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Regards jurisprudentiels sur le retour au Nigeria des femmes sexuellement exploitées en Europe

A trois reprises ces dernières années, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré les représailles auxquelles pourrait être exposée une femme nigériane renvoyée dans son pays après avoir subi des faits de traite des êtres humains en Europe ne caractérisait pas un risque de traitements inhumains et dégradants. Pourtant, une juridiction britannique du second degré vient de statuer en sens contraire au regard de nombreux éléments de faits, particulièrement précieux dans un domaine dans lequel les données sont lacunaires. La présente étude vise donc à identifier les possibles conséquences de cette appréciation, par devant les juridictions françaises et européenne.

Par Bénédicte Lavaud-Legendre, Juriste, CNRS, COMPTRASEC UMR 5114

 

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A trois reprises ces dernières années 1, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que le renvoi dans son pays d’origine d’une femme nigériane ayant subi des faits de traite des êtres humains en Europe ne caractérisait pas une violation de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Dans ces différentes affaires, la requérante invoquait un risque de traitements inhumains et dégradants du fait des représailles auxquelles elle serait exposée par le réseau l’ayant exploitée alors que les autorités nigérianes ne seraient pas en mesure de lui assurer une protection adéquate.

L’évaluation des risques encourus en pareille hypothèse est une tâche complexe. Elle s’impose pourtant régulièrement aux juridictions, que ce soit pour apprécier la demande de protection internationale, la demande de séjour ou pour définir le pays de renvoi.

D’un point de vue juridique, cette question relève des conventions internationales portant spécifiquement sur la traite des êtres humains, mais également des dispositions de droit international, régional et interne régissant le droit d’asile ou plus largement le droit des étrangers.
Or, la qualification des risques implique de connaître et comprendre le contexte dans lequel s’inscrit la traite des êtres humains au Nigeria, ce qui recouvre à la fois l’identification des pratiques criminelles, mais également leur perception par les personnes originaires de ce pays. Mais les données accessibles sur ces derniers points restent rares.

Tel est tout l’intérêt de la décision de l’Upper tribunal anglais (juridiction administrative du second degré) du 17 octobre 2016 2 qui évalue la protection accessible au Nigeria, que ce soit dans sa région d’origine ou en cas de relogement interne.

Les faits sont les suivants :

La requérante, nigériane, est née en juin 1989. Fille unique, elle est originaire d’une zone rurale, dans l’État nigérian de Delta. Son père est alcoolique et violent. Scolarisée de manière épisodique entre 7 et 14 ans, ses parents peinent à payer les frais de scolarité. Un jour, une dame, qu’elle appelle « auntie » et considère comme riche, vient les visiter chargée de cadeaux. Un peu plus tard, elle revient et apporte un téléphone portable avant de l’emmener chez elle à Lagos sous le prétexte de la scolariser. Elle reste deux ou trois mois dans une maison où habite une autre femme avec trois enfants. Elle a la charge du ménage, dort sur le sol et mange les restes. Elle subit des violences. Avec l’aide d’un homme, tous migrent au Royaume-Uni, en novembre 2006, alors qu’elle est âgée de 17 ans. A nouveau, elle assume l’intégralité des tâches ménagères et est battue. Au cours de l’année 2007, elle s’échappe. Elle appelle alors ses parents qui lui reprochent sa fuite et se disent menacés. Sa mère lui demande de retourner chez ses employeurs. En 2010, son père l’appelle pour lui annoncer le décès de sa mère. Depuis, elle n’a plus de contact avec son père ou qui que ce soit d’autre au Nigeria.

Début 2013, elle demande l’asile. Sa demande est refusée en juillet de cette même année. Elle présente alors des éléments nouveaux. Le 20 octobre 2014, le représentant de l’État indique dans ses conclusions que la requérante a subi des faits de traite des êtres humains pour exploitation domestique et qu’un délai de 12 mois pour rester au Royaume Uni lui est accordé. Néanmoins, sa demande est rejetée. L’Upper tribunal doit se prononcer sur l’appel. Dans sa décision du 17 octobre 2016, il fait droit à sa demande.

La solution retenue est contraire à celle de la Cour européenne. Dans les trois arrêts, la Cour avait rappelé le principe suivant : « l’existence d’un risque de mauvais traitements doit être examinée à la lumière de la situation générale dans le pays de renvoi et des circonstances propres au cas de l’intéressé 3 ». Or, c’est souvent sous l’angle desdites circonstances propres que la Cour estime les demandes les plus lacunaires. Si ces décisions méritent d’être mises en regard, c’est parce que la décision britannique apporte des éléments d’appréciation particulièrement précis, tant sur la situation au Nigeria que sur les critères permettant l’évaluation de la situation individuelle, alors même que les données disponibles sont incontestablement rares.

Avant de s’interroger sur la portée de ces éléments (II), il convient de rappeler la pertinence juridique de l’évaluation de la protection proposée au Nigeria (I).

I- L’intérêt juridique de l’évaluation de la protection proposée au Nigeria

Différents textes obligent les juges à vérifier que les personnes n’encourent pas de traitements inhumains et dégradants, prohibés par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, notamment en cas de retour dans leur pays d’origine.

La grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne 4 clarifie leur articulation en précisant que l’article 15 b) de la Directive « Qualification » 5 permet l’accès à une protection sous forme d’un droit au séjour (A), alors que l’article 3 de la Convention européenne, mais également des dispositions d’autres textes internationaux visant spécifiquement les victimes de traite, fondent la détermination du pays de renvoi dans le cadre d’une décision d’éloignement (B).

A- L’évaluation des risques encourus dans le pays d’origine, critère d’appréciation de l’accès au séjour

L’accès au séjour dans le cadre de l’asile (1) ou d’un titre de séjour humanitaire (2) se justifie par les risques encourus par la personne dans son pays d’origine.

1 – La demande d’asile

Pour accorder le statut de réfugié, les juridictions apprécient si la personne encourt des actes de persécutions dans son pays d’origine liés à l’un des cinq motifs visés dans la Convention de Genève, parmi lesquels l’appartenance à un certain groupe social 6. Les acteurs des persécutions peuvent être l’État, des partis ou organisations qui contrôlent l’État voire des acteurs non étatiques si, ni l’État, ni les partis ou organisations précités ne sont en mesure d’assurer une protection effective à ceux qui subiraient de tels faits 7. Devant les juridictions chargées d’évaluer leur demande d’asile, des femmes victimes de traite originaires de l’État d’Edo et qui tentent de s’extraire de leur condition disent appartenir à un certain groupe social au sens de la Convention de Genève. A ce titre, elles craignent en cas de retour, soit des représailles de la part de ceux qui les ont exploitées lorsqu’elles n’ont pas fini de payer leur dette, soit des mesures d’ostracisme de la part de la société civile provoquant une particulière vulnérabilité face à un risque de « revictimisation » 8. Or, elles exposent que les autorités nigérianes ne sont pas en mesure de leur offrir une protection. C’est sur ce point que la décision britannique présente un intérêt particulier.

Mais il importe de rappeler quelques éléments de droit. Le Haut-commissariat aux réfugiés indique : « Un certain groupe social est un groupe de personnes qui partagent une caractéristique commune autre que le risque d’être persécutée, ou qui sont perçues comme un groupe par la société 9 ».

Un seul de ces deux critères suffit. La question est donc de savoir si ces femmes présentent une caractéristique commune ou si elles sont perçues comme un groupe par la société.

Dans une première décision du 29 avril 2011 10, la Cour nationale du droit d’asile avait considéré que le fait pour une femme originaire de l’État d’Edo d’être victime de traite des êtres humains et désireuse de s’extraire de cette condition constituaient bien deux caractéristiques communes manifestant l’appartenance à un certain groupe social dont les membres sont, de ce fait, exposées à des persécutions. Le statut de réfugiée lui avait donc été accordé.

Or, dans plusieurs arrêts de 2012, le Conseil d’État a fait prévaloir non plus les caractéristiques communes mais la perception sociale comme critère de reconnaissance d’un certain groupe social 11.

Dès lors, de manière cohérente, en 2013, le Conseil d’État 12 cassa la décision de la CNDA au motif que la Cour n’avait pas recherché si la « société environnante les percevait comme ayant une identité propre au sens de la Convention ».

Le 24 mars 2015 13, la Cour nationale du droit d’asile a pris acte en tenant le raisonnement suivant :

– les femmes qui ont été soumises à un réseaux de traite d’êtres humains et qui tentent d’échapper à l’emprise de celui-ci doivent être considérées comme partageant une histoire commune.

– le regard différent porté sur elles par la société environnante caractérise une identité propre, attribuée indépendamment de leur volonté. Le cumul entre cette histoire commune et cette identité propre perçue comme différente par la société environnante, caractérise l’appartenance à un certain groupe social.

– les risques encourus en cas de retour au Nigeria constituent des persécutions. Ils peuvent résulter des mesures répressives engagées par le temple Ayelala au sein duquel elles ont généralement prêté serment, ou des actes commis par les acteurs des réseaux de proxénétisme : « si la loi pénale applicable dans l’État d’Edo criminalise le proxénétisme, l’absence de moyens efficaces consentis à l’autorité judiciaire, le degré de corruption des forces de police et l’implication des autorités coutumières dans ce trafic, constituent autant de freins à des poursuites pénales effectives 14 ».

Pour ce qui est de la possibilité d’accéder à une protection, elle doit être évaluée non seulement sur la zone dont vient la personne, mais également sur toute autre partie du territoire national 15.

Dans un arrêt concernant une femme géorgienne pour laquelle l’État français proposait qu’elle soit renvoyée dans une autre région que sa région d’origine, la Cour nationale du droit d’asile a retenu qu’elle n’avait jamais vécu dans aucune localité située en dehors de l’Ossétie du Sud, dont elle est originaire ; qu’elle se heurterait à des barrières culturelles en cas d’installation sur une autre partie de la Géorgie en ce qu’elle parle mais ni ne lit, ni n’écrit la langue géorgienne et ne dispose pas d’attaches personnelles et familiales en dehors du territoire ossète. Elle a considéré qu’il n’était pas établi qu’elle pourrait, en toute sécurité, accéder à une autre partie du territoire géorgien, s’y établir et y mener une existence normale. La qualité de refugiée lui fut reconnue 16.

Ces éléments permettent de mesurer l’importance juridique des éléments de faits développés dans la décision britannique. Les éléments requis pour évaluer une demande de titre de séjour humanitaire sont comparables.

2- L’accès à un titre de séjour humanitaire

L’évaluation des risques encourus en cas de retour dans le pays d’origine ressort également indirectement de l’appréciation des demandes de titre de séjour pour motif humanitaire.
Une carte de séjour temporaire peut être octroyée à l’étranger dont l’admission au séjour répond à des considérations humanitaires (L. 313-14 du CESEDA). Or, l’instruction du ministère de l’intérieur du 19 mai 2015 17 prévoit la délivrance d’un tel titre aux victimes des infractions de traite, identifiées comme telles par les services de police ou de gendarmerie et qui se trouvent dans une situation de détresse et ne coopèrent pas par crainte de représailles sur leur personne ou celle de membres de leur famille.
Le danger encouru en cas de retour dans le pays d’origine est donc un critère qu’il importe de développer pour fonder une demande de titre humanitaire. Il en est de même pour contester une décision de renvoi dans le pays d’origine.

B- L’évaluation des risques encourus dans le pays d’origine, critère d’appréciation du pays de retour

L’interdiction des traitements inhumains et dégradants, un élément essentiel lorsqu’il s’agit de désigner le pays de renvoi, apparaît implicitement dans les conventions internationales ciblant spécifiquement les personnes ayant subi des faits de traite (1). Plus largement, elle est centrale dans la jurisprudence de la Cour européenne (2).

1- L’interdiction des traitements inhumains et dégradants et le retour des victimes de traite

Le droit interne se réfère explicitement à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales quand il détermine les conditions auxquelles un étranger peut être éloigné 18.

Mais ce sont surtout les textes ciblant explicitement les victimes de traite des êtres humains qu’il importe d’étudier : le Protocole de Palerme 19 et la Convention de Varsovie 20, consacrent des dispositions au retour des victimes 21.

Le premier oblige les États parties à assurer le retour d’une victime de traite dans un État partie en tenant dûment compte de la sécurité de la personne, ainsi que de l’état de la procédure, tout en favorisant les retours volontaires 22.

La Convention de Varsovie reprend pratiquement la même formulation, sans limiter l’obligation aux victimes qui rentreraient dans un État qui serait partie à la Convention.

Leur valeur normative résulte tant de critères objectifs liés à l’auteur du texte (qualité et autorité), à la place du texte par rapport aux autres normes (valeur hiérarchique) et à des éléments tirés de la formulation de l’énoncé (valeur déontique) 23.

Dès lors qu’ils ont été publiés, sont entrés en vigueur 24 et que la condition de réciprocité est respectée, ils s’intègrent dans l’ordre juridique français 25 et priment alors sur les lois antérieures ou postérieures.
Surtout, la formulation retenue dans l’un 26 et l’autre texte 27 ne laisse aucune marge d’appréciation aux États : « ce retour est assuré compte dûment tenu de… ». D’autres mesures laissent aux États une marge d’appréciation plus importante : les États parties « envisagent » ou « s’efforcent de … », « dans la mesure où son droit interne le permet 28 » ou « dans la mesure du possible 29», les États… Ce point permet de mesurer l’importance accordée à la question du retour par les organisations internationales.

Ainsi, sauf mesure constitutionnelle contraire 30, l’obligation d’assurer le retour des victimes de traite en tenant dûment compte de leur sécurité s’impose au juge administratif français.

Si le Protocole de Palerme se réfère au respect de la sécurité de la personne 31, la Convention de Varsovie indique que l’État doit tenir compte « des droits, de la sécurité et de la dignité de la personne » dans le pays de retour 32. Outre l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants, ce texte impose la protection de la vie privée et familiale et de l’identité 33. Mais c’est le risque de traitements inhumains et dégradants qui jusqu’alors a donné lieu à une importante jurisprudence de la Cour européenne.

2- L’application par la Cour européenne de l’article 3 à la question du retour

La définition des « traitements inhumains ou dégradants » pose la question du degré de gravité et du champ des pratiques pouvant être qualifiées de telles. Selon la Cour européenne, une peine ou un traitement peuvent être qualifiés de tels à partir du moment où la souffrance ou l’humiliation dépassent celle que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime 34.
Il peut s’agir de pratiques relevant du domaine répressif 35, de châtiments corporels privés, ou encore du fait de contraindre, d’une manière ou d’une autre, une personne à se prostituer 36.

Depuis l’arrêt Soering 37, l’exécution d’une mesure d’extradition en cas de risques réels de traitements contraires à l’article 3 dans l’État de destination caractérise une violation de ce texte. La même solution s’applique aux décisions d’expulsion 38, et ce même si les mauvais traitements allégués ne découlent pas directement ou indirectement des autorités publiques 39.
En outre, et cet élément est important, les États ont l’obligation de procéder à une enquête officielle, approfondie et effective, pour évaluer le risque de violation de l’article 3 40. L’État qui ordonne le retour doit évaluer les conditions de celui-ci, ainsi que les facteurs qui limitent le risque de revictimisation 41.

Jusqu’alors, la Cour européenne, saisie par des requérantes nigérianes demandant la suspension d’une mesure de reconduite à la frontière, n’a pas estimé qu’elles étaient exposées à une violation de l’article 3 :

« La législation du Nigeria en matière de prévention de la prostitution et de lutte contre les réseaux, si elle n’est pas aboutie, démontre cependant des avancées considérables. Le Nigeria a fourni de grands efforts de sensibilisation de l’opinion publique face au phénomène et des procédures judiciaires sont régulièrement engagées contre les personnes engagées dans les réseaux 42 ». Dans l’arrêt L.O contre France, elle cite le rapport 2014 du Département d’État américain ou du ministère britannique de l’intérieur.

