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Channel: Revue des droits et libertés fondamentaux
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Propos introductif

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Par François Cafarelli Maître de conférences à l’Université de La Réunion et membre du CRJ (EA 14)

 

La prise en compte du handicap dans le cadre des politiques publiques, bien que toujours insuffisante, n’a cessé de progresser et trouve même aujourd’hui de nouvelles traductions dans le domaine voisin des politiques d’adaptation de la société au vieillissement de la population 1. Ce contexte encourageant ne doit pas faire oublier l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir mais rappelle cependant, que l’évolution du cadre légal en matière de gestion du handicap  a pu profondément changer la façon dont le corps social appréhende les difficultés qui y sont liées et dont il considère les personnes en situation de handicap.

Le droit est ainsi un vecteur privilégié de l’amélioration de la condition des personnes en situation de handicap et la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées a permis, à ce titre, une profonde évolution à défaut de révolution. Ces rapports privilégiés entre droit et handicap ne sont pas nouveaux. Certes, jusqu’à la fin du 19ème siècle, les rapports entre l’Etat et les personnes en situation de handicap étaient des plus ténus. Seules la charité et l’assistance justifiaient l’intervention des pouvoirs publics, souvent au profit des mutilés de guerre, et il fallait compter sur le dévouement de certains éducateurs pour voir d’autres handicaps (notamment mental) pris en charge, mais de façon très légère. La fin du 19ème siècle marque cependant le commencement des véritables politiques publiques en faveur des personnes en situation de handicap, notamment à travers le développement des droits sociaux, mais essentiellement au profit des travailleurs et des mutilés de guerre. La loi sur les accidents du travail de 1898 met ainsi à la charge de l’employeur une assurance spécifique permettant le versement d’une indemnisation au titre des infirmités acquises dans le cadre du travail. On peut encore évoquer la loi du 26 avril 1924 imposant aux entreprises le recrutement de mutilés de guerre ou celle du 14 mai 1930 qui donnera le droit aux victimes d’accidents du travail d’être admises gratuitement dans les écoles de rééducation professionnelle créées par les militaires. Puis, de façon plus systématique, la création de la sécurité sociale, en 1945, va permettre d’assurer l’ensemble des salariés contre les conséquences de maladies et d’accidents non liés au travail. En dépit de la vocation de la sécurité sociale à indemniser les préjudices résultant d’un dommage extérieur au travail, le lien entre handicap et travail se renforce avec la loi du 23 novembre 1957 sur le reclassement professionnel dans laquelle apparaît le terme de « travailleur handicapé ». Ainsi, avant même la définition juridique de la notion de « handicap » ou de « personne handicapée », apparaît la notion de « travailleur handicapé ».

Il faut attendre le rapport de François Bloch-Lainé, en 1967, « Etude du problème général de l’inadaptation des personnes handicapées », pour que s’engage une nouvelle réflexion, plus transversale, à propos du handicap. Ce rapport a permis l’adoption de deux textes fondateurs : la loi du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales qui a réglementé les conditions de création, de financement, de formation et de statut du personnel des établissements et services du secteur et la loi du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des handicapés qui a fixé le nouveau cadre juridique de l’action des pouvoirs publics. Ce dernier texte modifie profondément le paradigme en matière de gestion du handicap en accordant une importance particulière à la prévention et au dépistage des handicaps. Il est également consacré une obligation éducative pour les enfants et adolescents handicapés ainsi que le droit d’accès des personnes handicapées aux institutions ouvertes à l’ensemble de la population, ce qui implique, à chaque fois que cela est possible, le maintien dans un cadre ordinaire de travail et de vie. Cette loi est également à l’origine des commissions départementales de l’éducation spéciale (CDES) pour la reconnaissance du handicap chez les enfants de moins de 20 ans et des commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) pour cette même reconnaissance chez les adultes. Ce dernier texte marque donc une véritable avancée qualitative dans la gestion du handicap. Il est alors question d’une meilleure intégration des personnes en situation de handicap, c’est-à-dire qu’il s’agit de mettre en place des outils juridiques permettant à la société de leur faire enfin une place. A la suite de ces lois fondatrices, de nombreux textes sont intervenus : des textes sectoriels, relatifs à des handicaps déterminés ou à des institutions précises, permettant de pousser plus avant la logique d’intégration. Cela fait ainsi plus de 40 ans que le droit français s’est véritablement intéressé aux personnes en situation de handicap.

Le bilan de la mise en œuvre de la loi de 1975 est toutefois mitigé car il n’a pas permis de faire une véritable place à ces personnes. Ces dernières étaient accompagnées mais pas véritablement comme des membres à part entière d’une société plurielle. En définitive, la loi de 1975 et ses prolongements insistaient sur le traitement différencié ou adapté des différences et n’ont pas permis de lutter contre le morcellement de la société, notamment en raison du handicap.

Au cours des années 1990, plusieurs bilans de la politique du handicap conduite à partir de la loi de 1975 ont mis en évidence des résultats décevants et cela en dépit d’un investissement financier important de la collectivité 2. Ces bilans invitaient tous à une prise en compte plus significative des obstacles environnementaux (environnement de la personne handicapée), dans tous les domaines de la vie, afin de les réduire. Ces études ont également mis en évidence la nécessité de mettre en place une prise en charge financière des besoins de compensation ; ce qui conduit à la nécessité de reconnaître un droit à la compensation et l’exigence d’accessibilité 3. Ces deux notions, compensation et accessibilité, ont donc été placées au cœur des travaux visant à réformer la loi de 1975. C’est la raison pour laquelle elles structurent la loi du 11 février 2005.

 

Ce texte majeur a modifié en profondeur la politique française du handicap et témoigne d’une véritable évolution conceptuelle du handicap. Alors que ce dernier n’était pas défini dans la loi de 1975, la loi de 2005 propose : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. » 4. Bien plus que celle de 1975, la loi de 2005 vise à garantir l’exercice des droits fondamentaux aux personnes handicapées, alors que la loi de 1975 se limitait à l’affirmation de ces droits.

 

Ainsi, désormais, « Toute personne handicapée a droit à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale, qui lui garantit, en vertu de cette obligation, l’accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté. » 5. La loi de 2005 consacre encore le droit des personnes en situation de handicap de participer aux décisions les concernant, notamment au sein de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Elle accorde une place prépondérante à l’accessibilité des bâtiments publics, des logements et des transports mais aussi de l’éducation, de l’emploi, ou de tous les autres secteurs de la vie sociale. Cela montre bien que la politique d’intégration de 1975 fait désormais place à une politique d’inclusion qui se décline dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la construction ou de l’adaptation du cadre bâti…

La loi de 2005 consacre également le droit à compensation avec une prestation nouvelle, la prestation de compensation du handicap (PCH) pour faciliter le recours aux aides techniques, aux aménagements personnalisés ou à toute autre forme adaptée d’accompagnement.

La loi du 11 février 2005, même si elle a parfois été décriée, porte donc en elle une promesse, une promesse juridique qui a suscité beaucoup d’attentes et d’espérances. Pourtant, le bilan de la mise en œuvre de ce texte reste aujourd’hui contrasté.

Le déploiement de la nouvelle politique inclusive du handicap a bien évidemment un coût, qui pèse lourdement sur le budget des collectivités (notamment les Départements) ou des administrations. Cela amène inévitablement à s’interroger sur la pérennité de ces dispositifs. Cet argument financier est sans aucun doute celui qui est mobilisé le plus fréquemment pour expliquer les limites de l’application de la loi. Il est bien entendu fondé – nul ne peut le contester dans un contexte de crise – mais il reste mal accepté, notamment par les associations de personnes handicapées qui considèrent, à juste titre, que cela fait 40 ans qu’un vrai changement de paradigme en matière d’appréhension du handicap est attendu. Les avancées du nouveau modèle, tout en étant significatives, demeurent donc fragiles et requièrent toujours une mobilisation importante des acteurs qui les soutiennent et souhaitent leur amplification.

Ce contexte, toujours troublé, amène à s’interroger sur les limites de la proclamation juridique d’un droit et sur l’efficacité réelle d’une législation ou d’une réglementation pour changer, en profondeur, une société. Tel est l’objet du colloque qui s’est tenu le 12 mars 2015 à la Faculté de Droit et d’Economie de l’Université de La Réunion que la RDLF a accepté de relayer. Il a pour ambition de questionner les rapports entre droit et handicap, de mesurer l’écart entre la promesse du législateur et ce qui a été effectivement réalisé, et de tracer des perspectives.

Il s’agit ainsi d’identifier, d’abord, les difficultés et les apports d’une véritable définition juridique du handicap. Il faut ainsi comprendre le processus qui a conduit le droit à faire une place au handicap, d’abord au niveau européen, et ensuite en droit interne, sous l’influence du déploiement du principe de non discrimination. A la suite de cela, il faut encore définir ce qu’il faut faire pour garantir l’effectivité des droits qui en découlent. Le point de vue des professionnels du droit, qui travaillent au quotidien à son application et celui des personnes handicapées confrontées à la justice permettent d’éclairer la réflexion théorique.

Ensuite, une fois ces éléments précisés, il s’agira d’apprécier plus concrètement les apports et les insuffisances de la loi de 2005 dans des domaines particuliers (accessibilité, éducation, emploi public ou privé). Là encore, les regards croisés des professionnels du handicap et des associations permettent de donner du relief à la réflexion.

 

Notes:

  1. Loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement
  2. voir notamment : Cour des Comptes, Rapport public particulier, Les politiques sociales en faveur des personnes handicapées adultes, 1993
  3. J. Sanchez, « L’impact de l’évolution conceptuelle du handicap sur les politiques publiques »
  4. article 2 de la loi devenu l’article L.114 du code de l’action sociale et des familles
  5. article 2 de la loi devenu l’article L114-1 du code de l’action sociale et des familles

Contrats et droits fondamentaux : propos critiques sur le « membre fantôme » de l’article 1102 al. 2 nouveau du Code civil

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L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations s’écarte du texte initialement rendu public quant aux limites apportées au principe de liberté contractuelle. L’article 1102 alinéa 2 ne vise plus désormais que l’ordre public, abandonnant ainsi toute référence expresse aux droits et libertés fondamentaux. Ce faisant, le droit des contrats manque l’occasion de mieux protéger la personne du cocontractant qui s’est obligée. L’ordre public et les libertés et droits fondamentaux ne se confondent pas et la mise en œuvre de ces notions n’engendrent pas les mêmes modes de contrôle du contenu du contrat. La modification du texte finalement adopté rend donc incertain le type de contrôle à opérer. Par ailleurs, le choix fait par le législateur traduit une certaine conception du juge que l’on espérait pouvoir dépasser.

 

Aurore-Angélique HYDE, Maître de conférences en droit privé, Université de Rouen, CUREJ (EA 4703)

 

contrat_1Est-il encore besoin de présenter la réforme du droit des contrats ? Les commentaires de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations se comptent effectivement en nombre : présentations générales[1], spéciales[2] ou très spéciales[3], commentaires article par article[4], dossiers spéciaux[5], etc.

Ainsi que cela a déjà été observé, le texte adopté s’écarte sur certains aspects du projet d’ordonnance initialement rendu public[6], tant formellement que substantiellement[7]. Parmi ces modifications substantielles, il y en a une qui est passée quasiment inaperçue. En effet, personne, ou presque[8], n’a semblé s’étonner de l’amputation d’une part importante du second alinéa de l’article 1102 nouveau du Code civil qui constitue désormais la limite au principe général de liberté contractuelle énoncé à l’alinéa précédent[9]. Dans sa rédaction actuelle, l’article 1102 al. 2 se contente d’énoncer que « la liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public » alors que le texte initialement proposé ajoutait : « ou de porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées, à moins que cette atteinte soit indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché ». Où l’on voit que l’intronisation formelle[10] des droits et libertés fondamentaux n’a finalement pas eu lieu.

La formulation de « droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées » n’était certes pas très heureuse. En effet, elle induisait une « interprétation formaliste régressive »[11] en laissant penser que les droits et libertés non expressément reconnus par une disposition spécifique seraient exclus de la protection. Or, la plasticité des droits et libertés fondamentaux est telle que cette catégorie est susceptible d’accueillir en son sein n’importe quelle prérogative. Notamment, les « espérances légitimes » d’une partie peuvent être protégées au titre du droit de propriété garanti par le premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[12]. Par ailleurs, la liberté de choisir son domicile, qui n’est prévue en ces termes par aucun texte[13], a pourtant été consacrée par la Cour de cassation sur le fondement de l’article 8 § 1 de la CSDH[14]. On le voit, « l’interprétation dynamique de la [Convention de sauvegarde des droits de l’Homme] offre un réservoir inépuisable »[15]. Certaines prérogatives non expressément qualifiées de fondamentales pourraient donc un jour le devenir[16].

La formulation proposée incitait donc à privilégier une conception positiviste des droits et libertés fondamentaux visés, laquelle pouvait suggérer que le conflit entre un contrat et une prérogative fondamentale se règlerait selon une logique hiérarchique fondée sur la valeur juridique de la prérogative en cause. En effet, selon la conception positiviste, les droits et libertés fondamentaux sont les prérogatives à valeur supralégale[17]. Or, à raisonner en ces termes, le conflit risquait d’être nié sur la base du caractère constitutionnel[18] ou fondamental[19] de la liberté contractuelle, celle-ci pouvant être « érigée en principe de base »[20], du moins chaque fois qu’une partie a formellement consenti à porter atteinte à son droit ou à sa liberté fondamental(e)[21]. Une terminologie plus essentialiste que positiviste[22] était donc préférable en ce qu’elle mettait mieux l’accent sur la nécessité de protéger les prérogatives personnelles du contractant personne physique, a fortiori dans le contexte actuel d’expansion du domaine contractuel. Si cette nécessité est d’abord apparue en droit du travail en raison du caractère intrusif du contrat de travail pour la personne du salarié[23], elle existe désormais pour toute sorte de contrats, ce que l’intrusion des droits et libertés fondamentaux dans le contentieux contractuel a eu le mérite de révéler.

Car c’est un fait : les droits et libertés fondamentaux n’ont pas attendu la réforme du droit des contrats pour s’inviter dans le contentieux contractuel. Bien au contraire, la Cour de cassation a dû régulièrement, et ce depuis 1996[24], connaître des moyens tendant à remettre en cause la validité de clauses arguées de porter atteinte à des prérogatives garanties à tout justiciable par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme[25].

Nombreux sont les travaux doctrinaux qui, par la suite, ont cherché à saisir cette réalité pour tenter de révéler les liens unissant le contrat et les droits et libertés fondamentaux[26]. La problématique n’est pourtant pas propre aux droits et libertés fondamentaux. Elle est plutôt consubstantielle au contrat qui, par les obligations qu’il crée, restreint nécessairement la liberté des parties qui se sont engagées[27]. Le contrat est liberté, il est liberté contractuelle ; dans le même temps, toutes les libertés peuvent potentiellement être objets d’obligations. Le problème de l’articulation entre contrat et liberté(s) n’est donc pas nouveau. Simplement, il a fini par être occulté et la « fondamentalisation du droit des contrats » l’aura remis sur le devant de la scène.

Nonobstant les critiques terminologiques formulées précédemment, une référence expresse aux « droits et libertés fondamentaux » constituait donc une véritable innovation[28]. En effet, faire de l’ordre public l’unique limite de la liberté individuelle crée une incertitude sur le type de contrôle à opérer (I). En outre, ce choix révèle une conception désuète de la fonction de juger (II).

 

I. Les incertitudes quant au mode de contrôle à opérer

 

Pourquoi la référence expresse aux « droits et libertés fondamentaux » des parties a-t-elle disparu de l’article 1102 nouveau du Code civil ? On chercherait en vain une explication dans le rapport au Président de la République qui accompagne l’ordonnance du 10 février 2016. À aucun moment, ce texte censé éclairer le lecteur sur les choix entrepris ne revient sur cette disparition[29]. Faut-il en déduire que cette précision est apparue redondante avec la limite tenant à la protection de l’ordre public ? Certes, il existe des liens inextricables entre l’ordre public et les droits et libertés fondamentaux. En effet, les seconds peuvent sans mal intégrer le premier devenu humaniste[30] ou philanthropique[31]. Et il ne fait aucun doute que le droit conventionnel en matière de droits et libertés fondamentaux est une source de l’ordre public[32]. Une conception renouvelée de l’ordre public impose donc, à chacune des parties contractantes, le plus grand respect des droits et libertés de l’autre partie[33]. Sur cette base, certains auteurs estiment que le recours aux droits de l’homme n’apporte rien et que la notion d’ordre public est « suffisamment compréhensive pour englober (…) les droits fondamentaux et toutes les valeurs jugées essentielles par et pour la société »[34]. La notion d’ordre public permettrait ainsi d’arriver au même résultat que celle de libertés et droits fondamentaux[35].

Le fait que la jurisprudence ait déjà évincé des clauses portant atteinte aux libertés et droits fondamentaux semble, de prime abord, conforter cette analyse. Mais en réalité, l’étude approfondie de ces décisions révèle plutôt que les solutions diffèrent sensiblement selon qu’elles procèdent d’un raisonnement en termes d’ordre public ou en termes de droits fondamentaux. Nous allons voir que dans le premier cas, aucune atteinte n’est admise alors que dans le second cas, l’admission de l’atteinte est conditionnée.

En effet, par sa nature même, l’ordre public est en principe indérogeable[36] et sa mise en œuvre implique une appréciation in abstracto de la cause. Le contrôle du contenu du contrat via l’ordre public relève donc d’un système absolutiste binaire (permis/interdit ; valable/nul). Au contraire, des atteintes peuvent, dans une certaine mesure, être portées aux droits et libertés fondamentaux. Le contrôle du contenu du contrat par ce biais est alors plus relatif : il implique une appréciation in concreto de toutes les circonstances de la cause. C’est exactement ce que prévoyait le projet d’article 1102 al. 2 en réservant la possibilité de porter aux droits et libertés fondamentaux une atteinte « indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché ». On voit ainsi que le traitement des atteintes « aux règles d’ordre public » et des « atteintes aux droits et libertés fondamentaux » ne mobilise pas le même raisonnement ce dont il résulte qu’il n’aboutira pas nécessairement au même résultat.

Pour nous en convaincre, reprenons quelques affaires emblématiques dont certaines sont souvent citées au soutien de la thèse selon laquelle la notion d’ordre public suffirait. La première concerne la clause de résidence personnelle stipulée dans un bail d’habitation. Sur le fondement de l’article 8 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a jugé à deux reprises que pareille stipulation devait être écartée puisqu’elle avait pour effet de « priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches »[37]. Autrement dit, la Cour a estimé que l’atteinte portée à la liberté découlant de l’article 8 § 1 de la Convention ne pouvait purement et simplement pas être admise. En aucun cas la Cour régulatrice n’a exigé des juges du fond qu’ils recherchent si l’atteinte poursuivait un but légitime et si elle apparaissait proportionnée par rapport à ce but. Pourtant, exiger un tel contrôle aurait pu aboutir à une solution différente. Les juges du fond auraient par exemple pu constater que la clause était stipulée dans un contrat de colocation et qu’elle visait ainsi à protéger le droit à la vie privée de chaque colocataire pouvant pâtir d’une surpopulation des locaux[38]. Ils auraient pu ensuite s’intéresser à l’étendue de l’obligation née de la clause. En d’autres termes, ils auraient pu constater que la clause interdisait seulement à un des colocataires d’héberger un proche pendant plus d’une semaine (ce qui permet à l’un d’apporter son secours à un proche dans l’urgence, et à l’autre de ne pas devoir supporter trop longtemps un trouble dans sa jouissance).

La deuxième affaire à trait à la clause d’adhésion obligatoire contenue dans un bail commercial. Plusieurs fois, la Cour de cassation a jugé, sur le fondement de l’article 4 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association que « la clause d’un bail commercial faisant obligation au preneur d’adhérer à une association des commerçants et à maintenir son adhésion pendant la durée du bail est entachée d’une nullité absolue »[39]. Cette décision s’appuie à l’évidence sur la mise en œuvre classique de l’ordre public, à savoir la nullité absolue d’une stipulation contraire à une disposition impérative. En effet, l’article 4 de la loi précitée prévoit expressément que « Tout membre d’une association peut s’en retirer en tout temps, après paiement des cotisations échues et de l’année courante, nonobstant toute clause contraire ». Dès lors, la clause faisant obligation à un preneur à bail commercial d’adhérer à l’association de commerçants de la galerie commerciale dans laquelle se situe le local donné à bail apparaît contraire à la disposition impérative précitée ce dont il résulte qu’elle doit être évincée[40]. Au contraire, à supposer qu’aucune règle n’interdise cette stipulation, un raisonnement en termes de justification et de mesure de l’atteinte permettrait un contrôle plus fin pouvant conduire à en admettre la validité. On pourrait notamment considérer que l’atteinte à la liberté d’association a une raison d’être légitime (comme la nécessité d’harmoniser la politique commerciale d’une galerie marchande ou celle d’en assurer l’entretien) et qu’elle est proportionnée au regard de cette finalité (au regard du montant des cotisations par exemple).

La troisième affaire, moins connue, concerne la clause d’agrément contenue dans un bail à construction. Actuellement, la jurisprudence décide que cette clause est « nulle et de nul effet » en ce qu’elle « constitue une restriction au droit de céder du preneur contraire à la liberté de cession » [41]. Là encore, le raisonnement mis en œuvre pour parvenir à cette solution procède d’une logique binaire propre à l’ordre public. Nulle part il n’est dit qu’il s’agit là d’une restriction injustifiée ou d’une restriction disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi. Et pour cause, l’objectif poursuivi par la clause d’agrément a été parfaitement indifférent aux yeux des juges. Seule a compté l’existence même de la restriction à la liberté de céder du preneur à bail. Et c’est sur la base de cette seule restriction qu’est fondée la nullité de la clause. Pourtant, il est d’autres domaines où les clauses d’agrément sont admises, spécialement lorsque le contrat est conclu intuitu personae[42]. Par ailleurs, à bien y regarder, la restriction portée à la liberté de céder d’un preneur par une clause d’agrément n’est pas totale puisqu’elle n’a pas pour effet d’interdire totalement la cession du bail à construction. En effet, la cession est seulement subordonnée à l’accord du bailleur, autrement dit du cédé[43]. Il apparaît ainsi que la restriction à la liberté de céder est plus importante lorsqu’elle procède d’une clause d’inaliénabilité[44] que lorsqu’elle procède d’une clause d’agrément. Or, le droit positif admet les clauses d’inaliénabilité dès lors qu’elles sont « temporaires et justifiées par un intérêt sérieux et légitime »[45]. Les conditions de validité des clauses d’inaliénabilité sont donc plus respectueuses de la logique dialectique devant présider en matière d’atteinte aux droits et libertés. À cet égard, il est certain qu’un contrôle en termes de justification et de mesure de l’atteinte portée à la liberté de céder du preneur à bail par la clause d’agrément n’aurait pas nécessairement conduit les juges à prononcer la nullité de ladite clause.

Le refus de toute référence aux droits et libertés fondamentaux dans l’article 1102 nouveau du Code civil marque donc le refus de graver, dans le marbre du Code civil, le contrôle de proportionnalité. À n’en pas douter, cela révèle une conception dépassée de la fonction de juger.

 

II. Une conception désuète de la fonction de juger

 

À la différence du contrôle traditionnel de police du contrat via l’ordre public, le contrôle de proportionnalité introduit une dose de relativité voire de relativisme. En mettant en œuvre le contrôle de proportionnalité, le juge opère nécessairement au cas par cas pour pondérer les intérêts en présence. Il en résulte qu’en fonction des espèces, l’atteinte à une même liberté pourra être tantôt autorisée, tantôt proscrite, selon qu’elle apparaît ou non justifiée par une finalité admise par l’ordre social, et proportionnée à ladite finalité[46]. On voit ainsi que le raisonnement purement syllogistique montre ses limites[47]. Dès lors qu’il s’agit de confronter plusieurs intérêts légitimes, le juge doit adopter une logique dialectique afin d’assurer un certain équilibre entre les stipulations du contrat et les prérogatives fondamentales des parties[48].

Nous pensons donc, avec d’autres[49], que le choix opéré par le législateur marque une volonté de minimiser les pouvoirs du juge souvent décriés de manière générale, et plus encore en matière de police contractuelle. L’entrée des droits et libertés fondamentaux dans le Code civil comme limite à la liberté contractuelle aurait nécessairement commandé une nouvelle manière de juger, moins dogmatique, et finalement une nouvelle manière de faire du droit des contrats. En limitant la liberté contractuelle par la seule notion d’ordre public, le législateur a préféré céder à une conception « très classique du contrôle de la liberté contractuelle, soumise à des contraintes verticales »[50].

Refoulé par un législateur méfiant à l’égard du juge, le principe de proportionnalité pourrait bien s’imposer malgré tout au juge du contrat. En effet, les droits et libertés fondamentaux ne vont pas manquer de s’inviter dans le débat judiciaire et les juges seront immanquablement amenés, dans certains cas, à mettre en œuvre un contrôle horizontal « plus proche des méthodes européennes »[51]. La Cour de cassation l’a bien compris, qui réfléchit actuellement à réformer son mode de contrôle[52].

D’ailleurs, il est déjà arrivé qu’un contrôle de proportionnalité soit exigé pour certaines clauses portant atteinte à des libertés, et ce en dehors même du contrat de travail pour lequel ce type de contrôle est expressément prévu[53]. Ainsi de la clause de non-réaffiliation contenue dans un contrat de franchise[54], de la clause de non-concurrence stipulée dans une cession de parts sociales[55] ou encore de la clause de non-rétablissement prévue dans un contrat de franchise[56]. Reste qu’actuellement, ce type de contrôle est assez exceptionnel, faute de fondement juridique sûr[57]. D’ailleurs, on l’oublie souvent, même les textes de la CSDH ne font pas expressément référence à la proportionnalité.

En conséquence, le mode de contrôle du contenu du contrat, et plus spécifiquement des clauses dites « accessoires »[58], « adventices »[59] ou « périphériques »[60], risque d’être aléatoire selon que le juge appelé à en connaître raisonnera en termes d’ordre public ou en termes de pondération des intérêts. Où l’on voit que l’objectif de sécurité juridique de la réforme, si souvent martelé, est parfois perdu de vue.

Formellement absents du Code civil, les libertés et droits fondamentaux vont assurément continuer à « chatouiller » le droit des contrats. En effet, les plaideurs vont chercher à mobiliser la CSDH pour pousser le juge interne à opérer un contrôle de proportionnalité à la mode européenne. Mais il ne faudrait pas perdre de vue que, même devant la Cour européenne, ce contrôle ne s’impose ni en toute circonstance ni toujours avec la même intensité[61]. En outre, le contrôle de proportionnalité réalisé par la Cour européenne lorsqu’elle juge un État-partie n’est pas exactement le même que celui réalisé devant les juridictions nationales lorsqu’elles doivent directement mettre en balance les intérêts privés en conflit dans le contrat. La mise en œuvre du contrôle de proportionnalité en matière de contrat repose donc sur des bases incertaines ce qui, soit dit en passant, contredit encore l’objectif affiché de lisibilité et d’accessibilité du droit des contrats[62].

En s’abstenant d’inscrire le contrôle de proportionnalité dans le Code civil, le législateur a du même coup refusé de consacrer le principe de proportionnalité en droit des contrats. Le principe de proportionnalité est pourtant un standard juridique utile pour le juge, à côté d’autres figures propres à caractériser l’inadmissible telles que l’abus de droit, l’excès ou le détournement de pouvoir, ou encore la mauvaise foi[63]. Il découle directement du fait que « dans un État de droit, dès qu’un pouvoir légitime ou un droit quelconque est soumis au contrôle judiciaire, il pourra être sanctionné s’il s’exerce d’une façon déraisonnable, donc inacceptable »[64]. Sans doute le contrôle de proportionnalité dérange-t-il en ce qu’il porte en lui « les germes d’une transformation du droit et plus particulièrement de la pensée juridique »[65] dans le sens d’une reconnaissance de la relativité propre à tout système juridique[66].

Le principe de proportionnalité atteste effectivement d’une nouvelle forme de normativité : une normativité plus indéterminée[67]. L’indétermination de la règle laisse alors un espace très large au juge entre la norme et la solution[68] du litige. Devant cette indétermination de la clé de résolution du conflit, la figure du juge s’impose pour devenir une nouvelle source de normativité. Consacrer le contrôle de proportionnalité en droit des contrats marquait donc indéniablement une reconsidération politique du rôle du juge dans la détermination du droit positif. Au contraire, l’omettre caractérise une conception désuète de la fonction de juger.

 

Ajoutons, pour conclure, que le fait de « civiliser » les droits et libertés fondamentaux en les consacrant formellement en droit des contrats marquait, symboliquement parlant, le choix d’une éthique contractuelle orientée vers la protection de la personne du contractant[69]. Ce choix caractérisait ainsi une conception plus humaniste du droit des contrats[70]. L’avant-projet assumait donc opportunément un positionnement idéologique que l’ordonnance abandonne malheureusement. A-t-on voulu perdre de vue que la personne humaine est, depuis l’origine du Code civil, « la notion centrale du droit »[71] ? Une telle conclusion serait sans doute excessive.

Pourtant, faire explicitement de la protection de la personne une considération primordiale pour le droit des était une nécessité[72]. Georges Rouhette l’avait d’ailleurs mis en lumière dans son commentaire des dispositions de l’avant-projet Catala[73]. Cette considération a également guidé les rédacteurs de l’un des deux projets de cadre commun de référence livrés à la Commission européenne en 2008. En effet, le texte réalisé en commun par le Study Group on an European Civil Code et l’Acquis Group[74] fait de la protection des droits et libertés fondamentaux un principe primordial[75] et prévoit, notamment que les règles qu’il contient « doivent être lues à la lumière des instruments applicables garantissant les droits de l’homme et les libertés fondamentales ainsi que des lois constitutionnelles en vigueur »[76]. La même considération avait encore guidé le projet Terré de réforme du droit des contrats[77] qui faisait pour sa part pas moins de deux références expresses à la protection des libertés et droits fondamentaux : la première au stade des principes généraux des contrats[78] et la seconde à propos du contenu du contrat[79].

En abandonnant délibérément toute référence aux droits et libertés fondamentaux, la réforme manque donc l’opportunité d’adopter un droit des contrats humaniste et empreint de modernité. C’est regrettable, car l’occasion de réformer le droit des contrats ne se représentera pas de si tôt !

 

 

 

[1] V. Par ex. : D. Mazeaud, « Réforme, vous avez dit réforme ? », JCP G 2016, 243 ; A. Bénabent et L. Aynès, « Réforme du droit des contrats et des obligations : aperçu général », D. 2016, 434 ; J. Mestre, « Petite abécédaire de la réforme des contrats et des obligations », 2 parties, RLDC 2016/136 et 2016/137 ; L. Leveneur, « Présentation générale de la réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », CCC 2016, n° 5, dossier ; B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, Dossier pratique, Francis Lefebvre, 2016.

[2] Notamment : M. Mekki, « Commentaire de l’ordonnance du 10 février 2016 (volet contrat) », D. 2016, 494 ; et « Commentaire de l’ordonnance du 10 février 2016 (volet régime de l’obligation) », D. 2016, 608 ; G. Lardeux « Commentaire du titre IV bis nouveau du livre III du code civil intitulé ‘‘De la preuve des obligations’’ ou l’art de ne pas réformer, D. 2016, 850 ; E. Vergès, «Droit de la preuve : une réforme en trompe-l’œil », JCP G 2016, 486 ; C. François, « Application dans le temps de incidence sur la jurisprudence antérieure », D. 2016, 506 ;

[3] Entre autres : M. Béhar-Touchais, « Le déséquilibre significatif dans le code civil », JCP G 2016, 391 ; C. Grimaldi, « En attendant la loi de ratification… », D. 2016, 606H. Barbier, « La violence par abus de dépendance », JCP G 2016, 421 ; M. Mekki, « Fiche pratique sur le clair obscur de l’obligation précontractuelle d’information, Gaz. pal. 12 avril 2016, n° 14, p. 15 ; C. Pérès, « Règles impératives et supplétives dans le nouveau droit des contrats », JCP G 2016, 454 ; P. Mousseron, « Le nouveau régime de la capacité contractuelle des sociétés : la boussole de l’objet social », D. 2016, 906 ; F. Labarthe, « La fixation unilatérale du prix dans les contrats cadre et de prestations de service », JCP G 2016, 642 ; J. Moury, « La détermination du prix dans le ‘‘nouveau’’ droit commun des contrats », D. 2016, 1013 ; S. Pellet, « Les restitutions : et si le dogmatisme avait du bon ? », JCP G 2016, 676 ; S. Lequette, « Droit commun des contrats et contrats d’intérêt commun », D. 2016, 1148 ; P. Bertrand, « Quel impact sur le contrat d’assurance ? », D. 2016, 1156 ; F. Chénedé, « Le contrat d’adhésion de l’article 1110 du code civil », JCP G 2016, 776 ; N. Fricero, « Une nouvelle réponse déjudiciarisée à l’obstruction au paiement du créancier », JCP G 2016, 807 ; Y.-M. Serinet, « La constatation de la nullité par les parties : une entorse limitée au caractère judiciaire de la nullité », JCP G 2016, 845 ; V. Lasserre, « La cession de dette consacrée par le code civil à la lumière du droit allemand », D. 2016, 1578 ; G. Lardeux, « Le contrat de prestation de service dans les nouvelles dispositions du code civil », D. 2016, 1659 ; M. de Fontmichel, « Les nouvelles actions interrogatoires », D. 2016, 1665.

[4] Notamment : M. Mignot, « Commentaire article par article de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », 10 parties, LPA du 26 février 2016 au 6 mai 2016, n°s 41, 47, 52, 58, 64, 67, 74, 83, et 91 ; G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du code civil, Dalloz, Hors collection, 2016 ; Th. Douville, La réforme du droit des contrats. Commentaire article par article, Gualino, 2016.

[5] V. par ex. : « Réforme du droit des contrats : quelles innovations », RDC 2016 Hors-série, colloque du 16 février 2016, avec les contributions de L. Aynès, A. Bénabent, O. Deshayes, J. François, Y.-M. Laithier, D. Mazeaud, Th. Revet, Ph. Stoffel-Munck ; « Le nouveau droit des contrats », Dr. et pat. 2016, n° 258, Dossier spécial avec les contributions de F. Chénedé, P. Puig, F. Dournaux, S. Pellet, A. Étienney de Sainte Marie, J.-S. Borghetti, P. Grosser, R. Libchaber, Ch. Gijsbers, Ph. Briand, L. Andreu, J. Klein ; « L’inexécution des contrats », Dr. et pat. 2016, n° 259, Dossier spécial avec les contributions de S. Bross, M. Brochier, A. Aynès, A. Hontebeyrie, et Ph. Delebecque ; « Cession de créance, cession de dette, cession de contrat : les nouvelles règles », Dr. et pat. 2016, n° 260, Dossier spécial avec les contributions de Ch. Gijsbers, L. Aynès, et M. Julienne ; « Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », CCC 2016, n° 5, dossier spécial avec les contributions de L. Leveneur, G. Loiseau, F. Chénedé, S. Gaudemet, Ch.-É. Bucher, H. Lécuyer, B. Demont.

[6] Cf. Avant-projet d’ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations rendu public le 25 février 2015 sur le site du ministère de la justice : http://www.justice.gouv.fr/publication/j21_projet_ord_reforme_contrats_2015.pdf

[7] V. par ex. L. Leveneur, « Présentation générale de la réforme du droit des contrats… », art. préc., n° 8 et s., regrettant qu’une certaine opacité entoure ce travail de réécriture.

[8] V. Cependant M. Mekki, « Commentaire de l’ordonnance du 10 février 2016 », art. préc., spéc. n° 8 ; M. Fabre-Magnan, Droit des obligations, 1 – Contrat et engagement unilatéral, PUF, coll. Thémis, 2016, 4e éd., n° 71 p. 84.

[9] Art. 1102 al. 1 nouv. CC : « chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu du contrat dans les limites fixées par la loi ».

[10] N. Dissaux et Ch. Jamin, Projet de réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations rendu public le 25 février 2015. Commentaire article par article, Dalloz, 2015, qui notent, p. 4, que l’avant projet d’article 1102 al. 2 « intronise formellement les droits et libertés fondamentaux dans le titre du code relatif au droit contractuel ».

[11] N. Dissaux et Ch. Jamin, op. cit., p. 5

[12] CEDH, 29 novembre 1991, Pine Valley c. Irelande, n° 12742/87 ; CEDH, 20 novembre 1995, Pressos Compania Naviera, n° 17849/91.

[13] Les textes proclament plutôt « le droit au respect du domicile » (cf. art. 8 § 1 CSDH, art. 7 CDFUE), c’est-à-dire son inviolabilité.

[14] Cass. soc., 12 janvier 1999, n° 69-40755, Bull. civ. V, n° 7 ; Cass. soc., 28 février 2012, n° 10-18308, Bull. civ. V, n° 78.

[15] N. Dissaux et Ch. Jamin, op. cit., eod. loc.

[16] Ainsi, par exemple, de la liberté de se vêtir à sa guise. Si la chambre sociale refuse encore de lui conférer une valeur fondamentale (ex. Cass. soc., 28 mai 2003, n° 02-40273, Bull. civ. V, n° 178), on peut légitimement soutenir qu’elle n’est qu’un prolongement de la liberté d’expression ou de la liberté religieuse (L. Gimalac, « La tenue vestimentaire, l’identité et le lien social dans le cadre des rapports professionnels », LPA 20 décembre 2002, n° 254, p. 11 et s.

[17] Sur les différentes acceptions de la notion de droits fondamentaux, voir E. Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA 1998, n° spécial, p. 6 et s.

[18]Selon le Conseil constitutionnel, la liberté contractuelle découle directement de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (CC, décision n° 2000-437 DC du 19 déc. 2000, loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 ; CC, décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013, loi relative à la sécurisation de l’emploi).

[19] Pour la Cour de justice de l’Union européenne, la liberté contractuelle découle de la liberté d’entreprendre prévue à l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (CJUE, 18 juillet 2013, Alemo Herron v. Parkwook Leisure Lt, C-426/11

[20] Ch. Jamin, « Le droit des contrats saisis par les droits fondamentaux », in Repenser le contrat, dir. G. Lewkowicz et M. Xifaras, Dalloz, coll. Méthode du droit, 2009, p. 175 et s., spéc. p. 179.

[21] A.-A. Hyde, Les atteintes aux libertés individuelles par contrat. Contribution à la théorie de l’obligation, préf. M. Fabre-Magnan, IRJS, coll. Bibl. André Tunc, 2015, n° 40.

[22] E. Picard, article précité, pour qui « la fondamentalité ne s’épuise dans aucune norme formelle ».

[23] Cf. l’article L. 1121-1 du code du travail aux termes duquel « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché », et l’article L. 1321-3 du même code relatif au règlement intérieur, rédigé dans les mêmes termes.

[24] Cass. 3e civ., 6 mars 1996, n° 93-11113, Bull. civ. 1996, III, n° 125 ; D. 1997, note B. de Lamy, p. 167 et s. ; JCP G, I, p. 338 et s., obs. C. Jamin ; RTD civ. 1996, p. 1024 et s., J.-P. Marguénaud ; Defrénois, 1996, p. 1432 et s., note A. Bénabent. En l’espèce, la Cour de cassation a jugé, au visa de l’article 8 de la CSDH, qu’était nulle la clause qui dans un bail d’habitation avait «  pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches ». Solution confirmée par Cass. 3e civ., 22 mars 2006, n° 04-19349, Bull. civ. 2006, III, n° 73 ; E. Garaud, « Le droit au respect de la vie privée et familiale permet au colocataire d’héberger ses proches malgré les stipulations du bail le lui interdisant », LPA n° 148, 26 juillet 2006, p 18 et s. ; J.-B. Seube, « Le contrat de bail, les droits fondamentaux et l’ordre public », RDC 2006, p. 1149 et s.

[25] Pour une étude de cette jurisprudence : J. Ghestin, G. Loiseau, Y.-M. Serinet, La formation du contrat, t. 1, Le contrat – Le consentement, LGDJ, coll. Traité de droit civil, 2013, 4e éd., n° 549 et s. et les références citées.

[26] L. Maurin, thèse précitée ; J. Raynaud, Les atteintes aux droits fondamentaux dans les actes juridiques privés, préf. E. Garaud, PUAM, 2003 ; dans une approche publiciste : J. Arroyo, La renonciation aux droits fondamentaux, préf. X. Dupré de Boulois, Pedone, coll. Publications de l’Institut International des Droits de l’Homme, 2016.

[27] A.-A. Hyde, thèse précitée. Tout l’objet de notre thèse a précisément été de montrer que le droit des contrat pouvait être repensé pour appréhender la problématique de manière générale.

[28] M. Mekki, « Les principes généraux du droit des contrats au sein du projet d’ordonnance portant sur la réforme du droit des obligations », D. 2015. 816, n° 34.

[29] À propos de l’article 1102, le rapport se contente de noter que l’alinéa 2 « s’inspire de l’article 6 du code civil, sans toutefois maintenir l’interdiction de déroger aux bonnes mœurs. Cette notion apparait en effet désuète au regard de l’évolution de la société́, et la jurisprudence l’a progressivement abandonnée au profit de la notion d’ordre public dont elle n’a eu de cesse de développer le contenu ». Rien donc sur les droits et libertés fondamentaux !

[30] M. Mekki, L’intérêt général et le contrat, LGDJ, 2004, spéc. nos 423 s., p. 258 s.

[31] D. Fenouillet, « Les bonnes mœurs sont mortes ! Vive l’ordre public philanthropique ! », in, Le droit privé français à la fin du XXe siècle, études offertes à P. Catala, Litec 2001, p. 487 et s.

[32] Cf. Rapport de la Cour de Cassation pour 2013, Étude – L’ordre public, « Première partie : Les sources de l’ordre public », La documentation française, 2014 ; M.-J. Redor, « Ouverture », in, L’ordre public : ordre public ou ordres publics, Ordre public et droits fondamentaux, Bruylant, 2001, p. 9 et s.

[33] A.-A. Hyde, thèse précitée, n° 586 et s.

[34] F. Chénedé, « La cause est morte… vive la cause ? », CCC 2016, n° 5, dossier 4.

[35] F. Chénedé, « La fondamentalisation du droit des contrats : discours et réalité », RDA 2015, n° 11, p. 51 et s., spéc. n° 6 et s.

[36] C. Aubert de Vincelles, article précité, n° 6. À la différence du droit civil, certaines matières ont des conceptions particulières de l’ordre public pouvant admettre certaines dérogations. On pense notamment au droit du travail qui admet, à côté d’un « ordre public absolu », un « ordre public social » et un « ordre public dérogatoire » : « Retour sur l’ordre public en droit du travail et son application par la Cour de cassation », BICC n° 740, 15 avril 2011, p. 6 et s.

[37] Cf. les arrêts des 6 mars 1996 et 22 mars 2006 précités.

[38] C’était effectivement le cas dans la seconde espèce.

[39] Ass. pl., 9 février 2001, ° 99-17642, Bull. AP n° 3 ; Cass. civ. 3e, 12 juin 2003, n° 02-10778, Bull. civ. 2003, III, n°125 ; Cass. 1e civ., 20 mai 2010, n° 09-65045, Bull. civ. 2010, I, n° 118.

[40] Bien que la nullité absolue ait reçue la faveur de la Cour de cassation, le mécanisme du réputé non écrit nous semble préférable. Sur la distinction entre les deux et les avantages du second par rapport au premier : S. Gaudemet, La clause réputée non écrite, préf. Y. Lequette, Economica, coll. Recherches juridiques, 2006.

[41] Cass. 3e civ., 24 septembre 2014, n° 13-22357, Bull. civ. 2014, n° 111.

[42] Par exemple dans un contrat de concession : Cass. com., 2 juillet 2002, n° 01-12685, Bull. civ. IV, n° 113 qui ne remet pas en cause la validité de la clause mais estime que les juges du fond ont pu déduire des termes de la clause que « le refus d’agrément par le concédant devait être justifié par des impératifs tenant à la sauvegarde de ses intérêts commerciaux légitimes et que, pour éviter tout arbitraire, il appartenait [au concédant] de le motiver, à seule fin de permettre au concessionnaire de vérifier que sa décision était fondée sur un examen équitable et soigneux, conforme à ses engagements contractuels ».

[43] Le nouveau droit de la cession de contrat consacre d’ailleurs cette exigence à l’article 1216 al. 1 du Code civil : « Un contractant, le cédant, peut céder sa qualité de partie au contrat à un tiers, le cessionnaire, avec l’accord de son cocontractant, le cédé ».

[44] Stipulation par laquelle l’acquéreur s’interdit d’aliéner les biens ou les droits qu’il reçoit en vertu d’un contrat.

[45] Cf. art. 900-1 du code civil relatif aux libéralités. Adde Cass. civ. 1e, 16 février 1953, Bull. civ. 1953, I, p. 57 D. 1953, jur., p. 282 et s. qui en a étendu le régime aux clauses d’inaliénabilité stipulées dans les actes à titre onéreux, et Cass. civ. 1e, 31 octobre 2007, n° 05-14238, Bull. civ. 2007, I, n° 337 qui a étendu ce régime aux statuts ou aux pactes extra statutaires de sociétés commerciales (excepté dans le cadre d’une société par actions simplifiées où il existe un régime spécifique : art. L.227-13 du Code de commerce).

[46] Pour une mise en œuvre détaillée de ces critères : A.-A. Hyde, thèse précitée, n° 401 et s. (sur la justification de l’atteinte) et n° 682 et s. (sur la proportionnalité de l’atteinte).

[47] O. de Schutter, Fonction de juger et droits fondamentaux. Transformation du contrôle juridictionnel dans les ordres juridiques américain et européens, Bruylant, Bruxelles, 1999 ; J. van Compernolle, « Vers une nouvelle définition de la fonction de juger : du syllogisme à la pondération des intérêts », in, Nouveaux itinéraires en droit, Hommage à F. Rigaux, Bruxelles, Bruylant, 1993, p 495 et s.

[48] À dire vrai, le syllogisme juridique a toujours pu apparaître artificiel, notamment lorsqu’il est reconstitué a posteriori pour fonder une solution « humainement désirable » : cf. J. Carbonnier, Droit civil., vol. 1, PUF coll. Quadrige, 2004, spéc. n° 9 qui parle de « syllogisme régressif ».

[49] M. Fabre-Magnan, Les obligations, ouvrage précité, n° 71, p. 84 ; G. Chantepie et M. Latina, Réforme du droit des obligations, ouvrage précité, n° 85.

[50] G. Chantepie et M. Latina, op. cit., n° 93.

[51] G. Chantepie et M. Latina, op. cit., n° 97.

[52] V. not. Regards d’Universitaires sur la réforme de la Cour, JCP G 2016, suppl. au n° 1-2, avec les contributions de B. Louvel, J.-Cl. Marin, L. Cadiet, N. Molfessis, E. Jeuland, D. de Béchillon, N. Fricero, Ph. Théry, C. Chainais, J. H. Robert, Ph. Malaurie, P.-Y. Gautier, J.-P. Jean, D. Lottin.

[53] Art. L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail précités.

[54] Cass. com., 17 janvier 2006, n° 03-12382, Bull. civ. 2006, IV, n° 9.

[55] Cass. com., 4 décembre 2007, n° 04-17449, inédit.

[56] Cass. com., 7 janvier 2004, n° 02-17091

[57] D’ailleurs, on peut dire avec d’autres qu’en certaines matières, « la proportionnalité avance masquée » : X. Dupré de Boulois, « Regards extérieur sur une jurisprudence en procès », JCP 2016, 552.

[58] J. Rochfeld, « Les droits potestatifs accordés par le contrat », in, Le contrat au début du XXIe siècle, Études offertes à J. Ghestin, LGDJ, 2001, p 747 et s.

[59] J. Ghestin, Ch. Jamin et de M. Billiau, Les effets du contrats, LGDJ, 2001, n° 70 et s.

[60] M. Mekki, « L’ordonnance n° 2016-131 (…), Le volet droit des contrats (…), article précité, n° 7.

[61] M. Marguénaud, « De la juste place européenne de la proportionnalité », obs. ss. CEDH, 5e sect., 21 avril 2016, n° 46577/15, Ivanova et Cherkezov c/ Bulgarie, RTD Civ. 2016, p. 301.

[62] Cf. article 8 de la loi d’habilitation (loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, JORF n° 0040 du 17 février 2015, p. 2961).

[63] A.-A. Hyde, thèse précitée, n° 756.

[64] Ch. Perelman, « Le raisonnable et le déraisonnable en droit », art. préc. spéc. p 36.

[65] P Muzny, La technique de proportionnalité et le juge de la Convention européenne des droits de l’homme…, th. préc., t. I, , n° 25, p 43.

[66] Pour une explication de la nature de la proportionnalité à travers les liens qui l’unissent au raisonnement dialectique (condition structurelle de la proportionnalité) et aux droits fondamentaux (condition matérielle de la proportionnalité), nous renvoyons à la thèse de P Muzny, ibid., pp 45-95. Dans ce chapitre, l’auteur explique comment l’application du raisonnement dialectique et la réalisation des droits (fondamentaux) reflètent d’une seule voix l’existence d’un substrat de relativité qui conditionne [la] naissance [de la proportionnalité].

[67] Certains auteurs parlent même de déformalisation du droit : O. de Schutter, thèse précitée, p. 9.

[68] J. Chevallier, L’État postmoderne, LGDI, 2004, 2e éd., p. 123 : « Faute de prédétermination, la signification des énoncés juridiques dépendra dans une large mesure de l’interprétation qui en sera donnée, notamment par le juge ».

[69] L. Maurin, Contrats et droits fondamentaux, avant-propos R. Cabrillac, préf. E. Putmann, LGDJ, coll. Bibl. dr. privé, n° 232 et s.

[70] M. Mekki, article précité ; A.-A. Hyde, op. cit., n° 41.eod. loc.        

[71] J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, PUF, coll. Thémis, 2013, 2e éd., n° 1, p 9.

[72] A.-A. Hyde, op. cit. ; M. Mekki, « Les doctrines sur l’efficacité du droit des contrats en période de crise », RDC 2010, p. 383 et s.

[73] G. Rouhette, « Regard sur l’avant-projet de réforme du droit des obligations », RDC 2007, p. 1371 et s., n° 43. Relevant que les dispositions de l’article 1.202 de ce texte devaient être « élargies ou précisées [notamment pour] garantir la protection des droits et libertés fondamentaux dans une mesure qui s’inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux restrictions apportées aux droits conditionnels et de celle de la Cour de cassation en matière de clause de non-concurrence », l’auteur proposait de compléter le texte par un troisième alinéa rédigé en ces termes « on ne peut porter atteinte aux libertés et droits fondamentaux que dans la mesure indispensable à la protection d’un intérêt sérieux et légitime ».

[74] Principles, Definitions and Models Rules of European Private Law, DCFR, Sellier, 2008 ; Également accessible au format PDF sur : http://ec.europa.eu/justice/contract/files/european-private-law_en.pdf

[75] Point 17 de l’introduction du DCFR (in « Contents of the DCFR »).

[76] Cf. art. 1 :102 DCFR aux termes duquel : The rules of the DCFR « are to be read in the light of any applicable instruments guaranteeing human rights and fundamental freedoms and any applicable constitutional laws ».

[77] F. Terré (dir.), Pour une réforme du droit des contrats, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires 2009.

[78] Article 4 al. 2 : « On ne peut porter atteinte aux libertés et droits fondamentaux que dans la mesure indispensable à la protection d’un intérêt sérieux et légitime ». Ce second alinéa vient, ainsi que le précise le rapport, moderniser la notion d’ordre public prévue à l’alinéa précédent : C. Aubert de Vincelles, « Les principes généraux relatif au droit des contrats », in, Pour une réforme du droit des contrats, ouvrage précité, p. 113 et s., spéc. n° 5.

[79] Article 59 al. 2 : « [le contrat], ne peut, pareillement, porter atteinte aux libertés et droits fondamentaux que dans la mesure indispensable à la protection d’un intérêt sérieux et légitime ».

L’influence du droit de l’Union européenne dans le cadre de la reconnaissance juridique des personnes en situation de handicap

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Le droit de l’Union européenne exerce une influence diffuse autant que certaine s’agissant des politiques publiques en faveur des personnes en situation de handicap. Diffuse dans la mesure où d’une part avant l’inscription tardive par le traité d’Amsterdam (1997) d’une politique européenne du handicap, les institutions européennes usaient pour l’essentiel du registre de la soft law et d’autre part en vertu de son caractère transversal, puisque l’ensemble des politiques de l’Union doit prendre en considération toute situation de handicap. Certaine, en raison précisément de la compétence reconnue à l’Union pour lutter contre les discriminations liées au handicap. Toutefois, la dimension économique de la construction européenne a longtemps borné l’action européenne au secteur de l’emploi. Depuis le milieu des années 1990, diverses influences sont à l’origine d’un changement de paradigme clairement exposé par la Commission et dicté par des considérations égalitaires : le traitement social du handicap cède devant l’inclusion dans la société de la personne handicapée à partir de cette idée d’une dérangeante banalité que le handicap procède pour une large part de l’environnement sociétal. Cette nouvelle approche irrigue non seulement l’ensemble de la législation européenne en vigueur ou en préparation mais aussi les instruments de soft law dont dispose la Commission. Ce retour aux sources témoigne de sa volonté d’opérer une large diffusion auprès des Etats membres de ses conceptions en matière de handicap et en particulier de ses liens avec le vieillissement d’une frange croissante de la population européenne. Chacun étant concerné par cette perspective inscrite dans notre destinée, la reconnaissance juridique des personnes en situation de handicap gagne en intensité précisément au moment où elle dépasse le cercle naturel de ces destinataires ; la dilution de son objet aboutit à la diffusion élargie de son action.

Didier Blanc, Professeur de droit public, Université de La Réunion – Centre de recherche juridique EA 14

 

ueLa reconnaissance juridique des personnes en situation de handicap 1 par la construction européenne intervient tardivement alors même que dès ses débuts elle reposait, sinon sur une lettre juridique favorable, à tout le moins sur un esprit tel. Les frontières étatiques, les nationalités qu’elles enserrent sont autant d’éléments jugés comme des facteurs de conflit entre les Etats. Sans attendre l’invention par le traité de Maastricht d’une citoyenneté européenne, puis l’édification d’un socle juridique commun formé d’un ensemble de droits fondamentaux, le traité de Rome interdit les discriminations exercées en raison de la nationalité 2. Prohiber les discriminations fondées sur la nationalité revient à élever le commun au-delà des différences, à identifier l’Autre comme une figure possible du Soi. L’expression juridique de ce sentiment se traduit dans le droit communautaire par « un principe d’égalité de traitement qu’il énonce sous la forme négative d’une interdiction de discrimination à raison de la nationalité » 3. Exprimé de manière positive, il a pour objectif une égalité de traitement érigée en principe général du droit 4, laquelle fonde de nos jours et pour l’essentiel la politique européenne en faveur du handicap.

En dépit de cette inspiration générale, le terme « handicap » est absent des traités, et pour cette raison toute action en ce sens ne peut qu’emprunter la voie de la « soft law » 5 ou de « soft norms ». Mention n’est faite du handicap dans un texte conventionnel qu’à partir des modifications introduites par le traité d’Amsterdam en 1997 6. Cette reconnaissance s’inscrit dans celle plus large des droits fondamentaux par l’Union européenne ; dès lors, leur défense devient une préoccupation de l’Union, elle compte assez naturellement parmi ses compétences la lutte contre les discriminations basées sur le handicap. Toutefois, l’article 19 TFUE (ex-13 CE) n’accorde pas à l’Union le pouvoir de fixer un régime juridique protecteur des personnes en situation de handicap à l’instar des autorités nationales, mais il « doit être compris comme permettant désormais d’adopter des mesures visant à l’interdiction des discriminations fondées » sur le handicap « dans des domaines pour lesquels le traité conférait déjà une compétence ratione materiae à la Communauté » 7. Par ailleurs, cette disposition ne s’est pas vue reconnaître un effet direct par le juge de l’Union 8.

Cette inscription tardive et circonstanciée dans les traités s’explique pour un ensemble de raisons dont certaines ne sont propres ni au handicap ni aux droits fondamentaux. En premier lieu, selon la formule consacrée, les « États sont maîtres des traités », si bien que les lacunes conventionnelles ne sont rien moins que le reflet des lacunes législatives nationales ; la proposition inverse est tout aussi vraie, à savoir que l’Union s’attache au handicap dès lors que les législations nationales s’en préoccupent 9. De sorte que l’effort législatif et règlementaire fait en direction des personnes en situation de handicap au niveau de l’Union européenne est le reflet de tendances nationales profondes ; la politique européenne du handicap ne se déploie pas hors-sol. Des influences réciproques s’exercent initialement s’agissant de la reconnaissance juridique des personnes en situation de handicap. Toutefois et en deuxième lieu, la situation de l’Europe communautaire est singulière en ce sens qu’il s’agit à l’origine d’une construction essentiellement économique et accessoirement sociale tournée vers la réalisation d’un marché commun. Sous cet angle, la situation de la personne handicapée au regard du droit communautaire n’est guère éloignée de celle des retraités où des étudiants, tardivement concernés – au début des années 1990 – par exemple par la liberté de circulation des personnes. Enfin en troisième lieu, le principe de non-discrimination poursuit des objectifs comparables à ceux mobilisés en faveur des personnes en situation de handicap. Centré sur les discriminations fondées sur la nationalité il va inspirer la lutte en faveur de l’égalité entre le sexe des travailleurs 10. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur l’expérience née de la législation communautaire relative à l’égalité entre hommes et femmes que la législation communautaire relative au handicap sera plus tard élaborée. Vécu et ressenti comme une discrimination, le handicap aurait ainsi pu s’appuyer sur le principe de non-discrimination, tel ne sera pas le cas. Les règles gouvernant la répartition des compétences entre les Etats membres et leur oeuvre commune sont interprétées comme rendant nécessaires l’insertion d’un dispositif traitant spécifiquement du handicap.

La mention du handicap dans le droit communautaire ne s’accompagne pas d’une définition alors même que certains textes internationaux y pourvoient depuis longtemps 11. A cet égard, la conclusion par l’Union de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées exerce une influence capitale sur l’élaboration d’une définition européenne du handicap 12. Premier instrument juridiquement contraignant dans le domaine des droits de l’homme auquel sont parties l’Union européenne et ses États membres 13, la Convention et son protocole facultatif permettent non seulement l’élaboration d’instruments juridiques internationaux favorables aux personnes en situation de handicap 14, mais elle fournit surtout à l’Union une définition clé-en-main du handicap ayant fait ses preuves et résultant d’un large processus de réflexion 15. Celle-ci est d’autant plus utile que le droit dérivé de l’Union a pour l’heure renoncé à tout exercice de définition 16. La proposition de directive de la Commission déposée en 2008 et relative à la mise en oeuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de religion ou de convictions, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle est muette à ce sujet. Aussi, le Parlement européen 17 et le Conseil 18 ont-ils amendé le texte de la Commission en vue d’un alignement sur la notion de handicap en vigueur dans la Convention des Nations unies.

Cette tendance est également à l’œuvre dans la jurisprudence de la Cour de justice. Dans un premier temps, la définition jurisprudentielle du handicap est bâtie sur le refus d’une assimilation avec la maladie sans que la frontière entre les deux notions ne soit clairement établie 19. Il en découle une conception restrictive, discutée en doctrine 20, abandonnée dans un second temps sous l’influence de la Convention des Nations. Suivant les motifs de l’arrêt HK Danmark du 11 avril 2013 : « la notion de “handicap“ doit être entendue comme visant une limitation, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs » 21.

La limitation constitutive du handicap peut être causée par une « une maladie curable ou incurable » à la condition qu’elle soit « de longue durée » 23L’analyse fonctionnelle suivie par la Convention des Nations unies procède d’une « conception non entièrement médicale du handicap mais sociologique fondée sur la relation entre la personne et son environnement ». H. RIHAL et J. CHARRUAU, La notion de handicap et ses conséquences : les apports peu éclairants de la Cour de justice de l’Union européenne, RDSS, 2013, n° 5, p. 844." id="return-note-6331-22" href="#note-6331-22">22 bâtie sur « l’interaction entre les déficiences et les barrières comportementales/environnementales » et d’autre part suivant une analyse temporelle voyant dans le handicap « un état pathologique entraînant des limitations durables » 24. Le flou entourant cette condition de durée laisse une importante marge d’appréciation au juge national dans l’application du régime européen de lutte contre les discriminations fondées sur le handicap.

Plus satisfaisante que la précédente, cette définition jurisprudentielle du handicap « reste incertaine voire ambiguë », affaiblissant la barrière entre handicap et maladie, au risque d’une banalisation au détriment « des handicapés historiques » 25. Aussi convient-il de préciser qu’elle vaut seulement dans le cadre d’une lutte contre les discriminations dans le domaine du travail et de l’emploi ; elle n’est pas destinée à gouverner dans son ensemble une protection sociale tirée du handicap. Il reste que la première illustration de cette acception élargie du handicap tient dans l’inflation frappant le recensement des personnes en relevant dans l’Union. La Commission affirme en 1996 que « quelle que soit l’époque donnée, on peut estimer qu’un personne sur dix dans la Communauté européenne est affectée par l’une ou l’autre forme de handicap, ce qui représente environ 37 millions de personnes » et de constater en 2010 que le « handicap, de léger à lourd, touche une personne sur six dans l’Union européenne », soit au total 80 millions de personnes 26. Si le « lien qui existe fréquemment entre handicap et vieillissement » 27. explique pour une part dans une Europe vieillissante ce passage d’une proportion de 1 à 10 à 1 à 6, sans doute faut-il y voir aussi une dilution conceptuelle risquée ; si tout le monde est susceptible d’être handicapé, plus personne ne l’est vraiment et durablement.

Quels que soient les défauts et lacunes de la définition de la Cour de justice, c’est à son aune que doit désormais être lue la référence au handicap en droit de l’Union. Elle résulte d’un long cheminement qui mène du néant du droit à la reconnaissance juridique des personnes en situation de handicap. Il débute naturellement par des fondements communautaires qui, privilégiant une approche sociale, vont progressivement se déplacer sur un terrain sociétal. Cette propre reconnaissance de la personne en situation de handicap (I) par le droit de l’Union est le point de départ d’une reconnaissance propre au droit de l’Union reposant sur deux piliers, l’égalité de traitement et l’accessibilité (II). L’étude sous ce double aspect de la reconnaissance européenne du handicap permet d’en mesure l’influence dans les législations nationales.

 

 

I – La propre reconnaissance juridique des personnes en situation de handicap par l’Union européenne : du social au sociétal

 

 

L’existence en Europe d’un système de protection des droits fondamentaux (celui de la CEDH) exonère l’Europe du charbon et de l’acier, puis celle du marché commun de toute responsabilité en la matière. Cependant, par la suite la Cour de justice a forgé un ensemble de principes généraux du droit destiné à combler cette lacune originelle. Le travailleur se trouve au cœur d’un projet visant à l’édification d’un vaste marché européen dans lequel les marchandises, les biens, les services et les capitaux circulent librement. Par conséquent, c’est sous l’angle de l’accès de la personne en situation de handicap au marché communautaire de l’emploi que les Communautés commencent à s’intéresser au handicap. Prévue initialement dans le traité de Rome, la politique sociale sert de fondement à une série de dispositifs en faveur des personnes handicapées. Par ce biais entrent en relation handicap et Europe communautaire. Cette entrée sociale du handicap (A) provient d’un défaut spécifique de base conventionnelle ; lacune comblée par le traité d’Amsterdam, par lequel le handicap fait une entrée sociétale dans l’Europe communautaire (B). Ce passage du social au sociétal est l’incorruptible reflet d’une tendance allant des années 60 aux années 90, largement issue des politiques anti-discriminations mises en œuvre aux Etats-Unis 28 et illustre un changement fondamental de paradigme en ce sens que la politique européenne en faveur du handicap participe d’un champ plus vaste ayant pour objectif la protection des droits fondamentaux.

 

A. L’entrée sociale du handicap dans le droit communautaire

 

Le droit communautaire s’intéresse au travailleur handicapé ou du moins à celui ayant vocation à l’être ou qui ne l’est plus : le travailleur potentiel, le chômeur, en sa qualité de sujet de la politique sociale (1). Les tentatives institutionnelles d’aborder le handicap sous cet angle dessinent un cadre autonome ouvrant l’ère à la programmation d’actions favorables au handicap (2).

 

 

1) Le travailleur handicapé, sujet de la politique sociale

En 1960, sur la base de l’article 123 CEE relatif à l’amélioration des possibilités d’emploi des travailleurs, a été instauré le Fonds social européen (FSE) 29. Qualifié de Fonds structurels par l’Acte unique au titre de la cohésion économique et sociale, le FSE finance un nombre élevé d’interventions visant les travailleurs handicapés. Dès 1967, à la suite de demandes du gouvernement du Luxembourg formées en 1965, le FSE est reconnu compétent pour financer des opérations de formation professionnelle destinées aux personnes handicapées 30. Toutefois, le handicap ne motive pas tant l’action du FSE que le souci de favoriser l’insertion professionnelle, cette « rééducation professionnelle » bénéficiant en priorité aux personnes au chômage 31. De sorte que la personne en situation de handicap est rattachée à une catégorie autre : celle de l’inactif handicapé. Cette première manifestation communautaire se prolonge par l’octroi d’autres concours financiers du FSE destinés également à la « rééducation professionnelle » et adressés à la Belgique, puis de nouveau au Luxembourg 32.

Ces quelques ballons d’essais ouvrent la voie à l’année fondatrice s’agissant du handicap : 1974. Cette année-là, une résolution concernant un programme d’action sociale est adoptée avec pour ambition d’« entamer la réalisation d’un programme pour la réintégration professionnelle et sociale des handicapés » 33. Ce texte traduit un premier changement de perspective : la décennie postérieure à la création de la CEE est consacrée à l’établissement du marché commun au terme d’une période transitoire prenant fin officiellement le 1er janvier 1970. Or, une fois cette étape passée, le progrès économique devait entraîner un progrès social, mais lorsque le premier marque le pas, le second constitue un objectif en soi motivant des mesures destinées aux travailleurs handicapés. Cet infléchissement est le fruit du sommet de Paris (19-21 octobre 1972), à l’origine d’une relance de la politique sociale. Dans un contexte marqué par une croissance du chômage, les institutions communautaires s’accordent sur les difficultés d’emploi ou de réemploi de certaines catégories de personnes, dont les handicapés 34.

Abordé par les institutions européennes sous une forme déclaratoire, en l’occurrence une résolution, le traitement du handicap se poursuit sur le registre de la « soft law », une nouvelle résolution relaie la première. Centrée sur l’établissement du premier programme d’action communautaire pour la réadaptation professionnelle des handicapés 35, elle donne pour la première fois une définition communautaire du handicap 36. Cet exercice de qualification se remarque par une approche étendue, non limitée par exemple au travailleur handicapé, comme c’est alors le cas en France avec la loi du 23 novembre 1957 37. Partant, la dimension sociale domine 38, le handicap est un élément pris en compte parmi tant d’autres, qui assemblés doivent faire corps pour former une politique sociale. Dans ces conditions, les Communautés agissent en faveur des personnes handicapées par l’intermédiaire du FSE, instrument opérationnel, doté d’une assise conventionnelle 39. Mais en aucun cas n’existe de politique du handicap autrement qu’exprimé sur le registre éthéré de la « soft law ».

Pour autant, le caractère transversal de la lutte en faveur du handicap autorise ponctuellement une action juridiquement contraignante 40, mais prise dans son ensemble elle reste à l’état de programmation. Son appréciation est difficile dans la mesure où la Commission n’a pas procédé à l’évaluation des résultats comme cela était initialement prévu. Sans doute faut-il considérer cette absence comme le premier rendez-vous manqué entre l’Europe et le handicap.

Le début de la décennie suivante est marqué par la multiplication des initiatives institutionnelles en faveur des handicapés. En 1980 est créé l’intergroupe parlementaire « Personnes handicapées » 41, qui sensibilise à titre officieux le Parlement européen ainsi que la Commission et travaille de concert avec les représentants de la société civile (ONG, Forum européen des personnes handicapéesEuropean Disability Forum 42, etc.). En 1981 est créée à la Commission une Division “Intégration des personnes handicapées” rattachée à la Direction Générale “Emploi, relations industrielles et affaires sociales“. La même année, chaque institution politique adopte un texte de référence sur le handicap 43. Ces documents sont à relier à la circonstance selon laquelle 1981 est déclarée Année internationale des personnes handicapées. Il s’agit essentiellement d’inciter les États membres à mettre en œuvre des mesures préconisées au niveau communautaire. D’un point de vue juridique, ces initiatives sont dépourvues de force obligatoire et viennent grossir les instruments de « soft law ». Comme le feront à partir de 1986 divers programmes d’action favorable aux personnes en situation de handicap.

 

2) Vers l’autonomisation d’une politique en faveur des personnes en situation de handicap : l’ère de la programmation sous le signe persistant de la « soft law »

Á la suite d’une recommandation 44, le Conseil adopte une décision portant établissement d’un deuxième programme d’action communautaire en faveur des personnes handicapées, baptisé Helios (Handicap, ELimination des Obstacles Sociaux) 45. Adopté avec retard, ce programme vise « à stimuler la coopération et la coordination des activités innovatrices entreprises en faveur des personnes handicapées dans l’ensemble des États membres » 46. Sur un plan pratique, il s’agit de coordonner les actions nationales en assurant en particulier une mise en commun des actions innovantes et des retours d’expérience. Á cette fin est créé Handynet, système d’information numérique sur les problèmes des personnes handicapées 47.

Sur le plan du droit, le progrès est sensible dans la mesure où la Communauté compte désormais fonder son action non seulement sur l’ex-article 125 CEE (article 162 TFUE) relatif à la politique sociale mais aussi sur l’ex-article 235 CEE (article 352 TFUE) permettant à la Communauté de conduire une action en vue de réaliser l’un de ses objets sans avoir prévu de dispositions à cet égard. Certes, l’aspect social est maintenu, mais les actions bénéficiant aux personnes en situation de handicap ne sont plus conçues sous le prisme déformant du chômage ou même du travail, mais pensées en ayant pour « but commun d’aider ces personnes à mener une vie normale et d’améliorer leur intégration dans la société » 48. De sorte que la quête de l’autonomie des personnes concernées se traduit par une autonomisation de la politique en leur faveur. Dans cette perspective, le transport ou l’intégration scolaire de la personne handicapée sont envisagés 49, alors même que l’éducation ne devient une compétences communautaire qu’à partir du traité de Maastricht en 1992.

Hormis le programme Helios – se déployant de 1988 à 1992 et reconduit pour la période 1992-1996 (Helios II) 50 malgré un bilan mitigé 51, le droit communautaire ne s’intéresse guère à la personne en situation de handicap en tant que telle. Les institutions demeurent dans le registre déclaratoire et incitatif, y compris dans le champ de compétences communautaires. Les divers acteurs européens, États membres ou institutions sont seulement invités « à maintenir et à poursuivre la mise en oeuvre de politiques positives favorisant l’intégration professionnelle des handicapés » ou « à mettre sur pied des actions destinées à obtenir une meilleure connaissance des réalités sociales des handicapés ainsi que de leur situation en relation avec l’emploi » 52.

Ces aspects ne s’effacent pas devant le traité de Maastricht. Le handicap demeure l’affaire des États membres à qui incombe « la responsabilité principale pour l’intégration dans le domaine de l’éducation, l’intégration professionnelle et économique, l’intégration sociale et la vie autonome des personnes handicapées » 53. Dans ces conditions, les actions communautaires n’existent que par des politiques nationales, en reproduisant le cas échéant leurs errements, très tôt décelés 54. Sans base conventionnelle, le traitement du handicap est condamné à évoluer à la marge des politiques publiques de l’Union. Son approche demeure doublement traditionnelle. D’une part sur le terrain institutionnel, il s’agit moins d’inaugurer une politique communautaire du handicap que de coordonner les politiques nationales du handicap, ainsi la Commission présente la programmation Helios comme fournissant une « plateforme de coopération entre les États membres ». D’autre part, sur le terrain matériel, il s’agit d’assurer un traitement social du handicap et non d’insérer complètement la personne handicapée dans la société. Une autre approche sociétale est rendue possible par le traité d’Amsterdam, marquant l’étape suivante sur la voie de la reconnaissance juridique de la personne en situation de handicap.

 

B. L’entrée sociétale du handicap dans l’Union européenne : un changement de paradigme

 

Á la charnière de la politique sociale et des droits fondamentaux, l’article 26 de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs adopté en décembre 1989 55 ouvre la voie à la reconnaissance conventionnelle du handicap en le percevant comme un facteur de discrimination. L’inflexion majeure se produit au milieu des années 90 dans deux directions, étant entendu que sur un plan symbolique cette prise en compte du handicap se traduit depuis 1993 par la proclamation chaque 3 décembre d’une Journée européenne des personnes handicapées 56. D’un point de vue matériel avec une approche rompant avec les mesures classiques voyant la personne en situation de handicap comme un être à part en vertu d’une conception médicale, basée « sur la déficience et synonyme de protection et d’isolement des personnes handicapées » 57. Celle-ci cède devant une conception guidée par l’égalité des chances (1). Elle traduit plus largement, sans être toutefois présentée de la sorte, le passage d’une vision du handicap abordé comme un acquis et non plus comme inné. Ce changement d’approche n’aurait eu que peu d’impact sans la reconnaissance d’un point de vue juridique d’une compétence communautaire reposant sur l’objectif global d’une lutte contre les discriminations, dont celles issues d’un handicap. Cette compétence s’exerce selon un mode de décision au sein du Conseil – l’unanimité – ayant nécessairement des incidences sur la formation de la règle communautaire quelle qu’en soit l’inspiration conceptuelle (2).

 

1) L’égalité des chances de la personne en situation de handicap comme cadre conceptuel

Sans renier les fondations posées en 1974, le moment est venu de bâtir un édifice répondant aux nécessités du temps. Cette intention a pour point de départ en 1996 la communication de la Commission : L’égalité des chances pour les personnes handicapées. Une nouvelle stratégie pour la Communauté européenne 58. A cette occasion un bilan sévère est dressé : « Historiquement, les réponses apportées au handicap ont essentiellement consisté dans un traitement social sous forme de bienfaisance, de traitement à l’écart de la société et de développement de services de soins spécialisés. Quel que soit leur caractère nécessaire ou bien intentionné, ces réponses politiques ont probablement aggravé le problème de l’exclusion et de la sous-participation » 59. Ensuite la Commission effectue le double constat suivant : un européen sur dix est handicapé ; nos sociétés sont « construites en fonction des besoins d’un citoyen moyen, non handicapé ». Il en résulte pour la Commission un changement de stratégie, privilégiant « une intégration dans la vie ordinaire » de la personne en situation de handicap en lieu et place du « traitement social » pratiqué antérieurement. Comme l’affirme fortement la Commission : « la valeur fondamentale de l’égalité est à présent perçue comme le point de référence auquel tout autre chose doit être rapportée, et elle constitue l’essence du mouvement fondé sur les droits pour les personnes handicapées » 60. Ces droits sont appelés à s’exercer prioritairement en matière d’éducation, de travail, de mobilité et d’accès, de logement et de protection sociale.

L’inspiration de la Commission est double. En premier lieu, elle est à chercher dans le « modèle nordique » 61, qui repose sur le « constat que les obstacles environnementaux sont une plus grande entrave à la participation à la société que les limitations fonctionnelles » et la Commission de militer en faveur de leur élimination, convaincue qu’il s’agit là d’un « facteur clé de l’égalité des chances pour les personnes handicapées » 62. En somme aux racines de l’égalité des chances se trouve une conception environnementaliste du handicap : « c’est l’environnement et la société qui sont à l’origine du handicap plutôt que la déficience d’une personne » 63. En second lieu, la mise en œuvre du programme Helios I a mis en évidence « la nécessité d’une politique globale et cohérente prenant en considération l’ensemble des besoins, attentes et aspects de la vie des personnes handicapées » 64. Aussi Helios II rappelle-t-il « que la promotion d’une approche fondée sur les principes d’égalité des chances a toujours constitué la base de l’action communautaire » 65, dont il convient cependant d’en généraliser l’application.

Ce changement de paradigme modifie la façon de combattre les discriminations liées au handicap 66, elle passe par le mainstreaming, c’est-à-dire l’intégration en milieu ordinaire, pour une finalité clairement posée : l’égalité des chances. Pour y parvenir la Commission procède en trois temps. Elle commence par souligner une double nécessité : « l’examen des questions relatives au handicap doit être considéré comme faisant partie intégrante des questions politiques d’ordre général et non comme un point à part » ; développer les politiques des États membres « axées sur l’instauration de l’égalité effective des droits et non plus simplement sur l’administration de mesures visant à surmonter des limitations fonctionnelles ». Ensuite, elle entend multiplier le dialogue en direction de la société civile, les ONG et les partenaires sociaux, à l’exemple du Forum européen des personnes handicapées, dont le travail de lobbying inspiré de groupes de pressions à l’objet comparable aux Etats-Unis a largement influencé la législation européenne. Enfin, elle entend s’appuyer sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ainsi que sur les Fonds structurels finançant à la fois les programmes de la Cohésion économique et sociale et les initiatives communautaires (IC) 67.

Cette évolution prend toute son ampleur dans le plan d’action européen relatif à l’égalité des chances pour les personnes handicapées (PAH I – 2004-2010). Il illustre « la nouvelle approche du handicap : ne voyant plus les personnes handicapées comme les bénéficiaires passifs d’une assistance (…) Le principal objectif de l’UE est donc de contribuer à la création d’une société axée sur une pleine intégration » 68.

Dès sa présentation, la nouvelle stratégie de la Commission reçoit les faveurs du Conseil 69 et du Parlement européen, prônant même l’inscription d’« une clause de non-discrimination pour des raisons de handicap lors de la révision du traité sur l’Union européenne » 70. Son défaut est devenu plus contestable dans la mesure où l’oubli initial, parfaitement compréhensible, n’a pas été réparé par le traité de Maastricht alors même qu’il prohibe les discriminations reposant classiquement sur la nationalité et le sexe. Cela conduit les acteurs de la société civile, soutenus par la commission emploi et affaires sociales du Parlement européen et son intergroupe « Personnes handicapées », à dénoncer l’« invisibilité » des invisibles 71 dans les traités, celui d’Amsterdam opère ce passage de l’invisible vers le visible.

 

2) L’unanimité comme cadre décisionnel de la reconnaissance conventionnelle du handicap

Formellement, une initiative de l’Autriche et de l’Italie est à l’origine de l’insertion dans l’article 13 CE tel que modifié par le traité d’Amsterdam de la référence au handicap 72, avant d’être reprise par la présidence irlandaise chargée de conduire les négociations intergouvernementales 73. Les rédacteurs du traité font du handicap une compétence communautaire à part entière en l’intégrant dans un dessein plus large : la défense des droits fondamentaux 74. Cette innovation a le mérite de clore le débat sur la compétence communautaire en matière de lutte contre les discriminations. Jusqu’alors les institutions pouvaient s’appuyer sur le droit à l’égalité de traitement, principe général du droit communautaire dégagé par le Cour de justice des Communautés 75.

En dépit de certitudes gagnées quant au choix de la base juridique pertinente, la portée de l’article 13 CEE apparaît limitée, cette disposition a pu être perçue « comme une façon peu coûteuse de paraître « politiquement correct » », car elle « exige des décisions du Conseil à l’unanimité et n’oblige pas à prendre des mesures » 76. La critique a posteriori surprend, puisque dès l’entrée en vigueur du traité, la Commission avance un train de propositions 77 dessinant les contours de la politique européenne en faveur du handicap. En droit, elle ne perd en rien de son acuité puisque l’unanimité est un mode de votation source de blocages. A cet égard, le traité signé à le 26 février 2001 à Nice ajoute un paragraphe au terme duquel le Conseil peut adopter à la majorité qualifiée « des mesures d’encouragement » en vue de combattre les discriminations. Ce n’est pas la seule amélioration dans la mesure où le Parlement européen est associé à la confection de ces mesures en vertu de la procédure de codécision 78. Il n’en demeure pas moins que ces mesures d’encouragement sont dépourvues de portée contraignante.

La logique aurait voulu que la majorité qualifiée se substitue à l’unanimité à l’occasion de la vaste révision des traités marquée par l’adoption le 29 octobre 2004 du traité-constitutionnel 79 et à sa suite par celle du traité de Lisbonne du 13 décembre 2007. Á la fois parce qu’en vertu d’une tendance amorcée depuis l’Acte unique en 1986, l’unanimité disparaît au profit de la majorité qualifiée pour un grand nombre de dispositions et que la lutte contre les discriminations peut difficilement être considérée comme un domaine sensible du point de vue des intérêts nationaux au point de motiver la persistance d’un veto étatique, et ce d’autant plus que l’article 2 TUE tel que modifié par le traité de Lisbonne compte la non-discrimination parmi les valeurs de l’Union 80. Sans doute faut-il voir dans le maintien de l’unanimité l’illustration de conceptions nationales divergentes quant à la lutte contre les discriminations 81. De plus, une politique en faveur du handicap a nécessairement des répercussions transversales sur des domaines de compétences sensibles pour les Etats membres tels que la politique sociale, celle de l’emploi, les questions de fiscalité ou sanitaires. Or, il est bien évident que des mesures destinées aux personnes en situation de handicap sont potentiellement un facteur d’intégration pour des politiques échappant assez largement au législateur de l’Union. Cette analyse est doublement soutenue. D’une part l’article 10 TFUE en prévoyant que dans « la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’Union cherche à combattre toute discrimination fondée sur (…) un handicap », pose une transversalité difficilement contrôlable motivant le verrou de l’unanimité. D’autre part, l’article 19 §, 2 TFUE, exclut « toute harmonisation des dispositions législatives et règlementaires des Etats membres » suivant la procédure législative ordinaire qui fait du Parlement européen le co-législateur de l’Union 82. Il ressort du cadre conventionnel que la détermination de la politique européenne du handicap est définie par la communauté des Etats membres.

Toutefois, la majorité qualifiée et conséquemment la procédure législative ordinaire, est prévue pour d’autres politiques prenant en considération la situation des personnes handicapées. telles que la concurrence sous l’angle de la prohibition des aides d’Etat ou la coopération au développement 83. Ce biais permet dans une certaine mesure de contourner la règle de l’unanimité. De plus, la participation du Parlement européen est renforcée par le traité de Lisbonne puisque son approbation est nécessaire s’agissant des « mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur (…) un handicap » 84.

Mais la véritable innovation du traité de Lisbonne en la matière, à la suite du traité-constitutionnel, réside dans la force contraignante reconnue à la Charte des droits fondamentaux. Point d’ancrage entre le handicap et les droits fondamentaux, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée le 7 décembre 2000 à Nice comporte deux entrées spécifiques au handicap au sein du chapitre « Égalité ». Ce rattachement confirme la nouvelle stratégie dégagée par la Commission en 1996, le chapitre « Dignité » ayant en d’autres temps accueilli ces dispositions. La première, l’article 21 prohibe en général les discriminations fondées sur le handicap. La seconde, l’article 26, plus ciblée, affirme le droit à l’intégration sociale et professionnelle des personnes handicapées. Les références à leur autonomie ainsi que leur « participation à la vie de la communauté » témoignent également du changement de paradigme propre à la politique européenne en faveur du handicap.

 

 

II – Une reconnaissance juridique de la personne en situation de handicap propre à l’Union européenne : égalité de traitement et accessibilité

 

La politique européenne en faveur de la personne en situation de handicap est faite de préoccupations propres à l’Union, destinées ensuite à exercer une influence sur les régimes juridiques nationaux. De nos jours, elles s’expriment dans la programmation mise en œuvre par la Commission ; ce passage par la « soft law » prend la forme d’un plan d’action en faveur des personnes handicapées (phase 2 du PAH-I), prolongé par une communication dans laquelle elle expose la stratégie européenne pour la décennie 2010-2020 (PAH-II 2010-2020). L’égalité de traitement et l’accessibilité constituent les deux piliers de cette stratégie. La première est au fondement d’une politique européenne du handicap participant du dessein plus large d’une protection des droits fondamentaux tandis que la seconde est dominée par des considérations économiques et sociales. Si bien que le propre de la politique européenne du handicap tient dans cette alliance d’un régime juridique bâti sur un socle de droits fondamentaux constitutif d’une égalité formelle (A) sur lequel repose un ensemble de dispositions matérielles assurant une égalité pratique (B).

 

A. L’égalité formelle des personnes en situation de handicap comme instrument de protection des droits fondamentaux : l’égalité de traitement

 

Au-delà de la dimension symbolique faisant de l’année 2003, l’Année européenne des personnes handicapées 85, depuis le début des années 2000 la prise en considération des personnes en situation de handicap prend plusieurs formes. Sur le plan juridique, elle s’inscrit dans le cadre spécifique d’une égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (1). Cette approche ciblée n’est pas propre au handicap, ce qui traduit implicitement le défaut d’une réglementation qui y soit spécifiquement consacrée. En dépit du caractère persistant de cette lacune, le législateur européen s’apprête à dépasser ce domaine centré sur le monde du travail au profit d’une égalité de traitement s’appliquant au champ plus vaste de la vie en société (2).

 

1) L’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail comme cadre spécifique à la politique européenne en faveur des personnes en situation de handicap

Le traité d’Amsterdam fonde une lutte globale contre les discriminations comprenant le handicap. Ce choix des auteurs des traités est interprété par les institutions de l’Union comme excluant la mise en œuvre d’un dispositif spécifique pour les personnes en situation de handicap. En témoigne l’adoption de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000 ; véritable charte européenne de la non-discrimination en matière d’accès à l’emploi, qui aborde le handicap suivant la révolution copernicienne engagée au milieu des années 1990. Son « message sous-jacent » est « que la protection accordée aux personnes handicapées doit relever de la promotion et de la défense des droits fondamentaux de la personne plutôt que de l’aide sociale » 86.

Sur la forme, le recours à la technique de la directive, en ce qu’elle fixe une obligation quant au résultat à atteindre et une liberté quant aux moyens, exerce nécessairement une influence sur le droit interne et sur les juridictions nationales chargées d’apprécier les cas de discriminations subies par les personnes en situation de handicap. La Commission a relevé que la directive 2000/78, ainsi que celle du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en oeuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique, « ont obligé tous les États membres à apporter des modifications importantes à leurs législations nationales, y compris ceux qui disposaient déjà d’une législation antidiscriminatoire élaborée » 87. En France, la loi de 2005 illustre cette observation en substituant à la conception médicale du handicap parcourant la loi de 1975 et celle de 1987 en faveur de l’emploi des travailleurs handicapés une approche européenne d’inclusion sociale ; en d’autres termes la logique de protection cède devant une logique de droits 88. Ce passage d’une approche à une autre ne va pas sans mal dans la mesure où la France a eu besoin d’un délai supplémentaire pour mettre en œuvre la directive.

Sur le fond, le champ matériel de la directive conduit la politique européenne en faveur de la personne en situation de handicap à s’insérer dans un ensemble plus vaste prônant une égalité de traitement susceptible d’être menacée pour plusieurs motifs (religion, convictions, âge, orientation sexuelle). De ce point de vue, l’influence européenne est nulle dans la mesure où les autorités françaises ont opté pour une approche sectorielle avec la loi n°2005-102 du 11 février 2005. Toutefois, l’intitulé même de la loi de 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapée » traduit l’influence du droit de l’Union et le changement de paradigme réalisé dix ans plus tôt. Parfois les influences sont plus diffuses, comment ne pas voir dans la suppression de la HALDE 89 – instituée à l’origine en application de la directive dite « relative à l’égalité raciale » du Conseil du 29 juin 2000 – et la création du Défenseurs des droits par l’article 71-1 de Constitution, le reflet de la conception européenne d’une lutte globale en faveur de l’égalité des droits ? Au-delà de cette communauté d’esprit, la lettre de la directive entraine des répercussions fortes au plan interne. Ce « texte influence directement le législateur national français : ses principes fondateurs (égalité des chances, non discrimination, aménagements raisonnables/mesures appropriées) sont désormais transposés dans notre législation » 90, ce qui a notamment pour effet de bouleverser les conceptions traditionnelles en matière d’accès et de maintien des personnes handicapées dans la fonction publique 91.

Le choix européen de l’inclusion de la personne en situation de handicap dans le registre de l’égalité de traitement revient de fait à l’exclusion d’une « directive handicap ». Les représentants de la société civile, comme le Forum européen des personnes handicapées, militent en faveur de l’adoption d’une nouvelle directive propre au handicap 92. Seulement la Commission rejette tout texte spécifique, « incompatible et contradictoire avec une approche d’intégration systématique du handicap dans toutes les politiques européennes » 93. Elle n’entend pas revenir sur le changement de paradigme opéré au milieu des années 1990 consécutif au constat de l’échec d’une approche du handicap centré sur des considérations sociales. Sans contester le bien-fondé de cette appréciation elle n’implique pas nécessairement de rattacher la politique européenne du handicap à un ensemble plus vaste ; mouvement pouvant être interprété comme sa dilution. De plus, l’argumentation de la Commission entre en contradiction avec le choix inverse concernant la lutte contre les discriminations fondées sur la race ou l’origine ethnique puisqu’elle fait l’objet exclusif d’une directive. Au demeurant, la Commission est favorable à la ratification d’instruments internationaux ayant aussi pour objet exclusif le handicap. Au surplus, militer en faveur d’une « directive handicap » n’est pas établir de hiérarchie en matière de protection contre la discrimination, mais simplement manifester la volonté d’une protection plus effective, car davantage ciblée.

Le refus de la Commission de présenter un texte exclusivement consacré au handicap se confirme en 2008 avec la proposition de directive relative à la mise en oeuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de religion ou de convictions, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle 94. Dans le prolongement de l’Année européenne de l’égalité des chances pour tous instituée en 2007, la Commission a lancé une série de consultations dont la conclusion est univoque : il faut « étoffer la législation communautaire » qui assure « une protection beaucoup plus étendue contre les discriminations fondées sur le sexe et la race ou l’origine ethnique que contre celles motivées » en particulier par « un handicap » 95. A cette fin, la proposition de la Commission vise à promouvoir le principe de l’égalité de traitement en condamnant toute une série de discriminations dans des domaines dépassant largement le seul cadre de l’accès au travail et à l’emploi. En agissant de la sorte, la Commission fait sienne le constat selon lequel il est inutile de « garantir l’égalité d’opportunités sur le marché de l’emploi si celle-ci est inexistante dans tous les autres domaines de la vie » 96.

En dépit de l’invitation expresse du Parlement européen pour son adoption 97, cette proposition est toujours en cours de discussion suivant les contraintes imposées par la règle de l’unanimité au sein du Conseil. Les principaux points d’achoppement à la fin de l’année 2014 98 concernent l’atteinte portée au principe de subsidiarité par la proposition de la Commission 99 et les dispositions relatives à l’aménagement raisonnable 100. De toute évidence, qu’elles portent sur la compétence de l’Union ou sur le contenu du dispositif projeté, ces réticences étatiques atteignent le cœur de la politique européenne en faveur des personnes en situation de handicap. De plus, le travail de définition auquel s’astreint la Commission relatif aux « aménagements raisonnables » 101 ou aux « charges disproportionnées » qui permettent d’y échapper est de nature à rencontrer certaines oppositions nationales. Elles étaient prévisibles comme l’a souligné l’Assemblée nationale, car il n’est « pas réaliste de prévoir d’emblée, sur un domaine non harmonisé et relevant de l’unanimité du Conseil, une directive d’harmonisation maximale » 102. En d’autres termes, la recherche d’une égalité de traitement favorable à la personne en situation de handicap à l’intérieur d’un système politico-institutionnel caractérisé par la diversité 103 ne peut qu’engendrer de longues négociations, témoignant des difficultés quant à l’émergence d’une « Europe du handicap ».

Quelle que soit de la teneur finale du texte adopté, si tant est qu’il le soit, elle ne sera pas étrangère aux préoccupations nationales. Le mode d’élaboration de cette proposition de directive illustre les influences réciproques entre le droit de l’Union et les systèmes juridiques nationaux qui parcourent un ordre juridique intégré. Le niveau national ne peut être réduit à un rôle passif de récepteur, il est aussi émetteur 104. Et ce d’autant plus que l’exigence de l’unanimité marque davantage le rôle des Etats membres dans la fabrique du droit de l’Union. Au point qu’il est difficile à démêler l’écheveau des relations entre le niveau européen et national lorsqu’ils tendent tous deux à privilégier une action globale contre toutes les discriminations quels qu’en soient l’origine et le domaine ? Ce dépassement témoigne de la dimension fondamentale de la politique européenne en faveur des personnes en situation de handicap.

 

2) La dimension fondamentale de la politique européenne en faveur des personnes en situation de handicap

La reconnaissance simultanée par le droit de l’Union européenne des droits fondamentaux et de la prohibition de toute discrimination en raison du handicap inscrit celle-ci dans une dimension fondamentale. Cette fondamentalité est aussi bien formelle que matérielle puisqu’elle trouve sa source dans le droit primaire formé du TFUE et de la Charte des droits fondamentaux et que la valeur protégée, le respect de la dignité humaine et des droits de l’homme, est l’un des fondements de l’Union européenne conformément à l’article 2 TUE 105.

La Commission s’appuie sur cette dimension dans sa stratégie pour 2010-2020 en répertoriant parmi les huit principaux domaines d’action, la participation, l’égalité, l’éducation et l’action extérieure 106. Autant de domaines intéressants à des degrés divers la catégorie des droits fondamentaux.

Concernant premièrement, la participation, la Commission relève que de « nombreux obstacles empêchent encore les personnes handicapées d’exercer pleinement leurs droits fondamentaux, dont les droits rattachés à la citoyenneté européenne, et de participer complètement à la société au même titre que les autres. Ces droits comprennent le droit à la libre circulation, le droit au libre établissement et au mode de vie de son choix, et le droit de prendre pleinement part à des activités culturelles, récréatives et sportives » 107.

Deuxièmement, la référence à l’égalité ne surprend pas tant l’objectif d’une égalité de traitement est au centre de la proposition de directive de 2008 dans le prolongement de celle de 2001. Ce faisant la politique européenne en faveur du handicap passe d’une égalité de traitement circonscrite au monde du travail à une égalité de traitement couvrant des domaines étendus.

Troisièmement, l’éducation et la formation entretiennent des liens étroits avec les droits et libertés fondamentaux sous l’angle de la liberté d’expression. Or, le faible taux de scolarisation des personnes en situation de handicap est un obstacle à son usage, d’où la volonté de la Commission d’intégrer « notamment les enfants (…) de façon appropriée dans le système éducatif général » au besoin en les faisant « bénéficier d’un soutien individuel » 108. Il reste que, comme la Commission prend soin de le souligner, le contenu des enseignements et l’organisation des systèmes éducatifs sont de la responsabilité des États membres.

Enfin, quatrièmement, dans le vaste champ de son action extérieure, « l’Union européenne et ses États membres doivent promouvoir les droits des personnes handicapées » 109. A cet égard, « les travaux de la Commission s’effectueront, le cas échéant, dans un contexte plus large de non-discrimination afin que le handicap devienne un thème essentiel des droits de l’homme dans le cadre de l’action extérieure de l’Union » (Idem.[/foot]. Par ailleurs, les instruments financiers destinés à faciliter l’adhésion de pays candidats pourront être utilisés pour améliorer la situation des personnes en situation de handicap. Ces considérations parcourent également les relations entre l’Union et les pays et territoires d’outre-mer.

L’égalité de traitement demeure, aussi largement entendue qu’elle soit, un vœu pieu, une égalité formelle, si elle ne s’accompagne pas de considérations permettant la plus large accessibilité possible aux personnes en situation de handicap 110.

 

B. L’égalité pratique des personnes en situation de handicap comme instrument de protection de droits économiques et sociaux : l’accessibilité

 

En dépit du rattachement de la politique européenne en faveur de la personne en situation de handicap à la promotion des droits fondamentaux, le législateur de l’Union l’insère dans un système juridique plus vaste dominé par des considérations économiques et sociales. Selon la Commission, la Stratégie européenne 2010-2020 en faveur des personnes handicapées a pour « objectif général (…) de mettre les personnes handicapées en mesure d’exercer l’ensemble de leurs droits et de tirer pleinement parti de leur participation à la société et à l’économie européenne, notamment grâce au marché unique » 111. Dans la mesure où ce marché unique se présente comme un vaste espace sans frontières, la mobilité est identifiée comme « un objectif prioritaire » de la dernière phase 2008-2009 du plan d’action européen en faveur de l’égalité des chances pour les personnes handicapées (phase 3 PAH-I). Sans compter qu’elle intéresse au premier chef la politique européenne des transports en vertu de la préoccupation transversale exprimée par l’article 10 TFUE 112. Cette mobilité illustre la promotion d’une accessibilité stricto sensu, comme un vecteur d’intégration économique et sociale (1). Identifiée parmi les huit champs d’action de la Stratégie 2010-2020, elle en recouvre trois autres lato sensu : l’accès à l’emploi ou à la santé et la protection sociale. Autant de domaines pour lesquels l’intervention de l’Union européenne est réduite eu égard à la répartition de ses compétences avec les Etats membres. Pour cette raison, l’accès de la personne en situation de handicap aux droits économiques et sociaux s’effectue le plus souvent sur le registre de la « soft law » (2). Mais quelles que soient sa portée et son intensité, l’accessibilité prônée par l’Union est le préalable à toute politique en faveur du handicap, elle n’est jamais une fin en soi ; sans accès physique les droits proclamés demeurent illusoires et fictifs 113.

 

1) La mobilité-accessibilité comme vecteur d’intégration économique et sociale

Á l’origine, la notion d’accessibilité se confond avec celle de mobilité en ce qu’elle est liée aux transports. Elle s’en distingue dès lors qu’il s’agit de favoriser l’accès des personnes handicapées hors de toute considération physique de déplacement ; pour la Commission, par « accessibilité, on entend la possibilité donnée aux personnes handicapées d’avoir accès, au même titre que les autres, à l’environnement matériel, aux transports, aux technologies et aux systèmes d’information et de communication ainsi qu’à d’autres installations et services » 114. Il reste que sa présentation au niveau européen démontre clairement la prégnance de préoccupations économiques.

Concernant la politique des transports, il s’agit d’une compétence européenne ancienne, dont le régime juridique 115 explique qu’elle se soit tardivement préoccupée du handicap 116. Désormais elle comprend une législation ambitieuse favorisant l’accès à différents modes de transports. Débutant par l’accès aux ascenseurs, dont le caractère banal est précisément central dans la quête d’une mobilité au quotidien, elle s’est propagée à l’ensemble des modes de transport existant (autobus, ferroviaires, aériens, automobiles) et leurs conséquences, circuler c’est aussi stationner. Leur champ d’application illustre une approche extensive, puisque la directive « autobus », plutôt que de se limiter à la personne handicapée, vise tous les « passagers à mobilité réduite », catégorie englobant les « personnes handicapées », mais aussi les « femmes enceintes » ou les « personnes avec enfants » 117. Une définition comparable est retenue par le règlement n°1371 « train » ainsi que par le règlement n°1107 « avion », les expressions « personnes handicapées » ou « à mobilité réduite » sont tenues pour équivalentes 118. Parallèlement, la personne en situation de handicap bénéfice d’une série de garanties. Par exemple, est prohibé, sauf exceptions, le refus d’accès au transport aérien tandis qu’est prévu un droit au transport ferroviaire, un droit à l’assistance dans les aéroports ainsi que dans les gares. Depuis 2010, les personnes en situation de handicap jouissent de droits comparables dans les ports et plus largement au titre du transport maritime et fluvial. Dans ces conditions, l’adoption d’une carte d’invalidité européenne comme le suggère le Parlement européen serait de nature à parfaire ce mouvement 119.

A côté des transports, l’accès aux NTIC constitue un volet important de l’accessibilité. Dès le début des années 2000 il constitue l’un des objets spécifiques du plan d’action lancé par la Commission 120. Il débouche sur une nouvelle notion : l’e-accessibilité, désignant la « levée des obstacles et difficultés techniques auxquels sont confrontées, entre autres, les personnes handicapées qui s’efforcent de participer pleinement à la société de l’information (SI) » 121. Cette participation est essentielle au regard du potentiel des NTIC s’agissant de la conquête de l’autonomie. Sans compter que les obstacles rencontrés par les personnes handicapées en matière d’éducation et de formation peuvent être aisément levés par l’e-learning 122. En somme, il s’agit pour l’Union d’améliorer « l’accès des personnes handicapées à la société de la connaissance » 123. Cette préoccupation reste très présente dans la Stratégie 2010-2020 et fonde l’adoption d’un règlement sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur tandis qu’une proposition de directive relative à l’accessibilité des sites web d’organismes du secteur public est en cours d’examen.

L’accessibilité pour être un vecteur d’intégration économique et sociale doit s’ouvrir sur la reconnaissance de droits économiques et sociaux en faveur de la personne en situation de handicap.

 

2) L’accès de la personne en situation de handicap aux droits économiques et sociaux : le retour de la « soft law »

L’action de l’Union est gouvernée par le principe de l’attribution des compétences et l’échelle de répartition de celles-ci entre les Etats membres et l’Union. Cette question est centrale, comme aime à le rappeler la Commission : les « actions dans le domaine du handicap relèvent principalement de la responsabilité des États membres et c’est au niveau national qu’elles sont le plus efficacement menées » 124. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’emploi, compétence coordonnée suivant les termes de l’article 5 TFUE, écartant toute contrainte juridique. Ainsi, pour l’emploi des personnes en situation de handicap, le rôle de la Commission se limite à mettre « à la disposition des États membres des analyses, des orientations politiques, des informations et d’autres formes d’aide » 125 sans jamais pouvoir proposer de cadre législatif.

De plus, le difficile contexte économique et social emporte comme conséquence de ranger les personnes en situation de handicap dans la catégorie des personnes les plus exposées 126 ; le genre constituant au surplus une circonstance aggravante. Ce double constat a conduit le Parlement européen à consacrer une résolution le 4 juillet 2013 sur l’impact de la crise en ce qui concerne l’accès aux soins des groupes vulnérables 127 et le 11 décembre de la même année aux femmes handicapées, puisqu’elles « subissent une double discrimination, fondée sur le genre et le handicap » 128.

Aux confins, de l’emploi et de la santé, la Commission évoque la situation des personnes handicapées en matière de santé et de sécurité, car elle « peut contribuer à la lutte contre la discrimination et à la promotion de l’égalité des chances » 129. Mais là encore, le rôle du législateur européen est faible quand il n’est pas inexistant, l’action de l’Union retrouve les accents de la « soft law » avec des référence au « recensement et l’échange des bonnes pratiques », « la collecte des données statistiques », le développement de « base d’informations 130.

