oubli revêt généralement l’apparence du droit à l’anonymisation 130, que ce soit en droit privé 132SÉNAC (C-É), « Le droit à l’oubli en droit public », op. cit., p. 1158" id="return-note-6120-131" href="#note-6120-131">131, et recouvre plus rarement la forme de l’occultation. Celle-ci conduit à la dissimulation de certains renseignements sur les individus sans camouflage de leur nom ou de leur identité tandis que la première maintient l’information relative à la personne, mais rompt le lien l’unissant à elle grâce à la dissimulation de son nom ou de son identité. L’anonymisation est souvent utilisée dans le cadre de demandes à des fins statistiques alors que l’occultation « reste à privilégier dans les cas où [elle] ne prive pas la communication d’intérêt et où aucun recoupement n’est possible » 133. Lorsque, par contre, l’anonymisation ou l’occultation ne permet pas de protéger la personne, l’interdiction de la communication du document prévaut à nouveau. La CADA a ainsi déjà eu l’occasion de préciser que des copies corrigées d’une épreuve écrite d’un concours administratif étaient communicables aux tiers sous réserve de l’occultation de leurs mentions nominatives, à moins que, compte tenu des caractéristiques du concours et en particulier du nombre limité de candidats et de son caractère localisé, ces occultations ne soient pas en mesure de garantir l’anonymat des auteurs des copies communiquées 134. Lorsque le document n’est pas communicable, les informations qu’il contient sont également préservées du principe de libre réutilisation 135.
L’oubli des administrés en présence de documents administratifs d’usage courant est dès lors préservé par le biais d’une anonymisation ou d’une occultation d’un certain nombre d’informations intéressant le titulaire avant leur publication, communication aux tiers et réutilisation ou, si ces procédés ne sont pas possibles dans les deux dernières situations, par le biais de l’interdiction de la communication et de la réutilisation. Lorsque les pièces sont conservées en archives publiques, l’oubli est protégé sensiblement de la même manière, mais pendant un certain délai uniquement 136. En effet, l’article 6 § III de la loi du 17 juillet 1978 précise que « [l]es documents administratifs non communicables au sens du présent chapitre deviennent consultables au terme des délais et dans les conditions fixées par […] [le Code du patrimoine] » 137. Ce « temps de confidentialité » laissé à la personne favorise son oubli, en faisant en sorte qu’aucun tiers n’ait accès à l’information la concernant ni ne puisse la réutiliser pendant une durée pouvant aller de 50 à 100 ans ou plus.
Les délais d’ouverture des archives publiques tendent, une fois encore, à assurer un équilibre entre, d’une part, l’intérêt des personnes à leur oubli, mais également leur droit à la vie privée, ces intérêts incitant à la mise en place de délais d’ouverture importants et, d’autre part, les intérêts publics et privés attachés à l’ouverture des archives qui, quant à eux, impliquent un accès rapide à ces dernières 138. Les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi de juillet 2008 témoignent de la difficulté de cette entreprise de conciliation, l’opportunité de nombreux délais ayant été longtemps discutée 139. L’ambition de conciliation est clairement révélée lorsque les délais d’ouverture des archives sont potentiellement plus brefs que la durée de vie de la personne puisque, dans ces situations, son intérêt à l’oubli risque de n’être que partiellement satisfait afin que les différents intérêts attachés à l’ouverture des archives se réalisent plus rapidement. La protection de l’oubli se révèle alors temporaire, l’individu profitant simplement d’une période relativement longue au cours de laquelle l’information demeurera à l’abri des regards, période de nature à favoriser et non à garantir son oubli. Il en va notamment ainsi pour les registres de naissance et de mariage de l’état civil, communicables à l’issue d’un délai de soixante-quinze ans à compter de la date de leur élaboration 140. La conciliation est moins évidente dans certaines hypothèses où le législateur a organisé un oubli permanent de la personne, faisant vraisemblablement primer cette exigence sur les différents intérêts publics et privés attachés à l’ouverture rapide des archives. La garantie de l’oubli présente ici un caractère immuable, en conférant à son bénéficiaire la possibilité de ne pas voir diffuser une information le concernant durant toute son existence. La volonté de protéger les mineurs a par exemple conduit à subordonner l’accès aux archives contenant des documents les concernant relatifs notamment « aux enquêtes réalisées par les services de la police judiciaire » et « aux affaires portées devant les juridictions » à l’expiration d’un délai de cent ans à compter de la date du document ou d’un délai de vingt-cinq ans à compter de la date du décès de l’intéressé si ce dernier délai est plus bref 141.

L’existence de dérogations permettant la consultation des documents d’archives publiques avant l’expiration des délais évoqués confirme la prétention conciliatrice du législateur, même dans les hypothèses où les délais d’ouverture des archives dépassent la durée de vie de la personne. L’article L. 213-3 du Code du patrimoine précise en effet que l’administration chargée des archives peut accorder une telle autorisation de consultation dès lors que « l’intérêt qui s’attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger ». La CADA s’attache « au cas par cas […] [à] mettre en balance les avantages et les inconvénients d’une communication anticipée, en tenant compte d’une part de l’objet de la demande et, d’autre part, de l’ampleur de l’atteinte aux intérêts protégés par la loi » 142.
Ces différentes garanties de l’oubli sont assorties de sanctions, rendant opportune la réflexion sur l’éventuelle existence d’un droit en la matière 143. La responsabilité administrative peut être engagée pour faire suite à la transmission à des tiers de documents non communicables ou en réponse à leur réutilisation 144. La saisine du juge administratif n’est alors pas subordonnée à un recours préalable devant la CADA. Un tel recours ne s’impose qu’en cas de refus de communication 145. Si le document est une archive publique, des sanctions pénales viennent s’ajouter à l’éventuel engagement de la responsabilité administrative. L’article L. 211-3 du Code du patrimoine dispose notamment que « [t]out fonctionnaire ou agent chargé de la collecte ou de la conservation d’archives […] est tenu au secret professionnel en ce qui concerne tout document qui ne peut être légalement mis à la disposition du public » 146. Les peines encourues vont, pour l’essentiel, jusqu’à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende 147.
Si la protection de l’oubli existe dans le champ administratif, elle revêt une dimension plus limitée que celle que connaît le droit à l’oubli dans la loi de janvier 1978. Le champ de la protection confirme ce constat.

 

B – Les données protégées au titre de l’oubli dans le champ des documents administratifs

 

Alors que le « droit commun » de l’oubli, incarné dans la loi de janvier 1978, concerne l’ensemble des données à caractère personnel, la protection de l’oubli dans le champ des documents administratifs a un objet variable, parfois relatif à l’ensemble de ces données, parfois réduit à certaines d’entre elles seulement 148. Cet objet contribue d’ailleurs à distinguer l’éventuel droit à l’oubli du droit au respect de la vie privée, préservant quant à lui une sphère d’informations plus restreinte 149.
Lorsqu’elle s’incarne dans les exceptions apportées au principe de libre communicabilité des documents administratifs, la défense de l’oubli de l’administré ne porte que sur certaines de leurs données. L’article 6 de la loi de juillet 1978 encadre la communication de ces documents uniquement pour ceux d’entre eux qui, d’une part, intéressent la vie privée et qui, d’autre part, mettent « en cause une personne » selon les termes de la CADA. Cette catégorie recouvre, dans la loi, les documents « portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable » et ceux « faisant apparaître le comportement d’une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice ». L’oubli alors protégé n’est pas un oubli « neutre » ou « objectif » portant sur toutes les données intéressant l’individu, mais un oubli limité à des données nuisibles, soit se rapportant à son intimité, soit attentant à sa réputation : « oubli discrétion » et « oubli-apaisement », voire « oubli-rémission », telles sont donc les deux facettes alors présentées par la protection administrative de l’oubli.
Au titre de la vie privée, sont protégées les données de l’état civil telles que la date et le lieu de naissance 150, l’âge 151, la situation matrimoniale 152 et plus largement familiale 153. Les coordonnées personnelles 154 sont également concernées ainsi que la situation financière 155, la formation 156, la situation professionnelle 157, l’appartenance politique ou religieuse 158. En revanche, le nom et le prénom d’une personne ne font pas, par eux-mêmes, partie des éléments protégés par la vie privée 159. Demeurent ainsi communicables un document comportant le nom, le grade et l’échelon ainsi que l’ensemble des éléments de rémunération qui ne dépendent pas de la situation familiale ou personnelle des agents ou de leur manière de servir 160, l’arrêté de nomination d’un fonctionnaire 161, les contrats de recrutement de chargés de mission d’un conseil général 162 ou les décisions de nomination et de promotion des agents 163. Le secret médical interdit pour sa part la communication à la compagnie d’assurance d’un hôpital de rapports élaborés par les médiateurs d’une commission concernant certains patients de l’établissement 164.
La seconde catégorie d’informations protégées recouvre, d’une part, les pièces « portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique ». Ces documents sont ceux traduisant « le regard subjectif d’une autorité ou d’un tiers » 165 et renvoient notamment aux notes d’un candidat à un concours 166, aux appréciations d’un jury 167, aux « déclarations d’accident scolaire » consignant un comportement répréhensible d’un élève 168, aux avis d’experts sur un travail scientifique soumis à l’appréciation finale d’une autorité administrative 169 ou encore à la rémunération figurant dans un contrat de travail d’un agent public lorsqu’elle est arrêtée d’un commun accord entre les parties sans référence à des règles la déterminant 170. En revanche, le classement par ordre de mérite de candidats à un concours est communicable, car il ne porte pas, en lui-même, une appréciation ou un jugement de valeur sur eux 171. D’autre part, les documents révélant le comportement d’une personne ne sont pas communicables aux tiers uniquement si la divulgation de ce comportement risque de lui être préjudiciable, l’existence de ce risque s’appréciant in concreto en fonction du contenu du document et de son contexte 172. De façon générale, les témoignages et plaintes adressés à l’autorité administrative et dirigés contre une personne ne sont communicables qu’à leur auteur, et non à la personne visée 173. Est également intransmissible un rapport d’enquête administrative établi à la suite d’un accident mortel, dans la mesure où il contient des éléments d’informations intéressant le comportement de personnes identifiées 174.
La longueur des délais d’ouverture des archives publiques, dans lesquels se matérialise la protection de l’oubli, dépend là encore, et entres autres 175, du type d’information protégée, autrement dit de sa plus ou moins grande sensibilité. Les informations couvertes par le secret médical sont ainsi communicables à l’issue de délais plus importants que celles portant simplement une appréciation sur un individu 176. Les archivistes reprennent pour l’essentiel les critères de la CADA afin d’apprécier la communicabilité d’un document. Ils veillent toutefois à ne pas indexer complètement les régimes de communication, l’écoulement du temps pouvant influer sur les informations protégées au titre de la vie privée ou sur celles mettant en cause une personne 177. Par exemple, un document dont la communication avait été refusée avant son classement en archives publiques au motif qu’il comportait l’adresse personnelle d’un individu nommé n’est pas nécessairement soumis au délai de 50 ans applicable aux pièces portant atteinte à la vie privée, « car l’adresse en question, recherchée dans un contexte contentieux, dans le « feu de l’action », devient trente ans plus tard une information sans conséquence, dans un dossier d’archives, pour un observateur qui n’a aucun lien avec la personne citée » 178.
Le droit des documents administratifs tend, dans d’autres hypothèses, à favoriser la disparition du souvenir de toute donnée à caractère personnel. Cette donnée est définie par l’article 2 de loi « informatique et libertés » comme étant l’« information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement, par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments qui lui sont propres » 179. L’oubli alors protégé est un oubli plus « neutre », plus « objectif » en ce qu’il concerne toutes les informations se rapportant à un individu identifiable, mêmes plus anodines, qu’elles concernent ou non à sa vie privée, qu’elles lui portent ou non préjudice. Le champ de la protection de l’oubli est ainsi étendu lorsqu’il s’agit d’encadrer la publication et la réutilisation des documents administratifs : aucune publication 180 ou réutilisation 181 ne peut être opérée sans que la totalité des informations portant sur un individu identifiable soit occultée ou anonymisée. Le nom d’une personne est protégé à ce titre, alors que sa communication aux tiers n’est pas nécessairement prohibée, cet élément ne constituant pas une information le mettant en cause ou intéressant sa vie privée 182. Sont ainsi communicables aux tiers sans anonymisation ni occultation, mais ne peuvent être ni publiés ni réutilisés sans recours préalable à ces techniques, les listes du personnel enseignant faisant simplement apparaître les noms, les disciplines, les échelles de rémunération, les quotités de service et les statuts de ces agents 183, l’organigramme d’une commune 184, les décisions de nomination ou de promotion des agents publics 185, la liste du personnel d’un institut médico-éducatif affilié à une caisse de retraite complémentaire et de prévoyance 186, etc.
Partant, il semble que le champ de défense de l’oubli soit fonction du degré de publicité accordée à l’information. En effet, plus le risque d’atteinte à l’oubli est grand, c’est-à-dire plus la publicité conférée à l’information est importante, plus le champ des données protégées est large. Ainsi la publication et la réutilisation des documents administratifs, à même d’atteindre fortement l’oubli de l’intéressé en permettant une large diffusion de l’information, sont systématiquement subordonnées à l’anonymisation ou l’occultation de l’ensemble de leurs données à caractère personnel. À l’inverse, la communication aux tiers des pièces administratives, de nature à attenter moins vigoureusement à l’oubli en limitant la prise de connaissance de l’information aux seules personnes ayant procédé à la demande de communication, est encadrée pour certaines données à caractère personnel uniquement. Un avis de la CADA est révélateur de ce lien de dépendance unissant le champ de protection de l’oubli au degré de publicité conféré au document. Après avoir affirmé le caractère communicable d’un ensemble de rapports de l’inspection générale de la Ville de Paris, elle a pris soin de préciser aux auteurs de la saisine que, s’ils souhaitaient les mettre en ligne sur le site officiel de la commune, « elle recommandait de supprimer l’ensemble des noms propres y figurant » 187. Selon Mme Robineau-Israel et M. Lasserre, « ceci fait apparaître la différence fondamentale qui existe entre la communication à une personne, sur sa demande, d’un document papier et la mise à disposition du public, de manière universelle et permanente, du même document sous forme numérique » 188. Le passage, actuellement envisagé, d’une logique de communicabilité de l’information à celle de sa libre diffusion semble par conséquent imposer une protection accrue de l’oubli individuel, notamment par l’élargissement des données protégées.

Il ressort de ces développements que le régime juridique des documents administratifs préserve indéniablement l’oubli des administrés. La protection de cet oubli se matérialise dans la destruction des pièces ne présentant aucun intérêt public à l’issue de leur délai d’usage courant ainsi que dans l’organisation de la confidentialité de certains documents à travers l’interdiction de leur communication ou réutilisation, leur anonymisation ou l’occultation de certaines de leurs données, pendant une durée plus ou moins importante en présence de documents archivés. Résultat d’une conciliation de différents intérêts 189, d’une modulation des attentes individuelles et collectives légitimes en démocratie, la défense de l’oubli se révèle néanmoins plus frileuse que celle organisée par la loi « informatique et libertés ». En effet, la protection, parfois limitée à certaines données à caractère personnel, se matérialise uniquement dans des dérogations apportées aux principes d’archivage et de transparence présidant la matière et connaît, par ailleurs, un certain nombre d’exceptions justifiées par l’intérêt général. Pour ces raisons, la reconnaissance de l’existence d’un véritable « droit à l’oubli » dans le champ des documents administratifs demeure, à ce jour, discutable.

 

 

Notes:

  1. D. Dechenaud (sous la dir.), Le droit à l’oubli numérique, Larcier, 2015, pp. 147-164 ; Le droit à l’oubli, Rapport scientifique d’une recherche réalisée avec le soutien du GIP Mission de Recherche Droit et Justice, 2014, pp. 117-137.
  2. TRUCHET (D), « À propos du droit à l’oubli et du devoir de mémoire », Mélanges en l’honneur du Doyen Gérard Cohen Jonathan, libertés, justice, tolérance, Bruylant, 2004, vol. II, p. 599
  3. NIETZSCHE (F), La généalogie de la morale, deuxième dissertation, Œuvres, éd J. Lacoste et J. Le Rider, 1993, vol. 1, p. 103
  4. FAVREAU (A), « La délibération de la CNIL du 12 juillet 2011 : une pierre dans l’édifice du droit à l’oubli », Revue Lamy Droit civil, 2012, n° 92, pp. 53-55 ; MARAIS (A), « Le droit à l’oubli numérique », La communication numérique, un droit, des droits, éd. Panthéon-Assas, 2012, pp. 63-84 ; GROFFE (J), « La mort numérique », Dalloz, 2015, p. 1609. Pour une actualité récente en la matière cf. CJUE, 13 mai 2014, aff. C-131/12, Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Española de Protección de Datos, Mario Costeja González
  5. SÉNAC (C-É), « Le droit à l’oubli en droit public », RDP, 2012, p. 1159
  6. Article 1er de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal. Le Conseil d’État, le 17 avril 2013, a précisé que « s’agissant des documents détenus par un organisme privé chargé d’une mission de service public qui exerce également une activité privée, seuls ceux qui présentent un lien suffisamment direct avec sa mission de service public peuvent être regardés comme des documents administratifs ». CE, 17 avril 2013, n° 342372, La Poste c/ Bigi, mentionné aux tables Lebon
  7. Ne relèvent pas de cette catégorie les documents émanant d’une personne publique procédant d’une activité législative ou judiciaire. VINCENT (J-Y), « Accès aux documents administratifs. – Régime général. Loi du 17 juillet 1978 », JurisClasseur administratif, Fasc. 109-10, 2010, n 33
  8. DELMAS (B), « Une nouvelle loi sur les archives : « des archives plus riches et plus ouvertes ? » », La revue administrative, 2008, n° 361, p. 374
  9. DELMAS (B), « Une nouvelle loi sur les archives : « des archives plus riches et plus ouvertes ? » », op. cit., p. 378
  10. Sur le processus de numérisation des archives publiques : DOUILLARD (J), « La communicabilité des archives départementales aux sociétés privées : entre orthodoxie et éthiques législatives », JCP A, 2010, n° 35, actu. 608 ; BACHOUÉ PEDROUZO (G), « L’archivage numérique dans la sphère publique : les enjeux d’une législation annoncée », RFAP, 2014, n° 151-152, pp. 825-837
  11. DE BOISDEFFRE (M), « Administration et archives aujourd’hui », RFAP, 2002, n° 102, pp. 281 et s.
  12. Le projet de loi n°3318 pour une République numérique, s’il n’évoque pas le droit à l’oubli en tant que tel, prévoit dans ses articles 31 et 32 un droit à l’effacement des données pour les mineurs
  13. SÉNAC (C-É), « Le droit à l’oubli en droit public », op. cit., p. 1156
  14. Avec toutefois quelques limites cf. infra
  15. CHEVALLIER (J), « La transformation de la relation administrative : mythe ou réalité ? (à propos de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations) », Dalloz, 2000, p. 580
  16. Sur la contradiction existante entre le devoir de mémoire et le droit à l’oubli : TRUCHET (D), « À propos du droit à l’oubli et du devoir de mémoire », op. cit., p. 1597
  17. Articles L. 211-1 et L. 211- 4 du Code du patrimoine
  18. GOUNIN (Y) et LALUQUE (L), « La réforme du droit d’accès aux documents administratifs », AJDA, 2000, p. 489
  19. Le Conseil d’État a refusé aux actes d’état civil la qualité de documents administratifs : CE, 9 février 1983, n°35292, Bertin, Lebon, p. 53, AJDA, 1983, p. 402, chron. LASSERRE (B) et DELARUE (J-M). Sur la qualité d’archives publiques des actes d’état civil : article L. 212-1 du Code du patrimoine ; VINCENT (J-Y), « Accès aux documents administratifs. – Régime général. Loi du 17 juillet 1978 », op. cit., n 99
  20. EVEN (P), « Une nouvelle loi pour les archives », La revue administrative, 2009, n°367, p. 233
  21. LETTERON (R), « Le droit à l’oubli », RDP, 1996, pp. 389 et s. ; PETIT (F), « La mémoire en droit privé », RRJ, 1997, n° 1, p. 19 ; TRUCHET (D), « À propos du droit à l’oubli et du devoir de mémoire », op. cit., pp. 1596 et s.
  22. TRUCHET (D), « À propos du droit à l’oubli et du devoir de mémoire », op. cit., p. 1596
  23. Ibid.
  24. LETTERON (R), « Le droit à l’oubli », op. cit., p. 390
  25. LETTERON (R), « Le droit à l’oubli », op. cit., p. 389
  26. LETTERON (R), « Le droit à l’oubli », op. cit., spéc. p. 389 et p. 422. Également : « l’oubli est nécessaire à la vie en commun ». PETIT (F), « La mémoire en droit privé », op. cit., p. 19
  27. TRUCHET (D), « À propos du droit à l’oubli et du devoir de mémoire », op. cit., p. 1597
  28. BAILLEUL (D), « Le droit administratif en question : de l’intérêt général à l’intérêt économique général ? », JCP A, 2005, n° 13, 1147 ; DELVOLVÉ (P), « Propos introductifs. Droits publics subjectifs des administrés et subjectivisation du droit administratif », Les droits publics subjectifs des administrés, Travaux de l’AFDA – 4, LexisNexis Litec, Collection Colloques et Débats, 2011, p. 3
  29. L’idée de sujétion de l’administré à la puissance publique est inhérente à l’idéologie de l’intérêt général du droit administratif. CHEVALLIER (J), « Les fondements idéologiques du droit administratif français », Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, CURAPP, PUF, 1979, tome II, pp. 3-57, spéc. p. 55
  30. M. Seiller évoque « la tournure officiellement objective de notre droit administratif ». SEILLER (B), « Avant propos », Les droits publics subjectifs des administrés, op. cit., p. 1
  31. SZYMCZAK (D), « Le droit européen, source de droits publics subjectifs des administrés ? », Les droits publics subjectifs des administrés, op. cit., p. 53
  32. Par exemple : CE, 19 mai 1933, n° 17413 17520, Benjamin, Lebon, p. 441
  33. FOULQUIER (N), Les droits publics subjectifs des administrés. Émergence d’un concept en droit administratif français du XIXe siècle au XXe siècle, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de Thèses, 2000, pp. 1 et s., spéc. p. 6. D’ailleurs, la première sollicitation du concept de droits publics subjectifs date des années 1930 : BONNARD (R), « Les droits publics subjectifs des administrés », RDP, 1932, p. 695. Récemment sur ce thème : FOULQUIER (N), op. cit. Également le colloque de l’AFDA de 2010 : Les droits publics subjectifs des administrés, op. cit.
  34. Sur ces différents aspects du droit administratif : AUBY (J-B), « La bataille de San Romano – Réflexions sur les évolutions récentes du droit administratif », AJDA, 2001, p. 912-926 ; SALES (E), « Vers l’émergence d’un droit administratif des libertés fondamentales ? », RDP, 2004, pp. 207-241
  35. FAVIER (J), Les archives, PUF, Que sais-je ?, 5e éd. recorrigée, 1991, pp. 19-20
  36. DUCLERT (V), « République et archive », RFAP, 2002, n° 102, pp. 269-276. Cf. le décret du 7 septembre 1790 créant les Archives nationales et la loi du 7 messidor an II organisant la conservation et l’accès aux archives
  37. Loi n° 79-18 sur les archives
  38. Loi n°2008-696 relative aux archives
  39. Article L. 212-1 du Code du patrimoine
  40. CHIRAC (J), « Discours », Les Français et leurs archives, actes du colloque au Conseil économique et social du 5 novembre 2001, Fayard, 2002, p. 162. En ce sens également : BRAIBANT (G), Les archives en France, La documentation française, Collection des rapports officiels, 1996, p. 9
  41. LETTERON (R), « Le droit à l’oubli », op. cit., p. 407. Sur la contradiction entre l’article 36 de la loi du 6 janvier 1978 (prévoyant les hypothèses d’archivage public des fichiers informatisés) et l’oubli : MARAIS (A), « Le droit à l’oubli numérique », op. cit., n 28. D’ailleurs, il est arrivé que le droit à l’oubli soit revendiqué dans un litige portant sur l’enregistrement des débats judiciaires et leur conservation dans les archives audiovisuelles de la justice. La Cour de cassation n’a toutefois pas retenu l’atteinte à celui-ci dans cette hypothèse : Cass. crim., 17 février 2009, n° 09-80.558, Bulletin crim., n° 40
  42. LETTERON (R), « Le droit à l’oubli », op. cit., p. 386. Également en ce sens : CHEVALLIER (J), « La transformation de la relation administrative : mythe ou réalité ? (…) », op. cit., p. 581
  43. MARAIS (A), « Le droit à l’oubli numérique », op. cit., n 6
  44. DURANTON (M) et FOEGLE (J-P), « Fichage partout, oubli nulle part ? Le Conseil d’État ouvre un boulevard au fichier « TAJ » », Revue des droits de l’homme, 16 juillet 2014, n° 24 et s., spéc. n° 29
  45. PETIT (F), « La mémoire en droit privé », op. cit., p. 41
  46. Contra : « le droit à l’oubli n’implique pas la destruction des documents ». LASSERRE (B) LENOIR (N) et STIRN (B), La transparence administrative, PUF, Politique d’aujourd’hui, 1987, p. 219
  47. Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés
  48. LEMAIRE (F), « Commentaire de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations », Gazette Palais, 24 octobre 2000, n° 298, pp. 3-12, spéc. sous I A 2 a ; BRAIBANT (G), op. cit., p. 75 ; LASSERRE (B) LENOIR (N) et STIRN (B), op. cit., p. 219
  49. Article 6 § 5 de la loi. Selon la plupart des auteurs, cette disposition protège le droit à l’oubli : ibid ; PONTHOREAU (M-C), « La directive 95/46 CE du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données », RFDA, 1997, p. 136 ; PETIT (F), « La mémoire en droit privé », op. cit., p. 42, note de bas de page 191 ; SÉNAC (C-É), « Le droit à l’oubli en droit public », op. cit., p. 1159
  50. L’article L. 211-2 du Code du patrimoine évoque l’intérêt public attaché à cet archivage en précisant que la conservation des documents administratifs répond aux « besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques et privées » ainsi qu’à ceux de « la documentation historique de la recherche »
  51. Guy Braibant cité par M. Duclert. DUCLERT (V), « République et archive », op. cit., p. 269. Le rapport étroit entretenu par les archives publiques et l’histoire s’illustre notamment dans un jugement reconnaissant la qualité d’archives publiques aux archives de la France libre. TGI Paris, 20 novembre 2013, n° 12/06156
  52. BRAIBANT (G), « Le passé et l’avenir de l’administration publique », RFAP, 2002, n° 102, p. 213
  53. DE BOISDEFFRE (M), « Administration et archives aujourd’hui », op. cit., p. 280
  54. LAVAISSIÈRE (J), « Le pouvoir, ses archives et ses secrets », Dalloz, 1984, chron., p. 65
  55. LEGENDRE (P), « Une mémoire fonctionnelle », RFAP, 2002, n° 102, p. 226
  56. Ibid.
  57. DUCLERT (V), « République et archive », op. cit., p. 270
  58. CHEVALLIER (J), « L’État-Nation », RDP, 1980, p. 1287
  59. KERVICHE (E), « La Constitution, le chercheur et la mémoire », RDP, 2009, p. 1066. En ce sens également : MONNIER (S), « La réforme du droit des archives. À propos de la loi du 15 juillet 2008 », Droit administratif, 2008, n° 11, p. 21
  60. FAVOREU (L) et a., Droit constitutionnel, Dalloz, Précis droit public science politique, 16e éd., 2014, p. 35, n° 41
  61. CHEVALLIER (J), « L’État-Nation », op. cit., p. 1272
  62. COHENDET (M-A), Droit constitutionnel, Montchrestien, 3e éd., 2006, p. 27
  63. CARTIER (E), « Histoire et droit : rivalité ou complémentarité ? », RFD const., 2006, n° 67, p. 524. Également en ce sens : KERVICHE (E), « La Constitution, le chercheur et la mémoire », op. cit., p. 1067
  64. PETIT (F), « La mémoire en droit privé », op. cit., p. 17
  65. CHEVALLIER (J), « L’État-Nation », op. cit., p. 1287
  66. CHIRAC (J), « Discours », op. cit., p. 162 : « […] les archives constituent un élément intrinsèque de notre identité » ; RÉMOND (R), « Introduction », Les Français et leurs archives, op. cit., p. 24 : elles sont « une invitation à une réflexion sur les rapports entre les archives et la mémoire, entre le passé et l’identité nationale »
  67. DUCLERT (V), « République et archive », op. cit., pp. 271-272 ; MONNIER (S), « La réforme du droit des archives. À propos de la loi du 15 juillet 2008 », op. cit., p. 21 ; DE BOISDEFFRE (M), « Administration et archives aujourd’hui », op. cit., p. 283
  68. LASSERRE (B) LENOIR (N) et STIRN (B), op. cit., p. 253 ; PETITCOLLOT (P), « La mémoire du travail gouvernemental », RFAP, 2002, n° 102, p. 292
  69. KERVICHE (E), « La Constitution, le chercheur et la mémoire », op. cit., pp. 1049 et s. ; CARTIER (E), « Histoire et droit : rivalité ou complémentarité ? », op. cit., pp. 523 et s
  70. Sur cette liberté : Cons. const. Décision n° 94-345 DC du 29 juillet 1994, Loi relative à l’emploi de la langue française ; MONIOLLE (C), « Indépendance et liberté d’expression des enseignants-chercheurs », AJDA, 2001, p. 226
  71. EVEN (P), « Une nouvelle loi pour les archives », op. cit., p. 231
  72. Consacrée notamment à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
  73. Mme Chabin évoque plusieurs « catégories » de lecteurs d’archives : CHABIN (M-A), « La communicabilité des archives : l’information, le document, le dossier », La revue administrative, 1995, n° 283, pp. 418 et s. En ce sens également : DE BOISDEFFRE (M), « Administration et archives aujourd’hui », op. cit., pp. 280 et s. Sur le droit à l’information publique, parfois présenté comme un élément essentiel de la « troisième génération des droits de l’homme » cf. BRAIBANT (G), « Droit d’accès et droit à l’information », Mélanges R. E. Charlier, service public et libertés, éd. de l’Université, 1981, p. 703.
  74. TRUCHET (D), « À propos du droit à l’oubli et du devoir de mémoire », op. cit., p. 1597
  75. Le droit à l’oubli n’est pas nécessairement atteint par le seul fait de conserver indéfiniment les documents administratifs en archives publiques, dans la mesure où lorsqu’un certain secret entoure cette conservation les informations qu’ils contiennent ne pourront s’inscrire dans les consciences. En ce sens : « le droit à l’oubli n’implique pas la destruction des documents ». LASSERRE (B) LENOIR (N) et STIRN (B), op. cit., p. 219
  76. LEMASURIER (J), « Vers une démocratie administrative : du refus d’informer au droit d’être informé », RDP, 1980, p. 240
  77. CHEVALLIER (J), « Le mythe de la transparence administrative », Information et transparence administrative, PUF, 1998, p. 243
  78. LASSERRE (B) LENOIR (N) et STIRN (B), op. cit., p. 6
  79. LASSERRE (B) LENOIR (N) et STIRN (B), op. cit., p. 55
  80. CHEVALLIER (J), « La transformation de la relation administrative : mythe ou réalité ? (…) », op. cit., p. 580
  81. Pour un exemple de lien établi entre l’oubli et la publication d’informations : DERIEUX (E), « La notion de « publication » – Les insupportables incertitudes du droit », JCP G, 2010, n°49, 1195. Pour un exemple d’évocation du droit à l’oubli à propos de la question de la communicabilité des archives : CHABIN (M-A), « La communicabilité des archives : l’information, le document, le dossier », op. cit., p. 415. Pour un exemple de lien établi entre l’oubli et la réutilisation de renseignements : PETIT (F), « La mémoire en droit privé », op. cit., p. 31
  82. Sur le droit à l’oubli prenant l’apparence d’un droit à la confidentialité : SÉNAC (C-É), « Le droit à l’oubli en droit public », op. cit., p. 1158
  83. BRAIBANT (G), « Préface », La transparence administrative, op. cit., p. VII
  84. CHEVALLIER (J), « Le mythe de la transparence administrative », op. cit., p. 251
  85. Loi n°2000-321 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations
  86. Il consacre son titre premier à la liberté d’accès aux documents administratifs. Cf. spécialement son article 2
  87. SINNASSAMY (C), « L’effectivité de la transparence administrative : quelle réussite juridique ? », RRJ, 2007, n° 3, p. 1380
  88. Actuellement l’article 7 de la loi du 17 juillet 1978 telle qu’issue de l’ordonnance n°2009-448 du 29 avril 2009 dispose que « [f]ont l’objet d’une publication les directives, les instructions, les circulaires, ainsi que les notes et réponses ministérielles qui comportent une interprétation du droit positif ou une description des procédures administratives. Les administrations mentionnées à l’article 1er peuvent en outre rendre publics les autres documents administratifs qu’elles produisent ou reçoivent »
  89. GONOD (P), « La réforme des archives : une occasion manquée », AJDA, 2008, p. 1602
  90. Décret n° 52-219 du 27 février 1952
  91. Article 7 de la loi du 3 janvier 1978 dans sa version initiale
  92. Article 1er de la loi du 15 juillet 2008 codifié à l’article L. 213-1 alinéa 1 du Code du patrimoine
  93. Ordonnance n° 2005-650 relative à la liberté d’accès aux documents administratifs et à la réutilisation des informations publiques transposant la directive 2003/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 novembre 2003 concernant la réutilisation des informations du secteur public
  94. Certains auteurs considèrent que le droit à la réutilisation des documents concerne moins l’enjeu de la transparence que des enjeux économiques : VINCENT (J-Y), « Accès aux documents administratifs. – Régime général. Loi du 17 juillet 1978 », op. cit., n° 7
  95. CONNIL (D), « Réutilisation commerciale d’archives départementales : nouvelle décision, nouvelle étape », note sous CAA Lyon, 4 juillet 2012, n° 11LY02325, AJDA, 2013, p. 303
  96. Article 10 de la loi du 17 juillet 1978 tel que crée par l’ordonnance de 2005 et tel que modifié par l’ordonnance 2009-483 du 29 avril 2009
  97. MARCHAND (J), « L’open data, la réutilisation des données publiques entre exigence démocratique et potentiel économique », JCP A, 2014, n° 7, 2038, n° 7 et s. ; COUSIN (A), « La data au cœur du projet de loi pour une République numérique », Dalloz, 2015, p. 2176
  98. MALLET-POUJOL (N), « Le double langage du droit à l’information », Dalloz, 2002, p. 2421, n° 8 ; ROBINEAU-ISRAËL (A) et LASSERRE (B), « Administration électronique et accès à l’information administrative », AJDA, 2003, pp. 1325 et s. L’article 29 du troisième projet de loi de décentralisation portant sur le développement des solidarités territoriales et de la démocratie locale entend obliger les communes de plus de 3500 habitants à offrir leurs données publiques au format électronique à la réutilisation du public par une mise en ligne. Projet accessible en ligne sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/leg/pjl12-497.html. Cf. également l’article 9 du projet de loi pour une République numérique
  99. DONIER (V), « Les droits de l’usager et ceux du citoyen », RFDA, 2008, pp. 13 et s. ; CHICOT (P-Y), « La démocratie représentative : essai de conceptualisation », La revue administrative, 2011, n° 380, p. 143
  100. CHEVALLIER (J), « De l’administration démocratique à la démocratie administrative », RFAP, 2001, n° 137 138, p. 221 ; DAUGERON (B), « La démocratie administrative dans la théorie du droit public : retour sur la naissance d’un concept », RFAP, 2011, n° 137-138, p. 24
  101. Celle-ci a longtemps constitué « la clef de voûte et le critère » de la démocratie. CHEVALLIER (J), « De l’administration démocratique à la démocratie administrative », op. cit., p. 218
  102. « La représentation nationale a beau être nous-même, nos droits doivent parfois être défendus contre elle ». AUBY (J-B), « Droit administratif et démocratie », Droit administratif, 2006, n 2, p. 7
  103. Ibid. En 1990, le Conseil constitutionnel a défini le pluralisme comme le fondement de la démocratie. Cons. const. Décision n° 89-271 DC du 11 janvier 1990, Loi relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques, § 12
  104. LECLERC (J-P), « Le rôle de la Commission d’accès aux documents administratifs », RFAP, 2011, n° 137-138, p. 178
  105. BRAIBANT (G), « Le passé et l’avenir de l’administration publique », op. cit., p. 22. L’auteur explique que Jean Rivero évoquait dans ses cours les deux modèles successifs de l’administration : militaire et universitaire
  106. SINNASSAMY (C), « L’effectivité de la transparence administrative : quelle réussite juridique ? », op. cit., p. 1375 ; CHEVALLIER (J), « Le mythe de la transparence administrative », op. cit., p. 255
  107. RANGEON (F), « L’accès à l’information administrative », Information et transparence administrative, op. cit., p. 105 ; « le « savoir » étant souvent synonyme de « pouvoir » : LEMASURIER (J), « Vers une démocratie administrative : du refus d’informer au droit d’être informé », op. cit., p. 1240. La transparence est, ainsi, à l’origine de la création d’un droit à l’information administrative. Cf. sur ce point : RANGEON (F), « L’accès à l’information administrative », op. cit., p. 79 ; MAISL (H), « Une nouvelle liberté publique : la liberté d’accès aux documents administratifs », Mélanges R. E. Charlier, op. cit., pp. 831 et s. ; PUYBASSET (M), « Le droit à l’information administrative », AJDA, 2003, p. 1307
  108. Cf. supra
  109. Article 6 § 5 de la loi
  110. Article 34 : « [l]e responsable du traitement est tenu de prendre toutes précautions utiles, au regard de la nature des données et des risques présentés par le traitement, pour préserver la sécurité des données et, notamment, empêcher qu’elles soient déformées, endommagées, ou que des tiers non autorisés y aient accès »
  111. Article 36 : « [l]es données à caractère personnel ne peuvent être conservées au-delà de la durée prévue au 5° de l’article 6 qu’en vue d’être traitées à des fins historiques, statistiques ou scientifiques ; […] Il peut être procédé à un traitement ayant des finalités autres que celles mentionnées au premier alinéa : – soit avec l’accord exprès de la personne concernée ; – soit avec l’autorisation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés ; – soit dans les conditions prévues au 8° du II et au IV de l’article 8 s’agissant de données mentionnées au I de ce même article »
  112. Cf. supra. Selon Mme Marchand, le droit à l’oubli ne saurait être appréhendé comme un « impératif absolu d’effacement des données ». MARCHAND (J), « L’open data, la réutilisation des données publiques entre exigence démocratique et potentiel économique », op. cit., n° 23
  113. Article L. 212-2 du Code du patrimoine
  114. FAVIER (J), op. cit., pp. 4-5
  115. CHEVALLIER (J), « La transformation de la relation administrative : mythe ou réalité ? (…) », op. cit., p. 581
  116. Article 5 de la loi dans sa version initiale. La notion d’information nominative a aujourd’hui disparu
  117. LEGENDRE (P), « Une mémoire fonctionnelle », op. cit., p. 223
  118. La conciliation suppose que chaque intérêt en cause soit restreint dans une certaine mesure afin d’aboutir à un « compris » entre ces derniers : SAINT-JAMES (V), La conciliation des droits de l’homme et des libertés en droit français, PUAM, 1995, spéc. p. 7
  119. Articles L. 212-2 et 3 du Code du patrimoine
  120. PETIT (F), « La mémoire en droit privé », op. cit., p. 31
  121. La protection du secret est grandissante : « avec, d’une part, le développement des technologies de l’information et de la communication, d’autre part, celui des activités économiques des personnes publiques, leur privatisation et l’ouverture à la concurrence de la plupart d’entre elles, tend à prédominer, à l’heure actuelle, la préoccupation de protéger davantage la confidentialité de certaines informations, qu’il s’agisse de secrets privés ou de secrets administratifs ». DELAUNAY (B), « Nouvelles limitations à l’accès aux documents administratifs », note sous CE, 17 avril 2013, n° 342372, n°344924, n 337194, AJDA, 2013, p. 1921. Mme Koubi évoque également une interprétation « limitative » du droit à l’information administrative et du droit à la communication des documents administratifs par le juge. KOUBI (G), « Nuances d’un droit à la communication des documents administratifs », note sous CE, 17 avril 2013, n° 3444924, n° 342372, n° 338649, 24 avril 2013, n° 338649, n° 337982, JCP A, 2013, n° 28, 2207
  122. Article 6 de la loi
  123. Ordonnance n° 2005-650
  124. Article 6 § III de la loi du 17 juillet 1978 : « [l]orsque la demande porte sur un document comportant des mentions qui ne sont pas communicables en application du présent article mais qu’il est possible d’occulter ou de disjoindre, le document est communiqué au demandeur après occultation ou disjonction de ces mentions ». La CADA interprète ces dispositions en distinguant les techniques de l’anonymisation et de l’occultation : http://www.cada.fr/les-secrets-des-personnes-physiques,6234.html
  125. La publication de pièces contenant des données à caractère personnel est subordonnée à un « traitement afin d’occulter ces mentions ou de rendre impossible l’identification des personnes qui y sont nommées ». Article 7 de la loi du 17 juillet 1978
  126. Article 13 de la loi du 17 juillet 1978 : « [l]es informations publiques comportant des données à caractère personnel peuvent faire l’objet d’une réutilisation soit lorsque la personne intéressée y a consenti, soit si l’autorité détentrice est en mesure de les rendre anonymes ou, à défaut d’anonymisation, si une disposition législative ou réglementaire le permet »
  127. La communication partielle des documents administratifs est parfois évoquée en terme de « [c]ompromis entre transparence et secret ». GOUNIN (Y) et LALUQUE (L), « La réforme du droit d’accès aux documents administratifs », op. cit., p. 494
  128. DONIER (V), « Les lois du service public : entre tradition et modernité », RFDA, 2006, p. 1224 : « [c]ette disposition consacre un droit à la communication partielle du document […]. Le principe de transparence semble ainsi bénéficier d’une effectivité croissante »
  129. Même si, généralement, le terme d’anonymisation est employé pour designer ces deux procédés : CHAMINADE (A), « Accès aux documents administratifs et aux archives publiques. À propos de l’ordonnance du 29 avril 2009 », JCP A, 2009, n° 25, actu. 739, sous le point 2
  130. LETTERON (R), « Le droit à l’oubli », op. cit., p. 401
  131. FAVREAU (A), « La délibération de la CNIL du 12 juillet 2011 : une pierre dans l’édifice du droit à l’oubli », op. cit., pp. 53-55 ; PETIT (F), « La mémoire en droit privé », op. cit., p. 1[/FOOT] ou en droit public 190SÉNAC (C-É), « Le droit à l’oubli en droit public », op. cit., p. 1158
  132. http://www.cada.fr/les-secrets-des-personnes-physiques,6234.html
  133. Avis, 3 décembre 2009, n°20094046, accessible en ligne sur le site de la CADA. Cf. également : TA Paris, 16 octobre 2012, n° 1008762 et n°1102751, Société France examen : refus opposé à la demande d’une société tendant à la communication des résultats du baccalauréat au motif que l’anonymisation des documents ne rendait pas impossible l’identification des personnes concernées
  134. Article 10 a de la loi du 17 juillet 1978
  135. L’article 2 de la loi du 17 juillet 1978 dispose que « [l]e dépôt aux archives publiques des documents administratifs communicables aux termes du présent chapitre ne fait pas obstacle au droit à communication à tout moment desdits documents ». Il reste que la réutilisation et la publication du document demeurent toujours subordonnées à son anonymisation lorsque celui-ci contient des données à caractère personnel. Cf. infra
  136. La libre communicabilité de l’archive publique conduit également sa liberté de réutilisation. Cf. article 10 de la loi du 17 juillet 1978 prévoyant qu’un document communicable est librement réutilisable sous réserve d’occultation ou d’anonymisation.
  137. DELMAS (B), « Une nouvelle loi sur les archives : « des archives plus riches et plus ouvertes ? » », op. cit., p. 374. Contra : TRUCHET (D), « À propos du droit à l’oubli et du devoir de mémoire », op. cit., p. 1597. M. Truchet considère que le régime des archives publiques n’organise aucune conciliation
  138. MONNIER (S), « La réforme du droit des archives. À propos de la loi du 15 juillet 2008 », op. cit., p. 24 ; EVEN (P), « Une nouvelle loi pour les archives », op. cit., p. 24
  139. Ou à l’issue d’un délai de vingt-cinq ans à compter de la date de décès de l’intéressé si ce délai est plus court : article L. 213-2 4° e du Code du patrimoine. Également : article L. 213-2 3° du même Code prévoyant la communicabilité de certains documents à l’issue d’un délai de 50 ans, en particulier ceux « qui portent une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable, ou qui font apparaître le comportement d’une personne dans des conditions susceptibles de lui porter préjudice »
  140. Article L. 213-2 5° du Code du patrimoine. Également : article L. 213-2 2° du même Code prévoyant la communicabilité de documents intéressants le secret médical 25 ans après le décès de l’intéressé
  141. Site de la CADA : http://www.cada.fr/l-acces-aux-archives-par-derogation,6103.html
  142. La CADA est en revanche incompétente pour sanctionner une méconnaissance du droit à l’oubli, ses pouvoirs de sanction étant limités aux hypothèses dans lesquelles la réutilisation porte sur des données altérées ou dénaturées. Cf. article 18 de la loi du 17 juillet 1978
  143. Pour un exemple d’engagement de la responsabilité d’une commune à la suite de la communication d’un document non communicable : CE, 25 juillet 2008, n° 296505, Mme Eve A. S’agissant de la réutilisation, le juge administratif n’a jusqu’à présent été saisi que de recours dirigés contre des refus de communication aux fins de réutilisation d’informations publiques. Cf. TA de Clermont-Ferrand, 13 juillet 2011, n° 1001584, AJDA, 2012, p. 375, note CONNIL (D) ; CAA Lyon, 4 juillet 2012, n° 11LY02325, AJDA, 2013, p. 301, note CONNIL (D) à propos d’un refus opposé par un département à une demande de communication à des fins de réutilisation commerciale de documents d’archives publiques départementales
  144. CE, sect., 19 février 1982, n° 24215, Mme Commaret, Lebon, p. 78, concl. DONDOUX (P) ; CE, 25 juillet 2008, n° 296505, op. cit.
  145. Cf. également article L. 214-3 du Code du patrimoine, même s’il intéresse moins directement les sanctions du droit à l’oubli
  146. Article L. 226-13 du Code pénal
  147. Il est vrai que la loi de janvier 1978 confère elle aussi une protection plus importante à certaines données sensibles : cf. article 8 I de la loi
  148. Sur la difficulté de distinguer ces deux prérogatives : LETTERON (R), « Le droit à l’oubli », op. cit., p. 390. Les auteurs se fondent généralement sur le critère tiré du champ du droit à l’oubli, dépassant celui du droit à la vie privée : LETTERON (R), « Le droit à l’oubli », op. cit., p. 413 ; SÉNAC (C-É), « Le droit à l’oubli en droit public », op. cit., p. 1158
  149. Conseil n° 20021461 du 11 avril 2002, accessible en ligne
  150. Avis n°20062311 du 8 juin 2006, accessible en ligne
  151. Conseil n°20063240 du 27 juillet 2006, accessible en ligne
  152. Avis n°20080589 du 7 février 2008, accessible en ligne
  153. L’adresse postale, l’adresse électronique et le numéro de téléphone notamment : conseil n°20045426 du 16 décembre 2004 et avis n°20081133 du 20 mars 2008, accessibles en ligne
  154. Le patrimoine immobilier : avis n°20073900 du 11 octobre 2007. Les revenus perçus : avis n°20031133 du 13 mars 2003, accessibles en ligne
  155. Par exemple, la formation initiale : avis n°20071643 du 19 avril 2007. Les diplômes : avis n 20060579 du 2 février 2006. Le curriculum vitae : avis n°20074411 du 22 novembre 2007, accessibles en ligne
  156. Les horaires de travail : avis n°20080612 du 7 février 2008. Les dates de congés payés : conseil n°20081262 du 20 mars 2008, accessibles en ligne
  157. Un exemple d’avis sur les croyances religieuses : avis n°20064onse795 du 9 novembre 2006, accessible en ligne
  158. CE, sect., 30 mars 1990, n°90237, Mme D., Lebon, p. 85
  159. Conseil n°20072196 du 7 juin 2007, accessible en ligne. Également : site de la CADA : http://www.cada.fr/les-secrets-des-personnes-physiques,6234.html ; ROBINEAU-ISRAËL (A), « Administration électronique et accès à l’information administrative », op. cit., p. 1329
  160. Avis n°20050537 du 3 février 2005, accessible en ligne
  161. Avis n°19950659 du 16 mars 1995, accessible en ligne
  162. Avis n°20000261 du 20 janvier 2000, accessible en ligne
  163. Conseil n°20091710 du 14 mai 2009, accessible en ligne
  164. Selon les termes de la CADA : http://www.cada.fr/les-documents-mettant-en-cause-une-personne,6236.html
  165. CE, Ass., 8 avril 1987, n°45172, Ministre de l’urbanisme et du logement c/Ullmo, Lebon, p. 143
  166. Avis n°20063366 du 31 août 2006, accessible en ligne
  167. Conseil n°20091694 du 14 mai 2009, accessible en ligne
  168. Conseil n°20071946 du 26 juillet 2007, accessible en ligne
  169. CE, 24 avril 2013, n° 343024, Syndicat CFDT Culture, mentionné aux tables Lebon
  170. Avis n°20091037 du 2 avril 2009, accessible en ligne
  171. http://www.cada.fr/les-documents-mettant-en-cause-une-personne,6236.html
  172. Pour les rapports d’inspection au sein d’un service : conseil n°20080070 du 10 janvier 2008, accessible en ligne
  173. Conseil n°20054519 du 24 novembre 2005, accessible en ligne
  174. Cette durée d’ouverture est, en outre, fonction des personnes concernées, dans la mesure où une protection particulière est accordée aux mineurs. Cf. supra
  175. Article L. 213-2 2° et 3° du Code du patrimoine
  176. Selon Mme Chabin, en matière d’archives le document prime l’information lorsqu’il s’agit d’apprécier sa communicabilité. CHABIN (M-A), « La communicabilité des archives : l’information, le document, le dossier », op. cit., pp. 417 et s.
  177. CHABIN (M-A), « La communicabilité des archives : l’information, le document, le dossier », op. cit., p. 421
  178. Pour un résumé de l’évolution dans la loi et la pratique ayant mené de la notion d’information nominative à celle de donnée à caractère personnel : GOUNIN (Y) et LALUQUE (L), « La réforme du droit d’accès aux documents administratifs », op. cit., pp. 487-488
  179. Article 7 de la loi du 17 juillet 1978
  180. Article 13 de la loi du 17 juillet 1978
  181. Cf. supra
  182. Avis n°20073195 du 13 septembre 2007, accessible en ligne
  183. Conseil n°20060660 du 2 février 2006, accessible en ligne
  184. Avis n°20000261 du 20 janvier 2000, accessible en ligne
  185. CE, 8 mars 1995, n° 125185, M. Adolphe X Torren, mentionné aux tables Lebon
  186. Conseil n°20030626 du 6 février 2003, accessible en ligne
  187. ROBINEAU-ISRAËL (A) et LASSERRE (B), « Administration électronique et accès à l’information administrative », op. cit., p. 1328. En ce sens également : DELMAS (B), « Une nouvelle loi sur les archives : « des archives plus riches et plus ouvertes ? » », op. cit., p. 374
  188. La « balance des intérêts » est prônée pour résoudre les conflits entre le droit à l’oubli et les autres intérêts. MARAIS (A), « Le droit à l’oubli numérique », op. cit., n° 30

Au carrefour des droits européens : la dialectique de la reconnaissance mutuelle et de la protection des droits fondamentaux

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L’extension des mécanismes de reconnaissance et de confiance mutuelles sur lesquels s’appuie le processus d’intégration européenne soulève la question de leur conciliation avec le respect effectif des droits et libertés fondamentaux, tels que protégés par le système de la Convention européenne des droits de l’homme. Alors que les positions respectives de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme semblent potentiellement conflictuelles, notamment en matière migratoire ou pénale, l’article soutient que leur articulation harmonieuse est parfaitement envisageable, à condition de les concevoir comme des techniques également nécessaires d’organisation de l’espace pluri-démocratique européen.

Edouard DUBOUT est Professeur à l’Université Paris-Est Créteil et Directeur du Master Droit européen

articleIntroduction : Vers la constitution d’un espace transnational de protection des droits fondamentaux

L’intégration européenne consiste essentiellement à établir une forme particulière de relation entre États, distincte d’une relation internationale classique, que l’on peut désigner comme instituant un fédéralisme de nature horizontale. Cette relation particulière se forge principalement grâce à des rapports de « reconnaissance mutuelle », fondés sur l’acceptation d’une interdépendance à l’autre conçu comme étant aussi digne de respect que soi 1 Reconnaître cet autre comme soi-même revient à accepter de lier son destin au sien, c’est-à-dire à lui faire « confiance », avoir foi en lui. Tel est le sens premier du mot fides dont provient le terme foedus et l’idée de fédéralisme. Incarnant le type de relation spécifique que cherchent à établir entre eux les États membres de l’Union européenne, la reconnaissance mutuelle revêt une dimension proprement constitutionnelle. Néanmoins, la sincérité de ce rapport de reconnaissance et de confiance devient fortement contestée. Censée être fondée sur la confiance, l’imposition d’une reconnaissance mutuelle forcée la détruirait au contraire en profondeur, et seule la garantie d’une équivalence effective des standards de protection des droits fondamentaux pourrait espérer la rétablir. Voici qui expliquerait les revendications croissantes en faveur d’une soumission de la reconnaissance mutuelle à un meilleur respect des droits fondamentaux. Présentées comme potentiellement conflictuelles, reconnaissance mutuelle et protection des droits fondamentaux peuvent-elles être réconciliées ?

Des logiques apparemment conflictuelles

Le contexte de crise économique, politique et morale que traverse l’Union européenne menace de faire voler en éclat l’unité de façade de ses composantes, et expose au grand jour le caractère fragile, factice même diront les plus sceptiques, de la confiance qui est censée cimenter les relations entre des États membres à trop fortes disparités. Le moyen de refonder une reconnaissance mutuelle suffisamment légitime serait de s’assurer que, plutôt qu’être aveuglément accordée, la confiance entre États soit réellement méritée, c’est-à-dire faire paradoxalement preuve de méfiance, voire d’une certaine défiance, à l’égard des réglementations et décisions adoptées par les autres États. C’est tout naturellement que le fondement de cette suspicion est trouvé dans les normes supérieures fondatrices de tout système juridique et politique que sont les droits fondamentaux. La protection des droits fondamentaux constituerait non seulement une limite à la reconnaissance mutuelle, mais plus profondément sa condition même. Normativement, cela signifierait que le principe de reconnaissance mutuelle serait inférieur à celui de protection de droits fondamentaux qui en garantirait, en amont, l’existence.

Des auteurs ont ainsi alerté contre le risque d’imposer une « confiance aveugle » entre États qui mènerait l’espace européen « à se construire sur du sable » 2, et même vanté les « bienfaits » d’une « défiance mutuelle » entre juges nationaux 3 La restauration de la confiance nécessiterait de s’assurer que les États membres partagent réellement une certaine communauté de valeurs, ainsi que le prévoit l’article 2 TUE, seule capable de fonder un véritable projet commun de société. La garantie d’un respect équivalent des droits fondamentaux serait ainsi un pré-requis à la confiance qui elle-même justifierait la reconnaissance mutuelle. Il est vrai que l’article 67 TFUE qui consacre la reconnaissance mutuelle comme technique principale de réalisation de l’espace de Liberté, de Sécurité et de Justice (ci-après ELSJ) dans ses paragraphes 3 et 4 insiste dès son paragraphe 1er sur le fait que la constitution d’un tel espace s’effectue « dans le respect des droits fondamentaux ». C’est en ce sens qu’ont pu aussi s’exprimer certains Avocats généraux invitant la Cour de justice à considérer que ce respect est « un préalable qui rend légitime l’existence et le développement de cet espace » 4 et qu’il « imprègne » l’ensemble du droit dérivé de la reconnaissance mutuelle 5 Il est possible de systématiser cette invitation à subordonner la reconnaissance mutuelle au respect effectif des droits fondamentaux par l’émergence d’une forme horizontalisée d’exception so lange 6 Selon cette exception, un État membre de l’Union pourrait, et même devrait, ne pas reconnaître une réglementation ou une décision adoptée par un autre État membre aussi longtemps que cette reconnaissance risquerait de provoquer une violation des droits fondamentaux.

A n’en pas douter, le risque de conflit normatif entre reconnaissance mutuelle et droits fondamentaux est exacerbé par un risque de conflit systémique européen, plaçant le juge national dans une position délicate. Telles que développées au niveau de la Convention européenne des droits de l’homme, les techniques de protection des droits fondamentaux semblent assez largement indifférentes à la reconnaissance mutuelle et à la spécificité des situations transnationales mettant en jeu les relations qu’entretiennent les États membres de l’Union entre eux. En incitant un État membre de l’Union à contrôler le standard de protection assuré par autre un État membre en matière d’asile dans ses arrêts M.S.S. puis Tarakhel, la Cour européenne des droits de l’homme ancre positivement cette exception horizontale au respect mécanique de la confiance mutuelle 7 En matière de compétence judiciaire civile également, la Cour européenne ne s’est pas arrêtée au dispositif européen de reconnaissance mutuelle privilégiant la compétence exclusive de la juridiction de l’État d’origine pour considérer qu’une décision ordonnant le retour d’un enfant était contraire à la Convention 8 Cette position priorisant les droits fondamentaux sur la reconnaissance et la confiance mutuelles explique en partie la réaction épidermique de la Cour de justice et le rejet de l’adhésion dans l’avis 2/13 qui consacre avec vigueur l’inhérence de la confiance mutuelle à la spécificité de la nature juridique même de l’Union européenne 9 .

La relation entre reconnaissance mutuelle et droits fondamentaux ne paraît être envisagée qu’au travers d’un rapport conflictuel d’exclusion : les droits fondamentaux justifiant une exception à la reconnaissance mutuelle, ou inversement la reconnaissance mutuelle entraînant une exception aux droits fondamentaux. A terme, aucune solution satisfaisante ne semble pouvoir être trouvée, l’une des logiques devant l’emporter sur l’autre à l’issue d’une épreuve bien aléatoire. Or tant la reconnaissance mutuelle que les droits fondamentaux semblent également indispensables à la construction européenne : la reconnaissance mutuelle comme facteur d’unité et les droits fondamentaux comme vecteur de légitimité. Entre unité et légitimité faut-il nécessairement choisir ?

Des logiques potentiellement (ré)conciliables ?

L’objet de cette contribution est d’envisager des voies de conciliation, voire de fertilisation croisée, entre reconnaissance mutuelle et droits fondamentaux, en suggérant que contrairement à l’idée reçue, ce serait plutôt à la protection des droits fondamentaux de mieux intégrer et exploiter la logique de reconnaissance mutuelle que l’inverse.

La relative tardiveté avec laquelle le conflit a été érigé entre reconnaissance mutuelle et droits fondamentaux, invite à une réflexion plus poussée sur les ressorts de leur confrontation. A l’origine de sa consécration dans le droit du marché intérieur et le fameux arrêt Cassis de Dijon, aucune contradiction évidente ne semblait opposer cette technique d’intégration qu’est la reconnaissance mutuelle au respect des droits fondamentaux 10 Les analyses soulignent au contraire des perspectives intéressantes d’émulsion et de combinaison 11 Ainsi, par exemple, dans l’affaire Cinéthèque les requérants alléguaient que l’interdiction temporaire de vente de cassettes vidéos pourtant légalement commercialisées dans un autre État constituait à la fois une entrave à la libre circulation et à la reconnaissance mutuelle, et dans le même temps une atteinte au droit fondamental à la liberté d’expression 12 Ce n’est qu’avec la transposition de la reconnaissance mutuelle dans le champ de l’ELSJ, comme technique centrale de création d’un espace judiciaire, pénal, et migratoire, que la relation entre reconnaissance mutuelle et droits fondamentaux a été présentée comme plus radicalement problématique 13 . L’explication à ce changement d’attitude pourrait sembler simple au regard de la nature différente des espaces en cause. Tandis que dans le marché intérieur ce sont avant tout des biens et des opérateurs économiques qui circulent sur le fondement d’intérêts individuels, dans l’ELSJ la circulation vise avant tout des décisions des autorités nationales qui sont prises au nom d’intérêts collectifs. Autrement dit, alors que le marché intérieur augmenterait la capacité des individus à faire valoir leurs droits, l’ELSJ augmenterait la capacité des États à défendre leurs intérêts sur un espace devenu global afin d’éviter que la liberté individuelle sur l’espace élargi n’empêche la défense des règles nationales 14 Le sens du recours aux droits fondamentaux s’en trouverait inversé dans les deux espaces. Alors que la reconnaissance mutuelle augmenterait la liberté individuelle dans le cadre du marché intérieur en permettant d’exporter un standard plus favorable, elle menacerait au contraire cette liberté dans celui de l’espace pénal et migratoire en imposant une décision plus défavorable 15

Cette tentation de scinder nettement la reconnaissance mutuelle sous l’angle de la liberté individuelle et du respect des droits fondamentaux selon qu’elle est appliquée dans le cadre du marché intérieur ou de l’ELSJ est néanmoins contestable. D’une part, la finalité du recours à la reconnaissance mutuelle comme méthode particulière d’intégration horizontale reste invariablement la même, celle de décloisonner les droits nationaux au profit d’une unité plus globale au moyen de principes, de techniques, et de raisonnements largement similaires destinés dans le même temps à préserver une certaine diversité politique et culturelle 16 . D’autre part, parce que la fonction de la reconnaissance mutuelle est plus subtile et réversible au sein de chacun des espaces à unifier. La rencontre des deux logiques se situe au point névralgique de la construction d’un ensemble pluri-démocratique (ou « demoi-cratic »), c’est-à-dire au moment de définir un équilibre entre la protection des intérêts individuels et la préservation de l’autonomie collective de l’État dans une situation transnationale. En pareille situation, l’équation entre autonomie privée et autonomie publique est rendue considérablement plus complexe par le fait que l’intérêt individuel n’est pas nécessairement en opposition avec l’intérêt collectif de l’État, comme c’est le cas dans la configuration classique de la protection des droits fondamentaux. En situation transnationale, l’intérêt individuel épouse un intérêt collectif étatique, que ce soit celui de son propre État dont le requérant souhaiterait préserver le standard de protection, ou que ce soit celui d’un autre État au standard de protection duquel il voudrait accéder. La question n’est plus d’évaluer un choix démocratique particulier au regard des droits fondamentaux, mais de concilier des choix démocratiques différents au travers de la protection d’un intérêt individuel placé en situation de pouvoir en préférer l’un des deux.

Dans le cadre d’un tel espace transnational et pluri-démocratique, il est envisageable de considérer la reconnaissance mutuelle et la protection des droits fondamentaux comme participant conjointement à la définition d’un équilibre complexe combinant autonomie individuelle du sujet de droit européen et autonomie collective de chacun des États membres de l’Union. A cette fin, on se demandera dans quelle mesure une intrication plus avancée des deux logiques, présentées généralement comme conflictuelles, permettrait d’améliorer la compréhension et la cohérence d’ensemble du fédéralisme horizontal propre à l’Union européenne. Tout d’abord, il sera montré dans un premier temps que conférer un ascendant de principe à la protection effective des droits fondamentaux sur la reconnaissance mutuelle s’avère le plus souvent superflu (I). Ensuite, on verra dans un deuxième temps qu’au contraire de la position généralement soutenue la reconnaissance mutuelle pourrait favoriser un accroissement potentiel du niveau de protection des droits fondamentaux (II). Enfin, il sera suggéré dans un troisième temps qu’un ajustement du mode de protection des droits fondamentaux à la spécificité des situations de reconnaissance mutuelle semble souhaitable (III).

I. Un ascendant superflu

Au nom d’une protection effective des droits fondamentaux, elle-même garante d’une confiance solide entre États, il serait justifié de conférer un ascendant de principe à la protection des droits fondamentaux sur la reconnaissance mutuelle. En pratique toutefois, la configuration de l’espace normatif européen fait que le risque de violation des droits fondamentaux découlant de la reconnaissance mutuelle est relativement faible. Pour tenter de le montrer, il sera distingué selon que la violation encourue des droits fondamentaux trouve son origine directement dans l’État dans lequel la reconnaissance est appliquée, ou selon qu’elle selon qu’elle provient indirectement d’un autre État membre de l’Union dont la décision est reconnue. Dans le premier cas la contradiction ne pose pas de difficulté véritablement nouvelle, de sorte qu’elle est en grande partie déjà résolue. Dans le second cas, la contradiction ne paraît pas si évidente, au point qu’une restriction de la reconnaissance mutuelle ne semble pas par principe nécessaire.

A. L’hypothèse de violation directe des droits fondamentaux

Dans l’hypothèse simple de risque de violation « directe » des droits fondamentaux, les autorités nationales d’un État membre se trouvent écartelées entre l’obligation de reconnaissance d’un standard provenant d’un autre État membre et l’obligation de respecter les droits fondamentaux constitutionnels ou conventionnels. Face à cette difficulté, la Cour de justice a adopté une attitude que l’on peut estimer globalement favorable aux droits fondamentaux de l’État requis lorsque le requérant réclame la reconnaissance mutuelle. Le problème pourrait survenir lorsque sont en cause les droits fondamentaux d’un requérant qui s’oppose à la reconnaissance mutuelle, mais alors l’État requis n’est pas, en tant que tel, directement en cause.

1. S’agissant de la situation dans laquelle un requérant réclame la reconnaissance mutuelle, la résolution de la contradiction potentielle passe par un test de proportionnalité entre les intérêts individuels de celui qui invoque la reconnaissance mutuelle et les intérêts collectifs de la société nationale. En pareil cas, Cour de justice accorde le plus souvent une large marge d’appréciation aux autorités nationales. Elle a clairement admis dans l’affaire Omega Spielhallen que les autorités nationales puissent appliquer sur leur territoire leur propre standard de protection des droits fondamentaux pour faire obstacle à la reconnaissance d’une activité de jeux de laser légalement autorisée au Royaume-Uni 17 De même, dans l’affaire Dynamic Medien, elle a considéré, que contrairement à ce que requiert en principe la reconnaissance mutuelle, un contrôle supplémentaire de programmes vidéo par rapport à celui déjà effectué dans un autre État membre, pouvait se justifier au nom de la protection des droits fondamentaux des mineurs 18 Il est vrai que, sinon, la Cour de justice s’exposerait à un conflit avec l’interprétation du standard constitutionnel interne, voire avec la Cour européenne des droits de l’homme, en cas de diminution trop importante de la protection. Certains cas plus problématiques existent. Dans l’affaire Laval un Partneri, le juge de l’Union a estimé que la libre prestation des services ne pouvait pas être restreinte au nom de la protection des droits fondamentaux des syndicats et des travailleurs, conduisant à ne pas leur permettre d’imposer le strict respect du standard national. En l’espèce toutefois, le juge européen a qualifié de discriminatoire l’atteinte à la libre circulation 19 Par conséquent, ce n’est pas tant la règle de la reconnaissance mutuelle qui était mise en cause, que celle du traitement national et de l’interdiction de la discrimination dont on sait qu’elle fait l’objet d’un contrôle logiquement plus strict en raison de la dimension protectionniste des mesures qui y portent atteinte. En outre, en ce domaine, la directive sur le détachement des travailleurs permet à l’État requis d’appliquer une partie de ses propres standards nationaux en matière sociale 20 Ces circonstances particulières peuvent expliquer que l’argument de la diminution de la protection nationale des droits fondamentaux des travailleurs ait pu être dépassé, bien que les critiques persistent 21

2. S’agissant de la situation, moins fréquente, dans laquelle un requérant conteste la reconnaissance mutuelle, la Cour de justice adopte une position réservée, mais qui pourrait devenir plus réceptive à la faculté de déroger à la reconnaissance mutuelle afin de tenir compte du respect les droits fondamentaux lorsque le recours même à la reconnaissance mutuelle apparaît injustifié, voire abusif. Tel fut le cas, par exemple, lorsque la Cour de cassation française refusa de donner suite à un mandat d’arrêt délivré en Allemagne contre la mère de cinq enfants scolarisés en France pour le vol d’un porte-monnaie d’une valeur de 40 euros 22 Il est clair que quelque soit le bien-fondé de la poursuite en Allemagne, le simple fait d’exécuter un tel mandat pourrait avoir des conséquences graves et disproportionnées sur la vie familiale de l’intéressée ainsi que sur l’intérêt des enfants. Dans cette situation, la prise en compte des droits fondamentaux en amont permettrait d’éviter qu’une reconnaissance mutuelle mécanique n’entraîne un conflit de logiques. En effet, l’origine du conflit ne vient pas tant de l’État dans lequel la reconnaissance est demandée que de celui qui en fait la demande. Comme le souligne l’Avocat général Sharpston, « l’une des critiques dont a fait l’objet la manière dont la décision-cadre [sur le mandat d’arrêt] a été mise en œuvre dans les États membres est que la confiance dans son application a été ébranlée par l’émission systématique de mandats d’arrêt européens en vue de la remise de personnes recherchées pour des infractions souvent très mineures qui ne sont pas suffisamment graves pour justifier les mesures et la coopération que requiert l’exécution d’un tel mandat » 23 De sorte que le problème ne provient pas tant de l’exécution du mandat par l’État requis que de son émission par l’État qui en est auteur. C’est précisément afin de ne pas placer l’État requis dans une position embarrassante en raison de l’usage abusif de la reconnaissance mutuelle par un autre État membre que dans la nouvelle directive 2014/41 sur l’enquête européenne est désormais expressément instaurée une condition de proportionnalité de la demande de reconnaissance mutuelle 24

En réalité, ont voit que ce qui pose véritablement problème est l’hypothèse dans laquelle la violation émane d’un autre État membre de l’Union que l’État dans lequel la reconnaissance mutuelle est sollicitée ou contestée.

B. L’hypothèse de violation indirecte des droits fondamentaux.

L’hypothèse de violation « indirecte » des droits fondamentaux est celle dans laquelle un État A pourrait être tenu responsable d’une violation des droits fondamentaux émanant d’un État B en raison d’une obligation de reconnaissance mutuelle. A première vue plus complexe, il est possible pour la résoudre d’envisager l’appartenance simultanée des États membres de l’Union au système de la Convention européenne des droits de l’homme, non pas comme une source de contradiction potentielle, mais au contraire plutôt comme un moyen de concilier les impératifs de reconnaissance mutuelle et de protection des droits fondamentaux. Cela nécessite toutefois d’interpréter strictement les règles de recevabilité devant le juge européen des droits de l’homme. On distinguera cette fois selon que l’allégation de violation des droits fondamentaux est passée ou future.

1. Dans le premier cas de violation passée, il est demandé sur le fondement de la reconnaissance mutuelle de donner effet dans un État A à une situation déjà constituée en violation des droits fondamentaux dans un État B, soit en quelque sorte de prolonger une violation antérieure. Cette hypothèse est celle de l’affaire Radu tranchée par la Cour de justice dans le sens où un État, dès lors que le droit dérivé de la reconnaissance mutuelle prévoit un nombre limité d’exception à sa pleine application, n’est pas tenu de s’assurer que la décision qu’il exécute en vertu d’un mandat d’arrêt européen a été prise conformément aux droits fondamentaux 25 De même, dans l’affaire Melloni, la Cour de justice a estimé que, lorsqu’une harmonisation européenne des droits de la défense a été adoptée, l’application du standard harmonisé suffit à s’assurer du respect des droits fondamentaux, y compris si la constitution nationale d’un autre État est invocable et s’avère plus protectrice 26 Le risque de contradiction découle de ce que le strict respect des droits fondamentaux semblerait au contraire imposer la vérification par l’État requis du respect antérieur des droits fondamentaux dans l’État d’origine de la décision litigieuse, voire à faire bénéficier de son propre standard de protection plus favorable le requérant placé sous sa juridiction. Toutefois, il est éminemment problématique d’imposer à un État de vérifier qu’un autre État, tout aussi démocratique et par ailleurs membre de la Convention respecte bien les droits fondamentaux. Certes, il est possible de considérer qu’en prêtant son concours à la mise en œuvre d’une décision potentiellement contraire aux droits fondamentaux, l’État requis se rendrait en quelque sorte complice d’une telle violation à laquelle il pourrait éviter de donner effet 27 Néanmoins, lorsque les deux États en cause font partie de la Convention, cette appréciation, potentiellement délicate, ne devrait incomber qu’au juge européen lui-même qui, saisi de la situation d’origine, est parfaitement en mesure de déterminer si le standard européen a été ou non enfreint sans contraindre un autre juge national à conjecturer d’une telle violation.

C’est donc logiquement que lorsque les deux États sont parties à la Convention, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que la requête dirigée contre un État requis de donner effet à une décision de l’autre État devait être jugée irrecevable en incitant le requérant à se tourner uniquement contre l’État directement à l’origine de la violation 28. Notamment, dans la décision Povse c/ Autriche, la Cour a refusé de contrôler la décision des tribunaux autrichiens de reconnaître une décision des juges italiens ayant attribué la garde d’une enfant en estimant que les autorités autrichiennes n’avait fait que respecter le droit de l’Union européenne sur la reconnaissance des décisions de justice (dit règlement Bruxelles II bis), lui-même couvert par une présomption de protection équivalente au sens de la jurisprudence Bosphorus, et que la requérante restait libre de pouvoir contester cette décision dans le système italien, lui-même soumis au respect de la Convention 29. Une évolution, contestable, pourrait se dessiner. Dans l’affaire Avotins, actuellement pendante devant la Grande chambre, la Cour européenne s’est écartée de cette position stricte d’irrecevabilité 30, en admettant qu’une fois le délai de recours expiré contre la décision directement à l’origine de la violation alléguée, en l’occurrence une condamnation in abstentia pour défaut de remboursement d’une dette, le requérant puisse invoquer le respect de ses droits fondamentaux devant l’État qui ne fait qu’en assurer l’exécution sur le fondement de la reconnaissance mutuelle. Alors même que le requérant avait eu les moyens de se plaindre de la décision juridictionnelle d’origine, la Cour de Strasbourg accepte de prolonger son droit d’action devant elle en lui permettant d’attaquer la décision d’exécution prise dans un autre État. Cet ascendant ainsi donné aux droits fondamentaux sur la reconnaissance mutuelle semble exagérément protecteur du requérant, et partant superflu. Le requérant insuffisamment diligent risque de profiter de sa situation transnationale pour contourner la règle du délai de recours devant la Cour européenne des droits de l’homme et proroger sans motif son droit de recours individuel. A la rigueur, dans la mesure où un recours n’aurait pu être exercé auparavant contre l’État à l’origine de la mesure et également membre de la Convention, la solution consistant à ne pratiquer qu’un contrôle très réduit de l’erreur manifeste d’appréciation afin de ne pas imposer à l’État requis une obligation de vérifier systématiquement le respect des droits fondamentaux par un autre État, serait suffisante et permettrait de ne pas remettre en cause ouvertement la reconnaissance mutuelle intra-européenne. Il nous semble donc que ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel, uniquement lorsque le requérant prouve qu’il n’a pas pu contester dans le délai imparti une mesure initiale et que celle-ci porte une atteinte manifeste à ses droits fondamentaux, que le degré de reconnaissance mutuelle pourrait être abaissé au regard du respect des droits fondamentaux en cas de violation antérieure dans un autre État.

2. Dans le second cas, la violation alléguée des droits fondamentaux est non seulement le fait d’un autre État que l’État requis, mais de surcroît elle est « future », ou pour emprunter le langage conventionnel « potentielle ». Dans cette hypothèse, il est demandé à un État A de donner effet à la décision d’un État B risquant de provoquer par la suite une violation des droits fondamentaux dans ce même État, c’est-à-dire d’autoriser la violation. Cette configuration risque d’être particulièrement problématique en matière pénale, bien qu’elle n’ait pour l’instant pas encore donné lieu à des décisions significatives. Cela aurait pu être le cas de l’affaire Yilmaz dans laquelle le requérant considérait que la décision des autorités belges de donner effet au mandat d’arrêt européen délivré contre lui en Bulgarie l’exposait à un risque de mauvais traitement contraire à l’article 3 de la Convention dans les prisons de ce même État 31 Toutefois, le requérant s’étant enfui de Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé la requête irrecevable pour défaut de qualité de victime. En dehors du champ pénal, le hiatus entre les logiques de confiance mutuelle et de protection effective des droits fondamentaux a déjà eu lieu dans le cadre particulier de la politique commune d’asile provoquant une divergence entre la Cour de justice et la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires N.S. d’un côté 32 et Tarakhel de l’autre 33 Tandis que la Cour de justice a admis qu’un État puisse ne pas renvoyer un demandeur d’asile dans un autre État de l’Union uniquement en cas de « défaillance systémique et généralisée » de la protection de ses droits fondamentaux, la Cour européenne des droits de l’homme a étendu cette obligation de rompre la confiance mutuelle entre États membres à toutes les situations individuelles dans lesquelles des risques réels existent de porter atteinte aux droits des personnes vulnérables, notamment des enfants. Cette application mécanique de la jurisprudence Soering et de la notion de victime « potentielle » dégagée à propos de risque de violation postérieure de la part d’État tiers 34 peut là encore paraître excessivement protectrice dans le cadre de l’Union, dès lors que la décision finale préjudiciable sera en tout état de cause soumise au contrôle de conventionnalité par le juge interne compétent, voire subsidiairement par le juge européen. En l’absence de défaillance avérée et généralisée de la protection d’un autre État, il semble bien aléatoire de pronostiquer une violation autrement qu’en projetant sa propre appréciation sur ce que le respect des droits fondamentaux requiert.

L’ascendant de la protection des droits fondamentaux conduit à ériger une autorité ou juridiction d’un État membre de l’Union en organe de réexamen d’une décision prise par une autorité ou une juridiction d’un autre État membre. Violation passée et violation future des droits fondamentaux se rejoignent alors pour instaurer une forme de double contrôle des droits fondamentaux et de défiance généralisée entre États. Dans l’affaire V.M., la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Belgique pour traitement dégradant (en raison des conditions d’accueil des enfants de migrants, et notamment d’une enfant handicapée) et pour ne pas avoir organisé un système suffisamment effectif de recours contre une décision de rejet d’une demande d’asile, pourtant déjà examinée et rejetée par les autorités françaises 35. Par conséquent, comme le regrettent les juges dissidents 36, la condamnation de la Belgique revient à imposer un système de double contrôle en matière d’asile, et à suggérer que la France n’exerce pas un contrôle satisfaisant des droits des demandeurs d’asile en rompant la confiance entre les États de l’Union. Prolongé à d’autres questions, le raisonnement s’avère particulièrement problématique : est-ce au juge de l’État requis de contrôler la proportionnalité de la peine encourue par l’inculpé dans l’État d’émission du mandat d’arrêt ? Si un État décide d’incriminer un comportement particulier, est-ce au juge d’un autre État de statuer sur la légitimité et la proportionnalité de cette incrimination ainsi que la manière avec laquelle elle sera éventuellement appliquée ? Au contraire, lorsque la violation émane d’un autre État membre de l’Union que l’État requis, la prudence commanderait de ne pas pratiquer de contrôle horizontal de respect des droits fondamentaux, sauf si une défaillance systémique et généralisée est avérée. Probablement sources de nombreuses difficultés, il est loin d’être certain que la généralisation de ces doubles contrôles garantisse une protection plus effective des droits fondamentaux

De ce qui précède ressort que les cas de restriction de la reconnaissance mutuelle sur le fondement de la protection effective des droits fondamentaux n’ont pas à être étendus bien au-delà de ce qui existe déjà. Ils pourraient se limiter à titre principal à la préservation du standard national de l’État requis au terme d’un contrôle de proportionnalité, ce qui est déjà le cas depuis longue date. Du côté de l’État requérant, un contrôle plus poussé d’opportunité devrait être opéré à l’égard des décisions de déclenchement de la reconnaissance mutuelle. Cela obligerait les autorités nationales à exercer leur pouvoir transnational de façon plus responsable et moins mécanique, sans toutefois ériger un juge national en censeur d’un autre système démocratique que le sien. Le niveau global de protection des droits dans l’Union n’en sera pas amoindri, puisque chaque État membre de l’Union étant également membre de la Convention il reste passible de contrôle en tant que tel. Il pourrait même s’en trouver globalement augmenté, non pas en tenant responsables des États qui n’ont fait que donner effet aux décisions d’autres États, mais en considérant que la reconnaissance mutuelle offre des possibilités intéressantes d’exploiter la diversité des droits nationaux. Dans ce cas, loin de l’affaiblir, la reconnaissance mutuelle pourrait renforcer le niveau de protection des droits fondamentaux dans l’Union.

II. Un renforcement potentiel

Favorablement accueillies tant par la Cour de justice que par la Cour européenne des droits de l’homme, les revendications invoquant conjointement reconnaissance mutuelle et droits fondamentaux offrent des potentialités nombreuses. Dans la continuité de la réflexion précédente, on les distinguera selon que la reconnaissance mutuelle est utilisée afin de ne pas diminuer un niveau antérieur de protection accordé par un autre État, ou selon qu’elle est invoquée afin d’obtenir un niveau supérieur de protection accordé par un autre État.

A. La préservation d’un niveau antérieur de protection

Il serait tentant de penser que toute diminution manifeste d’un standard de protection des droits fondamentaux en raison du franchissement d’une frontière constitue une entrave en puissance à la libre circulation transnationale. Malgré certaines propositions en ce sens 37, la Cour de justice ne s’est jamais résolue à l’affirmer aussi clairement. En revanche, dans un certain nombre de cas, le respect des droits fondamentaux a été invoqué à l’appui d’une demande de reconnaissance mutuelle tant dans le cadre du marché intérieur que de l’ELSJ.

1. Il devient de plus en plus fréquent que la commercialisation transnationale d’un bien ou d’un service aboutisse à déplacer la question de la reconnaissance mutuelle sur le terrain des droits fondamentaux, qui jouent en ce cas comme des contre-limites à la possibilité de limiter la libre circulation ainsi que l’a posé l’arrêt ERT 38 L’affaire Familia Press est une bonne illustration de la relation symbiotique possible entre reconnaissance mutuelle et droits fondamentaux 39 Dans cette affaire, un magazine allemand était interdit à la vente en Autriche parce qu’il comportait des jeux assortis de gains, pratique autorisée en Allemagne mais interdite en Autriche. Pour échapper à l’obligation de reconnaissance mutuelle qui lui imposerait de donner effet sur son territoire au standard allemand, l’Autriche invoque l’objectif de pluralisme des idées et de la presse, imposant de ne pas privilégier celles parmi les entreprises de presse qui disposent de moyens financiers permettant de mettre en place de tels jeux d’argent. Toutefois, cet objectif est apprécié en tant que dérogation au principe plus large de la liberté d’expression qui vient au contraire renforcer l’obligation ne pas entraver la publication de magazines légalement commercialisés ailleurs. Si la Cour de justice admet en l’espèce l’éventualité d’une restriction à la reconnaissance mutuelle, elle la soumet au respect effectif de la liberté d’expression en renvoyant au juge national le soin d’évaluer la proportionnalité de la mesure sous cet angle de la liberté d’expression. De sorte que le couplage de la reconnaissance mutuelle et des droits fondamentaux pourrait aboutir à remettre en cause les équilibres internes jusqu’alors établis et à contraindre les États les plus restrictifs à autoriser sur leur territoire le bénéfice de standards légalement protégés dans d’autres États.

Cette combinaison de la reconnaissance mutuelle et des droits fondamentaux pourrait se développer avec la tendance à fondamentaliser les libertés économiques de circulation. L’inscription dans la Charte des droits fondamentaux des articles 15 et 16, respectivement relatifs à la liberté professionnelle et à la liberté d’entreprise, crée une intrication encore plus avancée entre reconnaissance mutuelle et droits fondamentaux dans le marché intérieur. Dans l’affaire Pfleger qui concernait l’interdiction autrichienne d’exploiter des machines légalement autorisées dans des pays limitrophes, la Cour de justice a fusionné l’argument tiré de la libre circulation des marchandises et des services avec celui issu de la liberté d’entreprise protégée par l’article 16 de la Charte, afin d’estimer que la réglementation litigieuse étant disproportionnée sous l’angle de la liberté de circulation, elle l’était également nécessairement sous l’angle des droits fondamentaux 40. Partant, rien ne semble s’opposer au raisonnement inverse : une réglementation disproportionnée sous l’angle des droits fondamentaux et de la liberté d’entreprise deviendrait nécessairement contraire à la libre circulation et au marché intérieur. Cette perspective est-elle transposable aux droits des personnes ? L’article 15 §2 de la Charte, protégeant la liberté transnationale du citoyen européen travailler et d’exercer une activité, pourrait servir de fondement à une extension de la reconnaissance mutuelle aux droits fondamentaux du travailleur. Ainsi, une personne contrainte de renoncer au bénéfice de certains droits, par exemple ceux attachés à un mariage autorisé dans un État mais interdit dans un autre, en raison d’une mobilité professionnelle transnationale pourrait être tentée de réclamer l’exportation vers un autre État du standard protecteur dont elle jouit sous peine de porter atteinte à l’article 15 de la Charte.

2. L’ELSJ se prête également à une combinaison de la reconnaissance mutuelle et des droits fondamentaux dans un sens extensif. Le statut civil du citoyen de l’Union forme un objet propice au développement de la reconnaissance mutuelle à l’aune du respect des droits fondamentaux. Dans l’affaire Grunkin et Paul, le requérant né au Danemark tout étant de nationalité allemande, a imposé la reconnaissance en Allemagne de son double nom de famille tel qu’obtenu conformément au droit danois, alors même que le droit allemand ne prévoyait pas une telle possibilité d’inscrire un double nom de famille 41 Comme le note l’Avocat général Sharpston, dans cette espèce, il ne s’agit « de rien d’autre que d’appliquer le principe de la reconnaissance mutuelle qui est à la base d’une bonne partie des règles communautaires, non seulement dans le domaine économique, mais aussi en matière civile » 42. Pour justifier une telle application extensive de la reconnaissance mutuelle en dépit des règles de droit international privé allemand, la libre circulation est étroitement combinée avec la prise en compte de l’intérêt de l’enfant, protégé notamment à l’article 24 §2 de la Charte 43 Dans son arrêt Sayn Wittgenstein, la Cour de justice a de même expressément combiné la reconnaissance mutuelle aux articles 7 de la Charte et 8 de la Convention qui consacrent le droit au respect de la vie privé, auquel le droit au nom est rattaché 44

De façon encore plus nette, le statut pénal de l’accusé offre une possibilité de combinaison de la reconnaissance mutuelle élargie et de protection des droits fondamentaux en faveur du standard le plus favorable. C’est probablement l’application transnationale du principe de ne bis in idem qui en offre l’illustration la plus évidente. Dans l’arrêt fondateur Gözütok et Brügge, la Cour de justice estimé que le principe de ne bis in idem, consacré à l’article 54 de la Convention d’application de l’accord de Schengen, empêchait une juridiction d’un État membre d’engager des poursuites dès lors que les faits reprochés avaient déjà fait l’objet d’une mesure d’extinction de l’action publique dans un autre État par un règlement amiable 45 De même, dans l’affaire M., le requérant italien, résidant en Belgique, avait été accusé de violence sexuelle sur mineure sans que l’instruction belge ne trouve de charges suffisantes, ce qui entraîna l’adoption d’une ordonnance de non-lieu au bénéfice du requérant, confirmé en appel et en cassation 46 Toutefois, également saisie des mêmes faits, un juge d’instruction italien estima au contraire les charges suffisantes pour renvoyer le requérant devant une juridiction de jugement. Mettant en avant le principe de ne bis in idem protégé désormais à l’article 50 de la Charte et à la lumière duquel le conflit de compétence doit être examiné 47, la Cour de justice a estimé que l’ordonnance de non-lieu belge constituait une décision de justice couverte par l’obligation de reconnaissance mutuelle imposant dès lors aux autorités judiciaires italiennes d’interrompre les poursuites engagées contre le requérant considéré comme ayant déjà été innocenté par les autorités belges.

Du bénéfice transnational d’un standard de protection déjà constitué à la constitution sur le fondement de la reconnaissance mutuelle d’un standard plus favorable, il n’y a qu’un pas que les requérants les plus avertis n’ont pas tardé à franchir.

B.L’obtention d’un niveau supérieur de protection

La reconnaissance mutuelle offre la possibilité d’exploiter la diversité des standards nationaux de protection des droits fondamentaux afin d’obtenir une protection plus élevée que celle de l’État d’origine. Initiée sur le fondement de l’interdiction des entraves à la sortie de l’État, la pratique consistant à importer sur le territoire national des standards plus protecteurs accordés dans d’autres États membres pose la question d’un alignement progressif vers le standard le plus élevé. Tant le logiciel du droit de l’Union que celui de la protection des droits fondamentaux y semblent nettement favorables.

1. En droit de l’Union, la recherche d’une élévation du niveau de protection des droits fondamentaux sur le fondement de la libre circulation économique remonte à l’affaire Grogan, dans laquelle la Cour de justice a admis implicitement que l’interdiction de l’avortement en Irlande n’empêchait pas les ressortissantes de cet État d’exercer leur liberté d’accéder à un tel service sur le territoire d’autres États autorisant l’avortement 48 La Constitution irlandaise a été modifiée en conséquence afin de reconnaître en les dépénalisant la légalité des avortements pratiqués en dehors d’Irlande (article 40.3.3, 2ème alinéa de la Constitution irlandaise). Dans son arrêt A. B. C. c/ Irlande la Cour européenne des droits s’est ouvertement fondée sur le fait que l’avortement était possible hors d’Irlande pour estimer que son interdiction sur le territoire irlandais ne portait pas une atteinte disproportionnée à l’autonomie personnelle des femmes désirant avorter 49 Cette invitation à rechercher ailleurs ce que l’on peut obtenir dans son propre État est largement encouragée par le droit de l’Union. La Cour de justice ne considère pas comme abusif, sauf rares exceptions, le fait de se déplacer dans un autre État afin de contourner des réglementations nationales défavorables 50 La pratique se répand qui voit certains requérants exploiter la diversité des réglementations nationales afin d’en demander la reconnaissance postérieure et de mieux protéger leurs droits. L’affaire Zhu et Chen en est une bonne illustration en ce qu’elle a permis à une ressortissante de pays tiers en situation irrégulière d’obtenir un droit de séjour au Royaume-Uni au titre du respect de la vie familiale l’unissant à sa fille qu’elle avait pris soin de faire naître sur le territoire irlandais afin qu’elle obtienne la nationalité de cet État sur le fondement du jus soli et, par ricochet, la citoyenneté européenne ouvrant droit à la régularisation des membres de la famille du citoyen européen en situation transnationale 51 De même, dans l’affaire Metock, en se référant expressément au droit à la vie familiale protégé par l’article 8 de la Convention, la Cour de justice a estimé que le déplacement dans un autre État membre d’une citoyenne européenne en vue de se marier avec un conjoint en situation irrégulière dans le but de régulariser sa situation était couvert par la liberté de circulation et ne constituait pas un abus de droit 52

L’ELSJ se prête également à une recherche de standard plus élevé de protection, bien que la Cour de justice semble vouloir y apporter certaines limites, notamment au nom de la protection des droits d’autrui. En matière de liberté d’expression sur internet, la diversité des droits nationaux peut être attractive pour les opérateurs désireux de publier certains contenus interdits dans un État mais autorisés dans un autre. Dans l’affaire eDate-Advertising et Martinez, il était reproché à certains sites situés le territoire d’un État membre d’avoir diffusé des informations portant atteinte à la vie privée des requérants établis dans d’autres États membres 53 Le conflit, classique, entre liberté d’expression et vie privée se trouvait compliqué par un problème de conflit de compétence et de droit applicable pour déterminer si un juste équilibre avait été ou non observé. Si la Cour admet qu’au nom de la protection des victimes une action puisse être intentée sur le territoire de n’importe quel État dans lequel l’information a été diffusée, elle souligne cependant in fine que la responsabilité encourue par l’éditeur ne doit pas excéder celle de l’État dans lequel il est établi 54 Il s’agit d’un incitatif fort à s’établir dans l’État où le standard de libre communication des informations et des idées est le plus élevé pour ensuite en réclamer la reconnaissance par d’autres États. En matière pénale, enfin, rien n’empêche une personne inculpée ou condamnée de rechercher sur le territoire de l’Union, le droit national le plus protecteur de ses intérêts. Dans l’affaire Melloni, si la Cour de justice a estimé que le standard espagnol de protection des droits de l’accusé ne pouvait être invoqué pour conditionner la remise du requérant aux autorités italiennes, c’est uniquement parce que la décision-cadre sur le mandat d’arrêt avait été révisée afin d’harmoniser la question spécifique des condamnations par contumace 55 Une lecture a contrario de l’affaire Melloni suggère qu’en l’absence d’harmonisation, le standard national de l’État dans lequel se trouve l’accusé pourrait être imposé à l’État auteur de l’émission du mandat d’arrêt. La reconnaissance mutuelle s’en trouverait alors inversée sur le fondement des droits fondamentaux : tandis qu’elle servirait à l’origine à fonder le mandat d’arrêt, elle deviendrait le support d’une obligation d’augmentation du standard initial de protection.

2. Dans le cadre de la protection des droits fondamentaux, l’effet d’entraînement avec la mobilité transfrontière est également avéré. C’est en matière familiale que l’on trouve pour l’instant le plus de manifestations de la réceptivité des organes d protection des droits fondamentaux à la reconnaissance de situations légalement constituées en dehors des frontières de l’État requis.

En matière de filiation, la Cour européenne des droits de l’homme a déjà été saisie de deux requêtes en ce sens, toutes deux tranchées favorablement aux requérants. Dans l’affaire Wagner, la Cour de Strasbourg s’est prononcée sur une adoption légalement effectuée au Pérou par un adoptant luxembourgeois ne vivant pas en couple, alors même qu’une telle adoption était interdite au Luxembourg 56. Prenant appui sur le droit effectif au respect de la vie privée et familiale, elle a estimé que le Luxembourg devait reconnaître une telle situation. De même, dans les affaires Mennesson et Labassee, rendues contre la France, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que les droits fondamentaux des enfants nés par GPA aux États-Unis exigeaient que leur filiation légalement constituée dans cet État soit également reconnues en France, alors même que la France interdit le recours à ce type de procréation 57

En matière d’union maritale, la reconnaissance du mariage homosexuel aux États-Unis est topique de la spirale progressiste que provoque la combinaison de l’obligation de reconnaissance mutuelle et de la protection des droits fondamentaux. La Cour suprême américaine des États-Unis est passée en quelques années d’une neutralité totale de la Constitution fédérale sur la question du mariage gay au sein des États fédérés à une pleine légalisation de ce type d’union sur l’ensemble du territoire fédéral. Après avoir dans un premier temps estimé que la pénalisation des pratiques homosexuelles entre adultes consentants était contraire aux droits fondamentaux 58, la juridiction fédérale a logiquement considéré que la Constitution américaine ne s’opposait à la légalisation du mariage gay dans certains États 59 . Mais à partir de là, il a suffit que certains États autorisent le mariage homosexuel pour que les autres États, pourtant réfractaires à ce type de mariage, soient contraints à reconnaître sur leur territoire la légalité des unions homosexuelles légalement réalisées en dehors de leurs frontières fédérées sur le fondement de la libre circulation citoyenne. Afin de déterminer si les États réfractaires pouvaient valablement s’opposer à une telle reconnaissance, la Cour suprême en est venue finalement à devoir décider si la Constitution fédérale protège le droit de se marier des personnes homosexuelles, et par une décision contestée a finalement consacré le droit à une telle union sur l’ensemble du territoire des États Unis 60

La combinaison de la reconnaissance mutuelle et des droits fondamentaux permet au requérant de réclamer un standard plus élevé malgré la marge de manœuvre politique dont sont censées bénéficier les autorités nationales. Ce qu’il convient par conséquent d’envisager est la manière avec laquelle ajuster le raisonnement relatif à la protection des droits fondamentaux au regard de la capacité accrue de mobilité transnationale des individus sur le territoire de l’Union.

III. Un ajustement souhaitable

S’il rejoint celui de la reconnaissance mutuelle pour asseoir une revendication de protection plus élevée, le logiciel des droits fondamentaux peine toutefois à tenir compte de la spécificité des situations transnationales 61. Envisager que le contrôle européen des droits fondamentaux devienne transnational implique de le faire basculer dans une logique davantage horizontale de résolutions des litiges mettant en relation les standards démocratiques et intérêts politiques de différents États membres. Des adaptations des technique traditionnelles de contrôle du respect des droits fondamentaux apparaissent souhaitables tant au niveau du test central de proportionnalité qu’il faudrait renouveler, qu’au niveau que de l’exigence transversale d’égalité qu’il convient de développer. Les difficultés demeurent pour autant nombreuses.

A. La renouvellement du contrôle de proportionnalité

La reconnaissance mutuelle pose ouvertement la question du maintien de la technique traditionnelle de contrôle de la proportionnalité, aussi bien en ce qui concerne la définition de l’étendue de la marge d’appréciation qui en conditionne le degré d’examen, qu’en ce qui concerne le critère de nécessité qui détermine le niveau requis de protection. Dans les deux cas, le contrôle de la proportionnalité s’en trouve singulièrement renforcé en situation transnationale, limitant l’autonomie politique des États.

1. Dans le système européen de protection des droits fondamentaux, le contrôle de la proportionnalité est étroitement dépendant de l’étendue de la marge nationale d’appréciation qui est censée assurer un compromis entre l’unité de la société démocratique européenne et la diversité des sociétés nationales. La technique de la marge d’appréciation fait néanmoins l’objet de vives critiques notamment en ce qu’elle module, de façon assez aléatoire, un contrôle de proportionnalité lui-même par essence déjà flexible 62 Tout aussi critiqué 63, le principal critère pour délimiter l’étendue de la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales est celui de la présence d’un « consensus européen » sur la question, ainsi que l’a rappelé vigoureusement la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Lautsi afin de renverser la solution dégagée par la chambre sur la question du signe religieux dans les salles de classe 64 A l’aune de ce critère discutable du « consensus européen », il ressort que plus les droits nationaux sont disparates, plus la marge d’appréciation sera élevée et moins le contrôle de proportionnalité sera approfondi afin de respecter les spécificités nationales, notamment sur les questions sensibles impliquant des choix de société. La logique apparente de cette approche est évidente. Les droits fondamentaux présentant la particularité de poser des normes à contenu particulièrement ouvert et de faire l’objet d’inévitables désaccords au sein de la société, leur interprétation nécessite de faire appel à des jugements de valeur qui reflètent les caractères identitaires et culturels des collectivités nationales. Les liens identitaires constituant le fondement ultime de la capacité d’un État à rassembler les divers intérêts contradictoires au sein de la discussion politique interne, ils justifient que le contrôle externe soit plus limité, expliquant l’existence de divergences significatives entre États.

Le problème de ce mode de raisonnement est que la diversité juridique en devient un motif d’auto-justification à l’autonomie politique des États : plus la diversité est importante parmi les États, plus il est difficile de les contrôler, plus leur autonomie est préservée, et plus ils ont de possibilité d’alimenter cette diversité, etc… Or, en cas de situation transnationale gouvernée par une obligation de reconnaissance mutuelle, il semble particulièrement difficile d’avoir recours à ce raisonnement classique fondé sur l’existence ou l’absence d’un dénominateur commun aux États pour définir le degré de contrôle. Par hypothèse, la reconnaissance mutuelle met en scène deux États aux standards de protection différents sur la base de l’un desquels une décision a été légalement adoptée ou une situation a été légalement constituée et dont l’application est sollicitée dans un autre État. Dans cette configuration, peu importe finalement qu’un consensus se dessine en faveur d’un des deux standards puisque c’est précisément d’ignorer leur différence que recherche la reconnaissance mutuelle. Ainsi, dans l’affaire Grunkin et Paul, sur le double nom de famille 65, il ne s’agit pas de savoir si l’Allemagne peut légitimement faire usage de sa marge d’appréciation afin de ne pas autoriser une telle pratique pour ses nationaux (ce que personne ne conteste), mais plutôt de savoir comment raisonner lorsque deux États européens ont fait des choix différents, chacun justifiable selon leur propre marge d’appréciation. En pareil cas, le contrôle européen du respect des droits fondamentaux se trouve à devoir trancher entre deux standards démocratiques également légitimes, sans pouvoir se retrancher derrière l’argument de la marge d’appréciation. Un exemple simple suffit à le montrer : si les affaires 66, il est fort probable que la Cour européenne aurait utilisé l’argument de l’absence de consensus européen qu’elle souligne expressément et longuement 67, pour ne pratiquer qu’un contrôle réduit et ne pas imposer de reconnaître une situation illégalement constituée. En revanche, à partir du moment où la situation est transnationale et qu’elle a été légalement constituée dans un autre État, l’argument de l’absence de consensus devient inadapté à la résolution du litige qui confronte directement le choix démocratique d’un État A d’interdire une pratique et le choix, tout aussi démocratique, d’un État B de l’autoriser. C’est alors la « contradiction » de ces choix qui devient problématique pour le sujet de droit, notamment lorsqu’est en cause son identité qui varierait sinon d’un ordre juridique à un autre et justifie de la sorte un contrôle plus poussé 68 C’est pourquoi, contrairement au raisonnement traditionnel de la protection des droits fondamentaux, dans un espace de libre circulation fondée sur la reconnaissance mutuelle, la diversité des législations devient un facteur de diminution de la marge d’autonomie nationale qui se heurte à celle d’un autre État. Cette redéfinition du degré de contrôle est accentuée par l’argument de la clause de non-régression du standard de protection.

2. En situation de reconnaissance mutuelle, la clause de non-régression inscrite aux articles 53 de la Charte des droits fondamentaux et de la Convention européenne des droits de l’homme pourrait devenir déterminante dans le contrôle de la proportionnalité. Rédigées dans des termes assez proches 69, les deux clauses prévoient en substance que les droits garantis dans chacun de ces textes ne peuvent être interprétés afin de réduire le standard de protection prévu par un autre texte, qu’il soit constitutionnel ou conventionnel. Pour l’instant quasiment inutilisée, la clause du standard le plus favorable peut jouer dans les deux sens vis-à-vis de l’obligation de reconnaissance mutuelle. Dans l’affaire Melloni, l’article 53 de la Charte était invoqué par le requérant afin de faire obstacle à l’obligation de reconnaissance par les autorités espagnoles de la décision de justice italienne et à sa remise aux autorités italiennes 70 On sait que la Cour de justice a en partie neutralisé l’effet de l’article 53 de la Charte en estimant que la question spécifique de la condamnation in abstentia avait fait l’objet d’une harmonisation européenne elle-même respectueuse des droits fondamentaux. Toutefois, l’hypothèse de l’existence d’une harmonisation européenne des standards de protection étant plutôt rare en pratique, la portée de l’article 53 de la Charte en dehors de cette configuration particulière demeure indécise 71 C’est pourquoi, à l’inverse, la clause de l’article 53 pourrait parfaitement venir appuyer une obligation de reconnaissance mutuelle. Dans ce cas, la clause du standard plus favorable permettrait de trancher entre deux choix nationaux concurrents afin de forcer à une augmentation du standard national dans l’État le moins protecteur. Elle conférerait un fondement juridique à l’idée exprimée par certains auteurs selon laquelle la nécessaire concordance de standards de protection dans l’espace européen « ne peut aller que dans le sens d’un alignement sur le standard le plus élevé » [foot]H. Labayle et F. Sudre, « L’avis 2/13 de la Cour de justice de l’Union européenne sur l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme : pavane pour une adhésion défunte ? », RFDA, 2015, n° 1, spéc. p. 20[/foot] A l’aune de l’article 53 de la Charte et/ou de la Convention conçu(s) comme imposant le bénéfice du standard constitutionnel le plus favorable au requérant en cas de situation transnationale, le contrôle de la proportionnalité en serait à la fois profondément bouleversé et simplifié. Il ne consisterait plus en un test négatif de nécessité en vertu duquel l’objectif poursuivi ne pourrait être aussi bien atteint par des mesures moins contraignantes pour les libertés, mais prendrait la forme d’un test positif de « protectabilité » selon lequel les droits du requérant devraient être aussi bien protégés que ce à quoi il a droit dans l’État où il est ou d’où il vient. La délicate mise en balance des intérêts privés du requérants et des intérêts publics de l’État défendeurs serait ainsi nettement déséquilibrée par le recours à la clause de non-régression.

Le problème du recours à la clause de non-régression est qu’il risque de vider de toute flexibilité le contrôle de proportionnalité ; le standard de protection le plus favorable se répandant quasi-automatiquement, ouvrant la voie à des stratégies d’instrumentalisation et de lex shopping. Par exemple, si un mariage homosexuel est légalement conclu dans un État et que sa reconnaissance est demandée dans un autre État qui l’interdit, peu importe qu’il relève de la marge d’appréciation du second État et que le juge estime proportionné de maintenir une telle interdiction sur son territoire, le recours à l’argument de la non-régression l’oblige à reconnaître une telle union à ceux qui en bénéficient déjà. Pour espérer contrebalancer cette application mécanique du standard plus favorable, il faut alors avoir recours à une autre forme de raisonnement. Deux arguments semblent éventuellement mobilisables, issu l’un du droit de l’Union et l’autre du droit de la Convention.

Tout d’abord, si le standard national moins protecteur correspond à une forte spécificité constitutionnelle ou culturelle, il est envisageable de mettre en balance le bénéfice du standard plus protecteur avec l’impératif de l’« identité nationale ». Tel fût le cas dans l’affaire Sayn-Wittgenstein, à l’occasion de laquelle la Cour de justice a estimé que le respect de l’identité nationale autrichienne, à travers le principe constitutionnel d’égalité et le principe républicain d’abolition des privilèges, s’opposait à la reconnaissance en Autriche d’un nom de famille anobli pourtant légalement enregistré en Allemagne 72 Hormis cet exemple, l’argument identitaire n’est guère valorisé au sein de la jurisprudence européenne, tandis qu’il est le plus souvent brandi comme contre-limite à l’autorité du droit européen par les cours constitutionnelles nationales 73 Certes, le périmètre flou et la portée ambivalente de la notion d’identité nationale en rendent l’usage malaisé et ne font que repousser certaines incertitudes et vicissitudes de l’application classique du principe de proportionnalité. Y recourir permettrait toutefois de réduire l’inévitable aléa du raisonnement juridique à des questions particulièrement sensibles et de restituer plus fidèlement ce qui justifie une réticence nationale à la modification de son standard de protection. Il serait par conséquent souhaitable que les cours européennes incorporent plus ouvertement dans leur raisonnement l’argument de l’identité nationale, davantage que celui de l’existence ou non d’un consensus qui est largement inopérant en situation transnationale.

Ensuite, la configuration du conflit de droits fondamentaux 74 pourrait également permettre de limiter l’application mécanique de la clause de non-régression et du standard le plus favorable. Le propre des conflits horizontaux opposant deux personnes privées est logiquement que ce qui est plus favorable pour une partie devient plus défavorable pour l’autre partie. En conséquence l’argument de la prime à la protection plus élevée devient parfaitement réversible, et donc inopérant. Ces situations sont particulièrement problématiques et incitent les juges européens à substituer au contrôle de fond un contrôle de type procédural de la proportionnalité face à la difficulté de trouver un juste équilibre entre les droits en présence. Par exemple, dans l’affaire X. c/ Lettonie, la Cour européenne des droits de l’homme était saisie de la question d’un enlèvement d’enfant opposant le droit à la vie privée et familiale de la mère à celui du père 75 Alors que les juridictions lettones avaient donné effet à la décision des tribunaux australiens d’ordonner le retour de l’enfant en Australie, la Cour a estimé, à une voix de majorité, que la reconnaissance du jugement étranger violait les droits fondamentaux de la requérante en ce que les risques d’atteinte à l’intérêt supérieur l’enfant avaient été insuffisamment étudiés. Sans prendre parti sur le fond, le juge des droits de l’homme n’a voulu exercer qu’un contrôle limité du volet procédural de l’article 8 de la Convention à travers l’examen de la qualité de la procédure ayant abouti à la décision litigieuse 76 Face à une revendication de bénéfice standard plus favorable combiné à une obligation de reconnaissance, l’argument de la « protection des droits d’autrui » que ce soit directement par une personne privée ou indirectement par l’État prend une ampleur particulière. C’est d’ailleurs sur son fondement que la Cour européenne des droits de l’homme a accordé une marge d’autonomie politique importante aux États en matière religieuse 77 ainsi qu’en matière bioéthique. Une certaine flexibilité du raisonnement juridique et une diversité des droits internes pourraient être entretenues malgré le principe de reconnaissance mutuelle du standard le plus favorable.

En situation transnationale, notamment intra-européenne, il semble inévitable de devoir penser de nouvelles techniques juridictionnelles de raisonnement intégrant la difficulté de confronter des standards nationaux différents, reflétant des choix démocratiques variables, portés eux-mêmes par une grande variété possible de situations individuelles. Cela posera ultimement la question de la cohérence globale de la protection européenne des droits fondamentaux sous l’angle du principe d’égalité

B. Le développement du contrôle de l’égalité

Pour l’instant l’éventualité d’une application du principe d’égalité aux situations de reconnaissance mutuelle n’a guère été envisagée en profondeur. A l’origine, dans l’arrêt Cassis de Dijon, la reconnaissance mutuelle a plutôt été envisagée comme un moyen de dépasser la stricte application du principe d’égalité et la règle du traitement national qui en découle 78 En conséquence, la reconnaissance mutuelle aboutit à faire éclater l’unité du standard de protection dans l’État en l’obligeant à appliquer sur son territoire des standards venus d’ailleurs. De sorte qu’au sein même des nationaux d’un État, certains pourront bénéficier de standards plus protecteurs que d’autres concitoyens qui n’ont pas eu la chance, ou la prévoyance, de constituer une situation dans un autre État, fragilisant l’idée même de citoyenneté nationale 79. Face à ce que l’on désigne comme des « discriminations rebours » le droit européen des droits fondamentaux peut-il rester longtemps indifférent ?

1. Ce sont les juges nationaux qui ont pris l’initiative de faire jouer le principe national d’égalité afin de remédier aux « discriminations à rebours » découlant de la reconnaissance mutuelle 80 Sur son fondement, les nationaux sédentaires se voient garantir le droit de ne pas être arbitrairement défavorisés par rapport à des ressortissants d’autres États membres, ou à des nationaux en situation transnationale. L’objectif de ne pas fragmenter le principe interne d’égalité est ainsi devenu un élément déterminant pour accepter la recevabilité des renvois préjudiciels devant la Cour de justice, alors même que la situation est purement interne 81 En ce cas, le juge national justifie le renvoi au juge européen en lui demandant quelle aurait pu être la solution si le litige avait été transnational afin de ne pas défavoriser ses propres ressortissants en situation purement interne. Toutefois, pour l’instant, la Cour de justice a refusé de faire jouer le principe européen d’égalité à l’égard des discriminations à rebours, qu’elle considère échapper au champ d’application du droit de l’Union 82. Pourtant la suggestion lui en a été faite. Dans ses conclusions dans l’affaire Carbonati Apuani 83, l’Avocat général Poiares Maduro avait remarqué avec pertinence que les discriminations à rebours sont bien le produit indirect du droit de l’Union, et que par conséquent il est contestable de les considérer comme hors de son champ. Afin de ne pas non plus généraliser totalement un tel champ d’application, mais uniquement de compenser les désavantages de son caractère limité, l’Avocat général avait proposé de couvrir les situations de discriminations à rebours par le standard européen de protection des droits fondamentaux, comprenant lui-même le respect du principe d’égalité 84 Il n’a pas été suivi par la Cour de justice, probablement parce que dans l’application d’un tel principe, l’alternative offerte au juge européen est problématique dans ses deux branches.

Afin de mettre fin aux discriminations à rebours, la première solution consisterait à faire jouer le principe d’égalité afin de généraliser totalement le nouveau standard à l’ensemble des nationaux, au risque de diminuer l’autonomie politique nationale. Ainsi, par exemple, une fois qu’une filiation découlant d’une GPA commise à l’étranger a été reconnue dans un État interdisant ce type de procréation, il conviendrait d’étendre le bénéfice de la GPA au nom du principe d’égalité à tous les nationaux souhaitant y recourir. C’est finalement cette propagation du standard plus favorable à l’ensemble de l’espace unifié à laquelle a procédé la Cour suprême américaine s’agissant du mariage homosexuel dans sa décision Obergefeld 85. Cette uniformisation de la protection des droits peut s’opérer également, quoique plus rarement dans un sens restrictif, c’est-à-dire par un alignement vers le bas. Ainsi par exemple, après l’arrêt Melloni obligeant l’Espagne à reconnaître le mandat d’arrêt italien, le Tribunal constitutionnel espagnol a nivelé vers le bas le standard national de protection 86 En ce cas toutefois, une harmonisation décidée par le législateur européen semble nécessaire. La seconde solution consiste à ne pas étendre mécaniquement le standard de protection issu de la reconnaissance mutuelle à l’ensemble des situations purement internes à un État, mais à vérifier en quoi il peut exister une différence de situations, voire un motif légitime, justifiant un traitement différent. Ainsi, par exemple, le bénéfice du double nom de famille à un citoyen allemand peut se comprendre par sa situation particulière qui est d’être né dans un État où un tel patronyme est autorisé, ce qui le distingue d’un citoyen né en Allemagne. Les situations étant différentes au sein même des nationaux, un standard différent de protection se justifie. Le résultat de ce contrôle est de permettre une certaine souplesse, plus respectueuse de la marge d’appréciation nationale, mais entretenant une dualité de standard dans l’État. Même souple, un tel contrôle de l’égalité implique en tout état de cause d’admettre au moins implicitement l’idée que plus aucune situation ne soit considérée comme véritablement purement interne comme l’avait noté l’Avocat général Poiares Maduro 87

2. L’hésitation de la Cour de justice à couvrir les discriminations à rebours de son contrôle offre à la Cour européenne des droits de l’homme l’occasion de s’engouffrer dans la brèche sur le fondement du principe conventionnel de non-discrimination. Si pour l’instant tel n’est pas le cas, sa jurisprudence relative aux divergences de jurisprudence et à la sécurité juridique montre que l’existence d’une dualité de standard de protection au sein d’un même ordre juridique est problématique sous l’angle de la Convention 88 Le jour où un requérant avisé saisira la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant une discrimination dans la jouissance d’un droit protégé par rapport à une personne placée dans un situation comparable mais bénéficiant d’un standard différent sur le fondement de la reconnaissance mutuelle, les choses pourraient évoluer. En effet qu’est-ce qui différencie du point de vue des droits fondamentaux un citoyen mobile d’un citoyen sédentaire ? Le principe conventionnel de non-discrimination imposerait-il d’étendre le bénéfice du standard plus protecteur au sédentaire, ou au contraire de refuser un tel bénéfice conformément à la marge nationale d’appréciation reconnue en ce domaine ? A terme, et sauf à laisser à la Cour européenne des droits de l’homme le soin exclusif d de répondre à ces questions, il semble difficile que la Cour de justice reste indifférente aux discriminations à rebours nées de la reconnaissance mutuelle. C’est pourquoi, l’extension du contrôle du respect de l’égalité aux situations découlant par ricochet de la reconnaissance mutuelle pourrait conduire à une généralisation du champ de la protection des droits fondamentaux de l’Union européenne, non seulement aux situations transnationales mais également à l’ensemble des situations internes dans lesquelles est créée une différence de standard de protection entre mobiles et sédentaires. Alors que le principe de proportionnalité pourrait s’avérer difficilement en mesure de résoudre les conflits transnationaux de droits fondamentaux, il est envisageable que le principe d’égalité assume une partie de cette fonction, donnant naissance à une forme de standard européen d’égale protection des droits fondamentaux, notamment sur le fondement de l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux. Cela impliquerait de considérer que le cadre de référence du standard démocratique ne soit plus celui d’un État, mais à celui de l’Union et de son propre équilibre de valeurs. Le sens du contrôle de fondamentalité s’en trouverait radicalement modifié : il ne s’agirait plus de préserver un certain niveau de liberté dans l’État, mais d’organiser la diversité des standards démocratiques entre États dans un ensemble pluri-démocratique complexe.