Sur tous ces éléments, la décision de l’Upper tribunal, apporte des éléments essentiels.

II- Apports jurisprudentiels sur la protection proposée au Nigeria

L’appartenance à un certain groupe social n’était pas contestée par le gouvernement 43 dans l’affaire ayant donné lieu au jugement de l’Upper tribunal du 17 octobre 2016. La discussion a donc porté exclusivement sur la protection accessible en cas de retour au Nigeria (A). La réception de cette décision par les juridictions françaises et européennes pourrait modifier l’état du droit (B).

A- L’évaluation britannique de la protection accessible en cas de retour au pays

La décision britannique repose sur une description très poussée du dispositif de protection nigérian, ce qui lui permet d’en mesurer les limites tant dans l’hypothèse d’un retour dans la région d’origine (1) que d’une réinstallation interne (2).

1- Les limites du dispositif de protection en cas de retour dans la région d’origine

La juridiction britannique s’interroge sur les risques encourus à son retour par une victime de traite, avant d’identifier la protection offerte à ce public par les autorités nigérianes et de se demander si ladite protection est adaptée aux formes de vulnérabilité que présentent ces femmes. Trois types de risques sont identifiés :

– une réitération de l’exploitation que ce soit par le même groupe ou par d’autres groupes criminels
– des représailles par les auteurs de l’exploitation initiale du fait du non-paiement de la dette
– une vulnérabilité à toute forme d’abus.

Aussi, le tribunal identifie les mesures proposées par le NAPTIP (agence gouvernementale nigériane chargée d’accueillir les victimes de traite des êtres humains). Il analyse non pas le dispositif existant formellement mais bien la protection effectivement offerte aux personnes qui retournent au Nigeria.

Or, certains points posent difficulté :

– le nombre de places disponible par rapport aux besoins,
– les conditions et la durée de cet hébergement,
– les soins médicaux et psychologiques.

Les rapports nationaux danois et finlandais sur la traite des êtres humains 44 affirment que l’offre est en inadéquation avec la demande, tant le nombre de victimes ayant besoin d’assistance est incomparablement supérieur au nombre de places disponibles. La délégation ATLeP (OSCE/ ODIHR) parvient à la même conclusion 45. La difficulté ne tiendrait pas tant au cadre juridique, ou au contenu des mesures proposées, mais bien à la capacité à les mettre en œuvre.

Pour ce qui est des conditions et de la durée de la protection, l’hébergement est en réalité implicitement conditionné par la coopération de la victime avec les services du NAPTIP en vue de poursuivre les auteurs. Si au bout de deux semaines elle ne coopère pas, elle est renvoyée dans sa famille 46. Si elle coopère, la protection dure 6 semaines. Cette protection est très axée sur la dimension physique de la sécurité, avec interdiction de sortir seule et hébergement dans un lieu tenu fermé. De manière exceptionnelle, une prolongation peut être octroyée si cela apparaît nécessaire au regard de la situation de la victime. A l’issue des six semaines, elle peut soit être orientée vers des foyers spécialisés, financés notamment par le National ministry affairs 47, soit revenir dans sa famille. Aucun suivi ne semble effectivement mis en place pour celles qui retiendraient cette dernière option. En termes de soins psychologiques, il est souligné que les professionnels encadrants n’ont pas de formation. Ce manque se révèle particulièrement flagrant autour de la question du stress post-traumatique qui n’est pas pris en considération dans les structures d’hébergement 48. Le problème semble d’ailleurs général au Nigeria.

Sur la base de ces éléments, la juridiction s’interroge sur les risques encourus par une victime de retour au Nigeria de subir une seconde fois des faits de traite.Elle distingue selon que la personne a subi des faits d’esclavage domestique ou d’exploitation sexuelle.

La situation des victimes d’esclavage domestique se rapproche sur ce point de celle d’une victime sexuellement exploitée qui se serait acquittée de l’intégralité de sa dette, critère central dans la détermination des facteurs de vulnérabilité.

– Si la dette a été payée, la Cour estime qu’il n’y a pas de danger spécifique lié aux auteurs initiaux de la traite. En revanche, il est à craindre que la famille, voire la communauté, attendent des retombées économiques de la migration.

– Si la dette n’a pas été payée, les risques sont plus importants, puisqu’à ceux énoncés précédemment se rajoutent la nature de la dette, ainsi que la menace liée à la sorcellerie sont autant de facteurs qui peuvent conduire la victime à retourner – même en l’absence de contrainte physique – vers ceux qui l’ont exploitée.

Au regard de ces éléments, la Cour s’attache à identifier exclusivement les facteurs de vulnérabilité qui découlent directement de la situation d’exploitation et non les facteurs généraux comme la misère ou la pauvreté (§171).

Elle retient :
– les facteurs initiaux ayant conduit à l’exploitation
– le rejet par la famille
– les conséquences psychologiques de l’exploitation
– la stigmatisation voire l’ostracisme en tant que personne ayant subi des faits de traite des êtres humains
– la soumission à une emprise spirituelle / psychologique liée au serment prêté dans le cadre du juju
– la pauvreté
– la pression de la famille qui peut inciter la personne à se prostituer à nouveau pour assurer des ressources financières.

Le tribunal britannique conclut à l’incapacité du NAPTIP, et donc de l’État nigérian, à protéger face au risque d’une nouvelle exploitation, une victime de traite qui présenterait à son retour dans son pays d’origine les facteurs de vulnérabilité sus-mentionnés (§176).

Conformément à la directive « Qualification », l’Upper tribunal s’interroge sur la possibilité d’échapper aux mauvais traitements, en rejoignant une autre région de son pays d’origine.

2- L’accès à une réinstallation interne

La vulnérabilité des personnes est à nouveau au cœur de l’évaluation de la possibilité d’un relogement interne au Nigeria.

Le jugement cite un rapport anglais de l’Institute for public policy research 49 selon lequel la réinstallation interne peut accroître la vulnérabilité, notamment lorsque la victime est jeune, non éduquée, sans expérience professionnelle et d’une autre religion que celle majoritaire dans la zone dans laquelle la personne s’est réinstallée. Les rapports danois 50 et finlandais 51 déjà cités évoquent le manque de réseau social, les difficultés linguistiques et le manque de liens ethniques comme facteurs accroissant la vulnérabilité.

Il ne s’agit pas de considérer que la réinstallation au sein du Nigeria n’est jamais une option viable. Cependant, pour un individu identifié comme étant à risque de subir des faits d’exploitation, la possibilité d’une réinstallation interne est limitée, particulièrement face à un défaut de compétences professionnelles, des problèmes mentaux et psychologiques et une situation d’isolement.

Fort de ces éléments, le jugement liste, de manière non limitative, les facteurs susceptibles de conduire à un important risque d’exploitation :

– L’absence de famille acceptant de reprendre la victime à son retour
– L’absence de réseau social pour l’assister, l’absence d’éducation ou de compétences, les conditions de santé mentale (qui peuvent résulter de l’exploitation), l’absence de ressources matérielles et financières…
– Le fait d’avoir déjà été exploité renforce le risque d’être identifié comme quelqu’un de vulnérable et de susceptible d’être à nouveau exploité.

À l’inverse, les facteurs suivants sont protecteurs :

– La disponibilité de la famille pour accueillir la victime
– Les compétences et l’expérience acquises depuis le départ du Nigeria facilitant l’accès à des conditions de vie satisfaisantes.

La dimension essentielle des relations familiales ressort également de recherches que nous avons conduites.

Lors de l’analyse, avec la psychologue clinicienne Bérénise Quattoni, du récit d’une jeune femme s’étant émancipée de la relation d’exploitation 52, nous concluions : « Le rôle soutenant de la famille nous semble particulièrement important dans la démarche de sortie des jeunes femmes du système d’exploitation ». En l’espèce, la maman de la jeune femme avait, après quelques hésitations, fini par soutenir la décision de sa fille de s’émanciper du groupe qui l’exploitait.

Par ailleurs, la consultation des écoutes téléphoniques contenues dans un dossier judiciaire, permet de prendre la mesure de la pression exercée par les familles, et notamment par les mamans des femmes exploitées. Ainsi, la mère d’une jeune femme se prostituant dans un contexte de traite des êtres humains lui adresse les propos suivants :

« Ecoute-moi je suis ta mère. Tu n’es pas dans ton pays. Il faut que tu baisses la tête et que tu paies ta mama. J’emprunte de l’argent partout pour faire des choses pour que tu puisses rembourser rapidement. Une fille a remboursé sa dette en 10 mois. Si tu rembourses rapidement, tu deviendras une mama 53 ».

Enfin, une femme rencontrée en détention, alors qu’elle était elle-même poursuivie pour avoir fait venir des jeunes femmes afin qu’elles se prostituent en Europe, nous a tenu les propos suivants :

« C’est les mères nigérianes qui sont coupables. Moi je n’ai forcé personne à venir. C’est la mère de Joy 54 qui a pris contact avec ma mère parce qu’elle a trouvé que j’avais une très belle maison. Alors la mère de Joy a dit à Joy qu’il fallait qu’elle fasse comme moi, qu’il fallait qu’elle vienne en Europe pour avoir une belle maison et aider sa famille.
C’est elle qui l’a forcée ».

Juridiquement, ces éléments permettent de procéder à la recherche d’équilibre entre la prise en considération de « la situation générale dans le pays de renvoi » et la référence aux « circonstances propres au cas de l’intéressé » 55. Il reste à s’interroger sur la manière dont cette décision britannique pourrait être reçue par les juridictions ayant à se prononcer sur le renvoi de nigérianes dans leur pays.

B- La réception jurisprudentielle des éléments factuels de la décision britannique

La décision de l’Upper tribunal ne s’interroge pas sur le dispositif formellement existant mais bien sur la protection effectivement accessible.

Ces éléments pourraient avoir une réelle influence tant sur les juridictions internes (1) que sur la Cour européenne des droits de l’homme (2).

1- L’influence de la décision britannique sur les juridictions françaises

Les juridictions françaises pourraient reprendre les éléments contenus dans la décision britannique tant lors de l’évaluation de la demande d’asile ou de la contestation du pays de renvoi, que, de manière transversale, pour évaluer la vulnérabilité personnelle d’une requérante.

En matière d’asile, on sait que la Cour nationale du droit d’asile a estimé que les femmes originaires de l’État d’Edo, ayant été sexuellement exploitées, constituaient un certain groupe social, ce qui a fondé l’attribution du statut de réfugié 56. Le fait que pour la juridiction britannique la question du groupe social ne pose pas de difficulté spécifique conforte cette appréciation.

En outre, ont été identifiés parmi les facteurs de vulnérabilité propres aux victimes de traite qui rentrent dans leur pays, le rejet par la famille et la stigmatisation voire l’ostracisme en tant que personne ayant subi des faits de traite des êtres humains 57. Cela accrédite donc la thèse d’une perception de ces femmes par la société environnante « comme ayant une identité propre au sens de la Convention ».

Pour ce qui est de la protection accessible aux membres de ce groupe social en cas de retour, la directive « Qualification », reprise à l’article L 713-2 du CESEDA, indique qu’elle doit être effective et non temporaire 58.

Les éléments d’appréciation développés dans la décision de l’Upper tribunal permettent alors d’évaluer si les « mesures raisonnables prises dans le pays permettent d’empêcher les persécutions » ce qui renvoie notamment, dit le texte, au fait de disposer « d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave » 59. L’adverbe « notamment » est essentiel puisque les défaillances relevées ne sont pas imputables au système judiciaire mais au dispositif étatique de protection des victimes. Elles servent néanmoins de fondement à la décision estimant que la protection proposée ne répond pas aux critères de la directive européenne, et partant pourrait-on rajouter, du droit français.

De même, la décision permet d’étayer les difficultés rencontrées par les victimes en termes d’accès à la protection, élément retenu au titre de l’évaluation de l’effectivité. Est mentionné en effet le nombre insuffisant de places disponibles au regard du nombre de victimes qui rentrent au Nigeria.

Dans le contentieux sur les obligations de quitter le territoire, les éléments sur l’ineffectivité de la protection peuvent être interprétés comme de nature à menacer la vie ou la liberté d’un requérant ou de le rendre vulnérable face à un traitement inhumain ou dégradant, élément faisant obstacle à l’éloignement d’une personne selon l’article L 513-2 alinéa 5 du CESEDA 60.

Enfin, quel que soit le contentieux abordé, les développements sur les facteurs de vulnérabilité propres aux victimes de traite se révèlent particulièrement intéressants. C’est notamment sur l’insuffisante précision des éléments personnels présentés que s’est fondée la Cour européenne dans les trois décisions précitées.

2- L’influence de la décision britannique sur la Cour européenne

Dans l’arrêt VF contre France en 2011 61, la Cour indiquait : « Le Nigeria a par ailleurs créé une agence destinée à apporter une assistance et une protection aux victimes de ces réseaux. Il ressort des rapports internationaux que cette agence collabore étroitement avec l’OIM et des organisations non gouvernementales locales spécialisées dans l’accueil des victimes de la traite retournées au Nigeria. Ces organismes parviennent à prévenir le réenrolement des victimes à condition qu’ils soient prévenus du retour des jeunes femmes. Ainsi, il est envisageable que la requérante bénéficie d’une assistance à son retour ». L’évaluation des risques encourus se révélait alors beaucoup plus superficielle que celle retenue dans la décision britannique.

La volonté d’assurer l’effectivité des droits garantis est au cœur de la démarche de la juridiction européenne selon laquelle « La Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs 62 ». En l’absence de nouveaux éléments, et face à un requérant qui invoquerait les éléments de fait contenus dans la décision de l’Upper tribunal, il lui serait donc difficile de s’en tenir au raisonnement de 2011 ou même à la seule référence au rapport du gouvernement d’État américain, comme en 2015.

Bien plus, la Cour n’hésite pas à se référer ni aux textes de l’Union européenne, ni même à des décisions nationales pour fonder un arrêt 63.

Rien ne devrait donc l’empêcher de se référer à l’exigence d’une protection effective et non temporaire de l’article 7 § 2 de la directive « Qualification » ou à la décision de l’Upper tribunal pour décider que le renvoi d’une nigériane dans son pays d’origine constituerait une violation de l’article 3 de la Convention européenne.