Le rôle des Etats membres est aussi central s’agissant de l’accès aux services de santé des personnes en situation de handicap. La Commission ne peut que s’engager à soutenir « les initiatives en faveur de l’égalité d’accès aux soins, y compris les services de santé et de réadaptation destinés aux personnes handicapées » et à favoriser « les actions dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail pour réduire les risques de handicap au cours de la vie professionnelle et pour améliorer la réinsertion des travailleurs handicapés » 131, sur la lancée de sa stratégie communautaire 2007-2012 « pour la santé et la sécurité au travail ». Pour le reste, l’Union agit en soutien de mesures nationales dont l’élaboration lui échappe.

C’est sur un registre tout aussi restreint que la Commission indique : « l’Union encouragera les mesures nationales visant à garantir la qualité et la viabilité des systèmes de protection sociale pour les personnes handicapées, notamment par l’échange d’idées sur les moyens d’action et par l’apprentissage mutuel » 132. A ce sujet, l’examen de la proposition de directive consacrée à l’égalité de traitement permet au Conseil de rappeler l’étendue de la « compétence exclusive dont disposent les États membres pour organiser leurs systèmes de protection sociale » en vertu de laquelle ils « conservent la possibilité de réserver certaines prestations ou certains services à certains groupes d’âge ou à certaines personnes handicapées » 133. C’est en vertu de cette exclusivité que la directive du 27 novembre 2000 « ne s’applique pas aux versements de toute nature effectués par les régimes publics ou assimilés, y compris les régimes publics de sécurité sociale ou de protection sociale » 134.

Le prisme national demeure, sans que l’influence du droit de l’Union puisse être remise en question, ne serait-ce que parce qu’au-delà de ses manifestations juridiques son action est tangible sur un plan financier comme l’atteste le règlement du 17 décembre 2013 établissant un programme « Droits, égalité et citoyenneté» pour la période 2014-2020 » doté d’une enveloppe s’élevant à plus 439 millions d’euros. Adopté en un peu plus de deux ans, ce programme ne réduit pas le rôle de l’Union à une agence de moyen, non seulement elle exerce une action normative mais elle permet à l’échelle européenne de tracer les contours futurs d’une politique en faveur des personnes en situation de handicap répondant aux problématiques communes des Etats membres.

A cet égard, la Commission souligne depuis plusieurs années qu’« il existe une corrélation entre le vieillissement et le handicap » 135. Or dans une société européenne vieillissante, au point de faire de 2012 l’Année européenne du vieillissement actif et de la solidarité intergénérationnelle, le handicap se rapproche de la société par sa diffusion ; un mouvement inverse doit inciter la société à se rapprocher du handicap. L’éventail des multiples ressources législatives et de la « soft law » doit aussi être lu à cette aune : aujourd’hui, toute personne échappant au handicap peut demain en raison d’un âge avancé se trouver en situation de handicap 136. L’inéluctabilité de cette tendance rend difficilement supportable le retard pris dans l’adoption de la proposition de directive relative à l’égalité de traitement. Faut-il y voir l’hommage du vice national à la vertu européenne ?

 

 

Notes:

  1. Cette expression tend à se substituer à celle classique de personnes handicapées pour prendre en considération le caractère réversible et contingent du handicap. Les textes de l’Union emploient majoritairement la tournure traditionnelle. Sur les implications de cette nouvelle formulation : C. HAMONET, Les personnes en situation de handicap, PUF, QSJ, 2012, 7ème éd., pp. 7-8. Cet ouvrage de vulgarisation est largement consacré à la notion de handicap. Pour sa part, la Cour de justice objective le handicap en évoquant « des personnes atteintes par le handicap ».
  2. Article 7 CEE devenu 12 TCE puis 18 TFUE
  3. Article 12, Commentaire article par article des traités UE et CE, P. LEGER (dir.), Helbing et Lichtenhahn, Dalloz, Bruylant, 2000, p. 205.
  4. V. M. SWEENEY, Le principe d’égalité de traitement en droit social de l’Union européenne : d’un principe moteur à un principe matriciel, Revue française des affaires sociales, 2012, n°2, p. 42 et s.
  5. La « soft law » peut être définie de deux manières : restrictivement comme désignant les actes prévus par les traités « auxquels l’ordre juridique de l’Union n’a pas attaché d’effets juridiques », B. BERTRAND, Rapport introductif : Les enjeux de la soft law dans l’Union européenne, RUE, 2014, n°575, p. 74 ; largement en vertu de deux critères : « la non officialisation » et la « non obligatorité », C. BLUMANN, Conclusions, RUE, 2014, n°577, p. 227. V. aussi A. GARIN, La « soft law » comme vecteur de transparence et de bonne gouvernance dans l’Union européenne, RDUE, 2014, n°3, p. 519 et s.
  6. Article 13 CE-1 devenu 19 TFUE : « Sans préjudice des autres dispositions du présent traité et dans les limites des compétences que celui-ci confère à la Communauté, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur (…) un handicap… ».
  7. D. MARTIN, Article 19 TFUE, articles 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux et lutte contre les discriminations, JCP Europe, fasc. 602, pt. 31.
  8. TPICE, 28 oct. 2004, aff. T-219/02, Lutz Herrera, Rec., p. II-1407, pt. 89.
  9. En France, c’est en 1975 que le législateur se saisit de la question suivant une vue d’ensemble : loi n°75-534 du 30 juin 1975, loi d’orientation en faveur des personnes handicapées, JORF, 1er juillet 1975, p. 6596
  10. La législation communautaire en vue de l’égalité des travailleurs homme/femme est à la fois ancienne et vaste. Cf. J.-G. HUGLO, Egalité de traitement entre hommes et femmes, JCl. Europe, fasc. 612.
  11. Selon la Déclaration des droits des personnes handicapées proclamée par l’Assemblée générale de l’ONU le 9 décembre 1975 : « Le terme « handicapé » désigne toute personne dans l’incapacité d’assurer par elle-même tout ou partie des nécessités d’une vie individuelle ou sociale normale, du fait d’une déficience, congénitale ou non, de ses capacités physiques ou mentales ».
  12. Décision du Conseil du 26 novembre 2009 concernant la conclusion, par la Communauté européenne, de la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, JOUE L 23, 27 janvier 2010, p. 35. La convention est entrée en vigueur pour l’Union européenne le 22 janvier 2011.
  13. V. A BOUJEKA, La Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées et son protocole facultatif, RDSS, 2007, n°5, p. 799 et s.
  14. V. par exemple la proposition de décision relative à la conclusion, au nom de l’Union européenne du traité de Marrakech visant à faciliter l’accès des aveugles, des déficients visuels et des personnes ayant d’autres difficultés de lecture des textes imprimés aux oeuvres publiées, COM(2014) 638 final, 21 octobre 2014.
  15. Selon l’article 1er de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées : « Par personnes handicapées on entend des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres ».
  16. V. L. PREUD’HOMME, Droit de l’Union européenne et handicap, RUE, 2014, n°579, p. 536.
  17. Disposant en la matière d’un pouvoir d’approbation il est à l’origine de l’amendement 55 indiquant : « la notion de handicap devant être comprise à la lumière de la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, ainsi que des personnes atteintes de maladies chroniques ». Résolution législative du Parlement européen du 2 avril 2009 sur la proposition de directive du Conseil relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de religion ou de convictions, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle.
  18. Le Conseil ajoute aux considérants de la proposition de la Commission la précision suivante : « Par personnes handicapées on entend des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres ». Note du Secrétariat général du Conseil, 15705/14 ADD 1 REV 2, 11 décembre 2014, p. 14. Cette définition reprend intégralement celle de la Convention des Nations unies.
  19. Obs. A. BOUJEKA, La définition du handicap en droit communautaire, RDSS, 2007, n°1, p. 75 et s.
  20. V. E. SAULNIER-CASSIA, Le handicap et le juge communautaire, in Droit public et handicap, O. GUEZOU et S. MANSON (dir.), Dalloz, pp. 133-134.
  21. Obs. A. BOUJEKA, La définition du handicap en droit international et en droit de l’Union européenne, D., 2013, n°20, p. 1388 et s.
  22. CJUE, aff. C-335/11 et C-337/11 précitée, non encore publiées au Recueil, pt. 14). La Cour de justice aborde le handicap d’une part selon une analyse fonctionnelle 137L’analyse fonctionnelle suivie par la Convention des Nations unies procède d’une « conception non entièrement médicale du handicap mais sociologique fondée sur la relation entre la personne et son environnement ». H. RIHAL et J. CHARRUAU, La notion de handicap et ses conséquences : les apports peu éclairants de la Cour de justice de l’Union européenne, RDSS, 2013, n° 5, p. 844.
  23. C. BOUTAYEB, in Les grands arrêts du droit de l’Union européenne, LGDJ, 2014, p. 1034-1035.
  24. H. RIHAL et J. CHARRUAU, RDSS, 2013, n° 5, op. cit., p. 846.
  25. Respectivement : Communication de la Commission, L’égalité des chances pour les personnes handicapées. Une nouvelle stratégie pour la Communauté européenne, COM(96), 406 final, 30 juillet 1996, p. 2 ; Communication de la Commission, Stratégie européenne 2010-2020 en faveur des personnes handicapées : un engagement renouvelé pour une Europe sans entraves, COM(2010) 636 final, 15 novembre 2010, p. 3. Pour la France 9,6 millions de personnes entre 15 et 64 ans sont concernés : http://www.seton.fr/infographie-handicap-france.html. Les chiffres concernant le handicap doivent être pris avec précaution, en particulier en matière d’accès à l’emploi : F. KESSLER, Droit européen, handicap et intégration à l’emploi, RDSS, 2011, n° 5, p . 806.
  26. Décision n° 940/2011/UE du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2011 relative à l’Année européenne du vieillissement actif et de la solidarité intergénérationnelle (2012), JOUE L 246, 23 septembre 2011, p. 5, considérant 24.
  27. V. en ce sens la contribution de G. CALVES : L’apport du droit de la non-discrimination aux politiques du handicap : un bilan en demi-teinte
  28. Règlement n°9 du Conseil, JOCE, 31 août 1960, p. 1189.
  29. Décision de la Commission, 23 mars 1967, JOCE, 26 avril 1967, p. 1587.
  30. L’article 1er du règlement de 1960 concernant le FSE ne vise que « la rééducation professionnelle des travailleurs en chômage », il n’est nulle part question de personnes handicapées
  31. Décision de la Commission, 22 novembre 1971, JOCE L 20, 24 janvier 1972, p. 4 et p. 16 et décision de la Commission, 22 décembre 1972, JOCE L 304, 31 décembre 1972, p. 41.
  32. Résolution du Conseil, 21 janvier 1974, JOCE C 13, 12 février 1974, p. 1.
  33. V. rapport de la commission des affaires sociales et du travail du Parlement européen, 28 mars 1973, doc. 4/73, par R. PÊTRE, p. 10.
  34. JOCE C 80, 9 juillet 1974, p. 30.
  35. « La limitation des capacités physiques ou mentales congénitale ou acquise, qui se répercute sur les activités courantes et sur le travail d’une personne, en réduisant sa contribution à la vie sociale, son emploi professionnel, sa capacité d’utiliser les services publics ». Définition à rapprocher de celle donnée par la Déclaration précitée de l’Assemblée générale de l’ONU de 1975.
  36. Article 1er : « Est considéré comme travailleur handicapé (…) toute personne dont les possibilités d’acquérir ou de conserver un emploi sont effectivement réduites par suite d’une insuffisance ou d’une diminution de ses capacités physiques ou mentales ». Loi 57-1223 sur le reclassement des travailleurs handicapés, JORF, 24 novembre 1957, p. 10858
  37. Décision du Conseil concernant la réforme du FSE, 1er février 1971, JOCE L 28, 4 février 1971, p. 15
  38. Décision du Conseil relative à l’intervention du Fonds social européen en faveur des handicapés, 27 juin 1974, JOCE L 195, 9 juillet 1974, p. 22.
  39. L’annexe II du rapport sur la préparation de l’année internationale des personnes handicapées, dresse le panorama des diverses actions conduites durant cette période, JOCE C 347, 31 décembre 1981, p. 21. Par exemple les objets importés destinés aux personnes handicapées bénéficient de franchise douanière : cf. règlement 1028/79, 8 mai 1979, JOCE L, 31 mai 1979, p. 8.
  40. Le député européen D. PRAG, conservateur britannique, est à l’origine de cet intergroupe composé de députés européens de toutes les nationalités et de toutes les sensibilités politiques. L’intergroupe n’a pas d’existence institutionnelle et réglementaire. Les aspects relatifs aux discriminations en relation avec le handicap relèvent de la compétence de la commission de l’emploi et des affaires sociales du PE.
  41. Ce forum est apparu en février 1993 afin de servir d’instance consultative à la Commission pour le programme Helios II (infra). Depuis mars 1997 il s’agit d’un organe indépendant structuré autour des diverses ONG du secteur et des conseils nationaux existant dans certains États membres, dont la France.
  42. Résolution du Parlement européen concernant l’intégration économique, sociale et professionnelle des handicapés de la Communauté européenne, 15 mars 1981, JOCE C 77, 6 avril 1981, p. 27 ; résolution du Conseil et des représentants des gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil, concernant l’intégration sociale des handicapés, 21 décembre 1981, JOCE C 347, 31 décembre 1981, p. 1 ; Communication de la Commission, L’insertion sociale des handicapés – Lignes directrices d’une action communautaire, idem, p. 14.
  43. Recommandation du Conseil sur l’emploi des handicapés dans la Communautés, 24 juillet 1986, JOCE L 225, 12 août 1986, p. 43.
  44. Décision 88/231 du Conseil, 18 avril 1988, JOCE L 104, 23 avril 1988, p. 38. Programme doté de 19 millions d’écus, 1 écu équivaut environ à 1 euro.
  45. Rapport de la Commission sur la mise en œuvre du programme Helios (1988-1992), SEC(92) 1206 final, 6 juillet 1992, p. 88.
  46. Cf. Décision du Conseil concernant la poursuite du développement du système Handynet dans le cadre du programme Helios, 18 décembre 1989, JOCE L 393, 30 décembre 1989, p. 35. Pour la France la mise en œuvre d’Handynet a été sévèrement jugée, sont dénoncées « les tentatives hasardeuses de commercialisation de cette base de données (ayant) fait échouer sa diffusion auprès du public ». Rapport de M. Fardeau remis au Ministre de l’Emploi et de la Solidarité et au Secrétaire d’État à la Santé, à l’Action Sociale et aux Handicaps, 2001, p. 37.
  47. Dernier considérant de la décision 88/231.
  48. Respectivement : résolution du Parlement européen sur le transport des handicapés et des personnes âgées, JOCE C 281, 19 octobre 1987, p. 85 ; Conclusions du Conseil et des ministres de l’éducation réunis en son sein, 14 mai 1987, concernant un programme de coopération européenne en matière d’intégration scolaire des handicapés, JOCE C 211, 8 août 1987, p. 1. Cf. aussi la résolution du Conseil concernant l’intégration des enfants et des jeunes affectés d’un handicap dans les systèmes d’enseignement ordinaires, 31 mai 1990, JOCE C 162, 3 juillet 1990, p. 2.
  49. Décision du Conseil portant établissement d’un troisième programme d’action communautaire en faveur des personnes handicapées (Helios II 1993-1996), 25 février 1993, JOCE L 56, 9 mars 1993, p. 30. L’article 2 de la décision avance une nouvelle définition de la personne handicapée. Le financement d’Helios II était de 37 millions d’écus.
  50. La Commission porte cette appréciation au regard des « ressources limitées » du programme et d’une application « largement tributaire des participants au niveau national et local ». Rapport de la Commission sur l’évaluation du troisième programme d’action communautaire en faveur des personnes handicapées (Hélios II) 1993-1996, COM(1998), 15 final, p. 17.
  51. V. par exemple la conclusion du Conseil du 12 juin 1989, relatives à l’emploi des handicapés dans la Communauté, JOCE C 173, 8 juillet 1989, p. 1.
  52. Décision précitée du Conseil du 25 février 1993 (Helios II 1993-1996).
  53. Ainsi pouvait-on lire en 1974 au sujet d’une proposition de la Commission : « le programme est vu dans une optique presque exclusivement économique (…) il est trop peu question de solidarité humaine envers les handicapés, et de l’obligation morale de la société de les réintégrer dans la vie normale pour ne pas en faire des êtres humains de deuxième catégorie ». Rapport de la commission des affaires sociales et du travail du Parlement européen du 11 février 1974, doc. 353/73, présenté par C. DURAND, p. 11.
  54. « Toute personne handicapée, quelles que soient l’origine de et la nature de son handicap, doit pouvoir bénéficier de mesures additionnelles concrètes en visant à favorises son intégration professionnelle et sociale. Ces mesures d’amélioration doivent notamment concerner, en fonction des capacités des intéressés, la formation des capacités des intéressés, la formation professionnelle, l’ergonomie, l’accessibilité, la mobilité, les moyens de transport et le logement ».
  55. En 1992 les Nations unies ont fait du 3 décembre la Journée Internationale des Personnes handicapées, la Commission les a imités l’année suivante.
  56. W. GOELEN ? La protection des personnes handicapées dans l’Union européenne, in Les politiques de protection des personnes handicapées en Europe et dans le monde, A. BOUJEKA (dir.), Bruylant, 2009, p. 38.
  57. COM(96) 406 final, 30 juillet 1996.
  58. Idem, p. 6.
  59. Idem, p. 7.
  60. V. A. MOHANU et P. HASSENTEUFEL, La loi de 2005, une loi européenne ? in Droit public et handicap, op. cit., p. 71, n°78.
  61. Vers une Europe sans entraves pour les personnes handicapées, COM(2000) 284 final, 12 mai 2000, p. 4.
  62. F. AST, Les protections offertes aux personnes handicapées par le droit communautaire », in Handicap et protection du droit communautaire et européen, C. PETTITI et B. FAVREAU (dir.), Bruylant, 2006, p. 40.
  63. SEC (92) 1206 final précité, p. 89
  64. Rapport intérimaire d’évaluation du programme Helios II, COM(96) 8 final, 23 janvier 1996, p. 4.
  65. A. GUBBELS, Un changement de paradigme pour les politiques européennes relatives au handicap ? Handicap, revue de sciences humaines et sociales, 2002, n°94-95, p. 43 et s .
  66. Les IC désignent des programmes d’action conduits au titre de la politique de cohésion économique et sociale relevant de la seule initiative de la Commission et dont la gestion lui revient exclusivement. De 1994 à 1999, l’IC Emploi et développement des ressources humaines comportait un volet (Emploi-HORIZON) traitant de l’intégration des personnes handicapées dans le monde du travail. Communication du 15 juin 1994, JOCE C 180, 1er juillet 1994, p. 36. L’IC EQUAL l’a remplacé jusqu’en 2008, elle s’attaquait aux discriminations en relation avec le marché du travail fondées notamment sur un handicap. Communication du 14 avril 2000, JOCE C 127, 5 mai 2000, p. 8. IC financée par le FSE à hauteur de 3,28 milliards d’euros pour la période 2000-2006. Pour la période suivante (2007-2013, EQUAL a été fondu dans l’Objectif Compétitivité et Emploi des fonds structurels, devenu Investissement dans la croissance et l’emploi dans l’actuelle période de programmation 2014-2020.
  67. Communication relative à l’égalité des chances pour les personnes handicapées : un plan d’action européen, COM(2003) 650 final, 30 octobre 2003, p. 4. Pour une analyse : N. KERSCHEN, Approche européenne de l’emploi des personnes handicapées : présentation du plan d’action européen relatif à l’égalité des chances pour les personnes handicapées 2004-2010, in Les politiques de protection des personnes handicapées en Europe et dans le monde, op. cit., p. 63 et s.
  68. Résolution du Conseil et des représentants des gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil du 20 décembre 1996 concernant l’égalité des chances pour les personnes handicapées, JOCE C 12, 13 janvier 1997, p. 1.
  69. Résolution sur les droits des personnes handicapées, JOCE C 20, 20 janvier 1997, p. 389, pt. 1, relayé par la résolution sur les droits de l’homme des handicapés, JOCE C 17, 22 janvier 1996, p. 196, pt. 1.
  70. Dans le cadre de la JEPH 1995, un rapport du 7 décembre établi par plusieurs ONG s’intitulait : Statut des personnes handicapées dans les Traités de l’Union européenne : Citoyens invisibles.
  71. Contribution sur les droits fondamentaux présentée les délégations autrichienne et italienne au Groupe des représentants des ministres à la Conférence intergouvernementale, CONF 3940/96, 3 octobre 1996.
  72. Approche suggérée par la présidence irlandaise, CONF 3945/96, 8 octobre 1996.
  73. V. E. DUBOUT, L’article 13 TCE. La clause communautaire de lutte contre les discriminations, Bruylant, 2006
  74. « Selon une jurisprudence constante de la Cour, le principe général d’égalité, dont l’interdiction de discrimination en raison de la nationalité n’est qu’une expression spécifique, est un des principes fondamentaux du droit communautaire », CJCE, 8 octobre 1980, Überschär, aff. 810/79, Rec., p. 2747, pt. 16.
  75. V. GUIRAUDON, Construire une politique européenne de lutte contre les discriminations : l’histoire de la directive « Race », Sociétés contemporaines, 2004, n°53, p. 18.
  76. Communication concernant un certain nombre de mesures communautaires de lutte contre la discrimination, JOCE C 369, 29 décembre 1999, p. 3.
  77. Sur ce fondement l’année 2007 a été déclarée Année européenne de l’égalité de chances pour tous.
  78. La Commission militait en faveur du « passage immédiat à la majorité qualifiée ». Une Constitution pour l’Union, COM(2003) 548 final, 17 septembre 2003, p. 7.
  79. Article 2 TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».
  80. S’agissant de l’emploi des handicapés deux grands types de politique se rencontrent en Europe, cf. rapport Fardeau, op. cit., p. 104 et s.
  81. V. D. BLANC, Le Parlement européen législateur, in M. BLANQUET (dir.), La prise de décision dans le système de l’Union européenne, Bruylant, 2011, p. 91 et s.
  82. Respectivement : règlement 2204/2002 de la Commission concernant les aides d’État à l’emploi qui permet aux États membres d’accorder des aides à la création d’emplois et à l’embauche de travailleurs handicapés sans autorisation préalable de la Commission (JOCE L 337, 13 décembre 2002, p. 3) ; résolution du Parlement européen sur le handicap et le développement, JOUE C 287 E, 24 novembre 2006, p. 336.
  83. Article 19 TFUE, techniquement l’approbation du Parlement européen laisse au Conseil la paternité des décisions arrêtées.
  84. Pour un bilan: Communication de la Commission, COM(2005) 486 final, 13 octobre 2005.
  85. F. AST, op. cit., p. 40.
  86. Livre vert, Égalité et non-discrimination dans l’Union européenne élargie, COM(2004) 379 final, 28 mai 2004, p. 8.
  87. V. l’entretien de P. MONOD-GAYRAUD cité par A. MOHANU et P. HASSENTEUFEL, op. cit., p. 79, n° 86.
  88. Article 44 de la loi organique n°2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits supprime cette autorité administrative indépendante, JORF n°75, 30 mars 2011, p. 5497.
  89. F. KESSLER, RDSS, 2011, n° 5, op. cit., p . 812.
  90. V. Contribution de N. KADA, Droit de la fonction publique et handicap ; H. RIHAL. L’acculturation du droit communautaire dans la fonction publique française en considération de la personne handicapée, in Les politiques de protection des personnes handicapées en Europe…, op. cit., p. 291 et s.
  91. V., Proposition du Forum européen des personnes handicapées relative à une directive générale de lutte contre la discrimination des personnes handicapées, DOC FEPH janvier 2008.
  92. C. PRETS et H. WEBER, Intégration et handicaps : la situation européenne, Reliance, 2005, n°2, p. 57.
  93. Pour une analyse : A. BOUJEKA, Egalité de traitement et handicap : à propos de la proposition de directive européenne du 2 juillet 2008, RDSS, 2009, p. 92 et s.
  94. Document de travail de la Commission, SEC(2008) 2180, 2 juillet 2008, p. 4 et p. 2.
  95. C. PRETS et H. WEBER, op. cit., p. 57.
  96. Résolution du Parlement européen du 4 juillet 2013 sur l’impact de la crise en ce qui concerne l’accès aux soins des groupes vulnérables, pt. 49.
  97. Voir le document du Secrétariat général du Conseil du 8 décembre 2014, 15705/14 ADD 1 REV 2, p. 3.
  98. Il convient de préciser qu’à ce jour (1er mars 2015) aucun parlement national n’a émis d’avis défavorable au titre du contrôle de subsidiarité prévu par le Protocole n°2 sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité annexé au TUE et TFUE.
  99. Sur les diverses approches s’agissant de l’aménagement raisonnable : La protection juridique des personnes souffrant de troubles mentaux en vertu de la législation en matière de non-discriminationComprendre le handicap tel que défini par la loi et l’obligation d’apporter des aménagements raisonnables dans les États membres de l’Union européenne, Luxembourg, 2012, Office des publications de l’Union européenne.
  100. Le Sénat français regardait « l’insécurité juridique créée par le concept non défini d’ »aménagement raisonnable » comme inacceptable ». Résolution 13, 17 novembre 2008. Un article 4 bis a été inséré à cet effet.
  101. Rapport d’information n°1653 déposé par C. CARESCHE ET G. GEOFFROY, le 6 mai 2009, p. 20.
  102. S’agissant de la conception du handicap et de son traitement une grande diversité règne en Europe : P. JEANNE, D. SEBAN, C. DELPECH, M. FRAYSSINET et M. GOUPIL, Les droits des personnes handicapées, Berger-Levrault, 2010, 2ème éd., p. 395, n° 958 et s. On trouvera plus de détail sur différents systèmes nationaux dans l’ouvrage dirigé par A. BOUJEKA, Les politiques de protection des personnes handicapées en Europe et dans le monde, op. cit. et dans celui de C. PETITI et B. FAVREAU, Handicap et protection du droit communautaire et européen, op. cit. En 2005, la Revue française des affaires sociales a consacré son n° 2 aux politiques en faveur des personnes handicapées en abordant les grandes tendances dans quelques pays européens.
  103. A. MOHANU et P. HASSENTEUFEL, op. cit., p. 68, n° 73.
  104. Sur la notion de fondamentalité : X. BIOY, Droits fondamentaux et libertés publiques, Montchrestien, 2012, p. 71, n° 146 et s.
  105. COM(2010) 636 final, p. 4. Les autres domaines sont : l’accessibilité, l’emploi, la protection sociale et la santé.
  106. Ibid. p. 6. Nous soulignons.
  107. COM(2010) 636 final, p. 9.
  108. Idem, p. 11
  109. Concernant la situation en France, V. contribution de F. CAFARELLI, L’accessibilité des bâtiments publics.
  110. COM(2010) 636 final précitée, p. 4.
  111. D’autres domaines peuvent être concernés comme les marchés publics : directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services, JOUE L 134, 30 avril 2004, p. 114 : directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux, JOUE L 94, 28 mars 2014, p. 243.
  112. V. 2010 : Une Europe accessible à tous. Rapport du groupe d’experts constitué par la Commission, octobre 2003.
  113. COM(2010) 636 final précitée, p. 6.
  114. Articles 71 ex-75 CEE CE (90 TFUE) et 80 CE ex-84 CEE (100 TFUE).
  115. Au début des années 80, certains parlementaires européens mettaient en relation le transport et les handicapés, question écrite n°1851/82, JOCE C 167, 27 juin 1983, p. 4.
  116. Annexe 1 de la directive 2001/85, pt. 22.1.
  117. Respectivement article 3-15 et 2 (a) : « « personne handicapée » ou « personne à mobilité réduite » : toute personne dont la mobilité est réduite, lors de l’usage d’un moyen de transport, en raison de tout handicap physique (sensoriel ou moteur, permanent ou temporaire) ou de tout handicap ou déficience intellectuels, ou de toute autre cause de handicap, ou de l’âge, et dont la situation requiert une attention appropriée et l’adaptation à ses besoins particuliers du service mis à la disposition de tous les passagers ».
  118. Le Parlement européen « reconnait les problèmes rencontrés par les personnes handicapées dans l’exercice de leur liberté de circulation et demande l’introduction d’une carte d’invalidité européenne reconnue sur tout le territoire européen, pour ces personnes ». Résolution du 12 mars 2014 sur le rapport 2013 sur la citoyenneté de l’Union – citoyens de l’Union européenne: vos droits, votre avenir, pt 28.
  119. Cf. eEurope 2002 : Accessibilité des sites Web publics et de leur contenu, COM(2001) 529 final, 25 septembre 2001. S’appuyant sur ses recommandations, le Conseil a adopté le 25 mars 2002 la résolution relative au plan d’action eEurope, JOCE C 86, 10 avril 2002, p. 2. Pour sa part, le Parlement européen a adopté sa résolution le 13 juin 2002, JOCE C 261 E, 30 octobre 2003, p. 582.
  120. L’e-accessibilité, COM(2005) 425 final, 13 septembre 2005, p. 3.
  121. Cf. Décision du Parlement européen et du Conseil du 5 décembre 2003 arrêtant un programme pluriannuel (2004-2006) pour l’intégration efficace des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les systèmes d’éducation et de formation en Europe, JOUE L 345, 31 décembre 2003, p. 9.
  122. Résolution du Conseil relative à l’ »eAccessibility », 6 février, 2003 JOUE C 39, 18 février 2003, p. 5.
  123. COM(2005) 604 final, précitée p. 12.
  124. COM(2010) 636 final précitée, p. 8.
  125. Déjà en 1981, le Conseil invitait par une résolution les États membres à s’assurer que les handicapés ne supportent pas les conséquences de la crise économique, JOCE C 347, 31 décembre 1981, p. 1
  126. Résolution du Parlement européen du 4 juillet 2013 sur l’impact de la crise en ce qui concerne l’accès aux soins des groupes vulnérables, pt. 49.
  127. Pt. 4 de la résolution.
  128. Communication relative à un cadre stratégique de l’Union européenne en matière de santé et de sécurité, au travail (2014-2020), COM(2014) 332 final, 6 juin 2014, p. 18.
  129. Idem. p. 11.
  130. COM(2010) 636 final précitée, p. 10.
  131. Idem.
  132. Note du Secrétariat général du Conseil précitée, 15705/14 ADD 1 REV 2, p. 13.
  133. Article 3-3 de la directive 2000/78.
  134. La Commission relève régulièrement ce lien : COM(2003) 650 final, précitée p. 7 ; COM(2010) 636 final précitée, p.3.
  135. L’Union développe une action en relation avec le vieillissement généralisé de la population européenne, voir par exemple : Décision 554/2014/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 sur la participation de l’Union au programme de recherche et développement sur l’assistance à la vie active entrepris conjointement par plusieurs États membres, JOUE L 169, 7 juin 2014.

L’effet direct de la Charte sociale européenne devant le juge administratif – Retour sur la question évolutive de l’effet direct des sources internationales

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Depuis l’arrêt Fischer rendu le 10 février 2014, le juge administratif admet de manière inédite l’effet direct de certaines dispositions de la Charte sociale européenne. Ce revirement de jurisprudence est sans aucun doute le fruit de la jurisprudence Gisti et Fapil de 2012 par laquelle le Conseil d’État est venu préciser et assouplir les critères de l’effet direct des traités internationaux. Pourtant, il n’est pas certain que ces critères fassent l’objet d’une application claire et objective, ce qu’illustre la jurisprudence relative à la Charte sociale européenne. La question se repose ainsi de la pertinence de ces critères et du maintien de la condition d’effet direct en général.

Carole Nivard est maître de Conférences en droit public à l’Université de Rouen

petit-poisson-et-gros-poissonLa Charte sociale européenne est un traité de consécration de droits de l’homme adopté dans le cadre du Conseil de l’Europe le 18 octobre 1961 à Turin. Elle constitue le pendant de la Convention européenne des droits de l’homme en matière de droits économiques et sociaux. A l’heure actuelle, elle engage la majeure partie des États membres du Conseil de l’Europe 1, notamment la France, qui a ratifié sa version complétée et modernisée, c’est-à-dire la Charte sociale révisée du 3 mai 1996.

Longtemps méconnue, la Charte suscite ces dernières années un regain d’intérêt pour deux raisons principales. D’une part, son mécanisme international de garantie a été renforcé notamment par la création d’une nouvelle procédure de réclamations collectives de nature « quasi-juridictionnelle ». Par cette voie, des syndicats et des organisations non gouvernementales peuvent saisir le Comité européen des droits sociaux d’une plainte à l’encontre d’un État membre en raison d’une situation ou d’un état du droit qui ne serait pas conforme à la Charte. D’autre part, dans ce contexte de crise économique, le Comité européen des droits sociaux (CEDS) a adopté des décisions retentissantes en faveur des droits sociaux, décisions qui ont été d’autant plus relayées qu’elles semblaient trancher radicalement avec la politique menée au sein de l’Union européenne 2 .

Malgré ce récent et relatif succès, la Charte sociale continue de souffrir de l’absence d’un mécanisme international de contrôle qui soit formellement juridictionnel, handicap qu’elle partage avec les traités de consécration des droits sociaux d’une façon générale. Ce handicap se double en outre d’un second -au niveau national cette fois – du fait du refus persistant des juges internes de connaître de la Charte. Cette injusticiabilité de la Charte sociale européenne nuit indubitablement à son effectivité.

Un tel constat s’applique à l’ordre juridique français. Les juges ont en effet systématiquement rejeté les moyens fondés sur la Charte faute pour ses stipulations d’être d’effet direct, c’est-à-dire de créer des droits ou obligations dans le chef des particuliers dont ils puissent se prévaloir en justice. Cet état de fait a perduré alors même que la protection des droits sociaux est allée grandissante au niveau international et que les arguments militant pour une meilleure garantie au niveau interne se sont multipliés. En 2012, nous avions ainsi critiqué un tel statu quo de la position des juridictions suprêmes françaises, et ce, malgré l’existence de quelques décisions qui semblaient admettre, sans le dire, de connaître du moyen d’inconventionnalité sur le fondement d’une disposition de la Charte (« L’effet direct de la Charte sociale européenne devant les juridictions suprêmes françaises », RDLF 2012, chron. n°28).

A cet égard, l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’État, Gisti et Fapil, rendu le 11 avril 2012, avait pu laisser présager une possible évolution. Rappelons que, par cet arrêt, le Conseil d’État clarifie pour la première fois sa jurisprudence en matière d’effet direct des traités et accords internationaux. Reprenant les critères classiques de l’effet direct (subjectif et objectif), il considère qu’une stipulation d’un traité ou accord international a un tel effet dès lors qu’« elle n’a pas pour objet exclusif de régir les relations entre États et ne requiert l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers ». Son aspect le plus novateur réside toutefois dans les spécifications relatives à la manière d’apprécier ces critères. L’arrêt ajoute en effet qu’une telle appréciation doit être faite « eu égard à l’intention exprimée des parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes » et que « l’absence de tels effets ne saurait être déduite de la seule circonstance que la stipulation désigne les États parties comme sujets de l’obligation qu’elle définit ». De telles précisions ont été largement analysées comme un assouplissement de la jurisprudence administrative. En effet, le juge administratif semble ainsi vouloir dépasser l’argument rédactionnel qui a souvent pu prévaloir pour justifier le refus de toute invocabilité de certains traités, notamment de la Charte sociale européenne (Cf. Conseil d’État, Droit international et Droit français, Étude du Conseil d’État, La Documentation française, N. E. D., n° 4803, 1986, pp. 49-50). A l’aune de cette nouvelle grille de lecture, le juge administratif avait l’opportunité d’accepter de connaître d’un plus grand nombre de traités qui se voyaient refuser tout effet direct jusque-là. Pourtant, une telle répercussion ne s’est pas faite sentir immédiatement que ce soit pour la Charte sociale (C. Nivard, op. cit., RDLF 2012, chron. n° 28) mais également s’agissant des autres traités internationaux de manière générale (D. BURRIEZ, « Retour sur les critères de l’effet direct depuis l’arrêt GISTI du Conseil d’État du 11 avril 2012 », RFDA 2015, pp. 1031- 1040).

En définitive, il ne s’agissait que d’une question de temps puisqu’un revirement de jurisprudence a bien eu lieu par un arrêt Fischer rendu par le Conseil d’État le 10 février 2014 (req. 358992). Dans cette décision, la Haute juridiction reconnaît, pour la première fois, l’effet direct d’une disposition de la Charte sociale révisée, plus précisément, de son article 24 garantissant le droit à la protection en cas de licenciement. L’arrêt Fischer marque donc une évolution claire de la position du juge administratif qui s’est poursuivie par la suite. Un tel mouvement ne concerne cependant pas encore l’ordre judiciaire puisque la posture des juges suprêmes à cet égard est demeurée identique 3.

Il est alors tentant de réfléchir sur les raisons de cette évolution, ses termes et son avenir, ce qui autorise un retour sur cette question de l’effet direct de la Charte. Au-delà, une telle jurisprudence constitue une illustration de la mise en œuvre des critères de l’arrêt Gisti et Fapil, il apparaît donc pertinent d’étudier plus largement comment les décisions relatives à la Charte sociale, rendues par la Haute juridiction mais également par les juridictions d’appel, renseignent sur la manière dont ces critères sont appréciés. Par ces décisions, le juge administratif admet de façon inédite que des dispositions de la Charte sociale puissent être d’effet direct (I). Cette évolution est certainement le fruit de l’application de la jurisprudence Gisti et Fapil. Pourtant, l’analyse de ces arrêts traduit une application plutôt douteuse des critères de l’effet direct qu’elle définit (II). Certes, les jurisprudences du Conseil d’État et des juridictions d’appel ne semblent pas encore stabilisées, certains enseignements peuvent toutefois être tirés quant aux perspectives ouvertes par cette jurisprudence qui se révèlent, à notre sens, très insuffisantes (III).

I. L’admission inédite de l’effet direct de la Charte sociale européenne

Par son arrêt Fischer, le juge administratif admet pour la première fois l’effet direct d’une disposition de la Charte sociale européenne. Il rompt ainsi avec son positionnement antérieur de rejet « en bloc » de l’effet direct de la Charte (A) et inaugure un mouvement de « dépeçage » de la Charte, c’est-à-dire d’une reconnaissance de cet effet disposition par disposition (B).

A. La fin du rejet « en bloc » de l’effet direct de la Charte sociale européenne

L’assouplissement des critères de l’effet direct par la jurisprudence Gisti et Fapil a certainement été à l’origine du revirement de jurisprudence (1) en ce qu’il a permis de se détacher d’une vision dépassée de la Charte sociale (2).

1. Un revirement inscrit dans le prolongement de la jurisprudence Gisti et Fapil

Dans l’arrêt Fisher, le Conseil d’État était saisi d’un recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’une décision de la Commission paritaire nationale des chambres de métiers et de l’artisanat par laquelle cette dernière avait modifié le statut du personnel en autorisant notamment le licenciement d’un secrétaire général d’une chambre de métiers pour « perte de confiance mettant en cause le bon fonctionnement de l’établissement ». Un des moyens avancés était la violation de l’article 24 de la Charte sociale européenne. Si le juge administratif avait suivi sa jurisprudence constante depuis l’arrêt Melle Valton et Melle Crépeaux (CE, 20 avril 1984, n°37772 et 37774), il aurait dû rejeter le moyen en déniant toute invocabilité à la Charte. Pourtant, de manière tout à fait inédite, il décide que « ces stipulations, dont l’objet n’est pas de régir exclusivement les relations entre les États et qui ne requièrent l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers, peuvent être invoquées utilement » par le requérant.

En admettant l’effet direct d’une de ses dispositions, il rompt ainsi avec sa jurisprudence précédente de rejet d’un tel effet de la Charte sociale « en bloc ». Un tel revirement est la très probable résultante de l’application de la jurisprudence Gisti et Fapil 4. Pourtant, à la suite de l’arrêt d’Assemblée d’avril 2012 et jusqu’à l’arrêt Fischer, la nouvelle jurisprudence en matière d’effet direct des traités internationaux avaient semblé n’avoir aucun effet sur l’invocabilité de la Charte. Durant ce laps de temps, le Conseil d’État et les Cours administratives d’appel avaient ainsi explicitement dénié tout effet direct à divers articles de la Charte 5 ou soigneusement évité de se prononcer sur le sujet 6.

Malgré cette relative tardiveté, le revirement de jurisprudence s’inscrit bien dans le prolongement de l’arrêt Gisti et Fapil. De fait, les éléments retenus par le Conseil reprennent mot pour mot, les critères de l’effet direct définis par l’arrêt d’Assemblée. L’arrêt Fisher fait même figure d’« arrêt étendard » de la logique d’assouplissement des nouveaux critères de l’effet direct. En effet, la Charte sociale est à ce jour la seule norme internationale ayant fait l’objet d’un revirement de jurisprudence quant à son invocabilité directe, depuis le prononcé de l’arrêt Gisti et Fapil. L’arrêt illustre donc bien l’idée que le Conseil d’État procéderait à une relecture – à l’aune des nouveaux critères – de l’ensemble des traités dont l’effet direct était jusqu’alors refusé. Il confirme un assouplissement de ces critères que la majorité des auteurs avait constaté en prédisant une plus grande ouverture du prétoire aux normes internationales (voir entre autres M. Gautier, « L’effet direct des conventions internationales », RFDA 2012, pp. 560 et sq.), notamment des normes sociales (J. -F. Akandji-Kombé, « De l’invocabilité des sources européennes et internationales du droit social devant le juge interne », Dr. Soc. 2012, n° 11-12, pp. 1014-1026).

L’application de la jurisprudence administrative renouvelée en matière d’effet direct a donc entraîné un revirement de jurisprudence qui permet d’admettre désormais que certaines dispositions de la Charte sociale peuvent bénéficier d’un tel effet. A cet égard, une décision rendue peu après l’arrêt Fischer, par la Cour administrative d’appel de Nantes (27 mars 2014, n° 13NT00182), qui continue de dénier tout effet direct à la Charte prise dans son ensemble, doit être analysée comme une méconnaissance involontaire du revirement et non comme une opposition à celui-ci. Désormais, les termes de la Charte ne peuvent être interprétés comme excluant toute justiciabilité dans les ordres juridiques internes des États qui y sont parties, ce qui traduit l’abandon salutaire d’une vision surannée de ce traité.

2. L’abandon bienvenu d’une conception dépassée de la Charte sociale européenne

En admettant qu’une disposition de la Charte sociale puisse être d’effet direct, la Haute juridiction administrative s’affranchit de trois arguments qui ont pu justifier que l’invocabilité de la totalité des dispositions de la Charte soit refusée devant les juges français.

Le juge administratif délaisse tout d’abord le critère rédactionnel, comme il l’avait d’ailleurs annoncé dans son arrêt Gisti et Fapil. En effet, toutes les dispositions consacrant des droits au sein de la Charte emploient la formule « les Parties s’engagent à ». Or, l’argument d’une telle formulation avait pu être avancé par le passé pour fonder le refus de l’effet direct de la Charte sociale européenne (cf. Conseil d’État, Droit international et Droit français, Étude du Conseil d’État, précit.).

Par son arrêt Fischer, le Conseil d’État se détache ensuite de l’interprétation faite des termes de l’Annexe de la Charte selon laquelle elle traduirait une intention claire des Parties contractantes de refuser la possibilité d’un contrôle interne du respect de la Charte, et donc, un contrôle par les juges nationaux. En disposant que « la Charte contient des engagements juridiques de caractère international dont l’application est soumise au seul contrôle visé par la Partie IV », c’est-à-dire au seul contrôle du Comité dans le cadre de la procédure sur rapports, elle exclurait a contrario tout contrôle au niveau interne. Une telle interprétation avait été émise par le Président Laroque, commentateur certes fort autorisé à l’époque puisqu’il avait présidé le Comité d’experts indépendants, devenu par la suite CEDS (cf. P. Laroque, « La Charte sociale européenne », Dr. soc., mars 1979, pp. 100-119, spéc. p. 108). Elle avait été d’ailleurs relayée par le rapporteur public Gaëlle Dumortier dans ses conclusions sur l’arrêt Gisti et Fapil (RFDA 2012, pp. 527 et sq). Pourtant, une telle acception des termes de la Charte ne correspondait plus à l’état du droit actuel (voir C. Nivard, op. cit., RDLF, chron. n° 28). On ne peut donc que se féliciter de son abandon.

Enfin, en acceptant que certaines dispositions de la Charte puissent avoir un effet direct, le Conseil d’Etat rejette l’idée d’une essence des droits sociaux qui les rendrait impropres à une garantie de type juridictionnel. Parce qu’il opère une distinction parmi les dispositions de la Charte, le juge administratif rejette indirectement l’idée d’une nature unique et spécifique des droits sociaux au sein des droits de l’homme. La conception des droits sociaux comme des droits incomplets et programmatiques, ne pouvant en conséquence être consacrés que sous la forme de principes ou d’objectifs que le législateur met en œuvre à sa guise, demeure pourtant tenace (on peut renvoyer par exemple aux débats qui ont eu lieu autour de la consécration des droits sociaux dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et qui ont conduit à leur consécration sous la forme de « principes » et non pas de « droits »). Le juge administratif se distancie d’une telle conception en acceptant de connaître de certaines stipulations de la Charte, ce qui annonce son « dépeçage ».

B. L’amorce du « dépeçage » de la Charte sociale européenne

Le terme de « dépeçage » en matière d’effet direct des traités est apparu en doctrine concernant la justiciabilité de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (Voir P. Lagarde, note sous Cass., 1re Civ., 10 mars 1993, Lejeune, Rev. crit. DIP 1993, p. 453). Il s’agit en fait d’une transposition d’une pratique classique en droit international privé des contrats, qui sert à désigner une appréciation disposition par disposition d’un texte et non pas comme un ensemble solidaire. En appliquant une telle technique à la Charte sociale européenne, le juge administratif ne fait que reprendre une pratique désormais établie (1) bien que partiellement satisfaisante (2).

1. L’application à la Charte sociale d’une pratique établie du juge administratif

Le revirement de jurisprudence opéré par l’arrêt Fischer annonçait un renouvellement de la question de l’invocabilité de la Charte sociale, appréciée dorénavant disposition par disposition. De fait, à la suite de cet arrêt qui a reconnu l’effet direct de l’article 24 de la Charte sociale révisée (Droit à la protection en cas de licenciement), un arrêt Syndicat national des collèges et des lycées du 23 juillet 2014, n° 358349 et autres, a admis de connaître du respect de son article 5 (Droit syndical). Cette dernière décision vient ainsi renforcer la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui admet l’invocabilité de l’article 5 7, même si elle ne lui reconnaît pas expressément d’effet direct.

En revanche, l’article 2§1 de la Charte (Droit à une durée raisonnable du travail) ne jouit pas d’un tel effet au sens du Conseil d’Etat (CE, 30 janvier 2015, Union syndicale Solidaires, n° 363520). Selon la Cour administrative d’appel de Paris, en sont également privés l’article 1er (Droit au travail) (CAA Paris, 20 juin 2016, n° 15PA01325, n° 15PA01326 ; n° 15PA01327) et l’article 16 (Droit de la famille à une protection sociale, juridique et économique) (CAA Paris, 2 février 2015, n° 14PA01938). Si l’on prête foi à la jurisprudence antérieure à l’arrêt Fischer, mais ultérieure à l’arrêt Gisti et Fapil, ne seraient pas non plus d’effet direct les articles 15 (Droit des personnes handicapées à l’autonomie, à l’intégration sociale et à la participation à la vie en communauté) (CE, 4 juillet 2012, Confédération française pour la promotion sociale des aveugles et des amblyopes (CFPSAA), n° 341533) et 23 (Droit des personnes âgées à une protection sociale) (CE, 7 novembre 2012, n° 350313). S’agissant d’arrêts rendus par des Cours administratives d’appel, les articles 13 (Droit à l’assistance sociale et médicale) 8, 16 et 30 (Droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale) 9 et potentiellement 14 (Droit au bénéfice des services sociaux), 16 et 17 (Droit des enfants et des adolescents à une protection sociale, juridique et économique) 10 de la Charte seraient encore dépourvus d’un tel effet.

Si cette jurisprudence naissante mérite d’être confirmée et stabilisée, elle n’en demeure pas moins une application à la Charte sociale d’une pratique bien établie du Conseil d’État. En effet, la pratique du « dépeçage » des traités internationaux par le juge administratif paraît débuter avec l’arrêt Melle Valton et Melle Crépeaux, précit, mais elle a trouvé un point d’orgue avec la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CIDE). Il est bien connu que cette Convention a donné lieu à des interprétations subtiles, pour ne pas dire obscures, du Conseil d’État. distinguant article par article et au-delà, en leur sein, paragraphe par paragraphe (Pour un état des lieux, voir M. Gautier et F. Melleray, « Applicabilité des normes internationales », Juriscl . Adm., fasc. 20). De la même manière, le Conseil d’État. s’applique ces dernières années à distinguer les dispositions invocables des autres au sein de la Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement du 25 juin 1998 au travers d’une jurisprudence tout aussi sophistiquée (Pour un état des lieux, J. Bétaille, « The direct effect of the Aarhus Convention as seen by the French ‘Conseil d’État.’ », Environmental Law Network International, 2009 (2), pp. 63-73). Le juge administratif a d’ailleurs converti le juge judiciaire qui examine désormais la CIDE disposition par disposition (pour ce qui concerne la CIDE, voir Cass., Civ. 1re, 18 mai 2005, n° 02-16. 336 ; et Civ. 1re, 18 mai 2005, n° 02-20. 613. Contra Cass., Civ. 1re, 10 mars 1993, Lejeune, n° 91-11. 310). Le juge français n’est pas isolé dans cette façon de procéder. Une telle pratique se retrouve également devant la Cour de Justice de l’Union européenne qui apprécie l’effet direct des accords internationaux ratifiés par l’Union européenne disposition par disposition (CJCE, 30 septembre 1986, Demirel, aff. 12/86) et également devant certains juges étrangers. S’agissant par exemple de la Charte sociale européenne, les juges belges 11 et néerlandais 12 n’admettent l’effet direct que de certains de ses articles.

2. Une pratique néanmoins insatisfaisante

Si la pratique du dépeçage constitue une pratique bien ancrée du juge administratif, elle n’en est pas pour autant moins contestable. Un traité dans sa globalité est le fruit d’une négociation entre ses rédacteurs, et, en tant que tel, il formalise une certaine cohérence. En ce sens, il pourrait être considéré que le traité forme un tout indivisible sans que l’on puisse accorder plus d’effet à certaines dispositions plutôt qu’à d’autres dans l’ordre juridique interne. Cette perception s’avère d’autant plus vraie s’agissant des traités-lois pour lesquels la logique contractuelle est encore moins satisfaisante.

Cela étant dit, il existe une spécificité de la Charte sociale européenne à cet égard. En effet, les termes mêmes de la Charte permettent aux États de limiter leur engagement à un certain nombre d’articles voire paragraphes (Article A de la Partie III de la Charte). Ce système d’engagement « à la carte » met donc lui-même en place une forme de divisibilité des dispositions de la Charte. Cet état de fait est cependant tout autant critiquable même s’il a pu être justifié par la volonté pragmatique d’encourager les ratifications. Or, la Charte est le seul traité de consécration de droits de l’homme prévoyant ce type d’engagement partiel. De façon louable, le Comité européen des droits sociaux a relativisé les effets d’une telle divisibilité en admettant que le champ de protection de certains droits empiète sur celui d’autres (Doctrine des « droits chevauchants » : CEDS, 26 juin 2007, MDAC c. Bulgarie, réclam. 41/2007. Voir encore J. -F. Akandji-Kombé, « Actualité de la Charte sociale européenne », RTDH, 74/2008, p. 514). Rappelons en outre que la France a souhaité appréhender la Charte comme un tout en acceptant l’ensemble de ses dispositions.

Par ailleurs, force est de constater que le dépeçage des traités internationaux conduit à une certaine instabilité juridique doublée d’un risque de jurisprudences contradictoires de la part des différents juges. Tel est bien le constat auquel conduit la confrontation de la jurisprudence administrative et de la jurisprudence judiciaire relative à l’effet des dispositions de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. Si ce risque a été relevé récemment s’agissant des normes internationales en matière de droit du travail (Rapport sur sécurité juridique et initiative économique, Rapport du groupe de travail présidé par H. de Castries et N. Molfessis, mai 2015, Mare et Martin, 356p.), de telles critiques avaient déjà été formulées au moment des premières reconnaissances de l’invocabilité des dispositions de la CIDE (Y. Benhamou, « Le Conseil d’Etat et la Convention de New York sur les droits de l’enfant (à propos de l’application en droit français de l’article 16 de la Convention de New York) », D 1995, p. 617) mais avec la conclusion restrictive qu’il faudrait dénier toute applicabilité au traité dans sa globalité…

En définitive, la difficulté réside dans le fait que la détermination de l’effet direct n’est qu’une question d’interprétation du juge. Or, à partir du moment où le juge n’accepte ou ne rejette plus « en bloc » l’effet direct d’un traité, mais recherche si telle ou telle de ses dispositions créé un droit subjectif pour les individus, il entre alors dans une démarche nécessairement casuistique (C. Santulli, « Chronique de droit international », RFDA 2009, p. 145). Une telle démarche encourt inéluctablement la critique d’incertitude et de risque d’incohérences. L’appréciation du juge peut apparaître aléatoire, voire discrétionnaire, en l’absence de critères objectivement déterminables. La jurisprudence Gisti et Fapil tente à raison de clarifier les critères et la méthode appliqués par le juge administratif pour déterminer la reconnaissance d’un tel effet. Malgré cet effort salutaire, il n’est pas certain que la pratique du juge administratif en soit pour autant plus claire et cohérente, ce que confirme la jurisprudence relative à la Charte sociale européenne.

II. L’application douteuse des critères de l’effet direct

A l’aune de la jurisprudence relative à la Charte sociale européenne, il est difficile de percevoir la cohérence de l’application que fait le juge administratif de sa jurisprudence Gisti et Fapil. L’appréciation des critères de l’effet direct apparaît incertaine (A), voire le recours à ces critères aléatoire (B).

A. L’appréciation incertaine des critères Gisti et Fapil

1. Un critère subjectif minoré

Le critère subjectif défini par l’arrêt Gisti et Fapil consiste en rechercher si la norme internationale a pour « objet exclusif de régir les relations entre États ». L’admission de l’effet direct d’une disposition de la Charte sociale par l’arrêt Fischer a pour conséquence logique de présumer le critère subjectif rempli par la Charte dans sa globalité. En effet, toute invocabilité de ce traité aurait été rejetée s’il avait été considéré qu’il avait pour unique objet de régir des relations interétatiques, et donc qu’il ne visait pas à accorder des droits pour les individus. Il était néanmoins particulièrement critiquable de maintenir sur ce fondement un rejet en bloc d’un traité de consécration des droits de l’homme (C. Nivard, précit.).

Cela étant dit, l’appréciation du critère subjectif ne se cantonne pas à une approche globale du traité mais est à rechercher également disposition par disposition. Selon la nouvelle méthodologie définie en 2012, le juge doit rechercher si la stipulation a, au moins en partie, pour objet de créer des droits pour les individus et ce, « eu égard à l’intention exprimée des parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes ». En outre, la présence d’une formule adressant l’obligation conventionnelle expressément aux États ne peut exclure automatiquement que les individus ne puissent être destinataires de droits. En application de cette nouvelle grille de lecture, le Conseil d’État a pu ainsi considérer dans son arrêt Fischer que l’objet de l’article 24 de la Charte « n’est pas de régir exclusivement les relations entre les États » et ce, alors qu’il dispose qu’« en vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaître » un certain nombre de droits.

L’avènement de cette « méthode téléo-systématique » (J. F. Delile, L’invocabilité des accords internationaux devant la CJUE et le Conseil d’État français, Bruylant, 2016, pp. 229 et sq.) et l’abandon du critère dit rédactionnel annonçaient un déclin du critère subjectif. Un tel constat ressort clairement de la jurisprudence relative à la Charte sociale européenne. En effet, en dehors d’un arrêt aberrant Confédération française pour la promotion sociale des aveugles et des amblyopes (CFPSAA), précit., aucune décision n’est venue dénier un effet direct à une disposition de la Charte sur le fondement de ce critère. Plus précisément, en dehors de l’arrêt Fischer, aucune évocation n’est faite de ce critère. Si rejet de l’effet direct il y a, c’est sur le fondement du critère objectif. Certes, il pourrait être estimé que le rejet du critère subjectif serait en fait sous-entendu. Une telle idée trouverait d’ailleurs une certaine logique à la lecture de l’arrêt CFPSAA dans lequel s’agissant de l’article 15 de la Charte, le Conseil d’État a estimé que « ces stipulations, qui requièrent l’intervention d’actes complémentaires pour produire des effets à l’égard des particuliers, ont pour objet exclusif de régir les relations entre États ». Littéralement, le critère subjectif ne serait donc pas rempli dans la mesure où le critère objectif ne le serait pas. A suivre cette logique, toute disposition incomplète, parce qu’elle nécessiterait l’intervention des autorités étatiques, ne pourrait donc pas avoir les individus pour destinataires. Mais ce serait se méprendre sur le sens du critère subjectif qui s’intéresse à l’objet poursuivi par la disposition – accorder des droits aux individus – et non pas son autosuffisance pour définir le contenu de ces droits.

2. Un critère objectif prédominant

A la minoration du critère subjectif répond, à l’inverse, une prépondérance du critère objectif. Ce critère exige que la stipulation « ne requiert l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers ». Il est donc recherché une complétude, une autosuffisance de la norme. Celle-ci ne doit pas nécessiter la médiatisation d’une norme interne pour produire des effets au bénéfice des particuliers. Il n’est pas surprenant que le respect de ce critère constitue le principal obstacle à la reconnaissance de l’effet direct des dispositions de la Charte sociale européenne. En effet, le caractère vague et programmatique des textes de consécration des droits sociaux est une critique récurrente qui leur est faite et fréquemment objectée à l’idée de leur possible justiciabilité (D. Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social », RDH, 1/2012).

Au-delà de ce constat, l’analyse des quelques décisions étudiées pourrait s’avérer utile pour tenter d’appréhender comment ce critère est apprécié par les juges. Quels éléments prennent-ils en compte pour déterminer si la disposition est suffisamment précise pour accorder directement des droits aux particuliers ?

Dans ses conclusions sur l’arrêt Gisti et Fapil, le rapporteur public G. Dumortier avait donné de précieuses indications sur la manière dont l’appréciation pouvait être menée. Selon elle, une analyse littérale des termes de la disposition devait être dépassée. Concrètement, le manque de précision de certains termes ou encore la référence à l’adoption de mesures ne devraient pas emporter systématiquement la conviction d’une incomplétude de la norme, mais seulement constituer des indices. Ainsi, à ses yeux, « Ce qu’il faut, c’est que le texte soit normatif, qu’il énonce un droit ou une obligation identifiable ». Aussi, l’incomplétude de la norme ne pourra être constatée de façon indubitable que « lorsque le traité laisse à l’État une marge d’appréciation, un pouvoir discrétionnaire quant à l’étendue, aux conditions ou aux modalités du droit ou de l’obligation dont il se borne à prévoir le principe, sous forme en quelque sorte d’objectif ».

Ces conclusions ont clairement influencé le rapporteur public M. Vialettes ainsi que les juges qui se sont prononcés par l’arrêt Union syndicale Solidaires, précit. En l’espèce, le syndicat contestait la légalité du décret n° 2012-581 du 26 avril 2012 relatif aux conditions de mise en œuvre du repos compensateur des titulaires d’un contrat d’engagement éducatif. Un des moyens invoqués était celui de la violation de l’article 2§1 CSE qui engage les États parties « à fixer une durée raisonnable au travail journalier et hebdomadaire, la semaine de travail devant être progressivement réduite pour autant que l’augmentation de la productivité et les autres facteurs entrant en jeu le permettent ». Le décret prévoit en effet deux régimes dérogatoires à la règle du temps de repos quotidien de onze heures consécutives pour les directeurs et moniteurs de colonies de vacances. Si le décret est finalement validé, l’examen au fond est réalisé sur le fondement du droit de l’Union européenne et non pas de l’article de la Charte dont l’effet direct est refusé. Suivant sur ce point les conclusions du rapporteur public, le Conseil d’État relève « qu’aux termes de l’article I de la partie V de la même charte relatif à la « mise en œuvre des engagements souscrits« « 2. Les engagements découlant [notamment de l’article 2§1 de la Charte] seront considérés comme remplis dès lors que ces dispositions seront appliquées, conformément au paragraphe 1 du présent article, à la grande majorité des travailleurs intéressés«  ». Il en conclut « qu’eu égard notamment à la marge d’appréciation laissée aux États membres pour prendre les mesures nécessaires à la mise en œuvre des stipulations du paragraphe 1 de l’article 2, ces stipulations ne créent pas de droits dont les particuliers pourraient directement se prévaloir ». Ainsi, dans la mesure où la Charte n’oblige les États parties à fixer une durée raisonnable du travail que pour la grande majorité des travailleurs, il leur est laissé une « marge d’appréciation », donc un pouvoir discrétionnaire, quant à la détermination des bénéficiaires de ce droit. Or, tant que subsiste ce pouvoir d’appréciation, un travailleur ne peut exiger de bénéficier de ce droit sur le seul fondement du traité international. Ce faisant, le Conseil d’État se livre à une lecture systémique de la Charte en dépassant les seuls termes de l’article 2§1 pour l’interpréter à la lumière de son article I. La Haute juridiction cherche ainsi à définir les contours des obligations découlant des termes de la Charte afin d’apprécier leur caractère suffisamment précis. Cet exemple illustre bien le fait que l’appréciation de l’effet direct ne se cantonne plus à la surface des termes du traité pour s’approfondir à son contenu. C’est bien ce qui découle de la détermination de l’existence ou non d’une marge d’appréciation.

Malgré tout, l’interprétation qui est donnée aux termes de la Charte demeure à notre sens encore trop superficielle. En effet, elle semble se baser sur les seules dispositions du texte de la Charte sans chercher à se référer à l’interprétation qui a pu en être faite par les organes de contrôle de la Charte, en premier lieu par le Comité européen des droits sociaux. Or, la manière dont l’article I, associé à l’article 2§1 de la Charte sociale révisée, doit être entendu a justement fait l’objet d’une divergence d’interprétations entre la France et le CEDS. Ce dernier considère en effet que cette disposition ne peut permettre l’exclusion du bénéfice du droit à une « catégorie déterminée » de travailleurs (CEDS, 16 novembre 2001, Confédération française de l’Encadrement (CFE-CGC) c. France, réclam. 9/2000, § 40). Certes, en l’espèce, l’encadrement du régime dérogatoire et les circonstances particulières dans lesquelles il s’applique ne posaient a priori pas de problème de conventionnalité. Il serait cependant nécessaire de prendre en compte la pratique du Comité européen des droits sociaux, quitte à s’en désolidariser. Le CEDS apparaît en effet comme l’organe le plus légitime à définir l’interprétation des termes de la Charte. Son travail a d’ailleurs donné lieu à une importante et stimulante jurisprudence, dont on ne peut faire l’impasse lorsque l’on prétend identifier les obligations qui découlent de la Charte sociale européenne.

Si la pratique reste perfectible, les modalités de contrôle demeurent louables et on ne peut qu’espérer qu’elles prospèrent. Toutefois, à l’exception d’une occasion (CAA Bordeaux, 19 janvier 2016, n° 15BX00534 et CAA Bordeaux, 19 janvier 2016, n° 15BX00530), le contrôle du critère objectif de l’effet direct n’a pas donné lieu à la recherche d’une éventuelle marge d’appréciation.

Dans la majorité des cas, les arrêts estimant qu’une disposition de la Charte ne satisfait pas le critère objectif s’en tiennent à une analyse littérale de celle-ci. Ainsi, par deux arrêts rendus le 23 mai 2013, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a pu considérer que « l’article 13 de la charte sociale européenne révisée, les parties s’engagent à prendre des mesures appropriées en vue d’assurer l’exercice effectif du droit à l’assistance sociale et médicale ; que ces stipulations, qui requièrent l’intervention des États pour fixer les mesures permettant d’en assurer l’exécution, ne produisent pas d’effets directs à l’égard des particuliers » (n° 12BX01780 et n° 12BX01861). De même, l’arrêt CFPSAA (préc.) relève que l’article 15 par lequel « les États signataires s’engagent « à prendre les mesures nécessaires«  » pour mettre en œuvre ce droit, requiert l’intervention d’actes complémentaires pour produire des effets à l’égard des particuliers. A l’inverse, la lettre des articles 5 13 et 24 14 de la Charte qui, pour l’heure, sont les seuls à s’être vus reconnaître un effet direct ne fait aucune référence à des mesures à adopter par l’État. Il se dégage de ces quelques décisions, une impression de retour du critère rédactionnel, qui a pu être déjà remarquée dans une étude plus large de la jurisprudence administrative (D. Burriez, op. cit.). En effet, la seule référence textuelle à l’adoption de mesures étatiques permettrait de conclure automatiquement au caractère incomplet de la disposition. Ce risque d’un trop grand « nominalisme » avait déjà été relevé par le Pr C. Santulli qui, commentant l’arrêt Gisti et Fapil, avait craint qu’il vienne se substituer au critère rédactionnel – le marqueur « les États adoptent des mesures » venant remplacer celui de « les États s’engagent à » (« Chronique Droit administratif et droit international (année 2012) », RFDA 2013, p. 417).

En définitive, la jurisprudence Gisti et Fapil avait laissé espérer une clarification de la jurisprudence administrative qui peine à être constaté même si une tendance semble se dessiner d’une minoration du critère subjectif au profit du critère objectif pour ce qui concerne la Charte sociale européenne. Par ailleurs, si on pouvait légitimement penser en avoir terminé avec l’interprétation littérale – du fait de la relativisation du critère rédactionnel – cela ne semble pas nécessairement vrai. Au-delà, les décisions qui ont suivi l’arrêt d’Assemblée trahissent une application plutôt aléatoire des critères posés.

B. Le recours aléatoire aux critères Gisti et Fapil

1. Des critères parfois éludés

A la lecture des décisions qui se sont prononcées sur l’effet direct de la Charte sociale européenne à la suite de la l’arrêt Gisti et Fapil, force est de constater que cette dernière jurisprudence est loin d’être stabilisée. En effet, de nombreuses décisions ne se réfèrent aucunement aux critères qu’elle pose expressément. Tel est le cas d’un arrêt du Conseil d’État du 7 novembre 2012, précit., dans lequel le Conseil rejette le moyen fondé sur l’article 23 de la Charte sociale européenne en considérant sans autre précisions « que ces stipulations ne produisent pas d’effet direct à l’égard des nationaux des États contractants ». L’arrêt SNCL (CE, 23 juillet 2014, précit.) constitue une seconde illustration dans le sens où le juge administratif accepte cette fois de connaître du respect de la disposition de la Charte mais en éludant la question de son effet direct. Dans ces deux cas, il est difficile de savoir si les critères Gisti et Fapil n’ont pas été examinés ou s’ils l’ont été implicitement.

Du côté des Cours administratives d’appel, la plupart ne se sont pas référées aux nouveaux critères et ont maintenu la formule traditionnelle écartant le moyen fondé sur des stipulations « qui ne produisent pas d’effets directs à l’égard des particuliers » (CAA Douai, 13 juin 2013, n° 12DA00716 ; CAA Douai, 11 décembre 2013, n° 12DA01071, CAA Versailles, 20 décembre 2012, n° 11VE02281 CAA Nancy, 28 octobre 2013, n° 13NC00279 ; CAA Nancy, 28 octobre 2013, n° 13NC00277 ; CAA Nantes, 27 mars 2014, n° 13NT00182 ; CAA Paris, 2 février 2015, n° 14PA01938), formule qui était celle du Conseil d’État dans son arrêt GISTI du 23 avril 1997, n° 163043 appliquée à la CIDE. Encore très récemment, la Cour administrative d’appel de Paris a refusé l’effet direct à l’article 1er de la Charte du fait que « ces stipulations ne produisent pas d’effet direct dans l’ordre juridique interne », sans autre motivation (CAA Paris, 20 juin 2016, précit.).

Un tel état de fait pourrait s’expliquer par le caractère relativement récent de la jurisprudence Gisti et Fapil. Les Cours administratives d’appel hésiteraient ainsi à se lancer dans une appréciation explicite des critères alors que la pratique du Conseil d’État est encore très réduite et qu’elles ne disposent que de peu d’éléments d’interprétation. Le caractère quelque peu aléatoire de l’application des critères se justifierait par un certain attentisme ou en tout cas, une certaine prudence.

Le manque d’explicitation des critères appliqués ou, lorsqu’ils sont rappelés, le caractère obscur ou contestable de l’analyse menée, interroge sur le véritable raisonnement tenu par le juge. La question se pose de savoir s’il n’appliquerait pas d’autres critères que ceux formellement affirmés.

2. L’existence de critères cachés ?

Lorsque les arrêts formulent une appréciation sur l’effet direct d’une disposition de la Charte sociale mais évitent de se référer aux critères qui ont présidé à cette appréciation, toutes les hypothèses sont permises. L’idée peut être ainsi avancée que d’autres éléments que ceux définis par les critères objectif et subjectif issus de la jurisprudence Gisti et Fapil, seraient pris en compte par les juges. Il s’agirait en quelque sorte de critères « cachés », qui viendraient s’ajouter tacitement aux deux autres car sans lien avec eux. La lecture des conclusions des rapporteurs publics, lorsqu’elles sont disponibles, peuvent s’avérer utile à cet égard car elles révèlent souvent une appréhension du problème posé majoritairement partagée au sein de la juridiction. Certains critères officieux semblent émerger bien qu’il soit évidemment difficile de l’affirmer avec certitude.

Un premier critère aurait un effet « répulsif », en ce sens qu’il pousserait le juge à présumer une absence d’effet direct. Il s’agit du fait que le traité en cause est un traité de consécration de droits sociaux. Il est manifeste que les juges appréhendent de reconnaître l’invocabilité de telles conventions internationales, et donc de donner une effectivité à de tels droits. Les conclusions du rapporteur public C. Oriol sur l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris du 12 février 2015 (n° 14PA01500, AJDA 2015, 1434) sont très éclairantes à cet égard même si elles ne s’interrogeaient pas sur l’effet direct de la Charte sociale en tant que telle mais sur celui d’une disposition de son cousin a des Nation-Unies, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). En effet, si le rapporteur s’efforce d’appliquer scrupuleusement les critères de la jurisprudence Gisti et Fapil, elle développe certaines considérations qui relèvent plus de généralités quant à la nature des droits sociaux et des textes qui les consacrent, que d’une analyse de la disposition invoquée. Ainsi, elle assimile les droits sociaux à des « droits-créances ». Or, « en raison de la difficulté qu’il y a à les cerner et à leur donner un contenu concret, ils sont davantage regardés comme des programmes, des objectifs, des guides d’action des pouvoirs publics et non comme des droits des individus ». On retrouve ici clairement la vision désuète de la nature programmatique des droits sociaux, qui se retrouve complétée plus loin dans les conclusions, par les idées non moins discutables de la différence de nature entre ces droits et les droits civils et politiques et de leur impossibilité d’être l’objet d’un contrôle juridictionnel : « En effet, si le juge peut aisément protéger la liberté d’expression ou le droit à la vie privée, beaucoup plus délicate est l’appréciation à porter sur l’atteinte éventuelle à un minimum requis. Très concrètement, si les États parties peuvent se voir épinglés par des rapports de suivi des droits sociaux ou les pouvoirs en place sanctionnés par les électeurs en raison d’un moins-disant social, cela ne garantit pas pour autant de droits concrets au bénéfice de leurs ressortissants les plus démunis ». Ainsi, on comprend les réticences que les juges peuvent avoir s’agissant de la justiciabilité de sources internationales garantissant de tels droits. Un tel motif peut entrer en jeu lorsqu’on cherche à relire un traité à l’aune des nouveaux critères Gisti et Fapil, et conduire en conséquence à la conclusion que « la voie du statu quo est moins risquée » (ibid.).

Un deuxième critère peut être qualifié de « supplétif » dans le sens où il viendrait nourrir un raisonnement de reconnaissance d’un effet direct, mais sans jamais en être le motif principal. Il s’agit de l’existence d’un mécanisme de contrôle international de nature juridictionnelle ou quasi-juridictionnelle, voire qui prévoit l’existence d’un recours individuel. Les conclusions du rapporteur public C. Oriol évoquées supra, s’avèrent encore une fois instructives. Elles évoquent et comparent en effet, les systèmes de garantie internationale accompagnant le PIDESC et la Charte sociale européenne. Rappelons qu’un Protocole additionnel au PIDESC de 2008 est venu compléter le système de contrôle sur rapports, d’un système de communications individuelles et collectives. La France a d’ailleurs ratifié ce Protocole et est engagé par lui depuis le 18 juin 2015. Certes, on ne peut s’associer aux qualifications que le rapporteur public en fait lorsqu’elle estime, pour ce qui concerne la Charte sociale, que le mécanisme de réclamations collectives est un « mécanisme de recours juridictionnel » et s’agissant du PIDESC, qu’« il n’existe encore aucun organe international dédié pour garantir l’effectivité [de ses droits] pour les particuliers qui en seraient concrètement privés ». Néanmoins, on retrouve bien l’idée dans sa démonstration que le caractère plus ou moins contraignant d’un traité dépendrait de l’existence et de l’efficacité du mécanisme international de contrôle qui lui est associé, et que ce caractère contraignant a une influence sur la reconnaissance d’un effet direct. Constatant les faiblesses du mécanisme de garantie mis en place par le Protocole additionnel, elle en conclut ainsi que le PIDESC n’est guère « plus qu’une louable intention ». Pourtant, le caractère juridiquement contraignant d’un traité international n’a pas de rapport avec le mécanisme international mis en place pour contrôler son respect. Il peut certes avoir une influence sur son effectivité, dans la mesure, notamment, où les États ne seraient pas contraints par les rapports ou conclusions de l’organe de contrôle. En revanche, les modalités du contrôle international ne devraient pas avoir d’influence sur la valeur juridique du traité au sein de l’ordre juridique interne. Les conditions de l’intégration de la norme internationale ainsi que sa place au sein de la hiérarchie juridique interne dépendent généralement des règles constitutionnelles nationales. Les modalités du mécanisme international de contrôle peuvent à la rigueur influencer le juge dans son appréciation de l’invocabilité de la norme en justice. En effet, elles peuvent constituer un indice de l’existence, ou de l’absence, d’une volonté commune des États parties de reconnaître une justiciabilité internationale au traité ou de prévoir un recours ouvert aux individus. Les juges internes pourraient ainsi être plus enclins à reconnaître un tel recours au niveau interne s’il existe déjà au plan international.

Enfin, à l’analyse des arrêts relatifs à la Charte, un dernier critère a pu être « décisif » bien que tacite. Il s’agit de l’existence d’un droit similaire consacré dans une autre disposition internationale considérée, elle, d’effet direct. De fait, les deux seules dispositions de la Charte sociale qui ont été déclarées d’effet direct, pour l’heure, sont les articles 5 et 24 CSE. Or, dans l’arrêt SNCL, précit., le Conseil d’État répond au moyen de la violation de la liberté syndicale, telle qu’elle se trouve garantie à l’alinéa 6 du Préambule de la Constitution de 1946, au paragraphe premier de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et à l’article 5 CSE. Le fait que la liberté syndicale soit consacrée par une disposition de la CEDH dont l’effet direct n’a jamais posé de difficulté a certainement joué un rôle important dans la décision du juge. Il n’est d’ailleurs pas surprenant qu’un des premiers droits concernés par la reconnaissance de la justiciabilité de la disposition de la Charte qui le consacre, soit un droit « hybride » qui se trouve garanti tant au sein des traités de consécration de droits civils et politiques que dans les traités de consécration de droits sociaux.

De la même façon, il a assurément été plus aisé de reconnaître un effet direct à l’article 24 de la Charte, qui protège le droit à une protection en cas de licenciement, après avoir écarté le moyen de la violation de la Convention internationale du travail n° 158 concernant la cessation de la relation de travail à l’initiative de l’employeur. Cette convention qui consacre des garanties similaires à celle de l’article 24 (motifs valables de licenciement, droit à un recours et à une indemnité adéquate en cas de licenciement injustifié…) avait d’ores et déjà été estimée d’effet direct par le Conseil d’État (CE, 19 octobre 2005, n° 283471, 284421, 284473, 284654, 285374) puis par la Chambre sociale de la Cour de cassation (Cass. soc., 29 mars 2006, n° 04-46. 499). Il semble bien que le traditionnel rejet monolithique de l’effet direct de la Charte sociale européenne constituait le seul rempart à la reconnaissance de l’invocabilité des dispositions qui présentent des dispositions analogues d’effet direct au sein d’autres traités. De fait, un tel rejet « en bloc » abandonné, il est difficile de justifier une différence de traitement entre ces dispositions.

Il est délicat de tirer des enseignements clairs et définitifs de cette jurisprudence encore naissante et dont les critères d’appréciation ainsi que leur application semblent aussi aléatoires. L’ensemble de ces analyses ne constituent donc que des pistes qui mériteraient d’être confirmées par la jurisprudence ultérieure. Elles n’en demeurent pas moins porteuses d’indications qui autorisent à des conjectures quant à l’avenir.

III. Les perspectives à venir…ou pas

Les quelques décisions rendues récemment par les juges administratifs donnent quelques indices autorisant à conjecturer le sens de la jurisprudence future. Le revirement de jurisprudence relatif à la Charte sociale européenne augure ainsi, de manière attendue, d’une relecture de ce traité à l’aune des critères de la jurisprudence Gisti et Fapil (A). De telles perspectives s’avéreront certainement décevantes car le nombre de dispositions reconnues d’effet direct sera en définitive restreint. Aussi, un dépassement de la jurisprudence Gisti et Fapil pourrait être envisagé qui permettrait d’admettre la justiciabilité d’un traité même sans effet direct. Un tel dépassement est toutefois plus qu’improbable bien que souhaitable (B).

A. Des perspectives attendues dans le sillon de la jurisprudence Gisti et Fapil

Tenter d’envisager les conséquences et les suites logiques de la jurisprudence administrative relative à l’effet direct de la Charte sociale a toute l’apparence d’une gageure. En effet, la pratique des juridictions, y compris du Conseil d’État, est tellement peu fixée et/ou opaque que cela relèverait de l’art divinatoire ou, plus justement, de l’art des probabilités face à des phénomènes aléatoires. Deux séries de conséquences devraient tout de même être raisonnablement attendues. Tout d’abord, un renforcement de la garantie des droits sociaux (1), ensuite, la reconnaissance de l’effet direct de nouvelles dispositions, bien qu’en nombre restreint (2).

1. Un renforcement de la Charte sociale européenne et de la garantie des droits sociaux en général

L’admission novatrice de l’effet direct a pour première conséquence évidente de renforcer l’effectivité de la Charte sociale européenne. Un tel effet vient ainsi compenser dans l’ordre juridique interne les faiblesses du mécanisme de garantie existante au niveau international. Rappelons que le Comité européen des droits sociaux, chargé du monitoring de la Charte n’est pas un juge et rend des conclusions ou des décisions qui ne sont pas contraignantes. Par ailleurs, c’est le Comité des Ministres qui rend la décision mettant un point final au processus de contrôle et ce, même s’il n’est pas censé remettre en cause l’appréciation juridique émise par le CEDS. Enfin, bien que le mécanisme de réclamations collectives renforce indubitablement le contrôle en le faisant tendre vers un modèle juridictionnel, seuls 15 États sur les 43 États Parties à la Charte ont ratifié le Protocole le mettant en place. Un tel panorama traduit bien l’hésitation de nombreux États à s’engager au niveau européen. Aussi, afin que les dispositions de la Charte deviennent la source d’obligations véritablement contraignantes, la voie la plus prometteuse semble bien être celle des juges nationaux qui accepteraient de connaître du moyen de contrariété avec la Charte. Comme l’a affirmé le Pr J. Mouly, « Le salut, pour la Charte, pourrait donc bien résider dans l’attitude des juridictions internes à son égard » (note précit., Dr. soc. 2014, p. 474)

Dans le prolongement de cette idée, une deuxième conséquence logique du revirement de jurisprudence consiste en mieux faire connaître la Charte sociale dans l’ordre juridique français. Le moyen de la violation d’une de ses dispositions étant désormais recevable, les juges et les justiciables ainsi que leurs conseils, vont être amenés à étudier son texte et son contenu de façon plus approfondie. Il devrait ainsi s’ouvrir une période d’« apprivoisement » de la Charte sociale, ce qui apparaît particulièrement indispensable à la lecture d’arrêts récents de certaines Cours administratives d’appel.

En effet, à l’occasion de deux arrêts (28 octobre 2013, n° 13NC00279 et n° 13NC00277), la Cour administrative d’appel de Nancy a eu à connaître du moyen de la violation de ce qu’elle a désigné comme « la charte sociale européenne revisitée » au lieu de « révisée ». Par ailleurs, lorsqu’elle se réfère aux droits invoqués, elle cite des extraits de la Partie A de la Charte qui ne contient que les objectifs poursuivis par la Charte au lieu de se référer aux articles de la Partie B considérée comme celle consacrant les droits que les États parties s’engagent à respecter.

Encore plus récemment, la Cour administrative de Bordeaux (19 janvier 2016, n° 15BX00534 et n° 15BX00530) a rejeté le moyen d’inconventionnalité dans la mesure où « les stipulations de la charte sociale européenne du 7 décembre 2000 et de l’article 31 de la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs des 8-9 décembre 1989, visées à l’article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, eu égard notamment à la marge d’appréciation laissée aux États membres pour prendre les mesures nécessaires à leur mise en œuvre ». Ce considérant traduit la plus totale confusion entre la Charte sociale européenne, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs au point qu’il est difficile d’identifier les stipulations concernées par la reconnaissance d’une marge nationale d’appréciation.

Une meilleure connaissance de la Charte supposera nécessairement l’étude des interprétations retenues par le Comité européen des droits sociaux à l’occasion de ses conclusions et décisions. Cette véritable jurisprudence éclaire les termes de la Charte et doit pouvoir influencer l’interprétation qu’en feront les juges nationaux. Reprises par les juges internes, les appréciations du Comité pourraient se voir imposées par ce biais. Ainsi, faute d’accord entre les États membres pour octroyer plus de pouvoirs au CEDS, et « de façon quelque peu paradoxale, ce serait par le relais des juridictions internes que les décisions du Comité acquerraient la force exécutoire qui leur fait tant défaut » (J. Mouly, précit.).

La reconnaissance de l’effet direct de la Charte sociale européenne contribue également au renforcement de la protection des droits sociaux. En effet, elle vient s’ajouter aux sources invocables du droit social et du droit du travail. Elle est certainement le traité international le plus complet en matière de droits sociaux. Certes, l’ordre juridique français dispose déjà de plusieurs normes supralégales invocables consacrant de tels droits. De nombreux principes sociaux sont ainsi consacrés au rang constitutionnel au sein du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Des normes sociales trouvent encore leur fondement dans certaines conventions internationales de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), ainsi que par des directives européennes. Néanmoins, leur effectivité est parfois limitée comme l’illustre le traitement fait aux alinéas du Préambule de 1946 ainsi qu’aux « principes » sociaux garantis dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (voir CJUE, gr. ch., 15 janvier 2014, AMS, C-176/12 ; CJUE, 22 mai 2014, Glatzel, C-356/12 ; dans cette revue, R. Tinière, « L’invocabilité des principes de la charte des droits fondamentaux dans les litiges horizontaux », RDLF 2014, Chron. n°14).

Par ailleurs, les dispositions de la Charte pourraient trouver leur utilité lorsqu’elles offrent une protection plus étendue que celles des autres normes. Tel a bien été le cas lors de l’arrêt Fischer. En effet, l’examen du moyen de la violation de la Charte a été nécessaire après le constat de l’inapplicabilité de la Convention OIT n° 158 concernant la cessation de la relation de travail à l’initiative de l’employeur. Les faits de l’affaire concernaient en effet le statut du secrétaire général d’une chambre des métiers, et donc une décision prise en application de la loi du 10 décembre 1952 relative à l’établissement obligatoire d’un statut du personnel administratif des chambres d’agriculture, de commerce et des métiers. Or, sont exclus du champ d’application de la convention, les salariés du secteur public relevant « d’un statut spécifique d’origine réglementaire ou législative ». L’article 24 de la Charte sociale n’étant pas restreint par une telle limitation, son invocation a ainsi permis de couvrir une situation qui ne l’était pas par la Convention OIT.

En dehors d’un champ de protection plus large, la Charte peut également s’avérer plus protectrice quant à son contenu. Tel pourrait être le cas notamment par l’invocation de dispositions qui n’ont pas leur équivalent au sein d’autres traités ou au sein de normes constitutionnelles. Les articles 23 (Droit des personnes âgées à une protection sociale) et 30 (Droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion) peuvent ainsi être cités à titre d’exemple. Le standard de protection offert par l’article 31 de la Charte qui consacre le droit au logement est également bien plus fort que celui qui résulte de l’objectif à valeur constitutionnelle de disposer d’un logement décent (Voir le dossier « Droit au logement et droit (s) européen (s) », RDSS 2/2015).

Certes, le maillage normatif français en matière sociale figure certainement parmi les plus denses au monde. Le niveau de protection des droits sociaux est un de plus élevés en Europe. Aussi, les obligations qu’impose la Charte sociale viendraient certainement compléter mais non pas accroître fortement le niveau de protection. De plus, encore faudrait-il que les dispositions concernées jouissent d’un effet direct, ce qui est loin d’être évident.

2. La reconnaissance de l’effet direct d’un nombre restreint de dispositions de la Charte

Il s’agit ici de se livrer en quelque sorte à de la « jurisprudence fiction » en suivant les enseignements découlant de la jurisprudence administrative relative à l’effet direct de la Charte sociale européenne à partir de 2012. Deux critères d’appréciation ont paru dominer. D’une part, le critère objectif prévaut, plus précisément, une perception nominaliste de celui-ci qui considère que la norme requiert « l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers » lorsqu’il y a une référence à des « mesures complémentaires » dans le texte-même de la stipulation. D’autre part, le critère tacite de l’existence de dispositions internationales similaires jouissant d’un tel effet est également apparu « décisif ».

Au regard de ces exigences, l’article 6 de la Charte qui consacre le droit de négociation collective, devrait sans difficulté se voir reconnaître une invocabilité en justice. Cette disposition n’évoque pas l’adoption de mesures spécifiques mais surtout, le droit de négociation collective se trouve déjà consacré par l’article 11 CEDH qui, comme nous l’avons vu supra, est une disposition internationale justiciable dans l’ordre juridique français (Voir entre autres, Cass. Soc., 14 avril 2010, n° 09-60. 426 09-60. 429 ; CE, 15 mai 2012, n° 339833). L’article 1§2 de la Charte par lequel les États s’engagent « à protéger de façon efficace le droit pour le travailleur de gagner sa vie par un travail librement entrepris ». Cet article trouve en effet un équivalent à l’article 4 CEDH en ce qu’il interdit le travail forcé. Par ailleurs, le Conseil d’État a d’ores et déjà admis de connaître de la Convention OIT n° 29 qui prohibe le travail forcé (CE, 25 juillet 2007, n° 292730 ; CE, 9 novembre 2007, n° 293987). En revanche, son équivalent au sein du PIDESC, l’article 6, a vu son effet direct dénié par le Conseil d’État (CE, 18 février 2002, n° 237308 ; CE, 26 janvier 2000, Annad, n° 170579) mais reconnu par la Chambre sociale de la Cour de cassation (Cass., Soc., 16 décembre 2008, Eichenlaub, n° 05-40876).

La jurisprudence relative à la Charte peut également trouver un prolongement dans le traitement qui sera réservé aux autres traités internationaux qui consacrent des droits équivalents, sans se voir reconnaître d’effet direct jusqu’à présent. Tel est le cas tout d’abord du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Le juge administratif devrait logiquement accepter de connaître de l’article 8 PIDESC qui consacre la liberté syndicale. Pourtant, comme nous l’avons vu supra II, la prudence a prévalu lorsque l’occasion s’est présentée d’ouvrir les portes du prétoire du juge administratif à une disposition du Pacte (Conclusions sous CAA Paris, 12 février 2015, n° 14PA01500, AJDA 2015, 1434). La jurisprudence Fisher pourrait encore permettre de clarifier l’invocabilité de la Convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, du 9 juillet 1948, dont le sort n’est pas clairement réglé devant le juge administratif (CE, 23 décembre 2011, n° 341670 en faveur de son effet direct ; contra CAA Bordeaux, 30 mars 2010, n° 09BX01084 qui rejette toute invocabilité). Le juge pourrait affirmer franchement son effet direct, d’autant que le juge judiciaire l’a déjà reconnu (Cass., Soc., 13 janvier 2009, n° 07-17. 692 ; Cass., Soc., 3 mars 2010, n° 09-60. 283).

En revanche, l’admission de l’effet direct de nombreuses autres dispositions de la Charte est, en l’état du droit, plus douteuse. Sont concernées les dispositions évoquant explicitement l’adoption de « mesures appropriées » de la part de l’État., ainsi que les articles ou paragraphes relevant plus de l’incitation à agir que d’une obligation bien définie. Le Pr J. Mouly a ainsi pu identifier les articles 1§1 (réalisation et le maintien du niveau le plus élevé et le plus stable possible de l’emploi), 3 (Droit à la sécurité et à l’hygiène dans le travail), 9 (Droit à l’orientation professionnelle) et 10 (Droit à la formation professionnelle) comme « trop imprécis ou se bornant à fixer des objectifs » (note Dr. soc. précit.). En suivant le même raisonnement, pourraient être ajoutés les articles 11 (Droit à la protection de la santé), 15 (Droit des personnes handicapées à l’autonomie, à l’intégration sociale et à la participation à la vie de la communauté), 23 (Droit des personnes âgées à une protection sociale), 30 (Droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale) et 31 (Droit au logement).

En définitive, malgré le revirement de jurisprudence, peu de dispositions de la Charte sociale devraient voir leur effet direct reconnu. Autrement dit, à l’aune des décisions relatives à la Charte sociale, « la révolution » crainte ou espérée par certains commentateurs, qui aurait pu laisser croire à une déferlante de nouveau moyens d’inconventionnalité, n’est pas, ou pas encore, en marche.

B. Des perspectives inespérées : pour un dépassement de la jurisprudence Gisti et Fapil

La manière dont le juge administratif applique sa jurisprudence Gisti et Fapil à la Charte sociale européenne laisse présager une reconnaissance a minima de l’effet direct des dispositions de ce traité. Cet état de fait n’est que la résultante d’une vision trop restrictive de la question de l’invocabilité en justice des traités internationaux qui a été actée par l’arrêt d’Assemblée, et qui gagnerait, à notre sens, à être dépassée. Il conviendrait ainsi de délier l’invocabilité de l’effet direct des traités (1) et d’apprécier l’effet d’un traité in concreto (2), ce à quoi le juge administratif se refuse jusqu’à présent.

1. Délier l’invocabilité de l’effet direct

L’arrêt de principe Gisti et Fapil est venu confirmer que l’effet direct d’un traité constitue une condition nécessaire à toute invocabilité devant le juge français. De fait, en dehors du cas spécifique du droit de l’Union européenne, toute justiciabilité est déniée aux dispositions internationales dépourvues d’un tel effet (pour un constat en ce sens, voir S. El Boudouhi, « Le juge interne, juge de droit commun du droit international ? État des lieux de l’invocabilité du droit international conventionnel en droit interne », RFDA 2014, p. 371).

Des arguments solides, notamment ceux présentés par le rapporteur public G. Dumortier dans ses conclusions sous l’arrêt Gisti et Fapil (RFDA 2012, 547), militent en faveur d’une distinction entre invocabilité et effet direct. Rappelons simplement qu’une telle conditionnalité de l’invocabilité des sources internationales contrarie le principe même de légalité. En effet, en vertu de la Constitution, les traités internationaux ont valeur supralégislative. Leur respect s’impose en vertu de l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (« La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ») et de l’article 55 de la Constitution (« Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie »). Parmi les conditions posées par l’article 55 (ratification, publication, réciprocité), il n’est fait aucune référence à un critère d’effet direct. En exigeant des dispositions conventionnelles qu’elles soient pourvues d’un tel effet, les juges ont ainsi rajouté un critère absent du texte constitutionnel qui est pourtant la source première de détermination de la valeur des traités dans l’ordre juridique interne. Or, si l’injusticiabilité d’une disposition internationale dépourvue d’effet direct ampute largement son effectivité au sein de l’ordre juridique interne, l’effectivité du principe de légalité en pâtit également. Comment faire prévaloir un traité sur une loi ou un acte réglementaire qui lui est contraire, s’il n’est pas invocable en justice ? C’est accorder une (trop ?) grande confiance au législateur et aux autorités administratives.

L’ensemble des traités internationaux valides dans l’ordre juridique interne prévalent, et non pas seulement ceux qui ont pour objet et pour effet de créer directement des droits que les individus justiciables peuvent revendiquer. Cette situation aboutit à diviser le bloc de légalité (E. Lagrange, « L’efficacité des normes internationales concernant la situation des personnes privées dans les ordres juridiques internes », RCADI, vol. 356, 2012, p. 464) entre les normes internes, invocables sans condition, et les normes d’origine internationale invocables que dans la mesure où elles visent à créer des droits subjectifs pour les individus et sont suffisamment précises à cet égard pour ne pas nécessiter l’adoption de mesures complémentaires.

Certes, la question se pose de savoir si ces sources internationales doivent être traitées comme des normes internes comme les autres ou de façon spécifique. On ne peut incontestablement pas éluder le fait que leur origine internationale rejaillit, au moins par intermittence, sur leur régime juridique au sein de l’ordre interne. Pour autant, l’attitude qui prévaut en l’état du droit apparaît relativement fermée et fondée sur une vision dépassée des normes internationales perçues comme des engagements interétatiques qui n’affectent généralement pas les individus. (E. Lagrange, op. cit., pp. 251-273). Leur invocabilité devrait donc être admise, ou au moins présumée, sans avoir à démontrer l’existence d’un effet direct. Un tel effet ne devrait servir qu’à déterminer la portée de la disposition et son efficacité dans une espèce donnée.

2. Apprécier l’effet d’un traité international in concreto

Un second aspect de la doctrine de l’effet direct tel qu’elle est appliquée en pratique par les juges administratifs, se révèle critiquable. Il s’agit de la logique du « tout ou rien » qu’elle suppose. En l’absence d’effet direct, le moyen de sa violation sera inopérant. A l’inverse, aucune limite ne sera posée aux effets qu’une disposition d’effet direct pourrait produire. Pourtant, il existe une palette d’effets que peuvent avoir les sources du droit notamment internationales. Différentes formes d’invocabilité ont ainsi pu être identifiées s’agissant, par exemple, des sources du droit de l’Union européenne. Il est bien connu que les sources européennes dépourvues d’effet direct, les directives européennes en premier lieu, se sont vues accorder devant le juge administratif une invocabilité d’interprétation conforme (CE, Ass., 22 décembre 1989, Cercle militaire mixte de la Caserne Mortier, n° 86113), de prévention (CE, 10 janvier 2001, France Nature environnement, n° 217237), de réparation (CE, Ass., 28 février 1992, Arizona Tobacco Products, n° 87753) et même d’exclusion (CE, 8 juillet 1991, Palazzi, n° 95461).

Ces exemples montrent que l’effet que peut avoir la norme internationale varie en fonction du problème juridique posé et de la demande contentieuse du justiciable. Aussi, il est illusoire de rechercher l’existence d’un effet direct par une appréciation abstraite et a priori. La lettre du traité et même son esprit ne suffisent pas à déterminer s’il pourra être applicable dans une affaire donnée. L’analyse doit être faite in concreto et prendre en compte de multiples critères complémentaires, comme le contenu déterminable de la norme internationale tel qu’il résulte du travail d’interprétation des juges et organes de monitoring chargé de son contrôle, mais également, la configuration du contentieux (objectif/subjectif), l’objet de la de la demande du requérant, le droit interne existant, etc.

Des propositions doctrinales en ce sens ont déjà été formulées notamment par des auteurs belges (Pour une présentation générale de la doctrine belge, voir I. Hachez, « Précision et droits de l’homme dans l’ordre juridique belge : focus sur la notion polysémique d’effet direct », RDH, 7 (2015)). Le concept graduel d’effet direct a ainsi été énoncé par A. Alen et W. Pas (voir notamment « L’effet direct de la Convention des Nations-Unies relative aux droits de l’enfant », JDJ belge 1995, pp. 166-167) et développé par E. Claes et A. Vandaele (in « L’effet direct des traités internationaux. Une analyse en droit positif et en théorie axée sur les droits de l’homme », RBDI 2001/2, pp. 411-489). Selon ce concept, l’effet direct fait l’objet de gradations en fonction de la plus ou moins grande marge de manœuvre dont l’État. dispose pour remplir son obligation conventionnelle. Ainsi, l’effet direct ne dépendrait pas de la question de savoir si le traité octroie des droits subjectifs ou de s’il est rédigé de façon précise. Il découlerait de l’appréciation que fera le juge de l’étendue des obligations étatiques dans le cadre concret d’un litige. Il en résulte toute une gamme d’effets possibles, une sorte d’échelle d’invocabilité, dont la gradation suivrait celle de l’ampleur de la liberté politique laissée à l’État. Un tel concept a l’avantage de permettre une meilleure effectivité des traités internationaux tout en préservant l’exercice du pouvoir politique, des risques d’empiètement excessif de la part des juges. En effet, l’invocabilité de l’ensemble des traités seraient a priori admise même si leur portée serait plus ou moins contraignante en fonction des obligations qu’ils font peser sur eux.

Les réflexions récentes menées par Y. Aguila (« Valeurs de la Charte de l’environnement », Constitutions 2010, p. 139) et le Pr A. Roblot-Troizier (« Les clairs-obscurs de l’invocabilité de la Charte de l’environnement », AJDA 2015, p. 493) quant à l’invocabilité de la Charte de l’environnement peuvent être rapprochées de ces travaux. L’invocabilité en justice de certaines dispositions de ce texte constitutionnel est en effet refusée en raison de leur caractère imprécis et incomplet. Or, au nom du principe de légalité et de l’effectivité de la Charte, ces auteurs plaident pour un dépassement de cette notion d’invocabilité appréciée in abstracto, lui préférant une appréciation in concreto. Le Pr Roblot-Troizier invite ainsi « à repenser l’invocabilité non comme une caractéristique attachée à la norme, mais comme étant variable en fonction du moyen soulevé et de l’acte contesté, donc dans une approche contentieuse ». Y Aguila estime quant à lui qu’« il n’est pas possible de fixer in abstracto et par avance, le statut – invocable ou non – d’une disposition constitutionnelle, au seul vu de son énoncé. Sa portée varie selon les litiges. Elle résulte d’une appréciation in concreto, au cas par cas, liée à la nature de la demande présentée au juge ». Ces réflexions concernent évidemment des sources constitutionnelles et non pas internationales, mais le raisonnement paraît bien transposable dans la mesure où il concerne des dispositions dont la justiciabilité est déniée, voire la normativité, en raison de leur formulation imprécise.

Parce qu’elles se fondent sur le travail d’interprétation et d’appréciation in concreto du juge, ces propositions n’ont certes pas l’avantage de réduire le risque d’insécurité juridique en la matière. Elles ont cependant l’intérêt de renforcer le principe de légalité. Il s’agit en définitive de prendre au sérieux les engagements internationaux de l’Etat en tant que sources du droit interne.

En constante évolution, la question de l’effet direct des traités internationaux, et de la Charte sociale européenne en particulier, est loin d’être épuisée. A suivre donc. . .

Notes:

  1. 34 États Membres ont ratifié la Charte sociale révisée de1996, 9 n’ont ratifié que la Charte sociale européenne de 1961 et 4 n’ont ratifié ni l’une, ni l’autre.
  2. Les exemples les plus connus sont les décisions dites « anti-austérité grecque » (CEDS, 23 mai 2012, GENOP-DEI et ADEDY c. Grèce, réclam. n° 65/2011 et GENOP-DEI et ADEDY c. Grèce, réclam. N° 66/2011 ; CEDS, 7 déc. 2012, réclam. n° 76/2012 ; réclam. n° 77/2012 ; réclam. n° 78/2012 ; réclam. n° 79/2012 ; réclam. n° 80/2012) et la décision « anti-Laval » (CEDS, 3 juil. 2013, LO et TCO c. Suède, réclam. n° 85/2012). Voir C. Nivard, « Un destin divergent : les relations entre l’Union européenne et la Charte sociale européenne », RUE juil.-août 2016, pp. 416-425.
  3. Les hésitations dont nous avions fait état (C. Nivard, op. cit., RDLF 2012, chron. n° 28) n’ont pas donné lieu à une acceptation claire depuis.
  4. Voir dans le même sens, note de J. Mouly, sous CE, 10 février 2014, req. 358992, Dr. Soc. 2014, 474 et J. -F. Akandji-Kombé, « La Charte sociale est d’effet direct en France. Retour sur un arrêt du Conseil d’État passé inaperçu [10 fev. 2014] », Sur JFAKiBLOG, 7 octobre 2014. http://jfakiblog. com/2014/10/07/la-charte-sociale-est-deffet-direct-en-france-retour-sur-un-arret-passe-inapercu-10-fev-2014/
  5. CAA Bordeaux, 23 mai 2013, n° 12BX01780 et CAA Bordeaux, 23 mai 2013, n° 12BX01861 ; CAA Douai, 13 juin 2013, n° 12DA00716 ; CAA Douai, 11 décembre 2013, n° 12DA01071.
  6. CE, 12 décembre 2012, Syndicat des médecins inspecteurs de santé publique (SMISP), n° 354635 (inapplicabilité de la Charte) ; CE, 22 janvier 2013, Confédération générale des cadres Centrale (CGC-Centrale) et la Confédération générale des cadres DGFIP (CGC-DGFIP), n° 348209 (refus d’effectuer un contrôle de conventionnalité « en dehors de la contestation de la légalité d’actes administratifs ») ; CE, 20 février 2013, Union générale des fédérations de fonctionnaires CGT, n° 351316 (inapplicabilité de la Charte) ; CE, 19 juin 2013, n° 356084 (moyen écarté « en tout état de cause » faute de précisions nécessaires).
  7. Cass., Soc., 14 avril 2010, Sté SDMO Industries, n° 09-60426 et 09-60429 ; 10 novembre 2010, Syndicat des cheminots Force Ouvrière de la Loire et al., n° 09-72856 ; 1er décembre 2010, Association de gestion des actions en faveur des personnes âgées (AGAFPA), n° 10-60117 ; 16 février 2011, Sté Robert Bosch France, n° 10-60189 et 10-60191 ; 23 mars 2011, GIE des laboratoires, n° 10-60185.
  8. CAA Bordeaux, 23 mai 2013, n° 12BX01780 et CAA Bordeaux, 23 mai 2013, n° 12BX01861 ; CAA Douai, 13 juin 2013, n° 12DA00716 ; CAA Douai, 11 décembre 2013, n° 12DA01071.
  9. CAA Versailles, 20 décembre 2012, n° 11VE02281.
  10. CAA Nancy, 28 octobre 2013, n° 13NC00279 ; CAA Nancy, 28 octobre 2013, n° 13NC00277.
  11. CE belge, 22 mars 1995, Henry, n° 52424, APT, 1995, p. 228 (article 6§4) ; 25 avril 2008, n° 182. 454 (article 4§4).
  12. Cour Suprême des Pays-Bas (Hoge Rade), 30 mai 1986, NederlandseJurisprudentie (NJ) 1986.
  13. « En vue de garantir ou de promouvoir la liberté pour les travailleurs et les employeurs de constituer des organisations locales, nationales ou internationales, pour la protection de leurs intérêts économiques et sociaux et d’adhérer à ces organisations, les Parties s’engagent à ce que la législation nationale ne porte pas atteinte, ni ne soit appliquée de manière à porter atteinte à cette liberté. La mesure dans laquelle les garanties prévues au présent article s’appliqueront à la police sera déterminée par la législation ou la réglementation nationale. Le principe de l’application de ces garanties aux membres des forces armées et la mesure dans laquelle elles s’appliqueraient à cette catégorie de personnes sont également déterminés par la législation ou la réglementation nationale ».
  14. « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaître : / a. le droit des travailleurs à ne pas être licenciés sans motif valable lié à leur aptitude ou conduite, ou fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service ; / b. le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée. / A cette fin les Parties s’engagent à assurer qu’un travailleur qui estime avoir fait l’objet d’une mesure de licenciement sans motif valable ait un droit de recours contre cette mesure devant un organe impartial ».