En définitive, la question du rapport entre reconnaissance mutuelle et protection des droits fondamentaux s’avère bien plus profonde qu’une simple contradiction apparente. Penser leur articulation invite à structurer l’ensemble du modèle sui generis de protection multi-niveau des droits fondamentaux dans un espace transnational, au sein duquel les principaux défis posés aux droits fondamentaux (terrorisme, migrations, nouvelles technologies, bioéthique) soulignent l’étroite interdépendance des États. A terme, il sera intéressant de constater que les inévitables désaccords sur les droits fondamentaux qui séparent les différentes démocraties composant l’Union européenne ne justifient pas de fragiliser la délicate tâche d’unification européenne, mais au contraire requièrent intrinsèquement d’être organisés à l’échelle européenne selon un système de reconnaissance mutuelle en vertu duquel le choix démocratique de l’autre est respecté comme le sien propre. Et si l’avenir de la protection européenne des droits fondamentaux était à chercher dans la reconnaissance mutuelle ?

Notes:

  1. L’origine de l’idée de reconnaissance mutuelle (ou « réciproque ») est généralement attribuée à Hegel (voy. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1939-1941, spéc. p. 157). Le philosophe suggère par là que ce qui pousse les hommes à instituer un pouvoir organisé, ou l’État, ne relève pas d’un simple besoin matériel de sécurité ou de la crainte de mourir, mais d’un besoin plus spirituel, c’est-à-dire d’un besoin de reconnaissance de son existence en tant que personne humaine. Se penser soi-même comme tel implique de reconnaître l’égale existence de l’autre en tant que membre de cette humanité commune
  2. R. Tinière, « Confiance mutuelle et droits fondamentaux dans l’Union européenne », in Mélanges en hommage au professeur Henri Oberdorff, LGDJ, 2015, spéc. p. 75
  3. C. Hagueneau-Moizard, « Les bienfaits de la défiance mutuelle dans l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice », in Europe(s), Droit(s) européen(s) Une passion d’universitaire, Liber Amicorum en l’honneur du professeur Vlad Constantinesco, Bruylant, 2015, pp. 223-240
  4. Conclusions de l’Avocat général Cruz Villalon du 6 juillet 2010, aff. C-306/09, I. B., spéc. point 43
  5. Conclusions de l’Avocat général Sharpston du 18 octobre 2012, aff. C-396/11, C. V. Radu, spéc. point 70
  6. I. Canor, “My Brother’s Keeper ? Horizontal solange: “An ever closer distrust among the peoples of Europe””, CMLR, 2013, vol. 2, pp. 383-421
  7. Cour EDH, 21 janvier 2011, M.S.S. c/ Belgique et Grèce ; Cour EDH, 4 novembre 2014, Tarakhel c/ Suisse
  8. Cour EDH, Sneersone et Kampanella c/ Italie, 12 juillet 2011 ; comp. avec CJUE, 22 décembre 2010, J. A. A. Zarraga, aff. C-491/10, EU:C:2010:828
  9. CJUE, 18 décembre 2014, avis 2/13, EU:C:2014:48, spéc. point 168. Voy. E. Dubout, « Une question de confiance : nature juridique de l’Union européenne et adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme », CDE, 2015, n° 1, pp. 73-112 et RDLF 2015, chron. n°9
  10. CJCE, 20 février 1979, Rewe-Zentral AG c/ Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, aff. 120/78, EU:C:1979:42
  11. A. Bailleux, « Les alliances entre libre circulation et droits fondamentaux. Le “flou” au cœur de la jurisprudence communautaire », JDE, n° 160, 6/2009, pp. 157-163
  12. CJCE, 11 juillet 1985, Cinéthèque SA et autres, aff. jtes 60/84 et 61/84, EU:C:1985:329
  13. H. Labayle, «  Droit d’asile et confiance mutuelle : regard critique sur la jurisprudence européenne », CDE, 2014, n° 3, pp. 501-533
  14. V. Mitsilegas, “The Limits of Mutual Trust in Europe’s Area of Freedom, Security and Justice: From Automatic Inter-State Cooperation to the Slow Emergence of the Individual”, Yearbook of European Law, 2012, vol. 31, pp. 319-372
  15. En ce sens l’analyse de M. Möstl, CMLR, vol. 52, 2015, n° 4, spéc. p. 1148
  16. Voy. l’analyse transversale de C. Janssens, The Principle of Mutual Recognition in EU Law, OUP, 2013, spéc. Part. II, pp. 257 et s
  17. CJCE, 14 octobre 2004, Omega Spielhallen, aff. C-36/02, EU:C:2004:614
  18. CJCE, 14 février 2008, Dynamic Medien, aff. C-244/06, EU:C:2008:85, spéc. points 39 et s
  19. CJCE, 18 décembre 2007, Laval un Partneri, Aff. C-341/05, EU:C:2007:809
  20. Directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services, JOUE L 18/1
  21. Voy. par exemple M. Freedland and J. Prassl (eds), Viking, Laval, and Beyond, Hart, 2014, 236 p
  22. C. cass., crim., 12 mai 2010, n° 10-82.746, Bull. 86, cité par C. Hagueneau-Moizard, « Les bienfaits de la défiance mutuelle dans l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice », in Europe(s), Droit(s) européen (s) Une passion d’universitaire, Liber Amicorum en l’honneur du professeur Vlad Constantinesco, Bruylant, 2015, spéc. pp. 227-228
  23. Conclusions de l’Avocat général Sharpston du 18 octobre 2012, aff. C-396/11, C. V. Radu, spéc. point 60
  24. Article 6 §1 a) de la directive 2014/41 du 3 avril 2014 du Parlement européen et du Conseil, concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale, JOUE L 13/1
  25. CJUE, 29 janvier 2013, C.V. Radu, aff. C-396/11, EU:C:2013:39
  26. CJUE, 26 février 2013, S. Melloni, aff. C-399/11, EU:C:2013:107
  27. Ainsi, dans son arrêt Pellegrini c/ Italie, du 20 juillet 2001, la Cour européenne des droits de l’homme a admis l’existence d’’une violation de l’article 6 de la Convention dans le chef de l’Italie au motif que les juridictions italiennes avaient accordé l’exequatur à la déclaration de nullité de son mariage prononcée par les tribunaux ecclésiastiques à l’issue d’une procédure dans laquelle ses droits de la défense avaient été méconnus
  28. Cour EDH, déc., 15 janvier 2004, Lindberg c/ Suède, dans laquelle la Coure a déclaré manifestement mal fondée une requête dirigée contre la reconnaissance en Suède d’une décision condamnant le requérant pour diffamation rendue en Norvège suite à la publication d’un reportage. Pour justifier son absence de contrôle, le juge conventionnel estime que c’était à l’encontre du premier État, en l’occurrence, la Norvège que le requérant aurait dû diriger sa requête
  29. CEDH (déc.), 18 juin 2013, Povse c/ Autriche. Les autorités autrichiennes ayant toutefois sursis à exécuter la décision italienne, le père italien à qui la garde de l’enfant avait été attribuée a, à son tour, saisi la Cour européenne des droits de l’homme et obtenu gain de cause pour cette inexécution, renforçant ainsi sur le fondement de l’article 8 CEDH l’obligation de reconnaissance mutuelle des décisions de justice posée par le droit de l’Union, voy. CEDH, 15 janvier 2015, M.A. c/ Autriche.
  30. Cour EDH, 25 février 2014, Avotins c/ Lettonie
  31. Cour EDH, déc., 7 avril 2015, Yilmaz c/ Belgique
  32. CJUE, 21 décembre 2011, N.S. et autres, aff. jtes C-411/10 et C-493/10, EU:C:2011:865, spéc. point 86
  33. Cour EDH, 4 novembre 2014, Tarakhel c/ Suisse, spéc. point 104 : « L’origine du risque encouru ne modifie en rien le niveau de protection garanti par la Convention et les obligations que celle-ci impose à l’État auteur de la mesure de renvoi. Elle ne dispense pas cet État d’examiner de manière approfondie et individualisée la situation de la personne objet de la mesure et de surseoir au renvoi au cas où le risque de traitements inhumains ou dégradants serait avéré »
  34. Cour EDH, 7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni
  35. Cour EDH, 7 juillet 2015, V.M. et autres c/ Belgique.
  36. Voy. notamment le point 18 de l’opinion dissidente du juge Keller
  37. Conclusions de l’Avocat général Jacobs, des conclusions du 9 décembre 1992, aff. C‑168/91, Konstantinidis, spéc. point 46 ; conclusions de l’Avocat général Poiares Maduro, du 12 septembre 2007, Centro Europa 7, aff. C-380/05, spéc. point 21
  38. CJCE, 18 juin 1991, ERT et a., aff. C-260/89, EU:C:1991:254
  39. CJCE, 26 juin 1997, Familiapress, aff. C-368/95, EU:C:1997:325
  40. CJUE, 30 avril 2014, R. Pfleger et a., aff. C-390/12, EU:C:2014:281, spéc. point 57.
  41. CJCE, 14 octobre 2008, S. Grunkin et D.R. Paul, aff. C-353/06, EU:C:2008:559
  42. Ibid. Conclusions du 24 avril 2008, spéc. point 91
  43. Ibid. spéc. point 87 : « il est certainement dans l’intérêt de Leonhard Matthias, qui approche maintenant de son dixième anniversaire, que le nom de famille qu’il a porté pendant presque toute sa vie dans l’État membre où il réside habituellement et de manière stable soit reconnu par les autorités de l’État membre dont il a la nationalité »
  44. CJUE, 22 décembre 2010, I. Sayn-Wittgenstein, aff. C-208/09, EU:C:2010:806, spéc. point 52
  45. CJCE, 11 février 2003, H. Gözütok et K. Brügge, aff. jtes C-187/01 et C-385/01, EU:C:2003:87
  46. CJUE, 5 juin 2014, M., aff. C-998/12, EU:C:2014:1057
  47. Ibid., spéc. point 35
  48. CJCE, 4 octobre 1991, SPUC c/ S. Grogan et a., aff. 159/90, EU:C:1991:378
  49. Cour EDH, 16 décembre 2010, A., B. et C. c/ Irlande, spéc. point 239
  50. A. Iliopoulou-Penot, « Libertés de circulation et abus de droit », » in E. Dubout et A. Maitrot de La Motte (dir.), L’unité des libertés de circulation, Bruylant, 2013, pp. 185-204
  51. CJCE, 19 octobre 2004, K. C. Zhu et M. L. Chen, aff. C-200/02, EU:C:2004:639
  52. CJCE, 25 juillet 2008, B. B. Metock et a., 127/08, EU:C:2008:449, spéc. point 79
  53. CJUE, 25 octobre 2011, eDate-Advertising et O. et R. Martinez , aff. jtes C-509/09 et C-161/10, EU:C:2011:685
  54. Ibid., spéc. point 66
  55. CJUE, 26 février 2013, S. Melloni, aff. C-399/11, EU:C:2013:107, spéc. points 62 et 63
  56. Cour EDH, 28 juin 2007, Wagner et J.M.W.L. c/ Luxembourg.
  57. Cour EDH, 26 juin 2014, Mennesson c/ France et à la même date, Labassee c/ France.
  58. US Supreme Court, 26 juin 2003, Lawrence v/ Texas
  59. US Supreme Court, 26 juin 2013, United States v/ Windsor et a
  60. US Supreme Court, 26 juin 2015, Obergefeld et a. v/ Hodges
  61. Dans la Charte des droits fondamentaux certains aspects transnationaux ont été intégrés au sein même des droits garantis, reprenant pour l’essentiel les acquis antérieurs comme le droit à des prestations sociales transnationales (article 34 §2 CDFUE), le droit de vote et d’éligibilité aux élections européennes et municipales des citoyens européens (articles 39 et 40 CDFUE), ou encore l’extension du ne bis in idem aux condamnations prononcées sur l’ensemble du territoire de l’Union (article 50 CDFUE)
  62. G. Letsas, “Two Concepts of the Margin of Appreciation”, Oxford Journal of Legal Studies, vol. 26, 2006, n°4, pp. 705-732
  63. L. Burgorgue-Larsen, « Le jeu ambigu du consensus européen dans la détermination de la marge d’appréciation. La vision critique de Françoise Tulkens », Strasbourg Observers, 6 septembre 2012, disponible en ligne
  64. Cour EDH, 18 mars 2011, Lautsi c/ Italie, spéc. points 68 et 70
  65. CJCE, 14 octobre 2008, S. Grunkin et D.R. Paul, aff. C-353/06, EU:C:2008:559
  66. Mennesson et Labassee avaient été constituées dans un cadre purement national Cour EDH, 26 juin 2014, Mennesson c/ France (et à la même date, Labassee c/ France)
  67. Spéc. points 78 et s
  68. Spéc. point 96 : « La Cour considère que pareille contradiction porte atteinte à leur identité au sein de la société française »
  69. L’article 53 de la Charte intitulé « Niveau de protection » prévoit que : « Aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union, la Communauté ou tous les États membres, et notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que par les constitutions des États membre ». Tandis que l’article 53 de la Convention intitulé « Sauvegarde des droits de l’homme reconnus » dispose que : « Aucune des dispositions de la présente Convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie contractante ou à toute autre Convention  à laquelle cette Partie contractante est partie »
  70. CJUE, 26 février 2013, S. Melloni, aff. C-399/11, EU:C:2013:107
  71. B. Liisberg, “Does the EU Charter of Fundamental Rights Threaten the Supremacy of Community Law? Article 53 of the Charter: a fountain of law or just an inkblot?”, JMWP 04/2001, disponible en ligne
  72. CJUE, 22 décembre 2010, I. Sayn-Wittgenstein, aff. C-208/09, EU:C:2010:806, spéc. point 83 : « il y a lieu d’admettre que, dans le contexte de l’histoire constitutionnelle autrichienne, la loi d’abolition de la noblesse, en tant qu’élément de l’identité nationale, peut être prise en compte lors de la mise en balance d’intérêts légitimes avec le droit de libre circulation des personnes reconnu par le droit de l’Union »
  73. Voy. L. Burgorgue-Larsen (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, Pedone, 2011, 170 p
  74. Voy. F. Sudre (dir.), Les conflits de droits dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Nemesis, 2014, 326 p.
  75. Cour EDH, 26 novembre 2013, X. c/ Lettonie
  76. ibid., spéc. point 115
  77. Cour EDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, spéc. point 121
  78. CJCE, 20 février 1979, Rewe-Zentral AG c/ Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, aff. 120/78, EU:C:1979:42
  79. G. Davies, “The Humiliation of the State as a Constitutional Tactic”, in F. Amtenbrink et P.A.J. Van Den Berg (eds.), The Constitutional Integrity of the European Union, Asser Press, 2010, pp. 147-174
  80. A. Iliopoulou et A. Jauréguiberry, « La première condamnation d’une discrimination à rebours », RFDA, 2009, n° 1, pp. 132-142
  81. CJUE, 22 décembre 2010, Omalet, aff. C-245/09, EU:C:2010:808
  82. CJCE, 1er avril 2008, Gouvernement de la communauté française et gouvernement wallon, aff. C-212/06, EU:C:2008:178
  83. Conclusions du 6 mai 2004, aff. C-72/03, Carbonati Apuani
  84. Ibid., spéc. point 67
  85. US Supreme Court, 26 juin 2015, Obergefeld et a. v/ Hodges
  86. Tribunal constitutionnel espagnol, 13 février 2014, Melloni, STC 26/2014
  87. Conclusions du 6 mai 2004, aff. C-72/03, préc
  88. Cour EDH, 20 octobre 2011, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c/ Turquie ; Cour EDH, 30 juillet 2015, Ferreira Santos Pardal c/ Portugal

Contrôles de l’élaboration et de la mise en oeuvre de la législation antiterroriste

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Par Olivier Cahn, MCF-HDR à la Faculté de Droit de Cergy-Pontoise, responsable du LEJEP-PSC et chercheur au CESDIP-CNRS (UMR 8183) 1

« Je le dis donc très simplement mais fermement: les principes du droit commun,

sauf pour la commodité et les arrières-pensées des gouvernants,

permettent de faire face à toutes les situations en matière d’atteinte à la sûreté de l’Etat »

R. Badinter[1]

justiceIntroduction

Les autorités politiques et judiciaires françaises contestent le caractère de législation d’exception des normes qui gouvernent la lutte contre le terrorisme sur le territoire national[2]; elles préfèrent les qualifier de « législation dérogatoire ». L’ambiguïté qui résulte de la quasi synonymie de ces termes autorise deux interprétations qui, au demeurant, ne s’excluent pas: d’un point de vue cynique, une législation dérogatoire est une loi d’exception à vocation permanente; d’un point de vue idéaliste, ce choix sémantique marque la volonté de maintenir l’exception à l’intérieur de la Loi.

Reste que, quel que soit le qualificatif adopté, de nombreuses lois, spécifiques ou non, se sont succédé depuis le milieu des années 1980, constituant un arsenal antiterroriste particulièrement drastique[3]. A partir de 2012, les manifestations du terrorisme « global » sur le territoire national[4] ont provoqué l’accélération de l’activité normative[5] et la consécration d’un dispositif répressif transversal qui, rompant avec la tradition de prééminence du juge pénal dans la lutte contre le terrorisme, renforce les compétences civiles et militaires de l’exécutif. Les commentaires proposés par la doctrine dessinent un dispositif qui s’éloigne progressivement et systématiquement du droit pénal commun, tant matériel[6] que procédural[7]. De surcroît, la fonction du droit pénal est modifiée puisqu’il n’est plus « ni l’unique source de la violence étatique qui s’élève contre le terrorisme, ni l’ultima ratio », et qu’il constitue, par comparaison avec les « dispositifs extrapénaux (…) la réponse la plus protectrice, donc la plus admissible dans la démocratie »[8]. En effet, outre les atteintes aux libertés individuelles sans contrôle juridictionnel préalable qu’autorise le droit administratif[9], il semble qu’à l’instar des Etats-Unis d’Amérique, la France a renoué avec certaines pratiques de la « sale guerre » dans le cadre des opérations militaires extérieures antiterroristes menées depuis 2013 dans la bande saharo-sahelienne[10]. La législation antiterroriste apparaît alors comme une manifestation du « droit pénal de l’ennemi »[11] dans le droit pénal français.

Cette situation ne saurait surprendre. Elle est la conséquence naturelle des spécificités de la criminalité terroriste et de la crise que suscitent les périodes durant lesquelles l’Etat est confronté au terrorisme. En effet, ce dernier implique la remise en cause par la violence de la politique et/ou de l’organisation sociale de l’Etat; il est dirigé contre des cibles symboliques incarnant soit l’autorité publique, soit le modèle social contesté; enfin, les auteurs de ces infractions ne sont pas exclusivement des usual suspects[12]. Le terrorisme est ainsi au nombre des infractions qui peuvent susciter une réaction immodérée de l’Etat[13], susceptible de produire ses effets à l’encontre de l’ensemble de la population[14] mais approuvée par cette dernière à raison du traumatisme qu’elle subit[15]. De surcroît, la situation induite par les vagues d’attentats conduit les gouvernements « à monopoliser et à concentrer l’ensemble des pouvoirs et, au nom de la légitime défense étatique, à prendre des dispositions dites ‘exceptionnelles’ pour éradiquer les menaces qui pèsent sur la nation, la République ou l’Etat »[16]. Il en résulte généralement « une atrophie des libertés et une dilatation de la puissance politique et administrative » et « un renoncement fâcheux à l’exigence de contrôle »[17]. En d’autres termes, les circonstances exceptionnelles résultant d’une campagne d’attentats terroristes offrent à l’exécutif le prétexte justifiant son aspiration naturelle à l’accaparement des pouvoirs.

Toutefois, s’agissant de ce dernier point et par comparaison avec d’autres démocraties libérales occidentales, la définition des moyens de la lutte contre le terrorisme ne s’est pas accompagnée, en France, d’une altération explicite des pouvoirs dévolus aux institutions chargées d’en contrôler l’adoption ou la mise en oeuvre. Ainsi, le Parlement, le Conseil constitutionnel et les juridictions des deux ordres ne semblent pas a priori avoir vu leur prérogatives affectées tandis que l’exécutif et ses administrations paraissent se soumettre aux exigences démocratiques du contrôle de leurs ambitions et activités par ces institutions[18]. Ce constat suggère l’admission, par l’Etat, d’une contention des mesures dérogatoires antiterroristes dans les limites de la nécessité et de la proportionnalité – ainsi que l’imposent les engagements internationaux contractés par la France[19].

Il faudrait s’en féliciter puisque, d’une part, les mesures d’exception doivent être contrôlées, afin « de prévenir, voire de sanctionner les infractions aux dispositions régissant la déclaration et l’utilisation des états d’exception, les atteintes excessives à la séparation des pouvoirs et à la garantie des droits »[20] et, d’autre part, que « si précaire et fragile soit-il, l’encadrement démocratique de l’exception limite ses dérives possibles (car) (l)es gouvernements eux-mêmes, s’ils tendent à multiplier les dispositions spécifiques pour réprimer ou disciplinariser une partie de la population et accroître par ce biais le contrôle qu’ils exercent sur les activités sociales, n’en sont pas moins soucieux de protéger la légitimité de leur pouvoir. Ils modulent dès lors bien souvent le champ d’application des mesures exceptionnelles en fonction des réactions suscitées et procèdent à des ajustements continuels de leur degré d’atteinte aux droits fondamentaux »[21].

Pourtant, l’analyse oblige à tempérer cette impression. L’étude approfondie du contrôle exercé sur l’élaboration et la mise en oeuvre des dispositions de la législation antiterroriste conduit à constater, d’une part, les obstacles constitués par les ingérences de l’exécutif, qui tendent à restreindre la capacité des institutions chargées du contrôle à exercer pleinement leurs prérogatives et, d’autre part – et surtout -, l’absence de résistance opposée à l’exécutif par ces institutions et la déférence avec laquelle elles adaptent leurs activités pour les mettre en conformité avec la « politique » antiterroriste définie par le Gouvernement. En d’autres termes, l’hypothèse peut être avancée que, si le Gouvernement français n’a pas eu recours à la création de juridictions d’exception, c’est qu’en considération du contrôle effectivement exercé sur la législation antiterroriste, il n’en a pas éprouvé le besoin.

Pour le démontrer, nous distinguerons le contrôle constitutionnel lato sensu (I) du contrôle juridictionnel (II) de la législation antiterroriste.

 

I- Contrôle constitutionnel

 

Le contrôle constitutionnel lato sensu de la législation antiterroriste est exercé, d’une part, par le Parlement, en ce qu’il contribue à son élaboration (A), et, d’autre part, par le Conseil constitutionnel, lorsqu’il est appelé à se prononcer sur la conformité de ces dispositions à la norme fondamentale, a priori ou au titre d’une question prioritaire de constitutionnalité (B).

A- Le Parlement

Traiter du Parlement comme d’une institution chargée du contrôle de l’élaboration des normes antiterroristes peut légitimement surprendre.

Toutefois, force est de constater que l’ensemble des normes de lutte contre le terrorisme qui se sont succédés depuis 1986 ont procédé d’un projet de loi gouvernemental. En outre, malgré les dispositions de l’article 34 de la Constitution, la contribution des assemblées à l’élaboration de la loi dans la Vè République est limitée. Sans adhérer à la thèse de « l’humiliation de la loi »[22], il est indéniable que le Parlement français est affaibli[23] dans sa capacité à s’opposer à l’ambition législative de l’exécutif en raison de la maîtrise de son agenda exercée par le Gouvernement, de l’existence de moyens constitutionnels permettant de contraindre la décision de l’Assemblée nationale et des règles de la discipline de groupe. La réforme constitutionnelle opérée en 2008 n’a amélioré qu’à la marge la situation de la représentation populaire et s’avère sans incidence sur l’élaboration des normes pénales; d’autant moins que le consensus des deux partis de gouvernement sur les politiques de lutte antiterroriste – illustré par les lois de 2012-1432 et 2014-1353 qui prolongent, sans la remettre en cause, la législation élaborée par la précédente législature – anéantit la capacité des parlementaires les plus libéraux à s’opposer effectivement aux exigences de l’exécutif.

Cependant, l’article 34 de la Constitution prévoit aussi que « La loi fixe les règles concernant : les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ». Ainsi, si aux termes de l’article 5 de la Constitution, il appartient au Président de la République de veiller « au respect de la Constitution », le Parlement dispose d’un fondement constitutionnel l’autorisant à s’assurer que la législation soumise à son examen par l’exécutif n’excède pas les contraintes imposées par la norme fondamentale et, dans le cas contraire, à corriger les excès gouvernementaux. Ainsi, si, comme il va être montré, la contribution du Parlement à l’élaboration de la législation anti-terroriste est peu significative[24], au moins devrait-elle se concentrer sur la préservation de l’équilibre entre efficacité répressive et protection des droits fondamentaux.

Pourtant, en l’espèce, les ingérences nombreuses du Gouvernement (1) rencontrent le renoncement de la grande majorité des parlementaires à exercer un contrôle effectif de la volonté gouvernementale lors de l’élaboration des dispositions destinées à lutter contre le terrorisme (2).

 

1- Ingérences de l’exécutif

L’élaboration de la législation antiterroriste en France est systématiquement le produit d’une même mécanique[25].

Suite à une attaque terroriste qui bouleverse l’opinion publique, l’exécutif adopte en conseil des ministres un projet de loi dont l’exposé des motifs est articulé autour de la nécessité pour les services répressifs de disposer des moyens qu’il prévoit pour éviter des attaques futures[26]. Le Parlement est saisi sans délai selon la procédure accélérée qui limite les débats. Le texte est, depuis quelques années, accompagné d’une « étude d’impact », censée éclairer les parlementaires, mais celle-ci s’apparente souvent à une justification technocratique qui révèle plus par ses omissions que par son contenu[27].

Même lorsqu’ils intègrent des dispositions répressives, les projets de loi de lutte contre le terrorisme ont été systématiquement élaborés et portés par le ministre de l’Intérieur[28], qui incarne la détermination sécuritaire de l’exécutif; les différends entre le ministre de l’Intérieur et son homologue de la Justice sont généralement réglés par des arbitrages favorables au premier; lorsqu’émerge, dans la société civile ou au Parlement, une contestation sérieuse de certaines dispositions, le Premier ministre intervient, rappelant ainsi la majorité à l’ordre. Le débat est, enfin, systématiquement dramatisé par l’exécutif par le rappel des évènements qui l’ont suscité, du soutien de la population et de l’argument d’autorité de la nécessité pour les services répressifs de disposer des moyens proposés pour prévenir la réitération des attentats[29].

Dès lors, les parlementaires sont soumis à l’injonction gouvernementale d’adopter sans (trop) amender les mesures qui leurs sont soumises et sont privés du temps et des conditions nécessaires à un débat technique serein qui permettrait d’améliorer le texte ministériel.

Reste que le Parlement ne semble guère enclin à user des pouvoirs qu’il conserve.

 

2- Lacunes parlementaires

Il n’est évidemment pas dans notre propos de nous laisser aller à un antiparlementarisme commode. Le contexte systématiquement créé par l’exécutif lors de la discussion des projets de loi relatifs à la lutte contre le terrorisme comme la demande citoyenne de sécurité qui s’exprime à la suite des attentats suffisent à expliquer la difficulté de la tâche assignée aux parlementaires, particulièrement si l’on conserve à l’esprit qu’il leur est intimé l’ordre de délibérer en urgence. De même, le reproche populiste de l’insuffisance du travail fourni n’est pas fondé; la lecture des travaux de la commission des lois permet à elle seule de le contester.

Néanmoins, la contribution du Parlement à l’élaboration de la législation antiterroriste soulève quelques questions, dans la mesure où la perspective historique depuis la loi de 1986 suggère un renoncement progressif de la représentation nationale à contrôler l’ambition du ministère de l’Intérieur et à chercher un équilibre entre efficacité répressive et protection des droits fondamentaux, alors même que le Conseil constitutionnel affirme régulièrement sa responsabilité en la matière[30].

Or, s’il est quelque intérêt à la théorie de la représentation populaire, il nous semble qu’il réside, d’une part, dans la possibilité qu’elle autorise de détacher l’expression de la volonté du peuple de l’émotion qu’il éprouve collectivement et, d’autre part, d’opposer à la légitimité du Gouvernement nommé par le Président de la République élu au suffrage universel et chargé de mettre en oeuvre la politique qu’il décide, une volonté divergente fondée sur une légitimité équivalente.

Au demeurant, dans une récente interview, B. Manin rappelle que, dans la tradition française, l’institution d’exception « reflète l’attachement à deux principes, celui du primat de la loi et celui de la suprématie parlementaire. Aux yeux des juristes français, les gouvernements constitutionnels sont inévitablement confrontés à des périls graves exigeant parfois une certaine limitation de la liberté, mais il est possible de réglementer l’exercice du pouvoir en temps de crise par des lois soigneusement pensées, conçues et débattues par les élus du peuple dans des périodes paisibles »[31]. Or, il est peu contestable que le Parlement s’est progressivement éloigné de cette exigence

Ainsi, malgré un contexte instrumentalisé par l’exécutif, les lois du 9 septembre 1986 et du 22 juillet 1996 ont résulté de débats parlementaires sur les conséquences juridiques des dispositions proposées par l’exécutif, l’opposition a effectivement cherché à tempérer la volonté gouvernementale pour préserver l’équilibre entre prérogatives des institutions de sécurité et droits des individus qu’elles viendraient à réprimer, le Conseil constitutionnel a chaque fois été saisi; enfin, les règles ont été conçues, non comme d’exception, mais comme vouées à s’appliquer à long terme à la seule répression du terrorisme.

Selon J. Alix, « les attentats commis aux Etats-Unis le 11 septembre 2001 ont constitué un tournant dans la lutte contre le terrorisme en faisant de cette lutte un sujet consensuel, presque apolitique ». L’auteure souligne « le dévoiement de la procédure parlementaire et l’incidence de cette procédure sur la qualité de la loi antiterroriste » et les conséquences démocratiques et juridiques délétères de cette évolution[32].

L’analyse des travaux parlementaires relatifs aux lois antiterroristes adoptées depuis 2006 confirme l’effet du consensus existant entre les partis de gouvernement. Les débats juridiques sont ainsi concentrés durant les échanges entre le Gouvernement et le Président de la Commission des lois de l’Assemblée nationale[33]; or, la composition de cette dernière et la discipline qui y règne assurent au gouvernement que son projet ne sera pas dénaturé. Les avis des institutions censées assister le législateur sont négligés dès lors qu’ils ne confortent pas la volonté gouvernementale[34]. Ainsi, un texte quasi définitif, sur lequel les arbitrages essentiels ont déjà été opérés hors de tout débat démocratique, peut être soumis aux parlementaires. Les débats apparaissent alors comme un « jeu de rôles » durant lesquels semblent prévaloir des postures politiques à destination de l’électorat respectif des protagonistes[35] et au cours desquelles les implications juridiques des dispositions des projets de loi sont peu, ou mal, abordées[36], tandis que les résultats des votes trahissent l’indifférence des parlementaires à la protection des libertés dès lors qu’est invoquée la lutte contre le terrorisme[37]. Enfin, le recul du contrôle parlementaire ne saurait être mieux illustré que par le renoncement, en 2006, 2012 et 2014, à déférer au Conseil constitutionnel des textes portant des atteintes non négligeables aux droits fondamentaux[38].

Dans ces conditions, l’initiative du président de la Commission des lois de l’Assemblée nationale d’instaurer une autorité de contrôle parlementaire des mesures prises pendant l’état d’urgence[39] suscite une certaine circonspection[40]. La signification de la démarche est malaisée à déterminer. Pourquoi, après avoir éludé par des arguments d’autorité les atteintes potentielles aux droits individuels portées par le projet de loi[41] et après une adoption à la quasi unanimité du texte, instaurer a posteriori un contrôle de la mise en oeuvre des dispositions ainsi approuvées? Certains y verront le souci, revendiqué, de « conférer au Parlement un pouvoir de contrôle étroit et constant sur les mesures adoptées et appliquées par l’exécutif en ce temps de crise, qui par définition emporte des limitations des droits et libertés »[42]; d’autres estimeront que cet exercice de « veille parlementaire » conduisant à « inciter le Gouvernement à réaliser (les) progrès indispensables »[43] est un moyen habile pour le Parlement de se soustraire à sa responsabilité, voire un moyen indirect de légitimer l’action gouvernementale. Mais il est aussi possible d’interpréter cette initiative comme la marque d’une inquiétude, voire les prémices d’une défiance du Parlement à l’égard de l’évolution de la politique antiterroriste du Gouvernement – ce que semble confirmer le deuxième rapport de cette commission[44]. L’occasion sera offerte de le vérifier lors de la discussion sur le projet de reforme constitutionnelle de protection de la Nation et, surtout, du projet de loi renforçant la lutte contre la criminalité organisée et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale. Par ailleurs, une telle initiative suggère aussi que le Parlement reconnaît implicitement qu’il n’exerce plus qu’un contrôle modeste sur l’élaboration de la loi et qu’il cherche à déplacer son influence vers un contrôle a posteriori, dont l’efficacité est cependant discutable dans un contexte de défiance envers le personnel politique[45].

Le contrôle exercé sur l’élaboration de la législation antiterroriste par le Parlement s’avérant peu satisfaisant, il serait souhaitable celui opéré par le Conseil constitutionnel permette de pallier les carences de la représentation nationale.

 

B- Le Conseil constitutionnel

Avant d’envisager la contribution du Conseil constitutionnel au contrôle de la législation antiterroriste, quelques points doivent être mentionnés afin de situer notre propos.

En premier lieu, il doit être rappelé que, dans l’esprit du Constituant, le rôle dévolu au Conseil constitutionnel se limitait à veiller au respect par l’exécutif et le législateur de leurs domaines de compétence respectifs[46]. La décision n°71-44 DC du 16 juillet 1971, qui consacre le « bloc de constitutionnalité », a procédé de l’audace de son président d’alors tandis que le Conseil constitutionnel ne s’est érigé en garant des droits fondamentaux et de l’État de droit qu’à raison de la volonté de ceux qui lui ont succédé de faire prospérer cet héritage[47].

En deuxième lieu, aussi regrettable que puisse être la jurisprudence contemporaine du Conseil constitutionnel relative à la législation antiterroriste, l’apport des Sages au renforcement des droits individuels dans le cadre de la procédure pénale ne doit pas être négligé. Le bénéfice d’inventaire n’est pas contestable[48], d’autant moins que les critiques qui peuvent être adressées aux décisions du Conseil en matière de lutte contre le terrorisme portent essentiellement sur son refus de protéger effectivement, en l’espèce, des droits qu’il avait auparavant consacrés en droit pénal commun.

En troisième lieu, le Conseil constitutionnel s’est toujours refusé à procéder à un contrôle de la conventionnalité des normes qui lui sont déférées et en conséquence, faute de support légal, il ne s’autorise pas toujours une jurisprudence aussi extensive que celle des cours européennes[49].

En quatrième lieu, a fortiori en une matière aussi sensible, le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel n’est en aucune manière un contrôle de l’opportunité de la législation mais uniquement de sa conformité à la Constitution[50]. En matière de législation antiterroriste, ce contrôle consiste essentiellement dans un contrôle de proportionnalité[51].

Enfin, le Conseil constitutionnel ne disposant pas du droit de s’auto-saisir, nombre de dispositions pénales « antiterroristes » n’ont pas été soumises à son examen, les parlementaires ayant résolu de ne pas déférer le texte[52].

Cependant, la lutte contre le terrorisme pouvant être comptée au nombre des domaines dans lesquels l’exécutif est le plus susceptible de céder à sa pente naturelle, dont on sait depuis Montesquieu qu’elle le porte à l’abus de son pouvoir, et les dispositions répressives antiterroristes autorisant nécessairement des ingérences sérieuses dans la jouissance des droits fondamentaux, il aurait été légitime que le Conseil constitutionnel exerçât un contrôle sévère du respect par le législateur des droits garantis par la norme fondamentale.

Or, comme le relève K. Roudier[53], « l’objet même des lois antiterroristes fait glisser le contrôle de constitutionnalité dans une zone de tolérance plus importante, en dehors de laquelle ses spécificités devraient être occultées. Or, ce sont elles qui permettent au juge constitutionnel d’accepter le principe même de la mise en place de mesures dérogatoires au droit commun. Ces mesures imprègnent donc le contrôle de constitutionnalité en en conditionnent le cadre, sous le regard que l’on pourrait penser passif du juge constitutionnel, pour ensuite le modeler de sorte qu’il intègre une dose de flexibilité permettant d’absorber les imperfections et la sévérité des mesures antiterroristes, inhérentes à cette lutte. L’adaptation du contrôle de constitutionnalité, induite par l’objet même de la législation déférée, va être également favorisée par le constat du caractère nécessaire, ou même obligatoire, de lutter contre le terrorisme »[54]. En conséquence, le juge constitutionnel a développé une jurisprudence « élastique » qui se traduit par un « repli » du contrôle de constitutionnalité, exercé de manière plus retenue. Cette « altération de l’équilibre entre l’ordre et la liberté »[55] se manifeste par la « restriction » du contrôle de proportionnalité[56] et par « l’assouplissement de la norme constitutionnelle qui répond au nouvel équilibre mis en place par le législateur, entre l’ordre et la liberté, au bénéfice du premier » d’où résulte « un relâchement du contrôle »[57]. Ainsi, ce contrôle « légitime une invasion toujours plus poussée de la sphère individuelle »[58] et, alors même que « la pérennisation des moyens de lutte contre le terrorisme plaide pour une qualification de la législation plus ordinaire, qui devrait alors être soumise à un contrôle de constitutionnalité plus classique (…), la sévérité intrinsèque des lois antiterroristes bloque une telle évolution, sauf à revoir l’esprit de l’Etat »[59]. En conséquence, « le rempart contre l’arbitraire, que représente le juge constitutionnel, est en train de se fissurer »[60].

Afin d’illustrer ce propos, il va être montré, d’une part, que le Conseil a progressivement évolué d’un contrôle exigeant – réaliste – de la conformité de la législation antiterroriste à la Constitution vers un contrôle plus limité – correspondant à celui de « l’erreur manifeste » (1) et, d’autre part, que certaines décisions récemment rendues font craindre une nouvelle réduction de l’étendue de l’appréciation de la constitutionnalité des normes destinées à lutter contre le terrorisme, au risque d’aboutir à un simple contrôle formel (2).

1- D’un contrôle « réaliste » à un contrôle de « l’erreur matérielle »

N’ayant jamais été saisi de cette question, le Conseil constitutionnel ne s’est à ce jour pas prononcé sur la nécessité même d’une législation spécifique à la lutte contre le terrorisme[61]. Cependant, dès sa première décision en la matière, il a implicitement suggéré son approbation du caractère dérogatoire de cette législation[62].

Entre 1971 et 1999, le Conseil constitutionnel s’est inspiré de la jurisprudence du Conseil d’Etat pour définir l’étendue du contrôle du respect des droits fondamentaux qu’il entendait exercer sur la législation. Comme le relève C. Bargues, ce type de contrôle « se caractérise par le principe selon lequel la portée des restrictions aux libertés publiques que peuvent imposer les pouvoirs publics est inversement proportionnelle à ‘la valeur juridique de la liberté qui lui est opposée’ »[63].

L’ampleur du contrôle auquel le Conseil constitutionnel accepte alors de se livrer s’agissant des législations d’exception ne doit cependant pas être surestimée. Par leur décision n°85-187 DC du 25 janvier 1985, en postulant sans en préciser les limites que la liberté peut être restreinte à raison des exigences de l’ordre public, les Sages admettent que « les libertés, même consacrées par la Constitution, ne sont garanties en France que sous la condition résolutoire de multiples régimes d’exception »[64].

Il n’en demeure pas moins que les décisions n°86-213 DC du 3 septembre 1986 et n°96-377 DC du 16 juillet 1996 confirment que, si le Conseil constitutionnel concède au législateur une marge de manœuvre lui permettant de soumettre la lutte contre le terrorisme à un régime répressif dérogatoire[65], il refuse de céder sur l’essentiel[66].

Toutefois, à compter de la fin des années 1990, le Conseil constitutionnel va renoncer à exercer un contrôle exigeant des atteintes portées par le législateur aux droits fondamentaux. Ce renoncement sera consacré en 2003, par la décision relative à la loi sur la sécurité intérieure, que la doctrine considère comme une « rupture »[67].

En effet, abandonnant sa jurisprudence antérieure, le Conseil a, par la décision n°99-411 DC du 16 juin 1999, adopté une interprétation restrictive des dispositions de l’article 66 de la Constitution. En limitant le domaine d’application de cette disposition à la privation de liberté stricto sensu, il a permis au législateur de soustraire au contrôle du juge judiciaire toutes les autres formes de restrictions portées à la liberté individuelle. En conséquence, à compter de la décision n°2003-467 DC du 13 mars 2003, le contrôle préalable du juge judiciaire sur les restrictions portées aux autres libertés constitutionnellement garanties n’est plus qu’un élément d’appréciation de la proportionnalité des atteintes portées à la liberté. De surcroît, arguant de ce qu’il s’interdit tout contrôle d’opportunité de la législation, le Conseil en vient à considérer qu’il appartient au seul législateur de réaliser la conciliation entre les exigences de la préservation de l’ordre public et la protection des droits et libertés[68]. Enfin, par la décision n°2004-490 DC du 12 février 2004[69], il décide qu’un « objectif de valeur constitutionnel permet (…) de limiter certains principes constitutionnels, à condition de ne pas porter une ‘atteinte excessive à ces principes’ (…) »[70]. Ainsi, le contrôle du Conseil est ramené à l’examen d’éventuelles erreurs manifestes. En conséquence, le législateur « n’est (plus) soumis à un respect scrupuleux des principes constitutionnels, il est seulement tenu de ne pas dépasser un seuil de tolérance dans la non-conformité (…): au rapport de stricte conformité se substitue un rapport de simple compatibilité »[71].

Comme le résument C. Grewe et R. Koering-Joulin, le contrôle, appliqué à la législation antiterroriste, est ainsi devenu « plus abstrait qu’il ne l’est dans d’autres domaines et s’articule surtout autour de l’importance du but, de l’étendue des atteintes et des garanties prévues. On a presque l’impression qu’en matière de terrorisme, le but est jugé tellement important que seules certaines restrictions très excessives et l’absence de garanties seront censurées (…). Il (le Conseil) se réfère surtout aux conciliations manifestement déséquilibrées et (…) n’en relève évidemment aucune »[72].

Les censures deviennent alors plus modestes et/ou plus circonscrites[73]. Cette évolution de sa jurisprudence permet aussi au Conseil d’approuver des dispositions qu’il avait antérieurement censurées[74]. Enfin, s’ébauche à compter du milieu des années 2000 une évolution de sa jurisprudence, qui le conduit à ne plus considérer la réalité de la situation juridique qui lui est soumise et à se satisfaire des apparences de la légalité[75]. Le contrôle exercé devient plus formel[76]. Par ailleurs, le recours aux réserves d’interprétation permet « au Conseil constitutionnel de ‘sauver le texte’ législatif dans le domaine très sensible du terrorisme »[77], y compris au sacrifice de la cohérence de sa jurisprudence[78]. Enfin, le Conseil constitutionnel développe une pratique que nous qualifierons de censure « pour la galerie », c’est-à-dire une censure dénuée d’effet utile à terme puisqu’elle ne remet pas en cause le principe de l’atteinte aux droits fondamentaux mais sanctionne la désinvolture du législateur qui s’est abstenu de satisfaire aux exigences formelles relatives au contrôle de cette ingérence[79].

Poussant jusqu’à son terme cette logique, le Conseil constitutionnel a, au cours de l’année 2015, multiplié les décisions fondées sur une analyse « hors sol » de la législation antiterroriste, suggérant qu’il est dorénavant disposé à ne procéder qu’à un contrôle strictement formel du respect par le législateur des droits garantis par le Constitution.

2- Vers un contrôle formel de la législation antiterroriste?

Plaidant récemment devant le Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité, Maître Spinosi constatait: « en matière de terrorisme, vous avez presque systématiquement accepté toutes les réductions des libertés individuelles que proposait le législateur, en considération de l’objectif de ces législations ». Il l’expliquait par l’évolution du contrôle, initialement « maximal » et consistant à s’assurer que « le législateur n’a pas porté une atteinte excessive » aux droits constitutionnels, pour n’être plus aujourd’hui que restreint, consistant à vérifier que « les dispositions ne portent pas une atteinte manifestement disproportionnée » à ces droits[80].

L’année 2015 s’est, en effet, avérée pénible pour les libéraux, le législateur ayant multiplié les normes particulièrement attentatoires aux droits fondamentaux et les Sages ne l’ayant sanctionné qu’avec une extrême parcimonie[81].

La décision n°2015-713 DC du 23 juillet 2015 relative à la loi sur le renseignement est édifiante. Malgré une doctrine presque unanimement critique pour constater que ce texte n’offre pas de garanties suffisantes s’agissant des conditions d’autorisation et de contrôle de la mise en œuvre des techniques spéciales de renseignement[82] et les réserves de la CNCDH et de la CNIL[83], le Conseil constitutionnel a validé la quasi totalité de la loi. Après avoir rappelé, selon la formule devenue rituelle, qu’« en vertu de l’article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ; qu’il incombe au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et des infractions, nécessaire à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d’autre part, l’exercice des droits et des libertés constitutionnellement garantis », il valide l’essentiel des dispositions selon une formule non moins rituelle: le législateur a assorti les procédures « de garanties propres à assurer entre, d’une part, le respect de la vie privée des personnes et, d’autre part, la prévention des atteintes à l’ordre public et celle des infractions, une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée ». Par ailleurs, saisi de la question de savoir si les techniques spéciales dont la mise en oeuvre est autorisée par la loi devraient, « compte tenu de leur caractère intrusif, être contrôlées par le juge judiciaire » lorsqu’elles impliquent une ingérence dans le droit à l’inviolabilité du domicile et au droit au respect de la vie privée, le Conseil – après avoir affirmé dès les premiers paragraphes de sa décision que le recueil de renseignements au moyen des techniques définies par la loi relève de la seule police administrative – a estimé que, compte tenu des conditions posées par le texte, les « restrictions apportées au droit au respect de la vie privée et à l’inviolabilité du domicile ne revêtent pas un caractère manifestement disproportionné » et qu’elles « ne portent pas atteinte à la liberté individuelle »[84], pour les déclarer conformes à la Constitution. Comme une conséquence de sa lecture très restrictive de l’article 66 de la Constitution, la juridiction administrative est, en matière de police administrative, consacrée seul juge chargé de se prononcer sur les mesures prises en matière de prévention des atteintes à l’ordre public. A nouveau, les réserves d’interprétation[85] sont cosmétiques et confirment que, indifférent aux arguments relatifs aux limites pratiques de l’effectivité des contrôles susceptibles d’être exercés, les Sages se contentent de l’apparence théorique d’un contrôle des activités portant atteinte aux libertés constitutionnellement garanties. Enfin, les censures[86] confirment que le reproche de manquement au principe de proportionnalité n’intervient plus que le législateur n’a pas prévu de contrôle des activités des administrations répressives. Ainsi, il est reproché au législateur, non le principe de l’action envisagé mais le fait de ne pas avoir encadré formellement les modalités de leur mise en oeuvre. Ce cantonnement des censures, combiné à l’abaissement des exigences – ramenées à la vérification d’une absence de disproportion manifeste -, conduit à déduire que le législateur est libre de porter atteinte aux libertés constitutionnelles pourvu 1) qu’il prévoie formellement un contrôle de quelque nature qu’il soit, dès lors que la disposition n’emporte pas une « privation de liberté » au sens restrictif de la jurisprudence du Conseil et 2) qu’il ne porte pas atteinte aux droits indérogeables. La marge d’appréciation qui lui est laissée est donc considérable[87].

Cependant, par la décision n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel valide l’assignation à résidence prononcée, dans le cadre de l’état d’urgence, à l’encontre de militants écologistes susceptibles de causer des troubles à l’ordre public durant la COP21. S’il estime, contre le grief tiré de la méconnaissance de l’article 66 de la Constitution, qu’une telle mesure « relève de la seule police administrative »[88] et qu’elle ne porte pas « une atteinte disproportionnée à la liberté d’aller et de venir », il souligne cependant qu’il ne saurait être envisagé « la création de camps où seraient détenues les personnes assignées à résidence »[89] et précise, par une réserve d’interprétation, que la plage horaire maximale de l’astreinte à domicile imposée à l’individu assigné ne saurait dépasser douze heures par jour sans que l’assignation à résidence soit considérée comme privative de liberté, pour conclure que la mesure et ses modalités d’application doivent « être justifiées et proportionnées aux raisons (l’)ayant motivé (…) dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence » et que « le juge administratif est chargé de s’assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit ».

La portée de cette décision est délicate à appréhender.

Selon P. Cassia[90], « la décision du Conseil constitutionnel repose sur un postulat recevable en théorie mais absolument discutable en pratique. L’idée est que toutes les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sont des mesures de police administratives, soumises au contrôle de légalité du juge de l’excès de pouvoir ». Or, relève l’auteur, s’il est théoriquement exact que le juge administratif exerce un contrôle de proportionnalité sur la légalité des mesures, en pratique, ce contrôle « n’est effectué que par le juge administratif de l’excès de pouvoir, c’est-à-dire par le juge « du fond », qui ne se prononce que plusieurs mois après avoir été saisi ». Cette décision semble ainsi s’inscrire dans la lignée de celles par lesquelles le Conseil constitutionnel se contente de l’apparence formelle d’un contrôle, sans considération pour son effectivité. Dans cette analyse, la réserve d’interprétation précitée doit se lire comme un nouveau « brevet de constitutionnalité » délivré au législateur pour valider le choix qu’il a opéré et le rendre inattaquable.

Mais une autre lecture est possible, proposée par S. Degirmenci[91]. La loi du 3 avril 1955, modifiée par la loi du 20 novembre 2015, prévoit en son article 14-1 la compétence du juge administratif pour connaître de la légalité de toute mesure prise au titre de l’état d’urgence.

Or, le Conseil constitutionnel précise que « le juge administratif est chargé de s’assurer que (la) mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit », c’est-à-dire un contrôle qui excède celui de l’« erreur manifeste d’appréciation » auquel se livre habituellement le juge administratif des référés, pour s’apparenter davantage au contrôle « de l’excès de pouvoir » exercé par le juge du fond. Cette analyse semble confortée par l’injonction faite au juge administratif, pour confirmer la conformité à l’article 16 de la Déclaration de 1789 de la disposition querellée, d’« apprécier, au regard des éléments débattus contradictoirement devant lui », l’existence des « raisons sérieuses » qui autorisent l’administration à penser que le comportement de la personne assignée à résidence constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics. En d’autres termes, la décision du Conseil constitutionnel peut aussi être interprétée comme une invitation adressée au juge administratif des référés à opérer un contrôle maximal de la mesure déférée devant lui.

A l’instar de la décision prise par le Parlement de mettre en place un contrôle de la mise en oeuvre des mesures prises au titre de l’état d’urgence, cette décision pourrait alors s’interpréter comme la manifestation de l’inquiétude inspirée au Conseil constitutionnel par la politique extrêmement sécuritaire du Gouvernement et de la volonté de l’endiguer. Cette interprétation trouve quelque soutien dans les réserves d’interprétation formulées par le Conseil constitutionnel à propos du délai relatif à la déchéance de nationalité[92] ou à la durée de l’astreinte à domicile des assignés à résidence, qui peuvent alors se lire comme des mises en garde adressées au législateur. Par cette inhabituelle définition des limites des atteintes que le législateur peut porter aux droits constitutionnels[93], peut-être le Conseil s’emploie-t-il – certes timidement – à tenter de juguler la dérive vers l’Etat de police qui affecte la politique gouvernementale.

Reste une question particulièrement délicate.

Qu’il s’agisse de la décision relative à la loi sur le renseignement ou de celle rendue à propos des assignations à résidence ordonnées par le ministère de l’Intérieur durant l’état d’urgence, le Conseil constitutionnel n’a validé la compétence donnée au juge administratif qu’à raison du caractère de « police administrative » des mesures autorisées par les dispositions contestées. Pour ce faire, les Sages se sont fondés sur la distinction finaliste traditionnellement adoptée en la matière pour considérer que lesdites mesures n’avaient pour vocation que de prévenir la commission d’infractions. Or, il nous semble que, rapportée à la législation antiterroriste, ce critère traditionnel de distinction entre police administrative et police judiciaire ne va pas de soi.

En effet, la doctrine unanime s’accorde à considérer que l’un des traits distinctifs du droit pénal matériel du « terrorisme » est l’anticipation de la répression ou, plus précisément, l’incrimination progressive depuis 1996, aux articles 421-2-1 à 421-2-6 du code pénal, de l’ensemble des actes préparatoires à la commission des infractions terroristes énumérées aux articles 421-1 et 421-2 du même code[94]. Ce mouvement de confusion entre prévention et répression s’est accentué encore avec la loi du 21 décembre 2012 qui prévoit, à l’article 421-2-4 du code pénal, l’incitation à participer à un groupement terroriste, c’est-à-dire « l’anticipation d’une anticipation d’un comportement »[95]. Il s’agit donc d’une conception pro-active du droit pénal. Le Premier ministre lui-même a récemment confirmé que l’objet de la législation antiterroriste est de «construire des pratiques permettant d’agir au plus près de l’intention criminelle, avant tout passage à l’acte » et que, si « (c)ette tâche exigeante revient avant tout à nos services de renseignement », il n’en demeure pas moins que « (d)éceler l’intention criminelle est une tâche qui incombe également à la justice »[96]. Effectivement, aujourd’hui, l’essentiel des poursuites diligentées en matière « terroriste » le sont sur le fondement de ces incriminations préventives[97]. La législation antiterroriste est ainsi devenue un dispositif de « prévention pénale »[98], fondé sur ce que l’on peut qualifier d’infractions de police administrative[99], au sein duquel se confondent indistinctement, y compris au regard des institutions chargées de le mettre en oeuvre[100], prévention et répression.

En conséquence, la distinction opérée par le Conseil constitutionnel pour justifier l’exclusion du juge judiciaire n’est plus pertinente puisqu’elle se fonde sur le postulat devenu artificiel, à raison des choix opérés par le législateur qui incrimine de manière autonome les actes préparatoires, d’une distinction entre prévention et répression des infractions.

Comme le relève J. Moreau[101], la lutte contre le terrorisme « n’abolit pas la distinction entre la police administrative et la police judiciaire – toujours présente dans les textes – mais (…) modifie leurs rapports réciproques et rend sinon caducs, du moins largement obsolètes, les critères doctrinaux et jurisprudentiels traditionnels »[102]. En d’autres termes, une démarche de stricte prévention d’une infraction terroriste se réduit désormais à appréhender l’intention criminelle non exprimée – ce que même les techniques spéciales de renseignement ne permettent pas de faire… – ou les paroles sans conséquence[103]. Dès lors que cette intention se matérialise, la répression est susceptible de s’exercer puisque le comportement caractérise potentiellement l’une des infractions prévues aux articles 421-2-1 et suivant du code pénal[104]. Au demeurant, aucun des arguments proposés pour justifier du caractère de police administrative des prérogatives prévues, en matière de lutte contre le terrorisme, par la loi sur le renseignement ou celle sur l’état d’urgence, ne parviennent à convaincre totalement puisqu’ils consistent, au mieux, en un renvoi tautologique aux qualifications adoptées par le législateur et, au pire, en un argument d’autorité[105].

Dans ces conditions, il peut être reproché au Conseil constitutionnel de cautionner la volonté manifeste du législateur[106] d’exclure, autant que faire se peut, le juge judiciaire de la lutte contre le terrorisme. En effet, dans un Etat de droit libéral, l’individu mis en cause par l’Etat doit bénéficier de la garantie de ses droits fondamentaux qui lui est la plus favorable. Or, l’article 66 de la Constitution, comme la jurisprudence du Conseil constitutionnel, affirment implicitement que celle-ci est fournie par le juge judiciaire.

Par un raisonnement similaire à celui qu’applique la Cour européenne des droits de l’homme en matière de droit à un procès équitable du suspect et dès lors qu’il n’est pas contestable que l’antiterrorisme ressortit à la « matière pénale », le Conseil constitutionnel aurait dû considérer, d’une part, que le législateur lui-même a organisé, par la définition des infractions terroristes, la confusion entre prévention et répression, d’autre part, qu’il en résulte que tout « renseignement » collecté permettant de suspecter un projet terroriste est susceptible d’être utilisé comme preuve d’une infraction « préventive » – donc de conduire à une sanction pénale qui, en matière de lutte contre le terrorisme, est généralement privative de liberté – et, enfin, que l’ambition du législateur de distinguer les champs respectifs de la police administrative et de la police judiciaire en matière de lutte contre le terrorisme est manifestement tenue en échec par l’impéritie de ce même législateur, toutes considérations qui auraient dû conduire à en déduire la compétence exclusive du juge judiciaire.

Deux exemples permettent de corroborer cette analyse.

Aux termes de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, modifié par la loi du 20 novembre 2015, pris en son I, alinéa 1er: « le décret déclarant ou la loi prorogeant l’état d’urgence peut, par une disposition expresse, conférer aux autorités administratives mentionnées à l’article 8 le pouvoir d’ordonner des perquisitions en tout lieu, y compris un domicile, de jour et de nuit, sauf dans un lieu affecté à l’exercice d’un mandat parlementaire ou à l’activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes, lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Ainsi, rapporté à la lutte contre le terrorisme, la formule employée in fine: « dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics[107] », comme une condition nécessaire à la mise en oeuvre légale de cette mesure, implique que les services de renseignement ont collecté des informations suffisantes pour les conduire à penser que l’individu est, à raison de son attitude, susceptible d’avoir un projet terroriste. En effet, si les informations collectées sont trop vagues (par exemple si elles se limitent à la pratique religieuse de l’individu), elles ne sauraient caractériser une menace pour la sécurité et l’ordre publics et la perquisition qui serait ordonnée sur ce seul fondement serait arbitraire, donc illégale puisque constitutive d’une atteinte sans droit à l’inviolabilité du domicile. A l’inverse, si les informations dépassent celles susceptibles d’inspirer une intuition et caractérisent une attitude permettant d’estimer que l’individu est potentiellement un terroriste, elles sont alors susceptibles de caractériser l’une des composantes de l’élément matériel des infractions prévues aux articles 421-2-1 à 421-2-6 du code pénal (ainsi, par exemple, si l’individu fréquente des personnes identifiées comme préparant un voyage dans une zone où opèrent des groupes terroristes, s’il tient des propos laissant suspecter sa sympathie pour un groupe terroriste ou s’il se connecte à des sites « djihadistes ») et la perquisition est destinée à le confirmer. En d’autres termes, en imposant, d’une part, comme condition préalable aux perquisitions « administratives » en matière de lutte contre le terrorisme l’existence d’un « comportement (constitutif) d’une menace » terroriste – c’est-à-dire une extériorisation de l’état d’esprit -, et, d’autre part, en anticipant l’incrimination sur l’iter criminis dès les premiers stades, y compris équivoques, de la matérialisation de l’intention criminelle, le législateur crée entre eux une zone de chevauchement telle que cela impose, par application de la conception de la « matière pénale » retenue par la Cour européenne des droits de l’homme et des conséquences procédurales qui lui sont attachées, de soumettre immédiatement la mesure au régime de la police judiciaire, puisqu’elle est susceptible d’entraîner à terme des sanctions pénales et que les autorités publiques disposent, au moment où elles ordonnent la perquisition, d’éléments qui leur permettent d’être conscientes – voire d’espérer – que ladite mesure permettra de collecter les derniers éléments nécessaires pour permettre d’engager l’action publique avec des chances suffisantes de la voir prospérer. Il est certes concevable de déroger à cette exigence durant la période exceptionnelle de l’état d’urgence; en revanche, envisager – comme le législateur avait semblé le faire – d’autoriser de telles mesures lorsque l’état d’urgence a cessé semble difficile à justifier légalement.

De même, l’article 21 du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, du 23 décembre 2015, prévoit d’ajouter un article L225-1 au code de la sécurité intérieure afin de permettre au ministre de l’Intérieur de soumettre à un « contrôle administratif » – en fait, une assignation à résidence dans des conditions légèrement moins contraignantes pour les intéressés que celles prévues à l’article 5 de la loi de 1955 – « dès son retour sur le territoire national », tout individu « qui a quitté le territoire national pour accomplir: 1°. des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes; 2°. ou des déplacements à l’étranger sur un théâtre d’opération de groupements terroristes; 3°. Ou une tentative de se rendre sur un tel théâtre, dans des conditions susceptibles de la conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français ». L’ambition est subtile. Dès lors que les conditions sont si imprécises (on peine ainsi à appréhender ce que sont « des conditions susceptibles de la conduire à porter atteinte à la sécurité publique »), il est aléatoire d’envisager une privation de liberté et de solliciter pour ce faire le juge judiciaire. Le législateur propose donc de recourir à une mesure de police administrative. Néanmoins, le fait d’avoir tenté de participer à des opérations terroristes à l’étranger, de s’être déplacé à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes ou d’avoir tenté de le faire est, en soi, susceptible de constituer l’élément matériel de l’association de malfaiteurs terroriste. Le législateur l’ignore d’autant moins que par la loi du 21 décembre 2012, il a ajouté un article 113-13 au code pénal qui prévoit une dérogation aux règles de la compétence personnelle active pour permettre la répression d’une telle situation[108]. Dans ces conditions, à nouveau, les obligations acceptées par la France au titre de la Convention européenne des droits de l’homme semblent peu compatibles avec la mesure de police administrative prévue par le législateur et paraissent imposer la compétence du juge pénal.

La CNCDH[109] et la doctrine pénale[110] avaient suggéré une telle solution; la doctrine administrative confirme que, selon le Tribunal des conflits, lorsque police administrative et police judiciaire interfèrent, il ne faut retenir qu’une qualification et que pour en décider, il « convient de scruter ‘la réalité profonde de la mesure’ et non de se contenter des références des textes avancées par l’administration »[111]; et le Conseil d’Etat a confirmé en 2005 la compétence de l’autorité judiciaire pour contrôler l’exercice par le ministre de l’Intérieur ou le préfet de missions relevant de la police judiciaire[112]. La mise en oeuvre de cette solution aurait été d’autant moins problématique que l’article 111-5 du code pénal prévoit la compétence du juge pénal pour apprécier la légalité des actes administratifs individuels et règlementaires « quand de cet examen dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis ». Le Conseil constitutionnel n’a malheureusement pas eu l’audace de contredire le législateur.

Les défaillances du contrôle constitutionnel de la législation antiterroriste ainsi soulignées, il faut se demander dans quelle mesure le contrôle juridictionnel les pallie.

II- Contrôle juridictionnel

Pour contester la théorie sur l’état d’exception de G. Agamben, D. Bigo relevait que cet auteur néglige de prendre en considération « les mécanismes par lesquels l’exercice du pouvoir crée simultanément les conditions d’exercice de la résistance » dans un Etat de droit[113]. Cette réflexion rappelle l’importance du rôle dévolu au juge, dans les démocraties libérales, d’autant plus lorsque, comme en France en matière de lutte contre le terrorisme, le législateur et le gouvernement ont cédé à la tentation de mettre en oeuvre un droit dérogatoire qui implique des atteintes potentiellement drastiques aux droits fondamentaux. Comme le relève M.-L. Basilien-Gainche: « Certes, c’est par l’adoption de normes que les exécutifs tendent à surmonter les barrières posées à l’expression de leur violence légitime au risque de la rendre illégitime; mais c’est aussi par l’affirmation de la supériorité de normes, celles-là à valeur fondamentale (parce que de portée constitutionnelle ou internationale), que les juges opposent aux exécutifs une résistance à leurs dérives et à leurs excès, en les rappelant à leurs obligations juridiques »[114].

Cependant, le pouvoir dévolu au juge n’est pas sans limite, tenu qu’il est par les contraintes de la légalité. L’étendue de sa compétence est largement définie par le législateur; serviteur de la loi, il ne peut exercer son office que dans les domaines que celle-ci lui assigne[115]. En outre, les normes antiterroristes, et plus encore celles qui gouvernent l’état d’urgence, ne sont pas nécessairement d’une grande précision[116]. Cela permet, certes, aux autorités publiques chargées des enquêtes et des poursuites et au ministère de l’Intérieur d’exercer leur arbitraire mais cela confronte aussi le juge à une situation inconfortable où il doit s’en remettre essentiellement à l’impression subjective produite sur lui par les éléments rapportés par l’autorité publique pour apprécier la légalité de l’action administrative ou la consommation des éléments constitutifs de l’infraction. L’insécurité juridique à laquelle il est confronté se répercute inévitablement sur le traitement réservé aux justiciables.

La situation du juge s’est compliquée depuis que, le 24 novembre 2015, le Gouvernement français a formellement informé le Secrétaire général du Conseil de l’Europe qu’il entendait faire usage des dispositions de l’article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et que certaines dispositions réglementaires et législatives seraient « susceptibles d’impliquer une dérogation aux obligations résultant de la Convention »[117] – ce qui a pour effet de restreindre temporairement l’étendue des obligations de l’Etat français, limitant en conséquence les moyens mis à la disposition du juge pour sanctionner les atteintes aux droits fondamentaux perpétrées par les autorités publiques[118].

Confrontés à un tel régime juridique dérogatoire, les magistrats sont alors susceptibles d’adopter deux attitudes. Ils peuvent, d’une part, tenter – éventuellement contre la volonté de l’exécutif – d’exercer normalement leur pouvoir de contrôle de l’action des agents publics et de répression des auteurs d’infraction. C’est la voie qu’ont choisi les Cours suprêmes israélienne et britannique et certaines juridictions du fond françaises. Ils peuvent, d’autre part, intégrer l’exception dans leur activité et adapter en conséquence leur contrôle. Le Conseil d’Etat a, ainsi, développé la théorie des circonstances exceptionnelles qui diminuent les contraintes légales imposées à l’Etat[119]. Une attitude inverse pouvait être espérée du juge pénal, d’abord pour un motif culturel (le droit pénal est d’interprétation stricte tandis qu’un principe général du droit privé réserve le même principe d’interprétation aux exceptions); ensuite, car la chambre criminelle conteste que la théorie des circonstances exceptionnelles trouve à s’appliquer en matière pénale[120]. Pourtant, l’étude de la jurisprudence révèle que la Cour de cassation et certaines juridictions inférieures ont mis leurs pas dans ceux du Conseil d’Etat.

Pour le démontrer, nous distinguerons le juge administratif (A) du juge pénal (B).

A- Le juge administratif

Après la décision de recourir à l’état d’urgence, consécutive aux attentats perpétrés à Paris le 13 novembre 2015, il a semblé difficile de ne pas envisager le contrôle exercé par le juge administratif sur la mise en œuvre de la législation antiterroriste. En effet, la loi du 20 novembre 2015 autorisant la prolongation de l’état d’urgence jusqu’au 26 février 2016 a introduit un article 14-1 dans la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, qui prévoit la compétence des juridictions administratives, selon les procédures ordinaires de référé-liberté et de recours pour excès de pouvoir, pour contrôler la légalité des mesures décidées par les autorités publiques. De surcroît, il a été montré précédemment que le Conseil constitutionnel, statuant sur la conformité à la norme fondamentale de certaines assignations à résidence, semble inviter le juge administratif à exercer un contrôle maximal, quel que soit le titre auquel il intervient.

Théoriquement, depuis l’arrêt CE, 19 mai 1933, Benjamin[121], l’atteinte aux droits fondamentaux fait l’objet, de la part des juridictions administratives, d’un contrôle dit « maximum » qui exige une stricte adéquation de l’atteinte aux libertés garanties à l’objectif recherché[122]. Ce faisant, le droit administratif français semble se conformer aux exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, d’autant que cette dernière adopte en la matière une logique « proportionnaliste »[123].

Néanmoins, l’étude des décisions rendues par les juridictions administratives à propos des mesures prises depuis la décision du Président de la République de recourir à l’état d’urgence laisse le juriste partiellement insatisfait. En effet, les jugements des tribunaux administratifs ne semblent pas s’inscrire dans une démarche parfaitement cohérente (1). Par ailleurs, le Conseil d’Etat semble peiner à trouver un équilibre entre le service de l’Etat et le contrôle de l’action gouvernementale (2).

1- Le contrôle « à géométrie variable » des juridictions du fond

Au 7 janvier 2016, il avait été procédé à 3 021 perquisitions administratives et 381 assignations à résidence depuis la mise en oeuvre de l’état d’urgence. Le contentieux généré par ces mesures administratives est peu important[124]. La plupart de ces décisions n’appellent aucun commentaire, tant elles sont juridiquement indiscutables[125].

En revanche, les décisions rendues en matière d’assignations à résidence soulèvent des questions plus délicates.

On perçoit, à la lecture de la norme et de la circulaire[126] qui les régissent, l’ambiguité avec laquelle les juridictions administratives doivent composer: la mesure d’assignation à résidence est justifiée par la nécessité de lutter contre le terrorisme, mais ses modalités de mise en oeuvre sont plus largement définies, puisqu’elle est susceptible d’être imposée à toute personne dont le comportement constitue une menace pour l’ordre et la sécurité publics, ce qui confirme que le ministère argue de la menace terroriste pour justifier des mesures ayant un autre objet que la prévention de celle-ci[127]. De surcroît, mesure de police administrative, l’assignation à résidence est fondée principalement sur des informations transmises par les services de renseignement, dont les qualités probatoires ne sont souvent pas équivalentes à celles qui résultent d’une procédure judiciaire.

Environ vingt pour cent des assignations à résidence prononcées par le ministre de l’Intérieur ont donné lieu à contentieux devant les juges des référés des tribunaux administratifs.

De la lecture des jugements que nous avons pu consulter[128], il ressort:

  • que, comme trop souvent en droit administratif, l’argumentation du ministère de l’Intérieur est aussi superficielle que systématique et se limite à contester l’existence de l’urgence à statuer, à renvoyer aux notes blanches des services de renseignement produites au dossier en insistant sur le fait qu’il « ne saurait être exigé que les mesures prises en application de l’état d’urgence, qui ont un objet préventif, reposent sur des faits matériellement incontestables, des soupçons suffisamment étayés par les services de renseignement pouvant suffire », à rappeler au juge que « le contrôle du juge des référés de la matérialité des faits doit se limiter à la vérification du caractère suffisant et vraisemblable de la gravité des faits reprochés; que le contrôle de proportionnalité habituellement exercé en matière de police administrative doit être ici écarté au profit d’un contrôle restreint» pour conclure à la conformité de l’arrêté aux prescriptions de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, faute pour le requérant d’être en mesure de prouver ses dénégations[129];
  • que si la juridiction parisienne a systématiquement validé la décision du ministre et que la majorité des arrêtés ont été confirmés par les juges des référés[130], certaines juridictions de province les ont annulés[131], quand d’autres se sont contentées d’ordonner au ministère de préciser certains aspects de l’arrêté sans le suspendre[132]. Or, il n’est pas possible, à la lecture de ces jugements, d’opérer une classification objective permettant de répertorier les types de situations individuelles ou de motivations du ministère qui entraînent ces suspensions[133]. En d’autres termes, à la lecture des jugements des tribunaux administratifs, le principe d’égalité devant la loi, qui veut que les personnes se trouvant dans une situation identique ou très similaire soit traitées de la même manière et se voient appliquer les mêmes solutions juridiques, semble mis à mal;
  • enfin, que si le Conseil d’Etat a limité la compétence du juge des référés appelé à se prononcer sur une mesure prise au titre de l’état d’urgence[134], certains juges des référés des tribunaux administratifs ont effectivement exercé un contrôle très restreint de l’erreur manifeste[135], certains ont procédé à un contrôle de « l’urgence imminente »[136], d’autres, enfin, ont procédé à un contrôle qui, s’il demeure restreint, s’apparente à celui exercé au fond lors de l’examen d’un recours pour excès de pouvoir[137]; cependant, il ne peut être non plus établi un lien entre la nature du contrôle exercé et le sort réservé à l’arrêté ministériel[138] – ce qui ajoute à l’inégalité de traitement entre les justiciables.

Que faut-il en conclure?

En premier lieu, que la critique ne doit pas se tromper de cible. Le juge administratif ne peut fonder son jugement que sur les informations qui lui sont transmises par l’administration. Au mieux, il peut ne pas s’estimer convaincu par leur contenu mais l’étendue du contrôle qu’il est susceptible d’exercer est doublement limité par la loi, puisque le code de justice administrative et la jurisprudence du Conseil d’Etat ne prévoient qu’un contrôle restreint de l’erreur manifeste tandis que la loi sur le renseignement réduit la possibilité pour le juge de solliciter des services de renseignement des précisions sur les informations qu’ils transmettent. De surcroît, la loi du 20 novembre 2015 a modifié les conditions autorisant le ministre de l’Intérieur à prendre des arrêtés d’assignation à résidence pour les étendre substantiellement et les rendre infiniment moins précises. En d’autres termes, ce n’est pas le juge qui protège insuffisamment les libertés mais le législateur qui l’a placé dans une position où il n’est plus en mesure de le faire. Des juges administratifs s’en sont légitimement émus dans une récente tribune[139].

En second lieu, que la situation créée par le législateur conduit cependant à une « loterie » devant les juridictions administratives, puisqu’en fonction du juge des référés qui statue, des mesures identiques prises pour des motifs très similaires font l’objet d’un traitement judiciaire différent – ce qui est évidemment contraire au principe d’égalité devant la loi.

Il faut donc à présent envisager dans quelle mesure le Conseil d’Etat contribue à la restauration d’une certaine sécurité juridique.

2- La « proximité avec l’administration active »[140] du Conseil d’Etat?

La contribution du Conseil d’Etat à l’encadrement juridique des mesures administratives susceptibles d’être imposées aux « terroristes » est de deux ordres – qui correspondent aux deux missions de cette institution: il a été appelé à rendre des avis sur les projets législatifs du Gouvernement[141]; et il a eu à connaître de certains recours exercés contre des jugements prononcés par les juges des référés des tribunaux administratifs à propos d’arrêtés pris par le ministre de l’Intérieur au titre de la loi sur l’état d’urgence.

Au regard des sujets qui intéressent la présente étude, le Conseil d’Etat a rendu, en 2015, des avis[142] sur le projet de loi sur le renseignement, ainsi que sur le projet de réforme visant à constitutionnaliser l’état d’urgence et, enfin, sur la possibilité de prendre des mesures administratives privatives de liberté contre des personnes identifiées comme potentiellement dangereuses par les services de police, comme l’avaient proposé certains membres de l’opposition.

S’agissant de son avis « renseignement » du 19 mars 2015[143], il faut relever que, pour l’essentiel, y compris sur certains des points les plus critiqués[144], le projet de loi était conforme aux engagements internationaux de la France en matière de protection des droits fondamentaux[145], puisqu’en matière de lutte contre le terrorisme, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît aux Etats une marge nationale d’appréciation importante dans la définition juridique des pouvoirs des services de renseignement[146].

Néanmoins, compte tenu, d’une part, (1) des exigences de la juridiction strasbourgeoise en matière de surveillance secrète des populations[147], (2) des nombreuses condamnations infligées par la même juridiction à la France à raison des carences qui affectent le contrôle de la mise en oeuvre des mesures de surveillance, particulièrement lorsque les éléments collectés sont susceptibles d’être utilisés dans des procédures répressives[148], (3) des exigences de la juridiction de Strasbourg tant sur la qualité de l’encadrement normatif de la collecte et du traitement des données personnelles, y compris par les services de renseignements[149], que sur la nécessité d’un contrôle effectif de leur utilisation[150], et (4) de l’exigence que les restrictions apportées aux droits des justiciables n’affectent pas l’égalité des armes et ne portent pas atteinte à l’équité de la procédure[151] et, d’autre part, des vives réticences exprimées par la Cour de justice de l’Union européenne à l’encontre des pratiques de surveillance de masse[152], l’avis du Conseil d’Etat apparaît curieusement silencieux sur les techniques de collecte massive et indiscriminée autorisées par la loi et quelque peu complaisant s’agissant des restrictions apportées par le législateur au droit des justiciables dans le contrôle de la légalité des mesures de surveillance auxquelles ils pourraient être soumis – à moins que cela ne témoigne, de la part du Conseil d’Etat, d’un excès de confiance dans ses capacités ou d’un souci de protection d’intérêts « catégoriels », le leadership ainsi pris par la « police administrative de souveraineté »[153] éclipsant le juge judiciaire.

A la suite des attentats perpétrés à Paris le 13 novembre 2015 et dans la perspective de la constitutionnalisation de l’état d’urgence, le Conseil d’Etat a été saisi de plusieurs demandes d’avis.

Il a, d’abord, été appelé à se prononcer sur le projet de loi de prolongation de l’état d’urgence[154]. Il rappelle, à titre de prolégomènes, qu’il a antérieurement confirmé la compatibilité avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de la loi du 3 avril 1955[155] et que les attaques du 13 novembre 2015 comme la persistance de la menace terroriste justifient la déclaration de l’état d’urgence, comme sa prorogation. Enfin, il estime que le champ géographique d’application de l’état d’urgence comme les mesures autorisées « sont proportionnés aux circonstances »[156]. Il examine ensuite les modifications que le gouvernement souhaite apporter aux dispositions de la loi de 1955. Il relève alors que, « prenant en compte le contexte exceptionnel qui est celui des états d’urgence », il s’est assuré que celles-ci « ne relevaient pas d’une rigueur non nécessaire quand elles renforçaient les pouvoirs de police administrative » et qu’elles « apportaient des garanties suffisantes lorsqu’elles encadraient l’exercice de ces pouvoirs »[157]. Dans ces conditions, il se satisfait des « contraintes nouvelles assortissant l’assignation à résidence »[158] et se félicite du remplacement de la commission prévue à l’article 7 de la loi de 1955 par le juge des référés administratifs[159]. Enfin, insistant sur le fait que les perquisitions prévues par l’article 11 de la loi sont « des opérations de police administrative et non de police judiciaire », il estime que le projet de loi assure « une conciliation non déséquilibrée, dans le contexte de l’état d’urgence, entre la sauvegarde de l’ordre public et le respect de la vie privée », mais recommande de préciser les conditions d’éventuelles saisies administratives.

Le 17 décembre 2015, il s’est prononcé sur la possibilité d’imposer des mesures privatives ou restrictives de liberté à certains individus connus des services de police pour leur radicalisation et leur dangerosité et, plus particulièrement, sur la conformité à la Constitution ainsi que sur la compatibilité avec les engagements internationaux et européens de la France des propositions, formulées à la suite des attentats, de recourir à des mesures de police administrative d’internement, de placement en rétention ou de placement sous surveillance électronique des personnes fichées « S »[160]. Le Conseil d’Etat estime d’une part, qu’« au plan constitutionnel et au plan conventionnel, il n’est pas possible d’autoriser par la loi, en dehors de toute procédure pénale, (une telle) rétention » administrative[161]; d’autre part, qu’une rétention de sûreté pourrait être prévue par la loi dans les conditions mutatis mutandis similaires à celles définies par le Conseil constitutionnel lorsqu’il s’est prononcé sur la constitutionnalité des articles 706-53-13 et suivants du code pénal; qu’une assignation à résidence ordonnée par l’autorité administrative devrait, d’une part, être « prévue par la loi et comporter un degré de contrainte inférieur aux mesures prévues par l’article 6 » de la loi du 3 avril 1955 et, d’autre part, être justifiée par la nécessité et la proportionnalité, sous le contrôle du juge administratif; qu’enfin, une surveillance électronique mobile pourrait être proposée, sous réserve qu’elle soit prévue par la loi, qu’il soit justifié de sa nécessité, qu’elle soit soumise à des conditions d’autorisation similaires à celles prévues par le code de la sécurité intérieure pour les techniques de renseignement et qu’elle soit acceptée par l’individu qui y sera astreint

Enfin, appelé à donner son avis sur le Projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation[162], le Conseil d’Etat[163] admet d’abord la déchéance de nationalité des binationaux « de naissance », sous réserve de son inscription dans la Constitution. S’agissant de la constitutionnalisation de l’état d’urgence, il relève que « la modification envisagée n’est pas de simple clarification et présente, à deux titres, un effet utile : a) En premier lieu, elle donne un fondement incontestable aux mesures de police administrative prises par les autorités civiles pendant l’état d’urgence (et) permet ainsi au législateur de prévoir des mesures renforcées (…). Elle permet aussi au législateur, lorsque ces mesures administratives ne relèvent pas de l’article 66 de la Constitution, de les soumettre exclusivement au contrôle du juge administratif et non à celui du juge judiciaire. b) En second lieu, elle encadre la déclaration et le déroulement de l’état d’urgence »[164].

A première vue, ces trois avis apparaissent comme une illustration de la proposition de G. Bigot selon laquelle: « la justice administrative est née d’une forte aversion à l’égard de la justice, du moins d’une aversion à l’endroit de la justice en tant que pouvoir constitutionnellement garanti. (…). A ce titre, la « justice » administrative n’encourt pas simplement le reproche d’être juge et partie, reproche que lui adresseront notamment les libéraux au XIXè siècle; elle s’apparente d’abord à une ruse de la domination puisqu’elle a pour objet premier de transformer un rapport de force en droit, de rendre tolérable la domination d’un pouvoir qui se meut dans le silence – lorsque ce n’est pas l’absence – de lois qui contraindraient l’administration à n’agir que dans l’intérêt des particuliers »[165], ce dont il résulte que « le droit administratif est ce qui autorise le consentement; il rend acceptable par le droit et grâce au droit ce qui pourrait apparaître inacceptable au point de vue politique (…). Le droit administratif n’est-il pas toujours, suivant l’aveu d’Aucoc au temps de l’autoritarisme napoléonien, la « soupape de sûreté » juridique d’un système politique inavouable en démocratie? »[166]. En d’autres termes, le Conseil d’Etat n’est jamais aussi protecteur des droits fondamentaux que lorsqu’il est saisi par le Gouvernement afin de fournir à ce dernier les arguments justifiant de ne pas proposer certaines dispositions législatives.

Pourtant, une lecture plus attentive du dernier avis autorise une analyse plus nuancée. En effet, s’agissant de la constitutionnalisation de l’état d’urgence, le Conseil d’Etat relève d’abord qu’elle aurait pour intérêt d’encadrer « la déclaration et le déroulement de l’état d’urgence en apportant des précisions de fond et de procédure qui ne relevaient jusqu’ici que de la loi ordinaire et que le législateur ordinaire pouvait donc modifier. La rédaction de l’article 36-1 interdira désormais à celui-ci, par exemple, d’ajouter d’autres motifs de déclaration de l’état d’urgence à ceux qui sont définis au premier alinéa de cet article ; ou de n’imposer la première intervention du Parlement qu’au terme d’un délai supérieur à 12 jours ; ou de décider que la prorogation peut ne pas comporter de durée déterminée »[167]. Ensuite, et en lien avec ce dernier point, il rappelle que « l’état d’urgence restant un ‘état de crise’, ces renouvellements ne devront pas se succéder indéfiniment. Si la menace qui est à l’origine de l’état d’urgence devient permanente, c’est alors à des instruments de lutte permanents qu’il faudra recourir en leur donnant, si besoin est, un fondement constitutionnel durable »[168]. Enfin, il s’oppose au projet gouvernemental de mettre en place un régime qui prolongerait les effets de l’état d’urgence après qu’il a cessé en laissant subsister certaines mesures individuelles ou en prenant de nouvelles mesures générales lorsque le péril imminent qui avait justifié l’état d’urgence aurait disparu mais que demeurerait une menace, en estimant que, dans une telle hypothèse, « l’objectif poursuivi (pourrait) être plus simplement atteint par l’adoption d’une loi prorogeant une nouvelle fois l’état d’urgence, tout en adaptant les mesures susceptibles d’être prises à ce qui est exigé par les circonstances »[169].

Ainsi apparaît, certes parfois en creux, une critique du gouvernement qui, par la loi du 20 novembre 2015, a modifié, pour en étendre le domaine d’application, les dispositions relatives aux mesures de police administrative susceptibles d’être prises durant l’état d’urgence, et avait annoncé son intention de maintenir l’état d’urgence aussi longtemps que durerait la menace terroriste. Or, la pratique du Conseil d’Etat est, dans la mesure du possible, de ne pas sanctionner l’administration sans l’avoir avertie préalablement et lui avoir donné les moyens de mettre son action en conformité avec le droit. Ainsi, à l’instar du Parlement et du Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat vient peut-être de signifier au Gouvernement qu’il considère que les mesures prises après les attentats du 13 novembre 2015 ont porté aux limites de la légalité les mesures de police administrative susceptibles d’être prises pour lutter contre le terrorisme et qu’il pourrait se montrer moins conciliant qu’il ne l’a été jusqu’à présent si l’exécutif s’obstinait à multiplier les mesures d’exception attentatoires aux libertés.

Cette analyse est corroborée par l’étude de décisions rendues en matière contentieuse. En effet, comme dans ses avis, le Conseil d’Etat s’est d’abord montré très compréhensif envers l’administration avant, récemment, d’apparaître plus exigeant.

Le Conseil d’Etat s’est, le 11 décembre 2015, prononcé sur les assignations à résidence décidées par le ministre de l’Intérieur, pour la durée de la COP21[170], à l’encontre de militants écologistes. Dans des conclusions détaillées et argumentées, le rapporteur public[171] soutenait que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, issu de la loi du 20 novembre 2015, « fait clairement une différence entre les motifs justifiant que soit déclaré l’état d’urgence et les motifs pouvant justifier que soient prononcées, une fois l’état d’urgence déclaré, des assignations à résidence » et, concernant la nature du contrôle qui doit être exercé par le juge des référés, après avoir enjoint le Conseil d’envoyer « le signal clair, tant à l’égard de l’administration, des citoyens que des juges, que le contrôle exercé par le juge administratif sur les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence n’aura rien d’un contrôle au rabais, et que l’état de droit ne cède pas face à l’état d’urgence », il relevait que « (p)ar leur nature et par leurs effets, les mesures d’assignation à résidence prise dans un le cadre de la loi de 1955 nous semblent créer indubitablement une situation d’urgence » avant d’estimer que « toute particulière qu’elle soit, la mesure de ‘haute police’ prise dans le cadre de l’état d’urgence est et reste une mesure de police, à l’égard de laquelle il nous semble, (…) que tout milite pour que vous exerciez un contrôle de proportionnalité, comme vous le faites depuis votre décision Benjamin ». En revanche, il concédait que « pour caractériser l’existence d’un comportement constitutif d’une menace pour l’ordre et la sécurité publics, l’administration (pourrait), comme elle le fait dans chacun des 7 dossiers en litige aujourd’hui, vous produire des ‘notes blanches’ (…) » qui peuvent « constituer un moyen de preuve devant le juge administratif », sous la seule réserve qu’il « appartient cependant au juge, surtout lorsqu’il s’agit comme en l’espèce du seul élément étayant la décision de l’administration, de s’attacher, dans le cadre du contrôle de la réalité des faits, à ce que seuls les éléments de faits contenus dans la note soient regardés comme probants, à l’exclusion de toute interprétation ou extrapolation ». Il concluait alors au rejet des demandes.

Aussi convaincantes qu’elles apparaissent au premier abord, ces conclusions n’échappent cependant pas à la critique. En premier lieu, et s’agissant du lien entre les motifs ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence et ceux autorisant l’assignation à résidence, l’analyse à laquelle procède le rapporteur est formellement exacte. En revanche, d’un point de vue téléologique, elle procède d’une lecture par trop littérale de la loi, car tant l’exposé des motifs du projet de loi[172] que l’étude d’impact qui l’accompagnait[173] démontrent que l’extension des pouvoirs du ministre en matière d’assignation à résidence a bien été présentée au Parlement comme un moyen d’améliorer la lutte contre le terrorisme et non de viser toute personne susceptible de causer un trouble à l’ordre public. Le Parlement s’y étant laissé prendre, le juge administratif aurait pu se montrer plus exigeant, ne serait-ce que pour sanctionner les vilaines manières du Gouvernement. En second lieu, les conditions posées à l’admission des « notes blanches » apparaissent peu exigeantes au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[174].

Le Conseil d’Etat[175], s’il estime que la condition d’urgence du référé-liberté est en principe remplie lorsqu’est en cause une décision d’assignation à résidence, limite l’étendue du contrôle susceptible d’être exercé par le juge des référés à la vérification de ce que la décision de l’administration n’est pas entachée d’illégalité manifeste, réservant au recours en annulation sur le fond la possibilité pour le juge administratif d’exercer un contrôle entier de l’appréciation portée par l’administration sur les motifs et les modalités de l’assignation à résidence[176]. Se fondant sur les « notes blanches » produites par le ministre, qui avaient été soumises au débat contradictoire et dont le contenu « n’était pas sérieusement contesté », il conclut alors que les assignations à résidence dont il était saisi ne portait pas une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir.

De la même manière, le Conseil d’Etat a, une semaine plus tard, validé les arrêtés du ministère de l’Intérieur portant interdiction de déplacement des supporters de clubs de football[177] aux motifs que « le ministre de l’intérieur se prévaut, (…), pour édicter les mesures en cause, d’une part, du comportement fréquemment agressif et violent de supporters de certaines équipes à l’occasion des rencontres sportives ainsi que de l’animosité spécifique existant entre supporters de certaines équipes et, d’autre part, du contexte de menace terroriste élevée à la suite des attentats du 13 novembre dernier (…), contexte qui impose une mobilisation exceptionnelle des forces de l’ordre sur cette mission prioritaire et limite la possibilité qu’elles en soient distraites pour d’autres tâches »[178].

On le voit, la position du Conseil d’Etat n’est pas d’une exigence extrême à l’égard de l’administration et des juges administratifs ont pu légitimement faire part de leur inquiétude[179].

Mais, à nouveau, une inflexion dans l’attitude du Conseil d’Etat semble s’être manifestée à la fin du mois de décembre 2015.

Il l’a d’abord fait très modestement en ordonnant un supplément d’informations pour obtenir du ministère de l’Intérieur des précisions sur certains éléments produits dans la « note blanche » sur laquelle se fondait la décision du ministre[180]. Puis, dans un arrêt du 6 janvier 2016[181], le Conseil d’Etat procède, d’une part, à une analyse du contenu de trois « notes blanches » transmises par le ministère de l’Intérieur pour en extraire les seuls éléments factuels non contestés par le requérant et, d’autre part, à une motivation détaillée de sa décision de refus de suspendre la mesure d’assignation à résidence, mais il suspend la mesure de fermeture administrative provisoire de l’établissement de restauration appartenant à la personne assignée à résidence, l’estimant insuffisamment étayée en fait par le ministère de l’Intérieur, alors qu’elle porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’entreprendre de son propriétaire. Enfin, dans un deuxième arrêt du même jour[182], après avoir estimé, au vu des éléments de fait contenus dans deux « notes blanches » et non sérieusement contestés par l’intéressée que l’assignation à résidence de cette dernière ne portait pas, dans son principe, une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir de l’intéressée, le Conseil d’Etat a, en revanche, décidé que les modalités de cette assignation faisaient peser des contraintes excessivement lourdes sur l’intéressée, incompatibles avec son droit au respect de la vie privée et familiale et avec l’intérêt supérieur de ses enfants, et a, en conséquence, contraint le ministère de l’Intérieur à les adapter[183].

Ainsi, comme le Parlement et le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat semble avoir récemment pris conscience de la dérive, menaçante pour les libertés individuelles, dans laquelle s’est engagée le Gouvernement et paraît disposé à se montrer plus exigeant envers l’administration dans le contrôle qu’il exerce sur les mesures prises au titre de la police administrative[184].

Reste, à présent, à envisager le contrôle exercé par le juge judiciaire sur la mise en oeuvre de la législation antiterroriste.

B- Le juge judiciaire

La Cour européenne des droits de l’homme, si elle accepte de prendre en considération les implications de la nécessité pour les Etats de protéger leur sécurité nationale[185], ne les autorise pas pour autant – même pour lutter contre le terrorisme – à s’affranchir des exigences de la prééminence du droit ou de leur obligation de protéger les droits fondamentaux, hors les cas prévus par la Convention elle-même[186].

Or, dans l’ouvrage qu’elle a récemment consacré à la justice d’exception, V. Codaccioni soutient que « si la justice d’exception s’est historiquement incarnée dans des juridictions politiques autonomes, (…), la spécificité de l’antiterrorisme français est d’avoir conservé ce modèle de justice en le détachant de son « enveloppe » juridictionnelle. Il a ainsi reconstitué progressivement tout ce qui fondait l’infériorité juridique d’une catégorie de justiciables mais en s’appuyant sur les instances de jugement ordinaires de la vie judiciaire, dès lors spécialement aménagées pour juger les « terroristes » de manière dérogatoire et spécifique. La disparition de la Cour de sureté de l’Etat ne conduit donc pas à une désexceptionnalisation de la lutte policière et judiciaire contre les ennemis intérieurs. Au contraire, non seulement celle-ci permet aux gouvernements de la Vè République de disposer d’un « socle d’exception » remodelé dès le milieu des années 1980 mais, surtout, les règles et les principes dérogatoires au droit commun consacrés par les loi de janvier 1963 se retrouvent à l’identique, aujourd’hui, dans notre droit »[187]. Elle précise, cependant, que « (l)’absence de juridictions spécialement créées pour juger la criminalité terroriste, si elle doit au long processus de dépolitisation de la sûreté de l’Etat et de ses atteintes, tout comme aux nouveaux usages étatiques de l’exception en droit, éclaire dès lors un phénomène plus général de bouleversement des missions de la justice et de sa place dans le dispositif punitif »[188]. Le gouvernement le nie[189], sans nécessairement convaincre[190].

De fait, le contrôle exercé par les juridictions judiciaires sur la mise en oeuvre de la législation antiterroriste est, dans une large mesure, limité par les corollaires de la légalité criminelle. En premier lieu, le juge ne peut mettre en oeuvre que les pouvoirs que le législateur lui concède; la police administrative, dont l’importance dans la lutte contre le terrorisme ne cesse de croître avec la bénédiction active du Conseil constitutionnel, est ainsi soustraite à sa compétence, lors même qu’elle porte des atteintes non négligeables aux droits fondamentaux[191]. En second lieu – et surtout -, le juge est le serviteur de la loi: quel que soit son point de vue personnel sur une disposition législative, il est tenu de la mettre en oeuvre; qu’un juge trouve qu’une disposition législative porte une atteinte exagérée aux droits fondamentaux de l’individu qui en subit les effets ne l’autorise pas à juger illicites les actes accomplis conformément à cette disposition, sauf à trouver dans une norme internationale – principalement la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme – le moyen de l’écarter[192].

Cependant, les contraintes légales qui restreignent l’exercice de son office ne suffisent pas à expliquer le faible niveau d’exigence dont fait souvent preuve le juge judiciaire lorsqu’il a à connaitre d’affaires de terrorisme. Il faut certainement prendre aussi en considération le fait que la magistrature est dans la Cité et qu’elle s’inspire des aspirations de cette dernière, ainsi que la question plus sensible de la déférence des magistrats envers l’exécutif. Si, en matière de lutte contre le terrorisme, l’autorité judiciaire assume généralement sa mission de garant des libertés fondamentales, elle n’échappe pas à la critique. Ainsi, à l’instar des juridictions administratives, les juridictions pénales du fond ne semblent pas garantir une application uniforme de la loi (1) tandis que la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation témoigne, en la matière, d’une pusillanimité peu rassurante au regard des faiblesses de la législation (2).

 

1- La « loterie » des juridictions du fond

A raison de la compétence concurrente à celle des juridictions territorialement compétentes dont jouit la juridiction spécialisée du tribunal de grande instance de Paris, il convient de la distinguer des juridictions provinciales.

Les articles 706-17 et suivants du code de procédure pénale permettent, en effet, aux magistrats spécialisés parisiens de préempter l’essentiel des affaires de terrorisme. Les éventuelles disparités dans le traitement des dossiers ne peuvent être considérées comme significatives au sein de cette juridiction. En revanche, d’autres critiques peuvent être formulées. S’agissant du ministère public, les limites de l’indépendance du parquet français à l’égard de l’exécutif sont suffisamment connues pour ne pas y revenir; dans une matière aussi sensible que la lutte contre le terrorisme, il n’est pas surprenant que les procureurs antiterroristes ne se soient jamais signalés par leur défiance envers le Gouvernement[193]. De surcroît, les limites du contrôle exercé par le ministère public sur l’activité policière en France, maintes fois signalées[194], se trouve exacerbées d’autant que les services de police susceptibles d’être saisis en matière de lutte contre le terrorisme sont peu nombreux[195] et que l’exigence de résultats est forte. Ce dernier reproche peut aussi être adressé aux magistrats instructeurs[196]. En revanche, il semble que le remplacement de certains de ces derniers a mis un terme à la pratique des juges du pôle d’instruction parisien de « miner les droits de la défense »[197], lesquels s’exercent à présent dans des conditions satisfaisantes[198]. Enfin, le taux d’acquittements et de relaxes devant les juridictions spécialisées, correctionnelle et criminelle, s’établit autour de cinq pour cent[199] – ce qui ne les distingue pas de la moyenne des cours d’assises et tribunaux correctionnels « ordinaires »[200]. Néanmoins, la sévérité des peines prononcées par ces juridictions peut être relevée[201].

Par ailleurs, à la suite des attentats perpétrés en janvier 2015, nombre de juridictions correctionnelles, disséminées sur le territoire national, ont eu à connaître d’affaires de provocation au terrorisme et d’apologie de ce dernier[202]. S’il n’est pas question de contester le principe de l’incrimination – le texte français semblant, au demeurant, conforme aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme[203] -, le nombre très important de procédures diligentées dans les mois qui ont suivi autorise quelques remarques.

La première consiste à noter l’empressement des parquets à se conformer aux instructions – certes péremptoires[204] – de la Chancellerie, ainsi que le confirme le nombre spectaculaire d’affaires ayant donné lieu à poursuites: 298 entre le 7 janvier et le 12 février 2015 et 285 entre le 14 novembre et le 10 décembre 2015[205]. Cela témoigne, s’il en était besoin, du degré d’indépendance du ministère public en France.

En deuxième lieu, presque cinquante pour cent de ces affaires ont été jugées en comparution immédiate, ce qui était effectivement l’un des objectifs de la loi du 13 novembre 2014[206], mais pourrait éventuellement exposer la France à une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, si en matière de lutte contre terrorisme, les Etats sont autorisés par la Convention à porter d’importantes restrictions aux droits garantis à l’article 10[207], particulièrement dans les cas où l’apologie du terrorisme se double de provocation à la violence[208], la Cour exige en revanche « du gouvernement qu’il témoigne de retenue dans l’usage de la voie pénale (CEDH, GC, 28 septembre 1999, Oztürk c. Turquie, n°22479/93). Si la sanction est jugée disproportionnée, cela peut conduire la Cour à constater une violation, malgré l’existence d’un ‘besoin social impérieux’ justifiant au départ l’ingérence étatique (CEDH, 13 janvier 2009, Mehmet Cevher Ilhan c. Turquie, n°15719/03). La Cour insiste également sur le fait que l’application d’une mesure limitant la liberté d’expression doit être entourée de garanties procédurales suffisantes, surtout quand cette mesure est prévue par une loi dont la formulation est particulièrement vague ou qu’elle doit faire l’objet d’un contrôle juridictionnel »[209]. Or, en l’espèce, alors même que la norme d’incrimination est peu précise, les difficultés inhérentes à la procédure de comparution immédiate pour l’exercice effectif des droits de la défense se sont effectivement doublées de la sévérité des peines prononcées[210].

Enfin, les quelques jugements dont nous avons pu avoir connaissance laissent à penser que, dans ce qui est devenu un temps un contentieux de masse, certaines disparités dans l’application de la loi peuvent être constatées, qui sont susceptibles – comme devant les juridictions administratives en matière de contentieux de l’assignation à résidence – de porter atteinte à l’égalité devant la loi[211].

Or, il n’est pas certain que le contrôle qui sera éventuellement exercé par la chambre criminelle de la Cour de cassation sera de nature à garantir une bonne administration de la justice, tant cette juridiction paraît privilégier, plus que d’ordinaire, l’efficacité répressive dans les affaires de terrorisme.

 

2- L’interprétation pusillanime de la législation par la Cour de cassation

Il ressort de l’examen de la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation que, dès lors que les affaires soumises à son examen concernent des faits qualifiés de « terrorisme », la Haute juridiction semble plus préoccupée de préserver la répression que d’affirmer les principes qui doivent théoriquement gouverner l’application de la loi pénale.

Quatre exemples – deux relatifs au droit pénal matériel et deux relatifs à la procédure pénale – conduisent à le penser.

S’agissant du droit pénal matériel, l’exception « antiterroriste » se traduit par une certaine indifférence aux implications du principe de légalité criminelle.

Ainsi, par exemple, par un arrêt en date du 21 mai 2014, la chambre criminelle a décidé que le fait pour une association kurde d’avoir apporté un soutien logistique et financier effectif au PKK, organisation considérée comme terroriste, était suffisant à caractériser l’infraction d’association de malfaiteurs terroriste. Or, l’article 421-2-1 du code pénal incrimine « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédent ». En l’espèce, l’instruction n’avait pas permis d’établir que l’association préparait, d’une quelconque manière, un acte de terrorisme. En d’autres termes, aux mépris du corollaire de la légalité criminelle consacré à l’article 111-4 du code pénal, « l’objectif de préparation d’actes terroristes (…) est présumé par la proximité avec une organisation classée comme terroriste »[212].

De même, appelée à statuer sur une décision de la chambre de l’application des peines de la Cour d’appel de Paris qui avait rejeté une demande de placement en semi-liberté formée par une personne condamnée pour des faits de terrorisme, au motif que l’individu éprouvait des regrets quant aux victimes « mais point de compassion; qu’il n’avait pas renié ses convictions et qu’il n’existait pas de preuves de ce qu’il n’est plus en contact avec d’autres détenus basques », la chambre criminelle a approuvé la juridiction inférieure, estimant qu’elle avait pris « en considération les intérêts de la société, comme l’exige l’article 707, alinéa 2, CPP, et des parties civiles, comme l’exigent ce texte et l’article 712-16-1 ». M. Herzog-Evans dénonce justement l’exigence d’un « fait impossible » qu’elle qualifie, en illustrant son propos de précédents, de « constante dans la jurisprudence des juridictions antiterroristes » pour conclure: « que la justice prenne d’importantes précautions s’agissant d’auteurs de faits aussi graves que les faits terroristes, est parfaitement légitime; qu’elle se présente comme un droit d’exception est plus discutable »[213]. Habituellement, lorsque les juridictions inférieures ajoutent, sous couvert d’interprétation, des exigences à la loi pénale, elles sont sanctionnées par la Haute juridiction.

En procédure pénale, l’exception « antiterroriste » se manifeste plutôt par les entorses à sa propre jurisprudence qu’opère la chambre criminelle.

Par deux arrêts, respectivement du 18 août 2010[214] et du 28 février 2012[215], la chambre criminelle a consacré une « clause générale de sauvegarde des droits fondamentaux » par laquelle, dépassant la lettre du code de procédure pénale, elle s’autorise à contrôler la conformité aux droits fondamentaux – particulièrement ceux consacrés dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme – des mandats d’arrêt européens, lorsque la France est l’Etat requis. Cependant, y compris dans les cas où existaient des éléments objectifs autorisant à appréhender une éventuelle violation de l’article 3 de la Convention dans le pays requérant et malgré la définition extrêmement extensive du terrorisme en droit de l’Union européenne, la Haute juridiction a systématiquement refusé d’étendre le bénéfice de la clause aux personnes réclamées pour des faits qualifiés de « terrorisme »[216].

Par ailleurs, il a longtemps été reproché aux juridictions pénales françaises, y compris la Cour de cassation, de ne pas sanctionner, dans les procédures antiterroriste, l’utilisation de preuves obtenues illégalement, y compris celles obtenues par la torture dans des Etats étrangers avec lesquels nous pratiquons l’entraide judiciaire[217]. A notre connaissance, il n’existe pas d’affaire postérieure aux arrêts de la Cour européenne récents qui ont rappelé la prohibition absolue de cette pratique[218], dans laquelle il puisse être reproché à une juridiction antiterroriste française de ne pas s’être conformée aux exigences internationales – même si des doutes subsistent sur le recours par les services de renseignements à un « habillage » de l’origine des informations qu’ils transmettent aux juges; doutes corroborés par la signature par la France d’accords de coopération en matière de lutte contre le terrorisme avec des Etats accusés de tolérer l’utilisation de méthodes illégales par leurs services[219]. En revanche, par un arrêt en date du 3 septembre 2014[220], la chambre criminelle a confirmé la condamnation pour association de malfaiteurs terroriste prononcée contre six Français qui avait été détenus à Guantanamo. Elle avait préalablement cassé un arrêt de la Cour d’appel de Paris[221] qui avait annulé la procédure au motif que ces individus avaient été interrogés à l’intérieur du camp X-Ray par des agents de la DST et de la DGSE qui s’étaient fait passer pour des diplomates chargés de négocier leur libération, et qui avaient ensuite intégré dans la procédure les déclarations ainsi recueillies. Or, si l’on compare les arrêts de principe en matière de loyauté dans la collecte des preuves et de droit de ne pas s’auto-incriminer, rendus respectivement par la chambre criminelle le 7 janvier 2014[222] et par l’Assemblée plénière le 6 mars 2015[223], avec l’arrêt du 3 septembre 2014, on constate que la Haute juridiction pénale a procédé, en l’espèce, à un « revirement ad hoc » de sa propre jurisprudence pour préserver la répression.

La contribution de la chambre criminelle de la Cour de cassation à la lutte contre le terrorisme apparaît ainsi éloignée de l’idéal européen, récemment affirmé par le Tribunal de l’Union européenne, selon lequel la légitimité d’un système répressif réside dans le respect des garanties fondamentales des individus qui y sont exposés, particulièrement, par l’autorité chargée de décider de la sanction[224].

Dans ces conditions, les magistrats judiciaires peuvent légitimement se montrer offensés de la défiance que manifeste à leur endroit l’exécutif en matière de lutte contre le terrorisme; le manque d’éthique de résistance dont ils font preuve est bien mal payé de retour.

Toutefois, il faudra prêter une attention particulière à la prochaine décision de la chambre criminelle en cette matière pour voir si, à son tour, elle fera preuve, comme le Parlement, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat, d’une exigence plus grande de respect de la légalité en réaction à la dérive de la politique gouvernementale. On ne peut qu’espérer que les excès de l’état d’urgence et le mépris du Gouvernement pour le juge judiciaire la conduiront à traduire, dans sa jurisprudence, les ambitions exposées lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation[225].

Conclusion

L’étude des contrôles qui s’exercent sur l’élaboration et la mise en oeuvre de la législation antiterroriste en France inspire d’abord de l’inquiétude: face à un exécutif qui n’envisage que l’accroissement du domaine de l’exception et le durcissement de la répression ne se dressent a priori qu’un Parlement complice, au sein duquel règne un consensus sécuritaire, un Conseil constitutionnel complaisant, des juges administratifs conscients de leurs intérêts et une magistrature judiciaire soucieuse de ne pas déplaire.

On pourrait alors considérer que la France est tombée dans ce que R. Badinter appelle le « piège que l’histoire a déjà tendu aux démocraties », qui consiste à croire que c’est avec « des lois et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis »[226].

On pourrait aussi estimer que le terrorisme révèle et exacerbe les travers des régimes auxquels il s’attaque et que les constats opérés ne sont que la forme paroxystique des faiblesses de la Vè République, comme les attentats du 11 septembre 2001 avaient révélé la réalité des prerogative powers aux Etats-Unis et ceux de juillet 2005 la défiance de l’exécutif britannique pour la magistrature. Auquel cas, les carences constatées pourraient s’inscrire dans une certaine « normalité » de la défaillance de l’Etat de droit français[227].

Pourtant, nous l’avons vu, la folle extravagance sécuritaire qui s’est emparée de l’exécutif à la suite des attentats perpétrés en novembre 2015 semble provoquer – enfin – une saine réaction de défiance de la part des contrôleurs: le Parlement a, pour la première fois, mis en place une mission parlementaire de contrôle des mesures prises pendant l’état d’urgence; le Conseil constitutionnel a multiplié, en décembre, les réserves d’interprétation et appelé le juge administratif à exercer un contrôle sévère de l’activité des autorités publiques, peut-être pour signifier au législateur qu’il avait atteint les limites de la conformité à la norme suprême dans ses recours à l’exception; de même, le Conseil d’Etat a durci son contrôle et ses exigences envers le ministère de l’Intérieur. La chambre criminelle de la Cour de cassation n’a pas été amenée à se prononcer sur l’application de la législation antiterroriste depuis les attentats du 13 novembre 2015; peut-être trouvera-t-elle dans les humiliations du juge judiciaire multipliées par le Gouvernement l’idée que le juge n’inspire le respect et ne trouve sa légitimité que dans l’exercice, exigeant et protecteur des droits individuels contre les ingérences de l’Etat, de son office.

Notes

[1] Intervention à l’Assemblée nationale le 17 juillet 1981, cité par V. Codaccioni, Justice d’exception – L’Etat face aux crimes politiques et terroristes, CNRS Ed. 2015, pp.260-261

[2] K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité de la législation antiterroriste. Étude comparée des expériences espagnole, française et italienne, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, t.140, 2012, pp.12-15; J.-F. Thony, Procureur général près la Cour d’appel de Colmar, Conférence « Le Parquet dans la lutte contre le terrorisme », IEP de Strasbourg, 16 avril 2015

[3] Loi n°86-1020 du 9 septembre 1986 dite Chalandon, sur les repentis, relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’Etat; loi n°87-542 du 16 juillet 1987 autorisant la ratification de la Convention européenne pour la répression du terrorisme; loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 relative à l’entrée en vigueur du nouveau code pénal et à la modification de certaines dispositions de droit pénal et de procédure pénale rendue nécessaire par cette entrée en vigueur; loi n°96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire; loi no 97-1273 du 29 décembre 1997 tendant à faciliter le jugement des actes de terrorisme; loi n°2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes; loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne; loi n°2002-1138 du 9 septembre 2002 d’orientation et de programmation pour la justice; loi du 18 mars 2003, pour la sécurité intérieure; loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité; loi n°2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité; loi n°2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales; loi n°2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers; loi n°2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie; loi n°2008-1245 du 1er décembre 2008 visant à prolonger l’application des articles 3, 6 et 9 de la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers; loi n°2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures; loi n°2009-971 du 3 août 2009 relative à la gendarmerie nationale; décret du 24 décembre 2009 portant création du Conseil national du renseignement et du poste de coordonnateur national du renseignement; loi n°2010-768 du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale; loi n°2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure; loi n°2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue; loi n°2012-409 du 27 mars 2012 de programmation relative à l’exécution des peines.

[4] 2012: Attentats perpétrés par M. Merah à Toulouse et Montauban et revendiqué par Jund al-Kilafah, une organisation affiliée à Al-Qaida; 30 mai 2014: M. Nemmouche, soupçonné d’appartenir à Daech et d’avoir perpétré un attentat au musée juif de Bruxelles, est interpellé à Marseille; janvier 2015: attentats perpétrés, d’une part, à Paris par les frères Kouachi – qui se revendiquaient d’Al Qaida dans la Péninsule Arabique – et, d’autre part, à Montrouge et Paris, par A. Coulibaly – au nom de Daech -; 19 avril 2015: S.-A. Ghlam, soupçonné d’avoir préparé des attentats contre des églises de Villejuif sur ordre d’un « correspondant syrien », est interpellé; 26 juin 2015: tentative d’attentat perpétrée à Saint-Quentin Falavier par Y. Sahli (un drapeau de Daech est trouvé sur place); 21 août 2015: tentative d’attentat dans un Thalys perpétrée par A. El Khazzani, suspecté de s’être rendu en Syrie quelques temps plus tôt; 13 novembre 2015: attentats au Stade de France et au Bataclan, revendiqués par Daech.

[5] Loi n°2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme; loi n°2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière; loi n°2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales; loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme; loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement; loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions; projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, 23 décembre 2015 et projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, 23 décembre 2015

[6] Sur l’anticipation de la répression par la multiplication des incriminations « préventives » permettant l’exercice de la répression au stade préparatoire des infractions: J. Alix, Terrorisme et droit pénal, Etude critique des incriminations terroristes, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de Thèses, vol. 91, 2010, pp. 400-424

[7] F. Desportes et L. Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, 4è éd., Economica, Coll. Corpus Droit privé, 2015, pp.512-513 et pp.699-700: dérogations en matière de prescription de l’action publique, aux règles de compétence ordinaires pour l’enquête, la poursuite, l’instruction et le jugement des affaires terroristes, moyens procéduraux exceptionnels prévus aux articles 706-80 et s. du code de procédure pénale sans qu’il soit nécessaire de démontrer l’implication d’une « bande organisée » (art. 706-73, 11° CPP), régime spécial d’exécution des peines.

[8] J. Alix, op. cit., p.6

[9] Par exemple, le recours aux techniques prévues par la loi du 24 juillet 2015 sur le renseignement ou les mesures d’assignation à résidence, de restriction du droit de manifester ou les perquisitions administratives nocturnes autorisées par la loi du 20 novembre 2015 sur l’état d’urgence

[10] V. Nouzille, Les tueurs de la République, Fayard, 2015; D. Revault d’Allonges, Les guerres du Président, Seuil, 2015; sur les problèmes juridiques posés par de telles pratiques: K. Ambos et J. Alkatout, « A-t-on « rendu service à la Justice »? La liquidation de Ben Laden sous l’oeil du droit international, RSC 3/2011, p.555

[11] Sur la doctrine du « droit pénal de l’ennemi » et ses évolutions depuis 1985, cf. D. Linhardt et C. Moreau de Bellaing, « La doctrine du ‘droit pénal de l’ennemi’. Linéaments d’une approche sociologique », Actes des journées d’étude «Droit pénal et politique de l’ennemi», Jurisprudence – Revue critique, Droit pénal et politique de l’ennemi, Université Savoie Mont Blanc, Lextenso diffusion, 2015, pp.33 à 50; cf. aussi, notre article, «Droit pénal de l’ennemi – Pour prolonger la discussion…», ibid., pp.105 à 129

[12] La diversité des origines sociales des « terroristes » est une constante depuis les anarchistes de la fin du XIXè siècle, en passant par les membres des groupes d’extrême-gauche des années 1970-1980 (Action directe en France), jusqu’aux djihadistes contemporains.