Notes:

  1. V. F. contre France, 29 novembre 2011, Requête n° 7196/10, Joy Idemugia contre France, 27 mars 2012, Requête n° 4125/11, L.O. contre France, 26 mai 2015, Requête n° 4455/14.
  2. HD (Trafficked women) Nigeria CG (2016) UKUT 00454 (IAC).
  3. Initialement cette phrase apparaît dans Saadi contre Italie, 28 février 2008, Requête 37201/06, § 130. Elle a été reprise dans les trois arrêts précités : V. F. contre France ; Joy Idemugia contre France ; L.O. contre France, préc.
  4. CJUE, (grande chambre), 18 décembre 2014, Mohamed M’Bodj contre État belge, aff. C-542/13.
  5. Directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011, dite Directive Qualification, « concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire et au contenu de cette protection ».
  6. Convention relative au statut des réfugiés, adoptée 28 juillet 1951, dite Convention de Genève, Article 1 A 2).
  7. Article 6 c) de la Directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011, préc.
  8. V. F. contre France, préc. ; Joy Idemugia contre France, préc. ; L.O. contre France, préc.; CE 25 juillet 2013, n° 350661 et CE, 24 mars 2015, n° 10012810.
  9. Principes directeurs sur la protection internationale : « L’appartenance à un certain groupe social » dans le cadre de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ ou son protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, UNHDR, HCR/GIP/02/02 Rev.1, 8 juillet 2008.
  10. CNDA 29 avril 2011, n° 10012810.
  11. CE 27 juillet 2012, n° 349824, puis Ass. Plén. 21 décembre 2012, n° 332492.
  12. CE 25 juillet 2013, n° 350661.
  13. CNDA 24 mars 2015, Mlle E,  n° 10012810.
  14. CNDA 29 avril 2011, n° 10012810.
  15. Article L 713-3 du CESEDA : « Peut être rejetée la demande d’asile d’une personne qui aurait accès à une protection sur une partie du territoire de son pays d’origine si cette personne n’a aucune raison de craindre d’y être persécutée ou d’y être exposée à une atteinte grave et s’il est raisonnable d’estimer qu’elle peut rester dans cette partie du pays ».
  16. CNDA Lecture 3 mai 2016 n° 12005702.
  17. §4.4 de l’Instruction portant sur les conditions d’admission au séjour des ressortissants étrangers victimes de la traite des êtres humains ou du proxénétisme, NOR INTV1501995N.
  18. L 513-2 alinéa 5 du CESEDA. « Un étranger ne peut être éloigné à destination d’un pays s’il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu’il y est exposé à des traitements contraires aux stipulations de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4  novembre 1950 ».
  19. Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies de lutte contre la traite des êtres humains, dit Protocole de Palerme, 15 novembre 2000, Recueil des traités, vol. 2225, n° 39574.
  20. Convention du Conseil de l’Europe consacrée à la lutte contre la traite des êtres humains, 16 mai 2005, Série des Traités du Conseil de l’Europe, n° 197.
  21. Voir le Rapport explicatif STCE 197, Lutte contre la traite des êtres humains, § 203.
  22. Article 8, 2° du Protocole : « Lorsqu’un État Partie renvoie une victime de la traite des personnes dans un État Partie dont cette personne est ressortissante ou dans lequel elle avait le droit de résider à titre permanent au moment de son entrée sur le territoire de l’État Partie d’accueil, ce retour est assuré compte dûment tenu de la sécurité de la personne, ainsi que de l’état de toute procédure judiciaire liée au fait qu’elle est une victime de la traite, et il est de préférence volontaire ».
  23. C. Thibierge (dir.), La force normative, naissance d’un concept, L.G.D.J., Paris, 2009, Conclusion.
  24. Respectivement les 25 décembre 2003, conformément à l’article 17 de la Convention de lutte contre la criminalité transnationale organisée, et 1er février 2008, conformément à l’article 42 de la Convention contre la traite.
  25. Article 55 de la Constitution.
  26. Article 8 2° du Protocole de Palerme : « Lorsqu’un État Partie renvoie une victime de la traite des personnes dans un État Partie dont cette personne est ressortissante ou dans lequel elle avait le droit de résider à titre permanent au moment de son entrée sur le territoire de l’État Partie d’accueil, ce retour est assuré compte dûment tenu de la sécurité de la personne, ainsi que de l’état de toute procédure judiciaire liée au fait qu’elle est une victime de la traite, et il est de préférence volontaire».
  27. Article 16 de la Convention : « Lorsqu’une Partie renvoie une victime dans un autre État, ce retour est assuré compte dûment tenu des droits, de la sécurité et de la dignité de la personne et de l’état de toute procédure judiciaire liée au fait qu’elle est une victime et est de préférence volontaire ».
  28. Article 6, 1°, du Protocole de Palerme. Voy. également, articles 6, 3° : « Chaque État envisage de mettre en œuvre des mesures en vue d’assurer le rétablissement physique […] des victimes […]» et 6, 5° : «Chaque État partie s’efforce d’assurer la sécurité physique des victimes […] pendant qu’elles se trouvent sur son territoire ».
  29. Article 7, 1°, de la Convention sur la traite.

  30. La soumission du juge administratif à la norme constitutionnelle a pour effet de faire primer l’application de la constitution sur une norme internationale qui lui serait contraire. B. Bonnet, « Le Conseil d’État, la Constitution et la norme internationale », RFDA, 2005, p. 56.
  31. Article 8 2°, « Lorsqu’un État Partie renvoie une victime de la traite des personnes dans un État Partie dont cette personne est ressortissante ou dans lequel elle avait le droit de résider à titre permanent au moment de son entrée sur le territoire de l’État Partie d’accueil, ce retour est assuré compte dûment tenu de la sécurité de la personne, ainsi que de l’état de toute procédure judiciaire liée au fait qu’elle est une victime de la traite, et il est de préférence volontaire ».
  32. Article 16 de la Convention : « Lorsqu’une Partie renvoie une victime dans un autre État, ce retour est assuré compte dûment tenu des droits, de la sécurité et de la dignité de la personne et de l’état de toute procédure judiciaire liée au fait qu’elle est une victime et est de préférence volontaire ».
  33. En ce sens, voir le rapport explicatif à la Convention du conseil de l’Europe de lutte contre la traite, § 201.
  34. 16 décembre 1999, V. c/ Royaume-Uni, Req. 24888/94.
  35. CEDH, 25 avril 1978, Tyrer c. Royaume-Uni, A 26, JDI 1980, 457, P. Rolland.
  36. CEDH, 11 septembre 2007,Tremblay contre France, JCP G 2008 I 110, Sudre.
  37. CEDH, GC, 7 juillet 1989, Soering contre Royaume-Uni, A/161.
  38. CEDH, 20 mars 1991, Cruz Varaz et autres c/ Suède, série A, n° 201.
  39. CEDH, 2 mai 1997, D. c/ Royaume-Uni, Rec. 1997 – III.
  40. CEDH, 28 octobre 1998, Assenov contre Bulgarie, Req. n° 24760/94.
  41. La Cour européenne rappelle ce point dans son arrêt de grande chambre Paposhvili contre Belgique du 13 décembre 2016, Requête n° 41738/10. Elle met à la charge des États l’obligation d’évaluer si l’éloignement n’expose par le malade à un risque réel de déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé, entraînant des souffrances intenses ou une réduction significative de son espérance de vie. Surtout, mais ce point ne nous concerne pas directement, cette décision élargit la notion de « cas exceptionnel » qui désignait jusqu’alors l’hypothèse dans laquelle le transfert exposerait la personne à un décès imminent.
  42. V.F. contre France, préc.
  43. § 9 de la décision.
  44. Ces rapports sont cités au § 101 de la décision. Danish immigration service : Protection of victims of trafficking in Nigeria, 2008 ; Finnish immigration service : trafficking women to Europe, 24 mars 2015.
  45. Nwogu, OSCE ODIHR, Research regarding the national laws, policies and practices of Nigeria relating to the return of trafficked-exploited persons, 2011, cité au § 102 de la décision britannique.
  46. § 111, citant le rapport de l’OSCE ODIHR.
  47. Ministère de la condition féminine, nous traduisons.
  48. §123 et suivants de la décision de l’Upper tribunal.
  49. IPPR (Cherti, M., Pennington, J., Grant, P.), « Beyond Borders: Human Trafficking from Nigeria to the UK », (January 2013).
  50. The Danish Immigration Service Report
The Protection of Victims of Trafficking in Nigeria: a Fact Finding Mission to Lagos, Benin City and Abuja, 9/26 September 2007 (April 2008)
  51. Finnish Immigration Service Report Trafficking Women to Europe (March 2015)
  52. « Désir migratoire, emprise et traite des êtres humains », dans Prostitution nigériane, Lavaud-Legendre B. (Dir.), Karthala, 2013, pp. 61-92.
  53. Écoute téléphonique issue d’une procédure judiciaire portant sur des faits qualifiés de traite des êtres humains aggravée.
  54. Le prénom a été modifié pour des raisons de confidentialité.
  55. Saadi contre Italie, préc.
  56. Préc.
  57. § 168 de la décision. Cette question est également évoquée dans le Guide de la protection internationale publié par l’UNHCR le 7 avril 2006, cité §21.
  58. Article 7 §2 de la Directive « Qualification ».
  59. Article 7 §2 de la Directive « Qualification » et L 713-2 du CESEDA.
  60. Préc.
  61. Préc.
  62. CEDH, 11 septembre 1979, Airey contre Irlande.
  63. Evans contre Royaume-Uni, 10 avril 2007, La grande Chambre vise alors un arrêt de la Cour suprême israélienne et la jurisprudence de tribunaux américains.

Libres propos sur le rapport de subordination dans les relations de travail : sortir du moralisme de la lutte des classes pour oser, demain, la co-gestion !

 

La subordination traduit une représentation particulière des rapports humains dans l’entreprise, dont la construction s’est historiquement et idéologiquement élaborée sur le fondement des logiques de lutte des classes. L’objet de ces libres propos est de réfuter la pertinence de ce modèle éthico-juridique, et d’entrevoir comment notre droit du travail pourrait promouvoir d’autres types de relations entre employeurs et salariés ; plus particulièrement, esquisser un chemin vers des relations de cogestion de la communauté de travail.

 

Benoît PETIT, Maître de conférences en droit privé (Université de Versailles-Saint-Quentin, Université Paris-Saclay), Co-directeur du Master « Droit social : droit des ressources humaines et de la protection sociale » et Co-directeur de l’Observatoire « Droit, Ethique & RSE », Laboratoire DANTE

 

 

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La subordination est bien plus qu’un simple critère technique permettant d’identifier et de qualifier les relations de travail salarié. Elle traduit une représentation particulière des rapports humains dans l’entreprise, dont la construction s’est historiquement et idéologiquement élaborée sur le fondement des logiques de lutte des classes. Vecteur de domination et de mise sous dépendance économique pour les uns, entorse volontaire et économiquement nécessaire à l’égalité et à l’autonomie des individus pour les autres, toutes les évolutions de notre droit du travail semblent s’envisager à travers cet unique prisme, comme si le droit n’avait pas la capacité de générer d’autres conceptions des relations sociales ; comme si notre droit social n’avait aucun autre horizon possible que d’atténuer ou d’apaiser (autant que possible) les conflits soit disant naturels entre l’employeur et ses salariés.

L’objet de ces libres propos est de réfuter la pertinence de ce modèle éthico-juridique, et d’entrevoir comment notre droit du travail pourrait promouvoir d’autres types de relations entre employeurs et salariés ; plus particulièrement, esquisser un chemin vers des relations de cogestion de la communauté de travail. Pour cela, il convient de revisiter certaines notions théoriques clés, telles que celles d’employeur, de volonté et de pouvoir, et par là-même, donner un sens nouveau au concept de subordination.

1. Subordination du salarié et paradoxes philosophiques. Si vous interrogez un spécialiste du droit du travail, il vous dira certainement que le rapport de subordination est cette caractéristique essentielle qui distingue la relation de travail salariée de toutes les autres formes de relations de travail (et particulièrement le travail indépendant). Il complètera son propos en expliquant que la subordination confère aux employeurs plusieurs pouvoirs : celui de donner des directives relatives à l’accomplissement du travail, celui d’en contrôler l’exécution et, en toute logique, celui de prononcer des sanctions en cas de manquement avéré. Il vous sera ainsi dépeint un critère technique de qualification, substantiellement alimenté par une jurisprudence abondante 1, au travers lequel vous comprendrez que les relations de travail salarié sont entièrement structurées à partir des concepts de hiérarchie et d’obéissance.

Si vous interrogez, cette fois, les plus grandes plumes de la discipline – ceux-là même qui, tout en décrivant une notion juridique, sont capables de vous ouvrir les portes de l’au-delà du Droit (la philosophie, l’histoire, l’éthique, la sociologie…) – ils vous répondront que la subordination est, par essence, l’expression d’une contradiction, d’un paradoxe, d’une tension culturelle permanente entre d’une part l’affirmation du principe d’autonomie de la volonté individuelle (socle fondamental de la pensée Moderne, qui érige cette autonomie comme la condition sine qua non de l’idée de Liberté) et sa négation (puisque le salarié, pour des raisons liées à la performance économique de l’entreprise, soumet sa volonté à celle d’un autre, dont il serait dépendant) 2. Comprenons bien l’équation : parce qu’il dispose au départ d’une volonté autonome, le salarié accepte contractuellement de soumettre celle-ci à celle d’un autre, l’employeur. La négation – en tant que conséquence – manifeste alors la forme la plus radicale de l’affirmation. Ainsi admet-on, sur le terrain des idées et de la théorie, une pratique qui (en apparence seulement, nous dit-on) contredit le postulat fondamental de nos civilisations « éclairées ».

Voici donc le juriste plongé dans un océan de questionnements et de remises en question pour le moins perturbants. Tandis que notre droit civil soutien l’égalité des parties au contrat, le droit du travail prend, lui, naissance dans une situation d’inégalité manifeste. Tandis que le droit s’affirme comme l’expression la plus parfaite de la souveraineté de la société, voici que s’agissant des relations de travail, ce même droit se soumet aux impératifs supérieurs du Marché. Pire encore, tandis que notre éducation nous a appris, depuis le plus jeune âge, que l’Homme est libre, que sa raison doit le conduire à s’émanciper de Dieu, de la société, parfois même des lois de la nature, voilà que nous sommes confrontés à la dure réalité de la vie sociale ; une réalité marquée par l’absence manifeste de liberté au travail, par le service à autrui sous ses ordres, par l’idée que son propre destin, ses capacités de développement personnel, et sa condition sociale sont tout entier dépendants du bon vouloir d’un tiers.

2. Bien sûr, il se trouvera toujours quelqu’un pour rétorquer que le droit du travail ne se résume pas à cela. Qu’il garantit, contre le vouloir de l’employeur, un socle irréductible de libertés individuelles supérieures 3. Mieux encore, que le droit du travail organise des formes d’action collective sensées rétablir un équilibre, grâce aux conventions et aux accords collectifs, grâce à l’action syndicale, grâce à la loi aussi. Tout ceci est vrai.

Mais ce ne sont là que des correctifs, des sparadraps appliqués à une situation initiale qui, par son existence même, réinterroge la pertinence d’un schéma de pensée, d’une idéologie pourrait-on dire, qui consiste à affirmer que la Liberté et l’Egalité sont filles de la nature profonde des Êtres : l’autonomie du vouloir individuel, au travers laquelle l’on nous certifie la souveraineté des individus.

Nous voici embarqués dans les tourments d’une tempête politique et philosophique, celle-là même contre laquelle Kelsen nous mettait en garde dans sa Théorie pure du Droit. Elle nous paraît néanmoins inévitable, irrésistible, particulièrement en droit du travail. Penser celui-ci sous l’unique prisme de la technique normative et du raisonnement dit « scientifique », c’est prendre le risque d’occulter ce qu’est, essentiellement, la notion de travail : une représentation politique et philosophique des relations humaines, une vision de la façon dont chacun participe et enrichit la vie sociale, la substance d’un modèle social choisi parmi une multitude d’autres. Le travail, envisagé comme objet philosophique et politique est ce terreau à partir duquel l’on imagine ensuite les droits et les libertés de ceux qui travaillent et de ceux qui en bénéficient.

D’une certaine façon, la démarche des juristes en droit du travail ressemble à celle des artisans : nous avons certes à notre disposition une technique, régie par des logiques et des méthodologies qui se veulent objectives 4, mais ce que nous faisons de cette technique relève quelque part d’un art, éminemment subjectif, qui dépeint ou qui construit une réalité politique, éthique, philosophique totalement subjective et discutable.

Ainsi, la subordination n’est pas uniquement une technique : c’est une vision du monde, du rapport à notre société, aux valeurs qui la sous-tendent. Dès lors, aucun d’entre nous n’est contraint d’admettre comme une donnée universelle et intemporelle, ces visions que nous avons reçus en héritage du passé et qui se fondent, dans une perspective moralisatrice, sur l’immanence sociale des confrontations entre ceux qui possèdent et ceux qui les servent (I). Si le travail, en tant que représentation sociale, parvient à s’affranchir de l’idée de lutte des classes, alors la transformation profonde – la mutation, devrions-nous dire – du droit qui l’encadre, devient possible (II).