La scolarisation des enfants en situation de handicap : Bilan positif, mais peut mieux faire !

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Dix ans après l’adoption de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, le bilan des progrès réalisés tant dans les faits qu’au niveau législatif et jurisprudentiel est globalement positif. En effet, au-delà de l’augmentation de la scolarisation des enfants en situation de handicap, les acteurs ont poursuivi leur effort pour que le droit à l’éducation scolaire se traduise dans les faits. Malheureusement, ce droit n’est pas une réalité pour tous et les voies de droit ouvertes n’apportent pas les réponses escomptées.

 

Safia CAZET, Maître de conférences en droit public à l’Université de La Réunion

 

imagesLa scolarisation des personnes en situation de handicap est une question complexe, qui ne peut être pas être saisie dans une dimension seulement juridique ; elle comporte une dimension sociologique, médicale, éminemment politique. Cette contribution ne rendra compte que partiellement de ces différentes dimensions. Quel bilan peut-on tirer de ces 10 années de mise en œuvre de la loi ? Comment les acteurs de terrain ont réceptionné, ont utilisé les outils contenus dans la loi de 2005 ainsi ceux qui ont été façonnés postérieurs par le pouvoir législatif et règlementaire ? Le bilan est globalement positif, sans pour autant qu’on puisse crier victoire. En effet, tout d’abord on constate une croissance régulière du nombre d’enfants scolarisés. Ensuite, la loi de 2005 a été suivie de nombreux décrets d’application (deux arrêtés en date du 11 février 2015 ont formalisé de nouveaux outils très attendus), ce qu’il importe de souligner tant de nombreuses lois restent lettre morte faute de ces décrets. De plus, la réflexion ne s’est pas tarie. Bien au contraire, d’autres acteurs ont poursuivi le mouvement (autorités administratives indépendantes, assemblées parlementaires) par le biais de nombreux rapports 1. Cependant, le bilan comporte des éléments négatifs. En premier lieu, si le chantier est certes lancé, il est loin d’être terminé. D’après le rapport du sénateur Paul Blanc de 2011, il resterait 20 000 enfants non scolarisés. De plus, on constate également un fort abandon de la scolarisation au-delà de l’âge obligatoire. La HALDE puis le Défenseur des droits rappellent régulièrement au ministre de l’Éducation nationale, aux directeurs d’école publique ou privé sous contrat, ainsi qu’aux collectivités territoriales les obligations qui leur incombent au titre de la loi de 2005. En second lieu, l’application de la loi est ralentie par de nombreux freins qui ne relèvent pas tous du droit. Le premier obstacle est le financement de la politique du handicap. Le second obstacle tient aux résistances psychologiques que les acteurs du parcours scolaire doivent surmonter pour atteindre pleinement les objectifs fixés par la loi.

La loi de 2005 a donc le grand mérite d’avoir lancé le chantier. Pour certains, elle constitue un « tournant » en matière de scolarisation, car elle promeut l’inclusion scolaire, autrement dit « une école pour tous » et ambitionne de rendre « ce droit à » la scolarisation plus effectif, ce qui conduit à envisager de façon classique le droit à l’éducation scolaire et les modalités de cette scolarisation.

 

I. Le droit à l’éducation scolaire

 

L’article L. 111-1 du code de l’éducation érige l’éducation en première priorité nationale. Il précise que le service public de l’éducation veille à l’inclusion scolaire de tous les enfants. Ce principe d’inclusion scolaire a été substitué à l’ancienne notion « d’intégration scolaire ». La loi rappelle également le principe de l’obligation scolaire, obligation qui est aussi un droit pour ces enfants. Cela n’a pas échappé aux parents et aux différentes associations intéressées qui ont tenté de faire valoir en jurisprudence ce « droit à » la scolarisation.

 

A.     D’une proclamation législative à une affirmation jurisprudentielle

 

1.      Les contours du droit à la scolarisation

 

Les enfants et adolescents présentant un handicap ou un trouble invalidant de la santé sont soumis à l’obligation scolaire, comme tous les autres. L’article 112-1 du code de l’éducation précise que cette scolarisation doit se faire en priorité en milieu ordinaire. Mieux, les enfants concernés ont le droit d’être inscrits dans l’école ou l’établissement scolaire le plus proche de leur domicile. Cet établissement constitue leur établissement de référence. La HALDE a eu l’occasion dans une délibération n° 2008-169 du 7 juillet 2008 de se prononcer sur le droit pour l’enfant autiste d’être inscrit dans une école. Le refus de l’inspecteur a constitué une discrimination en raison du handicap. Enfin, concernant l’accessibilité des locaux, l’article L.112-1 du code de l’éducation prévoit que si l’établissement de référence est inaccessible, le surcoût lié au transport est mis à la charge de la collectivité territoriale compétente pour la mise en accessibilité des locaux.

Cette loi a été mise en application par de nombreux décrets. Ces derniers sont venus préciser notamment les éléments concrets des dispositifs mis en place par la loi. Par exemple, pour chaque enfant est élaboré un projet personnalisé de scolarisation en vertu de l’article L. 112-1 du code de l’éducation. Des décrets sont venus préciser le rôle des intervenants : l’enseignant référent, l’équipe de suivi de scolarisation 2.

Les proclamations législatives ne sont pas restées lettre morte, car on constate une nette amélioration du nombre d’enfants scolarisés. De 133 838 élèves scolarisés en 2004, on passe à 337 903 en 2014-2014 3. Cependant, il y a encore des lacunes importantes qui ont déclenché des saisines de la HALDE et du Défenseur des droits. Le combat continue également devant le prétoire du juge administratif.

 

2.      La consécration jurisprudentielle

 

Le contentieux de la scolarisation est relativement ancien. En 1988, le Conseil d’État déclarait déjà que « le manquement à l’obligation d’assurer l’éducation scolaire pouvait constituer une faute de nature à engager la responsabilité de l’État » (CE, 27 janvier 1988, Ministre de l’Éducation nationale c/Giraud, Lebon p. 39). Cette affaire concernait des enfants handicapés qui étaient scolarisés dans une section d’enseignement spécialisé et qui, faute d’enseignants en nombre suffisant, n’avaient pas pu bénéficier de tous les enseignements prévus au programme.

Le débat portait sur la nature de l’obligation incombant à l’État : était-ce obligation de moyen ou de résultat ? En effet, les juridictions du fond ont rendu des décisions parfois contradictoires.

Le tribunal administratif de Cergy Pontoise dans un jugement de 2003, M. et Mme Duca précise que ne pèse pas sur l’État une « obligation de résultat, eu égard, notamment, aux particulières difficultés que peut présenter la scolarisation de certains enfants handicapés » 4. En 2005, dans un jugement du tribunal administratif de Lyon Khelif 5, le juge administratif penche plutôt pour une obligation de moyen. Il y a absence de faute, car « la commission départementale de l’éducation spéciale du Rhône avait à trois reprises désigné des établissements susceptibles d’accueillir l’enfant et que seule l’absence de place disponible a empêché la scolarisation. En outre, il reconnaît que, au regard des circonstances, l’administration a fait preuve d’une diligence suffisante ». Puis en 2007, la Cour administrative d’appel de Paris dans l’affaire Hammerlin estime au contraire que « l’État a l’obligation légale d’offrir aux enfants handicapés une prise en charge éducative au moins équivalente à celle dispensée aux enfants scolarisés en milieu ordinaire », ajoute « que le manquement à cette obligation légale (…) est constitutif d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’État, sans que celui-ci puisse utilement se prévaloir de l’insuffisance des moyens budgétaires, de la carence d’autres personnes publiques ou privées dans l’offre d’établissements adaptés ou de la circonstance que des allocations sont accordées aux parents d’enfants handicapés pour les aider à assurer leur éducation » 6. Cette controverse a été tranchée par le Conseil d’État dans un arrêt Laruelle rendu le 8 avril 2009 par lequel il opte clairement pour une obligation de résultat : « le droit à l’éducation étant garanti à chacun quelles que soient les différences de situation, et, d’autre part, que l’obligation scolaire s’appliquant à tous, les difficultés particulières que rencontrent les enfants handicapés ne sauraient avoir pour effet ni de les priver de ce droit, ni de faire obstacle au respect de cette obligation ; qu’il incombe à l’État, au titre de sa mission d’organisation générale du service public de l’éducation, de prendre l’ensemble des mesures et de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que ce droit et cette obligation aient, pour les enfants handicapés, un caractère effectif ; que la carence de l’État est constitutive d’une faute de nature à engager sa responsabilité, sans que l’administration puisse utilement se prévaloir de l’insuffisance des structures d’accueil existantes ou du fait que des allocations compensatoires sont allouées aux parents d’enfants handicapés, celles-ci n’ayant pas un tel objet » 7. Par cette décision, le Conseil d’État reconnait un vrai droit à la scolarisation, met sur un plan identique tous les enfants et empêche l’État de se prévaloir de l’insuffisant financement de la politique de lutte contre le handicap. Il rejette les deux arguments traditionnellement invoqués par l’administration à savoir l’insuffisance de places dans les structures d’accueil et l’allocation de la prestation compensatrice.

D’un point de vue symbolique, le Conseil d’État, en situant la responsabilité sur le terrain de la faute, met en relief l’obligation pour l’État d’atteindre les objectifs qu’il s’est fixé 8.

L’arrêt Laruelle a connu une certaine fortune. Il a été appliqué au cas des enfants atteints du syndrome autistique. Pour eux, il existe des dispositions particulières, notamment l’article L. 246 -1 du code de l’action sociale et des familles. Cet article prévoit une prise en charge pluridisciplinaire dont l’éducation est un volet. Dans l’arrêt Beaufils 9, le Conseil d’État a tiré de cet article le droit à une prise en charge effective dans la durée, pluridisciplinaire, et adaptée à l’état et à l’âge de la personne atteinte de ce syndrome. Il précise que la prise en charge à domicile ne s’avère pas toujours suffisante et qu’un établissement ou un service doit pouvoir être fréquenté par les enfants autistes aussi bien à temps complet qu’à temps incomplet. Ainsi, l’administration a été sanctionnée sur le fondement de la faute de service constituée par la carence dans la prise en charge. Il semble y avoir une obligation de résultat à la charge de la puissance publique, dans la droite ligne de la loi du 11 février 20105 et de l’arrêt Laruelle. Ces consécrations jurisprudentielles sont importantes sur le plan des principes. Malheureusement, elles n’apportent qu’une satisfaction partielle.

 

B.     Une consécration peu opératoire

 

En effet, l’action contentieuse est en général mue par deux objectifs. Le premier par ordre d’importance est la scolarisation effective de l’enfant. Le second est la réparation des préjudices liés à la carence éducative. On comprendra donc que le recours en indemnité soit très utilisé et que des indemnisations soient très souvent accordées, mais la responsabilité n’a qu’une vertu compensatoire. Elle n’apporte qu’une satisfaction partielle, car elle ne permet absolument pas d’assurer la scolarisation effective de l’enfant. Il reste une autre voie de droit à emprunter qui est celle du recours en excès de pouvoir. Cependant, elle n’est pas d’une grande efficacité lorsqu’il s’agit de trouver une place dans une classe ou un auxiliaire de vie scolaire pour la rentrée. Il a donc semblé aux requérants que le référé liberté pouvait être plus efficace dans cette optique et c’est ainsi qu’une part du contentieux est portée devant le juge de l’urgence. Mais les décisions rendues jusqu’à présent sont décevantes.

 

1.      L’inefficacité du référé liberté

 

En effet, le bilan de l’utilisation du référé liberté laisse un goût amer. Certes, le juge a reconnu clairement le caractère fondamental du droit à l’éducation. Mais il apprécie la condition d’urgence et d’atteinte grave et immédiate à la liberté d’une façon si exigeante que le référé peut difficilement être fondé. De plus, quand bien même il serait fondé, les pouvoirs du juge des référés ne permettent pas réellement d’offrir une solution au problème de la carence éducative.

 

a.       L’affirmation du caractère « fondamental » du droit à l’éducation

 

On trouve une première trace de l’affirmation du caractère fondamental du droit à l’éducation dans une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Toulouse de 2002 10. En l’espèce, les parents d’un enfant handicapé demandaient au juge d’ordonner à l’inspecteur d’académie de désigner un établissement scolaire adéquat pour scolariser leur enfant. À cette occasion, le juge a réaffirmé que le droit à l’éducation « est au nombre des droits fondamentaux au sens des dispositions de l’article L. 521-2 en ce qu’il est un droit essentiel à l’épanouissement de l’enfant et spécialement protégé par la loi en ce qui concerne la scolarité obligatoire des enfants de moins de seize ans à laquelle sont soumis, en application de l’article L. 112-1 du code de l’éducation, les enfants et adolescents handicapés ». Ensuite, il ajoute qu’en ne proposant aucune solution pour la scolarisation de l’enfant dans un établissement approprié, l’inspection académique de la Haute-Garonne n’a pas respecté les dispositions de l’article L. 112-1 du code de l’éducation et a porté ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Toutefois, le jeune handicapé ayant été, postérieurement à l’introduction de ladite requête, accueilli par un établissement scolaire, il n’y avait pas lieu de statuer sur celle-ci. C’est en 2010 que le Conseil d’État a été amené à se prononcer dans une affaire concernant le jeune Théo qui après les vacances de la Toussaint n’a pas pu retourner à l’école faute d’assistante de vie scolaire. La sienne avait démissionné et le rectorat n’avait pas pu en recruter une en remplacement. Saisi par les parents, le tribunal administratif de Marseille avait ordonné la désignation d’un nouvel auxiliaire dans un délai de huit jours 11. En appel, le Conseil d’État a affirmé, dans le sillage de l’arrêt Laruelle, que « la privation pour un enfant, notamment s’il souffre d’un handicap, de toute possibilité de bénéficier d’une scolarisation ou d’une formation scolaire adaptée, selon les modalités que le législateur a définies afin d’assurer le respect de l’exigence constitutionnelle d’égal accès à l’instruction, est susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » 12. Mais il subordonne l’intervention du juge des référés à la preuve d’une « urgence particulière rendant nécessairement l’intervention du juge sous 48 h » et il tient compte de « l’âge de l’enfant, et des diligences accomplies par l’autorité administrative compétente, au regard des moyens dont elle dispose », pour apprécier la gravité et le caractère manifeste de l’illégalité. En l’espèce, le jeune Théo est resté scolarisé malgré l’absence d’auxiliaire et en dépit des difficultés engendrées. Il a donc considéré qu’il n’y avait pas d’atteinte grave et manifestement illégale.

 

b.       Le pouvoir limité du juge des référés

 

Cette interprétation stricte des conditions du référé liberté sont d’autant plus décevante qu’elles font craindre un retour en arrière. En effet, d’une part, le jeune Théo était en maternelle, ce qui remet sur le tapis la question du droit à la scolarisation en maternelle qui n’est pas couverte par l’obligation scolaire. La CAA de Versailles dans un arrêt du 4 juin 2010 13 avait déclaré qu’il n’y a pas de droit à l’admission scolaire avant 6 ans. Ainsi sur ce point-là, l’arrêt Epoux Peyrilhe ne marque aucune sorte d’évolution. Tout cela est en contradiction totale avec le but de la loi de 2005 qui est d’éduquer les handicapés, mais aussi d’éduquer les autres enfants au handicap. Il est bien connu que, plus tôt on commence, mieux c’est. D’autre part, l’obligation de moyen refait surface lorsque le juge prend en compte les diligences accomplies par l’administration au regard des moyens dont elle dispose. Cette interprétation stricte a été réitérée dans une ordonnance du 27 novembre 2013 14 à propos de la prise en charge d’un enfant autiste. Le Conseil d’État réaffirme le droit à une prise en charge pluridisciplinaire incluant la dimension éducative, mais une carence dans l’accomplissement de cette mission « n’est susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, que si elle est caractérisée, au regard notamment des pouvoirs et des moyens dont disposent ces autorités, et si elle entraîne des conséquences graves pour la personne atteinte de ce syndrome, compte tenu notamment de son âge et de son état ; qu’en outre, le juge des référés ne peut intervenir (…) que pour prendre des mesures justifiées par une urgence particulière et de nature à mettre fin immédiatement ou à très bref délai à l’atteinte constatée ». Le juge fixe ainsi des conditions d’admission du référé liberté particulièrement draconiennes. En effet, le simple constat d’une carence n’entrainera pas l’intervention du juge. Il faudra pour cela une carence « caractérisée au regard des pouvoirs et moyens de l’administration » et qu’elle entraîne des « conséquences graves » pour la personne autiste ; ce qui conduit à remettre en cause l’existence d’une obligation de résultat. Cette remise en cause est un problème pour deux raisons. Car, tout d’abord en plein contentieux, une telle obligation de résultat est largement consacrée. On ne voit pas bien pourquoi la nature de l’obligation varierait en fonction de la nature du recours. De plus, le juge méconnait ici la loi qui a supprimé la référence aux moyens disponibles dans le libellé de l’article L 246-1 du code de l’action sociale et des familles. C’est d’autant plus décevant comme décision que l’injonction semblait être le seul moyen d’assurer l’effectivité de ce droit. Les parents avaient demandé que soit enjointe la création d’une place supplémentaire en institut médico-éducatif. Le Conseil d’État a répondu que le juge des référés n’a pas le pouvoir de prononcer une telle injonction. Or en l’espèce, le jeune Xavier n’a reçu à aucun moment la prise en charge prévue par les différentes décisions de la CDAPH, cette prise en charge était temporaire, éclatée, et pourtant le juge n’a pas estimé qu’il y avait là atteinte grave et manifestement illégale, car les autorités non seulement avaient fait quelque chose, mais n’étaient pas en mesure de faire mieux. Cette ordonnance témoigne d’un double échec, l’échec de la prise en charge des enfants atteints d’un syndrome autistique et l’échec du référé liberté, les limites des pouvoirs de ce juge.

La satisfaction est sans doute plus grande en matière d’indemnisation, même si ce n’est qu’une voie de droit compensatoire.

 

2.      Le caractère compensatoire de la voie indemnitaire

 

Le recours en responsabilité est sans doute la voie de droit la plus favorable aux victimes en ce moment. Des décisions postérieures à la loi de 2005 ont apporté des précisions sur le fondement de l’engagement de la responsabilité de l’État et la nature des préjudices réparables.

 

a.       Le choix de la faute comme fondement de la responsabilité

 

C’est la faute de l’administration qu’il faudra invoquer. La responsabilité avait été envisagée fugacement, mais n’a pas été consacrée. En effet, le tribunal administratif de Lyon dans son jugement Khelif avait engagé la responsabilité sans faute de l’État, estimant que « l’État a fait peser sur l’enfant et ses parents une charge anormale et spéciale de nature à engager, dans les circonstances de l’espèce, sa responsabilité même en l’absence de faute ». C’était la première fois que la responsabilité sans faute de l’État du fait de la non-scolarisation d’un enfant handicapé était reconnue, de même que le caractère anormal et spécial du préjudice.

Mais des jugements et arrêts ultérieurs n’ont pas conforté la position des juges lyonnais. Dans l’arrêt Hammerlin, ou encore l’arrêt Laruelle, c’est finalement le fondement fautif qui a été privilégié. D’un point de vue symbolique, le choix de sanctionner la faute commise par l’État est très important. De plus, cela évite aux requérants d’avoir à prouver l’existence d’un préjudice anormal et spécial.

Une fois le fondement fixé, quelles sont les réparations possibles ?

 

b.       L’éventail des réparations envisageables

 

L’arrêt de la CAA de Versailles rendu sur renvoi dans l’affaire Laruelle en date du 1er décembre 2009 ainsi qu’un arrêt de la CAA Lyon du 21 juillet 2009 15 ont apporté des précisions sur la nature de la réparation que les familles peuvent obtenir.

Tout d’abord sont réparés le préjudice moral ainsi les troubles dans les conditions d’existence tant pour les enfants que pour les parents. Le préjudice financier est également indemnisé. Il s’agit essentiellement de la perte de revenus. En effet, nombre de parents prennent des congés, arrêtent de travailler ou travaillent à temps partiel pour s’occuper de leur enfant. Le bilan du Défenseur des droits de 2015 fait état d’un chiffre inquiétant 69 % des parents (qui ont souhaité témoigner) ont renoncé à toute ou partie de leur activité professionnelle pour s’occuper de leur enfant. Il n’est donc pas étonnant que dans l’affaire Labourier, la Cour administrative d’appel ait retenu la « privation de ressources » du père. Mais le préjudice financier est aussi constitué par la prise en charge des frais de scolarité. Ils ont été mis à la charge de l’État dans une espèce relative à un enfant qui a dû être scolarisé dans un établissement privé faute de place dans un établissement public 16 alors même que la commission départementale d’éducation spéciale avait désigné des établissements d’éducation spéciale (appellations qui sont antérieures à la loi de 2000). Enfin, la perte du lien social de l’enfant est considérée comme un préjudice indemnisable, ainsi que la perte d’autonomie qui résulte bien souvent de l’absence de scolarisation. On constate donc que les préjudices indemnisables sont largement entendus, ce qui est une bonne nouvelle ; même si on conviendra que ce n’est pas une réponse adéquate au besoin de scolarisation de l’enfant.

Finalement, si le droit à la scolarisation est acquis dans son principe, lorsque sa mise en œuvre rencontre des difficultés, le recours au juge ne permettra pas de les surmonter. Fort heureusement l’accès à l’école se passe pour beaucoup d’enfants sans avoir besoin de recourir au juge, ce qui amène à s’interroger sur les modalités de la scolarisation.

 

II. Les modalités de la scolarisation

 

La loi de 2005 a œuvré pour rendre ce droit à la scolarisation plus effectif. Tout d’abord, elle l’a fait en érigeant en principe la scolarisation des enfants en milieu ordinaire. Cependant, la France reste un système mixte, au sens où les enfants sont scolarisés soit dans des établissements qui relèvent globalement de l’Éducation nationale soit dans des établissements qui relèvent du ministère de la Santé. Ensuite, cette loi a également créé des outils, mis en place de nombreux moyens pour faire ce droit une réalité.

 

A.     Un système mixte et complexe

 

1.      Le principe de la scolarisation individuelle dans des classes ordinaires

 

Le code de l’éducation érige en principe la scolarisation en milieu ordinaire au sein des écoles maternelles et élémentaires, des collèges, des lycées, des établissements privés sous contrat avec l’État, des établissements publics locaux d’enseignement de formation professionnelle agricole (relevant de l’État ou du secteur privé).

Il y est fait néanmoins exception si ce mode de scolarisation n’est pas adapté aux besoins de l’enfant. Dès lors, la scolarisation peut se faire en alternance dans un établissement scolaire et dans un établissement sanitaire ou médico-social, soit uniquement dans un établissement sanitaire ou médico-social, soit partiellement et temporairement à domicile, l’enseignement étant dispensé par un enseignant dans le cadre d’un service d’assistance pédagogique à domicile, soit l’enseignement peut être réalisé par la famille via le CNED.

Aujourd’hui, le principe de cet accueil en milieu ordinaire n’est guère plus contesté, mais il existe encore des obstacles ou des résistances à cette forme de scolarisation, car il bouleverse les habitudes, suppose des adaptations pédagogiques qui permettront de tenir compte de la spécificité du public. In fine, cela nécessite des apprentissages nouveaux de la part de l’enseignant lui-même. Les retours montrent que l’expérience de terrain joue un rôle fondamental. Les enseignants ayant accueilli des enfants handicapés déclarent avoir acquis des expériences nouvelles, transférables à l’ensemble des élèves. Une enquête de la HALDE en 2008 montre que les enseignants ou directeurs d’établissements scolaires ayant accueilli des enfants handicapés ont le sentiment que cela fonctionne bien à 86 % ; alors que 56 % de ceux qui n’en accueillent pas pensent qu’ils leur seraient difficile de les accueillir et appréhendent cette première expérience. La sensibilisation progresse, c’est sur le terrain de la formation et de l’information que des lacunes graves semblent subsister.

Lorsque la scolarisation individuelle en milieu ordinaire n’est pas possible, on peut orienter l’enfant vers une scolarisation collective.

 

2.      La scolarisation collective

 

Elle peut se faire dans deux structures : les classes pour l’inclusion scolaire (en élémentaire) et les unités localisées pour l’inclusion scolaire (au second degré/collège).

 

a.       Les classes pour l’inclusion scolaire

La CLIS constitue un dispositif collectif de scolarisation installé dans une école élémentaire ou maternelle. Elle est destinée à l’élève qui a besoin de façon récurrente ou continue d’adaptations pédagogiques spécifiques liées à sa situation de handicap. L’enseignant qui y est affecté élabore un projet en tenant compte des différents objectifs des projets de scolarisation des élèves, permettant à chacun d’apprendre à son rythme. Elle est une classe à part entière de l’école dans laquelle elle est implantée. En effet, d’une part, les enseignants de l’école peuvent être amenés à scolariser dans leur propre classe un élève de la CLIS. D’autre part, ces classes prennent part aux activités organisées pour tous les élèves dans le cadre du projet d’école.

 

b.       Les unités localisées pour l’inclusion scolaire (collèges/lycées)

Les ULIS sont les successeurs des unités pédagogiques d’intégration créées en 1995. Il s’agissait à l’époque de remédier aux difficultés d’apprentissage des collégiens présentant un handicap mental. En 2001, ce dispositif a été étendu à tous les handicaps sensoriels ou moteurs au collège et au lycée. En septembre 2010, le dispositif a été baptisé « Unité localisée pour l’inclusion scolaire » et vise les élèves en situation de handicap ou de maladie invalidante.

Ces unités proposent une pédagogie adaptée aux besoins particuliers de ces élèvent tout en assurant la réalisation de leurs projets personnalisés de scolarisation. L’élève a vocation à suivre les cours dans une classe ordinaire ; sauf lorsque ses besoins d’apprentissage nécessitent un lieu spécifique. Les élèves de l’ULIS participent aux activités du projet d’établissement avec les autres élèves, que ce soit des activités éducatives, culturelles et sportives.

Ces deux structures sont le plus souvent des classes spécialisées dans lesquelles l’élève passe la majorité du temps. Mais il se peut qu’elles soient plus simplement un appui de la classe ordinaire dans laquelle est scolarisé l’enfant.

Il existe d’autres dispositifs adaptés.

 

3.      Des dispositifs adaptés

 

On peut tout d’abord citer les sections d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) qui ne sont pas destinées spécifiquement aux personnes handicapées, mais qui, en réalité, en accueillent beaucoup, notamment des jeunes porteurs de troubles intellectuels ou cognitifs. Ces structures que l’on trouve au collège sont dédiées aux élèvent qui connaissent des difficultés scolaires graves et durables ; à ceux qui ne maitrisent pas toutes les compétences et connaissances définies dans le socle commun, attendues à la fin du cycle des apprentissages fondamentaux et présentent a fortiori des lacunes importantes dans l’acquisition des compétences prévues à l’issue du cycle des approfondissements. Cette section, animée par des enseignants spécialisés, a pour d’amener les jeunes à l’obtention d’un diplôme qualifiant.

On peut également citer les établissements régionaux d’enseignement adapté (EREA) ou lycées d’enseignement adapté (LEA). Ils dispensent un enseignement professionnel, général et technologique destiné à des élèves en difficulté scolaire et/ou sociale, présentant des handicaps auditif, visuel, moteur ou physique et proposent si nécessaire un internat éducatif. Sur les 80 établissements métropolitains, 75 d’entre eux proposent un internat éducatif, c’est une spécificité notable de ce dispositif. Les EREA accueillent les élèves à partir de la classe de 6e. Les LEA eux recrutent à partir de la 3e ou de la 2de. Leur mission est double, il s’agit bien évidemment d’orienter et de former l’élève, mais surtout de les insérer socialement et professionnellement.

Lorsque la scolarisation en milieu ordinaire ne peut se faire, les enfants handicapés peuvent être orientés vers des établissements ou des services sociaux ou médico-sociaux

 

4.      La scolarisation en établissement médico-social

 

On note une augmentation du nombre d’enfants scolarisés dans ce type d’établissements ainsi qu’une grande variété de ces structures : les instituts médico-éducatifs (65 % des 69 600 places installées), les instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (14 % des plages installées en 2010), les instituts d’éducation motrice (7500 places installées), les établissements pour polyhandicapés (5600 places installées), les instituts d’éducation sensorielle et les instituts des jeunes sourds et jeunes aveugles (nombre en décroissance).

Ces différentes structures assurent une forme de scolarisation de deux façons. En effet, elles peuvent comporter une unité d’enseignement (IME, ITEP, IEM) composée d’enseignants spécialisés et/ou d’éducateurs. Autre possibilité, un service d’éducation spéciale et de soins à domicile (SESSAD) peut être rattaché à l’établissement, leur nombre est en augmentation. Il faut préciser que le SESSAD peut suivre un enfant scolarisé en milieu ordinaire.

La scolarisation dans des établissements médico-sociaux est parfois une nécessité, bien qu’elle se situe aux antipodes de l’esprit de la loi de 2005. Le maintien d’une structure duale pose toujours des problèmes de coordination. C’est pour cela qu’un décret du 2 avril 2009 a invité des différents acteurs de la scolarisation des enfants handicapés à développer des coopérations entre les écoles et les établissements ordinaires et les établissements et services sociaux. Mais ces scolarités partagées sont peu nombreuses aujourd’hui. Il y a encore du travail sur la coordination entre les établissements qui relèvent de l’Éducation nationale et du ministère de la Santé.

La scolarisation suppose une structure, comme on vient de le voir, mais aussi des moyens.

 

B.     Des moyens au service de la réussite de la scolarisation

 

Les moyens mis en œuvre sont de nature diverse. Les plus intéressants sont relatifs à la construction d’un parcours de scolarisation pour la personne en situation de handicap. Il ne s’agit pas juste de la mettre dans une classe ; cette scolarisation est pensée, cette pensée est formalisée dans un projet personnalisé de scolarisation.

La réalisation de ce projet passe par la mise à disposition de personnels spécifiques et de moyens matériels particuliers. La loi de 2005 et les textes qui ont suivi ont formalisé ces outils.

 

1.      Une méthodologie particulière : le projet personnalisé de scolarisation

 

Le projet personnalisé de scolarisation précise les modalités de déroulement de la scolarité d’un élève handicapé, les actions pédagogiques, psychologiques, éducatives, sociales, médicales et paramédicales répondant aux besoins particuliers des élèves présentant un handicap. Il détermine notamment si une aide humaine est octroyée, s’il y a besoin d’un matériel pédagogique adapté, ainsi que la qualité et la nature des accompagnements. L’élaboration de ce projet commence par évaluation qui réalisée par une équipe pluridisciplinaire appartenant à la maison départementale des personnes handicapées. Les parents du mineur ou le majeur en situation de handicap peuvent demander la constitution d’un tel projet.

L’expérience montre que cet outil est intéressant, mais aussi que sa mise en œuvre est parfois chaotique. Il serait peu et mal utilisé 17. Il est souvent préparé par l’équipe pédagogique de l’école de référence et non l’équipe pluridisciplinaire de la MDPH. Il est souvent fait sans évaluation des besoins de l’enfant et formule directement des solutions de prise en charge. Les parents ne sont pas toujours consultés avant sa validation en commission des droits et de l’autonomie des personnes en situation de handicap. Cependant, il faut replacer ce bilan dans un contexte de demandes croissantes où les outils et moyens adaptés manquent.

Pour remédier à la question de l’outil, a été développé un « Guide de l’évaluation des besoins de compensation des personnes handicapées » en 2010.

Il s’agit du GEVA Sco, c’est un outil de recueil de données. Il permet de faire partager les éléments d’observation de l’élève en situation scolaire à tous les membres de l’équipe pluridisciplinaire, ainsi qu’aux membres de la CDAPH, mais ne se substitue pas à des outils d’évaluation spécifiques au domaine d’expertise de chaque professionnel.

Un arrêté du ministre de l’Éducation nationale, en date du 6 février 2015 consacre et formalise cet outil. Cet instrument intervient lorsqu’un élève (ou ses parents si l’élève est mineur) a saisi la MDPH d’une première demande d’élaboration d’un projet personnalisé de scolarisation, les informations relatives à sa situation scolaire peuvent être recueillies au moyen du GEVA-Sco première demande. Ce document est renseigné par l’équipe éducative. Si l’élève bénéficie déjà d’un projet personnalisé de scolarisation, l’évaluation de ce projet est faite annuellement par l’équipe de suivi de la scolarisation. Les informations recueillies au cours de cette évaluation sont transcrites dans le GEVA Sco réexamen.

Le 6 février 2015 a été pris un autre arrêté formalisant le projet personnalisé de scolarisation, les références et nomenclatures applicables au PPS, cet arrêté n’entrera en vigueur qu’au 1er septembre 2015.

Une fois que ce PPS est formalisé, vient le temps du suivi. À cet effet, il existe une équipe de suivi de la scolarisation, ESS. Elle est composée des parents (si mineurs) ou de l’élève majeur, de l’enseignant référent, de tous les enseignants qui ont en charge l’élève, même ceux qui relèvent d’établissements ou de services de santé, les services sociaux, les directeurs d’établissements publics locaux d’enseignement ou privés sous contrat, les psychologues scolaires. Cette équipe facilite la réalisation du projet, s’assure de son évaluation annuelle, propose les aménagements.

L’élaboration et le suivi du parcours de formation supposent l’allocation de moyens.

 

2.      Des moyens humains renforcés

 

Au-delà des moyens purement financiers, il faut souligner l’importance des moyens humains mis au service de la réussite de cette scolarisation, sans oublier l’allocation de moyens matériels. Pour ce qui concerne les moyens matériels, on peut évoquer la pratique du prêt de certains outils tels : des claviers adaptés, des dispositifs de synthèse vocale, des tables réglables, logiciels de conversion, des logiciels de conversion en braille ou logiciels d’agrandissement de caractère, des imprimantes en braille.

Les moyens humains eux renvoient aux enseignants, surtout à l’enseignant référent et aux accompagnants de l’enfant.

L’enseignant référent a été mis en place par l’article 9 du décret n° 2005-1752 du 30 décembre 2005. Il est un élément important du mécanisme de suivi de l’enfant, car il a pour tâche de coordonner ce suivi. Plus spécifiquement, il a pour mission d’accueillir l’élève et d’informer la famille ; de faire le lien avec l’équipe de la MDPH. C’est lui qui anime l’équipe de suivi de la scolarisation, il contribue à l’élaboration du projet personnalisé de scolarisation, à son évaluation également, entre autres.

Ces enseignants référents sont malheureusement peu nombreux. En 2007, un enseignant pouvait suivre jusqu’à 300 enfants ce qui laisse planer un doute sur la qualité du suivi individuel. En 2011, Le rapport du sénateur Paul Blanc parle de 1476 enseignants référents. Mais surtout, il met l’accent sur l’inégalité de leur charge de travail selon les départements. Par exemple, dans le Val d’Oise, il y a un enseignant référent pour 36 élèves, alors que dans le Tarn, il y en a un pour 223 élèves. La moyenne nationale est de 127 élèves par enseignant. Quant au vécu de cette fonction, les témoignages mettent l’accent sur le caractère chronophage de la fonction, ce qui conduit l’enseignant référent à prioriser : éteindre les incendies, jouer un rôle de médiation, débloquer les situations.

En plus de l’enseignant référent, l’élève en situation de handicap peut être aidé par un accompagnant. Cette aide humaine peut être individuelle ou mutualisée. Elle sera individuelle si l’élève qui requiert une attention soutenue et continue. Elle suppose une présence exclusive de l’accompagnant, dans la proximité immédiate de l’élève et pendant le temps notifié ou pour les activités définies par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées qui décide de cette attribution. Cette aide recouvre trois domaines d’activité : l’accompagnement dans les actes de la vie quotidienne, dans l’accès aux activités d’apprentissage, dans les activités de la vie sociale et relationnelle. L’aide mutualisée répond aux besoins d’accompagnement d’élèves qui ne requièrent pas une attention soutenue et continue. L’accompagnant peut aider simultanément plusieurs élèves.

Aujourd’hui, la question qui suscite la réflexion est surtout celle du statut de ces personnels. En effet, il a été procédé à un recrutement massif de personnel en contrat aidé, ce qui a fini par poser un problème en fin de contrat et en cas d’absence de renouvellement. La question de la formation s’est aussi posée pour plusieurs raisons : une partie du cursus relevait plus de l’information que de la professionnalisation ; le volume de 60 heures requises n’était pas toujours atteint, ce volume n’était pas non plus suffisant pour la prise en charge de certains handicaps particulièrement lourds. De plus, la durée limitée des contrats aidés (6 mois ou un an) ne permettait pas une réelle continuité de l’accompagnement. L’enjeu est aujourd’hui de professionnaliser cet accompagnement, car les différents rapports mettent l’accent sur la précarité de leur statut et le faible degré de professionnalisation. A été également souligné l’ambiguïté de ces deux éléments et le fait que cette fonction est reconnue par tous comme essentielle.

À la rentrée 2014, les accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH) remplacent les auxiliaires de vie scolaire recrutés par contrat d’assistant d’éducation (AED-AVS). Les AESH sont des agents contractuels de l’État recrutés par contrat de droit public. Leur contrat est d’une durée maximale de trois ans, renouvelable dans la limite de six ans. Au terme de six années continues d’engagement, les AESH peuvent bénéficier d’un contrat à durée indéterminée (CDI). Au 1er septembre 2014, sur les quelque 28 000 AESH, 5 000 ont pu bénéficier d’un CDI. Avec 41 000 personnes en contrat aidé à la rentrée 2014, c’est au total 69 000 personnes qui accompagnent des élèves en situation de handicap.

Au-delà de cet accompagnement spécifique et individualisé, il faut évoquer les enseignants qui accueillent de plus en plus d’enfants dans les classes ordinaires. Cet accueil a rendu nécessaire une adaptation de leur formation. Le gouvernement a mis en place des modules de formation à distance pour les enseignants des classes ordinaires afin qu’ils puissent prendre connaissance des grandes caractéristiques des troubles des élèves, des besoins habituellement identifiés et des adaptations pédagogiques à mettre en œuvre. Ces modules sont accessibles en ligne et se déclinent par type de trouble. Le chemin parcouru en dix ans n’est qu’un début et il faut espérer que les moyens financiers permettent d’aller au bout de la logique de l’école inclusive.

 

 

Notes:

  1. P. Blanc, « La scolarisation des enfants handicapés », Rapport remis au Président de la République en mai 2011, Délibération de la HALDE n° 2011-119 du 18 avril 2011, Sondage sur la scolarisation en milieu ordinaire des enfants en situation de handicap en élémentaire et au collège réalisé par la HALDE, le CNSA et MEN en 2011, le Sénat en 2012, le Conseil d’Analyse stratégique a étudié la scolarisation au niveau européen dans une note d’analyse N° 314 de janvier 2013, le Défenseur des droits a sorti un bilan de la décennie 2005-2015 « 2005-2015, Dix ans d’action pour la défense des droits des personnes handicapées » http://www.defenseurdesdroits.fr/fr/publications/rapports/rapports-thematiques/2005-2015-dix-ans-dactions-pour-la-defense-des-droits-des.
  2. décret n° 2005-1752 du 30 décembre 2005 relatif au parcours de formation des élèves présentant un handicap et l’arrêté du 17 août 2006 relatif aux enseignants référents et à leurs secteurs d’intervention
  3. source : INSEE, Mode de scolarisation des enfants et adolescents en situation de handicap en 2014-2015, DEPP
  4. TA Cergy Pontoise, 8 décembre 2003, M. et Mme Duca, AJDA 2004. 1431, note J. Alzamora
  5. TA Lyon, 29 septembre 2005, Khelif, AJDA 2005, p. 2359, note S. Cursoux-Bruyère
  6. CAA Paris, 11 juillet 2007, Ministre de la Santé et des solidarités c/M. et Mme Haemmerlin, n° 06PA01579 ; Lebon T. p. 686. ; AJDA 2007, p. 2151, concl. B. Folscheid, RDSS 2007, 1087, concl. B. Folscheid ; ibid. 1095, note H. Rihal
  7. CE, Ass. 8 avril 2009, Laruelle, req. n° 311434 ; AJDA 2009. 1262, concl. R. Keller ; D. 2009. 1508, obs. C. de Gaudemont, note P. Raimbault ; RDSS 2009. 556, note H. Rihal
  8. Cf. Conclusions de R. Keller, AJDA 2009, p. 1262
  9. CE, 16 mai 2011, Beaufils, Lebon p. 241 ; AJDA 2011, p. 994 ; ibid., p. 1749, note H. Belrhali-Bernard ; RDSS 2011, p. 745, note H. Rihal
  10. TA Toulouse, 6 décembre 2002, M. et Mme T. c/Inspection académique de la Haute-Garonne, req. n° 02/3440, AJDA 2004. 1431, note J. Alzamora
  11. TA Marseille, M. et Mme P., req. n° 1007392
  12. CE, 15 décembre 2010, Ministre de l’Éducation nationale de la jeunesse et de la vie associative contre Epoux Peyrilhe
  13. CAA Versailles, 4 juin 2010, Ministre du Travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, n° 09VE01323 ; AJDA 2010, p. 2004, concl. S. Davesne
  14. CE, 27 novembre 2013, M. et Mme A. (enfant Xavier), req. n° 373300 ; RFDA 2014, p. 531, note L. Fermaud ; AJDA 2014, p. 574, note Fort
  15. req. n° 06LY02419
  16. CAA 4 juin 2010, Ministre du travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, 09VE01323, AJDA 2010. 2004, concl. S. Davesne
  17. C.-L. CAMPION et I. DEBRÉ, « Rapport d’information fait au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois sur l’application de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005, pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », Sénat, n° 635, 4 juillet 2012

Handicap et droit social

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Si le droit de la sécurité sociale tente de compenser le handicap afin de maintenir la personne dans une situation la plus proche possible d’une vie quotidienne normale, le droit du travail s’efforce depuis longtemps d’améliorer l’insertion professionnelle sans réellement y parvenir. Si le maintien dans l’emploi a pu bénéficier  de l’obligation de reclassement mise à la charge de l’employeur, l’accès reste encore inférieur à la moitié de l’objectif de 6% d’emplois. Seul un effort conséquent sur la formation et la qualification permettra d’espérer un changement.

 

Ronan BERNARD-MENORET, Maître de conférences en droit privé, HDR, Université de La Réunion

 

handicapL’un des objectifs de la Loi de 2005 était d’améliorer l’accès et le maintien dans l’emploi des personnes handicapées. Améliorer, car cet objectif d’insertion professionnelle des personnes handicapées existait déjà avant la Loi de 2005. D’ailleurs, les questions de santé dont fait partie le handicap sont à l’origine du droit du travail et du droit de la sécurité sociale, qui forment le droit social. Ceci pourrait conduire à de longs développements. Aussi nous attacherons nous à la situation des seules personnes handicapées et ce au regard de cet objectif au double aspect qu’est l’insertion professionnelle. Aussi devenons exclure le droit de la sécurité sociale dont l’objectif, plus général, consiste  à faciliter la vie quotidienne de la personne handicapée, quand bien même cette facilitation contribue évidemment à la possibilité pour elle d’exercer une activité professionnelle. Ainsi, La personne handicapée qui emploie une aide à domicile peut bénéficier d’une exonération de cotisations et d’une réduction d’impôt sur le revenu. Elle peut également bénéficier de l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Celle-ci est ouverte à tout personne d’au moins 20 ans et résident en métropole ou dans un département d’outre-mer, si lui est reconnu un taux d’incapacité permanente d’au moins 80% ou compris entre 50 et 80% avec une restriction substantielle et durable d’accès à l’emploi. La condition d’âge est abaissée à 16 ans si la personne ne réunit plus les conditions pour ouvrir droit aux allocations familiales. Mais les avantages vieillesse ou invalidité ou encore les rentes d’accident du travail se déduisent de l’AAH. Ce qui n’est pas le cas des autres ressources personnelles de la personne handicapée. L’allocation est versée par la caisse d’allocation familiale et se monte à 800,45 € par mois.

En outre, il est possible, et c’est une création de la loi de 2005, de bénéficier d’un prestation de compensation du handicap (PCH) pour les personnes de moins de 60 ans ayant une difficulté absolue dans la réalisation d’une activité de la vie quotidienne ou une difficulté grave pour au moins deux activités. Le but est de prendre en charge des services d’aides pour la personne handicapée. La prise en charge se fait entre 80 et 100% des frais avec des plafonds horaires de prix. Par ailleurs, l’aide cesse à partir de 75 ans ce qui fait l’objet d’une critique. D’ailleurs, globalement, la logique de limites d’âges doit être critiquée puisque le but est de simplifier l’aide aux personnes ce qui ne s’arrête pas à un âge donné. Par ailleurs, si le dispositif a pu améliorer la couverture des besoins, il s’avère particulièrement onéreux.

La logique à l’égard des proches est semblable. Il s’agit d’offrir un accompagnement financier progressif en fonction de la charge supportée par les proches. Ce à quoi s’ajoute des dispositions devant faciliter le soutien par les proches. A ce titre, l’on trouve le congé de présence parentale, le congé de soutien familial ou, comme indiqué précédemment, l’aménagement des horaires de travail. En outre, on peut relever l’affiliation gratuite à l’assurance vieillesse et/ou une majoration de leur durée d’assurance vieillesse pour les proches ayant la charge d’une personne ayant un taux d’incapacité d’au moins 80% et d’un départ à taux plein à 65 ans s’ils ont élevé un enfant handicapé.

Surtout on relèvera la complexité du dispositif  d’allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH) qui fonctionne sur un taux de base de 129,99 € par mois et connaît 6 catégories complémentaires en fonction de la charge supportée pour atteindre une aide maximale de 1103.08 €. Ceci pouvant se cumuler avec la prestation de compensation et à laquelle peut encore s’ajouter une majoration spécifique pour parent isolé d’enfant handicapé d’un montant de 434,64 €. Heureusement, les services publics ont mis en place une information internet mais il faut reconnaître que l’ensemble du dispositif ne brille pas par sa lisibilité.

On constate donc les efforts faits, même si le dispositif peut être amélioré, pour accompagner la personne handicapée et ses proches dans la recherche de la conservation d’une vie quotidienne normale et de l’exercice d’activité notamment professionnelles.

Reste la question de l’accès propre dit à l’emploi. Deux situations se distinguent nettement. D’une part celle de l’insertion et d’autre part celle du maintien dans l’emploi. La distinction ne tient pas seulement à la différence d’objectifs, d’ailleurs ceux-ci sont complémentaires. Elle tient d’abord à une différence de fondement juridique, l’insertion se faisant par l’obligation de la loi et le maintien par l’effet de la jurisprudence. Elle tient, ensuite et surtout, par la différence de philosophie des employeurs à l’égard des personnes handicapées selon qu’elles soient à la recherche d’un emploi ou qu’elles fassent déjà partie de l’entreprise. A l’égard des premières, l’employeur se montre réticent ce qui justifie le recours à une contrainte légale mais cette même contrainte vient également renforcer les réticences des employeurs. A l’égard des secondes, il ne s’agit plus de candidats et donc d’inconnus mais de membres du personnel, de personnes formées aux us de l’entreprise. Ceci modifie profondément la motivation de l’employeur.

Dès lors, on constatera l’insuffisance des mesures devant conduire à l’accès à l’emploi (I) alors que le maintien dans l’emploi bénéficie pour des raisons tant juridiques que d’intérêt de l’entreprise d’une situation plus favorable (II), ce qui conduit à mettre l’accent sur la qualification comme clef de l’insertion professionnelle (III).

 

I – Sanctions et incitations, insuffisantes à permettre l’accès à l’emploi

 

Le législateur a cherché à promouvoir l’accès à l’emploi tant par des dispositions sanctionnatrices  (A) que par des mesures d’incitations (B). Pourtant, l’on doit constater le bilan mitigé de ce dispositif en matière d’accès aux entreprises privées, nécessitant la mise en place de structures dédiées (C).

 

A – Les sanctions

 

Toutes les entreprises ou établissement, c’est à dire entité disposant de la faculté d’embaucher ou de licencier, employant au moins 20 salariés au 31 décembre de l’année sont tenues d’embaucher 6% de personnes handicapées. La règle des 6% donne lieu, pour sa bonne application, à un arrondi à l’entier supérieur.  Notons que les personnes morales de droit public connaissent aussi une obligation d’embauche mais à l’égard de règles qui leur sont propres. A leur égard la loi de 2005 a étendu la participation financière en cas de non atteinte de l’objectif ce qui a contribué au développement de l’emploi depuis la loi. En effet, entre 2005 et 2012, il a pu être constaté un doublement des embauches dans les administrations et le taux d’emploi est parvenu à 4,2% en moyenne 1.

Qui sont les bénéficiaires de cette obligation et quelles en sont les modalités ?  Les bénéficiaires s’entendent, principalement : Des travailleurs reconnus handicapés par la CDAPH, des victimes d’AT ou de MP ayant entraîné une incapacité permanente au moins égale à 10%, des titulaires d’une pension d’invalidité lorsque cette invalidité réduit d’au moins deux tiers les capacités de travail.

A noter que le salarié bénéficiaire n’a pas l’obligation d’informer son employeur de cette qualité mais il bénéficie de ses droits attachés à sa situation de travailleur handicapé bien qu’il n’ait pas informé son employeur.

Quant aux modalités, il s’agit évidemment de l’embauche de personnes bénéficiaires, c’est le but du dispositif mais également, d’accueil de stagiaires (stages d’au moins 40 heures et donnant lieu à la conclusion d’une convention) ou d’achat de prestations de service au secteur adapté ou protégé (entreprises adaptées, centres de distribution de travail à domicile (CDTD), ou encore établissements ou services d’aide par le travail (ESAT). Le recours à ces formules ne peut complètement satisfaire à l’obligation d’embauche. Autrement dit, l’obligation des 6% ne pourra être remplie par ces seules modalités. Enfin, l’employeur peut verser une contribution annuelle à l’AGEFIPH (au plus tard le 1er mars de l’année suivante) ou encore appliquer un accord collectif prévoyant un programme d’action en faveur des personnes handicapées.

La difficulté de ce dispositif tient au fait que des modalités de natures différentes doivent permettre de parvenir au taux d’obligation d’emploi. Ainsi, pour vérifier si l’employeur a respecté ce taux, il faut déjà apprécier le temps d’emploi de bénéficiaires (ont-ils travaillés sur toute l’année civile ? était-ce à temps plein ?). Ensuite, et surtout, il faut pouvoir traduire des prestations de service ou la mise en œuvre d’un accord en temps de travail.

Le mécanisme est complexe mais l’idée est de transformer le coût pour l’entreprise en valeur de smic horaire ce qui permet alors d’obtenir une valeur en temps de travail et donc en emploi, puisque 1600 fois le smic horaire représente un temps plein annuel.

A noter que le Comité d’entreprise ou à défaut les délégués du personnel, est consulté sur toutes les mesures prises en vue de faciliter le travail des personnes handicapées et notamment en ce qui concerne l’embauche, les contrat de sous-traitance ou encore la mise à disposition de travailleurs handicapés par une entreprise adaptée.

Cette obligation n’a que peu d’impact et ne participe davantage à la lourdeur des obligations sociales, actuellement en discussion, qu’à l’insertion des personnes handicapées.

Si le taux n’est pas atteint, la contribution AGEFIPH s’applique pour la part manquante en la multipliant à un nombre de smic horaires variant selon la taille de l’entreprise (400 smic pour les entreprises entre 20 et 199 salariés, puis 500 jusqu’à 749 salariés, puis 600 fois). Pour les entreprises n’ayant occupé aucun bénéficiaire, une sur-contribution de 1500 fois le smic horaire est due.

Voici pour l’aspect contraignant de l’obligation. Mais le législateur a également cherché à motiver les entreprises par des aides financières.

 

B – Les incitations

 

Ainsi, l’AGEFIPH propose divers mécanismes auxquels s’ajoutent des aides légales. Il s’agit d’abord de la prime spécifique d’apprentissage représentant 520 fois le smic horaire (payée par moitié à la fin des deux premières années d’apprentissage). Il s’agit, ensuite de l’aide à l’emploi pour les personnes atteintes d’un lourd handicap et s’élevant annuellement à 450 smic. L’aide peut être doublée si les charges induites par le handicap sont particulièrement élevées.

 

C – Un bilan mitigé

 

Au résultat, contrainte et aides ne sont pas parvenus à atteindre l’objectif. Le taux d’emploi, s’il s’est amélioré, est encore à 3,1% 2 donc très éloigné de l’objectif des 6%. Si l’on observe que l’obligation remonte à la loi d’orientation du 30 juin 1975 renforcée par le loi du 10 juillet 1987, on mesure la faiblesse du résultat, surtout en comparaison des établissements publics qui ne sont soumis à un dispositif contraignant que depuis la loi de 2005. Le point positif vient de l’amélioration du taux d’emploi c’est la baisse du nombre d’entreprises n’employant pas de personnes handicapées qui est à relever. En effet, depuis 2005, le pourcentage des entreprises n’employant aucune personne handicapée est passé de 35 à 11%. Mais ne faut-il pas y voir une action minimale des employeurs dans le seul but d’éviter la sur-contribution en cas d’absence totale de personnes handicapées dans les effectifs ? Mais peut-être est-ce également la conséquence d’une amélioration de la situation sur le terrain du maintien dans l’emploi de personnes devenues handicapées (V. II) ?

Sur la possibilité d’atteindre l’objectif, la situation de chômage structurel et le manque de qualification des personnes handicapées ne permettent pas d’être optimiste.

En complément de ces dispositifs, des structures spécialement orientées vers le public bénéficiaire ont donc été reconduites avec des changements de dénominations.  Si tous les employeurs sont visés par l’obligation d’embauche, des formes particulières que sont les entreprises adaptées et les centres de distribution de travail à domicile ont été mises en place.  Elles doivent recevoir au moins 80% de travailleurs handicapés et conclure avec le préfet un contrat d’objectif triennal valant agrément. Ceci leur permet de bénéficier d’aides spécifiques. D’une part, elles perçoivent une aide par personne employée, dite aide au poste, se montant à 80% du smic correspondant à la durée de travail (dans la limite de la durée légale). D’autre part, elles perçoivent une subvention visant au suivi social et à la formation de l’individu. Celle-ci comporte une part fixe de 900 € par travailleur concerné et une part variable définie dans le contrat d’objectif. Elles peuvent également bénéficier des aides prévues pour les employeurs en général, sans toutefois les cumuler avec l’aide au poste.

Autre spécificité, le salarié démissionnaire bénéficie pendant un délai d’un an d’une priorité de réembauche, s’il a démissionné pour une entreprise ordinaire. L’on retrouve ici le mécanisme mis en place dans le cadre des licenciements économiques. L’esprit en est toutefois différent puisqu’il s’agit ici de garantir un retour à l’emploi pour celui qui tenterait sa chance en milieu ordinaire.  Cette disposition est certainement nécessaire et elle illustre les difficultés rencontrées par les personnes handicapées pour s’insérer en milieu ordinaire malgré le dispositif de contrainte légale et surtout pour s’y maintenir. En effet, l’un des principaux problèmes de l’insertion tient au manque de qualification des bénéficiaires ceci nuit à l’embauche mais aussi très vite au maintien dans l’emploi.

C’est un autre aspect du droit du travail à destination des personnes handicapées que l’insertion, celui du maintien dans l’emploi.

 

II – Un maintien dans l’emploi doublement favorisé

 

Tant l’accent mis sur l’obligation de reclassement par la jurisprudence (A) que la recherche de l’intérêt de l’entreprise (B) plaident en faveur du maintien des personnes handicapées dans l’emploi.

 

A – Un maintien judiciairement favorisé

 

En situation d’emploi, le salarié handicapé est presque un salarié comme les autres. C’est un salarié comme les autres car il dispose des mêmes droits et obligations que les autres salariés, qu’il ne doit subir aucun traitement discriminant en raison de son handicap. Presque, car il bénéficie de certaines mesures liées à son handicap comme le fait que son poste de travail doive être adapté ainsi que les sanitaires et le lieu de restauration s’il en existe un. En outre, il peut bénéficier d’aménagement d’horaires. Ceci vaut également pour ses proches et les aidants familiaux. A l’inverse, le fait d’avoir été embauché dans le cadre de l’obligation d’emploi ne lui permet pas de bénéficier des dispositions conventionnelles en cas de rechute sauf si la convention elle-même le prévoit ou que son affection soit consolidée.

Mais finalement, la situation du salarié handicapé est-elle si différente de celle du salarié ordinaire ? L’obligation de sécurité de résultat pesant sur l’employeur l’oblige à prendre toutes les mesures en vue de garantir la santé de ses salariés et finalement à offrir des postes de travail les plus adaptés face aux risques pour la santé.

Mais le point marquant au regard du maintien dans l’emploi découle de la jurisprudence en matière d’inaptitude. Celle-ci ne vise pas spécialement les personnes handicapées. Il s’agit de traiter toutes les situations d’inaptitudes mais de ce fait elle englobe la situation des personnes qui deviendraient handicapées en cours d’exécution du contrat de travail.  L‘article L 1226-2 du Code du travail est à l’origine des obligations pesant sur l’employeur. Ainsi dispose-t-il que : « Lorsque, à l’issue des périodes de suspension du contrat de travail consécutives à une maladie ou un accident non professionnel, le salarié est déclaré inapte par le médecin du travail à reprendre l’emploi qu’il occupait précédemment, l’employeur lui propose un autre emploi approprié à ses capacités. Cette proposition prend en compte les conclusions écrites du médecin du travail et les indications qu’il formule sur l’aptitude du salarié à exercer l’une des tâches existantes dans l’entreprise. L’emploi proposé est aussi comparable que possible à l’emploi précédemment occupé, au besoin par la mise en oeuvre de mesures telles que mutations, transformations de postes de travail ou aménagement du temps de travail. »

La loi interdit donc de licencier un salarié en raison de son handicap mais permet le licenciement s’il est devenu inapte à son poste et que son reclassement est impossible. Or, la Cour de cassation est venue mettre en lumière que le motif n’est pas l’inaptitude, même à tout poste dans l’entreprise mais l’impossibilité de reclassement. Ainsi dans une première jurisprudence du 18 juillet 2000, la chambre sociale de la Cour de cassation indiquait qu’en l’absence de proposition de la part du médecin du travail, l’employeur devait solliciter son avis. Surtout, par un arrêt du 7 juillet 2004, la même juridiction est vue clairement affirmer que « l’avis du médecin du travail déclarant l’intéressé inapte à tout emploi dans l’entreprise, auquel doit être assimilé l’avis d’inaptitude à tout travail, ne dispense pas l’employeur de son obligation de reclassement ». Or, en pratique, les employeurs tiraient précédemment comme conséquence de l’avis d’inaptitude à tout poste, la rupture du contrat. Désormais, la rupture allait se fonder sur l’impossibilité de reclasser le salarié, obligation à la charge de l’employeur.

L’employeur doit donc chercher les adaptations possibles du poste du salarié inapte mais également les postes qu’il pourrait, en considération de ses compétences, pourvoir et ce en liaison avec la médecine du travail. C’est alors l’implication de la médecine du travail plus que la volonté de l’employeur qui est déterminante dans le maintien dans l’emploi de la personne devenue handicapée.

Ceci a profondément modifié la pratique au sein des entreprises en les amenant à considérer qu’un salarié atteint d’une inaptitude physique pouvait toujours avoir sa place dans l’effectif et ceci sous la menace de voir le licenciement prononcé sanctionné.

 

B – Un maintien dans l’intérêt de l’entreprise

 

Au de-là de la rigueur de l’appréciation de la Cour de cassation au regard des recherches de reclassement, un autre aspect plaide en faveur du maintien dans l’emploi. L’employeur a intérêt au maintien du salarié car celui-ci est une ressource pour l’entreprise. Le poste occupé contribue au fonctionnement de l’entreprise mais surtout la connaissance de l’entreprise par le salarié représente l’atout majeur. Plus son ancienneté dans la structure est importante, plus sa connaissance du fonctionnement, de la clientèle, des fournisseurs, des dossiers, des règles administratives ou juridiques applicables est élevée et fait de lui une personne contribuant à la fluidité de fonctionnement de l’entreprise. Son remplacement non programmé pénalise l’entreprise et doit motiver l’employeur à l’éviter.

Evidemment, cette situation est liée à l’ancienneté du salarié mais également à la technicité du poste occupé, sans qu’il soit besoin d’envisager un très haut niveau de qualification. Ce qu’il convient de considérer c’est la nécessité d’une bonne connaissance de l’entreprise ou de ses techniques de production au regard du poste en considération. Plus le salarié représentera un atout pour l’entreprise, plus l’employeur aura intérêt à le conserver et donc à s’efforcer de rechercher activement une adaptation du poste de travail.

Ces éléments nous amènent à conclure que c’est au regard de la plus value qu’apporte le salarié que se détermine le choix d’un employeur tant d’embaucher que de maintenir dans l’emploi celui-ci.

 

III – La qualification, clef de l’insertion professionnelle

 

Une décision d’embauche ou de maintien dans l’emploi ne se détermine pas par rapport à des mesures contraignantes ou incitatives. Celle-ci est conditionnée par les nécessités de l’entreprise et le choix du candidat se fait au regard de son aptitude à remplir au mieux les finalités du poste. Cette logique ne vise pas uniquement la question du handicap. On peut avoir le même raisonnement pour les emplois aidés. Ceux-ci ne génèrent pas des embauches. Celles-ci sont la conséquence du seul besoin de l’entreprise. En outre, l’employeur n’usera de cette option que si elle permet de satisfaire la finalité du poste.

Nous avons pu observer que les obligations d’embauche et les mesures incitatives n’étaient pas parvenues à atteindre l’objectif posé par la loi. Il convient donc de changer d’angle de vue, de prendre en considération ce qui conduit à l’embauche afin de placer les personnes handicapées en situation de répondre aux attentes des employeurs.

C’est donc la question de la qualification qui se trouve au centre de cet enjeu de l’insertion professionnelle. Celle-ci était d’ailleurs un des axes principaux de la loi de 2005 mais il convient de constater, mais c’est l’objet d’une autre contribution, que les efforts sont encore nettement insuffisants.

Ce n’est que lorsque cette dimension aura bénéficier des efforts nécessaires et qu’elle aura permis de fournir une main d’œuvre répondant aux attentes des entreprises que les mesures tant contraignantes qu’incitatives pourront jouer un rôle compensatoire au handicap. L’employeur verra alors d’abord une personne répondant à ses attentes qui, accessoirement, est porteuse d’un handicap, pour lequel il peut être aidé s’il est besoin d’adapter le poste de travail.

 

Notes:

  1. On notera que depuis la proportion continue d’augmenter puisqu’elle atteint désormais 4, 9%.
  2. Chiffre pour l’année 2011

[Commentaire] Commentaire de la décision M. Czabaj rendue par le Conseil d’Etat le 13 juillet 2016 : une décision apparemment juste et réellement utile

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La décision M. rendue par l’Assemblée du contentieux le 13 juillet 2016 constitue indéniablement un grand arrêt du contentieux administratif. Son dispositif opère d’une part un revirement de jurisprudence en ce qu’il prive le requérant du bénéfice de la jurisprudence dite Griesmar. Dépassant d’autre part le seul cas d’espèce, ses motifs restreignent considérablement le délai de recours contre certaines décisions administratives, au terme d’une appréciation moins juste qu’utile.

Hakim Daïmallah est Docteur en droit public, GERJC-ILF (Aix-Marseille Université) et Avocat au barreau de Marseille

 

darmallahMenée sous l’étendard de la sécurité juridique, l’évolution du contentieux administratif se poursuit, et l’étoile du recours pour excès de pouvoir continue de pâlir, éclipsée tantôt par le pouvoir réglementaire – à l’origine notamment de la restriction de l’intérêt donnant qualité à agir en matière d’urbanisme -, tantôt par le pouvoir juridictionnel – à l’origine notamment de la fermeture du recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables du contrat, « compensée » par l’ouverture d’un recours direct de pleine juridiction contre ce dernier, à des conditions pour le moins restrictives. La décision M. Czabaj rendue par l’assemblée du contentieux le 13 juillet dernier s’inscrit indéniablement dans la continuité de ce mouvement 1.

Par arrêté en date du 26 septembre 1991, notifié le 24 juin 1991, le ministre de l’économie et des finances concède à un ancien brigadier de police une pension de retraite. Celle-ci omettant la bonification pour enfants prévue par l’article L. 12 b) du Code des pensions civiles et militaires, le destinataire de l’arrêté saisit la juridiction administrative, ici le Tribunal administratif de Lille, aux fins d’annulation et d’injonction au ministre de procéder à une nouvelle liquidation de la pension.  Par ordonnance en date du 2 décembre 2014, le Tribunal administratif de Lille rejette la demande eu égard à sa tardiveté, l’enregistrement de la requête étant intervenu plus de vingt-deux ans après l’arrêté attaqué. Saisi d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat commence par le considérer bien-fondé : faute de mention dans la décision contestée de la juridiction compétente pour statuer sur un éventuel litige, le délai de recours contentieux s’avère en effet inopposable au requérant, en vertu de l’article R. 104 du Code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, repris par l’article R. 421-5 du Code de justice administrative.  Réglant l’affaire au fond, le juge décide alors d’annuler l’ordonnance attaquée et de rejeter la demande au motif que « il résulte de ce qui précède que le recours dont M. Czabaj a saisi le tribunal administratif de Lille plus de vingt-deux ans après la notification de l’arrêté contesté excédait le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé ».

Le dispositif de la décision ne manque pas d’interroger en ce qu’il prive le requérant de l’application de la jurisprudence Griesmar 2, résultant de la réponse de la CJCE saisie à titre préjudiciel 3, et considérant illégal le refus d’attribuer aux hommes la bonification pour enfants. La motivation retenue – le « ce qui précède » – interpelle encore davantage, au terme d’une appréciation objective du raisonnement exposé, c’est-à-dire ni critique ni apologique mais synthétique du revirement de jurisprudence opéré. A condition d’entendre la justice comme « la quête d’une fin (…) sans posséder au préalable un critère du juste » 4, la décision se révèle juste seulement en apparence, dès lors qu’une jurislation succède à une conciliation (I). A condition d’entendre l’utilité comme « la quête (…) d’un but (…) fixé par le cerveau de l’homme », la décision se révèle en réalité utile, dès lors qu’une instrumentalisation succède à une universalisation (II).

 

I. Une décision apparemment juste : de la conciliation à la jurislation

 

L’antépénultième considérant de la décision s’avère remarquable en ce qu’il illustre la dualité du juge administratif, exerçant une fonction classique de garant d’une juste application des normes en vigueur, et une fonction plus singulière de créateur des normes applicables. Le Conseil d’Etat opère d’abord une conciliation entre deux principes juridiques fondamentaux, la sécurité juridique et le droit au recours (A). Loin de s’en contenter, il se fait ensuite jurislateur, en ce qu’il édicte une règle procédurale générale et impersonnelle sans fondement textuel (B).

 

A. La conciliation : la sécurité juridique et le droit au recours

 

Le Conseil d’Etat s’efforce en l’espèce de concilier deux principes juridiques applicables 5, c’est-à-dire d’en optimiser l’effectivité en dépit d’une contradiction avérée quoique latente 6, en l’occurrence la sécurité juridique au sens de la stabilité des normes juridiques (1) et le droit au recours au sens de la sanction des normes juridiques (2).

 

  1. La sécurité juridique ou la stabilité des normes

Se livrant à un exercice de dogmatique juridique, le Conseil d’Etat estime que « le principe de sécurité juridique (…) implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps ». Alors que la conceptualisation de la notion relève de la gageure 7, il opte ainsi pour l’une des portées généralement conférées au principe de sécurité juridique, celui de la stabilité, et en délaisse opportunément bien d’autres 8. En effet, la sécurité juridique implique aussi la prévisibilité, notamment celle « du juge, de ses attitudes et raisonnements, ainsi que du corpus de règles qu’il adoptera pour trancher un litige » 9.

Menant à terme son raisonnement, le Conseil d’Etat considère alors que le principe de sécurité juridique implique que « le destinataire de la décision [administrative individuelle dépourvue de la mention des voies et délais de recours] ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable ». A cet égard, si l’efficacité de l’action publique impose de limiter en tout état de cause le délai de recours contentieux, cette exigence crée elle-même « un risque pour la sécurité des justiciable, – la forclusion pouvant être rapidement encourue et sans possibilité de régularisation » 10.

 

  1. Le droit au recours ou la sanction des normes

Il ne fait guère de doute que le Conseil d’Etat concilie le principe de sécurité juridique avec le droit au recours, dès lors qu’il considère que ledit principe « fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance ». Confirmant notamment le renouveau de la théorie de la connaissance acquise 11, il annonce ainsi un remarquable revirement de jurisprudence, en l’occurrence celle selon laquelle « le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative », et permet l’exercice d’un recours sans limite de durée à compter de l’édiction de la décision administrative individuelle litigieuse 12.

Jusque-là, le juge accomplit simplement son office, qui ne consiste pas à appliquer mécaniquement les textes, mais à appliquer justement les textes. Que des principes dits fondamentaux, en raison de la valeur supra législative de leur support textuel, influent sur l’application de règles dotées d’une valeur juridique inférieure ne doit pas surprendre. Il s’agit d’une de leurs fonctions, lentement mais sûrement construite, en l’occurrence celle de référence pour un contrôle concret du droit en vigueur, c’est-à-dire pour un contrôle de son application conforme auxdits principes, lequel conduit le cas échéant à la flexibilité des lois et règlements. En tant que personnes juridiques, les personnes publiques et les personnes privées bénéficient de la sécurité juridique 13 et du droit au recours, principes rattachables à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789.

 

B. La jurislation : l’édiction d’une règle sans fondement textuel

 

La lecture de la décision étonne surtout en raison du dépassement de fonction effectué par le Conseil d’Etat, qui passe de la conciliation à la jurislation. La décision s’approche de l’arrêt de règlement en ce que le juge édicte une véritable règle générale et impersonnelle (1), dépourvue de tout support textuel (2).

 

  1. L’édiction d’une règle jurisprudentielle

Le Conseil d’Etat considère « qu’en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance ». Il pose ainsi une règle, c’est-dire une norme qui – à la différence d’un principe – dicte « des résultats quoiqu’il en advienne » 14, assortie de dérogations qui constituent autant de règles distinctes.

A bien y songer, la décision du Conseil d’Etat se rapproche d’une décision abondamment commentée rendue par la Cour de cassation le 4 décembre 2013 15. La juridiction suprême de l’ordre judiciaire se prononce alors sur le sort à réserver au mariage célébré plus de vingt ans auparavant, entre un homme et son ancienne bru (l’ex-épouse de son fils), en dépit de la prohibition posée par l’article 161 du Code civil et invocable dans un délai de trente ans (art. 184). La première chambre civile casse l’arrêt de Cour d’appel qui annule le mariage, en raison d’une violation du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne, tout en se gardant d’indiquer une durée au-delà de laquelle le juge judiciaire refuserait désormais de sanctionner un mariage entaché d’une nullité d’ordre public. Et pour ceux tentés d’en douter, un communiqué de la Cour de cassation précise que « la portée de cette décision est limitée au cas particulier examiné. Le principe de la prohibition du mariage entre alliés n’est pas remis en question ».

 

  1. L’absence de fondement textuel

La règle consacrée par le Conseil d’Etat ne manque pas d’interroger. A l’instar du Professeur Delvolvé dans son commentaire relatif à la décision dite Ternon 16, on se demande de quel texte il tire ce délai d’un an. Quant à la dérogation liée à des circonstances particulières, elle se distingue par une imprécision à tout le moins curieuse, dans le contexte d’une décision faisant la part belle à la sécurité juridique. La Haute juridiction semble ainsi ménager un moyen pour échapper à la rigueur du délai qu’elle vient elle-même de consacrer 17.

La question de l’utilité même de l’édiction de cette règle jurisprudentielle se pose finalement dans le contexte de l’espèce. A l’instar d’autres 18, le juge administratif pouvait en faire l’économie 19, et simplement rejeter la requête au motif que vingt-deux années ne constituent pas un délai raisonnable pour contester une décision administrative individuelle, fusse-t-elle dénuée de la mention des voies et délais de recours, eu égard aux circonstances. Elle s’en tenait ainsi à sa fonction juridictionnelle – rendre la justice -, laissant ainsi les « faiseurs de système » à leur fonction dogmatique et doctrinale – disserter et échanger sur la notion de délai raisonnable -, et le cas échéant la loi ou le règlement à sa fonction normative – déterminer un délai de recours contentieux.

 

II. Une décision réellement utile : de l’universalisation à l’instrumentalisation

 

Le pénultième considérant de la décision révèle finalement les véritables desseins du Conseil d’Etat. Se positionnant sur l’applicabilité de la règle qu’il vient de consacrer, il décide son applicabilité immédiate à l’espèce et sa rétroactivité. Il universalise ainsi la règle nouvelle en refusant de moduler son applicabilité dans le temps (A). Ce faisant, le Conseil d’Etat dévoile la finalité poursuivie par son action normative, c’est-à-dire l’instrumentalisation de la règle nouvelle, laquelle doit profiter à l’intérêt général, au détriment des intérêts particuliers (B).

 

A. L’universalisation de la règle ou l’absence de modulation dans le temps de son effet

 

Dans le sillage des travaux de Roger Bonnard 20, la doctrine distingue l’effet du motif d’un acte juridique : le premier désigne le résultat immédiat de l’activité normative tandis que le second désigne la raison avancée par l’autorité normative pour justifier l’édiction de la norme. Pour motiver l’absence de modulation dans le temps de la règle qu’il consacre, le Conseil d’Etat précise qu’elle porte une atteinte au droit au recours (1), justifiée par la mise en œuvre de la sécurité juridique (2).

 

  1. L’effet de la règle nouvelle : l’atteinte au droit au recours

La règle prétorienne nouvelle s’applique en principe rétroactivement : il s’agit d’une rétroactivité par « essence » 21 ou par « nature » 22. Dans l’ordre administratif, il s’agit également d’une rétroactivité légitime : orientée vers le perfectionnement de l’Etat de droit, la norme jurisprudentielle favorise généralement le contrôle juridictionnel des actes de l’autorité publique à l’initiative des administrés-justiciables 23. A la suite de la juridiction judiciaire 24, la juridiction administrative déroge cependant à la rétroactivité de la norme jurisprudentielle dans deux cas, lorsque cette rétroactivité méconnaît le droit au recours 25 ou la sécurité juridique 26. Le juge module alors dans le temps les effets de sa règle.

En l’espèce, le Conseil d’Etat estime que la règle consacrée « ne porte pas atteinte à la substance du droit au recours ». Il convient ici de relever l’évolution de la formulation usitée, notamment par rapport à celle de la décision dite Tarn-et-Garonne. Le Conseil d’Etat y considère en effet que les nouvelles règles du contentieux des contrats administratifs « n’apportent pas de limitation au droit fondamental qu’est le droit au recours » 27, alors même qu’elles restreignent considérablement la possibilité pour un administré d’obtenir l’annulation d’un contrat public illégal.

Aussi, en constatant explicitement l’absence d’atteinte à la substance du droit au recours, le juge du Palais Royal semble – à tout le moins implicitement – constater une atteinte à la marge du droit au recours. La règle nouvelle porte certes atteinte au droit au recours, mais elle en préserve le noyau dur. Bref, si la juridiction ôte quelques feuilles, elle ne touche pas au cœur, selon l’image de l’artichaut chère au Doyen Favoreu.

 

  1. Le motif de la règle nouvelle : la mise en œuvre de la sécurité juridique

Le contrôle d’une atteinte à une liberté fondamentale s’effectue d’abord à l’aune de sa justification. A l’égard du droit au recours, le Conseil d’Etat considère que la règle consacrée « tend seulement à éviter que son exercice, au-delà d’un délai raisonnable, ne mette en péril la stabilité des situations juridiques et la bonne administration de la justice, en exposant les défendeurs potentiels à des recours excessivement tardifs ». La référence à la stabilité des situations juridiques ne surprend guère – quoiqu’elle intéresse aussi celles illégalement constituées -, dès lors que la Haute juridiction la présente comme le corollaire du principe de sécurité juridique : celui-ci motive l’ingérence dans le droit au recours des justiciables incarnée par la règle jurisprudentielle édictée.

La référence à la bonne administration de la justice surprend davantage. C’est que la réduction pour le moins drastique du délai de recours contentieux, c’est-à-dire de la possibilité d’annulation juridictionnelle d’un acte illégal, est moins juste qu’utile. Le désengorgement des prétoires relève de l’utilité, non de la justice, sauf à considérer que nier un litige contribue à le résoudre. En diminuant les hypothèses d’intervention du juge administratif, la règle nouvelle diminue le contrôle du caractère juste des actes administratifs. Le Conseil d’Etat ne s’en cache pas du reste, puisqu’il considère que le régime antérieur exposait « les défendeurs potentiels » – les auteurs des décisions administratives individuelles – « à des recours excessivement tardifs ».

 

B. L’instrumentalisation de la règle : la promotion de l’intérêt général au détriment des intérêts particuliers

 

Le contrôle d’une atteinte à une liberté fondamentale s’effectue aussi à l’aune de son intensité rapportée à sa finalité. Il s’agit d’un contrôle de proportionnalité de l’ingérence au regard du but qu’elle poursuit. L’effet et le motif d’un acte juridique se distinguent ainsi de son but, entendu comme le résultat médiat de l’activité normative, la finalité métajuridique poursuivie par l’autorité normative. Le Conseil d’Etat considère à ce titre que la règle qu’il consacre « a pour seul objet de borner dans le temps les conséquences de la sanction attachée au défaut de mention des voies et délais de recours ». Elle vise dès lors à renforcer la préservation de l’intérêt général (1), et conduit en conséquence à un affaiblissement de celle des intérêts particuliers (2).

 

  1. Le renforcement de la protection de l’intérêt général

Le Conseil d’Etat fixe ad nutum à un an la durée de vulnérabilité à une requête contentieuse de la décision administrative individuelle, connue de son destinataire mais dépourvue de la mention des voies et délais de recours. Il met ainsi immédiatement à l’abri de l’annulation juridictionnelle une quantité non négligeable d’actes juridiques défavorables aux administrés et potentiellement illégaux. Il préserve dès lors la finalité recherchée par lesdits actes, présumant sans doute le caractère général de l’intérêt qu’ils poursuivent. Dans la mesure où le recours pour excès de pouvoir se veut d’utilité publique, l’existence d’un délai de recours contentieux relativement court peut se justifier. Encore faut-il que la décision en cause comporte les éléments nécessaires à l’introduction prompte d’une requête, c’est-à-dire propres à mettre le destinataire en mesure d’exercer son droit au recours avec célérité.

La Haute Instance réduit surtout la responsabilité des émetteurs de ces actes dans l’insécurité juridique identifiée, alors même que celle-ci résulte d’abord du défaut de mention des voies et délais de recours dans la décision en cause, ainsi que de son illégalité. En déresponsabilisant partiellement les autorités en charge de l’action publique, le Conseil d’Etat semble se concentrer moins sur la pathologie – au mieux la négligence, au pire la perfidie, des autorités – que sur ses symptômes, en l’occurrence l’instabilité des normes administratives.

 

  1. L’affaiblissement de la protection des intérêts particuliers

La règle jurisprudentielle nouvelle et son applicabilité rétroactive altèrent la préservation des intérêts particuliers. Le juge administratif lèse en effet immédiatement un nombre important d’administrés, privés du pouvoir d’obtenir l’annulation de décisions individuelles défavorables illégales. Autrement dit, la norme nouvelle procède à une promotion de l’intérêt de tous, au détriment des intérêts de chacun.

Le Conseil d’Etat assimile ainsi tous les justiciables à des agents pathogènes, en leur imputant l’insécurité juridique constatée, alors que seuls les plus négligents – à moins qu’ils ne subissent simplement qu’un manque d’informations – participent à l’insécurité juridique identifiée, à supposer évidemment que l’administration n’en constitue pas la seule cause. Jusqu’à présent, l’administration assumait l’entière responsabilité de la précarité de ses propres décisions. Tous les administrés se voient désormais contraints de redoubler de vigilance – et de diligences – s’ils souhaitent bénéficier de la résolution juridictionnelle du litige né d’une décision dénuée de mention des voies et délais de recours. La déresponsabilisation de l’administration s’accompagne en définitive d’une responsabilisation des administrés.

 

*

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A condition de s’écarter un instant de la neutralité, et de porter un jugement de valeur, la décision du Conseil d’Etat suscite notamment trois observations. D’abord, l’absence de délai pour contester une décision administrative individuelle, à défaut de mention des voies et délais de recours, pouvait certes apparaître comme une durée excessivement longue. Elle pouvait cependant apparaître comme la juste contrepartie de l’exercice imparfait d’une prérogative exorbitante du droit commun – imposer unilatéralement sa volonté à peine de sanction -, c’est-à-dire comme une sujétion exorbitante du droit commun, somme toute juste.

La décision se rapproche ensuite d’un arrêt de règlement –la juridiction ne semble s’en cacher du reste 28 – donc d’une violation des articles 5 du Code civil prohibant de tels arrêts, et L.9 du Code de justice administrative imposant la motivation juridictionnelle. La règle édictée dans les motifs d’une décision souffre en effet elle-même d’un défaut de justification. Aussi la légitimité du juge pour édicter une telle règle interroge nécessairement, au regard du principe de séparation des pouvoirs.

La décision pose enfin la question du contrôle juridictionnel de l’action publique : si celle-ci vise la satisfaction de l’intérêt général, et que la juridiction administrative veille à son efficacité, qui s’assure de sa justice, c’est-à-dire de « l’équilibre de la balance » entre tous les intérêts 29, le général et les particuliers ?

 

Notes:

  1. CE Ass., 13 juillet 2016, M. Czabaj, n°387763, Leb.
  2. CE 6/4 SSR, 29 juillet 2002, M. Griesmar, n°41112, Leb.
  3. CJCE, 29 novembre 2001, Griesmar, C-366/99.
  4. M. VILLEY, « Préface historique », APD. Tome 26, 1981, p. 10.
  5. ZAGREBELSKY (G.), Le droit en douceur, Paris / Aix-en-Provence, Economica / PUAM, coll. « Droit public positif », 2000, p. 105 : « des critères pour prendre position face à des situations a priori indéterminées, quand elles viennent à se présenter effectivement (…) leur signification n’est pas déterminable dans l’abstrait, mais seulement dans le concret, et c’est dans le concret seulement qu’on peut en saisir la portée ».
  6. DWORKIN (R.), Prendre les droits au sérieux, 1977, tr. fr. par ROSSIGNOL (M.-J.) et LIMARE (F.) de Taking rights seriously, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1995, p. 84-85 : « Les principes ont une dimension dont sont dépourvues les règles : celle du poids ou de l’importance. Quand deux principes entrent en conflit (…) celui qui est chargé de résoudre le litige doit prendre en considération le poids relatif de chacun d’eux ».
  7. BOISSARD (S.), « Comment garantir la stabilité des situations juridiques individuelles sans priver l’autorité administrative de tous moyens d’action et sans transiger sur le respect du principe de légalité ? Le dilemme du juge administratif », CCC, n°11, 2001, p. 79 : « la notion de sécurité juridique est un concept si général que l’on peut lui faire dire ce que l’on veut ».
  8. DEVOLVE (P.), « Contrats publics et sécurité juridique », in Rapport public du Conseil d’Etat, Le contrat, mode d’action publique et de production de normes, Paris, La Documentation française, coll. « EDCE », 2008, p. 329 : « la sûreté ; l’intelligibilité et la clarté du droit ; les libertés ; la non-rétroactivité ; le respect des droits acquis ; les droits de la défense ; la légalité ; la stabilité ; la rédaction des textes ; la responsabilité pour promesses non tenues, pour renseignements erronés, pour changement de législation ou de réglementation ; l’obligation de ne pas appliquer un règlement illégal ; la limitation des effets d’une annulation, d’un changement de jurisprudence ; l’autorité de la chose jugée ; les garanties légales des exigences constitutionnelles ; le droit au juge ; les délais de recours ; les délais de forclusion ; on pourrait dire aussi tout simplement le respect du droit et le respect du juge ».
  9. BOULOUIS (N.), « Regards d’un rapporteur public du côté du droit privé des contrats », AJDA, 2009, p. 921.
  10. CHAPUS (R.), Droit du contentieux administratif, Paris, Monchrestien, coll. « Domat droit public », 12ème éd., 2006, n°688.
  11. CE 7/2 SSR, 11 décembre 2013, Mme N’Dre Regnault, n°365361, Leb. ; CE 6/1 SSR, 15 avril 2016, M. D., n°375132, Leb.
  12. Cf. CE Sect., 13 mars 1998, Assistance publique – Hôpitaux de Paris, n° 175199-180306, Leb. ; CE 9/10 SSR, 15 novembre 2006, M. Toquet, n°264636, Leb. T.
  13. CE Sect., 5 décembre 2005, Mme Tassius, n°278183, Leb. T.
  14. DWORKIN (R.), Prendre les droits au sérieux, op. cit., p. 96 : « Seules les règles dictent des résultats quoiqu’il en advienne. Quand un résultat contraire est obtenu, c’est que la règle a été abandonnée ou changée. Les principes ne fonctionnent pas de la sorte : ils font pencher la décision dans un sens, quoique de façon non décisive, et ils demeurent intacts quand ils n’ont pas prévalu ».
  15. Civ. 1ère, 4 décembre 2013, n°12-26066, Bull. n°234.
  16. CE Ass., 26 octobre 2001, Ternon, n°197018, Leb. ; DEVOLVE (P.), « Le découplage du retrait et du recours », RFDA, 2002, p. 88 et s.
  17. L. DUTHEILLET DE LAMOTHE et G. ODINET, « Délai de recours : point trop n’en faut », AJDA, 2016, p. 1633 : « quand bien même le délai d’un an constituera la référence appropriée, des circonstances particulières pourront conduire à le modifier à la marge, en fonction notamment de l’enjeu du litige, de la complexité de la situation, de la vulnérabilité des parties… ».
  18. Cf. CJUE, 28 février 2013, Arango Jaramillo e.a. c. BEI, C-334/12.
  19. CE Ass., 28 juin 2002, Ministre de la justice c. Magiera, n°239575, Leb. ; CE 6/1 SSR, 9 mai 2012, Commune de Tomino, n°341259, Leb. T.
  20. BONNARD (R.), « Le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir », RDP, 1923, p. 363 et s.
  21. RIVERO (J.), « Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle », AJDA, 1968, p. 15 et s.
  22. CARBONNIER (J.), Droit civil. Introduction, Paris, PUF, coll. « Thémis droit privé », 27ème édition, 2002, n°144.
  23. Cf. GUYOMAR (M.) et SEILLER (B.), Contentieux administratif, Paris, Dalloz, coll. « HyperCours », 3ème éd., 2014, n°1059/1077.
  24. Ass. plén., 21 décembre 2006, SA La Provence venant aux droits de société Le Provençal et autre contre Véronique D., n°00-20493, Bull. n°15.
  25. CE Sect., 6 juin 2008, Conseil départemental de l’ordre des chirurgiens-dentistes de Paris, n°283141, Leb.
  26. CE Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n°291545, Leb.
  27. CE Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994, Leb., cons. 5.
  28. L. DUTHEILLET DE LAMOTHE et G. ODINET, « Délai de recours : point trop n’en faut », op. cit., p. 1632 : « les conclusions du rapporteur public témoignent d’une volonté de dégager une solution générale au problème de la possibilité de recours perpétuelle ».
  29. VILLEY (M.), « Contre l’humanisme juridique », APD. Tome 13, 1968, p. 205.

Interdiction de parler aux détenus. À propos de l’article 434-35 du Code pénal et de son inconstitutionnalité

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La loi française interdit d’adresser la parole à un détenu « en dehors des cas prévus par les règlements ». Cette disposition semble difficilement justifiable, et le Conseil constitutionnel aura bientôt l’occasion de le constater au moyen d’une décision qui devrait lui permettre d’amorcer l’amélioration annoncée de la motivation de ses décisions.

Thomas Hochmann est Professeur de droit public à l’Université de Reims, Directeur adjoint du CRDT 1

http://conflits.revues.org/docannexe/image/12913/img-3.pngLa plupart des normes qui limitent la liberté d’expression interdisent de communiquer certains messages, ou de provoquer certaines conséquences au moyen d’une expression. Ainsi, on interdira de faire l’apologie du terrorisme, de nier un génocide, d’inciter à la violence, de porter atteinte à l’honneur d’un individu, etc. Il est beaucoup plus rare que l’expression interdite soit définie sans égard à son contenu ou à ses effets. On peut difficilement la décrire par une simple référence au locuteur : une telle interdiction générale faite à un individu de s’exprimer paraît difficilement justifiable. Il est en revanche envisageable de définir l’expression interdite uniquement par son destinataire : il sera alors défendu de s’adresser à quelqu’un. Ainsi, sur certaines lignes de bus, interdiction est faite aux usagers de parler au conducteur. Ainsi, en France, est-il en principe interdit à quiconque d’adresser la parole à un détenu.

En vertu de l’article 434-35 du code pénal, « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende le fait, en quelque lieu qu’il se produise, de remettre ou de faire parvenir à un détenu, ou de recevoir de lui et de transmettre des sommes d’argent, correspondances, objets ou substances quelconques ainsi que de communiquer par tout moyen avec une personne détenue, en dehors des cas autorisés par les règlements ». Le passage en italique a été inséré dans cet article par la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure, sur la proposition des députés Fenech et Garraud, auteurs d’un amendement en ce sens.

Le 19 octobre 2016, la Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité relative à ce fragment de l’article 434-35. On peut s’attendre à ce que le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnelle cette disposition. Mais, à l’heure où le président du Conseil constitutionnel ne cesse d’annoncer une amélioration de la motivation des décisions 2, on peut surtout espérer que le Conseil profite de cette saisine pour rendre une décision argumentée de manière quelque peu détaillée 3. L’occasion est belle, tant la disposition litigieuse présente de nombreux problèmes de conformité à la Constitution.

Pour examiner la conformité d’une norme avec un droit garanti par la Constitution, trois étapes sont nécessaires. Elles ont été formalisées par la doctrine et la jurisprudence allemandes, et le Conseil constitutionnel a pu en prendre connaissance lors des récents échanges avec la Cour de Karlsruhe 4. Il convient de préciser le droit fondamental qui couvre le comportement visé, d’établir si la mesure litigieuse constitue une atteinte à ce droit, et enfin de juger si cette atteinte est justifiée. Les deux premières questions ne posent aucun problème en l’espèce, et le Conseil n’aura guère besoin de s’y attarder. La communication entre individus est évidemment un comportement protégé par la liberté d’expression, et l’interdiction de communiquer avec une personne détenue est bien sûr une restriction de ce droit. Elle limite en effet la liberté d’émettre des expressions, mais également celle d’en recevoir 5. Les détenus demeurent bénéficiaires de leurs droits fondamentaux, même si de plus amples restrictions sont permises à leur égard. L’article 434-35 constitue donc bien une atteinte à la liberté d’expression des détenus et de ceux qui seraient susceptibles de communiquer avec eux.

Il reviendra donc au Conseil constitutionnel d’examiner si cette atteinte est justifiée. Comme il a déjà eu l’occasion de l’expliquer, une atteinte à la liberté d’expression est justifiée si elle est « nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi » 6. Un tel contrôle, cela va sans dire, présuppose de déterminer quel est cet objectif poursuivi. Sans cette première étape, il n’est pas possible d’examiner si la mesure litigieuse est nécessaire, adaptée ou proportionnée. Ce dernier critère, celui de la « proportionnalité au sens strict », est le plus controversé : il implique en effet de comparer les « bénéfices » de la restriction à son « coût », de confronter l’« importance » de de la limitation du droit fondamental au « poids » de l’intérêt qui la justifie. Or, pour certains auteurs, cette évaluation relève essentiellement de l’estimation du législateur, et il n’est pas certain que le juge constitutionnel soit compétent pour faire prévaloir sa propre appréciation 7. Fort heureusement, le Conseil constitutionnel n’aura pas besoin de s’aventurer sur ce terrain pour juger inconstitutionnel le passage litigieux de l’article 434-35. Après avoir déterminé l’« objectif » poursuivi par la disposition (I), il pourra douter de son caractère adapté (II) et ne pourra qu’écarter sa nécessité (III). Enfin, la violation de l’exigence de prévisibilité de la loi pénale permettra éventuellement d’enterrer définitivement l’article 434-35 (IV).

I Détermination de l’objectif poursuivi

La détermination de l’objectif poursuivi par la loi examinée peut conduire à conclure immédiatement à la censure : la Constitution n’autorise en effet le législateur à limiter les libertés que dans certains cas. Ceux-ci sont néanmoins très largement définis, raison pour laquelle ce critère est rarement décisif. En vertu de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le législateur peut ainsi définir les « abus » de la liberté d’expression. Tout juste est-il précisé à l’article 5 que ne peuvent être incriminées que « les actions nuisibles à la société ». Il n’est donc permis de limiter une expression que dans les cas où elle semble susceptible de provoquer des conséquences néfastes.

Déterminer l’« objectif » poursuivi revient donc à imaginer quelles sont les effets préjudiciables que la mesure litigieuse permet raisonnablement d’éviter. Il est aisé de répondre à cette question pour les restrictions de la liberté d’expression qui définissent les propos visés par leurs conséquences. Ainsi, on peut sans difficulté identifier l’objectif poursuivi par l’interdiction d’inciter à la violence, ou de porter atteinte à la réputation d’autrui. Il s’agit d’éviter la violence dans le premier cas, de protéger la réputation d’autrui dans le second.

En revanche, l’« intérêt protégé », l’« objectif poursuivi » ne ressort pas clairement de l’interdiction de communiquer par tout moyen avec un détenu. Puisque les membres du Conseil s’autorisent désormais à poser des questions aux parties lors des audiences QPC 8, l’un d’entre eux formulera peut-être sa perplexité de la même manière que le juge Breyer lors d’une récente audience de la Cour suprême des Etats-Unis : « I would just wonder, were I from Mars, what’s the point of such a statute? » 9. S’agit-il de lutter contre les évasions, comme le suggère l’insertion de cet article dans un paragraphe consacré à ce délit ? À en croire le ministère de la justice, il s’agit d’incriminer les « parloirs sauvages » 10. Martine Herzog-Evans donne davantage de précisions : « Spécialement dans les maisons d’arrêt, où les visites sont de très courte durée et les communications téléphoniques prohibées, familles et détenus tentent d’échanger par des voies supplémentaires. C’est ainsi que des proches se rendent souvent à proximité des établissements pénitentiaires, quand ils ne résident ou ne s’installent pas en face de ceux-ci, et crient sous les fenêtres, ou échangent par signes, des messages qui sont nécessairement assez peu complexes » 11. Il serait donc tentant de considérer que le passage litigieux de l’article 434-35 vise de tels « parloirs sauvages », et on peut accepter qu’une telle mesure poursuive un objectif relatif à la sécurité.

Néanmoins, il faut bien reconnaître que la loi litigieuse ne se contente pas d’interdire les parloirs sauvages. Elle n’est pas limitée à la communication entre un détenu et une personne libre placée à « proximité auditive » 12 d’un établissement pénitentiaire. L’article 434-35 interdit de « communiquer par tout moyen avec une personne détenue, en dehors des cas autorisés par les règlements ». Les comportements visés par cette norme sont donc beaucoup plus larges que les seuls parloirs sauvages, et c’est l’intérêt protégé par cette interdiction qui doit être identifié par le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, l’« intention du législateur » ne lie pas le juge constitutionnel dès lors qu’elle n’apparaît pas dans la loi. De même, l’éventuel objectif avancé par le gouvernement au cas où il décide de défendre cette disposition ne s’imposera pas au Conseil. Le juge peut parfaitement identifier un « objectif » auquel le législateur n’avait pas pensé 13. C’est au juge qu’il revient d’examiner quel peut être rationnellement l’objectif, l’effet bénéfique de la mesure.

Il n’est pas exclu que le Conseil constitutionnel constate que le simple fait de communiquer avec un détenu ne constitue pas une action nuisible à la société, et déclare dès ce stade l’inconstitutionnalité de l’article 434-35. Néanmoins, un tel scénario est assez improbable. Les juges tendent en effet à être assez conciliants lors de cette première étape, et rechignent à déclarer que la mesure litigieuse ne poursuit raisonnablement aucun objectif permis par la Constitution 14. Le Conseil constitutionnel s’efforcera donc sans doute d’identifier un tel objectif. Il pourra par exemple estimer que la disposition s’efforce de protéger la sécurité dans les prisons. Le fait qu’il soit assez difficile de deviner quel peut raisonnablement être l’effet bénéfique de l’interdiction de communiquer avec les détenus ne sera donc pas forcément fatal à cette disposition. Le couperet risque en revanche de tomber à l’étape suivante.

II L’aptitude de la mesure à atteindre l’objectif

La vérification de l’aptitude de la mesure à atteindre son objectif est étroitement liée à la détermination de cet objectif. En effet, après avoir déduit raisonnablement l’« objectif » de la norme à partir de son contenu, le juge constitutionnel examine si cette norme est raisonnablement susceptible d’atteindre cet objectif. Pour cette raison, il est rare que l’aptitude soit déniée : dès lors que le juge constitutionnel est parvenu à identifier un « intérêt protégé » par la norme, un effet bénéfique poursuivi par elle, l’estimation attribuée de la sorte au législateur a de fortes chances d’être jugée rationnelle.

Il n’en va néanmoins pas forcément ainsi dans les cas où, comme en l’espèce, l’identification raisonnable de l’objectif n’était guère aisée. Cette situation peut être illustrée par un arrêt d’une juridiction canadienne à propos d’une norme qui n’était pas sans point commun avec l’article 434-35 du code pénal français. Cette disposition interdisait au « personnel du détenteur d’un permis de bar ainsi qu’à toute personne qui participe à un spectacle dans un bar, de se mêler aux clients, de boire ou de danser avec eux, ou de prendre place à la même table ou au même comptoir qu’eux ». Comme l’article 434-35, cette loi ne définissait pas l’expression visée par sa signification ou par ses conséquences. À la différence de la loi française, elle ne la désignait pas seulement par son récepteur, mais également par son auteur et son lieu : il était interdit à certaines personnes de s’adresser à certaines autres dans un certain endroit. Cette disposition fut attaquée en justice, notamment comme une restriction de la liberté d’expression contraire à la Charte des droits et libertés, en ce qu’elle interdisait les « bavardages amicaux » et la « fraternisation ». Avec une certaine difficulté, la cour d’appel du Québec parvint à identifier un « objectif » poursuivi par la loi : il s’agissait vraisemblablement d’éviter que des « entraîneuses » poussent les clients à la consommation d’alcool. La cour jugea néanmoins que la mesure litigieuse n’était pas raisonnablement adaptée à la poursuite de cet objectif : « autoriser le personnel du bar à fraterniser avec les clients ou à se mêler à eux n’implique pas logiquement une manipulation des consommateurs ». Une telle conséquence, ajouta la cour, n’était pas du tout impliquée par le « sens commun » 15.

Dès lors qu’il est difficile d’identifier quel objectif peut raisonnablement être poursuivi par le législateur avec l’article 434-35, il est loin d’être exclu que le Conseil constitutionnel considère que la disposition n’est pas adaptée à la poursuite de l’objectif qu’il aura malgré tout décelé. Par exemple, interdire toute communication avec un détenu ne semble guère susceptible de promouvoir la sécurité au sein des prisons. Il n’est toutefois pas impossible de considérer, avec une parfaite bienveillance envers le législateur, qu’un détenu auquel nul ne peut s’adresser en dehors des cas prévus par les règlements aura moins de chance d’organiser son évasion. L’article 434-35 ne pourra néanmoins pas survivre à la condition suivante.

III La nécessité de la mesure

La restriction d’un droit fondamental est nécessaire lorsqu’il ne semble pas possible d’atteindre aussi efficacement le but recherché au moyen d’une limitation moins importante. Quel que soit l’objectif identifié par le Conseil constitutionnel, on voit mal comment le passage litigieux de l’article 434-35 pourrait satisfaire cette condition.

Pour interdire les parloirs sauvages, il suffit d’interdire à une personne libre de se placer à proximité auditive de la prison pour communiquer avec le détenu. Il n’est nullement nécessaire d’interdire toute communication avec un détenu en dehors des cas prévus par les règlements. Cette disposition n’est par ailleurs pas limitée aux cas où la communication provoquerait des « troubles », comme le montre la circulaire par laquelle le ministre de la justice appelait les magistrats du parquet à « apprécier avec circonspection l’opportunité d’engager des poursuites lorsqu’une communication non autorisée réalisée dans les locaux de la juridiction n’a pas causé de trouble » 16. Cet appel à la « circonspection » des autorités de poursuite démontre l’aspect excessivement large (overbreadth, dans la jurisprudence américaine) de la restriction, c’est-à-dire son caractère non nécessaire. On peut certes admettre qu’une norme soit susceptible de s’appliquer à des cas exceptionnels qui ne correspondent pas à l’objectif visé, sans que cette situation entraîne son inconstitutionnalité. La restriction n’a pas besoin d’être parfaitement calquée sur les comportements répréhensibles pour être jugée nécessaire 17. Mais il en va différemment ici, à moins de considérer que, sauf situation exceptionnelle, toute communication avec un détenu en dehors des cas prévus par les règlements crée des troubles, menace la sécurité, ou provoque d’autres conséquences préjudiciables. Pour percevoir combien une telle appréciation est déraisonnable, il convient de rechercher un peu plus précisément le contenu de l’interdiction posée à l’article 434-35.