[13] Cf. dans le droit d’Ancien régime, les infractions de lèse-majesté: J.-M. Carbasse, Introduction historique au droit pénal, PUF, coll. Droit fondamental, 1990, pp.254-256; A. Langui et A. Lebigre, Histoire du droit pénal – I. Le droit pénal, Cujas, pp.199-204

[14] Par exemple, la surveillance de masse par les « boîtes noires » que les services de renseignements sont autorisés par la loi sur le renseignement à installer sur le réseau internet.

[15] A. Zennou, « Les Français prêts à restreindre leurs libertés pour plus de sécurité », Le Figaro, 17/11/2015

[16] V. Codaccioni, Justice d’exception – L’Etat face aux crimes politiques et terroristes, CNRS Ed. 2015, p.14; cf. aussi M. Dobry, Sociologie des crises politiques, La dynamique des mobilisations multisectorielles, 3e éd. Presses de Sciences Po, 2009 et K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité de la législation antiterroriste. Étude comparée des expériences espagnole, française et italienne, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, t.140, 2012, pp.8-9

[17] F. Saint-Bonnet, « Contre le terrorisme, la législation d’exception ? », Entretien avec F. Guénard publié dans laviedesidees.fr, le 23 novembre 2015

[18] Hormis – mais cela résulte de la tradition constitutionnelle française, et n’est donc pas « exceptionnel » – s’agissant des opérations extérieures de lutte contre le terrorisme.

[19] A. Petropoulou, Liberté et sécurité: les mesures antiterroristes et la Cour européenne des droits de l’homme, Pédone, Publications de la FMDH, série n°19, 2014, pp.14-15; pp.19-20 et pp.22-23

[20] M.-L. Basilien-Gainche, Etat de droit et états d’exception, Une conception de l’Etat, PUF, coll. Fondements de la politique, 2013, p.34

[21] V. Codaccioni, op. cit., p.17

[22] P. Durand, La décadence de la loi dans la constitution de la cinquième République, JCP 1959, I, 1470

[23] J. Mekhantar, Droit politique et constitutionnel, ESKA, coll. Droit public et sciences politiques, 1997, p.489

[24] A. Delcamp, J.-L. Bergel et A. Dupas, Contrôle parlementaire et évaluation, La Documentation française, coll. Les études de la DF, série Institutions, 1995, 248p ; P. Avril, Droit parlementaire et droit constitutionnel sous la Vè République, RDP 1984, p.573 et G. Carcassonne, Réhabiliter le Parlement, Pouvoirs, n°49, La cinquième République, 1989, p.37 et notre thèse de doctorat, La coopération policière franco-britannique dans la zone frontalière transmanche, Université de Poitiers, 2006, pp.459-507

[25] M.-H. Gozzi, « Sécurité et lutte contre le terrorisme: l’arsenal juridique encore renforcé », D. 2/2013. 194, p.194; R. Ollard et O. Desaulnay, « La réforme de la législation anti-terroriste ou le règne de l’exception pérenne » Droit pénal, 1/2015, Etudes n°1, p.7; N. Catelan, Commentaire de la loi n°2014-1353, RSC, 2/2015, p.426

[26] Loi n°86-1020 du 9 septembre 1986: campagne d’attentats du Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient (1985-1986) et assassinats perpétrés par Action directe; loi n°96-647 du 22 juillet 1996: attentats du Groupe Islamique Armé; loi n°2001- 1062 du 15 novembre 2001: attentat de New-York; loi n°2006-64 du 23 janvier 2006: attentats de Madrid (2004) et Londres (2005); loi n°2012-1432 du 21 décembre 2012: attentat perpétré par M. Merah; loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme: attentat perpétré par M. Nemmouche et proclamation du « califat islamique » par Daech; loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015: attentats de S. et C. Kouachi et A. Coulibaly; loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015, projet de loi constitutionnelle de protection de la nation et 23 décembre 2015 et projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale du 23 décembre 2015: Attentats du 13 novembre 2015

[27] Cf., par exemple, X. Latour, « La loi relative au renseignement: un Etat de surveillance? », JCP, A et CT, 40/2015, n°2286, p.43, sur les lacunes de l’étude d’impact relative à la loi sur le renseignement s’agissant des moyens budgétaires et humains de la Commission nationale de contrôle des techniques du renseignement; cf. aussi CNCDH, Plén., Avis sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, 25 septembre 2014

[28] Seuls deux exceptions peuvent être relevées, qui ne sont pas significatives. Ainsi, la loi n°2004-204 du 9 mars 2004 a été portée par le garde des Sceaux par crainte que les moyens procéduraux dérogatoires qu’elle autorise dans les enquêtes en matière de criminalité organisée ne soient censurées par le Conseil constitutionnel si elles procédaient d’une loi ouvertement rédigée par le ministère de l’Intérieur. De même, le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale doit être porté par la garde des Sceaux, mais la presse s’est déjà fait l’écho de sa maigre contribution à ce texte et des arbitrages négatifs qu’elle a subi durant son élaboration (Le Monde, 7 et 8 et 11 janvier 2016)

[29] Ainsi, par exemple, de la justification des pouvoirs donnés aux services de renseignement par la loi du 24 juillet 2015, lors même qu’il a été établi, lors des attentats de 2012 comme de janvier et novembre 2015, que la difficulté ne résidait pas dans l’accès des services au renseignement mais dans la manière dont ils les avaient traités.

[30] Cette évolution a trouvé son expression paroxystique lors de l’adoption de la loi du 20 novembre 2015 prolongeant l’état d’urgence, qui se distingue, d’une part, par le fait qu’elle a été adoptée en quelques jours – alors même que le Parlement aurait pu discuter d’une semaine supplémentaire pour en débattre – et, d’autre part, par les résultats des votes: unanimité au Sénat et seulement six votes contre à l’Assemblée nationale, alors même que cette loi élargit substantiellement les pouvoirs d’exception confiés à l’administration hors de tout contrôle judiciaire, pourtant élaborés au début de la guerre d’Algérie.

[31] B. Manin, « Le paradigme de l’exception – Et si la fin du terrorisme n’était pas pour demain ? L’État face au nouveau terrorisme », La vie des idées.fr, 15/12/2015

[32] J. Alix, « La lutte contre le terrorisme sous le regard de la CNCDH », in Les grands avis de la CNCDH, à paraître; cf. aussi, P. Berthelet, Crimes et châtiments dans l’Etat de sécurité. Traité de criminologie politique, EPU 2015, p.652 et s. Au demeurant, le fondement de ce consensus nous semble aussi pouvoir être rattaché à l’aggiornamento du Parti socialiste en matière de sécurité et son adhésion à la doctrine sécuritaire néolibérale, actée par le colloque de Villepinte en 1997.

[33] F. Vadillo, « Retour sur la loi Renseignement de 2015 », EHESS, « Les démocraties libérales face au terrorisme: la réponse pénale, l’état d’urgence et la surveillance », 15 janvier 2016

[34] Cf., par exemple, s’agissant de la loi sur le renseignement de 2015: H. Henrion, « CNCIS et CNCTR, Quel contrôle? Les apports de la CNCDH », pp.21-35; Colloque SAF, « Non à la société de surveillance! Non aux lois d’exception! », Bayonne, 12 juin 2015; CNIL, Délibération n°2015-078 du 5 mars 2015 portant avis sur un projet de loi relatif au renseignement (demande d’avis n°15005319 du SG gouvernement), p.10

[35] Ainsi, durant la discussion du projet de loi antiterroriste de 2006, les parlementaires socialistes adoptèrent des positions essentiellement « droitsdel’hommistes » tandis que, depuis 2012, les interventions de l’opposition consiste principalement dans la mise en cause du « laxisme » ou de « l’angélisme » gouvernemental comme ayant contribué à permettre la survenance de l’attentat et dans l’exigence de mesures sécuritaires dépassant celles proposées par le Gouvernement, sans considération manifeste pour les contraintes constitutionnelles.

[36] Pour prendre un exemple récent, l’élargissement conséquent de la possibilité donnée au ministre de l’Intérieur d’assigner un individu à résidence, telle qu’elle résulte de la redéfinition des conditions opérée par la loi du 15 novembre 2015 n’a été que superficiellement abordée durant les débats parlementaires.

[37] Cf. les résultats du vote de la loi du 20 novembre 2015 prolongeant l’état d’urgence, précités. De même, les amendements ne semblent acceptés que lorsqu’ils durcissent encore le programme gouvernemental. Ainsi, durant le bref débat relatif à la loi prolongeant l’état d’urgence en novembre 2015, le Gouvernement a accepté l’amendement du très sécuritaire député « Les Républicains », E. Ciotti, portant la durée maximale d’enfermement à domicile dans le cadre d’une assignation à résidence de 8 à 12 heures. Il ne peut être exclu que de telle concession ait pour objet de faciliter le consensus parlementaire.

[38] Voire, dans la déférence manifestée envers l’injonction du Premier ministre de ne pas procéder à une telle saisine; cf. F. Saint-Bonnet, « Le terroriste djihadiste et les catégories juridiques modernes », JCP, G, 50/2015, p.2266

[39] art. 4-1 de la loi du 20 novembre 2015

[40] cf. http://www.urvoas.bzh: Discours du 19 novembre 2015, en qualité de rapporteur du projet de loi prorogeant l’état d’urgence; note du 2 décembre 2015 sur le contrôle parlementaire des mesures prises pendant l’état d’urgence; Première communication d’étape sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence (Réunion de la commission des Lois, 16 décembre 2015).

[41] Le discours du 19/11/2015 s’articule autour de « 1 – En adoptant ce projet de loi nous nous adaptons à une situation dramatique tout en ménageant les règles habituelles de l’Etat de droit et les libertés publiques » et « 2 – En approuvant ce texte, nous faisons disparaitre une des dernières traces d’un passé peu glorieux »

[42] Discours du 19/11/2015 in fine et introduction de la note du 2/12/2015

[43] Première communication d’étape, 16 décembre 2015, in fine

[44] En date du 13 janvier 2016 et par lequel la commission a estimé que l’état d’urgence était terminé, signifiant ainsi implicitement au Gouvernement qu’une deuxième demande de prolongation aurait plus de difficultés à prospérer que la première.

[45] Visiblement conçu par le Parlement comme un moyen de redorer son blason, une telle démarche pourrait, à terme, alimenter plutôt les théories complotistes.

[46] C. Bargues, « Les acteurs juridiques et les normes constitutionnelles reconnaissant les droits de l’homme en France », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 02 juin 2015, consulté le 10 juillet 2015. URL : http://revdh.revues.org/1358

[47] P. Wachsmann, « Sur la composition du Conseil constitutionnel », Juspoliticum, n°5, 2010. Dès lors, et nous l’espérons, le renouvellement prévu en février prochain pourrait infléchir l’évolution de la jurisprudence du Conseil dans un sens plus garantiste.

[48] J.-F. Seuvic, « Force ou faiblesse de la constitutionnalisation du droit pénal », https://www.courdecassation.fr/IMG/File/pdf_2006/16-03-2006/16_03_06_seuvic.pdf

[49] Par exemple, en matière d’implication de la notion de « procès équitable ».

[50] M. Garrigos, Les aspects procéduraux de la lutte contre le terrorisme – Etude de droit interne et de droit international, Thèse de doctorat, Université de Paris I – Panthéon Sorbonne, 2004, p.374; P. Mazeaud, La lutte contre le terrorisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, conférence lors de la visite à la Cour suprême du Canada, 25 avril 2006, www.conseil-constitutionnel.fr

[51] J.-L. Debré, « Préface », in K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité de la législation antiterroriste. Étude comparée des expériences espagnole, française et italienne, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, t.140, 2012, pp.XIII-XIV

[52] Loi sécurité quotidienne du 15 novembre 2001 (A. Tsoukala, « La légitimation des mesures d’exception dans la lutte antiterroriste en Europe », Cultures&Conflits, n°61, 2006, p.5; M.-H. Gozzi, La loi sur la sécurité quotidienne et la lutte antiterroriste, Recueil Dalloz 2002, n°1, p.4); loi du 21 décembre 2012; loi du 13 novembre 2014 et loi du 20 novembre 2015

[53] K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité de la législation antiterroriste. Étude comparée des expériences espagnole, française et italienne, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, t.140, 2012

[54] K. Roudier, op. cit., thèse, p.80

[55] Ibid., p.325

[56] Ibid., p.326s

[57] Ibid., p.362

[58] K. Roudier, « Le contrôle de constitutionnalité de la législation antiterroriste. Étude comparée des expériences espagnole, française et italienne, Prix de thèse du Conseil constitutionnel 2012 », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 37 – octobre 2012

[59] K. Roudier, op. cit., thèse, p.379

[60] Ibid., p.380

[61] Ibid., p.99

[62] Cons. const., déc. n°86-213 DC, 3 septembre 1986, cons. 17

[63] C. Bargues, op. cit.

[64] P. Wachsmann, « Chronique de jurisprudence – Décision du Conseil constitutionnel n°85-187 DC du 25 janvier 1985 (loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie) », AJDA, 1985, p.363

[65] Validation des règles spéciales de jugement, de la prolongation exceptionnelle de la garde à vue, de la définition pourtant peu précise des infractions terroristes (K. Roudier, op. cit., p.315), des perquisitions nocturnes en enquête de flagrance.

[66] Censures: manquement au principe de non-rétroactivité des lois pénales (J.-F. Seuvic, « Chronique », RSC 1997, p. 405), au principe de proportionnalité et, surtout, exigence du contrôle du juge judiciaire sur l’ensemble des atteintes à la liberté individuelle – cette dernière étant alors considérée au prisme d’une interprétation extensive de l’article 66 de la Constitution comme englobant toutes les libertés individuelles constitutionnellement garanties.

[67] V. Goesel-Le Bihan, « Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n°22, 2007, pp.207-215; cf. aussi M. Garrigos, op. cit., pp.91-92

[68] M. Garrigos, op. cit., p.80

[69] Relative à la loi portant statut de la Polynésie française

[70] F. Luchaire, « Brèves remarques sur une création du Conseil constitutionnel: l’objectif de valeur constitutionnelle » RFDC 2005, n°64, pp.679-680

[71] A. Jennequin, « Le contrôle de compatibilité avec la Constitution en matière de droit pénal », AJDA, 2008, p.594

[72] C. Grewe et R. Koering-Joulin, « De la légalité de l’infraction terroriste à la proportionnalité des mesures antiterroristes », in Mélanges G. Cohen-Jonathan – Liberté, justice, tolérance, Bruylant, 2004, pp.915-916

[73] Par exemple, déc. n°2005-532 DC du 19 janvier 2006, à propos de la disposition permettant aux services chargés de la lutte contre le terrorisme de réquisitionner les données techniques de connexion dans le cadre d’enquêtes administratives; déc. n°2012-228/229 QPC du 6 avril 2012: la différence de traitement instituée entre les suspects de crime entraînant « une discrimination injustifiée », censure des septièmes alinéas des articles 64-1 et 116-1 du CPP qui excluaient l’enregistrement, en matière criminelles, de l’audition du gardé à vue et du mis en examen en matière de crime organisé ou d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation; déc. n°2004-492 DC du 2 mars 2004 (validation de l’article 706-95 CPP): si le Conseil constitutionnel continue de s’assurer que les pouvoirs dérogatoires confiés à la police restent soumis au contrôle du juge judiciaire, il signale implicitement au législateur son renoncement à procéder à un contrôle de la proportionnalité exigeant de ces dispositions (Y. Bisiou, Enquête proactive et lutte contre la criminalité organisée en France, in M.-L. Cesoni (dir.), Nouvelles méthodes de lutte contre la criminalité : la normalisation de l’exception – Etude de droit comparé (Belgique, Etats-Unis, Italie, Pays-Bas, Allemagne, France), Bryulant / LGDJ, 2007, p.353).

[74] Comp., à propos des contrôles d’identité frontaliers: Cons. const. déc. n° 93-323 DC du 5 août 1993, loi relative aux contrôles et vérifications d’identité et Cons. const., déc. n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006, loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers; cf. aussi, déc. n°2004-492 DC du 2 mars 2004 et déc. n°96–377 DC du 16 juillet 1996 à propos des perquisitions de nuit en enquête préliminaire (la substitution du juge des libertés et de la détention au procureur de la République par la loi de 2004 n’est pas de nature à justifier le revirement du Conseil constitutionnel, les considérants relatifs à la garde à vue confirmant que le Conseil constitutionnel considère, comme aujourd’hui et malgré la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le parquet comme constitué de magistrats, au sens de l’article 66 de la Constitution (V. Bück, Chronique de droit constitutionnel pénal, Revue de sciences criminelles 1/2005, pp.122-134; J.-E. Schoettl, La loi « Perben II » devant le Conseil constitutionnel – Décision n°2004-492 DC du 24 mars (loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité), Gazette du Palais, Recueil mars-avril 2004, p.893).

[75] H. Leclerc, La dérive des libertés en France, Petites Affiches, 7 avril 2005, n°69, p.22; sur le contrôle du juge des libertés et de la détention: P. Le Monnier de Gouville, Le juge des libertés et de la détention. Entre présent et avenir, Thèse de doctorat (D. Rebut, dir.), Université de Paris II – Panthéon-Assas, 2011

[76] Par exemple: déc. n°2010-31 QPC du 22 septembre 2010 relative à la possibilité de porter à six jours la garde à vue des terroristes présumés, le Conseil relève qu’« il ressort des travaux parlementaires qu’une telle dérogation (…) ne peut être mise en oeuvre qu’à titre exceptionnel pour protéger la sécurité des personnes et des biens contre une menace terroriste imminente et précisément identifiée ».

[77] K. Roudier, op. cit., p.290; CNIL, Rapports annuels, 2004 à 2006; CE, 28 juillet 1995, CGT et Council of the European Union, Presidency in co-operation with the Counter Terrorism Coordinator, Final report on the Evaluation of National Anti-Terrorist Arrangements: Improving national machinery and capability for the fight against terrorism, 12168/3/05 REV 3, 18 November 2005: Recommendation 7: Access to databases

[78] Par exemple, déc. n°2005-532 DC du 19 janvier 2006: pouvoir donné aux agents chargés de la lutte contre le terrorisme, agissant dans le cadre d’enquêtes administratives, de requérir, hors de tout contrôle judiciaire, les données de connexion des utilisateurs, à condition que la mise en oeuvre de cette prérogative soit soumise au contrôle de la CNIL; cf. J. Boyer, Fichiers de police judiciaire et normes constitutionnels : quel ordre juridictionnel ? (Commentaire de la décision du Conseil constitutionnel du 13 mars 2003 relative à la loi sur la sécurité intérieure, ou « Splendeurs et misères… »), Petites affiches, 22 mai 2003, n°102, p.14

[79] K. Roudier, op. cit., pp.100-101; par exemple: déc. n°2011-223 QPC: atteinte à la liberté de choix de l’avocat pour les suspects de terrorisme (art. 706-88-2 du code de procédure pénale); censure, non sur le principe, mais à raison de la définition insuffisante des exigences de motivation de sa décision imposées au juge pour l’ordonner; décision n°2011-223 QPC du 17 février 2012 (J.-B. Perrier, « Restriction au libre choix de l’avocat lors de la garde à vue en matière de terrorisme: une inconstitutionnalité et une possibilité – note s/ Cons. const. 17 février 2012, n°2011-223 QPC », AJ Pénal, 06/2012, p.343; cf. aussi Cons. const., décision n° 2014-428 QPC du 21 novembre 2014, M.Nadav B. [Report de l’intervention de l’avocat au cours de la garde à vue en matière de délinquance ou de criminalité organisées]; François Desprez, « Conformité à la Constitution du report de l’intervention de l’avocat au cours de la garde à vue pour criminalité organisée », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 23 décembre 2014. URL : http://revdh.revues.org/1035).

[80] Décision n°2015-490 QPC du 24/10/2015 (http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/videos/2015/octobre/affaire-n-2015-490-qpc.144426.html)

[81] Déc. n°2014-439 QPC du 23 janvier 2015: validation de la peine de déchéance de la nationalité française applicable aux personnes ayant acquis la nationalité française, définitivement condamnées pour une infraction terroriste (C. Chassang, « Constitutionnalité de la déchéance de nationalité pour acte de terrorisme; note s/ Cons. const. 23 janvier 2015, n°2014-439 QPC, M. Ahmed S. », AJ Pénal 4/2015, p.201 cf. aussi: P. Lagarde, note s/ Cons. const. 23 janvier 2015, n°2014-439 QPC, Rev. crit. DIP, n°104, 1/2015, p.119); déc. n°2015-478 QPC du 24 juillet 2015; déc. n°2015-490 QPC du 14 octobre 2015: validation du dispositif d’interdiction administrative de sortie du territoire visant les ressortissants français prévu à l’article L224-1 du code de la sécurité intérieure.

[82] R. Parizot, « Surveiller et prévenir… à quel prix? Loi n°2015-912 du 24 juillet 2015 sur le renseignement », JCP, G, 41/2015, p.1816; O. Desaulnay et R. Ollard, « Le renseignement français n’est plus hors la loi. Commentaire de la loi n°2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement », Droit pénal, 9/2015, Etude n°17; X. Latour, « La loi relative au renseignement: un Etat de surveillance? », JCP, Admi. et Coll. tertio., 40/2015, n°2286, p.43; M. Verpeaux, « La loi sur le renseignement, entre sécurité et libertés – A propos de la décision du Conseil constitutionnel n°2015-713 DC du 23 juillet 2015, JCP, G, 38/2015; M.-H. Gozzi « Sed quis custodiet ipsos custodes? A propos de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, JCP, G, 38/2015, p.1608. Le seul satisfecit que nous avons pu trouver est délivré par J.-P. Derosier , « La loi renseignement: de l’état de surveillance à l’état de bienveillance », note n°16 – Fondation Jean-Jaurès Thémis – Observatoire justice et sécurité – 23 novembre 2015 (dirigé par J.-J. Urvoas)

[83] Précitées

[84] cons. 72 à 74

[85] Relatives, d’une part, à l’énumération particulièrement extensive des finalités pour lesquelles les services de renseignement peuvent recourir aux techniques spéciales et, d’autre part, à la réquisition administrative des données techniques de connexion auprès des opérateurs.

[86] A propos de la procédure dite d’« urgence opérationnelle » et de la surveillance des communications émises et reçues de l’étranger.

[87] La condamnation récente de la Hongrie pour violation de l’article 8 de la CESDH à raison de l’insuffisante effectivité du contrôle de sa législation anti-terroriste permettant la surveillance de masse indiscriminée (CEDH, 12 janvier 2016, Szabo et Vissy c. Hongrie, n°37138/14) pourrait, comme en matière de garde à vue, mettre le Conseil constitutionnel en porte à faux avec les obligations internationales contractées par la France.

[88] Le Conseil constitutionnel est, en cela, cohérent avec l’appréciation qu’il a précédemment porté sur l’assignation à résidence des étrangers en situation irrégulière (Cons. const., 9 juin 2011, n° 2011-631 DC). Il n’en reste pas moins que cette analyse systématique est peu conforme à l’exigence formulée par la Cour européenne des des droits de l’homme d’un examen circonstancié in concreto et individualisé de la privation de liberté (CEDH, 20 avril 2010, Villa c/ Italie)

[89] Or, le législateur avait saisi le Conseil d’Etat d’une demande d’avis sur la légalité de tels camps (infra).

[90] P. Cassia, « De la différence entre la théorie et la pratique juridiques », 23 décembre 2015, Le blog de Paul Cassia

[91] S. Degirmenci, « Une validation sinueuse de l’assignation à résidence en état d’urgence doublée d’un appel renforcé au contrôle du juge administratif », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 31 décembre 2015. URL : http://revdh.revues.org/1763

[92] Déc. n°2014-439 QPC, précitée.

[93] K. Roudier, op cit., thèse, pp.136 et 138

[94] J. Alix, « Fallait-il étendre la compétence des juridictions pénales en matière terroriste? (à propos de l’article 2 de la loi relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme) », D. 8/2013, p.518; J. Alix, « La répression de l’incitation au terrorisme », Gaz. Pal., éd. spéc., n°53 à 55, 2015, p.4; J.-L. Gillet, P. Chaudon et W. Mastor, Terrorisme et liberté (débat), Constitutions, 3/2012, p.409; C. Mauro, Une nouvelle loi contre le terrorisme: quelles innovations? à propos de la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014, JCP, G, 48/2014, 1203; R. Ollard et O. Desaulnay, « La réforme de la législation anti-terroriste ou le règne de l’exception pérenne » Droit pénal, 1/2015, Etudes n°1, p.8; N. Catelan, Commentaire de la loi n°2014-1353, RSC, 2/2015, p.435; M. Danti-Juan, « Quelques remarques sur les principales mesures de droit pénal spécial issues de la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme », RPDP, 01/2015, p.142; V. Malabat, « Quand le droit pénal se perd entre égalité réelle et terrorisme éventuel… », RPDP, 3/2014, p.627; V. Codaccioni, Justice d’exception – L’Etat face aux crimes politiques et terroristes, CNRS Ed. 2015, pp.280-281; Florent Guénard, « Le 11 septembre et l’anti-terrorisme. Entretien avec Antoine Garapon », La Vie des idées , 9 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Le-11-septembre-et-l-anti.html)

[95] J. Corroyer, « Droit pénal de l’ennemi et anticipation », Jurisprudence, Revue critique « Droit pénal et politique de l’ennemi », 2015, p.137; cf. aussi, art. 421-2-6 du code pénal, introduit par la loi n°2014-1353, aux termes duquel: « I.-Constitue un acte de terrorisme le fait de préparer la commission (d’un acte de terrorisme), dès lors que la préparation de ladite infraction est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur et qu’elle est caractérisée par : 1° Le fait de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui ; 2° Et l’un des autres faits matériels suivants : (…) c) Consulter habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne ou détenir des documents provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ».

[96] M. Valls, « Défendre l’Etat par la force du Droit », Rencontres internationales des Magistrats antiterroristes, Paris, 27/29 avril 2015, Les Annonces de la Seine, n°16/2015, p.6

[97] D. Brach-Thiel, Le nouvel article 113-3 du code pénal: contexte et analyse, AJPénal, 2/2013, p.91

[98] J. Alix, Réprimer la participation au terrorisme, RSC 2014, p.849, cf. aussi P. Chrestia, La loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme : premières observations, Recueil Dalloz, n°21, 2006, p.1409

[99] L’ancien directeur de l’UCLAT préfère parler de stratégie de « neutralisation judiciaire préventive » (C. Chaboud, cité par V. Codaccioni, Justice d’exception – L’Etat face aux crimes politiques et terroristes, CNRS Ed. 2015, p.282)

[100] La DGSI, par exemple

[101] J. Moreau, « Police et séparation des autorités administrative et judiciaire » in C. Vautrot-Schwarz (dir.), La police administrative, PUF, coll. Thémis – essais, 2014, pp.31-32

[102] Cf. aussi Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme, La France face au terrorisme, La documentation française, 2006: « Pour être efficace, un dispositif judiciaire de lutte contre le terrorisme doit combiner un volet préventif, dont l’objet est d’empêcher les terroristes de passer à l’action, et un volet répressif, destiné à punir les auteurs d’attentats, leurs organisateurs et leurs complices. Le système français obéit à cette logique. Mais son originalité et sa force réside dans le fait que la frontière entre prévention et répression n’est pas étanche »

[103] Plus précisément, relèvent de la police administrative la surveillance, éventuellement aléatoire, d’internet ou l’infiltration des lieux où sont susceptibles de se rencontrer des aspirants terroristes.

[104] Pour l’illustrer, à propos du blocage administratif des sites internet prévu par la loi du 13 novembre 2014: R. Ollard et O. Desaulnay, « La réforme de la législation anti-terroriste ou le règne de l’exception pérenne » Droit pénal, 1/2015, Etudes n°1, p.10

[105] Par exemple: J.-P. Derosier , La loi renseignement: de l’état de surveillance à l’état de bienveillance, note n°16 – Fondation Jean-Jaurès Thémis – Observatoire justice et sécurité – 23 novembre 2015; cf. aussi: M. Quéméner, « Entretien – Circulaire du 5 décembre 2014: quels progrès pour la lutte contre le terrorisme? », D. 3/2015. 200

[106] Sur ce point, cf. E. Dreyer, « Les restrictions administratives à la liberté d’aller et de venir des personnes suspectées de terrorisme », Gaz. Pal., éd. spécialisée, n°53-55/2015, p.22

[107] Nous soulignons

[108] J. Alix, « Fallait-il étendre la compétence des juridictions pénales en matière terroriste? », D.2013. 518; D. Brach-Thiel, « Le nouvel article 113-13 du code pénal: contexte et analyse », AJ Pénal, 2013. 90; T. Herran, « La nouvelle compétence française en matière de terrorisme – Réflexions sur l’article 113-13 du code pénal », Droit pénal, 4/2013, Etudes n°4

[109] CNCDH, Avis sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, 25 septembre 2014

[110] J. Alix, « La lutte contre le terrorisme sous le regard de la CNCDH », précité

[111] J. Moreau, op. cit., p.26

[112] CE, 14 novembre 2005, Rollin n° 28683 rendue par M. Genevois

[113] D. Bigo, « Exception et ban: à propos de l’état d’exception », Erytheis, n°2, 11/2007, p.128

[114] M.-L. Basilien-Gainche, op. cit., pp.284-285

[115] Ainsi, à raison de la jurisprudence du Conseil constitutionnel précédemment rappelée, le juge pénal se voit, conformément aux dispositions de l’article 62 de la Constitution, privé de toute possibilité d’exercer son contrôle sur les actes qualifiées de « police administrative ».

[116] Par exemple, la notion d’apologie du terrorisme et l’élément matériel de l’entreprise terroriste individuel ou les conditions permettant d’assigner un individu à résidence.

[117] Déclaration consignée dans une Note verbale de la Représentation Permanente de la France, datée du 24 novembre 2015, enregistrée au Secrétariat Général le 24 novembre 2015 – Or. fr.

[118] A. Petropoulou, Liberté et sécurité: les mesures antiterroristes et la Cour européenne des droits de l’homme, Pédone, Publications de la FMDH, série n°19, 2014, pp.109-113

[119] CE, 28 juin 1918, Heyriès, Rec. p. 651; CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent, Rec. p.208

[120] Crim. 13 octobre 2004, BC n°243, AJ Pénal 2004, p.451, obs. C.-S. Enderlin

[121] CE 19 mai 1933, n° 17413, Benjamin et syndicat d’initiative de Nevers, Lebon 541

[122] Le « logiciel interprétatif du Conseil d’Etat s’agissant des interdictions préventives fondées sur l’ordre public pour empêcher une infraction pénale » (Selon la formule de S. Slama) a été récemment rappelé par la rapporteure publique A. Bretonneau, « Conclusions – Légalité de la circulaire Valls dans l’affaire Dieudonné », AJDA 2015, p.2508

[123] Selon la formule d’A. Petropoulou, Liberté et sécurité: les mesures antiterroristes et la Cour européenne des droits de l’homme, Pédone, Publications de la FMDH, série n°19, 2014, p.103; cf. aussi, CE, Ass., 24 mars 2006, Rolin et Boisvert,

[124] http://www2.assemblee-nationale.fr/14/commissions-permanentes/commission-des-lois/controle-parlementaire-de-l-etat-d-urgence/controle-parlementaire-de-l-etat-d-urgence/donnees-de-synthese/mesures-administratives-prises-en-application-de-la-loi-n-55-385-du-3-avril-1955-depuis-le-14-novembre-2015-au-7-janvier-2016; ainsi, deux recours ont été exercés suite aux perquisitions tandis que soixante-sept référés-libertés et cinquante-trois recours pour excès de pouvoir ont été introduits contre des mesures d’assignations à résidence (dont, respectivement, trois et un ont conduit à l’annulation de la décision).

[125] Par exemple, TA Paris, Juge des référés, n°1519299/9, M. Joël D. et autres, Ordonnance du 26 novembre 2015, 54-035-01-05, 54-035-03-03-01-02, 49-04-02-01 C ou TA Paris, juge des référés, M.A., ordonnance du 27 novembre 2015, n°1519031

[126] Rappelons que la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015, en son article 4, 2°, modifie l’article 6 de la loi n°55-385 et prévoit que « Le ministre de l’intérieur peut prononcer l’assignation à résidence, dans le lieu qu’il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret (…) et à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » et que « La personne (…) peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d’habitation déterminé par le ministre de l’intérieur, pendant la plage horaire qu’il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures » et se voir imposer diverses obligations. La nouvelle loi crée aussi un article 14-1 de la loi de 1955 aux termes duquel: « les mesures prises sur le fondement de la présente loi sont soumises au contrôle du juge administratif dans les conditions fixées par le code de justice administrative, notamment son livre V ». Dans sa circulaire aux préfets (Circulaire du ministère de l’intérieur aux Préfets, mise en oeuvre du décret n°2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n’°55-385 du 3 avril 1955 modifiée instituant l’état d’urgence et du décret n°2015-1476 du 14 novembre 2015 relatif à l’application de la même loi, NOR:INTK1500247J, 14 novembre 2015), le ministre de l’Intérieur rappelle que « l’état d’urgence a été déclaré (…) afin, dans un contexte marqué par la menace terroriste et les terribles attentats du 13 novembre 2015, de renforcer les compétences de police administrative des autorités de l’Etat et ainsi de rétablir la sécurité des populations » et qu’il importe en particulier que les mesures que vous prendrez soient nécessaires et proportionnées à l’importance des troubles ou de la menace qu’il s’agit de prévenir »

[127] Arrêtés d’assignation à résidence pris contre des militants écologistes à l’occasion de la conférence sur le climat COP21, 24 et 25 novembre 2015 (non publiés).

[128] https://considerantque.wordpress.com/2016/01/02/letat-durgence-face-au-juge-liste-des-suspensions-et-des-jugements-en-exces-de-pouvoir/

[129] Ce qui, s’agissant de la contestation de notes blanches souvent imprécises, revient à exiger du requérant une sorte de probatio diabolica.

[130] TA Paris, 27 novembre 2015, n°1519030 et n°1519031; TA Bordeaux, 17 décembre 2015, n°1505132; TA Nîmes, 17 décembre 2015, n°1503699 et n°1503795; TA Versailles, 21 décembre 2015, n°1507635; TA Melun, 30 novembre 2015, n°395009. Cf. aussi TA Rennes, 30 novembre 2015, n°394990, 394991, 394992, 394993 et 395002; TA Cergy-Pontoise, 28 novembre 2015, n°394989 (défaut d’urgence).

[131] TA Nice, 3 décembre 2015, n°1504743 (suspension d’un arrêté portant interdiction de fréquenter certains lieux de culte); TA Cergy-Pontoise, Juge des référés, 17 décembre 2015, n°1510839; TA Lille, Juge des référés, 22 décembre 2015, n°1510268; TA Poitiers, 27 décembre 2015, n°1502827 (suspension d’arrêtés portant assignation à résidence).

[132] TA Pau, 30/12/2015 (cité par J.-B. Jacquin, « Etat d’urgence: le réveil des tribunaux administratifs », Le Monde 2-4/01/2016)

[133] Comp. par exemple: TA Paris, 27 novembre 2015, n°1519030 et TA Poitiers, 27 décembre 2015, n°1502827

[134] CE, 9 décembre 2005, Mme Allouache

[135] Conformément à la jurisprudence habituelle en matière de référé-liberté (art. L521-2 du code de justice administrative)

[136] TA, Cergy, 28 nov. 2015 ; TA Melun, 8 déc. 2015, n° 1509962

[137] Comp. TA Bordeaux, 17 décembre 2015, n°1505132 et TA Cergy-Pontoise, Juge des référés, 17 décembre 2015, n°1510839

[138] Comp. TA Paris, 27 novembre 2015, n°1519030 et TA Lille, 22 décembre 2015, n°1510268

[139] Etat d’urgence : des juges administratifs appellent à la prudence, 29 décembre 2015, par Les invités de Mediapart Édition, https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/291215/etat-d-urgence-des-juges-administratifs-appellent-la-prudence

[140] Selon l’expression de X. Latour, précité

[141] Nous sommes parfaitement conscient qu’il n’est guère approprié de traiter des avis rendus par le Conseil d’Etat dans des développements consacrés au contrôle juridictionnel. Cependant, considérant la cohérence qui lie les avis rendus sur les projets de loi et les solutions apportées par le Conseil d’Etat au contentieux dont il a été saisi, il a paru opportun de les présenter ensemble.

[142] Les avis rendus sur les lois antiterroristes de 2012 et 2014 n’ont, à notre connaissance, pas été rendus publics.

[143] Conseil d’Etat, Assemblée générale, Sections de l’intérieur et de l’administration, 19 mars 2015, Avis consultatif, Renseignement, n°389.754

[144] Par exemple, la définition des domaines de compétence des services de renseignement.

[145] CEDH, 29 juin 2006, Weber et Saravia c. Allemagne, n°54934/00; CEDH, 1 juillet 2008, Liberty et autres c. Royaume-Uni, n°58243/00; CEDH, 18 mai 2010, Kennedy c. Royaume-Uni, n°26839/05; CEDH, 2 février 2010, Daléa c. France, n°967/07

[146] A. Petropoulou, op. cit., p.448-492

[147] CEDH, plénière, 6 septembre 1978, Klass et autres c. Allemagne, n°5029/71, §42

[148] CEDH, 24 avril 1990, Huvig c. France, n°11105/84; CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France, n°11801/85; CEDH, 23 novembre 1993, A. c. France, n°14838/89; CEDH, 24 août 1998, Lambert c. France, n°88/1997/872/1084; CEDH, 31 mai 2005, Vetter c. France, n°59842/00; CEDH, 17 décembre 2009, Bouchacourt c. France, n°5335/06, CEDH, 17 décembre 2009, Gardel c. France, n°16428/05

[149] CEDH, GC, 4 mai 2000, Rotaru c. Roumanie, n°28341/95 et CEDH, GC, 4 décembre 2008, S et Marper c. Royaume-Uni, n°30562/04 et n°30566/04

[150] CEDH, 6 juin 2006, Segerstedt-Wiberg et autres c. Suède, n°62332/00

[151] CEDH, 23 avril 1997, Van Mechelen c. Pays-Bas, n°21363/93, 21364/93 et 21427/93; CEDH, GC, 16 février 2000, Rowe et Davis c. Royaume-Uni, n°28901/95; CEDH, GC, 19 février 2009, A et autres c. Royaume-Uni; cf. A. Petropoulou, Liberté et sécurité: les mesures antiterroristes et la Cour européenne des droits de l’homme, Pédone, Publications de la FMDH, série n°19, 2014, pp.214-215

[152] CJUE, GC, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland Ltd & Michael Seitlinger e.a. (affaires jointes C-293/12 & C-594/12); cf. Marie-Laure Basilien-Gainche, « Une prohibition européenne claire de la surveillance électronique de masse », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 14 mai 2014, consulté le 28 décembre 2015. URL : http://revdh.revues.org/746; cf. aussi; CEDH, 12 janvier 2016, Szabo et Vassi c. Hongrie, précité.

[153] Selon la formule de F. Varillo, précité

[154] CE, Section de l’intérieur, Avis sur un projet de loi prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions, n°390.786, 17 novembre 2015

[155] Ass, 24 mars 2006, Rolin et Boisvert

[156] Cons. 5 à 7

[157] Cons. 9

[158] Cons. 10

[159] Cons. 12

[160] Conseil d’Etat, Assemblée générale, Section de l’intérieur, Avis sur la constitutionnalité et la compatibilité avec les engagements internationaux de la France de certaines mesures de prévention du risque de terrorisme, n° 390867, 17 décembre 2015

[161] §.6

[162] Projet de loi constitutionnelle n°3381 de protection de la Nation, en registré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 23 décembre 2015

[163] Conseil d’Etat, Assemblée générale, Section de l’intérieur, Avis sur le Projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, 11 décembre 2015, n°390866

[164] §.10

[165] G. Bigot, Ce droit qu’on dit administratif… Etudes d’histoire du droit public, La mémoire du Droit, 2015, pp.XV-XVI

[166] Ibid., pp.XXIII-XXIV. Cf. aussi, pp.XLIII-XLIV et pp.61-62

[167] §.10

[168] §.12

[169] §.14

[170] Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques

[171] X. Domino, rapporteur public, conclusions

[172] Projet de loi prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions, exposé des motifs: « Il est indispensable, pour approfondir la lutte contre le terrorisme, que les autorités administratives puissent recourir à ces mesures pendant une période limitée mais suffisamment longue pour s’assurer que les réseaux terroristes, au-delà des procédures juridictionnelles en cours, puissent être, par des actions coercitives, mis hors d’état de nuire » et « ces différentes évolutions visant à rendre plus efficace la prévention d’actes terroristes notamment, doivent s’accompagner d’une adaptation et d’un renforcement des garanties offertes par la loi de 1955 dans la mise en œuvre des prérogatives confiées à l’autorité administrative ».

[173] Projet de loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions, étude d’impact du 17 novembre 2015, particulièrement les points 2.1 « Objectifs poursuivis par la loi », 2.2.1. « Modification des dispositions relatives à l’assignation à résidence », 2.2.1.1.- Adaptation des critères: «  Le projet de loi fait évoluer le champ d’application de l’assignation à résidence afin de mieux répondre à l’objectif visé et à la réalité de la menace, en substituant aux termes « [de toute personne] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics », qui apparaissent trop restrictifs, les termes « [de toute personne] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics », qui permettent d’inclure dans le champ des personnes qui ont appelé l’attention des services de police ou de renseignement par leur comportement ou leurs fréquentations, propos ou projets. En effet, dans le cas de personnes soupçonnées de préparer des actes de terrorisme, les renseignements recueillis peuvent donner des indications sur la préparation d’un acte, alors que l’activité de la personne ne s’est jamais avérée dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ».

[174] Mutatis mutandis, CEDH, 30 août 1990, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, n°12244/86, 12245/86 et 12383/86, §32-34; CEDH, 6 septembre 1978, Klass et autres c. Allemagne, n°5029/71; CEDH, GC, 15 novembre 1996, Chahal c. Royaume-Uni, n°22414/93; cf. A. Petropoulou, Liberté et sécurité: les mesures antiterroristes et la Cour européenne des droits de l’homme, Pédone, Publications de la FMDH, série n°19, 2014, pp.56-59

[175] CE, 11 décembre 2015, n°395009, 394990, 394992, 394993, 394989, 394991, 395002

[176] Cons. 27

[177] CE, 18 décembre 2015, association lutte pour un football populaire, association de défense et d’assistance juridique des intérêts de supporters, n°395339,395349

[178] Cons.5

[179] Etat d’urgence : des juges administratifs appellent à la prudence, 29 décembre 2015, précité

[180] CE, 23 décembre 2015, M. B., n°395229

[181] CE, 6 janvier 2016, ministre de l’intérieur c/ M. A…B, n°395620, 395621

[182] CE, 6 janvier 2016, Mme C…, n°395622

[183] M.-C. de Montecler, « Les modalités d’assignation à résidence passées au crible de l’intérêt de l’enfant », AJDA 2016 p.11

[184] Cf. aussi CE, 15 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme, n°395091 et 395092: renvoi au Conseil constitutionnel de deux questions prioritaires de constitutionnalité portant respectivement sur l’article 8 (atteinte au droit d’expression collective et des opinions susceptible de résulter des mesures d’interdiction de réunions) et sur l’article 11 (atteinte au droit à la vie privée et aux dispositions de l’article 66 de la Constitution susceptibles de résulter des perquisitions administratives opérées de nuit) de la loi du 3 avril 1955, modifiée par la loi du 20 novembre 2015; cf. P. Cassia, « Perquisitions administratives et libertés constitutionnelles », 18 janv. 2016, Le blog de Paul Cassia

[185] Par exemple, CEDH, GC, Ramirez Sanchez c. France, 4 juillet 2006

[186] CEDH, GC, Öcalan c. Turquie, 12 mai 2005; CEDH, GC, Jalloh c. Allemagne, 11 juillet 2006; CEDH, GC, Söylemez c. Turquie, 21 septembre 2006; CEDH, 27 novembre 2008, Salduz c. Turquie; CEDH, GC, 29 mars 2010, Medvedyev et autres c. France; cf. aussi H. Tigroudja, L’équité du procès pénal et la lutte internationale contre le terrorisme. Réflexions autour de décisions internes et internationales récentes, Revue Trimestrielle des Droits de l’Homme n°69, 2007, p.22; A. Petropoulou, Liberté et sécurité: les mesures antiterroristes et la Cour européenne des droits de l’homme, Pédone, Publications de la FMDH, série n°19, 2014, p.195

[187] Op. cit., pp.254-255

[188] Ibid., pp.293-295

[189] B. Cazeneuve et C. Taubira, « Prétendre que le gouvernement procède à une mise à l’écart de la justice est une contrevérité », Le Monde, 07 janvier 2016

[190] M. Garrigos dénonçait déjà cette dérive il y a plus de dix ans (op. cit., pp.155-156).

[191] Cf. projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, 23 décembre 2015

[192] Ainsi, la législation issue de la loi Perben II pose quelques difficultés au regard des exigences européennes, en ce qu’elle transfère substantiellement la compétence de contrôle des procédures du siège (le juge d’instruction) vers le ministère public, dont on sait que le statut qui est le sien en France n’enthousiasme guère les juges européens (CEDH, 23 novembre 2010, Moulin c/ France). La chambre criminelle de la Cour de cassation en a pris acte (Crim. 15 décembre 2010, BC 207) mais elle n’en valide pas moins les actes accomplis conformément aux prescriptions des articles 706-80 et suivants du code de procédure pénale.

[193] Pour l’illustrer: « Tarnac: le parquet fait appel après l’abandon de la qualification ‘terroriste’ », Le Monde, 10/08/2015

[194] CPT/Inf (2001) 10, 19 July 2001, §.16; CommDH(2006)2, 15 February 2006, §§.174-180; Amnesty International, France, Pour une véritable justice – Mettre fin à l’impunité de fait des agents de la force publique dans les cas de coups de feu, de morts en garde à vue, de torture et autres mauvais traitements, EUR 21/001/2005; CNDS, Rapport annuel 2007, 2008, pp.9-17 et, implicitement, Commission de modernisation de l’action publique (J.-L. Nadal), Refonder le ministère public, Rapport à Mme la garde des Sceaux, ministre de la Justice, novembre 2013, propositions 38 et 39; cf. aussi D. Salas, La volonté de punir – Essai sur le populisme pénal, Hachette, 2005, p.159

[195] Ils se limitent pour l’essentiel à la brigade criminelle de la Préfecture de police de Paris, à la sous-direction antiterroriste de la DCPJ et à la Direction générale de la sécurité intérieure.

[196] J. Shapiro and B. Suzan, The French Experience of Counter-terrorism, Survival, vol. 45, n°1, Spring 2003, pp.85-91

[197] Human Rights Watch, La justice court-circuitée – Les lois et procédures antiterroristes en France, 2008

[198] R. Lorrain, avocat au barreau de Paris in conférence « Le parquet dans la lutte contre le terrorisme », 16 avril 2015, IEP de Strasbourg

[199] Europol, TE-SAT, 2015 (p.45: 35 condamnations et 2 relaxe/acquittement soit 5%), 2014 (p.50: 49/2 soit 4%), 2013 (p.46: 97/7 soit 7%)

[200] ONRDP, La criminalité en France – Rapport annuel 2014, synthèse, p.15

[201] V. Codaccioni, op. cit; S. Durand-Souffland, Frisons d’assises – L’instant où le procès bascule, Denoël, coll. Points, 2012, pp.139-140

[202] art. 421-2-5 du code pénal, issu de la loi du 13 novembre 2014

[203] CEDH, 2 octobre 2008, Leroy c. France, n°36109/03

[204] Circulaire du garde des Sceaux, ministre de la Justice aux procureurs généraux, Infractions commises à la suite des attentats terroristes commis les 7, 8 et 9 janvier 2015, 2015/0213/413 du 12 janvier 2015

[205] J.-B. Jacquin, « Après les attentats, une justice rapide et sévère contre l’apologie du terrorisme »

[206] C. Godeberge et E. Daoud, « La loi du 13 novembre 2014 constitue-t-elle une atteinte à a liberté d’expression? De la nouvelle définition de la provocation aux actes de terrorisme et de l’apologie de ces actes », AJ Pénal, 12/2014, Dossier Lutte contre le terrorisme, p.566; V. Brengarth, « L’apologie et la provocation au terrorisme dans le code pénal – Etude critique et premier bilan », JCP, G, 39/2015, 1003

[207] CEDH, 6 juillet 2010, Gözel et Özer c. Turquie, n°43453/04 et 31098/05

[208] CEDH, GC, 8 juillet 1999, Sürek c. Turquie, n°2682/95

[209] A. Petropoulou, Liberté et sécurité: les mesures antiterroristes et la Cour européenne des droits de l’homme, Pédone, Publications de la FMDH, série n°19, 2014, pp.249-250

[210] D. Ligier, Analyse de la jurisprudence en construction sur la loi du 13 novembre 2014: Patriot Act à la française?, Colloque SAF, « Non à la société de surveillance! Non aux lois d’exception! », Bayonne, 12 juin 2015, p.54

[211] A. Cheval, « Mulhouse, Tribunal correctionnel, Provocation à un acte terroriste ou simple tag », DNA, 9 avril 2015, p.14; P. T., « Calais : poursuivi pour apologie du terrorisme, un migrant iranien relaxé », 17/11/2015; M.GO. ET P.T., « Calais : le parquet fait appel de la relaxe du migrant poursuivi pour apologie du terrorisme », La Voix du Nord, 18/11/2015

[212] P. de Combles de Nayves, « Sauf en matière terroriste – Crim. 21 mai 2014, n°13-83758 », AJ Pénal, 11/2014, arrêt du mois, p.529; J. Alix, « Réprimer la participation au terrorisme », RSC 2014, p.849; cf. aussi Crim. 17 juin 2006, BC 149

[213] M. Herzog-Evans, « Les terroristes doivent avoir de la compassion pour les victimes et renoncer à leurs idées politiques », note s/ Crim. 9 avril 2014, AJ Pénal 2/2015, p.108

[214] Crim. 18 août 2010, n°10-85717

[215] Crim, 28 février 2012, n°12-80.744

[216] Crim. 18 février 2014, n°14-80485; Crim. 4 février 2014, n°14-80007; Crim.14 janvier 2014, n°13-88406; Crim. 7 août 2013, n°13-85076; Crim. 10 avril 2013, n°13-81836, 13-81837 et 13-81838 (3 arrêts); Voir, notre article, «La chambre criminelle de la Cour de cassation a-t-elle sacrifié la confiance mutuelle aux droits de l’homme? Réflexions sur la jurisprudence afférente à l’article 695-22, 5° du code de procédure pénale», in Droit répressif au pluriel: droit interne, droit international, droit européen, droits de l’homme – Liber amicorum en l’honneur de Renée Koering-Joulin, Anthémis, coll. Droit & Justice 110, 2014, pp.79-111

[217] Cf. notre article, «Fight against Terrorism and Human Rights: French Perspective», in M. Wade & A. Maljevic (ed.), A War on Terror? The European Stance on a New Threat, Changing Law and Human Rights Implications, Springer (NY), 2010, pp. 467-503; Human Rights Watch, « Sans poser de questions » La coopération en matière de renseignement avec des pays qui torturent, 28 juin 2010

[218] F. Sudre, « Utilisation de preuves obtenues au moyen d’un traitement contraire à l’article 3 – obs. s/ CEDH, 25 septembre 2012, El Haski c. Belgique, n°649/08 », JCP, G, 3/2013, p.94; L. Milano, « L’utilisation de preuves obtenues par la torture constitue un déni de justice flagrant; obs. s/ CEDH, 17 janvier 2012, Othman c/ Royaume-Uni, n°8139/09 », JCP, G, 6/2012, p.257; A. Petropoulou, op. cit, pp.227-231

[219] Par exemple, l’accord conclu le 31 janvier 2015 entre les ministres de la Justice français et marocain, permettant la reprise de la coopération judiciaire et antiterroriste entre les deux Etats.

[220] Cf. notre article, «Procès équitable: la chambre criminelle tend à nouveau les verges à la Cour européenne des droits de l’homme (à propos de Crim. 3/9/2014, 11-83598)», AJ Pénal, 12/2014, Arrêt du mois, pp.577-581

[221] Crim., 17 février 2010, 09-81736, non publié

[222] Crim. 7 janvier 2014, BC n°1; cf. A. Bergeaud-Wetterwald, op. cit., p.12; E. Vergès, «Loyauté et licéité, deux apports majeurs à la théorie de la preuve pénale», D. 2014, 408; J. Danet, «Principe de loyauté des preuves et sonorisation des cellules de garde à vue», RSC 1/2014, p.130; A. Gallois, «Loyauté des preuves pénales: la Cour de cassation est-elle allée trop loin?», JCP, G, 9/2014, p.435; O. Bachelet, «Sonorisation de cellules de garde à vue: loyauté versus légalité», Gaz. Pal. n°38-39/2014, p.21; J. Pradel, «Sonorisation de locaux de garde à vue», D. 2014, p.1738

[223] Plén. 6 mars 2015, n°14-84339, publié au bulletin; cf. M. Touillier, « La volonté des enquêteurs de « tout voir et tout savoir » en garde à vue à l’épreuve des droits fondamentaux du suspect », La revue des droits de l’homme (en ligne), Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 14 mai 2015. URL: http://revdh.revues.org/1091

[224] TUE, 16 octobre 2014, Libération Tigers of Tamil Eelam (LTTE) c. Conseil de l’Union européenne, T-208/11 et T-508/11; cf. J. Guiorguieff, « Le soutien du Tribunal de l’Union européenne au mécanisme de lutte contre le terrorisme en contrepartie de la garantie du respect des droits fondamentaux », La revue des droits de l’homme (en ligne), Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 15 décembre 2014, URL: http://revdh.revues.org/1034

[225] J.-B. Jacquin, « Lois antiterroristes: le cri d’alarme des juges », Le Monde, 16 janvier 2016, p.8

[226] R. Badinter, Libération, 8 janvier 2015, p.19; l’auteur concluait: « Celles qui y ont cédé n’ont rien gagné en efficacité répressive, mais beaucoup perdu en termes de liberté et parfois d’honneur »; cf. aussi E. Decaux, « Terrorisme et droit international des droits de l’homme », in : H. Laurens et M. Delmas-Marty (dir.), Terrorismes. Histoire et droit, CNRS Editions 2010, p. 304; P. Tavernier, « Les alibis de la lutte contre le terrorisme », in Humanisme et droit offert en hommage au Professeur J. Dhommeaux, Pédone, 2013, p.408; Florent Guénard, « Le 11 septembre et l’anti-terrorisme. Entretien avec Antoine Garapon », La Vie des idées , 9 septembre 2011. URL : http://www.laviedesidees.fr/Le-11-septembre-et-l-anti.html)

[227] R. Libchaber: « La France se prétend un Etat de droit, mais c’est un Etat d’administration. Les questions importantes ne sont pas tranchées par le juge, mais par le gouvernement », conférence « L’Arsenal du Juriste », EHESS, 2015

Notes:

  1. Ce texte est issu d’une présentation lors d’un séminaire à l’EHESS le 15 janvier 2016. Il est à jour à cette date.

L’appel au boycott des produits israéliens ne relève pas de la liberté d’expression, mais constitue une provocation à la discrimination. Analyse critique d’une jurisprudence française

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Par ses arrêts du 20 octobre 2015, la chambre criminelle de la Cour de cassation assimile l’appel au boycott des produits d’origine israélienne à une provocation à la discrimination fondée sur la nationalité des producteurs et fournisseurs, délit visé à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881. L’acte de boycott individuel mis en œuvre par le consommateur relève pourtant de son libre choix, si bien que cette répression de l’appel au boycott revient à sanctionner l’incitation à exercer une liberté. Une telle position assumée par la Cour de cassation peut troubler, sans compter qu’elle s’appuie sur une confusion regrettable entre la mise à l’index de produits à raison de leur origine géographique et la discrimination des producteurs à raison de leur nationalité. Aujourd’hui, c’est l’incitation à se mobiliser contre la politique d’un Etat, par un appel pacifiste et non violent à la conscience du consommateur citoyen, qui est menacée. Espérons que cette ingérence des autorités publiques françaises sera remise en cause par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 10 de la CEDH consacrant la liberté d’expression. Une telle ingérence ne semble en effet que très peu répondre aux buts légitimes, mis en avant par le juge français, de « défense de l’ordre » et de « protection des droits d’autrui », tout comme elle semble disproportionnée aux nécessités d’une société démocratique.

 

Jean-Christophe DUHAMEL est Docteur en droit privé et Ingénieur de Recherche, CRDP – l’ERADP (Bur. R.2.25.), Faculté de Droit – Lille 2

 

israel1 – C’est avec une plume prudente qu’il convient de commenter les deux arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 20 octobre 2015 1, même s’ils s’inscrivent dans la continuité d’au moins deux décisions précédentes de la même juridiction 2. Cette prudence s’impose en raison du caractère clivant, polémique et passionné du sujet abordé : l’appel au boycott des produits israéliens tel que promu par la campagne internationale BDS (« Boycott, désinvestissement, sanctions »).
2 – Pour mémoire, ce mouvement créé en 2005 à l’initiative de la société civile palestinienne, présent à l’heure actuelle dans nombre de pays, porte des revendications précises et constantes : rétablissement d’Israël dans ses frontières reconnues par le droit international (ce qui implique le démantèlement des colonies et du mur de séparation jugés illégaux en droit international), égalité des droits entre Israéliens et Palestiniens, retour des réfugiés palestiniens. Son mode d’action consiste à inciter les citoyens à agir symboliquement contre la politique israélienne, ce qui s’inscrit dans la longue tradition du « boycott idéologique » 3. Si BDS prône un large éventail d’actions visant les institutions israéliennes et leurs partenaires (boycott d’ordre économique, financier, syndical, académique, culturel, sportif 4, suscitent sans doute le plus d’attention et de réactions les réguliers appels au boycott des produits israéliens adressés aux consommateurs 5. Concrètement, les militants BDS s’ »installent » dans ou aux alentours d’un espace public de vente, généralement une grande surface référençant des produits d’origine israélienne, ou encore dans ou aux alentours des entreprises ayant une implantation ou des partenariats en Israël ou dans les territoires occupés 6, distribuent des tracts, portent des tee-shirts, brandissent des pancartes, scandent des slogans hostiles à la politique de l’État israélien, et appellent à la mise à l’index des produits et entreprises ciblés.
3 – C’est précisément au regard de tels faits commis dans la proche banlieue mulhousienne en septembre 2009 et mai 2010, et dans le contexte de l’adoption de la circulaire Alliot-Marie incitant les parquets à apporter une « réponse cohérente et ferme » aux « appels au boycott des produits israéliens 7 », que des militants de la campagne BDS avaient été poursuivis. Après deux jugements de relaxe prononcés fin 2011 par le tribunal correctionnel de Mulhouse 8, la Cour d’appel de Colmar déclarait les prévenus coupables du délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion, une nation 9. Frappées d’un pourvoi essentiellement fondé sur la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et 24, alinéa 8 10 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, les deux décisions d’appel devaient être validées par la Cour de cassation dans ses deux arrêts du 20 octobre 2015. La Haute juridiction française a statué au prix d’une interprétation extensive du délit de provocation à la discrimination (I), et d’une interprétation restrictive de la liberté d’expression (II).

 

I : Une interprétation extensive du délit de provocation à la discrimination (art. 24, al. 8 L. 29 juillet 1881)

 

4 – La Cour de cassation estime que les juges du fond ont « relevé, à bon droit, que les éléments constitutifs du délit prévu par l’article 24, alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881 étaient réunis ». Partant, elle livre un guide de lecture de l’incrimination de provocation à la discrimination des personnes à raison de leur appartenance à une nation aboutissant à une interprétation singulière de ce texte pénal : d’abord une interprétation qui rompt tout lien entre la provocation à la discrimination et le concept juridique de discrimination, ce qui consacre une complète autonomie de l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi de 1881 (A), et ensuite une interprétation qui assimile l’origine géographique d’un produit à l’origine nationale des personnes qui le produisent ou le distribuent (B).

 

A/ L’autonomie de l’alinéa 8 de l’article 24 de loi du 29 juillet 1881

 

5 – La loi sur la presse de 1881 ne pénalise pas les discriminations, mais uniquement la provocation à les commettre. C’est le code pénal, précisément les articles 225-1 et 225-2, qui pénalise la discrimination fondée sur une multitude de critères, tenant, entre autres, à l’origine, au sexe, à l’apparence physique, au patronyme, à l’état de santé, à l’orientation ou l’identité sexuelle, aux opinions politiques, et à l’« appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Sur cette base, une distinction fondamentale est cependant opérée entre les discriminations pénalement répréhensibles et celles qui, alors même qu’elles seraient fondées sur un des critères précités, ne le sont pas. Pour faire l’objet de poursuites et d’une condamnation, la discrimination doit en effet répondre aux cas d’ouverture déterminés par l’article 225-2 du code pénal, lesquels consistent pour l’essentiel à « refuser la fourniture d’un bien ou d’un service », « à entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque », et « à refuser d’embaucher, à sanctionner ou à licencier une personne ». En dehors de ces cas, toute discrimination équivaut à l’exercice d’un choix qui ne peut être réprimé pénalement, à l’image des achats des consommateurs fondés sur des considérations géopolitiques…
6 – L’alinéa 8 de l’article 24 de loi du 29 juillet 1881 incrimine quant à lui ceux qui « auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Toute la question est de savoir si ce texte doit être considéré comme autonome vis-à-vis de l’article 225-2 du code pénal ; autrement dit, la provocation à exercer une discrimination non réprimée par cet article peut-elle être une infraction ? Une réponse négative s’imposait traditionnellement dans la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation 11, jusqu’à ce qu’une réforme en 2004 ne vienne, « implicitement » 12, rebattre la donne. La loi du 30 décembre 2004 13 introduit en effet un nouvel alinéa 9 à l’article 24 de la loi de 1881, incriminant la provocation à la discrimination des personnes à raison du sexe, du handicap, de l’orientation ou de l’identité sexuelle ; or, cet alinéa renvoie expressément à l’article 225-2 du code pénal. À l’époque, une telle contextualisation du délit de provocation à la discrimination était apparue nécessaire au législateur, « afin que la nouvelle incrimination ne permette pas de poursuivre les propos qui relèvent du débat public » 14. Mais précisément, l’interprétation de l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi de 1881 développée jusqu’alors par la Cour de cassation avait préservé de cette dérive, sans qu’un renvoi à l’article 225-2 du code pénal ne fut nécessaire… 15. Quoi qu’il en soit, à partir de 2004, un décalage textuel demeura entre les deux alinéas, ce qui put laisser augurer l’existence d’un délit de « provocation générale » porté par l’alinéa 8, et d’un délit de « provocation spéciale » porté par l’alinéa 9 de l’article 24 16. Cette perspective s’est aujourd’hui bel et bien transformée en réalité…
7 – Déjà, la chambre criminelle, dans une affaire différente de l’espèce qui a abouti aux arrêts présentement commentés, avait refusé de transmettre une QPC relative au champ d’application de l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi de 1881, estimant dépourvue de caractère sérieux la critique portant sur l’imprécision de ce texte pénal 17. Dans cette veine, la cour d’appel de Colmar avait estimé « qu’il importe peu que l’alinéa 9 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 incrimine la provocation à la discrimination économique définie par l’article 225-2 du code pénal ». L’avocat général près la Cour de cassation devait également considérer que la notion de discrimination contenue à l’alinéa 8 de l’article 24 est « indéniablement autonome et vis[e] toute distinction, différence de traitement qui ne repose sur aucun fondement objectif, faite à raison uniquement de l’appartenance à une race, une nation, une ethnie ou une religion » 18. La Cour de cassation, dans la mesure où elle approuve la cour d’appel d’avoir caractérisé les éléments constitutifs du délit, s’approprie ces raisonnements.
8 – Par conséquent, le délit de provocation à la discrimination peut être constitué au regard de la loi de 1881, cette discrimination fût-elle licite et constitutive d’une liberté de choix au regard du code pénal. Appliquée aux appels au boycott par les consommateurs, cette solution aboutit à évacuer toute utilité à la démonstration d’absence d’« entrave à l’exercice normal d’une activité économique » au sens de l’article 225-2 du code pénal. Pourtant, une telle démonstration aurait pu être menée 19, tant il est vrai que l’adoption en 1977 20 de cette circonstance d’entrave économique avait une visée totalement étrangère au boycott par les consommateurs ; elle ne concernait que les échanges du commerce international, dans l’optique de préserver les relations commerciales des entreprises françaises avec leurs partenaires israéliens, malgré le boycott international entrepris par les États de la Ligue Arabe à partir des années 1950 21. En outre, toute condamnation des appels au boycott consumériste en raison de la politique d’un État aurait alors impliqué, si ce n’est de démontrer, à tout le moins de convaincre que l’« exercice normal d’une activité économique », en démocratie, ne s’accommode pas de la mobilisation citoyenne autour d’une cause relevant de la géopolitique internationale…
9 – Les boycotteurs français du tabac d’Afrique du Sud auraient peu apprécié la position actuelle de la Cour de cassation, position qui surprendrait vraisemblablement aussi les boycotteurs américains des fromages français après le déclenchement de la seconde guerre du Golfe, ou encore les boycotteurs australiens du vin français lors de la reprise des essais nucléaires à Mururoa… Ceci étant, d’un certain point de vue, la position de la Cour de cassation est sans doute appréciable, en ce qu’elle permettrait de s’attaquer non pas à la plus inavouable et critiquable liberté de conscience du citoyen, mais à la provocation à user de cette liberté de conscience conduisant à la création d’un « contexte idéologique » discriminatoire 22. Des exemples triviaux de comportements inacceptables peuvent être mobilisés : voici un collectif qui milite via internet pour que les personnes blanches ne serrent plus la main aux personnes noires, ou pour que les Français n’accueillent plus à leur domicile des personnes de nationalité chinoise ! En l’état de la jurisprudence, il s’agirait de délits de provocation à l’accomplissement d’une discrimination fondée sur la race ou l’origine nationale, même si, au regard du code pénal, tout un chacun est libre d’adopter ce comportement. On perçoit donc la limite qu’il y aurait à rétablir un strict lien de dépendance entre l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 et l’article 225-2 du code pénal, limite qui du reste s’observe d’ores et déjà de manière flagrante dans l’alinéa 9 de l’article 24 23.
10 – Au total, si l’on accepte de considérer qu’il est des provocations à la discrimination légitimes et d’autres illégitimes, un point d’équilibre reste à trouver, tâche rendue ardue par l’existence d’un texte unique chargé d’appréhender des contextes d’appels à la discrimination potentiellement très éloignés… Même si le constat n’est pas rassurant en termes de dérive discrétionnaire du pouvoir judiciaire et de prévalence de sensibilités politiques dans l’office du juge, la marge d’appréciation de celui-ci pour départir les justes causes de celles qui ne le sont pas apparaît ici cruciale, autant que celle du ministère public qui dispose de l’opportunité de poursuivre 24.

 

B/ L’assimilation du boycott de produits à la discrimination des personnes visée à l’article 24, aliéna 8 de loi du 29 juillet 1881

 

11 – L’incrimination de l’article 24, alinéa 8 de la loi de 1881 énonce expressément que les provocations à la discrimination ethnique, raciale, religieuse ou nationale, ne peuvent être sanctionnées que lorsqu’elles sont proférées à l’égard « d’une personne ou d’un groupe de personnes ». L’argumentaire développé devant la cour d’appel de Colmar par les prévenus prenait particulièrement appui sur cet élément : « l’incrimination de la prévention s’emploie à protéger une personne ou un groupe de personnes […] et non pas à protéger un État, même s’il s’agit de produits exportés par celui-ci. […] – il ne peut être fait une assimilation entre l’État d’Israël et les producteurs israéliens des produits boycottés ». La cour d’appel devait balayer l’argument et affirmer de manière tranchée : les prévenus, « par leur action provoquaient à discriminer les produits venant d’Israël, incitant les clients du commerce en question à ne pas acheter ces marchandises à raison de l’origine des producteurs ou fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l’espèce Israël ». Un tel glissement sémantique qui part de la discrimination des produits israéliens pour arriver à la discrimination des producteurs ou fournisseurs à raison de leur origine pourra sembler bien insidieux ; pas étonnant donc qu’il fut l’élément central du moyen unique au pourvoi 25.
12 – Cette assimilation des personnes aux produits est le fruit d’une interprétation très large du texte, comme le souligne du reste le conseiller rapporteur près la Cour de cassation : « l’article 24 alinéa 8 incrimine la provocation à la discrimination à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, et non à l’égard de produits : ce n’est que par le détour d’une interprétation que les juges identifient comme victimes de la provocation les « producteurs israéliens », ou les « producteurs de biens installés en Israël », ce qui peut prêter à discussion » 26. Une telle méthode d’interprétation large contrarie le principe d’interprétation stricte des lois pénales 27. Mais surtout, de même que, mutatis mutandis, le dénigrement d’un produit ne constitue pas per se une diffamation ou une atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne qui le fabrique ou le commercialise 28, le lien entre appel à la discrimination des produits au nom de la critique de la politique d’un État et appel à la discrimination des personnes est loin d’être automatique. Apprécié au regard des faits poursuivis, ce critère discriminatoire tiré de la nationalité des producteurs et fournisseurs paraît spécieux dès lors que le mouvement BDS et ses militants fondent et justifient leurs appels au boycott uniquement sur la base de la contrariété au droit international de la politique de l’État israélien. En outre, on avait cru observer dans la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation qu’une distinction se devait d’être opérée entre un État et ses ressortissants, seuls ces derniers pouvant être les cibles des provocations figurant à l’alinéa 8 de l’article 24. À l’occasion d’une affaire dont les amoureux de la grande littérature se souviennent, les passages d’une chanson, en l’occurrence « La France est une garce, n’oublie pas de la baiser », ou encore « La France est une de ces putes de mères qui t’a enfanté », n’ont pas été considérés comme des provocations visées à l’alinéa 8 de l’article 24 ; la Cour de cassation approuve les juges d’appel d’avoir considéré qu’« aucune parole du texte incriminé ne vient stigmatiser en particulier un groupe de personnes composant la nation française », les passages litigieux n’étant que « l’expression imagée d’une critique engagée, enragée, de l’État, non d’un outrage ou d’un appel à la haine envers l’ensemble des Français, comme le musicien a tenu à le préciser dès le premier couplet en soulignant « Quand j’parle de la France/J’parle pas du peuple français » » 29. Il avait également semblé que lorsque BDS parlait d’Israël, il ne parlait pas des Israéliens, et que son action, « engagée », « enragée » même, visait la politique d’un État et de ses institutions, et n’était pas un appel à la discrimination « envers l’ensemble » de ses ressortissants 30. Dans une autre affaire, une personne était poursuivie du chef de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une nation, du fait de la mise en vente dans son commerce de tee-shirts flanqués de la mention « J’baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime ». Là encore, la chambre criminelle devait sanctionner les juges du fond ayant condamné le fournisseur de ces vêtements, dans la mesure où « il ne résultait pas des faits et circonstances que le prévenu entendait viser, par ses écrits ou ses imprimés, les Français en tant que groupe constitutif d’une nation » 31
13 – S’il fallait davantage convaincre, il suffirait de rappeler que BDS incite à ne pas acheter de produits dont l’indication d’origine géographique est Israël 32, et non à ne pas acheter de produits fabriqués ou distribués par des Israéliens. La nuance est de taille. Ainsi, un producteur et exportateur français installé en Israël verrait de toute vraisemblance ses produits faire l’objet d’un appel au boycott, nonobstant sa nationalité. À l’inverse, font ou ont fait aussi l’objet d’une campagne de boycott et de désinvestissement de la part de BDS des entreprises françaises ou étrangères en raison des moyens qu’elles mettent à la disposition de l’ État israélien dans l’occupation de la Palestine 33 ; Orange en fournit l’exemple topique en France 34. De même, si demain, Israël accédait aux revendications du mouvement BDS (égalité des droits, retour des réfugiés, démantèlement du mur de séparation et des colonies…), il n’y a pas de raison de douter que les appels au boycott envers les produits d’importation israéliens disparaîtraient. Bref, l’existence même des appels au boycott par les consommateurs est contingente à la politique d’un État, et non à la nationalité de marchands 35.
14 – Tous ces éléments plaidaient en faveur de la cassation des arrêts de la cour d’appel de Colmar. Pourtant, la Cour de cassation approuve pleinement les juges du fond, suivant en cela l’avis de l’avocat général 36, allant lui-même dans un sens similaire aux observations exprimées par le défenseur des droits dans le cadre d’une autre instance 37. Si l’on comprend donc bien les choses, la distinction entre la politique d’un État et sa population est artificielle dans l’hypothèse d’un appel au boycott, et tout appel à la discrimination du premier, au travers des produits, des services et pourquoi pas des activités et évènements importés sur le territoire national par ses ressortissants, est immanquablement une discrimination des membres de la seconde. Une fois de plus, les ex-prosélytes du boycott des Jeux Olympiques de Pékin sur le parcours de la flamme olympique à Paris en 2008 apprécieront grandement, tout comme les parlementaires qui brandissaient à l’époque dans les hémicycles français et européen le fameux logo olympique caricaturé sous forme de menottes entrelacées 38 … En tout cas, il aurait peut-être été hasardeux pour certaines grandes entreprises françaises menacées de boycott par des consommateurs chinois offusqués de l’épopée parisienne de la flamme, de tenter, en réaction à cette abjecte mobilisation citoyenne, un dépôt de plainte auprès des autorités judiciaires locales 39 ; mais qu’elles se rassurent, car au rythme où vont les choses, la Cour de cassation déclarera peut-être prochainement la compétence universelle de la France dans la lutte contre ce boycott infâme des nations…
15 – Pour tout dire, les appels au boycott consumériste, culturel, académique ou encore sportif, semblent à ce point liés à la liberté des citoyens de se mobiliser et au caractère démocratique d’un État qu’on ne cesse pas de s’étonner de l’application actuelle de l’article 24 alinéa 8 de la loi de 1881. On aurait au moins pu espérer que la Cour de cassation convoquât vertueusement dans le débat le principe supérieur de la liberté d’expression, d’ailleurs expressément intégré au moyen du pourvoi…

 

II : Une interprétation restrictive de la liberté d’expression (art. 10 CEDH)

 

A/ Le contrôle minimum du but légitime (« défense de l’ordre » et « protection des droits d’autrui ») de la pénalisation des appels au boycott

 

18 – Selon la Cour de cassation, la condamnation des appels au boycott des produits d’origine israélienne répond à deux des buts légitimes visés à l’article 10, § 2 CEDH : la « défense de l’ordre » et la « protection des droits d’autrui ». Une telle analyse pourrait sembler prendre beaucoup de distance avec ce qu’il conviendrait d’entendre, en première intention, par « ordre » et « droits d’autrui ». En effet, la rédaction de l’article 10, § 2 CEDH a ceci de particulier qu’elle lie la « défense de l’ordre » à la « prévention du crime », et la « protection des droits d’autrui » à la protection de la « réputation ». Même si la Cour EDH eut tôt fait de relativiser les effets des conjonctions figurant en particulier à l’article 10, § 2 CEDH 40, de telles associations de buts légitimes orientent néanmoins naturellement l’interprétation des expressions « défense de l’ordre » et « protection des droits d’autrui », qui pourraient s’entendre respectivement comme la préservation contre les troubles à l’ordre public ou privé, et comme la protection des droits liés à la personnalité. Ces deux points méritent d’être approfondis.
19 – D’abord, concernant la « défense de l’ordre », l’ingérence des autorités publiques consisterait donc à prévenir les risques de troubles ou à faire cesser les troubles effectifs à l’ordre public ou privé, auxquels pourrait aboutir une liberté d’expression par trop débridée. Par trouble à l’ordre, il faudrait bien entendre cette « atteinte à la paix publique ou à l’exercice d’un droit individuel » 41, et non une atteinte à ce qui relèverait d’un ordre moral. Il s’agirait donc de prévenir ou de condamner les voies de fait, rixes ou autres appels à la violence à l’encontre de personnes privées ou de dépositaires de l’autorité publique. En ce sens, un arrêt tout aussi récent qu’éclairant de la grande chambre de la Cour EDH a énoncé ce qui doit être entendu par « défense de l’ordre », et ce conséquemment à une différence de rédaction entre la version anglaise et française de l’article 10, § 2 CEDH 42. Tandis que la version française évoque la « défense de l’ordre », la version anglaise évoque « la prévention du désordre » 43 ; soucieuse de livrer une interprétation homogène, et partant cohérente, des deux versions de la convention, la Cour EDH est amenée à opérer la distinction entre une conception élargie et une conception étroite de l’« ordre » : alors que la première « est souvent choisie pour désigner le corps de principes politiques, économiques et moraux essentiels au maintien de la structure sociale et même, dans certains pays, pour englober la dignité humaine », la seconde « apparaît revêtir une portée plus étroite, renvoyant surtout […] aux émeutes ou à d’autres formes de troubles publics » 44. Pour les juges de Strasbourg, la notion d’ordre visée à l’article 10, § 2 CEDH doit s’interpréter uniquement en ce second sens étroit 45. Dès lors, dans cette espèce où étaient en cause des propos contestant publiquement le caractère génocidaire des actes commis à l’encontre des populations arméniennes au début du 20ème siècle, la Cour constate que « rien ne prouve que ces rassemblements aient réellement donné lieu à des affrontements », et que « rien ne prouve non plus que, malgré la présence d’une communauté arménienne comme d’une communauté turque en Suisse, ce type de propos risquait de susciter de graves tensions et de se solder par des affrontements » 46. Conclusion : « – la Cour n’est pas convaincue que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression visait la « défense de l’ordre » » 47. Cette solution offre une perspective différente à la décision de la Cour de cassation, qui s’appuie entre autres sur le critère de la « défense de l’ordre » pour justifier l’ingérence des autorités publiques dans la liberté d’expression des militants BDS, alors même qu’aucune voie de fait (comme par exemple un retrait autoritaire des produits des chariots des consommateurs), violence ou risque de violence physique ou autre destruction de produits ou vandalisme de rayonnages ne fut poursuivi 48.
20 – S’agissant du but légitime tiré de la « protection des droits d’autrui », le lien opéré par le texte européen avec la « réputation » inviterait à associer les droits dont il s’agit à ceux liés à la personnalité, tels le droit à la dignité, à la liberté des convictions politiques ou religieuses, ou encore par exemple à la libre orientation sexuelle… Et même à considérer que les « droits d’autrui » devraient s’étendre au-delà, c’est-à-dire à toute prérogative y compris d’ordre économique, nous avions précisément tenté de démontrer, apparemment sans succès aux yeux de la Cour de cassation, que le droit des producteurs et fournisseurs s’arrêtait au stade de l’offre de vente, en deçà d’un droit de conclure la vente qui n’existe pas 49. L’avocat général ayant rendu son avis dans les arrêts du 20 octobre 2015 n’est peut-être pas resté totalement insensible à cet argument, dans la mesure où il s’est employé à le désamorcer en créant précisément un lien entre l’influence exercée sur le consommateur du fait de l’appel au boycott et la baisse théorique du volume de référencements dans les lieux de distribution 50. Cependant, un tel raisonnement n’établit pas en quoi les droits des producteurs israéliens ont été atteints, voire risquaient de l’être, alors même que l’action militante querellée n’a à aucun moment interrompu la liberté du commerce.
21 – Même si un certain nombre d’éléments invitent donc à la circonspection concernant la réalité des buts légitimes retenus par la Cour de cassation, une telle posture s’avère pourtant probablement inutile compte tenu des ressorts véritables du contrôle mis en œuvre par la Cour EDH. En effet, traditionnellement, la Cour EDH exerce un contrôle minimum de la motivation retenue par les autorités publiques quant au but légitime qui fonde une ingérence dans la liberté d’expression. Un auteur décrit ainsi une approche essentiellement casuistique, et non conceptuelle, des buts légitimes figurant à l’article 10, § 2 CEDH 51, si bien qu’il demeure très difficile d’en percevoir les contours, et partant d’anticiper ce qui, par exemple, relèverait de la « défense de l’ordre » ou de la « protection des droits d’autrui ». La Cour européenne admet de tels buts légitimes au gré d’espèces bigarrées, sans véritable cohérence conceptuelle. La « défense de l’ordre » a ainsi été retenue par la Cour EDH dans les situations variées et non exhaustives suivantes : interdiction d’un ouvrage appelant au séparatisme par des méthodes violentes 52 ; amendes pour trouble au bon fonctionnement d’une Assemblée parlementaire dans laquelle une bannière avait été déployée en séance et un porte-voix utilisé lors d’un vote 53 ; condamnation pour la publication d’un dessin post 11 septembre 2001 légendé comme suit : « Nous en avions tous rêvé, le Hamas l’a fait ! » 54 ; arrêté d’expulsion consécutif à la prise de parole par un parlementaire étranger appuyant des revendications antinucléaires et indépendantistes exprimées par plusieurs partis locaux 55 … S’agissant de la « protection des droits d’autrui », outre les condamnations classiques en matière de propos, publications, diffusions ou expositions attentatoires à la réputation, à la vie privée ou menaçant l’intégrité des personnes visées 56, l’inventaire pourrait sembler encore plus hétéroclite : droit de l’opinion publique à être préservée d’une influence politique et droit des régies publicitaires à la neutralité de sorte à préserver leurs segments de marché 57 ; droit « à un régime politique véritablement démocratique au niveau local » 58 ; droit du public à ce que les avocats témoignent de « discrétion, d’honnêteté et de dignité » 59 ; droit « des téléspectateurs de recevoir une information objective et transparente » 60 ; droit pour une université catholique « à ce que son enseignement s’inspire de la doctrine catholique » 61. Les deux buts légitimes que sont la « défense de l’ordre » et la « protection des droits d’autrui » sont assez fréquemment caractérisés de manière cumulative pour une seule et même ingérence des autorités publiques 62.
22 – Outre ce très large éventail de situations qui caractérisent l’existence d’un but légitime, ce critère souffre également d’un grand déficit de fonctionnalité en jurisprudence européenne. De manière courante, les juges de Strasbourg ne s’appesantissent pas sur l’existence d’un tel but : ils consacrent l’essentiel de leur office à apprécier le caractère nécessaire de la mesure litigieuse dans une société démocratique, bien plus que sa justification formelle et objective tirée de la légitimité du but recherché par les États lorsqu’ils s’ingèrent dans la liberté d’expression 63. Ce constat s’est confirmé avec une remarquable constance jusqu’à aujourd’hui. Les juges s’en remettent le plus fréquemment à l’opinion de l’État attaqué, à laquelle ils opinent 64 ; parfois ils décèlent eux-mêmes le but poursuivi par l’ingérence lorsque l’État en cause demeure silencieux sur la question 65, voire s’inclinent devant le but prétendument légitime argué par l’État alors même qu’ils en contestaient la réalité 66 ! À notre connaissance, aucune décision ayant caractérisé une absence de but légitime fondé sur la « défense de l’ordre » ou la « protection des droits d’autrui » n’a invalidé, à ce titre, l’ingérence d’un État dans la liberté d’expression.
23 – Face à la grande diversité de situations caractérisant le but légitime de l’ingérence, ainsi qu’au caractère très peu fonctionnel de ce critère, la solution exprimée laconiquement par la Cour de cassation pourrait somme toute bien être admise par la Cour de Strasbourg. La répression des appels au boycott visait effectivement à défendre l’ordre et à protéger les droits d’autrui, tout simplement parce que ces deux notions sont extensibles à souhait et qu’elles ne sont pas opératoires dans le cadre du contrôle européen de conventionnalité. Cette atrophie conceptuelle et fonctionnelle est regrettable, en ce qu’elle vide la liste des buts légitimes établie à l’article 10, § 2 CEDH d’une bonne part de son intérêt, et prive tant le juge européen que national d’un outil de contrôle objectif des ingérences des autorités publiques. Il faudrait alors pouvoir compter, pour contrebalancer cette situation, sur le contrôle de proportionnalité beaucoup plus exigeant opéré à l’aune des nécessités d’une société démocratique…

 

B/ A la recherche du caractère « nécessaire dans une société démocratique » de la pénalisation des appels au boycott

 

24 – L’appréciation du caractère « nécessaire » de l’ingérence « dans une société démocratique » revient à mettre en œuvre un contrôle poussé de proportionnalité, à l’aide de critères appliqués avec une grande constance par la Cour EDH 67. D’abord, celle-ci fournit depuis longtemps la définition de l’adjectif « nécessaire », qui équivaut à « un besoin social impérieux » 68. Quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour EDH explique le plus souvent la méthode d’évaluation qu’elle met en œuvre : « – il lui incombe de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » » 69. Intègre également fréquemment ce contrôle de proportionnalité, l’appréciation de la nature et de la lourdeur de la peine infligée par les pouvoirs publics lorsque l’ingérence se traduit par une condamnation pénale 70. Bien entendu, bien moins prolixe que la Cour EDH, la Cour de cassation ne livre pas le raisonnement mis en œuvre pour aboutir à sa solution du 20 octobre 2015. Mais dans la mesure où elle fait application du dispositif européen et qu’elle encourt la censure potentielle de la juridiction européenne, sa décision doit bel et bien respecter les critères de contrôle susmentionnés. La question est donc de savoir si la condamnation des appels au boycott des produits israéliens répond à un besoin social impérieux, si cette condamnation est proportionnée à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui, si les motifs de cette condamnation sont pertinents et suffisants, et si l’ampleur de la condamnation ne rend pas l’ingérence disproportionnée.
25 – Caractériser dans l’absolu ces critères n’est pas chose aisée, et partant, un utile point d’ancrage peut être trouvé dans l’arrêt Willem c. France, rendu par la Cour EDH le 16 juillet 2009 à propos d’un maire qui avait demandé à ses services municipaux de restauration de boycotter les produits israéliens 71, en particulier les jus d’orange. Sans prendre la peine d’établir le caractère nécessaire de l’ingérence dans la liberté d’expression du maire, c’est-à-dire d’expliquer en quoi elle répondait à un besoin social impérieux 72, les juges européens développent un argumentaire centré sur une idée simple (simpliste ?) 73 : « la Cour constate que le requérant n’a pas été condamné pour ses opinions politiques mais pour une incitation à un acte discriminatoire » ; « la justification du boycott exprimée tant lors de la réunion du 3 octobre 2002 que sur le site internet correspondait à une démarche discriminatoire et, de ce fait, condamnable ». En outre, toujours selon les juges, « l’amende infligée en l’espèce, d’une relative modicité, n’est pas disproportionnée au but poursuivi ». Et la Cour d’en conclure qu’« eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales en pareil cas, […] l’ingérence litigieuse était proportionnée aux buts légitimes poursuivis ». De toute évidence donc, les prises de positions publiques et autres manifestations d’opinions et d’idées critiques à l’égard de la politique d’un État relèvent de la liberté d’expression ; mais lorsqu’elles s’accompagnent d’un appel à commettre des discriminations, en l’occurrence sous la forme d’une incitation au boycott, la liberté d’expression s’estompe et l’ingérence des autorités publiques en devient légitime.
26 – La Cour de cassation n’a vraisemblablement fait que relayer, assez approximativement au demeurant 74, cette position du droit européen qui consacre une interprétation restrictive de la liberté d’expression. L’usage de ce qualificatif semble, en effet, devoir s’imposer dès lors que l’appel au boycott n’est jamais qu’une incitation à ce que le consommateur exerce sa liberté. En discriminant les produits de consommation sur la base de critères politiques, philosophiques ou encore religieux, en faisant prévaloir une opinion citoyenne dans l’acte de consommation, le consommateur ne fait que confronter le producteur au caractère démocratique de l’économie libérale, ne fait que le confronter à la liberté de conscience des citoyens. En incitant à ne pas consommer tels ou tels types de produits, les mouvements pro-boycott ne sont qu’un vecteur de sensibilisation à l’exercice par le consommateur de cette liberté. Dans cette mesure, on en viendrait même à se demander si la Cour de cassation et la Cour EDH ne se tromperaient pas de perspective : et si l’appel au boycott par les consommateurs était en réalité, si ce n’est « nécessaire dans une société démocratique », au moins intimement lié à la démocratie 75 ? Autant dire qu’il est difficile de percevoir quel « besoin social impérieux » rendrait « nécessaire » la condamnation des militants BDS. Et pourtant, de récentes et éloquentes déclarations du Premier ministre dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale livrent des motivations politiques à cette répression : « il y a trop souvent dans un certain nombre d’initiatives (…) la volonté, derrière 76, de confondre critique légitime de la politique de l’État d’Israël avec l’antisionisme et l’antisionisme qui bascule dans l’antisémitisme » 77. Ce qui revient à estimer que les juges, même ceux de la Cour EDH, se tromperaient sottement de qualification juridique en retenant une provocation à la discrimination là où il n’y aurait, « derrière », que provocation au racisme et à la haine… Outre qu’elle constitue une contestable, dangereuse et détestable mise en équation dénoncée par des lignes indémodables d’Edgar Morin 78, une telle façon d’appréhender les choses emporterait, d’un point de vue juridique, une présomption d’antisémitisme concomitante à la critique d’Israël, au-delà de la nature des propos effectivement tenus. C’est un euphémisme que de dire qu’une telle démarche intellectuelle serait assez gênante en droit pénal. Si tout un chacun, et en particulier le personnel politique, est libre de supputer que la critique d’Israël accule à l’antisémitisme, le juge quant à lui ne peut établir ipso facto un tel lien. Il doit se borner à statuer sur les faits incriminés, c’est-à-dire sur le contenu et la nature des propos incitant à ne pas consommer des produits d’origine israélienne, et s’abstenir à cette fin de toute divination. Tel est probablement un des enseignements majeurs à tirer du récent arrêt Perinçek c. Suisse rendu par la Cour EDH le 15 octobre 2015 79, qui énonce que la négation du caractère génocidaire des événements dont les Arméniens de Turquie ont été victimes durant la période 1915-1917 n’équivaut pas à des propos racistes, incitant à la haine, à la violence ou à l’intolérance, lesquels seuls pourraient fonder l’ingérence des autorités publiques dans la liberté d’expression.

***

27 – Par ses deux décisions du 20 octobre 2015, la Cour de cassation livre une interprétation contestable de l’article 24 de la loi de 1881, et emprunte à la Cour EDH son approche restrictive de la liberté d’expression frappant les appels au boycott fondés sur la critique de la politique des États. Cette position ne peut qu’étonner si on la confronte aux grandes mobilisations citoyennes ayant emprunté la voie du boycott pour servir les justes causes de la lutte contre la ségrégation aux États-Unis, contre l’apartheid en Afrique du Sud ou encore contre le colonialisme en Inde. C’est un fait, l’Histoire a la plupart du temps donné raison à cette arme des pauvres, cette arme des sans pouvoir, qu’est le boycott d’initiative populaire 80. Une telle perspective historique conforte les propos du Rapporteur spécial des Nations-Unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires occupés, propos contrastant nettement avec les positions de la Cour de cassation et du gouvernement français actuel : « Le Rapporteur spécial demande à la société civile de mener dans le cadre national de vigoureuses campagnes de boycottage, de désinvestissement et de sanctions à l’encontre des entreprises mentionnées dans le présent rapport, jusqu’à ce qu’elles alignent leurs politiques et leurs pratiques sur les normes et le droit internationaux, ainsi que sur le Pacte mondial » 81. Cette stigmatisation des acteurs économiques en raison de leurs activités et de leurs relations d’affaires avec les territoires occupés découle de l’illégalité internationale de la politique de l’État israélien 82 ; espérons seulement que le Rapporteur spécial des Nations-Unis n’émette pas de position semblable sur le territoire français, car seule l’immunité diplomatique le préserverait de poursuites pénales ! Même en Israël, la constitutionnalité de la loi anti-boycott votée en 2011 par la Knesset avait créé un sérieux débat juridique avant qu’elle ne soit finalement validée par la Cour Suprême le 15 avril 2015 83 ; mais ce dispositif, dépourvu de sanction pénale, prévoit uniquement l’allocation de dommages-et-intérêts civils… A l’heure actuelle, la France s’expose en vérité à un sérieux risque d’isolement sur la scène européenne, sans ignorer toutefois le climat de pressions grandissantes venues d’outre-Atlantique pour que les États membres de l’Union Européenne s’engagent dans une voie similaire à celle sur laquelle la chambre criminelle de la Cour de cassation a décidé de louvoyer 84.

 

 

Notes:

  1. Cass. crim., 20 oct. 2015, n°14-80.020 et n°14-80.021, rendus en des termes identiques ; Comm. com. électr., 2015, comm. 99, obs. A. Lepage ; JCP éd. G. 2015, 1356, note F. Dubuisson et G. Poissonnier ; Gaz. Pal. 9-10 déc. 2015, p. 7, note L. Sermet et G. Poissonnier ; D. 2016, 287, note J.-C. Duhamel et G. Poissonnier.
  2. Cass. crim. 28 sept. 2004, n°03-87.450 ; Dr. pénal 2005, comm. 4, obs. M. Véron ; Cass. crim., 22 mai 2012, n°10-88.315, AJP 2012, p. 592, note F. Dubuisson et G. Poissonnier. ; Gaz. Pal. 28 juil. 2012, p. 22, obs S. Detraz ; D. 2013, 457, obs. E. Dreyer ; RSC 2012, 610, obs. J. Francillon ; Comm. com. électr. 2012, comm. 100, obs. A. Lepage ; JCP éd. G. 2012. 1318, n°4, obs. B. de Lamy.
  3. Sur la distinction conceptuelle entre « boycott idéologique » et « boycott consumériste », v. Nyström (I.), Vendramin (P.), Le boycott, Les presses de Sciences Po., 2015, p. 13 et s. Ce type de boycott reçoit de nombreuses illustrations sur un plan historique, à l’image de celui ayant sévi à l’échelle internationale contre le régime d’apartheid d’Afrique du Sud, de celui mené en Inde contre le colonialisme britannique, ou encore plus récemment de celui frappant les produits français aux États-Unis consécutivement au refus d’intervention dans la seconde guerre du Golfe ; pour une histoire du boycott, v. Esteves (O.), Une histoire populaire du boycott, 2 tomes, L’Harmattan, 2006.
  4. Sur le site de l’association BDS (bdsfrance.org), figurent les différents domaines du boycott qu’elle préconise. À titre d’illustration récente, le mouvement BDS a organisé une manifestation appelant, devant l’enceinte sportive, au boycott de la rencontre France – Israël à Montpellier dans le cadre de l’Eurobasket en septembre 2015.)
  5. Le présent commentaire croise une autre actualité. L’Union Européenne a récemment pris une position nette en faveur de l’étiquetage spécifique des produits issus des colonies israéliennes, qui ne sont pas reconnues comme des territoires israéliens par le droit international ; v. notice interprétative de la Commission européenne du 11 novembre 2015 (C (2015) 7834 final) sur l’indication de l’origine des produits en provenance des territoires occupés par Israël depuis juin 1967 (texte consultable en version anglaise : http://www.eeas.europa.eu/delegations/israel/documents/news/20151111_interpretative_notice_indication_of_origin_of_goods_en.pdf). L’initiative communautaire a créé une vive polémique avec les autorités israéliennes ; v. not. « L’étiquetage par l’UE des produits fabriqués dans les colonies provoque la fureur d’Israël », Le Monde, 11 nov. 2015.
  6. A l’exemple de la société française Orange ; sur ce cas, v. infra, note n°34.
  7. Circulaire CRIM-AP n°09-900-A4, 12 fév. 2010, Procédures faisant suite à des appels au boycott des produits israéliens ; pour l’étude de cette circulaire et de la circulaire Mercier, v. notre article, « La tentative de pénalisation des appels au boycott des produits israéliens par les circulaires Alliot-Marie et Mercier », RDLF 2015, chron. n°05 (revuedlf.com).
  8. TGI Mulhouse, 15 déc. 2011, n°3309/2011 et n°3310/2011 ; Gaz. Pal. 16 févr. 2012, p. 9, note G. Poissonnier ; D. 2012, 439, obs. G. Poissonnier.
  9. CA Colmar, 27 nov. 2013, n°13/01122 et n°13/01129, rédigés en des termes identiques ; JCP éd. G., 2014, 83, note F. Dubuisson et G. Poissonnier.
  10. Actuel alinéa 7 depuis que la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 a abrogé les dispositions incriminant la provocation et l’apologie du terrorisme, alors objet de l’alinéa 6 de l’article 24 ; par commodité, seront conservées les références à l’alinéa 8.
  11. Cass. crim., 12 avr. 1976, n°74-92.515 ; Bull. crim., n°112, p. 273 ; Cass. crim., 22 mai 1989, n°86-95.845.
  12. Thierry (J.-B.), « Presse et communication – Provocation aux crimes et délits », J.-Cl. Lois pénales spéciales, Fasc. 60, spéc. n°27.
  13. Loi n°2004-1486 du 30 déc. 2004 portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité.
  14. Clément (P.), Assemblée Nationale, archives de la 12ème législature, CR intégraux, session ordinaire 2004-2005, 2ème session, 7 déc. 2004 ; en l’occurrence, le débat public en cause était celui relatif à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe.
  15. Situation totalement admise par le rapporteur au Sénat de la loi du 30 déc. 2004, qui justifie cependant les vertus du renvoi exprès à l’art. 225-2 c. p. par l’effet désinhibiteur sur les prises de position publique en matière de mariage et d’adoption pour les couples de même sexe, libérées de la crainte d’un contentieux pour provocation à la discrimination ; v. Lecerf (J.-R.), Rapport Sénat n°121, 15 déc. 2004, p. 28.
  16. Thierry (J.-B.), loc. cit.
  17. « …cette question ne présente pas à l’évidence un caractère sérieux dès lors que les termes de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juil. 1881, qui laissent au juge le soin de qualifier des comportements que le législateur ne peut énumérer de façon exhaustive, sont suffisamment clairs et précis pour que l’interprétation de ce texte, qui entre dans l’office du juge pénal, puisse se faire sans risque d’arbitraire, et que, d’autre part, l’atteinte portée à la liberté d’expression par une telle incrimination apparaît nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif de lutte contre le racisme et de protection de l’ordre public par le législateur », in Cass. crim., 16 avr. 2013, pourvoi n°13-90.008 ; Dr. pén. 2013, comm. 109, note M. Véron.
  18. Avis de l’avocat général F. Cordier, spéc. p. 4.
  19. V. par ex., de manière convaincante, Médard (R.), « Provocation à la discrimination et appel au boycott de produits étrangers : la Cour de cassation tranche le débat », La Revue des droits de l’homme, 8 déc. 2015, n°16 et s. (revdh.revues.org).
  20. Loi n°77-574, 7 juin 1977 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier ; JO 8 juin 1977, p. 3151.
  21. Sur la question, et spécifiquement sur les motivations ayant présidé à l’adoption de la loi de 1977, v. Bismuth (J.-L.), Le boycottage dans les échanges internationaux au regard du droit. Remarques autour et sur la loi française du 7 juin 1977, Economica, 1980.
  22. Beignier (B.) (et. al.) (co-dir.), Traité de droit de la presse et des médias, Litec, 2009, spéc. n°841, p. 515 : la provocation est réprimée car « elle créée un contexte idéologique, entretient une tension constituant un terrain favorable au passage à l’acte ».
  23. Thierry (J.-B.), loc. cit.: « Ainsi, inciter des individus à refuser l’entrée de leur domicile aux personnes d’une nationalité déterminée est punissable au titre de la provocation à la discrimination, alors que la même provocation concernant des personnes handicapées ne l’est pas, car il ne s’agit pas d’un acte visé à l’article 225-2 du Code pénal ».
  24. « La tâche des juges est très délicate : devant lutter contre les discriminations encouragées par un discours douteux et devant, aussi, protéger la liberté d’expression, y compris sur les sujets sensibles et polémiques », in Beignier (B.) (et. al.) (co-dir.), op. cit., n°844, p. 516.
  25. « … les slogans et tracts en cause qui ne visaient pas les producteurs et fournisseurs israéliens [ne] manifestaient [pas] l’hostilité à l’égard de la population israélienne, les propos et tracts visés à la prévention appelant au boycott des produits israéliens, en expliquant qu’il s’agissait ainsi de dénoncer des actes qualifiés de criminels commis par le gouvernement israélien dans les territoires palestiniens, comme l’acte de prévention permet de s’en assurer, sans viser ni stigmatiser la population israélienne elle-même, ni même les producteurs et fournisseurs israéliens, ni appeler à une discrimination à leur égard, visant seulement le boycott des produits d’origine israélienne, lesdits propos et tracts polémiques s’inscrivant dans le cadre d’un sujet d’intérêt général et international majeur sur le sort fait au territoire et à la population palestinienne, qui ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression de la critique de la politique d’un gouvernement ou d’un État ».
  26. Rapport du conseiller rapporteur J.-Y. Monfort, spéc. p. 8 ; adde, Dreyer (E.), obs. ss. Cass. crim, 22 mai 2012, précit. : « … on nourrit quelques doutes à l’égard de la qualification utilisée. Etaient en cause, non des personnes, mais des produits et la politique d’un Etat. Il ne s’agissait pas […] de susciter un sentiment d’hostilité ou de rejet envers un groupe de personnes clairement identifié à raison de ses origines, de sa race ou de sa religion. […] Il y a un pas entre le boycott d’un produit et celui de son producteur que la cour d’appel n’aurait pas dû franchir ».
  27. Art. 111-4 c. p. ; à ce titre d’ailleurs, le pourvoi visait également l’article 7 CEDH reprenant le principe de légalité des délits et des peines : autant dire qu’était reproché à la cour d’appel d’avoir appliqué un texte pénal qui ne correspondait pas aux faits poursuivis.
  28. Conformément à une position nette de la Cour de cassation, v. Cass. crim., 19 janv. 2010, n° 08-88.243 ; Dr. pén. 2010, comm. 48, note J.-H. Robert ; Gaz. Pal. 16 juin 2010, p. 167, note F. Fourment ; Cass. 1ère civ., 20 sept. 2012, n° 11-20.963 ; Comm. com. électr. 2012, comm. 136, obs. A. Lepage.
  29. Cass. crim., 3 fév. 2009, n°08-85.220 ; Rev. Lamy dr. imma. 2009, n°47, p. 55, note L. Costes.
  30. Rappelons à ce titre les slogans retenus à l’encontre des militants BDS dans la prévention : « Palestine vivra, boycott Israël », « Boycott des produits importés d’Israël, acheter les produits importés d’Israël, c’est légitimer les crimes à Gaza, c’est approuver la politique menée par le gouvernement israélien » et « Israël assassin, Carrefour complice ».
  31. Cass. crim., 1er mars 2011, n°10-83.267.
  32. L’indication « Made in Israël » est le principal critère de boycott. Ce « label » est d’ailleurs lui-même controversé en Europe, eu égard à la confusion qu’il distille entre le territoire israélien et les territoires occupés par Israël. À l’occasion d’un renvoi préjudiciel, la CJUE devait ainsi refuser le bénéfice d’exemption douanière sollicité par une société israélienne pour ses exportations en Allemagne de produits manufacturés dans les territoires occupés, au motif que « l’accord d’association CE-Israël doit être interprété en ce sens que les produits originaires de Cisjordanie ne relèvent pas du champ d’application territorial de cet accord et ne sauraient donc bénéficier du régime préférentiel instauré par celui-ci » (v. CJUE, 25 fév. 2010, C-386/08, Firma Brita GmbH /Hauptzollamt Hamburg-Hafen, § 53). Dans un rapport paru en 2012, la Banque mondiale fait état du montant avancé par le gouvernement israélien de 300 millions de dollars annuels d’importations européennes (manufacturières et agricoles) en provenance des implantations israéliennes en Cisjordanie, tandis que d’autres sources avancent un chiffre de 5,4 milliards de dollars pour 2008, ce montant incluant les biens partiellement produits dans ces colonies ou composés d’éléments en étant issus ; v. The World Bank, « Fiscal Crisis, Economic Prospects. The Imperative for Economic Cohesion in the Palestinian Territories », Economic Monitoring Report to the Ad Hoc Liaison Committee, September 23, 2012, §26, p. 13. Sur la récente position de l’Union Européenne en faveur de l’étiquetage spécifique des produits issus des territoires occupés, v. supra, note n°5.
  33. A titre d’exemple, peuvent être citées Hyundai, Caterpillar, Veolia, Alstom, Volvo, Motorola, G4S, Hewlett Packard ; pour un aperçu, v. http://bdsmovement.net/activecamps/consumer-boycott.
  34. Des actions ont été menées par la campagne BDS depuis 2011 devant des points de vente de la société Orange, stigmatisée pour ses relations commerciales dans les territoires occupés avec la société israélienne Partner Communications. La publication en mai 2015 d’un rapport par un collectif d’ONG et de syndicats (FIDH, CGT, Solidaires, CCFD, LDH, AFPS, Al-Haq) dénonçant les « liaisons dangereuses d’Orange dans le territoire palestinien occupé » (disponible à l’adresse https://www.fidh.org/IMG/pdf/rapport_orange-web.pdf) devait accroître la pression sur ses dirigeants, et amener son PDG à envisager la résiliation de l’accord de licence de marque conclu avec la société israélienne. Cette annonce suscita de fortes controverses à l’été 2015 ; v. « Orange clôt la polémique avec Israël », Challenges, 30 juin 2015. Finalement, l’initiative de rupture de l’accord commercial fut prise par la société israélienne Partner Communications en janvier 2016 ; v. « Partner Comms résiliera son accord de licence avec Orange », Reuters France, 5 janvier 2016.
  35. Dans le même sens, v. Médard (R.), op. cit., n°32.
  36. « On ne saurait, artificiellement, comme le fait le demandeur, dissocier totalement les produits de ceux qui les produisent, fabriquent ou fournissent. Le boycott qui est prôné invite nécessairement à faire une distinction entre les producteurs et fournisseurs israéliens, à raison de leur nationalité et les autres. Cette distinction est fondée sur la nationalité et le fait même de provoquer à faire cette différence est précisément ce qui est prohibé par la loi », in Avis précit., spéc. p. 6.
  37. Décision du Défenseur des droits MLD-2013-116, 25 oct. 2013, spéc. n°23 : « – il n’est pas contestable que l’invitation au boycott des produits litigieux était dirigée contre des producteurs israéliens à raison de leur seule appartenance à ladite nation » (souligné et mis en gras dans le texte original).
  38. Et que dire des responsables politiques appelant au boycott de l’Année du Mexique en soutien à Florence Cassez ? V. « Florence Cassez – Martine Aubry appelle aussi à boycotter l’Année du Mexique en France », Le Point, 11 févr. 2011.
  39. « Les produits français, victimes collatérales des JO ? », Le Figaro, 11 avr. 2008 ; « Menacé de boycott, Carrefour donne des gages à Pékin », L’Express L’Expansion, 16 avr. 2008.
  40. V. par ex. Cour EDH, Engel et autres c. Pays-Bas, Requêtes n°5100/71, 5101/71, 5102/71, 5354/72, 5370/72, 8 juin 1976, spéc. n°98.
  41. Association Henri Capitant, Vocabulaire Juridique.
  42. Cour EDH, Perinçek c. Suisse, Requête n°27510/08, 15 oct. 2015 ; Dr. pénal 2015, comm. 139, obs. F. Safi ; JCP éd. G. 2015, 1179, obs. G. Gonzalez ; D. 2015, 2183, obs. G. Poissonnier.
  43. « – prevention of disorder ».
  44. Cour EDH, op. cit., n°146.
  45. Id., n°151 : « la Cour estime que, puisque les mots employés dans le texte anglais apparaissent à même de s’entendre seulement en un sens étroit, la meilleure manière de concilier les expressions « défense de l’ordre » et « prevention of disorder » dans les textes français et anglais de l’article 10 § 2 consiste à les interpréter dans leur sens le moins large » ; contra, Engel et autres c. Pays-Bas, loc. cit.
  46. Cour EDH, Perinçek c. Suisse, op. cit., n°153.
  47. Id., n°154.
  48. La situation serait différente si par exemple, l’appel au boycott, anticipé par ses détracteurs, donnait lieu à une contre-manifestation et aboutissait à un risque d’affrontement sur la voie publique.
  49. V. notre article, « La tentative de pénalisation… », précit. : « Le consommateur se trouve en bout de chaîne du processus économique ; doit-on seulement rappeler ce qui relève de l’évidence, à savoir que l’activité économique normale du producteur se borne à fabriquer et proposer à la vente ses produits ? En exerçant sa liberté, le consommateur n’entrave aucunement l’exercice normal de l’activité économique du producteur concerné, c’est-à-dire sa pleine et totale capacité et liberté de produire et proposer ses produits à la vente. À l’inverse, un producteur ou exportateur verrait bien son activité économique entravée si, par exemple, un distributeur décidait de ne pas référencer ses produits eu égard à leur nationalité d’origine ou si un groupe militant empêchait le débarquement de marchandises israéliennes dans un port ou dans un lieu de vente ou de stockage : c’est alors l’accès au marché qui lui serait interdit, et donc son activité économique qui s’en verrait entravée ».
  50. Avis précit., loc. cit. : « L’action telle qu’elle était conçue avait pour but d’entraver l’activité économique normale de producteurs à raison de leur nationalité, la réduction de la consommation par les clients, la baisse des achats ne pouvant que pousser le magasin à ne pas contracter avec ces producteurs et à rendre l’activité économique normale de ceux-ci plus difficile ».
  51. Greer (S.), Les exceptions aux articles 8 à 11 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, éd. du Conseil de l’Europe, 1997, not. p. 30 et s.
  52. Cour EDH, Ekin c. France, Requête n°39288/98, 17 juil. 2001, n°48.
  53. Cour EDH, Szél et autres c. Hongrie, Requête n°44357/13, 16 sept. 2014, n°49.
  54. Cour EDH, Leroy c. France, Requête n°36109/03, 2 oct. 2008, n°36.
  55. Cour EDH, Piermont c. France, Requête n°15773/89 et 15774/89, 27 avr. 1995, n°72.
  56. V. par ex. Cour EDH, Nikula c. Finlande, Requête n°31611/96, 21 mars 2002, n°38 ; Giniewski c. France, Requête n°64016/00, 31 jan. 2006, n°40 ; Stângu et Scutelnicu c. Roumanie, Requête n°53899/00, 31 jan. 2006, n°44 ; Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, Requête n°68354/01, 25 jan. 2007, n°29 ; Alves Da Silva c. Portugal, Requête n°41665/07, 29 oct. 2009, n°26 ; Fatih Tas c. Turquie, Requête n°36635/08, 5 avr. 2011, n°33 ; Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, Requête n°40454/07, 10 nov. 2015, n°79 ; Paturel c. France, Requête n°54968/00, 22 déc. 2005, n°26.
  57. … dans un contexte de refus de diffusion d’une publicité audiovisuelle stigmatisant l’élevage en batterie : Cour EDH, VgT Verein Gegen Tierfabriken c. Suisse, Requête n°24699/94, 28 juin 2001, n°60 et s.
  58. … dans un contexte d’incompatibilité avec des activités politiques visant les fonctionnaires des collectivités locales : Cour EDH, Ahmed et autres c. Royaume-Uni, Requête n°65/1997/849/1056, 2 sept. 1998, n°54.
  59. … dans un contexte d’interdiction d’une publicité diffusée par un avocat : Cour EDH, Casado Coca c. Espagne, Requête n°15450/89, 24 fév. 1994, n°46.
  60. … dans un contexte de sanction d’une chaîne de télévision du fait d’un reportage critiquant l’attitude de la Suisse durant la seconde guerre mondiale : Cour EDH, Monnat c. Suisse, Requête n°73604/01, 21 sept. 2006, n°41.
  61. … dans un contexte de rejet d’une candidature d’un enseignant qui témoignait de positions contraires à la doctrine catholique : Cour EDH, Lombardi Vallauri c. Italie, Requête n°39128/05, 20 oct. 2009, n°41.
  62. Cour EDH, Kutlular c. Turquie, Requête n°73715/01, 29 avr. 2008, n°41 ; Vajnai c. Hongrie, Requête n°33629/06, 8 oct. 2008, n°34 ; Féret c. Belgique, Requête n°15615/07, 16 juil. 2009, n°59 ; Castells c. Espagne, Requête n°11798/85, 23 avr. 1992, n°39 ; Erbakan c. Turquie, Requête n°59405/00, 6 juil. 2006, n°46 ; Soulas et autres c. France, Requête n°15948/03, 10 juil. 2008, n°30.
  63. Caractéristiques à cet égard, quelques décisions escamotent la question du but légitime, considérant expressément que le contrôle essentiel et suffisant consiste à apprécier le caractère nécessaire dans une société démocratique de l’ingérence ; v. Cour EDH, Parti Populaire Démocrate – Chrétien c. Moldova, Requête n°28793/02, 14 fév. 2006, n°54 ; Verein Gegen Tierfabriken Schweiz (VGT) c. Suisse, Requête n°32772/02, 4 oct. 2007, n°60 ; Sükran Aydin et autres c. Turquie, Requêtes n°49197/06, 23196/07, 50242/08, 60912/08 et 14871/09, 22 jan. 2013, n°47.
  64. … parfois en contemplation téléologique du texte national ayant servi de fondement à l’ingérence. Parmi les nombreuses références, v. not. s’agissant des buts légitimes de « défense de l’ordre » et/ou de « protection des droits d’autrui » : Cour EDH, Piermont c. France, Requêtes n°15773/89, 15774/89, 27 avr. 1995, n°72 ; Ekin c. France, Requête n°39288/98, 17 juil. 2001, n°48 ; Cuc Pascu c. Roumanie, Requête n°36157/02, 16 sept. 2008, n°25 ; De Diego Nafria c. Espagne, Requête n°46833/99, 14 mars 2002, n°31 ; Vördur Ólafsson c. Islande, Requête n°20161/06, 27 avr. 2010, n°73 ; Hertel c. Suisse, Requête n°59/1997/843/1049, 25 août 1998, n°42 ; Vogt c. Allemagne, Requête n°17851/91, 26 sept. 1995, n°51 ; Du Roy et Malaurie c. France, Requête n°34000/96, 3 oct. 2000, n°25 ; Nikula c. Finlande, Requête n°31611/96, 21 mars 2002, n°38 ; Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG c. Suisse, Requête n°34124/06, 21 juin 2012, n°49.
  65. Cour EDH, Karsai c. Hongrie, Requête n°5380/07,1er déc. 2009, n°20 et s.
  66. Cour EDH, Erdogan Gökçe c. Turquie, Requête n°31736/04, 14 oct. 2014, n°29 ; Dink c. Turquie, Requêtes n°2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, 14 sept. 2010, n°118.
  67. En témoignent les décisions précitées, auxquelles il peut être renvoyé.
  68. Cour EDH, Handyside c. Royaume-Uni, Requête n°5493/72, 7 déc. 1976, n°48 ; Sunday Times c. Royaume-Uni, Requête n°6538/74, 26 avr. 1979, n°59.
  69. Parmi de nombreuses décisions, v. Cour EDH, Balsyte-Lideikiene c. Lituanie, Requête n°72596/01, 4 nov. 2008, n°77 ; Ibrahim Aksoy c. Turquie, Requêtes n°28635/95, 30171/96, 34535/97, 10 oct. 2000, n°57 ; v. déjà Lingens c. Autriche, Requête n°9815/82, 8 juil. 1986, n°40 ; Barthold c. Allemagne, Requête n°8734/79, 25 mars 1985, n°55.
  70. V. par ex. Cour EDH, Camlibel c. Turquie, Requête n°64609/01, 22 déc. 2005, n°24.
  71. Cour EDH, Willem c. France, Requête n°10883/05, 16 juil. 2009 ; Journ. dr. int. 2010, p. 1022, note J. Fernandez.
  72. Ce qui valut à la Cour EDH une critique acérée : « – l’arrêt rendu n’apparaît pas en parfaite adéquation avec l’exercice d’une magistrature judiciaire suprême. La Cour pèche par manque de discernement, de motivation, en un mot, de rigueur juridique. Ainsi l’incise signalant que l’appel au boycott de produits étrangers relève en droit français de la seule compétence du gouvernement et non des autorités municipales (par ailleurs agrémentée d’un propos moralisateur sur le rôle du maire) manque totalement de pertinence. Mais surtout, la Cour, d’une part, avalise une application extensive de la loi pénale (l’appel à la discrimination économique n’est pas visé par la loi du 29 juill. 1881) et, d’autre part, se dispense de motiver le brevet de conventionnalité accordé au caractère « nécessaire » de la condamnation prononcée […]. Plus prosaïquement, est éminemment attristante l’atteinte portée par la Cour à l’exercice de la liberté d’expression. Est-il désormais, plus généralement interdit à toute personne résidant en France (ou dans un pays européen disposant d’une législation comparable) de lancer un appel au boycott contre les produits en provenance de pays méconnaissant les libertés (Libye, Iran, Ouzbékistan, Chine, Zimbabwe…) ? », in Flauss (J.-F.), « L’appel au boycott économique », AJDA 2009, spéc. p. 1944. Adde, Dubuisson (F.), « La répression de l’appel au boycott des produits israéliens est-elle conforme au droit à la liberté d’expression ? », RBDI 2012, p. 177 et s., spéc. p. 190 et s.: « La motivation de la décision de la Chambre dans l’affaire Willem est en toute hypothèse particulièrement indigente, ce qui jette un sérieux doute sur la capacité de cet arrêt à faire jurisprudence. […] – de manière assez surprenante, la Chambre s’abstient de procéder à tout examen sur la « nécessité » de l’ingérence dans la liberté d’expression de M. Willem ».
  73. Cour EDH, op. cit., n°35 et s.
  74. En effet, la qualité de maire du requérant semble avoir été dans l’affaire Willem un élément important du raisonnement de la Cour (v. not. n°37 de l’arrêt précité) : ses propos appelant au boycott des produits israéliens tenus au conseil municipal ont engagé la collectivité territoriale dans son ensemble mais également les services municipaux sur lesquels il avait autorité, services qui gèrent des fonds publics utilisés pour les achats de la commune. La situation d’un militant associatif, qui exprime une opinion politique dans un espace public, ne détient aucune autorité politique ou administrative et n’a aucun pouvoir sur les vendeurs et les consommateurs présents, est sensiblement différente.
  75. En ce sens, v. Médard (R.), op. cit., n°51 ; adde, v. l’opinion dissidente du juge Jungwiert dans l’arrêt Contrairement Willem c. France précité : « J’ai la ferme conviction qu’une société démocratique doit tolérer voire parfois même susciter un tel débat ou une incitation à l’action. aux juridictions françaises, et contrairement à l’avis de la majorité, j’estime que les déclarations du requérant incriminées dans la présente affaire reflètent, compte tenu des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale de ses propos, l’expression d’une opinion ou d’une position politique d’un élu sur une question d’actualité internationale ».
  76. Souligné par nos soins.
  77. Discours du mercredi 16 décembre 2015 ; v. not. « Valls condamne les campagnes de boycott des produits israéliens », Les Echos, 16 déc. 2015. Propos confirmés devant « les Amis du CRIF » : « Valls envisage des mesures contre les manifestations en faveur du boycott de produits israéliens », Le Monde, 19 janv. 2016. Morin (E.), « Antisémitisme, antijudaïsme, anti-israélisme », Le Monde, 19 fév. 2004.
  78. Morin (E.), « Antisémitisme, antijudaïsme, anti-israélisme », Le Monde, 19 fév. 2004.
  79. V. supra, note n°44. Adde, Hochmann (T.), « Négationnisme du génocide arménien : défauts et qualités de l’arrêt Perinçek c. Suisse », RDLF 2015, chron. n°27 (revuedlf.com).
  80. Pour une histoire du boycott, V. Esteves (O.), ouvrages précit.
  81. Falk (R.), Rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, 19 sept. 2012, spéc. § 99, p. 27. Les parlementaires français n’étaient pas non plus en reste voici encore quelques années pour exprimer leur soutien à l’égard du boycott mené par les consommateurs en raison de l’illégalité internationale des activités des entreprises : « – l’appel au boycott comme arme ultime d’une consommation responsable, doit être considérée comme licite dès lors qu’il est établi par des rapports crédibles d’organisations internationales et d’ONG dignes de foi qu’une multinationale viole délibérément et gravement la légalité internationale », in Assemblée Nationale, Rapport d’information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental, n°1859, 1999, p. 134 (http://www.assemblee-nationale.fr/legislatures/11/pdf/rap-info/i1859-01.pdf).
  82. Illégalité qui s’aggrave avec l’extension des colonies dans les territoires occupés, situation dont le secrétaire général des Nations-Unies s’est ému récemment au grand dam de l’Etat israélien, v. « Israël accuse Ban Ki-moon d’encourager le terrorisme », Le Monde, 26 janv. 2016 ; sur le caractère économique et lucratif des implantations israéliennes de Cisjordanie, v. le rapport très complet publié en janvier 2016 par l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch, Occupation, Inc. How Settlement Businesses Contribute to Israel’s Violations of Palestinian Rights (disponible à l’adresse www.hrw.org/report/2016/01/19/occupation-inc/how-settlement-businesses-contribute-israels-violations-palestinian).
  83. V. « High Court largely upholds controversial anti-boycott law », Haaretz, 16 avr. 2015.
  84. A l’été 2015, le Président Obama devait signer un amendement à la loi américaine autorisant les négociations avec les représentants de l’Union Européenne sur le traité de libre-échange transatlantique (Trade Promotion Authority (TPA) law). Cet amendement pose le rejet officiel du boycott des produits israéliens comme condition d’adhésion et de mise en œuvre du traité. Les propos du député républicain Peter Roskam, promoteur de l’amendement et opposant farouche au mouvement BDS, traduisent bien l’esprit de cette initiative américaine : « Cela va forcer les entreprises comme le géant des télécommunications Orange, qui est partiellement détenu par le gouvernement français, à réfléchir à deux fois avant d’engager une guerre économique contre Israël. Ces entreprises ne seront plus en mesure d’attaquer librement un allié clé des États-Unis sans conséquence » ; v. not. « Roskam Anti-BDS Provisions Signed Into Law », 29 juin 2015 (www.roskam.house.gov/media-center/press-releases/roskam-anti-bds-provisions-signed-into-law-0) ; « Obama signe le projet de loi anti-BDS », The Times of Israel, 30 juin 2015. On peut voir dans cette attitude des autorités américaines une rupture avec l’approche bien plus libérale qu’avait endossée la Cour Suprême des Etats-Unis vis-à-vis du boycott, dans sa décision National Association for the Advancement of Colored People v. Claiborne Hardware Co. (No. 81-202) [458 U.S. 886] du 2 juillet 1982 ; v. www.law.cornell.edu/supremecourt/text/458/886.