 

I – Possibilités d’émanciper la subordination des logiques de lutte des classes

 

3. Des discours en décalage avec les réalités. Peut-on aujourd’hui remettre en question l’idée selon laquelle les relations de travail se fondent sur l’existence, entre l’employeur et les salariés, d’un conflit quasi-congénital que notre droit tenterait d’apaiser par le recours aux techniques conventionnelles ? La lutte des classes sur laquelle se fonde le syndicalisme traditionnel, et au-delà tout un discours politique dominant (de gauche comme de droite) sur les relations de travail est-elle une donnée sacrée qui ne supporte aucun blasphème ? Si notre histoire sociale nous a en effet transmis cette représentation des choses, laquelle avait sans doute du sens à l’époque des premières législations de protection des salariés, la question de sa pertinence se pose aujourd’hui à l’heure de la mondialisation des échanges économiques et des « métamorphoses de la question sociale » 5.

Car face à une concurrence débridée entre toutes les entreprises du monde, derrière laquelle se masque in fine une compétition entre plusieurs modèles sociaux plus ou moins protecteurs des entreprises et des salariés, doit-on encore soutenir que l’employeur défend a priori des intérêts fondamentalement opposés à ceux de ses salariés ? Là où le premier sait que pour être compétitif, il doit veiller à garantir un certain niveau de conditions de travail capable de stimuler l’implication de ses salariés dans le projet de développement de l’entreprise, les seconds comprennent tout autant que l’entreprise qui les emploie est confrontée à un environnement économique particulièrement contraignant qui, bien souvent, freine toute dynamique d’extension des avantages sociaux. Les débats relatifs au temps de travail ou encore au travail du dimanche le montrent bien : si l’on s’extrait des postures syndicales et professionnelles qui s’expriment sur ces enjeux, l’on entrevoit clairement, dans beaucoup d’entreprises, une approche pragmatique des choses qui est assez éloignée de l’idée de conflit sur le fondement de laquelle nous avons construit notre représentation des relations de travail 6.

Bien évidemment, il n’est pas question ici de verser dans une naïveté coupable qui consisterait à nier l’existence de pratiques abusives dans les relations de travail. Les Conseils de prud’hommes sont gorgés d’exemples qui démontrent ce triste fait, et le droit contentieux du travail a précisément vocation à sanctionner de pareilles pratiques. Mais la dimension contentieuse des rapports de travail ne reflète pas toutes les réalités, loin s’en faut. Quelles réponses apportons-nous à toutes ces autres entreprises, majorité silencieuse, qui essayent tant bien que mal d’établir des équilibres entre l’indispensable considération sociale et l’incontournable pragmatisme économique ?

En tout état de cause, à force de supposer idéologiquement le conflit entre l’employeur et les salariés, l’on aboutit à poser le soupçon en amont de toutes les initiatives qui ne seraient pas le fruit de la lutte des classes : la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) 7, par exemple, qui s’appuie souvent sur des normes unilatérales, ou sur des accords conclus avec d’autres acteurs que les partenaires sociaux ou les personnes désignées à cet effet par la loi (on parle alors d’accords atypiques) 8 est encore dépeinte par certains comme un moyen à la disposition de l’employeur pour contourner le dialogue social, voire pour dérèglementer les conditions de travail 9. Autre exemple : l’accord d’entreprise, promu par la loi « El Khomri » (mais pas que…) comme nouvelle source prioritaire de droit du travail 10, est considéré par certains comme fournissant insuffisamment de garanties pour la protection des salariés par rapport à la loi, l’accord national interprofessionnel ou l’accord de branche (dans cette logique, en effet, l’employeur jouirait d’une influence telle dans son entreprise que les syndicats locaux seraient au mieux socialement contraints à accepter l’inacceptable, au pire constitués de façon factice pour servir les intérêts du puissant).

Peut-on encore discuter, en droit du travail, de la réalité de la logique de lutte des classes ? Sommes-nous condamnés à comprendre la subordination sous cet unique prisme ?

4. La lutte des classes : héritage commun du marxisme et du libéralisme pour leur permettre de s’affronter. Il faut dire que la charge politique et philosophique que véhicule le concept de lutte des classes est considérable. Historiquement, la subordination se présente comme une nécessité économique : si l’entreprise a besoin de la force de travail pour remplir son œuvre, elle ne peut en aucune façon entrer directement en possession de celle-ci. La subordination juridique est donc ce mécanisme par lequel le salarié consent à accorder à l’employeur la jouissance de sa force de travail. Elle est, pour reprendre les termes du Pr. Fabre-Magnan 11, « le substitut de la dépossession » du travail conçu comme un bien certes détachable du salarié, mais inaliénable par nature. Se trouvent ainsi dissociés le produit du travail qui, en tant que source de création de la valeur économique, appartient pleinement à l’entreprise, du travail lui-même, source de cette source qui, depuis l’abolition de l’esclavage, ne peut qu’être mise à la disposition de l’entreprise, de façon temporaire et non-absolue. Il en résulte que si l’entreprise ne possède jamais le travail, elle doit néanmoins pouvoir le diriger. De là découlent les pouvoirs d’autorité traditionnellement dévolus aux employeurs.

Mais assimilant la subordination juridique à la dépendance économique, la pensée marxiste a largement contribué à pervertir la compréhension de la notion qui ne serait plus simplement un rapport d’autorité nécessaire au bon fonctionnement du processus économique, mais un rapport de domination d’une classe sur une autre, d’un individu puissant sur une multitude d’individus faibles ; en somme, une « servitude moderne » qui tendrait à prouver que les idéaux philosophiques des Lumières et des révolutionnaires du XVIIIe n’auraient finalement pas atteint le monde du travail et plus largement la sphère économique et l’organisation sociale. S’il est vrai que subordination juridique et dépendance économique peuvent parfois se télescoper (s’agissant particulièrement des emplois les moins qualifiés et/ou les moins rémunérés), s’il est également vrai que le rapport de subordination s’exerce quelques fois de façon abusive, dans un rapport de chantage à l’emploi et/ou à la progression de la rémunération, aucun de ces constats n’est systématique : la dépendance économique peut exister en dehors du rapport de subordination juridique 12, de la même façon qu’un salarié subordonné peut, par le bénéfice d’autres ressources que son salaire, n’être aucunement dépendant de son employeur sur le plan économique. En droit, les deux notions ne peuvent donc pas se confondre 13. L’autorité n’est pas, par nature, une source de révolte inéluctable 14.

Du point de vue de la pensée libérale, l’on observe à peu près la même perversion, bien qu’elle soit moins sous-tendue par l’idée de dépendance économique. Le contrat de travail supposerait en effet une inégalité de nature entre les concessions consenties par les parties, puisque ni la rémunération, ni d’autres droits éventuellement consacrés dans le contrat, ne peuvent objectivement compenser la capacité de l’employeur à restreindre la liberté du salarié. Nous serions ainsi face au présupposé fondamental de toute pensée individualiste : le conflit entre deux souverainetés individuelles ; conflit qui tourne à l’avantage de l’employeur pour des raisons d’efficacité économique ; conflit que le droit tente alors d’apaiser autant que possible en organisant des mécanismes de correction tels que la représentation collective des intérêts des salariés et, bien évidemment, la négociation collective d’accords en dehors du champ contractuel initial.

Marxistes et libéraux ont donc chacun alimenté l’idée selon laquelle la subordination juridique serait une forme moderne – et légitimée sur le plan économique – de domination d’un individu sur un autre. Si les uns et les autres se démarquent sur la question d’admettre ou non le bienfondé de l’organisation économique actuelle, tous se retrouvent dans le constat qu’employeur et salarié seraient par nature opposés l’un à l’autre ; constat qui justifie que l’on cherche soit à détruire l’employeur, soit à corriger, autant que possible et de façon nécessairement imparfaite, l’inégalité consubstantielle à la relation de travail.

Cette vision particulière du monde, cette représentation artistique des relations de travail salarié (déduite d’une technique objective), nous sommes de moins en moins nombreux à y souscrire.

5. Discussion autour des concepts de volonté et de pouvoir qui structurent la notion de subordination. Que ceux qui sont obsédés par la « pratique » et le « concret » nous pardonnent : il nous paraît en effet nécessaire de revisiter certains concepts théoriques pour expliquer quelle autre vision des relations de travail peut s’imposer comme alternative. Et parmi eux – puisque la subordination s’appuie essentiellement sur ceux-ci – les concepts de volonté et de pouvoir.

6. La volonté. La volonté tout d’abord, pour constater avec de nombreux auteurs 15 que si les juristes font de ce terme un usage abondant, c’est souvent sur fond de multiples confusions qui trahissent un manque évident de rigueur. Parle-t-on réellement de volonté, ou souhaitons nous évoquer le consentement ou l’intention ou encore la décision, qui ne sont pas tout à fait les mêmes choses ? Il nous semble, à l’instar du Pr. Atias, qu’il convient alors de ne pas trop écouter les juristes pour comprendre ce qu’est la volonté, mais de se tourner à cet effet plutôt vers les philosophes (ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y ait pas des juristes éminemment pertinents sur cette question ! 16).

Et parmi tous ces philosophes, Kant est sans aucun doute l’auteur incontournable. En raison certes de la densité de sa pensée, mais surtout parce que nombre de juristes majeurs (Kelsen en tête, mais aussi Weiss, Beudant, Jourdan…) ont été structurellement influencés par lui, avec les conséquences que l’on connait sur notre approche du droit aujourd’hui encore.

Kant dépeint la volonté comme un mouvement imbriqué dans la raison. Vouloir c’est se fixer une règle qui va déterminer un comportement ; c’est définir un devoir-être qui, pour être admis dans la société (mais aussi pour soi), doit se déduire de la logique rationnelle, laquelle tend vers l’universalité. De là découle l’importance de la « rencontre des volontés » : le devoir-être que je me suis fixé procède d’une rationalité qui est reconnue et admise par la raison d’autrui, et qui ne vient pas faire obstacle au devoir-être que celui-ci s’est fixé de son côté. Dans cette logique, le salarié adopte le comportement d’une soumission à son employeur, parce que sa raison le conduit à rechercher avant tout un salaire et la possibilité d’exercer ses compétences, tandis que l’employeur adopte le comportement du commandeur, parce que sa raison le conduit à rechercher avant tout la performance économique de son entreprise et les conditions minimales de discipline pour y parvenir.

Mais Kant va plus loin, car il entend répondre à la question fondamentale : « que veut, fondamentalement, la volonté ? ». Pour lui, elle veut le Bien contre le Mal. Plus précisément, elle veut le Bien contre la propension naturelle des Hommes à choisir le Mal. C’est parce que l’équation de départ est justement celle du Bien contre le Mal, de cet Homme qui est factuellement libre de choisir ce Mal qui l’attire a priori, qu’en réalité, sa Raison devient la condition sine qua non de sa véritable Liberté. Le voici autonome, souverain (le mot est lâché !), parce qu’il dispose d’un choix dès le départ entre céder à sa nature originelle – immorale, tiède, et indulgente avec ses faiblesses – ou obéir à la Raison – rigoureuse, intransigeante, méritocratique, qui pousse l’Homme à devenir autre chose qu’un simple humain.

Kant, et les juristes qui à sa suite s’inspireront de son travail, posent ainsi des fondements moraux à la Liberté, réduisant le débat autour de la volonté – et notamment la volonté de se subordonner à autrui –  à la question de ce qui est effectivement Bien et Mal. La lutte de classes, qui s’appuie sur le constat de la subordination, n’est finalement rien d’autre qu’un combat violent entre des perceptions différentes du Bien et du Mal.

Seulement, Kant n’est pas l’unique référence philosophique majeure en matière de compréhension de ce qu’est la volonté. Il est un autre auteur que les juristes ont hélas trop ignoré : Nietzche. Or celui-ci s’oppose à Kant notamment sur deux points essentiels. Tout d’abord, il récuse le bienfondé originel de l’équation kantienne Bien vs. Mal. L’on ne reprendra pas ici le détail de sa démonstration (sa « généalogie de la morale »), mais seulement sa conclusion : le Bien et le Mal sont avant tout des constructions intellectuelles et éthiques destinées à imposer une représentation donnée du monde, à imposer cette idée folle et fausse qu’il n’y aurait qu’une morale « unique » et « immuable », qu’une « Vérité » (celle révélée par la Raison kantienne ; ou alors celle de Platon, de Dieu, de la « Nature » ou de n’importe quelle autre origine extra-morale et métaphysique de la morale).

Ensuite (et surtout), à la question « que veut la volonté ?», Nietzsche répond : la vie. La vie qui pousse n’importe quel vivant à accroître sa puissance (et non sa domination) pour perdurer. La vie qui se bat contre la seule chose qui lui résiste et qui la menace : le temps qui passe, et qui passant, change constamment l’ordre des choses qui configure les conditions d’existence ou d’inexistence.

Quel rapport avec le droit en général, avec la subordination en particulier ? Tout ! Car si le droit est, selon les termes de Nietzsche, cette « volonté d’éterniser un rapport de puissance donné », l’on admet alors que le droit est en perpétuel mouvement d’évolution, puisque le temps qui passe empêche cette éternité. Le droit est donc cette capacité à adapter, à faire évoluer, à « tordre » les règles en fonction des circonstances de fait (toujours mouvantes), et non à imposer des normes de comportement dictées par une vision morale que l’on présuppose arbitrairement comme absolue et universelle.

La subordination se comprend alors comme une relation, constamment en évolution, qui n’est pas le fruit d’un devoir-être d’origine morale comme le suggère la lutte des classes, mais comme celui d’un devoir-être vital, lequel du reste ne répond pas uniquement à des considérations d’ordre rationnel, mais aussi à des considérations irrationnelles qui sont difficilement sondables. Sur cette base, l’on perçoit toute l’importance, en droit du travail, des théories de MacNiel sur le « contrat relationnel » 17 : ainsi que le synthétise A. Barège, le contrat relationnel de travail « peut alors être envisagé à la fois en tant que lien d’obligations entendu strictement et en tant que lien relationnel. Le contenu obligationnel rassemble les obligations qui ont naturellement vocation à être définitives dans tout contrat de travail, ainsi que les obligations que les parties ont définitivement souhaitées fixer pour l’avenir. Le contenu de la sphère relationnelle est plus implicite. Sont concernés les éléments susceptibles d’organiser, de compléter voire de réformer le contenu obligationnel que les parties n’ont pas définitivement figés. (…) Le contenu obligationnel apporte une visée économique au contrat. Le lien relationnel apporte une visée éthique. Il commande aux parties d’adopter un comportement qui intègre les valeurs auxquelles l’entreprise est attachée » 18.

L’on peut aussi aisément relier l’approche nietzschéenne de la volonté aux travaux du Doyen Duguit sur la « théorie de la volonté déclarée » 19. Contre ceux qui soutiennent qu’il convient d’interpréter une norme de droit – légale ou conventionnelle – en recherchant la volonté initiale de son auteur, Duguit répond que celle-ci est impossible à déceler de façon objective. Seule la façon dont cette volonté s’est déclarée dans l’espace social est perceptible, ce qui suppose alors de prendre en considération toute une série d’éléments extérieurs à l’auteur, la formulation de la norme et le contexte dans lequel elle apparaît étant sans doute les principales.

Or si l’on observe la jurisprudence prud’homale, il apparait que c’est plutôt dans cette perspective que le juge appréhende les normes qui structurent la relation de travail. Fidèle à cette démarche, il s’appuie en effet sur plusieurs méthodes d’interprétation, et notamment (pour ne pas dire souvent) l’interprétation systémique qui replace l’énoncé dans le texte global auquel il appartient. Dans cette optique, ce sont généralement des considérations de pure forme qui vont guider l’analyse du juge 20, tant ils sont des indices déterminants des logiques qui ont présidé l’élaboration du texte étudié. L’interprétation systémique peut également être entreprise dans une démarche téléologique globale, la caractérisation de la cohésion du texte étant alors mise en relief avec ses finalités sociales 21. Il faut néanmoins noter que les juges restent attentifs à préserver une certaine cohérence vis-à-vis des énoncés qui, tout en ayant une texture ouverte, ont aussi ce que Hart appelait un « noyau dur » de sens qu’il convient d’identifier et dont il ne faut pas s’éloigner de trop si l’on veut que l’interprétation rendue soit comprise et admise par les sujets de droit 22.