Quels sont les « cas autorisés par les règlements », qui permettent exceptionnellement de communiquer avec un détenu ? Certaines règles sont aisées à identifier, qu’il s’agisse des correspondances 18, des parloirs et des visites 19, ou encore des téléphones fixes contrôlés par l’administration pénitentiaire 20. D’autres dérogations à l’interdiction de principe peuvent être déduites de règlements qui n’ont pas directement la communication pour objet. Les détenus sont ainsi autorisés à suivre des enseignements 21, et le professeur a donc la permission de leur parler. Ils peuvent rencontrer un futur employeur 22, et celui-ci peut sans doute leur poser des questions. Un médecin peut aborder avec eux des questions relatives à leur santé 23. Un détenu qui obtient une permission de sortie en vue du maintien des liens familiaux 24 a vraisemblablement le droit de s’attendre à ce que sa famille puisse lui adresser la parole. Un détenu peut se marier 25, ce qui autorise l’officier de l’état civil à demander aux intéressés s’il a été fait un contrat de mariage, et s’ils souhaitent se prendre pour époux. Cette liste pourrait sans doute être poursuivie, mais on pressent que tous les cas dans lesquels une communication avec un détenu ne présente pas le moindre danger ne sont pas explicitement autorisés par un règlement. La règle posée à l’article 434-35 souffre du défaut des interdictions de principe, selon lesquelles tout ce qui n’est pas autorisé est défendu.

Par exemple, des règlements autorisent-ils les détenus à communiquer entre eux ? Il est prévu que « les personnes détenues soient réunies pour le travail, les activités physiques et sportives, l’enseignement, la formation professionnelle ou les activités religieuses, culturelles ou de loisirs » 26. Mais on peut difficilement déduire de cette norme une autorisation générale de communiquer librement lors de ces activités. Il est permis à un détenu qui travaille de parler avec ses collègues, dès lors que « l’organisation, les méthodes et les rémunérations du travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures afin notamment de préparer les détenus aux conditions normales du travail libre » 27. Mais, dans les autres cas, ces activités collectives impliquent seulement les communications qui leur sont nécessaires. Jouer au football implique de communiquer pour demander le ballon, mais pas d’en profiter pour commenter le menu de la cantine. Une activité religieuse implique des conversations limitées à certains thèmes. Lors de l’enseignement, deux cancres qui discutent au fond de la classe de sujets qui n’ont rien à voir avec le cours commettent sans le savoir un délit.

L’interdiction générale de communiquer concerne également les détenus qui se trouvent hors de prison. Un règlement le précise à propos du placement à l’extérieur sous surveillance du personne pénitentiaire 28, mais aucune disposition ne vient autoriser la communication avec les détenus placés à l’extérieur sans surveillance, ou sous surveillance électronique. De même, il est interdit de communiquer avec une personne présentée au juge à l’issue d’une garde à vue 29. En vertu de l’article 434-35, quiconque croise un détenu et, connaissant sa situation 30, lui adresse la parole, s’expose à une peine d’un an d’emprisonnement et à une amende de 15 000 €. Que le policier qui accompagne le détenu se garde bien de bavarder avec lui : c’est le triple de cette peine qui l’attend 31.

Bien entendu, toutes ces violations de la loi pénale semblent absurdes, et l’on peut fortement douter que quiconque soit jamais poursuivi pour avoir échangé quelques mots avec un détenu. Mais le fait qu’il faille compter sur la « circonspection » des magistrats du parquet est justement un problème. L’article 434-35 inclut dans son champ d’application de nombreux comportements qui ne semblent nullement nuisibles à la société. À supposer que l’on puisse identifier un objectif poursuivi par le législateur, une si large restriction de la liberté d’expression n’est pas nécessaire pour l’atteindre.

IV Précision de la restriction

Les développements précédents mettent au jour un défaut majeur de l’article 434-35. En interdisant de communiquer avec un détenu dans les cas qui ne sont pas autorisés par un règlement, cette disposition rend peu évidente la perception du comportement interdit, tant il est difficile de savoir quels sont les cas autorisés par les règlements. Le Conseil constitutionnel pourrait sanctionner là une incompétence négative du législateur : c’est en effet à lui qu’il revient de définir les éléments constitutifs des infractions. À cet égard, compétence du législateur et exigence de prévisibilité de la loi sont étroitement liées, comme l’indique le Conseil lui-même : « le législateur tient de l’article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de la légalité des délits et des peines qui résulte de l’article 8 de la Déclaration de 1789, l’obligation de fixer lui-même le champ d’application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis » 32.

La technique de l’incrimination par renvoi n’est pas constitutionnellement répréhensible en soi 33, et le législateur peut sans doute décider de pénaliser la violation de certains règlements. Mais encore faut-il qu’un individu puisse raisonnablement prévoir quels sont les comportements interdits. Il est difficile de considérer que le passage litigieux de l’article 434-35 satisfait cette exigence. La raison en est simple : les règlements qui autorisent la communication ne le font que de manière incidente. Et même si un règlement affirmait directement qu’il était permis de s’adresser à un détenu pour aborder certains sujets dans certaines situations, de multiples exceptions supplémentaires pourraient vraisemblablement être déduites d’autres dispositions. Or, l’incrimination par renvoi n’est conforme à l’exigence de prévisibilité qu’à la condition que le justiciable puisse savoir quelles sont les dispositions qui définissent le comportement pénalement répréhensible. La Cour constitutionnelle allemande l’a récemment rappelé, un mois avant la visite que lui ont rendue les membres du Conseil constitutionnel, dans une sombre affaire d’étiquetage de viande de bœuf 34.

La communication est un comportement permanent, inhérent aux interactions humaines. Sans doute le législateur a-t-il la possibilité de lui apporter certaines restrictions spécifiques lorsqu’un détenu est concerné. Mais la disposition prévue à l’article 434-35 du code pénal semble contraire à chacune des exigences qu’impose la Constitution. Il revient au législateur de définir plus précisément et plus étroitement les types de communication qui lui semblent mériter une incrimination, et il incombe au Conseil constitutionnel de le lui rappeler.

Notes:

  1. Merci à Martine Herzog-Evans pour ses lumières.
  2. Cf. par exemple L. Fabius, « Discours à l’occasion de la rentrée solennelle de l’École de droit de Sciences Po-Paris », 14 septembre 2016, www.conseil-constitutionnel.fr
  3. Cf. le plaidoyer récent de Valérie Goesel-Le Bihan, « Le Conseil constitutionnel, la théorie des droits fondamentaux et la doctrine », AJDA, 2016 (à paraître).
  4. Cf. http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/actualites/2016/deplacement-a-la-cour-constitutionnelle-de-karlsruhe.148023.html.
  5. Cf. Conseil constitutionnel, décision n° 84-191 DC du 11 octobre 1984, cons. 38 : « les lecteurs […] sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789 ».
  6. Cf. notamment les décisions n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 ; n° 2011-131 QPC du 20 mai 2011 ; n° 2012-647 QPC du 28 février 2012.
  7. Cf. en particulier Bernhard Schlink, « Der Grundsatz der Verhältnismäßigkeit », in Peter Badura et Horst Dreier (dir.), Festschrift 50 Jahre Bundesverfassungsgericht, Tome 2, Tübingen, Mohr Siebeck, 2001, pp. 461 s.
  8. Cf. Mathieu Disant, « L’audience interactive devant le Conseil constitutionnel », JCP G, n° 26, 27 juin 2016, p. 1298.
  9. Cf. la retranscription de l’audience du 7 novembre 2016 dans l’affaire National Labor Relations Board v. SW General, Inc., p. 32, accessible à https://www.supremecourt.gov/oral_arguments/argument_transcripts/2016/15-1251_q86b.pdf.
  10. Circulaire CRIM n° 2003-07 E8 du 3 juin 2003 : « L’article 73 de la loi a complété l’article 434-35 du code pénal réprimant la remise illicite de sommes d’argent, de correspondance ou d’objets quelconques à un détenu, afin que soit puni des mêmes peines le fait de communiquer par tout moyen avec une personne détenue, hors les cas autorisés par les règlements, ce qui permet ainsi d’incriminer les “parloirs sauvages“, notamment aux abords des établissements pénitentiaires, ou à l’occasion de la conduite d’un détenu dans les locaux de la juridiction ».
  11. Martine Herzog-Evans, « Deux ans de réformes législatives du droit pénitentiaire ou l’urgence à codifier un droit « patchwork » », Recueil Dalloz, 2005, p. 679. L’auteur poursuit : « Ces comportements, le plus souvent anodins, tombent désormais sous le coup de l’article 434-35 et font encourir une peine d’un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Il faut regretter que le législateur perde du temps et de l’énergie à propos d’actes aussi véniels, alors qu’il y aurait tant à faire en matière pénitentiaire. ».
  12. Patrick Beau, « Évasion » in Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, n° 165.
  13. Cf. Otto Lagodny, « Das materielle Strafrecht ald Prüfstein der Verfassungsdogmatik », in Roland Hedendehl, Andrew von Hirsch et Wolfgang Wohlers (dir.), Die Rechtsgutstheorie, Legitimationsbasis des Strafrechts oder dogmatisches Glasperlenspiel ?, Baden-Baden, Nomos, 2003, p. 85.
  14. Cf. en ce sens les hésitations de la Cour européenne des droits de l’homme dans Dink c. Turquie, 14 septembre 2010, § 118 ; et la réaction du juge Sajó dans son opinion concordante.
  15. Cour d’appel, Drapeau c. la Reine, 1er juin 1999.
  16. Circulaire CRIM n° 2003-07 E8 du 3 juin 2003.
  17. Cf. en ce sens l’arrêt par lequel la Cour constitutionnelle allemande confirmait l’incrimination de l’inceste entre frère et sœur, infraction qui permettait selon elle de protéger l’ordre familial, la personne dominée dans une relation incestueuse, et d’éviter les maladies génétiques de la descendance. Certes, remarque la Cour, dès lors que les effets préjudiciables ne figurent pas dans la description du comportement incriminé, la loi permet également de condamner un frère et une sœur qui se rencontrent pour la première fois à un âge avancé, tombent amoureux l’un de l’autre et ont recours à la contraception. Néanmoins, la loi demeure conforme à la Constitution. Il revient simplement au juge de ne pas prononcer de condamnation dans de telles situations exceptionnelles. BVerfGE 120, 224, pp. 252 s. Cf. néanmoins l’opinion du juge Hassemer, selon lequel la correction devrait venir du législateur, et non du juge. BVerfGE 120, 224, p. 272.
  18. Articles R58-8-16 et suivants du Code de procédure pénale (CPP).
  19. Articles R57-8-13, R57-8-14, R57-8-15 CPP.
  20. Article R57-8-21 CPP.
  21. Article D436 CPP.
  22. Article D143-4 CPP.
  23. Par exemple article D362 CPP.
  24. Article D143 CPP.
  25. Article D424 CPP.
  26. Article D 95 CPP.
  27. Article D433 CPP.
  28. Article D130 alinéa 2 CPP : « Les détenus placés à l’extérieur demeurent soumis à la surveillance effective du personnel pénitentiaire. Celui-ci a la charge d’appliquer les prescriptions et règlements relatifs au régime disciplinaire, notamment en ce qui concerne les communications avec les tiers ».
  29. Article R434-28 du Code pénal.
  30. L’élément intentionnel exige que l’agent ait conscience de commettre les éléments matériels de l’infraction.
  31. Article 434-35 alinéa 2 du Code pénal.
  32. Décision n° 2013-676 DC du 9 octobre 2013, cons. 27.
  33. Cf. par exemple la décision n° 82-145 DC du 10 novembre 1982, cons. 3 : « aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle n’interdit au législateur d’ériger en infractions le manquement à des obligations qui ne résultent pas directement de la loi elle-même ».
  34. BVerfG, 21 septembre 2016, 2 BvL 1/15, paragraphe 42. Cf. Maximilian Steinbeis, « Rindfleisch in Karsruhe: Was er kriminalisieren will, muss uns der Staat schon sagen », Verfassungsblog, 3 novembre 2016, www.verfassungsblog.de.

Le droit à la non-discrimination fait peau neuve : brèves considérations sur les incidences de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle

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Seize années après l’adoption des directives européennes 2000/43/CE et 2000/78/CE, la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle vient mettre à niveau les degrés de protection que le droit interne accordait aux victimes de discrimination en matière civile. En parallèle, elle répond – partiellement – à un besoin manifeste d’harmonisation des régimes juridiques et laisse espérer le prolongement de cette entreprise voire, pour les plus optimistes, l’amorce d’un processus de consolidation.

 

Robin Médard, Doctorant contractuel à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense

 

1Présentée comme une contribution de premier ordre à la lutte contre les discriminations en raison de la création d’une action de groupe, la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle fut adoptée en lecture définitive le 12 octobre et promulguée le 18 novembre 2016 après contrôle du Conseil constitutionnel[1]. Outre l’émergence d’une action de groupe – qui peut légitimement susciter quelques réserves en raison de ses modalités de mise en œuvre[2] – c’est une disposition inattendue qui a permis d’asseoir avec davantage de poids l’opportune contribution de cette loi à la rénovation du droit à la non-discrimination. Le 3 mai 2016, à l’occasion des travaux en commission des lois de l’Assemblée nationale et après un premier passage du texte au Sénat, les rapporteurs déposaient in extremis[3] un amendement[4], adopté contre l’avis du gouvernement[5], qui a donné naissance à l’article 86 de la loi commentée (n° 2016-1547). Il modifie la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations[6], notamment en élargissant la liste des motifs et en généralisant leur applicabilité à l’ensemble des domaines régis par cette loi (i.e. emploi[7], protection sociale, santé, avantages sociaux, éducation, accès et fourniture de biens et services). Sur le plan procédural, le législateur s’est livré à un véritable chassé-croisé dans la mesure où l’amendement précité des rapporteurs intégrait les modifications législatives initialement prévues par l’article 41 du projet de loi Égalité et Citoyenneté, déposé quinze jours plus tôt à l’Assemblée nationale. Les enrichissements successifs, fruits de l’examen du second texte, furent par la suite régulièrement transposés au sein du premier par l’intermédiaire de plusieurs amendements de « coordination ». Sur le fond, la démarche du législateur était animée par l’ambition de corriger un dispositif législatif « asymétrique » et de « rendre plus efficiente la protection en matière civile sans contraindre la victime à s’adresser au juge pénal »[8]. À cet égard, en dépit de la richesse des modifications apportées à une loi jusqu’alors minée par les inconséquences du législateur de 2008[9] (I), une lecture critique force le constat d’une démarche inaboutie et invite à plaider en faveur de son prolongement (II).

 

I. L’utile correction des blocages orchestrés lors de la transposition des directives communautaires en 2008

 

Acte fort d’une rénovation nécessaire du droit à la non-discrimination (B), l’article 86 de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle a opportunément corrigé les inepties ayant grevé durant huit années le potentiel de la loi du 27 mai 2008 (A).

 

A. La loi du 27 mai 2008 : déficiences et limites à l’appréhension de la discrimination

 

Transposant par l’intermédiaire de son article premier les définitions communautaires de la discrimination directe et indirecte en droit interne, la loi du 27 mai 2008 constituait jusqu’alors la dernière modification d’ampleur en matière de définition de la discrimination. Il serait cependant audacieux de soutenir que cette loi fut élaborée en vue d’apporter une réponse à l’impératif d’efficacité de la lutte contre les discriminations. De manière moins ambitieuse mais néanmoins assumée, l’objectif du projet de loi était explicitement de « se mettre à l’abri de procédures judiciaires avant la présidence française » de l’Union européenne[10] via la transposition de directives communautaires à la suite de deux mises en demeure et d’un avis motivé, adressés au gouvernement par la Commission européenne. Plus encore, cette perspective formaliste et procédurale relégua la dimension qualitative du texte au rang d’une considération accessoire. Les travaux en commissions furent des plus succincts, évacuant les auditions de personnalités qualifiées[11]. Quant aux débats parlementaires, ils furent étriqués par l’intermédiaire d’une déclaration d’urgence, réduisant le processus de délibération à une lecture par chambre, étalée sur une séance unique[12]. In fine, la définition retenue de la discrimination, de par ses carences et en raison d’une transposition mécanique, fut dénoncée comme une perte d’intelligibilité, concourant à l’illisibilité du droit antidiscriminatoire[13] et à une hiérarchisation des motifs[14].

Par ailleurs, si les définitions de la discrimination directe et indirecte nouvellement transposées – plus ou moins fidèlement – constituèrent des progrès indéniables, il ne fut toutefois pas estimé opportun de procéder à leur codification[15]. Face à cette absence d’uniformisation et à une démarche affranchie des exigences de perfectionnement de l’ordre juridique interne, fut alors relevé – avec justesse – que, « comme le Conseil constitutionnel le réclame, le droit en vigueur doit être lisible pour ses utilisateurs. Lorsqu’un texte donne de la discrimination plusieurs définitions [qui] ne se superposent pas totalement avec ce qu’on trouve dans le code du travail ou le code pénal, comment peut-on prétendre parvenir à une transposition lisible tant par les utilisateurs que par les exégètes ? C’est là encore une situation dont on ne saurait se satisfaire »[16]. Afin de corriger ces carences, plusieurs amendements furent déposés, tant au Sénat qu’à l’Assemblée nationale[17], en vue d’harmoniser la liste des motifs énumérés par le projet de loi de transposition avec la liste de l’article 225-1 du code pénal.

Bien que soutenues par l’objectif constitutionnel d’intelligibilité de la loi, ces tentatives de mise en cohérence du droit se virent opposer en écho les propos de la Secrétaire d’État chargée de la solidarité qui, à de multiples reprises, considéra qu’elles devaient être rejetées dès lors qu’elles n’étaient « pas nécessaire[s] pour [s’]acquitter [des] obligations de transposition »[18]. À l’Assemblée, le rapporteur rétorquait avec un détachement similaire en précisant que l’objet des amendements proposés « ne correspond[ait] pas à l’esprit du projet de loi, qui [était] de procéder à une transposition stricte des cinq directives concernées ». Au Sénat, son homologue soulignait : « nous constatons que l’Europe n’en finit pas de légiférer sur les discriminations et, bien entendu, nous pouvons imaginer que, dans très peu de temps, une nouvelle directive sera adoptée sur ce sujet ! […] Il me semble donc préférable d’attendre la prochaine directive et d’essayer d’y intégrer toutes les dispositions que vous avez proposées aujourd’hui[19], dont nous pouvons approuver le principe, mais qu’il n’est pas opportun, me semble-t-il, de faire figurer dans le présent texte »[20].

Infirmant ces prédictions, huit années plus tard, le cadre juridique demeurait en substance inchangé en dépit de l’ajout à géométrie variable de quatre motifs supplémentaires[21]. Face à ce constat, et sans languir après une prochaine loi de transposition, il apparaissait particulièrement opportun de procéder à une unification des différentes dispositions en droit interne, ce que fit, même partiellement, la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle.

 

B. La loi de modernisation de la justice du XXIe siècle : entre harmonisation salutaire du droit à la non-discrimination et renforcement de la voie civile

 

Fruit des défaillances ci-dessus esquissées, l’article premier de la loi du 27 mai 2008 se bornait avant l’entrée en vigueur de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle à une énumération de quatorze motifs seulement, dont deux étaient mentionnés de manière périphérique au sein de l’article 2, 3° (i.e. la maternité et la grossesse). Simultanément, l’article L1132-1 du code du travail consacrait quant à lui vingt-deux motifs. Le code pénal en précisait vingt-et-un à l’alinéa 1 de l’article 225-1 relatif aux personnes physiques, et seulement vingt à l’alinéa 2 relatif aux personnes morales – le motif de la grossesse ayant été occulté. Enfin, la loi Le Pors du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires énonçait seize motifs, quinze à l’article 6 et un à l’article 6 bis. L’état du droit laissait alors transparaître une diversité difficilement justifiable des protections à l’égard de la discrimination[22]. Les articles 86 et 87 de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle règlent pour l’essentiel ces divergences par l’harmonisation des énumérations du code pénal, de la loi de 2008 et du code du travail[23] autour de vingt-trois motifs communs. À noter l’apparition d’un nouveau motif de discrimination : la « capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ».

En transposant mécaniquement les directives européennes, l’article 2 de la loi du 27 mai 2008 instaurait de surcroît une application variable des motifs de discrimination au sein des domaines envisagés. À défaut de mention à l’article 2, 1°, plusieurs motifs ne pouvaient en effet fonder une action civile dans certains domaines bien qu’étant reconnus en droit interne et, pour plusieurs d’entre eux, au sein même de la loi de transposition, à l’article premier. Ainsi, selon la loi de 2008, seule une discrimination sur le fondement de la race – désormais « prétendue race »[24] –, de l’ethnie, de la situation de grossesse ou de la maternité était susceptible de fonder une action civile en matière de protection sociale, de santé, d’avantages sociaux ou d’éducation. De même, seuls ces quatre motifs ainsi que celui du sexe pouvaient fonder une telle action en cas de discrimination en matière d’accès ou de fourniture de biens et services. Par conséquent, lorsque la discrimination s’inscrivait dans ces domaines et était fondée sur un autre motif que les quatre précités, les dispositions de droit interne[25] n’offraient d’autres perspectives aux victimes que celle de la voie répressive[26] – sous réserve de la mention du motif à l’article 225-1 du code pénal[27] et de la manifestation de la discrimination par l’intermédiaire des actes énoncés à l’article 225-2. Là encore, la loi de modernisation de la justice au XXIe siècle met un terme à cette protection à trois vitesses en généralisant l’application de l’ensemble des motifs mentionnés à l’article premier de la loi du 27 mai 2008 aux domaines de l’emploi, de la protection sociale, de la santé, des avantages sociaux, de l’éducation, de l’accès et de la fourniture de biens et services. Loin d’être anodine, cette modification est absolument cruciale et étend considérablement la possibilité d’un recours civil aux victimes de discrimination.

La nécessité de développer la voie civile se trouve renforcée au regard des actuels blocages qui enrayent l’appréhension pénale des comportements discriminatoires[28]. En dépit de l’action salutaire de quelques associations cherchant à stimuler le contentieux pénal[29], celui-ci reste quantitativement faible car particulièrement éprouvant et incertain. Les entraves au contentieux pénal sont situées à différents stades tels que l’enregistrement de mains-courantes – et non de plaintes – voire le refus d’enregistrement[30], le développement quantitativement important des procédures de troisième voie ou encore l’exigence du régime probatoire. Conçus en 2007 pour remédier à certains de ces blocages, les pôles anti-discriminations possèdent par ailleurs un bilan décevant, comme en attestent les confessions de la direction des affaires criminelles et des grâces[31] ou des magistrats référents eux-mêmes[32]. Finalement, c’est essentiellement un processus de déjudiciarisation qui semble progresser par l’intermédiaire des alternatives aux poursuites. À noter que si les faits constitutifs d’une discrimination au sens de l’article 225-1 du code pénal sont signalés par le biais d’une réclamation adressée au Défenseur des droits, ce dernier peut proposer une transaction pénale qui, en cas d’exécution, constitue une cause d’extinction de l’action publique[33]. Néanmoins, si elles rehaussent l’appréhension pénale, ces mesures peuvent légitimement susciter quelques interrogations sur l’effectivité du droit commun[34]. En effet, en cas de caractérisation du délit de discrimination, comment concevoir qu’une transaction dont le montant est plafonné à 3 000 € pour une personne physique puisse contribuer à l’effectivité de l’article 225-2 du code pénal, énonçant dans cette hypothèse une peine potentielle de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 ou 75 000 € d’amende ? Répondre à cette interrogation implique de se positionner au cœur du débat relatif à l’opportunité des peines pédagogiques qui, bien que contribuant à l’efficience de la réponse pénale, peuvent être questionnées lorsqu’elles freinent l’alimentation d’un contentieux émergent en mal de développement jurisprudentiel.

À défaut de débrider ou même de débloquer cette voie pénale, la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle élargit considérablement et utilement la voie de l’action civile aux victimes de discriminations fondées sur les dix motifs jusque-là écartés de la loi du 27 mai 2008 (i.e. origine, situation de famille, apparence physique, patronyme, état de santé, caractéristiques génétiques, mœurs, opinions politiques, activités syndicales et appartenance ou non appartenance, vraie ou supposée, à une nation). De plus, en généralisant l’applicabilité de tous les motifs à l’ensemble des domaines mentionnés par la loi de transposition (i.e. emploi, protection sociale, santé, avantages sociaux, éducation, accès ou fourniture de biens et services), elle nivelle par le haut les possibilités de recours civil pour les sept motifs qui voyaient leur potentiel restreint à la seule sphère de l’emploi et qui étaient déjà couverts par l’article L1132-1 du code du travail (i.e. lieu de résidence, handicap, orientation et identité sexuelle – désormais « identité de genre »[35] –, âge, religion, vulnérabilité économique). Elle rehausse également le niveau de protection pour la discrimination fondée sur le sexe qui voyait quant à elle son empire limité aux domaines de l’emploi et de l’accès ou la fourniture de biens et services. Pour l’ensemble de ces raisons, l’article 86 de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle constitue sans le moindre doute une avancée contribuant de manière essentielle au développement du droit à la non-discrimination.

 

II. La nécessaire poursuite de la rénovation du dispositif antidiscriminatoire

 

Pour autant, que l’on envisage l’harmonisation des définitions de la discrimination (A) ou l’élargissement de son acception en droit interne (B), persistent les effluves d’une sensation d’inachevé tant le législateur semble avoir abandonné précocement son entreprise, s’arrêtant inopportunément au milieu du gué.

 

A. La persistance de divergences essentielles au cœur des définitions de la discrimination en droit interne

 

Alors que l’article 86 de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle se positionne sur le plan des motifs potentiels de discrimination, il est possible de regretter à cet égard une absence d’harmonisation complète de la législation nationale. La loi Le Pors se trouve en effet écartée du processus d’harmonisation alors que sa rédaction actuelle se borne à énoncer seize motifs – les trois autres textes précités en comprennent désormais vingt-trois. Bien qu’elle possède l’originalité du motif des opinions philosophiques, cette loi offre un degré de protection moindre aux agents publics, défavorisés à la fois vis-à-vis des salariés soumis au droit social mais aussi vis-à-vis des agents des personnes publiques employés dans des conditions de droit privé[36]. Pourquoi dès lors ne pas avoir généralisé le processus d’harmonisation à ce quatrième texte de référence ? Ici, il semble que le législateur pêche à nouveau en raison d’une appréhension partielle du droit interne. De même, l’occasion semblait idéale pour procéder à l’intégration, au sein de la loi de 2008, de l’interdiction de la discrimination en matière de logement précisée à l’article 1, alinéa 3 de loi du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs.

Plus accessoirement, il est possible de s’interroger sur la pertinence de l’éviction de deux motifs à l’issue de la réforme. D’une part, le motif des « convictions » n’est pas maintenu par la nouvelle version de l’article 1 de la loi de 2008. D’autre part, celui des « activités mutualistes » est écarté en raison de la disparition de la liste propre des motifs du code du travail et de son remplacement par un renvoi à l’article premier de la loi de 2008, laquelle n’a jamais inclus cette spécificité, privilège de l’ancien article L1132-1. Par ailleurs, bien qu’elle soit susceptible d’être englobée par les critères de grossesse ou de sexe, la situation de maternité[37] ne se trouve explicitement mentionnée que par la loi de 2008, en périphérie de l’article premier, à l’article 2, 4°. À l’inverse, l’harmonisation a bénéficié au critère de la perte d’autonomie, désormais intégré au code pénal et au code du travail[38], ainsi qu’à celui de la grossesse, qui a été étendu à l’alinéa 2 de l’article 225-1 du code pénal[39].

Demeure en suspens la question du statut des articles L1132-2 à L1132-3-3 du code du travail qui énoncent l’interdiction de la discrimination en raison de l’exercice normal du droit de grève (L1132-2), du témoignage ou du récit d’un cas de discrimination (L1132-3), de l’exercice des fonctions de juré ou de citoyen assesseur (L1132-3-1), du refus de mutation géographique dans un État incriminant l’homosexualité (L1132-3-2) ou encore du témoignage ou du récit, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont la personne aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions (L1132-3-3)[40]. La gravitation de ces motifs autour de l’article L1132-1, qui pose le régime général en droit social, peut apparaître inopportune et les récentes modifications législatives auraient gagné à se saisir de cette particularité[41]. En transparence, c’est le choix du législateur pour une liste « fermée » des motifs de discrimination qui doit être questionné en ce qu’il implique nécessairement leur prolifération dans les textes. Si cette solution est maintenue, les motifs continueront à affluer en droit interne car les biais des traitements et effets défavorables considérés comme illégitimes[42] et reposant sur une caractéristique particulière sont susceptible de se manifester bien au-delà de ce que le législateur envisage. L’énumération est en conséquence nécessairement restrictive à moins qu’elle ne s’inscrive dans le cadre d’une énumération « ouverte » à l’instar de l’article 14 de la Convention EDH ou de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Cette dernière consacre une catégorie de motifs « analogues »[43], non prévus par les textes et reconnus par les tribunaux pour répondre aux situations concrètes qui se présentent devant eux (e.g. situation de l’enfant adopté[44] ou enfant né hors mariage[45], méthode de conception[46], etc.[47]).

Aussi indispensable soit-elle, l’harmonisation des motifs ne permettrait pas à elle seule de satisfaire l’idéal d’unification des définitions de la discrimination. Pour illustrer ce propos, nous nous bornerons à souligner quatre divergences sémantiques persistantes. Premièrement, l’élément matériel de la discrimination se trouve être un « traitement moins favorable » pour la loi de 2008 et le code du travail – qui renvoie à cette dernière – quand le code pénal et la loi du 13 juillet 1983 persistent à considérer la discrimination au prisme de la « distinction », au détriment de la terminologie du droit communautaire. Ensuite, une zone d’ombre reste à éclaircir concernant la modalité de prise en compte du motif : le traitement défavorable doit-il être « fondé sur » l’une des caractéristiques mentionnées (loi de 2008 et code du travail) ou doit-il être commis « en raison » de celle-ci (code pénal et loi Le Pors) ? L’exigence du lien de causalité semble plus élevée dans la seconde hypothèse qui laisse transparaître la nécessité d’un élément causal principal. À l’inverse, la première hypothèse se veut plus souple et semble englober le cas où le motif est pris en compte de manière significative mais non nécessairement principale. Ces nuances possèdent d’importantes répercussions sur la preuve dont devra s’acquitter le requérant. Elles demeurent néanmoins indicatives car sémantiques et ne conditionnent en aucun cas une interprétation jurisprudentielle plus large qui serait normative. La chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi considéré que le motif n’avait pas à être exclusif[48] sans pour autant préciser s’il pouvait être accessoire. Troisièmement, parmi les éléments définitionnels, l’opportunité d’une généralisation des marqueurs temporel et contextuel présents dans la loi de 2008 devrait également être évaluée concernant le cas de la discrimination directe. L’article premier de cette loi s’attache à la situation dans laquelle une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre « ne l’est, ne l’a été ou ne l’aura été », « dans une situation comparable ». Or, ces deux précisions sont absentes de la loi le Pors et du code pénal. Enfin, un ultime choix rédactionnel mériterait d’être remis en cause dans l’optique d’une refonte du dispositif antidiscriminatoire. Il porte sur la reconduction à l’article 225-2 du code pénal de la logique structurante des anciens articles 416 et 416-1, consistant à réserver la qualification du délit de discrimination à certains actes explicitement et limitativement énumérés. À l’inverse, la loi de 2008 et le code du travail se réfèrent – de manière exhaustive dans le premier cas, non exhaustive dans le second, qui reste néanmoins cantonné au droit social – à des « matières » (e.g. santé, avantages sociaux, éducation, mutation, affectation, reclassement). Or, si le choix rédactionnel du code pénal pouvait avoir un sens lorsque l’interdiction de la discrimination – comme règle autonome – n’était envisagée qu’en droit pénal dans le cadre d’une subdivision de l’ancien code intitulée « violation des règlements relatifs aux manufactures, au commerce et aux arts », ce choix structurel semble aujourd’hui contestable au regard de deux éléments : d’une part, l’émergence puis la généralisation de l’interdiction de la discrimination en droit civil ; d’autre part, la désectorisation au sein du code pénal de cette interdiction, figurant désormais en ouverture des « atteintes à la dignité de la personne ».

En conséquence, il est possible de soutenir que l’objectif constitutionnel d’accessibilité et d’intelligibilité[49] ainsi que les exigences de clarté[50], de précision[51] et de non complexité excessive[52] de la loi invitent le législateur à poursuivre son élan. Car si la complexité semble ici plus inutile qu’excessive, elle n’en est pas moins dommageable[53] (ignorantia iuris nocet) et intrigue le juriste quant à la cohérence de l’œuvre entreprise.

 

B. Perspectives pour un nivellement par le haut de l’acception de la discrimination

 

Au-delà de l’unification des définitions de la discrimination, les réformes suggérées par le Défenseur des droits pourraient également mériter l’attention du législateur en vue d’un nivellement par le haut des protections offertes aux victimes. Lors de son audition en commission spéciale de l’Assemblée nationale[54], le Défenseur des droits insistait notamment sur la nécessité d’étendre l’obligation d’aménagement raisonnable au domaine de l’accès ou de la fourniture de biens et services. Déjà présente en matière d’emploi à la suite d’une impulsion communautaire[55], cette obligation se trouve également énoncée par l’article 2 de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées qui précise que « la discrimination fondée sur le handicap comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagement raisonnable ». L’obligation d’aménagement raisonnable est ainsi conçue comme étant corollaire à l’interdiction de la discrimination et consiste en une obligation de moyens – non de résultat. Elle implique la recherche des « modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales » (art. 2). À ce sujet, constatant le mutisme de la loi du 27 mai 2008 et du code pénal, Jacques Toubon plaidait en faveur d’une mise à niveau des protections.

De surcroît, l’autorité constitutionnelle indépendante a eu l’occasion d’insister sur l’opportunité d’une clarification de la notion de harcèlement au sein de la loi du 27 mai 2008. À ce jour, celle-ci témoigne certes de la transposition des directives 2000/43/CE, 2000/78/CE et 2006/54/CE mais elle ne reprend pas explicitement le terme de harcèlement et se borne à mentionner « tout agissement lié à l’un des motifs mentionnés au premier alinéa et tout agissement à connotation sexuelle, subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Dès lors, la définition contraste avec l’art. L1152-1 du code du travail qui se réfère à des « agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel », ainsi qu’avec l’article L1153-1 relatif au harcèlement sexuel et comportements assimilés[56]. Le Défenseur des droits proposait en conséquence d’introduire la notion de harcèlement dans la loi de 2008 tout en écartant l’élément de répétition sous condition de gravité pour in fine préciser que « la discrimination inclut […] le harcèlement entendu comme tout comportement indésirable, y compris isolé lorsqu’il est d’une particulière gravité, lié à l’un des motifs mentionnés au premier alinéa et tout agissement à connotation sexuelle, subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant »[57]. En sus, toujours dans une optique d’harmonisation, la protection contre le sexisme insérée dans le code du travail en août 2015[58] pourrait être étendue à la loi Le Pors portant droits et obligations des fonctionnaires[59].

Enfin, les récentes considérations de la Cour de justice de l’Union européen invitent à réévaluer l’opportunité d’une reconnaissance explicite de la discrimination par association en droit interne. Dans son arrêt CHEZ Razpredelenie Bulgaria AD c. Komisia za zashtita ot diskriminatsia[60], la CJUE a admis l’hypothèse d’une discrimination par association résultant d’une discrimination indirecte[61]. Or, si l’article premier de la loi du 27 mai 2008 fait mention de la discrimination directe (alinéa 1) et indirecte (alinéa 2) tout en élargissant l’acception à l’injonction à la discrimination ainsi qu’aux faits assimilables à du harcèlement (alinéa 3 : « la discrimination inclut : […] »), il demeure muet quant à la discrimination par association. Pourtant, le droit français n’ignore pas cette manifestation spécifique. L’article 225-1, alinéa 2, du code pénal illustre en effet ce phénomène, sans nommer la chose, lorsqu’il consacre la discrimination à l’encontre de personnes morales au regard des caractéristiques « des membres ou de certains membres de ces personnes morales ». Se pose néanmoins la question de l’élargissement de l’emprise de la discrimination par association en droit français, outre le cas de la discrimination à l’encontre des personnes morales. Certes, le juge communautaire[62] et le Défenseur des droits[63] n’hésitent pas à sanctionner des pratiques correspondant à une forme de discrimination par association entre personnes physiques, en se fondant utilement sur les dispositions sanctionnant la discrimination directe. Toutefois, à l’instar de l’injonction à la discrimination, du harcèlement où de l’obligation d’aménagement raisonnable[64], la discrimination par association possède ses spécificités et sa reconnaissance à l’article 1 de la loi de 2008 pourrait permettre de compléter le dispositif juridique sans en entacher la lisibilité. Au contraire, dépassant la désormais traditionnelle approche juridique binaire entre discrimination directe et indirecte, une clarification conceptuelle des modalités d’expression du phénomène discriminatoire apparaît aujourd’hui nécessaire (discrimination par association, systémique, intersectionnelle ou multiple[65]) afin de faciliter et perfectionner son appréhension, devant les cours et au-delà.

*

Au vu des quelques éléments soulignés supra, de nombreuses carences semblent mériter l’attention du législateur. Après un premier acte manqué en 2008 et un deuxième acte ayant permis de saisir le cœur de la problématique que constitue la rénovation du dispositif juridique, espérons que le législateur réserve aux victimes de discrimination un troisième acte, susceptible de combler les attentes ci-dessus esquissées voire de les surpasser en envisageant audacieusement la rédaction d’une loi de consolidation[66].

Loin de constituer un projet chimérique, la consolidation du dispositif juridique antidiscriminatoire en droit civil pourrait parfaitement procéder du renforcement de la loi du 27 mai 2008. Les retouches apportées par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle s’inscrivent en ce sens. A ainsi été insérée à l’article 2, 3° une clause générale de justification des traitements moins favorables adoptés sur le fondement des motifs énumérés en cas de but légitime et de moyens nécessaires et appropriés[67]. Cette clause générale de justification a été accompagnée d’un régime spécial nouvellement créé au sein de ce même article disposant l’impossible dérogation aux différences de traitement adoptées sur le fondement du patronyme, de l’origine, de l’ethnie ou de la prétendue race – à rapprocher ici des exigences de l’article premier de la Constitution du 4 octobre 1958. En outre, ont été intégrées les dérogations applicables aux mesures proactives visant à favoriser l’égalité pour les personnes handicapées ainsi que pour les personnes résidant dans certaines zones géographiques – dérogations jusque-là envisagées par le seul code du travail aux articles L1133-4 et L1133-5[68]. Les modalités de partage de la preuve explicitées à l’article 4 de la loi de 2008 ont elles aussi été enrichies par une disposition précisant que « le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes mesures d’instruction qu’il estime utiles ». Cette disposition fait écho à la nécessité de renforcer le recours aux mesures d’instruction au sein du contentieux antidiscriminatoire pour dépasser les blocages de la preuve[69]. L’article 42 du projet de loi Égalité et Citoyenneté repose sur cette même ambition lorsqu’il organise – toujours au sein de l’article 4 de la loi de 2008 – la recevabilité de la preuve recueillie par testing en matière civile et non plus seulement pénale[70]. Quant à l’article 43 de ce projet de loi, il conférera probablement une dimension institutionnelle à la loi de 2008 en accordant une reconnaissance législative au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.

En conclusion, l’ensemble de ces modifications permet de donner corps à la loi de 2008 qui souffrait jusque-là d’une codification partielle et d’un équilibre précaire. Puisse le législateur poursuivre son élan et faciliter la mutation de la loi de 2008, lui permettant de délaisser sa condition de simple loi de transposition pour embrasser celle d’une « loi généraliste »[71], régissant l’ensemble de la matière civile et contribuant opportunément à renforcer l’intelligibilité du dispositif antidiscriminatoire.

 

 

 

[1] Décision n° 2016-739 DC du 17 novembre 2016 – Loi de modernisation de la justice du XXIe siècle. Déclaration de conformité partielle.

[2] Considérée comme la mesure phare de la loi de modernisation de la justice, il est à craindre que l’action de groupe ne permette de satisfaire les espoirs qu’elle a su concentrer. En effet, ses modalités de mise en œuvre limitent son empire à l’appréhension des cas où « plusieurs personnes placées dans une situation similaire subissent un dommage causé par une même personne, ayant pour cause commune un manquement de même nature à ses obligations légales ou contractuelles » (art. 62, 85, 89 et 91, respectivement applicables : devant le juge judiciaire ; devant le juge administratif – L77-10-3 du CJA ; en matière environnementale – L14263-1 du code de l’environnement ; et en matière de protection des données à caractère personnel – art. 43 ter de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés). Une triple analogie (situations des victimes, identité de l’auteur du dommage, nature du manquement) est ainsi érigée en limite problématique qui tend à stériliser le potentiel de ce nouvel outil juridique dans le cadre de la discrimination systémique bien que l’appréhension de ce phénomène complexe ait parfois pu être présentée comme l’objectif principal – « ce que l’on traque là est la discrimination systémique » (E. Boussard-Verrecchia, tel que cité in F. Mehrez, « Justice du 21e siècle : action de groupe en matière de discrimination », Dalloz Actualités, 8 juillet 2015). Comme le souligne Marie Mercat-Bruns, les discriminations systémiques : « ne dérivent pas forcément d’une stratégie intentionnelle d’un auteur précis issu des rangs de l’entreprise. Les pratiques peuvent émaner de plusieurs auteurs ou de pratiques perpétrées dans plusieurs filiales d’un groupe, dans un métier, ou à différents niveaux hiérarchiques. Il s’agit bien de « schémas » de « désavantages structurels » qui affectent des groupes désignés » (M. Mercat-Bruns, « L’identification de la discrimination systémique », Rev. Trav.,, 2015, p. 672 et s. ). D’autres mécanismes de l’action de groupe, telle qu’envisagée par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, suscitent également la perplexité. V. à cet égard, v. F. Guiomard, « L’action de groupe peut-elle contribuer à lever les freins de l’action contentieuse ? », La Revue des Droits de l’Homme, 2016, n° 9. Nota bene : la présente contribution n’a pas vocation à commenter ce dispositif spécifique de l’action de groupe.

[3] L’échec de la commission mixte paritaire a finalement eu pour effet de prolonger les travaux parlementaires initialement limités à une lecture par chambre du fait de la procédure accélérée.

[4] Amendement n° CL415 déposé le 3 mai 2016 par les rapporteurs en commission des lois de l’Assemblée nationale. Cet amendement reprend dans une large mesure, et volontairement, la formulation initiale de l’article 41 du Projet de loi Égalité et Citoyenneté, (texte AN n° 3679), enregistré à la présidence le 13 avril 2016.

[5] Sur les motivations de l’opposition du gouvernement à cet amendement et à ceux suivirent, v. not. Assemblée nationale (Commission des lois constitutionnelles), Compte rendu (n° 77), 4 mai 2016, séance 16h15, pp. 28-29 et JORF, 13 juillet 2016, n° 78 [2], AN (CR), 2016, pp. 5341-5342.

[6] Pour une mise en contexte, v. M-T. Lanquetin, « Discriminations : loi d’adaptation au droit communautaire du 27 mai 2008 », Dr. Soc., 2008, p. 778.

[7] Plus exactement : « en matière d’affiliation et d’engagement dans une organisation syndicale ou professionnelle, y compris d’avantages procurés par elle, d’accès à l’emploi, d’emploi, de formation professionnelle et de travail, y compris de travail indépendant ou non salarié, ainsi que de conditions de travail et de promotion professionnelle ».

[8] Assemblée nationale, Projet de loi Égalité et Citoyenneté, op. cit., p. 46.

[9] V. M. Miné, « Discriminations : une transposition laborieuse… », Rev. Trav., 2008, n° 9 p. 532 et « Discriminations : une transposition laborieuse… (suite) », Rev. Trav., 2008, n° 12, p. 741.

[10] Sénat (M. Dini), Rapport fait au nom de la commission des Affaires sociales (1) sur le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après déclaration d’urgence, portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, annexé au procès-verbal de la séance du 2 avril 2008, n° 253, p. 6. V. également JORF, 26 mars 2008, n° 15 [2], AN (CR), 2008, pp. 916-919.

[11] Pour nuancer ces carences, Valérie Letard soulignait quelques consultations en amont, tout en admettant que « l’on peut déplorer que ce ne soit pas suffisant » : la HALDE, les partenaires sociaux, la Commission nationale de la négociation collective, et le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. V. JORF, 26 mars 2008, op. cit., p. 938.

[12] En ce sens, v. idem, pp. 935-936.

[13] Conséquence des rejets successifs des amendements nos 14, 37, 15, 16 et 38 au Sénat, et des amendements nos 58, 22, 2, 54, 16, 25, 60, 17, 20 et 26 à l’Assemblée nationale. V. idem, pp. 941-943 et JORF, 10 avril 2008, n° 24, S (CR), 2008, pp. 1599-1600.

[14] V. not. JORF, 26 mars 2008, op. cit., pp. 919-927.

[15] En ce sens, v. idem, p. 937 et p. 942.

[16] Ibidem, p. 939.

[17] Au Sénat : amendement n° 37 soutenu par A. David. À l’Assemblée : amendements nos 58 et 22 soutenus par M. Billard et M. Pinville.

[18] JORF, 26 mars 2008, op. cit., p. 942.

[19] Supra, note 11.

[20] JORF, 10 avril 2008, op. cit, p. 1601.

[21] Ajout de : « l’identité sexuelle » – désormais « identité de genre » – à l’article 225-1 du code pénal, à l’article L1132-1 du code du travail, à l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983 et aux articles 1 et 2 de la loi du 27 mai 2008 par l’article 4, I. IV. VII. et VIII., de la loi n° 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel ; du « lieu de résidence » à l’article 225-1 du code pénal, à l’article L1132-1 du code du travail et aux articles 1 et 2 de la loi du 27 mai 2008 par l’article 15, I., II. et III., de la loi n° 2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine ; de « la perte d’autonomie » à l’article 1 de la loi du 27 mai 2008 par l’article 23 de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement ; la « particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur » à l’article 225-1 du code pénal, à l’article L1132-1 du code du travail et aux articles 1 et 2 de la loi du 27 mai 2008 par l’article unique de la loi n° 2016-832 du 24 juin 2016 visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale.

[22] Sur ce point, v. récemment S. Slama, « La disparité des régimes de lutte contre les discriminations : un frein à leur efficacité ? », La Revue des Droits de l’Homme, 2016, n° 9 : « l’appareil normatif antidiscriminatoire actuel n’est pas le résultat d’une réflexion visant à lui assurer une certaine unité mais constitue uniquement le résultat de différentes couches et sous-couches législatives qui se sont accumulées ces trente dernières années rendant peu lisible ce droit. Nous pensons que cette complexité du droit de la non-discrimination résultant de la stratification législative constitue un des facteurs de d’ineffectivité de ces normes ».

[23] L’harmonisation avec le code du travail s’est fait dans un second temps, à l’article 45 du texte n° 3872 devenu l’article 87 du projet de loi adopté en lecture définitive. V. amendement n° CL208, déposé en commission des lois de l’Assemblée nationale le 28 juin 2016 par les rapporteurs du texte. Cet amendement reprend l’amendement n° 904 (2ème Rect) déposé par les rapporteurs en commission spéciale de l’Assemblée nationale le 12 juin 2016 dans le cadre de l’examen du projet de loi Égalité et Citoyenneté précité.

[24] Formulation issue de la version originale de l’article 41 du projet de loi Égalité et Citoyenneté précité et transposée au sein du projet de loi sur la modernisation de la justice du XXIe siècle par l’amendement n° CL415 précité.

[25] Naturellement, l’art. 14 de la Convention EDH prohibe la discrimination dans le champ des droits que la Convention reconnaît. Quant aux directives 79/7/CEE du 19 décembre 1978 et 86/378/CEE du 24 juillet 1986, elles couvrent partiellement l’interdiction de la discrimination sur le fondement du sexe en matière de protection sociale.

[26] À noter toutefois l’art. L1110-3 du code de la santé publique qui proscrit la discrimination en matière d’accès aux soins sur le fondement des motifs de l’article 225-1 du code pénal ainsi que du bénéfice de la protection complémentaire ou du droit à l’aide (confer art. L861-1 et L863-1 du code de la sécurité sociale et art. L251-1 du code de l’action sociale et des familles).

[27] Quatre motifs consacrés en droit interne échappaient à une appréhension pénale : les activités mutualiste (L1132-1 du code du travail seulement), les convictions, la perte d’autonomie (loi du 27 mai 2008 seulement) ainsi que les opinions philosophiques (art. 6 de la loi Le Pors seulement). Les deux premiers ont été supprimés par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle. Le troisième motif a été conservé et étendu au code pénal et au code du travail. Seul le dernier existe encore aujourd’hui en droit interne sans être saisi par le code pénal.

[28] Pour illustration, sur une période de cinq ans, de 2009 à 2013, les données tirées de l’exploitation du Casier judiciaire révèlent la sanction et la condamnation de quatre-vingt-neuf infractions de discrimination seulement. V. Ministre de la justice, Étude d’impact. Projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle, NOR : JUSX1515639L, 31 juillet 2015, p. 170. Pour une rétrospective sur le temps long, v. not. L. Mourey, Le rôle du droit pénal dans la politique criminelle de lutte contre les discriminations, thèse dactylographiée, 2012.

[29] Not. SOS Racisme (e.g. Cass. Crim., 22 septembre 2015, n° 14-84.802, Inédit ; 21 juin 2011, n° 10-85.641, Inédit ; 28 septembre 2010, n° 09-88.269, Inédit ; CA Versailles, 9ème ch., 18 mars 2016, n° 14/04196) et MRAP (e.g. CA Lyon, 7ème ch., 4 février 2009, n° 1757/08 ; CA Grenoble, 1ère ch. Correctionnelle, 27 octobre 2005, n° 04/01355 ; CA Versailles, 1 octobre 2003, n° 2003-01161). À cet égard v. encore V-A. Chappe, L’égalité en procès : sociologie politique du recours au droit contre les discriminations au travail, thèse dactylographiée, pp. 505-583, ou S. Benichou, Le droit à la non-discrimination « raciale ». Instruments juridiques et politiques publiques, thèse dactylographiée, pp. 236-238.

[30] V. not. ECRI, Rapport sur la France (cinquième cycle de monitoring), (CRI(2016)1), Strasbourg : Conseil de l’Europe, mars 2016, p. 10 et p. 38 ; GELD, Le recours au droit dans la lutte contre les discriminations : la question de la preuve, note n° 2 du conseil d’orientation du GELD, octobre 2000, p. 21 ; I. Carles, et C. Hervas, « Entretien avec M. François Perrain, Procureur de la République de Valenciennes », La Revue des Droits de l’Homme, n° 9.

[31] CNCDH, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2015, pp. 138-141 ou encore CNCDH, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2014, pp. 114-116.

[32] I. Carles, et C. Hervás, « Entretien avec M. François Perrain, Procureur de la République de Valencienne », loc. cit.

[33] Art. 28 de la loi organique n° 334-2011 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits.

[34] Au-delà de son impact sur l’effectivité du droit commun, la transaction pénale est souvent critiquée lorsqu’elle est confiée à une autorité administrative indépendante en ce qu’elle témoigne d’un mélange des genres inopportun. En ce sens, v. J. Chevallier, « La solution des litiges et les réponses aux conflits », in D. Borrillo (dir.), La HALDE : actions, limites et enjeux, CERSA/CREDOF, Paris : La Documentation française, 2007, p. 67 : « le système de la transaction pénale s’inscrit tout à fait dans cette perspective de dénaturation de l’institution qui comporte toute une série de dérives et de problèmes complexes de coordination avec l’autorité judiciaire ».

[35] Amendement n° 904 (2ème Rect) déposé par les rapporteurs en commission spéciale de l’Assemblée nationale le 12 juin 2016 dans le cadre de l’examen du projet de loi Égalité et Citoyenneté précité et transposé au sein du projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle par l’amendement de coordination n° CL200 déposé par les rapporteurs en commission des lois de l’Assemblée nationale le 28 juin 2016. Pour une argumentation sur la modification terminologique, v. Défenseur des droits, Avis n° 16-15, auditionné le 31 mai par la commission spéciale de l’Assemblée nationale chargée d’examiner le projet de loi n° 3779 Égalité et Citoyenneté, pp. 18-20.

[36] En ce sens, v. encore S. Slama, « La disparité des régimes de lutte contre les discriminations : un frein à leur efficacité ? », loc. cit.

[37] En ce sens, v. directive 2004/113/CE du 13 décembre 2005, cons. 20 : « un traitement moins favorable de la femme en raison de la grossesse et de la maternité devrait être considéré comme une forme de discrimination directe fondée sur le sexe ».

[38] L’article 23 de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement s’était en effet borné à introduire ce critère au sein de la loi du 27 mai 2008.

[39] Cette situation asymétrique résultait de la maladresse du législateur qui, lors de l’adoption de l’article 13 de la loi n° 2006-340 du 23 mars 2006 relative à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, ne prit la peine de généraliser l’insertion du motif de la grossesse, excluant son influence tant de la loi le Pors que de l’alinéa 2 de l’article 225-1 du code pénal.

[40] Pourrait également être considéré le cas de l’article L1110-3 du code de la santé publique et, plus particulièrement, du bénéfice de la protection complémentaire ou du droit à l’aide comme motifs de discrimination en matière d’accès aux soins.

[41] Les articles L1132-3 et L1132-3-1 rejoignent la question de la prohibition des représailles. L’article L1132-3-2 pourrait fort bien être considérée comme une interdiction de la discrimination indirecte fondée sur l’orientation sexuelle (i.e. mesure en apparence neutre mais entraînant un désavantage particulier au regard de l’orientation sexuelle de la personne mutée en raison de la législation incriminant l’homosexualité).

[42] Sur l’articulation entre illégitimité du traitement et discrimination, v. not. : D. Lochak, « La notion de discrimination », Confluences Méditerranée, 2003-2004, n° 48, pp. 13-23 ; D. Lochak, « La notion de discrimination dans le droit français et le droit européen », in M. Tsujimura & D. Lochak (dir.), Égalité des sexes : la discrimination positive en question. Une analyse comparative (France, Japon, Union européenne et États-Unis), Paris : Société de législation comparée, 2006, pp. 39-60.

[43] Les ferments de cette spécificité ne sont pas dénués d’intérêts. Ils dénotent d’une considération des motifs comme simples « indices » (Miron c. Trudel, [1995] 2 RCS 418, par. 132) de discriminations potentielles, c’est-à-dire des éléments « communément utilisé[s] pour établir des distinctions qui ont peu ou pas de lien rationnel avec la matière traitée, traduisant généralement l’existence d’un stéréotype » (idem, p. 424). Sans rapport hiérarchique, les motifs énumérés ou analogues diffèrent simplement à raison de la source juridique qui les considère. Alors que les motifs énumérés constituent des indicateurs législatifs, les motifs analogues sont quant à eux des indicateurs jurisprudentiels. In fine, ils constituent tous « des indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle » (Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203, par. 7).

[44] Strong v. Marshall Estate, 2009 NSCA 25 (CanLII), par. 32.

[45] Murley c. Hudye (1997), 141 DLR (4th) 25.

[46] Pratten v. British Columbia (Attorney General), 2011 BCSC 656 (CanLII), par. 234.

[47] L’amendement n° 67 (non soutenu) déposé à l’Assemblée nationale le 6 juillet 2016 visait à ajouter le motif de la « domiciliation bancaire » pour lutter contre les discriminations à l’encontre des ultramarins en matière de services de crédit, reprenant ainsi les amendements n° 1010 (rejeté) et n° 1520 (non soutenu) déposés le 23 juin 2016 à l’Assemblée nationale dans le cadre de l’examen du projet de loi Égalité et Citoyenneté précité.

[48] Cass. Crim., 14 juin 2000, n° 99-81.2000, Bull. crim., n° 226, p. 669 et Cass. Crim., 2 septembre 2008, n° 07-81.661, Bull. crim., n° 174.

[49] CC, Décision n° 99-421 DC,16 décembre 1999, cons. 13, Recueil, p. 136.

[50] CC, Décision n° 2001-451 DC, 27 nov. 2001, cons. 13, Recueil, p. 145

[51] CC, Décision n° 2001-455 DC, 12 janvier 2002, cons. 9., Recueil, p. 49. V. encore CC, Décision n° 98-401 DC, 10 juin 1998, cons. 10, Recueil, p. 258.

[52] CC, Décision n° 2005-530 DC, 29 décembre 2005, cons. 77, Recueil, p. 168. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel affirme que la violation de l’exigence de non complexité excessive menace l’exercice des droits et libertés, le droit au recours ainsi que l’effectivité des garanties énoncées aux articles 6 et 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

[53] En ce sens, v. G. Pau-Langevin in JORF, 26 mars 2008, op. cit., p. 943 : « si nous voulons que ce droit [antidiscriminatoire], qui est déjà un peu complexe, soit utile et utilisé, il faut qu’il soit à peu près lisible ».

[54] Défenseur des droits, Avis n° 16-15, op. cit., pp. 12-16. V. aussi Défenseur des droits, Avis n° 16-19, auditionné le 19 juillet 2016 par la commission spéciale du Sénat chargée d’examiner le projet de loi n° 773 relatif à l’Égalité et la Citoyenneté, pp. 12-15 et Avis n° 15-23 du 28 octobre 2015, concernant le projet de loi n° 661 portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle, enregistré à la Présidence du Sénat le 31 juillet 2015, pp. 14-16.

[55] Art. 6 sexies de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 et art. L5213-6 du code du travail issu de l’art. 5 de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.

[56] « Aucun salarié ne doit subir des faits : 1° Soit de harcèlement sexuel, constitué par des propos ou comportements à connotation sexuelle répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ; 2° Soit assimilés au harcèlement sexuel, consistant en toute forme de pression grave, même non répétée, exercée dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers ».

[57] Défenseur des droits, Avis n° 16-15, op. cit., pp. 14-16. V. encore Défenseur des droits, Avis n° 16-16, audition du 2 juin 2016 par la mission d’information sur l’évaluation de la loi n° 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel, pp. 6-7 et Avis n° 15-23, op. cit..

[58] Art. 20 de la loi n° 2015-994 du 17 août 2015, créant l’art. L1142-2-1 du code du travail : « nul ne doit subir d’agissement sexiste, défini comme tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

[59] En ce sens v. art. 36 ter du projet de loi Égalité et Citoyenneté qui, au moment de la rédaction de cet article, est ainsi formulé : « l’article 6 bis de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires est ainsi modifié : 1° Après le premier alinéa, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : « Aucun fonctionnaire ne doit subir d’agissement sexiste, défini comme tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. » ; 2° Au début du deuxième alinéa, le mot : « Toutefois, » est supprimé ; 3° À la fin du 1°, la référence : « au premier alinéa » est remplacée par les références : « aux deux premiers alinéas » ».

[60] CJUE, Grande chambre, CHEZ Razpredelenie Bulgaria AD c. Komisia za zashtita ot diskriminatsia, Aff. C. 83-14 : Europe 105, comm. 353, obs. D. Simon.

[61] H. Pauliat, « Une discrimination par association peut résulter d’une discrimination indirecte », JCP AJ, 2016, n° 1, p. 2005 et A. Popov, « Mise au point et nouveau développement sur la discrimination directe et la discrimination par association », La Revue des Droits de l’Homme, Lettre Actualités-Droits-Libertés, 8 mars 2016.

[62] CJUE, Grande chambre, Coleman, 17 juillet 2008, Aff. C-303/06 : JCP S, 2008, n° 43, p. 1549, note J. Cavallini ; Rev. Trav., 2009, p. 41, note M. Schmitt.

[63] E.g. Défenseur des droits, Décision MLD-2014-178 du 8 décembre 2014, Décision MLD-MSP-MDE 2013-13 du 12 avril 2013, Décision MLD 2012-88 du 26 juin 2012.

[64] Introduite en droit interne par l’article 1, 2° de la loi du 27 mai 2008 et considérée comme une discrimination (« la discrimination inclut : […] le fait d’enjoindre à quiconque d’adopter un comportement prohibé par l’article 2 »).

[65] V. not. les travaux de Marie Mercat-Bruns : « L’identification de la discrimination systémique », loc. cit. ; « Les discriminations multiples et l’identité au travail au croisement des questions d’égalité et de libertés », RDT, 2015, p. 28 ; « Appartenance syndicale, sexe, âge et inégalités : vers une reconnaissance de la discrimination systémique ? », (co-écrit avec E. Boussard-Verrecchia), Rev. Trav,, 2015, p. 660 ; « Le jeu des discriminations multiples », Rev. Trav., 2013, p. 254 ; Discriminations en droit du travail : dialogue avec la doctrine américaine, Paris : Dalloz, 2013. V. aussi M-T. Lanquetin, « Discrimination » in Répertoire de droit du travail, pp. 60-80.

[66] Les lois de consolidation et codes provinciaux antidiscriminatoires au Canada (généreusement intitulés « Code/Loi sur les droits de la personne » ou « Human Rights Code/Act »), adoptés entre 1962 et 1975 et régulièrement amendés depuis, offrent une illustration d’une telle entreprise. Pour un plaidoyer au service d’une meilleure lisibilité du dispositif français via l’édification d’un « tronc commun », v. S. Slama, « La disparité des régimes de lutte contre les discriminations : un frein à leur efficacité ? », loc. cit.

[67] Néanmoins, cette clause ne s’applique pas au domaine de l’emploi pour lequel il convient de se reporter aux articles L1133-1 à L1133-3 du code du travail. En matière d’embauche, l’article 86 de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle généralise en outre la dérogation pénale à l’interdiction de la discrimination en cas d’exigence professionnelle et déterminante au-delà des seuls motifs du sexe, de l’âge ou de l’apparence physique pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée (art. 225-3, 3° du code pénal).

[68] L’article 86 de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle a également complété l’interdiction de la discrimination sur le fondement de la grossesse ou de la maternité en ajoutant que ce principe ne fait pas obstacle aux mesures favorables visant la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes. Cette modification intervient opportunément alors que le Conseil constitutionnel a récemment déclaré que l’alinéa 2 de l’article 1er de la Constitution (« La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ») « n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit » (v. CC, Décision n° 2015-4­65 QPC, 24 avril 2015, cons. 15, JORF, n° 0098, 26 avril 2015, p. 7355, texte n° 24).

[69] V. N. Hoffschir et V. Orif, « La lutte contre les discriminations et les freins à la mise en œuvre des mesures d’instruction en droit du travail », La Revue des Droits de l’Homme, 2016, n° 9.

[70] Amendement n° 1032 déposé par les rapporteurs en commission spéciale de l’Assemblée nationale le 12 juin 2016 et qui reprend le dispositif de l’article 225-3-1 du code pénal : « la responsabilité de la partie défenderesse est engagée même si l’agissement ou l’injonction mentionnés aux 1° et 2° de l’article 1er cause un préjudice à une ou plusieurs personnes ayant poursuivi l’objectif de démontrer l’existence de la discrimination, dès lors que la preuve en est établie ».

[71] V. CE, Avis du le projet de loi Égalité et Citoyenneté, n° 391255, Séance du jeudi 31 mars 2016, extrait du registre des délibération, p. 12.

L’homme enceint et le Conseil constitutionnel : une rencontre manquée (Cons. Const., 17 nov. 2016, n° 2016-739 DC, Loi de modernisation de la justice du XXIe siècle)

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Ce texte est un commentaire partiel de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 17 novembre 2016 sur la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle. Le commentaire porte uniquement sur les développements que le Conseil constitutionnel l’article 56 de cette loi relatif à la « modification » de la mention du sexe à l’état civil. Après un commentaire des paragraphes dans lesquels le Conseil constitutionnel répond aux arguments des députés et sénateurs invoquant l’inconstitutionnalité de cet article 56, ce commentaire s’interroge sur le point de savoir pourquoi le Conseil n’a pas répondu aux arguments d’inconstitutionnalité qui avaient été évoqués devant lui au travers de la porte étroite déposée par l’association GISS (groupement d’intervention et de soutien sur les questions sexuées et sexuelles). L’une des hypothèses ici proposée est que le Conseil constitutionnel n’a pas voulu prendre position sur la délicate question de l’homme enceint que posait cette saisine. Prendre parti sur cette question l’aurait en effet conduit soit à rendre une décision susceptible de remettre au gout du jour la critique d’un « gouvernement par les juges », soit car cela aurait conduit le Conseil à censurer cet article 56 de la loi, faisant de ce fait passer le Conseil pour une juridiction conservatrice, se refusant à mettre le droit français en conformité avec la jurisprudence que la Cour européenne des droits de l’homme retient en application de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des Droit de l’Homme et des Libertés fondamentales.

 

Benjamin Moron-Puech, Chargé de recherche, Aix-Marseille Université, CNRS, IDEMEC, Chercheur associé, Université Panthéon-Assas, Laboratoire de sociologie juridique

 

sphingeJeudi 17 novembre, tout juste un mois après avoir été saisi par plus de soixante députés et sénateurs, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision sur la conformité à la Constitution du projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, loi fleuve depuis lors promulguée et publiée au Journal officiel du 19 novembre 2016. Parmi les dispositions dont la constitutionnalité est examinée figure l’article 56, II, relatif à la modification de la mention du sexe à l’état civil. Avant de commenter l’analyse que le Conseil constitutionnel retient de cet article, rappelons brièvement l’histoire et l’objet de ce texte. D’abord, quant à l’histoire de cet article 56 (ex article 18 quater), rappelons que ce texte a été introduit par voie d’amendements par les députés, lors de l’examen en première lecture du projet de loi devant l’Assemblée nationale. Initialement (dans le texte voté en commission) il ne comportait que des dispositions visant à simplifier le changement de prénom. Certes, un amendement visant à simplifier le changement de la mention du sexe à l’état civil avait également été proposé par le député Serge Coronado, mais celui-ci avait été rejeté. Il faut attendre l’examen du texte en séance publique (toujours en première lecture devant l’Assemblée) pour que l’article 56 soit doté d’une deuxième partie consacrée au changement de la mention du sexe. Ces dispositions de cet article 56, II, reprennent très largement le texte d’une proposition de loi que le groupe socialiste a l’Assemblée Nationale avait déposé le 29 septembre 2015 et qui, jusque-là, était demeurées dans les tiroirs de la Commission des lois de l’Assemblée. Malgré la résistance du Sénat, ces dispositions ont finalement été adoptées en Nouvelle lecture par l’Assemblée nationale.

Ensuite, quant à son objet, l’article 56, II, précise tant les conditions que les effets de ce changement de la mention du sexe à l’état civil. S’agissant des conditions, le point principal à retenir — et celui qui cristallisait l’opposition des sénateurs — est que cet article vient démédicaliser la procédure de changement de la mention du sexe à l’état civil (art. 61-6, al. 3). En effet, jusqu’à présent, le changement n’était possible que si la personne démontrait un changement irréversible de son apparence (Cass., 1re, civ. 7, juin 2012, nos 11-22.490 et 10-26.947), ce qui impliquait de facto, pour un certain nombre de juridictions, que le demandeur ait été préalablement stérilisé. Une telle démédicalisation était semble-t-il nécessaire, du moins pour qui souhaitait mettre notre droit en conformité avec l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales tel que compris par la Cour européenne des droits de l’homme (notamment CEDH, 10 mars 2015, Y. Y. c/ Turquie, no 14793/08, dont il pu être écrit qu’il impliquait une inconventionnalité du droit français : « Conditions du changement de sexe à l’état civil : le droit français à l’épreuve de l’arrêt Y. Y. c/ Turquie du 10 mars 2015 », Revue des Droits de l’Homme, Lettre d’actualité, mars 2015). Le législateur a en revanche maintenu le caractère judiciaire de la procédure de modification de la mention du sexe (art. 61-6, al. 1er c. civ.). Cette procédure n’est donc pas à proprement parler déclarative, comme le souhaitaient certaines associations de personnes transsexuées prenant en modèle les lois argentine ou maltaise. Dans la procédure française le juge doit s’assurer que le consentement de la personne qui demande à modifier la mention de son sexe est libre et éclairé d’une part et que cette personne produit des faits suffisants pour étayer que le sexe qui lui a été assigné ne « correspond pas à celui dans lequel elle se présente » (art. 61-5 c. civ.) d’autre part. Quant à ses effets, l’article 56 prévoit que le changement de la mention du sexe sera transcrit dans l’acte d’état civil du demandeur (art. 61-7) et qu’il pourra également l’être en marge des actes de l’état civil du conjoint et des enfants du demandeur (ou de leurs représentants), si ceux-ci y consentent. En outre, il est prévu que cette décision de justice est sans effets sur les obligations contractées à l’égard de tiers ou sur les filiations établies avant cette modification (art. 61-8).

Si ce texte peut paraître satisfaisant en ce que, compte tenu de la démédicalisation, il n’oblige plus les personnes transsexuées à choisir entre leur intégrité physique et leur intégrité psychique, il contient néanmoins un certain nombre d’imprécisions et d’oublis, en particulier sur la question très sensible du traitement à réserver à l’homme enceint. Or, le Conseil constitutionnel, alerté sur ces difficultés par un mémoire introduit devant lui via la porte étroite a préféré ne pas se prononcer sur celles-ci (II), limitant ainsi sa décision aux seuls arguments avancés par les parlementaires pour contester la constitutionnalité de l’article 56, II (I).

 

I. La réponse aux arguments avancés dans les saisines parlementaires

 

Dans les § 59 à 68 de sa décision le Conseil répond aux trois arguments qu’avaient selon lui avancés les députés et sénateurs requérants pour contester la constitutionnalité de l’article 56, II. Premièrement, les sénateurs reprochaient aux dispositions sur le changement de sexe à l’état civil d’être des « cavaliers législatifs », c’est-à-dire des dispositions introduites par voie d’amendement et n’ayant aucun rapport avec le texte. Or, de tels amendements cavaliers sont interdits par l’article 45 de la Constitution. Fort justement, le Conseil rejette ce grief. Pour lui, dès lors que le projet de loi initial comportait des dispositions relatives à l’état civil et à la compétence des autorités judiciaires en la matière, il était tout à fait légitime pour les députés à l’origine de l’article 56, II, de vouloir légiférer sur le changement de sexe à l’état civil.

Deuxièmement, le Conseil prétend répondre au grief des députés selon lequel l’article 56, II, méconnaîtrait l’article 66 de la Constitution en ce qu’il aurait transféré à une autorité administrative les décisions sur le changement de sexe, alors que ces décisions, parce qu’elles relèveraient de la protection de la liberté individuelle, devraient relever de la seule compétence du juge judiciaire. Ces développements du Conseil constitutionnel sont quelque peu étonnants car manifestement hors sujet. En effet, le projet de loi ne transfère pas aux officiers d’état civil le contentieux du changement de sexe, lequel continue à relever du Tribunal de grande instance (cf. l’art. 61-6 c. civ. introduit par l’article 56, II, du projet de loi commenté). D’ailleurs, les députés requérants — même s’il faut reconnaître l’ambiguïté de leur saisine — n’avançaient cet argument que pour le changement de prénom et non pour le changement de la mention du sexe. Le Gouvernement, dans ses observations sur la saisine avait d’ailleurs compris ainsi le mémoire des députés, puisqu’il ne répondait nullement à ce prétendu grief tiré de la déjudiciarisation. Il y a donc là manifestement une erreur d’analyse ou d’expression du Conseil constitutionnel (sur la dualité de ces erreurs, cf. B. Moron-Puech, Contrat ou acte juridique ? Étude à partir de la relation médicale, thèse sous la dir. D. Fenouillet, Université Panthéon-Assas, 2016, n° 488), lequel soit a mal compris l’argumentaire des députés, soit l’a bien compris mais s’est mal exprimé à ce propos dans sa décision.

Troisièmement, les députés soutenaient que l’article 56, II, méconnaîtrait le principe de dignité de la personne humaine dont, à leurs yeux, l’immutabilité et l’indisponibilité des personnes seraient des corollaires. L’argument est pour le moins surprenant car — mais cela tient sans doute aux insuffisances mêmes de la notion de dignité (sur lesquelles cf. E. Fragu, Des bonnes moeurs à l’autonomie personnelle : essai critique sur le rôle de la dignité humaine, thèse sous la dir. d’Y. Lequette, Université Panthéon-Assas, 2015) — l’on pourrait tout au contraire soutenir que c’est la procédure actuelle de médicalisation qui porte atteinte à la dignité humaine, en ce qu’elle contraint une personne à se mutiler pour pouvoir bénéficier du droit de changer la mention de son sexe à l’état civil. Cet argument des requérants était au demeurant fort mal présenté puisque ceux-ci ne justifiaient aucunement en quoi le principe de dignité engloberait les prétendus principes d’immutabilité et d’indisponibilité. Les requérants se bornaient à dire que, nous soulignons, « remettre entre les mains de la seule volonté des individus la mention de leur sexe à l’état civil, dont l’appréciation sera laissée à la seule détermination subjective des officiers d’état civil, pourrait porter atteinte au principe de la liberté individuelle des individus, d’indisponibilité et d’immutabilité des personnes, et donc nuire à la sauvegarde de leur dignité. » Le Conseil ne s’est pas aventuré dans cette piste fort aventureuse et s’est contenté d’affirmer que les dispositions de l’article 56, II, « ne portent aucune atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Le grief tiré de la méconnaissance de ce principe manque en fait« . Ainsi le Conseil constitutionnel a-t-il rejeté le dernier grief que les parlementaires adressaient à l’article 56 ce qui l’a conduit a déclaré ce texte conforme à la Constitution, sans aucune réserve.

Si la réponse donnée par le Conseil à la saisine des députés et des sénateurs apparaît satisfaisante, d’aucuns pourraient en revanche regretter que le Conseil n’ait pas profité de cette saisine pour anticiper sur les difficultés d’application des dispositions introduites dans le code civil par l’article 56 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, ce d’autant plus qu’il y avait été invité par l’association GISS (Groupement d’intervention et de soutien sur les questions sexuées et sexuelles.

 

II. La non-réponse aux arguments avancés par l’association GISS

 

Le texte validé par le Conseil pose un certain nombre de difficultés d’interprétation que l’association GISS — dont nous l’auteur du présent texte est l’un des membres — avait pointé du doigt dans le mémoire que celle-ci avait introduit devant le Conseil constitutionnel par la voie de la porte étroite (sur cette procédure, cf. .Th. Perroud, « Pour la publication des « portes étroites » devant le Conseil constitutionnel, Rec. Dalloz, 2015, p. 2511).

Listons brièvement ces difficultés d’application identifiées par l’association précitée :

  • La procédure en « modification de la mention du sexe » est-elle applicable aux personnes intersexuées ?
  • La procédure en « modification de la mention du sexe » est-elle ouverte aux personnes mineures non émancipées et représentées par leurs parents ?
  • Pour une personne mineure, la volonté de changer de sexe constitue-t-elle un juste motif d’émancipation ?
  • La procédure en « modification de la mention du sexe » emporte-t-elle confusion des deux procédures préexistantes en rectification et en changement de la mention du sexe ou bien n’est-elle que le nouveau nom de l’ancienne procédure en changement de la mention du sexe ?
  • Quelles sont les règles du droit de la filiation applicables à une personne ayant changé de sexe et donnant naissance à un enfant après ce changement, hypothèse que nous avons schématiquement désignée dans le titre cet article comme celle de « l’homme enceint » ? L’article 311-25 du code civil, suivant laquelle la mère est celle qui accouche, est-il applicable à une personne ayant un sexe masculin à l’état civil et qui accoucherait ? De même, l’article 312 dudit code est-il applicable à la personne mariée, ayant un sexe féminin à l’état civil et dont l’épouse (ou l’époux) mettrait au monde un enfant ?

À la lecture de ces difficultés d’interprétation et en particulier de la dernière, l’on pourrait s’étonner que le Conseil n’ait pas pris la peine de répondre aux arguments qui lui étaient présentés. Pourquoi une telle absence de réponse du Conseil constitutionnel ? Ceci tient semble-t-il à au moins deux raisons.

D’abord, — mais le problème est structurel et bien connu des constitutionnalistes – le Conseil n’avait matériellement pas le temps de travailler en profondeur les arguments qui ont été avancés devant lui. En effet, saisi d’une loi fleuve (115 articles, plus de 300 000 signes), sur laquelle il n’avait qu’un mois pour statuer (article 61 de la Constitution), il ne lui était sans doute pas possible d’examiner l’ensemble des arguments présentés dans les mémoires introduits devant lui par la voie de la porte étroite. Le Conseil a manifestement manqué de temps pour rendre sa décision. Cela nous semble attesté par au moins deux éléments. D’une part, la décision du Conseil, qui comporte pas moins de 99 paragraphes, a été rendue in extremis puisque, saisi le 17 octobre, le Conseil n’a rendu publique sa décision que le 17 novembre, en fin de journée. D’autre part, cette décision contient, comme nous l’avons vu plus haut, une erreur et il n’est pas impossible qu’un examen minutieux des autres paragraphes de cette décision révèlerait d’autres erreurs de cet acabit.

Ensuite, si le Conseil n’a pas pris la peine de répondre à ces questions, c’est sans doute aussi parce qu’au moins l’une d’entre elles portait sur un point extrêmement sensible que les parlementaires n’ont pas voulu explicitement envisager : celle de la filiation de l’homme (à l’état civil) enceint ou de la femme (à l’état civil) père biologique. Si, jusqu’à présent, ces hypothèses n’étaient théoriquement guère envisageables, puisque le changement de sexe était de jure puis, à partir de 2012, de facto subordonnés à une stérilisation — des témoignages indirects que nous avons reçus suggèrent néanmoins que des cas semblables existent d’ores et déjà en France —, ces cas pourront demain se présenter. Or, que faire dans ces hypothèses sur lesquelles l’article 56 de la loi ne dit rien, puisque seul est évoqué, dans l’article 61-8 du code civil, le sort des filiations établies avant la modification et non celles qui le seraient après celle-ci ? Ces personnes ayant changé de sexe pourront-elles établir leur filiation et être considérées respectivement père ou mère de l’enfant alors qu’elles sont à l’état civil respectivement femme ou homme ? Faudra-t-il considérer que, pour des personnes ayant changé la mention de leur sexe à l’état civil, le fait d’engendrer avec leurs gamètes d’origines rendra caduc la décision prononçant le changement de leur sexe ? À supposer que le changement de sexe ne soit pas remis en cause dans cette situation, quel mode d’établissement du lien de filiation pourra être utilisé : seulement la reconnaissance ou bien aussi les règles sur la présomption de paternité et sur le fait que la mère est celle qui accouche ?

On le voit, le problème d’interprétation posé par l’article 61-8 du code civil est des plus complexe et l’on peut comprendre que le Conseil ait préféré « botté en touche ». Ceci se comprend d’autant mieux lorsqu’on réalise que si le Conseil avait décidé de se saisir de la question, comme le lui demandait l’association GISS, cela l’aurait mis dans une situation politiquement très difficile, quelle qu’ait été sa solution pour résoudre cette difficulté. Expliquons-nous.

Il aurait été politiquement très compliqué pour le Conseil de régler par lui-même la difficulté d’interprétation posée par l’introduction d’un article 61-8 dans le code civil. En effet, pour le problème posé, il n’existait pas de solution évidente que le Conseil aurait pu mettre à jour au moyen d’une réserve d’interprétation et ainsi réfuter l’argument suivant lequel le texte déféré était imprécis. En effet, si le législateur s’était saisi de la question de l’homme enceint, il aurait eu le choix entre au moins trois solutions différentes et a priori toutes acceptables constitutionnellement :

  • Considérer que le fait d’engendrer un enfant, à l’aide d’un gamète associé au sexe qui était anciennement inscrit à l’état civil de la personne du géniteur, entraîne la caducité du changement ; la caducité pouvant être totale (solution préconisée notamment par le Professeur Astrid Marais, lors de son audition par la Commission des lois du Sénat le 8 juin 2016) ou partielle en ce qu’elle ne concernerait que les règles relatives à la filiation (solution retenue aux Pays-Bas, art. 28 de leur code civil) ;
  • Considérer que les modes d’établissement sexué de la filiation sont fermés, au risque de méconnaître peut-être l’intérêt de l’enfant (rappr. A. Marais, « Le sexe si que je veux, quand je veux », JCP, 7 nov. 2016, n° 1164) ;
  • Desexuer (au sens juridique et non biologique) les modes d’établissement de la filiation et considérer, comme le proposait le GISS, que l’article 311-25 du code civil soit compris comme disant que celui qui accouche est parent de l’enfant d’une part et que l’article 312 du même code soit compris comme posant une présomption de parenté et non plus de seule paternité.

Compte tenu de cette pluralité de solutions et de l’absence d’indication dans les travaux préparatoires de la volonté du législateur sur ce point, le Conseil aurait été bien en peine de choisir. Émettre ici une réserve d’interprétation aurait assurément conduit les auteurs et, plus généralement, les justiciables et hommes politiques à dénoncer un « Gouvernement des juges ». Dès lors, la voie de la réserve d’interprétation était politiquement fermée. Or, faute de pouvoir résoudre lui-même cette difficulté d’interprétation, le Conseil n’aurait pas eu selon nous d’autres possibilités que de constater que le législateur n’a pas épuisé l’exercice de sa compétence sur cette question des effets du changement de sexe et a délégué à d’autres pouvoirs (judiciaire ou exécutif) une compétence qui lui était réservée par l’article 34 de la Constitution. Or, aucune censure partielle n’étant ici possible — car l’on ne peut pas censurer une disposition sur les effets d’un droit nouveau sans empêcher la reconnaissance même de ce droit nouveau — se saisir d’office de cette difficulté d’interprétation aurait impliqué, pour le Conseil, de censurer l’article 56, II, dans son entier, sur le fondement d’un plein exercice par le législateur de sa compétence, qui découle de l’article 34 précité, ainsi que de l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 (rappr. CC, 1er août 2013, n° 2013-674 DC, cons. 8). Mais, là encore une telle décision aurait sans doute exposé le Conseil à d’importantes critiques de non-juristes ne comprenant pas une décision à leurs yeux rétrogrades. En outre, une telle décision aurait placé la France dans une situation délicate vis-à-vis de la Cour européenne des droits de l’homme devant laquelle trois instances sont actuellement pendantes contre la France. Or, le Conseil n’a sans doute pas pu ignorer que la décision qu’il allait rendre serait suivie de près par la Cour européenne — dont les décisions sont d’ailleurs mentionnées dans les travaux préparatoires de la décision commentée — et aurait une influence sur le sens des décisions que celle-ci s’apprête à rendre contre la France (c’est une affaire de semaine). La censure de cet article 56, qui aurait conduit à maintenir l’état du droit actuel, aurait donc été un très mauvais signal envoyé à la Cour européenne des droits de l’homme.

Pour toutes ces raisons, l’on ne peut que comprendre que le Conseil ait finalement ignoré la porte étroite déposée par le GISS et ait laissé à d’autres juges le soin de se prononcer sur cette question fort délicate de l’homme enceint (comp. A. Marais, art. précité, qui soutient que le juge ne serait pas compétent).

Relevons, pour finir, que les juges amenés dans le futur à se prononcer sur cette question ne disposeront nullement d’un blanc seing du Conseil. Même si aucune question prioritaire de constitutionnalité ne peut en l’état être posée sur les dispositions introduites dans le code civil par l’article 56 de la loi de modernisation de la justice — puisque cet article a été validé par le Conseil —, il ne fait aucun doute que les décisions que la Cour de cassation pourra rendre sur ces questions constitueront un changement des circonstances de droit, permettant au Conseil de retrouver le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de l’interprétation retenue de l’article 56 précité. Ainsi le Conseil constitutionnel pourra-t-il finalement rencontrer l’homme enceint et rattraper le temps perdu.

 

 

Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Premier semestre 2016

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L’objet de cette nouvelle chronique n’est pas d’offrir une présentation analytique de la jurisprudence européenne, article  par article de la Convention européenne des droits de l’homme, mais plutôt de procéder à une mise en perspective sur des thèmes d’actualité, à partir d’une sélection significative d’arrêts (ou de décisions d’irrecevabilité), susceptibles de marquer ou de porter  une évolution que ce soit sur le fond – dans l’interprétation des garanties conventionnelles et des exigences qui y sont attachées – ou dans le fonctionnement même du système conventionnel.

Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à Université de Montpellier, IDEDH

Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS,

Caroline Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH

Le premier semestre 2016 a donné lieu à une abondante production jurisprudentielle de la part de la Cour européenne. Lors de la dernière rentrée solennelle de la Cour européenne, le Président Raimondi affirmait qu’il était difficile de rendre compte de la masse considérable des arrêts rendus « sans mentionner les crises auxquelles nous avons assisté. Bien sûr, la crise des migrants qui s’est amplifiée au cours des derniers mois, mais, surtout, les attentats qui ont frappé l’Europe, encore récemment, et ont plongé nos démocraties dans un état de sidération ». De fait, loin d’être déconnecté du réel, le contentieux européen des droits de l’homme est le reflet des crises qui traversent l’Europe : menace du terrorisme, crise des migrants, montée des nationalismes et des populismes avec l’exemple très inquiétant de la Hongrie… Autant de défis que doit relever la Cour de Strasbourg, qui a eu le mérite ces dernières années de diminuer le nombre de requêtes pendantes qui s’élevait en fin d’année 2015 à 64 850.

Prenant position sur des questions sociétales particulièrement importantes, voire même constitutionnelles, elle n’est jamais à l’abri des critiques, le plus souvent injustes, émanant des États ou d’une partie de la doctrine qui souhaiteraient limiter son rôle. Bref, comme l’a récemment montré le Professeur Sébastien Touzé 1, la remise en cause de son autorité s’est largement banalisée alors que, dans le même temps, ces mêmes Etats ne se montrent pas très pressés de ratifier le Protocole n° 15 dont l’objectif est justement d’encourager la Cour à adopter une attitude de retenue. Au 12 novembre 2016, l’on recense ainsi trente-deux ratifications. La Russie est l’exemple topique de cet état « schizophrénique » : d’un côté, le Protocole n° 15 n’a toujours pas été ratifié et, d’un autre côté, elle ne cesse d’exprimer sa défiance à l’égard de la Cour. Le 14 juillet 2015, en réaction à l’arrêt Anchugov et Gladikov c. Russie (4 juil. 2013) relatif à l’interdiction du droit de vote des détenus, la Cour constitutionnelle russe a ainsi directement mis en cause l’autorité de la chose jugée par la Cour européenne en conditionnant l’exécution des arrêts de la Cour à leur conformité à la Constitution. De même, en décembre 2015, la loi fédérale sur la Cour constitutionnelle a été modifiée pour permettre à la Cour constitutionnelle d’écarter certains arrêts rendus par la Cour européenne. Sans minimiser ici le rôle de la Cour qui a pu parfois donner l’impression de rechercher l’uniformisation des droits nationaux, il est évident que cette remise en cause s’explique surtout par des relents souverainistes hostiles à tout contrôle supranational.

S’agissant du Protocole n° 16, qui entrera en vigueur au terme de la dixième ratification, il a été ratifié par six États qui ont, pour la plupart, désigné leur Cour constitutionnelle comme « haute juridiction nationale » 2. De quoi rassurer le Conseil constitutionnel dont la désignation comme haute juridiction autorisée à adresser à la Cour de Strasbourg une demande d’avis est toujours discutée.

Le premier semestre 2016 fût jalonné d’arrêts importants dans plusieurs domaines : la question des conflits normatifs entre la Convention et d’autres obligations internationales (I), la lutte contre le terrorisme (II), le droit des étrangers (III), la liberté d’expression (IV) et le statut des magistrats (V).

I- Variations autour de la prévention des conflits entre obligations internationales

Alors que les mécanismes de sécurité collective et la spécificité revendiquée de l’intégration européenne exacerbent les risques de conflits normatifs, la Grande chambre – saisie de deux affaires portant sur la garantie du procès équitable – a choisi d’appliquer des prismes de contrôle différenciés aux mesures prises par les États parties en exécution soit de résolutions du Conseil de sécurité des Nations-Unies (A), soit d’actes de l’Union européenne (B). Dans les deux cas, une conciliation neutralisante se donne à voir, qui ne joue toutefois pas dans le même sens.

A- Présomption de non-incompatibilité avec les droits de l’homme et soumission de l’application des sanctions décidées par les Nations-Unies à l’absence d’arbitraire

Mettant en cause une procédure de gel et de confiscation des avoirs, résultant de l’inscription – au niveau de l’ONU – des requérants sur une « liste noire » de personnes et entités soumises à sanction économique ciblée (Résolution du Conseil de Sécurité 1483(2003) du 22 mai 2003), l’arrêt Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse (Gde ch., 21 juin 2016, n° 5809/08) développe la stratégie élusive et neutralisante dont la Cour s’est fait fort à l’égard de la primauté que les articles 25 et 103 de la Charte des Nations-Unies attribuent aux obligations issues des décisions du Conseil de Sécurité en cas de contradiction avec d’autres engagements internationaux.

Une fois l’irrecevabilité ratione personae réfutée, la responsabilité de l’État défendeur se mesure en effet à la lumière d’une présomption qui prive d’objet l’application de cette règle de conflit comme du critère de la protection équivalente (§ 149). S’écartant à cet égard de la démarche de la chambre, qui en avait fait une clé commune d’articulation, la Grande chambre extrapole plus précisément la jurisprudence Al-Jedda (Cour EDH, Gde ch., 7 juil. 2001, n° 27021/08, § 102) pour présumer, dans un « esprit d’harmonisation systémique » (sic), l’absence de conflit d’obligations avec la Convention, tant qu’une résolution du Conseil de Sécurité ne prévoit pas clairement et explicitement de restrictions au respect des droits de l’homme dans la mise en œuvre des sanctions décidées (§ 140). De prime abord, pareille grille d’analyse, qui enracine la CEDH dans le contexte normatif international, semble reposer sur un critère plus conciliant que celui de la protection équivalente. Mais impliquant une relecture des décisions du Conseil de Sécurité conforme au respect des droits de l’homme, elle est tout sauf un facteur exonératoire pour les États parties, auxquels, au passage, la Cour tend à toujours trouver une certaine liberté d’action dans leur application 3. En l’occurrence, la nature des griefs, fondés sur l’article 6, permet ainsi à la Grande chambre de considérer que la résolution 1483 laisse place à un contrôle judiciaire adéquat au niveau national, puisqu’elle ne l’interdit pas explicitement (§ 143, § 146). Le déni de conflit peine à convaincre, dès lors que l’obligation prescrite par le Conseil de Sécurité de geler sans retard les avoirs des personnes identifiées par le comité des sanctions s’accommode mal de l’exercice d’une vérification juridictionnelle, au plan interne, des conditions dans lesquelles les intéressés ont été inscrit sur la liste. On aurait donc pu souhaiter que plutôt que d’user d’un sophisme, la Cour cesse enfin d’éluder la question de la hiérarchie des obligations issues de la Charte de San Francisco et de la Convention. L’analyse n’en semble pas moins guidée par l’idée que si les garanties du procès équitable ne constituent pas une norme de jus cogens (§ 136), le principe de l’État de droit est en revanche une « composante fondamentale de l’ordre public européen » (§ 145).

Pesant sur l’interprétation « harmonisante » des normes universelles, cette considération justifie que sous peine d’engager leur responsabilité au regard de l’article 6, les États parties ne puissent pas donner « suite à l’inscription d’une personne – physique ou morale – sur une liste de sanctions sans s’être au préalable assuré – ou avoir pu s’assurer – de l’absence d’arbitraire dans cette inscription » (§ 147). Sous couvert de prémisses monistes, l’arrêt Al-Dulimi aboutit à un principe proche de celui retenu, dans une logique d’autonomie plus dualiste, par l’arrêt Kadi I de la Cour de justice 4 : ainsi, l’autorité internationale d’une résolution du Conseil de sécurité ne saurait-elle pas plus faire obstacle, dans la sphère de la Convention, à l’exercice d’un contrôle de fond préservant la substance du droit d’accès à un tribunal, qu’elle n’est susceptible d’empêcher, dans l’ordre juridique de l’UE, le contrôle de légalité interne requis par le respect du droit à un recours effectif. Et comme dans l’arrêt Kadi I (préc. pts 321-322), l’impératif attaché aux valeurs constitutionnelles du système européen est d’autant plus vif que le propre système de sanction des Nations-Unies n’offre pas une « protection satisfaisante » (Al-Dulimi, § 153).

Qu’elle soit renversée (Nada, préc.) ou non, la présomption de non-incompatibilité des décisions du Conseil de sécurité avec le respect des droits de l’homme n’empêche donc pas de sanctionner les différences de garantie, ni ne préserve leurs mesures d’exécution d’une condamnation. Il en va tout autrement de la présomption de protection équivalente, dans les relations avec le droit de l’Union.

B- Présomption de protection équivalente des droits de l’homme et inflexion des garanties du procès équitable dans le cadre de la coopération judiciaire civile au sein de l’UE

Prenant valeur de test à la suite de l’avis négatif de la Cour de Justice sur le projet d’accord d’adhésion de l’Union à la Convention 5, l’affaire Avotiņš c. Lettonie semblait particulièrement propice à un éventuel durcissement de la jurisprudence Bosphorus. En l’occurrence en effet, le requérant alléguait devant la Cour une violation non seulement de l’article 6§1 de la CEDH mais aussi du règlement communautaire sur le fondement duquel les juridictions lettones avaient ordonné l’exécution du jugement rendu par défaut à son encontre à Chypre sans qu’il ait été dûment cité à comparaître 6. Or, même s’il est acquis que l’office de la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas de statuer sur la méconnaissance d’autres normes que la Convention, il n’aurait pas été si illogique, ni si illégitime, que son contrôle s’adapte à ce paramètre. D’abord parce que le sens même de la présomption de protection équivalente suppose que la mesure nationale litigieuse consiste en une application conforme du droit de l’Union. Ensuite parce que l’examen de griefs fondés sur la CEDH n’exclut pas de s’assurer de la justification qu’un État prétend tirer du sens et de la portée d’une règle de l’Union, et donc de se pencher le cas échéant sur la validité ou la pertinence de l’interprétation qu’en retiennent ses autorités au regard de celles établies par la Cour de justice. Dans une affaire d’un tout autre type, la Cour n’a d’ailleurs pas hésité à explorer elle-même la signification de divers actes communautaires à la lumière de la jurisprudence existante de la Cour de justice, ni à récuser alors l’analyse selon laquelle la directive sur les services de médias audiovisuels aurait impliqué l’incompétence des tribunaux de l’État défendeur pour connaître d’une action en diffamation suite à la diffusion transfrontalière d’une émission télévisée et conclure en conséquence à une violation du droit du requérant à un accès effectif à la justice 7. Toutefois, l’opportunité n’a pas été saisie de donner un nouveau tour à la doctrine de l’équivalence et pour attendu qu’il ait été, l’arrêt rendu par la Grande chambre, sur renvoi 8 fait au mieux figure de timide coup de semonce.

Par rapport à l’hétérodoxie méthodologique des analyses de la chambre, la Grande chambre fait certes œuvre de systématisation en se plaçant sous les auspices des conditions d’application et critère de renversement de la présomption Bosphorus. Mais d’emblée se perçoit une posture de retenue, voire une réticence à ouvrir la voie d’un plein contrôle de conventionnalité. A juger que le Règlement Bruxelles I ne laisse aucune marge de manœuvre aux juridictions saisies d’une demande d’exequatur, la Cour européenne des droits de l’homme néglige les ambiguïtés qui subsistent autour de l’exception prévue à l’article 34 § 2 du règlement, notamment quant aux critères permettant de déterminer si le défendeur condamné par défaut aurait été en mesure d’exercer dans l’État d’émission un recours qu’il a manqué d’utiliser. A considérer ensuite que l’absence de renvoi préjudiciel au cours de la procédure n’est pas un facteur déterminant en l’occurrence, elle relativise la portée de la condition d’application ajoutée par l’arrêt Michaud c. France 9 et fait également fi, dans les circonstances d’une cause qui se différenciait des précédentes affaires ASML 10 et Apostolidès 11, de l’intérêt objectif qu’aurait eu une saisine de la Cour de justice pour permettre au système de protection des droits fondamentaux dans l’Union de déployer « l’intégralité de ses potentialités ».

Le plus critiquable, cependant, est la neutralisation du critère de l’insuffisance manifeste de protection, dont la démonstration pouvait seule renverser la présomption de conventionnalité de l’exequatur. S’enrichissant sur ce terrain de Remarques générales sur la reconnaissance mutuelle, l’arrêt Avotiņš a bien le mérite d’en faire une borne de principe à la confiance censée prévaloir entre les Etats membres de l’Union, par contrepoint à la position de la Cour de justice 12. Ainsi, « limiter aux seuls cas exceptionnels le contrôle par l’État requis du respect des droits fondamentaux par l’État d’origine […] pourrait, dans des situations concrètes, aller à l’encontre de l’obligation qu’impose la Convention de permettre au moins au juge de l’État requis de procéder à un contrôle adapté à la gravité des allégations sérieuses de violation des droits fondamentaux dans l’État d’origine afin d’éviter une insuffisance manifeste dans la protection de ces droits » (§ 114). C’est signifier, au niveau le plus solennel, que l’efficacité de la reconnaissance mutuelle ne saurait édulcorer l’intervention des juges du for au point de leur interdire ou de les dispenser de s’assurer de l’absence de lacune procédurale grave et que la Cour européenne des droits de l’homme elle-même entend veiller au respect de ce minimum incompressible (cf. § 116). Cette belle fermeté est toutefois démentie « dans les circonstances particulières de l’espèce » par la tolérance d’une application littérale et automatique du Règlement Bruxelles I. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, puisque la juridiction suprême lettone se voit formellement reprocher de n’avoir pas vérifié, dans le cadre d’un débat contradictoire donnant lieu à conclusion motivée, que le droit chypriote offrît un recours disponible avant d’opposer son non-usage au requérant. Mais alors que sont en jeu des garanties fondamentales du procès équitable, à savoir l’égalité des armes et le contradictoire en matière de signification et de notification des actes judiciaires aux parties 13 ainsi que le respect général des droits de la défense, le constat d’une « insuffisance manifeste de protection » n’en est pas moins éludé sous prétexte que le requérant aurait en l’espèce contribué à la situation dont il se plaint (§§ 121-124). Rejoignant sur ce point les conclusions de la chambre, l’arrêt Avotiņš cautionne donc une démarche paradoxale et discutable, qui soumet le justiciable à une obligation de diligence rigoureuse pour absoudre les juridictions nationales d’un manquement à leurs propres responsabilités au titre à la fois de la Convention et du Règlement Bruxelles I 14. Les nécessités de la coopération judiciaire civile n’en méritaient pas tant…

CP

II- L’Etat de droit aux prises avec la lutte contre le terrorisme

Ce sont plusieurs des jurisprudences les plus emblématiques de sa conception de l’État de droit que la Cour revisite face à une menace terroriste en expansion : de la surveillance secrète des individus 15 à leur remise extraordinaire à des agents de la CIA (Nasr et Ghali c. Italie, 23 fév. 2016, n°44883/09, condamnant l’organisation institutionnelle de l’impunité), du recours à la force meurtrière 16 aux sanctions économiques 17. A travers ces affaires emblématiques, c’est tout le spectre de l’ordre public démocratique qui se trouve impacté.

Le premier arrêt concerne la création d’une task force spécialisée dans la surveillance secrète, l’étendue de ses attributions en matière de « prévention, recherche et répression d’actes terroristes en Hongrie » et les garanties procédurales contre l’arbitraire. Dans le prolongement de son arrêt Roman Zakharov c. Russie (gr. ch., n° 47143/06, 4 déc. 2015) la Cour se penche sur l’exigence de prévisibilité en examinant l’étendue de la surveillance possible et les recours disponibles, au motif qu’accorder un pouvoir discrétionnaire à l’exécutif en matière de sécurité nationale implique d’en préciser l’étendue et les modalités d’exercice de manière suffisamment claire pour offrir à chacun la protection adéquate. Tenant compte de l’évolution de la menace contemporaine et de la nécessité pour les autorités d’adapter leurs dispositifs permettant d’y faire face, parfois en urgence, elle s’appuie sur les observations de la CJUE et du Rapporteur spécial des Nations Unies pour rappeler les exigences d’une démocratie apte à se défendre. Contrairement à l’affaire Klass, dans laquelle elle avait jugé un dispositif de surveillance conforme à l’article 8 grâce à l’existence d’un contrôle préalable réalisé par une commission indépendante, elle considère ici qu’en attribuant à la task force une compétence envers « une série de personnes » (a range of persons) sans qu’elle ait à prouver la relation entre individus surveillés et menace terroriste, la législation rend possible la surveillance illimitée de très nombreux citoyens, ce qui l’amène à juger recevable ce recours introduit par deux membres d’une association aux activités proches du journalisme (watchdog organisation). De plus, face à une supervision confiée à un responsable politique qui ne doit répondre des opérations lancées qu’en termes généraux devant une commission parlementaire, la Cour dénonce le risque de voir la menace terroriste « remplacée » par la menace d’un pouvoir exécutif « illimité », dans une perspective qui n’est pas sans évoquer la jurisprudence par laquelle elle a désormais pour habitude d’affirmer que l’obligation d’enquête est essentielle à la préservation de la confiance du public dans l’État de droit car elle y préserve l’adhésion. Elle conclut à la violation de l’article 8 au motif que la législation, pouvant « virtuellement » concerner tout le monde, n’était pas assortie de « garanties suffisamment précises, effectives et complètes » concernant la surveillance, au niveau de sa décision, de son exécution et de sa réparation éventuelle.

Obtenue à l’unanimité, cette solution est toutefois contestée par le juge Pinto de Albuquerque qui déplore que la section s’éloigne de la position de principe adoptée par la Grande Chambre dans l’arrêt Roman Zakharov : « while the tone is right, the substance of the judgment risks failing to allay entirely the serious dangers for citizens’ privacy, the rule of law and democracy resulting from such a legal framework ». Dans un contexte hongrois préoccupant, la quatrième section se limite notamment à évoquer une « suspicion individuelle » quand la Grande chambre exigeait pour sa part une « suspicion raisonnable », manquant ainsi d’affirmer fermement que la surveillance massive des populations constitue en elle-même une atteinte à l’État de droit.

Elle est moins frileuse dans l’arrêt Nasr et Ghali, premier relatif à une « remise extraordinaire » dans laquelle il a été procédé à une reconstitution. Ce travail est d’ailleurs salué par la Cour, qui « rend hommage au travail des juges nationaux qui ont tout mis en œuvre pour tenter d’‘établir la vérité’ » (§ 265). Faisant sienne la formule de la Cour de cassation italienne selon laquelle les autorités exécutives ont « baissé le rideau noir du secret » (arrêt, 24 fév. 2014), elle considère en revanche que ces dernières « ont considérablement compromis – voire réduit à néant – les chances des requérants d’obtenir un dédommagement des personnes responsables » (§ 208). Car, sans aller jusqu’à nier les faits solidement établis par les enquêteurs et les juridictions nationales, le Gouvernement nie la participation des autorités italiennes à leur commission en soutenant non sans cynisme que seul un carabinier était impliqué, agissant à titre individuel, et que « la Cour ne saurait en décider autrement, aucun élément de preuve couvert par le secret d’État ne pouvant entrer en ligne de compte » (§ 218). Ce sont donc les différents pouvoirs constitués de l’État italien qui s’affrontent.