Dieudonné M’Bala M’Bala c. Les droits de l’homme

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Le revers infligé à Dieudonné M’Bala M’Bala (ci –après Dieudonné) par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après CourEDH) a fait grand bruit. Les démêlés judiciaires de l’humoriste étant constants devant les juridictions nationales, il s’en est allé implorer la solution finale devant la CourEDH. Or, cette dernière ne fut pas son alliée, le débarquant dès le stade de la recevabilité par une décision du 20 octobre 2015 marquant la fin de l’épisode judiciaire. Bien qu’il s’agisse d’une décision d’irrecevabilité, elle est riche d’enseignements et d’interrogations quant à l’utilisation de l’article 17 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (ci-après CEDH) par la CourEDH.

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Baptiste Nicaud est Maître de conférences en droit privé à l’Université de Limoges et membre du Laboratoire Omij

Cette décision était l’occasion pour la juridiction strasbourgeoise de rappeler les fondements et le rôle de la Convention à l’égard des tentations négationnistes et antisémites qui visent à la destruction des droits et libertés garantis par celle-ci. Bien que la plus grande fermeté de la Cour EDH face au négationnisme soit la bienvenue 1, cette mise en œuvre extensive de « l’effet guillotine » 2 de l’article 17 s’apparente ici plus largement à une faucheuse s’écartant de l’interprétation stricte que l’on aurait pu en attendre. Sans pour autant remettre en cause l’absence de condamnation de la France dans cette affaire, c’est la méthode qui est parfois malaisée. On pourrait d’ailleurs émettre cette interrogation : Dieudonné a-t-il été mis à l’épreuve de la CourEDH ou est-ce la juridiction strasbourgeoise qui a été mise à l’épreuve du cas Dieudonné ?

S’agissant de l’espèce, Dieudonné, artiste par ailleurs engagé politiquement, fut condamné par les juridictions nationales du chef d’injure envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou confession juive, par l’un des moyens prévus à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour des faits commis lors d’une représentation de son spectacle « J’ai fait l’con » le 26 décembre 2008 au Zénith de Paris. Plus précisément, Dieudonné avait invité en fin de spectacle Robert FAURISSON, personnage connu pour ses thèses négationnistes, afin de lui faire remettre par un comédien caricaturant un déporté juif « le prix de l’infréquentable et de l’insolence », ce prix étant représenté par un chandelier à trois branches. En préambule de cette remise de prix, Dieudonné avait annoncé « « son désir de « faire mieux » que lors d’un précédent spectacle, qui aurait été qualifié de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale » » (§34). Il fut alors condamné par la 17ème chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris par jugement en date 27 octobre 2009. La Cour d’appel de Paris confirma le jugement du 17 mars 2011. Dieudonné se pourvu en cassation sans grand succès, la Cour de cassation rejetant le pourvoi par arrêt du 16 octobre 2012.

Dieudonné s’est alors tourné vers la CourEDH. Il invoquait une atteinte à sa liberté d’expression sur le fondement de l’article 10 de la CEDH ainsi qu’une violation de l’article 7, arguant que les juridictions françaises ont fondé leur condamnation pour un injure sur un acte ne résultant pas d’un des moyens prévus par l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, mais d’une forme de contexte ayant pour support une mise en scène à caractère injurieux.

Le Gouvernement invoquait quant à lui l’irrecevabilité de la requête sur le fondement de l’article 17 de la CEDH en ce que le requérant tentait « de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant la liberté d’expression à des fins contraires aux valeurs fondamentales de la Convention que sont la justice et la paix » (§26). Subsidiairement, il soutenait que l’ingérence dans la liberté d’expression de Dieudonné ne constituait pas une violation l’article 10.

Rappelant son statut de maîtresse de la qualification juridique des faits, la juridiction strasbourgeoise a éludé tout débat sur le fondement de l’article 7, sans pour autant s’en expliquer au stade de la recevabilité, en estimant que l’affaire devait être examinée sous le seul angle de l’article 10 (§27). La CourEDH a alors retenu la thèse du gouvernement en considérant «  qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, le requérant ne peut bénéficier de la protection de l’article 10 » (§42). Partant, la Cour a déclaré la requête irrecevable à la majorité.

L’absence de condamnation de la France n’est pas une grande surprise. L’intérêt de la décision réside alors dans une mise en œuvre inédite et extensive de l’article 17 (I) pour justifier de l’irrecevabilité de la requête en ce que les faits litigieux constituaient une prise de position antisémite et négationniste dans le cadre d’un meeting politique (II).

I – Une mise en œuvre inédite de l’article 17

L’article 17 constitue l’un des fondements de l’abus de droit dans la jurisprudence de la CourEDH 3. Cet article a en effet pour but d’interdire qu’une personne puisse « se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés» 4 reconnues par elle. La mobilisation de cet article par la Cour peut se concevoir comme une clause de déchéance 5 qui fait « échec à l’exercice d’un droit conventionnel que le requérant cherche à faire valoir » 6 abusivement devant la CourEDH. Ainsi, la tentative de détournement des dispositions de la Convention de leur vocation conduit à ne pas bénéficier de leur protection. Le recours à cet article par la juridiction européenne, bien que marginal, a pour objet de prédilection l’article 10 relatif à la liberté d’expression 7. La jurisprudence antérieure de la Haute juridiction semblait permettre de cerner les contours de sa mise en œuvre (A). Or, cette décision M’Bala M’Bala c. France en offre une conception élargie (B).

A – Le recours classique à l’article 17

La Cour, dans son arrêt Lehideux et Isorni c. France, avait pu mettre en exergue le besoin de manier cet article avec une particulière prudence 8. Son utilisation fut particulièrement remarquée dans l’affaire Garaudy c. France 9 relative à la condamnation du requérant pour un ouvrage remettant en cause la réalité de faits historiques clairement établis et qui n’étaient pas l’objet de débats entre historiens, à savoir la Shoah. Pour les juges strasbourgeois, il ne faisait « aucun doute qu’à l’égal de tout autre propos dirigé contre les valeurs de la Convention, la justification d’une politique pronazie ne saurait bénéficier de la protection de l’article 10 » 10. En conséquence, la Cour affirmait à l’unanimité que « les négationnistes ne peuvent arguer de l’article 10 de la Convention pour diffuser leurs théories pernicieuses » 11. Le recours à l’article 17 était ici justifié en ce que la caractère négationniste de l’ouvrage incriminé ne faisait aucun doute. Dans la décision Norwood c. Royaume-Uni 12, la Cour mis en œuvre l’article 17 s’agissant la requête d’un membre du parti de l’extrême droite qui fut condamné pour avoir accroché à sa fenêtre une affiche sur laquelle figurait une photo des tours du World Trade Center en flamme, avec cette phrase : « L’Islam dehors – Protégeons le peuple britannique ». Elle affirmait ainsi que la mise en œuvre de l’article 17 ne se limitait pas à la négation de faits historiques clairement établis, mais pouvait être justifiée pour des attaques véhémentes contre tout un groupe religieux.

C’est ensuite l’arrêt Leroy c. France 13 qui a semblé apporter une limite dans la mise en œuvre de l’article 17 en faveur des expressions satiriques ou caricaturales, faisant écho à la protection de la liberté d’expression artistique. En l’espèce, le requérant avait été condamné par les juridictions internes pour avoir publié dans un hebdomadaire basque, deux jours après les attentats du 11 septembre 2001, une caricature de presse représentant l’effondrement des tours du Wold Trade Center accompagnée de la légende suivante : « Nous en avons tous rêvé, le Hamas l’a fait ». La CourEDH, saisie de la requête sur le fondement de l’article 10, devait répondre à l’exception soulevée par le Gouvernement sur le fondement de l’article 17. La Cour affirmait que « nonobstant la qualification de terrorisme retenue par les juridictions internes, (…) le dessin litigieux et le commentaire qui l’accompagne ne constituent pas une justification à ce point non équivoque de l’acte terroriste » et qu’en conséquence « toute atteinte au droit d’un artiste de recourir à pareil mode d’expression doit être examinée avec une attention particulière » 14, donc sous l’angle de l’article 10. En particulier confronté à l’affaire Norwood, la solution de la CourEDH renfermait cette idée que l’expression satirique ou caricaturale échappait à la guillotine procédurale de l’article 17 en raison du caractère inévitablement équivoque de ce mode d’expression 15. Une telle interprétation fut confortée par le récent arrêt de Grande chambre Perincek c. Suisse dans lequel la Cour affirmait que l’article 17 ne s’appliquait « qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes » et que « s’il est tout à fait clair que les propos incriminés visent à faire dévier cette disposition (l’article 10) de sa finalité » 16.

A l’aune de la jurisprudence européenne, Dieudonné pouvait prétendre à un privilège artistique devant la CourEDH conduisant à une analyse des passages litigieux de son spectacle sous l’angle de l’article 10. Or, il n’en fut rien et c’est par une application extensive de l’article 17 que la Cour jugea la requête irrecevable.

B – L’extension du champ d’application de l’article 17

Le gouvernement justifiait son invocation de l’article 17 en ce que « les propos et agissements du requérant ont clairement révélé un objectif raciste consistant […] dans la volonté « d’offenser délibérément la mémoire » du peuple juif » (§26). Le succès de cette exception n’était pas garanti.

Dans un premier temps, la question pouvait se poser de savoir si des faits démontrant la volonté d’offenser la mémoire du peuple juif constituaient des propos dirigés à l’encontre des valeurs de la Convention au sens de l’article 17. En effet, la CourEDH a par le passé favorisé une analyse de l’offense à la mémoire des victimes sous l’angle de l’article 10 de la Convention d’autant que les propos sont pourvus d’ambiguïté 17. Le succès d’une telle prétention ne pouvait donc se justifier, comme a pu l’affirmer Lyn François, qu’en ce que « l’on considère que le négationnisme constitue également une atteinte à la mémoire ou à la dignité des victimes de la Shoah » 18. Or, ni les juridictions internes ni le gouvernement n’avaient qualifié les propos de « négationnistes ». Pourtant, la Cour va au-delà du raisonnement entrepris par les autorités nationales et procède d’elle-même à ce rattachement en considérant que l’expression litigieuse possédait un caractère négationniste et antisémite marqué (§41).

Dans un second temps, et c’est ici toute la particularité de l’affaire, l’expression incriminée n’était pas constituée de propos qui avaient été clairement proférés 19. Il s’agissait d’une mise en scène qui avait toute l’apparence d’une production artistique mais dont on pouvait se convaincre de la signification antisémite. L’équivocité inhérente à ce mode d’expression, au sens du précédent Leroy c. France, aurait dû conduire à rejeter l’application de l’article 17 au profit d’une analyse sous l’angle de l’article 10. Or, la Cour s’est volontairement affranchie de toute référence à cet arrêt. Elle s’en détache même en observant que « l’article 17 a en principe été jusqu’à présent appliqué à des propos explicites et directs, qui ne nécessitaient aucune interprétation » (§40) sans pour autant ériger cette circonstance au rang de critère d’applicabilité de l’article 17. Là où la Cour se démarque de l’affaire Leroy, c’est qu’elle n’offre pas la même considération quant au mode d’expression utilisé. En effet, dans l’affaire Leroy l’utilisation de la caricature par essence équivoque justifiait que l’analyse de l’expression litigieuse échappe au couperet de l’article 17 au bénéfice de « l’artiste ». Néanmoins, l’analyse du contenu du message sous l’angle de l’article 10 s’effectuait par la suite en considération d’un public de presse bénéficiaire du droit à l’information, non d’un public d’une œuvre artistique satirique 20 plus enclin à percevoir les lois du genre. Or, la Cour n’a pas réitéré en l’espèce une telle décomposition de l’analyse pour directement considérer « […] qu’au cours du passage litigieux, la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting » et que Dieudonné ne pouvait dès lors prétendre « avoir agi en qualité d’artiste ayant le droit de s’exprimer par le biais de la satire, de l’humour et de la provocation » (§39). En refusant tout privilège artistique à Dieudonné 21, le juge strasbourgeois confirme la position prise par les juridictions françaises dans les différents contentieux relatifs à Dieudonné en distinguant clairement ce qui relève de la manifestation artistique de ce qui relève de la réunion politique 22. Ainsi, le recours au « masque de l’humour, de la caricature » 23 ne faisait pas échapper le propos à l’article 17 car la Cour n’y a vu qu’une vulgaire manipulation.

Bien que cette décision constitue un tempérament à l’arrêt Leroy, ce dernier ne serait donc pas à remettre en cause et les artistes qui agissent en cette qualité doivent toujours pouvoir user de cette dose d’exagération et de provocation et même sur les sujets les plus sensibles. Il est toutefois dommage que la Cour ait préféré enterrer cet arrêt pour les besoins de la cause plutôt que d’affirmer expressément, eu égard à celui-ci, en quoi l’affaire Dieudonné se différenciait. Bien que la Cour affirme que, lors des faits incriminés, Dieudonné n’avait pas agi en qualité d’artiste mais dans le cadre d’un meeting politique, la justification est tardive dans l’arrêt. Or, cette justification est fondamentale car elle constitue le guide d’interprétation de l’expression en cause.

II – Une prise de position antisémite et négationniste dans le cadre du meeting politique

Envisagée sous l’angle de l’article 17, l’examen de la requête n’avait pas pour objectif de rechercher classiquement si l’ingérence de l’Etat dans la liberté d’expression du requérant était « prévu par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique ». L’enjeu était pour la Cour de démontrer au-delà de toute équivocité en quoi l’acte litigieux possédait une signification négationniste et antisémite. Le requérant faisait valoir qu’il n’avait proféré aucune injure antisémite stricto sensu et qu’en conséquence les juges se méprenaient sur la signification de la mise en scène. Il s’agissait alors pour la Cour de justifier au principal de la signification antisémite et négationniste de l’expression litigieuse, la légitimité de cette interprétation reposant sur la perte du caractère artistique de la mise en scène au cours du spectacle. Or, ces justifications procèdent de la même analyse : le contenu de l’expression influe sur la qualification politique du message mais sa signification ne peut être définitivement acquise que par l’affirmation de ce caractère politique. Néanmoins, il est possible de dégager les éléments que la Cour a retenus pour justifier la perte du caractère artistique de la mise en scène (A) et de sa signification (B).

A – La justification de la perte du caractère artistique de la mise en scène

Selon la Cour européenne, « la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting politique » (§39), refusant ainsi de reconnaître que Dieudonné a agi en qualité d’artiste lors de la commission des faits litigieux. Cette justification procède d’éléments intrinsèques à ladite mise en scène qui sont mis en relation avec la personnalité des deux protagonistes que sont Dieudonné et R. Faurisson.

Dès le résumé des faits, Dieudonné est présenté comme un artiste « par ailleurs engagé en politique [qui] a notamment été candidat aux élections européennes de 2004 (« liste EuroPalestine ») et 2009 (« liste antisioniste ») » (§3). La Cour note de même son rapprochement avec le parti Front national et son « président de l’époque », d’ailleurs présent lors de la représentation litigieuse (§§6-10). Il résulte de ces constatations que Dieudonné, personnalité publique, était susceptible d’agir tant en qualité d’artiste que d’homme politique. D’ailleurs, la Cour distille tout au long de l’arrêt les éléments qui permettent de déduire que, quel que soit le contexte, Dieudonné et ses thématiques récurrentes flirtent avec les extrêmes. Si la confusion des genres n’est pas en soi inévitable, elle nécessitait en l’espèce une particulière attention pour la Cour.

Dieudonné était présumé agir en tant qu’artiste car les faits s’étaient déroulés lors de la représentation du spectacle intitulé « J’ai fait l’con » dans la salle du « Zénith » de Paris. Or, Dieudonné avait annoncé préalablement à la scène litigieuse que l’un de ses précédents spectacles avait été qualifié (par Bernard-Henri Lévy) de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale » et qu’il voulait « faire mieux » (§34). Pour la Cour, Dieudonné s’était trahi par ses propos, opérant par lui-même un glissement de l’artistique au politique, et ce dans l’objectif d’une prise de position antisémite. Ces seuls propos auraient encore pu relever de « la dose d’exagération ou de provocation » dont bénéfice l’artiste.

Or, la montée de R. Faurisson sur scène, afin que Dieudonné l’honore du « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence » et lui laisse la parole, a constitué l’achèvement de ce glissement sur le terrain politique. En effet, R. Faurisson est présenté par la Cour comme un personnage connu pour ses thèses négationnistes ou révisionnistes et condamné à plusieurs reprises pour ces raisons (§5). Surtout, R. Faurisson est tout à fait étranger au monde du spectacle et de la satire. Dès lors, l’alliance de ces deux personnages sur une même scène ne pouvait plus laisser présumer l’intention comique de la scène mais convergeait vers la nature politique de leur réunion. L’argumentation de Dieudonné tendant à affirmer qu’il « connaissait très peu Robert Faurisson malgré son statut de « plus emblématique représentant » du négationnisme, ce qui démontre selon lui qu’il n’était pas adepte de ce courant » (§28) était d’ailleurs tout à fait inopérante. En effet, comment Dieudonné aurait pu ne pas connaître les thèses de R. Faurisson alors qu’il est constant qu’il cherchait à faire « mieux » en matière d’antisémitisme que la précédente invitation de Jean-Marie Le Pen en faisant monter sur scène la personne la plus infréquentable qu’il ait trouvé (§8). A supposer même qu’il ne l’ait pas su, la rupture avec le spectacle de divertissement était consommée.

La réaction du public n’a fait que confirmer une lecture au premier degré de la mise en scène et des propos, ainsi que le caractère politique de cet épisode au sein du spectacle. En effet, la Cour relève que Dieudonné avait fait applaudir son public avec cœur son public pour la montée sur scène de R. Faurisson. Plus encore, cette arrivée provoqua dans le public, avant même que celui-ci ne s’exprime, ces cris : « Faurisson à raison » (§37). Le public n’était plus partisan de l’humour de Dieudonné mais des thèses abjectes de l’invité. Bien que Dieudonné ait contesté devant la Haute juridiction une analyse « au premier degré » de son « sketch »par les juridictions internes (§37), elle fût celle de son public.

En définitive, Dieudonné a offert à son public un guide de lecture, donnant à cette intervention toutes les caractéristiques d’un meeting politique. Et c’est ce caractère politique affirmé qui a permis à la Cour de dégager toute la signification antisémite et négationniste de la mise en scène litigieuse.

B/ La justification de la signification antisémite et négationniste de la mise en scène

La Cour justifie le couperet de l’article 17 en ce que la mise en scène contient une « valorisation du négationnisme à travers la place centrale donnée à l’intervention de Robert Faurisson et dans la mise en position avilissante des victimes juives des déportations face à celui qui nie leur extermination » (§39). Dès lors, Cour y voit « une démonstration de haine et d’antisémitisme, ainsi que la remise en cause de l’holocauste ». Cette interprétation est étayée par divers éléments marquants, constituant les symboles de la portée du message.

En premier lieu, la mise en scène consistait, selon les propres termes de Dieudonné, à faire mieux en matière d’antisémitisme en honorant publiquement R. Faurisson et en lui remettant le « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence ». Cette remise de prix s’est manifestée par la remise d’un chandelier à trois branches par un acteur vêtu d’un costume de déportés « rayé avec une étoile jaune », cet accoutrement étant désigné comme un « habit de lumière » (§36). La scène prenait déjà tout son sens par le positionnement de chaque individu. Dieudonné tel un metteur en scène, composait cette image à l’attention de son public : la valorisation de l’éminent négationniste face à l’avilissement de ce déporté, symbole du peuple juif et des victimes de la Shoah. Pour le juge strasbourgeois, la prise de position antisémite était caractérisée.

En second lieu, cette mise en valeur de R. Faurisson a conduit à ce que ce dernier prenne la parole et prononce des propos qualifiés de négationnistes par la Cour. Selon la juridiction strasbourgeoise « le fait de qualifier d’« affirmationnistes » ceux qui l’accusent d’être négationniste, a constitué pour Robert Faurisson une incitation claire à mettre sur le même plan des « faits historiques clairement établis » et une thèse dont l’expression est prohibée en droit français et se voit soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 » (§36). Selon le juge européen, une telle qualification des propos se justifiait d’autant plus que « l’invitation faite à l’auditoire d’orthographier le mot librement avait manifestement pour but, au moyen d’un jeu de mots, d’inciter le public à considérer les tenants de cette vérité historique comme étant animés par des motivations « sionistes » » (§36). Pour la Cour, le lien était patent avec les thématiques récurrentes de R. Faurisson et l’engagement politique de Dieudonné que sont le négationnisme et l’antisémitisme. Il ne s’agissait donc pour elle que d’une manipulation habile dans le but de communiquer leur message de haine. Comme la juridiction le constate, bien que Dieudonné n’ait pas prononcé de propos négationnistes stricto sensu, il ne s’en est point désolidarisé. Au contraire, c’est lui qui a créé la mise en scène valorisant et avalisant l’intervention de R. Faurisson. Cet exercice d’interprétation a donc mené la Cour à se convaincre que les faits litigieux ne méritaient pas la protection de l’article 10.

Il en résulte plus généralement que quel qu’en soit le costume, « habillé(e) en recherche historique et impartiale » 24 ou « travestie sous l’apparence d’une production artistique » (§40), « une prise de position haineuse et antisémite caractérisée » (§40) confinant au négationnisme ne saurait éviter le couperet de l’article 17 car cet habit ne la rend pas moins « dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte » (§40). Il faut toutefois admettre que le raisonnement de la Cour dans cette affaire Dieudonné est parfois tortueux et révèle une interprétation extensive à la fois de l’article 17 et de la mise en scène. Faisant fi d’un potentiel caractère équivoque de ladite scène préférant son seul caractère politique, la Cour la qualifie de négationniste en ce qu’elle constitue une « remise en cause de l’holocauste » (§39). Eu égard aux faits décrits, cette dernière affirmation reste discutable. La Cour ne tire-t-elle pas en particulier du jeu de mots de R. Faurisson une interprétation trop lourde de sens pour justifier d’une opposition de l’article 17 à Dieudonné ? A ce titre on peut remarquer que les juridictions internes n’avaient pas retenu un tel fondement pourtant spécifiquement réprimé par l’article 24 bis de la Loi du 29 juillet 1881. Était-ce un point d’achoppement qui a conduit à ce que l’irrecevabilité de la requête ne soit déclarée qu’à la majorité ?

Cet arrêt révèle, comme l’a justement affirmé le Professeur Xavier Bioy, un « travail de mise en évidence et d’objectivation de l’antisémitisme inhérent aux prestations de Dieudonné » 25 par la CourEDH. Pour ce faire, elle a dû entamer un exercice d’interprétation et de conviction à travers une approche volontairement extensive de clause d’abus de droit. Si la jurisprudence antérieure posait déjà des difficultés quant à la détermination des frontières de l’article 17, cette décision ne constitue qu’une interrogation de plus.

Notes:

  1. En ce sens, Michel LEVINET, « La fermeté attendue de la Cour européenne des droits de l’homme face au négationnisme », RTDH, 01/07/2004, pp.653-662
  2. Expression emprunté à Jean-François Flauss, « L’abus de droit dans le cadre de la CEDH », RUDH 1992, p. 464
  3. Pour une étude approfondie de la question, voir Joël Andriantzimbazovina, « L’abus de droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Dalloz, 2015, pp.1854 et s.
  4. CourEDH, Lawless c. Irlande, 1er juillet 1961, § 7, citée dans CourEDH, déc. M’ Bala M’Bala c. France, 10 novembre 2015, §32
  5. Voir, Hélène Surrel « La Cour de Strasbourg donne une leçon de droits de l’homme à Dieudonné », JCP G, n°51, 14 décembre 2015, 1405
  6. CourEDH, gr. ch., Perincek c. Suisse, 15 oct. 2015, §114
  7. Joël Andriantzimbazovina, « L’abus de droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », préc.
  8. CourEDH, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998
  9. CourEDH, déc., Garaudy c. France, 18 juillet 2003
  10. CourEDH, Garaudy c. France, préc. : CourEDH, Lehideux et Isorni c. France, préc., §§ 53 et 47
  11. Damien Roets, « Épilogue de l’affaire Garaudy : les droits de l’homme à l’épreuve du négationnisme », Dalloz 2004, pp.239 et s.
  12. CourEDH, déc., Norwood c. Royaume-Uni, 16 novembre 2004
  13. CourEDH, Leroy c. France, 2 octobre 2008
  14. Ibid. §27 et §44
  15. En ce sens, Lyn François, « Liberté d’expression des caricaturistes de presse devant la Cour européenne des droits de l’homme », Revue Lamy droit de l’immatériel, n°45 du 01/2009, pp.34-38 ; Baptiste Nicaud « La Cour européenne des droits de l’homme face à la caricature de presse », Revue trimestrielle des droits de l’homme, n°80, 10/2009, pp.1109-1119.
  16. CourEDH, gr. ch., Perincek c. Suisse, 15 oct. 2015, § 114.
  17. CourEDH, Leroy c. France, 2 octobre 2008 ; CourEDH, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, §58.
  18. Lyn François, « Liberté d’expression des caricaturistes de presse devant la Cour européenne des droits de l’homme », préc.
  19. Sur ce point voir, Hélène SURREL « La Cour de Strasbourg donne une leçon de droits de l’homme à Dieudonné », préc.
  20. Baptiste Nicaud « La Cour européenne des droits de l’homme face à la caricature de presse », préc.
  21. Cf infra, II, A
  22. Pour une étude approfondie voir Xavier Bioy, « Affaire Dieudonné : l’unisson franco-européen », préc. : Olivier Gohin, « Liberté d’expression, liberté de réunion, police administrative et ordre public : l’affaire Dieudonné », RFDA 2014 p.87
  23. Xavier Bioy, « Affaire Dieudonné : l’unisson franco-européen », AJDA 2015, p. 2512.
  24. Cour EDH (Gde Ch.), Perincek c. Suisse, préc., §243
  25. Xavier Bioy, « Affaire Dieudonné : l’unisson franco-européen », préc.

L’évolution de la contribution citoyenne à l’élaboration du verdict criminel (Commentaire des affaires Haddad, Peduzzi et Matis)

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Dans les arrêts Haddad et Peduzzi[1], antérieurs à l’introduction de l’art. 365-1 CPP, la France se trouve condamnée pour violation de l’article 6§1 faute d’assurer la compréhensibilité des verdicts criminels. L’affaire Matis c/ France[2], postérieure à cette réforme s’achève par un rejet de la requête. On ne saurait voir, dans cette espèce, le signe d’une absolue conformité à la CEDH du droit interne, les Présidents de Cour disposant d’une grande latitude dans sa mise en œuvre[3].

CEDhClaire Sourzat est Maître de conférences en droit privé à l’Université de Dijon et membre du CREDESPO

CEDH 21 mai 2015 Haddad c./ France, Requête no 10485/13 (extraits)

16. En l’espèce, la requérante a bénéficié d’un certain nombre d’informations et de garanties durant la procédure criminelle (Agnelet, Oulahcene, Fraumens, Legillon et Voica c. France, précités, respectivement §§ 63, 47, 41, 59 et 47).
17. S’agissant de l’apport combiné de l’acte de mise en accusation et des questions posées au jury en l’espèce, la Cour relève tout d’abord que la requérante était la seule accusée.
18. Par ailleurs, l’arrêt de mise en accusation avait une portée limitée, puisqu’il intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès, ce dont conviennent les parties. Concernant les constatations de fait reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé contre le requérant, la Cour ne saurait cependant se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré et l’arrêt finalement rendu par la cour d’assises (Agnelet, Oulahcene, Fraumens, Legillon et Voica c. France, précités, respectivement §§ 65, 49, 43, 61 et 49).
19. Quant aux questions, elles s’avèrent d’autant plus importantes que, pendant le délibéré, comme le rappelle le Gouvernement, les magistrats et les jurés ne disposent pas du dossier de la procédure et qu’ils se prononcent sur les seuls éléments contradictoirement discutés au cours des débats, même s’ils disposaient également en l’espèce, comme cela ressort des arrêts et conformément à l’article 347 du code de procédure pénale, de l’ordonnance et de l’arrêt de mise en accusation (Agnelet, Oulahcene, Fraumens, Legillon et Voica c. France, précités, respectivement §§ 66, 50, 44, 63 et 50).
20. La Cour note par ailleurs que l’enjeu était considérable, ce que ne conteste pas le Gouvernement, la requérante, après avoir fait l’objet d’un acquittement, ayant été ensuite condamnée à une peine de dix ans de réclusion criminelle.
21. En l’espèce, une seule question a été posée. Cette question était non circonstanciée, se limitant à la reprise de la définition légale de l’infraction, de la date des faits et de l’identité de la victime (Oulahcene, précité, § 52).
22. Or, aux yeux de la Cour, dès lors que la requérante a été acquittée en première instance puis déclarée coupable en appel, qui plus est en se voyant infliger une lourde peine, et ce alors même qu’elle niait les faits, elle devait disposer d’éléments susceptibles de lui permettre de comprendre le verdict de condamnation : tel ne pouvait être le cas avec un examen conjugué de l’acte de mise en accusation et de la seule question posée au jury en l’espèce (voir, notamment, Fraumens, précité, § 49,et Agnelet, précité, § 69).
23. Enfin, si le Gouvernement précise que depuis la loi du 15 juin 2000, les décisions des cours d’assises sont susceptibles d’appel, la Cour rappelle, outre le fait que l’arrêt rendu en première instance n’était pas non plus motivé, que l’appel a entraîné la constitution d’une nouvelle cour d’assises, autrement composée, chargée de recommencer l’examen du dossier et d’apprécier à nouveau les éléments de fait et de droit dans le cadre de nouveaux débats. Il s’ensuit que la requérante ne pouvait retirer de la procédure en première instance aucune information pertinente quant aux raisons de sa condamnation en appel par des jurés et des magistrats professionnels différents, et ce d’autant plus qu’elle avait d’abord été acquittée (cf. Agnelet et Oulahcene, précités, respectivement §§ 70 et 54).
24. En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce la requérante n’a pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre.
25. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

CEDH 21 mai 2015 Peduzzi c./ France, Requête no 23487/12 (extraits).

17. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que pour que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été rendu (Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 89, CEDH 2010). Par ailleurs, comme elle l’a relevé par la suite (Agnelet, Oulahcene, Fraumens, Legillon et Voica c. France, respectivement nos44446/10, 30010/10, 53406/10 et 60995/09, §§ 62, 46, 40, 58 et 46, 10 janvier 2013), il ressort de l’arrêt Taxquet (précité, § 97) que l’examen conjugué de l’acte d’accusation et des questions posées au jury doit permettre de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l’affirmative aux quatre questions le concernant, et ce afin de pouvoir notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre le choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; connaître les motifs pour lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins sévèrement punis ; justifier le recours aux circonstances aggravantes.
18. En l’espèce, le requérant a bénéficié d’un certain nombre d’informations et de garanties durant la procédure criminelle (Agnelet, Oulahcene, Fraumens, Legillon et Voica c. France, précités, respectivement §§ 63, 47, 41, 59 et 47).
19. S’agissant de l’apport combiné de l’acte de mise en accusation et des questions posées au jury en l’espèce, la Cour relève tout d’abord que le requérant était le seul accusé.
20. Par ailleurs, l’arrêt de mise en accusation avait une portée limitée, puisqu’il intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès, ce dont conviennent les parties. Concernant les constatations de fait reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé contre le requérant, la Cour ne saurait cependant se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré et l’arrêt finalement rendu par la cour d’assises (Agnelet, Oulahcene, Fraumens, Legillon et Voica c. France, précités, respectivement §§ 65, 49, 43, 61 et 49).
21. Quant aux questions, elles s’avèrent d’autant plus importantes que, pendant le délibéré, les magistrats et les jurés ne disposent pas du dossier de la procédure et qu’ils se prononcent sur les seuls éléments contradictoirement discutés au cours des débats, même s’ils disposaient également en l’espèce, comme cela ressort des arrêts et conformément à l’article 347 du code de procédure pénale, de l’ordonnance et de l’arrêt de mise en accusation (Agnelet, Oulahcene, Fraumens, Legillon et Voica c. France, précités, respectivement §§ 66, 50, 44, 63 et 50).
22. La Cour note par ailleurs que l’enjeu était considérable, le requérant, après avoir fait l’objet d’un acquittement, ayant été ensuite condamné à une peine de vingt ans de réclusion criminelle.
23. En l’espèce, les cinq questions posées et n’ayant pas été déclarées sans objet, bien qu’en partie circonstanciées, étaient laconiques.
24. Or, aux yeux de la Cour, dès lors que le requérant a été acquitté en première instance puis déclaré coupable en appel, qui plus est en se voyant infliger une peine très lourde, il devait disposer d’éléments susceptibles de lui permettre de comprendre le verdict de condamnation : tel ne pouvait être le cas avec un examen conjugué de l’acte de mise en accusation et des cinq questions posées au jury en l’espèce (voir, notamment, Fraumens, précité, § 49, ainsi qu’Agnelet, précité, § 69). La Cour relève en outre que la question du discernement du requérant et de sa capacité de compréhension des raisons de sa condamnation se posait avec une particulière acuité en l’espèce, compte tenu de son état psychique non contesté (paragraphe 7 ci‑dessus).
25. En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce le requérant n’a pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre.
26. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

CEDH 6 octobre 2015 affaire Matis c/ France, Req. no 43699/13 (extraits).

(…) Le 24 novembre 2010, la cour d’assises du département du Pas-de-Calais acquitta la requérante. Le procureur général de Douai interjeta appel.
Par un arrêt du 27 janvier 2012, la cour d’assises d’appel du département du Nord déclara la requérante coupable d’avoir donné la mort à M.L et la condamna à quinze ans de réclusion criminelle. Il fut répondu « oui à la majorité de huit voix au moins » à une question unique :
« Béatrice MATIS, accusée, est-elle coupable d’avoir à Coulogne le 7 février 2003, volontairement donné la mort à [M.L.] ? »
Une feuille de motivation, annexée à la feuille des questions, fut rédigée comme suit :
« La cour d’assises a été convaincue de la culpabilité de Béatrice MATIS pour avoir le 7 février 2003 à COULOGNE volontairement donné la mort à [M.L.] en raison des éléments à charge suivants, qui ont été discutés lors des débats et qui ont constitué les principaux éléments à charge exposés au cours des délibérations menées par la cour et le jury préalablement aux votes sur les questions :
L’accusée a contesté formellement toute participation à ces faits mais les débats ont permis de mettre en évidence les éléments suivants :
- L’auteur du meurtre n’a commis ni effraction, ni vol et [M.L.] était exceptionnellement seule ce soir là
- Le médecin légiste constate la présence de 58 plaies vitales par arme blanche dont seules 9 sont létales, parmi lesquelles de nombreuses lésions de défense
- L’ADN de Béatrice MATIS a été retrouvé sous les ongles de [M.L.]
- Béatrice MATIS a rendu visite le 7 février 2003 après 19 h à [M.L.] épouse de son ex-mari [C.L.]
- Elle est la dernière personne connue à avoir vu [M.L.]
- Elle a dissimulé cette visite à sa fille alors que celle-ci lui annonçait le meurtre de [M.L.] le 8 février 2003
- Elle a menti sous serment aux policiers le 17 mars 2003 en leur indiquant qu’elle n’avait pas vu [M.L.] depuis un mois et qu’elle avait passé la soirée à son domicile à partir de 18 heures
- Elle a présenté une cicatrice à son poignet, due, selon elle, à l’agrippement de [M.L.] qui aurait perdu l’équilibre. Cependant le médecin légiste qui l’a examinée le 27 mars 2003 date la cicatrice d’un à deux mois et conclut que les explications fournies par Béatrice MATIS sont incompatibles avec l’érosion cutanée constatée
- Les témoignages de trois policiers aux termes desquels il ressort que Béatrice MATIS a avoué avoir tué [M.L.]
- Béatrice MATIS savait que [M.L.] était seule ce soir-là »
(..)
Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante estime que la motivation de sa condamnation, telle qu’elle résulte de la feuille des questions et de la feuille de motivation, ne répond pas aux exigences de l’article 6 de la Convention.
(…)
EN DROIT
La requérante se plaint de la motivation de l’arrêt de condamnation de la cour d’assises du Nord. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
(…)
Or, en l’espèce, la Cour est pour la première fois appelée à se prononcer sur une affaire dans laquelle une telle « feuille de motivation » a été rédigée.
Elle constate que ce document présente les principaux éléments à charge qui ont été discutés au cours des débats, qui ont été exposés durant les délibérations et sur lesquels repose finalement la décision de déclarer la requérante coupable des faits reprochés.
La Cour considère que le nombre et la précision des éléments factuels énumérés dans la feuille de motivation, qui correspondent d’ailleurs en l’espèce aux constats de la chambre de l’instruction dans son arrêt de mise en accusation, sont de nature à permettre à la requérante de connaître les raisons de sa condamnation. Compte tenu de ce document et de son contenu, il importe donc peu qu’une seule question ait été posée.
En conclusion, la Cour estime que la requérante a disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre.
(…)
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.

 

 

Échappant à la suspicion d’arbitraire en sa qualité de représentant du peuple, le jury populaire a, jusqu’à il y a peu également échappé à l’obligation de motivation des verdicts criminels[4]. Outre sa réputation d’infaillibilité[5], sans doute pouvait-on voir dans les difficultés techniques d’une motivation engendrées par sa composition un argument de poids[6]… Dans un contexte d’« affaiblissement (…) symbolique du souverain »[7], «  la confiance dans les droits s[e] (… ) substitu[ant] au contrat de croyance en la souveraineté »[8], « il [devenait] un peu trop facile de s’abriter derrière la ‘légitimité républicaine et le secret des délibérations pour esquiver toute critique »[9]. Rien d’étonnant dès lors, à ce qu’apparaisse le besoin d’« expliquer le verdict non seulement à l’accusé, mais aussi à l’opinion publique»[10] sentiment relayé par la Cour de Strasbourg via, le modèle du procès équitable[11].

Cette exigence de compréhensibilité de la décision en tant que critère de sa légitimité est particulièrement prégnante dans deux arrêts rendus le 21 mai 2015[12] par la Cour européenne des Droits de l’Homme, condamnant la France pour violation de l’article 6§1 ConvEDH. Le grief au fondement des requêtes en question portait précisément, sur l’absence de motivation des arrêts d’assises, lesdits arrêts de condamnation ayant été rendus avant la réforme du 10 août 2011[13] : Dans l’affaire Haddad[14], la requérante accusée du meurtre de son époux, et ayant toujours clamé son innocence, fût déclarée coupable et condamnée à 10 ans de réclusion criminelle dans un arrêt du 10 décembre 2010 après avoir été acquittée en première instance. Le jury de la Cour d’assises d’appel, pour se prononcer sur la culpabilité, répondit à une unique question « non circonstanciée, se limitant à la reprise de la définition légale de l’infraction, de la date des faits et de l’identité de la victime »[15]. Dans la deuxième espèce, le requérant, atteint de troubles psychiatriques, également accusé de meurtre et acquitté en première instance se trouvait condamné en appel, à 20 ans de réclusion criminelle. Outre la pathologie dont l’accusé faisait état, les cinq questions auxquelles le jury avait répondu apparaissaient peu nombreuses et laconiques. Les mis en cause formèrent chacun un pourvoi en cassation, tous deux rejetés. Ces décisions intervenaient pourtant postérieurement à l’évolution de la jurisprudence européenne sur la motivation des verdicts d’assises[16] ainsi qu’à celle de la législation française via lintroduction dans le code de procédure pénale d’un article 365-1 aux termes duquel les arrêts d’assises doivent désormais être motivés[17].

Devant la CEDH, les requérants estimèrent chacun avoir subi une violation par le droit français du procès équitable, n’ayant pas été mis « en mesure de comprendre les raisons de [leur] condamnation »[18]. Les affaires Haddad et Peduzzi invitent ainsi, à rappeler le critère d’une décision conforme à « la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire »[19], à savoir, la possibilité pour le public, et pour l’accusé au premier chef de comprendre le verdict[20], invitation lancée par la grande chambre de la Cour de Strasbourg avec l’arrêt Taxquet. Car, si les juges de Strasbourg considèrent que « la non-motivation du verdict d’un jury populaire n’emporte pas en soi violation du droit de l’accusé à un procès équitable »[21], elle proscrit les questions « laconiques et identiques pour tous les accusés »[22]. La compréhensibilité des arrêts et la compensation de l’absence de motivation se trouvent en effet tributaires du caractère précis et circonstancié[23] desdites questions.

La Cour avait estimé, sur ce point, que le recours à la feuille de motivation était  « a priori, susceptible de renforcer significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention »[24]. La CEDH se prononçant pour la première fois « sur une affaire dans laquelle une telle feuille de motivation a été rédigée »[25] donne à la France un satisfecit. Est ce à dire que les verdicts criminels français sont désormais à l’abris du courroux strasbourgeois ? En tout état de cause, si les conditions de conformité du droit français aux exigences européennes permettent au citoyen de conserver dans l’élaboration de la décision criminelle un rôle de premier plan, les présentes affaires révèlent que l’essence de sa participation change de nature.

Dans l’élaboration du verdict le citoyen intervient non seulement en sa qualité de juge – devant désormais expliquer sa décision-, mais encore en tant que représentant d’une société exprimant le « besoin d’une légitimité [de la justice] plus immanente »[26] et souhaitant à ce titre être mise en mesure de comprendre les décisions criminelles. En ce sens, si le juré citoyen n’est plus caution de la légitimité des arrêts d’assises (I), le citoyen représentant de l’opinion publique, garant de leur compréhensibilité y participe indirectement (II).

 

I. La participation directe du citoyen à la décision criminelle : vecteur insuffisant de légitimité ?

 

Les arrêts Haddad Peduzzi et Matis s’inscrivent dans le sillage d’une jurisprudence européenne ne remettant à aucun moment en cause, « l’institution du jury populaire »[27]. Mais, si ce dernier est sauf d’un point de vue organique, ne voit-il pas sa fonction transformée ? Au-delà, cette institution conserve-t-elle un intérêt au vu des modifications procédurales devant la Cour d’assises (A) ? L’étude de la contribution du citoyen-juge à la formation de la preuve – entendue comme relevant « du domaine exclusif de la décision de condamnation »[28] – permettra en tout cas de déterminer en quoi les manifestations de l’exercice de sa mission devaient impérativement changer de forme (B).

 

A- L’exigence de motivation : facteur d’évolution de la « fonction » du citoyen juge ?

 

Les décisions Haddad, Peduzzi et Matis fournissent aux adversaires du jury populaire deux parfaites illustrations de sa prétendue versatilité. Pour autant, n’est il pas de l’essence même de la fonction de juré «  dans les cas vraiment difficiles, là où les juges devraient décider plus ou moins arbitrairement, [de] tranche[r] l’affaire sans être astreints à la même finesse argumentative ni à la même rigueur logique »[29] qu’eux ?

M. Garapon, étudiant les fonctions du jury en France et en Amérique, répond par l’affirmative, relevant que le jury est « conçu pour légitimer démocratiquement les jugements en identifiant à la fois réellement et symboliquement les gouvernés aux gouvernants »[30]. Ainsi dispensé de l’obligation de motivation, le citoyen juge apparaît-il « réducteur de complexité »[31]. Sans doute la situation psychologique particulière de l’accusé, dans l’arrêt Peduzzi, appelait-elle l’accomplissement d’une telle mission.

Il semble par ailleurs que cette deuxième fonction ne se comprenne qu’en tant que corolaire de la première. La suppression de celle-ci paraît donc révélatrice d’une modification de celle-là : dès lors, le recours imposé à la motivation ne signe-t-il pas la fin d’un jury populaire garantissant par sa présence même, une juste décision ? De ce point de vue, l’introduction de l’art. 365-1 CPP intervient après l’instauration par la loi du 15 juin 2000[32] d’une faculté d’appel des décisions de jugement en matière criminelle[33], réforme sonnant « “la mort d’un dogme ”[34] à savoir celui de l’infaillibilité du jury ». C’est bien que le jury, en tant qu’incarnation de la participation du citoyen à l’œuvre de justice, ne suffit plus à satisfaire l’exigence de légitimité à laquelle est soumise la décision criminelle. A cet égard, M. Desprez relève l’existence d’« un mouvement au sein de l’institution judiciaire qui consisterait en une mise en lumière accrue des principes directeurs du procès qui tendent à une bonne administration de la justice, au détriment du sacré judiciaire résidant dans la transcendance de l’acte de juger »[35].

La réforme introduite par loi du 10 août 2011[36] apparaît donc, comme la suite logique (mais tardive) de la loi présomption d’innocence[37], la première s’inscrivant dans le changement de paradigme initié par la seconde. Assurément, tant « qu’il ne donn[ait] pas les motifs de ses verdicts, le jury ne permet[ait] pas aux acteurs sociaux de « caler » leur comportement sur leurs décisions prévisibles »[38], « il [était] donc à craindre que l’absence réelle de motivation soit un facteur de multiplication des appels »[39]. L’introduction de la motivation, loin d’être une source de « lourdeur procédurale » tendant à « allonger les délais de jugement »[40] permet de concilier faculté d’appel et exigence de célérité en assurant la cohérence du système juridique. Surtout, d’un point de vue théorique, cette évolution semble opérer plus qu’une modification des fonctions du jury : elle affirme apparemment la perte de sens du recours au citoyen juge. Son existence vraisemblablement privée de justification, la question de « l’avenir du jury criminel »[41] peut se poser…

 

B- L’exigence de motivation : garantie contre une dénaturation de la fonction de juger.

 

L’exigence de motivation si elle traduit une modification de la fonction du jury apparaît tout à fait opportune au regard de l’évolution des modes de preuve en matière pénale. En effet, le procès criminel s’inscrit désormais dans un contexte de forte promotion de la preuve scientifique. Ainsi dans la feuille de motivation de l’affaire Matis est-il fait mention de l’ADN de l’accusé retrouvé sous les ongles de la victime[42]. La preuve scientifique doit d’ailleurs, selon M. Demarchi, être distinguée des indices, compte tenu de son « immense force probante »[43] auprès de l’opinion publique…et donc en ce qu’il la représente, du jury populaire… On assisterait de facto, à l’émergence d’une hiérarchie au sein des preuves pénales, le système de la preuve morale excluant pourtant tout ordonnancement de ce type[44].

Mais, si les preuves scientifiques donnent « la dangereuse illusion d’une preuve parfaite (…) [leur] faillibilité (…) s’explique par la persistance d’incertitudes scientifiques [et] s’illustre également par l’existence de regrettables erreurs judiciaires »[45]. Or, quand bien même le citoyen juge ne verrait plus sa présence justifiée au sein de la Cour d’assises par un rôle de légitimation ou de simplification, il demeure encore chargé de se prononcer sur la culpabilité et le cas échéant sur la peine. Aussi, était-il impératif de reconsidérer les conditions de son office face à un mode de preuve se signalant par la radicalité de l’effet qu’il produit sur le justiciable et donc, sur le juré…

Il est vrai qu’en matière pénale, l’acte de Juris dictio se trouve gouverné par le principe de l’intime conviction. C’est ce principe même qui aurait longtemps fait obstacle à la possibilité de motiver les arrêts d’assises : eu égard d’abord à l’importance et l’hétérogénéité de la collégialité[46] ainsi qu’à la nécessité de préserver le secret des délibérations ; eu égard, ensuite, à la technicité de l’exercice et aux compétences juridiques qu’il requiert ; eu égard, enfin, au fait que l’intime conviction ne se motivait pas[47]. Pourtant, « dès lors que l’on admet que l’intime conviction est l’aboutissement d’une démarche méthodique et déductive, on est en droit de penser que le juge qu’il soit de carrière ou non, est en mesure de reproduire cette démonstration sur une feuille de papier »[48]. Au delà, « l’origine de (…) [la] dérogation [en matière de motivation des arrêts d’assises] repose (…) sur la suppression du régime de preuves légales en vigueur sous l’ancien régime remplacé par le régime de la preuve morale »[49], mais si « l’intime conviction s’oppose à la preuve légale, [elle ne s’oppose pas] à une obligation de motivation »[50].

Plus encore, on peut se demander si la motivation n’est pas justement la condition d’une construction bien comprise de l’intime conviction en matière pénale et par voie de conséquence une garantie du respect du système de la preuve morale. En effet, « l’intime conviction n’est pas l’intime certitude mais une appréciation profonde et individuelle (intime) des éléments de preuve réunis (la conviction), c’est-à-dire de la valeur de la démonstration »[51]. En motivant, le juge citoyen ou professionnel atteste du fait qu’il s’est bien livré à cet exercice. Plus généralement, «  seule à même de faire apparaître les failles éventuelles de la construction intellectuelle qui a conduit à la décision du juge »[52], la motivation contraint la Cour d’assises à ne point perdre de vue que « notre société, toujours en quête de davantage de transparence, ne se satisfait plus aujourd’hui d’une justice qui donne la sensation de faire appel à l’intuition plus qu’à la raison »[53].

Précisément, dans l’affaire Haddad, « l’acte d’accusation et [la] question posée au jury [ne] permett[aient pas] de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l’affirmative (…) ; »[54]. Dans ces conditions, la motivation apparaît tout à fait impérative. Il est clair en effet, que la production d’une preuve scientifique dans un tel contexte et alors qu’aucune forme n’impose l’exercice de l’esprit critique risque de produire sur le jury une impression définitive. Il faut ainsi louer les conditions dans lesquelles l’article 365-1 CPP s’est trouvé mis en œuvre dans l’espèce Matis, la Cour ayant pris soin de corroborer largement, par des éléments factuel, la référence à la preuve génétique[55].

En définitive, l’exigence de motivation pourrait contribuer à préserver le système de la preuve morale en « rédui[sant] la vérité scientifique au rang d’argument susceptible d’intégrer [le] discours de [la Cour d’assises] et par conséquent de fonder sa décision »[56]. De manière plus générale, les revirements de position entre la juridiction de première instance et la Cour d’assises d’appel dans les affaires Haddad, Peduzzi et Matis, laissent un observateur privé d’explications -de motivation- un sentiment d’incohérence et d’imprévisibilité de la justice criminelle particulièrement destructeur de la confiance que l’opinion publique doit avoir en l’institution. Pour cette raison la compréhensibilité du verdict est tout à fait primordiale.

 

 II.  La participation indirecte du citoyen : la compréhensibilité, critère d’une décision légitime.

 

La réforme opérée par la loi du 10 août 2011 va, d’un point de vue théorique, au-delà des exigences constitutionnelles et strasbourgeoises. En effet, il était demandé au législateur français d’offrir des garanties de nature à exclure l’arbitraire sans qu’il soit pour autant contraint d’introduire la motivation des décisions de justice (A). A voir les arrêts Haddad et Peduzzi, le système de question tel que pratiqué dans ces espèces apparaissait lourdement défaillant. Mais si dans l’affaire Matis la mise en œuvre de l’art. 365-1 CPP est satisfaisante, compte tenue de l’extrême latitude laissée aux présidents de Cour de ce point de vue, le droit français se trouve-t-il définitivement à l’abri d’un risque de condamnation (B) ?

 

 A- La compréhensibilité : critère n’impliquant pas ipso jure la motivation.

 

M. Perrier affirme que « ce n’est (…) pas un risque d’arbitraire que l’absence de motivation fait naître, mais un risque que cette décision soit vue comme arbitraire. Justice must not only be done but also be seen to be done, le procès équitable exige que le justiciable ait le sentiment que son procès a été équitable » [57]. Dans le même temps, si le législateur a souhaité introduire l’obligation de motiver les arrêts d’assises, il ne lui en était fait obligation ni par le Conseil constitutionnel, ni par la CEDH. Les sages, à l’instar de la Cour de cassation[58], se livrent ainsi à une appréciation in globo de l’équité de la procédure[59].

Concernant donc les juges de la rue Montpensier, ils affirment dans un premier temps que «  l’absence de motivation (…) ne peut trouver de justification qu’à la condition que soient instituées par la loi, des garanties propres à exclure l’arbitraire »[60]. Les dispositions des articles 317s, 327, 348 CPP, organisant les débats devant la Cour, les modalités de délibération, l’exigence de questions devant satisfaire des critères de clarté, de précision et être individualisées, et les règles régissant les conditions d’adoption des décisions, offrent des garanties de nature à exclure l’arbitraire.

En outre, il importe seulement aux juges de Strasbourg que « la précision de[s] questions [posées au jury] permet[te] de compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses »[61]. Dans l’affaire Haddad, la décision rendue n’offrait point la possibilité « [de] comprendre le choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; [de] connaître les motifs pour lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins sévèrement punis ; [de] justifier le recours aux circonstances aggravantes »[62]. La question de la compréhensibilité de la décision se posait dans l’affaire Peduzzi « avec une particulière acuité » [63], au regard de l’état psychique de l’accusé. Là encore l’examen conjugué de l’acte d’accusation et de la feuille de question ne satisfaisaient pas les critères du procès équitable et ce, quoique la non-motivation des décisions de justice n’entraîne pas ipso jure la violation dudit modèle. Certes l’affaire Matis semble indiquer qu’en intervenant pour qu’à la feuille de questions soit adjointe une feuille de motivation le législateur est allé au delà des exigences du procès équitable.

Pourtant, l’absence de directives claires quant aux qualités que ladite motivation doit revêtir ne risque-t-elle pas de conduire la France à se heurter au même écueil ? La circulaire d’application de la loi du 10 août 2011, évoque la suffisance d’une motivation « concise » sans que ne soit exigée « ni la démonstration de la culpabilité de l’accusé, ni l’exposé de l’ensemble des éléments à charge retenus contre lui »[64]. La feuille de motivation apparaît ainsi, comme une version développée de la feuille de question « n’a[yant] d’autre but que d’ [en] expliciter les réponses »[65]. La qualité de la motivation, à s’en tenir à la lecture de la circulaire, se trouvera donc fortement dépendante de celle des questions posées. Dans ces conditions, l’appréciation du caractère équitable de la procédure ne fait que changer de niveau.

Gageons que la Cour européenne, ayant constaté dans la décision Matis que « le nombre et la précision des éléments factuels énumérés dans la feuille de motivation (…) sont de nature à permettre à la requérante de connaître les raisons de sa condamnation »[66] pourrait dans d’autres circonstances être amenée à rappeler qu’elle garantit des droits concrets et effectifs et non pas théoriques et illusoires[67]. C’est du soin que prendront les Présidents de Cour d’assises lors de la rédaction de la motivation d’une part, et du contrôle qu’exercera la Cour de cassation à cet égard d’autre part, que cela dépendra.

 

 B – La feuille de motivation : absolue garantie d’une décision compréhensible ?

 

L’implémentation de l’exigence de motivation a, semble-t-il, donné lieu à une importante diversité pratique[68]. On l’a dit, la loi comme la circulaire se montrent relativement peu exigeantes laissant une grande latitude à la Cour d’assises. Il n’est dès lors pas certain que, si la légitimité des arrêts d’assises réside dans la bonne compréhension de la décision par le citoyen, l’art. 365-1 CPP pose dans son principe les conditions d’une décision légitime. La circulaire table d’ailleurs sur un contrôle « réduit de la haute juridiction »[69] et c’est bien à cela que la Cour de cassation semble s’en tenir : si certains pourvois ont essayé de transposer « à la motivation de ces arrêts d’assises (…) les principes classiques appliqués en matière de motivation des arrêts correctionnels par application des articles 485 et 593 CPP »[70], ils en ont été pour leur frais. En effet, les juges du quai de l’horloge relèvent que « les pourvois critiquant la motivation des Cours d’assises “ se bornent à remettre en question l’appréciation souveraine, par la Cour et le jury, des faits et circonstances débattus ” »[71]. Il n’apparaît donc pas nécessaire, comme en matière correctionnelle, de caractériser chacun des éléments constitutifs de l’infraction[72]. Inutile, en cas de déclaration de culpabilité portant sur un homicide volontaire, de se livrer à une « motivation particulière et détaillée » « autour de l’intention de donner la mort »[73]. Tel n’a d’ailleurs pas été le cas dans l’arrêt Matis[74].

La Cour de cassation ne semble retenir pour limite à l’appréciation souveraine que l’exigence d’une désignation « en l’espèce » des « principaux éléments à charges » visés par l’article 365-1 CPP[75]. Ainsi estime-t-elle « qu’écrire dans la feuille de motivation que les éléments du dossier » ou « les éléments à charge recueillis » justifient une condamnation est « insuffisant »[76]. Une telle jurisprudence ne semble pas fermer la porte au développement des motivations standardisées. Il suffira pour obtenir un brevet de conventionalité par les juges du quai de l’Horloge, de compléter un énoncé type en visant  spécifiquement  les  éléments fondant la condamnation. Quoique l’on exhorte les juges à « éviter le plus possible les références au dossier écrit pour respecter le principe de l’oralité des débats »[77], il sera sans doute bien difficile de résister à la tentation, à l’heure de la numérisation des procédures pénales. Il est vrai qu’en matière civile, déjà, la Cour de cassation avait « considéré conforme à l’obligation de motiver l’utilisation de motifs préétablis sur un formulaire »[78]. Pour autant, « admettre une systématisation des motifs les plus courants destinés à être utilisés indifféremment dans différentes espèces, détourne la motivation de son objectif : les motifs ne justifient plus de manière pertinente la solution propre à l’espèce et ne tendent qu’à justifier un type de solution correspondant à un type de question (…) la pratique des jugements types (…) ne répond[a]nt pas aux impératifs d’une bonne justice »[79].

Finalement, la prétendue motivation des arrêts d’assises court le risque, faute d’un encadrement suffisant, de procéder parfois plus de l’affichage que d’une garantie effective de lutte contre l’arbitraire. Il est alors à craindre qu’en dépit des évolutions du droit interne, les décisions Haddad et Peduzzi ne signent pas la fin des condamnations de la France pour violation du procès équitable relativement au verdict criminel.

 

Notes

[1] CEDH 21 mai 2015 Haddad c./ France, Requête no 10485/13 et CEDH 21 mai 2015 Peduzzi c./ France, Requête no 23487/12.

[2] CEDH 6 octobre 2015 Matis C/ France, Req. n° 43699/13

[3] Le présent commentaire s’inscrit à la suite d’une réflexion initiée in C. SOURZAT, « La motivation des décisions de justice : la double présence des citoyens », Annales de l’université Toulouse 1 capitole, 2015.

[4] Jusqu’à la loi n° 2011-939 du 10 août 2011. Il n’est toutefois pas certain que cette loi réalise l’exigence de motivation des décisions de justice dans des conditions de nature à satisfaire pleinement les exigences du procès équitable. V. en ce sens, CEDH Agnelet c/. France, 10 janvier 2013, Requête n° 61198/08 § 72 « une telle réforme, semble donc a priori susceptible de renforcer significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention ».

[5] O. Bachelet, «motivation des verdicts d’assises : paradoxe et divination », préc., p.19s. En réalité, l’examen historique des justifications invoquées au soutien de l’absence de motivation révèle certes une argumentation s’enracinant dans la composition spécifique de la juridiction, mais seulement à titre indirect. V. sur ce point, le commentaire aux cahiers de la décision, Conseil constitutionnel, Décision n° 2011-113/115, préc.

[6] Parvenir à une motivation apparaîtrait particulièrement complexe eu égard à l’importance de la collégialité et à la présence de profane. En ce sens, pour de plus amples développements, O. Bachelet, «motivation des verdicts d’assises : paradoxe et divination », Gaz.Pal., 5 avril 2011, p. 19s. Et ce sont bien ces difficultés techniques qui sont aujourd’hui essentiellement mises en avant, CEDH Agnelet c/. France, préc., spéc., § 58 CEDH Taxquet c/. Belgique, Grande chambre 16 novembre 2010, Requête n° 926/05, spéc., § 92. V.

[7] A. Garapon et D. Salas, « La victime plutôt que le droit », Esprit, Novembre 2007, p. 74s., spéc, p. 76.

[8] H. Motulsky, «prolégomènes pour un futur code de procédure civile : La consécration des principes directeurs du procès civil par le décret du 9 septembre 1971 », in Ecrits. Etudes et notes de procédure civile, Paris Dalloz, 1973, p. 276.

[9] A. Garapon, Juger en Amérique et en France, Odile Jacob, 2003, p. 184.

[10] CEDH, 16 novembre 2010, Taxquet c/ Belgique, préc., spéc., § 63. V. également, Mme Renaud- Duparc relèvera ainsi que «  ce qui constitue aujourd’hui une garantie essentielle contre l’arbitraire, ce n’est pas tant la motivation que la possibilité donnée au public et à l’accusé de comprendre la décision rendue ». C. Renaud-Duparc, « Motivation des arrêts d’assises : les exigences européennes en recul » AJ pénal n° 1, janvier 2011, p. 37.

[11] CEDH, 16 novembre 2010, Taxquet c/ Belgique, préc., CEDH Agnelet c/. France, préc.

[12] CEDH 21 mai 2015 Haddad c./ France, Requête no 10485/13 et CEDH 21 mai 2015 Peduzzi c./ France, Requête no 23487/12.

[13] Loi n° 2011-939 du 10 août 2011.

[14] CEDH 21 mai 2015 Haddad c./ France, Requête no 10485/13.

[15] Ibid, spéc., § 21.

[16] CEDH Grande chambre, Arrêt du 16 novembre 2010, Taxquet c/. Belgique, Requête n° 926/05

[17] Loi n° 2011-939 préc.

[18] CEDH 21 mai 2015 Peduzzi c./ France, préc., § 14.

[19] CEDH 10 janvier 2013, Agnelet c/. France, préc.

[20] Critère posé par l’arrêt Taxquet, arrêt, préc., spéc., § 90 ; CEDH 21 mai 2015 Haddad c./ France, préc., spéc., § 15, et CEDH 21 mai 2015 Peduzzi c./ France, § 17.

[21] CEDH Grande chambre, Arrêt du 16 novembre 2010, Taxquet c/. Belgique, , Requête n° 926/05, spéc., § 93

[22] ibidem

[23] CEDH 15 novembre 2001 Papon c/. France, Requête n° 54210/00, spéc., §1, e.

[24] CEDH 6 octobre 2015 Matis c. France préc.

[25] Ibid.

[26] M. Mekki, L’intérêt général et le contrat : contribution à une étude de la hiérarchie des intérêts en droit privé, préf. Jacques Ghestin, LGDJ (coll. Bibliothèque de droit privé), Paris, 2004, t. 411, p 371, n° 608.

[27] CEDH, 16 novembre 2010, Taxquet c/ Belgique, préc., spéc., § 84.

[28] C. Guery, « Les paliers de la vraisemblance pendant l’instruction préparatoire », JCP G., juin 1998, I. 140.

[29] A. Garapon, préc. p. 183.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes. La faculté d’appel figure aux Art. 380-1s. CPP

[33] F. Desprez, préc., p. 67, n° 95.

[34] H. Angevin « mort d’un dogme », JCP G., 2000, I, 260.

[35] F. Desprez, Rituel judiciaire et procès pénal, LGDJ, coll. Bibliothèque de Sciences criminelles, tome 46, p. 37, n° 53.

[36] Art. 365-1 CPP

[37] Loi n° 2000-516 préc.

[38] A. Garapon, préc., p. 193

[39] W. Roumier, L’avenir du jury criminel, LGDJ, coll. Bibliothèque de Sciences criminelles, tome 39, p. 237, n° 437.

[40] Pour de plus amples développements critiques sur ce point en particulier au regard de l’affaire Agnelet, v. L. Milano, « De la nécessité de reconsidérer la place du principe de motivation », RDLF, 2013, chron. n° 07.

[41] Titre emprunté à William ROUMIER, W. Roumier, préc.

[42] CEDH 6 octobre 2015, Matis C/ France. préc.

[43] J.-R. Demarchi, Les preuves scientifiques et le procès pénal, LGDJ, 2012, n°145. En ce sens, et du point de vue de la motivation, la Cour de cassation elle même semble réserver un traitement particulier aux preuve scientifique. Ainsi dans un arrêt Cass. crim. 9 janvier 2013, Bull., n° 10, La Cour de cassation censure la Cour d’assises du Nord faute pour cette dernière de s’être référée, « à de véritables éléments à charge, concrets et objectifs, notamment scientifiques, de nature à justifier » que l’accusé «  avait matériellement et intentionnellement commis l’infraction de meurtre qui lui était reprochée ».

[44] Pour de plus amples développements sur ce point, V. J. Corroyer et Cl. Sourzat, préc.

[45] J.-R. Demarchi, préc., p. 262, n°492.

[46] V. pour de plus amples développements, O. Bachelet, préc., spéc., p.19., « La motivation serait impossible dans une collégialité aussi large et hétérogène ».

[47] Pour de plus amples développements sur ce point, v. F. Saint-Pierre, Au nom du peuple français, jury populaire, ou juges professionnels, odile jacob, 2013.

[48] W. Roumier, préc., p. 234, n° 430.

[49]Voir sur ce point, le commentaire aux cahiers du Conseil constitutionnel de la décision n° 2011-113/115, QPC, préc.

[50] W. Mastor et B. de Lamy, « Je juge donc je motive », Rec. D. 2011, p. 1154.

[51] A. Fabbri et C. Guéry, « La vérité dans le procès pénal ou l’air du catalogue », RSC 2009., p. 343. Pour de plus amples développements sur ce point, v. J. Corroyer et Cl. Sourzat, « l’indice », in PASC, n° 25, PUAM, 2014.

[52] J. Normand, « Le domaine du principe de motivation » in, la motivation, travaux de l’association H. Capitant, LGDJ 2000, p. 17s., spéc., p. 18.

[53] W. Roumier, préc., p. 260, n° 490

[54] CEDH 21 mai 2015 Haddad c./ France, préc

[55] CEDH 6 octobre 2015, Matis C/. France. préc.

[56] G. Dalbignat-Deharo, Vérité scientifique et vérité judiciaire en droit privé, LGDJ, 2004, p. 348, n° 469.

[57] Sur les liens existant entre motivation et apparence d’une bonne justice, v. J-B. Perrier, «D’une motivation à l’autre », Rec. D., 2011, p. 1156s.

[58] Les juges du quai de l’Horloge estime en effet que dès lors qu’ont été assurés l’information préalable sur les charges fondant la mise en accusation, le libre exercice des droits de la défense et le caractère public et contradictoire des débats, alors, l’arrêt de la cour d’assises satisfait aux exigences du procès équitable, V. par exemple, Cass. crim. 7 décembre 2011, Bull., n° 251 ; Cass. crim. 14 novembre 2012, n° 12-80820.

[59] Décision no 2011 – 113/115 (QPC) du Conseil constitutionnel et CEDH Taxquet c/. Belgique, 13 janvier 2009, Requête n° 926/05, spéc., § 43. V. également sur ce point W. Mastor et B. de Lamy, préc., p. 1154.

[60] Conseil constitutionnel, décision n° 2011-113/115, QPC, préc., spéc., cons. n° 11.

[61] CEDH Papon c/. France, 15 novembre 2001, requête n° 54210/00, spéc., §1, e.

[62] CEDH 21 mai 2015 Haddad c./ France, préc., spéc., § 15

[63] CEDH 21 mai 2015 Peduzzi c./ France, Requête no 23487/12, spéc., § 24.

[64] Circulaire du 15 décembre 2011relative à la présentation des dispositions de la loi n° 2011-939 du 10 août 2011 sur la participation du citoyen au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs applicable au 1er janvier 2012, BOJML, n° 2011-12 du 30 décembre 2011.

[65] X. Salvat, « motivation des arrêts d’assises : premières décisions de la chambre criminelle », RSC 2013, p. 405s.

[66] CEDH 6 octobre 2016, Matis C./ France préc.

[67] Pour l’affirmation de ce principe, CEDH, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, Requête no 6289/73, spéc., § 24.

[68] En ce sens, J. Simon-Delcros et C. Marand-Gombar, « Un an d’application de la réforme des assises et perspectives : regards croisés avocat-magistrat (suite) », GP, 12 février 2013, n° 43, p. 14.

[69] Circulaire du 15 décembre 2011 préc.

[70] Pour de plus amples développements, X. Salvat, préc., p. 405.

[71] P. de Combles de Nayves, « Un pas vers le contrôle des motivations des Cours d’assises », AJ pénal 2014, p. 81.

[72] Pour de plus amples développements sur ce point, X. SALVAT, préc., p. 405s..

[73] M. Huyette, « Quelles réformes pour la Cour d’assises ? », Rec. D. 2009, p. 2347. Pour une illustration en pratique du contrôle de la Cour de cassation dans une affaire d’homicide volontaire : Cass. crim. 9 janvier 2013, Bull., n° 10.

[74] CEDH 6 octobre 2015, Matis c./ France., préc.

[75] Cass. crim. 20 novembre 2013, n° 12-86.330 : « la motivation se doit d’être spécifique sur chacun des éléments fondant la condamnation ».

[76] P. de Combles de Nayves, préc., p. 81.

[77] J. Simon-Delcros et C. Marand-Gombar, préc., p. 14.

[78] G. Dalbignat-Deharo, préc., p. 416, n° 566 à propos des arrêts cass. civ. 2ème 31 janvier 1985, GP,85, I, pan. 124 -14 févr. 1990 : Bull. civ. II, n° 31.

[79] Ibid., p. 418, n° 567.

La protection constitutionnelle du sentiment religieux en Italie : « le « grain » tombe mais ne meurt pas »

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L’Italie vit une expérience particulière en matière de protection du sentiment religieux compte tenu de la place du catholicisme dans son histoire politique. L’auteur rend compte ici de l’évolution du droit italien notamment sous l’influence de la Cour constitutionnelle. Elle donne à voir la persistance d’une tension dialectique et de la recherche d’un point d’équilibre entre deux types d’exigences, celles tenant à la protection du sentiment religieux – sans doute encore idéologiquement marqué au-delà des Alpes – et celles liées à l’égalité entre les religions, à la liberté religieuse et à la libre manifestation de la pensée.

 

 

Jean-Jacques Pardini est agrégé des Facultés de droit, doyen honoraire de la Faculté de droit de Toulon et directeur adjoint du CDPC Jean-Claude Escarras – UMR/CNRS 7318 DICE

 

egliseQue la protection du sentiment religieux ait été marquée, en Italie, par une histoire particulièrement tourmentée et une longue évolution, scandée par des audaces pour le moins prudentes de la Cour constitutionnelle est un constat qui sera largement vérifié dans les lignes qui suivent. Que le cours de son évolution ait été fortement influencé par la nature des relations entre l’Etat et les confessions religieuses et la « conscience sociale » de la communauté italienne est une évidence qui le sera tout autant. Si l’on remonte brièvement dans le temps, on observera, d’abord, que pratiquement tous les Etats pré-unitaires – rien d’étonnant à cela, la religion catholique étant à l’époque la religion « officielle » de ces Etats – avaient adopté des législations réprimant le blasphème (bestemmia). Ainsi, par exemple, le Royaume de Sardaigne, faisant de la religion catholique « la religion unique de l’Etat », sanctionnait lourdement les offenses faites au culte[1]. En revanche, le Code « Zanardelli » de 1889[2], inspiré des principes libéraux, ne fera aucune référence à la répression du blasphème, protégeant « seulement » la liberté religieuse « des individus » dans ses multiples manifestations[3].

L’avènement du fascisme, instaurant à nouveau un régime confessionnel[4], conduira le législateur à rétablir un régime répressif propre à protéger la religion in se, d’abord avec l’article 232 du t.u.l.p.s. du 6 novembre 1926[5], ensuite avec l’article 724 alinéa 1 du Code pénal Rocco[6] qui, figurant au sein de la section relative aux contraventions concernant la police des mœurs, disposait initialement : « Quiconque se rend coupable publiquement de blasphème, par invectives ou paroles outrageantes, contre la Divinité ou les symboles ou personnes vénérés dans la religion de l’Etat, est puni d’une amende 20 mille à 600 000 lires. Encourt la même peine celui qui se livre à toute manifestation publique outrageante envers les défunts ». D’autres articles du Code Rocco prévoyaient d’autres catégories d’infractions contre la religion catholique, à savoir les articles 402, 403, 404 et 405 réprimant respectivement « l’outrage à la religion de l’Etat », « les offenses à la religion de l’Etat par injure aux personnes », « les offenses à la religion de l’Etat par dénigrement des objets de culte » et le « trouble à l’exercice du culte catholique ». L’article 406 prévoyait aussi l’hypothèse d’infractions contre les cultes reconnus par l’Etat – renvoyant aux faits visés aux articles 403, 404 et 405 – mais avec – source de difficultés futures – une « peine diminuée »[7]. On le voit, le Code Rocco offrait donc une protection privilégiée à la religion catholique, apostolique et romaine, en tant que « religion de l’Etat », par rapport aux autres religions puisque, d’une part, les articles 402 et 724 alinéa 1 sanctionnaient les seules offenses faites à la religion catholique et, d’autre part, l’article 406 prévoyait une peine diminuée lorsque les faits visés par les articles 403 à 405 avaient été commis au détriment des « cultes reconnus » – donc différents du culte catholique. Quant aux « cultes non reconnus », non visés par le Code, ils ne bénéficiaient d’aucune protection particulière. Le système ainsi tracé était conforme à la conception de l’époque, assimilant la « religion de l’Etat » à un « patrimoine idéologique » porteur de dogmes, de principes et de valeurs inaliénables. Dans cette logique, la religion catholique était hissée au rang de « bien de civilisation »[8].

L’adoption de la Constitution du 27 décembre 1947 a bien évidemment suscité des tentatives de redéfinition du « bien juridique », toujours protégé par les dispositions du Code Rocco, resté en vigueur[9]. Force est de constater, à cet égard, les hésitations ou les tâtonnements qui ont pu affecter, dans un premier temps, ces tentatives. La Cour constitutionnelle a pu ainsi faire référence, pour qualifier la religion catholique, à une religion de l’Etat en tant que « société » (et non plus en tant qu’« organisation politique ») (arrêt n° 79 de 1958[10]), au « sentiment religieux, comme élément-base de la liberté de religion que la Constitution reconnaît à tous » (arrêt n° 14 de 1973[11]), ces deux expressions renvoyant, cependant, à un « sentiment religieux collectif » proche, à tout le moins, du « bien de civilisation » auparavant reconnu. La Cour de cassation italienne a pu, quant à elle, évoquer, y compris dans des temps plus récents, une « bienséance sociale », liée à l’idée de bonnes mœurs[12], valorisant ainsi la place de l’article 724 dans le Code pénal. Il va falloir attendre l’important arrêt n° 440 de 1995[13] pour que, après quelques (longues, trop longues) velléités, la Cour constitutionnelle précise, à propos de l’article 724 alinéa 1, qu’il protège le « sentiment religieux individuel », lequel jouit d’une protection constitutionnelle directe aux termes des articles 2, 8 et 19 de la Constitution et indirecte par l’intermédiaire de ses articles 3 et 20.

Cette évolution n’était d’ailleurs pas que sémantique puisque – les mots ayant un sens – elle   renvoyait également à un changement profond de l’idée même de « réalité religieuse » qu’impliquait nécessairement la consécration des principes constitutionnels. A cet égard, en même temps qu’elle s’efforçait d’appréhender, par glissements successifs, l’objet pénalement protégé par les dispositions du Code Rocco, la Cour constitutionnelle, par sa jurisprudence, remettait en question la situation de privilège de la religion catholique qu’elle reconnaissait jusqu’alors (I), amorçant ainsi la « longue marche » vers l’égalité entre les confessions religieuses (II). Le législateur, prenant acte de ces avancées, allait emboîter le pas au juge constitutionnel en 2006, modifiant, à plusieurs égards, les dispositions du Code pénal. La question se pose, cependant, même après cette réforme, du « statut » de la « critique religieuse » – pour employer une formule inclusive (III).

 

I – La situation de « privilège » de l’Eglise catholique

 

Les premières décisions de la Cour constitutionnelle relatives aux articles du Code pénal plus haut rappelés se fondaient, pour rejeter les questions portant sur leur constitutionnalité, sur le postulat – sociologique – selon lequel la religion catholique était la « religion de la quasi-totalité du peuple italien » (A). La Cour, cependant, consciente du caractère difficilement acceptable de la préséance qu’elle-même reconnaissait au culte catholique, allait infléchir sa position, se résolvant, dans un premier temps, à lancer un appel au législateur (B).

 

A – Le postulat : la religion catholique, « religion de la quasi-totalité du peuple italien »

 

L’arrêt n° 125 de 1957[14] est le premier « épisode » d’une longue série, par lequel le juge constitutionnel se prononçait sur la conformité à la Constitution de l’article 404 du Code Rocco relatif aux « offenses faites à la religion de l’Etat par dénigrement des objets de culte »[15]. Dans son ordonnance de renvoi, le juge a quo observait que les dispositions de l’article 404 du Code pénal – comme, d’ailleurs, celles des articles suivants – étaient corrélées au principe consacré à l’article 1er du Traité de Latran – reprenant l’article 1er du Statut albertin – et que ce principe portait atteinte à la Constitution, notamment à son article 8 qui, évoquant la liberté des confessions religieuses (Eglise catholique comprise), impliquait une égalité de traitement entre elles. En somme, soutenait-il, les principes gouvernant les rapports entre l’Etat et l’Eglise, tels qu’ils se déduisent de la Constitution, étaient en décalage avec ceux exprimés par l’article cité du Traité et, plus spécifiquement, avec ceux fondant les articles 402, 403 et 404 du Code pénal qui se réfèrent à la « religion de l’Etat ». L’Avocat général de l’Etat, à l’inverse, estimait que la disposition en cause ne portait pas atteinte aux articles 7 et 8 de la Constitution, considérant, d’une part, que l’article 7 garantissait le maintien en vigueur des Accords de Latran après l’entrée en vigueur de la Constitution et que, d’autre part, l’article 8, en son premier alinéa, consacrait certes le principe de liberté des différentes confessions religieuses, mais pas celui d’une égalité intrinsèque entre elles[16]. Enfin, il considérait que la différence de protection pénale entre la religion catholique et les autres cultes – telle qu’elle résultait de la confrontation des articles 404 et 406 du Code pénal – était justifiée par le fait qu’elle correspondait « à des considérations de politique criminelle relatives à la conscience éthique de la Nation italienne qui, dans sa quasi- totalité, est de religion catholique »[17].

D’emblée, la Cour rappelle la différence d’inspiration qui informe les Codes Zanardelli et Rocco. Alors, en effet, que le premier « visait à protéger directement, non pas la religion in se, mais la liberté religieuse individuelle »[18], le législateur de 1930 « a entendu hisser le sentiment religieux au rang d’objectif spécifique de la répression pénale[19] (…) au regard de l’importance de l’idée religieuse, qui transcende l’exercice d’un droit individuel et constitue l’une des valeurs morales et sociales attachées à l’intérêt de la collectivité, au-delà de celui du seul individu ». En sorte que « les infractions liées au sentiment religieux sont, dans le système de 1930, considérées comme des offenses à un intérêt collectif ». Par ailleurs, « si le Code Zanardelli établissait des peines identiques pour les atteintes portées à la liberté de tous les cultes (…), le Code de 1930, à l’inverse, (…) a placé la religion catholique dans une situation différente de celles des autres confessions religieuses, établissant, avec l’article 404 et les articles 402, 403 et 405, qui concernent tous la religion catholique et qui la qualifient, comme l’article 1er du Traité de Latran, « religion de l’Etat « , une protection pénale différente de celle prévue par l’article 406 qui vise les autres cultes ». Ce système, explique-t-elle, « trouve son fondement dans l’importance qu’a eu et a toujours l’Eglise catholique en raison de la tradition ancienne et ininterrompue du peuple italien lequel, dans sa quasi-totalité, y adhère et dans la situation juridique particulière qui, à la suite du différend entre l’Etat et l’Eglise et à la résolution de la question romaine, a été reconnue, en faveur de l’Eglise, par les Accords de Latran (Traité et Concordat) du 11 février 1929 ».

Passant ensuite à l’examen de la compatibilité de cette situation normative avec les articles 7 et 8 de la Constitution, elle affirme, avec une certaine force, que « le Constituant a prévu, aux articles 7 et 8 de la Constitution – respectivement pour l’Eglise catholique et les autres confessions religieuses – des normes explicites qui n’établissent entre elles aucune « égalité », mais qui, au contraire, révèlent une différenciation de leur situation juridique qui, certes, renvoie à une égale liberté (comme l’énonce l’article 8 alinéa 1 de la Constitution), mais pas à une identité de règlement des rapports avec l’Etat ». En effet, précise-t-elle, « alors que l’article 7 alinéa 1 indique que « l’Etat et l’Eglise catholique sont, chacun dans leur domaine, indépendants et souverains », l’article 8 alinéa 2 précise que « les confessions religieuses autres que la confession catholique ont le droit de s’organiser selon leurs propres statuts, à condition qu’ils ne soient pas en contradiction avec l’ordonnancement juridique italien » ». En outre, « tandis que l’article 8 alinéa 3 de la Constitution prévoit que les rapports entre l’Etat et les confessions religieuses différentes de la religion catholique « sont réglementés par la loi sur la base d’ententes avec les représentants de chaque confession », l’article 7 alinéa 2 de la Constitution indique que les relations avec l’Eglise catholique « sont réglées par les Accords de Latran » et que « les modifications de ces Accords, acceptées par les deux parties, n’exigent aucune procédure de révision constitutionnelle » »[20]. Elle rejette donc, au terme de ce raisonnement, la question de constitutionnalité, acceptant, par là, une situation de « privilège » de la religion catholique[21].

Par l’arrêt n° 79 de 1958[22], la Cour constitutionnelle devait, pour la première fois, se prononcer sur la conformité à la Constitution de l’article 724 du Code pénal réprimant le blasphème, à la suite d’une affaire de crachat sur un crucifix. Comme dans le cas précédent, le juge a quo, invoquant les articles 7 et 8 de la Constitution, estimait que l’infraction en cause présupposait que la religion catholique était la seule religion de l’Etat et qu’un tel présupposé était devenu caduc du fait de l’entrée en vigueur de la Constitution, dont l’article 8 consacre la liberté des confessions religieuses en postulant l’égalité entre elles. L’Avocat général de l’Etat, quant à lui, soutenait en substance que la protection pénale concernait non pas la religion catholique en tant que religion de l’Etat, mais – argument pragmatique déjà retenu par la Cour – en tant que religion de la quasi-totalité du peuple italien[23]. La Cour, rappelant sa précédente décision, tranche rapidement – l’arrêt est particulièrement bref ![24] – la question, en précisant que la religion catholique, en tant que religion de la quasi-totalité des citoyens, « doit bénéficier d’une protection pénale particulière, du fait de la plus grande ampleur et de la plus grande intensité des réactions sociales naturellement suscitées par les offenses qui l’atteignent ». Elle ajoute que cette situation « semble pouvoir se déduire, également, du fait que le Code pénal évoque parfois (article 405), non pas la religion de l’Etat, mais la religion « catholique ». Or, cette universalité de traditions et de sentiments catholiques dans la vie du peuple italien est restée, sans l’ombre d’un doute, inchangée avec l’avènement de la Constitution. Par conséquent, restent également inchangées les raisons pour lesquelles, à l’article 724 et dans d’autres normes du Code pénal, le législateur a prévu une protection spéciale des symboles et des représentants de la religion catholique ». Ainsi, la Cour constitutionnelle, par cette décision, adopte à nouveau un critère quantitatif – la « quasi-totalité », formule significative – pour admettre une protection pénale différenciée des catholiques et des non-catholiques[25].

En 1965, ce fut l’article 402 du Code pénal, réprimant l’outrage à la religion de l’Etat, qui fit l’objet, par l’arrêt n° 39[26], de l’examen de constitutionnalité. Le juge de renvoi, invoquant la violation des articles 3, 8, 19 et 20 de la Constitution, mettait en relation l’article contesté avec l’article 406 du même Code – ce dernier article étant érigé au rang de tertium comparationis – afin de souligner le privilège particulier dont bénéficiait la religion catholique ce qui, de son avis, était en contradiction avec le principe d’égalité entre religions qui se déduisait des dispositions constitutionnelles rappelées. En substance, l’Avocat général de l’Etat rejetait cette thèse, rappelant – argument « d’autorité » – l’importance du culte catholique en Italie[27]. La Cour, jugeant une nouvelle fois la question non fondée, estime certes que « l’article 3 de la Constitution, consacrant l’égalité de tous les citoyens devant la loi, exclut que la différence de religion puisse donner lieu à une différence de traitement entre les citoyens eux-mêmes ». Elle considère cependant que l’article 402 du Code pénal ne porte pas atteinte au principe d’égalité car, dit-elle, cet article concerne « tous les destinataires de la norme pénale, quelle que soit leur religion ». En effet, « l’outrage visé par l’article 402 peut être causé par toute personne – de religion catholique ou pas ou, encore, sans religion – la foi du sujet actif n’ayant [selon elle] aucune importance ». Quant au sujet passif, elle précise, pour rejeter tout grief tenant à l’atteinte portée à l’égalité, que « la norme de l’article 402 ne protège pas la religion catholique comme bien individuel de ceux qui la pratiquent ni ne leur attribue aucun avantage personnel », si bien que « le titulaire de l’intérêt juridiquement protégé n’est pas l’individu de religion catholique ». Dès lors, « la norme contestée ne porte aucune atteinte au principe d’égalité des citoyens devant la loi, ». Par ce raisonnement – qui ressemble fort à un « sophisme »[28] – la Cour juge dès lors que « l’article 402 ne porte aucune atteinte au principe d’égalité des citoyens devant la loi dans la mesure où il n’implique aucune distinction de leur situation juridique à raison de la religion professée »[29].

Force est donc de constater que les premières décisions adoptées par la Cour constitutionnelle ont laissé intacte la structure du Code Rocco, relativement aux infractions prévues en matière religieuse[30]. La Cour, n’osant franchir le Rubicon – malgré les dispositions claires du prescrit constitutionnel – s’arc-boutait toujours et encore sur sa position, recourant, sans vergogne, à l’argument majoritaire. Cet argument, cependant, ne pouvant être durablement invoqué, la Consulta allait infléchir sa position et se résoudre à lancer un appel au législateur.

 

B – L’inflexion : l’appel lancé au législateur

 

Ce n’est qu’avec l’arrêt n° 14 de 1973[31] que la Cour constitutionnelle semble amorcer un « virage maîtrisé » ou un « début d’ouverture », alors qu’elle était saisie, à nouveau, de la question de constitutionnalité de l’article 724 alinéa 1 du Code Rocco. Selon l’un des juges de renvoi, la norme querellée portait d’abord atteinte à l’article 3 de la Constitution qui, garantissant l’égalité absolue des citoyens face à la loi, sans aucune possibilité de discrimination à raison de la religion, ne permettait pas que soit protégé le seul sentiment religieux du catholique à l’exclusion de celui des autres citoyens de confessions différentes. L’autre juge de renvoi estimait, par ailleurs, que la norme douteuse violait également les articles 8 et 19 de la Constitution, ce dernier article, d’après lui, étant, dans le domaine religieux, une application directe et spécifique du principe plus général – celui de la libre manifestation de la pensée[32] – consacré par l’article 21 de la Constitution.

La Cour précise, d’emblée, que « la Constitution, en reconnaissant les droits inviolables de l’homme (article 2), et, parmi eux, la liberté de religion (articles 8 et 19), protège le sentiment religieux et justifie la répression pénale des offenses qui sont susceptibles de l’affecter ». Par conséquent, ajoute-t-elle, « la répression du blasphème, prévue à l’article 724 du Code pénal, loin de porter atteinte aux normes constitutionnelles, trouve au contraire en elles son fondement ». La Cour rappelle encore que « la prévision législative, limitée aux offenses contre la religion catholique, correspond à l’appréciation faite par le législateur de l’impact des réactions sociales causées par les offenses contre le sentiment religieux de la majeure partie de la population italienne ». En sorte que « la norme contestée, comprise dans le Titre concernant « les contraventions relatives à la police des moeurs », ne peut être jugée irrationnelle et illégitime, indépendamment de la position attribuée à l’Eglise catholique par les articles 7 et 8 ». Elle ajoute d’ailleurs – exprimant ainsi une certaine réserve – que son jugement « ne peut aller jusqu’à contrôler, sur la base de donnés quantitatifs et statistiques ou de considérations de fait, la justesse de cette appréciation ». Après ce raisonnement toujours restrictif, la Cour amorce néanmoins une « ouverture », en considérant que « pour une mise en œuvre pleine et entière du principe constitutionnel de la liberté de religion, le législateur doit procéder à une révision de la norme, en étendant la protection pénale aux offenses faites au sentiment religieux d’individus de confessions différentes de la religion catholique »[33]. Par cette « invitation » faite au législateur, la Cour admet donc, certes de manière prudente, l’existence d’une situation d’inconstitutionnalité qui, selon elle, doit être corrigée – la question restant entière, cependant, de savoir pourquoi elle n’a pas choisi de censurer elle-même la norme critiquée et critiquable. Par ailleurs, certains auteurs ont pu considérer que cet appel lancé au législateur n’était pas exempt de critiques, dans la mesure où, ainsi faisant, la Cour ne faisait aucune référence aux sentiments – pourtant réels – des « non-croyants »[34].

L’arrêt n° 188 de 1975[35] sera une autre occasion, pour la Cour, de se prononcer sur l’atteinte supposée des articles 403 et 405 du Code Rocco à l’article 3 de la Constitution[36]. En substance, le juge a quo retenait la différence de traitement quod poenam des sujets actifs des infractions visées par ces articles par rapport à ceux qui se rendaient coupables, par des faits identiques, de l’infraction prévue à l’article 406 du Code à l’égard des cultes reconnus par l’Etat, article 406 renvoyant, on s’en souvient, à une peine « diminuée »[37]. La Cour, de manière pour le moins surprenante (voire oiseuse)[38], juge la question manifestement infondée, considérant que « même si la différence de traitement issue de la confrontation entre les articles 403 et 405, d’un côté, et l’article 406, de l’autre, était privée de justification – et était donc inconstitutionnelle – la décision de cette Cour n’exclurait pas l’application des dispositions des articles 403 et 405 au jugement principal qui a pour objet un cas d’offense à la religion catholique et de trouble causé à l’exercice du culte catholique »[39].

Cet « incident de parcours » n’empêchera pas une autre « ouverture » (certes très – trop – prudente) quinze ans après[40]. Par l’arrêt n° 925 de 1988[41], la Cour, à nouveau saisie d’une question de constitutionnalité de l’article 724 alinéa 1 du Code pénal en référence aux articles 2, 3, 8, 19 et 25 de la Constitution, était amenée à se prononcer après l’intervention de l’Accord pour la révision du régime concordataire intervenu entre la République italienne et le Saint-Siège le 18 février 1984[42] et ratifié par la loi n° 121 du 25 mars 1985[43]. Au vu de cet Accord, supprimant toute référence à la religion catholique comme seule « religion de l’Etat », il était demandé à la Cour constitutionnelle d’opérer une « relecture » de l’article 724 du Code pénal et de remettre en question sa jurisprudence passée. Prenant notamment pour référence l’article 25 de la Constitution, le juge a quo relevait le caractère désormais indéterminé du fait illicite visé à l’article 724 eu égard, précisément, à la suppression de toute référence à une religion de l’Etat[44]. Contre toute attente, la Cour va juger la question non fondée, estimant que « la disparition de la signification originaire de l’expression « religion de l’Etat » n’exclut en aucune manière, s’agissant de l’article 724 du Code pénal, qu’il ne soit pas possible d’en déduire une autre suffisamment certaine et conforme aux prises de position de la Cour de cassation et des autres juges a quibus, à savoir le sens de « religion catholique » (…)  »[45]. Ainsi, selon la Cour, l’intervention de l’Accord invoquée par les juges de renvoi n’est pas à ce point déterminante qu’elle aurait pour conséquence d’emporter modification de sa jurisprudence antérieure. En effet, dit-elle, dans les décisions n° 79 de 1958 et n° 14 de 1973, il n’est aucunement fait référence à une « qualification formelle de la religion catholique », l’accent étant mis, différemment, sur une « tradition ancienne et ininterrompue du peuple italien » et sur « l’intensité des réactions sociales suscitées par les offenses faites à la religion catholique »[46]. Néanmoins, ajoute la Cour en substance, la limitation de la prévision législative aux offenses faites à la religion catholique ne peut plus être justifiée par référence à un principe majoritaire – « la quasi-totalité des citoyens italiens », « la majeure partie de la population italienne » – non pas tant du fait d’éléments statitiques (la Cour observant que la religion catholique reste majoritaire en Italie), mais pour des raisons d’ordre normatif tenant au caractère aujourd’hui injustifié de tout type de discriminations fondées sur le seul critère du nombre de fidèles des différentes confessions religieuses. Mais, de son avis, cela n’empêche pas que la limite prévue par l’article 724 alinéa 1 du Code pénal puisse toujours être justifiée par le constat, sociologiquement important, que le comportement prohibé par la norme en examen renvoie à un phénomène de mœurs répréhensibles, révélé depuis longtemps par certaines mauvaises habitudes de nombre de personnes. Là encore, cependant, la Consulta ne peut que conseiller au législateur de procéder à un réexamen de la matière afin de remettre en cause la différence de réglementation par rapport aux autres religions[47].

Le moins que l’on puisse dire est que le raisonnement suivi par la Cour, assez tortueux, n’est pas exempt de tout paradoxe, semblant, à tout le moins, « souffler le chaud et le froid ». Laissant « en vie » les dispositions contestées, la Cour n’en admet pas moins que les fondations de son argumentation antérieure sont fragilisées par l’intervention de la révision concordataire, ce qui ne peut que la conduire à en appeler à nouveau au législateur. Au surplus, comme il a été lucidement observé, la décision de rejet d’une question de constitutionnalité avec renvoi au législateur ne se justifie, en principe, que dans la mesure où il convient d’éviter qu’une décision d’inconstitutionnalité engendre des effets « encore plus inconstitutionnels »[48], ce qui n’est certes pas le cas en l’espèce.

Quoi qu’il en soit, la Cour, par son argumentation, faisait elle-même brèche dans la résistance qu’elle opposait jusque-là à la remise en cause de la législation répressive. Le législateur restant inerte, malgré les sollicitations à lui adressées, la Cour ne put que se résoudre à opérer un revirement de jurisprudence, reconnaissant ainsi l’égalité entre les confessions religieuses.

 

II – Le revirement de jurisprudence : la reconnaissance de l’égalité entre les confessions religieuses

 

            C’est la répression du blasphème qui allait d’abord donner l’occasion à la Cour constitutionnelle de faire évoluer sa position, l’inconstitutionnalité partielle de l’article 724 alinéa 1 du Code Rocco étant déclarée[49] (A). C’est ensuite la législation relative aux délits contre le sentiment religieux qui, parce qu’elle n’était « plus » en phase avec les dispositions constitutionnelles, fut progressivement censurée par la Cour (B).

 

A – L’inconstitutionnalité partielle de l’article 724 alinéa 1

 

            C’est par l’important arrêt n° 440 de 1995[50] que la Cour constitutionnelle va changer de « paradigme », opérer un « changement de route ». Là encore, la constitutionnalité de l’article 724 alinéa 1 du Code pénal était contestée au regard des articles 3, 8 et 25 de la Constitution, les arguments étant les mêmes que ceux invoqués par le juge a quo à l’occasion de l’arrêt n° 925 de 1988 relativement à l’article 25 (indétermination du fait illicite du fait de la révision concordataire). Subsidiairement, était soutenue la violation du principe d’égalité des citoyens et des confessions religieuses, le juge de renvoi ne se privant pas de rappeler à la Cour les appels déjà lancés par elle au législateur.

Après avoir repoussé à nouveau, avec la même argumentation, l’atteinte qu’auraient porté les dispositions contestées à l’article 25 de la Constitution[51], la Cour arrive enfin à la conclusion si attendue s’agissant des articles 3 (égalité sans distinction de religion devant la loi) et 8 alinéa 1 (égale liberté devant la loi de toutes les confessions religieuses) de la Constitution. Evoquant la « reconstruction du bien juridique protégé par la norme objet du contrôle » et sa jurisprudence passée[52], elle considère en effet que « deux points essentiels, affirmés dans ses décisions précédentes, doivent être tenus pour fermement établis : le caractère non pertinent du critère du nombre dans le cadre des appréciations constitutionnelles concernant l’égalité de religion[53] et l’appartenance de la norme sanctionnant le blasphème au domaine des infractions qui touchent à la religion »[54]. Au regard des paramètres de constitutionnalité invoqués (articles 3 et 8 alinéa 1), elle estime devoir tirer pour conséquence le constat d’inconstitutionnalité de la norme qui sanctionne le blasphème, dans la mesure où « elle établit une différence de protection pénale du sentiment religieux individuel[55] selon la foi professée ». La Cour rappelle que « l’inertie persistante du législateur ne saurait justifier – après sept années passées depuis la dernière décision (…) – que cette discrimination  perdure », car doit être « affirmée la prééminence du principe constitutionnel d’égalité en matière de religion sur les autres exigences – comme celle, par exemple, relative aux bonnes mœurs protégée par l’article 724 – qui, pour être appréciables, n’en sont pas moins d’une valeur non comparable »[56].

A ce point du raisonnement, la Cour précise néanmoins que la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 724 alinéa 1 doit être limitée à la seule partie où il porte atteinte effectivement au principe d’égalité. Estimant que « cet article peut être divisé en deux parties – l’une concernant le blasphème contre la Divinité sans autre précision et de manière abstraite, qui comprend tant les expressions verbales que les signes représentant la Divinité elle-même, et dont le contenu est susceptible de concerner les conceptions des différentes religions, l’autre relative au blasphème contre les Symboles ou les Personnes vénérés dans la religion de l’Etat » –, la Cour en arrive à la conclusion logique que la première échappe à la censure d’inconstitutionnalité, ce qui, évidemment, n’est pas le cas de la seconde[57]. La Cour précise enfin que, pour cette dernière partie, « deux possibilités existent pour supprimer le vice identifié : l’annulation de la norme inconstitutionnelle pour défaut de généralité ou son extension aux croyances religieuses qui en sont exclues ». Mettant l’accent sur l’interdiction des décisions additives en matière pénale, c’est bien évidemment la première solution qu’elle retient[58], en adoptant une décision d’admission partielle de la question qui lui permet de rendre compatible l’article 724 avec le principe d’égalité.

Evidemment, un tel choix n’était pas sans susciter d’autres difficultés, parfois sérieuses[59]. L’une de ces difficultés concerne ceux dont le culte n’est fondé sur aucune Divinité et/ou ceux qui ne croient pas mais qui, cependant, bénéficient, au même titre que les croyants, de la liberté religieuse, certes de manière négative[60]. A l’égard de ces derniers, on comprend que le respect du principe d’égalité n’est pas totalement respecté et que, dès lors, l’élimination in toto de l’article 724 eût été préférable. Quoi qu’il en soit – et malgré quelques réactions engendrées par les difficultés évoquées[61] – cette décision constitue une avancée certaine relativement au principe d’égalité individuelle du point de vue de la religion.

Les arrêts postérieurs témoignent d’ailleurs de cette avancée, la législation relative aux délits contre le sentiment religieux étant progressivement censurée.

 

B – La censure progressive de la législation relative aux délits contre le sentiment religieux

 

Dans l’arrêt n° 329 de 1997[62], la Cour constitutionnelle, saisie à nouveau de la constitutionnalité de l’article 404 du Code pénal au regard des articles 3 et 8 de la Constitution – et résolument incitée par le juge a quo – juge, nouvellement, la question fondée, exprimant de manière particulièrement ferme les raisons qui justifient ce revirement. Selon elle, en effet, « la ratio fondée sur la différence [de traitement] ne vaut certainement plus aujourd’hui, car la Constitution exclut que la religion puisse être considérée selon une logique instrumentale au regard des finalités de l’Etat et vice-versa ». Rappelant ce qu’elle avait indiqué dans son arrêt n° 440 de 1995, elle estime que « la protection du sentiment religieux doit être considérée comme un corollaire du droit constitutionnel de liberté de religion, corollaire qui, naturellement, doit concerner de la même manière l’expérience religieuse de tous ceux qui la vivent, dans sa dimension individuelle et communautaire, indépendamment des contenus des croyances et des différentes confessions ». Un traitement différencié, à l’inverse, porterait atteinte « à l’égale dignité de la personne humaine et au principe constitutionnel de laïcité ou de non-confessionnalité de l’Etat (…) ». Pour elle « l’évolution de la jurisprudence constitutionnelle rend inopportune, pour justifier la différenciation prévue par la loi, la référence à « la plus grande ampleur et à la plus grande intensité des réactions sociales que suscitent les offenses » faites à la religion catholique (…). Cette référence à la conscience sociale, si elle elle peut valoir argument pour l’appréciation des choix du législateur sous l’angle de la ragionevolezza, est, au contraire, ici exclue dans la mesure où l’article 3 alinéa 1 de la Constitution interdit expressément toute réglementation différenciée sur la base d’éléments distinctifs déterminés, parmi lesquels figure précisément la religion. Une telle interdiction, poursuit-elle, signifie que la protection du sentiment religieux, en tant qu’élément du droit constitutionnel de liberté de religion, n’est pas divisible »[63]. Tirant les conséquences de ce raisonnement, la Cour juge qu’il lui appartient de « rendre égale la quantification de la sanction pénale en adoptant une déclaration d’inconstitutionnalité du premier alinéa de l’article 404 du Code pénal dans la partie où il prévoit une peine supérieure à celle, diminuée, qui sanctionne le fait visé à l’article 406 ». Mais elle exclut cependant « toute appréciation sur la nature de la prévision de l’article 406 au regard de celle visée à l’article 404 du Code pénal ainsi que sur les modalités de détermination de la mesure de la peine diminuée prévue par ce même article 406 »[64].

Par cet arrêt, la Cour constitutionnelle fait donc un nouveau « pas en avant » – créant un quid différent du précédent – même si la réserve plus haut exprimée – relative aux non-croyants ou aux « croyants atypiques » qui restent exclus de toute protection – n’est pas levée ce qui, à tout le moins, empêche la pleine efficacité du principe d’égalité[65].

L’arrêt n° 508 de 2000[66] sera une autre étape dans la voie nouvellement tracée, qui aura pour objet, à la demande de la Cour de cassation, juge de renvoi, l’examen de la constitutionnalité de l’article 402 du Code Rocco. Invoquant les articles 3 et 8 de la Constitution, tels qu’interprétés par la Consulta dans l’arrêt n° 329 de 1997, la Cour suprême de l’ordre judiciaire considérait que la norme contestée, accordant une protection privilégiée à la seule religion catholique, portait atteinte à l’égalité de tous les citoyens sans distinction de religion et à l’égale liberté de toutes les confessions religieuses face à la loi[67]. La Cour constitutionnelle juge la question fondée, estimant que « les raisons qui justifiaient cette norme [la norme contestée] dans son contexte originaire sont aussi celles qui en déterminent l’inconstitutionnalité actuelle »[68]. En effet, « en vertu des principes fondamentaux d’égalité de tous les citoyens sans distinction de religion (article 3 de la Constitution) et d’égale liberté devant la loi de toutes les confessions religieuses (article 8 de la Constitution), l’attitude de l’Etat ne peut être fondée que sur l’équidistance et l’impartialité à leur égard, sans que l’élément quantitatif de l’adhésion plus ou moins large à telle ou telle confession religieuse et la plus ou moins grande ampleur des réactions sociales qui peuvent être suscitées par la violation de l’une d’entre elles puissent revêtir une quelconque importance. S’impose ainsi une égale protection de la conscience de chaque personne qui se reconnaît dans une foi à laquelle elle croit, étant entendu que, naturellement, la possibilité reste ouverte de réglementer bilatéralement et de manière différenciée, dans la spécificité qui est la leur, les rapports de l’Etat avec l’Eglise catholique au moyen de l’instrument concordataire (article 7 alinéa 2 de la Constitution) et avec les autres confessions religieuses à travers des ententes (article 8 alinéa 2 de la Constitution) ». Une telle position d’équidistance et d’impartialité, ajoute la Cour, « est le reflet du principe de laïcité[69] que la Cour a déduit du système des normes constitutionnelles, un principe qui doit être érigé au rang de « principe suprême » (…), caractérisant le pluralisme de la forme de notre Etat au sein duquel doivent coexister, dans le cadre d’une égale liberté, les croyances, cultures et traditions diverses » (arrêt n° 440 de 1995) »[70]. Elle explique que « face aux évolutions de l’ordonnancement en faveur de l’égalité devant la loi pénale [qu’elle rappelle], l’article 402 représente un anachronisme auquel le législateur, pendant de longues années, n’a pas remédié » et que, « dans le cadre de l’exercice des pouvoirs de garantie constitutionnelle qui sont les siens, il lui appartient, à elle Cour constitutionnelle, de le faire »[71]. Elle observe, à ce propos, [en fait elle le rappelle] que, de manière générale, « le rétablissement de l’égalité violée peut se concevoir non seulement en éliminant in toto la norme qui détermine la violation, mais également en en étendant la portée pour inclure les cas discriminés. Cependant, en matière de contrôle de constitutionnalité des normes pénales, seule la première possibilité est ouverte » en sorte que, conclut-elle, « la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 402 du Code pénal s’impose dans sa forme simple, exclusivement ablative »[72].

La Cour, par cet arrêt, rejoignait ainsi le souhait antérieurement exprimé par une partie de la doctrine[73], même si certains ont pu critiquer la logique « sèche » retenue, par elle, pour éliminer la norme inconstitutionnelle de l’ordonnancement[74].

Les décisions qui vont suivre reprendront un raisonnement identique, marquant, par là, la stabilité enfin atteinte de la jurisprudence constitutionnelle. Par l’arrêt n° 327 de 2002[75], c’est l’article 405 du Code pénal qui, selon la même argumentation, va être censuré pour inconstitutionnalité dans la partie où il prévoyait des peines plus graves que celles visées par l’article 406 pour des faits identiques commis contre les autres cultes. La Cour, dans la présente affaire, précise « qu’il s’agit aujourd’hui d’appliquer les mêmes principes, déjà mis en avant dans cette décision [la Cour vise sa décision n° 329 de 1997], au cas soumis à son examen, puisque les prévisions concernant le trouble au libre exercice du culte se réfèrent aussi au culte catholique et doivent être donc assujetties au traitement punitif plus léger prévu par l’article 406 du Code pénal pour les « cultes reconnus » ». Elle rappelle ainsi que « le principe fondamental de laïcité de l’Etat, qui implique équidistance et impartialité envers toutes les confessions, ne pourrait tolérer que le comportement de celui qui empêche ou trouble l’exercice des fonctions, cérémonies ou pratiques religieuses de cultes autres que le culte catholique soit considéré moins grave que celui que révèlent les mêmes faits au détriment du culte catholique »[76]. La Cour tient cependant à souligner que le rôle et les missions qui sont les siens excluent qu’elle se prononce sur l’interprétation de l’article 406 du Code pénal quant à la nature de l’infraction visée[77].

L’arrêt n° 168 de 2005[78] est l’occasion, ensuite, pour la Cour, de juger inconstitutionnel l’article 403 alinéas 1 et 2 du Code pénal, dans la partie où il prévoit, s’agissant des offenses à la religion catholique du fait d’injures aux personnes qui la professent ou à un ministre du culte, la peine d’emprisonnement – respectivement, de deux ans maximum et de un an à trois ans – plutôt que la peine diminuée établie par l’article 406. Le Tribunal de Vérone, invoquant les paramètres de constitutionnalité habituels – articles 3 et 8 alinéa 1 de la Constitution – observait, avec pertinence, que la Cour avait déjà déclaré l’inconstitutionnalité des articles 404 et 405 en sorte que, en toute logique, et pour les mêmes raisons, elle ne pouvait qu’aboutir, en l’espèce, au constat d’inconstitutionnalité. En outre, le défenseur de la partie au procès a quo avait produit un mémoire par lequel il reprenait l’argumentation du juge a quo, mais, audacieux, demandait à la Cour d’élargir le thema decidendum relativement à l’atteinte portée à l’article 3 de la Constitution, afin de parvenir à une décision plus radicale que celle proposée par le juge de renvoi. Il observait, en effet, que la circonstance que la disposition contestée détermine une différence de traitement – car elle sanctionne seulement les offenses faites à la religion catholique et aux cultes reconnus par l’Etat (par l’intermédiaire de l’article 406), mais pas les offenses à l’athéisme, à l’agnosticisme et à toute religion connue par la mémoire humaine – justifiait une déclaration d’inconstitutionnalité impliquant la disparition totale de la norme contestée, aucun espace n’étant permis, en matière pénale, pour une décision additive. De son avis, il s’agissait là de l’unique moyen pour rétablir l’égalité de traitement entre idéologies religieuses positives et négatives, dans la mesure où les offenses à l’honneur ou à la dignité des croyants et des non croyants trouvent déjà protection dans les dispositions contenues dans le chapitre du Code pénal concernant les atteintes à l’honneur[79].