L’on voit ainsi que le concept de volonté, qui soutien celui de subordination, peut s’envisager de plusieurs façons : l’une subjective qui positionne la volonté au point de départ de la relation de droit avec des visées intrinsèquement morales ; l’autre objective qui exclut la volonté de l’équation parce que celle-ci est quelque chose sur laquelle le droit n’a finalement aucune prise.

7. Le pouvoir. Mais cette réflexion sur la volonté conduit à discuter le second concept fondamental du rapport de subordination : le pouvoir 23.

La notion de pouvoir, en effet, est très directement liée à l’approche morale et métaphysique de la volonté. Elle exprime la capacité d’imposer, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, ou plutôt la conception morale que l’on entend dissimuler derrière l’idée de volonté. Le pouvoir implique donc une lutte (… des classes, si l’on reste dans notre sujet) : celle d’une perception donnée de ce qui serait Bien, contre des résistances qui considèrent que ce Bien en question est en réalité un Mal. Comme l’enseignait le Pr. Atias, « le pouvoir ne triomphe pas, (…) le pouvoir si j’ose dire supplante » 24. Il ne règle rien. Au contraire, il créé lui-même les conditions de sa contestation, de sa destitution, de son remplacement.

A ce propos, Nietzsche prend soin de bien dissocier le pouvoir de la puissance. Car dans son approche, la puissance ne détruit pas, ne s’impose pas : elle s’adapte. Elle est une telle conscience de ce qui est vital, qu’elle s’abstient de générer ce qui peut conduire à la mort. En somme, la puissance, c’est une maîtrise de soi capable de résister au temps qui passe, là où le pouvoir n’est qu’une folie morale qui précipite le sujet vers sa propre fin.

Or de l’idée de puissance naît une autre, essentielle pour Duguit et pour notre propos : celle de fonction. Cette situation dans laquelle se trouve une personne qui dispose non pas de pouvoirs, mais d’une puissance. Et de la partant, d’une responsabilité qui consiste à tout mettre en œuvre pour que ce au service duquel une personne exerce sa fonction, perdure dans le temps, et s’adapte aux circonstances factuelles.

Lorsque Duguit enseigne que nous sommes tous, au sein du groupe social, dépositaire d’une fonction, il nous apprend en fin de compte que nous détenons, selon des modalités différentes, une puissance dont l’unique objectif doit être de développer de façon soutenable ledit groupe social. Parce que, contrairement à ce que soutenait Rousseau et plus largement les individualistes, l’individu n’est rien en dehors du groupe social 25. Et lorsque l’on évoque la puissance du droit (et non son pouvoir), c’est pour indiquer que le droit n’a pour seule finalité que de faire perdurer le groupe social dans le temps. L’Homme est, par nature, un être social. Et le droit, par nature, est là pour soutenir la vie sociale.

8. Ce détour par la Théorie permet ainsi de poser deux conceptions très différentes de la subordination. La première – classique, dominante – qui traduit une relation de lutte des classes, se fonde sur l’idée que le salarié « veut », rationnellement (pour percevoir un salaire, pour exécuter ses compétences…), se soumettre aux « pouvoirs » de son employeur ; mais alors, employeur et salarié se retrouvent en constante opposition du fait qu’ils ne partagent pas le système moral qui guide l’usage des pouvoirs de subordination. La seconde exprime, quant à elle, l’idée d’une relation amorale, toute entière fondée sur les concepts de puissance et de fonction, c’est-à-dire une relation amenée à s’adapter de façon permanente, aux seules fins de faire perdurer le groupe social auquel participent l’employeur et le salarié.

Dans le premier cas, sont au cœur du schéma les individus qui, bien que se rejoignant sur le plan de la raison, s’opposent sur le plan moral. Dans le second cas, c’est la relation sociale qui est déterminante, sans intervention ni considération d’un quelconque jugement moral formulé a priori.

Nous pouvons donc écarter du raisonnement cette fantaisie de la domination induite par la lutte des classes. Plus fondamentalement, il nous semble que la direction, le contrôle et la sanction de l’exécution de la prestation de travail ne sont que des « puissances fonctionnelles » qui permettent d’une part à la force de travail de se conformer aux décisions stratégiques qui sont prises pour assurer le développement de l’entreprise sur le Marché (fonction première de l’entreprise), et d’autre part d’assurer aux salariés les conditions de santé, de sécurité et d’harmonie relationnelle qui s’avèrent indispensables à la réalisation de leurs prestations.

Dès lors, peut-on affirmer que la subordination juridique est ce mécanisme par lequel est assurée une double cohésion : l’une interne, qui vise la « communauté de travail » en tant que telle ; l’autre externe, qui vise les conditions d’insertion de cette communauté au sein d’un groupe social plus large, qu’est l’entreprise 26. Au niveau de chacune de ces deux collectivités, positionnées l’une vis-à-vis de l’autre comme des cercles concentriques, la subordination juridique manifeste le principe d’interdépendance sociale si cher à la pensée solidariste du Doyen Duguit : elle est une nécessité technique sans laquelle aucune collectivité ne pourrait exister, se maintenir ni se développer ; elle est l’incarnation d’un ordre, d’un intérêt collectif supérieur dont l’employeur n’est finalement que le dépositaire, le garant, du fait des fonctions particulières qu’il exerce au sein (et non en dehors) de la communauté de travail.

 

II – Perspectives vers la cogestion de la communauté de travail

 

9. L’employeur n’est pas l’embaucheur : clarifions les fonctions qui animent la relation de travail. Puisque nous sommes ici dans le cadre d’une tribune libre, essayons d’exploiter pleinement le potentiel transgressif de cette approche objective de la subordination. Et particulièrement en nous interrogeant : qui est donc cet employeur, s’il ne s’agit pas d’une personne qui exerce sa domination sur les salariés ?

Pour le savoir, évitons déjà de trop écouter le contrat (de travail), cette boussole que le privatiste brandit chaque fois qu’il cherche son chemin, et qui lui désigne ses évidences, lui déclame sa vérité, quand bien même la route ne serait pas aussi droite qu’il le lui suggère. Car la réalité des relations de travail est plus complexe qu’elle n’y parait : face à la complexité des structures sociétaires, aux tendances favorisant la centralisation des embauches et des structures de gestion du personnel, face aussi aux nouvelles modalités de la mobilité, il arrive souvent que celui dont le nom apparaît sur le contrat de travail ne soit pas nécessairement celui pour le compte duquel s’effectue la prestation de travail ni celui qui exerce effectivement les pouvoirs de la subordination. C’est du reste pour cette raison que la jurisprudence et la doctrine ont proposé le concept de « co-employeur » : à la vérité du contrat s’ajoute la vérité des faits, faisant naître sous nos yeux le spectacle éprouvant d’apparences contradictoires qui s’entrechoquent et qui conduisent, in fine, à ne plus rien comprendre de ce que l’on observe.

Fondons-nous plutôt sur l’analyse des fonctions et des obligations que l’on attribue généralement à l’employeur, puisque c’est à cela que l’approche objective de la subordination nous invite. Ainsi peut-on distinguer ce qui relève de l’exercice même de la puissance créée par la subordination – par exemple : l’obligation d’assurer la sécurité et l’hygiène dans l’entreprise, l’obligation de respecter les droits et les libertés du salarié pendant la relation de travail, la possibilité de faire évoluer, dans le respect de l’ordre public social, les horaires et le temps de travail…  – de ce qui relève de la garantie juridique et financière de la relation de travail – par exemple : l’obligation de verser la rémunération, l’obligation de proposer un contrat valide lors de l’embauche, l’obligation d’assumer les conséquences indemnitaires d’un manquement contractuel…

Dans le premier cas, que nous pouvons désigner comme l’exercice de la « fonction d’employeur », il est avant tout question de la façon dont l’autorité modèle la relation de travail, l’adapte dans le temps aux circonstances factuelles. Dans le second cas, que nous pouvons désigner comme l’exercice de la « fonction d’embaucheur », il s’agit plutôt de sécuriser le salarié dans la durée de la relation de travail.

Certes, dans ce schéma, la fonction d’employeur ne peut exister sans qu’il n’y ait eu exercice, au préalable, de celle d’embaucheur. Celle-ci donne naissance à la relation de travail et lui garantit la possibilité de se déployer dans le temps. Mais le visage que prendra la relation de travail, ses évolutions, ses teintes, ses forces et ses faiblesses : tout ce reste dépend exclusivement de la fonction d’employeur. Or de notre point de vue, la fonction d’embaucheur est exercée par l’entreprise, ou plus généralement la personne morale qui fédère toutes les forces créatrices du processus de production, tandis que celle d’employeur est nécessairement exercée par un individu.

10. En effet, si l’on peut aisément concevoir qu’une personne morale apporte son patrimoine en garantie du bon déroulement de la relation de travail, il est en revanche plus difficile d’admettre qu’elle puisse exercer, en tant que telle, des pouvoirs d’autorité. Ceux-ci sont l’attribut des personnes physiques, et quand bien même les exerceraient-il « au nom de » la personne morale, il n’y a là qu’un schéma de pensée fondé sur une fiction. Pour paraphraser le Doyen Duguit qui s’exprimait à propos de l’Etat 27: l’entreprise n’est plus une puissance souveraine qui commande ; elle est un groupe d’individus détenant une force qu’ils doivent employer à créer et à gérer de la valeur économique. L’on peut certes continuer à vouloir masquer la puissance des êtres derrière des concepts métaphysiques qui atténuent leurs responsabilités. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il ne faut pas confondre le cadre collectif dans lequel s’exercent des puissances – l’entreprise – avec leurs détenteurs ; ne pas confondre le « vouloir pour l’entreprise » (au sens du projet économique commun) avec un très improbable « vouloir de l’entreprise » (au sens de structure sociétaire).

Si l’entreprise ne peut, par nature, exercer la fonction d’employeur 28, tel n’est évidemment pas le cas de certaines personnes physiques qui agissent en son sein. Ceux-ci sont généralement les dirigeants de droit des sociétés, mais pas uniquement. Tout dépend de la façon dont s’organisent les puissances de direction, de contrôle et de sanction si bien que peuvent également être concernés des cadres-dirigeants ou encore des chefs d’établissement.

Dans le cas des dirigeants de droit des sociétés, il y a cette idée que leur position entraine a priori le cumul de plusieurs fonctions, certaines liées à l’élaboration de la stratégie de développement économique de l’entreprise, d’autres liées à sa mise-en-œuvre, étant précisé que la fonction employeur intègre cette dernière catégorie puisqu’il est question d’adapter la force de travail à ladite stratégie. Dans le cas des cadres-dirigeants et des chefs d’établissement, ceux-ci doivent être considérés comme disposant d’une délégation tacite de puissance rendue nécessaire par l’organisation interne de l’entreprise. Les fonctions de conception et d’exécution de la stratégie de développement économique se trouvent alors dissociées, et l’on peut se demander si la présence d’un responsable des ressources humaines dans l’entreprise ne priverait pas, de facto, le dirigeant de droit de la société de sa fonction d’employeur ?

11. Ce schéma des relations de travail n’est pas qu’une vue de l’esprit. Il faut notamment se souvenir de l’évolution de la jurisprudence relative à l’épineuse problématique du co-emploi en présence d’une structure sociétaire complexe. Dans un premier temps, et de façon fort contestable sur le fond, le juge qui venait d’établir l’existence d’un rapport de subordination en dehors des apparences du contrat, en déduisait que le co-employeur ainsi démasqué devait être considéré comme partie au contrat de travail 29. Toutefois, en 2011, l’arrêt « Jungheinrich » 30 a totalement atomisé ce raisonnement en indiquant que l’identification préalable d’un lien de subordination n’était plus indispensable, et que le co-emploi pouvait se déduire de la seule démonstration d’une triple confusion d’intérêts, d’activité et de direction entre les sociétés en cause 31. En d’autres termes, des tiers au contrat de travail – et qui le restent – pouvaient être reconnus comme s’ingérant dans les rapports de pouvoirs liés à la subordination, au point d’en perturber substantiellement la nature, l’organisation et les modalités d’exercice. Plus récemment, la jurisprudence « Molex » 32 est venue affiner cette position en prenant soin de distinguer ce qui relève d’une gestion normale d’un groupe et qui peut évidemment impacter les choix d’une filiale, de ce qui relève d’une gestion sociale et économique commune caractéristique du co-emploi 33.

En d’autres termes, s’il est parfaitement admissible qu’au sein d’un groupe, des rapports d’autorité se nouent entre la société-mère et ses filiales, il reste que celles-ci doivent conserver une relative autonomie sociale 34, et que la société-mère doit s’astreindre à ne pas confondre assistance et substitution ; surtout, en cas de difficultés économiques des filiales qui impacteraient leur gestion des emplois, que celles-ci conservent la maîtrise de leur stratégie tout au long du processus 35. Sur ce point, la jurisprudence « Molex » fait preuve de discernement. Elle confirme surtout qu’au-delà des possibles apparences individuelles et contractuelles, les fonctions d’employeur et de décideur économique sont bel et bien distinctes a priori.

Mais comme le rappellent les arrêts « Sofarec » 36, une société-mère dont les décisions ont manifestement aggravé la situation économique difficile de sa filiale, la précipitant dans la destruction d’emplois, et qui « ne répondaient à aucune utilité pour elle et n’étaient profitables qu’à son actionnaire unique », commettrait une faute engageant sa responsabilité civile délictuelle. Dès lors, les salariés licenciés ne sont pas irrecevables dans leur « action en responsabilité extra-contractuelle dirigée contre un tiers auquel sont imputés des fautes ayant concouru à la déconfiture de l’entreprise et, par-là, à la perte des emplois dès lors que ces fautes se distinguent des manquements qui pourraient être reprochés à l’employeur en ce qui concerne le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi ou de l’obligation de reclassement ».

Pour le dire plus simplement, cette évolution jurisprudentielle confirme que la qualité d’employeur est entièrement associée à une situation d’autorité et de puissance qui ne peuvent en aucun cas se déduire des apparences contractuelles. La question n’est même plus de savoir qui bénéficie du rapport de subordination (celui-ci n’étant pas nécessairement le cocontractant du salarié) mais qui influence l’exercice des prérogatives qui en découlent. Ce qui est déterminant est moins le titulaire de ces prérogatives que l’autonomie réelle dont il dispose lorsqu’il les exerce. L’on rétorquera, à partir d’un raisonnement a contrario des arrêts « Sofarec », que le co-emploi est pourtant traité dans le cadre de la responsabilité contractuelle, mais c’est à notre sens moins en raison d’une immixtion imposée dans le schéma des parties (ce que ne dit plus la Cour de cassation), qu’en raison du fait que les prérogatives liées à la subordination naissent du contrat de travail – ils en sont le critère essentiel – bien qu’ils s’exercent au-delà de celui-ci.

12. Il y aurait donc, dans les relations de travail, l’embaucheur (partie au contrat de travail qui créé la relation et la garantit dans le temps), l’employeur (dépositaire des prérogatives liées à la subordination juridique), le co-employeur (perturbateur de l’autonomie de l’employeur et donc de l’exécution du contrat de travail) et l’influenceur (tiers à tous points de vue à la relation de travail).