Pour contourner ce secret, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » et renverse la charge de la preuve comme elle l’a déjà fait « lorsque les événements en cause sont connus exclusivement des autorités » dans des cas où un individu se trouve placé sous leur contrôle, en l’absence d’explication « satisfaisante et convaincante » (§ 220). Ayant été clairement établi que le requérant (membre d’un mouvement islamiste considéré comme terroriste par les autorités égyptiennes, bénéficiant du statut de réfugié politique en Italie depuis 2001 et soupçonné de radicalisation) avait été détenu et torturé de longues années en Egypte suite à son enlèvement à Milan en présence d’un carabinier italien, la Cour constate qu’il relevait alors de la juridiction de l’Italie et que l’avion qui l’a transporté de la base militaire américaine d’Aviano à celle de Ramstein avait survolé son espace aérien. Renvoyant à ses arrêts établissant l’existence de pratiques « employées ou tolérées par les autorités américaines et qui étaient manifestement contraires aux principes de la Convention » 18, elle « tient pour établi que les autorités italiennes savaient que le requérant était victime d’une opération de ‘remise extraordinaire’ » (§ 234-235), ce qui, aux termes de l’arrêt de Grande Chambre Ilascu et a. c. Moldova et Russie de 2004, engage leur responsabilité, que les actes commis l’aient été « avec l[eur] approbation formelle ou tacite ». En application de la jurisprudence El Masri fondée sur le principe de l’arrêt Soering, cette responsabilité s’étend aux traitements infligés à l’étranger suite à la « remise », lorsque L’État qui renvoie « savait, ou aurait dû savoir » ce qui se passait sur son territoire.

Ce principe est également étendu à l’article 5 puisque, depuis l’arrêt Al Nashiri, un « risque réel de violation flagrante » est jugé « inhérent » à une telle opération, qui implique une détention « en dehors du système juridique ordinaire » et qui « par son mépris délibéré des garanties du procès équitable est totalement incompatible avec l’état de droit et les valeurs protégées par la Convention ». Or, récapitulant les éléments d’une « enquête officielle effective », l’argumentation fait là encore la part belle à la nécessité de « maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’état de droit [en] préven[ant] toute apparence de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration » (§ 263) : en tant qu’idéal, l’état de droit doit rester le ciment de la société démocratique tournée vers la Convention et la Cour. Cela importe tout particulièrement lorsque ce sont les plus hautes autorités de l’État qui sont mises en cause, organisant l’impunité d’agents responsables de graves violations des droits de l’homme dans le cadre d’un système de collaboration criminelle institutionnalisé.

Rejetant les exceptions préliminaires du Gouvernement, tirées du caractère prématuré de la requête et du non-épuisement des voies de recours internes en matière civile, la Cour se concentre sur deux questions : l’annulation de la condamnation des agents italiens impliqués et l’absence de démarches permettant l’exécution des condamnations prononcées à l’égard des agents américains officiellement « en fuite » 19. Constatant que, suite à l’intervention des autorités, aucun des agents italiens impliqués ne pourrait en définitive être déclaré responsable en dépit des preuves suffisantes et de leur large diffusion, notamment via internet, la Cour juge sévèrement – et à l’unanimité – l’utilisation dévoyée du secret d’État, lorsqu’elle constitue moins un outil de protection d’informations sensibles qu’un moyen d’organiser l’impunité, en violation manifeste de l’idée même de lutte contre l’arbitraire, et en dépit du statut de réfugié politique du requérant comme de l’existence d’un accord d’extradition entre Italie et États-Unis 20. Derrière l’impératif légitime de lutte contre le terrorisme, c’est ainsi l’État de droit qui se trouve foulé aux pieds dans ce qu’il a de plus essentiel : la lutte contre l’arbitraire. Et c’est le lien intrinsèque entre aspects formels et aspects substantiels, mêlés dans la version contemporaine de l’État de droit, qui apparaît ici.

C’est le cas également dans l’arrêt Armani Da Silva, relatif au décès d’un homme tué par erreur alors qu’il était soupçonné de faire partie du groupe de kamikazes responsables des attentats à la bombe commis à Londres quelques jours plus tôt. Suivi pendant une demi-heure par les forces de l’ordre, il avait été abattu par des agents de la section d’intervention qui avaient reçu l’ordre de l’empêcher de monter dans le métro. Un accord ayant réglé une action civile en réparation en 2009, la requête, déposée par une cousine, porte sur le volet procédural de l’article 2, et plus particulièrement sur la décision du procureur, prise sur la base du rapport établi par une commission d’enquête indépendante, de ne poursuivre aucun policier à titre individuel, faute de « perspective réaliste » de voir la procédure aboutir à une condamnation, mais seulement la préfecture en tant qu’institution. La section s’étant dessaisie à son profit, la Grande chambre choisit d’envisager les conditions du recours légitime à la force meurtrière en s’éloignant de la posture adoptée dans l’arrêt McCann de 1995.

Rappelant que l’exigence d’une enquête « effective » implique une obligation de moyens et non de résultat pour les autorités, et non un « droit d’obtenir que des tiers soient poursuivis ou condamnés au pénal » (§ 238), l’argumentation évoque la théorie des apparences à travers un rappel du principe de l’arrêt Öneryildiz de 2004 (gr. ch., § 95) : « les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie ». Recoupant la nécessité de préserver la confiance du public dans l’État de droit, cela se traduit par l’exigence d’un « examen scrupuleux » de l’affaire. Or, pour rechercher si la procédure avait ou non permis aux autorités de déterminer si la « conviction apparemment honnête » des agents d’intervention s’était également avérée « raisonnable » (§ 243), la Cour choisit d’examiner deux points : les autorités ont-elles pu examiner le caractère justifié ou non du recours à la force ? L’enquête a-t-elle été apte à identifier les responsables, et, le cas échéant, les sanctionner ? Sur le premier point, adoptant le point de vue des agents, elle rappelle avoir toujours envisagé le caractère raisonnable de leur conviction comme un « facteur pertinent à prendre en compte pour déterminer l’honnêteté et la sincérité de la conviction » et non comme une « exigence distincte » (§ 246) et précise que «  [s]i elle conclut que la conviction […] ne reposait pas sur des raisons subjectivement valables [,] il est probable qu’elle aura du mal à admettre le caractère honnête et sincère de pareille conviction » (§ 248). Sur le second point, elle examine « la compatibilité du droit interne avec l’exigence qu’une conviction honnête soit considérée, pour de bonnes raisons, comme valable au moment des faits » en recherchant si ce droit permet un vrai contrôle de proportionnalité.

S’affirmant « respectueuse » de l’organisation du système pénal comme de la décision d’engager ou non des poursuites, cette approche fait la part belle à l’idée de légitime défense. L’« examen scrupuleux » semblant avéré, au regard des dépositions recueillies auprès de 890 personnes et des 800 pièces à conviction, la Cour examine la décision du procureur estimant qu’il n’y avait « pas suffisamment d’éléments de preuve pour [conclure à] une ‘perspective réaliste de condamnation’ de chacun des accusés potentiels », ce qui doit être évalué en droit interne au regard du fait qu’un verdict de culpabilité serait « plus probable que le verdict contraire » (§ 164). Constatant l’absence d’approche uniforme au niveau européen même si elle n’identifie que quatre États dans lesquels les poursuites ne sont engagées qu’en présence d’éléments à charge « suffisants », elle considère que le seuil « peut-être plus élevé » qu’ailleurs, adopté en Angleterre et au pays de Galles, « reflète l’importance du rôle du jury » et l’impossibilité pour le juge d’écarter un dossier « fragile » (§ 269-270). Cela l’amène à décliner le principe posé dans l’arrêt Gürtekin en matière de crimes de masse, selon lequel la gravité particulière d’un crime ne constitue pas « une raison suffisante pour engager des poursuites individuelles sans tenir compte de la solidité du dossier » puisqu’il convient de ne pas engager « à la légère » (§ 272) des poursuites aux conséquences très graves. Or, l’argumentation adoptée recoupe à nouveau très largement celle qui consiste à garantir la confiance du public dans l’État de droit : « Il est vrai que si le public avait l’impression que les agents de l’État n’ont pas à répondre de leurs actes lorsqu’ils ont fait un usage injustifiable de la force meurtrière, cela serait de nature à saper sa confiance dans les forces de l’ordre et dans les services de poursuites. Cependant, compte tenu du coût financier et émotionnel que représente un procès, la confiance du public pâtirait tout autant d’une obligation pour les États d’engager des poursuites en l’absence de perspective réaliste de condamnation. Les autorités de l’État défendeur sont donc fondées à estimer que le meilleur moyen de préserver la confiance du public dans le système de poursuites consiste à ouvrir des poursuites lorsque les éléments du dossier le justifient, et de ne pas en engager lorsqu’ils ne le justifient pas » (§ 273). Constatant à nouveau l’absence d’approche uniforme et estimant que le contrôle juridictionnel de la décision relative aux poursuites « ne constituait pas en soi une exigence absolue » (§ 278), la Cour rejette le grief fondé sur la « défaillance institutionnelle » du système de justice pénale, la sanction infligée à la préfecture n’étant pas manifestement disproportionnée, et conclut à la non-violation de l’article 2 (treize voix contre quatre). A l’heure où certains membres des forces de l’ordre dénoncent une définition de la légitime défense qu’ils jugent trop restrictive, elle semble rabattre l’examen du volet procédural sur celui du droit interne et de ses seules garanties formelles. Elle tend ainsi à faire disparaître la question de l’erreur qui a mené au décès de la victime. Décrivant les situations « où il est possible d’avoir “recours à la force” », l’arrêt McCann a précisé que « l’emploi des termes “absolument nécessaire” […] indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’État est “nécessaire dans une société démocratique” [la force devant] être strictement proportionnée aux buts mentionnés » – ce qui amena la Cour à considérer « non seulement les actes des agents de l’État ayant eu recours à la force mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question » (§ 148-150). A côté des tirs meurtriers, elle avait ainsi examiné l’ordre donné de « tirer pour tuer », la prise en compte insuffisante d’une possible erreur et la décision de ne pas empêcher d’entrer à Gibraltar les individus soupçonnés de vouloir y commettre un attentat (§ 213). Dans l’arrêt d’espèce, si la victime n’avait aucun lien avec un groupement terroriste, les similarités sont toutefois nombreuses : les agents d’intervention ont reçu l’ordre de stopper (to stop) M. de Menezes, il n’a pas été empêché d’entrer dans le métro dans lequel il était soupçonné de vouloir faire exploser une bombe et c’est une sous-évaluation des possibilités d’erreur qui semble avoir mené à cette fin tragique.

Dans l’arrêt McCann, cette solution ne fut obtenue qu’à la courte majorité de dix voix contre neuf. On ne peut cependant que constater ici avec les juges dissidents Karakaş, Wojtycek et Dedov que « [n]e pas incriminer et réprimer comme il se doit en droit interne les homicides commis en situation de légitime défense putative sur la base d’une erreur injustifiée créerait un grave risque que la police ne fasse un usage excessif de la force d’effet létal ». Ce n’est pas faire peser une exigence déraisonnable sur les forces de l’ordre, face à un risque terroriste élevé. C’est seulement faire application du principe selon lequel le recours à la force peut se justifier « lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée » (§ 200, nous soulignons). Où est passé ici l’examen de la seconde condition – objective – fondée sur l’existence de « bonnes raisons » des agents de se croire en situation de légitime défense ?

On ne peut s’empêcher de se demander dans quelle mesure l’évolution du contexte international et l’aggravation du risque terroriste ont joué un rôle dans l’approche adoptée. Dans son arrêt Saadi c. Italie de 2008, la Grande chambre a souligné qu’en matière d’obligation d’enquêter, « [l]e “risque” et la “dangerosité” ne se prêtent pas […] à un exercice de mise en balance car il s’agit de notions qui ne peuvent qu’être évaluées indépendamment l’une de l’autre ». N’est-ce pas pourtant partiellement l’exercice auquel la Cour se livre ? A moins qu’elle ne traite en fait légèrement différemment les vieilles démocraties occidentales comme le Royaume-Uni et d’autres États qui lui inspirent moins confiance… En effet, les juges dissidents notent que la Commission de contrôle « a exprimé des préoccupations au sujet du délai écoulé avant qu’on ne lui transfère le contrôle de la scène et l’enquête, et au sujet du fait que [les agents] avaient été autorisés à retourner à leur base, à se rafraîchir, à parler l’un avec l’autre et à rédiger leurs notes ensemble ». Or, dans l’affaire Makbule Kaymaz et a. c. Turquie (no 651/10, 25 fév. 2014, § 141), les débuts de l’enquête étant similaires, la Cour souligna que « de tels retards ne créent pas seulement une apparence de collusion entre les autorités judiciaires et la police, mais peuvent également conduire les proches des victimes – ainsi que le public en général – à croire que les membres des forces de sécurité opèrent dans le vide de sorte qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes devant les autorités judiciaires. […] le simple fait que les démarches appropriées n’aient pas été entamées pour réduire le risque de pareille collusion s’analyse en une lacune importante affectant l’adéquation de l’enquête ». De plus, comment ne pas noter que poursuivre – et condamner – la préfecture en tant qu’institution revient, de manière assez paradoxale, à déclarer l’ensemble des agents impliqués « responsables mais pas coupables » en accréditant la thèse selon laquelle il aurait été simplement impossible de faire autrement ? Comme le relève le juge López Guerra dans son opinion dissidente, « les organisations n’agissent pas indépendamment de leurs membres »… On peut donc légitimement s’interroger sur les actions ou omissions des fonctionnaires qui ont agi de telle manière que les agents d’intervention ont pu penser agir en état de légitime défense, l’existence d’un critère restrictif risquant d’entraîner « une immunité de poursuites de facto ».

Dans l’arrêt Al-Dulimi et Montana Management Inc., le ton change – peut-être car les faits ne relèvent pas de l’urgence et, surtout, car il n’est pas question de lutte contre le terrorisme mais d’une action internationale condamnant le recours illicite à la force entre États. Mais s’agit-il véritablement d’une solution aussi libérale qu’on pourrait le penser ? Les requérants sont un ressortissant irakien résidant en Jordanie et la société de droit panaméen qu’il dirige, dont les avoirs en Suisse ont été gelés en août 1990, suite à plusieurs résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU invitant l’ensemble des États à mettre en place un embargo contre l’Irak. Ils furent inscrits en 2004 sur la liste des hauts responsables de l’ancien régime irakien et des entités qui leur appartiennent, établie par un Comité des sanctions, et le Conseil fédéral suisse confisqua leurs avoirs gelés pour les transférer au Fonds de développement pour l’Irak. Dans l’impossibilité d’obtenir leur radiation de cette liste au motif que la Suisse était tenue d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité, ils saisirent la Cour pour faire constater une violation de leur droit à un tribunal. A la suite de la deuxième section, la Grande Chambre fait droit à cette demande au motif que la Suisse devait mettre en œuvre le droit onusien dans son ordre juridique afin d’éviter l’arbitraire, le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) n’empêchant en rien un contrôle juridictionnel (§ 148), le Tribunal fédéral n’ayant pas exercé le niveau de contrôle requis. Selon la Cour, « les États parties sont tenus, dans ce contexte, d’assurer un contrôle du respect de la Convention qui à tout le moins préserve les fondements de [l’]ordre public [européen]. Or, l’une des composantes fondamentales de l’ordre public européen est le principe de l’État de droit, dont l’arbitraire constitue la négation » (§ 145). Pourtant, il n’est pas certain qu’elle tire de cette déclaration de principe les conséquences que l’on aurait pu en attendre.

Se contentant d’examiner le volet civil de l’article 6 § 1 sans distinguer nettement le mécanisme de sanction onusien et sa mise en œuvre par la Suisse, la Grande Chambre s’attache à la « possibilité réelle de présenter et de faire examiner au fond, par un tribunal, des éléments de preuve adéquats pour tenter de démontrer [le caractère arbitraire de l’]inscription sur les listes litigieuses » (§ 151) et juge insuffisantes les mesures prises par les autorités… sans expliquer toutefois comment les juridictions internes auraient pu procéder. La solution paraît alors en demi-teinte car force est de constater avec la juge Ziemele que « [s]i cet arrêt devait avoir pour effet d’établir un précédent qui permettrait à toutes les juridictions nationales de se prononcer sur les obligations imposées aux États par le Conseil de sécurité, ce serait le début de la fin de certains éléments de la gouvernance mondiale qui émerge dans le cadre des Nations unies ». Le système international de protection des droits de l’homme contemporain est-il désormais suffisamment développé pour pouvoir se passer de cet appui essentiel ? C’est là une question qu’il conviendra de garder à l’esprit en examinant la jurisprudence à venir.

C. H.-R.

III. Nouvelles avancées de la protection par ricochet dans le domaine du droit des étrangers et de la nationalité

Bien que la Convention ne garantisse ni le droit d’asile, ni le droit de séjour, ni le droit d’obtenir et de conserver la citoyenneté d’un État, le respect des droits de l’homme comporte un encadrement des compétences étatiques, qui s’est enrichi – durant le premier semestre de l’année 2016 – de trois séries d’avancées.

A- Adjonction aux obligations procédurales issues des articles 2 et 3 CEDH dans le domaine de l’asile

Le droit au respect de la vie et le droit de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants confirment leur rôle dans la protection des étrangers – en particulier des demandeurs d’asile déboutés – contre l’éloignement.

Si la promotion du principe de subsidiarité a paru un moment conférer priorité au droit à un recours effectif 21, le constat se fait néanmoins que la « reviviscence » de l’article 13 CEDH n’entraîne pas une déshérence du contrôle exercé au regard des articles 2 et 3 et peut même comporter des appréciations plutôt accommodantes. Non seulement la Cour européenne des droits de l’homme a ainsi admis, dans la ligne de la décision Sultani c. France (9 sept. 2007, n° 45223/05), la légitimité de procédures de réexamen ne comportant pas d’évaluation ex nunc, sauf faits nouveaux, afin de limiter les demandes d’asile répétitives (19 janv. 2016, Sow c. Belgique, n° 27081/13) mais elle a une fois de plus écarté le grief d’ineffectivité d’une procédure d’asile prioritaire 22, l’accumulation de telles solutions d’espèce réduisant en définitive la portée de l’arrêt I.M. c. France (2 fév. 2012, n° 9152/09) à la condamnation d’un traitement automatiquement accéléré des demandes en rétention (cf. l’art. L 556-1 CESEDA – Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile – introduit par la loi 2015-925 du 29 juillet 2015). A cette aune, le droit à un recours effectif n’aura donc guère manifesté de vertus réformatrices sur la période considérée.

Relatif aux conséquences de la conversion d’un musulman iranien au luthérianisme après sa fuite en Suède, l’arrêt F.G. c. Suède (Gde ch., 23 mars 2016, n° 43611/11) attache au contraire au respect des articles 2 et 3 une nouvelle implication procédurale, qui déplace le curseur des obligations incombant aux parties à une procédure d’asile. Se situant dès l’examen de la recevabilité dans une logique d’ordre public, la Grande chambre se fonde en effet sur le caractère absolu des droits en cause, conjugué à la vulnérabilité des demandeurs d’asile, pour imputer aux autorités nationales l’obligation d’examiner d’office un motif de risque – même individuel – lorsque l’État est informé de faits propres à en révéler l’existence, spécialement dans des situations où l’intéressé fait vraisemblablement partie d’un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements (§ 127).

A l’interface du droit international des réfugiés et du droit UE de l’asile, l’apport du droit de la Convention est alors de deux ordres. D’une part, de simple faculté dans l’article 5 de la directive « Qualification » 23, la prise en considération d’un éventuel besoin de protection apparu sur place devient une obligation au titre des articles 2 et 3 CEDH. Corollairement, se produit d’autre part un nouvel infléchissement de l’obligation pesant sur le demandeur de présenter aussi rapidement que possible tous les éléments nécessaires pour étayer ses prétentions (art. 4§1 Directive « Qualification », préc. ; art. L 723-4 CESEDA modifié par la loi du 29 juillet 2015). Jusqu’alors, seule l’existence d’un « risque général bien connu » emportait un réaménagement de la charge de la preuve 24. L’arrêt F.G. c. Suède déborde résolument cette hypothèse en l’étendant à des risques tout personnels, indépendamment du comportement de l’intéressé. Aussi le refus initial du requérant d’appuyer sa demande d’asile sur son changement de religion n’exonère-t-il en rien les autorités nationales (§156). Statuant sur une question qui n’a jamais été déférée à son homologue, la Cour de Strasbourg ajoute ainsi aux interprétations de la Cour de justice 25. Et même si en cohérence avec les orientations du HCR, la nécessité est pleinement reconnue de vérifier la sincérité des engagements manifestés sur place, pour éviter les abus (§ 123), la contrainte procédurale est loin d’être anodine quand la gestion de la crise migratoire actuelle pourrait inciter à un examen plus restrictif et/ou expéditif de la situation des demandeurs.

B- Sanctions de l’obligation de non-discrimination en matière d’admission au séjour

Alors que jusqu’à présent, l’article 8 CEDH, pris isolément, n’a guère fondé que des obligations casuistiques dans le domaine de l’admission au séjour pour motif familiaux, la combinaison avec l’article 14 semble de plus en plus pouvoir faire levier 26, sinon dans le sens d’un droit général au regroupement familial, du moins en faveur de l’élimination de règles discriminatoires qui nuiraient à une vie commune.

La dynamique s’est particulièrement manifestée au bénéfice des couples homosexuels, dans les arrêts Pajić c. Croatie 27 et Taddeucci et McCall c. Italie 28. L’interprétation évolutive de la vie familiale initiée par l’arrêt Schalk et Kopf 29 se voit transposée au domaine de la réglementation de l’entrée et du séjour des étrangers sans que, par référence à l’arrêt Vallianatos c. Grèce 30, une absence de cohabitation n’affecte l’identification d’une relation stable relevant de l’article 8 CEDH. Sur cette base, l’application de l’article 14 confirme, notamment dans l’affaire Taddeucci et Mc Call, toute la rigueur de la Cour à l’égard des inégalités de droits en fonction de l’orientation sexuelle, puisque même la protection de la famille traditionnelle, reçue comme but légitime en d’autres occurrences, n’est pas jugée être ici une raison suffisamment convaincante. Certes, la cohérence de la jurisprudence européenne n’est pas sans pâtir d’une apparente contradiction, entre les deux arrêts, dans la qualification de la situation des couples homosexuels non mariés, par rapport à celle de concubins hétérosexuels : en écho à la jurisprudence Thlimmenos (Gde ch., 6 avr. 2000, n° 34369/97), l’arrêt Taddeucci et Mc Call présente en effet cet intérêt singulier de sanctionner l’application de règles identiques à des situations considérées comme « sensiblement différentes » (§§ 83-85), là où l’arrêt Pajić condamne le traitement différencié de situations tenues pour comparables (§ 73). Mais si l’analyse révèle ainsi sa contingence, selon l’économie des dispositifs nationaux dont la Cour est saisie, les logiques restent convergentes. La législation croate, qui ouvre le droit de séjour aux partenaires non-mariés attestant d’une relation de trois ans et plus, ne peut implicitement en exclure les couples homosexuels ; la législation italienne, qui réservait à l’inverse l’octroi d’un permis de séjour au seul « époux », ne saurait alors négliger que les couples homosexuels n’avaient aucune faculté légale – à la différence des hétérosexuels – de contracter mariage en Italie. En définitive, c’est dire que matériellement ou formellement, le droit de séjour pour motifs familiaux ne saurait être moins bien garanti aux partenaires de même sexe. De ce point de vue, l’état du droit français ne semble pas directement menacé, dès lors que le mariage pour tous est désormais admis (loi 2013-404 du 17 mai 2013) et qu’en toutes hypothèses, un partenariat civil est un élément d’appréciation des liens établis en France en vue de la délivrance d’une carte de séjour « vie privée et familiale » sur le fondement de l’article L 313-11, 7° du CESEDA.

Mais un second axe de développement se dessine, par ailleurs, avec l’arrêt Biao c. Danemark (Gde ch., 24 mai 2016, n° 38590/10), qui, pour la première fois, dénonce une discrimination indirecte en fonction de l’origine ethnique en matière de regroupement familial des conjoints. Infirmant les conclusions tant de la chambre que de la Cour suprême danoise, la Grande chambre s’écarte, sans le dire, du principe selon lequel « il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux qui ont des attaches particulières avec un pays » 31, notamment ceux « dont les attaches […] découlent d’une naissance sur le territoire » 32. Bien que cette jurisprudence ne soit pas renversée, une moindre complaisance s’exprime à l’égard des compétences et intérêts étatiques et c’est sans guère s’encombrer de la subsidiarité, que le juge de la Convention stigmatise la règle dispensant les seuls titulaires de la nationalité danoise depuis au moins 28 ans de l’obligation de justifier de leurs attaches avec le pays pour obtenir un regroupement familial. Jugeant qu’une telle disposition produit des effets préjudiciables disproportionnés à l’égard des citoyens naturalisés, originaires comme le requérant d’autres pays, la Cour exige du gouvernement la preuve de raisons explicatives, non seulement objectives et sans lien avec l’origine ethnique 33, mais « impérieuses et très fortes », alignant ainsi la caractérisation d’une discrimination indirecte d’ordre ethnique sur le régime des discriminations directes en fonction de la nationalité. Si l’article 14 acquiert une portée renforcée, il faut toutefois avouer qu’un effet positif sur la jouissance du regroupement familial n’est pas pour autant assuré. Car loin de porter sur le critère restrictif « des attaches », qui peut se retrouver dans plusieurs droits nationaux sous la forme de conditions ou de tests d’intégration, la censure frappe une dérogation, dont les termes, en revanche, ne connaissent pas d’équivalent. Au risque que le gouvernement défendeur ne soit tenté de la supprimer en exécution de l’arrêt, s’ajoute donc la probabilité d’un impact immédiat limité sur la réglementation de l’immigration familiale dans les ordres juridiques des autres États parties.

C- Emprise élargie de l’article 8 sur le droit de la nationalité

Quoique la matière relève de la compétence et de l’ordre juridique de chaque Etat partie 34, la jurisprudence européenne a déjà établi qu’un refus arbitraire de nationalité était susceptible de poser problème au regard de l’article 8 CEDH 35, en raison notamment de son impact sur « l’identité sociale » de l’individu 36. L’intérêt de l’arrêt Ramadan c. Malte (21 juin 2016, n° 76136/12) est d’étendre par symétrie cette solution aux décisions portant déchéance de la nationalité, qui doivent donc également être proportionnées à leurs motifs et s’inscrire dans le cadre d’une procédure autorisant le contradictoire. Bien que la Cour conclue en l’occurrence à l’absence de violation, l’applicabilité de l’article 8 crée ainsi un filet de sécurité, au-delà des hypothèses dans lesquelles la mesure priverait l’intéressé de la jouissance effective des droits attachés à la citoyenneté de l’Union européenne 37.

CP

IV. Les aléas de la liberté d’expression

Au titre de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention, la Cour européenne a, au cours du premier semestre 2016, initié ou accentué certaines tendances jurisprudentielles fort importantes. Tout d’abord, les arrêts rendus confirment que « l’identité du titulaire de la liberté d’expression restreinte [influe] (…) sur la densité de la protection due à celle-ci » 38. Ainsi, à la différence de son contrôle très rigoureux sur les limitations à la liberté d’expression de l’avocat, la Cour donne l’impression d’être moins sensible à la liberté d’expression des parlementaires (A). Ensuite, la question des conflits de droits, qui occupe une place de plus en plus importante dans l’activité de la Cour européenne, a constitué le terrain d’élection du contentieux sur la liberté d’expression. Ce faisant, on constate que la grille d’analyse explicitée et synthétisée par la Cour européenne des droits de l’homme dans la désormais très célèbre affaire Axel Springer 39 – relative à la résolution des conflits entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée – se révèle attractive et malléable (B).

A- Confirmation de la différenciation du niveau de protection en fonction du titulaire de la liberté d’expression

A l’occasion de l’arrêt Bono c. France du 15 décembre 2015 (n° 29024/11), la Cour a été amenée à rappeler et préciser l’importance de la liberté de l’avocat dans le prétoire. Les faits de l’espèce étaient les suivants. Maître Bono, défenseur de S.A., suspecté de terrorisme, s’était vu infliger un blâme assorti d’une inéligibilité aux instances professionnelles pour une durée de cinq ans pour avoir mis en cause, dans des conclusions écrites, la « complicité » des juges instructeurs dans l’utilisation de la torture à l’encontre de son client par les services secrets syriens. Aussi, se plaçant très logiquement dans le sillage des jurisprudences Nikula c. Finlande 40 et Morice c. France 41, la Cour prend bien soin de souligner que « la question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique » (§ 45). L’imbrication de la liberté d’expression de l’avocat et de son indépendance permet à la première de bénéficier d’une protection étendue. Les critiques litigieuses ayant été tenues dans des conclusions écrites devant la Cour d’appel, l’arrêt souligne que les propos tenus par l’avocat dans le prétoire appellent une plus grande tolérance dans la mesure où ils ne sortent pas de la salle d’audience. Ce canevas étant posé, la Cour se focalise sur la question de savoir si la sanction disciplinaire prononcée contre le requérant était nécessaire dans une société démocratique. Deux considérations vont lui permettre de conclure à la violation de l’article 10. En premier lieu, tout en relevant le caractère outrageant des propos litigieux qui « n’étaient pas nécessaires à la poursuite du but poursuivi, à savoir faire écarter les déclarations de S.A. obtenues sous la torture » (§ 51), le juge européen accorde un poids décisif au fait qu’ils ont été tenus « dans un contexte judiciaire » et formulés « sous forme écrite » (§ 52). C’est dire, en d’autres termes, qu’ils n’étaient pas gratuitement outrageants mais s’inscrivaient dans une stratégie de défense de M. S. A. poursuivi pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme. En deuxième lieu, elle choisit d’assimiler lesdits propos en jugements de valeur dont on sait qu’ils bénéficient de la protection de l’article 10 dès lors qu’ils ne sont pas dépourvus de toute base factuelle. Or, l’arrêt s’attache à démontrer que l’un des juges mis en cause a suivi les interrogatoires de M. S. A. en Syrie et, selon une formulation ayant fait florès dans le cadre de sa jurisprudence sur l’éloignement des étrangers, que « les méthodes des services de police syriens étaient notoirement connues, ainsi qu’en attestent (…) l’ensemble des rapports internationaux à ce sujet » (§ 53). Convaincue que les propos portaient ainsi sur un sujet grave, voire même d’intérêt général – le recours à la torture dans la lutte contre le terrorisme – la Cour ne pouvait que pointer du doigt le caractère disproportionné de la sanction infligée au requérant. Cette solution, adoptée à l’unanimité, mérite d’être approuvée. Comme le note la Cour, le simple rappel à l’ordre de la Cour d’appel de Paris était suffisant. Tant est si bien que l’on ne peut se départir du sentiment que le procureur de la République n’a pas eu le nez creux en engageant une procédure disciplinaire contre le requérant. Enfin, il est intéressant de noter que, par cet arrêt, le juge européen étend pour la première fois les principes énoncés dans son arrêt Nikula à des critiques adressées à un juge d’instruction dans le prétoire. Le même degré de protection s’applique aux magistrats lorsqu’ils s’expriment à titre professionnel sur des sujets d’intérêt général. Il ressort ainsi de l’arrêt de grande chambre Baka c. Hongrie du 23 juin 2016 (no 20261/12) que la cessation prématurée du mandat du Président de la Cour suprême hongroise à la suite de critiques émises publiquement sur différents projets de loi, en l’occurrence, des réformes législatives sur les tribunaux mettant en cause leur indépendance, est disproportionnée.

Cette attitude tranche avec celle adoptée dans l’arrêt Karacsony et autre c. Hongrie du 17 mai 2016 (n° 42461/13 et 44357/13) concernant la liberté d’expression des parlementaires. Étaient en cause in specie des amendes infligées plusieurs parlementaires hongrois de l’opposition qui avaient manifesté avec vigueur leur désaccord contre deux propositions de lois en brandissant à l’Assemblée une grande pancarte, une banderole et en utilisant une brouette et un porte-voix. Prononcé en grande Chambre, cet arrêt était attendu en raison du contexte politique hongrois marqué par une volonté d’ultra-domination du parti majoritaire « Fidesz » dans toutes les enceintes de la vie politique et de la position très audacieuse de la deuxième section qui n’hésita pas à envisager l’affaire sous l’angle des articles 10 (dans sa dimension substantielle) et 13 en concluant à leur violation. La demande de renvoi en Grande chambre du gouvernement était tout sauf une surprise et sa démarche n’aura pas été vaine. Car c’est une toute autre réponse qu’elle nous livre, semblant surtout désireuse de défendre bec et ongles l’autonomie des assemblées parlementaires. Les tierces-interventions très énergiques des gouvernements britannique et tchèque n’y sont sans doute pas étrangères. A preuve, les développements sur l’importance de la liberté d’expression des parlementaires « vecteurs par excellence du discours politique » (§ 137) laissent très vite place à la valorisation de l’autonomie du parlement. Faisant valoir que « les règles de fonctionnement interne d’un parlement national, du fait qu’elles constituent un aspect de l’autonomie parlementaire, relèvent de la marge d’appréciation de l’État contractant » (§ 143), la juridiction européenne des droits de l’homme se place très clairement sous les auspices du principe de subsidiarité. L’analyse de droit comparé à laquelle elle se livre conforte la marge d’appréciation des États, puisque la quasi-totalité des droits parlementaires des États parties à la Convention comprennent des dispositions permettant de sanctionner des comportements qui porteraient atteinte au bon déroulement des débats. Partant de là, la Cour affirme, de manière quelque peu troublante, qu’« il existe un intérêt public impérieux à veiller à ce que le parlement, tout en respectant les exigences de la liberté de parole, puisse fonctionner correctement et accomplir sa mission dans une société démocratique » (§ 146). Une telle formulation annonçait une relativisation de la liberté d’expression des parlementaires, du moins sur le plan substantiel. Plus encore, l’on assiste à une inversion des priorités en ce que l’autonomie parlementaire devient « le principe » 42, négligeant ainsi la structure de l’article 10 qui exige que les limitations doivent être interprétées de manière étroite. Fort de ces arguments qui ne sont pas sans rappeler le devoir de l’Union européenne de respecter l’identité constitutionnelle des États membres, le juge européen cède de nouveau aux sirènes de la procéduralisation en se contentant de contrôler « si la restriction à la liberté d’expression des requérants s’accompagnait de garanties effectives et adéquates contre les abus » (§ 151). Là réside, sans conteste, la régression par rapport à l’arrêt de chambre. Régulièrement décriée en doctrine, cette tendance conduit la Grande chambre à totalement éluder le débat au fond, à savoir si l’ingérence en cause répondait à un besoin social impérieux. Heureusement, la prééminence du droit agit ici comme un véritable « concept amplificateur » pour reprendre la belle expression du Professeur Marguénaud 43, l’arrêt énonçant que «  les garanties procédurales offertes [contre des sanctions disciplinaires a posteriori] doivent prévoir, au minimum, le droit pour le parlementaire concerné d’être entendu dans le cadre d’une procédure parlementaire préalablement au prononcé de la sanction » (§ 156). Tel n’était pas manifestement pas le cas en l’espèce. A l’époque des faits, le droit national hongrois ne permettait pas, en effet, à des députés sanctionnés d’être associés à la procédure. Depuis lors, la loi a été modifiée mais cela est sans incidence sur la solution de la Cour. A l’aune de l’arrêt Karacsony e.a. c. Hongrie, il faudra donc retenir deux enseignements : la Cour fait preuve d’une retenue judiciaire marquée lorsqu’est en cause l’autonomie parlementaire et, par voie de conséquence, l’influence limitée de la Convention européenne sur le droit parlementaire des États.

B- Attractivité et la malléabilité des critères « Axel Springer »

Rendu en formation solennelle, l’arrêt Axel Springer avait marqué un tournant dans la jurisprudence de la Cour, en énonçant, de façon pédagogique, un mode d’emploi de résolution des conflits entre les droits à liberté d’expression et au respect de la vie privée à destination des juges nationaux (contribution des informations ou des photos à un débat d’intérêt général ; notoriété de la personne et l’objet du reportage ; comportement antérieur de la personne mise en cause ; contenu, forme, et répercussions de la publication ; mode d’obtention des informations et leur véracité ; gravité des sanctions infligées aux journalistes). A ce titre plusieurs arrêts rendus en 2016 montrent que le juge européen applique de façon quasi-systématique cette grille de lecture lorsque sont en cause ces conflits de droits. Ainsi, dans l’affaire Société de Conception de Presse et D’Edition c. France (25 févr. 2016, n° 4683/11) relatif à la publication par le magazine « Choc » d’une photographie d’Ilan Halimi prise par ses tortionnaires durant sa séquestration, la Cour reprend logiquement ces critères en identifiant clairement un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée. Il importe néanmoins de préciser que le droit à la vie privée dont il est question est celui des proches d’I.H. A l’instar de la Cour de cassation qui considère que le droit au respect de la vie privée s’éteint avec le décès de son titulaire 44, la Cour européenne envisage le conflit sous l’angle du préjudice subi par les proches d’I.H. du fait de la publication de la photographie. Les critères « Axel Springer » s’appliquent également lorsqu’est en jeu la liberté d’expression d’une association (7 juin 2016, Cicad c. Suisse, no17676/09). Leur attractivité se traduit aussi par le fait que le juge européen reprenne la même méthodologie pour résoudre d’autres conflits de droits impliquant la liberté d’expression. Il n’est que de songer à l’arrêt de Grande chambre Bédat c. Suisse (29 mars 2016, no56925/08) dans lequel la Cour juge nécessaire d’énoncer les critères devant guider les autorités nationales dans la mise en balance entre la liberté d’expression et le droit à la présomption d’innocence. Cette affaire tire ses origines de la condamnation pénale d’un journaliste pour avoir divulgué des pièces couvertes par le secret de l’instruction. Plus précisément, en l’espèce, s’inspirant du « droit des 30 États membres du Conseil de l’Europe que la Cour a examiné dans le cadre de la présente » (§ 55), l’arrêt énonce six critères de résolution de ces conflits dont certains rejoignent ceux mis en évidence dans l’arrêt Axel Springer (contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général ; atteinte à la vie privée du prévenu ; proportionnalité de la sanction prononcée). Le critère de la contribution à un débat d’intérêt général fait alors figure de critère matriciel de résolution des conflits impliquant la liberté d’expression.

Concernant ensuite le contrôle des critères de résolution, il appert de la jurisprudence que, par-delà le souci de pédagogie judiciaire, le contrôle européen porte moins sur l’application des critères que sur leur interprétation par les juges nationaux. Autrement dit, le contrôle desdits critères pourra aussi bien conforter la marge d’appréciation des États que la résorber. Dans le sens d’une valorisation de la marge d’appréciation, l’arrêt Bédat c. Suisse constitue un cas particulièrement topique puisque la Cour fait sienne l’approche très généreuse développée à propos de l’atteinte à la vie privée du prévenu, mis en cause, qui n’avait même pas formé de recours pour se plaindre d’une éventuelle violation de son droit au respect de la vie privée. Ceci a d’ailleurs conduit à une critique assez vive des juges dissidents qui pointèrent du doigt « le degré de paternalisme dont ont fait preuve les autorités de l’État » 45. Aussi, la tendance au recadrage de la liberté d’expression dans le contentieux des conflits de droits se confirme. On peut également citer l’affaire Société de Conception de Presse et D’Edition c. France (préc.) dans laquelle le juge européen interprète le critère de l’écoulement du temps, d’ordinaire favorable à la liberté d’expression, en faveur du droit au respect de la vie privée. En l’espèce, alors que la photographie a été publiée trois années après les faits, la Cour est d’avis que « l’écoulement du temps n’est pas un élément d’appréciation pertinent en l’espèce, dès lors que non seulement la photographie n’avait jamais été publiée, mais qu’en outre la publication coïncidait avec le début du procès des criminels qu’allaient devoir affronter la mère et les sœurs d’I.H» (§ 47). Il s’agissait surtout de marquer sa désapprobation à l’égard des méthodes d’une presse de bas étage uniquement motivée par des visées sensationnalistes. Relativement à la seconde hypothèse, l’arrêt Pinto Coelho c. Portugal n° 2 (22 mars 2016, no 48718/11) – rendu à propos d’une condamnation pénale pour utilisation non autorisée de l’enregistrement d’une audience – montre à l’inverse qu’elle n’hésite pas à substituer son appréciation à celle des autorités internes. Par exemple, en l’espèce, elle reproche aux juges internes de ne pas avoir pris en compte le fait qu’au moment de la diffusion du reportage litigieux l’affaire interne avait déjà été tranchée et que les personnes concernées n’ont pas exercé de recours ! (contra, arrêt Bédat préc.). De toute évidence, les critères « Axel Springer » se révèlent très malléables.

MA

V – Précisions sur l’applicabilité de l’article 6 aux magistrats en dépit de « l’obstacle » constitutionnel

Décidément, la vie politique hongroise n’en finit plus d’alimenter le contentieux devant la Cour de Strasbourg. Après l’affaire Karacsony révélatrice d’une volonté de la majorité de museler l’opposition au Parlement, doit être évoquée l’arrêt de Grande Chambre Baka dans laquelle était en cause la cessation prématurée des fonctions du requérant, président de la Cour suprême hongroise, à la suite de critiques émises sur différents projets de loi. Celui-ci alléguait une violation de son droit d’accès à un tribunal. La particularité de l’affaire était que des dispositions transitoires de la nouvelle Constitution hongroise, insusceptibles de faire l’objet d’un contrôle juridictionnel en droit interne, empêchaient le requérant de contester la cessation prématurée de son mandat devant le tribunal de la fonction publique. En l’espèce, l’État défendeur a tenté d’échapper à une condamnation en soulevant une exception préliminaire quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention. A ses yeux, les deux critères d’applicabilité de l’article 6 § 1 à des litiges du travail concernant des fonctionnaires énoncés dans l’arrêt Eskelinen du 19 avril 2007 (le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal et la dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État) étaient réunis. La Cour européenne a toutefois fermement écarté cette exception préliminaire en se focalisant sur la première condition. C’est ainsi qu’elle a jugé que les dispositions transitoires avaient annihilé un droit du requérant – celui de pouvoir se plaindre de sa destitution – applicable au moment de son élection (§ 110). Ce faisant, examinant la première condition à l’aune du cadre normatif antérieur, elle estime que la législation applicable au moment de l’élection du requérant à la présidence de la Cour suprême n’excluait pas expressément l’accès au tribunal. Les deux conditions étant cumulatives, elle n’a donc pas eu besoin d’examiner la seconde. Jugé applicable, l’article 6 devait ensuite faire l’objet d’un examen au fond : la cessation prématurée du mandat du requérant sans contrôle juridictionnel porte-t-elle atteinte à la substance du droit d’accès au tribunal ? Le constat de violation de l’article 6 § 1, qui tient en trois paragraphes (§§ 120-122), est sans appel. L’arrêt stigmatise une exclusion du contrôle juridictionnel incompatible avec les exigences de l’État de droit et très en deça des standards internationaux applicables en cas de révocation ou la destitution de juges. Déjà mis en lumière par le passé, le rôle de la Cour en tant que cour constitutionnelle européenne se trouve dès lors conforté en l’espèce 46. Il faut savoir gré à la grande chambre de ne pas s’être laissée impressionner par la dimension constitutionnelle de l’affaire. In fine, le fait que des dispositions constitutionnelles aient été à l’origine du litige importe peu. La solution est classique et se situe dans la droit ligne de précédentes prises de position dépourvues de toute ambiguïté 47. Il faut s’en féliciter. Si certains s’inquiètent au demeurant de ce la Cour puisse juger un conflit entre deux organes de L’État hongrois (v. en ce sens opinion dissidente du juge polonais Wojtyczek), on y verra pour notre part un signe de progrès du droit et une preuve de l’effectivité du système européen de protection des droits de l’homme. On peine, ainsi, à comprendre tous les méandres de son raisonnement, en particulier lorsqu’il regrette une extension de la compétence de la Cour « à certains litiges de droit public entre organes de l’État » en éludant au passage leur incidence potentielle sur le respect des droits garantis par la Convention. Comment pouvait-il en être autrement compte tenu de l’autoritarisme d’un gouvernement qui n’a eu aucun scrupule à utiliser l’arme constitutionnelle pour se débarrasser d’un magistrat gênant ayant publiquement exprimé son opposition à des réformes législatives ? Que la Convention puisse s’appliquer ici est plutôt rassurant.

MA

Notes:

  1. voir sa communication au colloque de Toulouse, La protection des droits par les Cours supranationales, Pedone, 2016
  2. Albanie, Géorgie, Roumanie, Slovénie
  3. cf. Cour EDH, Gde ch., 12 sept. 2012, Nada c/ Suisse, n° 10593/08, § 180, RTDE, 2013, p. 515, comm. R. Tinière
  4. CJCE, Gde ch, aff. C-402/05 P et C-415/05, RTDE, 2009, p. 161, comm. J.P. Jacqué
  5. CJUE, Ass. Plén., 18 déc. 2014, avis 2/13
  6. Règlement UE n° 44/2001, 22 déc. 2000, dit « Bruxelles I », relatif à la reconnaissance et l’exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale
  7. Cour EDH, 1er mars 2016, Arlewin c. Suède, n° 22302/10
  8. 23 mai 2016, Avotiņš c. Letonie, n° 17502/07, JCP G, 2016, act. 898, note L. Milano
  9. Cour EDH, 6 déc. 2012, n° 12323/11, § 115
  10. CJCE, 14 déc. 2006, aff. C-283/05
  11. CJCE, 28 avr. 2009, aff. C-420/07
  12. avis 2/13, préc., pt. 191
  13. Cour EDH, 31 mai 2007, Miholapa c. Lettonie, n° 61655/00, § 31
  14. cf. CJUE, 6 sept. 2012, Trade Agency Ltd, aff. C-619/10, pts. 42-46
  15. Szabó et Vissy c. Hongrie, 12 janv. 2016, n° 37138/14, marquant une certaine frilosité dans la déclinaison contemporaine de l’arrêt Klass
  16. Armani Da Silva c. Royaume-Uni, n° 5878/08, gr. ch., 30 mars 2016, tournant le dos à l’arrêt McCann
  17. Al-Dulimi et Montana Management, 21 juin 2016, gr. ch., n°5809/08, imposant un contrôle juridictionnel interne
  18. El Masri, Al Nashiri et Husayn (Abu Zubaydah)
  19. une seule procédure d’extradition contre l’un des américains condamnés et la grâce présidentielle de trois d’entre eux, dont celui dont l’extradition avait été demandée
  20. A la violation de l’article 3, à la fois dans ses volets procédural et matériel, s’ajoute celle des articles 5, 8 et 13 combiné avec les articles 3, 5 et 8. Eu égard à la « manipulation intentionnelle d’une information cruciale portant sur l’enlèvement du requérant » et aux « tactiques d’obstruction » des services de renseignement italiens, la Cour constate également dans le chef de la seconde requérante, qui est l’épouse du premier, la violation de l’article 3 en son volet matériel et des articles 8 et 13 combiné avec les articles 3 et 8.
  21. Gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c. Grèce et Belgique, n° 30696/09, § 298 ; Gde Ch., 13 déc. 2012, De Souza Ribeiro c. France, n° 22689/07, § 84
  22. 16 juin 2016, R.D. c. France n° 34648/14 ; cp. Cour EDH, 6 juin 2013, M.E. c. France, n° 50094/10 ; 10 oct. 2013, K.K. c. France, n° 18913/11 ; 4 sept. 2014, M.V. et M.T. c. France, n° 17807/09
  23. Directive n° 2011/95 du 13 décembre 2011, relative aux conditions d’octroi du statut de réfugié et de la protection subsidiaire, JOUE, L 337/9, 20 décembre 2011
  24. Gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c. Grèce et Belgique, n° 30696/09, § 366
  25. CJUE, 5 sept. 2012, Bundesrepublik Deutschland c. Y et Z , aff. C-71 et C-91/11 ; Gde Ch., 2 déc. 2014, A., B. et C., aff. C- 148 à C-150/13
  26. cf. déjà Cour EDH, 6 nov. 2012, Hode et Abdi c. Royaume-Uni, n° 22341/09
  27. 23 février 2016, n° 68453/13 – refus d’autoriser un regroupement familial en faveur de la partenaire bosniaque d’une ressortissante croate
  28. 30 juin 2016, n° 51362/09 – refus de délivrer un permis de séjour de longue durée au compagnon néo-zélandais d’un ressortissant italien, entré sur le territoire sous couvert d’un visa touristique
  29. Cour EDH, 24 juin 2010, n° 30141/04, § 94
  30. Gde ch., 7 nov. 2013, n° 29381/09, § 78
  31. Cour EDH, déc., 18 sept. 2007, Ponomaryov c/ Bulgarie, n° 5335/05
  32. Cour EDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, A. 94, § 88
  33. Gde ch., 13 nov. 2011, D.H et a. c. république tchèque, n° 57325/00, § 195
  34. Cour EDH, 13 janv. 2015, Petropavlovskis c. Lettonie, no. 44230/06, § 83
  35. Cour EDH, déc., 12 janv. 1999, Karassev c. Finlande, n° 31414/96 ; Gde ch., déc., 23 janv. 2002, Slivenko c. Lettonie, n° 48321/99, § 77
  36. Cour EDH, 11 oct. 2011, Genovese c. Malte, n° 53124/09, § 33
  37. CJUE, Gde ch, 2 mars 2010, Rottman, aff. C-135/08
  38. S. Van Drooghenbroeck, La Convention européenne des droits de l’Homme. Trois années de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme 1999-2001, Les dossiers du journal des Tribunaux, n° 39, Larcier, 2003, p. 165
  39. Gde ch., 7 févr. 2012, n° 39954/08 et Von Hannover c. Allemagne n° 2 rendu le même jour, n° 40660/08, JCP G, 2012, 650, nos obs.
  40. 21 mars 2002, n° 31611/96 : critique adressé à un Procureur lors d’une audience
  41. 14 avril 2015, n° 29369/10 : critiques du comportement de magistrats dans la presse
  42. chron. L. Burgorgue-Larsen, AJDA, 2016, p. 1738
  43. La Cour européenne des droits de l’homme, Dalloz, 2016, p. 50
  44. 1ère ch. civ., Bull. I, n° 345 p. 224
  45. opinion dissidente de la juge Ydkivska
  46. cf. opinion concordante du juge portugais Pinto de Albuquerque
  47. Cour EDH, Gde ch., 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, GACEDH, n° 63 ; Cour EDH, Gde ch., 22 décembre 2009, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine, n° 27996/06 et 34836/06 ; CEDH, 4 juillet 2013, Anchugov et Gladkov c. Russie, n° 11157/04 et 15162/05. Sur le contrôle de conventionnalité des normes constitutionnelles, v. notre communication au colloque de Toulouse « L’objectivisation du contrôle », La protection des droits par les Cours supranationales, Pedone, 2016, pp. 99-125

Quelles perspectives pour la religion dans l’entreprise ?

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Alors que la CJUE doit se prononcer courant 2017 sur deux affaires, l’une française, l’autre belge, mettant en cause le port du voile dans l’entreprise, Vincent Valentin analyse la déstabilisation du droit du travail que cette actualité exprime et dresse, à partir des débats qui ont lieu dans les enceintes judiciaires, parlementaires ou médiatiques, une carte des solutions envisageables.

Vincent Valentin est professeur à SciencesPo Rennes

 

10237499L’apparition du voile islamique a indiscutablement déstabilisé les rapports entre l’Etat  et la religion, dans l’ensemble des pays européens. Après l’école, puis les structures ou activités liées aux pouvoirs publics, c’est maintenant au tour des entreprises privées d’être touchées par l’interrogation sur ce qui est acceptable en matière de manifestation des convictions religieuses. L’affaire Baby-Loup, du nom de cette crèche qui avait licencié une salariée pour port du voile, a cristallisé ce débat qui depuis est devenu une réelle préoccupation pour le monde du travail. Le niveau de revendication religieuse en entreprise, s’il n’explose pas, est élevé et les situations conflictuelles augmentent 1.

Deux voies sont explorées ou suggérées pour répondre à cette nouvelle inquiétude. Nous n’insisterons pas sur la première, sans doute moins féconde, qui souhaiterait une sorte de  sanctuarisation laïque de certains lieux ou services considérés comme sensibles, où devrait être interdit l’affichage de ses convictions par chacun. L’Assemblée nationale a en ce sens voté une loi, transmise au Sénat, qui donne une valeur législative à la jurisprudence Baby-Loup pour les « structures privées en charge de la petite enfance ». Son intention étant de protéger la liberté de conscience des enfants de moins de 6 ans, la loi distingue deux situations : celle des établissements gérés par une personne morale de droit public ou par une personne morale de droit privé chargée d’une mission de service public, qui seraient soumis à l’obligation de neutralité en matière religieuse, conformément à la loi de 1905 ; celle des établissements privés, qui pourraient apporter, via leur règlement intérieur, des restrictions à la liberté de leurs salariés de manifester leurs convictions religieuses. Il s’agit ainsi de conforter la solution de l’arrêt du 25 juin 2014, ni plus, ni moins – l’idée d’imposer la neutralité aux structures privées ayant été rejetée en cours de procédure. Dans le même esprit, des parlementaires ont déposé d’autres propositions de lois, visant à  imposer la neutralité religieuse dans l’ensemble des entreprises privées 2, dans les établissements de l’enseignement supérieur 3, ou encore lors des sorties scolaires 4. Cette piste ne peut être suivie que pour les activités susceptibles de porter une dimension de service public, ou d’intérêt général, et ne saurait donc répondre au problème posé par la manifestation du religieux dans l’ensemble des entreprises privées.

L’autre voie est celle de l’assouplissement du droit du travail, afin de permettre aux entreprises de contrer plus facilement la manifestation de l’identité religieuse en leur sein. Elle est portée par la loi dite « El Khomri », qui permet aux entreprises d’affirmer dans leur règlement intérieur le principe de neutralité, et se dessine à travers deux affaires importantes, l’une belge, l’autre française, bientôt jugées par la Cour de justice de l’Union européenne – deux décisions très attendues, non seulement en raison de l’intérêt du sujet mais aussi parce que les conclusions des deux avocats généraux divergent de manière substantielle, dessinant par leur opposition le cadre des adaptations futures.

On voudrait ici analyser la déstabilisation du droit du travail que cette actualité exprime et dresser, à partir des débats qui ont lieu dans les enceintes judiciaires, parlementaires ou médiatiques, une carte des solutions envisageables.

 

I. Le droit du travail au risque de la neutralité de l’entreprise

 

Plutôt que d’interdire de façon absolue le port de signes religieux, en étendant la logique du public au privé jusqu’à rompre ainsi avec la laïcité par la négation du principe de séparation, la piste la plus raisonnable serait de permettre aux acteurs privés de faire eux-mêmes le choix d’une forme de la neutralité religieuse.

A) L’article 1-bis de la loi El Khomri inscrit dans le code du travail que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché » 5. La nouveauté n’est pas énorme – contrairement à ce que suggère le tapage médiatique autour de cette disposition 6 ; le message politique est plus fort que l’effet juridique.

Il est vrai que la mention du « bon fonctionnement » comme critère de justification, est plus vague et plus ouvert à des restrictions que la « nature de la tâche à accomplir » ou « une exigence professionnelle nécessaire et déterminante », qui jusqu’alors permettaient de les défendre. Par ailleurs, la seule introduction de la possibilité du choix de la neutralité suggère une nécessité de combattre le religieux qui peut faire craindre un recul des droits des salariés en la matière. C’est sans doute ce qui a conduit l’Observatoire de la laïcité et la Commission nationale consultative des droits de l’homme à émettre de très fortes réserves et à demander le retrait de l’article en question, deux jours avant son adoption définitive 7. Dans le communiqué commun, très lapidaire, on trouve deux idées différentes mais mêlées : l’inscription de la neutralité serait potentiellement discriminatoire – ce qui est possible a priori – et contraire au principe de laïcité, selon une logique, avouons-le, que l’on du mal à saisir, car le projet de loi respecte, et la séparation entre l’Etat et les cultes, et la neutralité de l’Etat. Le risque de « développement d’entreprises communautaires », pointé par le communiqué, ou encore d’un usage discriminatoire d’un règlement intérieur neutre, est certes potentiellement en contradiction avec le droit de la non-discrimination, mais non avec le droit de la laïcité, qui garantit au contraire la liberté des entreprises privées – il y a là la trace d’une confusion conceptuelle regrettable, sur laquelle nous reviendrons. Cette sévère prise de position semble d’autant moins justifiée que la nouvelle loi maintient et la nécessité d’une justification, et les règles de protection de la liberté de conscience.

B) Les récentes conclusions de l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Achbita vont dans le même sens 8. Une femme musulmane, réceptionniste dans une entreprise de sécurité, voulait porter le voile trois ans après son embauche. Son employeur s’y est opposé et l’a licenciée, en s’appuyant sur l’interdiction générale faite aux salariés, non écrite et inscrite dans le règlement intérieur le lendemain du licenciement, de « porter sur son lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ». La C.J.U.E. ayant été saisie par la Cour de cassation de Bruxelles d’une question préjudicielle, son avocate générale, Juliane Kokott, conclue à l’absence de contradiction entre le licenciement et le droit de l’Union, en particulier avec la directive anti-discrimination (2000/78).

A suivre ses conclusions, la politique de neutralité de l’entreprise est légitime et justifie le licenciement. Il n’y a pas de discrimination directe, puisque toutes les convictions sont concernées par l’interdiction, et la discrimination indirecte est justifiée par la légitimité de l’exigence professionnelle demandée, proportionnée à la volonté d’afficher une certaine image de marque auprès de la clientèle 9. Cela permet de demander davantage de retenue aux salariés, les intérêts de l’employeur étant admis plus largement puisque détachés d’exigences liés à la tâche à accomplir, et reliées seulement au regard du client. En bref, les nécessités commerciales seraient étendues à l’image de marque auprès d’une clientèle dont il serait  éventuellement possible de respecter les préjugés antireligieux. Toujours soumis à des conditions de nécessité et de proportionnalité, l’employeur pourrait plus facilement imposer la non manifestation de leur foi à ses employés.

Si l’image de marque devient une raison suffisante pour interdire l’affichage des convictions, encore faut-il lui donner un contenu. Pourrait-elle, comme les conclusions de Mme Kokott y incitent, être détachée du contenu de l’activité, être de  nature politique, sans lien de nécessité avec des impératifs économiques? L’appréciation est complexe : la déliaison « image/activité » n’est jamais complète puisque c’est in fine au nom des impératifs économiques de l’entreprise et nom seulement de sa subjectivité politico-religieuse que l’image de marque peut être « démarquée » des convictions religieuses et politiques, en l’occurrence de  l’islam. Si l’on suivait la voie suggérée par Mme Kokott, on pourrait craindre qu’il soit aisé de trouver une raison valable pour justifier économiquement ce qui pourrait être une atteinte à la liberté religieuse ou une discrimination 10.

C) Si l’affaire Achbita laisse entrevoir un assouplissement des règles d’imposition de la neutralité dans l’entreprise, un autre litige, lui aussi soumis à la compétence de la C.J.U.E, suggère une fermeture. Les faits sont proches mais il faut être attentif à la légère différence, susceptible d’expliquer la divergence dans les conclusions des avocats généraux. Mme Bougnaoui a été licenciée pour avoir refuser de cesser de porter le voile lorsqu’elle assurait une prestation auprès d’une société cliente, à la demande et dans les locaux de celle-ci, qui a fait savoir que le voile gênait ses salariés – alors même que la qualité du travail n’est pas discutée. L’employeur avait indiqué à Mme Bougnaoui lors de son recrutement qu’elle pourrait porter le voile dans l’entreprise mais pas en cas de contact (interne ou externe) avec la clientèle. Il a aussi expliqué qu’il était contraint vis-à-vis de ses clients, « dans l’intérêt et pour le développement de l’entreprise », « de faire en sorte que la discrétion soit de mise quant à l’expression des opinions personnelles de ses salariés » et qu’il était en droit d’exiger de leur part l’observance d’un « principe de nécessaire neutralité ». La salariée a porté le litige devant les tribunaux pour licenciement discriminatoire, le Conseil des Prud’hommes de Paris (4 mai 2011) et la Cour d’appel de Paris (18 avril 2013) l’ont débouté, la Cour de cassation a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle (9 avril 2015) ainsi formulée : « le souhait d’une cliente de ne plus voir la prestation assurée par une salarié voilée est il une exigence professionnelle essentielle et déterminante ? » 11

L’interrogation est la même que dans l’affaire précédente – un employeur peut-il justifier un licenciement par les convictions de son client? – mais cette fois la demande est réellement formulée (pas anticipée) et concerne un contact externe. Il s’agit toujours de savoir si l’on peut accepter que l’employeur fasse pour des raisons économiques (sous la menace de perdre la clientèle) ce que le client exige sans raison économique et même éventuellement en fonction de préjugés ou de préférences sans aucun rapport avec l’activité professionnelles et le contrat de service.

La Cour d’appel de Paris a défendu une solution favorable à la liberté de l’entreprise, en considérant que son objet commercial l’oblige à tenir compte de la diversité des clients et de leurs convictions, et qu’elle est donc « naturellement amenée à imposer aux employés qu’elle envoie au contact de sa clientèle une obligation de discrétion qui respecte les convictions de chacun (…) à la condition toutefois que la restriction qui en résulte soit justifiée par la nature de la tâche à effectuer et proportionnée au but recherché » 12. En l’espèce, le licenciement de Mme Bougnaoui n’est donc fondé sur une discrimination (du reste elle peut afficher sa religion au sein de son entreprise) et repose sur une légitime prise en compte de l’intérêt de l’entreprise. Cette solution est classique, le contact avec la clientèle et l’image de marque étant régulièrement retenus comme motif légitime d’interdiction du port du voile islamique, si la nature de la tâche l’exige, sans que l’employeur soit toujours sommé de prouver l’existence d’un problème réellement survenu 13, même si la règle est que « le trouble n’est pas l’anticipation du trouble » 14.

L’avocate générale de la Cour de justice, Eleanor Sharpston, répond dans un sens opposé : le licenciement est en l’espèce une discrimination directe, qui « ne peut être justifiée par le préjudice financier que pourrait subir l’employeur » 15. La discrimination est bien réelle : « du fait de sa religion, Mme Bougnaoui a été traitée de manière moins favorable, puisqu’un autre ingénieur d’études qui n’aurait pas choisi de manifester ses croyances religieuses n’aurait, lui, pas été licencié», et non justifiée puisque rien n’indique que le fait de porter un foulard islamique empêche la salariée de livrer correctement la prestation intellectuelle prévue. « La consigne de ne pas porter un foulard lors des contacts avec la clientèle de son employeur ne pouvait pas constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante » 16. C’est le point déterminant : fondamentalement, l’intérêt économique d’une entreprise à s’adapter aux exigences discriminatoires de ses clients ne saurait justifier qu’elles limitent les droits de ses salariés en matière religieuse. Il n’y a pas de raison de faire primer la liberté d’entreprendre sur la liberté religieuse. Le simple intérêt économique ne suffit donc pas. On ne peut discriminer pour satisfaire des clients faisant valoir une discrimination fondée sur l’un des critères interdits. Par ailleurs, la restriction au droit de manifester sa religion est disproportionnée ; si l’entreprise fait valoir que l’interdiction ne porte que sur 5% du temps de travail de Mme Bougnaoui, l’avocate générale considère que cette considération s’efface devant le caractère absolu du port du voile aux yeux de cette dernière 17. La cause réelle et sérieuse retenue par les juges français lors des deux premières instances est écartée.

Le raisonnement de l’avocate générale est sur un point peu convaincant. La salariée n’a pas été licenciée du fait de sa religion, mais du fait de sa façon de la manifester dans le contexte précis de relation avec la clientèle, avec des effets sur la bonne marche de l’entreprise. Dès lors, parler de discrimination directe est un non sens puisque la cause du licenciement n’est pas sa religion mais seulement le fait, soit qu’elle fasse perdre des clients, soit qu’elle devienne inutile dans l’entreprise si on ne peut plus la mettre en relation avec des clients. A suivre la logique de Mme Sharpston, on ne voit pas quel type de restriction ne serait pas aussi une discrimination, et la distinction entre interdire et restreindre perdrait toute portée pratique. Le choix d’une politique de neutralité par une entreprise se heurterait toujours à la nécessité de ne pas discriminer. Elle le dit du reste explicitement : « en dernier recours, l’intérêt de l’entreprise à produire un profit maximal devrait alors (…) s’effacer devant le droit du travailleur à manifester ses convictions religieuses » 18. L’idée sous-jacente est que l’entreprise doit refuser de s’adapter à ce qui dans son environnement pourrait être perçu comme incompatible avec les valeurs de l’Union européenne. Elle devrait endosser la responsabilité d’un refus de exigences douteuses de la clientèle ; comme l’écrit C. Wolmark, il faudrait peut-être « se résoudre à considérer que pèse sur l’employeur une obligation de résistance, ou à tout le moins d’indifférence, aux pressions extérieures lorsqu’elles tendent à porter atteinte aux droits du citoyen au travail » 19.

Néanmoins, faire de l’entreprise une sorte de « relai de la mise en oeuvre des droits fondamentaux » ne peut s’appuyer que sur une base légale très mince – comme est de faible portée juridique la notion « d’entreprise citoyenne ». De surcroît, une telle orientation interdirait aux entreprises toute politique de neutralité, nécessairement vue comme discriminatoire, qu’elle soit fondée sur des impératifs commerciaux ou sur un vivre ensemble interne, puisque par principe limitative de l’expression de la religion. Seules les restrictions dument justifiées par la tâche à accomplir et strictement proportionnées seraient possibles, avec pour effet de vider l’article 1-bis de la loi El Khomri de toute portée.

La divergence entre les conclusions des deux avocats généraux de la C.J.U.E. atteste de l’indéniable flottement de l’encadrement juridique du fait religieux, suffisamment accentué pour que l’on puisse s’interroger sur les choix qui s’offriront à l’avenir aux employeurs.

 

II. La liberté de l’employeur face à la religion, entre politique et intérêt.

 

Au regard du droit et des pistes discutées, deux directions sont envisageables, celle de l’entreprise de conviction (ou de tendance) et celle de l’assouplissement des conditions de restrictions du droit des salariés dans l’entreprise de droit commun. Il semble cependant que la première ne soit pas promise, au moins à court terme, à une grande prospérité. En effet, la Cour de cassation a refusé de s’y engager lors de l’affaire « Baby-Loup », signifiant que la catégorie n’était pas disponible pour toute société désireuse d’affirmer discrétionnairement un objectif politique ou religieux quand son activité est hors de ces domaines. L’attachement à une  délimitation très stricte, qui n’accueille que les structures dont l’objet est la défense et la promotion d’une doctrine ou d’une religion, rend inopérante cette voie lorsqu’il s’agit de réglementer une entreprise ordinaire face à l’affirmation de convictions par ses salariés. Compte tenu des restrictions de leurs droits qu’elle implique, on ne doit pas s’attendre à ce que les juges en permettent un usage immodéré, de simple convenance, qui permettrait de mener une politique discriminatoire sous couvert d’une conviction factice.

De surcroît, la question que font surgir en droit du travail les revendications religieuses ne se pose pas véritablement dans le cadre d’une entreprise de tendance, où précisément les règles de restriction sont déjà admises. C’est bien plutôt dans celles où aucun projet religieux ou philosophiques n’est à opposer aux revendications religieuses que l’on peut s’interroger sur la réponse à apporter. Cela doit donc conduire à réfléchir aux modalités de régulation du religieux sans raisons ou « prétexte » religieux. La seule possibilité est alors d’étendre les pouvoirs de réglementation dans les entreprises de droit commun, en assouplissant les critères de restrictions de la liberté religieuse des salariés.

Cela pourrait être justifié de deux façons, soit par la poursuite d’une politique d’entreprise, par laquelle, selon les mots d’Alain Supiot, s’affirmerait l’idée d’une « communauté politique dans l’entreprise » 20 au nom de laquelle une conception du vivre ensemble déconnectée de la nature de l’activité productive pourrait être imposée aux salariés ; soit par la production de nouvelles justifications économiques, selon la direction donnée par J. Kokott. En bref, soit un profond renouvellement de la notion d’entreprise de tendance, soit la levée des contraintes sur les entreprises sans tendance aucune.

 

A. De l’entreprise politique à la politique d’entreprise

 

La « politique d’entreprise » doit être soigneusement distinguée de l’entreprise de tendance, du moins telle qu’elle est définie aujourd’hui par le droit. Ce qui est une hypothèse davantage qu’une réalité consisterait pour une structure privée à se déclarer neutre (religieusement, philosophiquement ou politiquement) pour entretenir une collectivité de travail non morcelée ou menacée par des exigences religieuses, au nom d’un véritable choix politique ou, plus modestement, par simple soucis de garantir une qualité de vie dans l’entreprise.

Une telle perspective est celle déjà mise en oeuvre par la société Paprec, entreprise de recyclage de papier, qui sans avoir une activité de tendance a néanmoins adopté une « charte de la laïcité et de la diversité ». Son P.D.G., Jean-Luc Petithuguenin, entend appliquer « le modèle qui prévaut dans la sphère publique, le modèle de la République », ajoutant qu’il pense être « de son devoir de chef d’entreprise d’assurer la protection de ceux qui pourraient se retrouver soumis à des pressions communautaires ». On retrouve cette préoccupation dans les dispositions de la charte qui précisent que la « la laïcité en entreprise assure aux salariés un référentiel commun et partagé, favorisant la cohésion d’entreprise, le respect de toutes les diversités et le vivre ensemble (…), et protège de tout prosélytisme et de toute pression qui empêcheraient de faire ses propres choix et de réaliser son activité dans un environnement serein » 21.

La Charte ne rejette pas les identités religieuses pour elles-mêmes mais pour leurs éventuels effets sur la vie de l’entreprise. Elle refuse par principe les demandes de reconnaissance d’une exception religieuse dans l’organisation du travail. Il serait impropre d’y déceler de la discrimination – toutes les convictions étant admises et également visées, de sorte qu’elles sont toutes rendues invisibles, ce qui est l’objectif du principe de non discrimination. Le projet est exactement de transposer dans l’entreprise la laïcité telle qu’elle vaut pour l’Etat français : la « laïcité en entreprise » respecte le « pluralisme des convictions » (Paprec comprend plus de 56 nationalités et de nombreuses religions) et rejette « toutes les violences et toutes les discriminations », mais implique « que les collaborateurs ont un devoir de neutralité : ils ne doivent pas manifester leurs convictions politiques ou religieuses dans l’exercice de leur travail » ; « ainsi, le port de signes ou tenues par lesquels les collaborateurs manifestent  ostensiblement une appartenance religieuse n’est pas autorisé ».

Paprec offre le modèle d’un nouveau type d’entreprise de tendance, qui n’est pas  reconnu par le droit. La conviction n’est pas mise en oeuvre à travers un bien ou un service proposé à la clientèle mais s’incarne  dans les principes de fonctionnement interne. Comme dans l’Etat français, la laïcité n’est pas téléologique mais procédurale. La République française n’est pas laïque en fonction de sa finalité ; ce n’est pas le contenu ou l’objectif des lois et des politiques menées qui justifient qu’elle soit séparée du religieux et neutre dans son fonctionnement. Autrement dit, Paprec reprend très exactement la laïcité telle qu’elle vaut dans l’Etat, non seulement dans sa portée pratique – comme absence de religion plutôt que coexistence des religions en son sein – mais aussi dans son essence, comme principe d’organisation compatible avec une pluralité de fins (d’« activités »).

Cette transformation d’un principe de droit public en règle de droit privé doit-elle être  rejetée, comme le souhaitent l’Observatoire de la laïcité et la Commission nationale consultative des droits de l’homme dans l’avis déjà mentionné, qui exprime une forte défiance à l’égard de l’application de la la neutralité dans l’entreprise ? 22. Qu’il nous soit permis de suggérer que leur position est très faiblement étayée, pour des raisons autres que celles déjà rapidement évoquées.

Leur premier argument est que transposer une règle constitutionnelle dans l’entreprise la ferait déchoir. « Si l’on fait de la laïcité une tendance, alors on la dévalue, en la réduisant à un choix, elle n’est plus le principe constitutionnel partagé par tous » 23. Étant une règle constitutionnelle et non une option idéologique parmi d’autres au sein de l’Etat, la laïcité ne saurait être aussi une option philosophique dans la sphère privée. Il faut noter que si cette position commune reprend celle défendue depuis plusieurs années par la CNCDH elle s’éloigne de celle de l’Observatoire, qui rappelle généralement l’importance de la séparation du public et du privé et le fait que le principe de neutralité ne vaut que pour les personnes publiques ; l’avis, au contraire, étend négativement la laïcité au secteur privé, interdisant à celui-ci de s’organiser comme il le souhaite, le soumettant au principe, inventé ici, de non neutralité ! 24.

Le raisonnement est curieux : parce que le public doit être fermé au religieux, le privé devrait lui être ouvert ; parce que la laïcité vaut pour le public, elle vaudrait seulement pour lui. Autrement dit, la liberté étant la règle, mais la neutralité ne pourrait être librement choisie! L’avis passe à côté du contenu véritable de la loi El Khomri, qui n’est pas une loi d’interdiction générale et absolue des signes religieux dans le privé, mais qui se contente de donner la permission de la neutralité. L’avis repose sur une confusion fâcheuse entre deux idées : l’extension obligatoire de la neutralité au privée, que la laïcité ne saurait soutenir ; le libre choix de la neutralité par une personne privée, que la laïcité ne saurait interdire. En négligeant cette distinction essentielle, l’avis peut affirmer que l’article de la loi qui autorise l’inscription du principe de neutralité dans le règlement intérieur de l’entreprise privée est « en contradiction avec la Constitution ». Insistons autant que l’erreur est grande : puisque  la laïcité vaut neutralité de l’Etat, alors l’Etat ne peut interdire le choix de la neutralité par les personnes privées.

En définitive, c’est ici le principe de non-discrimination qui fait écran à une juste interprétation du droit de la laïcité. Dans l’avis commun, l’institution chargée de la défense du premier domine celle chargée du second et les contours de la laïcité se trouvent redessinés à la lumière de l’exigence de non-discrimination. Le libre choix de la neutralité dans l’entreprise est présenté comme non conforme à la laïcité parce qu’il pourrait être discriminatoire, directement ou indirectement. Cette résorption  de la laïcité dans la non-discrimination est conceptuellement très discutable.

Quoi qu’il en soit, et qu’on le déplore ou s’en réjouisse, l’« option Paprec » ne semble pas promise à un grand avenir. D’une part, elle ne respecte pas le droit et passe outre les  règles de restrictions des droits des salariés tels qu’interprétés et protégés par les tribunaux ; d’autre part elle ne semble pas avoir les faveurs des différents acteurs juridiques  (institutions, juges, doctrine) en charge de cette question. Le spectre de la discrimination fige ici l’évolution du droit.

 

B. L’assouplissement des justifications économiques

 

Il existe une autre piste : ni entreprise de tendance, ni politique d’entreprise, mais élargissement des motifs commerciaux justifiant le contrôle de la liberté religieuse dans l’entreprise. Les motifs politiques étant écartés, restent les raisons économiques. Cela permettrait de gérer les problèmes liés à la manifestation des convictions tout en limitant l’arbitraire de l’employeur et les risques de discrimination – les justifications économiques étant a priori plus faciles à contrôler que les choix politiques. Il semble possible d’imaginer un développement de cette voie parce que, comme on l’a vu, elle est la mieux aménagée depuis longtemps et l’exploitation de son potentiel est suggéré par des juges, même si elle est aussi obstruée par le droit de la non-discrimination. Le code du travail indique, au delà des normes d’hygiène et de sécurité qui ne font pas débat, que la bonne marche de l’entreprise justifie les restrictions à la manifestation du religieux, fondées sur l’organisation du travail, les engagements contractuels, et le refus du prosélytisme 25 – à  condition toutefois qu’un trouble objectif rattaché à une « exigence professionnelle essentielle » résulte de la manifestation de conviction refusée (de sorte, par exemple, que le seul fait d’être en contact avec le clientèle ne suffit pas).

Pourrait-on assouplir la réception des limitations de droits fondées sur l’exigence professionnelle et la bonne marche de l’entreprise? Dans l’affaire Bougnaoui la Cour d’appel de Paris franchit un seuil car in fine elle considère comme justifié le fait de s’adapter à la demande d’un client de ne plus travailler avec des salariées voilées, et ce sans justification aucune de sa part ! 26 Elle accorde ici un droit de la clientèle à exiger une discrimination à travers son droit de ne plus avoir à supporter la fréquentation d’une femme voilée, et ce sans que la nuisance n’ait à être expliquée ou prouvée (puisque déliée de la compétence). Cette solution va donc beaucoup plus loin que ce que la Cour de cassation a jusqu’à maintenant accepté comme dérogation. Trop loin sans doute, il est peu probable que soit admis que l’intérêt commercial autorise une entreprise à s’adapter aux attentes discriminatoires de la clientèle.

Le statu quo ne serait néanmoins pas satisfaisant. Comme le note J-G Huglo, il semble « fort difficile d’interdire à l’employeur de prendre en compte les troubles réels, avérés, sur le fonctionnement de l’entreprise que provoque le port d’un signe religieux », ou de lui demander d’endosser une sorte de devoir politique de résistance aux évolutions néfastes de la société 27. A rebours de l’opinion de Mme Sharpston, on pourrait donc considérer comme souhaitable d’admettre une définition plus ouverte du trouble objectif nécessaire à la restriction de l’affichage de sa foi, à l’instar de la Cour d’appel de Saint Denis de la Réunion qui avait validé le licenciement dans un magasin de mode pour port du voile jugé contraire à l’image 28.

On objectera sans doute que l’intégration des préjugés de la clientèle dans les justifications économiques implique une soumission de la lutte contre les discriminations à  la raison du marché. L’objection ne serait pas mince. Néanmoins, osons retourner l’interrogation : est-il si évident que le principe de non-discrimination doive être compris comme excluant la prise en compte de la « gêne » des collaborateurs ou des salariés au contact de l’affirmation d’une identité religieuse ou politique forte? Ne pourrait-on pas interpréter cette gêne comme l’expression de quelque chose de plus défendable qu’une phobie ou un préjugé, comme un choix légitime liée éventuellement à la liberté de conscience? Certes, cette « gêne » pourrait être parfois l’expression d’une claire hostilité à l’égard d’une conviction personnelle ; dans l’affaire Bougnaoui, il s’agit bien d’un refus pur et simple de reconnaître comme acceptable la fréquentation d’une femme voilée. Mais ne pourrait-on pas envisager que ce genre de rejet puisse être légitime? Si l’on prend le problème à l’envers, est-il réellement conforme à la liberté de conscience et au droit à la vie privée, telle que protégée par la Cour de Strasbourg, de contraindre les salariés d’une entreprise à collaborer avec une personne qui arbore les signes de convictions avec lesquelles ils sont en profond désaccord ? 29

Si un salarié estime que le voile est bien le symbole de l’islamisme, doit-on juger comme non pertinente sa conviction, en le privant alors de manifester sa liberté de conscience dans l’entreprise par le refus de certaines collaborations ? Et de quel point de vue l’invalider? Contrairement à ce que soutient Sharpston, il n’est pas certain que la discrimination à l’égard de la couleur de peau ait le même statut que celle à l’égard des convictions 30. Si l’on conçoit que la première soit impérativement condamnée, est-il si juste de ne pas tolérer l’intolérance à l’égard de certaines convictions, dans le cadre de relations privées? N’y a-t-il pas la trace d’une inégalité et d’une discrimination dans l’asymétrie permettant à une femme d’imposer son voile et les convictions qui vont avec, et interdisant à l’athée d’affirmer son athéisme par le refus de rentrer en rapport avec le membre d’une religion abhorrée? Ces questions tendent évidemment à remettre en cause l’objet même de la lutte contre les discriminations, qui est de faire disparaître des relations sociales des différences de traitement illégitimes. Il nous semble que ce projet, indiscutable lorsqu’il s’agit des rapports entre l’Etat et les citoyens et la lutte contre des qualités innées, perd son évidente pertinence lorsque sont en jeux les relations horizontales et les caractères rattachées aux convictions.

La gestion des identités politiques et religieuses dans le monde du travail bute sur la tension entre liberté et non-discrimination. L’entreprise ne pouvant afficher un engagement politique jugé superfétatoire s’il n’est pas au coeur de son activité, elle ne peut restreindre la manifestation des convictions de ses salariées sans verser dans une discrimination. D’une certaine façon, l’entreprise est confinée dans sa dimension économique, puisque lui est déniée la possibilité de s’affirmer aussi comme un projet politique, au moment précisément où des problèmes de cette nature s’expriment en son sein. La perception du monde du travail comme un lieu d’inégalités et de domination et saturé de discriminations explique que s’exerce un contrôle sur la liberté de l’employeur. Mais s’il était confirmé que la manifestation du religieux prend de l’ampleur, nul doute que cet équilibre devrait être repensé. Tout semble appeler une nouvelle approche de la neutralité dans l’entreprise.

Notes:

  1. Cf. L’étude conjointe de l’Observatoire du fait religieux en entreprise et de l’institut Randstat (http://grouperandstad.fr/etude-le-travail-lentreprise-et-la-question-religieuse/).
  2. Par les députés Philippe Houillon (proposition de loi n° 864), Ciotti (n° 865) et Jacques Myard ( n°1027).
  3. Par le député Eric Ciotti, le 18 février 2015 (proposition de loi n°2595).
  4. A l’initiative d’E. Ciotti encore, qui proposait d’inclure les sorties scolaires dans la loi du 15 mars 2004 (proposition n° 2316).
  5. L. 1321-2-1 du code du travail.
  6. Depuis le rapport Badinter/Lyon-Caen qui en est d’une certaine façon à l’origine. Cf. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/164000072.pdf
  7. Communiqué commun du 19 juillet 2016
  8. 157-15
  9. Pour une sévère critique de l’interprétation du principe de non discrimination qui sous-tend les concluions, voy. Stéphanie Hennette-Vauchez et Cyril Wolmark, « Plus vous discriminez, moins vous discriminez », Semaine sociale Lamy, 20 juin 2016, n° 1778.
  10. Par ailleurs la notion d’entreprise de tendance pourrait grandement perdre de son intérêt, puisqu’aucune tendance politique ou religieuse ne serait plus à faire valoir pour défendre une image de marque politique ou religieuse.
  11. Cour de cassation, chambre sociale, 9 avril 2015, n° 13-19.855.
  12. C.A. de Paris, 18 avril 2013, 11/ 05892.
  13. D. Cueno,  « Le voile islamique dans l’entreprise », Les brèves juridiques, janvier 2007, n°49.
  14. C. Mathieu, « le respect de la vie religieuse dans l’entreprise », Revue de droit du travail, janvier 2012, p. 17.
  15. §100. Renvoi à l’arrêt du 3 février 2000, Mahlburg (C‑207/98, EU:C:2000:64, point 29).
  16. §102.
  17. §131.
  18. §133.
  19. Cyril Wolmark, « L’entreprise n’est pas un établissement scolaire », Revue de droit du travail, 2009, et  L’interdiction générale et absolue, qui équivaut à imposer aux salariés une obligation de neutralité, ne saurait se prévaloir d’aucun titre de légalité », RDT 2009, p. 485, spéc. p. 489.
  20. Alain Supiot, « commentaire de l’avis sur la la laïcité », in C. Lazerges (dir.), Les grands avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Dalloz, 2016, p. 293.
  21. https://www.paprec.com/fr/groupe/ressources-humaines/charte-laicite-diversite.
  22. Avis commun du 19 juillet 2016 sur la loi de modernisation du travail. La CNCDH avait déjà exposé sa position dans son avis sur la laïcité du 26 septembre 2013
  23. §25 de l’avis de 2013.
  24. On peut lire dans l’avis de 2013 : «dans le secteur privé, le principe de neutralité ne peut s’appliquer, la liberté est la règle et la limitation ou l’interdiction de l’expression religieuse est l’exception ».
  25. Voy. C.A. de Basse-Terre, 6 novembre 2006, qui valide le licenciement d’un salarié qui faisait régulièrement des « digressions ostentatoires orales sur la religion ».
  26. C.A. Paris, 18 avr. 2013, n° 11/05892.
  27. Huglo, « Le ressenti de la clientèle et la discrimination en raison des convictions religieuses », Rapport auprès de la chambre sociale de la C de cass. REF Voir aussi I. Desbarats, « Entre exigence professionnelle et liberté religieuse : quel compromis pour quels enjeux? JCP S, 28 juin 2011, 1307.
  28. C.A., Saint Denis de la réunion, 9 septembre 1997, REF. Solution reprise pour une vendeuse dans le centre commercial « La Défense » qui en contact avec une clientèle variée refusait de nouer son voile en bonnet (CA Paris, 16 mars 2001).
  29. C.E.D.H, 16 décembre 1992, Niemietz c. Allemagne, 13710/88. Selon cet arrêt, la vie privée englobe « le droit pour l’individu de nouer et de développer des relations avec ses semblables », avec extension aux activités professionnelles et commerciales.
  30. Cf. Le point 112 de ses conclusions.

Libertés, domanialité et propriété publiques

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Classiquement étudiés en doctrine, les rapports entre droit domanial et droit des libertés méritent d’être aujourd’hui repensés à la lumière d’une approche de plus en plus « propriétariste » du premier – porteuse de tensions nouvelles – et du mouvement de « fondamentalisation » qui travaille en profondeur le second 1.

Philippe YOLKA est Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes (Centre de recherches juridiques)colloque-rdlf

art-philippeLes organisateurs du colloque, qui ne doutent de rien, avaient d’abord songé à un sujet sobrement intitulé « Droit administratif et libertés ». La réalisation de ce projet grandiose ayant été repoussée à des jours meilleurs (une petite bibliothèque n’y suffirait pas…), nous nous sommes rabattus d’un commun accord sur un seul segment disciplinaire, celui du droit domanial ; avec cette question – à laquelle je me garderai prudemment de répondre – de savoir si l’exemple en cause est vraiment « exemplaire » (i. e. représentatif des fruits que l’arbre porte par ailleurs). Circonstance aggravante, j’entendrai le thème (qui peut facilement nourrir une – voire des – thèse[s] de doctorat) stricto sensu, en évacuant les modes d’acquisition des biens publics (nationalisation, expropriation, préemption…), bref l’entrée dans les patrimoines administratifs.

Ce cadre tracé, les points de rencontre entre droit domanial et droit des libertés apparaissent d’emblée (l’actualité vient parfois au secours des contributeurs en mal d’inspiration : le 24 novembre 2016, jour où s’ouvrait le colloque, Marcel Campion et ses forains – que les juristes connaissent bien, vu leurs états de service 2 – ont bloqué le centre de Paris afin d’obtenir le droit d’installer avant l’heure leur Grande roue place de la Concorde, revendiquant la liberté de travailler sur le domaine public !). Ils suggèrent, au moins, trois interrogations : le domaine public est-il, d’abord, un lieu d’épanouissement des – ou, au contraire, une zone de conflits entre – libertés (I.) ? L’approche « propriétariste » des biens publics – qui tend ces temps-ci à prévaloir – constitue-t-elle, ensuite, un risque pour les libertés (II.) ? Quelles sont, enfin, les incidences en la matière de l’actuel mouvement de « fondamentalisation » des droits et libertés (III.) ?

I. – Le domaine public : « terre promise » ou « champ de bataille » pour les libertés ?

Vu du droit privé, c’est un retour aux sources de s’interroger sur l’impact de l’évolution du droit des libertés dans la sphère patrimoniale, quand on sait le rôle considérable qu’a joué – spécialement, au XIX° siècle – la propriété dans le processus de subjectivisation des libertés. Vue du droit public, la question des relations entre droit domanial et droit des libertés est classique : elle transparaît dans les manuels de droit administratif des biens et dans bon nombre de thèses (par exemple, celles intéressant l’affectation 3 ou la gratuité du domaine public) 4 ; des écrits spécifiques lui sont consacrés, qui interrogent les liens entre domanialité publique et libertés publiques (par exemple, celles d’aller et venir, du culte ou encore de manifestation) 5.

Rien que de très normal, puisque le domaine public (qui est mutatis mutandis au juriste, ce que l’espace public est au philosophe ou au sociologue 6 ) figure comme le « lieu des libertés » par excellence. On sait en effet que l’affectation constitue la pierre angulaire de sa définition (V., CGPPP, art. L. 2111-1) ; et à travers elle, les libertés structurent la notion même de domaine public : droits et libertés classiques, si l’on considère l’affectation à l’usage direct du public (voirie routière, édifices du culte, etc.) ; droits « de deuxième génération », mis en oeuvre via les services publics auxquels ledit domaine peut également être affecté (bâtiments publics 7). Ajoutons que nombre de libertés économiques – d’entreprendre, du commerce et de l’industrie – s’y déploient de manière privilégiée (cf. circulation des marchandises, prestation de services, exploitation de réseaux, etc.).

Cette vision pacifiée ne saurait toutefois abuser. Lieux d’usages sociaux variés, forcément évolutifs (flash-mobs, « apéros-géants »…) et immanquablement contradictoires, le domaine public est aussi le théâtre contemporain de « débats de société » visant directement les libertés, qui conduisent parfois à reconsidérer les fondamentaux de la discipline 8. Ainsi de ce qui touche la place de la religion dans l’espace public (affaires de « textiles islamiques » : voile, burkini…) ou l’accueil des migrants (avec des perceptions différentes selon les juridictions administratives) 9 ; de la concurrence entre opérateurs économiques utilisant les infrastructures publiques (taxis c./ VTC « Uberisés », etc.) ; ou encore, de dispositifs sécuritaires liés à la lutte antiterroriste (concernant – entre autres – la surveillance des communications sur les fréquences hertziennes, qui relèvent du domaine public) 10.

Les ajustements nécessaires s’opèrent – de la part de l’Administration, sous le contrôle du juge administratif – sur plusieurs terrains. D’abord, celui du droit de la police administrative, à travers le respect de l’ordre public – dont le Conseil d’Etat maintient [ que l’on s’en réjouisse ou non ] une approche matérielle et extérieure imperméable aux valeurs fondamentales (contentieux du « burkini » 11 ) – et le contrôle de proportionnalité « classique », hérité de la jurisprudence Benjamin (CE, 19 mai 1933) ; l’attestent de nombreux contentieux impliquant l’utilisation du domaine public, par exemple celui des arrêtés anti-mendicité 12. Ensuite, le registre du droit domanial, à travers notamment l’exigence de la compatibilité des usages privatifs avec l’affectation, qui permet – avec d’autres instruments (comme le droit de la concurrence) – de réguler l’exercice des libertés économiques 13.

II. – Propriété(s) publique(s) V. Libertés publiques ?

La question des incidences d’une approche de plus en plus « propriétariste » des biens publics sur les libertés publiques mérite d’être posée dans trois registres connexes, qui regardent le principe d’un droit de propriété, son régime et son périmètre.

A. Le principe d’une propriété du domaine public pèse-t-il sur l’exercice des libertés ? Historiquement, il est notable que l’encadrement de la liberté de manifestation a suivi l’affirmation du droit de propriété des personnes publiques sur le domaine public (l’exemple français ne paraissant pas isolé 14 ) ; ainsi, du décret-loi du 23 octobre 1935 imposant un régime de déclaration préalable 15 , à l’époque où triomphaient les idées d’Hauriou sur la propriété administrative du domaine public. Une remarque analogue peut être risquée à l’égard de l’exercice des libertés économiques, encadré par le juge au même moment 16 et toujours conditionné depuis lors à la délivrance d’autorisations. Diverses libertés ont, d’autre part, pu être jugées inopposables – dans les décennies suivantes – au propriétaire administratif du domaine public 17 .

Dans le match qui se joue depuis le XIX° siècle entre l’exercice des libertés et le pouvoir de gestion du domaine public 18 , la période ouverte en 2006 avec l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publique a été majoritairement analysée – en raison de l’approche très « propriétariste » qui s’y manifeste – comme privilégiant le second au détriment du premier. La jurisprudence se prête à pareille lecture ; d’une ligne d’arrêts aussi nourrie que subtile (distinguant police et gestion, d’une part, application du droit de la concurrence et du droit des libertés, d’autre part), il appert par exemple que la liberté du commerce et de l’industrie ne saurait être opposée au gestionnaire du domaine public 19. Reste que la pesée du droit de l’Union européenne réduit dans le même temps les marges de manœuvre des gestionnaires domaniaux 20, en les privant du libre choix de leurs occupants privatifs 21 .

B. – Qu’en est-il, en deuxième lieu, du régime de propriété applicable ? On n’a peut-être pas assez mesuré que les enjeux du débat relatif à la propriété des personnes publiques (ouvert depuis l’époque d’Hauriou 22) ne se manifestent pas seulement sur le terrain de la valorisation économique des patrimoines administratifs, mais qu’une certaine approche des libertés se trouve incontestablement engagée. « Cloner » la propriété publique sur la propriété privée apparaît problématique de ce point de vue, l’exclusivisme conduisant fatalement à une vision assez « liberticide » (quels que soient les montages, plus ou moins ingénieux, imaginés pour conjuguer modèle « privatiste » et affectation publique). Tout au contraire, l’idée d’une propriété publique s’écartant d’un schéma étroitement civiliste autorise une ouverture des utilités et s’avère plus accueillante à l’exercice des libertés 23. Concevoir la relation des personnes publiques à leurs biens comme un décalque ou un « ailleurs » – voire un « envers » – de la propriété privée, est donc tout sauf anodin pour les libertés, dont bon nombre appellent afin de s’épanouir un « tiers espace » échappant aux rets du Code civil.

C. – Le périmètre, enfin : de quelles propriétés publiques parle-t-on, au juste ? Un double constat mérite ici d’être dressé : d’une part, l’étude des rapports entre libertés et propriétés publiques est jusqu’à maintenant demeurée cantonnée au domaine public ; d’autre part et corrélativement, les écrits sur le domaine privé ne se sont pas intéressés à l’exercice éventuel des libertés. Il y a là un angle obscur qui mériterait d’être un peu éclairé, parce que l’affectation publique – et les libertés qu’elle charrie – est susceptible de déborder franchement le domaine public : songeons à l’exercice de la liberté d’aller et de venir sur les chemins ruraux et dans les espaces naturels dépendant du domaine privé (forêts, etc.) 24 ; ou encore, de la mise à disposition de locaux communaux – qui peuvent indifféremment relever du domaine public ou du domaine privé – aux associations, syndicats et partis politiques (CGCT, art. L. 2144-3).

III. – La « fondamentalisation » des droits et libertés : quels impacts ?

Si le droit domanial enregistre un mouvement de subjectivisation généralement observé en droit administratif, en particulier sous l’effet de la « fondamentalisation » des droits et libertés, cette dernière n’y a pas véritablement été pensée pour l’heure comme un objet scientifique à part entière. Les écrits traitent d’habitude séparément, sans vraiment les inscrire dans une continuité, la constitutionnalisation du droit des propriétés publiques, l’impact du droit de la Convention européenne des droits de l’Homme et celui du droit de l’Union européenne (infrastructures essentielles, droit des aides immobilières, etc.) 25. Les études sont, en outre, loin d’être systématiques : à titre d’exemples, aucune analyse n’a porté à ce jour sur l’invocation dans le contentieux domanial de moyens tirés de la violation de normes constitutionnelles ou européennes, ni a fortiori sur les suites que le juge leur réserve ; ou encore, sur l’utilisation des voies de droit ad hoc (QPC ; référé liberté 26 ) pour protéger les usages du domaine public en lien avec l’exercice des libertés.

A. – Un premier impact touche, paradoxalement, les personnes publiques elles-mêmes. Si une vaste bibliographie autorise à présent la brièveté 27, il faut tout de même rappeler que la discussion relative aux droits fondamentaux des collectivités publiques a fait tache d’huile à partir de la matière patrimoniale, la propriété ayant vu éclore les réflexions sur le sujet (tant dans le prétoire qu’en doctrine). On sait que, par le passé, le Conseil constitutionnel s’était référé à l’article 17 de la DDHC de 1789 pour protéger la propriété des personnes publiques 28 ; qu’il était arrivé au juge administratif d’accepter l’invocabilité de l’article 1er du Protocole CEDH n° 1 (sur le droit au respect des biens) au bénéfice des sections de commune 29 ; que ce même juge a ouvert aux propriétaires publics le bénéfice du référé liberté (CJA, art. L. 521-2) 30  ; ou encore, que la juridiction judiciaire leur a étendu celui de la théorie de la voie de fait administrative 31.

A porter l’attention sur la jurisprudence aujourd’hui dominante, la crête de la vague semble cependant – en tout cas, en matière patrimoniale – derrière nous (c’est d’ailleurs heureux, car l’assimilation des personnes publiques aux personnes privées revient à méconnaître leur ADN et conduit à des aberrations 32 ). Depuis le début des années 2000, le juge constitutionnel se garde en général de suggérer la moindre analogie entre propriétés publique et privée 33. Et le Conseil d’État considère désormais sans détours que les personnes publiques ne sauraient utilement invoquer l’article 1er du Protocole CEDH no 1 34.

B. – Sont, en second lieu, concernées – bien sûr et surtout – les personnes privées. Aux nouveaux usages du domaine public s’ajoutent des usages renouvelés du droit sur ledit domaine. Ces derniers renvoient nettement à la protection des libertés fondamentales, facilitée par une diversification des normes invoquées – qu’elles soient constitutionnelles ou conventionnelles (principalement, mais pas exclusivement 35 , la Convention EDH et ses protocoles 36 ) – et par l’ouverture de voies de droit dédiées, en tout (référé liberté 37 ) ou partie (QPC 38 ).

La variété des groupes sociaux à l’origine de cette mobilisation interdit toute ébauche d’un portrait-robot du requérant : l’on croise pêle-mêle, en effet, des riverains du domaine public maritime 39, des possesseurs de meubles domaniaux 40, des ayants-droit de sections de commune 41 ou encore certains candidats à l’attribution de baux ruraux sur le domaine privé 42. Deux catégories émergent, néanmoins : en premier lieu, les occupants privatifs légaux du domaine public, dont une jurisprudence évolutive commence à enregistrer la situation de plus en plus patrimoniale, encore que le juge administratif rechigne toujours à leur appliquer l’article 17 DDHC ou l’article 1 du Protocole CEDH n° 1 43. D’autre part, les « outlaws domaniaux » : l’utilisation de la QPC 44 comme l’invocation des dispositions de la Convention EDH – tant procédurales (art. 6-1, voire art. 6-3 dans le contentieux administratif de la répression) que substantielles (art. 8 ; art. 1 Prot. n° 1) – sont devenus fréquentes, de la part d’occupants sans titre du domaine public et/ ou de personnes à l’origine de contraventions de grande voirie 45. Une remarque du même ordre intéresse les occupants irréguliers du domaine privé, au secours desquels la Cour de Strasbourg vole quelquefois, telle une cigogne annonçant (de très loin…) la naissance d’un « droit au squat » 46.

***

Une interrogation, en guise de conclusion : le droit domanial peut-il sortir indemne de ce processus de « fondamentalisation » ? C’est fort douteux. Les marges de manœuvre des autorités administratives se réduisent ; en témoignent, outre la pression du droit de l’Union européenne, une législation récente qui impose le respect de la dignité humaine dans la gestion des domaines nationaux 47. L’évolution de la jurisprudence le confirme dans d’autres registres, qui aboutit sans ambages à faire prévaloir le souci de protection des libertés sur les règles de répartition des compétences juridictionnelles dans le contentieux domanial : la question du statut domanial des biens publics se dissout dans celle de la protection des droits fondamentaux de « squatters » en situation de précarité 48.