La Cour va refuser de faire droit à la requête du défenseur, considérant qu’elle devait s’en tenir au principe de correspondance entre la demande et la décision[80]. Puis, après avoir rappelé la motivation de ses décisions antérieures, elle explique, adoptant ainsi une logique per relationem, que « de telles exigences [celles, constitutionnelles, tenant à une égale protection du sentiment religieux] sont évidemment en cause au regard de la présente question de constitutionnalité qui – la Cour le souligne – concerne la seule situation punitive, parmi celles prévues par le chapitre relatif aux délits contre le sentiment religieux, qui prévoit une sanction plus sévère dans le cas d’offenses faites à la religion catholique. Puisque toutes les normes du chapitre en examen se réfèrent au même bien juridique (…), cette norme apparaît – comme celles précédemment déclarées inconstitutionnelles et pour la même raison – porteuse d’une « discrimination inadmissible » entre la religion catholique et les autres confessions du point de vue du traitement punitif qu’elle prévoit »[81].

Au terme de ce « récit jurisprudentiel », on peut ainsi résumer l’évolution tourmentée de la jurisprudence constitutionnelle. Dans une première phase (1957-1995), la Cour, faisant appel à un critère quantitatif – se faisant donc « sociologue » – admet, certes, parfois, avec quelques « nuances », le traitement privilégié accordé à la religion catholique, laissant ainsi « vivre » les dispositions pertinentes du Code Rocco. A partir de 1995, lassée sans doute par l’inertie du législateur, mais consciente, aussi, de l’impossibilité du maintien du statu quo, elle se résout, par une série d’arrêts, à éliminer les discriminations dont ces dispositions étaient porteuses, mais selon des modalités différentes. Si, en effet, la protection réservée à la seule religion catholique par l’article 402 a été entièrement supprimée, celle prévue à l’article 724 a été, à l’inverse, étendue aux cultes non catholiques, par une sorte de « nivellement par le haut ». Par ailleurs, les différences de peines initialement instituées entre les articles 403, 404 et 405, d’une part, et l’article 406, d’autre part, ont toutes été éliminées par un « nivellement par le bas »[82].

On doit ajouter que le législateur délégué, avec le décret législatif n° 507 du 30 décembre 1999[83] relatif à la dépénalisation des infractions mineures, prenant acte des réactions de la doctrine[84] après la déclaration d’inconstitutionnalité partielle prononcée par la Cour constitutionnelle dans l’arrêt n° 440 de 1995, a fait du blasphème un « illicite administratif », passible d’une amende dont le montant varie entre 51 et 309 euros[85].

Mais l’« oeuvre » n’était que partiellement achevée, le « statut » de la « critique religieuse » – déjà sérieusement « retouché » par le juge constitutionnel – devait encore être affiné.

 

III – Le statut actuel de la « critique religieuse »

 

            C’est finalement en 2006 que, après des années d’inertie, le législateur, souhaitant réformer la matière, se décida à intervenir pour « toiletter » les dispositions du Code Rocco relatives au statut de la « critique religieuse » (A). Ce statut – comme le précédent d’ailleurs – ne peut cependant pas être envisagé sans que soit appréhendé le rapport complexe qu’il entretient avec la libre manifestation de la pensée (B).

 

A – La « réforme » de 2006

 

            Par la loi n° 85 du 24 février 2006[86], portant modifications du Code pénal, le législateur, prenant acte des « orientations » de la jurisprudence constitutionnelle, a opéré une sorte de « nettoyage lexical »[87] en supprimant, dans les dispositions pertinentes du Code pénal, toute référence à la religion de l’Etat ou à la religion catholique. Ainsi, l’article 406, renvoyant aux autres cultes (ceux « reconnus » par l’Etat), a-t-il été logiquement abrogé[88].

Au-delà de cette opération « cosmétique »[89], la loi de 2006 prévoit certaines modifications substantielles des articles 403 à 405 du Code Rocco qui, désormais, visent, selon un langage jugé par certains « politiquement correct »[90], les « confessions religieuses », expression inclusive mais non dénuée d’ambiguïtés[91]. Le législateur, par ailleurs, a introduit, à l’article 404 alinéa 1, une nouvelle formule aux fins d’identification de l’infraction de dénigrement des objets de culte ; inséré, à l’article 404 alinéa 2, une nouvelle infraction pour dommages causés aux objets de culte ; prévu une peine pécuniaire, modeste au demeurant, pour les infractions visées aux articles 403 et 404 alinéa 1[92]. Outre ces modifications, le législateur de 2006, dans sa volonté de réforme, n’a pas jugé opportun – et c’est à remarquer – de rétablir, à l’égard de « toutes les confessions religieuses », l’infraction d’outrage direct visé par l’ancien article 402 du Code pénal. En sorte qu’il faut considérer – et cela a été justement souligné – qu’après la réforme de 2006, l’outrage à la religion qui ne se traduit pas par des atteintes portées aux personnes, aux objets de culte ou à l’exercice des cultes n’est plus sanctionné, les religions en elles-mêmes ne constituant plus, dès lors, un objet autonome de protection pénale[93].

Force est cependant de constater que certains regrets ont pu être exprimés par une partie de la doctrine italienne sur le nouveau système issu de la loi de 2006, laissant en vigueur, dans le Code Rocco, des infractions liées aux atteintes portées aux confessions religieuses[94]. Par ailleurs, des hésitations ont été ressenties à la fois, on l’a dit, sur l’identification du concept de « confessions religieuses » retenu par le législateur, mais aussi sur la nature précise du « bien juridique » (nouvellement) protégé par les infractions renouvelées[95]. Si, pour certains, il s’agit d’une « protection du sentiment religieux envisagé dans une dimension « factuelle-collective » (et non idéologique) »[96], d’autres estiment, à l’inverse, que la protection s’attache désormais au « sentiment religieux individuel »[97] ou à un « intérêt superindividuel »[98] ou, encore, « au sentiment religieux de la pluralité des fidèles qui se reconnaissent dans une confession religieuse donnée »[99]. Quoi qu’il en soit, il faut remarquer que, même après la réforme de 2006, la protection pénale ne s’étend toujours pas au sentiment religieux – quelle que soit sa qualification – de celles et ceux qui ne se reconnaissent dans aucune confession religieuse. En somme, comme l’observe adroitement F. Basile, « extra ecclesiam nulla salus »[100], les « croyants solitaires »[101] – et ils sont toujours plus fréquents dans nos sociétés sécularisées – ne pouvant bénéficier que de la protection générique des articles 594 et 595 du Code pénal[102]. Du point de vue constitutionnel, la question reste donc entière du respect des articles 3 alinéa 1 et 19 de la Constitution. Mais reste entier, également, le problème de la conformité des infractions visées, notamment aux articles 403 et 404 alinéa 1, à la liberté de manifestation de la pensée – incluant peut-être celle d’offenser – garantie par l’article 21 du prescrit constitutionnel.

 

B – Critique religieuse et liberté de manifestation de la pensée[103] : les limites à la liberté d’offenser

 

Sur cette délicate question, il faut rappeler les termes du rapport de synthèse dressé après le Congrès tenu à Milan les 6 et 7 juin 1964, consacré au thème de « l’outrage et la religion »[104]. En substance, l’accent était mis, dans ce rapport, sur « l’incompatibilité de la réglementation des infractions d’outrages, inspirée par des motifs autoritaires, avec les principes de liberté de pensée, de religion et de communication consacrés par la Constitution ». En sorte que le Congrès « estim[ait] qu’une telle réglementation [devait] être abrogée ou, à tout le moins, radicalement réformée (…) ». Il était aussi souligné, dans le rapport, que « les dispositions des articles 402 à 406 du Code pénal (…) étaient inconstitutionnels et que, notamment, l’article 402 [était] en totale contradiction avec les articles 3, 8 alinéa 1, 19 et 21 de la Constitution »[105].

La Cour constitutionnelle, saisie d’une question de constitutionnalité de l’article 402 du Code pénal, va, pourtant, exclure l’inconstitutionnalité de l’outrage à la religion dans l’arrêt déjà cité n° 39 de 1965[106], considérant, en substance, que les faits constitutifs d’une telle infraction ne pourraient jamais être envisagés comme traduisant l’exercice du droit de libre manifestation de la pensée garanti par l’article 19 de la Constitution, pendant, en matière de religion, de l’article 21 – que le juge a quo n’invoquait cependant pas au titre des paramètres de constitutionnalité susceptibles d’être violés. La Cour précise en effet clairement que « l’infraction d’outrage à la religion catholique ne limite pas le droit de tous, reconnu par l’article 19 de la Constitution, de professer sa foi religieuse de quelque manière que ce soit, d’en faire la propagande et d’en exercer le culte par des rites qui ne heurtent pas les bonnes mœurs ». Ce droit, ajoute-t-elle, implique « celui, également garanti par la Constitution, de manifester sa pensée sur les religions différentes de la sienne et d’en faire un objet de discussion », avec cette limite, cependant, que la Cour exprime, qu’il « n’inclut pas le pouvoir d’offenser la religion d’autrui par de graves atteintes ou en en faisant un objet de dérision publique »[107].

Même si elle n’est pas très explicite dans sa motivation, ne visant, au demeurant, aucunement l’article 21 de la Constitution[108], la Cour semble néanmoins s’appuyer sur le dernier alinéa de cet article interdisant « les publications imprimées, les spectacles et toutes les autres manifestations contraires aux bonnes mœurs », cette dernière expression étant explicitement utilisée par elle, il est vrai par référence à l’article 19 qui y fait aussi allusion en prohibant les « rites » qui peuvent les affecter[109]. De fait, l’on pouvait assurément penser que la protection du sentiment religieux des citoyens trouve, dans le concept de « bonnes moeurs »[110], les moyens de sa réalisation[111].

Dans l’arrêt n° 188 de 1975[112]1, déjà cité aussi, portant sur la constitutionnalité de l’article 403 du Code Rocco, la Cour semble d’ailleurs reprendre ce raisonnement, tout en « assouplissant » sa position, laissant entrevoir, avec force précisions cette fois, la possibilité d’une conciliation entre les exigences constitutionnelles impliquées, la libre manifestation de la pensée d’abord, le sentiment religieux ensuite. Considérant, en effet, que « le sentiment religieux [est] un élément de la conscience individuelle s’étendant à des groupes plus ou moins nombreux de personnes liées entre elles par une profession de foi commune », il doit être envisagé comme « un bien constitutionnellement important au regard des articles (combinés) 2, 8 et 19 de la Constitution et, indirectement, des articles 3 alinéa 1 et 20 ». Cette précision apportée, elle juge, dès lors, que « l’offense à une religion (…) peut légitimement limiter le caractère opérationnel de l’article 21 de la Constitution », mais, ajoute-t-elle, « à condition, bien entendu, que le comportement outrageant soit circonscrit dans de justes limites, caractérisées, d’un côté, par l’étymologie de la formule (qui signifie « tenere a vile » – mépriser – et renvoyant donc au mépris public ou à la dérision publique) et, d’un autre côté, par l’exigence (…) de rendre compatible la protection pénale du bien protégé par la norme en cause avec la plus large liberté de manifestation de la pensée en matière religieuse, par référence à l’article 19 (…) auquel renvoie , précisément, le principe plus général précisé à l’article 21 ». La Cour ajoute qu’« il est évident (…) que cette liberté de faire « propagande » pour une religion, comme le prévoit et le permet l’article 19, n’existerait pas si celui qui se prévalait de cette liberté ne pouvait librement en démontrer la supériorité à l’égard des autres, en critiquant les postulats et dogmes de ces dernières ». Dès lors, conclut-elle, « l’offense ne doit pas être confondue avec une simple discussion scientifique ou une entreprise de vulgarisation portant sur des thèmes religieux, ni avec la critique, même vivement polémique, ni, enfin, avec l’expression d’un désaccord radical en matière de convictions religieuses ». Au contraire, précise-t-elle, « les offenses, exclues de la garantie de l’article 21 de la Constitution, renvoient à l’insulte, à la moquerie, à l’outrage qui constituent tout à la fois une injure faite au croyant et une atteinte portée aux valeurs éthiques qui fondent le phénomène religieux »[113]. En l’espèce, elle juge que la question soulevée en référence à l’article 21 de la Constitution doit être déclarée infondée, dans les sens et limites ainsi indiqués.

Si les précisions de la Cour sont les bienvenues en ce qu’elles permettent, en théorie, de faire le départ entre ce qui peut être admis et ce qui ne peut l’être en termes d’expressions et manifestations concernant la religion, force est de constater les difficultés pratiques liées à l’exacte délimitation d’une frontière qui ne soit pas poreuse. C’est ainsi qu’il a été suggéré, par la doctrine et les juges, de retenir une nouvelle argumentation, tendant à lire l’article 21 de la Constitution conjointement à l’article 51 du Code pénal renvoyant – sur le fondement du brocard qui jure suo utitur neminem laedit – à « l’exercice d’un droit »[114], le droit de manifester librement sa pensée en l’occurrence. Dans cette logique différente, l’article 21 n’est donc plus érigé au rang de paramètre de constitutionnalité des infractions d’outrage à la religion, mais est ramené aux prévisions exonératoires – « sous surveillance » cependant – de l’article 51 du Code Rocco. En sorte que lorsque, par hypothèse, l’exercice du droit excède un certain seuil, situation qui s’apparente à un abus de droit, cet exercice n’est pas admis. Partant, ne seraient pas juridiquement acceptables, dans cette perspective, les outrages excluant toute manifestation de pensée ou ceux qui, véhiculant certes une pensée, excèderaient, par leur vulgarité ou leur turpitude, la limite des bonnes mœurs – la difficulté demeurant néanmoins, dans les deux cas, de l’existence de frontières parfois poreuses, laissant place à une « zone grise ». En effet, on ne doit pas considérer que, par le raisonnement rappelé, seule la manifestation de pensée cultivée, motivée et exprimée de manière telle qu’elle suscite le débat doit être admise au regard de l’article 21. Si tel était le cas, le droit de manifester librement sa pensée se réduirait alors à une sorte de privilège aristocratique pour les classes culturellement aisées, renvoyant, d’ailleurs, à des techniques spécifiques de communication[115].

Par ailleurs, dans le cadre de cette lecture de l’article 21 de la Constitution à la lumière de l’article 51 du Code pénal, la Cour de cassation a fermement précisé que la thèse selon laquelle le droit de manifester sa pensée, en matière religieuse, ne se heurterait à aucune limite n’est en aucun cas justifiée. Selon le juge suprême, en effet, « le fait qu’un credo religieux et les principes qu’il implique se fondent sur un acte de foi, dont l’explication rationnelle peut être délicate comme, d’ailleurs, peut l’être la réfutation d’une croyance différente et de ses dogmes, n’autorise certainement pas de pures agressions verbales, privées de soutien argumentativo-dialectique et donc gratuites »[116].

Cette « ligne jurisprudentielle » est aujourd’hui constamment suivie par la Cour de cassation italienne qui, dans ses décisions, se réfère d’ailleurs explicitement aux arrêts de la Cour constitutionnelle. Ainsi, par le récent arrêt n° 41044 du 13 octobre 2015, la Cour suprême de l’ordre judiciaire, saisie d’une affaire d’offense à la religion catholique par injure aux personnes – sanctionné par l’article 403 du Code Rocco[117] – se situe-t-elle dans la logique de ce raisonnement. Elle rappelle que « dans des décisions anciennes, mais encore bien soudées aux principes constitutionnels en vigueur », elle a affirmé qu’« en matière religieuse, la critique est licite lorsque – sur la base de donnés ou d’informations précédemment recueillis ou énoncés – elle se manifeste par l’expression motivée et raisonnable d’une appréciation différente et parfois opposée, résultant d’une recherche conduite, grâce à des méthodes sereines, par des personnes ayant les aptitudes nécessaires et après une préparation adaptée ». En revanche, l’outrage est constitué « lorsque – à travers un jugement sommaire et gratuit – elle manifeste une attitude de mépris envers la religion, niant à l’institution et à ses composantes essentielles (dogmes et rites) toute valeur et le prix que reconnaît en elles la communauté ». La Cour ajoute, au regard du cas en examen, « qu’il n’est pas nécessaire que les expressions offensives concernent des fidèles bien déterminés ; il suffit, pour que l’infraction soit constituée, qu’elles puissent être ramenées de manière abstraite à la généralité indistincte des membres de la confession religieuse ». Elle indique enfin que « ces principes ont été accueillis par la Cour constitutionnelle, plusieurs fois appelée à se prononcer en matière de sentiment religieux et d’illicite pénal, surtout, précise-t-elle, dans la décision n° 188 de 1975 – dont elle relève un passage in extenso – dans laquelle elle a opéré une lecture de l’article 403 du Code pénal à la lumière des principes constitutionnels, avec une attention particulière portée à l’article 21 qui fonde le présent recours ».

Ainsi rappelé le cadre juridique et contextuel, la Cour de cassation estime que la décision de la Cour d’appel, contestée devant elle, a fait bon usage de ces principes, en adoptant une motivation extrêmement pertinente, logique, privée de scories argumentatives et de contradictions. En particulier, observe-t-elle, la Cour d’appel de Milan a relevé que l’oeuvre exposée – et la légende qui l’accompagnait – visait clairement les « rapports sexuels de nature homosexuelle » et, partant, « ne constituait en aucun cas une expression pouvant être considérée comme artistique ; au contraire, du fait de ses caratéristiques objectives, elle était inconvenante et offensive pour la compréhension d’un homme moyen ». Une manifestation, rappelle-t-elle, que l’arrêt de la Cour d’appel qualifie de « hautement vulgaire et constitutive d’un outrage à la religion catholique, allant jusqu’à atteindre le Pape, au sommet de la structure ecclésiastique, en en exposant l’effigie – et faisant ainsi entendre l’existence de rapports interpersonnels non consentis pour qui a fait vœu de chasteté – à côté de celle de son collaborateur le plus proche, et plaçant entre elles l’image du membre masculin ».

Au vu de ces considérations, la Cour de cassation juge que la Cour d’appel de Milan a, à juste titre, estimé que « la limite due au respect de la dévotion d’autrui a été franchie, injustement sapée qu’elle a été par une expression qui, loin d’être simplement critique à l’égard de mœurs sexuelles non permises aux ministres du culte, constitue une pure injure, une moquerie, une offense y compris à soi-même ».

 ***

 Le rappel d’une histoire ponctuée de nuances et de ruptures et d’un « lacis » d’arrêts – dont certains n’échappent point à la critique – témoigne assurément d’une tension dialectique et de la recherche d’un point d’équilibre entre deux types d’exigences : celles tenant à la protection du sentiment religieux – sans doute encore idéologiquement marqué au-delà des Alpes – et celles liées à l’égalité entre les religions, à la liberté religieuse et à la libre manifestation de la pensée. Débat somme toute classique dans une perspective libérale mais qui, assurément, trouve une « saveur » particulière en Italie du fait d’une répression des offenses faites au sentiment religieux qui, pour être symbolique – le blasphème renvoie aujourd’hui à un illicite administratif et les autres infractions ne ne sont réprimées que modestement dans la logique d’un droit pénal « minimal », envisagé comme extrema ratio – laisse néanmoins entendre, par son caractère spécifique, que la foi religieuse reste un facteur d’unité et de cohésion du peuple italien. Si peu originale et si peu simple qu’elle soit, c’est encore la question classique de l’éthique du doute au sein des démocraties libérales qu’il convient de poser au terme de cette analyse. Si, par amour de la liberté, « l’Etat libéral sécularisé vit de présupposés qu’il ne peut garantir »[118], le défi auquel il est confronté, en ce XXIème siècle[119], est de faire pièce, par un exercice exigeant de rationalité, à tout despotisme lié à tel ou tel dogme[120]. Alors, peut-être, le grain portera des fruits.

 

Annexes

Articles cités de la Constitution italienne

Extraits du Code pénal italien

Principales références jurisprudentielles sur les articles pertinents du Code pénal

 

 

 

[1] Le Code pénal sarde promulgué par décret royal n° 3783 du 20 novembre 1859 – et qui sera, avec le Code toscan, le premier Code pénal applicable à l’Italie unifiée – prévoyait une amende de cinq cents lires ou l’arrestation en cas de blasphème (article 185, les articles 183 à 189 renvoyant à d’autres types d’infractions). Le Code pénal du Grand Duché de Toscane du 20 juin 1853 sanctionnait uniquement les atteintes à la religion catholique en tant que religion de l’Etat (articles 131 à 139).

[2] Promulgué par décret royal n° 6133 du 30 juin 1889, GU, n° 153 du 30 juin 1889.

[3] Dans ses articles 140 à 144 (Livre II, Titre II « Des délits contre la liberté », chapitre I « Des délits contre la liberté de culte », le Code Zanardelli réprimait certains comportements portant atteinte aux cultes reconnus par l’Etat, sans distinction selon les cultes. Le choix de ne pas réprimer le blasphème était lié à l’idée selon laquelle la norme pénale devait se limiter à protéger le sentiment religieux de l’individu et non la religion globalement considérée, entendue comme « bien public ». Pour une étude stimulante sur le Code Zanardelli, voir L. Garlati, « Dalla tutela della religione dello Stato alla difesa della libertà dei culti : la svolta liberale del codice Zanardelli », Stato, Chiese e pluralismo confessionale, avril 2007, www.statoechiese.it.

[4] L’article 1er du Statut albertin du 4 mars 1848 s’inscrivait déjà dans cette logique, précisant que « la religion catholique, apostolique et romaine est la seule religion de l’État. Les autres cultes actuellement existants sont tolérés conformément aux lois ». Néanmoins, l’interprétation donnée à cet article dans la seconde moitié du XIXème siècle renvoyait plutôt à un sentiment de respect envers la religion du monarque, si bien qu’il n’eut guère d’influence sur le Code Zanardelli qui, on l’a vu, n’accordait aucune position de privilège à la religion catholique. En ce sens, P.-A. D’avack, Confessionismo, Enc. del. dir., vol. VIII, 1961, p. 938. Les Accords de Latran, conclus entre le Royaume d’Italie et le Saint-Siège le 29 février 1929, réaffirmeront le principe consacré à l’article 1er du Statut albertin (cf. infra).

[5] Texte unique des lois de sécurité publique adopté par décret royal n° 1848 du 6 novembre 1926, GU, n° 257 du 8 novembre 1926 et modifié par décret royal n° 773 du 18 juin 1931, GU, n° 146 du 26 juin 1931. L’article 232 disposait ainsi que « jusqu’à l’intervention du nouveau Code pénal, l’insulte, le blasphème et les offenses à direction des cultes reconnus par l’Etat sont punis, lorsque la loi ne prévoit pas une peine plus grave, par une peine d’amende de 2 000 lires au plus. Cette peine est de 100 à 4 000 lires s’il s’agit d’une offense faite au culte catholique ».

[6] Promulgué par décret royal n° 1398 du 19 octobre 1930, GU, n° 253 du 28 octobre 1930. Sur l’article 724 du Code Rocco, voir I. Zuanazzi, « Religione dello Stato, libertà religiosa et punibilità del reato previsto dall’art. 724, I comma, cod. pen. », extraits de Studi sui rapporti tra la chiesa e gli Stati, S. Gherro (sous la dir. de), Padoue, Cedam, 1989, p. 224 et s.

[7] Pour des références jurisprudentielles et des analyses doctrinales sur ces articles du Code Rocco, G. Lattanzi, E. Lupo, Codice penale. Rassegna di giurisprudenza e di dottrina, vol. III, Artt. 361-413, Milan, Giuffrè, 2010, p. 511 et s.

[8] Selon l’expression utilisée par F. Basile, « Commento all’art. 724 », in E. Dolcini-G. Marinucci (sous la dir. de), Codice penale commentato, Milan, IPSOA, IIIème éd., 2001, n° 1. A cette époque, le sentiment religieux collectif lié au culte catholique était considéré comme un facteur d’unité morale de la nation. L’Etat, expression et garant de cette unité, avait donc « sa » religion et devait la soutenir en même temps que la défendre. Pour une étude sur la jurisprudence élaborée à partir de l’entrée en vigueur du Code Rocco, S. Berlingò, « Rassegna di giurisprudenza in tema di delitti contro il sentimento religioso », in Dir. eccl., 1968, II, p. 30 et s ; G. Casuscelli, « Rassegna di giurisprudenza sull’art. 724, 1° comma c.p. », Dir. eccl., 1970, II, p. 150 et s.

[9] La question s’est naturellement posée, à ce moment, du sort qui devait être réservé aux infractions prévues par le Code Rocco par les articles rappelés. A cet égard, trois thèses ont été avancées par la jurisprudence et la doctrine : celle, d’abord, de leur abrogation implicite du fait de la disparition de la référence à la religion de l’Etat ; celle, ensuite, minoritaire, de « l’indétermination survenue » de leur contenu prescriptif ; celle, enfin, qui prévaudra – suscitant de nombreuses critiques – de leur maintien en vigueur du fait du caractère fondateur de la religion catholique dans le pays. Enonçant ces trois thèses, F. Basile, « A cinque anni dalla riforma dei reati in matiera di religione : un commento teorico-pratico degli artt. 403, 404 e 405 c.p. », Stato, Chiese e pluralismo confessionale, mai, 2011,www.statoechiese.it., pp. 3-4.

[10] Corte cost., sent. n° 79 du 17 décembre 1958, Giur. cost., 1958, p. 990 et. s.

[11] Cour const., sent. n° 14 du 14 février 1973, Giur. cost., 1973, p. 69 et s.

[12] Cass., sez. unite, n° 7979 du 27 mars 1992, www.olir.it ; Cass., sez. III, n° 10535 du 10 mars 2009, www.teutas.it.

[13] Corte cost., sent. n° 440 du 18 octobre1995, Giur. cost., 1995, p. 3475 et s.

[14] Corte cost., sent. n° 125 du 28 novembre 1957, Giur. cost., 1957, p. 1209 et s., avec note de P. Gismondi, «  La posizione della Chiesa cattolica e delle altre confessioni nel diritto costituzionale ai fini della tutela penale ».

[15] L’affaire trouvait son origine dans une procédure pénale concernant une offense faite à une image sacrée.

[16] Cette lecture conjointe des articles 7 et 8 de la Constitution, impliquant une différenciation entre la religion catholique et les autres confessions religieuses et une hiérarchie en faveur de la première a été adoptée par P.-A. D’avack, « Libertà religiosa (dir. eccl.), Enc. dir., XXIV, 1976, p. 601. L’ancien Président de la Cour constitutionnelle, Gustavo Zagrebelsky, a même pu estimer que la doctrine Bellarmino (potestas indirecta in temporalibus) pouvait de nouveau recevoir application, in Contro l’etica della verità, Rome-Bari, Laterza, 2008, p. 55.

[17] Partie « en fait » de la décision.

[18] La Cour met l’accent sur le fait que, dans le Code Zanardelli, les normes pénales pertinentes étaient incluses dans le Titre consacré aux « Infractions contre la liberté ».

[19] L’article 404 faisant partie du Titre consacré aux « Délits contre le sentiment religieux » dans le Code Rocco.

[20] Cons. en droit unique.

[21] Pour de multiples critiques concernant cet arrêt, voir M. Croce, « La libertà religiosa nella giurisprudenza costituzionale : dalla giustificazione delle discriminazioni in nome del criterio maggioritario alla « scoperta » del principio di laicità dello Stato. Verso la piena realizzazione dell’eguaglianza « senza distinzione di religione » » ?www.uaar.it., p. 6 et s. L’auteur rappelle d’abord que le Traité de Latran, en son article 1er, précisait que « l’Italie reconnaît et réaffirme le principe consacré à l’article 1er du Statut du royaume en date du 4 mars 1848, en vertu duquel la religion catholique, apostolique et romaine est la seule religion de l’Etat ». L’entrée en vigueur de la Constitution républicaine de 1947, remplaçant le Statut albertin, supprimait donc la source sur laquelle se basait la référence à la « religion de l’Etat », en sorte que, viciée par une « inconstitutionnalité survenue », la disposition pénale aurait dû être déclarée inconstitutionnelle à la lumière de l’instauration du nouvel ordonnancement constitutionnel. La Cour, d’ailleurs, aurait, selon lui, pu et probablement dû, comme le lui permet l’article 27 de la loi n° 87 du 11 mars 1953 (relative aux normes sur la constitution et sur le fonctionnement de la Cour constitutionnelle, GU, n° 62 du 14 mars 1953), déclarer l’inconstitutionnalité de toutes les autres dispositions du Code pénal contenant une telle locution (l’article 27 autorisant la déclaration d’inconstitutionnalité par voie de conséquence). Par ailleurs, il estime qu’il y a quelque contradiction à considérer, comme le fait la Cour, que l’égale protection d’une même liberté ne renvoie pas à une égale protection pénale. Enfin, il regrette que le juge a quo n’ait pas invoqué la violation de l’article 3 de la Constitution consacrant l’égalité des citoyens sans distinction de religion . Considérant que l’influence du Saint-Siège a pesé sur cette décision, A. Celotto, La Corte costituzionale, Bologne, Il Mulino, 2004, p. 42. M.-C. Ivaldi, pour sa part, souligne la contradiction entre cette décision – qui permet de maintenir en vigueur des normes du Code Rocco en décalage avec la Constitution – et d’autres décisions par lesquelles la Cour, au contraire, élimine des dispositions qui s’opposent à la Charte constitutionnelle, in La tutela penale in matiera religiosa nella giurisprudenza, Milan, Giuffrè, 2004, p. 63. Sur la question des rapports entre les Accords de Latran et la Constitution républicaine, voir, notamment, V. Crisafulli, « Art. 7 della Costituzione e « Vilipendio della religione dello Stato », Arch. Pen. 1950, p. 422 ; G. Grasso, « Laicismo di Stato e punizione del reato di bestammia, Giur. cost., 1988, p. 4304 et s., qui fait référence aux travaux de la Commission paritaire pour la révision du Concordat qui incluaient la proposition suivante : « Le Saint-Siège prend acte du fait que l’article 1er du Statut du 4 mars 1848, rappelé par les Accords de Latran, a été abrogé avec l’adoption de la Constitution républicaine italienne ».

[22] Corte cost., sent., n° 79 du 17 décembre 1958, Giur. cost., 1958, p. 990 et s., avec note C. Esposito, « La bestemmia nella Costituzione italiana ».

[23] Partie « en fait » de la décision.

[24] L’arrêt comporte un considérant en droit de douze lignes seulement !

[25] En ce sens, M.-C. Ivaldi, qui constate que la Cour, par une « motivation concise », justifie la différence de traitement « sur la base de considérations de type quantitatif » et sur le fondement « d’arguments sociologiques tenant à l’importance de la religion catholique », in La tutela penale… op. cit., p. 64.

[26] Corte cost., sent., n° 39 du 13 mai 1965, Giur. cost., 1965, p. 602 et s., avec note de P. Gismondi, « Vilipendio della religione cattolica e disciplina costituzionale delle confessioni ».

[27] Partie « en fait » de la décision.

[28] Selon la formule utilisée par M. Croce, in « La libertà religiosa nella giurisprudenza costituzionale… », op. cit., p. 10. Il semble en effet que la violation du principe d’égalité ne faisait aucun doute dans la mesure où, en pratique, le même comportement outrageant constituait une infraction pénale lorsqu’il concernait la religion catholique, alors qu’il échappait à cette qualification à l’égard des autres religions.

[29] Cons. en droit n° 1. Pour rejeter les autres griefs d’inconstitutionnalité invoqués par le juge a quo, la Cour reprend les arguments de ses décisions précédentes, en mettant notamment l’accent sur le fait que « la plus grande intensité que l’ordonnancement italien assure à la protection pénale de la religion catholique correspond à la plus grande intensité des réactions sociales suscitées par les offenses qui lui sont faites, dans la mesure où elle est la religion professée par la majeure partie des Italiens » (cons. en droit n° 2). Pour M. Condorelli, « alors que la Cour, s’agissant des aspects déjà examinés dans de précédentes décisions, ne fait que reproduire, fidèlement et sans autres approfondissements, l’argumentation antérieurement formulée, elle procède, en revanche, à un examen extrêmement sommaire en ce qui concerne le problème soumis à elle pour la première fois, ce qui laisse entrevoir des lacunes en termes d’interprétation », in « Interferenze fra norme costituzionali : a proposito del vilipendio della religione cattolica », Dir. eccl., 1965, II, p. 37.

[30] On notera que les résultats des travaux et recherches réalisés lors du Concile Vatican II (1962-1965) n’eurent guère d’impact sur la jurisprudence constitutionnelle relative au domaine concerné, alors pourtant qu’ils symbolisent l’ouverture de l’Eglise catholique au monde moderne et à la culture contemporaine en mettant l’accent sur le respect de la conscience personnelle, la liberté de pensée et la tolérance.

[31] Cour const., sent. n° 14 du 14 février 1973, Giur. cost., 1973, p. 69 et s., avec note de A. Baldassare, « E costituzionale l’incriminazione della bestemmia ? ».

[32] Sur ce principe, voir infra, III.

[33] Cons. en droit n° 3.

[34] M. Croce, « La libertà religiosa nella giurisprudenza costituzionale… », op. cit., p. 11 ; S. Lariccia, « Tutela penale dell' »ex Religione dello Stato » e principi costituzionali, Giur. cost., 1988, p. 4318. On notera que cet appel fut entendu puisque le ministre de la Justice de l’époque, Guido Gonella, présenta au Sénat, le 21 mai 1973, un projet de loi (n° 1141) portant modifications du Code pénal en matière de protection du sentiment religieux (publié in Dir. eccl., 1973, II, pp. 354-357). Ce projet n’eut cependant pas de suites comme d’autres d’ailleurs.

[35] Corte cost., sent. n° 188 du 27 juin 1975, Giur. cost., 1975, p. 1508 et s.

[36] Le juge de renvoi estimait également que l’article 403 violait les articles 21 et 25 du prescrit constitutionnel. Sur la réponse apportée par la Cour au regard de l’article 21, cf. infra, III.

[37] Partie « en fait » de la décision.

[38] E. di Salvatore évoque, à propos de cet arrêt, un « escamotage d’ordre processuel », in Il sentimento religioso nella giurisprudenza costituzionale, Giur. cost., 2000, p. 4430 (les italiques sont dans le texte).

[39] En effet, dit-elle, « l’article 406, qui renvoie aux articles 403, 404 et 405 tant pour la prévision de la conduite répréhensible que pour la détermination des sanctions, ajoutant seulement la formule « la peine est diminuée », empêcherait en tout état de cause de rétablir l’égalité des situations en étendant aux hypothèses des articles 403 et 405 – dont il est question ici – la sanction « diminuée » de l’article 406. Une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité ne pourrait donc qu’avoir une incidence, soit sur l’article 406 (non contesté par le juge a quo parce qu’étranger au cas d’espèce), soit sur les articles 403 et 405 dans la partie où ils se limitent, dans leur champ d’application, aux offenses ou aux troubles causés à la seule religion catholique. Mais quelle que soit l’hypothèse (…), les articles évoqués resteraient en vigueur et applicables dans la partie concernant la religion catholique. En sorte, dit la Cour, « que non seulement l’issue du procès a quo n’en serait pas modifiée, mais – et c’est ce qui compte – seraient appliquées à ce procès les normes contestées par l’ordonnance du tribunal » (cons. en droit n° 2). Voilà, à tout le moins, un curieux et obscur raisonnement qui tient à l’impossibilité technique, selon la Cour, d’égaliser le traitement punitif !

[40] Entre temps, la Cour constitutionnelle jugera irrecevables deux requêtes de référendum abrogatif portant, notamment, sur les articles 402 à 406 du Code pénal : sent n° 16 du 2 février 1978 (Giur. cost., 1978, p. 79) relative à la demande d’abrogation de quatre vingt dix-sept articles du Code pénal (dont les articles 402 à 406) ; sent. n° 28 du 10 février 1981, Foro it., 1981, I, p. 918 relative à la demande d’abrogation de vingt-huit articles du Code pénal (dont les articles 402, 403 et 404).

[41] Corte cost., sent. n° 925 du 8 juillet 1988, Giur. cost., 1988, p. 4294 et s., avec note G. Grasso, « Laicismo di Stato e punizione del reato di bestemmia ».

[42] Dit « Accord de la Villa Madame » ou « Accord modifiant le Concordat de Latran ».

[43] GU n° 85 du 10 avril 1985.

[44] Partie « en fait » de la décision.

[45] Cons. en droit n° 9.

[46] Cons. en droit n° 10.

[47] Ibid.

[48] M. Croce, « La libertà religiosa nella giurisprudenza costituzionale… », op. cit., p. 17. 

[49] Notons que la Cour constitutionnelle avait encore été saisie d’une question de constitutionnalité portant sur l’article 724 du Code pénal en 1984. Mais, par l’ordonnance n° 266 du 27 novembre 1984 (Giur. cost., 1984, p. 2047), elle jugera irrecevable la question pour défaut de motivation de l’ordonnance de renvoi.

[50] Corte cost., sent. n° 440 du 18 octobre 1995, Giur. cost., 1995, p. 3475 et s., avec note de F. Ramacci, « La bestemmia contro la Divinità : una contravvenzione delittuoza ? ».

[51] Cons. en droit n° 2.1.

[52] Cons. en droit nn° 3.1 et 3.2.

[53] Dans son considérant en droit n° 3.2, la Cour, rappelant son arrêt n° 925 de 1988, indique que « l’abandon du critère quantitatif (…) signifie qu’en matière de religion, le nombre ne valant pas, s’impose désormais l’égale protection de la conscience de chaque personne qui se reconnaît dans une foi, quelle que soit sa confession », en sorte que « l’article 8 alinéa 1 de la Constitution trouve son entière valorisation ».

[54] Cons. en droit n° 3.3.

[55] C’est nous qui mettons en italiques.

[56] Cons. en droit n° 3.3.

[57] Si, donc, la « Divinité » reste protégée, c’est parce qu’elle renvoie à toutes les confessions religieuses, ce qui est conforme au principe constitutionnel de liberté religieuse. En revanche, la référence aux « symboles et personnes vénérés dans la religion de l’Etat » (la Vierge, la croix, les anges…) porte atteinte aux normes constitutionnelles car – la Cour le précise clairement – « la protection pénale ne peut dépendre de la foi professée » (cons. en droit n° 3.3).

[58] Cons. en droit n° 3.4. La Cour ajoute que « le choix actuel du législateur de punir le blasphème, une fois supprimée la référence à une seule foi religieuse, n’est donc pas en contradiction avec les principes constitutionnels dans la mesure où il tend à protéger de manière non discriminatoire un bien qui est commun à toutes les religions qui caractérisent aujourd’hui notre communauté nationale, dans laquelle doivent coexister les croyances, cultures et traditions différentes ».

[59] Pour une synthèse de ces difficultés, voir M. Croce, « La libertà religiosa nella giurisprudenza costituzionale… », op. cit., p. 23 et s. L’auteur met notamment l’accent sur le fait que, alors que la Cour rappelle clairement l’interdiction des arrêts additifs en matière pénale, le choix qu’elle adopte – supprimer la référence à la religion de l’Etat – pour rétablir l’égalité a pour conséquence d’étendre le champ d’application de la norme à des faits précédemment non couverts par celle-ci, puisque toutes les confessions religieuses sont ainsi concernées par le blasphème. En ce sens également, F. Ramacci, « La bestemmia contro la Divinità : una contravvenzione delittuosa », op. cit. p. 3487. Par ailleurs, autre problème, certaines religions ne renvoient pas à proprement parler à une « Divinité », alors que d’autres se réfèrent à plusieurs Divinités.

[60] Comme le reconnaît la Cour dans l’arrêt n° 117 du 2 octobre 1979 portant sur le serment, Giur. cost., 1979, p. 816 et s., avec note de M. Branca, « In tema di illegitimità conseguenziale ». La Cour précise, dans cet arrêt – cons. en droit n° 3 – que « l’opinion majoritaire inclut désormais la protection de la liberté de conscience de ceux qui ne croient pas dans celle, plus large, concernant la religion consacrée par l’article 19 de la Constitution, lequel garantit de la même manière la liberté « négative » correspondante ».

[61] Sur les réactions suscitées par la décision n° 440 de 1995, M.-C. Ivaldi, La tutela penale... op. cit. p. 203 et s.

[62] Corte cost., sent. n° 329 du 10 novembre 1997, Giur. cost., 1997, p. 3335 et s., avec note F. Rimoli, « Tutela del sentimento religioso, principio di eguaglianza e laicità dello Stato ».

[63] Cons. en droit n° 2, où elle précise aussi qu’« (…) il n’est pas possible, ainsi, de mettre en relief, du point de vue de la réglementation juridique, l’existence de réactions sociales différenciées. Si l’on raisonnait différemment, l’on aboutirait à affaiblir la garantie constitutionnelle de l’égalité au regard des comportements changeants et imprévisibles de la société ». Or une telle garantie doit, sur le plan religieux aussi, « concourir à la protection des minorités  ». Commentant cet arrêt, F. Rimoli observe que la jurisprudence antérieure créait une distorsion évidente du principe d’égalité en la matière : « l’utilisation d’un critère substantiellement majoritaire pour mettre en œuvre une liberté garantie sur le plan individuel par les articles 19 et 20 de la Charte apparaissait difficilement acceptable sur le plan de la logique juridique ; au contraire, il eût fallu, sur la base de ces principes, mettre l’accent sur et faire prévaloir l’exigence de protection des minorités », in « Tutela del sentimento religioso, principio di eguaglianza e laicità dello Stato », op. cit., p. 3345.

[64] Cons. en droit n° 3.

[65] M. Croce observe que la Cour n’aurait pu s’emparer du problème qu’en allant « au-delà de la règle de la correspondance entre la demande et la décision », in « La libertà religiosa nella giurisprudenza costituzionale… », op. cit. p. 25 ». M.-C Ivaldi, quant à elle, fait part de sa « perplexité » face à l’abstention de la Cour de recourir à la déclaration d’inconstitutionnalité par voie de conséquence des articles 403 et 405 du Code pénal, ce qui, selon elle, aurait permis une mise en conformité plus rapide de la réglementation de qua au moins sous l’angle de l’égalité », in La tutela penale..., op. cit. p. 231.

[66] Corte cost., sent. n° 508 du 13 novembre 2000, Giur. cost., 2000, p. 3965 et s., avec note de M. Olivetti, « Incostituzionalità del vilipendio della religione di Stato, uguaglianza senza distinzioni di religione e laicità dello Stato ».

[67] Partie « en fait » de la décision.

[68] Cons. en droit n° 3.

[69] Sur l’appréhension du principe de laïcité en Italie, voir S. Lariccia, « Principio di laicità dello Stato », Treccani, 2014, www.treccani.it, qui renvoie à une bibliographie très dense. C’est par l’arrêt n° 203 du 11 avril 1989 (Foro. it., 1989, I, p. 1333 et s.) que la Cour constitutionnelle, se prononçant sur l’enseignement de la religion catholique dans les écoles publiques, qualifie le principe de laïcité de « principe suprême ».

[70] Cons. en droit n° 3.

[71] Ibid.

[72] Cons. en droit n° 4. La Cour précisant que la seconde possibilité (la logique additive) se heurte à la réserve de loi établie par l’article 25 alinéa 2 de la Constitution en matière d’infractions et de peines, qui exclut les décisions d’inconstitutionnalité dites additives.

[73] Ainsi, P. Barile, « Il « vilipendio » è da abolire », Temi, 1969, p. 538 ; S. Merlini, « Libertà di religione e vilipendio della religione cattolica », Giust. pen., 1967, II, p. 1057 et s.

[74] E. Di Salvatore, en effet, considère que même en matière pénale, en présence de « rimes obligées », la Cour constitutionnelle pourrait adopter des décisions additives. Contra, M. Croce, « « La libertà religiosa nella giurisprudenza costituzionale », op. cit., p. 27, note n° 95. Sur la logique des décisions additives à rime obbligate, V. Crisafulli (auteur de la théorie), Lezioni di diritto costituzionale, vol. I, Padoue, Cedam,1984, p. 402 et s.

[75] Corte cost., sent. n° 327 du 1er juillet 2002, Giur. cost., 2002, p. 2522 et s.

[76] Cons. en droit n° 2.

[77] Cons. en droit n° 3.

[78] Corte cost., sent. n° 168 du 18 avril 2005, Giur. cost., 2005, p. 1379 et s.

[79] Partie en « fait » de la décision.

[80] Cons. en droit n° 2. La Cour précise que la question doit être examinée dans les limites du thema decidendum telles qu’elles résultent de l’ordonnance de renvoi. Par conséquent, la requête proposée par le défenseur est étrangère au présent jugement, car elle tend à introduire un thema entièrement nouveau par rapport à celui précisé par le juge de renvoi.

[81]Cons. en droit n° 4.

[82] Les expressions « nivellement par le haut » et « nivellement par le bas » sont employées par F. Basile, in « A cinque anni… », op. cit.

[83] GU, n° 306 du 31 décembre 1999.

[84] Sur ce point, supra, II.

[85] Version actuelle de l’article 724 du Code pénal. L. Klesta observe que cette mesure, qui n’est pas appliquée en pratique, n’a pas fait l’objet de débat particulier en Italie, car elle fut « « noyée » dans un paquet de mesures disparates ». Elle indique également que le blasphème ne fut pris en considération récemment que de façon tout à fait indirecte, à travers l’évocation de l’affaire Charlie Hebdo, au sein d’un débat parlementaire et d’une enquête (http://www.parlamento.it/home) centrés sur la protection des droits de l’Homme », in Etudes de législation comparée n° 262 – janvier 2016 – « La répression du blasphème. Italie », www.senat.fr.

[86] Loi n° 85 du 24 février 2006 portant modifications du Code pénal en matière d’infractions liées aux opinions, GU, n° 60 du 13 mars 2006.

[87] Selon l’expression de F. Basile, « A cinque anni.. », op. cit., p. 5 qui observe que cette « opération de nettoyage » a concerné « à la fois le texte, les rubriques des dispositions en examen et l’intitulé du chapitre I ».

[88] Cette abrogation n’a pas supprimé la répression des offenses faites à ces cultes (différents du culte catholique) qui relèvent, aujourd’hui, des articles 403, 404 et 405 qui, nouvellement formulés, renvoient à toutes les confessions religieuses.

[89]F. Basile, « A cinque anni… », op. cit., p. 5.

[90] Ainsi, D. Pulitanò, « Laicità et diritto penale », RIDPP, 2006, p. 81.

[91] Ces ambiguïtés sont clairement décrites par F. Basile qui évoque non seulement un problème d’identification des confessions en question (il donne cependant une liste des confessions religieuses concernées au regard de critères formels), mais aussi une difficulté liée à la détermination du poids que cette formule peut avoir s’agissant de l’individualisation du « bien juridique protégé » par les articles 403 à 405 du Code pénal, in « A cinque anni… », op. cit. p. 8.

[92] Cette modification s’inscrit dans la logique de la suppression, par la loi n° 85 de 2006, de la détention pour les infractions liées aux opinions.

[93] En ce sens, P. Siracusano, « Pluralismo e secolarizzazione dei valori : la superstite tutela penale del fattore religioso nell’ordinamento italiano », RIDPP, 2009, p. 630 ; M. Pelissero, « Osservazioni critiche sulla legge in tema di reati di opinione : occasioni mancate e incoerenze sistematiche (commento alla l. 24 febbriao 2006 n. 85) », DPP, 2006, p. 1201.

[94] Certains auteurs auraient en effet souhaité que le législateur étende la protection pénale à toutes les professions individuelles de conscience, qu’elles soient religieuses ou pas. D’autres prônaient la solution d’une protection pénale seulement médiate de la religion qui aurait pu être assurée par des dispositions protégeant d’autres « biens juridiques », tels la décence publique, la tranquillité publique, l’honneur, l’égalité sans discriminations, la liberté (morale, de domicile, de réunion, d’association). Pour des précisions et le rappel des références bibliographiques sur ce point, F. Basile, « A cinque anni… », op. cit., pp. 6-7.

[95] Sur ces hésitations, F. Basile, « A cinque anni… », ibid., p. 7 et s.

[96] M. Romano, « Principio di laicità dello Stato, religioni, norme penali », RIDPP, 2007, p. 498.

[97] G. Casucelli, « Il diritto penale », in G. Casucelli (sous la dir. de), Nozioni di diritto ecclesiastico, 3ème éd., Turin, Giappichelli, 2009, p. 249.

[98] N. Coloaianni, « Diritto di satira e libertà religiosa », in D. Loprieno, N. Fiorita (sous la dir. de), La libertà di manifestazione del pensiero e la libertà religiosa nelle società multiculturali, Florence, University press, 2009, p. 14.

[99] F. Basile, « A cinque anni… », op. cit., p. 15 (les italiques sont dans le texte).

[100] Ibid.

[101] Selon l’expression de P.-L. Berger, in Una gloria remota. Avere fede nell’epoca del pluralismo, Bologne, Il Mulino, 1996, p. 83.

[102] Ces articles renvoient respectivement à la répression de l’injure et à celle de la diffamation.

[103] La libre manifestation de la pensée est garantie par l’article 21 de la Constitution. La Cour constitutionnelle a depuis longtemps affirmé le caractère essentiel et central de cette liberté. Dans l’arrêt n° 9 du 4 février 1965 (Giur. cost., 1965, p. 79 et s.), elle estime que la libre manifestation de la pensée « fait partie des libertés fondamentales proclamées et protégées par notre Constitution », qu’« elle est l’une de celles (…) qui caractérisent le mieux le régime en vigueur dans l’Etat et qu’elle est une manière d’être et une condition de développement de la vie du Pays dans tous ses aspects culturel, politique et social » (cons. en droit n° 3). Dans l’arrêt n° 168 du 5 juillet 1971 (Giur. cost., 1971, p. 1774 et s), elle souligne que le droit prévu à l’article 21 est « le plus haut, peut-être »  des « droits primaires et fondamentaux » consacrés par la Constitution (cons. en droit n° 3). Pour une analyse de cette liberté, voir « Libertà di manifestazione del pensiero », treccani.it.

[104] Il vilipendio e la religione, Congrès organisé par l’Association pour la liberté religieuse en Italie, Milan, 6-7 juin 1964, La cultura, 1964.

[105] Cité par M. Croce, « La libertà religiosa nella giurisprudenza costituzionale… » , op. cit., p. 25, note n° 91. Sur une étude concernant les infractions liées aux opinions, L. Alesiani, I reati d’opinione. Una riletura in chiave costituzionale, Milan, Giuffrè, 2006, p. 115 et s.

[106] Cour const., sent., n° 39 du 13 mai 1965, Giur. cost., 1965, p. 603 et s.

[107] Cons. en droit n° 3.

[108] Même si, on l’a dit, le juge de renvoi ne se référait pas à cet article dans son ordonnance. On ne peut, à ce propos, partager l’opinion selon laquelle l’article 21 de la Constitution aurait une nature purement programmatique, ce qui pourrait expliquer que la Cour constitutionnelle n’y fasse pas référence. En effet, dès sa première décision (historique), n° 1 du 5 juin 1956 (Giur. cost., 1956, p. 1 et s.), la Cour constitutionnelle a très clairement indiqué – en l’espèce s’agissant précisément de l’article 21 de la Constitution – qu’une norme programmatique était susceptible d’être érigée au rang de paramètre de constitutionnalité dans le cadre du contrôle des lois (cf. cons. en droit n° 1).

[109] Sur l’équivalence des sens à assigner aux « bonnes mœurs » au regard des articles 19 et 21 de la Constitution, F. Finocchiaro, « Art. 19 », in Commentario della Costituzione, G. Branca (sous la dir. de), Bologne-Rome, Zanichelli, 1977, p. 278.

[110] Avec cette réserve, cependant, que le concept de « bonne mœurs » est un concept juridique indéterminé, donc évolutif, qui, partant, renvoie à une pluralité d’acceptions, ce qui pose le problème délicat de la détermination d’un contenu – au moins minimal – qui puisse servir de repère à l’interprète appelé à identifier les éventuelles limitations des libertés concernées. Sur le concept de « bonnes moeurs », concept juridique indéterminé, que l’on nous permette de renvoyer à notre ouvrage, Le juge constitutionnel et le « fait » en Italie et en France, Aix-en-Provence-Paris, PUAM-Economica, 2001, p. 221 et s.

[111] Pour certains, en revanche, les limites à la libre manifestation de la pensée imposées par l’article 403 du Code pénal se justifieraient par la protection que cette norme assure, de manière secondaire et médiate, à la personne humaine. Ainsi, S. Albisetti, Vilipendio p. 288 ; F. Finocchiaro, Appunti, op. cit., p. 26.

[112] Corte cost., sent., n° 188 du 27 juin 1975, Giur. cost., 1975, p. 1508 et s.

[113] Cons. en droit n° 4. Critiquant cette prise de position de la Cour, P. Barile, « Libertà di manifestazione del pensiero », in Enc. dir., XXIV, 1974 p. 476 et s., l’auteur considérant, en substance, que la notion d’outrage peut renvoyer à des expressions vénielles et que, en tout état de cause, en cas d’offenses, la protection pénale est déjà prévue dans la sanction de l’injure et celle de la diffamation.

[114] L’article 51 du Code pénal est relatif à « l’exercice d’un droit ou l’accomplissement d’un devoir ». Selon l’alinéa 1 de cet article, « l’exercice d’un droit ou l’accomplissement d’un devoir prévu par une norme juridique ou par un ordre légitime de l’autorité publique exclut toute mesure punitive ». Pour des développements sur cet article qui renvoie à un pouvoir juridique d’agir, mais dans certaines limites, voir « Art. 51 codice penale », www.brocardi.it.  

[115] En ce sens, D. Pulitanò, « Spunti critici in tema di vilipendio della religione », RIDPP, 1969, p. 233. On notera cependant que la Cour de cassation avait, dans le passé, une conception assez stricte de ce qui pouvait être exprimé à l’endroit de la religion : ainsi, dans un arrêt du 20 février 1967 (GI, 1967, II, p. 273), le juge suprême considérait en substance que l’outrage à la religion de l’Etat était constitué par le fait d’affirmer que les dogmes étaient des inventions des prêtres et que l’Eglise catholique enseignait le contraire de ce que souhaitait Jésus, ce jugement de valeur étant exprimé de manière unilatérale et sans que soit possible l’instauration d’un débat avec l’adversaire. Certaines affaires plus récentes, parfois assez cocasses d’ailleurs, illustrent le raisonnement décrit, conjuguant l’article 21 de la Constitution et l’article 51 du Code pénal. Ainsi, par exemple, le Tribunal de Latina, dans la décision n° 1725 du 24 octobre 2006, a jugé que la publication en ligne de vignettes animées représentant des autorités ecclésiastiques et des ministres du culte de l’Eglise catholique en train de s’adonner à des actes sexuels ne méritait pas d’être sanctionnée en vertu de l’article 51 du Code pénal. Pour les juges, ces vignettes représentaient un instrument, un vecteur par lequel était exprimée, d’une manière satirique, une pensée critique, diffuse dans le sentiment collectif, à l’égard des attitudes et positions manifestées par la hiérarchie ecclésiastique sur le thème de la sexualité en sorte que ce fait, pour discutable qu’il puisse être, relèvait de l’exercice du droit à la libre manifestation de la pensée (cf. QDPE, 2007, p. 1009). Sur l’appréhension de la satire en matière religieuse par le juge ordinaire, voir, notamment, parmi de nombreux écrits, N. Coloaianni, « Diritto di satira e libertà religiosa », in D. Loprieno, N. Fiorita (sous la dir. de), La libertà di manifestazione del pensiero e la libertà religiosa nelle società multiculturali, op. cit., p. 23 et s.

[116] Cass. pen. sez. III, n° 12744 du 7 octobre 1998, in Dir. fam., 1999, p. 82 et s. . Dans le même sens, Cass. pen. sez. III, n° 7605 du 31 mars 2006, Resp. civ. prev., 2006, p. 2207.

[117] Cass. pen., sez. III, n° 41044 du 13 octobre 2015, www.canestrinilex.com. Monsieur S. B. avait exposé, dans le centre de Milan, un triptyque, réalisé par lui – trois photocopies en noir et blanc, imprimées sur toile, d’une dimension de 170 x 70 centimètres – représentant, respectivement, le Pape Benoît XVI, un pénis, des testicules et le Secrétaire personnel du Souverain Pontife, Mons. G. G., avec la légende suivante : « Chi di voi non è culo scagli la prima pietra » (« Que celui d’entre vous qui (…) jette la première pierre »). La Cour d’appel de Milan avait confirmé la condamnation prononcée par le Tribunal de la même ville à une peine d’amende de 800 euros.

[118] E.-W. Böckenförde, La formazione dello Stato nell’processo di secolarizzazione, trad. it de M. Nicoletti, Brescia, Morcelliana, 2006 (Die Entstehung des Staates als Vorgang der Säkularisation), cité par G. Zagrebelsky, Contro l’etica della verità, op. cit. p. 11.

[119] Ce fameux XXIème siècle qui devrait être religieux ou ne devrait pas être (André Malraux).

[120] Sur cette passionnante et redoutable question, J. Habermas, J. Ratzinger, Raison et religion. La dialectique de la sécularisation, Paris, Salvator, 2010 ; J. Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, traduit de l’allemand par C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris, Gallimard, 2008.

Les juges, les discours de haine (et le politiquement correct)

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Les polices légales des « discours de haine » se prêtent en France à des  critiques contradictoires. D’un côté, il leur est reproché d’instituer un « politiquement correct » qui ne permettrait plus de dire « quoi que ce soit ». De l’autre côté, il leur est reproché de ne pas être appliquées sévèrement par les juges. Ces deux critiques ont néanmoins en commun d’investir ces polices d’attributs magiques, sans considération de ce que les juges y sont particulièrement contraints dans leur argumentation.

 

Pascal Mbongo, professeur agrégé des facultés de droit, président du Cercle français de droit des médias et de la culture et responsable d’un programme de recherche sur le droit américain

 

Businesspeople arguingLe concept de « discours de haine » 1 s’est définitivement installé dans le lexique juridique et politique français dans les années 2000 afin de caractériser l’objet de différentes polices pénales définies pour certaines par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour d’autres par le Code pénal, pour certaines autres par la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de la communication. Au titre de la loi de 1881, il s’agit des délits d’injure publique, de diffamation publique ou de provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence lorsque ces délites sont commis à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap. Le délit de contestation de la Shoah est le quatrième délit dirigé contre les « discours de haine », en tout cas depuis que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 8 janvier 2016, a validé ce délit en faisant valoir que « les propos contestant l’existence de faits commis durant la seconde guerre mondiale qualifiés de crimes contre l’humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale constituent en eux-mêmes une incitation au racisme et à l’antisémitisme » 2. Le Code pénal ne réprime les injures, les diffamations et les provocations haineuses qu’au titre de contraventions et dans la mesure où ces discours n’ont pas été « commises publiquement ». L’article 15 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication prévoit pour sa part que le Conseil supérieur de l’audiovisuel « veille (…) à ce que les programmes mis à disposition du public par un service de communication audiovisuelle ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de mœurs, de religion ou de nationalité ».

Arrêté définitivement dans les années 1980-1990 dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et dans la doctrine de l’Union européenne 3, le point fixe selon lequel les « discours de haine » ne sauraient faire partie du champ d’application de la liberté d’expression se prête, spécialement depuis les années 2000, à une discussion sur sa pertinence, soit que l’on veuille trouver des justifications philosophiques ou politiques à cet axiome, soit qu’on veuille le contester 4.

La question envisagée ici est plutôt celle de l’effectivité formelle de l’objectif de pédagogie de la cécité aux différences assigné aux polices légales des injures, des diffamations et des provocations haineuses 5. Cette effectivité est contrariée par les contraintes de l’argumentation juridique et judiciaire, pour une raison tenant à ces polices elles-mêmes et à leur sophistication formelle. Les injures et les diffamations haineuses restent avant tout des injures et des diffamations au sens du droit. Les éléments constitutifs de ces délits ou de ces contraventions doivent donc être caractérisés. Toutefois, ces infractions contiennent, toujours en droit, un élément supplémentaire tenant à une « identité » de la personne ou du groupe de personnes visé (l’appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, à une nation, à une race, à une religion déterminée, le sexe, le handicap, l’orientation sexuelle). C’est cet élément supplémentaire qui justifie certaines singularités (de fond ou de procédure) de ces injures et de ces diffamations par rapport aux autres et qui rend le travail des juges plus difficile et plus délicat que pour les diffamations et les injures classiques envers les particuliers ou les institutions. D’autant plus que dans le contentieux des « discours de haine », comme dans tout contentieux des discours, différentes opérations intellectuelles doivent être commises par le juge ‒ la prise en compte du contexte d’énonciation du discours litigieux, l’analyse sémiologique dudit discours ‒ qui peuvent rendre le travail juridictionnel aléatoire. De fait, les décisions judiciaires qui se voient reprocher de participer du « politiquement correct » 6 sont celles dont l’argumentation est souvent, mais logiquement, la plus laborieuse.

 

I. Détermination du groupe de personnes visées

 

Les juges ne sont pas supposés élaborer sur la différence hypothétique entre les concepts de race, de couleur, d’ascendance, d’origine, nationale ou ethnique, de religion, qui sont disponibles en droit interne ou dans le droit d’origine externe. Autrement dit, les juges sont supposés s’interdire de vouloir vérifier, avant de prononcer une condamnation, que la victime est effectivement noire, arabe, juive, musulmane, homosexuel(le), de nationalité étrangère. Le législateur ne s’est jamais départi de sa volonté de ne pas donner le sentiment d’objectiver l’appartenance à une ethnie, à une race, à une religion.

Peu ou prou, les juges doivent néanmoins déterminer les groupes de personnes visées puisque cette détermination est un élément constitutif des différentes infractions. Ainsi, les Roms sont un groupe de personnes considérées à raison de leur appartenance à cette « ethnie » au sens de l’article 24 alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881 7. Toutefois, il y a des cas dans lesquels cette détermination peut poser un problème aux juges. La question s’est ainsi posée de savoir si la « communauté corse » est au nombre des groupes protégés par ces polices légales. S’abritant derrière la décision du Conseil constitutionnel ayant invalidé la reconnaissance par une loi d’un « peuple corse » 8, la Cour de cassation a répondu par la négative en faisant valoir que les personnes visées en raison de leur origine ou de leur appartenance à une collectivité territoriale française n’entrent pas dans la catégorie des personnes protégées par les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 relatives à la diffamation raciale 9. Il est vrai que la Cour d’appel de Bastia, pour conclure que les propos incriminés sont diffamatoires envers un groupe de personnes à raison de leur origine, s’était contentée de faire valoir que « si la délimitation précise de la communauté corse peut prêter à controverse, le fait d’avoir ses origines, plus ou moins lointaines en Corse, constitue le trait commun de la population revendiquant légitimement l’appartenance à cette communauté » 10.

Ce sont plus sûrement les décisions judiciaires relatives à la « population majoritaire » qui sont spécialement discutées. Il en a ainsi été de celle par laquelle le tribunal correctionnel de Paris a jugé que « les Français blancs de souche ne constituent pas un ‟groupe de personnes” au sens de la loi de 1881 », qu’ainsi « Nique la France » ‒ soit le titre d’un livre et d’un CD édités par les prévenus ‒ n’était pas une injure à caractère racial 11. Or cette jurisprudence est contestée politiquement par les acteurs et les organisations politiques qui se formalisent de ce qu’elle empêche la répression de ce qu’ils appellent le « racisme anti-blanc » (de nombreuses questions parlementaires interpellent régulièrement le Gouvernement sur cette question, à propos notamment des paroles proférées dans certaines chansons de rap). Au demeurant, cette jurisprudence a pu être considérée comme n’étant pas cohérente avec l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 21 janvier 2014 à propos d’une agression contre un Blanc, soit un arrêt dans lequel la circonstance aggravante de racisme avait été retenue dans la mesure où dans le contexte de l’agression, l’un des agresseurs avait crié « sale Blanc »/« sale Français » 12.

 

II. Contexte d’énonciation du discours litigieux

 

La seule occurrence au contexte d’énonciation qui existe dans les textes se rapporte à l’injure envers les particuliers : il s’agit de la question de savoir si le propos litigieux a été précédé ou non par une provocation de la victime, auquel cas cette provocation est absolutoire. Les juges ont néanmoins exclu cette « excuse » de provocation pour les injures publiques à caractère racial ou religieux 13 ainsi que pour les injures non-publiques à caractère racial ou religieux.

Au-delà de cette jurisprudence, les décisions des juges du fond ou du CSA se caractérisent par quatre points de fébrilité.

Le premier de ces points se rapporte à l’importance qu’il convient ou non d’accorder à la nature du support de l’énonciation. De fait, le Conseil supérieur de l’audiovisuel et les juges accordent une importance particulière au fait que le discours litigieux ait été tenu à la télévision, à la radio, sur Internet, à partir du principe selon lequel ces médias ont une nature intrusive qui fait que l’on peut recevoir leurs messages malgré soi (alors que « personne n’est personne n’est obligé d’acheter et de lire Charlie hebdo » ou un autre journal selon le mot des juges de Lyon dans l’affaire Siné citée ci-après) et une puissance de pénétration incomparablement plus grande (principe dont le corollaire est le présupposé d’une passivité tendancielle des récepteurs des messages audiovisuels ou numériques 14).

Le deuxième point de fébrilité se rapporte à la question de savoir si la prise en compte du contexte d’énonciation doit comprendre également le bruit médiatique ou l’« émotion sociale » provoqué(e) par le discours litigieux. En réalité, les juges argumentent de manière très équivoque sur ce point. Leur argumentation peut être cohérente lorsqu’ils esquissent ou commettent une sociologie de la réception sociale du discours litigieux en faisant référence aux études d’opinion, à des rassemblements ou à des manifestations publics, à des pétitions ayant recueilli un nombre de signatures significatif. Leur argumentation est en revanche moins cohérente, et même illogique, lorsqu’ils infèrent la désapprobation sociale du discours litigieux … de la consistance même de ce discours, de ce que certains juges appellent sa « puissance émotive » 15.

Le troisième point de fébrilité des juges ou du CSA touche pour sa part à la question de savoir si le contexte d’énonciation doit se rapporter y compris au statut de l’auteur du discours litigieux. Or ce « critère » du statut socio-culturel du prévenu peut avoir de nombreux pavillons : le fait pour l’intéressé d’être parlementaire, eu égard à la liberté d’expression plus grande reconnue aux parlementaires dans et hors l’enceinte parlementaire ; le fait pour l’auteur du discours litigieux d’appartenir lui-même au groupe contre lequel est dirigé son discours ; le fait pour l’auteur du discours litigieux d’être une personnalité « médiatique » et d’avoir à ce titre des « responsabilités particulières » ; le fait pour l’auteur du discours litigieux de se voir prêter une dignité sociale distinctive, en tant qu’il fait partie ou est présenté comme faisant partie des gens de savoir ou plus généralement des professions intellectuelles, ou en tant qu’il fait partie ou est présenté comme faisant partie d’une élite culturelle dont le juge voudrait considérer qu’elle constitue une avant-garde (les réquisitoires du ministère public et/ou les condamnations du journaliste Éric Zemmour, du couturier John Galliano ou du parfumeur Jean-Paul Guerlain pour injure raciale ou incitation à la haine raciale mobilisèrent ainsi le présupposé élitiste voulant que les « gens de culture » soient vierges, ès qualité, de mauvais affects).

Un dernier point de fébrilité concerne le statut à accorder à l’humour et/ou à la caricature. Si les organes juridiques français conviennent de « l’exception de caricature » ou de « l’excuse humoristique » 16, leurs élaborations en la matière peuvent néanmoins être empruntées, en tout cas ne pas être consensuelles. En effet, les juges ne doivent pas s’attacher à l’intention de l’auteur, au risque d’annihiler les polices légales en encourageant les « discours de haine » à ne plus se formuler que sous forme de caricature ou sous forme humoristique, puis aux prévenus de revendiquer une intention humoristique ou de caricature. Les juges doivent dégager « la » signification « objectivement » humoristique ou caricaturale du dessin, du propos, de la chanson, de la pastille. Ce peut être une gageure dans différentes circonstances, spécialement en présence de genres humoristiques ou caricaturaux particulièrement transgressifs ou aux marges des codes culturels dominants en la matière.

Le jugement rendu le 22 mars 2007 par le tribunal de grande instance de Paris en faveur de Charlie Hebdo dans l’affaire des Caricatures de Mahomet 17 est archétypal de ce point de vue puisque le tribunal ne s’en tint pas au dessin lui-même mais crut devoir convoquer, afin d’éclairer le dessin litigieux, le « pedigree » de Charlie Hebdo, la « tradition » de l’hebdomadaire. Une tradition relativisée ‒ déjà à l’époque du jugement ‒ par ceux qui disent avoir perçu une différence de traitement de l’Islam par l’hebdomadaire 18.

 

III. Analyse sémiologique du discours litigieux

 

Dans un arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 mars 2015, celle-ci confirme un arrêt rendu par la Cour d’appel qui avait lui-même confirmé un jugement correctionnel condamnant un individu – en l’espèce un élu du parti politique le Front national – pour les commentaires suivants publiés sur sa page Facebook :
« Ce grand homme a transformé Nîmes en Alger, pas une rue sans son Kebab et sa mosquée ; dealers et prostitués règnent en maîtres, pas étonnant qu’il ait choisi Bruxelles, capitale du nouvel ordre mondial, celui de la charia… Merci l’UMPS, au moins ça nous fait économiser le billet d’avion et les nuits d’hôtel, j’adore le Club Med version gratuite… Merci Franck et kiss à Leila… des bars à chichas de partout en centre ville et des voilées. Voilà ce que c’est Nîmes la ville romaine, soi-disant … L’UMP et le PS sont des alliés des musulmans… un trafic de drogue tenu par les musulmans… qui dure depuis des années …. Des caillassages sur des voitures appartenant a des blancs… Nîmes capitale de l’insécurité du Languedoc-Roussillon… Z… l’élu au développement économique… hallal… boulevard Gambetta et rue de la République (islamique) ».

La Cour de cassation conclut que la cour d’appel a justifié sa décision dès lors que le délit de provocation à la haine ou à la discrimination religieuse, ethnique ou raciale prévu et réprimé par l’article 24, alinéa 6, de la loi du 29 juillet 1881 « est caractérisé lorsque, comme en l’espèce, les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les textes incriminés tendent à susciter un sentiment de rejet ou d’hostilité, la haine ou la violence, envers un groupe de personnes ou une personne à raison d’une religion déterminée » 19.

La syntaxe du propos litigieux, lorsqu’il s’agit d’un écrit ou d’une parole, est donc constamment analysée par les juges dans le contentieux des discours. Ce travail sémiologique a d’autant plus d’importance que les infractions dont il s’agit sont des infractions intentionnelles et que les discours indirects sont punissables au même titre que les discours directs : les juges sont supposés traquer les prétéritions, les métaphores haineuses, avec néanmoins cette idée qu’il faut que l’équivoque soit « un minimum évidente » pour l’auditeur ou pour le lecteur. C’est cette exigence que le tribunal correctionnel de Lyon avait admis en faveur de l’éditorialiste Siné à l’occasion de son procès pour complicité de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou religion déterminée en raison d’une chronique publiée dans Charlie Hebdo le 2 juillet 2008 dans laquelle il était écrit, notamment « Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général UMP (…) vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive et héritière des fondateurs de DARTY. Il fera du chemin dans la vie ce petit (…) ». « S’il convient bien évidemment de retenir les leçons de l’histoire, a fait remarquer le tribunal en faveur du prévenu, il n’en demeure pas moins que les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite et prohibent le glissement subreptice des notions et des termes d’un champ lexical à l’autre. Il serait périlleux pour la liberté d’expression de passer de l’explicite des mots à un implicite situé dans ‟un au-delà des mots” au prétexte que ‟ce qui compte, c’est l’histoire, la mémoire, l’imaginaire que véhiculent ces mots”. Sauf insinuation évidente, le principe de légalité qui postule une interprétation stricte de la loi pénale interdit tout raisonnement par induction ou analogie au prétexte que ‟c’est affaire d’acoustique, donc de physique, de mécanique”. » 20.
Ce travail d’analyse sémiologique a toujours distingué des cas « évidents » de cas « moins évidents », des cas dans lesquels les juges doivent trancher des querelles sémantiques, voire sonder les intentions réelles du locuteur. L’affaire du mot « Souchien » est à cet égard remarquable. Mme Houria X…, porte-parole de l’association Les Indigènes de la République, avait été poursuivie par l’AGRIF pour avoir, le 2 juin 2007, au cours de l’émission télévisée diffusée sur Ce soir ou jamais (France 3) « utilisé le terme « souchien/sous-chien » » que les plaignants analysaient comme étant « un qualificatif animalier péjoratif ».

La prévenue fut relaxée par le tribunal correctionnel, une relaxe confirmée par la Cour d’appel de Toulouse le 19 novembre 2012 qui fit valoir pour sa part, selon le rendu de la Cour de cassation dans son arrêt de rejet du pourvoi :
« (…) une écoute particulièrement attentive de la bande écarte l’hypothèse d’une prononciation en deux syllabes bien distinctes ; (…) plus encore, le contexte politique de l’émission dans le cadre de laquelle ce mot a été prononcé, tout comme le combat que mène la prévenue, dont la cour n’a pas à apprécier, sont autant de critères permettant d’estimer que le terme employé désignait les français dits « de souche » dans l’esprit de la prévenue ; (…) encore, la catégorisation des « souchiens » en la rapprochant d’une entité ethnique ou raciale dite « les blancs », qu’il est d’usage de nommer en ethnologie les « caucasiens » sans choquer quiconque, tend à confirmer la motivation ethnologique et non animalière reprochée à la prévenue ; (…) enfin, il est constant que le néologisme « souchien » est d’usage courant dans la classe politique ; (…) les pièces vidéo versées au dossier confirment que des politiciens de toutes tendances l’emploient sans que cela ne suscite l’émotion de ceux qui seraient censés se sentir concernés ou offensés par ce terme. »

Le travail d’analyse sémiologique que doivent commettre les juges soulève d’autre part la question de la distinction entre des stéréotypes et des opinions, sachant par ailleurs que certaines opinions haineuses peuvent être fécondes de stéréotypes, qu’un stéréotype peut être positif ou négatif, qu’un stéréotype peut être raciste (sexiste, xénophobe, etc.) ou ne pas l’être 21. Cette question a d’autant plus d’importance que les infractions prévues par la loi de 1881 et le Code pénal sont des infractions intentionnelles. Or un certain nombre de décisions judiciaires sont travaillées par le présupposé selon lequel les individus ont nécessairement conscience de ce qu’ils étaient en train de commettre des stéréotypes ou des opinions haineuses. Ces décisions font un peu comme s’il n’était pas établi que des personnes qui s’imaginent indifférentes à la différence peuvent néanmoins avoir des biais inconscients. D’autre part, différents jugements (ou décisions du Conseil supérieur de l’audiovisuel) donnent à penser qu’aux yeux des organes juridiques, la différence entre les opinions haineuses et les stéréotypes liés à des identités est une différence de degré et non une différence de nature. Dans l’affaire Siné précitée, cette question des stéréotypes a été envisagée, mais d’une manière très distante de la psychologie sociale puisque, de manière quelque peu convenue dans ce contentieux, le tribunal ne s’obligea à interroger que des linguistes, des journalistes et des « intellectuels », plutôt que des experts en psychologie sociale des préjugés et des stéréotypes.

Pour ainsi dire, le statut des stéréotypes dans les polices légales des « discours de haine » est le grand impensé de la mise en œuvre judiciaire de ces polices, alors que ce sont les cas intéressant des stéréotypes qui peuvent susciter une incompréhension dans une partie de l’opinion publique, voire une partie de la critique de l’activisme judiciaire reproché aux associations de lutte contre les discriminations agissant en tant que partie civile dans les procès relatifs aux « discours de haine ».

*

La proposition faite par le président de la République François Hollande le 24 février 2015 de faire basculer la police pénale des « discours de haine » commis publiquement de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse vers le Code pénal a été contestée par différentes organisations sociales. Plus que la perspective d’une aggravation subséquente des sanctions applicables, il a été surtout reproché à cette proposition de rendre applicable aux discours concernés le droit commun de la procédurale pénale (garde à vue, délais de prescription de droit commun, comparution immédiate). Cette proposition souffrait cependant d’abord de son biais intellectuel, soit le présupposé selon lequel c’est « l’appartenance » de ces infractions à la loi de 1881 et donc au « droit pénal spécial » qui compromettait l’« efficacité » des juges. Alors que le rattachement de ces polices à la loi de 1881 ou au Code pénal, ni ne décide en lui-même des priorités de poursuite des parquets, ni ne modifie les contraintes argumentatives des juges. C’est ce dont le rapport Guinchard au garde des Sceaux sur une nouvelle répartition des contentieux (30 juin 2008) s’était avisé lorsque, concurremment à sa proposition de « dépénaliser » la diffamation (autrement dit de la renvoyer dans le droit de la responsabilité civile), il demandait le maintien dans la loi de 1881 des polices des « discours de haine » tout en souhaitant que soit reconnue en la matière une compétence exclusive de la 17e chambre correctionnelle de Paris 22.

 

 

Notes:

  1. Pour une discussion de ce concept, voir nos développements dans Libertés et droits fondamentaux, Berger-Levrault, 2015, p. 677-679.
  2. Cons. const., n° 2015-512 QPC, 8 janvier 2016, M. Vincent (Sur cette décision : Thomas Hochmann, « Négationnisme : le Conseil constitutionnel entre ange et démon », RDLF 2016, chron. n°03 [www.revuedlf.com]).
  3. Pour un aperçu de cette jurisprudence et de cette doctrine, voir notamment : Emmanuel Derieux, Le droit des médias. Droit français, européen et international, LGDJ-Lextenso, 2015.
  4. La littérature sur la question, principalement « anglo-saxonne », est prolifique. Parmi les publications les plus récentes, voir : Eric Heinze, Hate Speech and Democratic Citizenship, Oxford University Press, 2016 ; Gwénaële Calvès, Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ-Lextenso éditions, 2015 ; András Koltay (ed.), Comparative Perspectives on the Fundamental Freedom of Expression, Wolters Kluwer, 2015. Voir également nos observations : « Liberté d’expression et liberté de religion : ‟blasphème” et ‟droit au respect des convictions religieuses” sont-ils équivalents ? » : compte-rendu de lecture de : Jacques de Saint-Victor, Blasphème. Brève histoire d’un « crime imaginaire », Gallimard, 2015. Compte-rendu de lecture : nonfiction.fr, 8 février 2016 ; « Le discours raciste, la loi, les juges » : compte-rendu de lecture de Gwénaële Calvès, Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ-Lextenso éditions, 2015. nonfiction.fr, 31 décembre 2015.
  5. L’autre objectif assigné à ces polices légales est d’endiguer, de déprécier l’expression publique de tels discours. Les rapports annuels de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, ainsi que son avis du 12 février 2015 sur « la lutte contre les discours de haine sur internet », suggèrent que cet objectif peine à être atteint.
  6. Cette référence à la Political correctness américaine est particulièrement mobilisée dans les critiques françaises, plutôt souvent de « droite », des incriminations pénales ou de décisions de juges relatives aux « discours de haine ». Toutefois, ces mobilisations de ce concept ne renseignent pas vraiment sur le sens de ce qu’a été intellectuellement et politiquement le Mouvement Politically correct aux Etats-Unis, avec son importante articulation à la linguistique, à la psychologie sociale des stéréotypes, aux postcolonial studies, aux women studies (Voir sur ce point notre ouvrage La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, Mare et Martin, 2011, p. 141-148). D’autre part, les mobilisations du concept de « politiquement correct » dans le débat public français suggèrent une équivalence des cadres juridiques de « saisie » des discours de haine entre les Etats-Unis et la France. S’agissant des Etats-Unis, on voudra se limiter à trois observations : 1. Aucune des infractions françaises relatives aux « discours de haine » n’existe en tant que telle ou n’est opérante dans le droit américain, du fait de l’interprétation du Premier Amendement promue par la Cour suprême au XXe siècle. 2. Les « discours de haine » ne sont cependant pas l’objet d’une admission générale et absolue par le droit américain puisque les pouvoirs publics ont la faculté légale de ne pas accepter que des agents publics les commettent ès qualité d’agent public, de les interdire sur certaines de leurs dépendances (celles par exemple qui ne sont pas traditionnellement vouées à la manifestation d’opinions comme le sont les voies publiques ou les parcs) ou de refuser de subventionner des activités ayant un caractère discriminatoire ou haineux (il peut s’agir d’une exposition, d’un colloque, d’une publication, etc.). 3. Le refus des « discours de haine » peut s’inscrire dans le cadre de relations contractuelles, qu’il s’agisse, par exemple, des relations des universités avec leurs sociétaires ou des relations d’agents économiques avec leurs contractants (des clubs sportifs ou des sponsors prévoient constamment dans leurs contrats la révocabilité de leurs liens contractuels avec un partenaire ou un sportif dans l’hypothèse de la commission d’un discours de haine).
  7. Crim., 7 juin 2011, n° 10-85179.
  8. Cons. const., n° 91-290 DC, 9 mai 1991, Peuple corse.
  9. Crim., 3 décembre 2002, n° 01-86088, Bull. crim., 2002, n° 218, p. 808.
  10. Chambre correctionnelle, 1er août 2001.
  11. Paris, 17e chambre, 19 mars 2015
  12. Élise Vincent, « Première condamnation pour racisme ‟anti-Blanc” », Le Monde.fr, 22 janvier 2014. Pour une relativisation de ce « racisme anti-Blanc », voir de Christelle Hamel, Maud Lesné et Jean-Luc Primon, « La place du racisme dans l’étude des discriminations » (section VI : « Un racisme à l’encontre de la population majoritaire ? »), in Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, INED, coll. Grandes Enquêtes, 2016, pp. 463-470.
  13. Crim., 13 avril 1999, Bull. crim. n°77.
  14. Le « paradigme de la seringue hypodermique » a été promu dans les sciences de la communication dans les années 1960 afin de caractériser la relation réputée univoque entre les médias de masse et leurs récepteurs. Ce paradigme (ainsi d’ailleurs que la célèbre formule de Marshall McLuhan : « le médium est le message ») est néanmoins relativisé, voire annihilé, dans les sciences de la communication contemporaines.
  15. TGI Paris, 17e ch., 24 novembre 2005 ; TGI Paris, 17e ch., 26 mars 2002 ; Cour d’appel de Pau, 18 juin 2002 ; TGI Paris, 18 octobre 2000.
  16. Cour d’appel de Paris, 11e section, 20 octobre 1994 ; Cour d’appel de Paris, 11e section, 31 octobre 1996 ; Crim. 8 juin 1999.
  17. Voir notre étude : « Les caricatures de Mahomet et la liberté d’expression », Esprit, 2007/5.
  18. Voir dans ce sens la tribune « Non à l’union sacrée » publiée par Le Monde le 15 janvier 2015 et la réponse de Jean-François Mignot et Céline Goffette, « Non, ‟Charlie Hebdo” n’est pas obsédé par l’islam », Le Monde.fr, 24 février 2015. Voir encore d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Seuil, 2015.
  19. Crim., 17 mars 2015, n° 13-87.922, Bull. crim. 2015, n° 57.
  20. Tribunal correctionnel de Lyon, 24 février 2009.
  21. Sur cette question, voir en particulier de Jacques-Philippe Leyens, Sommes-nous tous racistes ? Psychologie des racismes ordinaires, Bruxelles, Mardaga, 2012.
  22. Voir sur ce point notre ouvrage La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, Mare et Martin, 2011, p. 36-41. Voir également : Emmanuel Derieux, « Dépénalisation de la diffamation. Contribution à la réflexion », in Philosophie juridique du journalisme. La liberté d’expression journalistique en Europe et en Amérique du Nord, Pascal Mbongo [dir.], Mare et Martin, 2011, p. 73-90 ; Nicolas Bonnal, « Les ‟chausse-trappes” procédurales de la loi de 1881 : mythe ou réalité ? Essai d’étude statistique », Légipresse, 1er déc. 2011, p. 665 et s.

Remarques sur les mutations de la laïcité. Mythes et dérives de la « séparation ».

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La tentation est grande en France de rompre avec le régime de séparation entre l’Etat et la religion posé il y a un siècle, pour aider matériellement et contrôler intellectuellement l’islam. On se rapproche par petits pas d’une laïcité de reconnaissance sans doute mieux adaptée au type de rapport qu’entretient de fait l’Etat avec la société, mais en porte à faux avec la représentation d’une République incarnant l’émancipation du politique à l’égard du religieux.

 

Vincent Valentin est professeur à SciencesPo Rennes

 

tumblr_o0r727UUjJ1v2viico1_1280Quiconque s’intéresse à la laïcité sait qu’il existe en France un écart et des contradictions entre sa représentation politique et sa réalité juridique, la première masquant ou déformant bien souvent la connaissance de la seconde. Le droit de la laïcité est compris, défendu ou combattu, à partir de différentes philosophies de la laïcité qui n’ont cessé de s’affronter dans l’histoire politique moderne 1. La loi de 1905 est au coeur de cette confusion : selon les points de vue, elle sera présentée comme la garantie de l’autonomie du politique et du religieux (ce que dit effectivement le droit), ou comme le résultat d’une lutte de la République contre l’église catholique (ce qu’indique l’histoire) et au delà contre le fait religieux. Le même texte, mobilisé par les défenseurs et par les adversaires de la religion, est ainsi l’objet d’un consensus superficiel, qui peut donner lieu à des actions publiques ou des mobilisations militantes forts différentes. On peut observer que certains s’en réclament pour promouvoir ou pour s’opposer à l’aide publique à la construction de nouveaux lieux de culte, ou pour soutenir ou combattre l’interdiction du port de signes religieux à l’école.

Si le compromis progressivement trouvé entre la République et l’Église catholique avait rendu plus discrètes les querelles sur le sens et la portée de la laïcité, la plus grande visibilité de la foi musulmane l’a fait ressurgir dès la fin des années 1980, à partir de la polémique sur le port du foulard islamique à l’école. Depuis la question ne cesse de faire débat, autour de l’opportunité d’étendre son interdiction, notamment dans les lieux de petite enfance, à l’université, ou pour les accompagnatrices de sorties scolaires.

Les dramatiques évènements de 2015 posent dans un contexte sans précédent la question du juste rapport du politique au religieux et de l’éventuelle nécessité pour la République de rompre avec le principe de neutralité afin d’endiguer la diffusion dans la société d’une norme religieuse jugée dangereuse pour elle-même. Il n’est pas anodin qu’en réaction à l’attaque de Charlie-Hebdo –  la réaction a été différente après celle du 13 novembre – médias et acteurs politiques aient brandi le principe de laïcité, comme si celui-ci était naturellement une arme de combat du fondamentalisme religieux. Bien sûr, cela se justifie après des attentats inspirés par une croyance religieuse et ciblés contre des principes fondamentaux de l’ordre politique ; néanmoins la laïcité, telle que définie par le droit, ne saurait être conçue comme une arme contre la croyance elle-même. Si elle peut être vue comme une arme défensive, quand la règle de séparation est enfreinte, elle ne saurait être une arme offensive à l’encontre des seuls actes de foi. On ne trouve rien dans le droit de la laïcité qui permette de la mobiliser à l’encontre des pratiques religieuses dont le danger n’est pas avéré, immédiat, qui dérangeraient pour des raisons morales ou symboliques, et dont le lien est avec le terrorisme serait supposé mais pas démontré. La laïcité ne saurait être définie comme une arme antireligieuse, alors qu’elle n’est selon le droit, qu’une arme anti théocratique. S’il est légitime de la dresser contre l’islamisme (en posant que celui-ci est précisément l’expression politique d’une religion), ça ne l’est pas à l’encontre de la religion musulmane elle-même. La loi de 1905 sépare et protège, mais ne combat pas.

Cela dit, on ne saurait réduire le débat actuel au traitement de l’islam, qui n’est que le nouveau vecteur des ambiguïtés et des tensions déjà observables en 1905, et liées à la notion même de laïcité. Les choix faits par le parlement en 1905 n’ont pas fermé la discussion sur ce que devrait ou pourrait être le meilleur rapport de l’Etat aux religions. Non seulement elle n’a jamais cessé, mais le droit de laïcité a lui-même connu des changements, au gré des évolutions du fait religieux mais aussi de la conception du rôle de l’Etat. De sorte que sans que cela ait jamais été franchement voulu ou assumé, le dispositif mis en place par la loi de 1905 a progressivement subi une modification certaine. Deux de ses principes fondamentaux ont subi une altération importante. D’une part, le principe de séparation a été peu à peu, de facto et de jure, concurrencé et presque marginalisé par le principe de neutralité, qui s’impose aujourd’hui comme la part essentielle du rapport entre l’Etat et les religions. D’autre part, le principe de neutralité est lui-même l’objet d’un travail de redéfinition qui, pour contrer la progression d’un islam qui inquiète, vise à en faire une exigence envers les personnes privées, et plus seulement publiques, de sorte que la séparation s’efface, mais d’un point de vue non pas seulement matériel mais aussi immatériel. S’affirme ainsi, peu à peu, une « nouvelle laïcité », à la fois effacement (disparition de la séparation matérielle inscrite dans le droit) et affirmation (prégnance ou résurgence d’une culture antireligieuse enfouie) de traits spécifiques de la conception française de la laïcité, dans un mouvement qui remet lourdement en cause le dispositif libéral de 1905. De fait, se déploie une paradoxale « défense sous condition » de la liberté religieuse : d’un côté, reconnue comme droit fondamental, elle doit être effective et nécessite une légitime aide des pouvoirs publics ; de l’autre, potentiellement vecteur de fondamentalisme, elle devrait être surveillée et maintenue dans le cadre acceptable par la République.

Il semble nécessaire de prendre la mesure de cette évolution, substantielle mais peu exposée, en s’aidant de comparaisons européennes et des solutions apportées par des Etats confrontés aux mêmes problèmes mais dans le cadre de cultures politiques légèrement différentes, qui montrent que si la France rejoint le mouvement vers une neutralité de reconnaissance elle conserve des traits de défiance du religieux qui lui sont propres.

La compréhension de ce qui se joue déborde la seule question du traitement juridique du religieux. Elle est d’autant plus importante qu’elle est inséparable de la protection de liberté individuelle et du droit à la vie privée, et que ses mutations pourraient déstabiliser le socle de garantie des droits fondamentaux. On voudrait d’abord montrer la réalité de l’abandon du principe de séparation, avant d’évaluer la portée du mouvement vers une laïcité de contrôle, par extension de l’exigence de neutralité.

 

I. L’évidement progressif du principe de séparation : le soutien public des religions.

 

Aucune religion n’est interdite, aucune n’est imposée, là est l’essentiel de l’autonomie du politique et du religieux. Mais ce n’est pas seulement cette séparation que voulait garantir la loi de 1905. A cette date, il ne s’agissait pas de protéger la liberté religieuse puisqu’elle était déjà acquise, mais de rompre avec le concordat. La disposition qui concentre le mieux l’intention de la loi est bien celle qui proclame que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » 2. L’autonomie spirituelle appelle l’autonomie financière. La religion ne sera plus une fonction de l’Etat, les activités confessionnelles cessent d’être des services publics et ne seront plus financées sur fond public. L’Etat propose aux religions d’adopter un type d’association qui leur permet de gérer le patrimoine des cultes, mais précisément pour qu’elles organisent leur indépendance, sans aide matérielle, que rien ne prévoit en 1905. L’article 2 va pourtant rapidement être contourné, l’exception libérale au jacobinisme qu’était la laïcité 3 disparaissant depuis progressivement.

 

A. Les liens matériels et positifs entre l’Etat et les cultes

 

Ils sont nombreux mais n’ont pas la même portée. Certains sont compatibles avec le principe de séparation, d’autres sont contraires mais ne représentent que des exceptions, alors que certains sont attentatoires 4.

 

1. Les liens conformes et les exceptions.

Le financement public d’une activité fondée religieusement est conforme à la loi de séparation s’il est explicitement prévu par elle ou trouve sa place dans son cadre. La loi de 1905 prévoit les dépenses nécessaires au service des aumôneries dans les établissements publics. Il ne s’agit pas de soutenir ou promouvoir un culte mais de garantir la possibilité de vivre sa foi pour les croyants placés dans la dépendance de l’Etat 5. L’Etat reste neutre à l’égard d’une liberté dont il reconnaît les exigences « pratiques » dans des lieux par ailleurs identifiés comme ceux où l’on est privé de liberté. Selon le Conseil d’Etat, «le législateur a reconnu que, dans certains établissements publics, le libre exercice des cultes ne peut être sauvegardé que par la célébration des cérémonies religieuses à l’intérieur des établissements » 6. On est dans la logique des droits de l’homme, pas dans celle d’un Etat confessionnel. La séparation entre le temporel et le spirituel est maintenue.

Le financement public des écoles privées confessionnelles, prévu par loi Debré de 1959, est parfois perçu comme une atteinte au principe de séparation. Au regard de l’importance de la question scolaire dans le combat entre la République et l’église catholique et de la mobilisation du principe de laïcité à cette fin particulière, les dispositions de cette loi peuvent être perçues comme une défaite de l’esprit émancipateur qui devait conduire au recul de l’emprise du religieux sur les consciences. Néanmoins, outre que cet esprit antireligieux n’a pas reçu de véritable consécration juridique, ce sont des écoles et non un culte qui par la loi sont subventionnées, des écoles qui sont obligées de respecter la liberté de conscience, d’accepter les élèves de toutes confessions et d’adopter les programmes de l’enseignement public – ce qui déplut d’ailleurs fortement à nombre de catholiques. Le financement de structures d’enseignements privées, mêmes  religieuses, s’inscrit parfaitement dans le cadre général d’un Etat-providence qui étend son soutien à l’ensemble des activités d’intérêt général, dont l’enseignement (et non l’exercice d’un culte) fait partie. Ainsi le Conseil constitutionnel a-t-il considéré a posteriori que la liberté de l’enseignement est un principe fondamental reconnu par les lois de la République et peut à ce titre faire l’objet de subventions 7. A travers ces dispositions, aucun culte n’est « reconnu » au sens du concordat puisque ni les ministres du culte, ni les associations cultuelles ou les institutions ecclésiastiques en tant que telles ne reçoivent d’argent public ; les écoles financées sont placées sous le signe religieux mais leur objet est profane. On peut donc considérer que la séparation est  respectée.

Le droit français contient des exceptions, motivées par des considérations historiques et contextuelles, qui concernent des territoires, l’Alsace et la Moselle, où s’applique le concordat, la Polynésie, Saint Pierre et Miquelon, la Guyane, Mayotte, qui font l’objet d’arrangements sui generis.  Il ne semble pas que cela soit constitutif d’une atteinte à la laïcité dans la mesure où  les dispositions ne sont pas contraires mais extérieures au régime de 1905. On ne saurait parler de  subversion de la laïcité là où il n’est pas prévu qu’elle s’applique. Si un principe constitutionnel était attaqué, ce serait plutôt celui d’égalité devant la loi. Dans le cadre d’une étude des évolutions de la laïcité, ces échappées hors du droit commun ne sauraient davantage retenir l’attention.

 

2. Les liens contraires à la loi.

Les entorses sont innombrables et on ne peut ici toutes les mentionner. Beaucoup sont inscrites depuis longtemps dans le paysage français. Elles sont pourtant contestables, non seulement parce qu’elles constituent un contournement de la loi mais surtout parce qu’elles sont porteuses d’une modification profonde et insidieuse de la notion même de séparation, donc de laïcité. A travers des aides financières ou des mesures fiscales qui ont l’apparence de solution de bon sens ou d’adaptation pragmatique à de nouvelles situations sociales ou culturelles, la sphère d’intervention matérielle de l’Etat dans le domaine religieux s’est étendue d’une façon considérable.

L’interdiction de toute subvention, directe ou indirecte a l’inconvénient de limiter la régulation du fait religieux, que ce soit pour apaiser une querelle (entre la République et l’église catholique), ou répondre aux problèmes posés par l’émergence d’un nouveau culte. Son contournement est apparu très tôt, notamment afin d’aider la construction de nouveaux lieux de culte, soit par des subventions directes (le parlement vote les crédits pour la grande mosquée de Paris, le 19 août 1920), soit par le recours aux baux emphytéotiques, dont la pratique remonte aux années 1930 8. En 2011, le Conseil d’Etat a apporté une sorte de validation jurisprudentielle à ces pratiques. Suite à l’examen de cinq litiges concernant l’aide financière apportée par une collectivité locale à une activité liée à un culte, il  a été clairement admis la légalité des dépenses liées à l’exercice d’un culte 9. Les collectivités peuvent financer des projets en rapport avec des édifices ou des pratiques cultuels si trois conditions sont réunies : un intérêt public local, le respect de la neutralité à l’égard des cultes, l’absence de libéralité et de toute aide directe à un culte.

Dans au moins deux des affaires concernées (l’aménagement de l’abattoir rituel du Mans, la location d’une salle destinée à l’usage de la prière à Montpellier), l’intérêt public local est immédiatement la satisfaction d’un besoin religieux. Puisque les fidèles ne sont pas en mesure d’organiser l’abattage des ovins dans des conditions sanitaires conformes à l’ordre public, il revient aux pouvoirs publics d’intervenir pour concilier liberté du culte et ordre public. Dans le cas de la salle louée pour être un lieu de prière, l’élément d’ordre public disparaît, ne compte que la nécessité de rendre effective la liberté religieuse. Comme à Montreuil où le bail emphytéotique ne se justifie que par la « nécessité » pour les croyants d’exercer leur culte.

Il semble que se dessine là une nouveauté : il ne s’agit pas de l’application classique du principe d’intérêt public mais de l’émergence d’un intérêt local religieux, qui exprime une nouvelle préoccupation de soutien à la liberté du culte. Une aide publique « devient » licite parce qu’elle est  nécessaire à l’exercice d’un culte. Les dépenses ne correspondent plus à des exceptions ou dérogations prévues par loi, mais représentent des violations entérinées par le juge. On ne saurait parler de séparation si la seule reconnaissance de la liberté religieuse appelle la prise en charge des dépenses nécessaires à l’exercice de cette liberté. Le droit ne pose plus une interdiction de subvention mais seulement des règles de limitations des subventions. « Dans peu de domaines, l’écart est si grand entre le contenu réel d’une règle et la portée que lui attribue le discours politique » 10.

 

B. Les raisons d’un retournement.

 

La quasi-caducité du principe de non subvention exprime un mouvement de fond, favorable à l’intervention de l’Etat, parfaitement connu et admis dans son mouvement général mais mal identifié et accepté pour son effet sur la question religieuse. La « laïcité 1905 » appartient à l’univers libéral, et ne pouvait qu’être rapidement dépassée par l’avènement de la logique interventionniste : comment aurait-on pu justifier que les activités religieuses soient les seules activités sociales à vivre sans le soutien de l’Etat ? Que la liberté religieuse soit la seule qui reste en dehors de la sphère des « obligations positives » de l’Etat ?

On a très tôt parlé d’une « laïcité positive », suggérant que le nouveau lien entre l’Etat et les églises ne doit pas être d’indifférence ou de contrôle, mais de soutien. L’appel d’Aristide Briand au choix d’une « solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur » n’est à présent pas interprété en un sens lockéen et séparatiste, mais comme appelant la « générosité  publique » – revenant au sens pré-politique du mot libéral, en vigueur au dix-huitième siècle 11. Si cette évolution était peut-être politiquement inéluctable, il fallait la justifier juridiquement : pour accorder le principe des subventions avec la laïcité, il a été a posteriori établi  que dans celle-ci la neutralité prime la séparation, en reliant la première à la laïcité « constitutionnelle » 12, et la seconde à la laïcité législative. Au terme d’un siècle d’hésitations et d’ajustements, les règles constitutionnelles relatives à la religion 13 priment les dispositions de la loi de de 1905, et dans cette loi, l’interdiction des subventions est un principe subalterne 14. Le régime de séparation posé par l’article 2 de la loi de 1905 n’a pas de valeur constitutionnelle 15. Est ainsi posé que la nécessité de garantir la liberté de culte est plus importante que la restriction aux aides. Le principe de neutralité active l’emporte sur le principe de séparation passive. On aboutit à ce paradoxe : la constitutionnalisation de la laïcité signifie la marginalisation de sa loi fondatrice.

De la même façon le juge administratif n’a jamais reconnu l’interdiction des subventions des cultes comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République 16. Dans son rapport sur la laïcité de 2004, le Conseil d’Etat n’a pas classé le principe de non subventionnement parmi les différents aspects de la laïcité mais dans le régime des associations cultuelles. Enfin, par l’arrêt du 16 mars 2005, Polynésie française, reconnaissant la légalité d’une subvention d’investissement accordée à l’église évangélique de Polynésie, il a clairement posé que là où la loi de 1905 ne s’applique pas, le principe de non subvention ne joue pas, précisant que l’article 1er de la Constitution n’interdit pas « l’octroi dans l’intérêt général (…) de certaines subventions à des activités ou des équipements dépendants des cultes ».

Le régime séparatiste de 1905 a vécu, l’exigence de séparation et de neutralité ayant été complétée puis transformée par la demande de reconnaissance. La question religieuse est désormais à l’agenda des pouvoirs publics. L’indifférence n’est plus de mise. Si de surcroît le problème de ce siècle n’est pas la présence de la religion dans l’Etat mais sa réaffirmation sous une forme intégriste dans la société, alors les principes de séparation ne peuvent plus être brandis comme une solution. Pierre Manent, après d’autres mais avec une certain écho, a récemment fait valoir qu’il est nécessaire de dépasser la conception libérale, pour ne plus simplement accorder des droits individuels aux musulmans mais aussi leur donner de quoi « sortir de la dépendance matérielle et spirituelle à l’égard de cette partie du monde musulman la plus étrangère à nos notions du juste et du bien » 17. Une politique publique en matière religieuse devrait donc se mettre en place, ce qu’excluaient totalement l’esprit et la lettre de 1905.

 

C. L’alignement sur l’Europe.

 

L’exigence de séparation matérielle trouve peu d’équivalent en Europe, où la laïcité-reconnaissance prévaut sur la laïcité-séparation 18. Dans la plupart des Etats voisins, l’Etat a pour tâche de soutenir effectivement la liberté religieuse. Non seulement le lien entre une religion et les pouvoirs publics est parfois constitutif de l’identité nationale, mais il semble naturel que l’Etat finance les cultes.

Nombre de Constitutions ancrent le système politique dans la référence à un culte. La Constitution grecque est promulguée « au nom de la Trinité sainte, consubstantielle et indivisible », et affirme que «  la religion dominante (…) est celle de l’église orthodoxe orientale du Christ » ; le chef de l’Etat, du gouvernement et les parlementaires prêtent serment sur « la très sainte trinité une et consubstantielle ». En Bulgarie, l’église orthodoxe est reconnue « religion traditionnelle de la République ». La Constitution irlandaise, « au nom de la très sainte Trinité, dont dérive toute puissance et à qui il faut rapporter, comme à notre but suprême, toutes les actions des hommes et des Etats » (préambule) rappelle en son article 44 que « L’Etat reconnaît que l’hommage de l’adoration publique est du au Dieu tout puissant. Il révérera Son nom ; il respectera et honorera Sa religion ». La loi fondamentale allemande dit que « le peuple est (…) conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes ». Selon sa Constitution « la religion de Malte est la religion catholique apostolique romaine » et «  les autorités catholiques ont le devoir et le droit d’énoncer quels principes sont bons et mauvais ». Par ailleurs, nombre de drapeaux affichent une identité religieuse par la présence de la croix 19. Ce sont autant d’exemples de reconnaissance d’une identité religieuse du système politique, qui montrent en creux la singularité française.

Plus massivement encore est organisé le soutien aux cultes. Les modalités diffèrent d’un pays à l’autre mais le lien matériel est reconnu. En Grèce le parlement vote le budget des cultes, l’Etat paye les salaires des popes, des évêques. On parle en Belgique de « laïcité active » ou de « neutralité organisée » pour désigner le système par lequel six cultes sont reconnus (dont la communauté philosophique non confessionnelle) et subventionnés. On trouve une organisation équivalente en Lettonie, Slovaquie, Pologne et Roumanie, où la reconnaissance des cultes, conditionnée 20, permet d’obtenir une aide pour la rémunération des personnels, l’enseignement de la religion dans les écoles publiques et privées, ou encore des cimetières confessionnels. Prévaut en Allemagne une « coopération institutionnalisée » entre l’Etat et les collectivités religieuses : chaque culte bénéficie d’un statut de corporation de droit public, selon les modalités définies par les législations des Länder. Les collectivités religieuses concernées ont droit à l’impôt ecclésiastique (8-9% de l’impôt sur le revenu) et l’instruction religieuse est dispensée dans les écoles publiques. Le Danemark est sans doute le pays où la logique séparatiste est la plus méconnue : l’église luthérienne s’est transformée en l’un des services publics de l’Etat-providence, de sorte que les pasteurs n’ont pas le droit de refuser les rites (mariages, baptêmes, communion, obsèques). Ils  ont le devoir d’assurer les cérémonies de l’Etat.

Si l’on essaie de définir le modèle dominant en Europe, la différence avec la conception  française est frappante. Non seulement est assumée la prise en compte de la dimension historique et culturelle de la religion dans le système politique, qui permet de ne pas considérer à égalité tous les cultes, mais plus encore la religion est reconnue comme « un vecteur de formation et d’épanouissement des individus concourant utilement à l’éducation des jeunes et à l’apprentissage de leur future responsabilité de citoyens 21 ». Les religions ne sont pas reléguées dans la sphère privée mais reconnues comme des partenaires de l’Etat dans le but de promotion de valeurs communes. Un point permet de marquer l’exception française : la France est le seul pays où l’enseignement religieux est banni de l’école publique.

La Cour de Strasbourg permet et appelle la marginalisation du principe de non subvention des cultes, dont elle n’a jamais affirmé la conventionnalité. Plus encore elle a tôt posé les bases d’une justification des aides étatiques par le biais des obligations positives. De manière plus générale, en affirmant que la liberté de pensée, de conscience et de religion constitue une assise d’une société démocratique, nécessaire au pluralisme 22, et ce pluralisme étant à la fois une valeur à respecter et un but à atteindre, la Cour fait obligations aux Etats de permettre aux communautés confessionnelles d’avoir des moyens d’existence, et au minimum d’un statut juridique. L’Etat ne doit pas seulement être neutre et impartial ; il doit garantir que la vie religieuse en son sein soit neutre et impartiale. L’Etat est un « organisateur » de la neutralité. Il faut noter la différence de philosophie avec la conception française : selon la Convention, la foi et la démocratie sont en position de soutien mutuel ; il n’est question ni de  tensions ni d’antagonismes.

 

II. La tentation d’une laïcité de contrôle.

 

Il semble que l’effacement de la séparation matérielle soit accompagné d’une volonté d’affaiblissement de la séparation immatérielle, comme si la liberté de culte, mieux aidée, devait être plus acceptable. La portée juridique de cette évolution est réelle mais encore faible ; elle se manifeste néanmoins sur les scènes politiques, intellectuelles et associatives, se diffuse dans les médias, et s’exprime à travers des faits divers, dont la multiplication ne saurait être considérée comme anecdotique. Ces derniers mois, au nom de la laïcité, l’assesseur d’un bureau de vote a exigé (en vain) que le grand rabbin de Toulouse retire sa Kippa pour faire son devoir électoral ; la régie publicitaire de la RATP a refusé une affiche pour un concert caritatif parce qu’il était au profit des chrétiens d’orient ; les salariés d’un hôpital public ont affiché l’interdiction pour les patients de porter le moindre signe religieux. Dans un autre registre, les polémiques autour des repas de substitution dans les cantines expriment elles aussi l’idée que l’on mesure les progrès de la laïcité par le recul de la manifestation du religieux dans les lieux publics. Se diffuse l’idée que devraient se parer de neutralité non seulement les représentants de l’Etat mais les membres de la société civile. Cette idée est plus présente en France que nulle part en Europe.

 

A. La neutralité des personnes privées.

 

En 1989, le Conseil d’Etat a proposé une solution conforme à la lettre et l’esprit de 1905 : d’une part, « l’enseignement est laïc non parce qu’il interdit l’expression des différentes fois mais parce qu’il les tolère toutes » ; d’autre part, le port du foulard n’est pas en soi contraire à la laïcité mais peut l’être au regard des obligations scolaires, s’il est vecteur ou élément d’une remise en cause effective du déroulement et du contenu des cours, de propagande ou de pression sur d’autres élèves. Cette solution, conforme à celle de la Cour européenne des droits de l’homme 23, a été appliquée en 1992, lorsque  le Conseil d’Etat a annulé l’exclusion des jeunes filles du collège de Montfermeil 24. Elle se situe dans une logique libérale, qui n’entend limiter l’usage d’une liberté que si elle porte atteinte à la liberté d’autrui ou à l’ordre public. Il ne revient pas à l’administration de dire si le foulard porte atteinte à la dignité de la femme, l’interprétation de la symbolique religieuse par le juge étant nécessairement attentatoire à la liberté de conscience. L’Etat doit garantir le bon fonctionnement de l’école mais non pas s’instaurer en  juge des pratiques religieuses.

La loi du 15 mars 2004 a rompu l’équilibre libéral entre respect des convictions par l’Etat et de l’ordre public par les individus. Le port de signes religieux est interdit absolument, indépendamment de tout effet constatable sur l’institution scolaire. On passe de l’interdiction du « port ostentatoire du foulard » à l’interdiction du « foulard comme signe ostentatoire » 25. Ce n’est plus l’attitude générale d’une l’élève voilée mais l’élève voilée qui doit être condamnée. Pour la première fois, une loi dit que la laïcité vaut neutralité symbolique des personnes privées.

Le rapport à la laïcité de la loi de 2010, interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, est ambigu. Suivant l’avis du Conseil d’Etat 26, le législateur a renoncé à fonder l’interdiction dans le registre des droits de l’homme (égalité, liberté, dignité) et préféré la référence au « vivre ensemble », c’est-à-dire à des éléments d’identité politique et culturelle (égalité entre les sexes, visibilité du visage comme condition de la citoyenneté et de la communication civile), admis ensuite par la Cour de Strasbourg 27. Ce n’est donc pas par application-extension de la loi de 1905 que le port du voile intégral est prohibé. Son inscription dans le processus d’affirmation d’une nouvelle laïcité est cependant certaine car, elle oppose, comme la loi de 2004, à un droit fondamental (la liberté de conscience et de culte) une exigence « immatérielle », c’est-à-dire morale, civilisationnelle ou culturelle.

Vint ensuite l’affaire de la crèche Baby-Loup 28. Très médiatique, ce contentieux de droit du travail a permis de mesurer la force de l’idée selon laquelle la nécessité de défendre la laïcité appelait l’extension de la neutralité des personnes privées. Les juges avaient à répondre à deux questions. D’abord : quelle est la portée de la laïcité ? Peut-elle sortir du périmètre de la puissance publique et être étendue à une entreprise privée, soit parce qu’elle aurait en charge un service d’intérêt général (la garde d’enfants) soit parce que son activité serait marquée politiquement ou socialement (neutraliser la pression communautaire et religieuse). Si oui, ensuite, avec quel support juridique : le principe législatif de laïcité, ou le règlement d’entreprise et le contrat de travail, justifiés par l’objet de la structure? 29 La solution finale ne répond pas complètement : la laïcité ne s’applique pas dans une entreprise privée, mais le licenciement est licite au regard du règlement intérieur et de l’activité de la crèche, l’interdiction du voile étant motivée par la nécessité de protéger la liberté de conscience des enfants. La Cour refuse qu’une crèche puisse être une entreprise de tendance ou de conviction, qui permettrait de créer des « crèches laïques », parce que son objet est social et non politique 30. Si l’affaire Baby-Loup n’a pas profondément modifié le droit de la laïcité, elle a montré la force de l’idée selon laquelle la laïcité valait renoncement à l’expression de sa foi dans les lieux d’interaction sociale, quels qu’ils soient. Depuis, des propositions de loi ont été déposées pour imposer la neutralité religieuse dans l’ensemble des entreprises privées 31, dans les établissements de l’enseignement supérieur 32, ou encore lors des sorties scolaires 33.

Si la question du port du voile islamique est puissamment débattue dans l’ensemble des pays européens, peu de législations restrictives ont été adoptées. La France apparaît comme l’Etat où la tentation de l’interdiction est la plus grande. Est ainsi prohibée de la manière la plus absolue le port de signes religieux par des agents de l’Etat, assimilé à un acte de prosélytisme qui engagerait non seulement la « personne privée fonctionnaire » mais l’Etat lui-même 34. Cette interprétation stricte de l’obligation de neutralité des agents d’un Etat laïc qui semble évidente en France n’est pas acceptée partout. Dans de nombreux pays, on fait la part entre ce qui exprime les convictions du fonctionnaire et ce qui affiche les valeurs de l’Etat qu’il sert, et l’on cherche un équilibre entre les deux. En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale distingue la personne fonctionnaire et l’agent de l’Etat, de sorte que ne soit pas posée une interdiction systématique du voile islamique pour un agent public 35. En Autriche, le port de signes religieux dans les services publics est admis, en l’absence d’incompatibilité avec les tâches à accomplir ou de nécessité d’un uniforme.

Concernant les enseignants d’écoles publiques, on observe là aussi plus de souplesse dans l’ensemble des pays européens qu’en France. En Allemagne, l’un des rares Etats ayant légiféré, la Cour de Karlsruhe a d’abord renvoyé aux Länder la possibilité de décider l’interdiction du voile pour les enseignantes 36, avant de préciser de manière restrictive le champ des interdictions constitutionnelles, posant le principe selon lequel le port du foulard dans les écoles publiques est licite en l’absence de menace concrète, et pas seulement abstraite ou symbolique, sur le fonctionnement des cours ou la neutralité de l’Etat 37. Avant même la réaffirmation de la conception libérale de l’ordre public matériel, et dans l’attente des suites de ce nouveau dispositif, le morcellement législatif de l’Allemagne avait laissé apparaître des solutions beaucoup plus ouvertes qu’en France. Ainsi le Tribunal du travail de Dortmund avait autorisé une enseignante a porter le voile dans une école maternelle, avec un argument qui vaut d’être relevé car il est exactement l’inverse de celui qui a finalement justifié l’interdiction du voile dans l’affaire Baby-loup : c’est en raison du jeune âge des élèves que l’on ne pouvait interpréter le port du voile comme un acte de prosélytisme 38.