Il est vrai que ce schéma n’est toutefois pas systématiquement reproduit dans l’appréhension des situations d’emploi salarié. Le travail intérimaire, par exemple, propose une autre vision des choses puisque l’agence d’intérim, considérée comme l’employeur, devrait être normalement considérée comme l’embaucheur, tandis que la société utilisatrice devrait être considérée comme l’employeur.  Ce serait du reste plus logique qu’il en soit ainsi, notamment dans les contentieux où le salarié tente de mettre en évidence la faute inexcusable de l’employeur pour des faits qui dérivent essentiellement du comportement de la société utilisatrice dans l’usage des pouvoirs qui lui ont été délégués. Certes l’agence d’intérim reste celle qui sanctionne le salarié (et conserve donc une partie des prérogatives de la subordination), mais toujours en fonction des constats et analyses provenant de la société utilisatrice. En tout état de cause, entre ces deux représentations des relations de travail, il nous semble que celle proposée pour l’emploi intérimaire apparaît plus anormale que celle sous-tendue dans les situations de coemploi. Notre droit du travail n’en est pas à une contradiction ni à un paradoxe près.

13. Le salarié est subordonné à une « communauté de travail » et non à un individu : osons la co-gestion. Si la qualité d’employeur est essentiellement liée à l’exercice d’une puissance qui puise ses sources dans le rapport de subordination, encore faut-il clarifier la question de savoir si ce qui importe, dans ce schéma, est l’individu titulaire de cette puissance, ou la situation d’autorité dans laquelle il est placé. L’enjeu est central puisque la conception de la relation de travail, et par ricochet celle du droit du travail, sera très différente selon que l’on se trouve dans un rapport nécessairement interindividuel ou dans autre chose.

La problématique se résout néanmoins rapidement. Si l’on considère la jurisprudence relative à la modification de la situation juridique de l’employeur (article L.1224-1 du Code du travail), il apparaît que « tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise » 37. Or ce principe est identique s’agissant des engagements unilatéraux de l’employeur, qui sont eux-aussi intégralement maintenus dans les mêmes hypothèses de modification 38. En définitive, quels que soient les actes juridiques envisagés, l’individualité de l’employeur est ici totalement occultée.

Pour la jurisprudence prud’homale, ce qui est déterminant est le transfert d’une entité économique autonome, qui conserve ainsi son identité et dont l’activité est poursuivie ou reprise 39. Il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’une entreprise dans sa globalité (un établissement ou un service peut suffire). En d’autres termes, la modification du titulaire des prérogatives liées à la subordination suppose, pour que l’article L.1224-1 s’applique, qu’une communauté cohérente de travail soit transférée. La qualité d’employeur est donc intimement liée à l’existence d’une pareille communauté.

Observons simplement que l’opération de transfert ne concerne pas uniquement l’employeur, mais aussi l’embaucheur. L’entreprise ou l’association bénéficiaire de l’opération se retrouve en effet liée par l’ensemble des obligations qui fixent une garantie juridique et financière à la relation de travail. Cette modification, toutefois, ne perturbe en rien l’analyse : l’employeur est avant tout une fonction, identifiable par les prérogatives qui lui sont attachées, et dont la permanence suit celle de la communauté de travail à laquelle elle se rattache.

14. Ces quelques propos, assez théoriques il est vrai, permettent néanmoins d’entrevoir une autre approche des relations de travail en rupture avec l’idée de conflit que supposent toutes les doctrines individualistes : la fonction d’employeur est similaire à celle du chef d’orchestre qui propose une interprétation de la partition que lui donnent les détenteurs du capital de l’entreprise, qui règle le tempo et la mesure de ce qui est joué par les salariés, et qui assure l’indispensable coordination entre eux. A aucun moment il n’est dissociable de l’orchestre qu’il représente et qu’il anime. Si l’employeur incarne l’autorité dont la communauté de travail a besoin pour exister, vivre et évoluer, cette autorité fixe à chacun – dont l’employeur lui-même – des devoirs envers cette communauté, et certainement pas envers l’individu qui occupe la fonction employeur.

Dans cette optique, l’on entrevoit bien la réorientation du bénéfice du rapport de subordination. Celui-ci ne profite pas à l’individu qui occupe la fonction d’employeur – puisque cet individu, finalement, importe peu en tant que tel – mais à l’ensemble de la communauté de travail dans laquelle s’insère la fonction employeur, par nécessité. Pour le dire autrement, si le contrat de travail unit le salarié à l’embaucheur – le premier offrant le fruit de son travail à l’entreprise, le second offrant au salarié la garantie financière et juridique d’une relation de travail stable – le rapport de subordination qui naît de ce cadre, mais qui le dépasse par la suite, unit le salarié à l’ensemble de la communauté de travail, posant à l’un et à l’autre des obligations réciproques dont l’unique fonction est d’assurer des liens de solidarité entre tous les membres de cette communauté.

Cette approche n’a finalement rien de particulièrement innovant. Elle était déjà au cœur des travaux d’Hugo Sinzheimer 40 lorsqu’il décrivait, en trois phases, le processus d’évolution des relations de travail et leur rapport au droit : si, dans une première phase, ces relations opposaient deux individus considérés isolément et positionnés l’un par rapport à l’autre dans une relation inégale de pouvoir favorisant la domination unilatérale du plus fort sur le plus faible, dans une seconde phase, l’intervention de l’Etat en soutien aux coalitions organisées des ouvriers a fait basculer l’exercice du rapport de subordination dans une logique de négociation collective qui dépasse et complète le seul cadre du contrat de travail. Mais, nous annonçait Sinzheimer, une troisième phase était à entrevoir à la suite des précédentes, en raison de l’intensification des liens unissant les enjeux de relations de travail à ceux de la performance économique : le « droit de communauté », pour reprendre son expression, « considère les parties intéressées, non plus comme des groupes isolés, mais comme des membres d’un tout qui leur est superposé et qui les réunit dans une volonté unique » 41. La subordination, dans ce cadre, unit l’individu au groupe qui lui impose, par ce biais, les conditions de son impérieuse solidarité.

Sur le plan pratique, cette approche éclaire d’autres modèles de relations de travail que l’on nomme « modèles de co-gestion ». En Allemagne, par exemple, la logique est à ce point suivie que les droits des Comités d’entreprise 42 peuvent les conduire à intervenir (particulièrement dans les entreprises de plus de 2000 salariés où la cogestion est obligatoire) dans les procédures de recrutement et de licenciement, c’est-à-dire sur les processus d’entrée et de sortie de la communauté de travail. Dans le même esprit ces Comités disposent, pour certains enjeux spécifiques (horaires de travail, congés, rémunération, mouvements de personnels…), d’un véritable pouvoir de codécision avec l’employeur. Ce modèle – qui soit dit en passant, ne semble pas porter particulièrement atteinte aux performances des entreprises allemandes sur la scène économique européenne ou mondiale – démontre que s’il peut bien entendu exister des divergences de vue au sein de la communauté entre ses membres et leurs fonctions respectives, une grande partie des questions ayant trait aux conditions de travail se règlent par l’affirmation d’une position collective exprimée en dehors de la logique conventionnelle.

 

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15. A l’heure où le droit du travail est politiquement discuté, les uns dénonçant les nuisances qu’il engendre sur les performances économiques des entreprises, les autres s’offusquant de son « détricotement » systématique en faveur des logiques marchandes, il nous semble en fin de compte que nous nous trompons complètement de sujet. La question n’est pas celle du « plus ou moins » de normes sociales. Elle est encore moins celle d’une orientation plus franche en faveur des intérêts de l’employeur ou du salarié (ou des organisations syndicales). La question, nous semble-t-il, est plus fondamentale : envisageons-nous d’abandonner la logique de lutte des classes comme grille exclusive de compréhension et d’élaboration du droit du travail ?

Disons les choses sans détours : la France est prête à basculer vers un nouveau modèle de relations de travail : la cogestion. Ceci suppose néanmoins – et contrairement aux orientations de la loi « Rebsamen » – de généraliser les Comités d’entreprise à toutes les organisations marchandes employant un minimum de salariés, de réformer les élections professionnelles (abandon du monopole syndical au premier tour 43) et d’introduire dans ces instances de nouvelles compétences où employeur ET élus salariés décideront ensemble de la vie de la communauté de travail.

16. Ce débat est en tout cas lancé – dans les entreprises à défaut de l’être dans les sphères politiques et doctrinales – qui nous interpelle sur le sens du droit du travail plutôt que sur la quantité de normes qui le constitue. N’embarrassons plus le débat public avec des questions inutiles et depuis longtemps résolues. Car comme le rappelait le Pr. Supiot : « Oui, le Droit est borné, borné comme les cases des jeux que les enfants dessinent sur le sol. Pas de lignes sur le sol, pas de jeu possible : c’est anomie et la confusion, le règne du plus costaud. Mais s’il y a tant de lignes qu’elles ne laissent plus un espace où se mettre, il n’y a pas de jeu possible non plus : c’est l’hypernomie et la confusion, le règne du plus costaud. Et s’il y a juste ce qu’il faut, on peut oublier ceux qui les tracent, et jouer son va-tout dans les espaces qu’elles dessinent, on peut même tricher. A ses risques et périls. Cela s’appelle la liberté » 44.

 

 

Notes:

  1. Selon la définition posée par l’arrêt « Société Générale » (Cass. Soc., 13 nov. 1996, n°94-13.187) ; v. aussi Cass. Soc., 28 avr. 2011, n°10-15.573.
  2. Supiot (A.), Critique du droit du travail, Paris, 1994, PUF, coll. « Quadrige », 3e éd. (2015), p.110.
  3. A ce propos, l’art. L.1121-1 C. trav. dispose que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché».
  4. Par exemple, l’identification d’un contrat de travail au travers l’existence d’un rapport de subordination, lequel se déduit du constat factuel de l’exercice par l’employeur des pouvoirs de commandement, de contrôle et de sanction.
  5. Castel (R.), « Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat », Fayard, Paris, 1995.
  6. La conclusion d’accords d’entreprises réglementant le travail du dimanche depuis l’entrée en vigueur de la loi « Macron » d’août 2015, est illustration de ce pragmatisme (les plus emblématiques étant ceux conclus au sein des Galeries Lafayette, du BHV, de la FNAC ou du Printemps…).
  7. La RSE désigne l’action volontaire du décideur économique d’aller au-delà de la loi, du règlement ou du contrat dans la satisfaction de besoins couvrant différents enjeux (libertés individuelles et collectives, conditions de travail, environnement, culture et éducation…). Pour une étude d’ensemble du concept, v. « La RSE saisie par le droit. Perspectives interne et internationale », ss. dir. De K. Martin-Chenut & R. de Quenaudon, Paris, 2016, éd. A Pedone.
  8. L’accord atypique est en effet assimilé à un engagement unilatéral de l’employeur : Cass. soc., 15 juill. 1998, n° 96-41.118.
  9. V. par ex. J. Delga, « De l’éthique d’entreprise et de son cynisme », D., 2004, n043, pp. 3126-3131 ; X. Dieux & F. Vincke, « La Responsabilité sociale des entreprises : leurre ou promesse ? », RDAI/IBLJ, 2005, n°1, pp.13-34 ; F. Meyer, « La responsabilité sociale de l’entreprise : un concept juridique ? », DO, mai 2005, p.187.
  10. L’article 2 de la loi révise en effet l’articulation entre accords de branche et accords d’entreprise et donne le primat à l’accord d’entreprise sur l’accord de branche, pour tout ce qui concerne la durée du travail (nombre maximum d’heures travaillées, heures supplémentaires, congés payés, temps de repos…).
  11. Fabre-Magnan (M.), « Le contrat de travail défini par son objet », in « Le travail en perspectives» (ss. dir. A. Supiot), Paris, LGDJ, 1998, pp.101 à 124., cité p.119.
  12. Sur cette idée d’indépendance, il convient de préciser que celle-ci doit être totale pour exclure la notion de subordination. Ainsi, s’agissant des médecins par exemple (mais d’autres professions peuvent être concernées), il apparait clairement que ceux-ci disposent d’une réelle indépendance dans l’exercice de leur art, ne serait-ce que pour des raisons déontologiques et de compétences techniques. Pour autant, la jurisprudence admet qu’ils puissent être en situation de subordination juridique vis-à-vis d’un employeur lorsque celui-ci les soumet à une discipline collective donnée – horaires, lieu de travail, moyens… – ou, pour le dire d’une façon plus générale, lorsqu’ils sont intégrés dans un « service organisé » (Cass. Civ., 26 juil. 1938 : DH 1938, 289 ; Cass. Soc., 31 mai 1965, n°64-40.174 et 64-40.175 ; Cass. Soc., 29 mars 1994, 90-40.832 – v. aussi, s’agissant d’un médecin ayant au surplus une activité libérale : Cass. Soc., 31 mai 1967 : Bull. soc., 436). Il est à noter néanmoins que la caractérisation d’un « service organisée » est aujourd’hui considérée, par la jurisprudence, comme un simple indice de subordination juridique, non suffisant (Cass. Soc., 1er déc. 2005, 05-43.031 : JCP, S, n°1115, note C. Puigelier ; Cass. Soc., 19 janv. 2012, n°10-23.653).
  13. Cass. Civ., 6 juil. 1931, « Préfet de la Haute-Garonne c. Bardou » : DP, 1931.1.131, note P. Pic ; selon cet arrêt, « la condition juridique d’un travailleur à l’égard de la personne pour laquelle il travaille ne saurait être déterminée par la faiblesse ou la dépendance économique dudit travailleur et ne peut résulter que du contrat conclu entre les parties ».
  14. Sur les rapports entre subordination juridique et dépendance économique, voir l’article de E. Dockès, « Notion de contrat de travail », Dr. soc., no 5, mai 2011, p. 546-557 ; v. également P. Cuche, « Du rapport de dépendance, élément constitutif du contrat de travail », Revue critique de législation et de jurisprudence, 1913, p. 412-427.
  15. V. ntm. C. Atias, « De la difficulté contemporaine à penser le droit. Leçons de philosophie du droit », Aix, 2016, PUAM ; M.-A. Frison-Roche, « Volonté et obligation », in « L’obligation », Archives de philosophie du droit, t.44, Sirey, 2000, pp.129-151.
  16. V. ntm « La volonté du salarié », (ss. dir. de T. Sachs), Paris, 2012, Ed. Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », et particulièrement les contributions d’A. Lyon-Caen (« Liberté et volonté »), de P. Adam (« La volonté du salarié et l’individualisation des rapports juridiques de travail »), d’A. Jeammaud (« Consentir »), de P. Lokiec (« Refuser »), de J. Mouly (« Renoncer ») ou encore de F. Géa (« Rompre »).
  17. MacNiel (I.), « Contracts : Adjustments of Long-Term Economic Relations under Classical, Neoclassical and Relational Law », Northwestern University Law Review, 1978, vol. 72, p.854 ; v. aussi la très complète étude d’A. Barège, “L’éthique et le rapport de travail », Paris, 2008, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit social », t.47.
  18. A. Barège, op.cit., p. 369.
  19. « Tant que l’on n’a vu dans le droit objectif que la protection du sujet de volonté qu’est chaque individu humain, l’acte juridique était essentiellement l’acte de volonté interne du sujet de droit (…). Mais du moment où l’on admet que la situation de droit n’a de valeur et ne mérite protection que lorsqu’elle correspond à un but social, que toute situation de droit n’a de force que dans la mesure où elle a un fondement social, elle ne peut naître que d’un acte qui a lui-même le caractère social ; elle ne peut donc résulter que d’un acte de volonté externe, parce que tant que la volonté ne s’est pas manifestée à l’extérieur, elle est d’ordre purement individuel ; elle ne devient un acte social que par sa manifestation » : L. Duguit, « Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon », Paris, 1913, Librairie Armand Colin.
  20. Le cas du « manuel pratique des questions du personnel » d’EDF a, par exemple, donné lieu à plusieurs décisions où les juges, semble-t-il, se sont fondés sur des détails de pure forme, caractérisant l’ensemble du manuel, pour considérer que l’employeur n’avait jamais quitté la sphère du commentaire. Conçu pour faciliter la compréhension et l’application des textes applicables à la gestion du personnel de l’entreprise, ce document reproduisait à la fois des explications et des instructions données par la direction du personnel dans des cas particuliers qui lui avaient été précédemment soumis. Or dans des litiges où les salariés contestaient les conditions dans lesquelles l’entreprise avait mis un terme à leur activité, il apparaissait que certaines mentions de ce manuel n’avaient pas été respectées par l’employeur, au détriment des demandeurs. Plus encore, dans certaines espèces, la direction du personnel avait même publié des documents postérieurs qui reprenaient les termes de ces mentions, ce qui pouvait laisser supposer l’existence d’un engagement unilatéral de volonté. Pourtant, la jurisprudence fut unanime pour considérer qu’il s’agissait en fin de compte que de simples commentaires, sans portée normative. Les raisons, à défaut d’être explicitées dans les arrêts, peuvent néanmoins être trouvées dans la reproduction des moyens exposés par l’employeur au soutien de l’un de ses pourvois : tout d’abord il apparaissait que ledit manuel distinguait formellement, par l’utilisation d’italiques, ce qui relevait du corpus réglementaire explicitement applicable dans l’entreprise (statut, circulaires, notes d’instruction) du reste des mentions ; ensuite la présence d’un avertissement figurant en-tête du document et qui indiquait la nécessité d’appréhender prudemment la portée des mentions contenues. (Cass. Soc., 19 mars 2008, 06-44.509 ; 21 octobre 2009, 08.41.907 ; v. aussi CA Grenoble, 2 juillet 2007, 05/387).
  21. Ainsi le relevé de conclusions établi à l’issue d’un « processus d’échange » entre l’employeur et plusieurs parties prenantes (internes et externes), et qui se borne à mettre en forme de simples objectifs, ne permet pas au juge d’en déduire l’existence d’engagements unilatéraux (Cass. Soc., 14 mars 2006, 04-44.750 ; 14 février 2007, 05-42.505). A l’inverse, la jurisprudence admet une telle déduction à partir d’un simple compte-rendu de réunion des délégués du personnel (Cass. Soc., 28 février 1996, 92-45.334), d’un procès-verbal de comité d’entreprise (Cass. Soc., 12 juin 2001, 01-41.944 ; 29 septembre 2004 ; 02-41.845), voir même d’un ensemble de discussions informelles avec les représentants du personnel (Cass. Soc., 27 mars 1996, 92-41.584 : en l’espèce, il s’agissait d’un accord entre l’employeur et les délégués du personnel, intervenu en présence d’un représentant de l’administration sociale, mais qui n’avait finalement pas été signé par l’employeur. V. également Cass. Soc., 16 février 2011, 09-41.401 concernant de simples déclarations de l’employeur, faites en connaissance de cause, sans réserve ni conditions, devant le comité d’entreprise) : la nature particulière de ces institutions, ainsi que les finalités du dialogue qui s’opère avec elle, toutes orientées vers la cogestion des conditions de travail, confèrent aux énoncés qui en découlent une cohérence d’ensemble compatible avec la production d’effets de droit.
  22. Dans un arrêt assez emblématique, la Cour de cassation a pu considérer qu’un « manuel des règles de conduite de l’entreprise » qui affirmait « l’égalité des chances pour tous » en matière de formation professionnelle, n’impliquait pas pour autant que l’employeur s’engageait unilatéralement à prendre en charge les frais d’hébergement et de déplacement exposés dans le cadre d’un congé individuel de formation. Pour la Haute juridiction, l’engagement de non-discrimination contenu dans le manuel ne s’étendait pas nécessairement aux conditions d’exécution des formations, d’autant que – comme l’indiquait le moyen du pourvoi – ledit manuel explicitait son énoncé comme la garantie de « possibilités de formation offertes aux employés pour les préparer à des emplois, aux responsabilités et qualifications plus élevées » (Cass. Soc., 14 janvier 2003, 00-43.879).
  23. Sur cette notion et ses rapports au droit, v. ntm P. Lokiec, « Contrat et pouvoir », Paris, 2004, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé » ; v. également P. Dockès, « Pouvoir, autorité et convention d’obéissance », Jour. World-systems research, 2000, vol. VI-3, pp.920-945 ; E. Gaillard, « Le pouvoir en droit privé », Paris, 1985, Economica, coll. « droit civil ».
  24. Atias (C.), op.cit.
  25. Adage emblématique de ce courant de pensée : « L’Homme naît débiteur de l’association humaine » (L. Bourgeois, « Solidarité », Paris, 1908, Armand Colin).
  26. L’on peut se demander si ce micro-collectif dispose ou non d’une personnalité morale distincte de celle de l’entreprise. Cette construction n’est en rien surprenante en soi : rappelons que le législateur et la jurisprudence reconnaissent, par exemple, la personnalité juridique civile et morale au C.H.S.C.T. (Cass. Soc., 17 avr. 1991, n°-89-17.993, 89-43.767 et 89-43.770 ; Cass. Soc., 2 déc. 2009, 08-18.409 ; Cass. Soc., 21 nov. 2012, 10-27.452), au C.E. (art. L.2325-1, C. trav), de sortes qu’au sein même de l’entreprise, naissent des personnalités morales distinctes dont l’existence dépend, au préalable, de l’existence de celle de l’entreprise. Ceci fait indiscutablement écho aux propos du Pr. Pierre Coulombel selon lequel « la personnalité morale, en définitive, ne se constate pas, elle s’affirme » (« Le particularisme de la condition juridique des personnes morales de droit privé », thèse, Nancy, 1950, p.41).
  27. Duguit (L.), « Les transformations du droit public », Paris, Librairie Armand Colin, 1913 : introduction : « L’Etat n’est plus une puissance souveraine qui commande ; il est un groupe d’individus détenant une force qu’ils doivent employer à créer et à gérer les services publics. ».
  28. A rapprocher de la jurisprudence de la Cour de cassation qui affirme qu’en l’absence de preuve qu’une société filiale de recrutement exerce sur le personnel un pouvoir réel de direction, elle ne peut se voir qualifiée d’employeur (Cass. Soc., 26 oct. 1999, 97-43.142) : il y a bien là rattachement de la qualité d’employeur aux pouvoirs liés à la subordination, et donc à une fonction spécifique. En revanche, cette filiale a bien exercé une partie de la fonction d’embaucheur en recrutant un salarié pour le compte d’une autre société du groupe. V. également : Cass. Soc., 15 juin 1999, 97-41.375 où une société s’est vue condamnée à payer le salaire d’un employé en dépit du fait que le chef d’entreprise n’avait pas, personnellement, négocié et signé le contrat, ceci ayant été fait par une autre personne de l’entreprise qui avait l’ « apparence de l’employeur ». Si l’on n’est pas convaincu par la pertinence de ce terme – il faudrait plutôt parler d’ « apparence de l’embaucheur » – l’on voit bien, ici, que c’est la personne morale qui est concernée par cette fonction.
  29. Cass. Soc., 1er juin 2004, 01-47.165, inédit.
  30. Cass. Soc., 18 janv. 2011, 09-69.199 ; v. aussi Cass. Soc., 28 sept. 2011, 10-12.278, « Recylex (Métaleurop) ; Cass. Soc., 3 mai 2012, 10.27.461, inédit.
  31. En l’espèce, la Cour d’appel (dont la décision a été confirmée par la Cour de cassation) avait relevé que la société holding détenait la quasi-totalité du capital de sa filiale, absorbait 80% de sa production, en fixait les prix et avait imposé à celle-ci le transfert d’une partie importante de ses salariés vers une autre entité du groupe. Elle avait par ailleurs relevé que sur la base de dirigeants communs, la société holding avait déterminé la stratégie de la filiale et avait pris la maîtrise de la procédure de licenciement.
  32. Cass. Soc., 2 juil. 2014, 13-15.208, « Molex ».
  33. A ce propos, les récentes décisions « Continental » (rejet du coemploi) et « 3 Suisses » (admission du coemploi) – Cass. Soc., 6 juillet 2016 – clarifient davantage encore les lignes en citant les éléments suivants comme constitutifs d’une situation de coemploi : le transfert des équipes informatiques, comptables et RH, la perte de toute autonomie décisionnelle dans plusieurs domaines, ou encore la prise en charge de tous les problèmes de nature contractuelle, administrative, juridique et financière rencontrés par la filiale. Ces arrêts fournissent la substance à une belle réflexion sur la notion de « business unit » qui sert, souvent, à organiser l’immixtion sociale au-delà des frontières sociétaires.
  34. Des arrêts du 6 juin 2016 précités, s’amorce une réflexion visant la situation de plus en plus fréquente de l’exercice d’un mandat social dans la société « dominée », par une personne physique qui est salariée de la société « dominante ».
  35. C’est, du reste, tout à fait le sens de la consultation sur les orientations stratégiques de l’entreprise mise en place récemment par la loi du 14 juin 2013.
  36. Cass. Soc., 8 juil. 2014, 13.15.573 et 13.15.470, « Sofarec ».
  37. Ceci est une originalité du droit du travail. Dans la logique civiliste classique, observons qu’une telle opération de modification impliquerait à la fois une transmission de créance (celle détenue par l’« employeur » sur le « salarié ») et une transmission de dette (celle détenue par le « salarié » sur l’« employeur »). Dans le premier cas, et hormis certaines créances spécifiques qui demeurent incessibles[1], il faudrait alors conclure une convention de « cession de créance » dont on sait qu’elle ne nécessite pas le consentement du débiteur cédé (art. 1689, C. Civ.), mais seulement son information par voie de signification (art. 1690, C. Civ.). Dans le second cas, en revanche, le consentement du créancier est indispensable si bien qu’en dehors des quelques cas particuliers prévus par la loi, l’opération de transfert se réalise soit par novation, soit par délégation. Or ces logiques procédurales sont explicitement écartées en droit du travail.
  38. Cass. Soc., 17 mars 1998, 95-42.100 ; 6 juin 2000, 98-40.289 ; 12 mars 2008, 06-45.147. Il est à noter toutefois que le nouvel employeur n’est tenu d’appliquer l’engagement unilatéral transmis qu’à l’égard des salariés dont le contrat de travail était en cours au jour du transfert (Cass. Soc., 7 décembre 2005, 04-44.594).
  39. V. Cass. Ass. Plén., 16 mars 1990 : D., 1990, 305, note A. Lyon-Caen ; Dr. Soc., 1990, 411, note G. Couturier et X. Pretot.
  40. V. ntm. H. Sinzheimer, « La théorie des sources du droit et le droit ouvrier », Annuaire de l’Institut international de philosophie du droit et de sociologie juridique, Rec. Sirey, 1934.
  41. Sinzheimer (H.), op.cit., p.74.
  42. Les « Betriebsrat » qui peuvent être créés dans toute entreprise de plus de 5 salariés).
  43. Cet abandon n’est toutefois pas sans risque, et notamment au regard de l’exigence d’indépendance des représentants des salariés vis-à-vis de l’employeur.
  44. Supiot (A.), op. cit.

La protection des données personnelles face aux algorithmes prédictifs

L’adoption récente du règlement (UE) 2016/679 mais aussi de la loi pour une République numérique, sont venus renforcer – et élargir – le périmètre de protection des données personnelles. Mais l’avènement de nouveaux outils algorithmiques prédictifs, en permettant un traitement inédit des traces numériques produites par les individus, soulève de nouveaux risques en termes de traçabilité du traitement des données mais aussi de discrimination et d’influence sur les personnes. L’application de tels outils décisionnels automatisés conduit ainsi à remettre en question les modalités d’application des dispositions légales et contribue à bouleverser la définition même de donnée personnelle.

Jean-Marc Deltorn 1, Laboratoire de recherche (EA 4375) du Centre d’études internationales de la propriété intellectuelle, Université de Strasbourg

 

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La récente adoption au niveau européen du Règlement européen sur la protection des données personnelles 2 et, au niveau national, la promulgation de loi pour une République numérique 3, ont consacré l’importance d’un contrôle accru sur les procédés de traitement automatique mis en œuvre pour capter, manipuler et utiliser les données à caractère personnel. La protection de ces données bien particulières, droit fondamental inscrit aux articles 16 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, s’avère de fait nécessaire, sinon urgente, face à l’évolution des modes d’interaction des individus avec les outils numériques connectés. Or, au cœur de ce changement, de nouvelles formes de procédés décisionnels automatisés permettent depuis peu un traitement inédit des données de masse, données brutes, hétérogènes, dynamiques, caractéristiques des Big Data. Bien que le Big Data ne se réduise pas au seules données personnelles 4, et que l’immense majorité des traces produites par les individus, directement (que ce soit un « clic » sur un lien internet, un « like » sur un réseau social) ou indirectement (sous forme de métadonnées) ne constituent pas, individuellement, des signaux identifiants, force est de constater que les capacités de corrélation des procédés d’analyse statistique font dès à présent entrer dans l’espace des données personnelles un ensemble de données fragmentées, en apparence anodines, qui en étaient jusqu’alors exclues.

Ces nouveaux objets algorithmiques posent ainsi des problèmes d’interprétation et d’application des dispositions légales en vue de la protection des données à caractère personnel. Capables de détecter les plus ténues des corrélations dans les données produites par les utilisateurs des réseaux, ils contribuent à bouleverser la définition même de donnée personnelle, que ce soit en terme d’information susceptible d’identifier un individu, ou bien qu’il s’agisse de reconnaître certains caractères jugés sensibles, tels que l’origine ethnique, les opinions politiques ou religieuses ou encore les données concernant la santé de ces personnes. Les transformations successives des données brutes en données signifiantes, au sein de modèles statistiques opaques, rendent largement inopérantes les dispositions relatives au devoir d’explication du processus de traitement et à la traçabilité des données.

Après avoir décrit les caractéristiques propres aux algorithmes d’apprentissage, moteur du traitement des données de masse, nous montrerons en quoi l’extension du domaine d’interprétation de la notion de donnée personnelle qu’ils imposent force à repenser l’équilibre entre protection des droits fondamentaux et libre circulation des données (I). Nous soulignerons ensuite l’impact des modèles prédictifs sur les modalités d’application du droit positif et des nouvelles dispositions du règlement 2016/679 et de la loi pour une République numérique, à la fois en termes de biais statistique et d’absence d’interprétabilité (II).

 

I. De la trace à la donnée personnelle au filtre de l’algorithme

La production de données de masse n’aurait que peu d’impact sur les individus si elle ne s’accompagnait d’un processus de traduction en une information interprétable, susceptible d’alimenter les processus de décisions. Les outils d’analyse statistique forment le principe actif de cette opération de transcription des données brute en signes utilisables, avec en première ligne aujourd’hui, le recours aux algorithmes d’apprentissage (1). Le pouvoir d’analyse de ces nouveaux procédés permet en effet, en transcrivant les traces numériques sans valeur individuelle, par croisements et corrélations, de produire des profils de plus en plus précis, et de faire entrer, in fine, ces traces dans le régime des données à caractère personnel (2).

 

1. Le recours aux méthodes statistiques d’analyse des données de masse

 

La nature inédite, tant sur le plan quantitatif que qualitatif, des signaux émis par les individus le long de leurs activités numériques, sur la toile, au travers de leurs communications électroniques ou par l’intermédiaire d’objets connectés, pose de nouvelles contraintes quant aux modalités de leur traitement (a). Analyser et interpréter cette masse de données requiert ainsi l’utilisation d’outils algorithmiques bien particuliers, capables d’un degré d’autonomie remarquable, dont les procédés d’apprentissage statistique forment aujourd’hui la figure de proue (b).