Les lignes bougent donc indubitablement, l’évolution du droit des propriétés publiques reflétant un rééquilibrage – lent, mais inexorable – de l’ensemble du droit administratif. La protection des libertés et droits fondamentaux a-t-elle pour autant vocation à devenir la nouvelle « grammaire » de cette discipline ? Il faudrait aller loin, d’abord en postulant qu’elle puisse être partagée avec d’autres langues (en usage dans les contrées du droit privé), ensuite parce que la poursuite d’un même but – qui plus est, avec des moyens proches (affinité des voies de droit, rapprochement des méthodes, etc.) – engagerait sans doute l’existence même du droit et du juge administratifs. C’est dire qu’à travers la construction d’un droit « transgenre » des libertés, se trouve bel et bien en jeu la résistance des cadres intellectuels hérités du XIX° siècle (période où les bases du système français de contrôle de l’action administrative furent posées) : comme il est écrit quelque part, on ne met pas impunément un vin nouveau dans de vieilles outres…

Notes:

  1. Le style oral de la communication a été, pour partie, conservé.
  2. V. entre autres (deux informations judiciaires sont actuellement en cours), TGI Paris, ord. 11 janv. 2002, Maire de Paris c./ SARL La grande roue de Paris (AJDA 2002, p. 445, note Dufau ; LPA 6 juin 2002, p. 19, note Spitz et Cocquio).
  3. H. Saugez, L’affectation des biens à l’utilité publique (Th. Orléans, 2012) ; B. Bourdeau, La notion d’affectation dans la théorie du domaine public (Th. Poitiers, 1980) ; G. Maroger, L’affectation à l’usage public des biens des patrimoines administratifs (Sirey, 1942) ; M. Duverger, L’affectation des immeubles domaniaux aux services publics (Th. Bordeaux, 1940).
  4. Par ex., A. Martsoukou : La gratuité du domaine public (Th. Paris II, 2004) ; A. Pélissier : La gratuité du domaine public (Th. Dijon, 1999).
  5. C. Boutayeb, Liberté d’utilisation du domaine public et affectation domaniale (RDP 2001, p. 221) ; Y. Gaudemet, Libertés publiques et domaine public (Mél. J. Robert, Montchrestien, 1998, p. 125) ; J.-Ph. Brouant, Domaine public et libertés publiques : instrument, garantie ou atteinte ? (LPA 15 juill. 1994, p. 21) ; J. Mourgeon, De quelques rapports entre les libertés et la domanialité publique (Mél. P. Couzinet, Toulouse, 1974, p. 607). – Plus spécifiquement, F. Tarlet, La liberté d’aller et venir à l’épreuve du domaine public naturel (Publications Univ. Lyon III, 2010) ; M. Fau-Nougaret, Liberté de navigation et responsabilité sur le domaine public fluvial (AJDA 2005, p. 1990).
  6. Pour un essai d’appréhension juridique, O. Bui-Xuan (dir.) : Droit et espace(s) public(s) (LGDJ/ Inst. Varenne, 2012).
  7. En dehors des immeubles de bureaux, qui font partie du domaine privé (CGPPP, art. L. 2211-1).
  8. V., à propos du mouvement « Nuits debout », S. Deliancourt : Agora[phobie] (AJDA 2016, p. 1033). Dans un autre registre, le déplacement de la liberté d’expression vers un réseau internet largement privatisé aurait pu nourrir une réflexion sur la construction d’un « cyber-espace public ».
  9. Comp., dans l’affaire de l’expulsion des occupants de la « lande » – ou de la « jungle » – de Calais, TA Lille, ord. 12 août 2016, Préfet Pas-de-Calais (n° 1605689) ; CE, ord. 12 oct. 2016, Min. Int. (AJDA 2016, p. 2284, concl. Domino).
  10. CGPPP, art. L. 2111-17. – V., censurant le mécanisme mis en place par l’art. L. 811-5 CSI, dans sa rédaction issue de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement : Cons. const., 21 oct. 2016, n° 2016-590 QPC.
  11. V., parmi d’autres affaires de « burkinis » azuréens : CE, ord. 26 août 2016, LDH et a. (AJDA 2016, p. 2122, note Gervier ; DA 2016, comm. 59, note Eveillard ; JCP A 2016, Act. 704, obs. Pauliat ; JCP G 2016, p. 1558, note Lenoir).
  12. Pour des vues anciennes, E. Deschamps, Le contentieux des arrêts anti-mendicité (RDSS 2000, p. 495) ; I. Michallet, Le contentieux administratif des arrêtés municipaux d’interdiction de la mendicité (AJDA 2001, p. 320). Une illustration récente : CAA Nantes, 31 mai 2016, LDH (n° 14NT01724).
  13. La notion de compatibilité (entre usages privatifs et collectifs) constitue la cheville ouvrière de la politique de valorisation du domaine public. Elle appellerait une réflexion critique, étant impensable au « point de vue du mètre carré » (Hauriou) : lorsqu’une surface accueille un usage privatif, elle est de facto désaffectée pendant la durée du titre d’occupation (et ainsi soustraite – par exemple – à la liberté d’aller et de venir).
  14. Sur la situation aux Etats-Unis, V. la contribution de Th. Perroud au colloque « La liberté de manifestation dans l’espace public » (Univ. Aix-Marseille, 18/19 mars 2016, actes à paraître).
  15. Abrog. par ord. n° 2012-351, 12 mars 2012. – V. aujourd’hui, C. sécu. int., art. L. 211-1 s.
  16. CE, 29 janv. 1932, Sté Autobus antibois (Rec. p. 117 ; D. 1932, III, p. 60, note Blaevoet, p. 67, concl. Latournerie ; RD publ. 1932, p. 505, concl. ; S. 1932. 3. 65, note P. L.).
  17. Par ex., CE, 20 déc. 1957, SNEC (Grandes décisions du droit administratif des biens, Dalloz, 2° éd., 2015, n° 42, comm. Chamard-Heim) ; CE, 2 mai 1969, Sté d’affichage Giraudy (ibid, n° 50).
  18. Not., J.-F. Giacuzzo, La gestion des propriétés publiques en droit français (LGDJ, 2014) ; A. Camus, Le pouvoir de gestion du domaine public (Th. Paris X, 2013) ; P. Lafage, Le pouvoir de gestion du domaine public (PU Septentrion, 2002).
  19. CE, 23 mai 2012, RATP (Rec. p. 231 ; BJCP 2012, p. 291, concl. Boulouis ; DA 2012, comm. 89, note Brenet ; RFDA 2012, p. 1181, note Nicinski) ; CE, 29 oct. 2012, Cne Tours (Rec. p. 368 ; AJDA 2013, p. 111, note Foulquier ; BJCL 2013, p. 54, concl. Escaut ; JCP A 2012, 2390, note Carpi-Petit et 2391, note Vocanson).
  20. C. Roux, Propriété publique et droit de l’Union européenne (J.-Cl. Propriétés publiques, Fasc. 7, avec les réfs.).
  21. V., remettant en cause la fameuse jurisprudence « Jean Bouin » (GDDAB, n° 51, comm. Noguellou) : CJUE, 14 juill. 2016, Promoimpresa Srl Mario Melis et a. (AJDA 2016, p. 2176, note Noguellou ; AJDA 2016, p. 2478, chron. Nicinski ; Contrats Marchés publ. déc. 2016, p. 11, Repère Llorens et Soler-Couteaux ; CP-ACCP n° 169/ 2016, p. 70, note Proot).
  22. Sur cette controverse, J.-Cl. Propriétés publiques, Fasc. 60 et GDDAB, comm. n° 1.
  23. Le cœur du sujet renvoie donc bien à l’exclusivisme : « négatif » pour la propriété privée, dont l’objet gît dans la réservation des utilités du bien au propriétaire, protégé contre les tiers ; « positif » pour la propriété publique, systématiquement fiduciaire et qui réserve les utilités – de façon directe ou indirecte – aux tiers.
  24. Avec le problème – non résolu – de savoir si les collectivités publiques peuvent prendre des mesures d’interdiction, notamment d’activités sportives, sur le fondement de l’article 544 C. civ. (v., TA Marseille, 6 févr. 2001, FFME : D. 2001, p. 1662, obs. Lagarde. – CAA Marseille, 6 déc. 2004, Cne Rougon, n° 01MA00902).
  25. Sur le premier point, Y. Gaudemet, Constitution et biens publics (Cah. Cons. const. 2012, n° 37, p. 65) ; R. Noguellou, Le droit des propriétés publiques, aspects constitutionnels récents (AJDA 2013, p. 986). Sur le deuxième, J.-Ph. Brouant, Occupations domaniales et Convention européenne des droits de l’homme (AJDI 2002, p. 512) ; F. Rolin, Les incidences de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme sur le droit domanial (AJDA 2003, p. 2130). Sur le dernier, C. Roux, Propriété publique et droit de l’Union européenne (LGDJ, 2015). V. cependant, pour quelques linéaments d’une approche globale, Droit administratif des biens et droits de l’homme (Cahiers CRIDAUH n° 14, 2005) ; D. Ledain, Constitution, Convention européenne des droits de l’homme et droit des biens publics (Th. Pau, 2009).
  26. Pour des illustrations, CGPPP commenté (Dalloz, 6° éd., 2016, comm. sous l’art. L. 2122-1, § 41).
  27. Pour une synthèse, O. Maetz : Les droits fondamentaux des personnes publiques (Inst. univ. Varenne, 2011). Plus récemment, J. Travard, La reconnaissance de libertés fondamentales aux personnes publiques, vecteur de rapprochement avec les personnes privées ? (Dr. famille 2013, p. 21).
  28. Cons. const., 25-26 juin 1986, n° 86-207 DC (GDDAB, comm. 76, obs. Chamard-Heim).
  29. Par ex., CAA, Bordeaux, 2 juin 2009, Mongaboure (AJDA 2009. 1659, concl. Viard) ; CAA Lyon, 13 juill. 2010, Min. Int. (JCP A 2011, 2239, chron. Chamard-Heim).
  30. CE, 21 nov. 2002, GDF (Rec. p. 408 ; AJDA 2002, p. 1368) ; CE, 9 oct. 2015, Cne Chambourcy (AJDA 2015, p. 2388, note Foulquier ; BJCL 2015, p. 895, note Degoffe ; JCP A 2015, 2360, note Pauliat).
  31. Cass. civ. 1, 26 nov. 2006, Cne St-Maur-des-Fossés (JCP A 2007, 2118, note Renard-Payen ; ibid. 2142, et la note ; RDP 2007, p. 1355, note Broyelle).
  32. Deux remarques, à cet égard : en premier lieu, pour relever « l’insoutenable légèreté » du Conseil constitutionnel, qui s’était contenté dans sa décision n° 86-207 DC (préc.) de transposer aux privatisations la logique suivie en 1982 à propos des nationalisations (déc. n° 81-132 DC, 16 janv. 1982) ; en second lieu, pour indiquer que – s’agissant de l’invocabilité de l’art. 1 Prot. CEDH 1 -, la controverse est sans doute d’origine plus doctrinale que prétorienne, certains décisions ayant manifestement été « sur-interprétées » (cf. CE, 29 janv. 2003, Cne Annecy, Cne Champagne-sur-Seine : AJDA 2003, p. 613, concl. Vallée).
  33. V. par ex., évitant significativement d’utiliser certaines formules (« à un titre égal », « comme ») : CC, n° 2008-567 DC, 24 juill. 2008 ; n° 2010-618 DC, 9 déc. 2010 ; n° 2011-118 QPC, 8 avr. 2011 ; n° 2013-687 DC, 23 janv. 2014.
  34. CE, 23 mai 2007, Dpt Landes et a. (GDDAB, comm. n° 76) ; CE, 19 nov. 2008, CU Strasbourg (DA 2009, comm. 2).
  35. Par ex., invocation du Pacte international relatif aux droits sociaux, économiques et culturels (CAA Douai, 5 juill. 2016, LDH, n° 15DA01895) ; ou de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant et de la Charte sociale européenne (TA Lille, ord. 25 févr. 2016, Sharifi A et a. : AJDA 2016, p. 409. – TA Rouen, ord. 1er avr. 2016, Synd. mixte port de Dieppe, n° 1601147).
  36. V. par ex., sur le contrôle du respect de l’art. 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants), s’agissant de l’expulsion des « migrants de Calais » : TA Lille, ord. 1er sept. 2016, Métropole européenne de Lille (JCP A 2016, 226, obs. Untermaier-Kerléo). – TA Lille, ord. 18 oct. 2016 (JCP A 2016, Act. 819).
  37. Par ex. (encore à propos de la « jungle » de Calais) : CE, ord. 23 nov. 2015, Min. Int. (Rec. p. 401 ; AJDA 2016, p. 556, note Schmitz ; JCP A 2015, 1328, obs. Erstein.).
  38. Par ex., J. Tremeau, La QPC en droit immobilier public (Dr. et patr. janv. 2012, p. 71). L’investissement des requérants oblige, au demeurant, le Conseil d’Etat à exercer un filtrage rigoureux (nombreux refus de transmission).
  39. Par ex., CAA Marseille, 6 mai 2014, SARL La Gougouline et a. (n° 10MA03698 s.).
  40. TA Paris, 5 nov. 2015, Sté P. Bergé et a. ; TGI Paris, 26 nov. 2015, Etat (JCP A 2016, 2003, note Canat et Hansen).
  41. CAA Lyon, 15 mars 2016, Sect. commune Bourg de Séneujols et a. (n° 14LY03304).
  42. CAA Lyon, 30 nov. 2006, Y (n° 04LY01214). – CAA Nancy, 18 nov. 2004, Cne Freybouse (n° 03NC00004).
  43. Par ex., CAA Lyon, 31 mai 2016, AG et a. (n° 15LY03503). Pour d’autres réfs., V. comm. sous Cour EDH, 29 mars 2010, Depalle, Brosset-Triboulet c./ France (GDDAB, n° 46).
  44. Par ex., sur la constitutionnalité de l’art. L. 2125-8 CGPPP : Cons. const., 27 sept. 2013, n° 2013-341 QPC (AJDA 2013, p. 2437, note Ach ; Dr. pén. 2013. 26, note Robert).
  45. Sur la jurisprudence, particulièrement abondante, on renverra – brevitatis causa – aux Fasc. 64 et 68 du J.-Cl. Propriétés publiques et au CGPPP Dalloz (6° éd., 2016, comm. sous les art. L. 2132-2 s., spéc. § 29 s.).
  46. V., dans une espèce singulière et sans conséquence évidente – pour l’heure – en droit français : Cour EDH, 30 nov. 2004, Öneryildiz (GDDAB, comm. 46, avec les réfs.).
  47. L. n° 2016-925, 7 juill. 2016, art. 75 : C. patr., art. L. 621-36. Il est permis d’y voir une suite de « l’affaire Anish Kapoor » (cf. TA Versailles, ord. 19 sept. 2015 : AJDA 2015, p. 1722. – Th. Lefebvre, Pour Kapoor. Exposition « Anish Kapoor Versailles » [9 juin-1er novembre 2015] (Sociétés & Représentations, 1/2016, p. 203).
  48. L’entrée contentieuse par le droit des libertés conduit notamment à évacuer les règles de répartition des compétences juridictionnelles qui gouvernent d’ordinaire la matière. Une espèce dont la doctrine privatiste a fait grand cas, en raison de son intérêt pour la mise en œuvre du contrôle de proportionnalité « nouvelle manière », illustre parfaitement cette problématique : le juge judiciaire statue sans soulever le moyen tiré de son incompétence, alors que l’affaire en cause concernait l’occupation sans titre de biens dont la domanialité publique était plausible, voire reconnue (Cass. civ. 3, 22 oct. 2015, Ciuraret et a.: JCP G 2016, p. 331 s, avis Sturlèse et note Gautier). Une tendance voisine s’observe en contentieux administratif, l’usage du référé liberté par des occupants sans titre conduisant le juge à statuer sans se pencher sur le statut des parcelles domaniales (V. par ex., CE, 7 avr. 2016, K et a. : AJDA 2016, p. 700).

Droit civil patrimonial et libertés : influences réciproques

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A la différence d’autres branches du droit, le droit civil patrimonial ne semble subir qu’à la marge l’influence des droits fondamentaux. Cette influence minime, qu’il ne s’agit pas pour autant d’ignorer, invite à s’interroger sur la spécificité de la matière quant à son articulation avec les droits fondamentaux susceptibles d’y trouver leur terrain d’élection 1

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A peine énoncé, le sujet laisse entrevoir plusieurs séries de questions. Des questions de périmètre déjà : le droit civil patrimonial, les libertés, que faut-il bien entendre par là ?

Au sein du droit civil patrimonial, on trouvera ce droit civil auquel importe par priorité les intérêts bassement matériels des individus : leurs richesses. Richesses acquises comme celles dont se préoccupe le droit des biens, richesses en voie d’acquisition comme celles dont se préoccupe le droit des contrats, richesses malmenées enfin comme celles que le droit de la responsabilité tente de rétablir. Biens et obligations, voilà le cœur du droit civil patrimonial. De ces préoccupations d’ordre matériel, les libertés semblent a priori bien loin d’autant qu’elles sont par principes rétives à toute appropriation d’ordre patrimonial. Ce serait pourtant oublier que les libertés ne se limitent aux anciennes libertés publiques, elles s’accompagnent aussi de droits fondamentaux qui ont vocation à se déployer dans la plupart des secteurs du droit positif au sein desquels, du fait de leur caractère fondamental elles ont vocation à prévaloir ou du moins à faire prévaloir certains intérêts des sujets de droit. En outre, le droit de propriété, l’une des expressions les plus évidentes qui soit de la richesse matérielle bénéficie du statut de droit fondamental. Les points de contact entre les droits et libertés fondamentaux et les biens et obligations n’ont ainsi rien d’exceptionnel.

Le qualificatif de fondamental pour certains droits et libertés et la primauté qui en découle posent alors une question : les biens et les obligations relevant de la loi, et pour l’essentiel du Code civil, leur confrontation aux droits et libertés fondamentaux ne laisseraient guère de place au suspens. La cause, entendue, serait celle d’une soumission du droit civil patrimonial aux impératifs des droits fondamentaux. Il n’y aurait ici qu’influence à sens unique, toute réciprocité serait exclue et il faudrait se résoudre à exposer la longue litanie des remises en cause des solutions les plus certaines du Code civil au nom des droits fondamentaux. Sans empiéter sur la suite, on peut d’ores et déjà se risquer au constat contraire : d’une manière générale, les droits fondamentaux, dont on sait pourtant l’importance contentieuse et théorique croissante, n’ont pas entrainé de bouleversement de la matière.

Ce faisant, des questions de périmètre, on dérive plus certainement vers les questions de fond. Si déjà, contrairement à ce que leur nature fondamentale laissait entendre les droits et libertés fondamentaux n’ont pas emporté de bouleversement du droit positif, la formulation du sujet laisse entendre par l’idée de la réciprocité des influences que le droit civil patrimonial pourrait en réalité avoir quelque effet sur les droits fondamentaux, et ce à rebours donc de leur aptitude naturelle à prévaloir. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les droits et libertés fondamentaux n’aient pas bouleversé ce droit civil patrimonial qui en définitive les influence. Bien plus même, une telle influence à contre-courant serait de nature à perpétuer les solutions existantes au point que l’on peut se demander si celles-ci finiront par évoluer.

En somme donc, en droit civil patrimonial, on tâchera de montrer que la révolution des droits fondamentaux n’a pas eu lieu (I), puis l’on se demandera si elle peut véritablement avoir lieu (II).

I. La révolution n’a pas eu lieu

La révolution n’a pas eu lieu car l’architecture globale du droit civil patrimonial demeure du point de vue des droits fondamentaux la même : c’est le principe d’une indifférence générale qui prévaut (A), les évolutions en cause étant simplement ponctuelles (B), et cela semble-t-il, même lorsque le juge judiciaire change sa méthode pour se livrer à appréciation du caractère proportionné des atteintes aux droits fondamentaux (C).

A. Une indifférence générale

Ce n’est pas le moindre des euphémismes que de dire que la réglementation des obligations ne date pas d’hier. Puisant aux sources fécondes du droit romain, de l’Ancien Droit et du droit intermédiaire, le droit civil patrimonial n’avait dans sa lettre, guère évolué depuis 1804. Mais depuis le 1er octobre 2016, le droit des contrats repose désormais sur des dispositions rénovées et la responsabilité civile est en passe de l’être[1]. S’agissant du droit des biens, il a fait l’objet, il y a quelques années d’un avant-projet de réforme qui n’a finalement pas abouti. Il est remarquable qu’aucun de ces projets ne mentionne explicitement les droits et libertés fondamentaux. La tentative a pourtant eu lieu puisque s’agissant de la réforme du droit des contrats puisque les dispositions liminaires du projet prévoyaient que les contrats ne peuvent porter atteinte aux droits fondamentaux. La formule a cependant été biffée du texte définitif, les droits fondamentaux ayant été subsumés sous l’ordre public[2] auquel bien évidemment les actes juridiques doivent être conformes. S’il est évident que les effets d’un texte ne se mesurent pas uniquement à l’aune de sa lettre, et que de ce fait il ne faut sans doute pas sur interpréter la lettre désormais silencieuse du Code sur ce point, on peut se risquer à trois observations.

La première procède du fait que ce silence du Code n’a rien de nouveau puisqu’auparavant, les droits fondamentaux n’y figuraient pas non plus. Or, cette absence antérieure de référence n’a jamais signifié – et c’est heureux – que les droits fondamentaux pussent être négligés en matière de contrat[3]. La seconde, conséquence de la première, consiste à remarquer que si les droits fondamentaux sont pris en compte en matière contractuelle, et ce, en dépit du silence des textes, c’est donc que leur protection relève du seul office du juge du contrat, le juge ordinaire, qui se chargera de vérifier qu’aucune atteinte disproportionnée ne leur est portée. Alors, certes, sans doute ce juge ordinaire ne dispose-t-il pas d’un guide textuel exposant clairement les modalités de la prise en compte des droits fondamentaux[4], mais à l’opposé, le silence qu’a voulu conserver le législateur en la matière montre bien que la liberté du juge n’est pas pour lui déplaire et qu’un contrôle de proportionnalité judiciaire n’aurait donc ici rien de contre-nature. La troisième consiste à souligner qu’à défaut de mention explicite des droits fondamentaux, leur prise en compte par le juge pourra, comme auparavant, se faire d’une manière implicite par le truchement du recours à l’ordre public, ce qui n’interdit nullement que le litige fasse l’objet d’une appréciation circonstanciée[5], ou de façon explicite par leur prise en compte expresse, suscitant alors des évolutions judiciaires ponctuelles.

B. Des évolutions judiciaires ponctuelles

On l’a compris, dans le silence des textes, c’est au juge qu’il est revenu de prendre en compte les droits fondamentaux, et ce, de façon nécessairement ponctuelle. Cela a été fait en matière contractuelle dans des termes suffisamment connus pour que l’on se dispense de les exposer plus avant[6]. On se contentera simplement de relever, après d’autres, que cette prise en compte ponctuelle souffre nécessairement des inconvénients de ses avantages : parce qu’elle est ciblée et spécifique, son régime juridique demeure pour une large part incertain. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les difficultés que l’on peut éprouver à mettre en œuvre le critère moderne de distinction des nullités, désormais consacré par le Code, lorsque la clause d’un contrat méconnait les droits fondamentaux[7]. Ces incertitudes concernant la sanction des atteintes aux droits fondamentaux n’ont d’ailleurs rien d’exceptionnel puisqu’elles affectent aussi le vecteur habituel de réparation des dommages subis, la responsabilité civile dont la fonction réparatrice semble s’effacer en cas d’atteinte aux droits fondamentaux[8]… Qu’il s’agisse de la question des nullités ou de celle des fonctions de la responsabilité civile, il est indéniable que la prise en compte des droits fondamentaux s’avère perturbatrice. Mais ces effets perturbateurs peuvent être relativisés car plus qu’à une remise en cause globale du droit positif, ils ne sont que des facteurs ponctuels d’incertitudes. Incertitudes techniques d’abord comme en matière de nullité, incertitudes dogmatiques ensuite s’agissant des fonctions de la responsabilité civile.

Les incertitudes techniques d’abord ne doivent évidemment pas être minorées. Ainsi, s’agissant des nullités, le débat technique repose sur le critère de distinction entre nullité absolue et nullité relative. La nullité absolue sanctionnant les actes juridiques contrevenant aux dispositions protégeant l’intérêt général, et la nullité relative les actes juridiques contrevenant aux dispositions protégeant un intérêt particulier, lorsqu’une clause méconnait un droit ou une liberté fondamentale, il parait difficile de considérer que seul un intérêt particulier est en cause, la nullité absolue devrait donc s’imposer… Or, la distinction entre nullité relative et nullité absolue conditionne par ailleurs la détermination des titulaires de l’action en nullité et leur éventuelle propension à confirmer l’acte nul. Dans la nullité relative, seules les personnes dont l’intérêt est protégé par la règle méconnue peuvent agir en nullité et de ce fait confirmer l’acte nul. Ainsi, choisir la nullité absolue, comme l’a fait la Cour de cassation[9] revient à exclure de toute confirmation de l’acte sans même s’être posé la question, pourtant essentielle, de savoir si la liberté fondamentale en cause aurait pu faire l’objet d’une renonciation… Mais ces incertitudes techniques doivent moins à l’imprécision des droits fondamentaux qu’à la faiblesse du critère de distinction dit moderne des nullités[10]. Il n’échappera à personne que la caractérisation de l’intérêt protégé par une règle de droit est nécessairement incertaine : le propre d’une règle de droit est de viser la protection de l’intérêt général tout en étant mise en œuvre au service d’intérêts particuliers… Les droits fondamentaux ne font donc ici que révéler une incertitude avérée du droit positif.

Mais il est vrai qu’ils peuvent aussi être la cause d’incertitudes nouvelles : telle est le cas s’agissant encore des restitutions consécutives l’annulation d’un acte contrevenant à une liberté fondamentale. La jurisprudence a eu à connaître de cette difficulté à propos des clauses d’adhésion forcée aux associations en charge de l’animation des galeries commerciales liant les commerçants y étant installés. Ces clauses contreviennent à la liberté d’association telle qu’elle procède de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. Constatant l’illicéité desdites clauses, la Cour de cassation a durant un temps estimé que les restitutions, conséquences de la rétroactivité de la nullité d’une clause d’adhésion forcée, devaient être exclues[11], car la restitution en valeur des prestations reçues par la victime de l’adhésion forcée s’apparentait peu ou prou au paiement des cotisations exigées. Or, cela revenait, au moins en apparence à donner quelque effet à cette adhésion forcée au titre des restitutions, et ce au mépris de leur illicéité[12]. La solution a finalement été abandonnée et la rétroactivité de la nullité rétablie[13].

Ces incertitudes d’ordre technique ne sont cependant pas propres à l’appréhension judiciaire des droits fondamentaux, toute évolution du droit positif traine dans son sillage une multitude d’atteintes à la sécurité juridique. Pour cette raison, on se gardera bien, à ce stade, de dénoncer l’insécurité juridique causée les droits fondamentaux, d’autant qu’il faut bien avouer que sans insécurité juridique, nos missions universitaires d’enseignement et de recherche seraient bien moins nécessaires.

Les incertitudes dogmatiques ensuite, que provoquent les droits fondamentaux n’ont sans doute pas toujours d’impact concret. Cela ne signifie pas non plus qu’elles soient pour autant négligeables. Et de fait, certaines sont tout à fait spectaculaires. Ainsi, il est évident que la reconnaissance d’un préjudice inhérent à la seule violation des droits fondamentaux[14], ou la satisfaction équitable accordée en sus des dommages-intérêts obtenus heurtent la fonction réparatrice de la responsabilité civile[15]. Au-delà du seul droit européen des droits de l’homme, en droit des biens, la persistance du Conseil constitutionnel à recourir au concept de propriété des créances[16] – quelle que soit par ailleurs sa pertinence – est à rebours de la tradition dogmatique majoritaire[17].

Au-delà du constat voir du procès en acculturation, ces bouleversements dogmatiques que peuvent produire les droits fondamentaux invitent surtout à s’interroger sur la positivité des concepts de la dogmatique juridique. Prégnants en droit des obligations, encore plus en droit des biens, ces concepts facilitent l’enseignement et à la mise en œuvre de la matière, activités impossibles à réaliser sans un minimum de systématisation. Ils procèdent alors d’un raisonnement inductif. Mais par la force de l’habitude, on en vient à les croire structurants de la matière qui en serait alors simplement déduite. Et ce, alors qu’ils ne figurent dans aucun texte. Leur confrontation aux droits fondamentaux a au moins le mérite de conduire, notamment en droit privé, à s’interroger sur leur positivité. Mais il serait bien malvenu de les tenir pour indifférents sous prétexte qu’ils n’en ont apparemment aucune…

Ces évolutions judiciaires ponctuelles n’ont rien d’anodin mais leur portée ne doit pas être exagérée : parce qu’elles sont ponctuelles, l’essentiel du droit civil patrimonial demeure intact. Le constat peut-il être le même lorsque le juge tend met en œuvre une méthode propre aux droits fondamentaux, celle du contrôle de la proportionnalité des atteintes qu’ils subissent ? Là encore, les évolutions restent marginales.

C. Des évolutions méthodologiques marginales

L’une des plus évolutions les plus marquantes en droit civil patrimonial concerne l’irruption du principe ou de la méthode, c’est selon, de la proportionnalité. Le recours à ce contrôle de proportionnalité ne s’est pas, initialement produit en droit civil patrimonial. Mis en œuvre à l’occasion de l’examen de la validité d’un mariage incestueux alors que le délai pour en demander la nullité était encore pendant, il a conduit la Cour de cassation à écarter la nullité au motif que celle-ci contreviendrait à l’article 8 de la Convention européenne[18]. A la suite de cette décision fraichement reçue, le Premier président de la Cour de cassation a expressément affirmé vouloir généraliser la méthode du contrôle de proportionnalité inhérent aux atteintes aux droits fondamentaux[19], ce qui naturellement devrait conduire à modifier considérablement la fonction juridictionnelle de la Cour de cassation[20].

C’est dans ce contexte que par une décision largement diffusée et relative à la remise en état d’un terrain sur lequel avait été édifiée une maison individuelle du fait notamment de la nullité du contrat de construction, la Haute juridiction a estimé, contrairement à sa jurisprudence antérieure qui semblait requérir la démolition de l’ouvrage improprement réalisé[21], que les juges du fond devaient vérifier si cette démolition constituait « une sanction proportionnée à la gravité des désordres et des non-conformités » constatées[22]. Par la suite, la solution a été réitérée en matière d’urbanisme s’agissant de la demande d’enlèvement de constructions précaires réalisées en toute illégalité, la Haute juridiction visant cette fois-ci explicitement l’article 8 de la Convention européenne, et justifiant cette appréciation du caractère proportionné de la mesure de démolition et d’enlèvement par le droit au respect de la vie privée et du domicile des occupants[23].

On ne peut nier que ce raisonnement en termes de balance des intérêts diffère au moins en apparence du raisonnement syllogistique qui préside habituellement aux décisions de la Haute juridiction[24]. On peut toutefois relativiser l’importance de la critique en rappelant que le raisonnement syllogistique n’est pas, indépendamment de toute référence aux droits fondamentaux, systématiquement et mécaniquement mis en œuvre. Il suffit pour s’en persuader de se souvenir que les inversions du syllogisme n’ont pas attendu les droits fondamentaux pour exister. Par ailleurs, si la Cour de cassation incite à mesurer le caractère proportionné de l’atteinte aux droits fondamentaux, force est de constater que la balance des intérêts ne penche pas toujours du même côté à savoir s’agissant des affaires de démolition du côté des contrevenants[25]. Ainsi, dans une affaire où des constructions précaires avaient été édifiées le long d’une voie rapide dans des conditions d’insalubrité manifestes, la Cour de cassation a validé la balance des intérêts opérée en appel au regard de l’article 8 de la Convention, et ce bien que le contrôle de proportionnalité réalisé ce soit soldé par une décision ordonnant la démolition[26].

De plus, cette balance des intérêts n’échappe pas en elle-même aux contraintes propres à l’instance de cassation. Ainsi dans une affaire où la juridiction pénale statuait sur une grave infraction aux règles d’urbanisme et avait en conséquence ordonné la démolition de la construction irrégulière, la Chambre criminelle a relevé d’une part que l’article 8 de la Convention n’avait pas été invoqué devant les juges du fond et d’autre part que les faits allégués au soutien d’une méconnaissance de cette disposition n’avaient pas été pas établis lors de l’instance au fond[27]. Autrement dit si dans les affaires de construction ou d’urbanisme une démolition est encourue, il ne suffira pas aux plaideurs de brandir l’article 8 au stade de la cassation pour éviter la destruction de la construction irrégulière : cette balance des intérêts devra, et c’est heureux, suivre le cheminement habituel propre à l’instance et elle sera comme telle soumise aux principes procéduraux habituels.

Il n’empêche que la mobilisation de l’article 8 lorsqu’une démolition est encourue pourrait avoir en droit des biens un écho remarquable car elle pourrait servir de fondement à la remise en cause de la jurisprudence classique et semble-t-il intangible[28] en vertu de laquelle un empiètement, en matière immobilière se solde nécessairement par la destruction de la partie de la construction empiétant sur le terrain d’autrui[29]. Tel ne semble pourtant pas être le cas car précisément, dans une affaire d’empiètement et plus précisément s’agissant de la liquidation de l’astreinte ordonnée en complément de la démolition de la construction irrégulière, la Cour de cassation a d’une part refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité relative au principe de la destruction systématique[30] et d’autre part écarté sans prendre la peine de motiver son rejet les moyens du pourvoi relatifs entre autres, à la méconnaissance de l’article 8[31].

A un premier niveau de lecture, on pourrait critiquer cette décision qui passe sous silence la question des droits fondamentaux, au motif quelque peu artificiel selon lequel seules seraient en cause les dispositions relatives à l’astreinte. Et cela d’autant plus que celles-ci permettent parfaitement de prendre en compte les circonstances de l’empiètement voire d’en atténuer la sanction[32]. Un examen plus approfondi de la décision et de son contexte factuel montre néanmoins que cette critique serait sans fondement. En effet, en l’espèce, l’astreinte en cause avait été considérablement réduite au moment de sa liquidation, au grand dam de la victime de l’empiètement, mais elle avait été maintenue partiellement du fait de la persistance de points d’empiètement dont il n’était pas démontré que la suppression aurait été spécialement problématique pour l’auteur de l’empiètement. Autrement dit, la mise en œuvre du droit commun suffisait à la solution du litige et le recours à l’article 8 n’aurait sans doute rien changé au fond.

Pour en revenir à la question de la sanction de l’empiètement, cela signifie que le recours aux droits fondamentaux n’a aucune raison d’être systématique, et quand bien même il le serait, il n’a aucune raison d’être systématiquement déterminant. Pour le dire autrement, il nous semble que les dispositions du droit des biens, et plus largement du droit civil patrimonial sont suffisamment éprouvées pour condamner les droits et libertés fondamentaux à ne jouer que ponctuellement, et de fait rendre illusoire toute révolution juridique menée en leur nom.

II. La révolution n’aura pas lieu

Le caractère ponctuel des évolutions s’appuyant sur les droits fondamentaux démontre la remarquable résilience du droit civil patrimonial (A), et parallèlement invite à s’interroger sur la propension des droits fondamentaux à bouleverser le droit positif : sont-ils réellement suffisants ? (B)

A. La résilience du droit civil patrimonial

Si les décisions de la Cour de cassation mobilisant la question des droits fondamentaux sont désormais scrutées avec attention, il convient pour commencer de souligner qu’elles sont loin d’être les plus fréquentes. Ainsi, une recherche en ligne rapide révèle que pour l’année 2015, la Convention européenne n’était invoquée que dans environ 5 % des affaires jugées par la Haute juridiction, et l’immense majorité d’entre elles relevait de la chambre criminelle. Ce pourcentage d’ailleurs ne semble pas forcément varier de façon significative depuis le début des années 2000, alors cependant qu’il était deux voire trois fois moindre au début des années 1990. Statistiquement, on ne peut donc pas parler d’un raz de marée causé par le droit européen des droits de l’homme, et à plus forte raison en droit civil patrimonial car proportionnellement très peu de décisions des chambres civiles y sont confrontées[33]. Du coté de la question prioritaire de constitutionnalité, on ne peut pas non plus parler de tsunami, celle-ci donnant lieu à quelques centaines de décisions par an. Cela dit, l’importance des droits fondamentaux ne se réduit pas à leur occurrence statistique. En revanche, on peut conjecturer que les droits fondamentaux, désormais bien connus des plaideurs et de leurs auxiliaires, ne sont pas systématiquement invoqués car ils n’ont tout simplement aucun intérêt s’agissant de la solution du litige en cours. Cela ne signifie bien évidemment pas qu’ils soient inutiles, mais simplement que dans l’immense majorité des cas, les règles habituelles suffisent à sa solution sans que l’une ou l’autre des parties éprouve le besoin ou ait intérêt à placer le débat sur le terrain des droits fondamentaux.

On peut l’expliquer par le fait que les règles applicables au litige, qui proviennent du Code civil pour le droit civil patrimonial réalisent une conciliation des intérêts en présence suffisamment efficiente pour être acceptée par les plaideurs sans que ceux-ci n’éprouvent le besoin d’en appeler aux droits fondamentaux, que ceux-ci soient proclamées au niveau européen ou encore au niveau interne. Cela n’a rien d’étonnant : si les règles en vigueur méconnaissaient ouvertement et systématiquement les droits de l’une des parties au litige, on peut gager que leur espérance de vie serait fort limitée, et qu’elles n’auraient sans doute pas survécu jusqu’à ce jour. Pour le dire autrement, il nous semble que les dispositions actuelles permettent, la plupart du temps, de réaliser une conciliation des intérêts opposés acceptable par les uns et les autres. Cela est d’autant plus surprenant que ces règles sont la plupart du temps fort anciennes : rappelons ici que jusqu’à il y a peu, le droit civil patrimonial relevant du Code civil n’avait pas subi de modifications d’ampleur depuis 1804. On peut alors tenter de l’expliquer d’au moins deux manières, sans doute complémentaires.

La première consisterait à dire qu’en 1804, les rédacteurs du Code, dans leur recherche d’une législation efficiente ont nécessairement dû tenir compte un minimum des intérêts essentiels et fondamentaux des individus, ceux-là même que les droits et libertés fondamentaux ont depuis sanctuarisé. On peut alors se réjouir de la clairvoyance des quatre rédacteurs du Code. La seconde interprétation consisterait plutôt à remarquer que les règles anciennes, celles du Code, sont d’une manière générale, assez imprécises, ce que la doctrine contemporaine n’a d’ailleurs pas manqué de dénoncer pour justifier au prétexte de l’accessibilité du droit la réforme du droit des obligations. Or, nous sommes convaincus que plus que le contenu même des dispositions du Code, leur imprécision a été le gage de leur pérennité parce qu’elle a permis, durant deux siècles, de les adapter aux circonstances de l’époque. Cette adaptation a résulté, en droit civil patrimonial de l’œuvre créatrice de la jurisprudence, et il est certain, là encore dans un souci d’efficience, que cette adaptation a nécessairement dû prendre en compte les intérêts fondamentaux réciproques des individus.

Cette nécessaire prise en compte des intérêts fondamentaux des individus, au nom de l’efficience du droit, n’est pas l’apanage, bien heureusement, des rédacteurs du Code civil, elle existe aussi, a minima dans la législation contemporaine. On pourrait ici prendre de multiples exemples, mais l’on se contentera d’un seul, au carrefour du droit des contrats et du droit des biens, celui de la législation relative aux baux d’habitation. C’est un lieu commun que de dire que cette législation opère, par la force des choses, une conciliation entre deux intérêts divergents : celui du bailleur et celui du locataire. Bien entendu le curseur a pu selon les époques favoriser davantage l’un ou l’autre mais dans l’ensemble, il a bien fallu que le législateur équilibre la balance entre ces intérêts divergents. Or, comme l’on s’en doute, cette opposition d’intérêts n’est au fond guère différente de celle qui oppose le droit de propriété à un droit à un logement décent ou au droit à une vie familiale normale. Pour ces raisons, il n’est pas étonnant que l’irruption des droits fondamentaux n’ait pas conduit à remettre en cause de façon profonde l’architecture du droit civil patrimonial : ils s’intègrent au corpus des dispositions existantes plus qu’ils ne les modifient[34]. Et à vrai dire, il y a peu chance qu’il en aille différemment à l’avenir. Faut-il dès lors en déduire que les droits fondamentaux sont inutiles compte tenu de la clairvoyance des auteurs du Code et du législateur contemporain ?

Ce serait commettre une grave erreur. Et cela pour plusieurs raisons. D’une part, si les droits fondamentaux ne modifient que de façon marginale (quantitativement) les solutions du droit civil patrimonial, il est indéniable que certaines matières subissent bien plus leur influence. Pour rester dans le champ du droit privé, il suffit ici de mentionner le droit civil extrapatrimonial ou encore le droit et la procédure pénale qui concentrent la plupart des décisions mobilisant les droits fondamentaux. Sans doute s’agit-il de matières dans lesquels les intérêts fondamentaux des individus sont davantage susceptibles d’être méconnus, ce qui justifie que les droits fondamentaux y trouvent leur terrain d’élection.

D’autre part, au sein même du droit civil patrimonial, si l’on peut dire que d’une manière générale la conciliation des intérêts fondamentaux des uns et des autres n’a pas attendu les droits fondamentaux pour être réalisée, il ne faut pas pour autant faire preuve d’angélisme quant aux capacités ou aux desiderata des rédacteurs du Code et du législateur contemporain. Si l’on quitte ici l’habit du juriste pour celui de simple citoyen, on peut affirmer qu’il est parfaitement logique que le législateur ait, en droit civil patrimonial, réalisé un arbitrage entre les intérêts fondamentaux des uns et des autres qui, d’une manière générale fonctionne, parce qu’il « couvre » la majorité des cas. Cependant, cet arbitrage qui fonctionne dans la majorité des cas n’est pas exempt de ratés dans lesquels l’application d’une règle générale, prévue pour les situations médianes, a des effets désastreux pour celles et ceux qui ne sont pas justement dans la situation médiane. Dans ces situations, les droits fondamentaux ont, selon nous, une importance capitale. Pour le dire plus clairement, il nous semble que le législateur peut par exemple sanctionner de nullité les mariages entre alliés, interdire l’édification de cabanons disgracieux dans les zones naturelles ou laisser au bailleur le pouvoir de déterminer les clauses d’un bail. En revanche, il ne nous semble pas qu’il ait pu envisager la situation du beau-père marié avec sa belle-fille pendant plus de 20 ans, celle de celui qui a installé une caravane et une terrasse sur un terrain classé zone agricole pour pouvoir vivre avec sa famille, ou celle de celui qui se voit dénier par les clauses du bail le droit d’héberger ses proches. Dans ces situations, nécessairement marginales, l’application mécanique de la règle semble à juste titre modérée par le recours aux droits fondamentaux. En forçant quelque peu le trait, on pourrait presque dire qu’en matière de droit civil patrimonial le recours aux droits fondamentaux et l’appréciation du caractère proportionné de l’atteinte qu’ils subissent remplit la fonction de «  soupape » de l’arrêt d’espèce, peu orthodoxe et destiné à rester isolé. De ce fait, il nous semble qu’ils remplissent ici une fonction d’ajustement de la règle aux situations individuelles parfaitement opportune.

Pour cette raison, on ne peut que rester dubitatif face à la volonté exprimée par le premier Président de la Cour de cassation de concentrer son office autour de la question des droits fondamentaux. Dans certaines disciplines[35], et notamment celles du droit civil patrimonial, dans lesquelles les droits fondamentaux n’ont finalement qu’une importance quantitative mesurée, le risque serait alors de voir s’opérer un retrait de l’influence de la jurisprudence de la Cour de cassation. Or, c’est précisément cette jurisprudence qui a façonné la matière, en permettant son adaptation à l’évolution des circonstances selon les époques. Pour le dire autrement, il nous semble que la résilience du droit civil patrimonial tient pour beaucoup de la Cour de cassation et de ses fonctions habituelles d’unification de la jurisprudence et d’adaptation des règles écrites. Sous cette réserve, la révolution portée par les droits fondamentaux ne devrait donc pas avoir lieu d’autant que parallèlement, on peut se demander s’ils sont suffisamment opératoires pour la permettre…

B. L’insuffisance des droits fondamentaux ?

Si les droits fondamentaux ne provoquent la plupart du temps que des évolutions assez limitées en matière de droit civil patrimonial, leur impact pourrait cependant être beaucoup plus important lorsque leur objet-même constitue le cœur de la discipline : les biens. Les biens font en effet l’objet d’une protection spécifique, et cela tant au regard de la Convention européenne et de son 1er protocole additionnel que de la Constitution. Pourtant dans l’un et l’autre cas, l’impact des droits fondamentaux demeure modeste.

Concernant le droit de la Convention, la protection résulte de l’article 1er du 1er protocole et de son fameux droit au respect des biens. Ce droit fondamental, évidemment, a vocation à permettre la protection du droit de propriété, tel que l’article 544 du Code civil le reconnait. Mais la congruence entre les deux est loin d’être parfaite dans la mesure où la Cour de Strasbourg a une appréhension de la notion de bien différente de celle du droit interne, allant jusqu’à affirmer l’indépendance presque totale de la protection européenne à l’égard des qualifications nationales[36]. L’indépendance des concepts européens à l’égard des qualifications nationales est d’ailleurs parfaitement légitime : si la Cour était tenue par la définition du droit de propriété du droit interne, le champ de la protection offerte serait considérablement réduit. Ainsi, ce qui n’est pas reconnu comme l’objet d’un droit de propriété en droit interne peut parfaitement faire l’objet d’une protection européenne par le biais de cette disposition et les exemples abondent de situations dans lesquelles un bien au sens européen a été reconnu alors qu’il n’y avait rien de tel en droit interne[37].

Cette reconnaissance de nouveaux biens ne se fait d’ailleurs pas qu’à Strasbourg. Ainsi, la Cour de cassation elle-même n’hésite pas à s’approprier la conception européenne de la notion de bien pour la mettre en œuvre elle-même. Cela a notamment été le cas à l’occasion d’une affaire dans laquelle une créancière se voyait concrètement privée de la possibilité d’obtenir paiement de la part de son débiteur car ce dernier, après avoir organisé son insolvabilité, se prévalait d’une disposition prévoyant une insaisissabilité de ses revenus[38]. Or, cette disposition, l’ancien article L 30 du Code des pensions de retraire des marins[39] prévoyait que seules certaines catégories de créanciers pouvaient saisir les revenus en cause, catégories auxquelles la créancière n’appartenait pas. La Cour de cassation en déduit que la disposition litigieuse constituait « en l’espèce[40] en l’espèce une mesure discriminatoire, portant une atteinte non justifiée par un but légitime au droit de propriété » de la créancière. La décision est intéressante car elle montre que sollicitée sur le fondement de la Convention européenne, la Cour de cassation s’approprie les méthodes de raisonnement de la Cour de Strasbourg et mobilise les concepts propres aux instruments conventionnels. Mais dès lors que la Convention n’est pas en cause, la Cour de cassation en revient aux concepts traditionnels du droit civil en vertu desquels une créance n’est pas l’objet d’un droit de propriété, au nom de l’habituelle distinction entre droits réels et droits personnels[41]. En effet, si au sens du droit européen, une créance est un l’objet d’un droit de propriété, en droit interne, cette créance reste soumise au régime juridique habituel de toutes créances…

Du côté du droit constitutionnel, l’impact sur l’architecture de la matière est aussi limitée mais pour des raisons strictement inverses. A la différence de la Cour européenne qui reste attachée à l’idée d’indépendance des concepts, le Conseil constitutionnel tente, au moins en matière de biens et d’obligations, de reprendre à son compte les concepts habituels de la matière. Cela est particulièrement net en droit des biens puisque le Conseil se refuse, notamment pour se démarquer de la Cour européenne, d’assurer la protection d’une créance au titre de l’article 17, afin de conserver « une notion de propriété, aussi proche que possible de la notion de propriété privée en droit français »[42]. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a procédé à plusieurs reprises à la constitutionnalisation de principes classiques. En droit des biens, c’est le cas du droit de demander le partage à tout moment pour les indivisaires[43]. En droit des obligations, on mentionnera le principe de la liberté contractuelle[44] ou encore le droit de résiliation unilatérale dans les contrats à durée indéterminée[45]… Dans ces conditions, il est évident que le droit constitutionnel des droits de l’homme n’a évidemment pas vocation à bouleverser le droit civil patrimonial[46] : il en est une émanation.  D’autant que le Conseil, par tradition semble répugner à bouleverser les équilibres préexistants du droit positif[47].

C’est d’ailleurs peut-être sur ce dernier point que l’insuffisance des droits fondamentaux à bouleverser le droit positif apparait car à constitutionnaliser ce qui existe déjà en droit civil, le Conseil constitutionnel se condamne à subir les mêmes critiques que celles que l’on formule contre le droit existant. Cela est particulièrement net s’agissant du droit de propriété dont on dénonce aujourd’hui parfois les excès[48]. Et de fait, en s’attachant à défendre un droit de propriété similaire à celui du droit des biens, à savoir un droit de propriété individuel, absolu et exclusif, le Conseil constitutionnel s’érige surtout en protecteur des propriétaires, c’est-à-dire en protecteur des richesses acquises individuellement.

Indépendamment de toute réflexion sur la légitimité de cette propriété individuelle, il faut remarquer que cette prépondérance de la propriété individuelle, qui figure dans le logiciel initial du droit des biens du Code civil, n’est cependant pas tout à fait conforme à la réalité statistique de l’appropriation. Il n’y a pas besoin d’observer pendant bien longtemps pour comprendre qu’en matière immobilière, la propriété individuelle que promeut le Conseil constitutionnel n’est face à la copropriété, à l’indivision, à la mitoyenneté ou même à la location ou aux propriétés publiques qu’une exception statistique. Est-ce bien opportun qu’au nom de la prépondérance de la propriété individuelle, ces appropriations collectives n’aient pas de traduction en termes de droits fondamentaux ?[49]

Enfin et surtout, on peut, après d’autres, relever que cette constitutionnalisation du droit de propriété de l’article 544 conduit à sanctuariser et à faire prévaloir les intérêts individuels du propriétaire au détriment de l’intérêt des tiers ou même de l’intérêt collectif. Sans même aborder ici la question du droit au logement[50], on peut, après d’autres, regretter que la préséance de la propriété individuelle en matière constitutionnelle conduise à délaisser les préoccupations sociales ou environnementales[51]… Au regard du contenu traditionnel du droit des biens, là serait la véritable révolution. Mais si révolution il y a, il est peu probable, et sans doute est-ce souhaitable, qu’elle soit initiée par les juges des droits fondamentaux…

 

[1] Un avant-projet de réforme a en effet été soumis à consultation publique en avril 2016.

[2] Article 1102. nouv. du Code civil.

[3] Pour une recension de leur prise en compte, v. notamment, Fr. Chénedé, Y. Lequette, Fr. Terré, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, Tome 2, 13ème édition, Dalloz, 2015, n° 273-274, p. 688 & suiv..

[4] V. sur ce point, F. Marchadier, Le contrôle du contrat au regard des droits fondamentaux : une question qui ne se pose pas et dont la réponse est évidente ? Revue des contrats, 2016, n° 3, p. 518 & suiv. ; A-A. Hyde, Contrat et droits fondamentaux : propos critiques sur le « membre fantôme » de l’article 1102 al. 2 nouveau du Code civil, RDLF, 2016, chr. n° 20.

[5] V. sur ce point, Fr. Chénedé, Y. Lequette, Fr. Terré, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, Tome 2, 13ème édition, Dalloz, 2015, n° 273-274, spéc. p. 695 & suiv..

[6] Pour une recension de leur prise en compte, v. notamment, Fr. Chénedé, Y. Lequette, Fr. Terré, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, Tome 2, 13ème édition, Dalloz, 2015, n° 273-274, p. 688 & suiv..

[7] V. ainsi nos observations, Quelle(s) nullité(s) pour les atteintes aux droits fondamentaux ?, RDLF, 2013, chron. n° 1.

[8] V. ainsi à propos notamment de la condition du dommage : Ch. Quézel-Ambrunaz, « La contraction des conditions de la responsabilité civile en cas d’atteinte à un droit fondamental », RDLF 2012, chron. n°27.

[9] V. ainsi s’agissant de la clause d’adhésion forcée à une association chargée de l’animation commerciale au sein d’une galerie marchande : Cass. Civ. 1ère, 12 juillet 2012, pourvoi n° 11-17587 et en dernier lieu Cass. Civ. 1ère, 2 octobre 2013, pourvoi n° 12-24867.

[10] Ce critère de distinction a été consacré à l’occasion de la réforme du droit des obligations. Il figure désormais à l’article 1179 du Code civil.

[11] Cass. Civ. 1ère, 20 mai 2010, pourvoi n° 09-65045.

[12] Il a cependant été justement relevé que la mise en œuvre du principe de paralysie des restitutions en application de la maxime Nemo auditur permettrait de résoudre très opportunément cette difficulté : v. ainsi, S. Gerry-Vernières, Nullité de la clause d’adhésion forcée à une association : le droit à restitution de l’association pour le passé, l’absence de droit pour l’avenir, Note sous Cass. Civ. 3ème, 23 novembre 2011, Les Petites Affiches, 30 avril 2012, n°86, p. 11 & suiv., spéc. n° 7.

[13] La Haute juridiction assure l’effectivité de la sanction de l’atteinte à la liberté d’association en permettant que la restitution en valeur des prestations fournies se compense avec celle des cotisations indument perçues. V. en ce sens, Cass. Civ. 1ère, 2 octobre 2013, pourvoi n° 12-24867. Ce faisant, le caractère rétroactif de la nullité se trouve réduit à sa portion congrue.

[14] Ch. Quézel-Ambrunaz, La contraction des conditions de la responsabilité civile en cas d’atteinte à un droit fondamental, RDLF, 2012, chron. n° 27.

[15] Ch. Quézel-Ambrunaz, Des dommages-intérêts octroyés par la Cour européenne des droits de l’homme, RDLF, 2014, chron. n° 5.

[16] V. par exemple, Cons. Const., 27 septembre 2013, 2013-343 QPC.

[17] Sur cette question, v. V. Mazeaud, Droit réel, propriété et créance dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, RTD. civ., 2014, p. 29 & suiv. V. aussi nos observations, Propriété des créances : le point sur l’argument supralégal, RDLF, 2013, chron. n° 22.

[18] Cass. Civ. 1ère, 4 déc. 2013, pourvoi n° 12-26066.

[19] B. Louvel, Réflexions à la Cour de cassation, D., 2015, p. 1326.

[20] Fr. Chénedé, Contre révolution tranquille à la Cour de cassation, D., 2016, p. 796 & suiv., spéc. n° 6 & suiv.

[21] Cass. Civ. 3ème, 26 juin 2013, pourvoi n° 12-18121.

[22] Cass. Civ. 3ème, 15 octobre 2015, pourvoi n°14-23612. A la lecture du Rapport annuel 2015, on comprend d’ailleurs que ce contrôle de proportionnalité vise surtout à lutter contre les demandes de démolition déraisonnables au regard des vices constatés.

[23] Cass. Civ. 3ème, 17 décembre 2015, pourvoi n° 14-22095.

[24] V. en ce sens, P.Y. Gautier, La « balance des intérêts » au secours de l’entrepreneur : pas de démolition de l’ouvrage mal construit, en application d’un contrat nul, RTD civ., 2016, p. 140.

[25] V. par ailleurs, s’agissant de la question du prohibition du mariage entre alliés : Cass. Civ. 1ère, 8 décembre 2016, pourvoi n° 15-27201.

[26] Cass. Civ. 3ème, 22 octobre 2015, pourvoi n° 14-11776. Ce que confirme d’ailleurs explicitement l’analyse de la décision dans le Rapport annuel de l’année 2015.

[27] Cass. Crim., 16 février 2016, pourvoi n° 15-82732.

[28] V. pour une illustration caricaturale à propos d’un empiètement de 0,5 cm : Cass. Civ. 3ème, 20 mars 2002, pourvoi n° 00-16015

[29] V. en ce sens, notamment J.-P. Chazal, Raisonnement juridique : entre évolution pragmatique et (im)posture dogmatique, D., 2016, p. 121 ; L. Neyret, obs. sous Cass. Civ. 3ème, 15 octobre 2015, Chronique de droit des biens, D., 2016, p. 1179 & suiv.,

[30] Cass. Civ. 3ème, 11 février 2016, pourvoi n° 15-21949. La Cour de cassation estime ici que le litige n’était relatif qu’à la question de la liquidation de l’astreinte, ce dont elle déduit que l’article 545, fondement de la destruction systématique en matière d’empiètement n’était pas applicable à l’espèce.

[31] Cass. Civ. 3ème, 10 novembre 2016, pourvoi n° 1521949.

[32] V. sur ce point, la décision (isolée) suivante : Cass. Civ. 2ème, 12 février 2004, pourvoi n° 02-13016.

[33] V. en ce sens, Fr. Chénedé, La « fondamentalisation » du droit des contrats : discours et réalité, Revue de Droit d’Assas, n° 11, octobre 2015, p. 51 & suiv., spéc. p. 53.

[34] A cet égard, dans son Rapport annuel 2015, la Cour de cassation prend bien soin de préciser qu’en matière de démolition et d’enlèvement de construction illicite, le contrôle de proportionnalité de la mesure s’effectue dans le cadre de l’appréciation du danger imminent à laquelle se livre le juge des référés. Il ne s’agit donc pas d’un contrôle « hors-sol ».

[35] V. ainsi, B. Louvel, Réflexions à la Cour de cassation, D., 2015, p. 1326.

[36] V. sur ce point, CEDH, Grd. Chambre, 30 novembre 2004, Oneryildiz c/ Turquie, req. 48939/99, RTD. Civ., 2005, p. 422 & suiv. Obs. T. Revet.

[37] V. sur ce point, Ch. Quézel-Ambrunaz, L’acception européenne du « bien » en mal de définition (à propos des arrêts Depalle et Brosset-Triboulet), D., 2010, p. 2024 & suiv.

[38] Cass. Civ. 2ème, 2 mai 2007, pourvoi n° 05-19439.

[39] Il semblerait que cette disposition figure désormais à l’article R21 du même code.

[40] Il semblerait donc que l’inconventionnalité de la disposition ait davantage résulté des circonstances que d’un conflit de normes abstrait.

[41] V. toutefois, P. Berlioz, L’insaisissabilité d’une chose peut porter atteinte au droit de propriété des créanciers de son propriétaire, Les Petites Affiches, 9 janvier 2008, n° 7, p. 10 & suiv.

[42] V. sur ce point le commentaire de la décision 2011-118 QPC, 8 avril 2011. Sur cette question, v. plus largement nos observations, propriété des créances : le point sur l’argument supralégal, RDLF, 2013, chron. n° 22.

[43] Cons. Const., 9 novembre 1999, 99-149 DC.

[44] Cons. Const., 19 décembre 2000, 2000-437 DC.

[45] Cons. Const., 9 novembre 1999, 99-149 DC

[46] V. en ce sens, Fr. Chénedé, La « fondamentalisation » du droit des contrats : discours et réalité, Revue de Droit d’Assas, n° 11, octobre 2015, p. 51 & suiv., spéc. p. 53.

[47] V. sur ce point, relevant l’existence de «  transactions collusives », N. MOLFESSIS, Le conseil constitutionnel et le droit privé, Thèse Paris II, préface M. GOBERT, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, Tome 287, 1997, n° 606.

[48] JP. CHAZAL, La propriété : dogme ou instrument politique, préc., RTD.civ., 2014, p. 763 & suiv.

[49] V. sur ce point, nos observations : la propriété collective : une lacune constitutionnelle ?, RDLF, 2015, chron. n° 16.

[50] Sur laquelle, v. par exemple JB. Seube, Th. Revet, L’article 544 du Code civil déclaré conforme à la Constitution, obs. sous Cons. Const., 30 septembre 2011, 2011-169 QPC, Revue Lamy Droit civil, 2011, p. XXX.

[51] V. sur ce point, W. Dross, La fondamentalisation du droit des biens, Revue de droit d’Assas, n° 11, octobre 2015, p. 45 & suiv., spéc. in fine.

Notes:

  1. Le style oral de la communication a été, pour partie, conservé.

Existe-t-il un droit des libertés ?

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Cette contribution s’interroge sur l’existence d’un droit des libertés comme discipline du droit. Partant du constat qu’une telle qualification contestable, l’auteur s’efforce de dégager une grille de lecture à même de rendre compte du traitement juridique des droits fondamentaux en droit français. Elle est susceptible de donner une représentation commune aux différentes disciplines du droit et les outils d’un dialogue entre elles. Il est donc possible d’évoquer une sorte d’espéranto ou de volapük juridique.

 

Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’ISJPS (UMR 8003)

 

Masochisme ou impérialisme ? La question qui constitue l’intitulé de cette contribution peut paraître suspecte dès lors qu’elle est posée à un spécialiste de droit des libertés. Il est d’abord possible de soupçonner les symptômes d’une forme de masochisme. Il existe en effet un certain masochisme pour un spécialiste du droit des libertés fondamentales à s’interroger sur l’existence même de son objet de recherche et d’enseignement. A moins bien sûr que cette réflexion s’inscrive dans un dessein impérialiste. Pour reprendre une terminologie bourdieusienne, elle s’analyserait comme une tentative de conquérir des parts de marché dans le champ scientifique à travers de l’investissement de nouveaux territoires et la définition de nouveaux interlocuteurs. On sait que dans certains domaines du droit se sont exprimées des réticences doctrinales à l’égard de la diffusion du discours des droits et libertés, et en particulier dans son expression européenne. Affirmer l’existence d’un droit des libertés viserait aussi à légitimer la diffusion de ce type de discours au sein des différentes disciplines du droit que le chercheur tenterait ainsi de s’annexer. En dehors de ce type de questionnements qu’il convient de ne jamais négliger tant il est vrai que le regard du chercheur n’est jamais vraiment neutre et impartial, il est aussi possible de s’interroger sur l’utilité de cette démarche.

Utilité ? L’interrogation peut en effet surprendre. Prima facie, l’existence d’un droit des libertés ne semble pas discutable. Il est désormais acquis qu’aucun champ du droit n’échappe à ce discours. Au-delà de ce seul constat arithmétique, les marques de reconnaissances institutionnelles et académiques ne manquent pas. Le cours de droit des libertés existe en tant que tel depuis la réforme de 1954 sous l’appellation « Libertés publiques » (Décret du 27 mars 1954 modifiant le régime des études et des examens en vue de la licence de droit : libertés publiques) et il est obligatoire en licence depuis 1962 (Décret du 10 juillet 1962 fixant le régime des études et des examens de la licence en droit et de la première année de la licence ès sciences économiques). Il a changé d’intitulé par la suite. L’arrêté du 30 avril 1997 (relatif au diplôme d’études universitaires générales Droit et aux licences et aux maîtrises du secteur Droit et science politique) évoque un enseignement de droit des libertés fondamentales dans la licence. Par ailleurs, il est possible de constater la multiplication des Master 2 consacrés aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. On sait aussi que le Grand oral de l’examen du CRFPA porte sur une question relative aux libertés fondamentales. Avant comme après la réforme récente (Arrêté du 17 octobre 2016 fixant le programme et les modalités de l’examen d’accès au centre régional de formation professionnelle d’avocats), il est, avec le droit civil des obligations, la seule épreuve commune à l’ensemble des candidats à la profession d’avocat. Enfin, il existe de nombreux ouvrages consacrés au droit des libertés et même une encyclopédie du Jurisclasseur (qui a néanmoins périclité).

A ce stade, il est donc acquis que le droit des libertés s’enseigne. Mais en réalité, chacun a bien compris que la question posée dépasse le seul constat de la présence du droit des libertés dans le cursus des facultés de droit ou dans les examens permettant l’accès aux professions judiciaires. Il s’agit en réalité d’interroger l’existence d’une discipline juridique.

Une question ancienne. Cette question n’est pas nouvelle. Elle s’est posée dès 1954. Jean Rivero a d’emblée exprimé ses doutes. Il estime que le droit des libertés publiques ne constitue pas une discipline juridique homogène et autonome (Cours de Libertés publiques, Les cours du droit, 1963-1964). Il ne tire son unité que de son objet, les règles qui concourent à la protection et à la réglementation des libertés publiques. Pour ce faire, il emprunte aux autres disciplines juridiques. Ce regroupement se justifie selon lui par le souci de traiter des réglementations qui ne sont pas abordées dans d’autres cours (liberté de la presse par exemple), de développer une forme de pluridisciplinarité et enfin d’éclairer sur le système de valeurs qui fonde notre système juridique. Patrick Wachsmann a insisté sur ce dernier point en pointant la dimension idéologique de la création de ce cours : « la seule institution, sous ce nom, d’un enseignement spécifique véhicule un message: il existe une discipline dont cet enseignement rend compte et son intitulé a pour fonction d’indiquer le caractère libéral du système juridique français » (« Une discipline performative : Les libertés publiques ou fondamentales », in F. Audren, et S. Barbou des Places (dir.), Les disciplines en droit, à paraître en 2017). Le contexte politique et social, notamment la fin d’une guerre de décolonisation et le début d’une autre, un climat tendu lié à la guerre froide -, donne du crédit à cette interprétation des raisons de l’institution d’un tel enseignement. 1954 ne fut pas, loin s’en faut, un âge d’or pour les libertés en France.

Une réalité nouvelle ? Ce constat doit-il se prolonger en 2016 ? A tout le moins la question mérite de se poser à nouveau au regard des évolutions qu’a connues notre système juridique depuis lors. Sans hiérarchiser et sans nier les liens entre elles, il est possible de citer pêle-mêle, l’affirmation des normes supralégislatives, le perfectionnement des dispositifs de garantie juridictionnelle et la diffusion du discours des droits et libertés fondamentaux dans l’ensemble du système juridique. En attestent par exemple l’affirmation des droits de la personnalité en droit civil depuis le début des années 1970 et encore des libertés individuelles et collectives des salariés en droit du travail depuis la loi du 4 août 1982. La réforme de 1997 est venue constater ces mutations qui a rebaptisé le cours de Libertés publiques en lui substituant l’intitulé « droit des libertés fondamentales ».

Plan. Malgré ces évolutions, il reste difficile d’évoquer l’existence d’une discipline juridique au sens canonique du terme (I). En revanche, il paraît possible de dégager les pistes d’un régime juridique sommaire des libertés qui autoriserait un dialogue entre les disciplines du droit. Le droit des libertés se présenterait donc plutôt comme une sorte d’esperanto ou de volapük juridique (II).

 

I. Le droit des libertés n’est pas une discipline juridique

 

Préalable : qu’est-ce qu’une discipline en droit ? Il n’existe pas de définition de la discipline appliquée au droit. Il semble néanmoins qu’un consensus s’opère autour d’un certain nombre de critères. En général, une discipline se caractérise par une trilogie : un code ou un corpus de règles, un juge et une doctrine dont la fonction est de systématiser l’ensemble constitué par les deux premiers éléments (textes et jurisprudences). Une discipline repose également sur un cadre conceptuel avec des notions, des théories, des constructions qui sont coproduites par le législateur, le juge et la doctrine selon une articulation variable et qui en exprime l’autonomie. Une discipline est donc censée reposer sur un ensemble cohérent au sein duquel textes, jurisprudence et doctrine résonnent entre eux. De son côté, Jacques Chevallier a insisté sur l’existence d’un groupe de spécialistes, unis par une communauté d’investissements, d’intérêts et de pratiques de recherche (« Ce qui fait discipline en droit », in F. Audren, et S. Barbou des Places (dir.), Les disciplines en droit, à paraître en 2017). Il évoque également la présence « d’un ensemble de mécanismes destinés à consolider en permanence les assises de la discipline, à renforcer sa cohésion et à assurer sa reproduction » : les sociétés savantes, les revues et les enseignements dédiés. Enfin, il convient aussi de s’interroger sur le rôle de l’objet dans cette définition. Il ne semble pas être un élément déterminant pour particulariser une discipline. Autrement dit, ça n’est pas l’objet qui constitue la discipline (Peut-on parler du droit pharmaceutique et encore du droit de l’architecture comme disciplines juridiques ?) mais une certaine configuration du système juridique et institutionnel autour de cet objet. Partant de là, plusieurs indices laissent à penser que le droit des libertés n’est pas à proprement parler une discipline du droit.

Premier indice : les intitulés des ouvrages d’enseignement. Malgré l’intitulé « droit des libertés fondamentales » retenu par l’arrêté de 1997, la plupart des ouvrages proposés aux étudiants de Licence 3 ne mobilisent pas le terme « droit » dans leurs titres. Il est question de « Libertés publiques » (J. Rivero, P. Wachsmann, R. Letteron), de « Droits de l’homme et libertés fondamentales » (D. Roman et S. Hennette-Vauchez), de « Libertés publiques et droits fondamentaux » (X. Bioy), de « Droits de l’homme et libertés publiques (J. Morange, G. Lebreton) et de « Libertés publiques et droits fondamentaux » (P. Mbongo). Il existe bien sûr quelques exceptions (Louis Favoreu, J.-J. Israël). Cette timidité contraste avec le reste de la production éditoriale. Les ouvrages de droit civil, de droit constitutionnel, de droit administratif, de droit des affaires, de droit du travail, de droit pénal ne manquent pas. Même si cette éviction du mot « droit » n’est jamais vraiment justifiée par les auteurs, elle pourrait révéler au moins de manière implicite un certain malaise à l’idée de donner au droit des libertés les atours d’une discipline juridique et autrement dit d’un tout cohérant. Et il est vrai qu’au regard des critères sus-évoqués, le scepticisme s’impose.

Deuxième indice : l’éclatement des règles. La matière ne repose pas sur un corpus de règles ou principes clairement particularisé. Bien sûr, il existe un certain nombre de règles supralégislatives qui sont consacrées à titre principal ou exclusif à la proclamation des droits et libertés. Mais ces normes sont très loin d’épuiser le corpus des règles disponibles si l’on souhaite rendre compte de l’expérience des droits et libertés dans notre système juridique. La seule consultation des recueils de textes relatifs aux libertés disponibles sur le marché suffit pour prendre conscience de la diversité des normes en cause (J. Robert et H. Oberdorff, D. Soldini, etc.). Il peut être ajouté que leur étude ne relève que rarement à titre exclusif du droit des libertés, qu’elles appartiennent aussi au champ d’autres disciplines juridiques de telle sorte que l’autonomie d’un supposé droit des libertés serait très relative.

Troisième indice : la fragmentation des juridictions. A l’éclatement des règles fait bien sur écho une fragmentation des juridictions qui connaissent du contentieux des droits et libertés. Pour certaines, il s’agit de l’essentiel ou de la totalité de leur activité : le juge constitutionnel et la Cour EDH bien sûr mais aussi certains juges des référés. Pour d’autres, la question des libertés irrigue de manière plus ou moins intense les contentieux dont elles ont à connaître. Dans tous les cas, les techniques et les raisonnements qu’elles mobilisent sont variables. Ils dépendent des recours dont elles peuvent être saisies, de la configuration des litiges dont elles ont à connaître et des règles dont il leur appartient de faire application.

Quatrième indice : une doctrine plurielle. Sans entrer dans le débat autour de la définition de la doctrine juridique, il reste difficile de parler de l’existence d’une doctrine du droit des libertés. Le cours introduit dans les programmes des facultés de droit en 1954 est historiquement attribué aux sections de droit public. Ce cours est donc pris en charge par des administrativistes (Rivero, Wachsmann), des constitutionnalistes (Favoreu, Bioy, Mbongo) ou des européanistes (Burgorgue-Larsen). Il s’agit donc d’une doctrine d’emprunt pour l’essentiel. Ce constat n’est pas sans influencer la manière de construire un enseignement de droit des libertés. Pour autant, les auteurs ne restent pas enfermés dans leurs disciplines d’origine et certains ouvrages se caractérisent en particulier par une circulation importante parmi les différentes disciplines du droit (D. Roman et S. Hennette-Vauchez, X. Bioy). Par ailleurs, au-delà du droit public, les auteurs ne manquent pas qui se sont spécialisés sur la thématique des libertés dans leurs disciplines respectives tels Agathe Lepage en droit civil, Emmanuel Dreyer en droit pénal ou encore Patrice Adam en droit du travail. Au total, il paraît donc difficile de parler d’une doctrine. Il peut d’ailleurs être relevé qu’il n’existe pas de société savante dédiée malgré une tentative récente.

Cinquième indice : des incertitudes conceptuelles. Là-encore, parler d’une discipline juridique peut sembler discutable. L’incertitude commence dès la définition de l’objet du droit des libertés. Pour les besoins de la cause, nous nous sommes bornés jusque-là à évoquer le droit des libertés. Mais l’on sait qu’en la matière, il existe un trop plein de notions. Il est question de droits de l’homme, de libertés publiques, de droits et libertés fondamentaux, de droits de la personnalité, de droits et libertés constitutionnels. Ce constat ne poserait pas de problème s’il existait une concordance relative entres elles. Tel n’est pas le cas. Surtout, quand bien même, la notion de liberté fondamentale tendrait à devenir dominante, force est de constater qu’elle ne recouvre pas toujours les mêmes marchandises selon les juridictions. Ainsi, elle se présente comme une espèce particulière dans le genre des libertés individuelles et collectives dans la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation. La liberté de se vêtir est une liberté individuelle au sens de l’article L. 1121-1 du Code du travail (Cass. Soc., 6 novembre 2001, Brunet, Bull. V n°337) mais pas une liberté fondamentale (Cass. Soc., 28 mai 2003, Monribot, Bull. V n°178). En revanche, elle tend à embrasser l’ensemble des droits et libertés de l’individu en droit administratif. La jurisprudence de la Cour de cassation en révèle un usage erratique (sur cette question, X. Dupré de Boulois, « Les notions de droits et libertés fondamentaux en droit privé », JCP 2007,I,211). On sait aussi que la CJUE réserve l’expression aux quatre libertés qui fondent le marché intérieur.

Première conclusion. En réalité, pour comprendre ce que recouvre l’expérience des droits et libertés au sein de notre système juridique, il demeure difficile d’échapper aux fourches caudines des disciplines. Si l’on limite le propos aux différentes matières de Licence, il n’est pas difficile de constater que les libertés et droits fondamentaux sont partout mais ils le sont avec une intensité variable et de différentes manières. Certaines disciplines sont moins investies que d’autres par le discours des droits tels le droit des affaires et le droit des obligations. D’autres à l’inverse sont fortement concernées. Il en est ainsi des disciplines dont l’objet est un corpus de textes qui régit un rapport de domination : le droit constitutionnel, le droit administratif et le droit du travail. Par ailleurs, la manière dont le discours des droits et libertés est impliqué dans les différentes disciplines n’est pas univoque. Il est par exemple possible d’opposer ce qui relève de l’influence externe (européenne pour l’essentielle, constitutionnelle dans une moindre mesure) et de ce qui est sécrété par la discipline elle-même (les droits de la personnalité en droit civil par exemple). Enfin, l’impact réel du discours des droits et libertés sur chacune d’entre elles est variable. Il est possible à cet égard d’opposer deux idéaux types : la pleine intégration d’un côté (par ex. en droit du travail) ; la simple superposition de l’autre (par ex. en droit des biens).

 

II. Le droit des libertés comme espéranto juridique

 

Objectif. L’existence d’une discipline juridique étant exclue au regard de la définition esquissée précédemment, la réflexion ne peut s’arrêter là. 1954 est bien loin. Le discours des droits et libertés s’est diffusé dans l’essentiel des disciplines juridiques. En confrontant leurs expériences respectives, il semble possible de dessiner les grandes lignes d’un régime juridique à même de raisonner parmi elles malgré leur diversité. Il s’agit en définitive de mettre en valeur l’existence d’une grammaire, d’un langage commun associé au déploiement des droits et libertés dans les différentes disciplines du droit.

Le point de départ : les sources supra-législatives comme modèle. Compte tenu de l’impossibilité d’envisager l’existence d’une discipline juridique, la piste la plus évidente est celle qui consiste à s’attacher à la prise en compte des dispositifs qui d’une manière ou d’une autre influencent et s’imposent dans les différentes branches du droit. Il s’agit bien sûr des normes supra-législatives. Ces normes et les jurisprudences développées par leurs juges ont en effet une dimension subversive. Subversive en ce qu’elles inspirent la démarche des juridictions ordinaires dans leur manière de se saisir des droits et libertés fondamentaux. Ce phénomène est bien sûr lié au principe de primauté dont elles bénéficient. Ce constat est évident pour le droit de la CEDH plus que pour le droit constitutionnel. Il ne s’explique pas par une sorte de tropisme européen des juridictions ordinaires. La raison en est que la Cour EDH dialogue avec les juges alors que le Conseil constitutionnel s’adresse surtout au législateur. En pratique, la Cour EDH dont on rappelle qu’elle ne peut être saisie qu’après épuisement des voies de recours internes, a essentiellement pour mission de veiller à ce que les juridictions internes, organes de l’Etat, appliquent les exigences de la CEDH telle qu’interprétée par ses soins. Et lorsque l’Etat est condamné, la Cour EDH pointe alors en réalité et de manière plus ou moins explicite les carences des juridictions internes dans leur office de juge européen de droit commun. Partant, les juridictions nationales sont donc fortement invitées à couler leurs pas dans ceux de la Cour et de la CEDH.

Limites. L’étude du droit européen et du droit constitutionnel des droits de l’homme ne saurait se suffire à elle seule pour rendre compte de l’expérience des droits et libertés au sein du système juridique français. Il est évident d’abord qu’une telle approche reviendrait à rester à la surface des choses : le Conseil constitutionnel rend une petite centaine de décisions par an, la Cour EDH quelques milliers. Les juridictions civiles et commerciales ont rendu plus de 2,7 millions décisions en 2015 et les juridictions administratives 267.000. Par ailleurs, l’échelon supra-législatif produit un certain nombre de biais : le droit constitutionnel repose sur un contentieux de nature objective exclusivement centré sur la loi, qu’il s’agisse du contrôle a priori ou de la QPC. De son côté, la CEDH survalorise la place et la responsabilité de l’Etat dans la garantie des droits et libertés conformément à sa matrice internationale de telle sorte par exemple que la Cour de Strasbourg peine à se saisir des relations interindividuelles (ex. : En matière de droit des contrats, F. Chénedé, « La fondamentalisation du droit des contrats : discours et réalité », RDA 2015, n° 11, p. 51).

Approfondissement. Si donc les normes supra-législatives et leurs juges produisent un modèle influent, ce dernier ne permet pas de rendre compte de l’expérience des droits dans les différents champs disciplinaires. Il doit donc être complété par une investigation dans les disciplines juridique qui « gèrent les affaires courantes » pour envisager la manière d’être des libertés en question dans la vie quotidienne du droit. Tenter de dégager les grandes lignes d’un régime juridique des libertés à travers les expériences des disciplines du droit peut sembler un peu ambitieux. Il est évident qu’elles ne sauraient procéder de la seule approche inductive tant il est vain de vouloir ramener à l’unité tant de diversité. Il convient d’être modérément inductif. Il s’agit de dégager une grille de lecture à même de rendre compte du traitement juridique des droits fondamentaux au sein de notre système juridique. Elle donnerait une représentation commune aux différentes disciplines du droit et les outils d’un dialogue entre elles. C’est la raison pour laquelle il est question d’une sorte d’espéranto ou de volapük juridique. Si l’on s’essaye à l’exercice, l’observation du droit positif permet de faire ressortir un certain nombre de constantes qui peuvent être déclinées autour de quatre thèmes.

 

1/ Les titulaires. Les droits fondamentaux ont pour titulaires les personnes physiques et les entités personnifiées et elles seules. La reconnaissance des droits fondamentaux et des droits de la personnalité des personnes morales n’empêche pas des dissonances sur sa portée entre les disciplines. En atteste les solutions divergentes retenues par la Cour de cassation et les juridictions de l’Union européenne au sujet de la vie privée des personnes morales (sur cette question, X. Dupré de Boulois, « La personne morale, la vie privée et le référé (Commentaire sous Cass. Civ. 1, 17 mars 2016, n°15-14.072, à paraître au bulletin) », RDLF 2016 chron. n°16). Ni l’animal, ni l’embryon ne sont titulaires de droits et libertés fondamentaux (Cass. AP., 29 juin 2001, Bull. AP n°8 ; Cass. Crim., 30 juin 1999, Bull. n°174).

 

2/ Caractères

L’aptitude à prévaloir. Les droits fondamentaux ont une aptitude à prévaloir. Cette solution s’impose au regard de leurs sources qui sont supra-législatives. Le développement récent des jurisprudences respectives de la Cour de cassation, – sa nouvelle jurisprudence a-t-on dit – (Cass. Civ. 1, 4 décembre 2013, Bull. I n°234) et du Conseil d’Etat (CE Ass., 31 mai 2016, Gonzalez Gomez, n°396848) a permis d’approfondir cet élément du régime de ces droits. Il en résulte en effet que l’application d’une disposition législative et plus généralement d’une réglementation doit être écartée dès lors qu’elle est susceptible de porter une atteinte excessive à un droit proclamé par la CEDH. Il est seulement question d’une simple aptitude à prévaloir en ce qu’elle n’implique qu’une telle liberté prévale en toute circonstance. Elle est en effet susceptible de se heurter à d’autres intérêts légitimes, qu’il s’agisse de droits et libertés fondamentaux ou d’intérêts publics. Un arrêt de la Cour de cassation a bien résumé la situation : Après avoir relevé que le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression « ont la même valeur normative », elle affirme « qu’il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime » (Cass. Civ. 1, 30 septembre 2015, 14-16273, Bull.).

L’opposabilité erga omnes. Les droits en question sont opposables erga omnes. Ce caractère n’est pas sans lien avec le constat précédant. Il le complète en lui donnant un effet à l’égard de tous et dans toutes les situations. On concédera que ce second caractère est contesté. Le concept d’opposabilité est pour le moins discuté. Certaines jurisprudences malmènent cette idée. On pense en particulier à l’arrêt par lequel la Cour de cassation a affirmé que « les pratiques dictées par les convictions religieuses des preneurs n’entrent pas, sauf convention expresse, dans le champ contractuel du bail et ne font naître à la charge du bailleur aucune obligation spécifique » (Cass. Civ. 3, 18 décembre 2002, Bull. III n°262). Il en a été déduit que la liberté religieuse n’est opposable dans les relations contractuelles que pour autant que la convention que les contractants ont conclue en ait prévu la prise en compte. Une autre interprétation de l’arrêt peut être avancée. La Cour a en réalité refusé que l’invocation de la liberté religieuse fonde la reconnaissance d’une obligation spécifique, une obligation de faire, à la charge de l’une des parties (dans le même sens, Cass. Civ. 1, 30 sept. 2015, n°14-25709, Bull.). Or, l’opposabilité ne s’exprime, en principe, que par un devoir passif, celui de ne pas entraver l’exercice d’un droit fondamental. Ce type d’exigence se donne à voir dans de nombreuses décisions en matière civile (Cass. Civ. 3, 6 mars 1996, Mel Yedei, Bull. III n°60) comme en matière sociale (Cass. Soc., 12 juillet 2005, Ordre des avocats de Bayonne / Fidal, Bull. V n°241). Par ailleurs, le Conseil d’Etat considère que le moyen tiré de la violation de la vie privée est inopérant à l’encontre d’une décision refusant la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour en qualité d’étranger malade (CE, 11 juillet 2011, El Hchimy, n°334634) ou en qualité d’étudiant (CE, 8 juin 2013, n°298802, Rec. T.). Il en résulte que cette exigence est inopposable dans ce contexte spécifique.

L’inaliénabilité. Ces droits sont inaliénables. Pour reprendre la démonstration de Julie Arroyo dans sa thèse (La renonciation aux droits fondamentaux. Etude de droit français, Pedone, 2016. Egalement, A.-A. Hyde, Les atteintes aux libertés individuelles par contrat. Contribution à la théorie de l’obligation, IRJS éditions, 2015), il en résulte que si l’aménagement contractuel des droits et libertés fondamentaux est souvent licite, il ne peut porter que sur l’exercice de ces droits et non sur ces droits en eux-mêmes.

 

3/ Aménagement

La compétence du législateur. Dans le contexte français, il appartient au législateur de fixer les principes relatifs à la réglementation des libertés fondamentales. Cette règle, qui résulte notamment de l’article 34 de la Constitution, trouve naturellement écho dans les jurisprudences des juridictions ordinaires (ex. : Cass. Soc., 7 juin 1995, Société des Transports Séroul, Bull. V n°180). En revanche, elle n’a pas d’équivalent en droit international et européen puisque celui-ci repose sur un principe d’indifférence à l’égard de l’organisation interne des Etats. L’idée a été avancée qu’un principe similaire s’imposerait en droit de l’Union européenne pour la définition des limitations aux droits proclamés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (F. Benoît-Rohmer, « Chronique Union européenne et droit fondamentaux », RTDE 2016/2 p. 347) mais la jurisprudence avancée en ce sens n’est guère convaincante.

Le triple test des ingérences. Les ingérences dans les droits fondamentaux, dès lors qu’elles s’expriment à travers des actes juridiques, – réglementation, contrat, décision individuelle -, ne sont licites que pour autant qu’elles réussissent une sorte de test constitué de plusieurs items. Ce test se donne à voir dans différents champs du droit.

But légitime et proportionnalité. Deux items font consensus : l’ingérence doit poursuivre un but légitime ; elle ne doit pas porter une atteinte excessive au droit concerné. Ils se retrouvent dans toutes les branches du droit mais s’ils se concrétisent de manière variable. Historiquement, l’illustration la plus emblématique résulte de la jurisprudence du juge administratif sur le contrôle des mesures de police administrative (CE, 19 mai 1933, Benjamin, Rec. p. 541). Dans ce contexte, elle s’est affinée avec l’exigence que les atteintes aux droits fondamentaux soient nécessaires, adaptées et proportionnées (ex. : CE ord., 9 janvier 2014, Ministre de l’Intérieur / Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n°374508, Rec. 1). Elle est tout aussi classique en droit européen, qu’il s’agisse des clauses d’ordre public de la CEDH et des limitations aux droits proclamés par la Charte (art. 52 §1er). De leur côté, les articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du Code du travail précisent que l’employeur « ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché ». Le juge social vérifie donc la nécessité et la proportionnalité d’une restriction à une liberté du salarié, qu’elle procède d’un acte unilatéral de l’employeur (Ex. : mise en œuvre d’une clause de mobilité : Cass. Soc., 23 mars 2011, n°09-69127 ; ex. : Exercice du pouvoir de direction : Cass. Soc., 3 novembre 2011, Bull. V n°246) ou d’une clause contractuelle (Cass. Soc., 12 juillet 2005, Ordre des avocats de Bayonne / Fidal, Bull. V n°241). Cette exigence prend des expressions variables en droit constitutionnel notamment à travers les garanties légales des exigences constitutionnelles et le contrôle de la dénaturation.

Non discrimination. Les deux premiers items peuvent être complétés par un troisième. Il serait tentant à ce stade de pointer une exigence qui figure dans l’ensemble des instruments internationaux et européens à savoir que l’ingérence doit être prévue par une loi. Elle présente toutefois un intérêt limité au regard des jurisprudences respectives de la Cour EDH et de la CJUE qui valident des ingérences qui trouvent par exemple leur base dans une jurisprudence interne bien établie (Cour EDH, 23 juillet 2009, Hachette Fillipachi Associées / France, n°12268/03). En revanche, Il semble pertinent d’intégrer dans le test l’exigence que l’ingérence soit exempte de toute discrimination. Une telle solution s’inspire bien sûr de l’article 14 de la CEDH que la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention « doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». Par ailleurs, la prohibition des discriminations s’imposant de manière générale dans les différentes branches du droit, il n’existe pas de raison d’en écarter l’application dès lors qu’il s’agit de limiter l’exercice de tel ou tel droit fondamental. La difficulté est alors de déterminer ce que recouvre cette exigence. A minima, elle nous semble imposer que l’ingérence ne soit pas entachée d’une discrimination à raison des motifs classiques tels que la race, l’origine, le sexe, etc.

 

4/ Garanties

Les garanties des droits et libertés mises en place au sein de notre système juridique sont nombreuses et de nature variable. Deux séries de jurisprudences nous semblent devoir être mentionnées.

La présomption de préjudice. La première est la présomption de préjudice à l’œuvre dans en matière de réparation des atteintes aux libertés fondamentales. Cette question a fait l’objet du dossier n°1 publié par la RDLF en 2012 et 2013 et intitulé : « Existe-t-il un préjudice inhérent à la violation des droits et libertés fondamentaux ? ». Son point de départ a été le constat qu’une série de jurisprudences du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation peuvent laisser penser que la seule atteinte illicite aux droits fondamentaux crée un préjudice pour la victime qui appelle réparation au titre de la responsabilité. La victime n’a donc pas besoin de démontrer l’existence d’un préjudice propre. On ne reviendra pas ici sur les différentes jurisprudences en cause qui ne se présentent pas toujours de la même manière. Cette présomption de préjudice joue à l’égard des atteintes au droit de propriété (Cass. Civ. 3, 9 septembre 2009, Bull. III n°185, Cass. Civ. 1, 15 juin 2016, n°15-21628, Bull.), aux droits de la personnalité (Cass. Civ. 1, 5 novembre 1996, Bull. I n°378 ; Cass. Civ. 2, 24 mars 2016, n°14-29519 ; CE, 27 avril 2011, Fedida / Commune de Nantes, n°314577), au droit à l’information du patient en matière médicale (Cass. Civ. 1, 3 juin 2010, Bull. I n°128), au droit au consentement à une intervention médicale (CE, 24 sept. 2012, Cairala, n°336223), au droit à un délai raisonnable de jugement (CE, 19 octobre 2007, Blin, Rec. T. p. 1066) et aux atteintes à la dignité de la personne humaine (CE, 13 janvier 2017, n°389711, Rec. ; CAA Paris, 12 janvier 2012, n°11PA01589). Ces solutions ne se déploient pas de manière homogène et constante. Il peut ainsi être relevé que le Conseil d’Etat (CE, 10 octobre 2012, n°350426 ; CE, 16 juin 2016, n°382479) et la Cour de cassation (Cass. Civ. 1, 23 janvier 2014, n°12-22123, Bull. I n°13) subordonnent désormais le droit à réparation du patient en cas de manquement au devoir d’information à la réalisation du risque et le fondent sur l’existence d’un préjudice d’impréparation.

Les obligations spécifiques de l’Etat. Vue à travers la focale du droit international et européen, l’Etat a des obligations spécifiques à l’égard de la protection des droits et libertés fondamentaux. Il ne lui appartient pas seulement de ne pas porter atteinte à ses droits et de ne pas en entraver leur exercice. Il a aussi l’obligation d’agir afin d’en garantir cet exercice. Cette exigence s’exprime avec une particulière vigueur dans le droit de la CEDH à travers le recours à la technique des obligations positives. Ses implications sont particulièrement vastes puisque cette jurisprudence permet de saisir tant l’insuffisance des garanties légales et procédurales d’une liberté (ex. : Cour EDH, 26 juillet 2005, Siliadin / France, n°73316/01) que la carence dans la mise en œuvre de mesures de protection d’une personne (Cour EDH, 9 juin 2009, Opuz / Turquie, n°33401/02). Cette jurisprudence n’est pas sans écho en droit français, en droit administratif en particulier. On sait qu’il appartient aux autorités administratives d’assurer la protection de l’ordre public. En pratique, les collectivités publiques se doivent donc de prendre les mesures nécessaires pour préserver la vie (CE, Sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris, Rec. 552), l’intégrité physique et la dignité des personnes (CE ord., 23 nov. 2015, Asso. Médecins du Monde et a., n°394540). En dernier lieu, le Conseil d’Etat a étendu ce type d’exigence à d’autres libertés (ex. : liberté de réunion : CE, 9 nov. 2015, AGRIF, n°376107, Rec. 377).

 

La grille d’analyse ci-dessus nous semble être globalement pertinente. Elle permet de rendre compte de manière générale de la manière dont les libertés sont appréhendées au sein de notre système juridique. Comme indiqué à plusieurs reprises, il est toujours possible de trouver des décisions de justice qui jurent avec elle. De même, il n’est pas sûr qu’elle puisse être appliquée à l’ensemble des droits et libertés fondamentaux, en particulier les droits sociaux créances. Elle aspire à être une base de réflexion plutôt qu’un point d’arrivée.

 

 


Etude critique du motif de discrimination résultant de la vulnérabilité économique

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Parmi les récentes évolutions du droit des discriminations, l’ajout du motif de la vulnérabilité économique mérite d’être mis en lumière. Comme toute nouveauté, il appelle quelques questions relatives à sa définition et son réel intérêt face aux critères déjà établis. Le législateur, qui n’est pas avare en indications en parlant de « particulière vulnérabilité » et de « situation économique, apparente ou connue de [l’] auteur », prend le risque de détruire la logique qui préside à la construction des discriminations. D’autant plus que ces précisions inédites sont pensées dans le cadre d’un motif purement économique. L’homo economicus, ainsi placé au centre de l’attention, peut même bénéficier de discriminations positives selon la bonne volonté des acteurs sociaux. Au risque d’un désengagement de l’Etat ?

 

Delphine Tharaud, Maître de conférences en droit privé, Université de Limoges, OMIJ (AE 3177)

 

En France, l’existence d’une discrimination suppose que le législateur la nomme. Ainsi, au contraire d’autres textes nationaux 1 ou internationaux 2, la législation française dresse une liste exhaustive de motifs discriminatoires dont la longueur s’amplifie au fil des années et des réformes. Ce système peut paraître au premier abord comme plus lisible puisque chaque critère est expressément identifié par le législateur. En approfondissant la réflexion il n’en est pas moins critiquable, peut-être justement en raison de l’architecture bâtie au fur et à mesure par celui-ci. En premier lieu, la construction du droit de la discrimination repose sur la réactivité du législateur. S’il peut apparaître visionnaire lorsqu’il identifie en 2002 les discriminations fondées sur les caractéristiques génétiques 3, dont on peine encore à cerner les expressions concrètes notamment en droit du travail, il passe pour plus attentiste lorsque l’on s’aperçoit que l’identité sexuelle, aujourd’hui identité de genre 4, n’a fait son apparition qu’en 2012 5. En second lieu, malgré ces interventions au coup par coup, la liste des motifs a obéi pendant longtemps à des différences notables selon que l’on se référait au Code pénal ou au Code du travail 6. A titre d’illustration, aux opinions politiques isolées par le Code pénal, le texte relatif aux relations de travail ajoutait également les activités syndicales ou mutualistes. Encore plus, la comparaison entre le Code du travail qui isolait le motif du « nom de famille » 7, et le Code pénal qui en restait au « patronyme » 8, pouvait laissait songeur. En effet, depuis la réforme de 2002 sur le nom de famille celui-ci est choisi par les parents et non plus quasi systématiquement transmis par le père 9, le pater familias. La loi de modernisation de la justice du XXIème siècle en date du 18 novembre 2016 réalise un toilettage bienvenu de ces différences de rédaction mais on peut déplorer qu’elle exfiltre la liste des motifs de discrimination du Code travail pour ne la conserver que dans le Code pénal et la loi du 27 mai 2008 10. Pour découvrir ces motifs, l’article L.1132-1 du Code du travail procède dorénavant par simple renvoi à ce dernier texte. Cela est regrettable, voire fâcheux, lorsque l’on sait que la moitié des saisines du défenseur des droits 11 concerne les relations de travail.

Parmi les modifications apportées cet automne, soulignons que seul le terme critiquable de patronyme est conservé, la race devient la « prétendue race », la religion est dorénavant « déterminée » et apparaît « la capacité à s’exprimer dans une autre langue que le français » 12. Parmi les motifs n’ayant subi aucun changement, il en est un qui surprend par la longueur de sa rédaction, « la particulière vulnérabilité résultant de [l]a situation économique, apparente ou connue de son auteur ».

Loin de museler l’imagination, la rédaction alambiquée de ce critère, créé par la loi du 24 juin 2016 13, nourrit nombre de questions et de critiques. Tout d’abord, les interrogations naissent d’une dissymétrie entre l’intitulé de la loi « visant à la lutte contre la discrimination à raison de la précarité sociale » et son article unique préférant l’expression « vulnérabilité économique ». Au-delà de ce seul glissement sémantique, un motif de discrimination complexe se dévoile en raison des précautions rédactionnelles prises par le législateur. Il s’agit déjà une vulnérabilité qui a la particularité de provenir d’une situation économique. Ensuite, elle doit être soit connue de l’auteur de la discrimination, soit apparente. Ensuite, le système reposant sur l’adjonction textuelle de motifs, il est nécessaire de s’interroger sur les implications d’une telle apparition, que ce soit à l’égard de la dynamique générale de la lutte contre les discriminations ou de ce que peut renfermer le nouveau terme ou la nouvelle expression, isolément ou en relation avec les critères préexistants. Cette analyse est pertinente, d’autant que l’entrée du terme « économique » ne peut être considérée comme incidente. Certes, avec les modifications réalisées par la loi du 18 novembre 2016, ce critère n’est pas la seule nouveauté, mais c’est sans aucun doute la plus importante, du moins sur un plan conceptuel.

Ainsi, si les questions sont finalement assez classiques en matière de discrimination, les réponses et les ouvertures qu’elles initient sont plus inédites. Par les circonvolutions prises dans la rédaction, se dévoile difficilement un critère dont il est délicat d’affirmer ses délimitations (I). Au-delà, il faut se questionner sur une transformation notable du droit de la lutte contre les discriminations qui place l’homo economicus au centre de l’attention dans les relations sociales (II).

 

I. Un nouveau motif de discrimination difficile à circonscrire

 

Des critiques peuvent être formulées dès la première étape de la réflexion, à savoir ce que recèle la vulnérabilité économique. Tout d’abord, le choix des termes pour isoler ce nouveau motif est critiquable (A). Partant, c’est son utilité qui peut être discutée (B).

 

A. Un choix des termes critiquable

 

Que l’on se fie au choix terminologique retenu dans le titre de la loi, la précarité sociale, ou que l’on en reste au critère inscrit dans le Code pénal et la loi de 2008, la vulnérabilité économique, c’est bien la pauvreté, voire la grande pauvreté, qui est envisagée. Les victimes potentielles sont a priori peu nombreuses en raison de la sélectivité du nouveau motif (1). Sa rédaction est également ambivalente car elle fait à la fois apparaître une forme d’incertitude de la victime quant à sa situation financière et une certitude de l’auteur de la discrimination sur celle-ci (2).

 

1. Un motif sélectif

La pauvreté n’a aucun caractère inédit au regard des textes internationaux traitant des discriminations, bien que, à l’instar de la loi de 2016, le terme semble toujours soigneusement évité. Ainsi l’article 14 de la Conv. EDH et l’article 2 du Pacte International des Droits Sociaux et Culturels ont opté pour l’origine sociale, qui a sans doute le démérite d’impliquer un déterminisme social résonnant difficilement en période de crise économique. La notion de vulnérabilité permet de dépasser la seule situation d’une hérédité sociale 14. Malgré tout, la notion d’origine a la vertu de pouvoir protéger toutes les situations, des pauvres comme des plus aisés, ce qui n’est pas le cas de la précarité ou de la vulnérabilité. Le choix fait par le législateur, qui aurait pu opter pour la fortune 15 ou la condition sociale, exclut les personnes économiquement avantagées du bénéfice des articles L.1132-1 du Code du travail et 225-1 du Code pénal. L’absence de neutralité du motif est inédite dans la construction du droit de la discrimination qui préfère habituellement le laisser le plus ouvert possible 16.

Cette orientation poursuit une certaine logique car le législateur a fait ici le choix de reprendre les termes qu’il avait utilisés en 2012 17 lorsqu’il créa les circonstances aggravantes au harcèlement sexuel, celles-ci étant constituées lorsque les actes sont commis « sur une personne dont la particulière vulnérabilité ou dépendance résultant de la précarité de sa situation économique ou sociale est apparente ou connue de leur auteur » 18. Seule différence, les difficultés sociales et économiques de 2012 ne sont plus qu’économiques en 2016. En revanche, il reste l’idée d’un seuil puisque n’est envisagée comme motif de discrimination que la « particulière vulnérabilité ». Ce qualificatif offre une gradation supplémentaire dans les difficultés vécues par l’individu 19. Le juge aura ainsi la tâche ingrate de distinguer la vulnérabilité économique légère qui n’entraine pas l’application des règles de lutte contre les discriminations, de la vulnérabilité économique plus lourde, voire très lourde, qui permet cette application. Si l’on s’en tient à une analyse purement patrimoniale, il faudra traduire objectivement un seuil, peut-être par référence au RSA, qui sert déjà à délimiter les rémunérations insaisissables afin de préserver un minimum vital pour le débiteur 20. Le fait que la vulnérabilité ne soit qu’économique devrait logiquement exclure les problématiques purement sociales, comme celles relatives au logement, qui pourtant sont essentielles pour déterminer la détresse et la fragilité effective d’un individu. Nous sommes loin de la discrimination faite aux petits propriétaires fonciers français identifiée par la CEDH dans l’arrêt Chassagnou 21. Par ailleurs, le choix de cibler uniquement les plus pauvres peut dérouter quand on sait que la réforme de l’imposition à la source conduit à envisager un nouveau motif qui serait celui du taux d’imposition 22. Le nouveau système impliquant la transmission à l’employeur de la situation fiscale du salarié, il pourrait engendrer des décisions patronales, telles un refus de promotion ou de prime, sur la base cette information. Il aurait donc été préférable de respecter une neutralité dans la rédaction du critère afin de protéger tous les salariés, quelle que soit leur situation patrimoniale, et éviter un effet d’empilement des motifs de discrimination. Le droit français aurait pu s’inspirer des législations imaginées par plusieurs provinces canadiennes qui ont opté pour une lutte contre les discriminations fondées sur « la source des revenus » 23, permettant ainsi d’inclure les revenus du travail mais aussi du capital ou le bénéfice d’aides sociales 24.

La vulnérabilité économique, telle qu’elle apparaît dans la loi, se révèle finalement assez réductrice car elle cible uniquement les plus pauvres et seulement en considération de leurs difficultés financières. De plus, si c’est effectivement un critère de discrimination, cela signifie qu’il faut découvrir des préjugés qui y sont attachés.

 

2. Une situation économique ambivalente

Tout d’abord, le choix du terme vulnérabilité fixe l’attention sur une fragilité potentielle de la victime et non sur des difficultés avérées comme la fortune ou la condition sociale auraient pu le permettre. En effet, le motif porte sur la vulnérabilité face aux difficultés financières et non sur les difficultés financières elles-mêmes. C’est donc la fragilité économique qui est prise en compte, ce qui semble englober une situation précaire ou qui peut le devenir au gré d’un événement économiquement défavorable. Cela soulève quelques difficultés lorsque cette vulnérabilité est confrontée à une condition sine qua non des discriminations, à savoir l’existence de préjugés. Une discrimination est une inégalité, mais une inégalité provoquée par le comportement d’autrui en raison de présupposés sur ses capacités et son comportement. En effet, une discrimination s’explique par un préjugé ou un stéréotype attribué au critère concerné 25. La personne n’est considérée par l’auteur qu’à travers le prisme de cette caractéristique qui aboutit à sa disqualification, étouffant ainsi les mérites ou les compétences de cette dernière. Ainsi, au lieu de prendre en compte l’expérience des travailleurs âgés, certains employeurs pensent au potentiel manque de souplesse, de réactivité ou à de possibles absences pour maladie. Pour suivre cette logique essentielle aux discriminations, il faut relier des préjugés à la particulière vulnérabilité économique. A ce propos, une étude d’ADT Quart-Monde publiée en 2015 26, fait ressortir quelques points saillants concernant l’appréciation des personnes en situation de pauvreté. Nous pouvons ainsi citer pêle-mêle le manque d’hygiène, le nombre important d’enfants afin de toucher des aides sociales, l’absence de compétence en matière de gestion d’un budget ou encore l’idée selon laquelle il existe plus de fraudeurs parmi les pauvres. Selon l’association, 97% des français ont au moins une idée reçue sur la précarité sociale. Mais il s’agit bien de la précarité et non de la vulnérabilité économique. Il est d’ailleurs difficile d’imaginer des idées reçues sur une fragilité ou une potentielle difficulté lorsqu’elle n’est qu’économique. Ces éléments montrent que la rédaction adoptée par la loi de 2016 renvoie plus à une personne qui se sert des difficultés financières d’une autre, plutôt qu’à celle qui rejette un individu en raison d’un préjugé. De ce point de vue, il est même possible de se demander s’il n’y a pas une confusion la discrimination et la violence économique qui vient vicier le consentement d’un contractant en situation de dépendance économique 27.

Ensuite, la précision selon laquelle la vulnérabilité économique doit être « apparente ou connue de son auteur » ouvre également la voie à des interrogations inédites. La rédaction conduit à considérer que soit la pauvreté se voit et il faut alors l’associer à une des idées reçues mises en lumière par ADT Quart-Monde, soit la situation financière préoccupante de la victime est connue de l’auteur (employeur, bailleur ou autre) avant sa prise de décision. Cette certitude de l’auteur n’est pas mentionnée dans les autres critères. S’il y a précision, ce qui est le cas pour les questions d’appartenance, cette dernière peut être « vraie ou supposée ». Ainsi, jusqu’à présent, la supposition et donc l’erreur étaient possibles. Concernant la vulnérabilité économique, il n’est plus question d’envisager la potentielle situation de la victime, puisque forcément connue ou identifiée. Il n’est plus question d’erreur de jugement.