A l’encontre des élèves d’écoles publiques, on ne rencontre une interdiction législative générale et absolue qu’en France et en Turquie (où elle s’étend à l’enseignement supérieur). En Belgique, le Conseil de l’enseignement de la région flamande a interdit le port du voile islamique dans les écoles publiques à partir de 2010, mais cela ne vaut pas pour l’ensemble du pays. Chypre et la Grèce interdisent les signes religieux, à l’exception de ceux de l’église orthodoxe. Dans la plupart des démocraties occidentales, les autorités administratives et judiciaires ont pris position pour l’autorisation du voile, soit pour des raisons d’intégration, soit pour des raisons de non discrimination, avec comme limite celle posée par le Conseil d’Etat en 1989 : le port est interdit s’il  gêne les cours. La Suède, la Suisse, l’Espagne, le Danemark, l’Irlande autorisent le port du voile dans les écoles publiques. La question est laissée à l’appréciation des chefs d’établissements en Italie, aux Pays-bas et au Royaume-Uni. Globalement, l’interdiction est perçue comme une atteinte à la liberté de manifester sa croyance, une discrimination directe – pour les jeunes filles – et indirecte – pour le groupe des musulmans, et parfois aussi comme de la discrimination raciale, comme en Grande-Bretagne 39.

Le voile intégral, enfin, est interdit dans l’espace public en Belgique, dans certains Länder et dans le Canton du Tessin, et dans les lieux publics (à l’exception de la rue) aux Pays-bas. Sur ce point encore, où toutefois sont mis en avant des éléments culturels et politiques davantage que le principe de laïcité stricto sensu, la conception française est minoritaire en Europe.

La diversité de l’encadrement juridique du fait religieux est parfaitement admise par la Cour de Strasbourg. Si d »un côté elle protège la liberté religieuse d’une façon qui devrait faire obstacle à l’exigence de neutralité des personnes privées 40, de l’autre elle reconnaît une marge d’appréciation aux Etats qui peut permettre à la « nouvelle laïcité » de se développer. À travers une jurisprudence assez riche, la Cour a solidement établi la possibilité pour les Etats de limiter la manifestation des convictions religieuses sous certaines conditions. Les décisions concluant les retentissantes affaires Preminger, Leyla Sahin ou Lausti, portent l’idée qu’il n’y a pas une seule conception uniforme du rapport politico-religieux dans toute l’Europe, et que chaque Etat peut faire valoir sa propre approche en la matière. Certaines étapes de la nouvelle laïcité française ont ainsi été validées par la Cour : la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école par l’arrêt Dogru, du 4 décembre 2008, et celle de 2010 par la décision SAS c. France  du 1er juillet 2014. Dans la première, la Cour a admis l’importance du concept de laïcité en France ; dans la seconde elle a suivi le législateur français dans sa volonté de se placer sur le terrain du « vivre ensemble » permettant un choix de société susceptible de fonder des restrictions à la liberté religieuse.

 

B. Le retour du refoulé antireligieux

 

La critique du voile s’appuie sur une interprétation politique de son port. Étendard de l’islamisme il serait le signe d’une doctrine ayant le projet de faire plier la République, notamment par la diffusion d’une pression sociale attentatoire à la liberté des femmes. Pour marquer la nécessité politique de son interdiction, certains n’ont pas hésité, dès les premiers problèmes liés à son apparition à l’école, à le comparer à la croix gammée 41. Cette position a le mérite de la clarté mais rencontre une triple difficulté : outre que l’interprétation univoque du port du voile ne semble pas correspondre à la réalité vécue 42, elle définit la laïcité comme un instrument de confrontation alors qu’elle n’est juridiquement qu’un moyen de séparation ; elle transforme la laïcité, moyen de neutralisation religieuse de l’Etat, en moyen de neutralisation politico-religieuse de la société. Il semble donc qu’il y ait inadéquation entre la fin et les moyens. Il faudrait, pour suivre cette voie, changer la laïcité avant de la mobiliser – assumer une « nouvelle laïcité », ou plutôt donner une portée juridique à une philosophie de la laïcité écartée en 1905, lorsqu’il a été décidé, plutôt que de soumettre l’église à la République, d’adopter des règles d’apaisement du conflit qui les opposait violemment depuis un siècle.

C’est bien le choix d’une laïcité libérale qui est aujourd’hui remis en cause, au profit d’une autre conception, plus large, où la laïcité est définie comme un projet de société et non seulement comme une règle pour l’Etat. Pour les héritiers de Condorcet, qui annonçait « un moment où le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, ne connaissant d’autres maitres que leur raison » 43, il est nécessaire d’émanciper le genre humain des croyances religieuses, synonymes de superstition et d’obscurantisme. Le projet républicain passerait par l’avènement d’un citoyen éclairé, conduit par la raison dans tous les aspects, publics ou privés, de son existence, et libéré de la pression des autorités ou communautés religieuses. Il faudrait que la laïcité soit une norme sociale, chacun se gouvernant, comme l’Etat, sans influence du religieux. La tolérance, le pluralisme, l’autonomie personnelle devraient être plus que des possibilités garanties par le droit, des réalités vécues. Plus large que la conception juridique libérale, cette philosophie laïque entend promouvoir une définition de la vie bonne, une manière d’être. E. Badinter exprime parfaitement cela quand elle déplore que l’identité par le cogito recule devant celle par le credo 44. La laïcité ne saurait être pour l’Etat une simple règle procédurale mais un objectif à atteindre. La République serait donc fondée à contrôler les progrès de la société sur le chemin de l’émancipation. Parce que la religion opprime les consciences, la liberté de conscience ne sautait inclure la liberté religieuse. L’Etat ne saurait rester neutre à l’égard de ce qui fait obstacle au libre examen.

La question du voile illustre parfaitement la différence de perspective des laïcités procédurales et substantielles. Pour la première, il exprime le droit de manifester ses convictions et ne peut être interdit que s’il trouble l’ordre public ; pour la seconde il signifie objectivement l’allégeance à des valeurs jugées non républicaines et peut être interdit en tant que tel, comme symbole d’une doctrine agressive. La laïcité émancipatrice, très prégnante dans l’histoire républicaine française, a très tôt exprimé son hostilité au vêtement religieux dans les espaces publics : dès le 6 avril 1792, l’évêque Torné obtenait l’adoption d’un décret interdisant le port de la soutane par ses mots : « ne laissons pas exister au sein d’une nation libre des monuments d’esclavage, même volontaire » 45 ; un peu avant 1905 on a voulu interdire des processions au prétexte que le port de la soutane portait atteinte à la dignité masculine. Le parallèle avec le voile musulman apparaît dans les arguments : pour Combes et ses alliés gallicans, le port de la soutane n’était pas une obligation religieuse mais seulement cléricale, lié à l’ultramontanisme, étant à la fois signe d’obéissance opposée à la dignité humaine et acte permanent de prosélytisme, et créant « une barrière infranchissable entre eux et la société laïque » 46.

 

C. Une transformation du droit des libertés ?

 

La rencontre entre de nouvelles pratiques de l’islam et la résurgence d’une philosophie laïque qui vise la sécularisation presse le droit d’évoluer vers davantage de contrôle, en dévalorisant les principes de neutralité et de séparation. Le risque est de déstabiliser le cadre de protection de la liberté individuelle, au moins pour trois raisons : le champ des justifications des limites à la liberté est élargi ; le registre des droits de l’homme est délaissé pour celui de l’identité ; l’ancrage affiché dans la laïcité traditionnelle fait que la rupture est non assumée et non maitrisée.

En l’absence de toute atteinte à l’ordre public matériel ou aux droits d’autrui, l’interdiction du voile ferait de son port un « crime sans victime », et constituerait une autorisation à censurer l’expression d’une liberté individuelle pour des motifs moraux ou politiques. La confusion de tous les types de voile en une même catégorie « dangereuse» et indésirable, la volonté de le proscrire dans tous les lieux publics, et de manière préventive, a priori de tout délit, montrent, indépendamment du risque terroriste, qu’il ne s’agit pas de censurer un comportement attentatoire à des droits mais l’affirmation de valeurs jugées indésirables sur le sol français. De manière parfois mais rarement explicite, comme au moment de l’adoption de la loi anti Burqa, sous le terme général de « vivre-ensemble », il s’agit de garantir des mœurs, une manière d’être 47. On ne doit pas vouloir porter le voile, on ne doit donc pas adhérer à la norme religieuse qui le commande, sans que l’on sache s’il s’agit de protéger les femmes, l’école, ou endiguer un phénomène qui conduirait inexorablement à des actes terroristes. Ce flou dans la qualification juridique du voile est déconcertant dans un cadre libéral.

Il faut insister sur un point qui marque la dérive hors du cadre traditionnel de défense des droits fondamentaux et qui semble spécifique à la France. Depuis quelques années, apparaît une défense de la laïcité où celle-ci est pensée comme moyen de préservation d’une identité culturelle et politique menacée par une religion étrangère. Comme le proposait le rapport Baroin de 2003, le véritable enjeu étant de défendre un type de société, et non plus un rapport entre l’Etat et les cultes, il faudrait alors rattacher la laïcité à l’identité de la France, de sorte que l’on puisse se défendre contre une autre culture, et non à la défense d’un droit – la logique juridique empêchant de surcroît de lutter contre la diffusion de l’islamisme, en raison du principe de non-discrimination 48. Il s’agit pour une partie de la droite de protéger un héritage «  catholaïque » de l’érosion par la logique des droits de l’homme favorable à l’islam 49. A gauche, la référence porte davantage sur une identité politique (les valeurs de la République) mais la rupture avec la logique libérale est également assumée : l’exigence de neutralité des personnes privées, indéfendable sur le terrain du droit de la laïcité, ne peut être fondée que sur ce que la Cour européenne des droits de l’homme a admis comme étant la conception française du vivre-ensemble 50. Dès lors c’est bien un ensemble de principes culturels et moraux qui limite l’expression de la liberté religieuse. On est loin de la loi de 1905.

On peut enfin s’inquiéter de la confusion qui grève le débat sur la laïcité et ses possibles modifications. Si l’évolution du droit encadrant le fait religieux était jugée nécessaire, parce que se répandant des croyances et des convictions dangereuses pour la République, alors il faudrait assumer plus qu’un simple toilettage. Car les données de 1905 sont inversées : le « mal », si mal il y avait, ne serait pas dans l’Etat mais dans la société ; il ne serait pas soutenu par une « église » mais par un dogme qui se répand sans clergé unifié. Or, rien dans le droit de la laïcité ne permet de combattre une religion quand elle ne touche pas directement à la chose publique et demeure dans sa sphère propre. L’émergence d’une nouvelle pratique religieuse, même très stricte et tournant radicalement le dos aux valeurs républicaines, ne porte pas nécessairement atteinte à la séparation du politique et du religieux. Réciproquement le modèle libéral ne permet pas de lutter contre le mouvement de flux et reflux des croyances ; il repose sur le choix de s’en désintéresser, de laisser faire le mouvement spontanée des opinions et des convictions, philosophiques ou religieuses, avec comme seule limite ce qui menace les conditions de ce mouvement.

Il est souhaitable que l’on sorte de la confusion au moins sur deux points. Afin d’abord  de cerner avec plus de rigueur le problème : le développement d’un communautarisme religieux dont on craint les effets sur le lien social et politique, selon un spectre large qui va de l’inégalité entre les sexes jusqu’à la menace terroriste. Il faudrait alors expliquer qu’on n’entend pas lutter contre une religion mais contre un mouvement politique. On resterait sur le terrain de la laïcité au sens large (se protéger d’une religion qui rejette les prérequis de la démocratie libérale et menace son fonctionnement), mais on quitterait le cadre étroit de la loi 1905. Cela permettrait ensuite d’assumer, éventuellement, le retour à une logique concordataire, puisqu’il ne s’agirait pas de séparer deux institutions en concurrence mais de contrôler un phénomène religieux. Depuis la fin des années 1980 l’Etat tente de mettre en place un interlocuteur officiel du culte musulman, pour gérer en commun des questions, comme le recrutement et la formation des imams, ou la langue utilisée pendant les prêches, qui ne devraient pas être à l’agenda politique dans une pure logique séparatiste. Ce qui se dégage de la mise en place des instances de discussions et des propositions faites depuis les attentats de 2015, c’est bien l’idée d’une coopération entre l’Etat et les représentants du culte musulman.

La tentation est grande en France de rompre avec le régime de séparation posée il y a un siècle, pour aider matériellement et contrôler intellectuellement l’islam. On se rapproche par petits pas d’une laïcité de reconnaissance sans doute mieux adaptée au type de rapport qu’entretient de fait l’Etat avec la société, mais en porte à faux avec la représentation d’une République incarnant l’émancipation du politique à l’égard du religieux. Le paradoxe est qu’en rejoignant le régime dominant en Europe, elle conserve une part de sa spécificité antireligieuse qui devrait rendre ce choix difficile, sinon impossible.

 

Notes:

  1. J. Baubérot, Les 7 laïcités françaises, E.M.S.H., 2015.
  2. Article 2. A
  3. Voy. I. Aigre-Cabannes, Cosmopolitiques n° 16, 2007.
  4. Voy. F. Messner, P-H Prélot et J-M Woerlhing (dir.), Traité de droit français des religions, LexisNexis, 2013.
  5. Les aumôneries militaires étant organisées par la loi du 8 juillet 1880.
  6. C.E., ass, 6 juin 1947, Union catholique des hommes du diocèse de Versailles.
  7. Décision n° 77-87, 23 novembre 1977, « liberté d’enseignement et de conscience ».
  8. La loi du 17 février 2009 permet aux communes d’accorder des baux emphytéotiques aux associations cultuelles, alors qu’auparavant la présence dans le projet d’une partie culturelle (bibliothèque, musée, salon de thé, etc.), gérée par une association loi 1901 habilitée à recevoir des subventions, était nécessaire pour contourner l’interdiction posée par la loi de 1905.
  9. Les cinq affaires concernent : la décision d’un conseil municipal d’acheter un orgue pour son église communale (Trézalé) ; la subvention par la commune de Lyon pour un ascenseur permettant de se rendre à la basilique de Fourvière ; l’aménagement par la Communauté urbaine du Mans de locaux désaffectés en vue d’obtenir un agrément sanitaire pour un abattoir local, essentiellement destiné à fonctionner pendant la fête de l’Aïd el-Kébir ; la location par la ville de Montpellier, à une association, d’une salle polyvalente afin qu’elle soit utilisée comme lieu de culte (mosquée) ; Le recours par la Commune de Montreuil à un bail emphytéotique au profit de « la fédération cultuelle des associations musulmanes de Montreuil », en vue de l’édification d’une mosquée.
  10. Traité de droit français des religions, op. cit, p. 1413.
  11. E. Geffray, « Conclusions sur C.E., 19 juillet 2011 », R.F.D.A., 2011, p. 967 ; T. Rambaud, dans sa thèse sur Le principe de séparation des cultes et de l’Etat en droit comparé, L.G.D.J, 2004, p. 147.
  12. « La France est une République (…) laïque (…). Elle assure l’égalité des droits sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » (article 1er).
  13. Art. 1 de la Constitution et 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
  14. L’article 1, relatif à la liberté de conscience et de culte, est supérieur, parce que trouvant un équivalent ailleurs dans la Constitution, à l’art. 2 relatif à la séparation organique, la règle de non subvention n’étant pas constitutionnelle.
  15. DC, 2012-297 Q.P.C., 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité.
  16. C.E., Syndicat national des enseignants du second degré, 6 avril 2001.
  17. P. Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015, p. 137.
  18. J.-P. Willaime, « La prédominance européenne d’une laïcité de reconnaissance », in Baubérot, Milot et Portier, Laïcité, laïcités. Reconfiguration et nouveaux défis, Ed de la maison des sciences de l’homme, 2014.
  19. C’est le cas de ces pays : Danemark, Slovaquie, Finlande, Géorgie, Grèce, Islande, Malte, Moldavie, Norvège, Royaume-Uni, Suède, Suisse.
  20. Voy. J.-P. Willaime, Ibid., p.101 et s.
  21. P. Portier, Ibid., p. 119.
  22. Cour eur. dr. h., arrêt Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993.
  23. Cour eur. dr.. h., arrêt Dogru c. France, 4 décembre 2008.
  24. C.E., 2 novembre 1992, Kherouaa.
  25. Cf. J. Baubérot, op. cit., p. 106.
  26. Etudes relatives aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, C.E., 2010.
  27. Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt S.A.S c. France,1er  juillet 2014.
  28. On se permet de renvoyer à l’ouvrage, écrit avec S. Hennette-Vauchez, L’affaire Baby-Loup ou la nouvelle laïcité, Lextenso-LGDJ, 2014.
  29. Pour mémoire, l’affaire judiciaire s’est déroulée tout au long de cinq décisions. Le Conseil des prud’hommes de Mantes la Jolie (14 décembre 2000) a confirmé le licenciement au nom de la mission de service public de la crèche, financée à 80% par des fonds publics. La Cour d’appel de Versailles, le 27 octobre 2011, a confirmé la légalité du licenciement mais en s’appuyant sur le règlement intérieur, qui prescrivait le respect de la laïcité dans l’établissement. La Cour de cassation, le 19 mars 2013 a rejeté le licenciement, refusant d’étendre la laïcité à une structure privée ne gérant pas un service public, et jugeant le règlement intérieur trop général et imprécis, rendant le licenciement discriminatoire. Ce qui a donné lieu à un arrêt de résistance de la Cour d’appel de Paris, le 27 novembre 2013, qui, retenant la mission d’intérêt général de la crèche qualifiée d’entreprise de conviction pouvant par son règlement, jugé suffisamment précis, imposer la neutralité à ses salariés, confirme le licenciement. Enfin, la Cour de cassation, le 25 juin 2014, a clôt juridiquement le contentieux, en confirmant le licenciement, sur le fondement du règlement intérieur jugé cette fois suffisamment précis.
  30. La question de fond – comment mobiliser le principe de laïcité dans l’entreprise –  n’étant pas tranchée, le législateur s’en est emparé en 2015, à propos des « structures privées en charge de la petite enfance ». En substance, la loi (adoptée par l’assemblée et transmise au sénat), dont l’intention déclarée est de permettre à ces structures de garantir le respect de la liberté de conscience des enfants de moins de 6 ans, distingue deux situations : celle des établissements gérés par une personne morale de droit public ou par une personne morale de droit privé chargée d’une mission de service public, qui seraient soumis à l’obligation de neutralité en matière religieuse, conformément à la loi de 1905 ; celle des établissements privés, qui pourraient apporter, via leur règlement intérieur, des restrictions à la liberté de leurs salariés de manifester leurs convictions religieuses. Il s’agit ainsi de conforter la solution de l’arrêt du 25 juin 2014, en l’inscrivant dans la loi, ni plus, ni moins – l’idée d’imposer la neutralité aux structures privées ayant été rejetée en cours de procédure.
  31. Par les députés Philippe Houillon (proposition de loi n° 864), Ciotti (n° 865) et Jacques Myard ( n°1027).
  32. Par le député Eric Ciotti, le 18 février 2015 (proposition de loi n°2595).
  33. A l’initiative d’E. Ciotti encore, qui proposait d’inclure les sorties scolaires dans la loi du 15 mars 2004 (proposition n° 2316).
  34. C.E., avis, 3 mai 2000, Melle Marteaux, n°217017.
  35. Voy. H. Rabault, « Le droit des enseignantes à arborer le foulard” R.F.D.C., 2015/103, p. 735.
  36. BvR Koptuch,  24 septembre 2003, concluant l’affaire Ludin. Voy. J.-P. Derosier, « La cour constitutionnelle allemande et le port du voile », R.F.D.C., 58, 2004, p. 439.
  37. Décision du 27 janvier 2015 (1. BvR 471/10 – 1. BvR 1181/10). Voy. H. Rabault, « Le droit des enseignantes à arborer le foulard », R.F.D.C., 2015, n°103, p. 735.
  38. Décision du 16  janvier 2003.
  39. La Commission pour l’égalité raciale a jugé que l’interdiction du foulard dans une école publique était « discrimination raciale » indirecte parce qu’affectant de façon disproportionnée la population d’origine indienne… (Affaire de la Grammar school d’Altrincham, 1988). Ce raisonnement avait déjà été tenu par la Chambre des Lords dans l’affaire Mandla c. Dowell Lee, en 1983 : refuser l’accès à l’école d’un enfant Sikh parce qu’il ne veut pas porter la casquette de l’uniforme relève de la discrimination raciale. La tolérance britannique s’est exprimée aussi dans l’Employement act de 1989 qui dispense les Sikhs du port du casque de chantier et dans le Road trafic act de 1989 pour  le casque de moto.
  40. M. D. Evans, Manuel sur le port des symboles religieux dans les lieux publics, Ed. du Conseil de l’Europe, 2009.
  41. H. Pena-Ruiz, Dieu et Marianne, P.U.F, 2012, p. 299.
  42. Voy. O. Roy et D. Koussens, Quand  la Burqa passe à l’ouest, P.U.R., 2013.
  43. Esquisse d’un tableau historique des progrès humains., Ed. Agasse,  1794, p. 338.
  44. Cf. Philosophie magazine, n°95, déc 2015, p. 78.
  45. Pierre-Anastase Torné, Discours sur la suppression des congrégations séculières et du costume ecclésiastique. Voy.  F. Saint-Bonnet, « la citoyenneté, fondement démocratique pour la loi anti-Burqa. Réflexions sur la mort au monde et l’incarcération volontaire », Jus Politicum, n°7.
  46. Baubérot, 2015, op. cit., p. 41 et s.
  47. Voy. V. Valentin, « Espace public, ordre public ou ordre moral », in O. Bui-Xuan (dir.), Droit et espace(s) public(s), Fondation Varenne, 2012, p. 113-123.
  48. « Pour une nouvelle laïcité » Rapport Baroin, remis au 1er ministre J-P Raffarin, en mai 2003.
  49. Voy. J Baubérot, La laïcité falsifiée, La Découverte, 2012, p. 66.
  50. Cour eur. dr., SAS C. France, juillet 2014.

L’appel au boycott des produits israéliens ne relève pas de la liberté d’expression, mais constitue une provocation à la discrimination. Analyse critique d’une jurisprudence française

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Par ses arrêts du 20 octobre 2015, la chambre criminelle de la Cour de cassation assimile l’appel au boycott des produits d’origine israélienne à une provocation à la discrimination fondée sur la nationalité des producteurs et fournisseurs, délit visé à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881. L’acte de boycott individuel mis en œuvre par le consommateur relève pourtant de son libre choix, si bien que cette répression de l’appel au boycott revient à sanctionner l’incitation à exercer une liberté. Une telle position assumée par la Cour de cassation peut troubler, sans compter qu’elle s’appuie sur une confusion regrettable entre la mise à l’index de produits à raison de leur origine géographique et la discrimination des producteurs à raison de leur nationalité. Aujourd’hui, c’est l’incitation à se mobiliser contre la politique d’un Etat, par un appel pacifiste et non violent à la conscience du consommateur citoyen, qui est menacée. Espérons que cette ingérence des autorités publiques françaises sera remise en cause par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 10 de la CEDH consacrant la liberté d’expression. Une telle ingérence ne semble en effet que très peu répondre aux buts légitimes, mis en avant par le juge français, de « défense de l’ordre » et de « protection des droits d’autrui », tout comme elle semble disproportionnée aux nécessités d’une société démocratique.

 

Jean-Christophe DUHAMEL est Docteur en droit privé et Ingénieur de Recherche, CRDP – l’ERADP (Bur. R.2.25.), Faculté de Droit – Lille 2

 

israel1 – C’est avec une plume prudente qu’il convient de commenter les deux arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 20 octobre 2015 1, même s’ils s’inscrivent dans la continuité d’au moins deux décisions précédentes de la même juridiction 2. Cette prudence s’impose en raison du caractère clivant, polémique et passionné du sujet abordé : l’appel au boycott des produits israéliens tel que promu par la campagne internationale BDS (« Boycott, désinvestissement, sanctions »).
2 – Pour mémoire, ce mouvement créé en 2005 à l’initiative de la société civile palestinienne, présent à l’heure actuelle dans nombre de pays, porte des revendications précises et constantes : rétablissement d’Israël dans ses frontières reconnues par le droit international (ce qui implique le démantèlement des colonies et du mur de séparation jugés illégaux en droit international), égalité des droits entre Israéliens et Palestiniens, retour des réfugiés palestiniens. Son mode d’action consiste à inciter les citoyens à agir symboliquement contre la politique israélienne, ce qui s’inscrit dans la longue tradition du « boycott idéologique » 3. Si BDS prône un large éventail d’actions visant les institutions israéliennes et leurs partenaires (boycott d’ordre économique, financier, syndical, académique, culturel, sportif 4, suscitent sans doute le plus d’attention et de réactions les réguliers appels au boycott des produits israéliens adressés aux consommateurs 5. Concrètement, les militants BDS s’ »installent » dans ou aux alentours d’un espace public de vente, généralement une grande surface référençant des produits d’origine israélienne, ou encore dans ou aux alentours des entreprises ayant une implantation ou des partenariats en Israël ou dans les territoires occupés 6, distribuent des tracts, portent des tee-shirts, brandissent des pancartes, scandent des slogans hostiles à la politique de l’État israélien, et appellent à la mise à l’index des produits et entreprises ciblés.
3 – C’est précisément au regard de tels faits commis dans la proche banlieue mulhousienne en septembre 2009 et mai 2010, et dans le contexte de l’adoption de la circulaire Alliot-Marie incitant les parquets à apporter une « réponse cohérente et ferme » aux « appels au boycott des produits israéliens 7 », que des militants de la campagne BDS avaient été poursuivis. Après deux jugements de relaxe prononcés fin 2011 par le tribunal correctionnel de Mulhouse 8, la Cour d’appel de Colmar déclarait les prévenus coupables du délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion, une nation 9. Frappées d’un pourvoi essentiellement fondé sur la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et 24, alinéa 8 10 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, les deux décisions d’appel devaient être validées par la Cour de cassation dans ses deux arrêts du 20 octobre 2015. La Haute juridiction française a statué au prix d’une interprétation extensive du délit de provocation à la discrimination (I), et d’une interprétation restrictive de la liberté d’expression (II).

 

I : Une interprétation extensive du délit de provocation à la discrimination (art. 24, al. 8 L. 29 juillet 1881)

 

4 – La Cour de cassation estime que les juges du fond ont « relevé, à bon droit, que les éléments constitutifs du délit prévu par l’article 24, alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881 étaient réunis ». Partant, elle livre un guide de lecture de l’incrimination de provocation à la discrimination des personnes à raison de leur appartenance à une nation aboutissant à une interprétation singulière de ce texte pénal : d’abord une interprétation qui rompt tout lien entre la provocation à la discrimination et le concept juridique de discrimination, ce qui consacre une complète autonomie de l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi de 1881 (A), et ensuite une interprétation qui assimile l’origine géographique d’un produit à l’origine nationale des personnes qui le produisent ou le distribuent (B).

 

A/ L’autonomie de l’alinéa 8 de l’article 24 de loi du 29 juillet 1881

 

5 – La loi sur la presse de 1881 ne pénalise pas les discriminations, mais uniquement la provocation à les commettre. C’est le code pénal, précisément les articles 225-1 et 225-2, qui pénalise la discrimination fondée sur une multitude de critères, tenant, entre autres, à l’origine, au sexe, à l’apparence physique, au patronyme, à l’état de santé, à l’orientation ou l’identité sexuelle, aux opinions politiques, et à l’« appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Sur cette base, une distinction fondamentale est cependant opérée entre les discriminations pénalement répréhensibles et celles qui, alors même qu’elles seraient fondées sur un des critères précités, ne le sont pas. Pour faire l’objet de poursuites et d’une condamnation, la discrimination doit en effet répondre aux cas d’ouverture déterminés par l’article 225-2 du code pénal, lesquels consistent pour l’essentiel à « refuser la fourniture d’un bien ou d’un service », « à entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque », et « à refuser d’embaucher, à sanctionner ou à licencier une personne ». En dehors de ces cas, toute discrimination équivaut à l’exercice d’un choix qui ne peut être réprimé pénalement, à l’image des achats des consommateurs fondés sur des considérations géopolitiques…
6 – L’alinéa 8 de l’article 24 de loi du 29 juillet 1881 incrimine quant à lui ceux qui « auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Toute la question est de savoir si ce texte doit être considéré comme autonome vis-à-vis de l’article 225-2 du code pénal ; autrement dit, la provocation à exercer une discrimination non réprimée par cet article peut-elle être une infraction ? Une réponse négative s’imposait traditionnellement dans la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation 11, jusqu’à ce qu’une réforme en 2004 ne vienne, « implicitement » 12, rebattre la donne. La loi du 30 décembre 2004 13 introduit en effet un nouvel alinéa 9 à l’article 24 de la loi de 1881, incriminant la provocation à la discrimination des personnes à raison du sexe, du handicap, de l’orientation ou de l’identité sexuelle ; or, cet alinéa renvoie expressément à l’article 225-2 du code pénal. À l’époque, une telle contextualisation du délit de provocation à la discrimination était apparue nécessaire au législateur, « afin que la nouvelle incrimination ne permette pas de poursuivre les propos qui relèvent du débat public » 14. Mais précisément, l’interprétation de l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi de 1881 développée jusqu’alors par la Cour de cassation avait préservé de cette dérive, sans qu’un renvoi à l’article 225-2 du code pénal ne fut nécessaire… 15. Quoi qu’il en soit, à partir de 2004, un décalage textuel demeura entre les deux alinéas, ce qui put laisser augurer l’existence d’un délit de « provocation générale » porté par l’alinéa 8, et d’un délit de « provocation spéciale » porté par l’alinéa 9 de l’article 24 16. Cette perspective s’est aujourd’hui bel et bien transformée en réalité…
7 – Déjà, la chambre criminelle, dans une affaire différente de l’espèce qui a abouti aux arrêts présentement commentés, avait refusé de transmettre une QPC relative au champ d’application de l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi de 1881, estimant dépourvue de caractère sérieux la critique portant sur l’imprécision de ce texte pénal 17. Dans cette veine, la cour d’appel de Colmar avait estimé « qu’il importe peu que l’alinéa 9 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 incrimine la provocation à la discrimination économique définie par l’article 225-2 du code pénal ». L’avocat général près la Cour de cassation devait également considérer que la notion de discrimination contenue à l’alinéa 8 de l’article 24 est « indéniablement autonome et vis[e] toute distinction, différence de traitement qui ne repose sur aucun fondement objectif, faite à raison uniquement de l’appartenance à une race, une nation, une ethnie ou une religion » 18. La Cour de cassation, dans la mesure où elle approuve la cour d’appel d’avoir caractérisé les éléments constitutifs du délit, s’approprie ces raisonnements.
8 – Par conséquent, le délit de provocation à la discrimination peut être constitué au regard de la loi de 1881, cette discrimination fût-elle licite et constitutive d’une liberté de choix au regard du code pénal. Appliquée aux appels au boycott par les consommateurs, cette solution aboutit à évacuer toute utilité à la démonstration d’absence d’« entrave à l’exercice normal d’une activité économique » au sens de l’article 225-2 du code pénal. Pourtant, une telle démonstration aurait pu être menée 19, tant il est vrai que l’adoption en 1977 20 de cette circonstance d’entrave économique avait une visée totalement étrangère au boycott par les consommateurs ; elle ne concernait que les échanges du commerce international, dans l’optique de préserver les relations commerciales des entreprises françaises avec leurs partenaires israéliens, malgré le boycott international entrepris par les États de la Ligue Arabe à partir des années 1950 21. En outre, toute condamnation des appels au boycott consumériste en raison de la politique d’un État aurait alors impliqué, si ce n’est de démontrer, à tout le moins de convaincre que l’« exercice normal d’une activité économique », en démocratie, ne s’accommode pas de la mobilisation citoyenne autour d’une cause relevant de la géopolitique internationale…
9 – Les boycotteurs français du tabac d’Afrique du Sud auraient peu apprécié la position actuelle de la Cour de cassation, position qui surprendrait vraisemblablement aussi les boycotteurs américains des fromages français après le déclenchement de la seconde guerre du Golfe, ou encore les boycotteurs australiens du vin français lors de la reprise des essais nucléaires à Mururoa… Ceci étant, d’un certain point de vue, la position de la Cour de cassation est sans doute appréciable, en ce qu’elle permettrait de s’attaquer non pas à la plus inavouable et critiquable liberté de conscience du citoyen, mais à la provocation à user de cette liberté de conscience conduisant à la création d’un « contexte idéologique » discriminatoire 22. Des exemples triviaux de comportements inacceptables peuvent être mobilisés : voici un collectif qui milite via internet pour que les personnes blanches ne serrent plus la main aux personnes noires, ou pour que les Français n’accueillent plus à leur domicile des personnes de nationalité chinoise ! En l’état de la jurisprudence, il s’agirait de délits de provocation à l’accomplissement d’une discrimination fondée sur la race ou l’origine nationale, même si, au regard du code pénal, tout un chacun est libre d’adopter ce comportement. On perçoit donc la limite qu’il y aurait à rétablir un strict lien de dépendance entre l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 et l’article 225-2 du code pénal, limite qui du reste s’observe d’ores et déjà de manière flagrante dans l’alinéa 9 de l’article 24 23.
10 – Au total, si l’on accepte de considérer qu’il est des provocations à la discrimination légitimes et d’autres illégitimes, un point d’équilibre reste à trouver, tâche rendue ardue par l’existence d’un texte unique chargé d’appréhender des contextes d’appels à la discrimination potentiellement très éloignés… Même si le constat n’est pas rassurant en termes de dérive discrétionnaire du pouvoir judiciaire et de prévalence de sensibilités politiques dans l’office du juge, la marge d’appréciation de celui-ci pour départir les justes causes de celles qui ne le sont pas apparaît ici cruciale, autant que celle du ministère public qui dispose de l’opportunité de poursuivre 24.

 

B/ L’assimilation du boycott de produits à la discrimination des personnes visée à l’article 24, aliéna 8 de loi du 29 juillet 1881

 

11 – L’incrimination de l’article 24, alinéa 8 de la loi de 1881 énonce expressément que les provocations à la discrimination ethnique, raciale, religieuse ou nationale, ne peuvent être sanctionnées que lorsqu’elles sont proférées à l’égard « d’une personne ou d’un groupe de personnes ». L’argumentaire développé devant la cour d’appel de Colmar par les prévenus prenait particulièrement appui sur cet élément : « l’incrimination de la prévention s’emploie à protéger une personne ou un groupe de personnes […] et non pas à protéger un État, même s’il s’agit de produits exportés par celui-ci. […] – il ne peut être fait une assimilation entre l’État d’Israël et les producteurs israéliens des produits boycottés ». La cour d’appel devait balayer l’argument et affirmer de manière tranchée : les prévenus, « par leur action provoquaient à discriminer les produits venant d’Israël, incitant les clients du commerce en question à ne pas acheter ces marchandises à raison de l’origine des producteurs ou fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l’espèce Israël ». Un tel glissement sémantique qui part de la discrimination des produits israéliens pour arriver à la discrimination des producteurs ou fournisseurs à raison de leur origine pourra sembler bien insidieux ; pas étonnant donc qu’il fut l’élément central du moyen unique au pourvoi 25.
12 – Cette assimilation des personnes aux produits est le fruit d’une interprétation très large du texte, comme le souligne du reste le conseiller rapporteur près la Cour de cassation : « l’article 24 alinéa 8 incrimine la provocation à la discrimination à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, et non à l’égard de produits : ce n’est que par le détour d’une interprétation que les juges identifient comme victimes de la provocation les « producteurs israéliens », ou les « producteurs de biens installés en Israël », ce qui peut prêter à discussion » 26. Une telle méthode d’interprétation large contrarie le principe d’interprétation stricte des lois pénales 27. Mais surtout, de même que, mutatis mutandis, le dénigrement d’un produit ne constitue pas per se une diffamation ou une atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne qui le fabrique ou le commercialise 28, le lien entre appel à la discrimination des produits au nom de la critique de la politique d’un État et appel à la discrimination des personnes est loin d’être automatique. Apprécié au regard des faits poursuivis, ce critère discriminatoire tiré de la nationalité des producteurs et fournisseurs paraît spécieux dès lors que le mouvement BDS et ses militants fondent et justifient leurs appels au boycott uniquement sur la base de la contrariété au droit international de la politique de l’État israélien. En outre, on avait cru observer dans la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation qu’une distinction se devait d’être opérée entre un État et ses ressortissants, seuls ces derniers pouvant être les cibles des provocations figurant à l’alinéa 8 de l’article 24. À l’occasion d’une affaire dont les amoureux de la grande littérature se souviennent, les passages d’une chanson, en l’occurrence « La France est une garce, n’oublie pas de la baiser », ou encore « La France est une de ces putes de mères qui t’a enfanté », n’ont pas été considérés comme des provocations visées à l’alinéa 8 de l’article 24 ; la Cour de cassation approuve les juges d’appel d’avoir considéré qu’« aucune parole du texte incriminé ne vient stigmatiser en particulier un groupe de personnes composant la nation française », les passages litigieux n’étant que « l’expression imagée d’une critique engagée, enragée, de l’État, non d’un outrage ou d’un appel à la haine envers l’ensemble des Français, comme le musicien a tenu à le préciser dès le premier couplet en soulignant « Quand j’parle de la France/J’parle pas du peuple français » » 29. Il avait également semblé que lorsque BDS parlait d’Israël, il ne parlait pas des Israéliens, et que son action, « engagée », « enragée » même, visait la politique d’un État et de ses institutions, et n’était pas un appel à la discrimination « envers l’ensemble » de ses ressortissants 30. Dans une autre affaire, une personne était poursuivie du chef de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une nation, du fait de la mise en vente dans son commerce de tee-shirts flanqués de la mention « J’baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime ». Là encore, la chambre criminelle devait sanctionner les juges du fond ayant condamné le fournisseur de ces vêtements, dans la mesure où « il ne résultait pas des faits et circonstances que le prévenu entendait viser, par ses écrits ou ses imprimés, les Français en tant que groupe constitutif d’une nation » 31
13 – S’il fallait davantage convaincre, il suffirait de rappeler que BDS incite à ne pas acheter de produits dont l’indication d’origine géographique est Israël 32, et non à ne pas acheter de produits fabriqués ou distribués par des Israéliens. La nuance est de taille. Ainsi, un producteur et exportateur français installé en Israël verrait de toute vraisemblance ses produits faire l’objet d’un appel au boycott, nonobstant sa nationalité. À l’inverse, font ou ont fait aussi l’objet d’une campagne de boycott et de désinvestissement de la part de BDS des entreprises françaises ou étrangères en raison des moyens qu’elles mettent à la disposition de l’ État israélien dans l’occupation de la Palestine 33 ; Orange en fournit l’exemple topique en France 34. De même, si demain, Israël accédait aux revendications du mouvement BDS (égalité des droits, retour des réfugiés, démantèlement du mur de séparation et des colonies…), il n’y a pas de raison de douter que les appels au boycott envers les produits d’importation israéliens disparaîtraient. Bref, l’existence même des appels au boycott par les consommateurs est contingente à la politique d’un État, et non à la nationalité de marchands 35.
14 – Tous ces éléments plaidaient en faveur de la cassation des arrêts de la cour d’appel de Colmar. Pourtant, la Cour de cassation approuve pleinement les juges du fond, suivant en cela l’avis de l’avocat général 36, allant lui-même dans un sens similaire aux observations exprimées par le défenseur des droits dans le cadre d’une autre instance 37. Si l’on comprend donc bien les choses, la distinction entre la politique d’un État et sa population est artificielle dans l’hypothèse d’un appel au boycott, et tout appel à la discrimination du premier, au travers des produits, des services et pourquoi pas des activités et évènements importés sur le territoire national par ses ressortissants, est immanquablement une discrimination des membres de la seconde. Une fois de plus, les ex-prosélytes du boycott des Jeux Olympiques de Pékin sur le parcours de la flamme olympique à Paris en 2008 apprécieront grandement, tout comme les parlementaires qui brandissaient à l’époque dans les hémicycles français et européen le fameux logo olympique caricaturé sous forme de menottes entrelacées 38 … En tout cas, il aurait peut-être été hasardeux pour certaines grandes entreprises françaises menacées de boycott par des consommateurs chinois offusqués de l’épopée parisienne de la flamme, de tenter, en réaction à cette abjecte mobilisation citoyenne, un dépôt de plainte auprès des autorités judiciaires locales 39 ; mais qu’elles se rassurent, car au rythme où vont les choses, la Cour de cassation déclarera peut-être prochainement la compétence universelle de la France dans la lutte contre ce boycott infâme des nations…
15 – Pour tout dire, les appels au boycott consumériste, culturel, académique ou encore sportif, semblent à ce point liés à la liberté des citoyens de se mobiliser et au caractère démocratique d’un État qu’on ne cesse pas de s’étonner de l’application actuelle de l’article 24 alinéa 8 de la loi de 1881. On aurait au moins pu espérer que la Cour de cassation convoquât vertueusement dans le débat le principe supérieur de la liberté d’expression, d’ailleurs expressément intégré au moyen du pourvoi…

 

II : Une interprétation restrictive de la liberté d’expression (art. 10 CEDH)

 

16 – Au-delà de la violation de l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi de 1881, le pourvoi s’appuyait sur la contrariété de la décision rendue par les juges de Colmar à l’article 10 de la CEDH. Cet article érige la liberté d’expression, entendue comme la liberté d’opinion et la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées, au rang des droits fondamentaux des individus que les autorités publiques des États signataires ne sauraient par principe contrarier. Exceptionnellement, toute ingérence dans la liberté d’expression, envisagée au § 2 de l’article 10 CEDH, n’est admissible que si elle est « prévue par la loi » 40, qu’elle est motivée par un « but légitime » comptant parmi ceux énumérés audit article 41, et qu’elle s’avère « nécessaire dans une société démocratique ».

17 - Répondant explicitement au moyen soulevé, la Cour de cassation tranche sans circonvolution : « l’exercice de la liberté d’expression, proclamée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, peut être, en application du second alinéa de ce texte, soumis à des restrictions ou sanctions qui constituent, comme en l’espèce, des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui ». Les traits péremptoires de cet énoncé sont inversement proportionnels à son didactisme. Qu’il soit en effet permis de s’interroger : en quoi l’appel au boycott des produits israéliens est-il attentatoire à l’« ordre » et aux « droits d’autrui » ; en quoi la pénalisation de tels appels est-elle une « mesure nécessaire » dans une « société démocratique » ? L’étude de la jurisprudence de la Cour EDH montre qu’il n’est traditionnellement pas requis de s’attarder sur la première question, mais bien plus sur la seconde ; dit autrement, le contrôle de proportionnalité entre l’ingérence dans la liberté d’expression et les nécessités d’une société démocratique (B) doit compenser le contrôle minimum de l’existence du but légitime de cette ingérence (A). La mise en œuvre de cette méthode par les juges français a abouti à une interprétation restrictive de la liberté d’expression appliquée aux appels au boycott des produits israéliens.

 

A/ Le contrôle minimum du but légitime (« défense de l’ordre » et « protection des droits d’autrui ») de la pénalisation des appels au boycott

 

18 – Selon la Cour de cassation, la condamnation des appels au boycott des produits d’origine israélienne répond à deux des buts légitimes visés à l’article 10, § 2 CEDH : la « défense de l’ordre » et la « protection des droits d’autrui ». Une telle analyse pourrait sembler prendre beaucoup de distance avec ce qu’il conviendrait d’entendre, en première intention, par « ordre » et « droits d’autrui ». En effet, la rédaction de l’article 10, § 2 CEDH a ceci de particulier qu’elle lie la « défense de l’ordre » à la « prévention du crime », et la « protection des droits d’autrui » à la protection de la « réputation ». Même si la Cour EDH eut tôt fait de relativiser les effets des conjonctions figurant en particulier à l’article 10, § 2 CEDH 42, de telles associations de buts légitimes orientent néanmoins naturellement l’interprétation des expressions « défense de l’ordre » et « protection des droits d’autrui », qui pourraient s’entendre respectivement comme la préservation contre les troubles à l’ordre public ou privé, et comme la protection des droits liés à la personnalité. Ces deux points méritent d’être approfondis.
19 – D’abord, concernant la « défense de l’ordre », l’ingérence des autorités publiques consisterait donc à prévenir les risques de troubles ou à faire cesser les troubles effectifs à l’ordre public ou privé, auxquels pourrait aboutir une liberté d’expression par trop débridée. Par trouble à l’ordre, il faudrait bien entendre cette « atteinte à la paix publique ou à l’exercice d’un droit individuel » 43, et non une atteinte à ce qui relèverait d’un ordre moral. Il s’agirait donc de prévenir ou de condamner les voies de fait, rixes ou autres appels à la violence à l’encontre de personnes privées ou de dépositaires de l’autorité publique. En ce sens, un arrêt tout aussi récent qu’éclairant de la grande chambre de la Cour EDH a énoncé ce qui doit être entendu par « défense de l’ordre », et ce conséquemment à une différence de rédaction entre la version anglaise et française de l’article 10, § 2 CEDH 44. Tandis que la version française évoque la « défense de l’ordre », la version anglaise évoque « la prévention du désordre » 45 ; soucieuse de livrer une interprétation homogène, et partant cohérente, des deux versions de la convention, la Cour EDH est amenée à opérer la distinction entre une conception élargie et une conception étroite de l’« ordre » : alors que la première « est souvent choisie pour désigner le corps de principes politiques, économiques et moraux essentiels au maintien de la structure sociale et même, dans certains pays, pour englober la dignité humaine », la seconde « apparaît revêtir une portée plus étroite, renvoyant surtout […] aux émeutes ou à d’autres formes de troubles publics » 46. Pour les juges de Strasbourg, la notion d’ordre visée à l’article 10, § 2 CEDH doit s’interpréter uniquement en ce second sens étroit 47. Dès lors, dans cette espèce où étaient en cause des propos contestant publiquement le caractère génocidaire des actes commis à l’encontre des populations arméniennes au début du 20ème siècle, la Cour constate que « rien ne prouve que ces rassemblements aient réellement donné lieu à des affrontements », et que « rien ne prouve non plus que, malgré la présence d’une communauté arménienne comme d’une communauté turque en Suisse, ce type de propos risquait de susciter de graves tensions et de se solder par des affrontements » 48. Conclusion : « – la Cour n’est pas convaincue que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression visait la « défense de l’ordre » » 49. Cette solution offre une perspective différente à la décision de la Cour de cassation, qui s’appuie entre autres sur le critère de la « défense de l’ordre » pour justifier l’ingérence des autorités publiques dans la liberté d’expression des militants BDS, alors même qu’aucune voie de fait (comme par exemple un retrait autoritaire des produits des chariots des consommateurs), violence ou risque de violence physique ou autre destruction de produits ou vandalisme de rayonnages ne fut poursuivi 50.
20 – S’agissant du but légitime tiré de la « protection des droits d’autrui », le lien opéré par le texte européen avec la « réputation » inviterait à associer les droits dont il s’agit à ceux liés à la personnalité, tels le droit à la dignité, à la liberté des convictions politiques ou religieuses, ou encore par exemple à la libre orientation sexuelle… Et même à considérer que les « droits d’autrui » devraient s’étendre au-delà, c’est-à-dire à toute prérogative y compris d’ordre économique, nous avions précisément tenté de démontrer, apparemment sans succès aux yeux de la Cour de cassation, que le droit des producteurs et fournisseurs s’arrêtait au stade de l’offre de vente, en deçà d’un droit de conclure la vente qui n’existe pas 51. L’avocat général ayant rendu son avis dans les arrêts du 20 octobre 2015 n’est peut-être pas resté totalement insensible à cet argument, dans la mesure où il s’est employé à le désamorcer en créant précisément un lien entre l’influence exercée sur le consommateur du fait de l’appel au boycott et la baisse théorique du volume de référencements dans les lieux de distribution 52. Cependant, un tel raisonnement n’établit pas en quoi les droits des producteurs israéliens ont été atteints, voire risquaient de l’être, alors même que l’action militante querellée n’a à aucun moment interrompu la liberté du commerce.
21 – Même si un certain nombre d’éléments invitent donc à la circonspection concernant la réalité des buts légitimes retenus par la Cour de cassation, une telle posture s’avère pourtant probablement inutile compte tenu des ressorts véritables du contrôle mis en œuvre par la Cour EDH. En effet, traditionnellement, la Cour EDH exerce un contrôle minimum de la motivation retenue par les autorités publiques quant au but légitime qui fonde une ingérence dans la liberté d’expression. Un auteur décrit ainsi une approche essentiellement casuistique, et non conceptuelle, des buts légitimes figurant à l’article 10, § 2 CEDH 53, si bien qu’il demeure très difficile d’en percevoir les contours, et partant d’anticiper ce qui, par exemple, relèverait de la « défense de l’ordre » ou de la « protection des droits d’autrui ». La Cour européenne admet de tels buts légitimes au gré d’espèces bigarrées, sans véritable cohérence conceptuelle. La « défense de l’ordre » a ainsi été retenue par la Cour EDH dans les situations variées et non exhaustives suivantes : interdiction d’un ouvrage appelant au séparatisme par des méthodes violentes 54 ; amendes pour trouble au bon fonctionnement d’une Assemblée parlementaire dans laquelle une bannière avait été déployée en séance et un porte-voix utilisé lors d’un vote 55 ; condamnation pour la publication d’un dessin post 11 septembre 2001 légendé comme suit : « Nous en avions tous rêvé, le Hamas l’a fait ! » 56 ; arrêté d’expulsion consécutif à la prise de parole par un parlementaire étranger appuyant des revendications antinucléaires et indépendantistes exprimées par plusieurs partis locaux 57 … S’agissant de la « protection des droits d’autrui », outre les condamnations classiques en matière de propos, publications, diffusions ou expositions attentatoires à la réputation, à la vie privée ou menaçant l’intégrité des personnes visées 58, l’inventaire pourrait sembler encore plus hétéroclite : droit de l’opinion publique à être préservée d’une influence politique et droit des régies publicitaires à la neutralité de sorte à préserver leurs segments de marché 59 ; droit « à un régime politique véritablement démocratique au niveau local » 60 ; droit du public à ce que les avocats témoignent de « discrétion, d’honnêteté et de dignité » 61 ; droit « des téléspectateurs de recevoir une information objective et transparente » 62 ; droit pour une université catholique « à ce que son enseignement s’inspire de la doctrine catholique » 63. Les deux buts légitimes que sont la « défense de l’ordre » et la « protection des droits d’autrui » sont assez fréquemment caractérisés de manière cumulative pour une seule et même ingérence des autorités publiques 64.
22 – Outre ce très large éventail de situations qui caractérisent l’existence d’un but légitime, ce critère souffre également d’un grand déficit de fonctionnalité en jurisprudence européenne. De manière courante, les juges de Strasbourg ne s’appesantissent pas sur l’existence d’un tel but : ils consacrent l’essentiel de leur office à apprécier le caractère nécessaire de la mesure litigieuse dans une société démocratique, bien plus que sa justification formelle et objective tirée de la légitimité du but recherché par les États lorsqu’ils s’ingèrent dans la liberté d’expression 65. Ce constat s’est confirmé avec une remarquable constance jusqu’à aujourd’hui. Les juges s’en remettent le plus fréquemment à l’opinion de l’État attaqué, à laquelle ils opinent 66 ; parfois ils décèlent eux-mêmes le but poursuivi par l’ingérence lorsque l’État en cause demeure silencieux sur la question 67, voire s’inclinent devant le but prétendument légitime argué par l’État alors même qu’ils en contestaient la réalité 68 ! À notre connaissance, aucune décision ayant caractérisé une absence de but légitime fondé sur la « défense de l’ordre » ou la « protection des droits d’autrui » n’a invalidé, à ce titre, l’ingérence d’un État dans la liberté d’expression.
23 – Face à la grande diversité de situations caractérisant le but légitime de l’ingérence, ainsi qu’au caractère très peu fonctionnel de ce critère, la solution exprimée laconiquement par la Cour de cassation pourrait somme toute bien être admise par la Cour de Strasbourg. La répression des appels au boycott visait effectivement à défendre l’ordre et à protéger les droits d’autrui, tout simplement parce que ces deux notions sont extensibles à souhait et qu’elles ne sont pas opératoires dans le cadre du contrôle européen de conventionnalité. Cette atrophie conceptuelle et fonctionnelle est regrettable, en ce qu’elle vide la liste des buts légitimes établie à l’article 10, § 2 CEDH d’une bonne part de son intérêt, et prive tant le juge européen que national d’un outil de contrôle objectif des ingérences des autorités publiques. Il faudrait alors pouvoir compter, pour contrebalancer cette situation, sur le contrôle de proportionnalité beaucoup plus exigeant opéré à l’aune des nécessités d’une société démocratique…

 

B/ A la recherche du caractère « nécessaire dans une société démocratique » de la pénalisation des appels au boycott

 

24 – L’appréciation du caractère « nécessaire » de l’ingérence « dans une société démocratique » revient à mettre en œuvre un contrôle poussé de proportionnalité, à l’aide de critères appliqués avec une grande constance par la Cour EDH 69. D’abord, celle-ci fournit depuis longtemps la définition de l’adjectif « nécessaire », qui équivaut à « un besoin social impérieux » 70. Quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour EDH explique le plus souvent la méthode d’évaluation qu’elle met en œuvre : « – il lui incombe de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » » 71. Intègre également fréquemment ce contrôle de proportionnalité, l’appréciation de la nature et de la lourdeur de la peine infligée par les pouvoirs publics lorsque l’ingérence se traduit par une condamnation pénale 72. Bien entendu, bien moins prolixe que la Cour EDH, la Cour de cassation ne livre pas le raisonnement mis en œuvre pour aboutir à sa solution du 20 octobre 2015. Mais dans la mesure où elle fait application du dispositif européen et qu’elle encourt la censure potentielle de la juridiction européenne, sa décision doit bel et bien respecter les critères de contrôle susmentionnés. La question est donc de savoir si la condamnation des appels au boycott des produits israéliens répond à un besoin social impérieux, si cette condamnation est proportionnée à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui, si les motifs de cette condamnation sont pertinents et suffisants, et si l’ampleur de la condamnation ne rend pas l’ingérence disproportionnée.
25 – Caractériser dans l’absolu ces critères n’est pas chose aisée, et partant, un utile point d’ancrage peut être trouvé dans l’arrêt Willem c. France, rendu par la Cour EDH le 16 juillet 2009 à propos d’un maire qui avait demandé à ses services municipaux de restauration de boycotter les produits israéliens 73, en particulier les jus d’orange. Sans prendre la peine d’établir le caractère nécessaire de l’ingérence dans la liberté d’expression du maire, c’est-à-dire d’expliquer en quoi elle répondait à un besoin social impérieux 74, les juges européens développent un argumentaire centré sur une idée simple (simpliste ?) 75 : « la Cour constate que le requérant n’a pas été condamné pour ses opinions politiques mais pour une incitation à un acte discriminatoire » ; « la justification du boycott exprimée tant lors de la réunion du 3 octobre 2002 que sur le site internet correspondait à une démarche discriminatoire et, de ce fait, condamnable ». En outre, toujours selon les juges, « l’amende infligée en l’espèce, d’une relative modicité, n’est pas disproportionnée au but poursuivi ». Et la Cour d’en conclure qu’« eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales en pareil cas, […] l’ingérence litigieuse était proportionnée aux buts légitimes poursuivis ». De toute évidence donc, les prises de positions publiques et autres manifestations d’opinions et d’idées critiques à l’égard de la politique d’un État relèvent de la liberté d’expression ; mais lorsqu’elles s’accompagnent d’un appel à commettre des discriminations, en l’occurrence sous la forme d’une incitation au boycott, la liberté d’expression s’estompe et l’ingérence des autorités publiques en devient légitime.
26 – La Cour de cassation n’a vraisemblablement fait que relayer, assez approximativement au demeurant 76, cette position du droit européen qui consacre une interprétation restrictive de la liberté d’expression. L’usage de ce qualificatif semble, en effet, devoir s’imposer dès lors que l’appel au boycott n’est jamais qu’une incitation à ce que le consommateur exerce sa liberté. En discriminant les produits de consommation sur la base de critères politiques, philosophiques ou encore religieux, en faisant prévaloir une opinion citoyenne dans l’acte de consommation, le consommateur ne fait que confronter le producteur au caractère démocratique de l’économie libérale, ne fait que le confronter à la liberté de conscience des citoyens. En incitant à ne pas consommer tels ou tels types de produits, les mouvements pro-boycott ne sont qu’un vecteur de sensibilisation à l’exercice par le consommateur de cette liberté. Dans cette mesure, on en viendrait même à se demander si la Cour de cassation et la Cour EDH ne se tromperaient pas de perspective : et si l’appel au boycott par les consommateurs était en réalité, si ce n’est « nécessaire dans une société démocratique », au moins intimement lié à la démocratie 77 ? Autant dire qu’il est difficile de percevoir quel « besoin social impérieux » rendrait « nécessaire » la condamnation des militants BDS. Et pourtant, de récentes et éloquentes déclarations du Premier ministre dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale livrent des motivations politiques à cette répression : « il y a trop souvent dans un certain nombre d’initiatives (…) la volonté, derrière 78, de confondre critique légitime de la politique de l’État d’Israël avec l’antisionisme et l’antisionisme qui bascule dans l’antisémitisme » 79. Ce qui revient à estimer que les juges, même ceux de la Cour EDH, se tromperaient sottement de qualification juridique en retenant une provocation à la discrimination là où il n’y aurait, « derrière », que provocation au racisme et à la haine… Outre qu’elle constitue une contestable, dangereuse et détestable mise en équation dénoncée par des lignes indémodables d’Edgar Morin 80, une telle façon d’appréhender les choses emporterait, d’un point de vue juridique, une présomption d’antisémitisme concomitante à la critique d’Israël, au-delà de la nature des propos effectivement tenus. C’est un euphémisme que de dire qu’une telle démarche intellectuelle serait assez gênante en droit pénal. Si tout un chacun, et en particulier le personnel politique, est libre de supputer que la critique d’Israël accule à l’antisémitisme, le juge quant à lui ne peut établir ipso facto un tel lien. Il doit se borner à statuer sur les faits incriminés, c’est-à-dire sur le contenu et la nature des propos incitant à ne pas consommer des produits d’origine israélienne, et s’abstenir à cette fin de toute divination. Tel est probablement un des enseignements majeurs à tirer du récent arrêt Perinçek c. Suisse rendu par la Cour EDH le 15 octobre 2015 81, qui énonce que la négation du caractère génocidaire des événements dont les Arméniens de Turquie ont été victimes durant la période 1915-1917 n’équivaut pas à des propos racistes, incitant à la haine, à la violence ou à l’intolérance, lesquels seuls pourraient fonder l’ingérence des autorités publiques dans la liberté d’expression.

***

27 – Par ses deux décisions du 20 octobre 2015, la Cour de cassation livre une interprétation contestable de l’article 24 de la loi de 1881, et emprunte à la Cour EDH son approche restrictive de la liberté d’expression frappant les appels au boycott fondés sur la critique de la politique des États. Cette position ne peut qu’étonner si on la confronte aux grandes mobilisations citoyennes ayant emprunté la voie du boycott pour servir les justes causes de la lutte contre la ségrégation aux États-Unis, contre l’apartheid en Afrique du Sud ou encore contre le colonialisme en Inde. C’est un fait, l’Histoire a la plupart du temps donné raison à cette arme des pauvres, cette arme des sans pouvoir, qu’est le boycott d’initiative populaire 82. Une telle perspective historique conforte les propos du Rapporteur spécial des Nations-Unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires occupés, propos contrastant nettement avec les positions de la Cour de cassation et du gouvernement français actuel : « Le Rapporteur spécial demande à la société civile de mener dans le cadre national de vigoureuses campagnes de boycottage, de désinvestissement et de sanctions à l’encontre des entreprises mentionnées dans le présent rapport, jusqu’à ce qu’elles alignent leurs politiques et leurs pratiques sur les normes et le droit internationaux, ainsi que sur le Pacte mondial » 83. Cette stigmatisation des acteurs économiques en raison de leurs activités et de leurs relations d’affaires avec les territoires occupés découle de l’illégalité internationale de la politique de l’État israélien 84 ; espérons seulement que le Rapporteur spécial des Nations-Unis n’émette pas de position semblable sur le territoire français, car seule l’immunité diplomatique le préserverait de poursuites pénales ! Même en Israël, la constitutionnalité de la loi anti-boycott votée en 2011 par la Knesset avait créé un sérieux débat juridique avant qu’elle ne soit finalement validée par la Cour Suprême le 15 avril 2015 85 ; mais ce dispositif, dépourvu de sanction pénale, prévoit uniquement l’allocation de dommages-et-intérêts civils… A l’heure actuelle, la France s’expose en vérité à un sérieux risque d’isolement sur la scène européenne, sans ignorer toutefois le climat de pressions grandissantes venues d’outre-Atlantique pour que les États membres de l’Union Européenne s’engagent dans une voie similaire à celle sur laquelle la chambre criminelle de la Cour de cassation a décidé de louvoyer 86.

 

 

Notes:

  1. Cass. crim., 20 oct. 2015, n°14-80.020 et n°14-80.021, rendus en des termes identiques ; Comm. com. électr., 2015, comm. 99, obs. A. Lepage ; JCP éd. G. 2015, 1356, note F. Dubuisson et G. Poissonnier ; Gaz. Pal. 9-10 déc. 2015, p. 7, note L. Sermet et G. Poissonnier ; D. 2016, 287, note J.-C. Duhamel et G. Poissonnier.
  2. Cass. crim. 28 sept. 2004, n°03-87.450 ; Dr. pénal 2005, comm. 4, obs. M. Véron ; Cass. crim., 22 mai 2012, n°10-88.315, AJP 2012, p. 592, note F. Dubuisson et G. Poissonnier. ; Gaz. Pal. 28 juil. 2012, p. 22, obs S. Detraz ; D. 2013, 457, obs. E. Dreyer ; RSC 2012, 610, obs. J. Francillon ; Comm. com. électr. 2012, comm. 100, obs. A. Lepage ; JCP éd. G. 2012. 1318, n°4, obs. B. de Lamy.
  3. Sur la distinction conceptuelle entre « boycott idéologique » et « boycott consumériste », v. Nyström (I.), Vendramin (P.), Le boycott, Les presses de Sciences Po., 2015, p. 13 et s. Ce type de boycott reçoit de nombreuses illustrations sur un plan historique, à l’image de celui ayant sévi à l’échelle internationale contre le régime d’apartheid d’Afrique du Sud, de celui mené en Inde contre le colonialisme britannique, ou encore plus récemment de celui frappant les produits français aux États-Unis consécutivement au refus d’intervention dans la seconde guerre du Golfe ; pour une histoire du boycott, v. Esteves (O.), Une histoire populaire du boycott, 2 tomes, L’Harmattan, 2006.
  4. Sur le site de l’association BDS (bdsfrance.org), figurent les différents domaines du boycott qu’elle préconise. À titre d’illustration récente, le mouvement BDS a organisé une manifestation appelant, devant l’enceinte sportive, au boycott de la rencontre France – Israël à Montpellier dans le cadre de l’Eurobasket en septembre 2015.)
  5. Le présent commentaire croise une autre actualité. L’Union Européenne a récemment pris une position nette en faveur de l’étiquetage spécifique des produits issus des colonies israéliennes, qui ne sont pas reconnues comme des territoires israéliens par le droit international ; v. notice interprétative de la Commission européenne du 11 novembre 2015 (C (2015) 7834 final) sur l’indication de l’origine des produits en provenance des territoires occupés par Israël depuis juin 1967 (texte consultable en version anglaise : http://www.eeas.europa.eu/delegations/israel/documents/news/20151111_interpretative_notice_indication_of_origin_of_goods_en.pdf). L’initiative communautaire a créé une vive polémique avec les autorités israéliennes ; v. not. « L’étiquetage par l’UE des produits fabriqués dans les colonies provoque la fureur d’Israël », Le Monde, 11 nov. 2015.
  6. A l’exemple de la société française Orange ; sur ce cas, v. infra, note n°34.
  7. Circulaire CRIM-AP n°09-900-A4, 12 fév. 2010, Procédures faisant suite à des appels au boycott des produits israéliens ; pour l’étude de cette circulaire et de la circulaire Mercier, v. notre article, « La tentative de pénalisation des appels au boycott des produits israéliens par les circulaires Alliot-Marie et Mercier », RDLF 2015, chron. n°05 (revuedlf.com).
  8. TGI Mulhouse, 15 déc. 2011, n°3309/2011 et n°3310/2011 ; Gaz. Pal. 16 févr. 2012, p. 9, note G. Poissonnier ; D. 2012, 439, obs. G. Poissonnier.
  9. CA Colmar, 27 nov. 2013, n°13/01122 et n°13/01129, rédigés en des termes identiques ; JCP éd. G., 2014, 83, note F. Dubuisson et G. Poissonnier.
  10. Actuel alinéa 7 depuis que la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 a abrogé les dispositions incriminant la provocation et l’apologie du terrorisme, alors objet de l’alinéa 6 de l’article 24 ; par commodité, seront conservées les références à l’alinéa 8.
  11. Cass. crim., 12 avr. 1976, n°74-92.515 ; Bull. crim., n°112, p. 273 ; Cass. crim., 22 mai 1989, n°86-95.845.
  12. Thierry (J.-B.), « Presse et communication – Provocation aux crimes et délits », J.-Cl. Lois pénales spéciales, Fasc. 60, spéc. n°27.
  13. Loi n°2004-1486 du 30 déc. 2004 portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité.
  14. Clément (P.), Assemblée Nationale, archives de la 12ème législature, CR intégraux, session ordinaire 2004-2005, 2ème session, 7 déc. 2004 ; en l’occurrence, le débat public en cause était celui relatif à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe.
  15. Situation totalement admise par le rapporteur au Sénat de la loi du 30 déc. 2004, qui justifie cependant les vertus du renvoi exprès à l’art. 225-2 c. p. par l’effet désinhibiteur sur les prises de position publique en matière de mariage et d’adoption pour les couples de même sexe, libérées de la crainte d’un contentieux pour provocation à la discrimination ; v. Lecerf (J.-R.), Rapport Sénat n°121, 15 déc. 2004, p. 28.
  16. Thierry (J.-B.), loc. cit.
  17. « …cette question ne présente pas à l’évidence un caractère sérieux dès lors que les termes de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juil. 1881, qui laissent au juge le soin de qualifier des comportements que le législateur ne peut énumérer de façon exhaustive, sont suffisamment clairs et précis pour que l’interprétation de ce texte, qui entre dans l’office du juge pénal, puisse se faire sans risque d’arbitraire, et que, d’autre part, l’atteinte portée à la liberté d’expression par une telle incrimination apparaît nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif de lutte contre le racisme et de protection de l’ordre public par le législateur », in Cass. crim., 16 avr. 2013, pourvoi n°13-90.008 ; Dr. pén. 2013, comm. 109, note M. Véron.
  18. Avis de l’avocat général F. Cordier, spéc. p. 4.
  19. V. par ex., de manière convaincante, Médard (R.), « Provocation à la discrimination et appel au boycott de produits étrangers : la Cour de cassation tranche le débat », La Revue des droits de l’homme, 8 déc. 2015, n°16 et s. (revdh.revues.org).
  20. Loi n°77-574, 7 juin 1977 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier ; JO 8 juin 1977, p. 3151.
  21. Sur la question, et spécifiquement sur les motivations ayant présidé à l’adoption de la loi de 1977, v. Bismuth (J.-L.), Le boycottage dans les échanges internationaux au regard du droit. Remarques autour et sur la loi française du 7 juin 1977, Economica, 1980.
  22. Beignier (B.) (et. al.) (co-dir.), Traité de droit de la presse et des médias, Litec, 2009, spéc. n°841, p. 515 : la provocation est réprimée car « elle créée un contexte idéologique, entretient une tension constituant un terrain favorable au passage à l’acte ».
  23. Thierry (J.-B.), loc. cit.: « Ainsi, inciter des individus à refuser l’entrée de leur domicile aux personnes d’une nationalité déterminée est punissable au titre de la provocation à la discrimination, alors que la même provocation concernant des personnes handicapées ne l’est pas, car il ne s’agit pas d’un acte visé à l’article 225-2 du Code pénal ».
  24. « La tâche des juges est très délicate : devant lutter contre les discriminations encouragées par un discours douteux et devant, aussi, protéger la liberté d’expression, y compris sur les sujets sensibles et polémiques », in Beignier (B.) (et. al.) (co-dir.), op. cit., n°844, p. 516.
  25. « … les slogans et tracts en cause qui ne visaient pas les producteurs et fournisseurs israéliens [ne] manifestaient [pas] l’hostilité à l’égard de la population israélienne, les propos et tracts visés à la prévention appelant au boycott des produits israéliens, en expliquant qu’il s’agissait ainsi de dénoncer des actes qualifiés de criminels commis par le gouvernement israélien dans les territoires palestiniens, comme l’acte de prévention permet de s’en assurer, sans viser ni stigmatiser la population israélienne elle-même, ni même les producteurs et fournisseurs israéliens, ni appeler à une discrimination à leur égard, visant seulement le boycott des produits d’origine israélienne, lesdits propos et tracts polémiques s’inscrivant dans le cadre d’un sujet d’intérêt général et international majeur sur le sort fait au territoire et à la population palestinienne, qui ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression de la critique de la politique d’un gouvernement ou d’un État ».
  26. Rapport du conseiller rapporteur J.-Y. Monfort, spéc. p. 8 ; adde, Dreyer (E.), obs. ss. Cass. crim, 22 mai 2012, précit. : « … on nourrit quelques doutes à l’égard de la qualification utilisée. Etaient en cause, non des personnes, mais des produits et la politique d’un Etat. Il ne s’agissait pas […] de susciter un sentiment d’hostilité ou de rejet envers un groupe de personnes clairement identifié à raison de ses origines, de sa race ou de sa religion. […] Il y a un pas entre le boycott d’un produit et celui de son producteur que la cour d’appel n’aurait pas dû franchir ».
  27. Art. 111-4 c. p. ; à ce titre d’ailleurs, le pourvoi visait également l’article 7 CEDH reprenant le principe de légalité des délits et des peines : autant dire qu’était reproché à la cour d’appel d’avoir appliqué un texte pénal qui ne correspondait pas aux faits poursuivis.
  28. Conformément à une position nette de la Cour de cassation, v. Cass. crim., 19 janv. 2010, n° 08-88.243 ; Dr. pén. 2010, comm. 48, note J.-H. Robert ; Gaz. Pal. 16 juin 2010, p. 167, note F. Fourment ; Cass. 1ère civ., 20 sept. 2012, n° 11-20.963 ; Comm. com. électr. 2012, comm. 136, obs. A. Lepage.
  29. Cass. crim., 3 fév. 2009, n°08-85.220 ; Rev. Lamy dr. imma. 2009, n°47, p. 55, note L. Costes.
  30. Rappelons à ce titre les slogans retenus à l’encontre des militants BDS dans la prévention : « Palestine vivra, boycott Israël », « Boycott des produits importés d’Israël, acheter les produits importés d’Israël, c’est légitimer les crimes à Gaza, c’est approuver la politique menée par le gouvernement israélien » et « Israël assassin, Carrefour complice ».
  31. Cass. crim., 1er mars 2011, n°10-83.267.
  32. L’indication « Made in Israël » est le principal critère de boycott. Ce « label » est d’ailleurs lui-même controversé en Europe, eu égard à la confusion qu’il distille entre le territoire israélien et les territoires occupés par Israël. À l’occasion d’un renvoi préjudiciel, la CJUE devait ainsi refuser le bénéfice d’exemption douanière sollicité par une société israélienne pour ses exportations en Allemagne de produits manufacturés dans les territoires occupés, au motif que « l’accord d’association CE-Israël doit être interprété en ce sens que les produits originaires de Cisjordanie ne relèvent pas du champ d’application territorial de cet accord et ne sauraient donc bénéficier du régime préférentiel instauré par celui-ci » (v. CJUE, 25 fév. 2010, C-386/08, Firma Brita GmbH /Hauptzollamt Hamburg-Hafen, § 53). Dans un rapport paru en 2012, la Banque mondiale fait état du montant avancé par le gouvernement israélien de 300 millions de dollars annuels d’importations européennes (manufacturières et agricoles) en provenance des implantations israéliennes en Cisjordanie, tandis que d’autres sources avancent un chiffre de 5,4 milliards de dollars pour 2008, ce montant incluant les biens partiellement produits dans ces colonies ou composés d’éléments en étant issus ; v. The World Bank, « Fiscal Crisis, Economic Prospects. The Imperative for Economic Cohesion in the Palestinian Territories », Economic Monitoring Report to the Ad Hoc Liaison Committee, September 23, 2012, §26, p. 13. Sur la récente position de l’Union Européenne en faveur de l’étiquetage spécifique des produits issus des territoires occupés, v. supra, note n°5.
  33. A titre d’exemple, peuvent être citées Hyundai, Caterpillar, Veolia, Alstom, Volvo, Motorola, G4S, Hewlett Packard ; pour un aperçu, v. http://bdsmovement.net/activecamps/consumer-boycott.
  34. Des actions ont été menées par la campagne BDS depuis 2011 devant des points de vente de la société Orange, stigmatisée pour ses relations commerciales dans les territoires occupés avec la société israélienne Partner Communications. La publication en mai 2015 d’un rapport par un collectif d’ONG et de syndicats (FIDH, CGT, Solidaires, CCFD, LDH, AFPS, Al-Haq) dénonçant les « liaisons dangereuses d’Orange dans le territoire palestinien occupé » (disponible à l’adresse https://www.fidh.org/IMG/pdf/rapport_orange-web.pdf) devait accroître la pression sur ses dirigeants, et amener son PDG à envisager la résiliation de l’accord de licence de marque conclu avec la société israélienne. Cette annonce suscita de fortes controverses à l’été 2015 ; v. « Orange clôt la polémique avec Israël », Challenges, 30 juin 2015. Finalement, l’initiative de rupture de l’accord commercial fut prise par la société israélienne Partner Communications en janvier 2016 ; v. « Partner Comms résiliera son accord de licence avec Orange », Reuters France, 5 janvier 2016.
  35. Dans le même sens, v. Médard (R.), op. cit., n°32.
  36. « On ne saurait, artificiellement, comme le fait le demandeur, dissocier totalement les produits de ceux qui les produisent, fabriquent ou fournissent. Le boycott qui est prôné invite nécessairement à faire une distinction entre les producteurs et fournisseurs israéliens, à raison de leur nationalité et les autres. Cette distinction est fondée sur la nationalité et le fait même de provoquer à faire cette différence est précisément ce qui est prohibé par la loi », in Avis précit., spéc. p. 6.
  37. Décision du Défenseur des droits MLD-2013-116, 25 oct. 2013, spéc. n°23 : « – il n’est pas contestable que l’invitation au boycott des produits litigieux était dirigée contre des producteurs israéliens à raison de leur seule appartenance à ladite nation » (souligné et mis en gras dans le texte original).
  38. Et que dire des responsables politiques appelant au boycott de l’Année du Mexique en soutien à Florence Cassez ? V. « Florence Cassez – Martine Aubry appelle aussi à boycotter l’Année du Mexique en France », Le Point, 11 févr. 2011.
  39. « Les produits français, victimes collatérales des JO ? », Le Figaro, 11 avr. 2008 ; « Menacé de boycott, Carrefour donne des gages à Pékin », L’Express L’Expansion, 16 avr. 2008.
  40. Il ne semble pas nécessaire de s’attarder sur cette question précise pour les besoins du présent commentaire. Rappelons tout de même que selon la Cour EDH (Salov c. Ukraine, Requête n°65518/01, 6 sept. 2005) : « l’une des exigences dérivant de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité de la mesure concernée. On ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite : en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. […] Le degré de précision requis dépend dans une large mesure du contenu du texte en cause, du domaine qu’il couvre, ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires ». Eu égard aux analyses développées dans la première partie de la présente étude, la prévisibilité de l’incrimination et de la sanction de l’appel au boycott par le mouvement BDS demeure sujette à caution, ce dont attestent plusieurs décisions de relaxe qui ont pu être prises par des juridictions du fond ; sur ces décisions, v. les références citées et les analyses dans notre article : « La tentative de pénalisation des appels au boycott des produits israéliens par les circulaires Alliot-Marie et Mercier », précit.

  41. A savoir, pour reprendre les formulations précises du texte : « la sécurité nationale », « l’intégrité territoriale ou la sûreté publique », « la défense de l’ordre et la prévention du crime », « la protection de la santé ou de la morale », « la protection de la réputation ou des droits d’autrui », l’objectif d’« empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
  42. V. par ex. Cour EDH, Engel et autres c. Pays-Bas, Requêtes n°5100/71, 5101/71, 5102/71, 5354/72, 5370/72, 8 juin 1976, spéc. n°98.
  43. Association Henri Capitant, Vocabulaire Juridique.
  44. Cour EDH, Perinçek c. Suisse, Requête n°27510/08, 15 oct. 2015 ; Dr. pénal 2015, comm. 139, obs. F. Safi ; JCP éd. G. 2015, 1179, obs. G. Gonzalez ; D. 2015, 2183, obs. G. Poissonnier.
  45. « – prevention of disorder ».
  46. Cour EDH, op. cit., n°146.
  47. Id., n°151 : « la Cour estime que, puisque les mots employés dans le texte anglais apparaissent à même de s’entendre seulement en un sens étroit, la meilleure manière de concilier les expressions « défense de l’ordre » et « prevention of disorder » dans les textes français et anglais de l’article 10 § 2 consiste à les interpréter dans leur sens le moins large » ; contra, Engel et autres c. Pays-Bas, loc. cit.
  48. Cour EDH, Perinçek c. Suisse, op. cit., n°153.
  49. Id., n°154.
  50. La situation serait différente si par exemple, l’appel au boycott, anticipé par ses détracteurs, donnait lieu à une contre-manifestation et aboutissait à un risque d’affrontement sur la voie publique.
  51. V. notre article, « La tentative de pénalisation… », précit. : « Le consommateur se trouve en bout de chaîne du processus économique ; doit-on seulement rappeler ce qui relève de l’évidence, à savoir que l’activité économique normale du producteur se borne à fabriquer et proposer à la vente ses produits ? En exerçant sa liberté, le consommateur n’entrave aucunement l’exercice normal de l’activité économique du producteur concerné, c’est-à-dire sa pleine et totale capacité et liberté de produire et proposer ses produits à la vente. À l’inverse, un producteur ou exportateur verrait bien son activité économique entravée si, par exemple, un distributeur décidait de ne pas référencer ses produits eu égard à leur nationalité d’origine ou si un groupe militant empêchait le débarquement de marchandises israéliennes dans un port ou dans un lieu de vente ou de stockage : c’est alors l’accès au marché qui lui serait interdit, et donc son activité économique qui s’en verrait entravée ».
  52. Avis précit., loc. cit. : « L’action telle qu’elle était conçue avait pour but d’entraver l’activité économique normale de producteurs à raison de leur nationalité, la réduction de la consommation par les clients, la baisse des achats ne pouvant que pousser le magasin à ne pas contracter avec ces producteurs et à rendre l’activité économique normale de ceux-ci plus difficile ».
  53. Greer (S.), Les exceptions aux articles 8 à 11 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, éd. du Conseil de l’Europe, 1997, not. p. 30 et s.
  54. Cour EDH, Ekin c. France, Requête n°39288/98, 17 juil. 2001, n°48.
  55. Cour EDH, Szél et autres c. Hongrie, Requête n°44357/13, 16 sept. 2014, n°49.
  56. Cour EDH, Leroy c. France, Requête n°36109/03, 2 oct. 2008, n°36.
  57. Cour EDH, Piermont c. France, Requête n°15773/89 et 15774/89, 27 avr. 1995, n°72.
  58. V. par ex. Cour EDH, Nikula c. Finlande, Requête n°31611/96, 21 mars 2002, n°38 ; Giniewski c. France, Requête n°64016/00, 31 jan. 2006, n°40 ; Stângu et Scutelnicu c. Roumanie, Requête n°53899/00, 31 jan. 2006, n°44 ; Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, Requête n°68354/01, 25 jan. 2007, n°29 ; Alves Da Silva c. Portugal, Requête n°41665/07, 29 oct. 2009, n°26 ; Fatih Tas c. Turquie, Requête n°36635/08, 5 avr. 2011, n°33 ; Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, Requête n°40454/07, 10 nov. 2015, n°79 ; Paturel c. France, Requête n°54968/00, 22 déc. 2005, n°26.
  59. … dans un contexte de refus de diffusion d’une publicité audiovisuelle stigmatisant l’élevage en batterie : Cour EDH, VgT Verein Gegen Tierfabriken c. Suisse, Requête n°24699/94, 28 juin 2001, n°60 et s.
  60. … dans un contexte d’incompatibilité avec des activités politiques visant les fonctionnaires des collectivités locales : Cour EDH, Ahmed et autres c. Royaume-Uni, Requête n°65/1997/849/1056, 2 sept. 1998, n°54.
  61. … dans un contexte d’interdiction d’une publicité diffusée par un avocat : Cour EDH, Casado Coca c. Espagne, Requête n°15450/89, 24 fév. 1994, n°46.
  62. … dans un contexte de sanction d’une chaîne de télévision du fait d’un reportage critiquant l’attitude de la Suisse durant la seconde guerre mondiale : Cour EDH, Monnat c. Suisse, Requête n°73604/01, 21 sept. 2006, n°41.
  63. … dans un contexte de rejet d’une candidature d’un enseignant qui témoignait de positions contraires à la doctrine catholique : Cour EDH, Lombardi Vallauri c. Italie, Requête n°39128/05, 20 oct. 2009, n°41.
  64. Cour EDH, Kutlular c. Turquie, Requête n°73715/01, 29 avr. 2008, n°41 ; Vajnai c. Hongrie, Requête n°33629/06, 8 oct. 2008, n°34 ; Féret c. Belgique, Requête n°15615/07, 16 juil. 2009, n°59 ; Castells c. Espagne, Requête n°11798/85, 23 avr. 1992, n°39 ; Erbakan c. Turquie, Requête n°59405/00, 6 juil. 2006, n°46 ; Soulas et autres c. France, Requête n°15948/03, 10 juil. 2008, n°30.
  65. Caractéristiques à cet égard, quelques décisions escamotent la question du but légitime, considérant expressément que le contrôle essentiel et suffisant consiste à apprécier le caractère nécessaire dans une société démocratique de l’ingérence ; v. Cour EDH, Parti Populaire Démocrate – Chrétien c. Moldova, Requête n°28793/02, 14 fév. 2006, n°54 ; Verein Gegen Tierfabriken Schweiz (VGT) c. Suisse, Requête n°32772/02, 4 oct. 2007, n°60 ; Sükran Aydin et autres c. Turquie, Requêtes n°49197/06, 23196/07, 50242/08, 60912/08 et 14871/09, 22 jan. 2013, n°47.
  66. … parfois en contemplation téléologique du texte national ayant servi de fondement à l’ingérence. Parmi les nombreuses références, v. not. s’agissant des buts légitimes de « défense de l’ordre » et/ou de « protection des droits d’autrui » : Cour EDH, Piermont c. France, Requêtes n°15773/89, 15774/89, 27 avr. 1995, n°72 ; Ekin c. France, Requête n°39288/98, 17 juil. 2001, n°48 ; Cuc Pascu c. Roumanie, Requête n°36157/02, 16 sept. 2008, n°25 ; De Diego Nafria c. Espagne, Requête n°46833/99, 14 mars 2002, n°31 ; Vördur Ólafsson c. Islande, Requête n°20161/06, 27 avr. 2010, n°73 ; Hertel c. Suisse, Requête n°59/1997/843/1049, 25 août 1998, n°42 ; Vogt c. Allemagne, Requête n°17851/91, 26 sept. 1995, n°51 ; Du Roy et Malaurie c. France, Requête n°34000/96, 3 oct. 2000, n°25 ; Nikula c. Finlande, Requête n°31611/96, 21 mars 2002, n°38 ; Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG c. Suisse, Requête n°34124/06, 21 juin 2012, n°49.
  67. Cour EDH, Karsai c. Hongrie, Requête n°5380/07,1er déc. 2009, n°20 et s.
  68. Cour EDH, Erdogan Gökçe c. Turquie, Requête n°31736/04, 14 oct. 2014, n°29 ; Dink c. Turquie, Requêtes n°2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, 14 sept. 2010, n°118.
  69. En témoignent les décisions précitées, auxquelles il peut être renvoyé.
  70. Cour EDH, Handyside c. Royaume-Uni, Requête n°5493/72, 7 déc. 1976, n°48 ; Sunday Times c. Royaume-Uni, Requête n°6538/74, 26 avr. 1979, n°59.
  71. Parmi de nombreuses décisions, v. Cour EDH, Balsyte-Lideikiene c. Lituanie, Requête n°72596/01, 4 nov. 2008, n°77 ; Ibrahim Aksoy c. Turquie, Requêtes n°28635/95, 30171/96, 34535/97, 10 oct. 2000, n°57 ; v. déjà Lingens c. Autriche, Requête n°9815/82, 8 juil. 1986, n°40 ; Barthold c. Allemagne, Requête n°8734/79, 25 mars 1985, n°55.
  72. V. par ex. Cour EDH, Camlibel c. Turquie, Requête n°64609/01, 22 déc. 2005, n°24.
  73. Cour EDH, Willem c. France, Requête n°10883/05, 16 juil. 2009 ; Journ. dr. int. 2010, p. 1022, note J. Fernandez.
  74. Ce qui valut à la Cour EDH une critique acérée : « – l’arrêt rendu n’apparaît pas en parfaite adéquation avec l’exercice d’une magistrature judiciaire suprême. La Cour pèche par manque de discernement, de motivation, en un mot, de rigueur juridique. Ainsi l’incise signalant que l’appel au boycott de produits étrangers relève en droit français de la seule compétence du gouvernement et non des autorités municipales (par ailleurs agrémentée d’un propos moralisateur sur le rôle du maire) manque totalement de pertinence. Mais surtout, la Cour, d’une part, avalise une application extensive de la loi pénale (l’appel à la discrimination économique n’est pas visé par la loi du 29 juill. 1881) et, d’autre part, se dispense de motiver le brevet de conventionnalité accordé au caractère « nécessaire » de la condamnation prononcée […]. Plus prosaïquement, est éminemment attristante l’atteinte portée par la Cour à l’exercice de la liberté d’expression. Est-il désormais, plus généralement interdit à toute personne résidant en France (ou dans un pays européen disposant d’une législation comparable) de lancer un appel au boycott contre les produits en provenance de pays méconnaissant les libertés (Libye, Iran, Ouzbékistan, Chine, Zimbabwe…) ? », in Flauss (J.-F.), « L’appel au boycott économique », AJDA 2009, spéc. p. 1944. Adde, Dubuisson (F.), « La répression de l’appel au boycott des produits israéliens est-elle conforme au droit à la liberté d’expression ? », RBDI 2012, p. 177 et s., spéc. p. 190 et s.: « La motivation de la décision de la Chambre dans l’affaire Willem est en toute hypothèse particulièrement indigente, ce qui jette un sérieux doute sur la capacité de cet arrêt à faire jurisprudence. […] – de manière assez surprenante, la Chambre s’abstient de procéder à tout examen sur la « nécessité » de l’ingérence dans la liberté d’expression de M. Willem ».
  75. Cour EDH, op. cit., n°35 et s.
  76. En effet, la qualité de maire du requérant semble avoir été dans l’affaire Willem un élément important du raisonnement de la Cour (v. not. n°37 de l’arrêt précité) : ses propos appelant au boycott des produits israéliens tenus au conseil municipal ont engagé la collectivité territoriale dans son ensemble mais également les services municipaux sur lesquels il avait autorité, services qui gèrent des fonds publics utilisés pour les achats de la commune. La situation d’un militant associatif, qui exprime une opinion politique dans un espace public, ne détient aucune autorité politique ou administrative et n’a aucun pouvoir sur les vendeurs et les consommateurs présents, est sensiblement différente.
  77. En ce sens, v. Médard (R.), op. cit., n°51 ; adde, v. l’opinion dissidente du juge Jungwiert dans l’arrêt Contrairement Willem c. France précité : « J’ai la ferme conviction qu’une société démocratique doit tolérer voire parfois même susciter un tel débat ou une incitation à l’action. aux juridictions françaises, et contrairement à l’avis de la majorité, j’estime que les déclarations du requérant incriminées dans la présente affaire reflètent, compte tenu des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale de ses propos, l’expression d’une opinion ou d’une position politique d’un élu sur une question d’actualité internationale ».
  78. Souligné par nos soins.
  79. Discours du mercredi 16 décembre 2015 ; v. not. « Valls condamne les campagnes de boycott des produits israéliens », Les Echos, 16 déc. 2015. Propos confirmés devant « les Amis du CRIF » : « Valls envisage des mesures contre les manifestations en faveur du boycott de produits israéliens », Le Monde, 19 janv. 2016. Morin (E.), « Antisémitisme, antijudaïsme, anti-israélisme », Le Monde, 19 fév. 2004.
  80. Morin (E.), « Antisémitisme, antijudaïsme, anti-israélisme », Le Monde, 19 fév. 2004.
  81. V. supra, note n°44. Adde, Hochmann (T.), « Négationnisme du génocide arménien : défauts et qualités de l’arrêt Perinçek c. Suisse », RDLF 2015, chron. n°27 (revuedlf.com).
  82. Pour une histoire du boycott, V. Esteves (O.), ouvrages précit.
  83. Falk (R.), Rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, 19 sept. 2012, spéc. § 99, p. 27. Les parlementaires français n’étaient pas non plus en reste voici encore quelques années pour exprimer leur soutien à l’égard du boycott mené par les consommateurs en raison de l’illégalité internationale des activités des entreprises : « – l’appel au boycott comme arme ultime d’une consommation responsable, doit être considérée comme licite dès lors qu’il est établi par des rapports crédibles d’organisations internationales et d’ONG dignes de foi qu’une multinationale viole délibérément et gravement la légalité internationale », in Assemblée Nationale, Rapport d’information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental, n°1859, 1999, p. 134 (http://www.assemblee-nationale.fr/legislatures/11/pdf/rap-info/i1859-01.pdf).
  84. Illégalité qui s’aggrave avec l’extension des colonies dans les territoires occupés, situation dont le secrétaire général des Nations-Unies s’est ému récemment au grand dam de l’Etat israélien, v. « Israël accuse Ban Ki-moon d’encourager le terrorisme », Le Monde, 26 janv. 2016 ; sur le caractère économique et lucratif des implantations israéliennes de Cisjordanie, v. le rapport très complet publié en janvier 2016 par l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch, Occupation, Inc. How Settlement Businesses Contribute to Israel’s Violations of Palestinian Rights (disponible à l’adresse www.hrw.org/report/2016/01/19/occupation-inc/how-settlement-businesses-contribute-israels-violations-palestinian).
  85. V. « High Court largely upholds controversial anti-boycott law », Haaretz, 16 avr. 2015.
  86. A l’été 2015, le Président Obama devait signer un amendement à la loi américaine autorisant les négociations avec les représentants de l’Union Européenne sur le traité de libre-échange transatlantique (Trade Promotion Authority (TPA) law). Cet amendement pose le rejet officiel du boycott des produits israéliens comme condition d’adhésion et de mise en œuvre du traité. Les propos du député républicain Peter Roskam, promoteur de l’amendement et opposant farouche au mouvement BDS, traduisent bien l’esprit de cette initiative américaine : « Cela va forcer les entreprises comme le géant des télécommunications Orange, qui est partiellement détenu par le gouvernement français, à réfléchir à deux fois avant d’engager une guerre économique contre Israël. Ces entreprises ne seront plus en mesure d’attaquer librement un allié clé des États-Unis sans conséquence » ; v. not. « Roskam Anti-BDS Provisions Signed Into Law », 29 juin 2015 (www.roskam.house.gov/media-center/press-releases/roskam-anti-bds-provisions-signed-into-law-0) ; « Obama signe le projet de loi anti-BDS », The Times of Israel, 30 juin 2015. On peut voir dans cette attitude des autorités américaines une rupture avec l’approche bien plus libérale qu’avait endossée la Cour Suprême des Etats-Unis vis-à-vis du boycott, dans sa décision National Association for the Advancement of Colored People v. Claiborne Hardware Co. (No. 81-202) [458 U.S. 886] du 2 juillet 1982 ; v. www.law.cornell.edu/supremecourt/text/458/886.

Etat d’urgence et risque d’inconstitutionnalité

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Pourquoi le Premier ministre, Manuel Valls, a entrepris de convaincre les parlementaires en novembre 2015 de ne pas saisir le Conseil constitutionnel de la loi prorogeant l’application de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions ? Quel intérêt poursuit-il en préférant attendre des QPC plutôt qu’une saisine dans le cadre du contrôle a priori ? Cette absence de saisine avait pour conséquence de modérer le risque d’inconstitutionnalité, d’autant que ce risque a été – à dessein peut-être – exagéré tant actuellement le Conseil constitutionnel se montre davantage gardien des prérogatives de l’Etat plutôt que des libertés des citoyens.

 

Par Florian Savonitto, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux et membre du CERCCLE

 

Panneau risque« Le respect de la Constitution est non un risque mais un devoir »[1]. Ce devoir rappelé en 2005 par le Président du Conseil Constitutionnel, Pierre Mazeaud, au Garde des Sceaux de l’époque, Pascal Clément, aurait dû être remémoré, dix ans plus tard, à l’actuel Premier Ministre, Manuel Valls, lorsqu’il a exhorté les parlementaires, durant les débats portant sur l’adoption de la loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions[2], à ne pas saisir le Conseil Constitutionnel afin d’éviter tout contrôle a priori de constitutionnalité : « Je suis extrêmement dubitatif sur l’idée de saisir le Conseil constitutionnel. Je souhaite que nous allions vite sur la mise en œuvre des dispositifs (…) que vous allez voter, mais il y a toujours un risque à saisir le Conseil constitutionnel. Si le Conseil répondait que la loi révisée est inconstitutionnelle sur un certain nombre de points, sur un certain nombre de garanties apportées, cela peut faire tomber 786 perquisitions et 150 assignations à résidence déjà faites. Il y a y compris des mesures qui ont été votées hier à l’Assemblée nationale – je pense à celle sur le bracelet électronique, je suis dans la transparence – qui ont une fragilité constitutionnelle (…) moi je souhaite que nous allions vite car je souhaite donner (…) aux forces de l’ordre et à la justice tous les moyens de poursuivre ceux qui représentent un danger pour la Nation, la République et les Français »[3].

Certes, les circonstances précédant ces mises en garde gouvernementales ne sont pas les mêmes. En 2005, il s’agissait de lutter contre la récidive des infractions pénales et plus particulièrement celle des délinquants sexuels. En 2015, il s’agit de faire face à la série d’attentats qu’a connue la France le 13 novembre et qui a conduit le Président de la République, François Hollande, a décrété à compter du 14, en vertu de la loi du 3 avril 1955[4], l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire métropolitain puis à réunir les parlementaires en Congrès à Versailles le 16 pour leur annoncer qu’avant la fin du délai de 12 jours imparti un projet de loi prolongeant l’état d’urgence pour trois mois leur sera bientôt présenté ainsi qu’un projet de révision constitutionnelle destiné à répondre durablement à la « guerre » contre le terrorisme dans laquelle la France serait entrée. Les suites données à ces mises en garde diffèrent également. En 2005, 60 sénateurs ont bravé l’injonction gouvernementale en saisissant le Conseil constitutionnel qui a d’ailleurs, le 8 décembre 2005, déclaré conforme à la Constitution la loi relative au traitement de la récidive des infractions pénales[5]. En 2015, ni les députés ni les sénateurs n’ont déféré la loi du 20 novembre prorogeant l’état d’urgence où seulement 6 députés ont voté contre.

Pourtant le risque d’inconstitutionnalité n’était pas moins grand en 2015 qu’en 2005. Est en doute depuis l’origine la constitutionnalité du dispositif législatif de l’état d’urgence. Cet état de crise institue un régime de pouvoirs exceptionnels reposant « sur une extension limitée dans le temps et dans l’espace des pouvoirs des autorités civiles, sans que leur exercice se trouve affranchi de tout contrôle »[6]. Cette dérogation au droit commun porte temporairement atteinte aux droits et libertés. Elle a été prévue par « la loi du 3 avril 1955 pour riposter aux « évènements » ou « troubles » d’Algérie – termes destinés[7] aussi bien à dissimuler le début d’une guerre d’Indépendance dont le nom devait être tu, qu’à délégitimer les membres du Front de Libération Nationale afin qu’ils ne soient perçus ni comme des insurgés ni comme des combattants mais « comme de simples délinquants (…) dont le comportement ne pouvait être justifié par aucune cause politique dans un contexte de décolonisation »[8]. Ces circonstances expliquent que le déclenchement de ce régime d’exception n’est prévu qu’en cas, soit « de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public », soit « d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Or, lors des débats parlementaires de l’époque, certains députés jugeaient déjà ce texte législatif permettant la suspension des libertés fondamentales d’« anticonstitutionnel »[9] le rapprochant des « lois scélérates »[10] que la France a pu connaître. Toutefois, faute de juge constitutionnel, aucun obstacle juridique ne s’opposait à ce dispositif législatif exceptionnel qui a été mis en œuvre, sous la IVe République, à deux reprises, pour une durée inégale : la première du 3 avril au 1er décembre 1955, c’est-à-dire du vote de cette loi jusqu’à la dissolution de l’Assemblée Nationale prononcée par Edgard Faure ; la seconde – cette fois-ci non plus seulement en Algérie mais sur l’ensemble du territoire métropolitain bien que l’insurrection des officiers militaires à laquelle il fallut répondre ait eu lieu à Alger – du 17 mai jusqu’au 1er juin 1958 date du remplacement de Pierre Pflimlin par Charles de Gaulle à la tête du dernier gouvernement de la IVe.

A la naissance de la Ve République, la constitutionnalité de la loi de l’état d’urgence est de nouveau mise en doute, faute au constituant de n’avoir constitutionnalisé que deux régimes d’exception : la concentration des pouvoirs constitutionnels au profit du Chef de l’Etat à l’article 16 et l’accroissement des pouvoirs de l’autorité militaire prévu par l’état de siège à l’article 36. L’intervention de Raymond Janot durant les travaux préparatoires de la Constitution de 1958 au sujet de l’éventualité d’un contrôle juridictionnel de la loi à l’aune de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 l’illustre parfaitement : « je suis convaincu que l’adoption d’une telle disposition conduit, qu’on le veuille ou non, à l’impossibilité de certaines législations dont nous avons eu en fait besoin (je fais allusion à la loi de l’état d’urgence) et, d’autre part, qu’elle impliquerait le contrôle de constitutionnalité des lois »[11]. L’instauration du Conseil constitutionnel risquait de mettre à mal cet édifice législatif. Ce ne fut pourtant pas le cas lors de sa première application décidée par le Général de Gaulle le 22 avril 1961 suite aux « putsch des généraux » survenu la veille à Alger. Une telle situation n’est pas justifiée par l’inclusion tardive – à savoir le 16 juillet 1971 – des textes mentionnés dans le Préambule de la Constitution de 1958 – dont la DDHC de 1789 – dans les normes de références du contrôle de constitutionnalité des lois. Elle s’explique, tantôt par la mise en oeuvre concomitante de l’état d’urgence et de l’article 16, tantôt par l’habilitation référendaire du 13 avril 1962 permettant à chaque fois au Président de la République de décider la prorogation de l’état d’urgence, en lieu et place du Parlement, privant ainsi toute saisine du Conseil constitutionnel faute d’une loi parlementaire.

En revanche, lors de la seconde application de l’état d’urgence décidée le 12 janvier 1985[12] pour maintenir l’ordre public mis en péril par les émeutes opposant les Kanaks aux Caldoches sur le processus ouvert d’indépendance de l’île, 60 députés et 60 sénateurs saisissent le Conseil constitutionnel de la loi du 25 janvier 1985 qui rétablit l’état d’urgence sur ce territoire. Néanmoins, ses compétences limitées le conduisent à ne déclarer inconstitutionnelles ni la loi du 25 janvier 1985 ni la loi du 3 avril 1955 [13]. Cantonné par les termes de l’article 61 de la Constitution à contrôler les lois avant leur promulgation, seul l’examen de la première semblait être ouvert au Conseil constitutionnel. Mais en vertu d’une construction prétorienne élaborée dans cette même décision du 25 janvier 1985 dans le cadre du contrôle a priori[14] , « la conformité à la Constitution d’une loi déjà promulguée peut être appréciée à l’occasion de l’examen des dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine »[15]. Toutefois, l’espoir avivé d’un contrôle de la loi de 1955 est aussitôt déchu. La loi votée de 1985 étant considérée comme « la simple mise en application »[16] de la loi promulguée de 1955, contrôler les griefs soulevés contre la première reviendrait ipso facto à contrôler la seconde, donc une loi déjà promulguée catégorie pour laquelle il est incompétent dès lors que les conditions de la jurisprudence « néo-calédonienne » ne sont pas remplies. Le juge constitutionnel suivi plus tard par le juge administratif[17] ira même jusqu’à adresser un satisfecit de principe à ce régime d’exception en « considérant que, si la Constitution, dans son article 36, vise expressément l’état de siège, elle n’a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence pour concilier, comme il vient d’être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l’ordre public ; qu’ainsi, la Constitution du 4 octobre 1958 n’a pas eu pour effet d’abroger la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence qui, d’ailleurs, a été modifiée sous son empire »[18] notamment par l’ordonnance du 15 avril 1960[19]. Cette jurisprudence amenuisant tout espoir de contrôle au fond de la loi du 3 avril 1955, le Conseil constitutionnel n’a plus été saisi sur le fondement de l’article 61 de la Constitution à l’occasion des applications ultérieures de ce régime exceptionnel, que cela soit en 1986 sur l’ensemble du territoire des îles de Walis et Futuna, en 1987 dans certains communes de la Polynésie Française ou encore en novembre 2005 sur l’ensemble du territoire métropolitain à cause des émeutes en banlieue parisienne survenues après la mort de deux adolescents poursuivis par la police.

Cette position jurisprudentielle inaugurée en 1985 écartait toute déclaration d’inconstitutionnalité si le Conseil constitutionnel avait pu la maintenir en 2015. Or, la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions n’est pas une « simple mise en application » de la loi du 3 avril 1955. Autrement dit, la loi de 2015 – comme son nom l’indique – ne vise pas qu’à prolonger le régime de l’état d’urgence institué par la loi de 1955, elle vise aussi à en moderniser et en renforcer son dispositif. Sans revenir ni sur les conditions et autorités prévues pour le déclencher et le proroger, ni sur les causes susceptibles d’y mettre fin, la loi de 2015 instaure un nouveau mécanisme de contrôle parlementaire, modifie le régime d’assignation à résidence et d’astreinte domiciliaire, facilite la dissolution des associations ou groupements, élargit le champ des armes et des munitions dont la remise peut être ordonnée, réaménage le régime des perquisitions administratives, substitue au contrôle de la presse et des médias celui des informations circulant sur internet et les réseaux sociaux, supprime toute possibilité de donner compétence à la juridiction militaire de se saisir de crimes ainsi que de délits relevant, en temps ordinaire, des cours d’assises et alourdit les peines encourues en cas de violation des mesures prises en période d’état d’urgence. L’actualisation substantielle[20] de la loi de 1955 par la loi de 2015 ne permet plus de prétendre, comme en 1985, que la loi de 1955 ne s’en trouve ni modifiée, ni complétée ni affectée dans son domaine[21]. Dès lors le contrôle de constitutionnalité s’ouvre en théorie dans toute son étendue tant à l’encontre des dispositions législatives de 1955 qui instituent l’état d’urgence que celles qui la renforcent en 2015. Le risque d’une déclaration d’inconstitutionnalité n’a donc jamais été aussi grand. Le Premier ministre a donc de manière délibérée convaincu les parlementaires de ne pas saisir le Conseil constitutionnel sacrifiant ainsi sur l’autel de l’efficacité les exigences de l’Etat de droit dans lesquelles les deux têtes de l’Exécutif ne cessent de se draper[22], refusant même de le saisir directement comme ils ont pu récemment l’opérer[23]. Mais si en 2005 l’absence de saisine parlementaire mettait en échec toute remise en cause constitutionnelle du dispositif législatif de l’état d’urgence, ce n’est plus le cas en 2015 depuis l’entrée en vigueur, le 1er mars 2010, d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori de la loi sans restriction temporelle : la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Ainsi bien que le Premier Ministre parvienne à réitérer la situation de 2005, un risque d’inconstitutionnalité demeure toujours. Les trois QPC – l’une du 22 décembre 2015[24] posée par M. Cédric D., les deux autres du 19 février 2016[25] posées par l’association Ligue des droits de l’homme – attestent que tout risque d’inconstitutionnalité n’est pas définitivement écarté. Or, Manuel Valls n’était pas sans savoir que l’absence de saisine parlementaire n’immunisait pas le dispositif législatif de l’état d’urgence. Les débats à l’Assemblée nationale[26] et au Sénat l’ont d’ailleurs averti de la situation à laquelle il s’exposait. Pour autant, parvenir à convaincre les parlementaires de ne pas saisir le Conseil constitutionnel de la loi prorogeant l’application de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions n’était pas sans intérêt pour le Premier Ministre, cette absence de saisine avait pour conséquence de modérer le risque d’inconstitutionnalité (I), d’autant que ce risque a été – à dessein peut-être – exagéré (II) tant actuellement le Conseil constitutionnel se montre davantage gardien des prérogatives de l’Etat plutôt que des libertés des citoyens[27], ce que confirme le sort réservé aux dispositions législatives régissant l’état d’urgence contestées à l’occasion des trois QPC posées.

 

I- Un risque modéré

 

« Modérer » renvoie aussi bien à l’idée de « ralentir » qu’à celle de « contenir »[28]. Le choix de ne pas saisir le Conseil dans le cadre du contrôle a priori et d’attendre des QPC dont la probabilité est certaine permet au Premier Ministre d’atteindre ces deux buts. Tantôt le risque que des dispositions législatives du dispositif de l’état d’urgence soient déclarées inconstitutionnelles est retardé (A), ce qui n’est pas négligeable quand il est question d’un régime temporaire ; tantôt le risque d’inconstitutionnalité est circonscrit (B) dans la mesure où certaines dispositions législatives ne pourront être contestées dans le cadre du contrôle a posteriori quand d’autres ne le seront seulement si elles sont appliquées et portées devant un juge.

 

A- Un risque retardé

 

La maxime selon laquelle « dans le cas de l’état d’urgence, le juge arrive toujours trop tard »[29] se vérifie d’autant plus lorsque le Conseil constitutionnel n’est pas saisi avant que ne soit mis en œuvre ce mécanisme législatif dérogatoire au droit commun. S’il est vrai que l’exercice des pouvoirs exceptionnels par les autorités civiles ne « se trouve [pas] affranchi de tout contrôle »[30], le contrôle de constitutionnalité est susceptible d’intervenir à un moment qui le rend superflu.

En effet, l’article 3 de la loi du 3 avril 1955 impose au Parlement de fixer la durée définitive de l’état d’urgence sans pour autant empêcher qu’il soit de nouveau prorogé comme le démontre la loi du 19 février 2016 qui le perpétue trois nouveaux mois. La loi du 20 novembre 2015 prévoit donc qu’il perdure du 26 novembre au 26 février 2016. Il s’ensuit que les QPC n’ont d’effet véritablement utile pour les justiciables que si le Conseil constitutionnel peut se prononcer et abroger les dispositions législatives contraires aux droits et libertés constitutionnels dans ce délai de trois mois, le plus tôt étant bien évidemment le mieux. Or, en premier lieu, le Premier Ministre pouvait escompter que le Conseil constitutionnel diffère les effets de son abrogation, dans l’hypothèse où la disposition législative serait déclarée contraire à un droit ou une liberté constitutionnel, à une date postérieure au 26 février. Un tel pouvoir – inutilisé à l’occasion des trois QPC posées – n’est prévu par l’article 62 de la Constitution que dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a posteriori[31]. En second lieu, il pouvait espérer que les premières QPC soit traitées une fois cette période écoulée, voire près de son achèvement, ce qui n’aurait pas entravé l’efficacité des autorités civiles puisqu’elles seraient parvenues à« l’essentiel de ce qu’on pouvait (en) attendre »[32]. Cet espoir pouvait se fonder sur le mécanisme de la QPC. Si les juridictions du fond statuent sans délai sur la transmission de la QPC[33], les Cours suprêmes bénéficient en revanche d’un délai de trois mois pour se prononcer sur son renvoi[34], le Conseil disposant du même délai à compter de sa saisine[35]. En se fiant juste sur le délai moyen de jugement devant le juge constitutionnel, à savoir 70 jours[36], le Premier Ministre pouvait raisonnablement tabler que le risque d’inconstitutionnalité ne surviendrait qu’à l’issue de la durée – du moins celle initiale – fixée à l’état d’urgence. De plus, le respect de ces délais n’a pas toujours été constaté tant par les Cours suprêmes[37] que par – certes de manière très exceptionnelle – le Conseil constitutionnel[38]. Sans aller jusqu’à une telle extrémité, Manuel Valls pouvait même espérer que les juridictions jouent le « jeu » du Gouvernement en attendant les derniers jours du délai qui leur est imparti pour statuer sur les QPC soumises à leur examen. On pouvait toutefois en douter, au moins concernant le Conseil constitutionnel au regard de la situation néocalédonienne de 1985 où il s’était prononcé en moins de 4 heures[39]. D’ailleurs cette situation n’a pas eu lieu. Le Conseil constitutionnel s’est prononcé en 11 jours pour la première QPC – battant ainsi son record d’une unité[40] – alors que, pour les deux suivantes, 32 jours ont été nécessaires pour qu’il statue, ce qui reste bien en deçà de sa moyenne sans pour autant révéler les signes d’une particulière célérité. Quant au Conseil d’Etat compétent pour contrôler les mesures prises sur le fondement de la loi de 1955 modifiée par celle de 2015[41] à l’exception des peines prévues à son article 13, il n’a guère tardé à se prononcer sur le renvoi des QPC. La procédure du référé-liberté prévue à l’article L.521-2 du code de justice administrative a constitué un véritable catalyseur[42] pour celle jugée le 22 décembre. C’est par cette voie que Cédric D. a pu obtenir du Conseil d’Etat qu’il statue sur le renvoi de sa QPC huit jours après l’ordonnance de rejet de sa requête tendant à demander au juge des référés du Tribunal administratif de Melun de suspendre l’arrêté du 25 décembre du Ministre de l’intérieur qui l’assigne à résidence. Malgré les efforts déployés par les juges et l’usage des procédures d’urgence par les justiciables, le bilan reste décevant. Si le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur les trois QPC posées dans le délai de trois mois fixé à l’état d’urgence, pour deux d’entre elles, elles sont intervenues à sept jours de son extinction et le jour même où le Président promulguait la loi prorogeant une nouvelle fois pour trois mois l’état d’urgence, de telle sorte que les parlementaires n’ont véritablement tenu compte dans leur débat[43] que de la seule la décision rendue le 22 décembre 2015.

 

B- Un risque circonscrit

 

Le risque d’inconstitutionnalité est assurément plus faible dans le cadre du contrôle a posteriori que dans celui du contrôle a priori, ce qui a sûrement incité le Premier ministre à convaincre les parlementaires de ne pas saisir le Conseil constitutionnel. Sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, son contrôle porte « sur toutes les dispositions de la loi déférée y compris celles qui n’ont fait l’objet d’aucune critique de la part des auteurs de la saisine »[44]. S’il avait été saisi par les parlementaires, il aurait alors examiné l’ensemble de la loi. Le risque d’inconstitutionnalité pesait alors sur toutes les dispositions législatives du mécanisme de l’état d’urgence.

Dans le cadre du contrôle a posteriori, l’étendue de son contrôle est plus restreinte. En premier lieu, le Conseil constitutionnel ne peut déclarer inconstitutionnelles que les dispositions dont les justiciables soutiennent qu’elles sont contraires à un droit ou une liberté que la Constitution garantit. Il est donc interdit à tout juge – y compris constitutionnel – de relever d’office le moyen tiré de l’inconstitutionnalité de la loi. Le Conseil rejette d’ailleurs les conclusions des justiciables qui contestent devant lui des dispositions qui ne figuraient pas dans la question renvoyée par l’une des Cours suprêmes[45]. Il est, en outre, exclu de viser un ensemble législatif disparate sans réelle précision[46]. Dès lors, est condamnée à l’échec toute QPC ayant pour objet de contester l’ensemble de la loi du 3 avril 1955 modifiée. Mettre à bas ce dispositif législatif exceptionnel nécessite alors plusieurs décisions QPC. Seulement, sur ses dix-sept articles, quatorze n’ont fait à ce jour l’objet d’aucune contestation. Seuls les articles 6, 8 et le paragraphe I du 11 ont été soumis à l’examen du Conseil, lequel a réduit encore davantage ce spectre. Dans la décision du 11 décembre 2015, il a décidé de restreindre le champ de la QPC aux 9 premiers alinéas de l’article 6 et d’écarter le dernier. Or, celui-ci porte sur le placement sous surveillance électronique mobile des personnes faisant l’objet d’une décision d’assignation à résidence. Autrement dit, le Conseil a refusé de contrôler la disposition relative au bracelet électronique dont le Premier Ministre craignait justement « la fragilité constitutionnelle ». Cette amputation du champ de la QPC – opportune pour le Chef du gouvernement – n’est pas motivée. Dans le Commentaire attachée à cette décision, il est précisé, d’une part, que « ni le requérant ni intervenants ne contestaient expressément la constitutionnalité du dernier alinéa »[47] et, d’autre part, que cette mesure ne leur a pas été appliquée. Cette double justification n’aurait pu valoir dans le cadre du contrôle a priori : la formulation des griefs ne conditionne pas l’étendue de son contrôle qui intervient au moment de la conception de la loi et donc nécessairement avant le moment de son application[48]. Pour d’autres dispositions, c’est leur absence totale d’application – et non plus uniquement à l’espèce concernée – qui les prémunit de tout contrôle de constitutionnalité a posteriori. Ainsi aucune mesure n’a été prise sur le fondement du paragraphe II de l’article 11 de la loi de 1955 pour interrompre tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie. Aucun décret pris sur le fondement de l’article 6-1 de la loi du 3 avril 1955 n’a été également adopté pour dissoudre une association ou groupement de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent[49]. Faute d’application, ces dispositions législatives ne peuvent être atteintes par la procédure déterminée à l’article 61-1. De même, en l’absence d’un litige porté devant un juge relevant de l’ordre judiciaire ou administratif, aucune QPC n’est rendue possible. C’est le cas des réquisitions préfectorales d’armes ou de personnes – interprètes et serruriers principalement – pour assister les perquisitions ainsi que des créations de périmètre de protection autour de sites sensibles et des interdictions de circulation autour de ces lieux. Contrairement aux assignations à résidence, perquisitions administratives et fermetures de lieux de réunion, ces mesures n’ont fait l’objet d’aucun contentieux bien que pour certaines elles aient été nombreuses[50]. En l’absence d’un litige juridictionnel auquel pourrait être liée une QPC, les articles 5, 9 et 10 sont à l’abri de tout contrôle de constitutionnalité.