L’affirmation de l’absence de doute peut s’avérer contreproductive lorsque l’on s’intéresse à la question de preuve de la discrimination. Rappelons à cet égard qu’en matière civile, la victime bénéficie d’un allègement puisqu’elle n’a à prouver que la différence de traitement, l’auteur devant alors justifier du caractère objectif de ce traitement. Ce dernier pourrait-il tirer parti de la condition de la connaissance de la situation qui n’est pas identifiée pour les autres motifs ? L’absence d’éléments d’informations quant à la situation financière de la victime devrait logiquement tendre à l’objectivation du traitement remis en cause. Ainsi, à l’inverse des autres motifs, il existe un appui textuel permettant de dire en quoi le traitement est dénué de caractère discriminatoire. En matière pénale, la présomption d’innocence s’oppose à la mise en œuvre de l’allègement de la charge de la preuve 28. En conséquence, la connaissance de la situation délicate de la victime reste un élément à prouver étant donné le caractère nécessairement volontaire de l’acte discriminatoire. La précision selon laquelle l’auteur doit savoir quelles difficultés affronte la personne en situation de précarité s’avère donc inutile.

Ainsi, par un luxe inédit de précisions textuelles, le législateur parvient à dessiner un motif de discrimination qui repose à la fois sur la situation incertaine de la victime et sur la certitude qu’en a l’auteur, une incertitude certaine en quelque sorte. Au-delà de ces difficultés, le plus important reste sans doute de connaître les potentialités pratiques de ce nouveau motif. Mais là encore, la critique est possible.

 

B. Une utilité discutable du nouveau motif de discrimination

 

Pour que la vulnérabilité économique puisse être utile, il faut qu’elle ait un champ d’application propre au regard des autres motifs de discrimination. Or, elle peut être très facilement confondue avec des critères préexistants (1). Son utilité peut également être discutée sur le fait qu’elle semble intervertir causes et conséquences d’une discrimination (2).

 

1. Confusions avec les autres motifs de discrimination

Pour qu’un nouveau critère de discrimination puisse être utile, il faut déceler sa pertinence et son apport au regard des motifs préexistants. A première vue, la vulnérabilité économique est singulière dans le paysage de la non-discrimination car elle est reliée à la situation de la personne, non directement à cette dernière. En cela, elle peut être rapprochée du lieu de résidence qui s’attache à l’origine géographique de l’individu et non à une caractéristique individuelle et intime. Le lieu où l’on vit ainsi que les conditions financières se heurtent à des réactions hostiles. La proximité entre les deux critères se dévoile assez facilement. En effet, en 2015, le législateur visait implicitement les quartiers difficiles. L’étiquette de délinquance, de violence ou de conditions de vie difficiles marque de manière indélébile les habitants, quelle que soit leur réalité quotidienne par ailleurs. Avec la vulnérabilité économique, on individualise le vécu financièrement difficile puisque la situation de la personne est connue de l’auteur ou ce dernier s’en rend compte par des traits censés l’extérioriser. Si c’est le code postal ou le quartier qui mettent l’auteur sur la voie des difficultés vécues par son interlocuteur, on doute de la plus-value du dernier critère. Les difficultés financières doivent être visibles ou connues en dehors de l’indication donnée par le lieu de résidence pour pouvoir être utilement mentionnées devant les juridictions.

Même confrontée aux motifs plus classiques qui portent sur la personne, la vulnérabilité économique ne démontre pas immédiatement son utilité. Si la précarité se voit, puisqu’il nous est dit qu’elle peut être apparente, le critère de l’apparence physique 29 peut parfaitement être utilisé. Encore une fois, la précision textuelle amoindrit la potentielle utilité du critère.

Qui plus est, dans certains domaines, les difficultés financières sont déjà prises en compte comme des facteurs éventuels de discrimination. C’est le cas en matière de santé puisque le Code de la santé publique envisage spécifiquement les discriminations dans l’accès aux soins.  Selon l’article L.1110-3, « Un professionnel de santé ne peut refuser de soigner une personne pour l’un des motifs visés au premier alinéa de l’article 225-1 ou à l’article 225-1-1 du code pénal ou au motif qu’elle est bénéficiaire de la protection complémentaire ou du droit à l’aide prévus aux articles L. 861-1 et L. 863-1 du code de la sécurité sociale, ou du droit à l’aide prévue à l’article L. 251-1 du code de l’action sociale et des familles ». En supplément de la liste des critères établis par le Code pénal, y compris dorénavant celui de la vulnérabilité économique, le Code de la santé publique a déjà considéré la possibilité de discrimination liée au bénéfice de certaines aides sociales comme la CMU ou l’aide médicale de l’Etat lesquelles, si elles ne sont pas réductibles aux plus précaires, englobent la protection de ces derniers. Ainsi, dans le domaine médical, le caractère inédit de la vulnérabilité économique disparaît, en même temps que son utilité. Ou alors, il faut imaginer que la connaissance de la situation délicate du patient se fasse par un autre biais que le bénéfice d’une aide sociale.

Toutes ces illustrations démontrent que la place de la vulnérabilité économique dans le domaine des discriminations ne relève pas de l’évidence et que son utilité se lira dans l’imagination des victimes. Pour l’instant, il est souvent souligné son caractère uniquement symbolique 30. Peut-être faut-il alors regarder dans les interactions avec les autres motifs pour lui découvrir une utilité plus certaine.

 

2. Confusions entre causes et conséquences d’une discrimination

Une autre utilité de la vulnérabilité économique pourrait provenir de ce qu’elle apporte aux autres motifs par le biais de ce qui est généralement appelé les discriminations multiples ou les discriminations intersectionnelles 31. Il ne s’agit plus d’isoler le champ d’application d’un motif, mais au contraire d’analyser comment il parvient à nourrir un autre critère. A titre d’exemple, il est possible de se référer à un récent rapport du Défenseur des droits qui illustre les difficultés propres aux femmes handicapées dans le monde du travail 32. Celles-ci subissent la combinaison des deux motifs et sont ainsi plus discriminées que les personnes handicapées en général et plus que les femmes prises dans leur ensemble. Transposée à la vulnérabilité économique, la discrimination multiple suppose que celle-ci soit corrélée avec un autre motif pour augmenter la possibilité d’être discriminé. Sans aller trop loin dans la prospection, nous pouvons songer au handicap, à l’âge. Il est également possible de relier la précarité à la situation de famille puisque l’on sait, par exemple, que les familles monoparentales éprouvent de nombreuses difficultés financières.

Ainsi, si l’on suit la logique des discriminations multiples, il faut considérer que l’on peut subir plus facilement la discrimination lorsque l’on est financièrement vulnérable et âgé ou handicapé. Cependant, dans les faits, ce n’est pas une addition qui se produit car cette situation a la particularité d’associer une caractéristique intrinsèque de la personne à sa situation économique. Or, la situation économique n’est souvent que la résultante d’un trait particulier. Ainsi, un divorce peut être source de paupérisation, de même que le handicap lorsqu’il empêche la personne de travailler et ainsi d’obtenir des revenus au-delà des seules aides sociales. En fait, la vulnérabilité ne nourrit pas un autre critère, au contraire, c’est ce dernier qui en est le terreau et permet de l’explique. L’autre critère est une cause 33 de la précarité, il ne vient pas en plus, il explique celle-ci. L’aspect financier découle d’un premier trait, lequel se trouve être, par ailleurs, un motif de discrimination. Ce mouvement laisse apparaître une faille dans la construction législative puisqu’il ne s’agit plus d’être discriminé parce que pauvre, mais d’être pauvre parce que discriminé. Une fois encore, l’ajout de ce motif laisse perplexe quant à sa plus-value pour les victimes. Certes, il pourrait être avancé simultanément à un autre critère, mais ce dernier suffira à considérer la discrimination puisqu’il expliquera la situation économique. Il n’y aura donc pas de plus-value à l’utilisation de la précarité.

Plus encore, l’admission de ce critère exclusivement économique invite à redessiner le droit de la lutte contre les discriminations.

 

II. L’homo economicus, nouveau centre d’attention des relations sociales

 

L’inflation erratique 34 des motifs de discrimination dessine peu à peu un paysage égalitaire plus complexe. Surtout, et la question de la pauvreté y a une place centrale, la lutte contre les discriminations offre une définition plus économique de la personne (A), en même temps qu’elle provoque à nouveau des interrogations sur le rôle de l’Etat et de la société dans son ensemble. La lutte contre la pauvreté n’est plus un enjeu étatique mais de société (B).

 

A. L’introduction d’éléments économiques dans la définition de la personne

 

Le tournant opéré ces dernières années par le législateur consistant à admettre la situation économique et sociale comme un facteur de discrimination transforme la personne en individu économiquement situé. Il est dès lors possible de dire que la situation économique est un élément de l’identité (1), au risque de nourrir une confusion entre inégalité et discrimination (2).

 

1. La situation économique comme facteur d’identité de la personne

La vulnérabilité économique n’est pas une caractéristique intrinsèque de la personne, mais une situation qu’elle subit au quotidien. Il s’agit d’une nouvelle orientation du droit des discriminations, déjà ébauchée avec le critère du lieu de résidence, mais qui apparaît cette fois clairement par le choix des termes comme nous avons pu le constater. Ce glissement de motifs liés à la personne elle-même comme le handicap, la grossesse ou le sexe, à la prise en compte de la situation vécue n’est pas anodin. A l’origine, les caractéristiques listées étaient considérées comme des éléments de la délimitation de l’identité d’une personne 35. L’introduction du lieu de résidence puis de la vulnérabilité économique modifie l’angle d’analyse pour se consacrer à une discrimination situationnelle et non plus identitaire. Dit autrement, s’opère ces dernières années un glissement d’une discrimination d’état à une discrimination de situation. Elle donne à la lutte contre les discriminations une connotation plus économique et sociale au risque de faire de l’égalité un droit de moins en moins civil et politique. C’est aussi mettre sur un même plan ce qui nous construit et ce que nous subissons en raison de facteurs qui nous sont extérieurs.

Une autre approche consisterait à faire de la vulnérabilité économique un élément de l’identité de la personne au même titre que les motifs plus classiques. La pauvreté serait alors aussi déterminante pour la construction de l’individualité de chacun que l’appartenance à un sexe, l’orientation sexuelle ou encore le handicap. Etre pauvre ne serait plus une situation subie mais un état qui définit la personne. Là encore, la réponse soulève de nouvelles difficultés.

Quelle que soit l’orientation exposée, les incidences théoriques sont conséquentes en définissant l’individu protégé par les règles qui répriment les discriminations de manière économique. Il n’est pas question ici de dédier un droit ou une liberté, telle la liberté d’entreprendre, spécialement à l’homo economicus 36, mais d’introduire cette qualité dans un droit fondamental déjà conçu pour la personne dans son humanité. Que l’on y voit une évolution critiquable ou non, celle-ci est réelle. En revanche, la critique est plus certaine dans la confusion que la rédaction du nouveau critère entraine entre inégalité et discrimination.

 

2. Une confusion entre inégalité et discrimination

Si toutes les discriminations sont des inégalités, l’inverse n’est pas vrai. L’inégalité peut être naturelle, objective, subjective, intrinsèque ou extrinsèque alors que la discrimination suppose, nous l’avons vu, une réaction sociale qui naît d’un préjugé, d’une idée reçue ou d’un stéréotype. Une discrimination est une inégalité, mais une inégalité provoquée par le comportement d’autrui en raison de présupposés sur les compétences ou les habiletés de la victime. C’est une subdivision spécifique au sein des inégalités qui obéit à une dynamique propre parce qu’en tant qu’inégalité subjective elle n’existe que par une réaction négative de l’auteur.

Il n’est pas question ici de nier l’existence des inégalités économiques, mais leur admission en tant que motif de discrimination implique de les considérer autrement. Elles deviennent à la fois des inégalités objectives et des inégalités en raison du jeu social. Or, cette combinaison, déjà connue pour la question du handicap, n’a rien d’évident lorsque l’on se situe sur le terrain économique. Un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme semble mettre en lumière cette difficulté. Dans l’affaire Soares de Melo contre Portugal 37, une requérante se plaint de la décision administrative de placer 7 de ses 10 enfants à l’adoption en raison de ses difficultés matérielles. Pour cela, elle se fonde sur une violation de l’article 8 sous l’angle de la vie familiale ainsi que sur les articles 6§1 et 13 (droit à un procès équitable et droit à un recours effectif). Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour ne retient que le premier fondement afin de déclarer une violation tant sur la décision que sur la procédure mise en œuvre, ainsi que sur le fait que les autorités lui aient demandé de subir une opération de stérilisation. La Cour relève que seules les difficultés économiques de la requérante, qui ne travaille pas et s’occupe quasiment seule de ses enfants, puisque le père est polygame, expliquent l’ensemble de sa prise en charge par les services sociaux. En effet, la force des liens affectifs et l’absence de maltraitance sont soulignés. Jamais, ni de la part de la requérante, ni de la part de la Cour qui rappelle pourtant sa compétence pour qualifier juridiquement les faits, un quelconque aspect discriminatoire dans la prise en considération de la « détresse économique 38 » de la mère (qui n’est pas sans rappeler l’idée de vulnérabilité économique) n’a été soulevé. Il suffisait pourtant de combiner l’article 14 consacrant la non-discrimination avec l’article 8 39. C’est bien l’inégalité de la personne économiquement située qui est l’enjeu du litige et non pas la réaction discriminatoire des autorités portugaises face à la vulnérabilité économique de la requérante, même si les tourments financiers de la mère ont constitué le seul élément justifiant la décision de placement en adoption des enfants. Cet exemple montre que les difficultés économiques sont avant tout des inégalités objectives qui ne se transforment pas nécessairement en discrimination, autrement dit en inégalité subjective provoquée par une autre personne. Cela même lorsque cette dernière refuse l’octroi d’un droit ou d’un avantage à ce titre. Faire des inégalités économiques des discriminations conduit à penser que la société a des responsabilités dans leur création et donc aussi dans leur disparition.

 

B. La lutte contre la pauvreté comme enjeu de société

 

Non seulement la loi de juin 2016 énonce que la vulnérabilité économique est un motif de discrimination, mais elle en fait aussi une possibilité de discrimination positive à l’initiative des acteurs de la société. Ce sont alors ces derniers qui trouvent une place essentielle dans la lutte contre la pauvreté (1). En conséquence, le risque est celui du désengagement de l’Etat (2).

 

1. La lutte active contre la pauvreté par les acteurs eux-mêmes

L’admission de la vulnérabilité économique dans le champ des discriminations vient, au moins sur le plan des principes, renforcer la lutte contre la pauvreté. En effet, le refus discriminatoire fondé sur la vulnérabilité économique provoque une aggravation des difficultés de la victime. On peut imaginer ici les conséquences d’un refus d’un emploi, d’un logement par exemple. Si les acteurs parviennent à s’approprier le nouveau motif de discrimination, la lutte contre celui-ci viendra compléter les actions étatiques qui octroient des aides sociales.

Mais la loi du 24 juin 2016 va plus loin en prévoyant dans le Code du travail la possibilité de discriminations positives. Un nouvel article L.1133-6 indique ainsi que « Les mesures prises en faveur des personnes vulnérables en raison de leur situation économique et visant à favoriser l’égalité de traitement ne constituent pas une discrimination ». Il s’agit bien de distinguer les personnes habituellement discriminées afin de leur faire retrouver une égalité réelle, de donner plus à ceux qui ont moins en raison de discriminations négatives répandues qui empêchent l’égalité théorique de rimer avec l’égalité réelle 40. Le lieu de résidence avait pareillement bénéficié d’éventuelles discriminations positives 41, rejoignant en cela le critère du handicap à l’égard duquel, même si le système actuel de discrimination positive est connu depuis 1987 42, les initiatives des acteurs privés étaient ménagées depuis 2008 43. De manière expresse le Code du travail prévoit la possibilité d’initiatives en faveur de l’égalité en plus de l’obligation d’embauche de 6% imposée aux employeurs. L’admission de la vulnérabilité économique comme motif de discrimination crée de manière simultanée la possibilité de discriminations positives envisagées par les acteurs eux-mêmes et non plus mises en place par l’Etat.

Par ailleurs, une question naît de la rédaction du nouvel article L.1133-6. En effet, y sont mentionnées les personnes qui sont vulnérables en raison de situation économique alors que le motif de discrimination traite de la particulière vulnérabilité économique. Il y a une transformation du motif qui supprime la nécessité d’une intensité particulière des difficultés. Donc, il est interdit de discriminer négativement les personnes en grande précarité, mais il est possible de discriminer positivement celles qui sont simplement en situation précaire. Les victimes (discriminations négatives) sont donc moins nombreuses que les bénéficiaires (discriminations positives). Le souffle inédit ainsi apporté à la notion de discrimination positive soulève cependant des difficultés pratiques, bien au-delà du problème de la fixation des seuils jusqu’alors abordé. En effet, au titre de l’article L.1133-6 un employeur peut agir au bénéfice des salariés connaissant une situation économique délicate alors même que celles-ci ne sont pas couvertes par l’interdiction de discrimination restreinte aux cas les plus graves. C’est aussi une difficulté théorique car les discriminations positives ne sont justifiées que pour rétablir une égalité réelle bafouée par des discriminations négatives. Or, là, des personnes qui ne peuvent être reconnues victimes pourraient tout de même recueillir les efforts de l’employeur au nom d’une discrimination positive.

Ainsi, non seulement il est souligné la possibilité d’agir des acteurs privés, mais au détriment des voies égalitaires explorées jusqu’à présent. C’est dire que la méfiance historique envers les discriminations positives s’est considérablement fissurée. Considérées ici comme vertueuses, elles relèguent aussi l’Etat à l’arrière-plan.

 

2. Un désengagement de l’Etat

Puisqu’il s’agit d’une discrimination, il est entendu que ce sont les acteurs privés qui en sont à l’origine. Il leur revient alors de rectifier leur comportement, provoquant ainsi le retrait de l’Etat dont l’action n’est pas mise en cause. Bien évidemment, cela ne neutralise pas les initiatives publiques qui sont prises ou qui pourront l’être en faveur des plus démunis, mais transparaît l’idée que l’ensemble de la société participe à l’établissement de cette situation d’inégalités économiques.

Là encore, les enseignements de l’arrêt Soares de Melo contre Portugal 44 sont fertiles quant à la place qui revient à l’Etat. En effet, dans cet arrêt, par le biais d’une motivation « particulièrement audacieuse 45 », la CEDH reproche à l’Etat de ne pas avoir su aider financièrement la requérante à subvenir aux besoins vitaux de sa famille ou encore de ne pas avoir permis l’accueil des enfants dans une crèche qui aurait réservé à la mère le temps nécessaire pour exercer une activité professionnelle rémunérée. La juridiction, malgré le contexte de crise économique qui traverse l’Europe, n’hésite pas à draper sa solution des vêtements chauds et protecteurs de l’Etat providence. Comme nous l’avons vu précédemment, elle reste pour cela dans le cadre des inégalités économiques hors toute discrimination.

Au contraire, le choix du législateur français d’instituer la vulnérabilité économique comme motif de discrimination et de permettre expressément des discriminations positives, fait dépendre la providence du bon vouloir de la société. Certes l’Etat reste présent pour rétablir l’égalité, mais il se place en retrait en déterminant que la vulnérabilité économique entre dans le jeu social et constitue un facteur de discriminations quotidiennes. Par la loi de juin 2016, c’est la société qui supporte les difficultés économiques et qui devient un acteur essentiel de la lutte contre ces dernières. Elle devient alors une société inclusive en matière économique, comme elle l’est déjà dans le domaine du handicap 46. Par l’intromission d’une dynamique de discriminations positives d’origine privée au sein d’un motif discriminatoire économique, la loi imposant la vulnérabilité économique comme motif discrimination crée ainsi la société providence.

 

 

Notes:

  1. Art. 15 Charte canadienne des droits et libertés.
  2. Art. 14 CEDH ; art. 21 CDFUE.
  3. Loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
  4. Loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle.
  5. Loi n°2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel.
  6. Des différences étaient (et pour certaines le sont encore) à noter également avec la loi n°2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations ou la loi Le Pors n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. Sur ces différences : S. Slama, « La disparité des régimes de lutte contre les discriminations : un frein à leur efficacité ? », La Revue des droits de l’homme, 2016, n°9.
  7. Art. L1132-1 Code du travail.
  8. Art. 225-1 Code pénal.
  9. Loi n°2002-304 du 4 mars 2002 relative au nom de famille.
  10. Sur l’importance de cette loi : R. Médard, « Le droit à la non-discrimination fait peau neuve : brèves considérations sur les incidences de la loi de modernisation de la justice du XXIème siècle », RevDLF, 2016, chron. n°27.
  11. Défenseur des droits, Rapport d’activité, 2015, http://www.defenseurdesdroits.fr/fr/rapport-annuel-dactivite-2015/le-defenseur-des-droits-en-chiffres.
  12. Art. 1, loi n°2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
  13. Loi n°2016-832 du 24 juin 2016 visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale.
  14. CoDESC, obs. gén. n° 20, La non-discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels (art. 2, § 2, PIDESC), E/C.12/GC/20, 2 juill. 2009, pt 24.
  15. Terme qui est utilisé par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dans son article 21 consacré à la non-discrimination.
  16. Nous pouvons ainsi citer pêle-mêle le sexe, l’âge, la religion et même le lieu de résidence qui a pourtant un caractère économique et social comme la vulnérabilité économique.
  17. Loi n°2012-954 du 6 août 2012 portant réforme du harcèlement sexuel.
  18. Art. 222-33 du Code pénal
  19. Grégoire Loiseau évoque l’idée d’une « échelle » de la vulnérabilité : G. Loiseau, « Regard sur la précarité sociale », D., 2016, p. 1753.
  20. Art. L3252-3 Code du travail.
  21. CEDH, 29 avr. 1999, n° 25088/94, Chassagnou c/ France, D. 1999. 163, 389, chron. G. Charollois, et 2000. 141, chron. E. Alfandari; AJDA 1999. 922, note F. Priet, et 2000. 526, chron. J.-F. Flauss; RFDA 1999. 451; RTD civ. 1999. 913, obs. J.-P. Marguénaud, et 2000. 360, obs. T. Revet).
  22. N. André, « Le taux d’imposition : 22ème critère de discrimination », Semaine sociale Lamy, 2016, Act. p. 1732.
  23. D. Roman, « La discrimination fondée sur la condition sociale, une catégorie manquante du droit français », D. 2013, p. 1191.
  24. Il est quand même permis de se poser quelques questions sur la logique poursuivie ces derniers mois lorsque l’on constate que ce nouveau critère de discrimination serait créé spécifiquement pour les relations de travail alors que la liste des critères a été évacuée du Code du travail par la loi de modernisation de la justice du XXIème siècle.
  25. Pour le racisme : P.-A Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, 1988, p. 265. Pour une analyse générale : D. Tharaud, Contribution à une théorie générale des discriminations positives, PUAM, 2013, §160 et s.
  26. ADT Quart-Monde, En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, 2015.
  27. Cass. Civ. 1ère, 3 avril 2002, D., 2002, somm. 2844, obs. D. Mazeaud ; D., 2002, p. 1860, note J.-P. Gridel et J.-P. Chazal ; Def., 2002, p. 1246, obs. E. Savaux ; JCP E, 2002, I, p. 184, n° 6, obs. G. Virassamy ; JCP E, 2003, p. 278, n° 3, obs. F. Chérigny ; Contrats, conc. consom., 2002, n° 121, note L. Leveneur ; Dr. et patr., sept. 2002, p. 26, étude G. Loiseau ; RTD civ. 2002, p. 502, obs. J. Mestre et B. Fages. Avec la récente réforme du droit des obligation, la violence économique bénéficie d’une définition posée par l’article 1143 du Code civil : il « y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif ».
  28. Cass. Crim, 11 avril 2012, n°11-83816, Comm. F. Duquesne, RDT, 2012, p. 426.
  29. B. Lapérou-Scheneider, « La particulière vulnérabilité résultant de la situation économique, nouveau critère de discrimination », JCP G, 2016, p. 817.
  30. G. Calvès, D. Roman, « La discrimination à raison de la précarité sociale : progrès ou confusion ? », RDT, 2016, p.526.
  31. M. Mercat-Bruns, » Les discriminations multiples et l’identité au travail au croisement des questions d’égalité et de libertés », RDT, 2015, p.28.
  32. Défenseur des droits, L’emploi des femmes en situation de handicap. Analyse exploratoire sur les discriminations multiples, novembre 2016, http://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport_sur_lemploi_des_femmes_en_situation_de_handicap-accessiblefinal.pdf.
  33. Ce rapport a déjà été mis en avant par l’ONU : ONU, Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, doc. A/HRC/21/31, 2012.
  34. Sur cette question et les changements qui devraient intervenir en la matière : G. Calvès, « Motifs illicites de discrimination : poussée de fièvre à l’Assemblée nationale », D. 2016, p. 1500.
  35. A. Levade, « Discrimination positive et principe d’égalité en droit français », Pouvoirs, n° 111, 2004, p. 55.
  36. V. Champeil-Desplats, « La liberté d’entreprendre au pays des droits fondamentaux », RDT, 2007, p. 19.
  37. CEDH, 16 février 2016, Soares de Melo c. Portugal, req. 72850/14.
  38. A. Gouttenoire, « La famille dans la jurisprudence de la CEDH », Droit de la famille, n°9, 2016, chron. 2.
  39. C’est d’ailleurs ce que l’on pourrait appeler une habitude strasbourgeoise. Pour quelques exemples récents : CEDH, 23 juin 2015, Sidabras et autres c. Lituanie, req. 50421/08 ; 7 janvier 2014, Cusan et Fazzo c. Italie, req. 77/07 ; 7 novembre 2013, E.B. et autres c. Autriche, req. 31913/07 ; 12 février 2012, Vojnity c. Hongrie, req. 29617/07.
  40. Sur les discriminations positives : D. Tharaud, Contribution à une théorie générale des discriminations positives, PUAM, 2013.
  41. Article L1133-5 Code du travail.
  42. Loi n°87-517 du 10 juillet 1987 en faveur de l’emploi des travailleurs handicapés.
  43. Article L1133-4 Code du travail créé par la loi n°2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
  44. CEDH, 16 février 2016, Soares de Melo c. Portugal, req. 72850/14.
  45. Y. Bernard, « Assistance éducative et précarité des conditions d’existence », Droit de la famille, n°6, 2016, comm. 123.
  46. Résolution du Conseil du 17 mars 2008 sur la situation des personnes handicapées en Europe, JOUE, 26 mars 2008, n°C 75.

Pas de lunettes sous les œillères : le Conseil constitutionnel et le négationnisme

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L’auteur revient sur la décision du 26 janvier 2017 à l’occasion de laquelle le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur une disposition (art. 173) de la loi Égalité et citoyenneté  qui entendait élargir le délit de négationnisme.

Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

 

Introduit par amendement gouvernemental, l’article 173 (2°) de la loi Égalité et citoyenneté entendait élargir le délit de négationnisme. À cette fin, il ajoutait plusieurs alinéas à l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, afin que puissent être sanctionnés ceux qui auront nié, minoré ou banalisé de façon outrancière un génocide, un crime contre l’humanité, un crime de guerre, un crime de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage. Le propos ne devait être répréhensible que dans deux cas : soit lorsque le crime avait fait l’objet d’une condamnation judiciaire, soit lorsque l’expression constituait une incitation à la violence ou à la haine 1. Ainsi, le simple négationnisme était visé lorsque le crime avait été judiciairement établi, le seul négationnisme « qualifié », constitutif d’une incitation à la haine, était incriminé dans les autres cas.

Cette disposition présentait sans doute plusieurs défauts 2. En particulier, la complexité de l’incrimination témoignait de la gêne du gouvernement, animé notamment par la volonté d’interdire la négation du génocide arménien d’une manière qui puisse satisfaire le Conseil constitutionnel. Ce sont sans doute les obscures décisions précédentes de cet organe qui ont conduit à la rédaction retenue 3.

Le 26 janvier 2017, le Conseil constitutionnel a jugé contraire à la Constitution l’incrimination du négationnisme lorsque celui-ci constitue une incitation à la haine 4. Le Conseil n’a en revanche rien trouvé à redire à l’incrimination de la négation, minoration ou banalisation de tout crime contre l’humanité 5 reconnu par une juridiction. Pourtant, comme on avait pu le suggérer dans un mémoire d’amicus curiae qui, s’il a été lu, n’a pas convaincu le Conseil, c’est plutôt cette incrimination qui semblait poser problème.

Le passage pertinent de la décision s’ouvre par la récitation des considérations désormais classiques sur la liberté d’expression, si précieuse « condition de la démocratie », à laquelle le législateur peut apporter des limites à condition qu’elles soient « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (considérant 194). Or, conclut le Conseil quelques paragraphes plus loin, l’incrimination du négationnisme constitutif d’incitation à la haine constitue une atteinte qui n’est « ni nécessaire, ni proportionnée ». Mais le raisonnement suivi par le Conseil ne soutient pas cette conclusion. Ce que tend à démontrer le Conseil, c’est plutôt que l’incrimination du négationnisme simple est une restriction inadaptée, tandis que celle du négationnisme qualifié est imprécise.

Le raisonnement suivi par le Conseil semble entaché de deux défauts principaux : d’abord, le choix de passer sous silence une composante essentielle de l’incrimination examinée ; ensuite, la décision de l’analyser de manière isolée sans évoquer les autres normes introduites par le même article 173 de la loi déférée.

 

I. Pas de lunettes : un examen déformant

 

L’essentiel de la décision examine la disposition en passant sous silence le fait qu’elle ne vise que les propos constitutifs d’une incitation à la haine raciste. Cette composante essentielle de la loi n’est mentionnée que dans un paragraphe où le Conseil remarque à juste titre que la provocation à la haine et à la violence racistes est déjà incriminée par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881. La nouvelle infraction visait donc un comportement déjà constitutif d’un délit.

Le Conseil en déduit le caractère non nécessaire de la restriction. Dans ce cadre, il faut cependant le souligner car ce détail semble échapper au Conseil, la nécessité désigne autre chose que lorsqu’il s’agit d’examiner si les restrictions de la liberté d’expression sont « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ». La limitation d’une liberté est « nécessaire » lorsqu’il ne semble pas possible d’atteindre aussi efficacement le but recherché au moyen d’une mesure qui serait moins attentatoire à la liberté. Dès lors que la nouvelle loi ne restreint aucun comportement supplémentaire par rapport à des restrictions existantes, elle ne pose pas de problème de « nécessité » en ce sens.

L’absence de nécessité invoquée par le Conseil concerne plutôt le problème de la « double incrimination », et traduit une inutilité : il ne sert à rien d’interdire sous des peines identiques un comportement qui fait déjà l’objet d’une incrimination. Il n’échappera à personne que ce vice n’est pas d’une gravité extrême : il ne menace pas les libertés puisqu’il n’introduit aucune restriction supplémentaire. Sa visée est plutôt esthétique, elle s’inscrit dans l’objectif d’une « simplification du droit » : il s’agit d’éviter les textes qui s’accumulent sans modifier l’ordre juridique.

Au vu du caractère relativement bénin de ces doubles incriminations, on ne s’étonnera pas d’observer qu’elles provoquent rarement la sévérité du Conseil. Il semble qu’il ne se soit opposé à un mécanisme de double incrimination qu’à une seule reprise, qui plus est par un motif surabondant 6. Dans plusieurs autres décisions plus récentes, le Conseil a refusé de censurer une double incrimination. Ainsi, à ceux qui assuraient que « l’infraction créée par l’article 222-14-2 du code pénal n’est pas nécessaire dès lors que les faits qu’elle vise peuvent être réprimés sous d’autres qualifications pénale », le Conseil répondait que « le principe de nécessité des peines n’interdit pas au législateur de prévoir que certains faits puissent donner lieu à différentes qualifications pénales » 7. Néanmoins, dans l’affaire étudiée, la « vigie scrupuleuse de notre État de droit » 8 est impitoyable : la double incrimination s’avère fatale à la pénalisation du négationnisme constitutif d’une incitation à la haine.

Le problème est que le Conseil ne s’en tient pas là. L’inutilité d’une nouvelle incrimination de l’incitation à la haine le conduit à traiter la disposition étudiée comme si elle ne contenait pas cette condition. Comme l’explique l’auto-commentaire de la décision, « cet ajout était en réalité sans portée répressive » 9. Pour le Conseil, deux incriminations identiques s’annulent : un fait constitutif de l’infraction devrait disparaître de la loi sous prétexte qu’il est également prévu ailleurs. Le paragraphe conclusif du Conseil témoigne de cette modification de la loi examinée : « le législateur, en réprimant la négation, la minoration et la banalisation de certains crimes n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation judiciaire préalable, a porté une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression qui n’est ni nécessaire ni proportionnée » (cons. 197). L’élément d’incitation à la haine est passé sous silence.

Seule cette réécriture de la loi permet de comprendre un étrange passage de la décision du Conseil. Toutes les négations, minorations ou banalisations d’un crime contre l’humanité, explique-t-il, ne constituent pas « par elles-mêmes et en toute hypothèse » une incitation à la haine raciste. Cette observation est sans doute exacte. Les effets d’une expression dépendent de son contenu et de son contexte. On ne saurait présumer dans l’abstrait que toute expression qui conteste l’existence d’un certain crime soit assimilable à une provocation raciste. Le problème est que la disposition examinée ne soutenait nullement l’inverse : elle n’affirmait pas que toute négation constituait une incitation à la haine, mais incriminait la négation si elle constituait une incitation à la haine. Elle exigeait du juge qu’il vérifie dans chaque espèce si les propos étaient constitutifs d’une telle incitation. Il est donc erroné d’affirmer, comme le fait le Conseil dans l’auto-commentaire de la décision, que « le législateur avait en l’espèce sanctionné des actes qui ne constituent pas nécessairement des abus de la liberté d’expression » 10. Ce qui est présenté comme un fondement de la décision ne devrait constituer qu’un obiter dictum : un passage qui ne concerne pas la disposition dont le Conseil examine la constitutionnalité.

Cette première déformation de la loi contrôlée s’ajoute à une autre pour conduire le Conseil à percevoir un second vice d’inconstitutionnalité. Selon le Conseil, « le seul effet » de la disposition examinée consistait à « imposer au juge, pour établir les éléments constitutifs de l’infraction, de se prononcer sur l’existence d’un crime dont la négation, la minoration ou la banalisation est alléguée ». Il s’agit là d’une erreur. Une loi qui interdit de nier un crime contre l’humanité n’exige pas du juge qu’il vérifie que le crime nié a bien eu lieu. En effet, les « éléments constitutifs de l’infraction » n’incluent pas le caractère erroné de l’expression visée. Nier l’existence de Dieu n’implique pas qu’il existe. On peut dire de quelqu’un qu’il nie un crime sans que cela présuppose qu’il se trompe. Un négationniste peut très bien affirmer lui-même qu’il « nie » un crime. L’incrimination de la négation, minoration ou banalisation d’un crime ne dit rien de la réalité du crime concerné, elle n’exige pas du juge de l’établir. Comme l’écrivait Yan Thomas à propos de l’interdiction de nier la Shoah : « La loi n’a pas pour objet la vérité même du fait, mais l’acte verbal de sa négation. Elle ne rétablit pas une vérité, mais incrimine un acte de parole ». L’auteur appelait « à ne pas confondre la question de fait (l’existence des chambres à gaz) avec la question de droit (leur négation qualifiable, non directement au plan de la vérité, mais indirectement, à travers un acte de parole dirigé contre des personnes) » 11.

Le juge saisi sur le fondement de cette loi aurait dû interpréter les propos poursuivis pour établir s’ils niaient un crime contre l’humanité. Cette tâche n’implique pas d’examiner si le crime en question a vraiment eu lieu. Par exemple, l’affirmation selon laquelle « Le génocide arménien est un mensonge international » constitue une négation du génocide arménien, indépendamment de la question de savoir s’il y a bien eu un génocide arménien. Le juge qui condamne ce propos pour négation d’un génocide ne se prononce nullement sur la réalité du génocide arménien.

Quoiqu’il en soit, le Conseil considère que la loi vise la négation des crimes contre l’humanité que le juge estimera établis. Dès lors, « ces dispositions font peser une incertitude sur la licéité d’actes ou de propos portant sur des faits susceptibles de faire l’objet de débats historiques » (cons. 196). Le Conseil en déduit une violation de « l’exigence de proportionnalité qui s’impose s’agissant de l’exercice de la liberté d’expression », mais il utilise ainsi de manière non maîtrisée le terme de « proportionnalité », qui désigne plutôt un rapport entre les « coûts » et les « bénéfices » de la mesure examinée, l’idée que l’ampleur de l’atteinte à la liberté d’expression ne doit pas sembler démesurée par rapport à l’intérêt qui la justifie. Le véritable vice identifié par le Conseil est celui de l’imprécision, de l’imprévisibilité de la loi. Un reproche similaire avait été adressé par le Conseil d’État 12 à une loi qui incriminait de manière générale la négation des crimes contre l’humanité. La loi ici déférée s’en démarquait néanmoins en ce qu’elle ne visait que les propos constitutifs d’une incitation à la haine. Or, cette exigence était peut-être susceptible d’atténuer le caractère imprévisible de la loi. Elle aurait au moins mérité d’être prise en compte par le Conseil. « Des actes ou des propos peuvent ainsi donner lieu à des poursuites au motif qu’ils nieraient, minoreraient ou banaliseraient des faits sans pourtant que ceux-ci n’aient encore reçu la qualification de l’un des crimes visés » par la loi, explique le Conseil. Mais il omet de mentionner que ces propos n’auraient pu faire l’objet d’une condamnation que s’ils incitaient à la violence ou à la haine. Chacun peut, semble-t-il, raisonnablement savoir si ses propos sont susceptibles d’être perçus comme une incitation à la haine raciste accompagnée d’une négation d’un crime contre l’humanité. Les « débats historiques » mentionnés par le Conseil n’étaient guère concernés.

Le Conseil constitutionnel censure une loi qui interdit de nier des crimes contre l’humanité, charge le juge de vérifier que les crimes concernés se sont bien produits, mais ne lui impose pas d’examiner si les propos incitent à la haine ou à la violence. On peut partager l’opinion du Conseil : une telle loi est sans doute inconstitutionnelle. Le seul problème est que ce n’est pas cette loi qui avait été adoptée par le Parlement.

 

II. Les œillères : un examen isolé

 

Dans le cadre du contrôle a priori, le Conseil, on le sait, n’est nullement lié par les termes de la saisine et peut examiner toutes les dispositions de la loi. Le dernier alinéa de l’article 173 (2°) est ainsi examiné « d’office » par le Conseil, c’est-à-dire étudié par lui bien qu’il ne fût pas mentionné par les auteurs de la saisine. Le choix du Conseil est néanmoins difficile à comprendre : pourquoi ne pas avoir contrôlé l’ensemble de l’article 173 ? Pourquoi s’être contenté du passage qui interdit un comportement dont le Conseil remarque qu’il fait déjà l’objet d’une incrimination, et qui ne posait donc pas de danger impérieux pour la liberté d’expression ?

Bien sûr, les autres éléments de l’article 173 pourront faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. La saisine a posteriori n’est exclue que si la disposition a déjà été déclarée conforme à la Constitution « dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel » 13. Or, le Conseil a ignoré le reste de l’article 173. Comme il le souligne désormais avec insistance, il ne s’est « pas prononcé sur la constitutionnalité des autres dispositions que celles examinées dans la présente décision » (cons. 198). On se gardera donc de « penser ou de dire » que le Conseil a délivré un « blanc-seing de constitutionnalité » à ces dispositions 14. Nul ne peut en revanche empêcher le lecteur de la décision de penser et de dire que les arguments du Conseil auraient dû entraîner la censure de l’essentiel de l’article 173. Le Conseil constitutionnel fait abstraction d’éléments qui se trouvent parfois dans la même phrase que le passage qu’il étudie.

Comme on l’a vu, l’observation du Conseil selon laquelle toute négation d’un crime n’incite pas forcément à la haine ne concerne en rien l’alinéa censuré. Elle est en revanche parfaitement pertinente à l’égard des mots qui précèdent immédiatement le passage examiné par le Conseil. L’article 173 incrimine en effet la négation, la minoration ou la banalisation de tout crime contre l’humanité, tout génocide, tout crime de guerre, tout crime de réduction en esclavage, tout crime d’exploitation d’une personne réduite en esclavage, dès lors que ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale. Comme la liberté d’expression ne peut être limitée que lorsque son exercice porte « atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers », cet élargissement du délit de négationnisme n’est envisageable qu’à supposer que la négation d’un des crimes mentionnés développe toujours de tels effets préjudiciables. C’est précisément cette thèse que le Conseil écarte explicitement. Pourquoi donc n’a-t-il pas déclaré l’inconstitutionnalité de cet alinéa ?

Une première explication consisterait à considérer que la reconnaissance juridictionnelle du crime confère au négationnisme un caractère systématiquement préjudiciable. Dans une précédente décision, le Conseil semblait envisager implicitement une telle solution, en considérant que la distinction des crimes selon qu’ils ont ou non fait l’objet d’une reconnaissance juridictionnelle était en rapport avec l’objectif de lutte contre le racisme poursuivi par la loi 15. Ce raisonnement ne semble guère convaincant. Le caractère préjudiciable d’une expression dépend du contexte social dans lequel elle intervient. Il ne découle pas automatiquement de la reconnaissance juridictionnelle du crime nié. Il est parfaitement envisageable que la négation d’un crime établi par une juridiction ne s’apparente pas à une incitation à la haine. En vertu du nouvel alinéa de l’article 24 bis, et sans que le Conseil constitutionnel n’y trouve rien à redire, il est désormais interdit de contester les faits auxquels un tribunal français ou international a apporté une certaine qualification criminelle. Ainsi, la décision de justice clora la discussion en France. Si une juridiction qualifie un massacre de génocide, il ne sera plus permis, quel que soit le contexte et l’intention qui semble animer le locuteur, de contester ce point. Dire d’une personne qu’elle n’a pas été réduite en esclavage est un délit si un tribunal a affirmé le contraire. Qui plus est, la loi n’exige pas le caractère définitif de la décision de justice. L’interdit pourra subsister alors même qu’une juridiction d’appel aurait infirmé l’appréciation du premier juge. On pourrait aller jusqu’à dire que l’interdiction de nier l’existence de faits reconnus par une décision de justice implique une exclusion du recours contre cette décision… Cet alinéa de l’article 173 semble poser des problèmes de constitutionnalité autrement plus importants que l’incrimination du négationnisme constitutif d’incitation à la haine ou à la violence racistes. Elle seule, pourtant, a été censurée par le Conseil. Une histoire de moustique et de chameau vient à l’esprit…

Une deuxième manière d’expliquer le silence du Conseil constitutionnel touche à l’exigence de prévisibilité de la loi. Au contraire de la disposition censurée, l’exigence d’une condamnation juridictionnelle permet ici d’identifier précisément les expressions visées. Mais c’est alors une autre impasse du Conseil qui pose problème. Quelques lignes plus haut, toujours dans l’article 173, une précision est apportée à la loi du 29 juillet 1881. Son article 24 interdit désormais l’apologie des crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou des crimes et délits de collaboration avec l’ennemi, « y compris si ces crimes n’ont pas donné lieu à la condamnation de leurs auteurs ». Mais une telle mesure n’« impose »-t-elle pas au juge de se prononcer sur l’existence du crime dont il est fait l’apologie, « alors même qu’il n’est pas saisi au fond de ce crime et qu’aucune juridiction ne s’est prononcée sur les faits dénoncés comme criminels » ? « Dès lors, ces dispositions » ne font-elles pas « peser une incertitude sur la licéité d’actes ou de propos portant sur des faits susceptibles de faire l’objet de débats historiques » ? Les arguments utilisés par le Conseil pour dénoncer l’imprévisibilité de la disposition censurée devraient s’appliquer exactement de la même manière au délit d’apologie.

Bien entendu, le Conseil n’explique pas son silence. Tout juste tient-il à préciser que la négation, la minoration ou la banalisation d’un crime « ne constituent pas non plus, en eux-mêmes, une apologie de comportements réprimés par la loi pénale » (cons. 194). Cela est sans doute exact : sauf à défier la logique, celui qui nie un crime n’en fait pas l’apologie 16. Cette remarque dont on ne comprend pas bien le rôle dans l’argumentation du Conseil est en tous cas soulevée à propos des conséquences préjudiciables de l’expression, et non du problème de la prévisibilité.

La décision de n’examiner que deux lignes de l’article 173 demeure mystérieuse. Ses conséquences peuvent en revanche être anticipées. Le négationnisme dont l’incrimination est la plus discutée en France depuis de nombreuses années concerne le génocide arménien. Du point de vue du droit constitutionnel, la question devrait être de savoir si cette expression porte suffisamment atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers pour justifier une restriction. Néanmoins, le débat ne se déroule guère en ces termes. Il est plutôt dominé par la question de savoir si la condamnation juridictionnelle d’un crime est nécessaire pour que sa négation puisse être incriminée. Jamais le Conseil constitutionnel n’a expliqué en quoi la Constitution poserait une telle exigence. En 2012, il a annulé une loi en suivant un raisonnement laborieux fondé sur l’exigence de normativité de la loi 17. En 2016, le Conseil laissait entendre que l’existence d’une condamnation judiciaire serait un élément qui permettrait de conclure à l’interprétation du négationnisme comme un discours de haine. Jamais le Conseil n’a affirmé qu’il était exclu d’incriminer la négation d’un crime qui n’a pas donné lieu à une condamnation juridictionnelle. Ses décisions, néanmoins, ont souvent été présentées comme si elles contenaient une telle exigence.

L’article 173 de la loi Égalité et citoyenneté présentait l’occasion de rectifier cette interprétation erronée de la jurisprudence. Le Conseil a pris le parti exactement inverse. Le précédent de 2012 enseigne en effet que ce qui importe vraiment dans une décision du Conseil, c’est la phrase par laquelle il conclut à l’inconstitutionnalité de la loi. Ce n’est pas le raisonnement du Conseil lié à l’exigence de normativité de la loi qui a été retenu, mais uniquement la phrase selon laquelle « en réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication » 18. On en a déduit que le Conseil percevait dans la Constitution l’exigence d’une reconnaissance juridictionnelle du crime, quand bien même rien dans ses motifs ne venait appuyer pareille thèse 19.

Il en ira sans doute de même ici. Le Conseil conclut ainsi son examen de l’article 173 : « Il résulte de ce qui précède que le législateur, en réprimant la négation, la minoration et la banalisation de certains crimes n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation judiciaire préalable, a porté une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression qui n’est ni nécessaire ni proportionnée ». Bien sûr, le caractère « nécessaire » n’a rien à voir avec la reconnaissance juridictionnelle du crime, mais porte sur le doublon que constituait la loi avec l’incrimination de la provocation à la haine. Bien sûr, la « proportionnalité » concerne en réalité le caractère imprécis de la loi, certes lié à l’absence d’identification juridictionnelle des crimes niés, mais qui ne se confond pas avec ce critère. Une interdiction de nier le génocide arménien, par exemple, est parfaitement précise.

Toujours est-il que l’intervention d’une condamnation judiciaire préalable est mise en avant par la dernière phrase du Conseil. La croyance déjà si répandue selon laquelle l’absence de condamnation, par une juridiction internationale, des massacres de 1915 empêche constitutionnellement l’incrimination de la négation du génocide arménien sort renforcée de cet arrêt. Les ellipses et les approximations du Conseil constitutionnel conduisent à mettre en place un effet dissuasif : volontairement ou non, le Conseil laisse croire les pouvoirs publics à des limitations inexistantes dont il n’affirme jamais explicitement l’existence. Au terme d’une lecture déformante et incompréhensiblement parcellaire de la loi déférée, le Conseil met en valeur une exigence qu’il ne parvient pas à fonder sur la Constitution.

 

 

Notes:

  1. « Seront punis des mêmes peines ceux qui auront nié, minoré ou banalisé de façon outrancière, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un crime de génocide autre que ceux mentionnés au premier alinéa du présent article, d’un autre crime contre l’humanité, d’un crime de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou d’un crime de guerre défini aux articles 6, 7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale signé à Rome le 18 juillet 1998 et aux articles 211-1 à 212-3, 224-1 A à 224-1 C et 461-1 à 461-31 du code pénal, lorsque :

    « 1° Ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale ;

    « 2° Ou la négation, la minoration ou la banalisation de ce crime constitue une incitation à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe défini par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale. »

  2. À titre d’exemple, elle vise la minoration de l’existence d’un crime, formulation maladroite dès lors que c’est l’importance, et non l’existence du crime, qui peut être minorée. On peut aussi remarquer que la formulation retenue ne permet pas de savoir si la précision « de façon outrancière » ne concerne que la banalisation, ou s’applique également à la minoration voire à la négation.
  3. Cf. Th. Hochmann, « La réécriture de l’article 24 bis : généalogie d’une étrangeté », in Nathalie Droin et Walter Jean-Baptiste (dir.), La réécriture de la loi du 29 juillet 1881 : une nécessité ?, LGDJ, 2017 (à paraître).
  4. Décision n° 2017-745 DC du 26 janvier 2017.
  5. Dans ce qui suit, je parle simplement de « crime contre l’humanité », pour éviter la fastidieuse énumération de l’article 173 (génocide, crime contre l’humanité, crime de guerre, crime de réduction en esclavage, crime d’exploitation d’une personne réduite en esclavage). Le Conseil opère un raccourci plus limité en passant sous silence le dernier terme de cette liste.
  6. Décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996, Loi tendant à renforcer la répression du terrorisme, cons. 8.
  7. Décision n° 2010-604 DC du 25 février 2010, Loi renforçant la lutte contre les violences de groupes, cons. 5 et 6. Cf. d’autres références dans E. Raschel, La pénalisation des atteintes au consentement dans le champ contractuel, Thèse Poitiers, 2013, p. 296.
  8. Laurent Fabius, « Vœux au Président de la République », 5 janvier 2017. Le texte publié sur le site du Conseil précise toutefois que « seul le prononcé fait foi ». Chacun est donc libre d’espérer que cette formule grandiloquente n’a pas réellement été employée.
  9. Commentaire de la décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, p. 20.
  10. Ibid.
  11. Y. Thomas, « La vérité, le temps, le juge et l’historien », Le débat, n°102, 1998, p. 24. Cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, Étude de droit comparé, Pedone, 2013, pp. 187 s.
  12. Conseil d’État, avis INT-387525 du 18 avril 2013, rapport public 2014, p. 294. Cf. aussi Cour européenne des droits de l’homme (Grand chambre), 15 octobre 2015, Perinçek c. Suisse, Nussberger conc. et diss.
  13. Article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
  14. Laurent Fabius, « Vœux au Président de la République », 5 janvier 2017 : « Nous avons aussi clarifié la portée de notre contrôle de constitutionnalité a priori : dans toutes nos décisions de ce type, nous insistons désormais expressément sur le champ exact des articles que nous jugeons, afin de ne plus laisser penser ou dire que le Conseil décernerait un blanc-seing de constitutionnalité à l’ensemble des dispositions que nous ne soulevons pas d’office ».
  15. Décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016, cons. 10. Cf. Th. Hochmann, « Négationnisme : le Conseil constitutionnel entre ange et démon », RDLF, 2016, chron. n° 03.
  16. G. Genette, Postscript, Seuil, 2016, p. 70 : la « ‘théorie du complot’ […] fait volontiers bon ménage avec une argumentation disjointe classiquement dite ‘en chaudron’, dont la forme ‘moderne’, plus brutale, est, relativement à ladite Shoah : ‘Hitler n’a jamais exterminé les Juifs, et d’ailleurs il a bien fait de les exterminer.’ Le seul défaut de cette position, c’est la difficulté d’en exprimer en même temps et au même lieu les deux termes, le simple ‘négationnisme’ et l’aussi simple antisémitisme ».
  17. Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012. Cf. Th. Hochmann, « La question mémorielle de constitutionnalité (à propos de la décision du 28 février 2012 du Conseil constitutionnel) », Droit & Philosophie, vol. 4, 2012.
  18. Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012.
  19. Dans l’auto-commentaire de la décision du 26 janvier 2017, le Conseil constitutionnel tend à renforcer cette impression erronée : il cite la décision de 2012 en plaçant cette seule phrase en gras. Cf. Commentaire de la décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, p. 17.

L’humanité de Mireille Delmas-Marty, à propos de Aux quatre vents du monde : petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation

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Aux quatre vents du monde, le dernier essai de Mireille Delmas-Marty, est une réflexion sur la mondialisation, mais il brosse également un portrait de l’humanité, de sa destinée et de ses relations à ceux qui la composent. Il s’agit d’un portrait en creux qui se révèle à l’évocation des peurs actuelles et des menaces ou défis qui pèsent aujourd’hui sur le genre humain.

 

I. Un portrait en creux de l’humanité

C’est l’un des enseignements de cet essai : l’humanité a partie liée avec la peur. Il est possible de distinguer, avec Mireille Delmas-Marty, deux types de peurs[1]. Le premier est la « peur-exclusion » : elle « considère l’autre comme un ennemi à exclure » ; elle divise l’humanité. Le second type de peur est la « peur-solidarité » ; elle rassemble l’humanité face à un danger commun.

 

La peur-exclusion ou l’ennemi du genre humain

La « peur-exclusion » naît, aujourd’hui, de la peur du terroriste. La crainte de l’attentat a transformé la notion d’ennemi « au point de séparer l’humanité en deux catégories. Les amis et les ennemis »[2]. Le terroriste se voit désormais traité comme un hostis humanis generis, un ennemi du genre humain. Même s’il ne s’agit que d’un terroriste potentiel, il est « déjà exclu de l’humanité »[3]. « L’esprit d’exclusion » l’emporte ainsi sur « l’esprit d’intégration » ; il inspire « une anthropologie guerrière », qui fonde la « guerre contre le terrorisme », primant sur l’anthropologie humaniste[4].
Or si le terroriste a commis des actes inhumains, il doit néanmoins être traité de manière humaine, comme le rappelle Mireille Delmas-Marty ; il ne doit pas être « dépersonnalisé » : les droits de l’homme sont aussi applicables aux « criminels dangereux »[5]. Certes, sur un plan juridique, ce principe est bien ancré mais il mérite sans aucun doute d’être rappelé tant l’émotion suscitée par les attentats tend à l’éclipser et à le rendre parfois difficilement audible auprès des dirigeants politique ou du grand public. D’autant que la figure du barbare – c’est-à-dire étymologiquement de l’ « étranger » (barbaros, « étranger » en grec) -, a suscité un « amalgame immigration/criminalité/terrorisme »[6] : dans ce contexte, « les étrangers sont les victimes collatérales de la ‘‘guerre contre le terrorisme’’ »[7] .
D’où l’importance de réaffirmer le principe de « l’humaine dignité »[8], cette dignité « inhérente à tous les membres de la famille humaine »[9]. Ce principe n’implique pas seulement la protection du libre arbitre ; « il élargit l’humanisme à ‘‘l’irréductible humain’’, qui n’est ni la vie, ni la liberté, mais ce mystère qui fait que ‘‘tout homme est tout l’homme’’ »[10]. En somme, il constitue un acte de « foi » dans la valeur de la personne humaine[11]. La dignité humaine est absolue en ce sens que ni le terrorisme, ni tout autre danger menaçant la nation ne peut justifier que l’on y porte atteinte. Sur un plan juridique, elle se matérialise par les droits indérogeables, en particulier l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants[12].
On le constate : lorsqu’il est question de l’humanité-collectivité, l’humanité-valeur n’est jamais bien loin[13]. Ces deux acceptions de l’humanité – la collectivité humaine et l’essence humaine – sont indissociables et inextricablement liées dans la pensée de Mireille Delmas-Marty.
Le lien étroit qui unit l’humanité-collectivité et l’humanité-valeur est également prégnant lorsque Mireille Delmas-Marty évoque les nouvelles technologies et leurs applications potentielles à l’humain. Les courants trans-humanistes, nous alerte-t-elle, cherchent à « quitter l’humanité présente, qu’ils jugent imparfaite et, pour tout dire, ratée »[14]. De l’avis de ses partisans, les technologies devraient permettre d’améliorer l’espèce humaine et prévenir ses dysfonctionnements[15]. Dès lors, l’humanité « qui semblait éternelle » apparaît, aujourd’hui, comme « une humanité en transit »[16]. Désormais, les robots s’humanisent et l’humain se robotise[17] : l’homme « se trouve concurrencé par la machine »[18] et doit faire face au spectre d’une post-humanité[19] composée de clones humains ou d’hommes « améliorés »[20]. Mireille Delmas-Marty s’interroge : « Faut-il autoriser ce type de technologies au nom de la liberté, ou l’interdire au nom d’une certaine vision de l’humanité ? »[21]. La liberté, indique-t-elle, « suppose une certaine indétermination humaine »[22]. Cette indétermination est « le souffle de la liberté », celui qui favorise la créativité et l’adaptabilité ; c’est cette indétermination, aussi, qui institue l’homme dans sa responsabilité[23]. Cette liberté, et l’indétermination qui en est la source, justifient, de son point de vue, que des limites soient posées aux nouvelles technologies. L’ « esprit d’innovation » doit être tempéré par l’ « esprit de conservation »[24]. Il s’agit ainsi de laisser subsister, comme nous y invitait déjà en son temps Pierre Teilhard de Chardin, « toutes les anxiétés de la condition humaine »[25].

 

La peur-solidarité ou l’humanité rassemblée

Si les technologies divisent l’humanité, elles la rassemblent aussi, en lui faisant prendre conscience de son unité. En voyageant dans l’espace et en observant la Terre de là-haut, les astronautes ont porté sur « cette petite boule ronde » un « nouveau regard » [26]. C’est ce nouveau regard qui a permis de rendre « plus visible l’unité du genre humain et plus évidents ces liens avec les autres formes de vie »[27]. Il nous a conduits à prendre conscience qu’ « aujourd’hui plus que jamais l’homme lutte contre sa finitude et se console de son insignifiance »[28].
Parce qu’ils constituent « un péril majeur et sans précédent »[29], les changements climatiques suscitent la peur. Cette peur, cependant, conduit les hommes à s’unir face à la menace commune. C’est pourquoi, paradoxalement, les désordres climatiques, et la « peur-solidarité » qu’ils suscitent, constituent une chance pour l’humanité[30]. « Comme aux grands moments de l’histoire, on observe […] un foisonnement de projets »[31] : de nouvelles catégories juridiques telles que celles d’ « humanité », de « générations futures » ou de « biens publics mondiaux » apparaissent ; des déclarations visant à protéger la collectivité humaine et ses droits comme la Déclaration universelle des droits de l’humanité de 2015 du groupe Lepage ou la Déclaration universelle des responsabilités humaines de 2012 de la Fondation Léopold Mayer sont proclamées. A l’heure de l’anthropocène, les « forces imaginantes du droit » sont à l’oeuvre[32].
Dans les textes internationaux, l’interdépendance entre l’humanité et la nature est désormais actée : « La Terre, foyer de l’humanité, constitue un tout marqué par l’interdépendance »[33]. La mondialisation ne se concrétise plus seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps : il existe, désormais, une solidarité à l’égard des générations à venir[34]. Cependant, cette interdépendance entre l’homme et la nature -comme celle qui lie les générations présentes et futures – est asymétrique, nous explique Mireille Delmas-Marty. En effet, « les êtres humains sont les seuls responsables parce que dotés d’une conscience et des moyens de l’exprimer »[35]. Dès lors, plutôt que de concevoir l’homme comme un « ennemi de la nature » – ce qui reviendrait à opérer un « basculement vers une écologie radicale » [36] -, il importe de reconnaître des devoirs de l’homme à l’égard de la nature[37]. Tout en gardant à l’esprit que la responsabilité humaine à l’égard de la nature n’est pas sans limite : « Il faudra apprendre à construire et à ‘‘raisonner’’ la raison écologique comme on a appris à construire et à ‘‘raisonner’’ la raison d’Etat »[38].

 

II. La destinée de l’humanité entre unité et diversité

 

L’hominisation et l’humanisation
Dans la construction de la raison écologique – comme dans d’autres domaines -, un double mouvement, dont il convient de tenir compte, traverse l’humanité. Le premier est l’hominisation, c’est-à-dire l’évolution biologique de l’être humain ; cette évolution s’articule autour d’une seule espèce, homo sapiens. Le second est l’humanisation, le processus culturel par lequel s’est faite et se fait la construction éthique de l’humanité ; cette humanisation repose sur des cultures très diverses[39].
Dans Aux 4 Vents, Mireille Delmas-Marty insiste sur cette diversité culturelle et le dialogue qui doit l’accompagner : « En ce temps où les vents de la mondialisation pourraient conduire à une fusion des différences, dans un esprit d’intégration totale et en vue d’une cohérence absolue, il ne faut pas oublier cette mise en garde : trop de cohérence nuit à la cohésion qui seule résiste aux tempêtes »[40]. « L’esprit d’intégration » se doit d’être pluriel[41]. La diversité culturelle étant « patrimoine commun de l’humanité »[42], la thèse du conflit des cultures ne peut être que rejetée[43]. Mireille Delmas-Marty reconnaît, toutefois, que si le dialogue interculturel permet de s’entendre autour de valeurs communes, des malentendus peuvent subsister[44]. Il importe alors de « créoliser » le concept d’humanité[45]. Cette « créolisation » permet de dépasser les différences en les associant dans une définition commune ; elle est un métissage qui, va au-delà du simple mélange quasi mécanique ; elle « produit de l’inattendu »[46]. Pour assurer « une véritable créolisation par transformation réciproque », il faudrait intégrer des cultures qui valorisent les liens entre individus d’une même communauté nationale, comme l’Ubuntu d’Afrique du Sud, ainsi que celles qui imposent à l’homme des devoirs envers la nature, telles que les cultures qui protègent la Pachamama (Terre-Mère).
La notion de crime contre l’humanité, qui repose à la fois « sur la singularité de chaque être humain et son égale appartenance à la communauté humaine »[47], constitue un exemple topique de cette créolisation du concept d’humanité. En effet, il est admis que la destruction et la dégradation d’un édifice dédié à une religion déterminée peut constituer un tel crime : selon l’analyse du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en 2001, « c’est l’humanité dans son ensemble qui est affectée par la destruction d’une culture religieuse spécifique et des objets culturels qui s’y rattachent ». En d’autres termes, l’atteinte à une culture déterminée peut violer les droits de l’humanité tout entière, ou l’unité dans la diversité.

 

L’humanité totalitaire et l’humanité divisée
L’humanité doit apprendre à se positionner entre l’unité qu’elle porte, qui est potentiellement hégémonique, et la diversité inhérente à ses membres, qui peut la conduire à l’éclatement. Comme Pierre Teilhard de Chardin, Mireille Delmas-Marty est, certes, bien consciente que l’avenir des sociétés réside dans la « collectivisation humaine » liée à « un mouvement inéluctable de planétarisation »[48]. Toutefois, elle refuse de faire « un choix mortifère entre l’humanité totalitaire et l’humanité divisée » ; l’esprit d’intégration conduit au totalitarisme et l’esprit d’exclusion au chaos[49].
Alors que dans son Datong Shu, le chinois Kang Youwei[50] proposait l’idée d’un gouvernement unique, cette grande « Unité du monde » constituant l’aboutissement des « trois âges » (le Grand désordre, la Paix ascendante et la Grande Paix)[51], Mireille Delmas-Marty partage davantage la vision cosmopolite kantienne. Tout en écartant l’idée d’une République universelle, Kant reconnaissait le « principe d’hospitalité universelle »[52]. Ce principe est particulièrement pertinent aujourd’hui dans la mesure où « nous vivons dans un monde fini, ‘‘où les liaisons plus ou moins étroites entre les peuples ont été portées au point qu’une violation de droits dans un lieu est ressentie partout’’ »[53]. En d’autres termes, « il semble exclu de mettre en place un nouveau cadre politique : personne ne veut d’un dictateur mondial même bienveillant, qui aurait les moyens d’imposer une raison d’Etat à l’échelle de la planète »[54]. Mireille Delmas-Marty voit dans « le pluralisme ordonné »[55] une voie pour « équilibrer l’esprit d’exclusion qui sépare et celui d’intégration qui réunit »[56]. Il s’agit à la fois de « renoncer à l’utopie de l’unité et à l’illusion de l’autonomie »[57], de refuser la fusion autant que la complète séparation. L’objectif est d’accepter « une vision modeste du droit, conçu comme une sorte de bricolage »[58] qui relierait, par de multiples interactions, des ensembles juridiques. En somme, Mireille Delmas-Marty nous exhorte à « préserver l’humanité dans ses contradictions »[59], en cherchant à équilibrer les tensions dans une « dynamique toujours instable »[60] et perpétuellement redéfinie.

 

 

[1] Voir Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde – Petit guide de la navigation sur l’océan de la mondialisation, Paris, Editions du Seuil, 2016, p. 54.

[2] Ibid., p. 74

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 75.

[6] Ibid., p. 76.

[7] Ibid., p. 75.

[8] Ibid., p. 85.

[9] Ibid. Voir le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948

[10] Ibid., p. 85. Pour plus de développements sur « l’irréductible humain », voir aussi Delmas-Marty, Mireille, Résister, responsabiliser, anticiper, Paris, Editions du Seuil, 2013, p. 125 et s.

[11] Ibid., p. 86.

[12] Ibid., p. 86 et 87.

[13] Sur les diverses acceptions du concept d’humanité en droit, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : L’humanité saisie par le droit international public, Paris, LGDJ, 2012, p. 29 et s.

[14] Ibid., p. 49.

[15] Ibid., p. 50.

[16] Ibid., p. 49.

[17] Ibid., p. 66 et 100.

[18] Ibid., p. 8.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 66.

[21] Ibid., p. 50.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Ibid., p. 94 et s.

[25] L’avenir de l’homme, cité in ibid., p. 9.

[26] Ibid., p. 63.

[27] Ibid.

[28] Ibid.

[29] Ibid., p. 53.

[30] Ibid., p. 132.

[31] Ibid., p. 134.

[32] Voir ibid., p. 11 et s. Voir aussi les quatre tomes des Forces imaginantes du droit : Delmas-Marty, Mireille, Le relatif et l’universel, tome 1, Paris, Editions du Seuil, 2004, 450 p. ; Le pluralisme ordonné, tome 2, Paris, Ed. du Seuil, 2006, 314 p. ; La refondation des pouvoirs, tome 3, Paris, Ed. du Seuil, 2007, 320 p. ; Vers une communauté de valeurs, tome 4, Paris, Ed. du Seuil, 2011, 448 p.

[33] Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement de 1992 citée in ibid., p. 135.

[34] Ibid., p. 94.

[35] Ibid., p. 54.

[36] Ibid.

[37] Voir ibid., p. 54 et 55.

[38] Ibid.

[39] Ibid., p. 102. Pour plus de développements sur cette distinction, voir Delmas-Marty Mireille,
« Hominisation et humanisation » in Mireille Delmas-Marty et les années UMR, Paris,

Société de législation comparée, 2005, p. 549 et s.

[40] Voir Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde (…), ibid., p. 102.

[41] Voir ibid., p. 71.

[42] Voir l’art. 1er de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2002.

[43] Ibid., p. 71.

[44] Ibid., p. 73.

[45] Voir ibid., p. 104 et s.

[46] Glissant Edouard, La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2004, cité in Delmas-Marty Mireille, « Créoliser la notion d’humanité », Article publié à l’occasion du lancement du premier Rapport mondial de l’UNESCO sur la mise en œuvre de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005, le 16 décembre 2015. Disponible en ligne : [http://fr.unesco.org/news/mireille-delmas-marty-creoliser-notion-humanite] (le 20/01/2017).

[47] Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde (…), ibid., p. 104.

[48] Ibid., p. 9.

[49] Ibid., p. 73.

[50] (1858-1927).

[51] Ibid., p. 72 et 73.

[52] Ibid.

[53] Ibid.

[54] Ibid., p. 35.

[55] Delmas-Marty, Mireille, Le pluralisme ordonné, op. cit.

[56] Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde (…), ibid., p. 100.

[57] Delmas-Marty Mireille, Etudes juridiques comparatives et internationalisation du droit, Cours au Collège de France « Un pluralisme ordonné ». Document disponible en ligne :[ https://www.college-de-france.fr/media/mireille-delmas-marty/UPL12910_r_sum_cours0405.pdf] (le 20/01/2017).

[58] Ibid.

[59] Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde (…), ibid., p. 82.

[60] Ibid., p. 81.

Le droit international des droits de l’homme existe-t-il ?

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L’auteure s’interroge sur l’existence du droit international des droits de l’homme comme branche autonome du Droit international général. Il lui semble pour l’heure impossible d’y déceler une cohérence interne compte tenu de son morcellement entre plusieurs systèmes et régimes juridiques.  En même temps, ce caractère fractionné peut s’analyser comme la marque de fabrique du droit international des droits de l’homme, qui, en retour, appuierait sa spécificité.

 

Par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris 1)

 

Si la formule latine Cogito ergo sum permet de révéler la singularité de l’humanité grâce au pouvoir de la pensée ; comment peut-on identifier l’existence d’un droit, qui plus est ô combien particulier, dans la mesure où la charge axiologique dont il est porteur est à son comble ?

Une première manière d’aborder l’interrogation consiste à se pencher sur ceux qui en parlent ; à décrypter les discours portant sur le droit international des droits de l’homme (ci-après DIDH). Or, quand on sait que Nommer, c’est normer 1, on se rend compte assez aisément que, quel que soit le contenu des discours (négatifs ou positifs) à son sujet, ces derniers participent à poser son existence.

Ceci affirmé, si l’existence de multiples types de discours sur le DIDH participe au bout du compte à en faire une branche autonome du droit international général (ci-après DIG) – voire selon certains à le constituer comme discipline au point même, ultime conséquence, d’en faire la structure autour de laquelle l’intégralité du droit international est constituée et évolue 2. – quelles sont les caractéristiques de celle-ci ? Cette deuxième interrogation induit qu’exister ne suffit pas…encore faut-il bien exister. La qualité de l’existence entre ici en ligne de compte. Autrement dit, le DIDH arrive-il à atteindre le graal de la cohérence qui est, pour tout juriste accoutumé à la rationalité, l’horizon nécessaire, tant du processus participant à sa création mais également de celui conduisant à son application.

Si les discours sur le DIDH participent à révéler son existence comme branche autonome du DIG, certains allant jusqu’à considérer qu’il s’est transformé en une nouvelle discipline (I), il n’en reste pas moins qu’il est pour l’heure impossible d’y déceler une cohérence interne. Eclaté, morcelé, pour ne pas dire écartelé entre plusieurs systèmes et régimes juridiques, il est vain d’y chercher une cohérence rassurante (II). Le DIDH est, pour l’heure, réfractaire à l’unité. Serait- ce sa marque de fabrique qui, en retour, appuierait sa spécificité ?

 

I. Les discours constitutifs

 

Dénoncer, c’est faire exister. C’est exactement ce à quoi on assiste dans l’univers du droit international des droits de l’homme. Il est l’objet de multiples attaques qui ont toutes comme point commun, grosso modo, la volonté délibérée – pour ne pas dire le programme, voire l’agenda – de débusquer et de révéler les biais dont il serait porteur. En ce sens, ce discours de dénonciation (A) pose, en miroir, l’existence de ce qui est fustigé, critiqué.

Sur un autre plan et s’éloignant des approches qui empruntent à l’idéologie, optant pour des analyses plus classiques, car relevant de la technique du droit, un autre discours permet tout autant de faire vivre le DIDH ; c’est celui de la valorisation. Valoriser, c’est également faire exister. Ici, au lieu de dénoncer les soubassements idéologiques biaisés du DIDH, il s’agit plutôt de valoriser les techniques juridiques particulières qui lui sont propres. Loin d’être dénoncé, il est singularisé pour mieux être distingué de la matrice originelle qui l’a vu naître, le droit international général (B).

En abordant rapidement ces deux types de discours, on prendra la mesure que ce qui est en jeu, c’est l’existence du droit international des droits de l’homme comme branche autonome, voire comme discipline à part entière, dans le paysage juridique.

 

A. Les discours de dénonciation

 

Si les droits de l’homme n’ont eu de cesse d’être au cœur de multiples controverses – quant à leur fondement, leur nature, leur portée, leur utilité – cela n’a pas manqué de rejaillir sur le droit qui les consacre, notamment à l’échelle internationale. Si « le procès des droits de l’homme » fait toujours débat, de siècles en siècles – le livre-événement de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère le démontrant à merveille 3, le continuum analytique de la critique étant remarquable – il en va de même, toutes proportions gardées, des « procès » faits au droit international des droits de l’homme. Il est régulièrement au cœur de controverses notables, plus particulièrement depuis son éclosion généralisée à partir du « Moment de 1948 » 4.

Les analyses critiques du DIDH sont nombreuses et révèlent les fractures idéologiques au sein de la communauté des internationalistes : de l’Ecole des Third World Approaches to International Law (les Twail) 5, en passant par les multiples courants féministes 6, le DIDH fait débat ; il est revisité pour mieux être contesté 7. Les nombreux courants critiques ont pour objet de proposer d’autres approches, tantôt moins occidentales (less western centred) 8, tantôt moins centrées sur la domination des hommes (less male centred) 9. D’une certaine manière, ces multiples théories sont bien la démonstration de l’existence d’un droit international des droits de l’homme : considéré comme imparfait car parcouru de nombreux biais par de nombreux auteurs, ces derniers se sont lancés dans sa contestation et sa dénonciation afin de tenter de le réformer ; l’approche prescriptive qu’ils développent est d’ailleurs particulièrement présente.

Parallèlement à ces discours critiques, il y a à l’inverse des discours laudatifs, valorisant les spécificités techniques du DIDH. Ces discours ont pour objet, de façon plus ou moins avouée ou assumée, de participer à poser l’existence du DIDH comme branche autonome, pouvant aller jusqu’à acter l’existence d’une nouvelle discipline.

 

B. Les discours de valorisation

 

La disputatio orthodoxe qui a traversé les rangs de la petite communauté des internationalistes, quelles que soient d’ailleurs leurs formations et leurs nationalités, et qui a longtemps fait l’objet de querelles techniques, est celle de la singularité des traités de protection des droits de l’homme par rapport aux traités internationaux généraux et/ou portant sur d’autres branches du droit international. Cette querelle a eu son âge d’or en France. C’est le colloque organisé à Strasbourg en 1997 par la Société française pour le droit international – relatif à La protection des droits de l’homme et à l’évolution du droit international – qui en fut, en quelque sorte, l’apothéose en ce qu’il exposait les éléments de la « querelle scolastique » pour reprendre l’expression de Jean-François Flauss mentionnée dans son imposant et savant rapport introductif. Il y identifiait d’un côté les « intégristes » ou les « traditionalistes » qui s’emploient à préserver l’intégrité du droit international classique ; de l’autre, les « autonomistes » ou les « sécessionnistes » qui « ont tendance à développer une conception messianique de la protection des droits de l’homme en droit international » et qui « affirment l’existence d’une branche autonome du droit international » 10.

On connaît les arguments avancés par les « autonomistes » pour reprendre la formule de J-F. Flauss : le caractère objectif des droits de l’homme – qui déborde le cadre contractuel basé sur le principe de réciprocité – qui s’est matérialisé dans nombre d’instruments internationaux de protection des droits (le Préambule de la Charte des Nations Unies en tête ou encore l’article 1 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme), qui fut magnifié dès 1951 par la Cour internationale de justice 11 et qui, par la suite, a été confirmé par la jurisprudence de multiples organes de protection 12. Les conséquences sont des aménagements des règles classiques propres au DIG en matière de réserves 13, mais aussi de succession et de dénonciation.

Cette querelle qui opposa les tenants de la banalisation du DIDH (les « généralistes » du DIP) et ceux défendant à l’inverse sa spécificité (les « spécialistes » du DIDH), n’est pas sans rappeler le même type de fracture disciplinaire qui a traversé d’un côté les partisans de la « spécificité » du droit communautaire européen (le désormais « droit de l’Union »), et de l’autre ceux qui n’y voyaient qu’une simple branche (non autonome) du droit international général. Il y a un formidable fil rouge dans ces disputatio ; ce fil rouge est incarné par le professeur Alain Pellet qui, dans des articles ou des cours devenus cultes, s’est évertué avec une constance que l’on ne peut pas lui retirer, tantôt à démonter la mécanique de la singularité du DIDH (en prenant très souvent d’ailleurs l’exemple des réserves aux traités, un de ses thèmes de prédilection en tant qu’ancien Rapporteur spécial de la CDI sur les réserves) 14 ; tantôt se plaît à écrire un « cours de mauvaise humeur » dont l’objet est de dénoncer les « Ayatollah du droit communautaire » 15. Les positions défendues dans ce cours rédigé en 1997 ont été régulièrement depuis confirmées par l’auteur 16.

Aujourd’hui, la controverse semble largement dépassée. Elle ne fait plus débat, en tout cas, pas en ces termes. Le développement quantitatif et qualitatif du DIDH est tel, les affirmations répétées par les organes de protection du mantra de la singularité a pris de telles proportions, qu’il ne semble plus susciter les mêmes passions académiques, sauf sans doute de quelques fortes personnalités qui s’en tiennent à leur position de principe.

Les débats se sont déplacés au fur et à mesure que le DIDH a évolué : après l’analyse des traités de protection des DH comme tels, c’est la question de la multiplication de traités internationaux dans des domaines spécialisés (environnement, investissement) et du fonctionnement des organes de protection qui est apparue au devant de la scène académique, ce débat s’insérant dans l’analyse plus générale relative à la multiplication des juridictions internationales dans des domaines extrêmement variés. A la querelle de la singularité a succédé celle de la multiplicité porteuse de « fragmentation ».  Le danger fut porté sur la place publique, celle qui est propre au « petit monde » des internationalistes, par la Commission du droit international (CDI). Le célèbre rapport sur la fragmentation du droit international publié en 2006 alimentait toutes les peurs en postulant la désintégration du DIG par la multiplication de « self-contained regimes » (régimes autonomes). Quand bien même l’on pourrait discuter de façon critique la terminologie employée dans ce document – en réfutant par exemple la nouveauté du constat comme l’a fait avec beaucoup de finesse Anne-Charlotte Martineau dans sa thèse 17 – il est un fait que ce rapport de la CDI a plus dénoncé et mis en garde du danger d’une fragmentation entre le DIG d’un côté et ses multiples branches spécialisées de l’autre, que celui de la « fragmentation » au sein du DIDH lui-même. Or, sans aller jusqu’à considérer qu’il est « fragmenté » (la charge négative d’une telle formule étant par trop marquée), il ne fait guère de doute qu’il est tout sauf homogène.

Car exister ne suffit pas, encore faut-il que la qualité de l’existence soit, en quelque sorte, au rendez-vous. A supposé donc que l’on s’accorde sur l’existence du DIDH en considérant qu’il s’agit d’une discipline à part entière, peut-on dans la foulée considérer que ce droit est Un, marqué du sceau de l’unité ; qu’il forme un tout globalisant et homogène ? L’unité est évidemment rassurante pour le juriste qui aime ordonner et systématiser afin de dévoiler une cohérence. Mais en réalité, affirmer l’unité du DIDH, ce serait fantasmer un état de fait inexistant ; les disparités qui étreignent les multiples systèmes des droits de l’homme ne participent guère à l’appréhender de façon cohérente.

 

II. Les disparités du réel

 

Affirmer l’unité du DIDH serait aujourd’hui faire preuve d’un aveuglement préoccupant  ou d’un engagement militant faisant fi d’un minimum d’objectivité car la réalité est d’une hétérogénéité et d’une complexité inouïes. Le foisonnement institutionnel et normatif est protéiforme, rétif à toute systématisation. Tant la multiplication de sources aux statuts divers (hard et soft), que celle des mécanismes de contrôle au sein d’enceintes aux fonctions variées (de type politique, juridictionnel, quasi-juridictionnel ou autres), ne permettent pas de penser le DIDH en termes de « système » où serait ordonné tout à la fois les textes et les structures ayant pour objet de les contrôler.  L’ordre, l’unité et la cohérence sont introuvables (A).

Ce constat en appelle un autre ; celui de l’existence (tantôt organisée, tantôt spontanée) de palliatifs à ce désordre somme toute productif. Là encore, ces palliatifs ne sont pas des panacées. Ils atténuent simplement le choc des confrontations procédurales et normatives (B). De là à affirmer qu’une autre spécificité du DIDH serait celle de l’introuvable cohérence ; d’un irréductible pluralisme (normatif, institutionnel et procédural), il n’y a qu’un pas…

 

A. L’introuvable cohérence

 

Malgré une inlassable rhétorique où l’expression de « système » fait florès – on ne cesse en effet de parler et d’écrire à propos du « système » universel de protection des Nations Unies ou des « systèmes » régionaux de protection des droits (en y intégrant d’ailleurs des ensembles dont l’objet n’était pas au départ, d’organiser la protection des droits de l’homme) 18 – on est loin de ce que ces formules postulent : une organisation rationnelle qui, à partir de traités internationaux portant sur les droits de l’homme, aurait donné naissance à des normes, des structures et des procédures marquées du sceau de la cohérence.

Rappelons les évidences : celles relatives à l’univers du droit international. Chaque organisation internationale 19 (à portée universelle ou régionale), à un moment T – de son évolution interne, de l’évolution des relations internationales, de l’apparition de la pression de multiples acteurs (ceux de la société civile au premier chef) – décidera de se lancer dans l’élaboration d’un traité de protection des droits et/ou dans l’élaboration d’un texte de nature déclaratoire – afin de combler ce qu’elle perçoit comme un vide normatif et/ou pour afficher sa puissance politique… Il s’agit ni plus ni moins de la conséquence de l’autonomie créatrice des organisations internationales qui mettent en place, comme elles l’entendent, leur « agenda normatif » au sein duquel, par la force des choses, la « politique juridique extérieure » de chaque Etat partie se manifeste avec éclats (dans les négociations mais aussi au stade de la signature, de la ratification, de l’émission de réserves). Dans ce contexte, il est évident que les organisations internationales comme les Etats n’entendent pas sacrifier leur autonomie pour les premières et leur souveraineté pour les seconds sur l’autel de l’idéal d’une nécessaire unité, ou à tout le moins, d’une minimale cohérence du DIDH. Bref, contracter des « engagements parallèles et contradictoires » 20 – est le propre de leur liberté.

Autrement dit, si la cohérence externe (entre systèmes internationaux de protection des droits) est introuvable et si la cohérence interne (au sein des systèmes internationaux eux- mêmes) est particulièrement difficile à atteindre, il n’y a là qu’une conséquence somme toute normale de la logique propre à l’ingénierie normative à l’échelle internationale. Le contraire aurait été passablement étonnant dans un système où la multiplicité des acteurs, des institutions, des cadres d’intervention est à son zénith dans un monde a-hiérarchique où les « souverainetés déchainées » (R-J. Dupuy) sont encore puissantes.

 

1. L’impossible cohérence externe (l’incohérence inter-systémique)

Il suffit de faire un tour d’horizon normatif puis institutionnel et procédural pour se rendre compte de l’absence de cohérence entre systèmes.

L’analyse du champ normatif du DIDH donne le tournis. On sait que le processus de droit commun d’élaboration du DIDH est celui de l’ingénierie conventionnelle 21. Or, on ne compte plus les traités qui, adoptés dans le cadre d’enceintes universelles et régionales, réglementent le champ des droits de l’homme. Le patchwork normatif caractéristique du DIDH ne peut pas en outre ignorer les politiques étatiques de ratification qui ne sont évidemment pas les mêmes d’un Etat à l’autre et d’une Convention à l’autre…

Les traités à portée générale tout d’abord, tant à l’échelle universelle sont légion. Or, un examen même succinct et superficiel permet de réaliser que non seulement ils ne protègent pas tous les mêmes droits 22 ; non seulement certains y intègrent des éléments caractéristiques d’une culture particulière – les droits économiques et sociaux et les « devoirs » dans les droits interaméricain et africain ou encore les « peuples » dans le droit africain, sans même parler de la valorisation de la Charia par la Charte arabe – mais encore et surtout, quand ils protègent les mêmes droits et libertés, leur contenu comme leur portée peuvent différer. Pour le dire encore différemment, les duplications sont nombreuses (car nombre de droits et libertés garantis sont les mêmes), mais elles sont imparfaites (leur contenu et/ ou leur portée n’étant pas identique). On sait que le phénomène de sophistication du droit international a engendré en retour une spécialisation à outrance qui a dépassé de très loin ces textes à portée générale. Moult  traités spécialisés ont été élaborés afin d’assurer la protection de droits sous l’angle cette fois-ci de la seule catégorisation, soit celle des personnes à protéger (les réfugiés, les apatrides, les femmes, les enfants, les travailleurs migrants, les handicapés), soit celle de comportements à prohiber (la discrimination raciale, la torture, les disparitions forcées). Répondant à des besoins spécifiques et à des demandes de reconnaissance politique, cette spécialisation des instruments internationaux ne serait point préoccupante, si on n’observait pas à nouveau un phénomène de duplication imparfaite. Or, elle est bien à l’œuvre. Les productions normatives s’entrechoquent : une même catégorie de personnes étant protégée dans plusieurs ensembles normatifs, tout en n’étant pas définie et protégée de la même manière 23. … Aucune mutualisation des entreprises normatives n’a été à l’œuvre, faute de l’existence d’un système juridique international centralisé. Les mêmes chevauchements normatifs sont présents s’agissant des traités spécialisés prohibant certains comportements emportant violation des droits de l’homme (ainsi de la torture, des disparitions forcées ou encore de la discrimination raciale) 24. S’en tenir à cette approche classique où il n’y aurait que le droit dur qui compte – s’arrimant en quelque sorte à la critique de la « normativité relative » présentée avec brio par Prosper Weil dans son article légendaire de la RGDIP en 1982 – serait toutefois passer à côté de la réalité de la formation du DIDH. Le droit déclaratoire y tient une place majeure – non seulement parce qu’il est en général une étape préparatoire à l’adoption de textes de droit dur 25. – mais également et peut-être surtout parce qu’il a acquis une valeur normative hors du commun (la destinée de la DUDH est emblématique à cet égard), qui peut déboucher dans certains cas sur un contrôle en bonne et due forme, comme s’il s’agissait d’un traité. C’est le cas dans le champ interaméricain des droits de l’homme où la Commission interaméricaine a octroyé à la Déclaration Américaine des Droits de l’Homme du 2 mai 1948 une valeur obligatoire, confirmée d’ailleurs au contentieux par la Cour interaméricaine. Cette audace lui permet de contrôler le respect des droits, libertés et devoirs qu’elle consacre par des Etats qui n’ont pas ratifié la Convention américaine de 1969, mais qui sont membres de l’OEA et à laquelle la DADH se trouve rattachée. Alors que les Etats-Unis, le Canada, Belize et tous les Etats-îles des Caraïbes n’ont même pas ratifié la Convention américaine (et donc par définition n’ont pas accepté la juridiction de la Cour interaméricaine), ils se retrouvent toutefois soumis à la DADH et au contrôle de la Commission qui ne se fait pas prier pour l’exercer.

Si de cohérence normative il n’est point question, il en va de même à l’échelle institutionnelle et procédurale. On ne compte plus les modes variés de contrôle de l’application des instruments de protection des droits de l’homme. La nature des institutions et des procédures est d’une hétérogénéité déconcertante, allant des pures mécanismes politiques – où le marchandage est Roi qu’il s’agisse de l’Examen périodique universel (EPU) au sein des Nations Unies 26 ou du contrôle mis en place par la Commission intergouvernementale de l’ASEAN – jusqu’à une juridictionnalisation particulièrement sophistiquée (c’est le cas des trois Cours régionales de protection des droits qui fonctionnent au sein des Amériques, en Afrique et en Europe), en passant par des mécanismes hybrides, ceux des organes « quasi-judiciaires » qui évoluent dans deux types d’environnements. Soit ils officient seuls, aux destinées du contrôle de certains traités (8 des 9 traités onusiens ; le contrôle de la Charte sociale européenne ; certains traités européens affublés de comités conventionnels) ; soit ils complètent les juridictions régionales (en étant en règle générale les organes de réception des requêtes en Europe, des pétitions en Amérique latine, et des communications en Afrique), tout en ayant des compétences qui débordent de très loin les seules fonctions judiciaires. En effet, assurer la promotion des droits de l’homme étant l’autre facette, en réalité fondamentale, de leur fonction : rapports thématiques, rapports par pays, visites in loco sont des fonctions politiques sensibles qui peuvent, quand elles sont menées avec indépendance, transfigurer le fonctionnement d’un ensemble de protection. L’histoire (fabuleuse à de nombreux égards) du début des activités de la Commission interaméricaine est emblématique de l’importance que cette fonction de promotion a détenu, alors que l’Amérique du Sud subissait les effets délétères car funestes des dictatures des années 70/80 27.

Si on ajoute à cette nomenclature l’existence de mécanismes ad hoc, comme des mécanismes d’enquête ; la création de Rapporteurs thématiques ; la mise en place de figures emblématiques censées incarner la politique des droits de l’homme d’une organisation internationale (Commissaire au droits de l’homme du Conseil de l’Europe ou encore Haut Commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies), il est tout simplement impossible et vain de vouloir y trouver coûte que coûte des traces d’une cohérence institutionnelle.

Le panorama se complexifie quand on sait que le mouvement de juridictionnalisation qui a saisi le droit international et du DIDH en particulier, a engendré un phénomène singulier : à la multiplication s’est ajoutée la compétition. Voilà que des Cours dont la compétence première et originelle n’était pas de statuer en matière de droits de l’homme, ont été amenées, par la force des choses, à investir le terrain qui consiste à statuer sur des questions relatives à ces questions : de la CIJ à la CJUE, en passant par la Cour de la CEDEAO (Ecowas Court) 28, ou encore de la CEMAC 29 (en Afrique) et du feu Tribunal de la Communauté d’Afrique Australe (SADC), ou encore de la Cour de Justice de la Communauté andine 30 à la Cour de justice des Caraïbes 31 (au sein des Amériques), on ne compte plus les juridictions qui sont sorties de leur lit et qui interprètent et appliquent, différentes sources du DIDH. Partant, les situations où les Etats se retrouvent confrontés à des injonctions qui peuvent être contradictoires se sont multipliées ; l’ère des conflits d’obligations concurrentes est à son zénith.

 

2. La difficile cohérence interne (l’incohérence intra-systémique)

Si de cohérence externe il n’est pas question entre les grands systèmes de protection des droits (le système universel d’un côté et les systèmes régionaux de l’autre), il en est de même dans une moindre mesure en leur sein. Non pas que le chaos systémique soit au rendez-vous, mais la cohérence parfaite reste un idéal car elle est difficile à atteindre de façon intégrale.

S’agissant du système universel, si les ratifications des traités onusiens n’ont cessé de croître, si la « dynamique » des comités conventionnels, grâce à l’indépendance de leurs membres, n’a cessé de se renforcer, force est de constater également que tout est encore quelque peu erratique car il n’y a jamais eu de « plan préétabli » dans l’instauration et le développement de la mécanique des « traités dits de base» 32. Il n’y a jamais eu « de ‘grand horloger’ ou de ‘grand architecte’, pour définir un ‘grand dessein’ ou une ‘destinée manifeste’ pas de ‘main invisible’ régulant le marché » 33. Si la multiplication des instruments spécialisés et d’organes de contrôle n’a absolument pas été contrôlée, il est d’autant plus difficile d’obtenir une cohérence en aval. La cohérence normative entre les comités conventionnels – si elle est désirable, parfois désirée et inscrite dans certains textes 34 – n’est certainement pas toujours au rendez-vous et les risques de fragmentation à l’intérieur même des mécanismes onusiens de contrôle sont régulièrement dénoncés en doctrine 35.

Quant aux systèmes régionaux, ils sont évidemment mieux articulés : tout est d’ailleurs fait pour qu’ils le soient. Ainsi, en Afrique et au sein des Amériques, la coordination entre les organes quasi-judiciaires (Commissions) et judiciaires (Cours) est organisée par les textes afin que le phénomène bien connu de  jalousie  et de compétition institutionnelles soit atténué 36, mais également afin que le traitement des requêtes soit maximal et que la célérité de leur traitement soit au rendez-vous. En Europe, depuis l’entrée en vigueur des protocoles n°11 et 14, tout est également fait pour que l’articulation procédurale entre les fonctions des différentes formations de jugement (juge unique, comité de trois juge, chambre de sept juges et grande chambre de dix-sept juges) soit effective.

Toutefois, sous l’angle de la cohérence normative, tout n’est pas idéal. Si en Europe la question de l’universalité du système ne se pose plus depuis 1998 37, il n’en va pas de même en Afrique et au sein des Amériques. Ces continents sont marqués par des politiques de non-ratification des textes de protection et de non-acceptation des déclarations d’acceptation de juridiction des Cours. En Afrique, si les cinquante-quatre Etats membres de l’Union africaine ont ratifié la Charte de Banjul 38, le protocole créant la Cour africaine n’était ratifié que par trente d’entre eux 39 , parmi lesquels seulement sept ont accepté sa juridiction 40 !

Le problème est encore plus préoccupant au sein des Amériques puisque sur les trente-cinq Etats membres de l’Organisation des Etats Américains (OEA), seuls vingt-quatre ont ratifié la Convention américaine et, parmi eux, uniquement vingt (tous latino-américains, à l’exception des Barbades) ont accepté la juridiction de la Cour 41. Autrement dit, alors qu’en Afrique la Charte de Banjul est un socle juridique unanimement accepté, il est loin d’en aller de même au sein des Amériques à l’endroit de la Convention américaine. Les neuf Etats qui ont décidé de rester complètement hors du jeu conventionnel, sont les Etats anglophones arrimés à la culture juridique de la common law 42. Il y a, de façon manifeste – pour reprendre la formule percutante de Paolo Carozza – un Anglo-Latin Divide sur le continent américain 43. Les deux continents ont été également marqués par des politiques de dénonciations de la compétence des Cours régionales. Là où, en Europe, il y a une remise en cause politique de l’autorité  de la Cour de Strasbourg 44 ; en Afrique et en Amérique, la dénonciation technique a été effective 45, ce qui n’est guère favorable à l’édification d’une culture commune d’adhésion à la juridictionnalisation de la protection des droits 46. Si on ajoute à ces éléments, qui révèlent les failles de l’engagement des Etats, le foisonnement normatif au sein des « systèmes » caractérisé par l’adoption d’une multitude d’autres textes contraignants, eux-mêmes marqués du sceau d’acceptations à géométrie variable, on ne peut décidément pas parler de « systèmes » de protection où tout serait harmonieux et intelligible.

En dépit de l’introuvable cohérence du DIDH, il s’avère qu’il existe de notables et remarquables exceptions à la logique du désordre. Des palliatifs existent : ils relèvent par essence de l’exception.

 

B. Les palliatifs au désordre

 

Le désordre étant protéiforme, les palliatifs le sont également. Ces palliatifs sont tantôt délibérés et réfléchis en prenant corps au sein des traités (palliatifs textuels) ; tantôt spontanés, naissant d’approches synergiques (soit des négociateurs des traités, soit de ceux qui les interprètent et les appliquent, i.e les juges) (palliatifs pragmatiques). Ils ont tous pour objet d’éviter les écueils chaotiques entre les dénommés « systèmes » de protection des droits de l’homme ainsi qu’en leur sein. Ils agissent tantôt au plan procédural (1), tantôt au plan normatif (2)

 

1. Les palliatifs procéduraux

Les mécanismes ne manquent pas afin d’atténuer l’absence de hiérarchisation entre les multiples organes quasi-judiciaires et juridictionnels internationaux 47. Certains sont textuels et ont pour objet d’éviter les conflits de juridiction ; d’autres sont prétoriens et ont pour ambition de tenter de régler les conflits d’obligations concurrentes auxquels les Etats se trouvent régulièrement confrontés.

S’agissant des mécanismes textuels, deux figures connues sont là pour tenter d’harmoniser, à tout le moins de coordonner, les procédures internationales.

Eviter au maximum les conflits de juridiction, éviter la multiplication des procédures internationales sur des affaires identiques (mettant aux prises les mêmes faits et les mêmes parties) devant des instances internationales concurrentes, tel est l’objet de l’interdiction de la litis pendens internationale 48. Elle est prévue au sein du protocole facultatif du Pacte IDCP (art. 5§2 a.), au sein des Conventions européenne (art. 53§3 b.) et interaméricaine (art. 46§1 c.) comme au sein de la plupart des traités des Nations Unies sur les droits de l’homme 49. Eviter des recours successifs « a la même finalité que la règle contentieuse précédente : tenter d’harmoniser des mécanismes qui sont nés et ont été établis de manière anarchique» 50. Leur interdiction est également prévue par la plupart des Conventions de protection des droits de l’homme comme la Convention européenne (art.35§2 b), la Convention américaine (art.47d.), l’article 56§7 de la Charte africaine et là encore par la majorité des traités des Nations Unies.

Ces mécanismes, bien que révélant la nécessité des créateurs des conventions internationales des droits de l’homme d’anticiper au maximum les effets négatifs découlant de l’impossible systématisation, n’en restent pas moins des mécanismes agissant à la « marge ».

Quant aux conflits d’obligations concurrentes, ce sont des solutions prétoriennes qui tentent de les régler ; elles répondent à la question de savoir comment concilier l’allégeance des Etats à plusieurs types d’obligations conventionnelles quand elles entrent en contradiction. La jurisprudence conventionnelle, ces dernières années, a développé des approches qui tentent cet exercice « conciliatoire » entre, par exemple, les obligations issues de la Charte des Nations unies ou celles issues du droit de l’Union européenne, confrontées aux exigences conventionnelles. Ainsi, la théorie de la présomption de protection équivalente 51 comme celle de l’exigence d’interprétation conforme ont fait leur apparition, avec son lot d’incohérences et donc de critiques 52. Il n’empêche, de telles approches ont pour dessein de dompter la complexité normative actuelle qui multiplie les obligations à la charge des Etats, les mettant très souvent en porte à faux. La jurisprudence ne sera jamais parfaite, elle fait au mieux dans un monde où la centralité n’existe pas.

 

2. Les palliatifs normatifs

Comment assurer la concordance normative ou, à tout le moins, une relative harmonie normative entre les nombreux droits et libertés protégés à travers la multitude de traités à portée générale et spécialisés qui forment partie du DIDH ? Ici, la problématique repose sur des ressorts qui se manifestent en amont de l’adoption des traités (au stade de leur élaboration) et en aval de ceux-ci (au stade de leur interprétation).

En amont, le phénomène de fertilisation croisée est caractéristique. Il a été mis en évidence avec pertinence par Sandrine Turgis dans sa thèse de doctorat 53. Les rédacteurs de traités internationaux de DH ne les pensent, ne les conçoivent ni ne les rédigent dans le « vide ». Ils sont évidemment conscients de l’environnement normatif qui entoure le processus d’élaboration et ils tentent de s’y arrimer – souvent sous la pression des représentants de la société civile – pour, a minima, consacrer des approches équivalentes (en assurant la concordance des définitions des droits protégés et de celle des comportements à bannir). L’exemple du concept de discrimination à l’égard des femmes posé dans la Convention des Nations Unies de 1979 est symptomatique de la circulation des concepts et de leur utilisation ultérieure par les rédacteurs de nouveaux traités portant sur le même sujet. La Convention d’Istanbul de 2011, adoptée dans le cadre du Conseil de l’Europe s’est évidemment inspirée de la définition onusienne 54 qui, entre temps, avait été vampirisée par la Cour européenne dans le cadre du ‘processus d’ouverture aux sources extérieures (Voir infra.) qui caractérise son mode d’interprétation de la Convention.

En aval, comment faire pour que chaque juridiction et quasi-juridiction ne déploie une interprétation par trop « autonomiste » qui irait à l’encontre non seulement de la cohérence normative entre les droits et libertés, mais aussi et sans doute de l’universalisme des droit de l’homme ?  Ici, là encore, les palliatifs sont tout à la fois textuels et prétoriens.

S’agissant des premiers, on recense l’existence de « clauses de concordance » (on pense à la ‘clause de concordance’ de l’article 53 de la Charte des DFUE qui incite pour ne pas dire oblige la CJUE à interpréter les droits de la Charte à la lumière de la Convention telle qu’interprétée par la Cour EDH), mais également l’existence de qu’Emmanuel Decaux a appelé les « clauses de la liberté la plus favorisée » qui indexe la protection des droits de l’homme sur l’instrument le mieux offrant 55. Elles établissent un principe de non régression en matière de protection qui débouche, en réalité, sur la valorisation « du traitement le plus favorable » 56. Elles incitent, en principe, à une valorisation de ce que la doctrine latino-américaine a vulgarisé comme étant le principe pro homine 57 – encore appelée pro persona. Elles sont présentes dans la grande majorité des traités internationaux de protection des droits de l’homme 58, même si elles ne sont pas toutes utilisées avec la même intensité 59.

Quant aux trouvailles prétoriennes, le phénomène consistant à recourir à des sources extérieures – y compris non contraignantes 60 – afin d’interpréter les droits et libertés garantis par les traités de protection des droits, participe à dégager un sens et une portée communes à ces droits. Si l’activité de certaines juridictions internationales reste encore marquée par ce que le professeur Maurice Kamto a appelé le « narcissisme jurisprudentiel » (en parlant de la CIJ), il est un fait qu’il n’en va pas de même avec les Cours régionales de protection des droits. Les travaux doctrinaux qui se sont penchés sur la question démontrent l’importance du phénomène, en dépit de la variété terminologique choisie par les auteurs pour le caractériser 61. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit sans nul doute de la mécanique prétorienne la plus à même de parvenir à l’établissement de standards jurisprudentiels communs, puisque chaque juridiction s’inspire de la jurisprudence de l’autre et des instruments les plus récents et les plus spécialisés sur les droits concernés. C’est, d’une certaine manière, faire vivre l’universalisme.

***

S’il est vain pour ne pas dire absurde aujourd’hui de nier l’existence du droit international des droits de l’homme comme branche spécialisée du droit international général, au point de pouvoir affirmer qu’il s’est transformé en une discipline à part entière, il est tout aussi vain et absurde de clamer sa cohérence. Certes, elle est évidemment désirée et moult mécanismes ont pour objet de faire en sorte que les incohérences ne se transforment pas en chaos.  Il y a sans doute ici la rançon du succès de la matière « droits de l’homme ».

 

 

 

Notes:

  1. Cette approche se déduit de la lecture de l’article d’A. Viala, « Le concept d’identité constitutionnelle : approche théorique », L. Burgorgue-Larsen (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, Paris, Pedone, 2011, pp. 7-24.
  2. Parmi de nombreux auteurs, on mentionnera l’approche jusnaturaliste d’Antonio Cançado Trindade selon laquelle le droit international est entièrement axé autour de la personne humaine ; on se permet ici de renvoyer à notre « Présentation » de la pensée de cet auteur in Le droit international de la personne humaine, Paris, Pedone, 2012, pp. 5-43. (Collection Doctrine(s)
  3. J. Lacroix, J-Y. Pranchère, Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016, 330 p.
  4. On relèvera ici la passionnante controverse agitant le monde académique des historiens et des sociologues relative au « turning point » du processus d’internationalisation des droits de l’homme. Certains persistent et signent en considérant qu’il s’agit de 1948 avec l’élaboration de la Déclaration Universelle des droits de l’homme ; d’autres réfutent cette analyse classique pour estimer que ce sont les années 1970 qui constituent une réelle césure (S. Moyns, The Last Utopia, Human Rights in History, Cambridge, Cambridge University Press, 2010) en faisant une distinction entre les « droits de l’homme » du XVIIIème siècle et les « droits humains » nés dans les années 1970. Un troisième courant défend l’idée selon laquelle l’internationalisation a en réalité été le produit d’un phénomène de fond qui a émergé dès le XVIIIème siècle. On renverra à l’excellent article du sociologue du droit danois, Mickael Madsen, qui présente ces controverses en proposant sa propre analyse critique de ces approches novatrices, « La guerre froide et la fabrique des droits de l’homme contemporains : une théorie transnationale de l’évolution des droits de l’homme », ICourts Working Paper Series, n°58, 2016. De même, pour un état des lieux dans l’engagement des sociologues dans l’étude du droit des droits de l’homme, voir L. Damay, F. Delmotte, « Les droits de l’homme entre ruptures et continuité : un éclairage historico-sociologique », Journal Européen des Droits de l’Homme/European Journal of Human Rights, 2016/2, pp. 161-178
  5. Les promoteurs et les partisans des Twail questionnent particulièrement l’influence coloniale sur l’édification du droit international à l’échelle mondiale ; ce dernier serait donc sous-tendu par des valeurs occidentales dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas. Un des éminents auteurs de cette approche est A. Anghie, v. A. Anghie et al., The Third World and International Order : Law, Politics and Globalization, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers, 2003 ; pour une analyse consistant à se demander si le mouvement des Twail est une théorie, une méthodologie ou les deux, on renvoie à l’analyse d’O. C. Okafor, « Critical Third World Approaches to International Law : Theory, Methodology, or Both ? », International Community Law Review, 2008, pp. 371-378.
  6. L’australienne H. Charlesworth est devenue, après plusieurs précurseurs nord-américaines, une icône historique du lancement de la critique féministe du droit international à la suite de son article publié en 1991 avec deux autres collègues australiennes ; pour une présentation en français de sa pensée, voir S. Hennette-Vauchez in Sexe, genre et droit international, Paris, Pedone, 2013 (Col. Doctrine(s)).
  7. Il y a évidemment une multitude d’analyses critiques centrées sur le DIG, on renvoie ici à l’analyse de L. Delabie, « Les nouvelles approches du droit international », Revue Québécoise de droit international, Théories et réalités du droit international public au XXIème siècle, Hors série Mars 2016, pp. 57-77.
  8. Pour une très dure critique du DIDH tel qu’il est, on renvoie à l’ouvrage fascinant et percutant de M. Mutua, Human Rights. A Political and Cultural Critique, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 2002, 252 p. (Col. Pennsylvannia Studies in Human Rights
  9. Le courant féministe est protéiforme en ce qu’il est traversé de nombreuses approches, pour ne pas dire de nombreuses tensions, qui affaiblissent en retour la portée de sa critique. Ce sont les féministes dites « postmodernes » qui se sont intéressées au domaine des droits de l’homme : en considérant qu’il est le reflet d’une domination coloniale, d’un produit de la pensée colonialiste, il ne tiendrait pas compte de l’expérience des femmes en fonction de leur situation réelle
  10. Il poursuivait en considérant qu’entre les deux camps, il y aurait les partisans d’un « ‘évolutionnisme modéré’ » selon lesquels « la protection des droits de l’homme gagnerait à s’appuyer davantage sur les règles établies du droit international, à les prendre en considération plus fréquemment », tout en préconisant « dans certains cas de figure la particularisation des règles de droit international », J-F. Flauss, « La protection des droits de l’homme et les sources du droit international », La protection des droits de l’homme et l’évolution du droit international, Paris, Pedone, 1998, pp. 13-14 (Colloque de Strasbourg de la SFDI)
  11. CIJ, Avis, 28 mai 1951, Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Rec., 1951, p. 23 : « [d]ans une telle convention [la Convention de 1948 pour le prévention et la répression du crime de génocide], les Etats contractants n’ont pas d’intérêts propres : ils ont seulement tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention. Il en résulte que l’on ne saurait, pour une convention de ce type, parler d’avantages ou de désavantages individuels des Etats, non plus que d’un exact équilibre contractuel à maintenir entre les droits et les charges. La considération des fins supérieures de la Convention est, en vertu de la volonté commune des parties, le fondement et la mesure de toutes les dispositions qu’elle renferme. » Pour une confirmation récente, CIJ, Arrêt, 29 juillet 2012, Questions concernant l’obligation d’extrader ou de poursuivre (Belgique c. Sénégal), Rec. 2012, p.449, §§. 68-69
  12. Com. EDH, 11 janvier 1961, Autriche contre Italie : « Considérant (…) que les obligations souscrites par les Etats contractants dans la Convention ont essentiellement un caractère objectif, du fait qu’elles visent à protéger les droits fondamentaux des particuliers contre les empiètements des Etats contractants plutôt qu’à créer des droits subjectifs et réciproques entre ces derniers. » ; Cour IDH, Arrêt, 15 septembre 2005, Massacre de Mapiripán c. Colombie, Série C n°134, § 104
  13. Les organes de protection ont affirmé leur compétence pour apprécier la validité des réserves ainsi que pour tirer eux-mêmes les conséquences juridiques de l’incompatibilité d’une réserve à l’objet et au but d’un traité, alors que le DIG postule que c’est aux seuls Etats réservataires de tirer les conséquences du caractère éventuellement non valide de leurs réserves (i.e., renoncer à faire partie du traité, retirer leur réserve ; modifier la réserve de façon à remédier à l’illicéité constatée
  14. A. Pellet, « La mise en œuvre des normes relatives aux droits de l’homme », Droit international et droits de l’homme, H. Thierry, E. Decaux (dir.), Paris, Montchrestien, 1990, pp. 101-140 ; «’Droits-de-l’hommisme’ et droit international », Conférence commémorative Gilberto Amado, Nations Unies, 2000, pp. 1-17
  15. A. Pellet, « Les fondements juridiques internationaux du droit communautaire », Académie de droit européen, Florence, Recueil des cours (1994), Kluwer, Dordrecht, 1997, vol. V, t.2, pp. 193-217
  16. A. Pellet, « Préface», Les interactions normatives. Droit de l’Union européenne et droit international, L. Burgorgue-Larsen, E. Dubout, A. Maitrot de la Motte, S. Touzé (dir.), Paris, Pedone, 2012, pp. 5-12
  17. A-C. Martineau, Le débat sur la fragmentation du droit international. Une analyse critique, Bruxelles, Bruylant, 2015, 612 p.
  18. C’est le cas ainsi en Europe avec l’insertion de la CJUE dans la protection des droits fondamentaux ou en Afrique avec celle de la Cour ECOWAS (Cour de la CEDEAO) qui elle également a été amenée à protéger les droits de l’homme
  19. E. Lagrange, J-M. Sorel (dir.), Traité de droit des organisations internationales, Paris, Lextenso, 2013, 1248 p.
  20. Pour reprendre le titre du Cour dispensé à l’Académie de La Haye par E. Roucounas en 1987 et publié en 1991, T. 206, pp. 9-288.
  21. Je ne m’appesantirai pas ici sur les règles coutumières du DIDH – toujours l’objet de disputatio entre internationalistes, mais qui mériteraient d’être scrutées dans le cadre d’une analyse plus fouillée.
  22. Certains catalogues sont plus fournis que d’autres au regard de leur adoption plus récente
  23. La situation des réfugiés est saisie à l’échelle universelle et africaine ; celle des enfants à l’échelle universelle, africaine et européenne ; celle des femmes, à l’échelle universelle, interaméricaine et européenne, plus à l’échelle africaine si on prend en considération le protocole de Maputo qui complète la Charte africaine de Banjul ; celle des handicapés à l’échelle interaméricaine et universelle
  24. Ad. ex. S’agissant de la prohibition de la torture, on recense la Convention des Nations Unies contre la torture de 1984 (entrée en vigueur le 26 juin 1987, 158 Etats parties), la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture de 1985 (entrée en vigueur en 1997, 18 Etats parties), la Convention européenne pour la prévention de la torture de 1987, entrée en vigueur en 1989, 47 Etats parties). S’agissant des disparitions forcées, on recense la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (entrée en vigueur le 23 décembre 2010, 56 Etats parties) et la Convention interaméricaine sur la disparition forcée de personnes (entrée en vigueur le 28 mars 1996, 14 Etats parties). S’agissant de la prohibition de la discrimination raciale, on recense la Convention pour l’élimination de la discrimination raciale de 1965 (entrée en vigueur en 1969, 177 Etats parties) ainsi que deux textes adoptés dans le cadre régional interaméricain, la Convention interaméricaine contre le racisme, la discrimination raciale et autres formes d’intolérance de 2013 et la Convention interaméricaine contre toutes les formes de discrimination et d’intolérance de 2013
  25. Huit des neuf Conventions internationales de protection des droits de l’homme adoptées dans le cadre des Nations Unies ont été précédées de textes déclaratoires. Il sera intéressant de voir si une Convention (universelle ou régionale ou les deux) sur les droits des peuples autochtones voit le jour
  26. Les procédures les plus ineffectives sont celles où le contrôle est de type politique. A l’échelle universelle, l’Examen Périodique Universel (EPU) est l’emblème de la politisation du droit international du droits des l’homme. Le Conseil des droits de l’homme – qui avait succédé en 2008 à l’ancienne Commission des droits de l’homme dont la politisation de l’activité avait été dénoncée – est tombé en réalité dans les mêmes travers, comme l’examen du premier cycle de contrôle par les pairs a démontré, v. A-M. Thévenot-Werner, « L’examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme des Nations-Unies au regard du droit international. Entre politisation et normativité », JDI, octobre 2012, doctr. 13.
  27. R. K. Goldman, «History and Action : the Inter-American Human Rights System and the Role of the Inter-American Commission on Human Rights», Human Rights Quaterly, 2009, pp.856-887
  28. K. J. Alter, L.R. Helfer, J. McAllister, “A New International Human Rights Courts for West Africa : The ECOWAS Community Court of Justice ”, AJIL,  vol.107, 2013, pp. 737-779 ; S. T. Ebobrah, “The role of the ECOWAS Community Court of Justice in the Integration of West Africa : small trides in the wrong direction ?”, ICourts Working Papers Series, n°27, 2015
  29. M-C. Kwame-Mouaffo, « Le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de la CEMAC : une étude à la lumière du droit communautaire européen, Penant, Revue de droit des pays d’Afrique, 2012, pp. 206-233
  30. K.J. Alter, L. Helfer, L. O. Saldias, « Transplanting the European Court of Justice: The Experience of the Andean Tribunal of Justice », American Journal of Comparative Law, 2012, 60 (6), pp. 709–744
  31. D. Perrot, « Le schéma institutionnel de la Caricom issu du traité révisé de 2001 : entre stato-centrisme et construction communautaire, C. Flaesh-Mougin, J. Lebullenger (dir.), Regards croisés sur les intégrations régionales : Europe, Amérique, Afrique, Bruxelles, Bruylant, 2010, pp. 131-158
  32. Le professeur E. Decaux exprime très bien que « la notion de ‘traités de base’, aujourd’hui communément mise en avant est elle-même trompeuse, en négligeant des conventions orphelines dépourvues d’organe collectif de protection composé d’experts indépendants, malgré leur importance, qu’il s’agisse des conventions de nature pénale relevant de l’Office de Vienne sur la prévention du crime et non du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme. », E. Decaux, « L’impératif de cohérence, entre intégrité du système et efficacité du droit », La dynamique du système des traités de l’ONU en matière de droits de l’homme, E. Decaux, O. de Frouville (dir.), Paris, Pedone, 2015, p. 167
  33. E. Decaux, « L’impératif de cohérence, entre intégrité du système et efficacité du droit », La dynamique du système des traités de l’ONU en matière de droits de l’homme, E. Decaux, O. de Frouville (dir.), Paris, Pedone, 2015, p. 167
  34. La Convention pour la prévention de toutes les personnes contre les disparitions forcées vise expressément la coopération entre les diverses instances internationales en précisant que « dans le cadre de ses fonctions, le Comité [des disparitions forcées] consulte d’autres comités conventionnels institués par les instruments de droits de l’homme pertinents, en particulier le Comité des droits de l’homme (…) en vue d’assurer la cohérence de leurs Observations et recommandations respectives » (art.28§2). La Convention relative aux droits des personnes handicapées prévoit de son côté que « Dans l’accomplissement de son mandat, le Comité consulte, selon qu’il le juge approprié, les autres organes pertinents créés par les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme en vue de garantir la cohérence de leurs directives en matière d’établissement de rapports, de leurs suggestions et de leurs recommandations générales respectives et d’éviter les doublons et les chevauchements dans l’exercice de leurs fonctions» (art. 38 b).
  35. Voir, d’une manière générale, les communications de l’ouvrage dirigé par E. Decaux, O. de Frouville (dir.), La dynamique du système des traités de l’ONU en matière de droits de l’homme, Paris, Pedone, 2015, 208 p.
  36. Il ne sera jamais évincé, surtout au sein des Amériques où les relations entre la Commission et la Cour interaméricaine n’ont jamais été aisées et continuent de ne pas être entièrement apaisées
  37. A tout le moins eu égard à la Convention en tant que tel. S’agissant des protocoles, c’est autre chose, v. L. Burgorgue-Larsen, La Convention européenne des droits de l’homme, Paris, Lextenso, 2015 (2ème ed.), p.21 et s.
  38. Elle entrait en vigueur le 21 octobre 1986 (après que 25 Etats aient décidé de la ratifier) : le premier fut le Libéria (4 août 1982), tandis que le dernier permettant que sa ratification universelle soit obtenue en 1999, a été l’Erythrée (14 janvier 1999)
  39. Le Tchad ayant été le 30ème à le faire le 27 janvier 2016
  40. Il s’agit du Bénin (2016), du Burkina Faso (1998), de la Côte d’Ivoire (2013), du Ghana (2011), du Malawi (2008), du Mali (2010), du Rwanda (2013) et de la Tanzanie (2010). Du coup, c’est uniquement pour l’heure contre ces sept Etats que la jurisprudence de la Cour africaine est entrain de se forger…La Tanzanie est le pays qui accuse déjà le plus grand nombre d’affaires portés devant lui
  41. Il s’agit de l’Argentine, des Barbades, de la Bolivie, du Brésil, du Chili, de la Colombie, du Costa Rica, de l’Equateur, du Salvador, du Guatemala, d’Haïti, du Honduras, de Mexico, du Nicaragua, du Panamá, du Paraguay, du Pérou, de la République dominicaine, du Suriname et de l’Uruguay
  42. Ainsi des Etats-Unis et du Canada (dont la langue est majoritairement l’anglais) pour l’Amérique du Nord, de Belize (pour l’Amérique centrale) et des pays-îles des Caraïbes (Antigua et Barbuda ; Bahamas ; Guyana, San Kitts et Nevis ; Sainte Lucie ; St Vincent et Grenadines)
  43. P. Carozza, « The Anglo-Latin Divide and the Future of the Inter-American System of Human Rights », Notre Dame Journal of International and Comparative Law, 2015, Vol. 5, pp. 153-170
  44. Ce qui n’en est pas moins préoccupant, voir E. Decaux, « Conclusions générales», La Cour européenne des droits de l’homme. Une confiance nécessaire pour une autorité renforcée, S. Touzé (dir.), Paris, Pedone, 2016, pp. 225-246 et L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (août-décembre 2016), AJDA, 30 janvier 2017, p. 157.)
  45. Le Rwanda en 2016, le Venezuela en 2012 et Trinité et Tobago en 1998. S’agissant de la récente dénonciation du Rwanda, on prendra connaissance avec intérêt de l’arrêt de la Cour ADHP, Arrêt, 3 juin 2016, Ingabira Victoire Humuoza c. Rwanda, n°003/2014 (« Arrêt sur les effets du retrait de la déclaration faite en vertu de l’article 34§6 du protocole »)
  46. S. Touzé, «La remise en cause de l’autorité des Cours supranationales », La protection des droits de l’homme par les Cours supranationales, J. Andriantsimbazovina, L. Burgorgue-Larsen, S. Touzé (dir.), Paris, Pedone, 2016, pp. 195-210.
  47. G. Dannenberg, « L’articulation entre les procédures de plainte et de communication devant les organes de contrôle », E. Decaux, O. de Frouville (dir.), La dynamique du système des traités de l’ONU en matière de droits de l’homme, Paris, Pedone, 2015, pp. 185-204
  48. L. Hennebel, H. Tigroudja, Traité de droit international des droits de l’homme, Paris, Pedone, 2016, p. 521
  49. La jurisprudence des organes concernés s’est notamment focalisée sur les notions d’ « instance concurrente » susceptible de fonder une exception d’irrecevabilité. En général, et heureusement – car cela aurait intégré à nouveau du désordre –, l’interprétation de cette notion a été marquée du sceau de l’équivalence. Les organes de protection examinent en général la nature de l’organe de contrôle, la procédure suivie devant celui-ci et enfin les effets de ses décisions. Si les organes quasi-judiciaires (l’emblème étant le Comité des droits de l’homme) et judiciaire (les trois Cours régionales) sont des « instances internationales », des mécanismes d’enquête portant sur la situation générale des droits de l’homme dans un Etat (comme l’ancienne « Procédure 1503 ») CEDH, déc. 17 janvier 1995, Lukanov c. Bulgarie ou encore des procédures qui ne recouvrent pas les allures de la juridictionnalisation, ne sont pas considérées comme des « instances internationales » : ainsi  du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) (CEDH, 17 juillet 2008, De Pace c. Italie) de recours en constatation de manquement contre la Commission européenne activée à la suite d’un dépôt de plainte (CEDH, 1er février 2011, Karoussiotis c. Portugal, Chron. AJDA, L. Burgorgue-Larsen, 2011)
  50. L. Hennebel, H. Tigroudja, op.cit., p.524
  51. On prendra connaissance de la première thèse écrite sur la question en France, V. Lobier, La protection équivalente des droits fondamentaux en Europe, Thèse, Université de Grenoble, 2016, Direction R. Tinière. De même, F. Sudre, « Les ambiguïtés du contrôle du ‘critère de la protection équivalente’ par la Cour européenne des droits de l’homme », Mélanges en l’honneur de C. Blumann. L’identité du droit de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2015, pp. 517-530.
  52. Pour un exemple récent où la Cour européenne change de « curseur analytique » avec le lot d’incertitudes que cela engendre entre l’arrêt de chambre et celui de grande chambre dans l’affaire Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse (CEDH, 26 nov. 2013 et Gde Ch., 21 juin 2016), v. L. Burgorgue-Larsen, «Actualités de la Convention européenne des droits de l’homme (janvier-juillet 2016) », AJDA, 26 septembre 2016, pp. 1738-1748 ; de même, J-S. Bergé et S. Touzé, « La question de l’équivalence en droit international et européen », JDI, juin-juillet-août 2016, pp. 984-1007
  53. S. Turgis, Recherches sur l’interaction entre les normes internationales relatives aux droits de la personne, Paris, Pedone, 2012, 642 p.
  54. D. Simonović, « Global and Regional Standards on Violence Against Women : The Evolution and Synergy of the CEDAW and Istanbul Convention », Human Rights Quaterly, vol. n°36, August 2014, pp. 590-606.
  55. La formule est celle du professeur E. Decaux, « Article 60 », La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et le protocole y relatif portant création de la Cour africaine des droits de l’homme. Commentaire article par article, M. Kamto (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 1106. Toutefois, il faut immédiatement mentionner que tous les auteurs n’ont pas le même point de vue qu’E. Decaux ; ils sont divisés sur la signification de ces clauses. Pour les uns, il s’agit de clauses posant des règles d’interprétation ; pour d’autres, elles sont là pour organiser l’application de traités successifs portant sur un même sujet ; enfin, selon une troisième approche, ces clauses posent des règles de résolution de conflits. Pour une présentation des différents points de vue doctrinaux, voir A. Rachovitsa, « Treaty Clauses and Fragmentation of International Law : Applying the More Favourable Protection Clause in Human Rights Treaties », Human Rights Law Review, 2016, 17, pp. 77-101
  56. On reprend ici la formule du professeur E. Decaux. Il l’utilisa alors qu’il commentait l’ancien article 60 (nouvel article 53) de la Convention européenne, « Article 60 », La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire article par article, L-E. Pettiti, E. Decaux, P-H. Imbert (dir.), Paris, Economica, 1995, pp. 897-903, spéc. 898. Il l’utilisait à nouveau, avec une variante terminologique dans son commentaire de l’article 60 de la Charte africaine. Il affirmait ceci : « le plus souvent les systèmes de protection des droits de l’homme semblent fermés sur eux-mêmes, avec leurs propres normes, tout en prenant la précaution de garantir une sorte de ‘clause de la liberté la plus favorisée’ en indexant la protection des droits de l’homme sur l’instrument le mieux offrant. », cf. « Article 60 », La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et le protocole y relatif portant création de la Cour africaine des droits de l’homme. Commentaire article par article, M. Kamto (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 1106. Toutefois, il faut immédiatement mentionner que tous les auteurs n’ont pas le même point de vue qu’E. Decaux ; ils sont divisés sur la signification de ces clauses. Pour les uns, il s’agit de clauses posant des règles d’interprétation ; pour d’autres, elles sont là pour organiser l’application de traités successifs portant sur un même sujet ; enfin, selon une troisième approche, ces clauses posent des règles de résolution de conflits. Pour une présentation des différents points de vue doctrinaux, voir A. Rachovitsa, « Treaty Clauses and Fragmentation of International Law : Applying the More Favourable Protection Clause in Human Rights Treaties », Human Rights Law Review, 2016, 17, pp. 77-101
  57. L’article de référence à cet égard est celui de M. Pinto, « El principio pro homine. Criterios de la hermenéutica y pautas para la regulación de los derechos humanos », La aplicación de los tratados sobre derechos humanos por los tribunales locales, Buenos Aires, Ediciones del Puerto, 1997, pp. 163-171. Les articles subséquents sont tous partis de cette définition cf. F. Amaya Villareal, «El principio pro homine : Interpretación extensiva vs. El consentimiento del Estado », Revista Colombiana de derecho internacional – International Law, 2005, pp. 337-380.
  58. Ainsi de l’article 5§2 du Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966 ; de l’article 53 de la Convention EDH ; de l’article 29 b). et c.) de la Convention américaine des droits de l’homme ; de l’article 23 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979 ; de l’article 41 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant de 1990 ; de l’article 1 b). de la Charte arabe des droits de l’homme de 2004 ou encore de l’article 31 du Protocole à la Charte africaine relatif aux droits des femme
  59. La Cour européenne n’a pas utilisé toutes les potentialités de l’article 53 de la Convention européenne tandis que la Cour interaméricaine a utilisé l’article 29 (b) de la Convention américaine de telle manière que cela lui a permis d’opérer un recours massif aux sources extérieures
  60. L. R. Glas, « The European Court of Human Rights’ Use of Non Binding and Standard-Setting Council of Council of Europe Documents », Human Rights Law Review, 2017, 17, pp. 97-125
  61. Concernant l’analyse de la jurisprudence de la Cour interaméricaine, G. L. Neuman a parlé d’« importation » (G. L. Neuman “Import, Export and Regional Consent in the Inter-American Court of Human Rights”, EJIL, (2008), 101-123) ; L. Lixinski a considéré qu’il était question d’ ‘expansionism’ (L. Lixinski, “Treaty interpretation by the Inter-American Court of Human Rights : Expansionism at the service of the Unity of International Law“, EJIL, (2010), vol. 21, N°3, pp. 585-604) et M. De Pauw d’ ‘external referencing’ ou encore de ‘cross references’ (M. De Paw, “The Inter-American Court of Human Rights and the Interpretive Method of External Referecing : Regional Consensus v. Universality”, The Inter-American Court of Human Rights: Theory and Practice, Present and Future, Y. Haeck, O. Ruiz-Chiriboga, C. Burbano (eds.), Intersentia, 2015, pp. 3-24). S’agissant du décryptage de la jurisprudence de la Cour européenne, F. Sudre a parlé de « globalisation des sources » (F. Sudre, « L’interprétation constructive de la liberté syndicale au sens de l’article 11 de la Convention EDH. Note sous l’arrêt Demir et Bakayra », JCP, Gen., n°5, 28 janv. 2009 ; S. Turgis d’interprétation croisée (S. Turgis, Recherches sur l’interaction entre les normes internationales relatives aux droits de la personne, Paris, Pedone, 2012, 642 p.); F. Tulkens et S. Van Drooghenbroek de ‘process of enrichment’ (processus d’enrichissement), F. Tulkens, S. Van Drooghenbroek, «Le soft law des droits de l’homme est-il vraiment si soft ?», Liber amicorum Michel Mahieu, Bruxelles, Larcier, 2008, pp. 505-526) ; G. Cohen-Jonathan et J-F. Flauss ont mentionné une « approche comparée du droit international des droits de l’homme » (« La Cour européenne des droits de l’homme  et le droit international (2008) », AFDI, 2008, p. 530. V. également J-F. Flauss., « Du droit international comparé des droits de l’homme dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in Le rôle du droit comparé dans l’avènement du droit européen, Schultess, 2002, pp. 159-182) et pour ma part de « décloisonnement», « Nothing is perfect. Libres propos sur la méthodologie interprétative de la Cour européenne», Mélanges en l’honneur de Jean-François Flauss, Paris, Pedone, 2014, pp. 101-115 ; quant au système africain de protection – et plus particulièrement des recommandations de la Commission africaine[1] – M. Killander a mentionné son « Holistic approach » (M. Killander, “Interpreting Regional Human Rights Treaties”, Revista Sur, (2010), pp. 145-169

Le Tribunal arbitral du sport et les droits fondamentaux des athlètes

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« Cour suprême du sport mondial », le Tribunal arbitral du sport (TAS) a fréquemment à connaître de litiges dans lesquels sont en jeu des droits fondamentaux des athlètes. En assure-t-il une protection satisfaisante ? Si la réponse est globalement positive, l’analyse approfondie de sa jurisprudence laisse toutefois apparaître que quelques ajustements pourraient être souhaitables.

Par Mathieu Maisonneuve, Professeur de droit public Détaché à l’Université Saint Joseph de Beyrouth (Liban) 1

« Le TAS représente (…) une alternative à la justice étatique tout en respectant, bien entendu, certains droits fondamentaux inaliénables  2. De ce satisfecit attribué au Tribunal arbitral du sport (TAS) par son premier secrétaire général, la première partie a plus retenu l’attention de la doctrine et des juridictions nationales que la seconde. Elles sont pourtant intimement liées. Pour que le recours au TAS constitue une véritable modalité d’exercice du droit au juge, et non un moyen de détourner les athlètes, contre leur volonté et à leur détriment, de leur juge naturel, il importe qu’ils soient jugés par un tribunal structurellement indépendant des institutions sportives et que ce tribunal assure une protection satisfaisante de leurs droits, en particulier de leurs droits fondamentaux.

La première de ces deux conditions est commune à tous les arbitrages, l’indépendance étant de l’essence de la justice 3 ; la seconde concerne plus particulièrement l’arbitrage TAS, celui-ci constituant un arbitrage imposé aux athlètes 4. Ainsi que l’admet une formation arbitrale du TAS lui-même, « the CAS jurisdiction cannot be imposed to the detriment of an athlete’s fundamental rights. In other words, an athlete basically cannot be precluded from obtaining in CAS arbitration at least the same level of protection of his/her substantive rights that he or she could obtain before a State court. As an author put it (H. Haas, Role and Application of Article 6 of the European Convention on Human Rights in CAS Procedures, in 2012 Int’l Sports L. Rev. 3, 42, at 53-54), arbitration may be accepted, in the eyes of the European Convention on Human Rights, as a valid alternative to access to State courts, only if arbitration proceedings constitute a true equivalent of State court proceedings » 5.

En droit positif, la vérification de la première condition a suffi au Tribunal fédéral suisse 6et à la Cour fédérale de justice allemande 7Pour considérer que le TAS était bien un authentique tribunal arbitral et que les conventions en sa faveur étaient valides. Il est vrai que l’on peut raisonnablement espérer d’un tribunal indépendant qu’il ne tolère pas d’atteintes excessives aux droits essentiels de l’une ou de l’autre des parties. Néanmoins, outre que d’autres raisons peuvent éventuellement expliquer qu’il en aille différemment, à commencer par le contenu du droit applicable au fond du litige, des soupçons continuent, à tort ou à raison, de peser sur l’indépendance du TAS 8Dans ces conditions, la seule façon de convaincre qu’il offre bien une voie de recours respectueuse des droits fondamentaux des athlètes consiste à le vérifier dans sa jurisprudence.

Certes, sans même se livrer à une telle vérification in concreto, deux conclusions radicalement opposées peuvent être in abstracto rejetées. Pour des raisons qui tiennent au fondement institutionnel de l’arbitrage en matière sportive ainsi qu’à la nécessité de tenir un minimum compte des souverainetés étatiques, il est en effet tout aussi exclu que le TAS soit excessivement protecteur des droits fondamentaux des athlètes ou qu’il soit totalement étranger à toute idée de protection de ces droits.

D’un côté, le TAS a été créé par le Comité international olympique (CIO) et imposé par les institutions sportives, non pas comme une solution idéale, mais comme un moindre mal visant à respecter le droit au juge, que méconnaissait l’interdiction faite à leurs membres d’exercer tout recours en justice, tout en évitant autant que possible les interventions des juridictions étatiques, perçues comme des ingérences inopportunes et comme porteuses d’éclatement du contentieux sportif international. Autrement dit, si le TAS visait secondairement à offrir une meilleure garantie juridique aux athlètes que le simple exercice des voies de recours internes aux institutions sportives, il visait avant tout à ménager l’autonomie des institutions sportives et à protéger l’égalité des compétiteurs de la justice. « Cour suprême du sport mondial » 9, le TAS est par nature accueillant à l’égard de l’intérêt général sportif.

D’un autre côté, si les sentences du TAS s’intègrent dans un ordre juridique transnational, distinct des ordres étatiques, leur pérennité, voire leur efficacité, est pour partie conditionnée au respect, au moins dans une version minimaliste, de certains des droits les plus fondamentaux des athlètes, à commencer par ceux qui colorent l’ordre public international au sens du droit suisse au respect duquel veille le Tribunal fédéral, en sa qualité de juge de l’annulation.

Entre ces deux extrêmes – la priorité systématiquement donnée aux droits fondamentaux des athlètes ou l’absence totale de prise en compte de ceux-ci – il existe tout un éventail de niveaux de protection possible. Pour préciser où se situe celui qu’offre effectivement le TAS, on ne peut s’appuyer sur la statistique, même comme simple « indice » 10. Il n’existe en effet pas de chiffres sur le nombre d’affaires dans lesquelles des athlètes opposés à des institutions sportives ont obtenu gain de cause 11, et encore moins de chiffres permettant d’avoir une idée du taux de succès dans les seules affaires où les athlètes invoquaient une violation de leurs droits fondamentaux. La méthode utilisée pour mesurer le niveau de protection dont ils bénéficient a donc consisté à s’appuyer, à partir de la base de données du TAS, sur le maximum de sentences dans lesquelles ils étaient en cause.

Afin d’opérer une sélection large, une conception extensive de ces droits fondamentaux a été retenue. Elle inclut les droits, mais aussi les libertés, habituellement reconnus comme tels par les juridictions étatiques ou inter-étatiques 12, que ce soit sur la base de normes constitutionnelles 13, internationales, législatives ou même simplement jurisprudentielles. Le propos n’est pas ici de contribuer au débat terminologique ou philosophique sur la notion de droits fondamentaux 14, en essayant de déceler une conception à laquelle se rattacherait la jurisprudence du TAS ; il est de déterminer l’étendue de la protection dont bénéficient dans celle-ci des droits qui sont d’ordinaire reconnus comme fondamentaux, que ce soit en raison de leur valeur juridique et/ou en raison de leur importance intrinsèque.

Deux limites ont toutefois borné la recherche. La première est liée aux destinataires de ces droits. Seuls ceux susceptibles de bénéficier aux athlètes ont retenu notre attention. La seconde tient à la problématique de l’étude. Elle n’est pas processuelle mais matérielle 15.

Notre interrogation première n’est pas de savoir si les clauses compromissoires en faveur du TAS méconnaîtraient par elles-mêmes le droit fondamental au juge, voire le droit à un procès équitable 16. Elle porte directement sur le traitement jurisprudentiel réservé par le TAS aux règles et décisions des fédérations sportives ou comités olympiques contestées devant lui lorsqu’elles sont prétendument contraires à un droit fondamental. Il peut s’agir d’un droit substantiel, à l’image de la liberté de circulation, du droit au respect de la vie privée, du principe d’égalité, du droit au travail, de la libre disposition de son corps, de la liberté d’expression, de la liberté de religion, de la liberté d’entreprendre, ou même du droit à la pratique d’une activité sportive. Il peut s’agit de « droits garantis », comme la présomption d’innocence, le principe de la lex mitior, le principe de responsabilité personnelle, le principe de légalité des délits et des peines, le principe non bis in idem ou bien encore le respect des droits de la défense.

Nombreux sont les litiges soumis au TAS dans lesquels de tels droits fondamentaux sont directement en jeu, voire au moins présent en toile de fond. C’est généralement vrai des affaires disciplinaires, en particulier reliées au dopage, ou même des affaires de transferts de joueurs professionnels. C’est évidemment vrai de certaines affaires plus originales. L’affaire Dutee Chand 17, du nom d’une athlète indienne hyperandrogène, contestant la réglementation de la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) lui interdisant de participer aux compétitions féminines, sauf à subir un traitement médical lourd, en est l’une des dernières illustrations.

Le TAS n’est ainsi pas  étranger  aux droits fondamentaux. Ni en ce qu’il n’aurait pas à connaître de litiges portant sur d’éventuelles violations de tels droits, lesquels litiges sont parfaitement arbitrables en droit suisse pour peu qu’ils présentent un minimum de patrimonialité 18, ni en ce qu’il serait impuissant pour les sanctionner efficacement 19. Les sentences du TAS sont systématiquement exécutées, y compris par les plus puissantes des institutions sportives. Forum potentiellement efficace pour la protection des droits fondamentaux, forum juridiquement utilisable et effectivement utilisé pour le règlement de litiges les mettant jeu, le TAS est-il aussi un forum satisfaisant en ce sens que sa jurisprudence serait suffisamment protectrice ?

Pour que tel soit le cas, il importe, d’abord, que l’étendue de l’invocabilité des droits fondamentaux ne soit pas trop réduite et que, ensuite, les atteintes aux droits fondamentaux invocables ne soient pas trop aisément admises. Sur ces deux points, le risque de sanction est relativement faible, ce qui laisse aux arbitres une importante marge de manœuvre. Le choix du droit applicable au fond du litige n’est en effet pas, sauf exceptions, une cause d’annulation des sentences 20. C’est particulièrement vrai en droit suisse de l’arbitrage international 21. En outre, l’application du droit par les arbitres n’est contrôlée par les juridictions de l’annulation que sous l’angle de la violation de l’ordre public 22, et il s’agit d’un angle particulièrement aigu en Suisse 23.

L’analyse des sentences du TAS ne laisse pas apparaître que ses formations arbitrales auraient l’intention d’utiliser cette relative liberté afin de protéger le moins possible les droits fondamentaux des athlètes. S’il est vrai que les arbitres sont plutôt réticents à l’égard des droits fondamentaux que les athlètes tireraient de textes nationaux ou internationaux, cette réticence est contrebalancée par la possibilité largement admise d’utiliser des principes généraux du droit non formellement rattachés à un ordre juridique étatique déterminé. Autrement dit, l’invocabilité limitée des droits fondamentaux de nature étatique (I) est compensée par le recours aux principes généraux du droit de la lex sportiva 24 (II). Toute la question est de savoir si cette compensation est, dans le détail, satisfaisante.

I- L’invocabilité limitée des droits fondamentaux étatiques

À en croire certaines formations du TAS agissant à titre consultatif, la cause pourrait sembler entendue : les droits fondamentaux étatiques ou inter-étatiques seraient invocables devant cette institution d’arbitrage, au moins dans les affaires de dopage dopage, mais en des termes aisément généralisables. Ainsi, selon un avis rendu le 31 août 1994, réitérant une affirmation déjà contenue dans un avis du 10 novembre 1986 25, « toute action engagée contre un concurrent en matière de dopage doit respecter les principes du droit international et national, ainsi que les lois régissant la protection de la personnalité et les droits de l’Homme » 26.

La réalité contentieuse est bien plus nuancée. D’abord, contrairement à ce que pourrait laisser penser l’affirmation ci-dessus, les droits fondamentaux résultant de textes internationaux ne sont pas, en principe au moins, directement invocables devant le TAS (A). Ensuite, les lois nationales applicables au fond des litiges ne le sont devant le TAS qu’à titre subsidiaire, ce qui ne contribue pas à l’invocabilité des droits fondamentaux qu’elles contiennent à titre de normes supérieures aux normes sportives (B). Enfin, si les droits fondamentaux de nature étatique, et notamment inter-étatique, sont susceptibles de bénéficier d’une invocabilité indirecte, via les ordres publics à l’aune desquels les juridictions nationales contrôlent les sentences arbitrales, ce n’est que de manière exceptionnelle (C).

A- L’absence d’invocabilité directe des droits fondamentaux internationaux

En droit de l’arbitrage international, la doctrine 27 et les juridictions nationales 28 considèrent traditionnellement que les conventions internationales relatives aux droits fondamentaux, notamment la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH), ne lient pas directement les arbitres mais seulement les États et leurs organes, y compris lorsque qu’a été choisi comme droit applicable au fond du litige à arbitrer le droit d’un État partie à l’une ou l’autre de ces conventions. Pour que les textes internationaux sur les droits de l’homme fassent parties du droit applicable au fond des litiges par les arbitres, il faut qu’une disposition le prévoie spécialement. Elle peut être contenue dans la convention ou le règlement d’arbitrage, ou bien encore dans une convention internationale régissant un arbitrage déterminé. C’est souvent le cas dans le domaine de l’arbitrage d’investissement 29. Ce n’est en revanche pas le cas pour l’arbitrage en matière sportive.

Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que des formations arbitrales du TAS aient tenu à souligner « que, par principe, les droits fondamentaux et les garanties de procédure accordés par les traités internationaux de protection des droits de l’homme ne sont pas censés s’appliquer directement dans les rapports privés entre particuliers » 30 et qu’ils ne sont en conséquence pas directement invocables dans les litiges dont elles ont à connaître, notamment ceux opposant des athlètes à des fédérations sportives internationales, qui sont des personnes morales de droit privé. L’argument diffère de celui rappelé en préalable. Il tient ici au champ d’application personnelle des traités sur les droits de l’homme, lesquels seraient seulement invocables à l’encontre de personnes publiques, et non au caractère privé des tribunaux arbitraux, ce qui les dispenserait d’accepter d’en vérifier l’éventuelle violation, au motif que cette charge incombe à l’État et à ses juridictions. Cela ne change toutefois rien au résultat : les droits fondamentaux consacrés par les traités internationaux ne sont pas, en principe, directement invocables devant le TAS. A ainsi par exemple été refusée, l’applicabilité de l’article 1er du protocole additionnel de la Conv. EDH relatif au respect des biens ou de l’article 8 de la même Convention relatif au droit à la vie privée 31.

En droit, la position du TAS n’est pas intenable. En opportunité, elle est discutable. Bien que de nature privée, les rapports entre les athlètes et les fédérations internationales ne sont en effet pas sans rappeler les rapports entre les citoyens et les États. « There is an obvius parallel », a ainsi reconnu une formation du TAS, « beetween a public authority and a sports federation, who make their rules and regulations and reach their decisions by a similar process and with similar impact on those affected » 32. Pour le Tribunal fédéral suisse, « le sport de compétition se caractérise par une structure très hiérarchisée, aussi bien au niveau international qu’au niveau national. Établies sur un axe vertical, les relations entre les athlètes et les organisations qui s’occupent des diverses disciplines sportives se distinguent en cela des relations horizontales que nouent les parties à un rapport contractuel » 33

Dans ces conditions, sans aller jusqu’à soumettre les institutions sportives internationales à un régime de droit public, comme le sont toutefois les fédérations nationales dans certains pays 34, il ne serait pas nécessairement impensable que soient directement invocables devant le TAS des dispositions sélectionnées de textes internationaux a priori destiné à régir les relations avec les pouvoirs publics. Il arrive du reste exceptionnellement que certaines formations arbitrales ne l’excluent pas totalement. Dans l’affaire « Platini », les arbitres ont par exemple accepté de répondre, quoique de manière laconique, au moyen tiré de la violation de l’article 8 de la Conv. EDH 35, et il est par exemple arrivé à une formation de préférer rejeté, certes sèchement, le moyen tiré de la violation de la Convention internationale sur les droits de l’enfant plutôt que de refuser de se prononcer sur lui 36. Dans l’affaire « Pistorius », si l’applicabilité de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006 a été rejetée, ce fût au motif que la Principauté de Monaco, dont le droit national était applicable au fond du litige, ne l’avait alors encore ni signée ni ratifiée 37. A contrario, cela signifie-t-il qu’elle aurait sinon pu s’appliquer à titre de composante du droit monégasque ?

B- L’invocabilité à titre subsidiaire des droits fondamentaux nationaux

Dans le cadre de la procédure dite d’appel du TAS, qui est celle dans laquelle sont normalement en jeu les droits fondamentaux des athlètes, le droit applicable au fond des litiges est constitué, d’une part, des règlements sportifs concernés et, d’autre part, sauf exceptions, du droit de l’État de siège de l’institution sportive auteur de la décision contestée. Dans la pratique, les arbitres du TAS ont souvent considéré que le droit sportif était applicable à titre principal et le droit étatique à titre subsidiaire. Cette pratique a été consacrée en 2013 avec l’entrée en vigueur d’une nouvelle version du code TAS. Depuis cette date, son article R58 est ainsi rédigé : « la Formation statue selon les règlements applicables et, subsidiairement, selon les règles de droit choisies par les parties, ou à défaut de choix, selon le droit du pays dans lequel la fédération, association ou autre organisme sportif ayant rendu la décision attaquée a son domicile ou selon les règles de droit que la Formation estime appropriée. Dans ce dernier cas, la décision de la Formation doit être motivée » 38.

Selon le dictionnaire Larousse, « subsidiaire » peut être défini comme « ce qui sert à renforcer quelque chose de principal ». Autrement dit, le droit étatique n’a pas a priori vocation à être utilisé pour contredire le droit sportif, mais seulement pour le conforter ou le compléter. Cela est confirmé par les arbitres du TAS eux-mêmes. S’exprimant à propos du choix du droit suisse à titre supplétif dans les statuts de la FIFA, une formation arbitrale a ainsi pu affirmer qu’ « il faut voir dans cette référence au droit suisse la volonté de la FIFA de combler toute lacune éventuelle [de sa réglementation] par le renvoi subsidiaire à un système étatique, par hypothèse plus complet. Cela dit, les règles de la FIFA demeurent applicables en priorité. Si elles traitent expressément d’une question, il n’y a pas lieu de rechercher une autre solution éventuelle prévue en droit suisse » 39.

Il serait toutefois excessif de tirer de cette élection de droit étatique à titre subsidiaire des conséquences trop radicales. En effet, même dans des affaires où le droit suisse n’est que « subsidiairement » applicable, les arbitres du TAS estiment parfois invocables des dispositions de celui-ci susceptibles de conduire à l’illégalité du droit sportif.

C’est particulièrement vrai des articles 27 et 28 du code civil suisse relatifs à la protection de la personnalité. Une citation tirée d’une sentence où le droit suisse était applicable au fond du litige à titre supplétif est à cet égard éclairante : « la FIFA ne peut pas se borner à respecter sa seule réglementation. En effet, s’il est vrai que le législateur suisse a souhaité laisser une large autonomie aux associations quant à leur fonctionnement et leur organisation, aucune disposition réglementaire ne doit porter atteinte aux droits de la personnalité de ses membres » 40. On ne saurait mieux dire que, pour la protection de certains droits fondamentaux, le droit étatique peut être invoqué devant le TAS afin de tenir en échec le droit sportif.

L’invocabilité des articles 27 et 28 du code civil suisse est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une invocabilité directe et non d’une invocabilité indirecte par le prisme de l’ordre public, ou même par celui de la notion d’arbitraire de l’article 393 du code de procédure civile suisse. Le contenu donné aux droits de la personnalité va en effet bien au-delà de ce qui s’impose afin de ne pas risquer une annulation ou un refus d’exécution. Se référant à la doctrine et la jurisprudence suisses, différentes formations du TAS incluent ainsi parmi ces droits « la liberté d’exercer une activité sportive de son choix, entre partenaires de même valeur et contre des adversaires équivalents » 41, « le droit à l’épanouissement par l’activité sportive, que ce soit professionnellement ou non » 42, « le respect de la vie privée » 43, ou bien encore « la liberté professionnelle et la liberté économique » 44. Autant de droits qui, soit n’entrent pas dans la composition de l’ordre public international au sens du droit suisse, soit supposent un niveau de violation sous cet angle bien supérieur à celui exigé en application du code civil suisse.

Il arrive aussi, quoique plus rarement, que les arbitres du TAS acceptent directement l’applicabilité des principes et libertés fondamentaux du droit de l’Union européenne, en tant que composante du droit national applicable, à titre non pas seulement subsidiaire, mais supérieur au droit sportif. C’est ainsi que l’applicabilité directe du principe communautaire de non discrimination a été admise dans une affaire soumise au droit allemand 45 et la liberté de circulation des travailleurs dans une affaire où était applicable le droit roumain 46. Il est vrai que, à la différence du droit du Conseil de l’Europe, le droit de l’Union européenne est un « ordre juridique propre intégré aux systèmes juridiques des États membres » 47.

C- L’exceptionnelle invocabilité indirecte des droits fondamentaux étatiques

À défaut d’invocabilité directe, les droits fondamentaux de nature étatique peuvent bénéficier d’une invocabilité indirecte via la notion d’ordre public. En effet, sauf à risquer une annulation de leur sentence ou des difficultés d’exécution de celle-ci, les arbitres doivent veiller à ce que celle-ci ne viole pas des droits essentiels qui seraient d’ordre public pour le juge de l’annulation ou le juge de l’exécution.

Selon le Tribunal fédéral suisse, « la Convention européenne des droits de l’homme », par exemple « ne s’applique pas directement à l’arbitrage (Kaufmann-Kohler/Rigozzi, op. cit., n. 64). En effet, la violation des dispositions de cette convention ne compte pas au nombre des griefs limitativement énumérés par l’art. 190 al. 2 LDIP. Cependant, la prise en considération des principes sous-tendant ces dispositions-là lors de l’examen de ces griefs-ci ne devrait pas être exclue d’emblée (arrêt 4P.105/2006 du 4 août 2006, consid. 7.3). Dans ce sens, on peut admettre, avec le recourant, que serait contraire à la notion d’ordre public matériel, telle que la conçoit le droit suisse, une sentence qui porterait atteinte, même indirectement, à un principe aussi fondamental que celui de l’interdiction du travail forcé » 48.

Il en va de même du droit au procès équitable qui, en droit suisse, fait partie de l’ordre public, ce qui confère une claire invocabilité indirecte à l’article 6§1 de la Conv. EDH dans la jurisprudence du TAS. Ainsi peut-on lire dans une sentence que « The Panel is of the view that even though it is not bound directly by the provisions of the ECHR (cf. Art 1 ECHR), it should nevertheless account for their content within the framework of procedural public policy » 49.

Néanmoins, l’étendue d’une telle invocabilité indirecte est pour l’heure limitée. Selon le Tribunal fédéral suisse, une sentence arbitrale viole l’ordre public lorsqu’ « elle méconnaît les valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique » 50. Dans ces conditions, ainsi que le Tribunal fédéral l’a lui-même rappelé, « l’annulation d’une sentence arbitrale internationale pour ce motif de recours est chose rarissime » 51 et « il doit désormais être clair, dans l’esprit de quiconque conclut une convention d’arbitrage donnant lieu à l’application des art. 176 ss LDIP, que ses chances de succès seront extrêmement minces le jour où il voudra attaquer une sentence arbitrale en invoquant le motif de recours prévu à l’art. 190 al. 2 let. e LDIP » 52.

Sous l’angle de l’ordre public procédural 53, les formations arbitrales du TAS refusent ainsi systématiquement l’applicabilité, même à tire indirect et même dans les affaires disciplinaires, des articles 6§2 et §3 de la Conv. EDH 54. Dans la lignée de la jurisprudence suisse 55, les arbitres du TAS estiment en effet que la répression sportive ne relève pas de la matière pénale au sens de la Convention. À ce jour, la seule sentence du TAS annulée pour violation de l’ordre public procédural l’a été pour violation de l’autorité de chose jugée 56.

S’agissant de l’ordre public matériel 57, s’il a pour conséquence de rendre indirectement invocables certains droits fondamentaux indépendamment du droit applicable, ce n’est que dans une version minimaliste. C’est notamment le cas du principe de proportionnalité des sanctions et des droits de la personnalité. Selon le Tribunal fédéral, « la question de la proportionnalité de la sanction ne pourrait […] se poser, sous l’angle restreint de l’incompatibilité avec l’ordre public, que si la sentence arbitrale consacrait une atteinte à la personnalité qui soit extrêmement grave et hors de toute proportion avec le comportement qu’elle sanctionne » 58. De même, pour qu’une atteinte aux droits de la personnalité puisse constituer une violation de l’ordre public matériel, il est nécessaire qu’elle constitue « une atteinte manifeste et grave » 59, qui va au-delà d’une « simple » méconnaissance des articles 27 et 28 du code civil suisse 60. C’est par exemple le cas d’une sentence qui, en confirmant une sanction disciplinaire attentatoire à la liberté économique d’un joueur, avait pour effet de le livrer à « l’arbitraire de son ancien employeur » 61.

Certes, on ne saurait exclure que le Tribunal fédéral suisse élargisse à l’avenir la notion d’ordre public au sens de l’article 190 al. 2 let e LDIP pour parer à un risque de condamnation de la Suisse devant la Cour EDH. Si la Conv. EDH impose d’abord aux États parties des obligations négatives, impliquant qu’ils s’abstiennent de s’ingérer dans l’exercice des droits qu’elle garantit, elle met aussi à leur charge des obligations positives, supposant qu’ils agissent pour protéger ces droits 62, y compris lorsqu’ils sont méconnus par des particuliers 63. Dans ces conditions, il n’est pas impossible que la responsabilité de la Suisse puisse être recherchée avec succès devant la Cour EDH au motif que le Tribunal fédéral aurait refusé, compte tenu de la conception restrictive qu’il se fait de l’ordre public en droit de l’arbitrage international, d’annuler une sentence du TAS portant pourtant atteinte à un droit garanti par la Conv. EDH 64. Il n’en reste pas moins que, pour le moment, le Tribunal fédéral suisse est loin d’être prêt à admettre, y compris au prix d’une évolution qui ne concernerait que la seule matière sportive 65, que toute violation de la Convention, et pas seulement une violation grave et manifeste, puisse constituer une violation de l’ordre public, ce qui réduit d’autant son invocabilité par ce biais.

L’invocabilité indirecte des droits fondamentaux de nature étatique est d’autant plus exceptionnelle devant le TAS qu’elle ne peut que marginalement empruntée le canal d’un autre ordre public que l’ordre public international au sens du droit suisse de l’arbitrage. Il est en effet très rare que les sentences rendues sous l’égide du TAS soient soumises au contrôle du juge de l’exécution. D’une part parce que, comme le souligne le Tribunal fédéral suisse, « les sanctions infligées aux sportifs, telles que la disqualification ou la suspension, ne nécessitent pas de procédure d’exequatur pour être mises en œuvre » 66. D’autre part parce qu’il existe un système de contrainte privée reposant sur le pouvoir disciplinaire des institutions sportives, qui rend souvent inutile le détour par la contrainte publique pour faire exécuter une sentence du TAS 67.

Dans ces conditions, une formation du TAS n’a pas hésité à clairement affirmer qu’elle n’avait pas à se préoccuper des règles d’ordre public du siège du demandeur. C’est ainsi que, pour écarter l’argument tiré d’une éventuelle inconstitutionnalité en droit français d’une sanction sportive automatique, les arbitres ont notamment indiqué que cela ne concernait que « la question de l’exécution de la sentence, stade procédural ultérieur qui n’est pas de la compétence de la Formation » 68. D’une manière générale, sans être toujours aussi radicale, la jurisprudence du TAS n’est guère favorable à la prise en compte des lois de police étrangères à la lex causae : « a provision of law which is not applicable as lex causae would be considered mandatory and directly applied only in exceptional circumstances » 69.

Il en est une toutefois une qui paraît jouir d’un statut à part : c’est le droit de l’Union européenne. Ainsi que le résume une formation du TAS, « l’application directe de normes émanant du droit de l’UE est exclue, étant néanmoins relevé qu’un tribunal arbitral ayant son siège en Suisse doit, dans une certaine mesure, tenir compte des normes étrangères d’application immédiate lorsque cela est justifié par des intérêts suffisants » 70, ce qui est spécialement susceptible de concerner les libertés et le principe de non-discrimination posé par les Traités tels qu’interprétés par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), mais non en revanche la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne 71.

Pour déterminer dans quelle mesure et dans quels cas il convient de tenir compte du droit de l’Union européenne, certaines formations arbitrales 72 se réfèrent expressément à l’article 19 de la Loi fédérale suisse sur le droit international privé (LDIP) 73. Mais il arrive aussi que d’autres formations arbitrales l’appliquent sans même aborder expressément la question de son applicabilité 74 ou en laissant expressément la question ouverte 75.

Cette prudence à l’égard du droit de l’Union européenne n’a toutefois pas empêché que, dans l’une des rares affaires où la question de l’exécution d’une sentence du TAS s’est posée devant une juridiction étatique, celle-ci ait conclu à sa méconnaissance et à sa contrariété avec l’ordre public. Il s’agissait plus précisément de la Cour d’appel de Brême 76 et d’une sentence par laquelle les arbitres avaient refusé l’examen d’un moyen tiré de la violation de la liberté de circulation au motif qu’il était invoqué par un club et non par un joueur 77. Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans cette affaire, la Cour fédérale de justice allemande a finalement laissé cette question de côté 78.

II- Le recours compensatoire aux principes généraux du droit

L’étude des sentences arbitrales rendues sous l’égide du TAS laisse apparaître que les arbitres ont fréquemment recours à des principes généraux du droit non rattachés à tel ou tel droit étatique ou inter-étatique. Les larges possibilités d’invocabilité de ces principes généraux qui s’offrent aux athlètes est potentiellement de nature à compenser l’invocabilité limitée des droits fondamentaux de nature étatique (A). Néanmoins, la liste des principes actuellement consacrés dans la jurisprudence du TAS est perfectible (B) et leur mise en œuvre pourrait être améliorée (C).

A- L’invocabilité potentiellement étendue des principes généraux du droit

À la lettre de l’article de R58 du code TAS, les principes généraux du droit peuvent sembler n’être directement invocables que dans des cas particuliers 79 : soit dans le cas où les parties les auraient expressément élus à titre de droit applicable 80 ; soit, à défaut de choix des parties, dans le cas où les arbitres décideraient d’écarter à leur profit le droit étatique normalement applicable, à savoir celui du siège de l’institution sportive dont la décision est contestée. C’est possible 81 mais c’est une possibilité rarement utilisée par les arbitres du TAS 82.

En pratique, les principes généraux du droit sont systématiquement invocables, en plus du droit déclaré applicable selon l’article R58. Cette pratique a été expliquée par une formation arbitrale : « The Panel is of the opinion that all sporting institutions, and in particular all international federations, must abide by general principles of law. Due to the transnational nature of sporting competitions, the effects of the conduct and deeds of international federations are felt in a sporting community throughout various countries. Therefore, the substantive and procedural rules to be respected by international federations cannot be reduced only to its own statutes and regulations and to the laws of the country where the federation is incorporated or of the country where its headquarters are. Sports law has developed and consolidated along the years, particularly through the arbitral settlement of disputes, a set of unwritten legal principles – a sort of lex mercatoria for sports or, so to speak, a lex ludica – to which national and international sports federations must conform, regardless of the presence of such principles within their own statutes and regulations or within any applicable national law, provided that they do not conflict with any national «public policy» («ordre public») provision applicable to a given case. Certainly, general principles of law drawn from a comparative or common denominator reading of various domestic legal systems and, in particular, the prohibition of arbitrary or unreasonable rules and measures can be deemed to be part of such lex ludica » 83.Dans l’absolu, l’application de l’article R58 du code TAS couplée à l’invocabilité additionnelle des principes généraux est de nature à permettre une prise en compte satisfaisante des droits fondamentaux des athlètes : l’applicabilité à titre principal des règlements sportifs est aussi logique que l’applicabilité à titre principal du contrat dans les litiges contractuels ; l’applicabilité d’un droit étatique à titre subsidiaire permet de combler les lacunes de règlements sportifs qui ne sauraient pas nature prétendre à la même complétude ; l’applicabilité des principes généraux de droit à titre de limite à l’autonomie normative des institutions sportives est un garde fou adapté au caractère transnational de l’activité sportive. Dans la réalité, cela dépend toutefois des principes reconnus comme invocables par les arbitres et de leur façon de les appliquer.

B- La liste perfectible des principes généraux du droit invocables

En 2006, une formation consultative du TAS affirmait que « The exact content and the boundaries of the concept of a lex sportiva are still far too vague and uncertain to enable it to be used to determine the specific rights and obligations of sports associations towards athletes  84. Aujourd’hui, le propos mérite d’être nuancé. Les principes généraux du droit constitutifs de cette fameuse lex sportiva sont variés et relativement bien connus 85.

Parmi eux, nombreux sont ceux consacrant des droits fondamentaux des athlètes et s’imposant aux institutions sportives ou à tout le moins suceptibles de contribuer à leur protection.C’est notamment le cas : du « principe de la proportionnalité » 86, en particulier des sanctions 87 ; du principe de l’égalité de traitement » 88 ; du «principe de protection de la confiance légitime » 89 ou de l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui (venire contra factum proprium) 90 ; du « principe de la sécurité du droit » 91 ; du « principe de légalité et de prévisibilité des sanctions » 92 ; du principe de « la prohibition des règles et mesures arbitraires ou déraisonnables » 93 ; du principe du « respect des droits de la défense» 94, notamment du « droit à être entendu» 95, et plus généralement du droit à une procédure équitable 96 ; du «principe de non-rétroactivité» en matière répressive 97, sous réserve du principe de la « lex mitior» 98; du principe de l’interdiction du «déni de justice» 99 ; du principe « non bis in idem» 100 ; du « principe d’interprétation stricte » en matière répressive 101 ; du « principe de justice et de bonne foi» 102 ; du principe «nulla poena sine culpa» 103 ; de la mobilité professionnelle et de la liberté contractuelle 104; de la liberté d’expression 105 ; ou bien encore, pour un athlète soupçonné de dopage, du « fundamental right to be notified of, and be given the opportunity to attend, the opening of his B Sample» 106

Ces principes font largement «écho à ceux qui sont énoncés dans les instruments internationaux de protection des droits de l’homme» 107 et certaines sentences n’en font d’ailleurs pas mystère 108. Tous les droits fondamentaux que l’on retrouve habituellement dans les traités internationaux ne sont toutefois pas invocables via les principes généraux du droit. Les arbitres du TAS refusent ainsi généralement de faire application des principes in dubio pro reo et de la présomption d’innocence 109. De même ne trouve-t-on par exemple pas de consécration claire du droit au respect de la vie privée 110, laquelle est pourtant susceptible d’être menacée par la lutte antidopage 111. S’il peut être compréhensible que les arbitres du TAS écartent des principes plus adaptés à la matière pénale qu’à la matière sportive, il serait en revanche opportun qu’ils utilisent les principes généraux du droit pour mieux diffuser dans l’ordre juridique sportif des droits fondamentaux que l’argument juridique de leur effet vertical ne saurait suffire à exclure 112.

C- La mise en œuvre contrastée des principes généraux du droit

L’analyse des sentences du TAS sous l’angle de la protection effective des droits fondamentaux des athlètes laisse place à des sentiments contrastés. D’un côté, certaines contiennent des affirmations générales de nature à susciter un a priori favorable. « Il est évident », déclare ainsi une formation arbitrale « que le cyclisme professionnel a besoin actuellement de mesures fortes pour préserver son image et pour pouvoir combattre encore plus efficacement le fléau bien réel du dopage. Cela dit, il faut se garder d’ouvrir trop de brèches dans les droits fondamentaux qui protègent nos valeurs essentielles » 113.

De telles affirmations sont d’autant plus rassurantes que plusieurs sentences permettent d’illustrer qu’il ne s’agit pas seulement de déclarations de principe. Par exemple, dans la célèbre sentence « Osaka », la formation arbitrale a censuré, au nom du principe non bis in idem et d’un risque potentiel d’atteinte au principe de proportionnalité, la règle par laquelle le CIO avait prévu que les athlètes condamnés à une suspension de plus de 6 mois pour dopage seraient automatiquement privés de la prochaine édition des Jeux olympiques suivant leur retour à la compétition 114. Plus récemment, un arbitre unique du TAS a refusé que soit rétroactivement appliquée à une athlète la nouvelle prescription décennale en matière de dopage résultant de la version 2015 du Code mondial antidopage, alors que l’infraction qui lui était reprochée était prescrite en vertu de la réglementation applicable au moment où les faits avaient été commis 115. Même si l’IAAF avait pris soin de transposer la nouvelle versions du Code en omettant les références aux droits de l’homme qu’il convient, l’arbitre note « that a federation cannot opt out from an interpretation of its rules and regulations in light of principles of « human rihts » just by omitting any references in its rules and regulations to human rights » 116.

D’un autre côté, certaines sentences ne sont pas sans susciter quelques réserves, en particulier au regard de l’insuffisant contrôle de proportionnalité auquel elles se livrent.

Cela tient tout d’abord à un insuffisant contrôle des sanctions par rapport aux fautes qui les motivent. Selon la jurisprudence du TAS, une sanction ne peut être revue que si elle est « manifestement et grossièrement disproportionnée» 117 par rapport à la faute. Il n’est en effet pas certain, au moins pour les suspensions infligées à des sportifs professionnels, qu’une telle conception du principe de proportionnalité apporte quelque chose de plus que la seule réserve de l’ordre public au sens du droit suisse de l’arbitrage international. En effet, selon le Tribunal fédéral, « la question de la proportionnalité de la sanction […] pourrait […] se poser, sous l’angle restreint de l’incompatibilité avec l’ordre public, […] si la sentence arbitrale consacrait une atteinte à la personnalité qui soit extrêmement grave et hors de toute proportion avec le comportement qu’elle sanctionne » 118.

Cette conception du principe de proportionnalité à laquelle adhèrent certaines formations du TAS est doublement problématique. Ce l’est d’abord au vu de l’article R57 du code TAS qui donne plein pouvoir aux formations constituées sous son égide pour revoir les faits et le droit. Ce l’est ensuite au regard du droit à un procès équitable 119. Un tel droit implique en effet de pouvoir accéder à un tribunal jouissant de la plénitude de juridiction 120. Si des exceptions sont possibles, notamment pour les questions techniques, rien ne justifie ici que le choix de la sanction soit aussi largement laissée à l’appréciation des institutions sportives. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en France, les juridictions administratives exercent désormais un contrôle normal, et non plus seulement restreint, sur les sanctions disciplinaires 121. Dans ces conditions, il est à souhaiter que toutes les formations du TAS, et pas seulement certaines d’entre elles 122, ne s’interdisent pas autre chose que d’exercer un contrôle tatillon.

Les lacunes du contrôle de proportionnalité tiennent, ensuite, à l’insuffisance du contrôle de la mesure par rapport à l’objectif qu’elle poursuit. Les sentences rendues au sujet de la participation des sportifs russes aux Jeux olympiques de Rio l’illustrent. Sans rentrer dans les détails de chacune d’elles 123, il en ressort que le TAS a admis que des sportifs puissent être privés d’une grande compétition internationale, non pas en raison de soupçons de dopage pesant individuellement sur eux, mais en raison de soupçons collectifs liés à la très probable existence d’un système de dopage organisé dans leur État.

On peut très bien comprendre que les arbitres du TAS aient fait primer l’intérêt général visant à assurer l’intégrité des compétitions sur l’intérêt individuel à ne pas être affecté par les fautes commises par d’autres. Il est en revanche plus contestable que le contrôle des mesures radicales prises par certaines institutions sportives internationales n’ait pas été plus strict. Le TAS a par exemple admis la proportionnalité de la décision du Comité international paralympique de suspendre le Comité paralympique russe, avec pour effet de priver de Jeux tous les athlètes relevant de ce dernier, sans aucune possibilité de dérogation individuelle 124. De même a-t-il admis une décision similaire prise par la Fédération internationale d’athlétisme à l’égard de la fédération russe d’athlétisme, malgré des possibilités de dérogations individuelles soumises à des conditions quasiment impossibles à remplir en pratique 125. Que ces décisions ne soient pas manifestement disproportionnées par rapport à l’objectif légitime visé, c’est une chose ; qu’elles soient strictement proportionnées, c’en est une autre sur laquelle les arbitres du TAS n’ont pas souhaité s’interroger.

* * *

L’analyse des sentences du TAS ne laisse nullement apparaître que ses formations arbitrales utiliseraient la relative liberté dont elles disposent pour déterminer le niveau de protection des droits fondamentaux des athlètes afin de les protéger le moins possible. Sur la méthode, la réticence à l’égard des droits fondamentaux de nature étatique que les athlètes tireraient de textes nationaux ou internationaux, à la notable exception de ceux issus du droit de l’Union européenne, est contrebalancée par la possibilité d’utiliser des principes généraux du droit non formellement rattachés à un ordre juridique étatique déterminé. Sur le fond, la logique qui se dégage est celle d’une volonté de concilier au mieux ces droits avec l’autonomie normative des institutions sportives, que les arbitres rattachent à une liberté elle aussi fondamentale : la liberté d’association.

Globalement, la logique d’équilibre entre les intérêts généraux sportifs et les droits individuels des athlètes sur le fond passe ainsi par l’utilisation d’une méthode juridique universaliste adaptée au caractère transnational du sport. Dans le détail toutefois, quelques ajustements seraient souhaitables.

S’agissant de la méthode, si elle est opportune dans son principe, elle aboutit concrètement aujourd’hui à rendre aléatoire l’invocabilité devant le TAS de certains droits fondamentaux concernant pourtant particulièrement les athlètes. C’est notamment le cas du droit au respect de la vie privée qui ne paraît ni directement invocable, au moins en principe, en tant que droit protégé par la Conv. EDH, ni en tant que principe général du droit de la lex sportiva, mais tout au plus dans une version édulcorée par le prisme de l’ordre public international au sens du droit suisse de l’arbitrage.

S’agissant de la mise en œuvre de la logique de conciliation, le contrôle de proportionnalité pourrait être approfondi. « La sincérité des compétitions sportives », que la doctrine présente parfois comme un principe fondamental de l’ordre juridique sportif 126, est incontestablement un objectif parfaitement légitime susceptible de justifier des atteintes aux droits fondamentaux des athlètes, à condition que ces atteintes soient strictement proportionnées. Sans doute l’intensité actuelle du contrôle de proportionnalité devant le TAS n’est-elle pas forcément moindre que devant certaines juridictions nationales 127. Se montrer un peu plus exigeant ne pourrait toutefois que contribuer à ce que son arbitrage permette encore mieux « de dépasser les conflits entre ordres juridiques en conjuguant les impératifs propres à la compétition sportives et le respect des droits fondamentaux » 128.

Notes:

  1. l’article est issu d’une communication prononcée  lors du colloque « Law and sport – contemporary perspective » organisé les 19 et 20 février 2017 à Doha par la Faculté de droit de l’Université du Qatar, en partenariat avec le Comité national olympique qatari
  2. G. Schwaar, inRev. olympique, n° 309-310, 1993, p. 305. Pour un vaste panorama des droits fondamentaux dans le domaine ou le contexte sportif, v. J. Morange, « Sport et droits de l’homme », , 1992, n° 22, p. 3.
  3. En ce sens, v. C. Jarrosson, « Les frontières de l’arbitrage », Rev. arb., 2001, p. 19
  4. v. A. Pinna, « Les vicissitudes du Tribunal arbitral du sport », Gaz. Pal., 19-20 mai 2004, p. 31, spéc. p. 38 ; A. Rigozzi, L’arbitrage international en matière de sport, Bâle, Bruylant/LGDJ/Helbing & Lichtenhahn, 2005, spéc. p.  179 ; F. Latty, La lex sportiva. Recherche sur le droit transnational, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2007, spéc. p. 535 et s. ; M. Maisonneuve, L’arbitrage des litiges sportifs, LGDJ, 2011, spéc. p. 292 et s. ; P. Zen-Ruffinen, « La nécessaire réforme du Tribunal arbitral du sport », in Mélanges D. Oswald, Bâle, Helbing & Lichtenhahn/Faculté de droit de l’Université de Neuchâtel, 2012, p. 483, spéc. p. 489 et s.
  5. CAS 2012/A/3031 Katusha Management SA v. UCI, sentence du 2 mai 2013, §68.
  6. Arrêt du 27 mai 203, L. Lazutina et al. c. CIO et Bull. ASA, 2003, p. 601 ; JDI, 2003, p. 1096, note A. Plantey ; Rev. arb., 2005, p. 181, chron. P. Y. Tschanz et I. Fellrath Gazzini.
  7. BGH, 7 juin 2016, Claudia Pechstein c. International Skating Union (ISU), KZR 6/15 ; Rev. arb., 2016, p. 908, note M. Maisonneuve ; D. Mavromati,The Legality of an Arbitration Agreement in Favour of CAS Under German Civil and Competition Law – The Pechstein Ruling of the German Federal Tribunal (BGH) of 7 June 2016 (June 24, 2016), available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2800044.
  8. Deux requêtes actuellement pendantes devant la Cour EDH reposent ainsi sur le manque prétendu d’indépendance du TAS. V. req. n° 4575/10 introduite le 13 juillet 2010, Adrian Mutu c. Suisse; et req. n° 67474/10 introduite le 11 novembre 2010, Claudia Pechstein c. Suisse. La troisième requête intéressant le TAS est également pendante devant la CEDH ne porte directement que sur la procédure suivie devant le Tribunal fédéral suisse statuant en tant que juge de l’annulation (req. n° 7198/07 introduite le 13 février 2007, Erwin Bakker c. Suisse.
  9. Selon l’expression du président Samaranch, citée par K. Mbaye, in Recueil TAS, II, p. X.
  10. ATF 129 III 425, spéc. p. 462, préc.
  11. Une recherche utilisant les items « appel admis » ou « partiellement admis » de l’onglet « conclusion de l’appel » de la base de données du TAS ne donne que deux résultats. Dans les affaires de dopage, un des meilleurs connaisseurs de la jurisprudence du TAS évaluait approximativement, dans une interview accordée en 2013, à 10% la proportion de décisions favorables aux athlètes (A. Rigozzi, « Une lutte antidopage inéquitable », Le Nouvelliste, 7 mars 2013, p. 26).
  12. V. notamment J.-P. Marguénaud, « Sport et Convention européenne des droits de l’homme : les garanties substantielles », RJES, 2003, n° 66, p. 9.
  13. En droit français, v. S. Marcilloux-Giummarra, Les droits fondamentaux et le sport, PUAM, 2012 ; ainsi que B. Ricou, « Le droit du sport devant le Conseil constitutionnel », RFDA, 2009, p. 567.
  14. Sur la question, v. par exemple L. Favoreu et al., Droit des libertés fondamentales, Dalloz, coll. Précis, 7e éd., 2015, spéc. p. 64 et s.
  15. Sur les aspects processuels, v. notamment C. Jarrosson, « L’arbitrage et la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. arb., 1989.573 ; P. Lambert, « Les procédures d’arbitrage et la Convention européenne des droits de l’homme » in Mélanges offerts à Jacques Velu, Bruylant, T. II, 1992, p. 1292 ; F. Matscher, « L’arbitrage et la Convention », in La Convention européenne des droits de l’homme – commentaire article par article, sous la dir. de L.-E. Pettiti, E. Decaux et P.-H. Imbert, 2e éd. Economica, 1999, p. 281 ; O. Jacot-Guillarmod, « L’arbitrage privé face à l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme, in Mélanges en l’honneur de Gérard J. Wiarda, 2e éd. Franz Mastcher et Herbert Pestold, 1990 p. 281 ; A. Mourre, « Le droit français de l’arbitrage international face à la Convention européenne des droits de l’homme », Gaz. Pal., Cah. Arb., 2002, nº 337 p. 22 ; F. Valencia, « Parties faibles et accès à la justice en matière d’arbitrage », Rev. arb., 2007.45 ; J.H Moitry, « Right to a Fair Trial and The European Convention of Human Rights », J. Int’l Arb., 1989 nº 2, p. 115 ; S. Besson, « Arbitration and Human Rights », Bull. ASA, 2006.395 ; L. Caflish, « Arbitrage et protection des droits de l’homme dans le contexte européen », in Mélanges en l’honneur du Professeur Jean-Michel Jacquet, LexisNexis, 2013, p. 76 ; C. Chainais, « Exigences du procès équitable et arbitrage : existence et essence du droit à un procès équitable », in L. Milano (dir.), Convention européenne des droits de l’homme et entreprise, Anthemis, 2016, p. 267.
  16. Sur la question, v. notamment Ph. Frumer, « L’arbirage sportif, la lutte contre le dopage et le respect des droits fondamentaux des sportifs professionnels : une incertitude peu glorieuse », RTDH, 2016, p. 817, spéc. p. 823 et s. ; M. Maisonneuve, « L’arbitrage TAS est-il menacé ? », in F. Latty, J.-M. Marmayou et J.-B. Racine, Sport et droit international (aspects choisis), PUAM, 2016, p. 305, spéc. p. 317 et s.
  17. CAS 2014/A/3759 Dutee Chand v. AFI & IAAF, sentence du 24 juillet 2015, Rev. arb., 2016, p. 931, note F. Latty.
  18. Sur la question, v. M. Maisonneuve, L’arbitrage des litiges sportifs, op. cit., n° 600 et s. : A. Rigozzi, « L’arbitrabilité des litiges sportifs », Bull. ASA, 2003, p. 501. V. toutefois contra P. Meier et C. Aguet, « L’arbitrabilité du recours contre la suspension prononcée par une fédération sportive internationale », JdT, 2002, p. 55.
  19. De ce point de vue, l’arbitrage en matière sportive diffère de l’arbitrage en général lequel « est étranger (en ce sens qu’il est impuissant pour les faire respecter) aux libertés et droits fondamentaux que sont le droit à la vie, l’interdiction de la torture ou de l’esclavage, la liberté de circulation, de pensée, d’expression ou de réunion, le respect de la vie privée de la correspondance… même s’il peut résoudre un litige mettant en cause le droit au respect des biens » (Ch. Jarrosson, « L’arbitrage et la Convention européenne des droits de l’homme », préc., p. 579).
  20. A. Kassis, L’autonomie de l’arbitrage commercial international, L’Harmattan, 2005, n° 688, et plus généralement p. 289 et s.
  21. V. Trib. féd., arrêt 4P.26/2005 du 23 mars 2005, X. c. A. et B. & FIFA : « une sentence rendue en équité plutôt que selon le droit convenu ne viole en tout cas pas l’ordre public si elle ne conduit pas à un résultat sensiblement différent de celui commandé par le droit applicable, en d’autres termes si elle s’écarte de ce dernier résultat d’une manière qui reste compatible avec l’ordre public » (consid. 4.2).
  22. Sur la question, v. J.-B. Racine, L’arbitrage commercial international et l’ordre public, LGDJ, 1999.
  23. V. infra.
  24. Sur celle-ci, v. F. Latty, La Lex sportiva, op. cit.
  25. Recueil TAS, 1993, p. 27.
  26. TAS 93/109 FFTri et ITU, avis consultatif du 31 août 1994, p. 5.
  27. Ch.Jarrosson, « L’arbitrage et la CEDH », préc; T. Clay, L’arbitre, Dalloz, 2000, n° 253-256 ; J.-F. Poudret et S. Besson, Droit comparé de l’arbitrage international, Schulthess, 2002, n°87.
  28. En droit français, v. Cass., 1re civ., 20 février 2001, Cubic Defense Systems, Bull. civ., I, n° 39 ; Gaz. Pal., 12-13 décembre 2001, p. 29, obs.Niboyet, Rev. crit. DIP 2002, p. 124, obs. C. Seraglini; Rev. arb. 2001, p. 511, note T. Clay. En droit suisse, Trib. féd., 30 avril 1991, société Y. c. Y. AG,ATF 117 Ia 166, p. 168 ; et spécialement en matière sportive, Trib. féd., arrêt 4A_370/2007 du 21 février 2008, X. c. Association A et al., consid. 5.3.2.
  29. Par ex. l’art. 1131 de l’ALENA ; l’art. 26.6 du traité sur la Charte de l’énergie ; ou encore l’art. 42 (1) de la convention du CIRDI.
  30. TAS 2011/A/2433 Amadou Diakite c. FIFA, sentence du 8 mars 2012, §23 ; Rev. arb., 2012, p. 662, note M. Peltier ; JDI, 2013, p. 299, note E. Loquin. Et TAS 2012/A/2862 FC Girondins de Bordeaux c. FIFA, sentence du 11 janvier 2013, §105 ; Rev. arb., 2013, p. 795, note F. Latty ; JDI, 2014, p. 366, note J. Guillaumé.
  31. TAS 2012/A/2862 préc., §107.
  32. CAS 2010/A/2058 British Equestrian Federation v. FEI, sentence du 13 juillet 2010, §16.
  33. Arrêt du 22 mars 2007, G. Cañas c. ATP Tour, ATF 133 III 235, p. 243 ; Gaz. Pal., 13-17 juillet 2007, p. 35, obs. A. Pinna ; Gaz. Pal., 28-29 mars 2008, p. 45, note P.-Y. Gunter ; Rev. arb., 2008, p. 570, note M. Maisonneuve.
  34. En particulier en France. Sur le régime juridique des fédérations sportives françaises, v. G. Simon, Puissance sportive et ordre juridique étatique, LGDJ, 1990 ; J.-M. Duval, Le droit public du sport, PUAM, 2002 ; G. Mollion, Les fédérations sportives. Le droit administratif à l’épreuve des groupements privés, LGDJ, 2005.
  35. TAS 2016/A/4474 Platini c. FIFA, sentence du 16 septembre 2016, § 364. V. également CAS 2010/A/2230 International Wheelchair Basketball Federation c. UK Anti-Doping & Simon Gibbs, sentence du 22 février 2011, §§ 11-9 et s. ; Rev. arb., 2011, note M. Peltier.
  36. CAS 2010/A/2311 & 2312 NADO & KNSB v. W., sentence du 20 août 2011, § 9.27 ; Rev. arb., 2012, p. 665, note F. Latty.
  37. CAS 2008/A/1480 Pistorius v/ IAAF, sentence du 16 mai 2008, § 26 et s.
  38. Souligné par nous.
  39. TAS 2005/A/983 & 984 Club Atlético Peñarol c. Paris Saint-Germain et al., sentence du 12 juillet 2006, §49 ; Cah. dr. sport, n° 8, 2007, p. 219, note F. Rizzo.
  40. TAS 2011/A/2433, préc. §51.
  41. TAS 2012/A/2720 FC Italia Nyon & D. c. LA de l’ASF & ASF & FC Crans, sentence du 11 avril 2014, §10.23 ; Rev. arb., 2014, p. 681, note M. Peltier ; JDI, 2016, p. 258, note J. Guillaumé. V. également CAS 98/200 AEK Athens & SK Slavia
  42. TAS 2012/A/2720, préc. §10.24.
  43. TAS 2011/A/2433, préc. §56.
  44. CAS 2013/A/3091, 3092 & 3093 FC Nantes v. FIFA & Al Nasr SC, sentence du 2 juillet 2013, §224.
  45. CAS 2009/A/1788 UMMC Ekaterinburg v. FIBA Europe e. V., sentence du 29 octobre 2009, §8.
  46. CAS 2012/A/2852 SCS Fotbal Club CFR 1907 Cluj SA & Manuel Ferreira de Sousa Ricardo & Mario Jorge Quintas Felgueiras v. FRF, sentence du 28 juin 2013, §65 et s.
  47. CJCE, 15 juillet 1964, Flaminio Costa c. ENEL, aff. 6/64.
  48. Trib. féd., arrêt 4A_370/2007 du 21 février 2008, X. c. Association A et al., consid. 5.3.2. V. également arrêt 4A_178/2014 du 11 juin 2014, A. c. Nationale Anti-Doping Agentur Deutschland, consid. 2.4.
  49. CAS 2011/A/2384 & 2386, UCI v. Alberto Contador & RFEC / WADA v. Alberto Contador & RFEC, sentence du 6 février 2012, §22 ; Rev. arb., 2012, p. 660, note M. Peltier. Dans le même sens, v. TAS 2011/A/2433, préc., §23-24 ; CAS 2013/A/3139 Fenerbahçe SK v. UEFA, sentence du 5 décembre 2013, §§89 et 93, Rev. arb., 2014, p. 690, note M. Peltier ; Cah. dr. sport, n°35, 2014, p. 209, note J. Proust ; ainsi que CAS 2013/A/3274 Mads Glaesner v. FINA, sentence du 31 janvier 2014, §65, Rev. arb., 2014, p. 688, note F. Latty ; CAS 2015/A/4304 Tatyana Andrianova v. ARAF, sentence du 14 avril 2016, §46.
  50. Arrêt du 8 mars 2006, Tensacciai SpA et Terra Armata Srl, ATF 132 III 395.
  51. Id.. p. 391.
  52. Id., p. 392.
  53. Selon le Tribunal fédéral, « l’ordre public procédural garantit aux parties le droit à un jugement indépendant sur les conclusions et l’état de fait soumis au tribunal d’une manière conforme au droit de procédure applicable ; il y a violation de l’ordre public procédural lorsque des principes fondamentaux et généralement reconnus ont été violés, ce qui conduit à une contradiction insupportable avec le sentiment de la justice, de telle sorte que la décision apparaît incompatible avec les valeurs reconnues dans un État de droit » (Trib. féd., arrêt 4P.64/2001 du 11 juin 2001, Abel Xavier c. UEFA, consid. 2. d) ; Trib. féd. arrêt 4P.280/2005 du 9 janvier 2006, X. c. Y., consid. 2.1 ; Trib. féd., 8 mars 2006, Tensacciai SpA et Terra Armata Srl, ATF 132 III 389, p. 395).
  54. V. par ex. TAS 2011/A/2383 & 2386, préc. §21 ; CAS 2013/A/3139, préc. §90.
  55. Trib. féd., 15 mars 1993, E. Gundel c. FEI, Rec. TAS, I, p. 559, (consid. 8 b) non publié aux ATF 119 II 271). Confirmé par Trib. féd., arrêt 5P.83/1999 du 31 mars 1999, Lu Na Wang et al. c. FINA, Rec. TAS, II, p. 773 ; Trib. féd., arrêt 4P.105/2006 du 4 août 2006, Hazza Bin Zayeb c. Lissarague et al., consid. 8.2 (en allemand).
  56. Arrêt du 13 avril 2010, Club Atlético de Madrid SAD c. Sport Lisboa E Benfica – Futebol SAD & FIFA, ATF 136 III 345 ; Cahiers de l’arbitrage, 2010, p. 825, note A. Rigozzi, et 2011, p. 1093, note Ch. Poncet ; Rev. arb., 2010, p. 637, note F. Kessler , et p. 902, obs. P.-Y. Tschanz et I. Fellrath.
  57. Pour qu’une sentence lui soit contraire, il faut, selon le Tribunal fédéral, qu’ « elle viole des principes juridiques fondamentaux au point de ne plus être conciliable avec l’ordre juridique et le système de valeurs déterminants » et il ajoute généralement qu’ « au nombre de ces principes figurent, notamment, la fidélité contractuelle (« pacta sunt servanda »), le respect des règles de la bonne foi, l’interdiction de l’abus de droit, la prohibition des mesures discriminatoires ou spoliatrices, ainsi que la protection des personnes civilement incapables » (Trib. féd., 19 avril 1994, Émirats arabes unis c. Westland Helicopters, ATF 120 II 155, p. 166).
  58. Trib. féd., arrêt 5P.83/1999 du 31 mars 1999, préc..
  59. Arrêt du 27 mars 2012, Francelino da Silva Matuzalem c. FIFA, ATF 138 III 322, cons. 4.3.5, Cah. dr. sport, n° 28, 2012, p. 35, note S. Le Reste ; Rev. arb., 2012, p. 668, note M. Maisonneuve, et p. 860, note P.-Y. Tschanz et I. Fellrath.
  60. Selon le Tribunal fédéral, la violation de l’article 27 « n’est pas automatiquement contraire à l’ordre public ; encore faut-il que l’on ait affaire à un cas grave et net de violation d’un droit fondamental » (arrêt 4A_116/2016 du 13 décembre 2016 consid. 4.2.3).
  61. Id., consid. 4.3.5. Il s’agissait d’une sentence du TAS confirmant une sanction disciplinaire prise par la FIFA à l’encontre d’un joueur professionnel de football dans le cas où il ne paierait pas à son ancien employeur les dommages-intérêts auxquels une première sentence du TAS l’avait condamné. Pour le Tribunal fédéral, « une [telle] interdiction illimitée d’exercer sa profession, comme celle dont le footballeur a été menacé, conformément au Code disciplinaire de la FIFA, pour le cas où il ne verserait pas les dommages-intérêts élevés, constitue une atteinte manifeste et grave aux droits de la personnalité du recourant et méconnaît les limites élémentaires inhérentes à tout lien de nature contractuelle. De fait, en vertu de la sentence attaquée, le recourant, s’il n’effectuait pas le paiement imposé, serait livré à l’arbitraire de son ancien employeur et sa liberté économique serait limitée dans une mesure telle que les bases de son existence économique seraient mises en danger, sans que cet état de choses puisse trouver une justification dans un intérêt prépondérant de la fédération internationale de football, responsable de ses membres ». Avant cet arrêt, une formation arbitrale du TAS avait déjà pris une position dans le même sens en jugeant qu’ « un système qui livre un travailleur à l’arbitraire de son employeur est (…) incompatible avec les valeurs fondamentales de l’ordre juridique suisse ». En l’espèce, afin de déterminer si deux joueurs de football étaient encore sous contrat avec un autre club au moment où ils se sont engagés avec le Paris Saint-Germain, les arbitres avaient refusé de faire application de dispositions de droit uruguayen susceptibles de s’appliquer. L’une de ces dispositions prévoyait une option unilatérale de reconduction du contrat au seul bénéfice du club jusqu’à ce que le joueur atteigne l’âge de vingt-sept ans. L’autre disposition en cause prévoyait un système dit de rébellion. Selon ce système, le joueur qui refuse de signer un nouveau contrat est privé de toute prestation de la part de son club, y compris de son salaire et de la possibilité de s’entraîner, mais tout en restant lié au club, ce qui revient purement et simplement à l’empêcher d’exercer son métier (TAS 2005/A/983 & 984, préc., § 104 et s.). En revanche, le TAS a refusé de considérer qu’une décision de la FIFA imposant à un club de payer une indemnité de formation au risque que ce paiement conduire à sa liquidation judiciaire porterait une atteinte telle au droit de la personnalité que la confirmerait violerait l’ordre public (TAS 2012/A/2705, Le Mans FC c. FIFA (Olympique Bamako), sentence du 28 juin 2012, § 163).
  62. Sur la question, v. notamment F. Sudre, « Les obligations positives dans la jurisprudence européenne des droits de l’homme », RTDH, 1995, p. 363.
  63. Sur le lien entre les obligations positives et l’ « horizontalisation » des droits garantis par la Convention, v. B. Moutel, L’effet « horizontal » de la Convention européenne des droits de l’homme en droit privé français, thèse, Limoges, 2006, p. 40 et s.
  64. En ce sens, v. notamment F. Latty, note sous CAS 2010/A/2311 & 2312 Stichting Anti-Doping Autoriteit Nederland (NADO) & Koninklijke Nederlandsche Schaatsenrijders Bond (KNSB) c. W., sentence du 22 août 2011, Rev. arb., 2012, p. 668. Les arbitres du TAS en conviennent d’ailleurs, au moins pour ce qui concerne le respect de l’article 6§1. V. par exemple TAS 2011/A/2433, préc., § 58 ; TAS 2013/A/3264 Abderrahim Achchakir c. FIFA, sentence du 19 novembre 2013, § 113.
  65. Selon le Tribunal fédéral, « moduler le concept d’ordre public matériel en fonction de telle ou telle activité et, plus encore, d’une branche particulière de l’activité visée – en l’occurrence, le sport, respectivement le football – reviendrait, d’une certaine manière, à diluer la force et à atténuer la portée de ce concept en laissant à la fédération faîtière de la branche entrant en ligne de compte – en l’espèce, la FIFA – le soin de définir la notion des bonnes mœurs propre à cette branche. En résulteraient un émiettement, une dilution de la notion d’ordre public matériel et, par voie de conséquence, une difficulté accrue à cerner les contours de cette notion, sans parler de la formation d’une casuistique peu propice à la sécurité du droit. Au demeurant, s’il est certes exact que les particularités de l’arbitrage sportif ont été prises en considération par la jurisprudence fédérale dans le traitement de certaines questions de procédure spécifiques, telle la renonciation à recourir (ATF 133 III 235consid. 4.3.2.2 p. 244), il ne s’ensuit pas pour autant qu’il faille en faire de même à l’égard du moyen de caractère général tiré de l’incompatibilité de la sentence avec l’ordre public matériel, sauf à créer une véritable lex sportiva par la voie prétorienne, ce qui pourrait soulever des problèmes du point de vue de la répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire de la Confédération (arrêt 4A_488/2011 du 18 juin 2012 consid. 6.2 avant-dernier par.) » (arrêt 4A_116/2016 du 13 décembre 2016, consid. 4.2.3).
  66. ATF 133 III 235, p. 242, préc.
  67. Sur lequel, pour plus de détails, v. M. Maisonneuve, L’arbitrage des litiges sportifs,op. cit., n° 980 et s.
  68. TAS 2012/A/2705, préc. § 166.
  69. CAS 2013/A/3314 Villareal CF SAD v. SS Lazio Roma, sentence du 7 mars 2014, §42.
  70. CAS 2008/A/1485 FC Midtjylland A/S v. FIFA, sentence du 6 mars 2009, §28 ; TAS 2012/A/2862, préc., §102.
  71. CAS 2008/A/1485, préc., §43. V. toutefois CAS 2011/A/2428 I. v. CJSC Krylia Sovetov, sentence du 6 février 2012, §26 : où la formation a accepté de tenir compte de l’article 15 de la Charte, sur la liberté professionnelle et le droit de travailler, afin de déterminer s’il existait un droit fondamental pour un footballeur à participer aux entrainements collectifs (réponse négative).
  72. CAS 98/200 préc., §10 ; CAS 98/201 Celtic Plc c. UEFA, sentence du 7 janvier 2000, §4. V. également CAS 2007/A/1287 Danubio FC c. FIFA et al., sentence du 28 novembre 2007, § 17 ; JDI, 2009, p. 282, note E. Loquin.
  73. Selon cet article « lorsque des intérêts légitimes et manifestement prépondérants au regard de la conception suisse du droit l’exigent, une disposition impérative d’un autre droit que celui désigné par la présente loi peut être prise en considération, si la situation visée présente un lien étroit avec ce droit » ;  « pour juger si une telle disposition doit être prise en considération, on tiendra compte du but qu’elle vise et des conséquences qu’auraient son application pour arriver à une décision adéquate au regard de la conception suisse du droit ».
  74. Par ex. CAS 2010/A/2235 UCI v. T & OCS, sentence du 21 avril 2011, §52.
  75. CAS 2008/A/1485, préc., §29-30 ; TAS 2012/A/2862, préc., §103 ; CAS, 2007/1272 Cork City FC v. FIFA (Healy), sentence du 15 octobre 2007, §27 et s.
  76. OLG Bremen, 2 U 67/14,SV Wilhelmshaven v. Norddeutscher Fußball-Verband e.V., 30 décembre 2014 ; Yearbook of international Sports Arbitration 2015, Springer, 2016, note A. Duval.
  77. CAS 2009/A/1810 & 1811 SV Wilhemshaven v. Club A. Excursionistas & Club A River Plate, sentence du 5 octobre 2009, §42.
  78. BGH, 20 septembre 2016, II ZR 25/15.
  79. C’est différent devant les chambres ad hoc du TAS, l’article 17 de leur règlement de procédure prévoyant « la Formation statue en vertu de la Charte olympique, des règlements applicables, des principes généraux du droit et des règles de droit dont elle estime l’application appropriée» (souligné par nous).
  80. Pour des exemples d’élection des principes généraux du droit dans le cas de la procédure ordinaire, v. par ex. CAS 2008/O/1455 Boxing Australia c. AIBA, sentence du 16 avril 2008, § 5.4 et 5.5 ; Rev. arb., 2008, note C. Chaussard. Et plus récemment CAS 2016/O/4684 ROC & al. v. IAAF, sentence du 10 octobre 2016, § 112.
  81. Sur la possibilité d’élire des règles non étatiques en droit suisse de l’arbitrage international, v. notamment P. Lalive, J.-F. Poudret et C. Reymond, Le droit de l’arbitrage interne et international en Suisse, Payot, 1989, p. 393 ; A. Bucher, Le nouvel arbitrage international en Suisse, Helbing & Lichtenhahn, 1988, n° 280 et s. ; P. Lalive et E. Gaillard, « Le nouveau droit de l’arbitrage international en Suisse », JDI, 1989, spéc. p. 945.
  82. TAS 2004/A/776 Fédération catalane de patinage c. FIRS, sentence du 15 juillet 2005, §16 ; JDI, 2005, p. 1322, note. E. Loquin.
  83. CAS 98/200, préc., §156. Dans le même sens, v. CAS 2004/A/678 Apollon Kalamarias F.C. v. Davidson Oliveira Morais, sentence du 20 mai 2005, §25 ; ou bien encore CAS 2009/A/1768, Tony Andre Hansen c. Fédération équestre internationale, sentence du 4 décembre 2009, §5.2 ; Rev. arb., 2009, p. 631, note C. Chaussard.
  84. CAS 2005/C.976 & 986 FIFA & WADA, avis du 21 avril 2006, §124.
  85. Pour une présentation détaillée, v. M. Maisonneuve, L’arbitrage des litiges sportifs, op. cit., pp. 477 et s.
  86. TAS JO 00/004 J. Kibunde et al. c. AIBA, sentence du 18 septembre 2000, § 12.
  87. CAS, aff. 99/A/246 Ward c. FEI, sentence du 11 mai 2000, § 31.
  88. TAS JO 00/004, préc.
  89. CAS 2002/O/401, IAAF c. USATF, sentence du 10 janvier 2003, § 68.
  90. CAS 2010/A/2058, préc. § 18. Refusant toutefois de prendre position sur l’appartenance de l’estoppel aux principes de généraux de la lex sportiva, v. CAS 2016/O/4684, préc. § 125.
  91. TAS 2004/A/791 Le Havre AC c. FIFA, Newcastle United & Charles N’Zogbia, sentence partielle du 27 octobre 2005, §50.
  92. CAS 2014/A/3832 & 3833 Vanessa Vanakorn v. FIS, sentence du 19 juin 2015, § 86.
  93. CAS, aff. 98/200 AEK Athènes & SK Slavia Prague c. UEFA, sentence du 20 août 1999, § 156.
  94. TAS 2000/A/290,A. Xavier et al. c. UEFA, sentence du 2 février 2001,§ 10.
  95. TAS 2007/O/1381 A. Valverde et al. c. UCI, sentence du 23 novembre 2007, §§ 82-83 ; JDI, 2009, p. 218, note E. Loquin ; Rev. arb., 2008, p. 562, note M. Peltier.
  96. CAS 2013/A/3309 FC Dynamo Kyiv v. Gerson Alencar de Lima Junior & SC Braga, sentence du 22 janvier 2015,§87.
  97. CAS 2000/A/289 UCI c. C. & FFC, sentence du 12 janvier 2001, §7. sous réserve du « principe de bonne foi» (v. CAS 2008/A/1583 & 1584 Sport Lisboa e Benfica Futebol SAD & Vitoria Sport Clube de Guimarães c. UEFA & FC Porto Futebol SAD, sentence du 15 septembre 2008, §10.3.2.3. ; Rev. arb., 2009, p. 622, note M. Maisonneuve.
  98. TAS 94/128, UCI et CONI, avis du 5 janvier 1995, §33.
  99. TAS 97/169 R. Menegotto c. Fédération italienne de cyclisme, ordonnance du 15 mai 1997, § 7.
  100. TAS 2004/A/549 G. Deferr et al. c. FIG, 27 mai 2004, §§ 11 et s. V. toutefois, contra, TAS 2001/A/340 S. c. FIG, sentence du 19 mars 2002, § 22.
  101. TAS 99/A/230 D. Bouras c. FIJ, sentence du 20 décembre 1999, § 10.
  102. CAS 2014/A/3828 IHF v. FIH & Hockey India, sentence du 17 septembre 2015, §§ 153 et s.
  103. TAS 2007/O/1381 préc., § 30.
  104. CAS 2007/A/1362 TTF Liebherr Ochsenhausen v. ETTU, sentence du 5 octobre 2007, §18.
  105. CAS 2014/A/3516 George Yerolimpos v. WKF, sentence du 6 octobre 2014, §116.
  106. CAS 2014/A/3639 Amar Muralidharan v. NADA, Indian National Dope Testing Laboratory, Ministry of Youth Affairs & Sports, sentence du 8 avril 2015, §83 ;Rev. arb., 2015, p. 922, note S. Besson.
  107. G. Canivet, « Le droit du sport devant le Conseil constitutionnel », RFDA, 2009, p. 565.
  108. C’est ainsi, par exemple, que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 a pu être utilisé pour fonder le principe non bis idem (CAS 2007/A/1396 & 1402 WADA & UCI v. Valverde & RFEC, sentence du 31 mai 2010, §116) ou bien encore le principe de la lex mitior (CAS 2012/A/2817 Fenerbahçe v. FIFA, sentence du 21 juin 2013, §122).
  109. TAS 96/159 & 166 A. et al. c. FEI, sentence du 27 mars 1998, § 16.
  110. Même s’il est arrivé à une formation du TAS d’y faire référence pour se prononcer sur l’admissibilité d’une preuve (v. TAS 2011/A/2433, préc., §31).
  111. V. notamment Ph. Frumer, « L’arbitrage sportif, la lutte contre le dopage et le respect des droits fondamentaux des sportifs professionnels : une incertitude peu glorieuse », RTDH, 2016, p. 817 ; J.-C. Lapouble, « La localisation des sportifs : une atteinte excessive à la vie privée, ou quand big brother s’invite chez les sportifs », RTDH, 2011, p. 901 ; E. Raschel, « Le dopage face à la Convention européenne de sauvegarde de droits de l’homme », Cah. dr. sport, n° 31, 2013, p. 81. Plus généralement, v. N. Korchia et C. Petiti (dir.), Droits fondamentaux du sport et dopage, Institution de formation des droits de l’homme du barreau de Paris, 2012.
  112. Comme déjà dit, les relations entre les athlètes et les institutions sportives sont en effet, si ce n’est en droit au moins en fait, plus proches des relations entre les citoyens et les États que des relations privées ordinaires.
  113. TAS 2007/O/1381, préc., §103.
  114. CAS 2011/O/2422 USOC v. CIO, sentence du 4 octobre 2011 ; Cah. dr. sport, n° 25, 2011, p. 9, note J.-M. Marmayou.
  115. CAS 2015/A/4304 Tatyana Andrianova v. ARAF, sentence du 14 avril 2016.
  116. Id. § 45.
  117. Par ex. TAS 2007/A/1217 Feyenoord Rotterdam c. UEFA, sentence du 20 avril 2007, § 12.4. V. également CAS 2006/A/1175Edita Daniute v. International DanceSport Federation, sentence du 26 juin 2007, §48 ; Rev. arb., 2008, p. 551, note C. Chaussard.
  118. Trib. féd., arrêt 4P.83/1999 du 31 mars 1999, préc..
  119. En ce sens, quoique sur une question différente, v. CAS 2013/A/3274, préc. §§ 64-65.
  120. V. notamment CEDH, 23 juin 1981, Le Compte, Van Leuven et De Meyere, série A, n° 43, p. 23, § 51 b) ; CEDH, 26 avril 1995, Fischer c. Autriche, série A no 312, p. 17, § 29 ; CEDH, 17 décembre 1996, Terra Woningen B.V. c. Pays-BasRecueil 1996-VI, pp. 2122-2123, § 52.
  121. CE Ass., 13 novembre 2013, Dahan, req. n° 347704 ; AJDA, 2013, p. 2432, chron. A. Bretonneau et J. Lessi. Et spécialement concernant les sanctions sportives, CE, 2 mars 2010, Fédération française d’athlétisme, req. n° 324439 ; AJDA, 2010, p. 664, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi.
  122. V. récemment CAS 2015/A/3875 FAS v. UEFA, sentence du 10 juillet 2015, §109 ; Rev. arb., 2016, p. 937, note F. Latty ; TAS 2016/A/4474, préc. §357.
  123. De plus amples développements leur ont été consacrés dans l’introduction à la « Chronique de jurisprudence arbitrale en matière sportive », Rev. arb., 2016, p. 905.
  124. CAS 2016/A/4745 Russian Paralympic Committee v. International Paralympic Committee, sentence du 30 août 2016.
  125. CAS 2006/O/4684 ROC & al. v. IAAF, sentence du 10 octobre 2016.
  126. E. Loquin, « L’utilisation par les arbitres du TAS des principes généraux du droit et le développement d’une Lex sportiva », in A. Rigozzi et M. Bernasconi (ed.), The Proceedings before the Court of Arbitration for Sport, Weblaw, 2007, p. 85, spéc. p. 104.
  127. En particulier devant les juridictions françaises. D’une manière générale, v. notamment CE, 24 février 2011, Union nationale des footballeurs professionnels, req. n° 340122 ; JCP G, 2011, p. 936, note P. Collomb ; Cah. dr. sport, n° 23, 2011, p. 79, note J.-C. Lapouble ; Cah. dr. sport, n° 24, 2011, p. 68, note F. Colin ; RJES, n° 109, 2011, p. 9, note P. Rocipon. Spécialement sur le régime de responsabilité objective en matière de dopage, v. CE français, 22 avril 2016, M. A., req. n° 398087, cah. dr. sport, n° 45, 2016, p. 81, note P. Jouette ; et sur les obligations de localisation des sportifs placés dans le « groupe cible », v. CE français, 18 décembre 2013, Mme Longo-Ciprelli, req. n° 364839 et 368890, Cah. dr. sport, n° 35, 2014, p. 160, note F. Colin. Certains des plaideurs déçus ont toutefois introduit des requêtes devant la Cour EDH contre la France. V. req. n° 48151/11 introduite le 23 juillet 2011, Fédération nationale des syndicats sportifs (FNASS) et autres c. France ; req. n° 77769/13 introduite le 6 décembre 2013, Longo et Ciprelli c. France.
  128. G. Simon, « L’arbitrage des conflits sportifs », Rev. arb., 1995, p. 188.
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