En second lieu dans le cadre de la QPC, le contrôle du Conseil constitutionnel est tronqué. Il se restreint aux droits et libertés que la Constitution garantit. Toutes les violations de la Constitution ne sont donc pas sanctionnées. Seules le sont les violations substantielles, là où les vices de compétence et de procédure ne peuvent constituer le fondement autonome d’une abrogation législative. La procédure fixée à l’article 61-1 de la Constitution n’est alors ouverte aux justiciables qu’à la condition où une disposition législative est susceptible de porter atteinte à un droit ou une liberté constitutionnel. La plupart des articles de la loi du 3 avril 1955 emportent des effets – parfois au-delà de la période de l’état d’urgence[51] – sur les libertés d’aller et venir, d’association, d’expression ainsi que sur les droits au respect de la vie privée, de propriété, d’expression collective des idées et des opinions… Néanmoins certaines dispositions de cette loi n’intéressent pas le champ des « droits et libertés ». C’est le cas des articles 1 à 4 qui déterminent les conditions et autorités prévues pour déclencher l’état d’urgence, le proroger et y mettre fin. Un justiciable ne peut donc les contester par la voie de la QPC. Néanmoins, ces articles fixant le régime général de l’état d’urgence ne paraissent pas contraires à la jurisprudence constitutionnelle dans la mesure où le Conseil écarte toute abrogation implicite de la loi du 3 avril 1955 et reconnaît la possibilité pour le législateur de prévoir un régime exceptionnel pour concilier les exigences de la liberté et la sauvegarde de l’ordre public[52]. En revanche, la constitutionnalité de l’article 4-1[53] est moins certaine. Il a vocation à améliorer la mission d’information des assemblées en période d’état d’urgence, et par voie de conséquence, à renforcer le contrôle parlementaire sur les mesures prises par le Gouvernement : d’une part, elles sont informées sans délai ; d’autre part, elles peuvent requérir toute information complémentaire. La disposition législative a certes un caractère temporaire et a pour objet de rassembler, de produire de l’information dans le but que les assemblées exercent leur fonction de contrôle et d’évaluation. Pour autant, « le principe même d’un suivi parlementaire, en temps réel, des mesures adoptées par l’exécutif en application de l’état d’urgence n’était jusqu’alors consacré par aucun texte »[54], y compris constitutionnel. Et cette disposition relative à l’information parlementaire s’apparente davantage à un « contrôle parlementaire d’un nouveau type »[55] instauré en dehors du cadre constitutionnel. Le Conseil constitutionnel pourrait donc considérer que cet article 4-1 n’institue pas qu’un simple mécanisme informatif, ce qui constituerait une atteinte au principe de la séparation des pouvoirs[56]. De plus, la possibilité – abondamment utilisée par la commission des lois de l’Assemblée nationale[57] – de requérir[58] auprès des ministères – surtout de l’intérieur – toute information complémentaire pourrait être assimilée à une injonction adressée au Gouvernement d’informer le Parlement, ce que le juge constitutionnel a déjà pu censurer[59]. Toutefois, le risque d’inconstitutionnalité de l’article 4-1 est écarté dans le cadre du contrôle a posteriori. Une telle atteinte au principe de la séparation des pouvoirs n’est pas invocable par un justiciable en QPC, faute d’appartenir à la catégorie des « droits et libertés que la Constitution garantit ».

Le risque d’inconstitutionnalité était tellement grand que les parlementaires ne devaient pas le prendre en saisissant le Conseil constitutionnel. « Jouer » sur la peur d’une censure[60] n’a certes pas emporté que des effets négatifs[61]. Néanmoins, le Premier Ministre a surestimé volontairement ce risque afin de bénéficier immédiatement du dispositif renforcé de l’état d’urgence, quitte à ne pas s’assurer que les exigences d’un Etat de droit soient pleinement respectées. Outre un « argumentaire (…) faible et non dénué d’une certaine mauvaise foi »[62], l’exagération de ce risque est confirmée par les trois QPC contestant les dispositions de la loi du 3 avril 1955.

 

II- Un risque exagéré

 

Des trois QPC contestant les dispositions de la loi du 3 avril 1955, il en ressort « un Conseil qui cède sur son rôle de gardien des droits et libertés garantis par la Constitution »[63]. D’une part, il cède en raison de la garantie minimale offerte aux droits et libertés constitutionnels (A), ces trois décisions constituant le point d’orgue d’un mouvement jurisprudentiel davantage protecteur des prérogatives de l’Etat. D’autre part, il cède, dans ces trois décisions, son rôle de gardien des droits et des libertés à d’autres institutions. Se défaussant sur le juge administratif et le Parlement, le Conseil ventile la garantie des droits et libertés révélant par là même son impuissance à les sauvegarder (B).

 

A- Une garantie minimale

 

« Il est toujours risqué de saisir le Conseil »[64]. Ce risque d’inconstitutionnalité invoqué par le Premier Ministre n’est pas resté pure spéculation. Sa véracité a été confirmée à l’occasion des trois QPC contestant la constitutionnalité des articles 6, 8 et 11 paragraphe 1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée.

Le Conseil a, d’une part, déclaré inconstitutionnelle la seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l’article 11[65]. Assimilant à une saisie la prérogative donnée à l’administration de copier toutes les données informatiques auxquelles il aura été possible d’accéder au cours de la perquisition, le juge constitutionnel abroge avec effet immédiat cette disposition contraire au droit au respect de la vie privée.

D’autre part, le Conseil pose, au détour de sa motivation, un cadre aux mesures prises en état d’urgence à destination des autorités de police.

Tout d’abord à propos des assignations à résidence[66], il précise de manière ambiguë que les raisons qui les motivent ne sont pas nécessairement celles qui ont conduit au déclenchement de ce régime d’exception[67] et que leur durée est liée à celle de l’état d’urgence, ce qui oblige à les renouveler dans l’hypothèse où le législateur prolongerait l’état d’urgence.

Ensuite, concernant les mesures tantôt de fermeture provisoire des lieux de réunion[68], tantôt d’interdiction de réunion, il signifie qu’elles doivent être justifiées et proportionnées, pour les premières, aux nécessités de la préservation de l’ordre public et, pour les secondes, par le fait que cette réunion est « de nature à provoquer ou entretenir le désordre ». Il souligne aussi que les mesures présentant un caractère individuel doivent être motivées puis rappelle que toutes ces mesures cessent également avec l’état d’urgence et doivent être renouvelées si l’état d’urgence est prolongé. Surtout, il circonscrit leur portée en reconnaissant que l’article 8 sur lesquelles elles se fondent n’a « ni pour objet ni pour effet de régir les conditions dans lesquelles sont interdites les manifestations sur la voie publique », ce qui va à l’encontre – certes trop tardivement – des décisions d’interdiction de manifestation prises par les préfets[69] qui avaient interprété plus extensivement cette disposition.

Enfin au sujet des perquisitions administratives[70], il ajoute, outre l’obligation de motivation, que celles se déroulant de nuit dans un domicile doivent être justifiées par l’urgence ou l’impossibilité de l’effectuer de jour et ouvre aux personnes perquisitionnées un recours permettant d’engager la responsabilité de l’Etat.

De ces trois QPC, deux enseignements sont à tirer. En premier lieu, le Conseil contrôle la conciliation opérée par le législateur entre d’un côté la prévention des atteintes à l’ordre public et de l’autre, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. Il s’ensuit que le Conseil n’a pas renoncé à assurer une garantie aux droits et libertés constitutionnels comme en témoigne la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée, à moins qu’elle serve à entretenir les apparences[71]. Il s’agit, en second lieu, d’une garantie a minima, le Conseil refusant manifestement d’approfondir son contrôle sur les dispositions législatives de ce régime d’exception. Plusieurs signes témoignent de cette « forme de renoncement »[72].

Premièrement sur les effets à relativiser des QPC rendues. D’une part, les précisions apportées par le Conseil sur les mesures examinées ne sont pas d’authentiques réserves d’interprétation[73] faute de figurer, à chaque fois, dans le dispositif des décisions. Ne bénéficiant pas de l’autorité de la chose jugée tirée de l’article 62 de la Constitution, leur autorité est donc amoindrie. D’autre part, le ratio plus élevé que la moyenne[74] d’une déclaration d’inconstitutionnalité pour trois QPC doit être mis en relation avec la nature de cette loi et le volume des dispositions contrôlées, à savoir un seul alinéa censuré sur les 16 examinés. Au surplus, cette abrogation n’a pas pour effet de prohiber le principe[75] de la saisie de données informatiques au cours d’une perquisition, le Conseil exigeant seulement que cette pratique soit davantage encadrée notamment à l’égard des données copiées « dépourvues de lien avec la personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ayant fréquenté le lieu où a été ordonnée la perquisition ».

Deuxièmement, sur le périmètre réduit de son contrôle. D’une part, le champ de la première QPC restreint aux neufs premiers alinéas de l’article 6. Pourtant, rien n’imposait d’écarter le dernier alinéa relatif au bracelet électronique, sinon la complaisance envers le Premier Ministre qui redoutait sa « fragilité constitutionnelle ». D’autre part, la motivation parfois lapidaire au point que l’on puisse douter de l’examen de certains moyens d’inconstitutionnalité[76]. Le Conseil a-t-il écarté les griefs invoqués tirés de l’atteinte aux libertés de réunion et de manifestation en affirmant que l’article 6 ne méconnaît « ni la liberté d’expression et de communication ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit »[77] ? La QPC suivante sur la police des réunions et des lieux publics[78] nous fournit des éléments de réponse. A l’invocation de ces mêmes griefs, il évoque « la liberté de se réunir » et le « droit d’expression collective des idées et des opinions, protégé par l’article 11 » de la DDHC de 1789, lequel consacre, de manière plus générale, la liberté de communication et d’expression. Néanmoins à prendre au pied de la lettre le Commentaire attaché à cette décision[79], il faut conclure que le Conseil n’a pas répondu à ces moyens d’inconstitutionnalité dans la QPC sur les assignations à résidence en ne mentionnant pas ce droit spécifique.

Troisièmement sur l’intensité restreinte de son contrôle. Le Conseil se contente à chaque fois de contrôler si les atteintes portées aux droits et aux libertés constitutionnels par les dispositions contestées de la loi du 3 avril 1955 ne sont pas excessives. Dès lors, si la conciliation opérée par le législateur « n’est pas manifestement disproportionnée » entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et le droit ou la liberté invoqué, aucune déclaration d’inconstitutionnalité n’est prononcée. Autrement dit, s’agissant d’une loi instaurant « un régime de pouvoirs exceptionnels »[80], le Conseil maintient une jurisprudence classique[81] et renonce à adopter une jurisprudence exceptionnelle aux exigences plus élevées. Moins protectrice, cette position conduit logiquement à rejeter les griefs fondés sur la liberté d’aller et venir, le droit de mener une vie familiale normale, le droit d’expression collective des idées et des opinions, la liberté d’entreprendre et le droit au respect de la vie privée, faute d’une atteinte « manifeste » ou « disproportionnée », ce qui ne signifie pas pour autant l’absence d’atteinte comme le Conseil l’affirme, à cet égard, à propos de la liberté d’association. Pourtant, la contestation de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 modifiée lui donnait l’occasion de durcir sa jurisprudence. L’enjeu consistait à déterminer si les assignations à résidence mettaient en cause soit la liberté individuelle consacrée à l’article 66 dont « l’autorité judiciaire est la gardienne » soit la liberté d’aller et venir, composante de la liberté personnelle garantie par les articles 2 et 4 de la DDHC de 1789. La première exige que ses atteintes soient « adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis » alors que la seconde admet celles non « disproportionnées ». Autrement dit, il s’agissait de savoir si un contrôle renforcé ou restreint serait exercé. Ce fondement constitutionnel – et donc le régime qui l’accompagne – varie selon que la mesure est regardée comme privative ou seulement restrictive de liberté. Or, le Conseil refuse de reconnaître que toute mesure d’assignation à résidence appartient, par principe, à l’une de ces deux catégories : privation ou restriction. Il fait basculer cette mesure dans l’une ou l’autre de ces catégories selon qu’elle excède au non une durée[82] : supérieure à douze heures, l’assignation à résidence est privative de liberté, l’atteinte à la liberté individuelle fait alors l’objet d’un contrôle renforcé ; inférieure à douze heures, elle est restrictive de liberté, l’atteinte à la liberté d’aller et venir ne fait l’objet que d’un contrôle restreint. Deux inconvénients majeurs résultent de cette jurisprudence. D’une part, quelle que soit la durée fixée aux assignations à résidence pendant l’état d’urgence, elles ne sont pas constitutionnellement interdites. Les contraintes jurisprudentielles sont juste plus élevées si une disposition législative projetait d’aller au-delà du seuil établi. D’autre part, en fixant un seuil aussi élevé, il fait le choix à la fois de restreindre le champ d’application de la liberté individuelle et de n’exercer qu’un contrôle restreint sachant que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 prévoit – par un heureux hasard – une « limite de douze par vingt-quatre heures » aux assignations à résidence.

Le risque d’inconstitutionnalité paraît d’autant plus exagéré que cette garantie minimale des droits et libertés constitutionnels était attendue, donc prévisible. Premièrement, elle était attendue au regard de sa propre jurisprudence. Les trois QPC sur les dispositions de l’état d’urgence interviennent après les décisions du 23 juillet 2015 relative à la loi sur le renseignement[83], du 24 juillet sur l’accès administratif aux données de connexion[84], du 25 septembre 2015[85] sur les conditions de travail en prison des détenus, toutes de tendance défavorable aux droits et libertés constitutionnels[86]. Il ne fallait pas, en outre, s’attendre à un revirement à la veille d’un renouvellement de trois membres du Conseil constitutionnel, qui plus est, de son Président, ancien Ministre de l’intérieur. Deuxièmement, cette garantie minimale était attendue au regard des positions antérieures adoptées par la Cour européenne des droits de l’homme et le Conseil d’Etat. D’une part, la Cour de Strasbourg opère également la distinction entre mesures privatives et restrictives de liberté. La lecture de sa jurisprudence semble ranger[87] les assignations à résidence telles qu’elles ont été prévues par la loi du 3 avril 1955 modifiée dans la catégorie des restrictions de liberté. Adopter une autre position irait à l’encontre de la convergence des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité que le Conseil constitutionnel poursuit, ou du moins s’efforce d’en manifester les signes. D’autre part, l’avis délibéré par la Commission permanente du Conseil d’Etat dans sa séance du 17 novembre 2015 sur le projet de loi prorogeant l’état d’urgence[88] a été rendu public. Dès lors, le Conseil constitutionnel pouvait difficilement s’en écarter au risque sinon de créer une distorsion sur l’appréciation de la constitutionnalité des mesures prévues entre les juges constitutionnel et administratif. D’ailleurs l’unique déclaration d’inconstitutionnalité prononcée a porté sur la seule interrogation du Conseil d’Etat, à savoir les saisies administratives d’objets et de documents lors d’une perquisition administrative. Donner tort au juge administratif serait mal venu alors que le juge constitutionnel se défausse justement sur lui pour assurer cette garantie des droits et libertés de tous ceux qui résident sur le territoire de la République en cette période d’état d’urgence.

 

B- Une garantie ventilée

 

La remise en cause constitutionnelle de l’efficacité du dispositif législatif de l’état d’urgence était redoutée par le Premier Ministre. Cette crainte n’était pas justifiée au regard de la garantie minimale accordée aux droits et libertés par le Conseil constitutionnel. Surtout, il ne se reconnaît pas comme l’institution la plus appropriée pour assurer la protection effective des droits et libertés constitutionnels en période d’état d’urgence. Le juge administratif et le Parlement apparaissent les plus à mêmes à les garantir dans ces circonstances exceptionnelles. En se remettant alors à ces deux institutions dont l’action demeure toutefois encadrée, le Conseil paraît se défausser de son rôle de gardien des droits et libertés.

En premier lieu, le juge constitutionnel s’en remet largement au contrôle du juge administratif sur les mesures prises en état d’urgence[89]. Il entérine ainsi le choix du législateur de 2015 qui prévoit qu’à « l’exception des peines prévues à l’article 13, les mesures prises sur le fondement de la présente loi sont soumises au contrôle du juge administratif dans les conditions fixées par le code de justice administrative ». Ce choix est à saluer par rapport au dispositif initial. D’une part était prévue la substitution des juridictions militaires aux cours d’assises pour juger les crimes et les délits connexes. D’autre part était instauré le dépôt d’un recours devant une commission administrative consultative dont la composition ne présentait « pas de suffisantes marques d’indépendance par rapport au préfet »[90]. Surtout, depuis la loi du 30 juin 2000, un juge des référés administratif a été institué. Par comparaison, la protection qu’il apporte est bien supérieure car il se prononce sans attendre et ordonne si nécessaire la fin de la mesure. Dans ces circonstances, l’introduction d’un droit de recours de droit commun devant les juridictions administratives ne pouvait s’analyser « comme privant de garantie légale une exigence constitutionnelle »[91]. Cet aspect a été confirmé par le Conseil constitutionnel qui rejette le grief tiré de l’atteinte au droit au recours en énonçant, outre l’ouverture d’un recours indemnitaire susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat, que « les dispositions contestées ne privent pas les personnes à l’encontre desquelles est prononcée une assignation à résidence du droit de contester devant le juge administratif, y compris par la voie du référé, cette mesure »[92]. L’efficacité du juge des référés était d’ailleurs difficilement discutable, cette même QPC ayant été renvoyée, pour la première fois, par le Conseil d’Etat statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.

En revanche, le choix de s’en remettre au juge administratif est discutable par rapport à la situation du juge judiciaire qui se trouve évincé. Cette conséquence résulte de la dualité des ordres de juridiction. Elargir la compétence de l’un revient corrélativement à réduire celle de l’autre. Dans ce jeu de vases communicants, le juge constitutionnel règle les niveaux par l’entremise de la définition de la liberté individuelle dont le juge judiciaire est le gardien exclusif. Le premier mouvement jurisprudentiel était favorable à l’ordre judiciaire. Interprété de manière extensive, le concept de liberté individuelle promu par l’article 66 intégrait « sans distinction la protection de la vie privée, l’inviolabilité du domicile ainsi que la protection contre les mesures de rétention »[93]. Un second mouvement jurisprudentiel incité par le Tribunal des conflits[94] et le Conseil d’Etat[95] est initié par le Conseil constitutionnel à partir de 1999[96]. Il réduit la notion de liberté individuelle à celle uniquement d’un « habeas corpus, une disposition constitutionnelle contre les privations arbitraires de liberté »[97], ce qui est forcément défavorable au juge judiciaire. Le mérite de ce mouvement : la cohérence. Il renoue avec les intentions du Constituant de 1958 et avec la lettre de la Constitution, l’article 66 de la Constitution évoquant « la » liberté individuelle alors que la loi du 3 juin 1958 « les libertés essentielles »[98]. Son inconvénient : il s’est révélé excessivement réducteur de la liberté individuelle. En qualifiant les assignations à résidence inférieures à douze heures de mesures de police administrative non privatives de liberté, il restreint drastiquement la compétence du juge judiciaire qui l’interprète comme un désaveu[99]. A l’inverse, le juge administratif voit sa position confortée[100] tant à l’égard de son partenaire – voire son concurrent[101] – que du Conseil constitutionnel. En effet, sa relation s’en trouve nécessairement renforcée. Cantonné à un contrôle purement abstrait, le juge constitutionnel s’efforce à chaque fois de rappeler que l’application de la loi de l’état d’urgence se fait sous le contrôle du juge administratif, y compris par la voie du référé, qui est chargé de s’assurer que la mesure contestée est motivée, « adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit »[102] ainsi que d’apprécier l’existence soit « de raisons sérieuses permettant de penser que le comportement de la personne assignée à résidence constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics »[103] soit des motifs justifiant la fermeture provisoire d’un lieu de réunion ou l’interdiction de réunions[104].

En second lieu, le Conseil constitutionnel s’en remet, plus paradoxalement, au Parlement pour assurer la garantie des droits et libertés en période d’état d’urgence. Certes, dans chacune des trois QPC, il n’est nullement mentionné l’habituel considérant selon lequel « l’article 61-1 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que le Parlement »[105]. Pour autant, en affirmant qu’il appartient au législateur « d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés à tous ceux qui résident sur le territoire de la République », il reconnaît le pouvoir d’appréciation et de décision du Parlement en matière de protection des droits et libertés. Ce renvoi à la garantie parlementaire est parfois moins explicite. C’est le cas lorsqu’il rappelle la limitation dans le temps et l’espace des effets des mesures prises en état d’urgence[106]ou que « sa durée ne saurait être excessive »[107]. Par le vote des lois de prorogation de l’état d’urgence, la dérogation au droit commun portant temporairement atteinte aux droits et libertés constitutionnels est l’œuvre du Parlement. Revenir au droit commun relève donc de la responsabilité des parlementaires. Circonscrire territorialement l’état d’urgence, ne pas le prolonger ou y mettre fin serait le meilleur moyen – bien au-delà de tout contrôle juridictionnel – pour garantir les droits et les libertés en France.

Au final, « jouer » sur la peur du juge constitutionnel apparaît encore plus démesuré tant il n’occupe pas, de son propre chef, le rôle central dans la protection des libertés en période d’état d’urgence.

 

 

[1] V. MAZEAUD P., « L’erreur en droit constitutionnel », 25 octobre 2006, p. 5, http://www.conseil-constitutionnel.fr

[2] Loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions, JO du 21 nov. 2015, p. 21665.

[3] M. VALLS, Séance du 20 novembre 2015, Sénat, http://www.senat.fr

[4] Loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. Depuis son entrée en vigueur, cette loi a été de nombreuses fois amendée.

[5] CC, n°2005-527 DC du 8 décembre 2005, Loi relative au traitement de la récidive des infractions pénales.

[6] CE, Ordo, 21 novembre 2005, M. A., n°287217.

[7] BEAUD O. et GUERIN-BARGUES C., « L’Etat d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », Jus Politicum, 2016, n°15, p. 2, http://juspoliticum.com. Se reporter à l’ensemble de l’article qui offre une analyse magistrale et approfondie de la genèse de cette loi et de ses conséquences tant juridique que théorique.

[8] SAINT-BONNET F., « Contre le terrorisme, la législation d’exception ? Entretien avec François Saint-Bonnet », http://www.laviedesidees.fr

[9] BALLANGER R., JO, Déb., Parl., AN, 31 mars 1955, p. 2164.

[10] VALS F., JO, Déb. Parl., AN, 2e séance du 30 mars 1955, p. 2138.

[11] Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, vol. II : Le comité consultatif constitutionnel de l’avant-projet du 29 juillet 1958 au projet du 21 août 1958, La Documentation française, 1988, p. 256. Pour plus de détails v. BEAUD O. et GUERIN-BARGUES C., « L’Etat d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », art. cit., p. 70.

[12] Son application a été décidée non par le Chef de l’Etat mais par le Haut Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, spécificité ultramarine prise en compte depuis la loi du 6 septembre 1984.

[13] CC, n°85-187 DC du 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances.

[14] V. BONNET J., « L’épanouissement de la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie », AJDA, 2014, p. 467.

[15] CC, n°85-187 DC du 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, consi. 10.

[16] Ibid., consi. 10.

[17] « Il n’y a pas entre le régime de l’état d’urgence issu de la loi du 3 avril 1955 et la Constitution du 4 octobre 1958 une incompatibilité de principe qui conduirait à regarder cette loi comme ayant été abrogée », CE, Ordo., 21 novembre 2005, M. A., n°287217.

[18] CC, n°85-187 DC du 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, consi. 4.

[19] Ordonnance n°60-372 du 15 avril 1960 modifiant certaines dispositions de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d’urgence.

[20] Pour plus de détails v. BEAUD O. et GUERIN-BARGUES C., « L’Etat d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », art. cit., p. 114 et s.

[21] CC, n°85-187 DC du 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, consi. 10.

[22] HOLLANDE F., Discours du Président de la République devant le Parlement réuni en Congrès, 16 novembre 2015, http://www.elysee.fr ; VALLS M., Séance de la commission des lois de l’Assemblée nationale, n°43, 27 janvier 2016.

[23] Pour une saisine du Président de la République, v. CC n°2015-713 DC du 23 juillet 2015, Loi relative au renseignement ; pour une saisine du Premier ministre, v. CC n°2016-730 DC du 21 avril 2016, Loi de modernisation de diverses règles applicables aux élections.

[24] CC, n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D.

[25] CC, n°2016-535 QPC et n°2016-536 QPC des 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme.

[26] M. SCHWARTZENBERG, Intervention devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale, Rapport AN, n°3237, déposé le 19 novembre 2015 : « L’existence de la question prioritaire de constitutionnalité a créé une situation nouvelle – et en l’espèce, nous ne pouvons écarter l’éventualité qu’une QPC soit déposée, puisque le texte n’est pas resté inchangé, et n’a donc pas été validé par le Conseil constitutionnel. (…) Je crois même qu’il est très probable qu’une QPC soit déposée par une de ces personnes – elles sont nombreuses, hélas ! – qui ne veulent pas que du bien à la République ».

[27] ROUSSEAU D., GAHDOUN P.-Y. et BONNET J., « Chronique de jurisprudence constitutionnelle (2015) », RDP, 2016, n°1, p. 305 et s.

[28] http://www.cnrtl.fr/definition/moderer

[29] BEAUD O. et GUERIN-BARGUES C., « L’Etat d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », art. cit., p. 9.

[30] CE, Ordo., 21 novembre 2005, M. A., n°287217.

[31] Le Conseil l’a toutefois utilisé – rarement certes – dans le cadre de son contrôle a priori. Par exemple, CC, n°2008-564 DC du 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés.

[32] URVOAS J.-J., 2e communication d’étape sur le contrôle de l’état d’urgence. Réunion de la commission des lois, 13 janvier 2016, p. 9, http://www2.assemblee-nationale.fr/static/14/lois/communication_2016_01_13.pdf

[33] Article 23-2 de l’Ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 pourtant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

[34] Article 23-4.

[35] Article 23-10.

[36] « Avril 2015 : Les 5 ans de la QPC au Conseil constitutionnel – Quelques chiffres », http://www.conseil-constitutionnel.fr

[37] Sur ce point, voir GOTTOT S., « Les saisines directes du Conseil constitutionnel : vers une remise en cause de l’unité procédurale de la question prioritaire de constitutionnalité ? », RFDA, 2015, n° 3, p. 589.

[38] CC, n°2011-4538 SEN du 12 janvier 2012, Sénat, Loiret ; CC, n°2013-314 QPC du 14 juin 2013, M. Jeremy F.

[39] Sur le contexte, v. BEAUD O. et GUERIN-BARGUES C., « L’Etat d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », art. cit., p. 90-91.

[40] « Avril 2015 : Les 5 ans de la QPC au Conseil constitutionnel – Quelques chiffres », http://www.conseil-constitutionnel.fr

[41] Article 14-1 de la Loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions.

[42] COSALTIER P., « Le contrôle par le juge des référés de la légalité des assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence. Note sous CE, Sect. 11 décembre 2015, n°394989, n°394990, n°394991, n°394992, n°395002, n°395009 », 14 décembre 2015, RGD, http://www.revuegeneraledudroit.eu

[43] AN, Débat, 2e séance du 16 février 2016.

[44] CC, 86-211 DC du 26 août 1986.

[45] CC, 2010-71 QPC du 26 novembre 2010.

[46] Cass. crim, 23 février 2011, n°10-85.079 ; Cass. crim. 4 mai 2011, n°11-80.618.

[47] Commentaires. Décision n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, p. 13.

[48] « Au fil du temps, en effet, la pratique révélait les insuffisances objectives du contrôle a priori : il atteint la loi au moment de sa conception alors que l’inconstitutionnalité d’une loi apparaît au moment de son application », ROUSSEAU D. et BONNET J., L’essentiel de la QPC. Mode d’emploi de la Question prioritaire de constitutionnalité, 2e éd., Gualino Lextenso éditions, 2012, p. 10.

[49] Le pouvoir exécutif a préféré utilisé des dispositions du droit commun pour parvenir aux mêmes fins plutôt des dispositions issus du dispositif de l’état d’urgence, v. MERCIER M., Rapport sur le projet de loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, Sénat, n°368, 3 février 2016, p. 20-21.

[50] Ibid., p. 20. Le rapport évoque – malgré des chiffres imprécis à cause d’un suivi incomplet par le ministère de l’intérieur – plus d’une centaine de réquisitions de personnes alors qu’il n’y aurait eu qu’une dizaine de fermeture de lieux de réunion.

[51] V. Article 6-1.

[52] CC, n°85-187 DC du 25 janvier 1985, consi. 4.

[53] « L’Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures ».

[54] BENETTI J., « Quel contrôle parlementaire de l’état d’urgence ? », Constitutions, 2015, n°4, p. 518.

[55] Ibid., p. 518.

[56] MATHIEU C., Le principe de séparation des pouvoirs dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Thèse dact., Montpellier, 2015, p. 178.

[57] BENETTI J., « Quel contrôle parlementaire de l’état d’urgence ? », art. cit., p. 519. Sur les suites institutionnelles données à cette « veille parlementaire continue », v. POPELIN P., Rapport sur le projet de loi (n°3847) prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, A.N., n°3495, 11 février 2016, p. 14.

[58] Le terme « requérir » et ses conséquences ne sont nullement discutés dans les débats parlementaires.

[59] Par exemple, CC n°2009-579 DC du 9 avril 2009, Loi organique relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.

[60] BEAUD O. et GUERIN-BARGUES C., « L’Etat d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », art. cit., p. 133.

[61] Des amendements trop ostensiblement contraires à la Constitution sont écartés en séance, v. ibid., p. 131.

[62] Ibid., p. 133.

[63] ROUSSEAU D., GAHDOUN P.-Y. et BONNET J., « Chronique de jurisprudence constitutionnelle (2015) », art. cit., p. 305 et s.

[64] VALLS M., Séance du 20 novembre 2015, Sénat, http://www.senat.fr

[65] CC, n°2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme.

[66] CC, n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D.

[67] BONNET J. et ROBLOT-TROIZIER A., « L’état d’urgence devant le Conseil constitutionnel : contrôle vous avez dit contrôle ? », NCCC, 2016, n°51, p. 95.

[68] CC, n°2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme.

[69] « Une vingtaine d’interdiction de manifester sur la voie publique (article 8 de la loi du 3 avril 1955), MERCIER M., Rapport sur le projet de loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, Sénat, n°368, 3 février 2016, p. 20-21 ; Pour des exemples d’arrêtés préfectoraux interdisant des manifestations sur la voie publique, v. JOBART J.-C., « L’Etat d’urgence déclaré et renforcé en France », AJDA, 2015, p. 2321.

[70] CC, n°2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme.

[71] « Un contrôle de constitutionnalité en trompe-l’œil », cité in ROBLOT-TROIZIER, « Assignations à résidence en état d’urgence », RFDA, 2016, p. 123 et s. ; « cette annulation extrêmement partielle offre au Conseil constitutionnel l’occasion d’affirmer son contrôle et de se présenter comme le gardien des libertés, sans toucher le moins du monde au dispositif de l’état d’urgence », LETTERON R., « Etat d’urgence : première déclaration d’inconstitutionnalité », Libertés, Libertés chéries, 21 février 2016, http://www.libertescheries.blogspot.fr

[72] BONNET J. et ROBLOT-TROIZIER A., « L’état d’urgence devant le Conseil constitutionnel : contrôle vous avez dit contrôle ? », art. cit., p. 98.

[73] ROUSSEAU D., GAHDOUN P.-Y. et BONNET J., « Chronique de jurisprudence constitutionnelle (2015) », art. cit., p. 305 et s.

[74] « Depuis le 1er mars 2010, le Conseil constitutionnel a rendu 395 décisions. Ces décisions se répartissent ainsi (…) 14, 6 de non-conformité totale, 9,3% de non conformité partielle », « Avril 2015 : Les 5 ans de la QPC au Conseil constitutionnel – Quelques chiffres », http://www.conseil-constitutionnel.fr

[75] LETTERON R., « Etat d’urgence : première déclaration d’inconstitutionnalité », art. cit.

[76] BONNET J. et ROBLOT-TROIZIER A., « L’état d’urgence devant le Conseil constitutionnel : contrôle vous avez dit contrôle ? », art. cit., p. 96.

[77] CC, n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D.

[78] CC, n°2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme, consi. 6.

[79] « Ni la liberté de réunion ni la liberté de manifestation n’ont été expressément consacrées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. (…) Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi de griefs tirés de l’atteinte à de telles libertés, il y a répondu en examinant l’atteinte au « droit d’expression collective des idées et des opinions » », Commentaire. Décision n°2015-535 QPC du 18 février 2016, p. 7.

[80] CC, n°2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme.

[81] RICHAUD C., « QPC relatives à l’état d’urgence : les limites d’une jurisprudence normale appliquée à un régime d’exception », Gaz. Pal., 29 mars 2016, n°13, p. 30.

[82] BONNET J. et ROBLOT-TROIZIER A., « L’état d’urgence devant le Conseil constitutionnel : contrôle vous avez dit contrôle ? », art. cit., p. 91.

[83] CC, n°2015-713 DC, Loi relative au renseignement.

[84] CC, n°2015-478 QPC, Association French Data Network et autres.

[85] CC, n°2015-485 QPC, M. Johny M.

[86] ROUSSEAU D., GAHDOUN P.-Y. et BONNET J., « Chronique de jurisprudence constitutionnelle (2015) », art. cit., p. 305 et s.

[87] V. ROBLOT-TROIZIER, « Assignations à résidence en état d’urgence », art. cit., p. 123 ; Commentaires. Décision n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, p. 15-16. Néanmoins, le régime des assignations à résidence en état d’urgence est plus restrictif que celui cité comme exemple dans l’arrêt de la CEDH, 20 avril 2010, Villa contre Italie. D’une part, ce n’est pas une fois par mois que l’intéressé doit se présenter à l’autorité de police mais jusqu’à trois fois par jour ; d’autre part la durée d’assignation n’est pas de 9h mais peut être de 12h ; enfin l’obligation de rester à son domicile n’est pas nécessairement prévue la nuit, elle peut être aussi de jour.

[88] CE, Commission permanente, Avis sur un projet de loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions, n°390.786, 17 novembre 2015, http://www.assemblée-nationale.fr

[89] ROBLOT-TROIZIER, « Assignations à résidence en état d’urgence », art. cit., p. 123 ; BONNET J. et ROBLOT-TROIZIER A., « L’état d’urgence devant le Conseil constitutionnel : contrôle vous avez dit contrôle ? », art. cit., p. 90 ; ROUSSEAU D., GAHDOUN P.-Y. et BONNET J., « Chronique de jurisprudence constitutionnelle (2015) », art. cit., p. 305 et s.

[90] CE, Commission permanente, Avis sur un projet de loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions, n°390.786, 17 novembre 2015, http://www.assemblée-nationale.fr

[91] Ibid.

[92] CC, n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D.

[93] VADILLO F., « Liberté individuelle vs liberté personnelle : l’article 66 de la Constitution dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel ou la progressive reconnaissance d’un Habeas corpus à la française », LPA, 22 avril 2015, n°80, p. 4 et s.

[94] T. confl., 9 juin 1989, Eucat, n°02434.

[95] CE, ass., 8 avril 1987, Ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation c/ Peltier.

[96] CC, n°98-405 DC du 29 décembre 1998, Loi de finances pour 1999.

[97] VADILLO F., « Liberté individuelle vs liberté personnelle : l’article 66 de la Constitution dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel ou la progressive reconnaissance d’un Habeas corpus à la française », art. cit., p. 4 et s.

[98] Il s’agit plus précisément des « libertés essentielles telles qu’elles sont définies par le préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de l’homme à laquelle il se réfère »

[99] LOUVEL B., Discours lors de l’audience solennelle de rentrée à la Cour de cassation, 14 janvier 2016, http://www.courdecassation.fr

[100] « Avec ce renversement de conception de la liberté individuelle, le Conseil constitutionnel ne donne sans doute pas seulement satisfaction à la doctrine, mais rassure surtout le juge administratif qui voit définitivement écarté le spectre d’une dissolution de sa compétence au profit de celle du juge judiciaire », cité in DI MANNO T., « Les revirements de jurisprudence du Conseil constitutionnel français », CCC, 2006, no 20, p. 101 et s.

[101] JUVENAL, « Le Conseil d’Etat, défenseur du juge judiciaire ? », AJDA, 2016, p. 65.

[102] CC, n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D., consi. 12 ; CC, n°2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme, consi. 8 ; CC, n°2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme, consi. 10.

[103] CC, n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D., consi. 15.

[104] CC, n°2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme, consi. 14.

[105] Par exemple, CC, n°2015-501 QPC du 27 novembre 2015, M. Anis T., consi. 8.

[106] CC, n°2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme, consi. 12.

[107] CC, n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D., consi. 13.

La personne morale, la vie privée et le référé (Commentaire sous Cass. Civ. 1, 17 mars 2016, n°15-14.072, à paraître au bulletin)

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A l’occasion d’un arrêt qui sera publié au bulletin, la première chambre civile de la Cour de cassation a récemment affirmé que « si les personnes morales disposent, notamment, d’un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du code civil ». Cette décision met en lumière certaines interrogations contemporaines du droit des libertés fondamentales.

Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

 

imagesA l’occasion d’un arrêt qui sera publié au bulletin, la première chambre civile de la Cour de cassation a récemment affirmé que « si les personnes morales disposent, notamment, d’un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du code civil ». L’affirmation mérite d’être discutée. Elle doit aussi être replacée dans son contexte.

Les faits. En l’espèce, la propriétaire d’un immeuble dans lequel s’exerce une activité de location saisonnière et de réception a installé un système de vidéo-surveillance et un projecteur dans un passage desservant cet immeuble. Le contentieux est né de ce que le passage en question desservait également l’accès au fournil d’un fonds de commerce de boulangerie-pâtisserie. La société gestionnaire de la boulangerie a saisi le juge civil des référés sur le fondement de l’article 809 du Code de procédure civile et de l’article 9 du Code civil afin d’obtenir le retrait de ce dispositif ainsi qu’une provision à valoir sur l’indemnisation du préjudice résultant de l’atteinte à sa vie privée. La Cour d’appel d’Orléans a fait droit à ces demandes après avoir relevé notamment que le dispositif contesté n’était pas strictement limité à la surveillance de l’intérieur de la propriété et que l’appareil de vidéo-surveillance enregistrait également les mouvements des personnes se trouvant sur le passage commun, notamment au niveau de l’entrée du personnel de la société. Ayant affirmé qu’une personne morale ne peut pas se prévaloir d’une atteinte à sa vie privée au sens de l’article 9, la première chambre civile casse l’arrêt d’appel pour violation de la loi.

Plan. Du point de vue du droit des libertés fondamentales, l’arrêt de la Cour de cassation résonne de trois manières. Il est l’occasion de revenir sur le thème classique des droits des entités personnifiées (I). Il invite à faire le constat de la multiplicité des catégories juridiques des droits de la personne et donc à interroger l’unité du droit des libertés fondamentales (II). Enfin, il est l’occasion d’opérer une comparaison des procédures de référé orientées vers la protection des droits au sein des deux ordres de juridiction puisque la Cour de cassation écarte en l’espèce l’éventualité du référé pour autrui (III).

 

I. Quels droits pour les personnes morales ?

 

A l’occasion de son arrêt, la Cour de cassation rappelle des solutions connues et tranche une question qui a fait l’objet d’appréciations variables dans le temps : l’aptitude d’une personne morale à se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du Code civil.

Confirmation. Au titre de la confirmation, la Cour de cassation avait déjà été amenée à juger que les personnes morales sont en mesure de se prévaloir d’un droit à la protection de leur nom, leur dénomination sociale pour être précis (Cass. Com., 12 mars 1985, Bull. IV n°95 ; Cass. Com., 12 février 2002, Bull. IV n°32), de leur domicile (Cass. Crim., 23 mai 1995, Bull. crim., n°193), de leurs correspondances (Cass. Crim., 26 octobre 1967, Bull. crim. n°271) et de leur réputation (Cass. Crim., 12 octobre 1976, Bull. crim, n°287 ; Cass. Civ. 2, 5 mai 1993, Bull. II n°167.). Il peut être relevé à ce stade qu’il en est de même dans la cadre du droit de la CEDH qu’il s’agisse du domicile (CEDH, 16 avril 2002, Soc. Colas Est/ France, Rec. 2002-III ; CE Sect., 6 novembre 2009, Soc. Inter-Confort, n°304300, Cass. Com., 12 octobre 2010, Soc. Alternance, n°09-70740), de la correspondance (CEDH, 17 décembre 2007, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH/ Autriche, n°74336/01) et même de la réputation (CEDH, 19 juillet 2011, Uj / Hongrie, n°23954/10).

Clarification. En revanche, la jurisprudence judiciaire était plus incertaine s’agissant de la possibilité pour une personne morale de se prévaloir du droit au respect de la vie privée. La tendance majoritaire parmi les juridictions du fond était plutôt l’hostilité à l’égard d’une telle reconnaissance (CA Paris, 21 mars 1988, Jurisdata 1988-021125 ; CA Paris, 7 février 1997, Jurisdata 1997-020906) malgré quelques arrêts dissidents (CA Aix-en-Povence, 10 mai 2001, D. 2002, SC, p. 2299 obs. A. Lepage ; CA Limoges, 4 mars 1988, Jurisdata 1988-040911). De son côté, la Cour de cassation a rendu des décisions ambigües (Cass. Civ. 1, 3 novembre 2004, Bull. I n°238 ; Cass. Com., 12 octobre 2010, Soc. Alternance, préc.). L’arrêt de 2016 met donc fin à l’incertitude : une personne morale ne peut pas se prévaloir du droit au respect de la vie privée au sens de l’article 9 du Code civil.

Signification. Pour le profane, la solution s’impose d’évidence tant il est vrai que l’idée qu’une entité abstraite aurait une vie privée peut sembler incongrue. Elle semble inhérente à la personne humaine. Cette idée fait aussi écho aux débats qu’ont pu susciter en leur temps la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales (par ex. : E. Picard, « La responsabilité pénale des personnes morales de droit public », Rev. Soc. 1993, p. 261 ; V. Wester-Ouisse, « Responsabilité pénale des personnes morales et dérives anthropomorphiques », Revue pénitentiaire et de droit pénal 2009, n° 1, p. 63) ou encore la réparation du préjudice moral de telles entités (P. Stoffel-Munck, « Le préjudice moral des personnes morales », in Mélanges Le Tourneau, 2007, Dalloz, p. 959). La solution retenue par la Cour de cassation repose donc sur une différenciation au sein des droits qui a été systématisée en son temps par Pierre Kayser (« Les droits de la personnalité, aspects théoriques et pratiques », RTDC 1971 p. 490). D’un côté se trouveraient les droits dont le bénéfice peut être étendu aux personnes morales par analogie, quitte à opérer une adaptation pour tenir compte de la spécificité de leurs titulaires. Si la Cour de cassation a reconnu un droit au nom, à la dénomination sociale pour être plus juste, des entités personnifiées, il n’a pas la même signification que le droit éponyme reconnu à la personne humaine. De l’autre côté figureraient les droits dont, par nature, seule la personne humaine peut se prévaloir. Il s’agit des droits qui supposent d’avoir un corps et des sentiments tels le droit au respect de l’intégrité physique. Cette construction n’est pas sans évoquer l’article 19 de la Loi fondamentale allemande qui reconnaît aux personnes morales le bénéfice des mêmes droits fondamentaux que les personnes physiques mais dans la seule mesure où leur nature le permet. La difficulté de cette approche par analogie est qu’elle a été fragilisée au fur et à mesure de la reconnaissance de nouveaux droits aux personnes morales, droits dont on pouvait supposer qu’ils sont inhérents à la personne humaine. Elle s’est heurtée à la logique fonctionnelle développée par les différentes juridictions. Ces dernières ont été amenées à puiser dans le vivier des droits de la personnalité, des droits garantis par la CEDH et des droits constitutionnels pour assurer la protection de certains intérêts des entités morales. Cette démarche n’a pas été sans susciter des interrogations. On songe par exemple à la séquence autour de la protection des locaux professionnels et commerciaux sur la base de la liberté du domicile garantie par l’article 8 de la CEDH. La CJUE en particulier avait relevé dans un premier temps que « l’objet de la protection de cet article concerne le domaine d’ épanouissement de la liberté personnelle de l’ homme et ne saurait donc être étendu aux locaux commerciaux » (CJCE, 21 septembre 1989, Hoechst AG contre Commission des Communautés européennes, 46/87 et 227/88, §18) avant de se rallier à la solution développée par la Cour EDH (CJCE, 22 octobre 2002, Roquette Frères SA, C-94/00). La Cour de Luxembourg faisait ainsi écho à l’idée traditionnelle selon laquelle la protection du domicile vise d’abord à garantir le respect de la vie privée. En ce sens, le Code pénal incrimine la violation de domicile au titre de l’atteinte à la vie privée (art. 226-4) Le débat autour de la vie privée est donc le nouveau terrain de tension entre l’approche analogique et la logique fonctionnelle. La première est rétive à la reconnaissance d’une vie privée des personnes morales. La seconde est susceptible de justifier le recours au droit au respect de la vie privée pour protéger certains intérêts des sociétés commerciales en l’absence d’autre fondement pour en assurer la protection. On pense en particulier à la protection des données personnelles et au secret des affaires.

Nouvelle approche. Le déploiement de la logique fonctionnelle nous a conduit il y a quelques années (RDLF 2011, chron. n°15 et 17 et RDLF 2012, chron. n°1) à promouvoir, à la suite de plusieurs auteurs, une autre approche de la question des droits fondamentaux (R. Pierre, Les droits fondamentaux des personnes morales de droit privé, Thèse Limoges, 2010) et des droits de la personnalité (L. Dumoulin, « Les droits de la personnalité des personnes morales », Rev. Soc. 2006, p. 1) des personnes morales. Elle s’efforce de concilier l’essence humaine des droits en question et la logique fonctionnelle. Elle consiste à partir d’une réflexion sur la nature même des entités personnifiées. Son point de départ est le constat que les différentes catégories de personnes morales ont été établies afin de donner aux individus des outils leur permettant de réaliser collectivement les utilités de leurs propres droits fondamentaux. La société commerciale pour la liberté d’entreprendre ; le syndicat pour la liberté syndicale ; l’association cultuelle pour la liberté religieuse, etc. A partir de là, il convient de reconnaitre à ces entités le bénéfice des droits, – droits de la personnalité, droits fondamentaux -, qui sont nécessaires à la réalisation de leur objet social. Cette approche emporte toute une série de conséquences. Elle implique de partir de la personne morale elle-même pour identifier ses droits plutôt que de recourir au modèle de la personne humaine ; elle suppose également une certaine variabilité dans l’étendue des droits reconnus aux personnes morales liée à la diversité de leurs objets sociaux ; elle peut enfin conduire à reconnaitre aux personnes morales des droits spécifiques, qui n’ont donc pas vocation à bénéficier aux personnes physiques. Une société commerciale, instrument de réalisation de la liberté d’entreprendre, est en mesure de se prévaloir des droits nécessaires à la réalisation de son objet social : liberté d’entreprendre, droit de propriété, droit au procès équitable, mais aussi droit à l’égalité qui, appliqué aux sociétés commerciales, n’est pas sans lien avec la concurrence, droit à la protection de la réputation qui permet à l’entité de s’opposer aux messages de nature à affecter sa place sur le marché. Quant au droit au respect de la vie privée, à l’instar du droit à la protection du domicile et de la liberté des correspondances, il évoque surtout la protection du fonctionnement interne de la société. Dans ce contexte, il peut être l’instrument de la protection des secrets d’affaires et des données personnelles.

 

II. Des droits de la personnalité et des droits fondamentaux

 

L’arrêt commenté est une nouvelle illustration des incertitudes relatives à la consistance de la catégorie des droits et libertés fondamentaux. Il est possible de s’interroger sur son unité.

« Au sens de l’article 9 du Code civil ». La première chambre civile prend le soin de relever que les personnes morales ne peuvent pas se prévaloir d’une atteinte à la vie privée « au sens de l’article 9 du code civil ». Cette affirmation évoque en creux l’idée que cette solution ne vaut que pour le seul article 9 du Code civil. La Cour sous-entend ainsi qu’une entité personnifiée pourrait subir une atteinte à la vie privée au sens d’une autre disposition juridique. On pense bien sûr à l’article 8 de la CEDH. A notre connaissance, son interprète « authentique », la Cour EDH, n’a pas eu l’occasion d’affirmer que les personnes morales sont titulaires du droit au respect de la vie au sens de l’article 8. Mais les juridictions de l’Union européenne se sont clairement engagées dans cette voie (CJCE, 14 février 2008, Varec / Belgique, C-450/06, §48 ; TPI ord., 11 mars 2013, Pilkington Group Ltd, T-462/12, §44). Il en résulte donc que le droit au respect de la vie privée n’a pas nécessairement les mêmes titulaires selon qu’il est supporté par l’article 9 du Code civil ou par l’article 8 de la CEDH. En élargissant le propos, on comprend aussi que la catégorie des droits de la personnalité dont l’article 9 est l’expression la plus emblématique n’a pas nécessairement vocation à coïncider les droits proclamés par la CEDH. Cette situation n’est pas originale. Elle reste gênante au regard du lien qu’entretiennent droits de la personnalité et droits fondamentaux.

Les droits de la personnalité sont des droits fondamentaux. La catégorie des droits de la personnalité est généralement présentée comme une espèce dans le genre des droits subjectifs au même titre que les droits réels et les droits de créance. Or, dans sa quête d’une définition de la notion de droit subjectif, la doctrine du droit privé a toujours opposé droits subjectifs et libertés. Parmi les très nombreux critères de distinction avancés dans le temps, il est possible d’en distinguer cinq. En premier lieu, la liberté, de par son haut niveau de généralité, se situerait à un stade « pré-juridique » et serait donc impuissante à se réaliser directement devant le juge. A l’inverse, les droits subjectifs constitueraient des modalités techniques de réalisation des intérêts dans les rapports privés. En second lieu, la liberté serait indéterminée dans son contenu alors que l’objet d’un droit subjectif serait précisément défini : son assiette « est délimitée par la configuration physique de la chose (droit réel), par la détermination de la loi ou du contrat (droit de créance) » (F. Rigaux, La protection de la vie privée et les autres biens de la personnalité, Bruylant-LGDJ, 1990, n°662). En troisième lieu, le droit subjectif reposerait sur une relation particulière de son titulaire par rapport à une autre personne (droit personnel) ou à un bien (droit réel). Il lui est donc spécifique alors que la liberté appartiendrait à tous de manière égale et universelle. En quatrième lieu, le bénéfice des libertés procéderait du seul fait de la naissance alors que l’acquisition d’un droit subjectif supposerait un acte juridique (contrat, testament) ou un fait juridique (en matière de responsabilité) spécifique. En cinquième lieu, les droits subjectifs seraient susceptibles de faire l’objet d’actes de disposition alors que les libertés seraient inaliénables. Il n’est pas le lieu ici d’interroger l’appartenance des droits de la personnalité à la catégorie des droits subjectifs en droit privé. On sait qu’un auteur important l’a niée (P. Roubier, Droits subjectifs et situations subjectives, Dalloz, 1963, p. 49 et s.). Il n’est guère contestable que leur régime, du moins celui des plus importants d’entre eux, évoque plus les libertés que les droits subjectifs : ils ne sont pas précisément déterminés ; leur existence ne repose pas sur un rapport particulier ; chacun en est titulaire dès la naissance ; ils sont inaliénables. Il n’est donc pas abusif de retenir l’idée que les droits de la personnalité constituent une expression des droits fondamentaux dans le droit civil français.

Malaise dans la catégorie des droits fondamentaux. Compte tenu de ce qui a été dit ci-dessus sur la nature des droits de la personnalité, la solution retenue par la Cour de cassation peut être vue comme une nouvelle manifestation de la précarité de la catégorie des droits et libertés fondamentaux. Ce type de solution convainc en réalité qu’elle n’existe pas, du moins au singulier. Elle renvoie d’abord au constat qu’il existe différentes catégories de droits de la personne protégés dans les différentes disciplines du droit, catégories aux dénominations et aux contours variables. Le droit public n’est pas avare en la matière. On songe à la notion de liberté fondamentale « au sens de l’article L. 521-2 du CJA » dans le cadre du référé-liberté. Avec l’avènement de la QPC a émergé la catégorie des droits et libertés constitutionnels. Sans oublier la vénérable catégorie des libertés publiques qui tend à tomber en désuétude mais qui a une forte assise dans nos textes constitutionnels. Enfin, les droits de la personnalité ont opéré une entrée timide dans le contentieux administratif il y a quelques années (CE, 27 avril 2011, Commune de Nantes, n°314577). Du côté du droit privé, la recherche n’est pas moins fructueuse. Mis de côté les droits de la personnalité, les droits et libertés constitutionnels et les droits garantis pas la CEDH, il n’est pas rare que le juge judiciaire se réfère à la notion de droit fondamental (X. Dupré de Boulois, Les notion de droit et liberté fondamentaux en droit privé », JCP éd. gén. 2007,I,211). Le droit du travail connaît également la catégorie des libertés individuelles et collectives (art. L. 1121-1 du Code du travail). Au total et en prenant en compte le droit de la CEDH et le droit de l’Union européenne, pas moins de sept notions de droits de la personne cohabitent dans notre système juridique. Elles se déploient en fonction des usages qu’en développent et les fonctions que leur attribuent les juridictions concernées et donc sans logique d’ensemble. Pire. Il arrive qu’une même notion recouvre des marchandises différentes. La liberté individuelle garantie sur le fondement de l’article 66 de la Constitution et assimilée au droit à la sûreté par le Conseil constitutionnel (2015-527 QPC, 22 décembre 2015) a un champ resserré par rapport à son homonyme du droit du travail qui recouvre l’ensemble des libertés de l’individu. De même, si les notions de droits et libertés fondamentaux se sont largement déployées dans les différentes jurisprudences, force est de constater que leurs contours varient au gré du contexte dans lesquelles elles sont mobilisées (X. Dupré de Boulois, Les notion de droit et liberté fondamentaux en droit privé », art. préc.). L’arrêt commenté est donc une nouvelle illustration de l’atomisation des droits de la personne : le droit au respect de la vie privée n’a pas vocation à avoir les mêmes titulaires selon le type de textes qui le supporte. Mieux même, il n’est pas impossible que cette disjonction se donne à voir dans la jurisprudence de la Cour de cassation à l’avenir puisqu’elle applique les droits de la CEDH tels qu’interprétés par les juridictions européennes. Au total, il y a donc de quoi désespérer pour qui ambitionne de rendre compte de l’expérience des droits de la personne dans l’ensemble de notre système juridique.

 

III. Le référé entre juge judiciaire et juge administratif

 

A l’heure où se pose la question des rôles respectifs du juge judiciaire et du juge administratif dans la protection des libertés, la présente décision est aussi l’occasion de procéder à une petite comparaison entre le référé-liberté de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative et le référé de l’article 809 du Code de procédure civile. Elle invite à penser que dans une espèce similaire, le juge administratif aurait pu adopter une solution différente à l’égard de la recevabilité de l’action.

Des différences relatives. L’article L. 521-2 dispose que le juge des référés peut ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public […] aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». De son côté, l’article 809, dupliqué en matières commerciale (art. 873 CPC) et en sociale (art. R. 1455-6 Code du travail) précise que le juge des référés « peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ». De manière générale, il existe plusieurs différences notables entre les deux procédures. Le référé de l’article 809 CPC n’est pas spécifiquement orienté sur la protection des droits fondamentaux. Il vise à prévenir un dommage imminent ou à faire cesser un trouble manifestement illicite. Il n’est toutefois pas douteux que l’atteinte à un droit fondamental est de nature à justifier l’intervention du juge civil des référés. Il en est ainsi pour des atteintes à la liberté religieuse (Cass. Civ. 1, 29 octobre 1990, Bull. I, n°226), au droit à la non discrimination (Cass. Soc., 18 février 2014, Bull. V n°55), au droit d’agir en justice (Cass. Soc. 6 févr. 2013, Bull. V n°80) et au droit de propriété (Cass. Civ. 3, 20 janvier 2010, Bull. III, n°19). La loi a été amenée à préciser les pouvoirs du juge des référés notamment en cas d’atteinte à la vie privée (art. 9 Code civil) et à la présomption d’innocence (art. 9-1). Par ailleurs, l’intervention du juge administratif du référé-liberté est subordonnée à une condition d’urgence. L’article 809 CPC ne la mentionne pas. Elle est implicite lorsqu’il est question pour le juge d’intervenir pour prévenir un dommage imminent. La constatation de l’imminence de ce dommage suffit à caractériser l’urgence d’une décision du juge. Il semble en revanche que l’urgence n’est pas requise quand il s’agit de faire cesser un trouble manifestement illicite (Cass. Civ. 3, 22 mars 1983, Bull. III, n°83)

Le référé pour autrui. Le présent arrêt laisse entendre qu’il existe une autre différence entre les deux procédures. Elle concerne le référé pour autrui c’est-à-dire la possibilité pour une entité morale de saisir le juge des référés pour faire cesser une atteinte subie par une ou plusieurs personnes physiques. Nous avions eu déjà eu l’occasion de faire le point sur les différentes manifestations du référé pour autrui dans le cadre du référé-liberté (« Le référé-liberté pour autrui », AJDA 2013 p. 213). Il existe également dans le référé de l’article 809 CPC. Les règles applicables en la matière sont communes avec les principes qui régissent de manière générale l’action en justice en droit privé (Pour une synthèse : N. Cayrol, « Action en justice », Encyclopédie Dalloz – Procédure Civile, janvier 2016). A défaut d’intérêt personnel, seule une habilitation à agir autorise une entité personnifiée à engager une procédure de référé pour prévenir ou faire cesser des atteintes à des droits d’autrui qui auraient le caractère de troubles manifestement illicites. Ce type d’habilitation existe au bénéfice des syndicats pour la défense des salariés (ex. : art. L. 1154-2 du Code du travail en matière de harcèlement) et au bénéfice des associations en matière de discriminations (art. 1263-1 CPC) sous réserve de l’accord de la personne intéressée. En l’espèce, l’action engagée par la société gérant la boulangerie ne visait pas à faire cesser une atteinte à sa vie privée en tant que telle. Il était question en réalité d’obtenir le retrait d’un dispositif de nature à porter une atteinte illicite à la vie privée de ses salariés et de ses fournisseurs. En ce sens, la Cour d’appel a relevé que l’appareil de vidéo-surveillance enregistrait les mouvements des personnes se trouvant sur le passage commun, notamment au niveau de l’entrée du personnel de la société. L’arrêt commenté laisse donc entendre qu’une entreprise n’est pas recevable à agir en référé pour assurer la protection des droits de ses salariés et de ses fournisseurs. Cette solution, conforme aux principes qui régissent le droit d’agir en procédure civile, doit être mise en perspective avec l’arrêt Ville de Paris du Conseil d’Etat (CE Sect., 16 novembre 2011, n°353172 et notre commentaire, « Le référé-liberté pour autrui. Une société commerciale au secours du droit à la vie », RDLF 2013 chron. 12). En l’espèce, la société H&M avait été jugée recevable à invoquer le droit à la vie à l’occasion d’un référé-liberté. Elle n’agissait pas pour son compte propre puisque les sociétés commerciales et de manière générale les entités personnifiées ne sont pas titulaires du droit à la vie garanti par l’article 2 de la CEDH. La société requérante entendait seulement obtenir qu’il soit enjoint à l’autorité publique de prendre les mesures nécessaires pour prévenir des atteintes à la vie de ses salariés et de ses clients. En l’occurrence, il s’agissait d’éviter que les travaux de démolition de la dalle du Forum des Halles entraînent la chute de gravats dans le magasin exploité par la chaîne sous cette dalle. Le Conseil d’Etat a donc retenu une solution différente de celle de la Cour de cassation dans l’espèce sous commentaire. Il est possible d’imaginer que dans une affaire similaire à celle en cause, il aurait considéré qu’une société commerciale est recevable à agir en référé pour assurer le respect de la vie privée de ses salariés ou de ses fournisseurs.

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L’arrêt du 17 mars 2016 est en définitive une bonne photographie des défis contemporains du droit des libertés fondamentales : le risque d’une dénaturation de son objet lié ici à la reconnaissance de droits fondamentaux à des entités abstraites ; la confirmation de l’enchevêtrement des normes et des juges qui interroge sa cohérence et son intelligibilité ; la cohabitation de deux ordres de juridictions dont l’articulation n’est pas toujours d’une grande fluidité.

 

 

De quelques discriminations juridiques à l’égard des femmes musulmanes dans certains pays arabes

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Malgré le fait que dès le 19e siècle, des femmes aient combattu pour leurs droits et qu’aujourd’hui certaines féministes musulmanes continuent de mener ce combat au nom du respect de l’égalité des sexes et également parfois au nom des valeurs véhiculées par l’islam, des dispositions juridiques discriminatoires pèsent toujours sur les femmes musulmanes dans les pays arabes. Ces dernières sont nombreuses dans les statuts personnels et successoraux et notamment dans les domaines du mariage et des successions. Dans ces matières, et malgré quelques évolutions récentes ou plus anciennes, comme en Tunisie, les interprétations conservatrices des normes juridiques islamiques exercent encore une grande influence et rendent délicates les tentatives de réforme.

 

Stéphane PAPI (Docteur en Droit –HDR) est juriste dans une collectivité territoriale et chercheur associé au sein de l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM-CNRS) à Aix-en-Provence  (http://iremam.cnrs.fr/spip.php?article32)  ainsi qu’au sein de l’équipe «Droit et Religion» du Laboratoire Interdisciplinaire de droit des Médias et des Mutations Sociales (LID2MS) de l’Université Aix-Marseille (https://lid2ms.com/2016/03/25/stephane-papi/). 

 

indexBien que les travaux de l’archéologue américaine Marija Gimbutas fassent état d’une religion préhistorique de la déesse présente en Europe jusqu’à l’âge de bronze[1], il semble qu’avec l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, les dominations divines et humaines se soient confondues dans un culte de l’autorité essentiellement masculin, reléguant les femmes à un rôle subalterne[2]. Pour l’anthropologue Françoise Héritier, l’origine des inégalités entre les hommes et les femmes résiderait dans ce qu’elle appelle un « modèle archaïque dominant », basé sur une classification binaire dont la matrice réside dans l’observation de la différence entre les sexes[3]. Cette « valence différentielle des sexes » qu’elle se propose d’ajouter aux critères énumérés par les anthropologues comme constitutifs du fait de société[4], ne saurait donc être limitée à une religion, voire une civilisation particulière. Sans rentrer dans un débat qui dépasserait l’objet de notre étude, on peut en effet constater que la plupart des traditions religieuses, en contradiction parfois avec l’attitude de leurs fondateurs, consacrent le caractère inférieur de la femme[5]. Cette conception qui a longtemps perduré[6] n’a pas fini d’imprimer sa marque, même sous nos latitudes. Songeons en effet que les femmes ont acquis en France une citoyenneté pleine et entière … en 1944[7] et qu’elles subissent encore aujourd’hui des inégalités dans bien des domaines[8]. Pourtant, à la suite de combats menés pendant de nombreuses années[9] et dans le sillage de la Déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 18 décembre 1979, suivies par plusieurs conférences qui ont également fait avancer les droits des femmes [10].

Le combat des femmes pour leurs droits n’a pas concerné uniquement l’Occident. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, alors que la nahda (renaissance) arabe était le théâtre d’une tension constante entre ouverture à l’autre et retour sur soi, entre libération et réaction diversifiée à l’« occidentalisation », un bouillonnement intellectuel et social sans pareille jusqu’alors saisissait les pays arabes. La question de la condition des femmes a été posée par des intellectuels renommés, comme les égyptiens Rifa’a al-Tahtawi (1801-1873)[11], Qasim Amin (1865-1908)[12], Mansour Fahmy (1886-1959),[13] ou bien encore le tunisien Tahar Haddad (1899-1935)[14]. Leurs idées influencèrent un courant féministe dont Hoda Shaarawi (1879-1947), fondatrice en 1923 de l’Union féministe égyptienne en lien avec le mouvement des suffragettes anglaises, fut l’instigatrice[15].

Si ces idées féministes restèrent le fait d’une élite intellectuelle et sociale et ne se diffusèrent pas dans l’ensemble des sociétés restées majoritairement traditionnelles, elles influencèrent la pensée et l’action de certains dirigeants arabes. Habib Bourguiba fit preuve d’un grand volontarisme en promulguant en 1956 un code du statut personnel comportant des avancées significatives en faveur des femmes tunisiennes, comme l’abolition de la polygamie et la répudiation unilatérale de l’épouse par son mari au profit du divorce judiciaire à l’initiative des deux époux. Les autres pays arabes sont restés très en retrait par rapport aux réformes impulsées en Tunisie, et l’on ne peut dès lors que constater la perpétuation de dispositions juridiques discriminatoires à l’encontre des femmes musulmanes[16] dans le monde arabe, même si les dernières réformes intervenues en 2004 et 2005 au Maroc et en Algérie laissent entrevoir quelques améliorations[17].

Ces discriminations sont diverses. Elles sont présentes en droit pénal où l’adultère, qui constitue toujours un crime passible en Arabie Saoudite et au Soudan de la peine de mort par lapidation, est définie et punie parfois différemment si elle émane du mari ou de la femme. De même, le meurtre, qui s’apparente en l’espèce à un « crime d’honneur » ainsi que les blessures ou les coups infligés par le mari à sa femme surprise en flagrant délit d’adultère font encore l’objet d’une modération, voire d’une exemption de peine. Celle-ci n’est pas prévue pour la femme réservant le même sort à son mari adultère[18].

Mais le domaine où les discriminations à l’égard des femmes restent les plus nombreuses est incontestablement celui des statuts personnels et successoraux et notamment les règles régissant le mariage et les successions. Dans ces matières, les normes juridiques islamiques et les interprétations qui en sont faites exercent encore une grande influence, ce qui rend délicate toute tentative de réforme[19].

Afin de respecter les contraintes éditoriales inhérentes à un article de revue et considérant l’étendue et la diversité de l’aire géographique sur laquelle elle s’appuie, cette étude ne prétend à aucune exhaustivité. Dans une approche comparative, elle se bornera à relever différents exemples significatifs de discriminations s’arrêtant plus particulièrement sur certains pays du Maghreb où différentes réformes sont intervenues ces dernières années et notamment sur la Tunisie, qui reste à bien des égards une exception en la matière. Certains pays du Machrek seront également convoqués, plus particulièrement l’Egypte, eu égard au poids démographique et à l’influence intellectuelle qu’exerce ce pays sur l’ensemble du monde arabe et le Liban, Etat multiconfessionnel où certaines des problématiques étudiées trouvent un écho particulier. Pour chacune d’entre elles, nous nous arrêterons sur les normes islamiques qui les encadrent, sur les droits internes qui les régissent en tension avec les droits fondamentaux internationalement reconnus ainsi que sur leurs conséquences politiques et sociales

 

I. Les discriminations à l’égard des femmes musulmanes dans le mariage

 

Alors que dans la religion catholique le mariage constitue un sacrement[20], en islam le mariage est un contrat « placé par les auteurs dans la catégorie des contrats à prestations réciproques… par lequel un homme s’engage à verser une dot à une femme et à pourvoir à son entretien, en contrepartie d’avoir avec elle, licitement, des rapports intimes »[21]. Il n’en demeure pas moins qu’il comporte une dimension religieuse essentielle, le Coran le considérant comme une « alliance solennelle »[22]. Se marier constitue donc une obligation religieuse, plusieurs Hadîth (dires) du Prophète Muhammad enjoignant les musulmans à se marier[23], celui qui se marie préservant la moitié de sa religion[24].

Les rapports matrimoniaux tels qu’envisagés par la religion musulmane sont basés sur une inégalité de principe, le Coran nous indiquant que : «…Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la préférence que Dieu leur a accordé sur elles et à cause des dépenses qu’ils font pour assurer leur entretien…[25], le Coran ainsi que de nombreux Hadîth intimant également au mari d’exercer son pouvoir sans abus, avec modération et bienveillance[26]. Cette inégalité de principe n’est, somme toute, pas très éloignée de celle instituée par le droit romain primitif qui a été reprise par le code Napoléon où la cohésion du mariage était assurée par la prédominance maritale et la puissance paternelle[27]. Elle apparait adaptée à la société arabe du VIIe siècle, caractérisée par le tribalisme et dépourvue de pouvoir politique centralisé où la cohésion politique et sociale reposait sur l’équilibre des lignages. Dans ce type de société, le couple conjugal marqué par l’agnation[28], ne présentait pas en soi une importance centrale et devait avant tout ne pas déstabiliser cet équilibre. Pour ce faire, plusieurs des règles régissant le mariage musulman traduisent cette préoccupation en consacrant cette inégalité de principe. Elles concernent aussi bien les conditions de sa formation que celles de sa dissolution avec notamment la possibilité offerte aux hommes de répudier leurs épouses de manière unilatérale.

Afin de ne pas surcharger l’exposé, cette étude se limitera à l’étude de deux dispositions qui, replacées dans un contexte contemporain, apparaissent attentatoires à l’égalité des sexes : la polygamie et l’interdiction faite à la musulmane d’épouser un non-musulman.

 

A. La polygamie

 

La polygamie, c’est à dire la situation dans laquelle un homme peut épouser simultanément plusieurs femmes[29] apparait contraire aux droits de l’homme internationalement reconnus. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes issu de la Convention de Copenhague sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 a déclaré lors de sa 13e session (recommandation n°21) qu’il fallait la décourager et même l’interdire car elle était contraire à l’égalité des sexes et pouvait avoir de graves conséquences affectives et financières pour la femme et les personnes à sa charge. Le comité a également regretté que certains Etats parties à la convention dont la constitution garantit pourtant l’égalité des droits des deux sexes, autorisent la polygamie, soit par conviction, soit pour respecter la tradition[30].

De fait, environ cinquante Etats dans le monde autorisent la polygamie, et parmi ceux-ci, beaucoup se situent en Afrique subsaharienne où elle constitue un phénomène important qui n’est pas circonscrit à l’islam, les pourcentages de mariages polygames étant plus importants dans les régions majoritairement peuplées d’animistes et de catholiques[31]. Ce tropisme africain n’élude pas le fait que la polygamie reste autorisée dans la plupart des pays arabo-musulmans et, pour ce qui nous concerne, la totalité des pays arabes à l’exception de la Tunisie, même si elle y serait peu pratiquée, avec des taux qui dépasseraient rarement les 5%.[32]

Il convient toutefois de s’y attarder car elle constitue un exemple éclairant des évolutions juridiques en cours dans le monde arabe et des tensions entre tradition et modernité qui en résultent. Témoin de l’intensité de ces dernières, un article publié le 11 décembre 2009 dans Al-Masry al-yawmi, un quotidien égyptien indépendant, par Nadine Al Bedaïr, une journaliste saoudienne intitulé « Moi et mes quatre maris », où, de manière provocatrice, elle livre un plaidoyer pour la polyandrie afin de dénoncer les inégalités de genre dans le mariage[33]. Plus récemment, c’est au Maroc que les fiançailles d’un ministre déjà marié et non divorcé avec une de ses collègues ont suscité de nombreuses réactions, tant dans la société que sur la scène politique[34].

Car, tout comme dans d’autres traditions religieuses[35], la polygamie est autorisée en islam, même si elle est assortie de conditions qui en limitent, voire en dissuadent l’application. Ainsi, alors qu’en Arabie préislamique, les hommes se mariaient souvent avec un nombre illimité d’épouses, notamment les filles orphelines afin de s’approprier leur héritage, le Coran est venu protéger ces dernières, d’une part en limitant à quatre le nombre des épouses et en conditionnant ces unions plurielles au respect d’une stricte équité entre les coépouses[36] et d’autre part en précisant que cette équité est impossible à atteindre[37], ce qui revient à privilégier les unions monogames.

A partir de ce donné scripturaire dissuasif, des interprétations progressistes visant à interdire la polygamie vont voir le jour. Dès 1881, l’égyptien Muhammad Abdu’h, considérant qu’une telle pratique « détruit la famille, corrompt l’esprit des enfants et met la division entre les frères »[38] développe un argumentaire repris en 1930 par le tunisien Tahar Haddad[39] et en 1952 par le marocain Allal al Fassi[40] visant à soutenir que si Dieu tolère la polygamie, il l’assortit d’une condition dont il est expressément dit qu‘elle est impossible à réaliser ; la tolérance n’est donc qu’une apparence, ce qui justifie la monogamie.

Suivant ce mouvement, plusieurs Etats arabes ont essayé de dissuader la polygamie en l’assortissant de diverses conditions et restrictions : l’information des épouses[41] et leur consentement[42], leur traitement équitable[43], la possibilité d’insérer une clause de monogamie dans le contrat de mariage[44], et dans certains pays la possibilité de demander le divorce si l’épouse s’oppose au remariage[45], voire l’autorisation obligatoire du juge pour contracter un autre mariage[46].

Malgré ces avancées, la plupart des Etats arabes ne sont pas allés jusqu’à interdire la polygamie car, même si elle est rarement pratiquée et suscite des critiques, cela reviendrait à enfreindre une disposition coranique et mécontenter les musulmans les plus traditionnels. Ainsi en Egypte, la Haute Cour Constitutionnelle, qui opère depuis plusieurs années une distinction entre les principes « absolus » et « relatifs » de la charî’a [47] est venue rappeler le 14 août 1994[48] que la polygamie ressortait de la première catégorie et ne pouvait, de ce fait, être remise en cause car elle était autorisée dans le Coran.

En 2004, le débat a été relancé à l’occasion d’un projet de loi proposé par le Conseil national de la femme présidé par Suzanne Moubarak, épouse du Chef de l’Etat, prévoyant des sanctions assorties d’amendes en cas de second mariage. L’Université-Mosquée Al-Azhar, a refusé d’approuver ce projet de loi, le muftî d’Egypte Ali Gomaa rappelant à cette occasion que la charî’a autorisait la polygamie sans sanctions ni amendes[49].

Au Liban, la polygamie est autorisée pour les membres des différentes communautés musulmanes, hormis les druzes[50]. Un projet de statut personnel civil applicable, à leur demande, à tous les libanais sans condition de confession qui prévoyait en son article 9 l’interdiction pure et simple de la polygamie a été élaboré en 1998[51]. Devant la résistance d’une majorité de la population et notamment celle de tous les responsables des différentes communautés religieuses, il est resté au stade de projet, la polygamie, et plus largement le système de la personnalité des lois, continuant dès lors à s’appliquer.

La Tunisie constitue sur ce point une exception, l’article 18 du code du statut personnel interdisant la polygamie et assortissant cette interdiction de sanctions pénales à l’encontre du bigame et de son complice, passibles d’un an de prison et d’une amende[52]. Le code tunisien étend la notion de bigamie au mariage conclu hors les formes légales, c’est à dire en fait au mariage traditionnel. Ainsi, bien que la personne qui a contracté une union en ces formes ne soit pas mariée aux yeux de la loi, elle sera considérée comme étant polygame et passible des peines sus énoncées, si elle décide de conclure une nouvelle union et continue une vie commune avec son premier conjoint officieux[53]. La jurisprudence tunisienne a suivi l’élan moderniste du législateur en interprétant la notion de mariage hors les formes légales de manière extensive. La promesse de mariage faite à une femme par un homme marié, assortie de voyages en sa compagnie et d’un semblant de vie commune, avec tout ce que cela suppose comme entretien et achats de vêtements, peut être considérée comme constituant une forme de bigamie[54]. De même, est considérée comme bigame la femme qui poursuit une relation adultérine avec un homme résidant au domicile conjugal en sa compagnie et celle de son époux atteint d’une maladie mentale, ce dernier pourvoyant néanmoins à son entretien[55].

Il faut noter qu’en Tunisie, l’interdiction de la polygamie a été fondée, non pas sur le rejet des prescriptions religieuses, mais à partir de leur interprétation moderniste. Les dirigeants ont également su s’appuyer sur une tradition tunisienne ancrée depuis des siècles, plusieurs études ayant démontré l’existence dès le 8e siècle d’un type de contrat de mariage comprenant une clause de monogamie, le contrat de mariage dit « karouanais » car pratiqué à Kairouan, cité tunisienne présentée comme la 4e ville sainte de l’islam[56]. Le 13 août 1956, il y a donc presque 60 ans, le ministère de la Justice tunisien publiait une note à l’occasion de la publication du code du statut personnel ainsi libellée : « Nous avons suivi l’avis de certains jurisconsultes musulmans concernant la polygamie et ce qui a été admis par quelques-uns des exégètes commentant le Saint Verset traitant de ce sujet ; ceux-ci, en ont conclu à l’interdiction de la polygamie au vu de l’impossibilité de réaliser l’équité entre les épouses dans son sens concret … et des méfaits causés par cette pratique connus de nos jours, la jalousie ayant poussé une femme dont le mari s’est marié une deuxième fois à tuer sa rivale »[57].

On se situe là aux antipodes de la position exprimée par l’Arabie Saoudite… plus de cinquante ans plus tard. Le 17 janvier 2008, lors de la 8e séance de la Convention sur l’élimination de toutes les Formes de Discrimination à l’égard des Femmes, son représentant justifiait en effet la polygamie en ces termes : « Comme tout le monde sait, certains hommes ont des désirs qu’une seule femme ne peut satisfaire; ils doivent être à même de prendre des femmes additionnelles afin de ne pas être tentés de satisfaire leurs besoins en dehors du mariage, ce qui est interdit par le droit islamique. D’autres hommes souhaitent avoir des enfants et sont mariés avec des femmes stériles. La polygamie offre également une solution quand de nombreux hommes périssent en temps de guerre ; elle a permis à des femmes qui n’auraient pas eu de mari d’avoir le statut social d’épouse et d’avoir la sécurité financière. De nombreux experts confirment le bien-fondé de la charî’a en la matière »[58].

Toujours dans le domaine du mariage, une autre disposition discriminatoire à l’égard des femmes doit être évoquée en ce sens qu’elle contrevient aux droits humains internationalement reconnus mais également car on peut lui trouver quelques résonances de ce côté-ci de la Méditerranée.

 

B. L’interdiction faite à la musulmane d’épouser un non-musulman[59]

 

Dans la plupart des Etats arabes, un homme peut épouser une femme non-musulmane, à condition qu’elle appartienne aux religions du Livre, c’est-à-dire juive et chrétienne[60], alors qu’une femme musulmane ne peut épouser un homme non-musulman[61]. Ces dispositions se révèlent conformes à une interprétation majoritaire des sources religieuses[62], ce qui ne doit pas masquer le fait qu’il existe aussi des interprétations concluant à la licéité de ces mariages[63].

Parmi ces interprétations majoritaires, on retiendra celle de Tabarî, pour qui un musulman peut épouser une femme « dhimmîa » c’est à dire juive ou chrétienne à condition qu’il soit sûr que ses enfants pourront être de religion musulmane ; pour Ach-Chafi’i au contraire, les gens du Livre sont ceux qui vécurent avant l’avènement de l’islam. Ceux qui professent ces religions, judaïsme et christianisme entre autres, après la prédication de Muhammad, ils ne sera agréé d’eux que la conversion à l’islam. On n’acceptera pas d’eux l’impôt de capitation, la jizya, ils ne pourront être protégés (dhimmî), ils sont tels des polythéistes[64]. Certaines voix plus extrêmes sont même allées jusqu’à préconiser la peine de mort contre le non-musulman qui épouse une musulmane, considérant qu’il s ‘agit du moyen le plus efficace « pour que le kâfir (mécréant) n’en ait même pas l’idée et partant qu’il n’ose pas commettre cet acte qui attente à l’honneur de l’Islam et des musulmans »[65].

En appliquant cette interdiction, les droits arabes entrent en contradiction avec les règles du droit international des droits de l’homme qui ont posé le principe du droit au mariage sans restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ainsi que du libre et plein consentement des futurs époux qui jouissent de droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution[66].

Il faut ici noter que la plupart des Etats arabes ont adopté les conventions qui affirment ces principes en émettant toutefois des réserves par lesquelles ils excluent l’application dans leur ordre juridique interne des dispositions qui s’opposent à la charî’a [67] ainsi qu’aux dispositions constitutionnelles qui rappellent la prévalence de cette dernière[68]. Le Maroc et la Tunisie se sont prononcés sur la levée de ces réserves et notamment sur celles émises à l’encontre de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes. Le Maroc l’a fait par une décision de son monarque en 2008[69], la Tunisie s’y est prise en deux temps, par un décret-loi adopté par le conseil des ministres du gouvernement de transition le 16 août 2011 puis par une notification de cette décision au Secrétariat Général des Nations Unies le 17 avril 2014[70]. L’avenir nous dira si, dans ces deux pays les lois ainsi que les décisions administratives et judiciaires seront conformes à leurs engagements internationaux, comme le demandent depuis plusieurs années différentes ONG[71].

Pour l’instant, il nous faut constater qu’en ce qui concerne la question du mariage d’une musulmane avec un non-musulman, la Tunisie a connu ces dernières des débats jurisprudentiels significatifs. Afin de bien saisir l’étendue de la problématique juridique qui est posée, il faut tout d’abord noter que les dispositions du code du statut personnel tunisien sur cette question sont pour le moins ambiguës. Le texte du code en langue française prévoit en effet dans son article 5 al. 1er que « Les futurs époux ne doivent pas se trouver dans un des cas d’empêchement prévus par la loi » alors que le texte en langue arabe, qui fait foi car l’arabe est la langue officielle de la République Tunisienne, mentionne les « empêchements prévus par la char’îa ». Deux interprétations sont donc possibles : Si seuls les empêchements prévus par la loi sont susceptibles d’interdire le mariage, l’union de la musulmane avec le non-musulman apparaît valable car les articles 14 à 20 du code du statut personnel ne prévoient pas l’empêchement à mariage pour disparité de culte. Mais, si ce sont les empêchements prévus par la charî’a  qui prévalent, la musulmane ne pourra, de fait, épouser un non-musulman, conformément à l’interprétation majoritaire des versets coraniques précédemment évoqués.

Pendant longtemps, les juges ont validé cette interdiction en se basant sur des arguments religieux : ainsi dans l’arrêt « Hourya » du 31 janvier 1966 les juges de la Cour de cassation pensaient, « …qu’il est incontestable que la femme musulmane qui épouse un non-musulman commet un péché impardonnable » et « que la loi islamique tient un tel mariage pour nul et non avenu »[72]. Dans un autre arrêt intervenu en 1973, la Cour sanctionnait pénalement les deux époux[73].

On a assisté pendant quelques années à un revirement jurisprudentiel significatif. A la suite d’un jugement rendu le 29 juin 1999, un premier arrêt du tribunal de 1e instance de Tunis a admis la validité du mariage contracté entre une tunisienne musulmane et un belge non-musulman, au motif qu’il ne fait pas partie des empêchements au mariage prévus par le code du statut personnel.[74] Les juges de Cour d’appel de Tunis ont confirmé ce jugement le 6 janvier 2004 en considérant qu’accorder aux hommes la liberté d’épouser des non-musulmanes sans accorder cette liberté aux femmes contredisait le principe de l’égalité entre les citoyens posé par l’article 6 de la constitution.[75] Cette interprétation a été confirmée par la Cour de cassation les 20 décembre 2004[76], et 5 février 2009 [77] en se référant aux droits fondamentaux consacrés par les traités internationaux ratifiés par la Tunisie et à leur autorité supra-législative et infra-constitutionnelle[78]. Cependant, la tendance jurisprudentielle traditionnelle ne semble pas avoir disparue, quelques jugements ayant, depuis lors, annulés des mariages prononcés entre des tunisiennes musulmanes et des non-musulmans[79]. Selon Sami Bostangi, ces oscillations jurisprudentielles entretiennent « …une situation où, au sein d’un même ordre juridique et dans une même discipline, une logique confessionnelle dérivant du paradigme historique cohabite avec une logique laïque portée par l’essor des droits fondamentaux dans les ordres juridiques modernes. Leur alternance amène à créer une situation de flottement où aucun des modèles n’est à même de s’imposer, de manière définitive aux dépens de l’autre »[80].

Si la jurisprudence est partagée sur cette question, les pratiques administratives sont demeurées restrictives. C’est, tout d’abord, une circulaire du Secrétaire d’Etat à l’Intérieur en date du 17 mars 1962 qui a interdit la célébration de ces mariages en Tunisie, les considérant comme contraires aux dispositions « explicites » de l’article 5 du code du statut personnel[81]. Cette interdiction a ensuite été réaffirmée par un décret du Premier ministre en date du 19 octobre 1973[82] en vertu duquel un non-musulman qui souhaite épouser une tunisienne musulmane doit obligatoirement se convertir à l’islam, une circulaire du ministre de la Justice en date du 5 novembre 1973 interdisant une nouvelle fois aux officiers d’état civil de célébrer le mariage d’une musulmane avec un non musulman[83].

Bien que le Professeur Kalthoum Meziou fasse état d’une évolution de l’attitude des officiers d’état civil qui accepteraient depuis l’année 1996 de célébrer ces mariages sans soulever la disparité de religion[84], l’interdiction du mariage de la musulmane avec un non-musulman est toujours d’actualité. La circulaire de 1973 a été confirmée par la circulaire du ministre de l’Intérieur n° 59 du 23 novembre 2004 qui exige désormais des futurs maris non-musulmans désirant se marier avec une musulmane, une « attestation d’islamité », c’est-à-dire un acte de conversion, délivré par une autorité religieuse officielle, le muftî de la République tunisienne. Sur ce point précis, « la jurisprudence oscille entre souplesse et sévérité dans l’appréciation de la conversion à l’islam »[85]. Une tendance libérale est venue considérer que cette dernière était valide même si elle intervenait peu avant la date du décès et pouvait être prouvée par tous moyens[86]. Une tendance plus sévère a jugé nécessaire la présentation de l’attestation d’islamité susvisée[87].

Une rapide incursion sur différents sites officiels tunisiens permet de constater que les conditions requises pour la conclusion ou la transcription d’un contrat de mariage sont conformes aux textes officiels. Sont en effet mentionnées , soit « l’absence d’empêchements prévus par la charî’a », ce dernier terme étant traduit par « loi » sur les pages en langue française des sites visités[88], soit, plus clairement, la présentation d’un « certificat de conversion à l’islam pour le mari non-musulman délivré par le muftî tunisien » ou « pour les non-musulmans qui souhaitent se marier avec une tunisienne musulmane »[89], ou bien encore « l’absence d’empêchements prévus par la loi ou d’autres empêchements choréïques »[90].

Comme le dit Sana Ben Achour, l’absence de transcription de ces unions sur les registres de l’état civil tunisien – sauf conversion préalable de l’époux – a pour conséquence d’annuler les effets attachés au mariage, à savoir la validité de la cohabitation, le séjour régulier du conjoint, la filiation légitime, la succession entre époux, l’acquisition de la nationalité par mariage, le divorce éventuellement, etc[91].

Cette interprétation discriminatoire des textes revêt depuis quelques années une dimension nouvelle car de nombreuses femmes d’origine arabe et de confession ou d’origine musulmane résident désormais en France et plus largement en Europe où elles ont, statistiquement, beaucoup plus de chances de convoler en justes noces avec un non-musulman. Alors même qu’elles en conservent pour la plupart la nationalité, leur mariage ne pourra alors être reconnu dans leurs pays d’origine sauf si le futur mari accepte de se convertir à l’islam. Cette situation a été récemment relevée dans les médias français alors que le Maire d’Aubervilliers (Seine-St Denis) avait demandé un certificat de coutume pour célébrer un mariage entre un français non-musulman et une marocaine musulmane, le futur mari déclarant que les autorités marocaines auraient conditionné son obtention à sa conversion à l’islam[92]. Dans une réponse apportée à une question écrite posée par Philippe Meunier, député du Rhône, le ministre des Affaires Etrangères a précisé qu’interrogées sur ce point, les autorités marocaines ont déclaré que les certificats de coutume demandés en vue du mariage en France d’une ressortissante marocaine avec un ressortissant français étaient délivrés par les consulats du Maroc sur simple présentation d’une pièce d’identité et qu’il n’était pas exigé de certificat de conversion à l’islam du conjoint français[93].

Plus à l’Est, au Liban les statuts personnels des différentes communautés musulmanes (sunnite, chi’ite, druze, alaouite et ismaélienne) ne reconnaissent toujours pas le mariage de la femme musulmane avec un homme non-musulman. En 1998, l’opposition au projet visant à reconnaître le mariage civil non religieux[94] s’était cristallisée sur l’autorisation des mariages interconfessionnels et notamment ceux des musulmanes avec des non-musulmans. Le droit libanais reconnaît cependant le mariage civil conclu à l’étranger, y compris entre une musulmane et un non-musulman[95]. Le ministre de l’Intérieur a reconnu au mois d’avril 2013 le premier mariage civil conclu au Liban entre un sunnite et une ch’iite. Cette reconnaissance aurait-elle pu advenir si le futur couple était composé d’une musulmane et d’un non-musulman ? A défaut de réponse précise à apporter, il faut noter que le président de la République Michel Sleiman a félicité les futur époux sur son compte Twitter[96] alors même que le Grand muftî chi’ite Mohammad Rashid Qabbani a réagi à cette reconnaissance en déclarant que « Tout responsable musulman qui approuve la légalisation du mariage civil est considéré comme apostat et traître à la religion musulmane. Il ne sera ni lavé, ni mis dans un linceul et ne recevra pas de prières à sa mort, ni ne sera enterré dans les tombes des musulmans. Il est de notre devoir de nous opposer à ces tentatives de nous éloigner de notre religion par le biais de slogans qui prônent la réforme »[97].

Au-delà du mariage, les disparités cultuelles peuvent également entraîner d’importantes discriminations à l’égard des femmes en matière successorale.

 

II. Les discriminations à l’égard des femmes musulmanes en matière successorale

 

Le droit successoral apparaît intimement lié à l’identité des sociétés où il se déploie car il « touche à la conception qu’une société et les individus qui la composent se font de l’identité et de la prolongation de soi ; tout être vivant se soucie de cette continuité »[98]. Dans les sociétés où une majorité de la population est musulmane, il n’est donc pas étonnant que les règles touchant aux successions soient influencées par le droit musulman. Celui-ci est particulièrement prolixe et précis, à tel point que l’on peut se demander « …si en cette matière l’on doit plus admirer chez les juristes théologiens musulman le don de la théologie ou celui de l’arithmétique »[99].

Cette branche du droit jouit également d’un grand prestige, Ibn Khaldoun constatant que « …le partage des successions occupe une place à part dans les traités de droit… ; c’est un noble art parce qu’il exige une réunion de connaissances dont les unes dérivent de la raison et les autres de la tradition ; c’est une science très noble »[100].

Ces caractéristiques expliquent certainement le classicisme des droits positifs arabes en la matière, car il est plus facile de s’écarter de règles fixant des principes généraux que d’un donné scripturaire fourni, même s’il contient des dispositions discriminatoires à l’égard des femmes. C’est le cas de l’inégalité successorale entre fils et filles, mais aussi de l’incapacité successorale du musulman vis-à-vis du non-musulman.

 

A. L’incapacité successorale du musulman vis-à-vis du non-musulman

 

Même si cette disposition apparait discriminatoire à l’égard des deux sexes, elle est également attentatoire à l’égalité entre les sexes en ce qu’elle aboutit à priver les épouses de la succession des biens de leur époux ou de leurs enfants. Ce principe ressort, comme en ce qui concerne le mariage de la musulmane avec un non-musulman d’une interprétation des sources religieuses encore largement majoritaire, même si elle est remise en cause par certains auteurs[101]. Il reste consacré par tous les Etats arabes[102], mais il fait l’objet de débats. Même si ceux-ci sont moins prégnants que ceux concernant l’inégalité successorale entre les sexes, il faut noter qu’au Maroc, ce principe a été dénoncé par le Conseil National des Droits de l’Homme, organe consultatif officiel comme constituant une inégalité entre les hommes et les femmes[103].

Sur cette question, il nous faut toutefois constater que le particularisme tunisien s’exprime encore. Dans ce pays, cet empêchement à successibilité est fondé sur une interprétation de l’article 88 du code du statut personnel ainsi libellé dans sa traduction française : « L’homicide volontaire constitue un empêchement à la successibilité…  », alors que la version officielle en langue arabe fait de l’homicide volontaire « un des » empêchements à successibilité. Ceci a été interprété en 1966 par les juges de la Cour de cassation comme signifiant qu’il existait d’autres causes d’empêchement successoral parmi lesquelles la disparité de culte[104].

 

Tout comme concernant la problématique du mariage de la musulmane avec un non-musulman, les premiers revirements jurisprudentiels intervenus dans les années 2000 ont été le fait de juges du fond « Nés avec l’indépendance et le Code du statut personnel, formés à l’Université tunisienne, imprégnés de l’enseignement de l’école moderniste, mais également plus proches des justiciables parce qu’ils jugent des faits et du droit »[105]. C’est un jugement rendu par le Tribunal de 1e Instance de Tunis le 18 mai 2000 qui a amorcé ce mouvement[106]. A cette occasion, les juges ont tenu l’argumentaire suivant : « L’interdiction de la discrimination religieuse est un principe fondamental de l’ordre juridique tunisien ; la liberté de religion est inscrite à l’article 5 de sa constitution, dans les articles 2, 16 et 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, au paragraphe 2 de l’article 2 du pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels et au paragraphe 2 de l’article 1er du traité international sur les droits politiques auxquels la Tunisie a adhéré. Le principe de non-discrimination religieuse peut d’ailleurs être induit de tous les textes de loi en vigueur faisant de lui un principe directeur de l’ordre juridique tunisien ». Les juges ont également estimé que l’interprétation de l’article 88 du code du statut personnel visant à empêcher la successibilité pour disparité de culte « viole l’article 6 de la constitution en créant deux catégories de Tunisiens, l’une ayant la capacité d’hériter pour avoir la même religion que le de cujus, l’autre interdite de succession pour avoir exercé l’une de ses libertés fondamentales ».

Cette position, confirmée par la Cour d’appel de Tunis[107] ainsi que par la cour de cassation dans un arrêt du 20 décembre 2004[108], a fait cependant par la suite l’objet de fluctuations importantes, révélant l’intensité des débats que ces questions suscitent encore dans la société. Dans un arrêt rendu le 8 juin 2006, la Cour de cassation réaffirmait ainsi une position traditionnelle en qualifiant la disparité de culte d’empêchement à successibilité[109], puis revenait sur sa position presque aussitôt en rejetant cet empêchement[110] … pour le confirmer de nouveau le 10 février 2007[111]. Deux ans après, la Cour de cassation adoptait de nouveau une position libérale, très fermement argumentée[112], en mettant notamment l’accent sur le caractère patriarcal de l’interdiction faite aux musulmanes d’épouser un non-musulman, l’interdiction ayant été posée par le fiqh parce que la femme est placée sous la tutelle de son mari et du fait de sa religion musulmane, elle ne peut être placée sous l’autorité d’un époux non-musulman. Or, la femme n’est plus en droit tunisien, placée sous l’autorité de son mari.

Cependant, quelques mois plus tard, un arrêt inédit du 30 juin 2009[113] adoptait de nouveau une interprétation traditionnelle. La Cour a justifié sa position en ces termes : « L’article 1er de la constitution qui institue l’islam en religion d’Etat, placé au sommet de la hiérarchie des normes est révélateur de la volonté du législateur de faire de l’Islam l’un des principaux socles sur lequel repose cette société ». Elle convoquait ensuite le Hadith du Prophète en vertu duquel « Le musulman n’hérite pas du kâfir, ni le kâfir du musulman », souvent cité pour justifier de l’interdiction d’hériter entre musulmans et gens du Livre en écartant l’argument en vertu duquel les gens du Livre seraient exclus de la catégorie des kâfir, c’est-à-dire des mécréants. Cet arrêt a suscité de nombreuses réserves, Kalthoum Meziou estimant qu’il resterait isolé[114], un jugement de la Cour d’appel de Tunis étant pourtant venu récemment justifier de nouveau l’incapacité successorale du musulman vis-à-vis du non-musulman[115].

Monia Ben Jemia[116] relève cependant une évolution intéressante dans ces fluctuations jurisprudentielles. Aux termes d’un arrêt rendu par la Cour d’appel de Nabeul le 24 décembre 2009[117], l’argumentaire religieux vient désormais conforter la thèse égalitaire. Pour les juges d’Appel de Nabeul, la charî’a n’interdit pas ces successions dès lors que l’épouse appartient à l’une des religions du Livre, c’est-à-dire est juive ou chrétienne. Pour la Cour, il existe sept empêchements successoraux prévus en droit musulman, parmi lesquels figure le kufr, c’est-à-dire la mécréance et non la disparité de religion. Et de poursuivre : « En revanche, les jurisconsultes ne s’accordent pas sur l’authenticité du Hadîth prévoyant la non successibilité entre communautés, d’autant plus que ce principe conduirait à s’immiscer dans le statut personnel des communautés non-musulmanes, ce qui n’est pas autorisé »[118]. Il s’agit là, comme le note Sana Ben Achour « De ne pas abandonner l’argumentaire religieux, mais de se le réapproprier pour appuyer la revendication d’égalité »[119], qui se pose avec plus d’acuité à la faveur de l’implantation en France et plus largement en Europe de personnes d’origine maghrébine.

Ainsi les femmes musulmanes possédant la nationalité d’un pays du Maghreb, voire bénéficiant de la double nationalité[120] mariées à un non-musulman, dont le mariage a été reconnu en France mais pas dans leurs pays d’origine ne pourront transmettre les biens qu’elles y possèdent ou desquels elles pourraient hériter, à leur mari ou à leurs enfants considérés également comme non-musulmans. Ces derniers iront à leurs parents, à leurs frères ou sœurs, ou à leurs cousins plus ou moins lointains. Ces femmes pourront seulement transmettre une partie de leurs biens par testament, cette matière n’étant pas marquée par des empêchements provoqués par une disparité de culte.

 

B. L’inégalité successorale entre les sexes

 

Cette disposition qui ressort de l’interprétation de différents versets coraniques[121], est appliquée dans tous les pays arabes[122], qui l’assortissent parfois de dispositions (legs obligatoire[123] et « retour de surplus » (radd)[124]) permettant de palier à cette inégalité, sans toutefois y remédier totalement. Elle fait l’objet de critiques, émanant tant d’acteurs associatifs que de juristes[125]. Le Centre d’Information et de Documentation sur les Droits de l’Enfant et de la Femme en Algérie[126] ou l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates et l’Association Tunisienne des Femmes pour le Développement[127] ont revendiqué l’égalité successorale en se fondant sur des éléments historiques (l’évolution des sociétés arabes depuis la révélation coranique), sociaux-économiques (la précarisation sociale des femmes en butte à cette inégalité), juridiques (l’atteinte au principe de l’égalité des sexes affirmé tant par les dispositions constitutionnelles que les conventions internationales). Mais ils se sont également basés sur des éléments plus strictement religieux, cette règle devant être comprise dans le contexte socio-historique de l’époque de la révélation coranique et être, de ce fait, adaptée aux sociétés contemporaines conformément aux finalités égalitaires d’un message spirituel à vocation universelle.

Ces revendications ont été remises au gout du jour en Tunisie où des manifestations ont été organisées à Tunis en ce sens lors des 55e et 56e anniversaires de la promulgation du code du statut personnel. Plus récemment, faisant suite à un sondage effectué sur la question de l’égalité dans l’héritage duquel il est ressorti que l’égalité successorale est acceptée si elle constitue un choix librement consenti des héritiers[128], une proposition de loi en ce sens initiée par le député indépendant Mehdi Ben Gharbia et signée par 27 députés a donné lieu à de nombreux débats et provoqué l’opposition ferme du muftî de la République au nom du respect des prescriptions coraniques en la matière[129].

Au Maroc, la recommandation du Conseil National des Droits de l’Homme visant amender les dispositions du code de la famille en vue d’accorder aux femmes une égalité de droits notamment en matière successorale[130] a également suscité de nombreux commentaires dans la société civile que dans la sphère politique et religieuse. Une enquête menée en 2006 a montré qu’une large majorité de marocains trouvait juste la répartition inégalitaire de l’héritage entre les deux sexes (83,2% de la population des enquêtés). Toutefois, 39,6% des 18-24 ans étaient d’accord avec les parents qui, de leur vivant, répartissent à parts égales l’héritage entre les filles et les garçons contre seulement 15,9% des 60 ans et plus qui approuvaient la démarche[131]. Cette évolution des mentalités doit être corrélée au fait que les femmes accèdent désormais davantage au travail salarié et jouent un rôle économique plus important au sein de la famille[132].

Les problématiques liées à cette inégalité successorale se révèlent, comme en matière de mariage, avec plus d’acuité si l’on s’éloigne du monde arabe et que l’on traverse la Méditerranée. L’acquisition d’un bien immobilier dans le village ou plus largement le pays d’origine a toujours constitué un objectif pour beaucoup d’immigrés et notamment pour ceux originaires du Maghreb afin de loger dignement leurs familles restées au pays ou de bénéficier elles-mêmes d’un confort de vie qui leur a été longtemps inaccessible dans leurs pays d’accueil. Plus généralement, ces acquisitions signaient le succès d’une émigration souvent marquée par des conditions de vie dont la difficulté restait inavouable. Aujourd’hui, à la faveur du développement du marché de l’immobilier, notamment en Tunisie et au Maroc mais également grâce à l’émergence d’une classe moyenne issue de l’immigration, les comptes en devises des émigrés et de leurs descendants sont courtisés par les promoteurs et les banquiers. Alors que beaucoup se sont lancés dans l’acquisition d’une résidence principale dans les pays où ils vivent la majorité de l’année en Europe, ils caressent le projet d’acquérir une deuxième, voire une autre propriété dans leurs pays d’origine, plus proche des zones touristiques ou des grandes villes.

En France, une jurisprudence constante soumettait, jusqu’à il y a peu, les successions mobilières à la loi du dernier domicile du défunt[133], et les successions immobilières à la loi du lieu de situation de l’immeuble[134]. De fait, lors d’un partage successoral, les biens immobiliers situés au Maghreb ou dans un autre pays arabe étaient soumis à l’inégalité successorale sus évoquée, alors que les biens situés en France étaient partagés conformément au droit successoral français qui ne connaît pas une telle inégalité. Depuis l’entrée en vigueur le 17 août 2015 du règlement de l’Union Européenne sur les successions[135], la loi applicable à la succession concernant les biens mobiliers ou immobiliers est celle de l’Etat dans lequel le défunt a sa résidence habituelle au moment de son décès.

Cette disposition ne résout qu’en partie la problématique de l’inégalité successorale entre fils et filles dans le cadre franco-maghrébin. En effet, par exception au principe sus-énoncé, il sera fait application de la loi de l’Etat dans lequel le défunt n’avait pas sa résidence habituelle s’il présentait des liens « manifestement plus étroits avec un Etat autre », ce qui, avant que cette notion soit davantage précisée par la jurisprudence, peut sembler pouvoir s’appliquer à des personnes nées ou ayant des attaches particulières dans cet Etat. De plus, en cas de pluri-nationalité, ce qui est généralement le cas des personnes d’origine maghrébine qui résident en France, la possibilité est également laissée de choisir la loi d’un des Etats dont elles possèdent la nationalité.

Une étude menée en 1999 dans la région lyonnaise faisait état de l’existence d’arrangements conformes aux règles religieuses ou coutumières du pays d’origine lors des partages successoraux au sein des familles maghrébines, le recours à la loi française semblant uniquement formel[136].

Est-ce qu’aujourd’hui, cette étude aboutirait à des conclusions similaires ? Cette uniformisation partielle des dispositions juridiques régissant les successions internationales ne pourrait-elle pas peser plus favorablement sur les revendications visant à établir l’égalité dans l’héritage dans les pays arabes et notamment maghrébins ? Cela supposerait alors que ces revendications soient aussi portées par des binationaux bénéficiant de l’égalité successorale dans les pays où elles vivent la majorité de l’année et où beaucoup sont nées.

 

Conclusion : Quelles voies vers l’égalité pour les musulmanes dans le monde arabe ?

En Occident, l’islam est encore très souvent perçu comme une religion oppressive à l’égard des femmes. Pourtant, l’hypothèse d’une corrélation entre les discriminations dont elles sont victimes dans le monde arabe et l’élément religieux est loin d’être précisément établie, même si ceux qui souhaitent maintenir, voire accentuer les dispositions juridiques qui les fondent se prévalent de l’islam comme ferment des identités nationales[137]. Les sources scripturaires musulmanes et plus largement non-musulmanes contiennent des principes moraux dont certains sont profondément conservateurs et d’autres entrent en résonance avec les droits de l’homme internationalement reconnus.

S’il semble excessif d’affirmer que l’égalité des sexes est d’essence islamique, il faut être attentif à la réflexion de certaines féministes musulmanes, pas seulement arabes, pour qui « Ce n’est pas l’islam en tant que message spirituel qui opprime les femmes, mais bien les différentes interprétations et dispositions juridiques entérinées depuis des siècles par des idéologies savantes qui faute d’avoir été réformées, ont fini par supplanter le texte sacré et le transformer en lois religieuses immuables »[138]. A l’appui de cette thèse, se trouve l’affirmation selon laquelle le Prophète Muhammad aurait «…œuvré sans relâche pour élever les femmes au statut plein et entier de personnes morales » en légiférant sur des questions les concernant directement, comme la polygamie ou les successions, au sein et souvent en opposition avec une société tribale et patriarcale du VIIe siècle où il n’était pas rare que les filles soient enterrées vives à la naissance[139]. Bien que l’on puisse aussi penser que l’islam n’est rien d’autre que ce qu’en font les musulmans, ce féminisme islamique offre de stimulantes perspectives en permettant de ne pas renvoyer le combat pour l’égalité des sexes à une préoccupation occidentale qui n’aurait aucune efficience dans le monde arabo-musulman. Ce positionnement suffira-t-il pourtant à réduire les discriminations dont sont toujours victimes les femmes dans le monde arabe ? [140]

La réponse à cette question dépendra des développements politiques à venir dans cette partie du monde en plein bouleversement. Dans certains pays, les droits des femmes semblent évoluer positivement. Ainsi, l’égalité des sexes a été consacrée dans les nouvelles constitutions marocaine, égyptienne et tunisienne qui accordent aux femmes de nouveaux droits tant en matière civile qu’au niveau politique, économique, social et culturel[141]. Des législations visant à criminaliser les violences faites aux femmes ont été adoptées ou sont en débat dans plusieurs pays[142]. Même si de nombreuses difficultés persistent,[143] il ne faut cependant pas douter du fait que les femmes arabes, dont beaucoup jouent aujourd’hui un rôle majeur dans le débat politique, dans l’action sociale et l’activité économique, continuent à mener ce combat universel et inachevé avec détermination.

 

[1] Gimbutas Marija, The Language of the Goddess: Unearthing the Hidden Symbols of Western Civilization, San Francisco, Harper & Row, 1989 ; trad. fr. Le Langage de la Déesse, Paris, éd. des Femmes, ‎ 2005.

[2] Vallet Odon, « La revanche des dieux mâles », in Le Monde des Religions, Dossier La femme dans les religions, n°33, Janv. Fév. 2009, p.24-25.

[3] Héritier Françoise, Hommes, femmes, la construction de la différence, Paris, Ed. Le Pommier-Cité des Sciences et de l’Industrie, 2005, p. 35-36.

[4] Ibid., p. 45-46.

[5] Buisset Ariane, « La misogynie dans les textes », in Le Monde des Religions, op. cité, p. 26 à 29.

[6] Dans une note de renseignement en date du 21 décembre 1925 émanant de la Direction du contrôle central et des contributions de la Ville de Paris, ayant pour objet « La désignation des emplois de chefs et de sous-chefs de bureau qui pourraient être confiés à des femmes » on pouvait lire : « Le caractère féminin, au cours de ses tentatives récentes d’émancipation, a-t-il déjà montré dans l’administration, l’industrie, la médecine ou le barreau qu’on pouvait faire confiance à la rectitude de son jugement ? Il est permis d’en douter si l’on interroge ceux qui ont quelque expériences à ce sujet : la notion de simple justice, de la froide raison, du sens juridique, de la franchise sans restriction mentale et de la responsabilité échappe encore, à l’heure actuelle à la plupart des femmes, même sélectionnées », cf. « La République au féminin, 1789 à 1944, la longue histoire des femmes de la République », 2003, http://www.thucyclide.com/realisations/comprendre/femmes/intro.htm

[7] Et ce malgré une brève légalisation du vote des femmes pendant la Commune de Paris, en 1871. A titre de comparaison, les néo-zélandaises ont été les premières à voter en 1893, les turques votent depuis 1930 aux élections locales et 1934 aux élections nationales. Mais les saoudiennes ont voté pour la première fois en 2015.

[8] En France, en 2015, les femmes touchaient encore un salaire de 24% moins élevé que celui des hommes et seulement 26,9% de femmes siégeaient à l’Assemblée nationale : Les inégalités entre les femmes et les hommes en France, Observatoire des inégalités, 3 mars 2015, http://www.inegalites.fr/spip.php?article1400

[9] Alors qu’en 1789, Nicolas de Condorcet rédigeait un article intitulé « Sur l’admission des femmes au droit de cité », demandant la reconnaissance des droits de la femme et dénonçant le caractère patriarcal de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen adoptée le 26 août 1789, une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne était imprimée en 1791 à Paris par Olympe de Gouges.

[10] Conférences de Mexico (1985), de Copenhague (1980), de Nairobi (1985) et de Pékin en 1995.

[11] Tahrir al mar’a’ al muslima, Kitab al-murshid al-‘ aminfi tarbiyyati al-banati wa al-banin, Oeuvres complètes, Le Caire, 1872. trad. fr. L’émancipation de la femme musulmane, le guide honnête pour l’éducation des filles et des garçons, Paris, Beyrouth, Al Bouraq Eds. 2000.

[12] Tahrir al-mar’a, (La libération de la femme), 1899 ; Al Mar’a al-jadida (La femme nouvelle) ,1900.

[13] Il a soutenu en 1913 sa thèse à Paris intitulée La condition de la femme dans la tradition et l’évolution de l’islamisme, dans laquelle il critiquait ouvertement l’influence de l’islam sur la condition réservée à la femme musulmane, ce qui lui valut les foudres de l’université Al Azhar. Réed. La condition de la femme en islam, Paris, Alia, 2002.

[14] Notre femme dans la législation islamique et la société, 1930, Réed. Tunis, MTL, 1978 : « C’est la femme qui donne naissance au peuple, c’est à elle aussi de l’élever et de l’éduquer », Ibid. p. 92.

[15] Sonia Dayan-herzbrun, « Féministe et nationaliste égyptienne : Huda Sharawi », in Mille neuf cent, n°16, 1998, p. 57 à 75.

[16] Le monde arabe, et particulièrement le Machrek comprenant de fortes minorités chrétiennes. Les femmes issues de ces communautés subissent également des discriminations, le modèle patriarcal à l’origine de ces dernières ne pouvant pas être uniquement corrélé à l’islam. Il semble, par exemple, que les crimes d’honneurs soient également pratiqués en Jordanie dans les milieux chrétiens urbanisés. Valensi Lucette, « La condition des femmes dans les pays arabes », in Projet, 5/2004, n°282, p. 27.

[17] Sur le contenu de ces réformes : Bras Jean-Philippe, « La réforme du code de la famille au Maroc et en Algérie : quelles avancées pour la démocratie ? », Critique internationale 4/2007 (n° 37), p. 93-125.

[18] Sur toutes ces questions, comme plus généralement sur les droits des femmes dans les pays arabes, voir la thèse très documentée de Khillo Imad, Les droits de la femme à la frontière du droit international et du droit interne inspiré de l’islam : le cas des pays arabes », Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2009, p. 327 à 348.

[19] Concernant le Maghreb : Papi Stéphane, L’influence juridique islamique au Maghreb (Algérie-Libye-Maroc-Mauritanie-Tunisie), Paris, l’Harmattan, Collection Histoire et perspectives méditerranéennes, novembre 2009.

[20] Code de droit canonique de 1983, Canon 1055 – § 1.

[21] Linant de Bellefonds Yves, Traité de droit musulman comparé, La Haye-Paris, Mouton, 1965, p. 23.

[22] Sourate IV, verset 21.

[23] « Oh, jeunes gens ! Quiconque possède parmi vous la capacité physique et les moyens financiers nécessaires au mariage, qu’il se mette en ménage. Certes, le mariage contraint les regards lascifs et préserve la chasteté. Quant à celui qui n’en possède pas les moyens, qu’il jeûne, car le jeûne le protègera contre la tentation », Hadîth rapporté par Muslim, Sahîh, n°2485.

[24] Le mariage « … permet de rabattre le regard et de préserver sa chasteté… Quiconque se voit octroyer de la part de Dieu une femme vertueuse doit savoir que Dieu l’a aidé à accomplir la moitié de sa religion. Qu’il craigne alors Dieu pour l’accomplissement de la moitié restante » : Hadîth rapporté par At-Tabarâni et Al-Hâkim, n° 2681.

[25] Coran, sourate IV, verset 34 : Masson Denise, Essai de traduction du Coran, revue par el Saleh Sobhi, Paris, Gallimard, La Pléiade/Beyrouth, Dar al Kitab al Lubnani, 1980, p. 106.

[26] Coran, sourate II, versets 229 et 231.

[27] Malaurie Philippe, Droit civil, droit de la famille, Paris, Cujas n°21, n°4, p. 12 cité in Jahel Sélim « La lente acculturation du droit maghrébin de la famille dans l’espace juridique français », in Revue Internationale de Droit Comparé, 1/1994, p. 47.

[28] La famille agnatique se caractérise par une ascendance masculine, un héritage qui se transmet en ligne paternelle, de père en fils, afin de sauvegarder l’indivision du patrimoine familial.

[29] Plus précisément, cette situation correspond à la « polygynie », la polygamie englobant aussi bien cette dernière que la « polyandrie », c’est à dire le fait pour une femme d’avoir plusieurs époux.

[30] Point n°14 : polygamie http://www.un.org/womenwatch/daw/cedaw/recommendations/recomm-fr.htm

[31] En Afrique subsaharienne, les animistes présenteraient un taux de polygamie égal à 47,5%, supérieur à celui des musulmans. Au Tchad, les animistes seraient polygames à 51,4%, les catholiques à 46,8%, loin devant les musulmans (35,6%) : Todd Emmanuel, Courbage Youssef, Le rendez-vous des civilisations, Paris, Le Seuil, 2007, p.63.

[32] Todd Emmanuel, Courbage Youssef, Le rendez-vous des civilisations, op. cité, p.60 ; Kateb Kamel, « Scolarisation féminine massive, système matrimonial et rapport de genre au Maghreb », in Actes du 26e congrès international de démographie, Marrakech, 2009, http://iussp2009.princeton.edu/papers/90016 ; LOCOH Thérèse, Ouad ah-Bedidi Zahia, Familles et rapports de genre au Maghreb, évolutions ou révolutions, INED, document de travail n°213, octobre 2014, p. 12.

[33] Gonzalez-Quijano Yves, « Moi et mes quatre maris : l’égalité devant la polygamie », in Culture et politique arabes, 3 janvier 2010, http://cpa.hypotheses.org/1535 ; Ganly Katharine, « Monde arabe, un article sur la polygamie fait des vagues », in Global voices, 1er décembre 2010, http://fr.globalvoicesonline.org/2010/01/12/27335/.

[34] « Maroc : polygamie au conseil des ministres », 15 avril 2015, http://www.bladi.net/polygamie-conseil-ministres,41724.html

[35]La lecture de l’Ancien Testament est là pour nous rappeler que le roi Salomon était polygame puisque selon le Livre des Rois il avait « sept cent épouses de rang princier et trois cent concubines » (Premier Livre, 11:3) ; de même, selon Isaïe, il arrivera un jour où sept femmes s’arracheront un homme en disant : « Nous mangerons notre pain, nous mettrons notre manteau, laisse-nous seulement porter ton nom. Ôte notre déshonneur ». (Isaïe : 1.) Ainsi, chez les Hébreux, après leur établissement en Palestine, le nombre des épouses pour un même homme atteint des dizaines, l’agriculture ayant besoin d’une main d’œuvre considérable et donc d’une large progéniture.

Après l’exode, l’abandon de l’agriculture et l’adoption du commerce, la polygamie se restreint, le commerce se suffisant d’une main d’œuvre limitée ; le Talmud limitera donc la polygamie à quatre épouses. (Le Talmud de Jérusalem, Ketouboth, 10, 1 à 6, Mishna et Gimara, Eds. Schwab, V/1, p. 127 et suite). La polygamie existait également à Sparte (Hérodote, Histoire, V, 39-40.), en Inde brahmanique (Cf. notamment « Rig Veda » Eds. Wilson, 1/12/2, 4 ; 1/17/1, 10 ; 1/18/6, 3 ; 3/1/6, 4 ; 4/1/5, 13 ; 5/3/10, 12 ; 5/4/3, 6 ; 7/1/6, 5 ; 7/2/1, 2 et 22 ; 8/3/3, 6 ; 10/9/12, 10) et chez les peuples germains (Caesar Julius, De bello Gallico, 1/53 ; Tacite, Germania, 18).

[36] Sourate IV, verset 3.

[37] Sourate IV, verset 129.

[38] Borrmans Maurice, Statut personnel et famille au Maghreb de 1940 à nos jours, Paris/ La Haye, Mouton, 1977, p. 55-56.

[39] Charfi Mohamed « L’influence de la religion dans le droit international privé des pays musulmans », in Recueil de l’académie de La Haye, Tome n°203 (1987-III), p. 435.

[40] Al Naqd ad dati (L’autocritique), Le Caire, 1952.

[41] Egypte : art. 40 bis de la règlementation des agents et des notaires du mariage de l’année 1955, modifiée par la décision n° 1727 / 2000 du ministre de la Justice. Loi du statut personnel jordanien de 1976, amendée en 2001, arts. 6 al.2 et 3. Code qatari de la famille de 2006, art. 14. Loi yéménite sur le statut personnel de 1992 amendée en 1998, art.12.

[42] Code de la famille algérien, art.8 alinéa 3. Code de la famille marocain, art.45.

[43] Loi du statut personnel jordanien de 1976, art. 40. Depuis 2001, le juge devra, avant la signature du contrat de mariage vérifier la capacité financière du mari à payer la dot et assurer l’entretien (art. 6 bis al. 1er). Code qatari de la famille de 2006, art.14. Loi yéménite sur le statut personnel de 1992 amendée en 1998, art.12. En Syrie, selon la loi sur le statut personnel de 1953 amendée en 1975, le juge peut interdire un mariage qui ne répond pas à cette condition d’équité entre les épouses, à moins que le mari puisse se prévaloir d’une « justification légale », au sens de la charî’a, c’est-à-dire qu’il puisse le justifier religieusement (art. 17). La note explicative relative à cette référence religieuse ajoutée en 1975, s’est prévalue du fait que la seule référence aux capacités financières du mari était « inadéquate » : Reasons Necessitating the Amendment of the Law of Personal Status’, in ‘Atari, Mamduh (ed), Qanun al-ahwal al-shakhsiyya. (Damascus, 2002).14. Code marocain de la famille, art.41.

[44] Code marocain de la famille, art.40. Code algérien de la famille, art.19. Code du statut personnel mauritanien, art.28. Au Liban, une clause de monogamie est prévue et applicable dans le statut personnel de la communauté sunnite en référence à l’art. 38 du code ottoman de la famille ainsi libellé « La femme peut valablement stipuler que son mari n’épousera pas une autre femme et que, s’il le fait, elle-même ou la seconde épouse, suivant les termes de la clause, sera considérée comme répudiée ». Cette disposition n’est cependant pas applicable à la communauté chi’ite. En pratique, constatait que sur plus de 3000 contrats de mariage enregistrés à Beyrouth en mai 2000, aucun ne contenait de clause de monogamie : El Husseini Beghdache Roula, « Le rôle de la volonté en droit musulman de la famille », in Actes du colloque « Droit et religion » organisé par le Centre d’étude des droits du monde arabe de l’Université St Joseph, CEDROMA Beyrouth, mai 2000 : http://www.cedroma.usj.edu.lb/pdf/drreli/Husseini.pdf:

[45] Code marocain de la famille, art.45. Code du statut personnel mauritanien, art.29. En Egypte, l’épouse informée du remariage de son mari dispose alors d’un délai d’un an pour demander le divorce, à condition de prouver l’existence d’un préjudice moral ou matériel.

[46] Code de la famille algérien, art. 8 al. 3. Code marocain de la famille, art. 41. La Libye restreignait également l’exercice de la polygamie en la soumettant à différentes conditions posées par les lois de 1984, du 1er septembre 1991 et du 29 janvier 1994, ces dernières ayant été levées par la Haute Cour de Justice le 5 février 2013.

[47] H.C.C, 15 mai 1993, n°7/8, Rec. Vol.5, part.2, p.290 et s. H.C.C, 2 juin 2013, n°41/26 ; JO n°23 bis (b), 10 juin 2013. Ce faisant, la Haute Cour Constitutionnelle réduit considérablement la portée de l’article 2 de la constitution de janvier 2014 aux termes duquel : « Les principes de la charî’a islamique sont la source principale de la constitution ». Sur ce point Cf, Bernard-Maugiron Nathalie, Dupret Baudouin, « Les principes de la charia sont la source principale de la législation. La H.C.C et la reference à la loi islamique”, Egypte-Monde Arabe, n°2, 1999, Nvelle série ; Bernard-Maugiron Nathalie, Le politique à l’égard du judiciaire : la justice constitutionnelle en Egypte, Bruxelles, Bruyland, 2003.

[48] H.C.C, 14 août 1994, n°35/9, Rec. Vol. 8 p.331 et s.

[49] Khillo Imad, Les droits de la femme à la frontière du droit international et du droit interne inspiré de l’islam : le cas des pays arabes », op.cité, p. 317 et 318 ; Proposals from Printemps d’Egalité and the Federation of Women’s Work, Benyahya, Muhammad (ed.), Al-Mudawwana al-jadida li-al-usra. (Rabat, 2004). 89, 95.

[50] Art. 10 de la loi du 24 février 1948.

[51] Karam Karam, Le mouvement civil au Liban. Revendications, protestations, mobilisations associatives dans l’après-guerre, Paris, Karthala, 2006.

[52]Art. 18, alinéa 2.

[53]Art. 18, alinéa 3.

[54]C. Cass. pén. 14738, 9 octobre 1986: BCC 1986, p. 317.

[55]C. Cass. pén. 15899, 27 janvier 1988 : BCC 1988, p. 122.

[56] Largueche Dalenda, Monogamie en Islam, l’exception karouanaise, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 2011.

[57] Communiqué du ministre de la Justice du 13 août 1956 annonçant la promulgation du CSP, L’Action, 3/9/1956, n° 65, p. 1.

[58] CEDAW/C/SR.816, réponse d’Al Hadlaq M., n°75, p. 8.

[59] Papi Stéphane, « La reconnaissance du mariage mixte des musulmanes dans les législations maghrébines », in Annuaire Droit et Religions, volume n°4, année 2009-2010, p. 149 à 164.

[60] Code marocain de la famille, art 39 al. 5. Code du statut personnel mauritanien, art. 46. Loi sur le statut personnel koweitien (1984), art. 18 al. 2. Code du statut personnel jordanien de 1976 amendé en 2001, art.33 al.2. En Egypte, un homme musulman peut épouser toute femme, quelle que soit sa religion, à condition qu’elle ne soit ni polythéiste, ni membre d’une communauté non reconnue : par exemple celle des Bahaïs. (Arts. 31-31 et 120 du code de Qadri Pacha)

[61] Code algérien de la famille, art. 30 alinéa 5. Code marocain de la famille, art. 39 alinéa 4. Code de statut personnel mauritanien, art. 46. Code de statut personnel syrien du 7 septembre 1953 (loi N° 59 de l’année 1953 amendé par la loi N° 34 de l’année 1975), art. 48. Code du statut personnel jordanien de 1976 amendé en 2001, art.33, al. 1er. Loi sur le statut personnel koweitien (1984), art. 18-2. Egypte : art. 122 du code de Qadri Pacha. La revue « Al Hidayah », publiée par le ministère de la justice et des affaires islamiques de Bahreïn, a déclaré en 1993 dans une réponse au courrier des lecteurs : « Celui qui commet l’adultère ou a des rapports sexuels avec une femme musulmane en vertu d’un contrat de mariage, viole le traité de paix entre lui et les musulmans (naqada al‘adh) ; il est licite de verser son sang ; ses biens reviennent aux musulmans ; il doit être tué même s’il devient musulman ». (Al hidayah (Bahreïn), n°190 juin 1993, p.94, cité par Aldeeb Abu Sahlieh Sami Awad, Les musulmans face aux droits de l’homme : religion, droit et politique, Bochum, Verlag Ed., 1994, p. 131).

[62] Coran, sourate 60, verset 10 ; sourate 5, verset 5.

[63] Ridha Rashid, Tafsir al Manar, Vol. 2, p. 375 et ben ‘Achour Tahar, Al Tahrir wa al Tanwir, vol. 12, p. 360. Cités par Grami Amel, « L’interdiction du Mariage de la musulmane avec le non-musulman », Groupe de Recherche Islamo-Chrétien (G.R.I.C) de Tunis, 27 novembre 2006 : http:www//gric.assoc.fr ; Charfi Mohammed « L’influence de la religion dans le droit international privé des pays musulmans », op. cité, p. 445-451 ; Al ‘Ajamî Abû Nahla, Que dit vraiment le Coran ?, Paris, Srbs Editions 2008, p. 24 à 27 ; Khalafallah Muhammad Ahmad, Al qur’an wa l’mushkilat hayatina al mu’assirah (Le Coran et les problèmes de la vie contemporaine), Beyrut, al mu’assassah al’arabiyyah lil dirassat wal nashr, 1982, cité par Aldeeb Abu Sahlieh Sami Awad, Les musulmans face aux droits de l’homme : religion, droit et politique, op. cité, p. 135.

[64] Al ‘Ajamî Abû Nahla, Que dit vraiment le Coran, op. cité.

[65] Badran Abû al ‘Aynayn, « Al’ilaqat al ijtima’iyya bayn al muslimin wa ghayr al muslimin » (Les relations sociales entre musulmans et non musulmans), Beyrouth, Dar al nahda al ‘arabiyya, 1980, p. 88, cité par Aldeeb Abu Sahlieh Sami Awad, Les musulmans face aux droits de l’homme, religion, droit et politique, op. cité, p. 131.

[66] Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948, art. 16. Convention de New-York du 10 décembre 1962 sur le consentement au mariage, l’âge minimum du mariage et l’enregistrement du mariage ; Pactes internationaux de New-York du 16 décembre 1966 relatifs, l’un aux droits civils et politiques, l’autre aux droits économiques, sociaux et culturels ; Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion de 1981 ; Convention de Copenhague sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination à l’égard des femmes adoptée par l’Assemblée Générale des Nations-Unies dans sa résolution 34/180 du 18 décembre 1979 et entrée en vigueur le 3 septembre 1981.

[67] « Loi établie par Dieu, c’est-à-dire l’ensemble des règles révélées par Dieu à Muhammad (Mahomet) qui s’appliquent à la vie religieuse et sociale des musulmans à l’intérieur de la communauté » : Sourdel Dominique, Sourdel-Thomine Janine, Vocabulaire de l’islam, Paris, P.U.F, « Que sais-je ? », p. 110.

[68] Par exemple, sur les 22 Etats que compte la Ligue des Etats Arabes, 16 ont adhéré à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes en émettant toutefois des réserves substantielles, tantôt générales, tantôt spécifiques, touchant les unes ou les autres de ses dispositions fondamentales et, notamment, de son article 16 consacrant entre autres l’égalité durant le mariage et lors de sa dissolution. C’est le cas de l’Algérie, du Bahreïn, Des Comores, de l’Egypte, des Emirats Arabes Unis, de l’Iraq, de la Libye, de la Jordanie, du Koweït, du Liban, du Maroc, d’Oman, de la Syrie et de la Tunisie.

[69] Le 10 décembre 2008, à l’occasion du 60e anniversaire de la déclaration Universelle des Droits de l’Homme, le Roi Mohammed VI a adressé une Lettre Royale au Comité Consultatif des Droits Humains annonçant la levée des réserves marocaines à la Convention de Copenhague sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination à l’égard des femmes. « Ces réserves sont devenues caduques du fait des législations avancées qui ont été adoptées par le Royaume » a déclaré à cette occasion le Souverain Chérifien.

[70] Il faut cependant préciser que Tunisie et le Maroc ont maintenu des déclarations générales, – qui ont une portée juridique moindre que les réserves puisqu’elles ne peuvent écarter ou modifier l’effet juridique d’un traité – indiquant, pour la Tunisie qu’aucune décision administrative ou législative qui serait susceptible d’aller à l’encontre des dispositions du chapitre 1er de la Constitution tunisienne ne sera adoptée en vertu de cette convention, et pour le Maroc que les dispositions de l’article 2 de la convention ne seront appliquées qu’à condition qu’elles n’aillent pas à l’encontre de la charÏ’a islamique.

[71] «Des ONG féministes mènent campagne pour l’égalité entre les sexes depuis les années 1989, considérant que la famille est le lieu de consécration du patriarcat et qu’on ne peut lutter contre l’ordre patriarcal dominant que par la réalisation de l’égalité. Dans ce sens, Des actions de lobbying ont été organisées en Tunisie, en Algérie, au Maroc pour demander aux États respectifs de ratifier la Convention internationale relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et plus tard de lever les réserves qu’ils ont formulées à l’encontre de certaines de ses dispositions. Une campagne arabe a été organisée à cet effet en partenariat avec la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) pour inciter les États parties arabes à lever leurs réserves et à garantir l’application intégrale de la Convention et la jouissance par les femmes arabes de tous les droits qu’elle reconnaît.» : Chékir Hafidha, « Le combat pour les droits des femmes dans le monde arabe », FMSH-WP-2014-70. 2014. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01005544

[72] C.Cass., Civ. arrêt n°3384 du 31 janvier 1966, in RJL 1967,6, p.37 ; Revue Tunisienne de Droit, 1968, p.114, note de Lagrange E.

[73] C. Cass., arrêt pénal n°7795 du 27 juin 1973, in bulletin C.Cass., partie pénale, 1973, p. 21 : « 1. Si deux personnes, une femme musulmane et un homme italien se sont mis d’accord sur le mariage entre eux et ceci s’est concrétisé hors des formalités requises par la loi, alors la disparité de culte n’empêche pas de constituer le crime par application de la loi du 1er août 1957 » ; « 2. Le mariage de la musulmane est un mariage concret contracté hors des formes légales, qui n’est pas reconnu par la loi et nécessite une sanction ».

[74] TPI Tunis, 29 juin 1999, affaire n°26-855 : note de Ben Achour Souhayma, in Revue Tunisienne de Droit, année 2000, p. 403 à 424 et Ben Halima Sassi, « Religion et statut personnel en Tunisie », in Revue Tunisienne de Droit, année 2000, p. 107 à 138.

[75] Ben Jemia Monia, « Non-discrimination religieuse et code du statut personnel tunisien », in Revue Franco-Maghrébine de Droit, n°15, 2007, p. 211.

[76]C. Cass. civ. n°3843-2004, 20 déc. 2004, in JDI, n°4, oct.2005, 17, p. 1193, note Ben Achour Souhayma.

[77]C.Cass. civ., 5 févr. 2009, in ASJ, 2009, p. 195, note Ghazouani M.

[78] Article 20 de la constitution du 27 janvier 2014.

[79] C.Appel Sousse, 3 mai 2013, n°9246, cité in Ben Jemia Monia, « Y a-t-il du nouveau en matière d’ordre public international ? », Leaders, 9 février 2014, http://www.leaders.com.tn. ; C.Appel Tunis, 26 juin 2014, n°36737, cité in Ben Jemia Monia « L’article 1er de la constitution devant la Cour d’appel de Tunis : A propos de l’arrêt n° 36737 du 26.6.2014 », Leaders, 20 avril 2015, http://www.leaders.com.tn

[80] Bostanji Sami, « Turbulences dans l’application judiciaire du code tunisien du statut personnel : le conflit de référentiel dans l’œuvre prétorienne », RIDC, 1/2009, p. 24-25. L’auteur livre dans cette étude une analyse intéressante des causes de ces oscillations jurisprudentielles entre ces deux logiques.

[81] Ministère de l’Intérieur, recueil des textes et circulaires officiels relatifs à l’état civil, au nom et au livret de famille, Tunis, JORT, 1976, p. 82.

[82]Décret n°606 du 19 octobre 1973.

[83] RJL, 1973, n°9, p. 83.

[84] Meziou Kalthoum, Jurisclasseur de droit comparé: Tunisie (Mariage, filiation), 8 ; 1997, n°36, p. 9.

[85] Abida Salma, « Les pouvoirs du juge tunisien en droit de la famille », in Yassari Nadjma, (dir.) Changing God’s Law : The dynamics of Middle Eastern Family Law, New York, Routlege, 2016, p. 161.

[86] C.Cass. Civ, 6 juillet 1999, n°68443 ; Cass.Civ, 2 janvier 2001, n°2000-3396.

[87] C.Cass. Civ, 28 avril 2000.

[88] Ministère tunisien des Affaires Etrangères, municipalités de Sfax.

[89] Consulats Généraux de Tunisie à Paris et à Lyon, municipalités de Tunis, l’Ariana.

[90] Municipalité de Sousse.

[91] Violences à l’égard des femmes : les lois du genre, Tunis, Euro Med Droits, Réseau euro-méditerranéen des droits humains, 2016, p.48.

[92] Sorel Malika, « Ces français contraints de se convertir à l’islam », Atlantico.fr, 26 décembre 2011.

[93] Question écrite n° 15514, publiée au JO le 15/01/2013 p. 322, Réponse publiée au JO le 02/04/2013 p. 3514. De fait, la consultation du site internet des consulats du Maroc (http://www.consulat.ma/fr/prestation.cfm?gr_id=8&id=78#serv) permet de constater que le certificat de conversion à l’islam n’est pas requis au titre des pièces exigées pour l’établissement d’un certificat de coutume, alors même que selon l’article 14 du code de la famille, les marocains résidant à l’étranger peuvent conclure leur mariage selon les procédures administratives locales du pays de résidence, pourvu que soient réunies différentes conditions dont l’absence d’empêchements légaux au nombre desquels on trouve pourtant, à la lecture de l’article 39 al.4 du même code, l’appartenance du futur mari à une autre religion que l’islam…

[94] Cf. supra.

[95] Ghamroun Samer, « Liban: mobiliser la norme islamique, préserver le système pluricommunautaire », in La chari’a aujourd’hui : usages de la référence au droit islamique, Dupret Baudouin (dir.), Paris, La Découverte, 2012, p.113 à 125.

[96] Korchane Faker, « Au Liban, le premier mariage civil a été reconnu », fait religieux.com, 27.04.2013, http://fait-religieux.com/monde/moyen_orient/2013/04/27/au_liban_le_premier_maria…

[97] http://fait-religieux.com/http://fait-religieux.com/ilslontdit?q_ilslontdit=Tout%20resp.

[98] Durand Bernard, Droit musulman, droit successoral Farâïdh, Paris, Litec, 1996, p. 8 et 9.

[99] Ibid.

[100] Ibn Khaldoun, « Prolégomènes », traduction de Slane, III, 23, 24, 139.

[101] Cf. Coran, verset 6, sourate 33 et Hadîth : « Les individus appartenant à deux sectes différentes n’héritent pas l’un de l’autre », cité in Blanc François-Paul, Milliot Louis, Introduction au droit musulman, Paris, Dalloz, 2001, p. 491. Concernant les thèses remettant en cause l’interdiction : Charfi Mohamed, « L’influence de la religion dans le droit international privé des pays musulmans », op. cité, p. 444 ; Mezghani Ali, Meziou-Dourrai Kalthoum, L’égalité entre hommes et femmes en droit successoral, Tunis, Sud éditions, 2006.

[102] Code marocain de la famille, art. 332. Le code algérien de la famille restant silencieux sur ce point, ce sont, conformément à l’art. 222 les dispositions du droit musulman qui s’appliquent directement ce qui implique, par conséquent, une communauté religieuse entre successibles ; de plus la Cour suprême algérienne est venue préciser dans un arrêt du 9 juillet 1984 que l’héritier d’un musulman devait être musulman. Code du statut personnel mauritanien, art. 237. Au Liban, les trois communautés musulmanes (sunnite, chi’ite et druze) s’accordent sur le principe selon lequel les non musulmans ne peuvent succéder à des musulmans. Egypte : art. 6 de la loi 77/1943. Soudan : art. 351 du code du statut personnel. Yémen : art. 305 du code du statut personnel. Oman : art. 239 du code du statut personnel.

[103] Etat de l’égalité et de la parité au Maroc, Conseil National des Droits de l’Homme, p.14-14, n°29, 30, 31, juillet 2015, www.cdh.ma

[104] C. Cass. civ. 3384, 31 janvier 1966, in RJL 1967, 6, p. 37, concl. Min. publ. RTD 1968, p. 114, note de Lagrange E.

[105] ben Jemia Monia, « Non-discrimination religieuse et code du statut personnel tunisien », op. cité, p. 209.

[106] TPI Tunis, 18 mai 2000, n°7602, in RTD 2002, note Mezghani Ali, p. 247.

[107] C.Appel Tunis, n°82861, 14 juin 2002 ; C.Appel Tunis, n°120, 6 janvier 2004.

[108] C.Cass, 20 décembre 2004, n°3843, in JDI 2005, p. 1193, note Ben Achour Souhayma.

[109] Cass. civ. 9658, 8 juin 2006, in RJL 2006, 3, p. 208.

[110] Elle a estimé que le père étant musulman, la fille doit être considérée comme musulmane et le fait qu’elle soit née de mère allemande, ayant toujours vécu en Allemagne et ne parlant pas l’arabe et mariée à un Allemand ne constitue pas une preuve de non-islamité, d’autant que le Code du statut personnel ne prévoit pas expressément un empêchement fondé sur la disparité de culte (Cass. civ. 4105, 19 juin 2006, in BCC 2006, p. 235).

[111] C.Cass. civ. 10 févr. 2007, n°4487, in ASJES 2007, 1, p. 297.

[112] C.Cass. civ. 5 févr. 2009, n°31115: RJL 2009, 3, p. 319, note Ghazouani M.

[113] C.Cass., 30 juin 2009, n°26950/2008.

[114] Meziou Kalthoum, JurisClasseur Droit comparé, V, Tunisie, 04-2011, fasc. 25.

[115] C.Appel Tunis, 26 juin 2014, op. cité. Pour Sana Ben Achour, cet arrêt … « a organisé la mort sociale du mari français supposé non-musulman, conjoint d’une Tunisienne supposée musulmane ayant transgressée par leur mariage hors norme, le code social et culturel de l’endogamie religieuse » : Violences à l’égard des femmes : les lois du genre, op. cité, p.43.

[116] Ben Jemia Monia, « Migration et genre de, vers et à travers la Tunisie », in CARIM, Notes d’analyse et de synthèse, 2010/60 : http://cadmus.eui.eu/bitstream/handle/1814/15190/CARIM_ASN_2010_60.pdf?sequence=1

[117] n°11901.

[118] Ben Jemia Monia, « Le juge tunisien et la légitimation de l’ordre juridique positif par la char’ia » in La chari’a aujourd’hui : usages de la référence au droit islamique, Dupret Baudouin (dir.), Paris, La Découverte, 2012, p. 157.

[119] Ben Achour Sana, « La construction d’une normativité islamique sur le statut des femmes et de la famille », conférence donnée à l’Université de tous les savoirs, 10 octobre 2007, n°665, p. 11. http://download2.cerimes.fr/canalu/documents/groupe_utls/101007.pdf

[120] Les Français d’origine maghrébine sont généralement binationaux.

[121] Cf. Sourate IV, versets 11 et 12.

[122] Code du statut personnel tunisien, arts 103 al.3, 105 al.3, 106 al.4, 119. Code de la famille marocain, art. 351. Code du statut personnel mauritanien, art. 268. Code de la famille algérien, art. 155. Egypte, art. 12 a, loi n° 77 du 6 août 1943. Oman : art. 11 al. 6 Loi fondamentale. Au Liban, pour les musulmans, « La dévolution successorale repose toujours sur la distinction des héritiers Acebs et Fard, les filles ayant une part héréditaire de moitié inférieure à celle des garçons » : Gannagé Pierre, JurisClasseur Droit comparé, V° Liban, Successions, 01-2007, n°57.

[123] Il s’agit d’une règle issue du Coran (Sourate 2, verset 180) permettant de stipuler des legs en faveur des proches non successibles et donc d’instaurer plus d’équité dans les droits successoraux.

[124] Il s’agit d’une technique successorale permettant l’attribution de l’intégralité du patrimoine aux héritiers à fardh (les héritiers réservataires).

[125] Mezghani Ali, Meziou-Dourrai Kalthoum, L’égalité entre hommes et femmes en droit successoral, op. cité.

[126] Plaidoyer pour une égalité de statut successoral entre homme et femme en Algérie, novembre 2010, 18 p.

[127] Plaidoyer pour l’égalité dans l’héritage, présenté en conférence de presse le 11 août 2006 à l’occasion du cinquantième anniversaire du Code du statut personnel.

[128] « Egalité de l’héritage entre hommes et femmes : les Tunisiens favorables à 47% », Business News, 9 mai 2016, http://www.businessnews.com.tn/egalite-de-lheritage-entre-hommes-et-femmes–les-tunisiens-favorables-a-47,520,64382,3

[129] Bellamine Yassine, « Pour le muftî de la République, « le Coran est clair », il n’y aura jamais d’égalité dans l’héritage », Al Huffington Post Maghreb-Tunisie, 6 mai 2016, http://www.huffpostmaghreb.com/2016/05/06/mufti-tunisie-heritage_n_9856664.html

[130] Etat de l’égalité et de la parité au Maroc, op. cité.

[131] El Ayadi Mohammed, Rachik Hassan, Tozy Mohamed, L’Islam au quotidien, Enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc, Casablanca, Editions Prologues, 2007, p. 124 à 126.

[132] Sur ce point, Cf. El Ayadi Mohammed, Bendalla Ahmed, Pour un débat social autour du régime successoral, les marocaines entre lois et évolutions socioéconomiques, Casablanca, Editions Le Fennec, 2015.

[133] C.cass. civ. 1, 18 mai 2005, n°02-15.425.

[134] C.cass. civ. 1, 11 février 2009, n° 06-12.140.

[135] Règlement (UE) n 650/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen (JO L201,27.7.2012, p. 107-134).

[136] Philippe Jean-Bernard, « A propos du décès des maghrébins », in L’étranger face et au regard du droit, rapport de recherche du Centre de recherches droit de la famille de l’université J. Moulin, Lyon III et de la mission de recherche « Droit et justice » du ministère de la Justice, Fulchiron Hervé (dir.), Paris, La Documentation Française, avril 1999, p. 175 à 177, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/004000350.pdf

[137] « A la demande d’égalité de statut entre les femmes et les hommes dans la famille, les gouvernants comme les islamistes renvoient à une conception de ce domaine conforme à des principes religieux et à la nécessité de préserver la personnalité nationale », Lalami Feriel, Les algériennes contre le code de la famille, Paris, Presses de Sc. Po, 2012, p. 343.

[138] Lamrabet Asma, Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité ?, Beyrouth, Al Bouraq 2012. Cf. aussi, Ali Zahra, Féminismes islamiques, 2012, Paris, La Fabrique ; Bienaime Charlotte, Féministes du monde arabe, enquête sur une génération qui change le monde, Paris, Edition des Arènes 2016 ; Keshavarz Nahid, Les nouveaux féminismes en Iran, le mouvement des femmes de 1989 à 2009, Paris, L’Harmattan, 2015 ; Göle Nilüfer, « Islamisme et féminisme en Turquie », in Lamloum Olfa et Ravenel Bernard, dir. Femmes et islamismes, Confluences Méditerranée, n°27, 1998, p. 81 à 91 ; Wadud Amina, Inside the Jender Jihad, Women’s Reform in Islam, London, Oneworld, 2006.

[139] Anvar Leili, 2009, « Muhammad, le Prophète qui aimait les femmes », in Le Monde des Religions, op. cité, p.34.

[140] « Alors que la spécificité doit être considérée comme une source d’enrichissement des droits universels des femmes, dans ces cas, elle est utilisée en tant qu’instrument de restriction, de réduction et de régression des droits des femmes pour consolider le patriarcat et l’asseoir sur des textes religieux qui l’imprègnent de religiosité ou de sacralité et qu’il est difficile de remettre en question. C ‘est la raison pour laquelle beaucoup de militantes et de militants dénoncent le recours à la religion pour l’aliénation des droits des femmes et appellent à la sécularisation du droit pour que règnent l’égalité, la justice et la démocratie » : Chekir Hafidha, « Universalité et spécificité: autour des droits des femmes en Tunisie », Jura Gentium, 2005.

[141] Cf. constitution marocaine du 1er juillet 2011 ; constitution égyptienne du 15 janvier 2014 ; constitution tunisienne du 26 janvier 2014. Ces évolutions constitutionnelles permettent de donner une assise juridique plus solide aux revendications visant à supprimer les dispositions juridiques inégalitaires. Cet argument a notamment été développé au Maroc par le Conseil National des Droits de l’Homme dans son rapport, Etat de l’égalité et de la parité au Maroc, (op. cité) pour proposer leur remise en cause.

[142] En avril 2014, une loi contre les violences conjugales a été adoptée au Liban. Elle a donné lieu au mois de juillet suivant à une condamnation, la première prononcée pour ce motif dans ce pays, d’un homme à neuf mois de prison ferme et à une amende de 9700 euros pour avoir battu son épouse. Au mois de mars 2015, une loi criminalisant les violences conjugales a également été adoptée en Algérie. Au Maroc, un projet de loi contre les violences faites aux femmes a été adopté par le Conseil de gouvernement le 17 mars 2016.

[143] Gate Juliette, « Droits des femmes et révolutions arabes », in La Revue des droits de l’homme, n°6, novembre 2014, http://revdh.revues.org/929. Voir également le constat dressé par le Forum International des Femmes Méditerranéennes co-organisé par le centre marocain Isis et par la Fondation Konrad Adenauer (Fès, Maroc, 21-23 juin 2013). Cf. http://www.kas.de/marokko/fr/publications/35491/

 

 

De la neutralité biologique à la masculinité juridique. Note sur la qualification de la Cour d’appel d’Orléans, le 22 mars 2016

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La cour d’appel d’Orléans a infirmé le jugement rendu le 20 août 2015 par le TGI de Tours, qui reconnaissait pour la première fois en France la possibilité pour une personne majeure de faire inscrire sur son état civil son appartenance au sexe « neutre », en estimant que même si l’individu ne pouvait être biologiquement rattaché à l’un des deux sexes, son comportement social permettait de l’assigner au sexe masculin. La recherche du juste équilibre entre la protection de l’état des personnes et le respect de la vie privée justifie selon la Cour l’ingérence dans le droit à la vie privée du requérant. En outre, la décision est également rendue au nom de la défense des personnes intersexuées.

Marie-Xavière Catto est Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

 

sexe e´tat civilLa cour d’appel d’Orléans a infirmé le jugement rendu le 20 août 2015 par le TGI de Tours, qui reconnaissait pour la première fois en France la possibilité pour une personne majeure de faire inscrire sur son état civil son appartenance au sexe « neutre ». La personne à l’origine de la demande est intersexuée, c’est-à-dire qu’elle connaît une discordance entre certaines caractéristiques phénotypiques, c’est-à-dire l’apparence extérieure, chromosomiques, gonadiques, hormonales, et l’image idéale du corps masculin ou féminin socialement construits. Dans l’affaire commentée, l’intersexuation de la personne était connue depuis la naissance. Contrairement aux cas antérieurs, la revendication n’était pas ici celle d’un changement de sexe classique, le demandeur ne souhaitant pas se faire attribuer « l’autre sexe ». La personne ne se ressentait appartenir ni à l’un, ni à l’autre sexe, et se vivait positivement ou négativement comme d’un sexe autre, sexe auquel elle appartient biologiquement effectivement 1. Jusqu’à présent, l’existence de cas d’intersexuation n’a pas fait obstacle à l’intégration, par le droit français, de l’ensemble de la population dans ces seules deux options.

La décision des juges de première instance reconnaissait que « ni les médecins, ni l’entourage de M. X, pas plus que lui-même, ne peuvent affirmer que le sexe masculin que l’officier d’état civil a mentionné à sa naissance corresponde à une réalité quelconque, pas plus d’ailleurs que ne l’aurait été le sexe féminin ». Elle estimait que « la question relève aujourd’hui de la sphère du droit plutôt que celle de la médecine qui a fait suffisamment part de son incertitude sur la situation » (TGI, Tours, 20 août 2015). Or, la sphère du droit protège l’identité sexuelle des individus, comme l’a rappelé un arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’homme (Y.Y. c. Turquie, du 10 mars 2015), cité par le tribunal, l’identité sexuelle relevant « de la sphère personnelle protégée par l’article 8 de la Convention ». Niant que sa décision reviendrait à créer un « troisième sexe », le tribunal déclarait « prendre simplement acte de l’impossibilité de rattacher en l’espèce l’intéressé à tel ou tel sexe et de constater que la mention qui figure sur son acte de naissance est simplement erronée ». Il reconnaissait alors, sur le fondement de l’article 8 al. 1er de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, la possibilité d’inscrire une troisième option concernant le sexe sur l’acte d’état civil, à titre définitif.

Le Ministère public a interjeté appel. La procureure générale estimait que les juges tourangeaux avaient fait une mauvaise application de l’article 8, lequel comprend un second alinéa. Celui-ci permet aux autorités publiques une ingérence dans le droit à la vie privée si cette ingérence est prévue par la loi, constitue une mesure, « dans une société démocratique », légitime et proportionnée au but poursuivi. Chacun des critères est selon la procureure rempli, l’ingérence étant prévue par la loi, proportionnée en raison de la marge d’appréciation des États et le but est légitime, puisque la reconnaissance d’un sexe neutre aurait des incidences sur l’organisation de la société, notamment « le droit de la famille, la filiation et la procréation ». Sans le citer explicitement dans les motifs de la décision, la cour d’appel fait application du second alinéa. Selon la cour d’appel, l’article 8 implique qu’il « doit être recherché un juste équilibre entre la protection de l’état des personnes qui est d’ordre public et le respect de la vie privée des personnes présentant une variation du développement sexuel ». Elle énonce par conséquent la règle juridique qu’il faut en déduire : « ce juste équilibre conduit à leur permettre d’obtenir, soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que soit modifié le sexe qui leur a été assigné, dès lors qu’il n’est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social ». Or, la cour d’appel parvient sans difficulté à rattacher le comportement social du demandeur et son apparence physique au sexe masculin. Ainsi, le maintien de son assignation dans le sexe masculin ne constitue pas une atteinte disproportionnée à son droit à la vie privée.

L’affaire n’est néanmoins pas définitivement tranchée. L’avocate du demandeur avait, avant même la décision d’appel, déclaré que l’affaire irait vraisemblablement en cassation, espérant que celle-ci trancherait en faveur de la demande qui lui est adressée 2. Le pourvoi devant la Haute juridiction a déjà été déposé.

Les deux décisions comportent donc des points communs et des divergences. Au titre des points communs, les juges constatent l’impossibilité de rattacher l’individu, sur le plan biologique, à l’un des deux sexes. En d’autres termes, aucune des deux décisions ne nie l’existence de variations biologiques et donc la diversité des corps pour maintenir la position qui a jusqu’à présent été celle des juges : l’affirmation de l’existence de deux sexes, et la prétention du droit à ne faire qu’enregistrer un fait. Avant le jugement et l’arrêt, la dualité des sexes était une certitude, parce que d’une part il était affirmé qu’« il est un élément de l’état des personnes qui, n’étant pas le résultat d’un procédé conventionnel d’individualisation [comme le nom ou le prénom], mais une donnée naturelle, ne saurait être dénaturé. Cet élément, c’est le sexe » 3. Ce serait là une donnée naturelle donc, que le droit ne ferait qu’enregistrer : l’évidence selon laquelle « il n’y a donc que deux sexes et l’on appartient nécessairement à l’un ou à l’autre » 4. Les juges prétendaient ainsi qu’« une telle notion est indiscutablement d’ordre médical et non juridique, le Droit qui fixe l’état des personnes ne pouvant que constater une situation de fait » 5.

En d’autres termes, jusqu’à présent et malgré les variations constatées dans les affaires précitées (et bien d’autres), la règle juridique les niait, et prétendait que la biologie, la nature, créait deux sexes. Ce faisant, la règle de droit inventait une science biologique malgré l’évidence de la dimension politique des catégories de sexe. Nombre d’auteurs, soit par goût pour la fiction, soit par désintérêt pour la réalité des corps, procèdent ainsi, prétendant à l’existence de deux sexes clairement distincts, le tiers étant exclu.

Telle n’est néanmoins l’attitude ni du TGI de Tours, ni de la Cour d’appel d’Orléans. Aucune des deux juridictions ne prétend que la définition du sexe, pour le droit, est « d’ordre médical et non juridique ». La question devient donc, de manière assumée, la question juridique qu’elle a toujours été, ce qui est clairement affirmé par le TGI de Tours et qui n’est pas contesté par les juges orléanais. Néanmoins les deux décisions diffèrent quant aux critères pertinents pour rattacher l’individu à un sexe. C’est dans la mesure où un tel rattachement est impossible, que l’article 8 de la Convention a été interprété par les juges de première instance comme exigeant la reconnaissance de l’identité sexuée revendiquée (« neutre »). C’est à l’inverse dans la mesure où son rattachement au sexe masculin est possible, que l’ingérence, malgré les données biologiques du demandeur et son vécu subjectif, est justifiée selon les juges d’appel.

Tel nous semble être le sens de la décision rendue par la cour d’appel d’Orléans. La cour confirme le caractère non pertinent, sur le plan biologique, de l’assignation initiale, tout en refusant de reconnaître l’existence d’un sexe neutre. Elle confirme ainsi le caractère social de l’assignation, permettant son rattachement au sexe masculin (I). La cour justifie la proportionnalité de l’ingérence dans le droit à la vie privée au nom des intérêts qu’elle défend, qui relèvent tant de l’ordre public que de la protection des personnes (II).

 

I. La confirmation du caractère social de l’assignation

 

Les juges affirment que le sexe du demandeur est indéterminé sur le plan biologique (A), ce qui exige, pour l’assigner à un sexe juridique, de définir des critères socialement pertinents (B).

 

A-La reconnaissance d’un sexe biologiquement indéterminé

 

Conformément à la décision des premiers juges du fond, la décision d’appel ne prétend pas établir une « vérité » du sexe. Les juges reconnaissent l’absence d’évidence, sur le plan biologique, de l’appartenance du demandeur à un sexe ou à l’autre, estimant que « la différenciation sexuelle n’a pas abouti », que « les marqueurs de la différenciation sexuelle n’étaient pas tous clairement masculins ou féminins ». Loin d’en reconnaître le caractère exceptionnel et spécifique au demandeur, la cour admet que dans ce cas comme plus généralement dans les cas de « variation du développement sexuel […] la composition génétique (génotype) ne correspond pas à l’apparence physique (phénotype), qui elle-même ne peut pas toujours être clairement associée au sexe féminin ou au sexe masculin ». La cour ne prétend donc pas que la nature crée deux sexes, et exclusivement deux, les données biologiques ne permettant pas d’opérer la bipartition à laquelle le droit assigne les individus. Aussi, les juges affirment que « l’assignation de la personne, à sa naissance, à une des deux catégories sexuelles [est] en contradiction avec les constatations médicales ». Sur ce point, la cour prolonge clairement ce qu’avait admis le TGI de Tours.

Concernant le sexe, le droit ne fait pas qu’enregistrer un fait naturel. Il fait même absolument le contraire, produisant la binarité qui, une fois instituée par le droit, est « perçue comme naturelle », faisant oublier l’origine sociale, décidée, de la bicatégorisation. Il n’y a pas deux sexes dans la nature, et, contrairement à ce qui est régulièrement affirmé, ce n’est pas absolument exceptionnel. Les auteurs qui insistent sur ce point retiennent systématiquement le nombre de personnes perçues et prises en charge à la naissance 6, et non l’ensemble des variations, dont la fréquence, selon la Haute autorité de santé pourrait atteindre 2% de la population 7. Pour reprendre le parallèle fait par le Haut commissaire des Nations Unies, le chiffre est statistiquement proche des personnes aux cheveux roux (1,7%) 8.

Ce premier constat est important parce qu’il implique que le demandeur a un sexe, qui n’est certes pas masculin ou féminin, mais il a un sexe. Or ce constat qui est pourtant fait reste impensé par les juges qui n’en tirent pas les conséquences logiques, ce qui se traduit dans deux aspects de la décision.

En premier lieu, alors qu’ils reconnaissent la variation des caractères sexués et qu’ils vont assumer la dimension politique de l’assignation, ils ne parviennent pas à faire le deuil de leur foi dans un « vrai sexe biologique ». En effet, si les constatations médicales « ne permettent pas de déterminer le sexe de façon univoque » (CA, Orléans), c’est qu’il n’existe que deux sexes. Il appartiendrait à l’un des deux seuls vrais sexes qui sont dans la nature et que l’esprit humain ou les « constatations médicales » ne parviendrait pas à déterminer. Le problème serait gnoséologique et non ontologique. L’indétermination ne saurait être une détermination positive d’un sexe intersexué. Or il n’y a pas de raison de considérer que « intersexué » ou « neutre » n’est pas positivement un sexe au sens de l’article 57 du Code civil.

En second lieu, cette incapacité à le penser empêche les juges orléanais de comprendre qu’une telle inscription serait parfaitement respectueuse de la lettre de l’article 57, même si elle ne saurait l’être de son esprit 9, qui exige la mention du sexe sans mentionner le nombre de sexes qu’il est possible d’inscrire sur l’acte de naissance. Le juge pourrait donc tout à fait admettre l’inscription à l’état civil d’autant de sexes que son imagination, ou la lecture d’articles médicaux mentionnant la diversité des variations, lui en ferait découvrir. Les personnes intersexuées ont des éléments corporels qualifiés de « sexués » et dès lors ont un sexe, qui existera le jour où une norme juridique le fera exister, c’est-à-dire le jour où l’on admettra qu’être intersexué est avoir un sexe, comme avoir un sexe d’homme ou de femme.

La conséquence de la reconnaissance d’une variété de sexes dans la nature est que si le rattachement n’est pas biologique, il est fondé sur un autre critère, social. Il existe ainsi, selon les juges d’appel, des critères conduisant à décider d’assigner le demandeur au sexe masculin.

 

B-Le rattachement du demandeur au sexe masculin

 

Les juges orléanais assument la dimension sociale du rattachement, s’écartant ici du premier jugement. Celui-ci prenait acte du fait que « ni les médecins, ni l’entourage de X, pas plus que lui-même, ne peuvent affirmer que le sexe masculin que l’officier d’état civil a mentionné à sa naissance corresponde à une réalité quelconque » (TGI, Tours). Les juges d’appel estiment à l’inverse possible de rattacher le demandeur au sexe masculin sur la base de deux critères, seuls retenus, et constituant à leurs yeux la réalité pertinente à prendre en compte : « l[’]apparence physique et l[e] comportement social ».

Le premier critère, celui de l’apparence physique, est artificiellement obtenu par un traitement hormonal. Il n’est pas relatif à l’apparence externe des organes génitaux étant donné qu’ils « ont conservé à l’âge adulte tout à la fois des aspects féminins […] et masculins » (TGI, Tours). Assigné au sexe masculin, Monsieur X a pris un traitement de testostérone à partir de l’âge de 35 ans afin de prévenir l’ostéoporose, « lui donnant une apparence physique masculine ». Le requérant l’a souvent interrompu car il a « vécu la présence de cette substance étrangère dans son corps comme un véritable viol intérieur » (CA, Orléans). Son apparence n’est donc aucunement choisie mais elle est subie et artificiellement obtenue sur la base d’un traitement hormonal.

Le second critère retenu ne comporte lui non plus aucune ambiguïté. Il est exposé sous la forme d’un parallélisme aussi lapidaire que remarquable : « attendu qu’en l’espèce, Monsieur X présente une apparence physique masculine, qu’il est marié en 1993 et que son épouse et lui ont adopté un enfant […] attendu que cette demande, en contradiction avec son apparence physique et son comportement social, ne peut être accueillie ». Les juges font ainsi de l’hétérosexualité de l’union et de la parentalité hétérosexuelle le critère de l’appartenance au sexe masculin. Le demandeur ne peut être neutre puisqu’il s’est marié avec une femme. Cette affirmation peut être interprétée de deux manières.

Soit le juge se borne à présupposer ce qu’il déduit. Le demandeur s’est marié avec une femme. Or il faut être un homme, en 1993, pour se marier avec une femme, donc c’est un homme. La circularité du raisonnement est manifeste : il a certes pu se marier avec la personne avec laquelle il le souhaitait, mais il se trouve qu’il l’a pu en raison de son sexe d’assignation, sexe objet du litige. S’il avait souhaité se marier avec un homme, il n’aurait pas pu. Les juges estiment qu’il a pu se marier parce que c’est un homme donc c’est un homme. Le sexe à l’état civil est déduit du sexe à l’état civil. Nul besoin du mariage dans ce cas : c’est un homme puisque l’état civil le dit.

Soit, seconde possibilité, l’assertion ne relève pas ici d’un raisonnement circulaire mais bien du constat de son comportement social : puisqu’il vit maritalement avec une femme, c’est un homme. La sexualité détermine le sexe, donc la fonction l’état 10. Monsieur X est un homme parce qu’il est marié à une femme. L’affirmation n’est encore une fois pas nouvelle, puisque dans les décisions relatives au changement de sexe des personnes trans 11, l’un des critères retenus pour être un « vrai » homme ou une « vraie » femme est bien d’entretenir des rapports hétérosexuels selon le sexe revendiqué 12. L’hétérosexualité est le projet qui justifie en amont pour tous l’assignation sexuée. Les juges orléanais l’affirment ici mais J. Carbonnier le résumait déjà ainsi : « le sexe constaté dans l’acte de l’état civil l’a été, en principe, une fois pour toutes. La raison très simple, c’est que les éléments morphologiques au vu desquels a lieu le classement de départ – les seuls qui soient repérables à première inspection sur le nouveau-né, ces modèles réduits de l’union sexuelle à venir – ne sont pas destinés à s’inverser dans le cours naturel de la vie » 13. L’union est ici uniquement pensée comme hétérosexuelle, seule union naturelle des sexes, car, il faut le rappeler : « Adam et Eve, l’homme et la femme ; le masculin et le féminin – le sexe opère un classement binaire dans les populations » 14. Certes, ce n’est pas nouveau. La mention du sexe à l’état civil, malgré les évolutions sociales, est toujours justifiée ainsi. Mais est-ce encore juridiquement tenable ? Depuis 2013, n’en déplaise aux juges orléanais, il est possible d’être marié avec une femme et d’être… une femme 15.

Les juges rendent ainsi impensable le fait que le demandeur ne soit pas hétérosexuel. Pourtant, il est très probable que si lui ne se vit pas comme un homme il peut ne pas se vivre comme hétérosexuel, contrairement à ce que projettent les juges sur son orientation sexuelle en raison de l’identité sexuée de sa compagne. En d’autres termes, son mariage ne prouve pas plus son hétérosexualité que son homosexualité. Les juges n’envisagent pas qu’un homme hétérosexuel selon l’état civil ne se vive pas plus comme un homme hétérosexuel que comme une femme lesbienne, quand sa compagne pourrait l’aimer lui en tant qu’il est intersexué. Rien ne permet en effet de déduire son sexe de son orientation sexuelle, quand, puisque son entourage ne peut l’assigner, pas plus que lui-même, sa compagne peut ne pas se vivre davantage comme une femme hétérosexuelle. Elle aussi remettrait en cause la pertinence des catégorisations des personnes selon leur orientation sexuelle, conséquence logique de la remise en cause de la binarité des sexes. La décision de la cour rejette la possibilité même de l’homosexualité, ou d’une orientation déterminée par d’autres critères que les organes génitaux de la personne, qui rendent ceux-ci indifférents.

L’individu a donc une masculinité artificiellement acquise par l’absorption de testostérone, « en l’absence de production d’hormone sexuelle » (CA, Orléans), et la décision d’en faire un homme découle de la lecture des juges de son orientation sexuelle, celle-ci étant soit postulée, soit déduite du sexe de sa conjointe 16. La dimension sociale et politique de l’assignation est ainsi, pour les personnes intersexuées, parfaitement assumée. Il est néanmoins conforme aux exigences de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme de la maintenir, l’ingérence étant justifiée selon les juges.

 

II. La proportionnalité de l’ingérence dans le droit à la vie privée

 

Les juges tranchent rapidement l’examen de l’équilibre entre le sexe mentionné et le sexe vécu par le demandeur, au regard de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les différentes hypothèses autorisées par la lecture de l’arrêt ne semblent pas permettre de comprendre ce qui paraît justifier l’ingérence ainsi admise (A). En outre, dans un motif complémentaire, les juges estiment que reconnaître un troisième sexe serait contraire à l’intérêt des personnes, notamment mineures, dont ils entendent prévenir la stigmatisation (B).

 

A-Une ingérence dans le droit à la vie privée difficilement justifiée

 

Les juges reconnaissent que la question de l’identité sexuée du requérant soulève un problème au regard de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En effet, l’article protège le droit à la vie privée, or « l’identité sexuelle [est] l’un des aspects les plus intimes de la vie privée de l’individu » 17 et l’article protège la « liberté de définir son appartenance sexuelle » 18. Comme l’établit toute la jurisprudence relative au transsexualisme, cette liberté fait intervenir le sentiment subjectif de l’intéressé de sa propre identité, condition du diagnostic permettant la reconnaissance positive du sexe revendiqué 19. Aussi, la Cour d’appel commence par relever la discordance possible entre le sexe d’assignation et le sexe ressenti : « l’assignation de la personne, à la naissance, à une des deux catégories sexuelles, en contradiction avec les constatations médicales qui ne permettent pas de déterminer le sexe de façon univoque, fait encourir le risque d’une contrariété entre cette assignation et l’identité sexuelle vécue à l’âge adulte ».

La Cour d’appel ne relève à aucun moment, à ce stade, que l’identité sexuelle vécue est bien en contradiction avec le sexe mentionné. La question est laissée en suspens et la Cour procède à l’énoncé théorique de la règle applicable en la matière, après en avoir fait appel à la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales, sans rappeler néanmoins que, pour la Cour européenne, la question de « la définition sexuelle d’une personne », relevant de son identité, touche à «  l’un des aspects les plus intimes de la vie privée » 20. Or « lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation laissée à l’État est plus restreinte » 21. À ce stade, la Cour d’appel se référant à la marge d’appréciation n’en spécifie pas l’étendue, mais en tire simplement la conséquence : la recherche du « juste équilibre entre la protection de l’état des personnes qui est d’ordre public et le respect de la vie privée ».

Selon les juges, ce « juste équilibre » doit permettre aux personnes intersexuées « d’obtenir, soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que soit modifié le sexe qui leur a été assigné dès lors qu’il n’est pas en correspondance avec leur état civil et leur comportement social » (CA, Orléans). Cette alternative nous semble pouvoir être interprétée de deux manières. Soit la cour d’appel estime que les deux branches de l’alternative s’imposent, soit elle estime que le droit français pourrait être conforme à l’article 8 sur la base de la seule existence de la seconde branche de l’alternative.

Dans la première hypothèse, il faudrait, pour se conformer aux exigences conventionnelles que le droit français permette l’absence de mention et le changement de sexe. Or les deux existent en effet. Néanmoins d’une part, l’absence de mention est illégale, du point de vue du seul droit interne, car contraire à l’article 57 qui impose la mention d’un sexe – quel qu’il soit mais un sexe – ; d’autre part elle est temporaire, ne valant que dans les tous premiers temps de la naissance, en vertu de l’instruction générale relative à l’état civil. Son article 55 dispose en effet que

« Si, dans certains cas exceptionnels, le médecin estime, en conscience, ne pouvoir immédiatement donner aucune indication sur le sexe probable d’un nouveau-né, mais si ce sexe peut être déterminé définitivement, dans un délai d’un ou deux ans, à la suite de traitements appropriés, il pourrait être admis, avec l’accord du procureur de la République, qu’aucune mention sur le sexe de l’enfant ne soit initialement inscrite dans l’acte de naissance » 22.

L’interprétation de cette possibilité est incertaine : soit la cour mentionne cette possibilité afin de dire que le droit français le prévoit (jusqu’à deux ans) ; soit la cour rendrait réellement possible l’absence de mention en droit interne, définitivement, dont elle ferait une exigence conventionnelle découlant de l’article 8, au-delà du temps prévu par la circulaire. Dans cette dernière hypothèse, l’article 57 du Code civil, qui impose d’inscrire un sexe dans les trois jours, son absence d’inscription étant sanctionnée de longue date 23, serait contraire à la Convention.

Si, pour la Cour d’appel, l’article 8 imposait les deux possibilités en droit interne, elle répondrait alors, dans ses deux attendus suivants, aux deux branches de l’alternative. Selon la première branche, l’absence de mention, la cour d’appel relève que Monsieur X « demande la substitution de la mention « sexe neutre » ou « intersexe » » et non l’absence de mention. Dès lors, même si la cour pouvait envisager réellement la possibilité de supprimer toute mention en droit français, elle n’a pas à y répondre, faute pour le demandeur de l’avoir sollicité. Ne pas avoir à y répondre lui évite en outre le risque de cassation 24. Dans le second attendu, elle statue sur la question du changement de sexe, ce à quoi elle répond négativement.

Dans la seconde hypothèse, la cour d’appel estimerait que l’article 8 n’exigerait pas que le droit interne prévoie les deux possibilités, en cas d’intersexuation, mais au moins l’une d’entre elles : soit l’absence de mention, soit la possibilité pour le requérant de changer de sexe. Or comme nous venons de le voir, la première option n’est pas l’objet de la demande déposée et en outre lui permet d’éviter le risque de cassation. Par conséquent, la Cour d’appel choisit la seconde option également possible.

La seconde branche de l’alternative se trouve privilégiée. Ainsi, il serait possible « que soit modifié le sexe qui leur a été assigné dès lors qu’il n’est pas en correspondance avec leur état civil et leur comportement social » (CA, Orléans). Mais cette seconde branche recèle à son tour une ambiguïté, car les mentions envisagées ne sont pas mentionnées. Or il peut à ce niveau y en avoir deux, ou trois. Les juges se limitent à constater une contradiction entre la demande et « son apparence physique et son comportement social », car ceux-ci seraient masculins.

Dans l’hypothèse où les juges n’envisageaient que deux possibilités, – et il nous semble qu’ils n’envisageaient pas sérieusement à ce stade le passage du sexe masculin au sexe intersexué -, les juges parviendraient, par leur interprétation de l’article 8, à ne tenir aucun compte de la demande de M. X. Réduire la troisième option à la suppression de la mention n’est pas ce qui est demandé (donc ils l’écartent, comme nous l’avons observé). Quant à la possibilité de changer de mention dans le cadre existant, elle n’est pas non plus revendiquée. Le demandeur ne souhaite pas pouvoir changer de sexe dans le cadre existant mais précisément changer le cadre, pour faire positivement exister un sexe intersexué. Cette interprétation nous semble confirmée par la foi des juges dans l’existence de deux sexes et l’évidence avec laquelle ils déduisent du sexe de sa compagne un comportement social masculin.

Néanmoins, il est également possible de supposer ici que le sexe neutre aurait pu apparaître dans les changements de sexe autorisés. Or les juges l’écartent, sans égard pour l’ensemble des éléments psychologiques, sociaux et biologiques qui font de l’individu une personne qui se vit, est perçu par ses proches et également par les médecins, comme neutre ou intersexué.

Que les juges envisagent au titre de leur examen de cette branche de l’alternative, donc dans le cadre du changement de sexe, deux ou trois possibilités (H/F ou H/F/N), la question est rapidement tranchée. Ils imposent à l’individu une identité qui n’est pas celle qu’il vit, sur la base de critères contestables, l’individu étant désigné de sexe masculin parce qu’il est en couple avec une femme et qu’il a pris un traitement médical mal vécu. C’est donc sur ce point que les jugements diffèrent, car le demandeur estimant très clairement être neutre ou intersexué, le TGI de Tours avait justement admis, en vertu de l’article 8, la mention d’un sexe neutre. La décision orléanaise est pour le moins brève sur la justification d’un tel contrôle de conventionalité. Or les juges avaient pourtant eu l’honnêteté de poser le problème de la proportionnalité de l’atteinte à la vie privée dans les termes d’une possible « contrariété entre cette assignation [à l’état civil] et l’identité sexuelle vécue à l’âge adulte ». L’identité sexuelle décidée par les juges n’est pas celle qui est vécue par le demandeur mais déclarée en vertu des critères de la Cour d’appel. Par conséquent l’identité sexuelle vécue est, dans toutes les hypothèses, écartée, les juges ne répondant pas sur ce point, alors même que c’est en s’appuyant sur la notion d’autonomie personnelle garantie par l’article 8 que la décision tourangelle faisait droit à la reconnaissance de l’identité vécue (neutre) du demandeur.

Chacune des branches de l’alternative rend possible le fait que l’article 57 du Code civil tel qu’il est interprété jusqu’à présent ne soit donc pas conforme avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Or, dans des motifs complémentaires venant appuyer la décision, « au surplus », la cour d’appel estime de manière très surprenante qu’en réalité elle n’a nullement le pouvoir de « faire figurer, à titre définitif sur les actes d’état civil, une autre mention que le sexe masculin ou féminin, même en cas d’ambiguïté sexuelle » car cela « reviendrait à reconnaître, sous couvert d’une simple rectification d’état civil, l’existence d’une autre catégorie sexuelle, allant au-delà du pouvoir d’interprétation de la norme du juge judiciaire et dont la création relève de la seule appréciation du législateur ». Sur ce point, les deux jugements sont proches, le TGI de Tours ayant lui-même estimé « reconnaître l’existence d’un quelconque « troisième sexe » […] dépasserait sa compétence ». Or cette affirmation se heurte à trois critiques, purement techniques.

D’abord, affirmer qu’il existe un troisième sexe ne serait pas une interprétation de l’article 57 plus constructive, que celle qui consiste à soutenir, dans le silence du texte, qu’il n’y en aurait que deux. L’article 57 ne prohibe, ni ne prescrit, ni l’un ni l’autre. Par conséquent il ressort bien du pouvoir du juge, jusqu’à présent, d’interpréter cette norme, ce qu’il a fait, ce qu’il peut donc encore faire. Dégager un troisième sexe est donc conforme à l’article 57.

La deuxième critique se fonde non sur l’article 57 mais sur les potentialités tirées du contrôle de conventionalité. Il est tout à fait du pouvoir du juge d’effectuer le contrôle de conventionalité le plus classique qui soit, donc de créer une catégorie ou de supprimer cette mention.

Enfin et plus largement, on pourra s’étonner de cette auto-restriction des pouvoirs du juge, alors que celui-ci n’a pas hésité à largement se saisir de diverses questions en matière d’état civil : tant celle des trans, dont le régime de changement de sexe a été abandonné à la jurisprudence pendant cinquante ans, qu’en matière de gestation pour autrui, les conséquences civiles de l’interdiction ayant été une construction purement jurisprudentielle 25.

Les juges du fond se bornent à constater qu’il prend de la testostérone, qu’il a pu se marier et adopter avant 2013 parce qu’il était un homme… ce qui prouve bien qu’il est un homme. Lui affirme le contraire, les juges n’en tiennent aucun compte.

L’ordre public tel que perçu par les juges orléanais implique donc de ne pas trop interroger la binarité et de maintenir l’hétérosexualité comme présupposé, mais de le faire également au nom de la défense des intéressés.

 

B-Deux sexes au nom de la défense des intéressés

 

Selon les juges orléanais enfin, toujours dans le cadre de ces motifs complémentaires, la reconnaissance d’un troisième sexe « pose en effet une question de société […] alors que les personnes présentant une variation du développement sexuel doivent être protégées pendant leur minorité de stigmatisations, y compris de celles que pourraient susciter leur assignation dans une nouvelle catégorie ».

L’argument peut paraître de mauvaise foi. Il l’est en partie mais pas totalement.

Il est en partie de mauvaise foi parce qu’il n’y a aucun lien logique entre l’objet de la demande et les conséquences qui en sont tirées. Le demandeur est majeur, il a 63 ans, et il serait possible d’accéder à sa demande en précisant que cela est possible lorsque c’est une demande, parce qu’il y a une contradiction entre le sexe assigné et le sexe vécu (seule question de l’arrêt). Donc cela serait possible pour les intersexes majeurs, pour d’autres personnes également. De mauvaise foi encore car toute la décision tend à reconduire la norme sociale précisément à l’origine de la stigmatisation dont les personnes intersexuées font l’objet. Ils ne sont ni hommes ni femmes, donc évidemment ni hétérosexuels ni homosexuels. Ces catégories ne peuvent valoir que dans un système binaire qui précisément marginalise les personnes qui, comme le demandeur, ne rentrent pas dans les cases. Enfin, il semble dangereux, parce que l’argument de l’intérêt de l’enfant à maintenir deux cases et à l’y faire rentrer, transposé au plan médical, pourrait bien justifier des opérations que des voix de plus en plus nombreuses dénoncent, notamment sur le plan international 26. Ce à quoi il serait possible d’opposer que les pays ayant ouvert une troisième possibilité n’ont pas cessé les mutilations pour autant, ce qui est vrai 27.

Il n’est en revanche pas totalement de mauvaise foi, puisqu’on ne peut qu’admettre avec la Cour d’appel que « les personnes présentant une variation du développement sexuel doivent être protégées pendant leur minorité de stigmatisations, y compris celles que pourraient susciter leur assignation dans une nouvelle catégorie » (CA, Orléans). Il est en effet évident que la société demeure binaire et que l’assignation forcée des intersexués dans cette troisième catégorie conduirait à violer leur vie privée et à les stigmatiser. C’est d’ailleurs à cette fin qu’au XIXe les médecins ont souhaité faire inscrire un sexe indéterminé ou douteux (avertir les tiers en matière de mariage) et c’est aujourd’hui l’effet produit en Allemagne. Mais en l’espèce, il est demandé au juge d’inscrire ce sexe neutre parce qu’il est vécu comme tel, et il se trouve qu’il correspond à une réalité intersexuée. Il ne lui est pas demandé de prendre en compte la multitude de variations biologiques et de les exhiber, d’office, comme il le fait pour les hommes et les femmes, sur des documents administratifs. Le droit n’a pas pris en compte la réalité biologique jusqu’à présent, renvoyant à l’imaginaire de la différence des sexes la multitude de personnes qui, en fait, pouvaient ne pas correspondre aux figures idéaltypiques produites par la fiction. C’est cette fiction qui produit un malaise, parce que l’on peut ne pas y correspondre ou ne pas vouloir être désigné par nos organes génitaux. Cela se traduit par le procédé métonymique quotidien, appelé civilité, qui consiste, comme ironise T. Hoquet à travers son personnage 28, à prendre la partie pour le tout « car lorsque l’on dit Monsieur ou Madame, en réalité on ne prend en compte que la partie – braquemard ou vulve ! « Bonjour Braquemard ! », « Merci Vulve ! ». Avouez, mes chères compatriotes, qu’il s’agit là d’une bien étrange politesse ! » 29 L’hypothèse qui éviterait les stigmatisations, comme la binarité, serait de ne mentionner plus aucun sexe. Si le droit français refuse d’y adhérer, il serait possible, pour les majeurs, intersexués ou non, de reconnaître une troisième possibilité, personne n’y étant assigné contre son gré.

L’état civil n’a plus pour fonction d’établir deux statuts de personnes, les hommes et les femmes, pour en déterminer les droits dans l’ensemble de leur existence. Il n’a plus pour fonction d’inscrire sur une base biologique le programme politique qu’est une socialisation différentielle à la naissance. Assumer de dissocier l’état civil de la réalité biologique des organes, n’est-ce pas, enfin, éviter les stigmatisations, et protéger la vie privée ?

 

 

Notes:

  1. Contrairement à ce qui est régulièrement avancé, personne ne nie les différences entre les sexes, les organes entre les personnes étant très différents, au sein d’une même catégorie de sexe et entre tous les sexes. Ce qui est nié c’est que l’opération de faire deux sexes soit autre chose qu’un choix politique. Dans la nature, il n’y a pas deux sexes, mais tous diffèrent en effet.
  2. Intervention de Me Mila Petkova dans le cadre du cours de libertés fondamentales de Tatiana Gründler, Nanterre, le 10 nov. 2015.
  3. Ccl. Fabre sous TGI, 18 janvier 1965, JCP G, II, 14421.
  4. Ccl. Baudouin sous Cass. civ., 6 avril 1903, D. 1904, p. 398.
  5. TGI Saint Etienne, 11 juillet 1979, D. 1981, p. 270.
  6. Binet Jean-René, « Sexe neutre : un utile rappel à la loi ! », Dr. fam., mai 2016, p. 50, sans le dire, puisque l’auteur mentionne d’autres variations, qui, si elles étaient effectivement comptabilisées, n’aboutiraient pas au chiffre avancé. C’est encore en marginalisant leur nombre que répond Mme L. Rossignol, secrétaire d’État, répond à Mme M. Blondin qui avançait le chiffre de 2%, cf. Sénat, Question orale sans débat soumise le 8 octobre 2015, réponse émise le 10 février 2016.
  7. HAS, Situation actuelle et perspectives d’évolution de la prise en charge médicale du transsexualisme en France, novembre 2009, p. 23. Voir également, sur leur fréquence au sein de la population, le tableau in Wiels Joëlle, « La détermination génétique du sexe, une affaire compliquée », in Mon corps a-t-il un sexe ?, La découverte, IEC, 2015, p. 51.
  8. Note d’information publiée dans Libres & Égaux, Haut Commissaire aux Nations unies, notice « Intersexe » (non datée). Ces chiffres ne seraient pas de nature à modifier le regard porté par Jean-René Binet sur la marginalité du phénomène, puisque l’auteur estime, dans la chronique précitée, que la loi du 13 mai 2017 a été adoptée « au profit d’un nombre fort limité de personnes » (p. 51).
  9. Puisque seuls deux sexes innervent le droit de la filiation comme celui de la non-discrimination, lorsqu’ils sont mentionnés.
  10. Pour paraphraser Jean-Paul Branlard, Le sexe et l’état des personnes, LGDJ, 1993, p. 19.
  11. Le terme de « personne trans » désigne, pour reprendre le rapport de l’IGAS qui a opté pour cette terminologie, « les personnes engagées dans une démarche de transition », qu’elles souhaitent ou non subir une réassignation sexuelle ou un traitement hormonal (IGAS, Évaluation des conditions de prise en charge médicale et sociale des personnes trans et du transsexualisme, déc. 2011, §60, p. 13, 14).
  12. Le critère est régulièrement mentionné : TGI Saint Etienne, 11 juillet 1979, D. 1981, p. 270 (« il vit comme mari est femme avec son épouse »), CA, Nancy, Ch. 1, 22 avril 1982, n°1982-041887 (« compagne déclarant avoir des rapports sexuels normaux et satisfaisants avec la demanderesse » (FtM)) ; CA, Agen, ch. 1, 2 février 1983, n°1983-041621 ; TGI, Paris, 2 décembre 1986, n°1986-044713 ; CA, Agen, Ch. 1, 24 juin 1987, n°1987-044463 ; CA, Colmar, 15 mai 1991, n°1991-044799 ; CA, Agen, 30 mai 1996, n°1996-044069 ; CA, Agen, 30 mai 1996, n°1996-044070.
  13. Carbonnier Jean, Droit civil, I, Paris, Puf, Quadrige, 2004, p. 497-498.
  14. Carbonnier Jean, ibid, p. 497.
  15. Dans le même sens, Moron-Puech Benjamin, note sous CA, Orléans, D., 2016, p. 905.
  16. Notons que si les critères retenus pour décider du sexe du demandeur l’étaient pour les personnes trans, toutes les personnes prenant des hormones et en couple hétérosexuel selon le sexe revendiqué pourraient changer de sexe.
  17. Cour EDH, 12 juin 2003, aff. 35968/97, Van Kück c/ Allemagne, §56.
  18. Cour EDH, 1e Sect. 8 janvier 2009, Schlumpf c. Suisse, Req. n° 29002/06, §77.
  19. Cour EDH, 11 juillet 2002, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, Req., n°28957/95, §78, 81, 100.
  20. Cour EDH, 1e sect. 8 janvier 2009, Schlumpf c. Suisse, Req. n° 29002/06, §104.
  21. Cour EDH, aff. Y.Y. c. Turquie, req. n°14793/08 du 10 mars 2015, §101 (à propos de l’identité sexuelle). Même affirmation générale à l’occasion de requêtes sur d’autres sujets, par ex. CEDH, 10 av. 2007, Evans c. Royaume-Uni, req. n°6339/05, §77 ; CEDH, 3 nov. 2011, S. H. et autres c. Autriche, req. n°57813/00, §94 ou CEDH, 26 juin 2014, Mennesson c. France, req. n° 65192/11, §77, etc.
  22. Circulaire du 28 octobre 2011 relative aux règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation, BOMJL n° 2011-11 du 30 novembre 2011, §55.
  23. Cour royale de Poitiers, 9 mai 1843, et 26 mai 1846, S., 1846, 2, p. 462.
  24. Dans l’hypothèse où pouvoir ne rien inscrire serait une exigence conventionnelle à laquelle il aurait fallu accéder, la Cour de cassation interprétant autrement les exigences de l’article 8 aurait pu casser la décision et réaffirmer l’exigence de mention obligatoire au titre de l’article 57.
  25. Brunet Laurence, « La filiation des enfants nés d’une gestation pour autrui : les excès du droit », in David Georges, et al. La gestation pour autrui, Académie nationale de médecine, Lavoisier, 2011, p. 114.
  26. Dénoncées, pour ce qui est de la France, par exemple par le Comité contre la torture (CAT, dans ses « Observations concernant le septième rapport périodique sur la France », § 33.a), et le Comité de l’ONU des droits de l’enfant qui demande la suppression des traitements non nécessaires (CRC/C/FRA/CO/5, § 48).
  27. Comme en Allemagne par exemple, le Comité contre la torture ayant dénoncé ces pratiques comme en France (cf. CAT/C/DEU/CO/5, §20), alors que l’Allemagne prévoit un troisième sexe auquel sont assignés d’office les enfants intersexués.
  28. Ulysse Riveneuve, dont le programme politique se réduit à une seule proposition : supprimer la mention du sexe de l’état civil. L’ouvrage est consacré à sa campagne, devant des publics très différents.
  29. Hoquet Thierry, Sexus nullus, ou l’égalité, Paris, iXe, 2015, p. 22.

Reconnaissance du handicap et effectivité des droits, dix ans d’application de la loi Handicap

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La loi du 11 février 2005 portait la promesse d’une transformation majeure de la société, par la reconnaissance d’une définition moderne et complète du handicap, la proclamation de différents droits fondamentaux visant à garantir l’autonomie et la citoyenneté des personnes handicapées et la mise en place d’institutions spécifiques facilitant l’accès effectif aux droits. Dix ans après, son bilan doit pourtant être nuancé : la définition du handicap demeure équivoque, du fait de la superposition de notions et régimes juridiques différents, et les droits proclamés sont souvent ineffectifs, en raison de la complexité tout à la fois des critères d’éligibilité et des procédures administratives et contentieuses. Au point que, à travers le bilan tenté ici des réalisations issues de la loi de 2005, c’est bien la portée de toute une « politique des droits » en matière sociale qui pourrait être étudiée.

Diane Roman est Professeure de droit à l’Université François-Rabelais, Tours et membre de l’Institut Universitaire de France

 

affiche-colloque-droit-et-handicapA l’heure d’un premier bilan, dix ans après l’adoption de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, aborder la question de l’effectivité des droits liés à la reconnaissance du handicap est, à plusieurs titres, une gageure.

D’abord, car évaluer l’effectivité des droits est en soi une question complexe. Assurer leur l’effectivité reviendrait à « Donner aux droits force de loi », selon les mots d’une campagne lancée par Amnesty international, il y a quelques années. Car il s’agit là d’une question devenue centrale dans la réflexion juridique 1. Comme le note J. Commaille, « le droit et l’action publique (comme nouvelle forme de politique publique) ne se justifient plus que par leurs résultats » 2 . Mais encore faut-il s’accorder sur le sens à donner à cette recherche d’effectivité. On peut, avec Véronique Champeil-Desplats, « s’accorder sur le fait que cette notion renvoie à la question générale du passage du devoir être à l’être ou, en d’autres termes, de l’énoncé de la norme juridique à sa concrétisation ou à sa mise en œuvre dans le monde » 3. La notion d’effectivité des droits fondamentaux renvoie ainsi à l’idée d’observation et de respect de la norme énonciatrice du droit. Différents écrits ont montré que l’étude de l’effectivité des droits fondamentaux peut résulter d’une utilisation combinée et comparée de différents concepts 4. Plus précisément, l’analyse de l’effectivité des droits fondamentaux conduit à s’interroger sur quatre questions. Celle, premièrement, de la validité des droits : des droits sont-ils proclamés, et quelles conséquences tirer de cette proclamation, ou absence de proclamation, de droits ? Celle, deuxièmement, de l’opposabilité de ces droits, qui renvoie à leur mise en œuvre : les droits garantis bénéficient-ils de voies de droit permettant d’en obtenir le respect ? en d’autres termes, la question de l’opposabilité rejoint celle de la justiciabilité des droits. Celle, troisièmement, de l’efficience des droits fondamentaux. L’efficience est une qualité attachée à une action « qui produit un effet ». En d’autres termes, il s’agit de s’intéresser ici aux effets produits par les droits fondamentaux et leur irruption dans la hiérarchie des normes. Enfin, une quatrième question se pose : celle de l’efficacité des droits. L’efficacité se dit d’une chose qui produit l’effet attendu, qui exerce une action proportionnée aux finalités escomptées 5. La question se déplace alors vers l’évaluation des résultats obtenus, par rapport aux objectifs attendus.

Appliquée aux règles relatives au handicap, la grille d’analyse trouve une pleine application. En effet, l’ambition de la loi du 11 février 2005 était de reconnaître des droits nouveaux aux personnes en situation de handicap. « Fondé sur les principes généraux de non-discrimination et de libre choix par chacun de son projet de vie » ; le projet de loi était présenté comme « permett(ant) de garantir l’égalité des droits et des chances pour les personnes handicapées » et de renforcer l’accessibilité, non seulement des lieux et des espaces publics, mais aussi des prestations, avec la création des maisons départementales du handicap censées être des guichets uniques facilitant l’accès aux droits. L’accent était ainsi mis par le texte sur la proclamation de droits et leur opposabilité. Mais quid de leur efficience et de leur efficacité ? Si le point de départ était bien la reconnaissance de droit, dix ans plus tard, la situation semble dominée par la complexité : complexité de la notion juridique de handicap, d’abord (1) ; complexité de l’accès au droit, ensuite (2) ; complexité de l’accès au juge enfin (3).

 

I. La complexité de la notion juridique de handicap

 

Un des grands mérites de la loi de 2005 est d’avoir posé une définition juridique du handicap. Constitue un handicap, au sens du droit français 6, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant 7. La définition posée par la loi de 2005 et codifiée au Code de l’action sociale et des familles est ainsi à la fois médicale et sociale, renvoyant à la limitation des possibilités d’interaction d’un individu avec son environnement, causée par une déficience provoquant une incapacité, permanente ou non 8.

Cette définition doit toutefois coexister avec d’autres, notamment au sens européen et international. Ainsi, la Convention internationale sur les droits des personnes handicapées (CIDPH), adoptée le 13 décembre 2006 par l’Assemblée générale des Nations Unies, définit le handicap comme une situation résultant de l’interaction entre une personne présentant une incapacité et diverses barrières pouvant faire obstacle à sa pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres 9.

Mais surtout elle doit coexister en droit interne avec des notions voisines, desquelles elle se différencie. En premier lieu, celle d’infirmité, historiquement posée par la loi du 14 juillet 1905 relative à l’assistance obligatoire aux vieillards, aux infirmes et aux incurables privés de ressources. La notion d’infirmité renvoie à une cause d’altération des fonctions et s’apprécie en elle-même, indépendamment de ses conséquences. Sa connotation dépréciative fait qu’elle n’est guère plus utilisée 10.  La notion de handicap ne doit pas non plus être confondue avec celle d’incapacité, qui relève d’une appréciation juridique et place la personne – handicapée ou non – sous un régime juridique protégé 11 et se rapproche de celle de vulnérabilité 12. Enfin, handicap et dépendance doivent être distingués, en raison du choix fait par le législateur français de distinguer la prise en charge du grand âge et celle du handicap. La dépendance, définie par opposition à l’autonomie, s’apprécie par rapport à l’âge de la personne, et renvoie à la situation des personnes âgées qui «ont besoin d’une aide pour l’accomplissement des actes essentiels de la vie ou dont l’état nécessite une surveillance régulière» 13. Elle est évaluée selon une grille nationale pour l’attribution de l’allocation personnalisée d’autonomie 14. Toutefois, un parallèle est souvent construit entre la situation des personnes âgées en perte d’autonomie et celles de personnes en situation de handicap 15.

En revanche, la notion de handicap se rapproche davantage de celle d’inaptitude et d’invalidité. Comme le remarque la doctrine, l’examen de la jurisprudence relative à la protection de la santé des travailleurs met en évidence l’intrication des concepts d’inaptitude médicale, d’invalidité et de handicap, cette combinaison étant la source de difficultés génératrices de contentieux 16.

D’une part, la notion d’invalidité renvoie à l’insuffisance fonctionnelle d’un ou de plusieurs organes ayant des conséquences sur la capacité de travail. La notion est utilisée sur un plan technique comme une condition d’ouverture du droit à une pension servie au titre de l’assurance invalidité 17. Le bénéfice de la pension suppose une « invalidité » réduisant au moins des deux tiers la capacité de travail ou de gain 18. Le montant de la pension, qui prend le relais des droits à l’assurance maladie, est conditionné par le classement de l’assuré dans l’une des trois catégories d’invalidité prévue les textes, selon l’incidence de l’invalidité sur la capacité de travailler et de mener une vie autonome 19. La pension prend fin à l’âge légal de la retraite : elle est alors remplacée par une pension de vieillesse allouée au titre de l’inaptitude au travail 20.

Quant à l’inaptitude au travail, elle relève du droit de la sécurité sociale et du droit de l’emploi. Est inapte au travail, l’assuré qui n’est pas en mesure de poursuivre l’exercice de son emploi sans nuire gravement à sa santé et qui se trouve définitivement atteint d’une incapacité de travail médicalement constatée, compte tenu de ses aptitudes physiques et mentales à l’exercice d’une activité professionnelle 21. Ainsi, la reconnaissance de l’inaptitude médicale au travail permet à un assuré social de bénéficier du taux plein pour le calcul de sa pension de vieillesse alors même qu’il ne justifie pas de la durée d’assurance requise lorsqu’il atteint l’âge légal de la retraite. L’aptitude au travail, appréciée par le médecin de la main d’oeuvre, est également une condition d’accès aux allocations d’assurance chômage 22. L’inaptitude est également entendue au sens d’inaptitude au poste de travail et est appréciée par le médecin du travail. Or, invalidité et inaptitude au travail ne sont pas synonymes : on peut être invalide et apte selon la jurisprudence de la Cour de cassation, qui considère que « « l’attribution d’une pension d’invalidité de la deuxième catégorie par un organisme de sécurité sociale n’implique pas que son bénéficiaire soit inapte au travail au sens de l’article L. 351-1 du code du travail » 23. Tout comme on peut être handicapé et apte au travail, ce que le statut même de travailleur handicapé met en évidence. En effet, selon l’article L5213-1 du Code de la sécurité sociale, « est considérée comme travailleur handicapé toute personne dont les possibilités d’obtenir ou de conserver un emploi sont effectivement réduites par suite de l’altération d’une ou plusieurs fonctions physique, sensorielle, mentale ou psychique » 24.

Le droit français utilise donc différentes notions, partiellement superposables, pour construire une image du « manque » en droit social 25 et ouvrir des droits à prestation. Cette segmentation est peut-être une des raisons qui explique l’absence de courant d’analyse juridique français se réclamant des Disability studies 26. Très certainement, elle rend plus complexe une analyse d’ensemble des enjeux relatifs à l’effectivité des droits des personnes handicapées.

 

II. La complexité de l’accès effectif aux droits

 

Comme le qualifient des chercheurs, « le passage des « droits dans les textes » aux droits effectifs suppose (…) deux opérations : d’une part, définir l’éligibilité d’un individu au droit concerné, ce qui (…) engage un travail d’évaluation d’une demande de droit soumise par l’individu ; d’autre part, rendre effectif ce droit reconnu à l’individu (par le versement effectif de la prestation sollicitée, l’octroi d’une place en établissement) » 27. Une hypothèse qui peut être formulée est que plus les droits sont définis largement par les textes institutifs, plus l’opération juridique visant à attribuer effectivement le bénéfice de ces droits s’avèrera restrictive et excluante. En effet, s’agissant des droits reconnus aux personnes handicapées, un décalage notable se remarque entre l’affirmation générale de droits fondamentaux proclamée par la loi de 2005 (A) et la complexité de l’accès effectif à ces mêmes droits (B)

 

A.  L’affirmation de droits fondamentaux reconnus aux personnes handicapées

 

La reconnaissance sociale du handicap est marquée, depuis 2005, par l’affirmation des droits fondamentaux reconnus aux personnes handicapées. Deux droits étaient particulièrement proclamés par la loi de 2005 : d’une part, le droit à la solidarité, qui se manifeste à travers une proclamation législative et une mise en œuvre résolue par le juge ; d’autre part, le droit à la compensation du handicap.

Le droit à la solidarité était une des affirmations solennelles de la loi de 2005 : « Toute personne handicapée a droit à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale, qui lui garantit, en vertu de cette obligation, l’accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté. L’État est garant de l’égalité de traitement des personnes handicapées sur l’ensemble du territoire et définit des objectifs pluriannuels d’actions » 28. Ce droit à la solidarité est principalement réalisé grâce à l’action sociale et médico-sociale, qui tend à promouvoir l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets 29.

La solidarité ainsi proclamée se manifeste notamment par l’instauration d’un droit à prestation : l’allocation aux adultes handicapés (AAH), destinée aux personnes handicapée justifiant d’un taux d’incapacité permanente constatée d’au moins 80 % 30. Cette prestation est également ouverte aux personnes ayant un taux d’incapacité compris entre 50 % et 79% et qui rencontre, compte tenu de son handicap, une restriction substantielle pour l’accès à l’emploi reconnue par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapés 31. Le pourcentage d’incapacité est apprécié par la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées d’après le guide-barème pour l’évaluation des déficiences et incapacités des personnes handicapées figurant à l’annexe 2-4 du Code de l’action sociale et des familles 32.

Mais le droit à la solidarité ne se limite pas à l’instauration d’un minimum social comme l’AAH. Plus largement, il met à la charge des pouvoirs publics une obligation d’agir, même si sa nature (obligation de moyen ou obligation de résultat) est encore à préciser 33. Ainsi, en matière de syndrome autistique ou de polyhandicap, le juge administratif considère que les dispositions du Code de l’action sociale et des familles «font peser sur l’État et les autres autorités publiques en charge de l’action sociale en faveur des handicapés une obligation qui leur impose d’assurer la prise en charge effective des personnes […] la privation d’une prise en charge adaptée pour une personne souffrant de tels handicaps est susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale justifiant l’intervention urgente d’une mesure de sauvegarde au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, lorsqu’eu égard à leur gravité, les troubles du comportement dont elle souffre emportent un risque vital tant pour elle-même que pour son entourage» 34. Toutefois, limitant la portée de ces avances prétoriennes, le Conseil d’État a jugé que la carence de l’Administration doit, en outre, être nécessairement «caractérisée au regard notamment des pouvoirs et des moyens dont disposent» les autorités administratives 35.

Outre le droit à la solidarité, la loi du 11 février 2005 a instauré un droit à la compensation du handicap. « La personne handicapée a droit à la compensation des conséquences de son handicap quelles que soient l’origine et la nature de sa déficience, son âge ou son mode de vie. Cette compensation consiste à répondre à ses besoins, qu’il s’agisse de l’accueil de la petite enfance, de la scolarité, de l’enseignement, de l’éducation, de l’insertion professionnelle, des aménagements du domicile ou du cadre de travail nécessaires au plein exercice de sa citoyenneté et de sa capacité d’autonomie, du développement ou de l’aménagement de l’offre de service, permettant notamment à l’entourage de la personne handicapée de bénéficier de temps de répit, du développement de groupes d’entraide mutuelle ou de places en établissements spécialisés, des aides de toute nature à la personne ou aux institutions pour vivre en milieu ordinaire ou adapté, ou encore en matière d’accès aux procédures et aux institutions spécifiques au handicap ou aux moyens et prestations accompagnant la mise en oeuvre de la protection juridique régie par le titre XI du livre Ier du Code civil. Ces réponses adaptées prennent en compte l’accueil et l’accompagnement nécessaires aux personnes handicapées qui ne peuvent exprimer seules leurs besoins » (CASF art. L. 114-1-1).

Le droit à la compensation du handicap est principalement réalisé, en droit interne, à travers la mise en œuvre de la prestation de compensation du handicap et la généralisation du principe d’accessibilité 36. Une prestation de compensation du handicap (PCH) a été créée par la loi de 2005 37, afin de prendre en charge certaines dépenses liées au handicap. En tant que dispositif de compensation, elle est complémentaire des aides de droit commun (comme les aides de la sécurité sociale, par exemple, la majoration pour tierce personne et la prise en charge des aides techniques) ou d’aides spécifiques offertes par ailleurs (accompagnement par un service médico-social, aide humaine à la scolarisation des élèves en situation de handicap…). La PCH est ainsi une aide personnalisée, modulable en fonction des besoins de chaque bénéficiaire, dont les textes fixent les différents éléments 38

 

B. Des droits souvent laissés lettre morte

 

Dix ans après, l’ambition de la loi de 2005 de conférer des droits égaux aux personnes, quel que soit leur handicap, ne reçoit qu’une application limitée et, trop souvent, les droits consacrés restent virtuels. Cette ineffectivité peut résulter de plusieurs facteurs, parmi lesquels, notamment, le manque de financement ou de volonté politique pour mettre en œuvre les mesures et la complexité des règles applicables. La mise en œuvre des mesures liées à l’accessibilité (1) ou l’accès aux prestations (2) l’illustre.

 

1. Le chantier toujours ouvert de l’accessibilité

La loi de 2005 imposait que les établissements, publics et privés, recevant du public et les transports collectifs soient accessibles aux personnes handicapées, respectivement avant le 1er janvier 2015 et le 13 février 2015. Une telle obligation s’applique également à la construction de logements collectifs neufs et aux travaux réalisés, au fur et à mesure, sur la voirie publique. et ce à peine de diverses sanctions, notamment pénales 39. Toutefois, différents rapports ont souligné les difficultés à mettre en œuvre cette obligation 40. Plus récemment, l’obligation de mise en conformité a été repoussée par voie d’ordonnance, au profit d’« agendas d’accessibilité programmée » (Ad’AP) décalant considérablement l’entrée en vigueur de l’obligation d’accessibilité 41. La mesure, perçue comme un renoncement par le milieu associatif, a suscité de nombreuses critiques 42.

Même s’il s’agit de son versant le plus médiatisé, l’accessibilité physique des bâtiments n’est pas le seul enjeu : l’accessibilité doit s’entendre de façon plus large, comme incluant l’accès aux services. Or, sur ce point également, son effectivité est discutable. Deux exemples peuvent être mentionnés. Le premier est relatif à l’accessibilité des moyens de communication. En vertu de la loi de 2005, les services de communication publique en ligne des services de l’État , des collectivités territoriales et des établissements publics qui en dépendent doivent être accessibles aux personnes handicapées. L’accessibilité des services de communication publique en ligne concerne l’accès à tout type d’information sous forme numérique quels que soient le moyen d’accès, les contenus et le mode de consultation. 43. Toutefois, sur ce point également, force est de constater les difficultés de mise en œuvre des prescriptions légales 44. Un second exemple peut être offert par l’accès à différents services publics, comme le service public de l’éducation 45 ou aux bureaux de vote, lors des consultations électorales. Faut-il ici rappeler que, sauf si elle fait l’objet d’une mesure de tutelle pour laquelle il a été décidé explicitement qu’elle perdait son droit de vote (C. électoral, art. 5), la personne handicapée dispose de l’ensemble de ses droits civiques. Toutefois, leur exercice peut être rendu difficile en raison des conditions matérielles, comme la configuration inadéquate des bureaux de votes ou du matériel électoral 46. La loi de 2005 a modifié le code électoral afin de faciliter l’accès au vote des personnes handicapées. Ainsi, « les bureaux et les techniques de vote doivent être accessibles aux personnes handicapées, quel que soit le type de ce handicap, notamment physique, sensoriel, mental ou psychique » 47. Le décret n° 2006-1287 du 20 octobre 2006, dispose que « les bureaux et les techniques de vote doivent être accessibles aux personnes handicapées, quel que soit le type de ce handicap. Le président du bureau de vote prend toute mesure utile afin de faciliter le vote autonome des personnes handicapées » 48. Enfin, le défenseur des droits a formulé une liste de recommandations permettant aux électeurs, notamment atteints d’un handicap visuel, de voter de façon autonome 49. Toutefois, malgré ces prescriptions impératives, l’exercice effectif de leurs droits de citoyenneté par les personnes handicapées peut s’avérer difficile 50 – alors même que leur garantie était au cœur de la loi de 2005, comme l’affirmait son intitulé. Généreuse dans sa formulation, la loi de 2005 voit ainsi une partie de ses dispositions vidée de leur substance. Un constat identique peut être formulé à propos de l’accès aux prestations liées au handicap.

 

2. Le difficile accès aux prestations liées au handicap

L’accès aux prestations prévues par la loi de 2005 peut être rendu complexe et générer un phénomène de non recours aux droits, largement décrit par ailleurs 51. S’agissant des prestations liées au handicap, l’ampleur du non recours est mal connue. Les chiffres, anciens et parcellaires, évoquent toutefois un phénomène de non recours aux droits connexes à l’AAH de l’ordre de 33% 52. Indépendamment de l’évaluation du non recours, la configuration même des différentes prestations liées au handicap entraine d’importantes difficultés d’accès aux droits.

L’exemple des conditions d’octroi de l’AAH l’illustre : l’AAH est une prestation non contributive de la sécurité sociale financée par l’État 53 et versée par les organismes débiteurs des prestations familiales, principalement les caisses d’allocations familiales et, le cas échéant, par les caisses de mutualité sociale agricole 54. Or, les conditions d’attribution de l’allocation l’empêchent de jouer pleinement le rôle de filet de protection que, théoriquement, les textes lui assignent. D’abord, car comme les autres minimas sociaux, l’AAH est une prestation subsidiaire, versée aux personnes ne pouvant prétendre à des revenus ou prestations d’un montant au moins égal aux ressources qu’elle garantit. Or, la grande opacité des règles de calcul des ressources prises en compte (complexité notamment des différents abattements pris en compte) constitue indéniablement un frein au paiement à bon droit de la prestation. Ensuite, car les montants théoriquement garantis par l’AAH restent faibles (le montant maximal de l’AAH à taux plein est, en 2015, de 800,45 euros par mois, inférieur de ce fait au seuil de pauvreté fixé à 987 euros pour une personne seule). Enfin, car les conditions de fonctionnement des MDPH et les règles relatives à l’attribution de l’allocation peuvent être autant de freins à une protection effective des personnes. Le rapport rédigé pour l’IGAS par Ch. Abrassimov et F. Chérèque en 2014 souligne ainsi combien le renouvellement à intervalles trop court de certaines prestations et la mauvaise coordination des acteurs provoquent trop de ruptures dans les droits 55.

Mais d’autres exemples peuvent être donnés, comme ceux relatifs à l’octroi de la PCH. Théoriquement, les besoins de compensation sont inscrits dans un plan élaboré en considération des besoins et des aspirations de la personne handicapée tels qu’ils sont exprimés dans son projet de vie, formulé par la personne elle-même ou, à défaut, avec ou pour elle par son représentant légal lorsqu’elle ne peut exprimer son avis 56. Le plan personnalisé de compensation du handicap est élaboré par l’équipe pluridisciplinaire au terme d’un dialogue avec la personne handicapée relatif à son projet de vie. Il comprend des propositions de mesures de toute nature destinées à apporter, à la personne handicapée, au regard de son projet de vie, une compensation aux limitations d’activités ou restrictions de participation à la vie en société qu’elle rencontre du fait de son handicap. Or, en la matière, les MDPH, structures contractuelles publiques censées faciliter l’accès au droit, ont un fonctionnement qui est régulièrement critiqué. Ainsi, un rapport IGAS/IGA de 2011 souligne que « L’ouverture des droits à cette prestation est un long parcours, dont le rythme et la qualité différent d’un département à l’autre. Si l’évaluation de l’éligibilité, qui suppose que soient qualifiées de modérées, de graves ou d’absolues les difficultés rencontrées par la personne dans son environnement, comporte inévitablement quelques marges d’appréciation, le guide de la CNSA confère désormais plus d’objectivité et de « reproductibilité » à cette évaluation. Mais le GEVA élaboré par la CNSA pour évaluer les besoins (plus adapté aux adultes qu’aux enfants) n’est utilisé que par trois quart des MDPH, et encore l’est-il le plus souvent partiellement, alors qu’il peut contribuer à une plus grande égalité de traitement. Les visites à domicile ne sont pas systématiques. Et on trouve trop rarement au dossier un plan personnalisé de compensation, global, s’appuyant sur un projet de vie formalisé : le plan se réduit dès lors à des montants d’éléments de PCH » 57.

Plus généralement, la complexité des règles applicables entraine un taux élevé de versements indus par les organismes sociaux. Selon les données transmises par la CNAF à la mission diligentée par l’IGAS en 2014, les indus d’AAH représentent environ 200 M€ en 2013 et sont recouvrés à 61%. La mission Abrossimov-Chérèque a pu ainsi regretter que les mesures de lutte contre les versements indus se concentrent sur la neutralisation des conséquences financières des indus, sans rechercher d’une part la simplification de la législation et de la gestion, et sans répondre totalement au souci de continuité, de sécurité et de transparence vis-à-vis des bénéficiaires. Le rapport préconise ainsi différentes mesures pour sécuriser la situation des bénéficiaires, pour éviter les ruptures de droit, respecter les délais et neutraliser les indus 58. Certaines des propositions ont été entendues : ainsi, la durée d’attribution de l’AAH a été récemment augmentée 59. Mais en matière d’accès effectif au droit, le maquis de la réglementation des prestations liées au handicap constitue encore un facteur dissuasif, que certains chiffres révèlent : ainsi, 15,8% des réclamations auprès du Défenseur des droits concernent les situations de handicap 60. Donnée qui conduit à un troisième constat : la complexité de l’accès au droit se double, très souvent, d’une difficulté d’accès au juge.

 

III. La complexité de l’accès au juge

 

La justiciabilité d’un droit social suppose la capacité de ces bénéficiaires à pouvoir contester en justice les modalités de sa mise en œuvre 61. Or, la justiciabilité des droits liés à une situation de handicap est freinée par différents facteurs. Les premiers sont issus de la nature même des décisions dont la contestation est envisagée. Ainsi, les décisions de la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées sont insuffisamment motivées et, dans certains cas, ne se réfèrent qu’aux numéros ou au mieux aux intitulés des articles de loi. Cette motivation indigente nuit à la compréhension de la décision par le demandeur mais surtout l’empêche de formuler un recours du fait de l’absence de précision sur les motifs de refus 62.

Mais le principal frein à l’accès au juge est ailleurs et réside dans l’écartèlement du contentieux des décisions prises par la Commission des droits : selon la nature de la décision contestée, les recours sont répartis entre juridiction administrative et judiciaire, et, en leur sein, entre juridiction de droit commun et juridictions spécialisées 63. Cette répartition est pour le moins complexe, sans que l’on puisse y trouver une idée centrale. Ainsi, par exemple, les recours contre les décisions relatives à l’orientation de la personne handicapée et aux mesures relatives à son insertion scolaire, professionnelle ou sociale 64 et celles relatives à la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé 65 sont portées devant le tribunal administratif territorialement compétent 66. Ils constituent des recours de plein contentieux 67. En revanche, les recours contre les autres décisions prises par la Commission des droits relèvent de la juridiction du contentieux technique de la sécurité sociale 68. Ainsi, les recours contre les décisions de la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées relatives à l’attribution de la prestation de compensation du handicap relèvent, quels que soient les motifs de ces décisions, de la juridiction du contentieux technique de la sécurité sociale 69. Enfin, les décisions du président du conseil général relatives au versement de la PCH peuvent faire l’objet d’un recours devant les commissions départementales de l’action sociale 70

Comme le souligne M. Borgetto, « On le voit, l’organisation juridictionnelle qui prévaut en matière sociale se caractérise par une indéniable complexité. Or, loin d’être sans incidence sur la capacité des justiciables à faire valoir leurs droits, cette complexité débouche, au contraire, sur une fragilisation sensible de leur situation ». En effet, à l’ « enchevêtrement regrettable des compétences (qui) « a pour résultat – outre d’affecter l’intelligibilité d’ensemble du système – de rendre extrêmement incertain, aléatoire et problématique, pour le justiciable, l’accès au juge », s’ajoutent des garanties insuffisantes, résultant d’un fonctionnement souvent défectueux des juridictions œuvrant en matière sociale 71.

Ces dysfonctionnements, pointés du doigt par de nombreux rapports et ouvrages 72 sont particulièrement criants s’agissant des juridictions administratives spécialisées. Ainsi, le Conseil d’État a t’il pu fermement déplorer que « Beaucoup d’affaires ne viennent pas devant la Commission centrale d’aide sociale parce que les commissions départementales d’aide sociale tardent à les inscrire à leurs propres rôles, ou parce que les décisions des commissions départementales d’aide sociale n’offrent pas prise à un appel aux yeux de justiciables désorientés par leur défaut de motivation ou leur caractère péremptoire. Beaucoup d’affaires enregistrées à la Commission d’aide sociale tardent à être jugées faute de diligence des commissions départementales d’aide sociale qui ne transmettent pas des dossiers complets, et des conseils généraux qui tardent à répondre ou qui ne répondent pas aux suppléments d’instruction. La réforme des commissions départementales d’aide sociale préconisée par le rapport du Conseil d’État de 2004 n’étant pas intervenue une justiciabilité digne de ce nom n’est pas assurée en matière d’aide sociale » 73. Mais les juridictions spécialisées de l’ordre judiciaire, dont l’organisation heurte les principes d’impartialité et d’indépendance posés par l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, offrent le même constat désolant 74. Quant aux règles procédurales spécifiques qui régissent chacun de ces contentieux, elles produisent également des effets pervers redoutables qui institutionnalisent l’inégalité des parties, plaçant les individus requérants dans une situation de défaveur par rapport aux administrations défenderesses : comme le note I. Sayn, « au-delà de l’égalité (juridique) des armes, il faut admettre que, dans le champ de la protection sociale, les parties au procès ne sont pas équivalentes. Certaines sont des « joueurs récurrents », institutionnellement organisés et juridiquement armés pour faire valoir leur point de vue, d’autres sont des « joueurs occasionnels » au jeu de la justice » 75.

Dix ans après, le constat de l’application de la loi du 11 février 2005 doit donc être nuancé : théoriquement proclamés, les droits garantis aux personnes handicapées demeurent souvent virtuels. A une inapplication liée à la complexité des règles et à leur superposition les rendant parfois illisibles, s’ajoutent des difficultés liées à l’organisation du champ social en France et une inertie parfois assumée, comme tend à le prouver le report de l’obligation d’accessibilité des établissements recevant du public.

Ce constat mérite une double attention : premièrement, car il tend à renforcer l’exclusion et la précarité de personnes qui, par ailleurs, doivent souvent surmonter quotidiennement des obstacles majeurs liés à leur handicap. La somme d’énergie que les réclamations administratives et les actions contentieuses consument serait certainement mieux mise à profit autrement, dans une société plus inclusive où les barrières sociales ne s’ajouteraient pas aux handicaps individuels. Deuxièmement, et à une échelle plus générale, le constat de l’ineffectivité des droits des personnes handicapées conduit à s’interroger sur la portée de la « politique des droits » mise en œuvre depuis une vingtaine d’années. La transformation a été parfaitement décrite qui tend à faire des droits un outil privilégié du changement social 76. Mais, une fois la bataille politique de la proclamation des droits gagnées, la question de la capacité transformatrice des droits se pose toujours. Comment traduire effectivement les droits en garanties reconnues aux individus ? ou encore, pour le dire avec les mots de P.Y. Baudot et A. Révillard, « dans quelle mesure les droits peuvent ils fonctionner comme un instrument d’action publique susceptible de participer à une redéfinition des publics des politiques publiques, de modifier l’allocation des ressources et de réagencer les modalités de représentation des intérêts en démocratie ? » 77.

 

Notes:

  1. F. Rouvillois, L’efficacité des normes, réflexions sur l’émergence d’un nouvel impératif juridique, Fondation pour l’innovation politique, Paris, novembre 2006
  2. J. Commaille, « Effectivité », in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de culture juridique, PUF, 2003, p. 584
  3. V. Champeil-Desplats, « Propos introductifs », L’effectivité des droits fondamentaux, Presses de Paris 10, 2008, p. 14
  4. v. notamment F. Rangeon, « Réflexions sur l’effectivité du droit », in CURAPP, Les usages sociaux du droit, 1989, pp. 126-149 ; V. Champeil-Desplats, précit.
  5. V. en ce sens Y. Leroy, « La notion d’effectivité du droit », Droit et société n° 79, 2011/3, p. 715
  6. pour une définition comparé en droit anglais, allemand et espagnol, v. S. Milano, « Conception et définitions du handicap », RDSS, 2015, pp. 483 et s. ; pour une définition du handicap en droit européen, v. la communication de D. Blanc et les critères posés par la CJUE dans différentes affaires : CJUE, 11 avr. 2013, HK Danmark, C-335/11 et C-337-11, pts 37 à 39 ; JCP S 2013, 1238, note J. Cavallini ; RDSS, 2013, p. 843, note H. Rihal et J. Charruau ; CJUE, 18 mars 2014, Z. c/ A Government department et The board of management of a community school, C-363/12, pt. 78 à 81, D. 2014, p. 1811, note A. Boujeka ; 18 déc. 2014, FOA, C-354/13, Rec. Dalloz, 2015, p. 475, note A. Boujeka
  7. CASF art. L. 114
  8. D. Cohen, « La notion de handicap », in S. Amrani-Mekki et A. Boujeka (ss. la dir. de), Contentieux et handicap, IRJS éd. 2010, p. 7
  9. pour une étude de la genèse de la notion, v. S. Milano, « Conception et définitions du handicap », RDSS, 2015, pp. 483 et s.
  10. V. toutefois, Code des pensions civiles et militaires de retraite, art. 27 ; Code des pensions militaires d’invalidité, art. 7 et 8 art. L. 27 ; Code électoral, art. L. 64
  11. C. civ., art. 425 : «Toute personne dans l’impossibilité de pourvoir seule à ses intérêts en raison d’une altération, médicalement constatée, soit de ses facultés mentales, soit de ses facultés corporelles de nature à empêcher l’expression de sa volonté peut bénéficier d’une mesure de protection juridique […]»
  12. V. loi n° 2007-308 portant réforme de la protection juridique
  13. CASF, art. L. 232-1
  14. CASF annexe 2.1 ; le calcul du Gir se fait principalement sur dix variables qui se rapportent à la perte d’autonomie physique et psychique : la cohérence, l’orientation, la toilette, l’habillage, l’alimentation, l’élimination, les transferts (se lever, se coucher, s’asseoir), le déplacement à l’intérieur, le déplacement à l’extérieur et enfin la communication à distance
  15. v. par ex. CNCDH, Avis sur l’effectivité des droits des personnes âgées, 27 juin 2013, pt 13
  16. M. Caron et P.-Y. Verkindt, « Inaptitude, invalidité, handicap : l’image du « manque » en droit social », RDSS 2011, p. 862
  17. M. Caron et P.-Y. Verkindt, « Inaptitude, invalidité, handicap : l’image du « manque » en droit social », préc.
  18. CSS, art. L. 341-1
  19. CSS, art. L. 341-4
  20. en application de l’article L. 341-15 du Code de la sécurité sociale
  21. CSS, art. L. 351-7
  22. M. Caron et P. Verkindt, « Inaptitude, invalidité, handicap : l’image du « manque » en droit social », préc.
  23. Soc. 22 févr. 2005, n° 03-11.467
  24. La reconnaissance de cette qualité, qui relève de la compétence de la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées de la MDPH permet l’orientation vers un établissement ou service d’aide par le travail, vers le marché du travail ou vers un centre de rééducation professionnelle, selon l’article L5213-2 du Code de la sécurité sociale
  25. M. Caron et P.-Y. Verkindt, « Inaptitude, invalidité, handicap : l’image du « manque » en droit social », précit.
  26. pour une analyse, v. GL Abrecht, J.-F. Ravaud et H.-J. Stiker, « L’émergence des disability studies : état des lieux et perspectives, sciences sociales et santé, volume 19, n° 4, 2001, p. 43-73
  27. P.-Y. Baudot et A. Révillard, « L’autonomie de l’équilibriste : contribution à une sociologie de la production institutionnelle des droits », Gouvernement et action publique, 2014/4, n° 4, p. 85 ; http://www.cairn.info/revue-gouvernement-et-action-publique-2014-4-page-83.htm
  28. CASF art. L. 114-1
  29. CASF art. L. 116-1
  30. CSS, art. L. 821-1 et D. 821-1
  31. CSS, art. L. 821-2 et D. 821-1
  32. CSS, art. D. 821-1
  33. H. Belrhali-Bernard, « Obligation de moyens et obligation de résultat en droit administratif français », in La responsabilité administrative, Travaux de l’AFDA, LexisNexis, Tome 6, 2013, pp. 135-146
  34. TA Cergy Pontoise, ord. réf., 7 oct. 2013, M. L et autres, n° 1307736 ; V. aussi CE, 16 mai 2011, n° 318501 ; AJDA 2011. p. 1749, note H. Belrahli-Bernard ; RDSS2011 p. 745, note H. Rihal
  35. CE, ord. réf., 27 nov. 2013, n° 373300 ; S.-L. Bada, L’effectivité du droit à une prise en charge des personnes handicapées par le biais du référé-liberté, in Lettre «Actualités Droits-Libertés» , CREDOF, 30 déc. 2013
  36. sur ce point, v. communication de F. Cafarelli
  37. CASF art. L. 245-1
  38. v. notamment CASF, art. L245-3
  39. CCH, art. L. 111-7 et s. ; v. E. Menduina-Gordon, « Copropriété, accessibilité et non-discrimination des personnes handicapées: vers une obligation d’aménagement raisonnable? », RDSS 2011, p. 533
  40. v. notamment CL. Campion, « Réussir 2015 : accessibilité des personnes handicapées au logement, aux établissements recevant du public, aux transports, à la voirie et aux espaces publics », mars 2013
  41. Ordonnance n° 2014-1090 du 26 septembre 2014 relative à la mise en accessibilité des établissements recevant du public, des transports publics, des bâtiments d’habitation et de la voirie pour les personnes handicapées 
  42. J.-F. Péricaud, « Quand la loi sur le handicap du 11 février 2005 pourra-t-elle enfin être appliquée ? », JCP A, 2014, n°30, p. 4 ; J. Sénéchal, « La loi n° 2014-789 du 10 juillet 2014, loi d’affaiblissement ou de mise en œuvre effective des règles préexistantes relatives à l’accessibilité aux bâtiments des personnes handicapées ? », RTDI, 2014, n° 3, p. 9
  43. L. n°2005-102, art. 47; Décret n° 2009-546, 14 mai 2009
  44. v. F. Forster et I. Potier, « L’accessibilité des services de communications électroniques aux personnes handicapées », La Gazette du Palais, 2009, n°112-113, p. 18-20
  45. v. communication spécifique de S. CAZET
  46. sur ce point, la jurisprudence de la CEDH reste étonnamment frileuse, et ne semble pas prendre la mesure du phénomène : dans une décision Mółka c. Pologne, 11 avril 2006, n° 56550/00, la cour admet que que le manquement de l’administration à assurer un accès approprié au bureau de vote au profit du requérant, qui souhaite mener une vie active, a pu faire naître des sentiments d’humiliation et de détresse susceptibles de porter atteinte à l’autonomie personnelle de l’intéressé et, dès lors, à la qualité de sa vie privée. La Cour n’écarte pas l’hypothèse que, dans des circonstances telles que celles de l’espèce, un lien suffisant puisse exister entre les mesures demandées par le requérant et la vie privée de ce dernier pour que l’article 8 se trouve en jeu. Dans les affaires concernant l’obligation positive pour l’État de veiller au « respect » effectif de la vie privée, il faut tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble, ainsi que de la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière. En l’espèce, cette marge est d’autant plus large que la question en jeu concerne le fait d’offrir aux personnes handicapées un accès adéquat aux bureaux de vote, élément qu’il faut forcément apprécier dans le contexte de l’allocation de fonds publics limités. Les autorités nationales sont mieux placées qu’une juridiction internationale pour procéder à cette évaluation. Par ailleurs, la Cour observe que, comme l’ont souligné les tribunaux nationaux, le requérant n’a pas montré qu’il ne pouvait pas se faire aider d’autres personnes pour entrer dans le bureau de vote. La situation litigieuse correspond à un incident isolé et non à une série d’obstacles – d’ordre architectural ou autre – empêchant une personne handicapée physique de développer ses relations avec d’autres personnes et avec le monde extérieur. A la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime que l’État défendeur, dans les circonstances particulières de l’espèce, ne saurait passer pour avoir manqué à veiller au respect de la vie privée du requérant. En outre, l’adoption d’une nouvelle loi sur l’accessibilité tend à indiquer que l’État défendeur ne néglige pas les difficultés rencontrées par les électeurs handicapés : défaut manifeste de fondement
  47. C. élect., art. L. 62-2
  48. C. élect., art. D.61-1
  49. Décision du défenseur des droits, n° MLD-2012-2, 12 janvier 2012
  50. v. Mélanie LOPEZ, « Handicap et citoyenneté : du droit de vote à l’éligibilité des personnes en situation de handicap », RDSS, 2013, p. 919-931
  51. v. notamment M. Borgetto, « Le non-recours aux droits », RDSS 2012 p. 601 ; Ph. Warin, « Le non-recours aux droits », SociologieS, 2012 ; C. Chauveaud, D. Demezière, R. Dethyre, M. Djoulden, C. Féré, T. Gajdos, D. Laumet, J. Lévy, P. Mazet, N. Okbani et al. « L’envers de la « fraude sociale », le scandale du non-recours aux droits sociaux », La découverte, 2012
  52. cité par rédigé par F. Chérèque et Ch. Abrossimov, Les liens entre handicap et pauvreté : les difficultés dans l’accès aux droits et aux ressources, IGAS, rapport n°2014-048R, nov. 2014, p. 31
  53. CSS, art. L. 821-5
  54. CSS, art. L. 821-7
  55. Rapport rédigé par F. Chérèque et Ch. Abrossimov, Les liens entre handicap et pauvreté : les difficultés dans l’accès aux droits et aux ressources, IGAS, rapport n° 2014-048R, nov. 2014
  56. CASF art. L. 114-1-1
  57. IGAS/IGA, Évaluation de la prestation de compensation du handicap, n° RM2011, 2011, § 33
  58. Rapport rédigé par F. Chérèque et Ch. Abrossimov, Les liens entre handicap et pauvreté : les difficultés dans l’accès aux droits et aux ressources, IGAS, rapport n° 2014-048R, nov. 2014, p. 34-35
  59. Elle est au maximum de 10 ans en cas d’incapacité permanente supérieure à 80% et peut être portée à 5 ans en cas d’incapacité comprise entre 50 et 79%, Décret n° 2015-387 du 3 avril 2015
  60. Rapport du Défenseur des droits, juillet, 2014, page 26
  61. sur la question, nous nous permettons de renvoyer à D. Roman (dir.), Droits des pauvres, pauvres droits ? Recherche sur la justiciabilité des droits sociaux, Rapport de recherche, 2010, 480 p., Consultable en ligne : revdh 2012, n°1, https://revdh.revues.org/84 ; v. aussi C. Nivard, La justiciabilité des droits sociaux. Etude de droit conventionnel européen, Bruylant, 2012
  62. IGAS, rapport n° 2014-048R, précité
  63. pour une analyse, v. A. Boujeka, « Le contentieux du handicap réparti entre l’ordre administratif et l’ordre judiciaire », RDSS 2007, p. 1116
  64. CASF art. L. 241-6, I, 1°
  65. CASF art. L. 241-6, I, 4°
  66. CASF art. L. 241-9
  67. Th. Jouno, « Le contentieux de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, un plein contentieux. Oui mais lequel ? », AJDA 2011, p. 206 ; CE, avis, 6 avr. 2007, req. n° 293238 ; Rec. Lebon 2007, p. 153, RDSS 2007, p. 1116, note A. Boujeka ; AJDA 2007, p. 2049, note H. Rihal
  68. CASF L. 241-9
  69. T. confl. 14 mai 2012, n° C3851, Mme Claudette A. : Rec. Lebon n° 6/2013, tables 2012, p. 999
  70. CASF, art. L. 245-2
  71. M. Borgetto, « Les juridictions sociales en question(s) », Regards protection sociale, n°47, mars 2015, pp. 21 et s., spéc. pp. 25-26
  72. v. notamment V. par ex. IGAS, Les institutions sociales face aux usagers, Rapport, p. 136 s., La Doc. française, 2001 ; Conseil d’État, L’avenir des juridictions spécialisées dans le domaine social, p. 29 s., La Doc. fr., 2004 ; P. Joxe, Soif de Justice. Au secours des juridictions sociales, Fayard, 2014
  73. Conseil d’État, Rapport annuel pour 2009, La Doc. française, 2010, p. 326
  74. M. KEIM-BAGOT, « Le contentieux technique de la Sécurité sociale : un contentieux en péril ? », Regards protection sociale, n°47, mars 2015
  75. I. Sayn, « L’accès au juge et les spécificités de la procédure juridictionnelle», Regards protection sociale, n°47, mars 2015, p. 59
  76. L. Israel, L’arme du droit, Presses de Sciences po, 2009 
  77. P.-Y. Baudot et A. Revillard,« Entre mobilisations et institutions » Les politiques des droits dans l’action publique, Gouvernement et action publique, 2014/4 n° 4, p. 10, http://www.cairn.info/revue-gouvernement-et-action-publique-2014-4-page-9.htm
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