 

1. Les défis du traitement des données de masse

 

L’exploitation de la masse de données numériques produites par les utilisateurs est considérée aujourd’hui comme une opportunité en termes d’innovation économique et stratégique, une forme inédite de création de valeur. « [N]ouvel or noir de l’internet et nouvelle monnaie du monde digital » 5, ces données personnelles représentent en effet la matière première à partir de laquelle il est possible d’analyser, de classer les activités, de suivre les comportements et de prédire les centres d’intérêt d’utilisateurs largement dépendants d’un réseau numérique de plus en plus dense et omniprésent. Les informations qui en sont extraites permettent ainsi de délivrer, en temps réel, des offres de plus en plus personnalisées 6, d’augmenter l’efficacité des entreprises 7 et des services publics 8. Des opérations si rapides et transparentes qu’elles échappent largement au filtre critique des utilisateurs, peu conscients de la valeur ajoutée de ces traces égrenées au fil de leur trajet numérique, ni de l’étendue de leur utilisation.

Quelles sont alors ces « traces » ? Leur contenu est des plus hétérogènes (de labels identifiants aux métadonnées les moins signifiantes) 9, elles sont issues de tout type de plateformes (fixes et mobiles, de l’internet des objets) et forment un flot en apparence intarissable dont la collecte, quasi-systématique, est catalysée par un accroissement des capacités de stockage et de traitement de l’information. Une fois stockées, mémorisées, l’exploitation d’une telle masse de donnée « brutes », en apparence incohérentes et individuellement anodines, aux fins de représenter des comportements humains complexes et changeants, sans connaître a priori les règles qui les régissent, requiert la mise en œuvre de procédés de traitements automatisés élaborés.

 

2. Le recours aux algorithmes d’apprentissage

 

Soumises à des contraintes inédites de volume, de variété et de vitesse, ces méthodes ne reposent plus aujourd’hui sur la prescription de relations issues d’une observation attentive, de l’analyse d’experts dont l’expérience serait finalement capturée sous forme de règles pour être automatisée. Elles sont le fait de familles d’algorithmes qui tirent des données elles-mêmes les modèles permettant de représenter l’objet étudié. Capables de passer de la trace à l’information, en réduisant le recours à une intermédiation humaine supposée faillible et inapte à traiter les données de masse, ces algorithmes, dits « d’apprentissage automatique », sont à présent le principal instrument d’interprétation des données à grande échelle. Leur développement récent, fulgurant, s’est fait sous l’impulsion conjointe de nouvelles approches algorithmiques 10, de l’augmentation des capacités de calcul, notamment distribué et, surtout, de l’accès à de vastes bases de données à partir desquelles ils sont susceptibles d’apprendre 11. Leur particularité est en effet de contourner l’exigence de modèles prédéfinis en construisant, par induction, lors d’une phase d’entrainement, au moyen d’exemples donc, une représentation interne du problème à résoudre. Les capacités de ces algorithmes permettent en effet d’identifier des corrélations auparavant insoupçonnées, mais pourtant déjà statistiquement présentes dans les données qui lui sont proposées. Apprendre à reconnaître un piéton dans une image reviendra alors, non pas à définir manuellement un archétype du piéton en termes interprétables par la machine, mais à proposer à l’algorithme d’apprentissage des exemples d’images en lui indiquant à chaque instance si, oui ou non, elles contiennent bien un piéton.

De ce croisement de données brutes, hétérogènes, individuellement « a-signifiantes » 12, l’automate compare, extrait des patrons, déduit des règles. À force d’itérations, cas après cas, par confrontation systématique entre les prédictions issues de l’algorithme et les catégories attendues 13, et par correction des paramètres constitutifs de son modèle, l’algorithme d’apprentissage aboutit, une fois l’entrainement achevé, à une représentation interne du problème et de sa solution : un modèle final (permettant, par exemple, de déduire la présence d’un piéton dans une image) appris des données, de manière empirique, dont la règle émergente n’est pas, directement, en tant que telle, le fait de l’homme 14. Lors de son utilisation ultérieure, soumis à des données inconnues, le modèle sera alors capable d’assigner une catégorie (p. ex. : « piéton ») ou une grandeur réelle (p. ex. : « la probabilité de présence d’un piéton ») aux données initiales et de fournir un résultat en accord avec les distributions statistiques apprises des exemples lors de l’apprentissage.

Le succès sans précédent de ces méthodes, dans les domaines les plus variés, de la vision par ordinateur à la reconnaissance de la parole, de l’analyse statistique du langage à l’interprétation de données comportementales ou médicales, leur alloue un rôle central dès lors que des exemples sont disponibles en quantité suffisante pour leur permettre un apprentissage satisfaisant. L’accès à de vastes réserves de données a donc contribué à une explosion d’applications pratiques, encore favorisées par l’ouverture de plateformes open-source et de services distribués 15. C’est donc tout naturellement que l’efficacité de ces algorithmes a été mise à profit pour extraire une information utile à partir des signaux bruts les plus élémentaires produits par les utilisateurs au fil de leurs pérégrinations sur la toile ou, simplement, de leur activité quotidienne via les objets connectés. De fait, les algorithmes d’apprentissage automatique constituent à présent le fer de lance de l’analyse prédictive appliquée aux données de masse.

 

2. Les données d’utilisateurs au filtre de l’algorithme

 

Toute donnée ne saurait être qualifiée de « personnelle ». L’article 2 de la loi du 6 janvier 1978, dite « informatique et liberté » 16, fondement actuel du droit positif relatif à la protection des données personnelles, les définit comme « toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement, par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments qui lui sont propres ». De même, dans une formulation proche, pour l’article 4 §1 du Règlement (UE) 2016/679 (ci-après, le « Règlement » qui entrera en application le 25 mai 2018), il s’agira de « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable ». Seul le traitement de ces données, c’est à dire « toute opération ou tout ensemble d’opérations portant sur de telles données, quel que soit le procédé utilisé » (article 2 de la loi du 6 janvier 1978) est soumis aux impératifs de contrôle juridique 17. En outre certaines données, particulièrement sensibles, font l’objet d’un régime plus strict encore : elles sont définies aux articles 8 de la loi du 6 janvier 1978 et 9 §1 du Règlement et leur utilisation interdites à l’exception du consentement exprès des personnes concernées ou si justifiée par un intérêt public. Or, alors même que l’immense majorité des données produites par les individus apparait inoffensive, insignifiante, et ne semblerait pas justifier a priori une intégration dans le régime de la donnée personnelle, force est de constater que les algorithmes d’inférence permettent aujourd’hui d’extraire des caractéristiques individuelles de ces traces anonymes (a) qui peuvent servir à leur tour à identifier et contrôler les individus (b).

 

1. De la trace au trait, du trait à la personne

 

Comment un « clic » pourrait-il dire qui je suis ? La transformation de la trace en caractéristique individuelle s’opère au travers de multiples croisements d’informations. Premier croisement, par collecte et utilisation d’un ensemble de données élémentaires produites par un individu (si la visite d’un seul site internet, l’achat d’un seul objet, dira peu d’une personne, par contre l’historique de navigation ou des achats sera bien plus révélateur ; de même, un seul lieu visité ne permettra qu’un faible niveau d’identification à la différence de l’ensemble des trajets individuels 18). Second croisement, par agrégation de traces hétérogènes : chaque fragment est en effet potentiellement porteur d’une parcelle d’information différente et complémentaire. Un site visité, le texte d’un commentaire qu’on y a laissé, une vidéo interrompue après quelques secondes ou vue dans son intégralité, le trajet de la souris sur la page, participeront à construire une image globale, même si kaléidoscopique, de l’utilisateur 19. L’intégration de ces diverses caractéristiques contribue ainsi à faire émerger des profils plus riches, des définitions plus précises, que ceux dérivés d’un seul type de données 20. C’est une des forces des algorithmes d’apprentissage, et une raison de leur essor, que de pouvoir dénouer l’écheveau de cet ensemble hétéroclite pour identifier en son sein des structures stables, des corrélations insoupçonnées. De ces traces brutes surgit donc l’empreinte qui permettra d’associer, troisième croisement, par recoupement avec la signature caractéristique d’un type de comportement préalablement appris, les fragments à une catégorie d’individus, voire à un individu unique.

Des expériences récentes ont tenté d’évaluer l’étendue des interprétations possibles de ces traces supposément anodines. Les préférences dans les réseaux sociaux (manifestées en particulier, par les « likes » accessibles publiquement dans les pages Facebook) permettent ainsi, à elles seules, non seulement de remonter au sexe (homme ou femme) des individus avec un taux de succès dépassant les 90%, mais aussi à leur orientation politique (85%), sexuelle (83% environ), religieuse (82%) ou encore à leur origine ethnique (95%), soit à des niveaux de précision dépassant ceux obtenus par les humains 21. Ces résultats ont été corroborés par une analyse automatique des informations laissées sur d’autres plateformes, notamment Youtube 22 et Twitter 23 permettant d’identifier, là encore avec une précision remarquable, les préférences politiques des utilisateurs. Les informations récoltées sur un individu donné sont alors propagées par le biais de son réseau de connections (soit directement, par l’intermédiaire de ses relations sur un réseau social, de ses contacts e-mails, etc., soit indirectement, via les similarités entre attributs ou entre individus) et viennent enrichir à leur tour la description d’autres individus 24.

Des traits de personnalité, des données sensibles au sens de l’article 8 de la loi du 6 janvier 1978 et de l’article 9 §1 du Règlement, sont ainsi obtenus sur des utilisateurs sans qu’ils ne manifestent à aucun moment la volonté d’en révéler la teneur. Outre les orientations politiques, religieuses et ethniques, les données de santé sont, dans ce registre, particulièrement convoitées 25. Là encore, l’apparente innocuité d’une utilisation usuelle des applications numériques et l’absence de prise de conscience du contenu dérivable de ces traces, en autorise une exploitation subreptice. L’historique de navigation, aisément accessible aux tiers lors de la visite de sites internet, est ainsi particulièrement révélateur des préoccupations de santé d’un individu 26. De même, les métadonnées, souvent écartées du régime des données à caractère personnel, seront autant d’indices qui participeront à établir un profil de santé de l’individu 27. Aux États-Unis, la chaine de magasins Target, inféra ainsi correctement, grâce à l’analyse automatique de ses achats, qu’une adolescente du Minnesota était enceinte : la conjonction de suppléments minéraux, d’huiles hydratantes, entre autres critères, avait suffi à faire entrer la cliente dans la catégorie des femmes enceintes. Target lui fit alors parvenir des publicités pour des produits pour nourrissons, à la surprise des parents de la jeune fille qui n’étaient pas encore au courant 28. À ces données de navigation ou de consommation s’ajoutent de plus en plus de signaux reçus à partir d’objets connectés (p.ex. de mesure de l’activité physique) qui contribuent encore à la construction d’un profil de santé général. Le cabinet de consultants Deloitte reconnaît ainsi utiliser « thousands of non-traditional third-party data sources, such as consumer buying history to predict a life insurance applicant’s health status with an accuracy comparable to a medical exam » 29, soulignant si nécessaire, la réalité du risque d’utilisation d’un substitut (virtuel) de notre état de santé réel 30.

Mais, pourrait-on objecter, ce ne sont là que des profils agrégés, qui concernent des classes d’individus, et non des individus identifiables. Or, même lorsque ces informations identifiantes ne sont pas immédiatement disponibles, la superposition de facettes de personnalité, permet d’y accéder. Il suffit en effet d’intersecter un nombre suffisant de catégories auxquelles un individu est supposé appartenir, de profils plus ou moins précis, pour qu’émerge un sous-ensemble plus étroit, jusqu’à finalement pouvoir sélectionner une seule et unique personne, par accrétion de traits de personnalité qui finalement l’identifient en propre. Le contrôle de la granularité de ces profils composites permet ainsi de passer de la trace anonyme au trait de personnalité, puis du trait à la personne 31.

 

2. De la trace à la prédiction, de la prédiction au contrôle

 

Si une composante centrale du traitement automatisé des données d’utilisateur repose sur la création de profils, la finalité de leur utilisation s’étend bien au-delà. Les applications de traitement automatique vont en effet tirer parti du profilage pour recommander des produits ou des services 32, proposer des messages publicitaires ciblés 33, ou offrir un contenu adapté aux préférences supposées des utilisateurs 34. Le traitement des données à caractère personnel est ainsi un moyen d’adapter la construction de contenu aux individus, soit en se conformant aux préférences de profils auxquels ils se rapprochent, soit en anticipant leurs préférences par une analyse comportementale 35. Or, l’utilisation de données personnelles pour infléchir les comportements individuels n’est pas l’apanage du seul marketing comportemental 36. On en trouve des applications dans la promotion de meilleures habitudes de santé 37, d’incitation à la diminution de consommation d’énergie 38. Au-delà encore, la possibilité d’une manipulation comportementale à partir de la connaissance de profils d’individus a été démontrée 39. La réception par des individus de messages publicitaires au contenu proche, mais différents, de leur identité initiale, modifie progressivement la perception qu’ils ont d’eux-mêmes. Ce changement d’identité, mesuré après exposition aux messages, se traduit par un ajustement durable de leur comportement (manifesté entre autre par les achats, l’adhésion à des services) en ligne avec la catégorie induite. Or ces effets ne s’appliquent que lorsque le message est suffisamment similaire au profil initial des destinataires. Il est ainsi possible à partir de l’estimation d’un profil individuel précis d’induire de manière contrôlée un changement de comportement par la simple proposition de contenus.

L’efficacité de ce type de ciblage comportemental souligne à la fois le pouvoir des détenteurs des profils de personnalités, capables à travers eux d’une véritable « manipulation algorithmique » 40, mais aussi la nécessité d’un contrôle strict de la finalité de l’utilisation des données, susceptible, ici, d’atteindre à l’élaboration d’une opinion, à la construction d’une identité. L’encadrement du filtrage personnalisé des informations, autant que la prise de décision assistée sur la base de profils de personnalité, constitue donc un enjeu majeur pour le maintien d’une société plurale et le respect de la liberté d’opinion.

 

3. Les limites à l’impartialité : des biais statistiques aux hypothèses du modèle

 

La quantification des comportements humains par l’intermédiaire d’outils de prédiction algorithmique pourrait donner l’illusion d’une métrique objective. Le fait que la décision émerge d’un objet mathématique, comme la construction d’un modèle par un processus d’apprentissage indépendant d’une intervention humaine (dans la définition de sa représentation interne, tout du moins), participent à une impression de neutralité du processus de décision automatique. Là où une analyse statistique humaine serait, du simple fait de sa subjectivité, sujette à un regard critique, l’algorithme est paré d’une « rationalité algorithmique » 41 qui tend à accorder un caractère de certitude positive aux résultats qui en découlent. Or l’application pratique de ces procédés, loin d’une impartialité mécanique, reflète autant les choix des responsables du traitement que les contraintes imposées par les données dont elles dépendent. Ni dénués d’arbitraire ni exempts de malfaçons, ces procédés reflètent la nature des échantillons sur lesquels ils sont construits et les hypothèses sur leur distribution statistique (a), mais sont aussi contraints par l’utilisation de variables de substitution (b).

 

1. La reproduction (algorithmique) des préjugés

 

Les propriétés des modèles issus d’un apprentissage automatique dérivent directement des caractéristiques présentes dans les exemples utilisés lors de la phase d’entrainement. La mise en œuvre de cet apprentissage est soumise à un ensemble de choix exogènes à l’algorithme et dont la responsabilité incombe directement aux individus en charge de l’apprentissage automatique. Cette « injection de subjectivité » dans le procédé de décision se manifeste notamment par la sélection d’hypothèses statistiques. Il est ainsi commun de supposer que l’échantillon d’entrainement et les données sur lesquelles seront ensuite appliquées le modèle forment deux distributions indépendantes et identiquement distribuées. C’est à dire, d’une part, que les caractéristiques de ces deux ensembles sont régis par les mêmes modes de fonctionnement et que, d’autre part, ils représentent toutes deux équitablement une même distribution parente. Si ces deux conditions sont remplies on peut s’attendre raisonnablement à ce que le modèle transfère convenablement les propriétés déduites lors de l’entrainement aux décisions futures. Or l’une et l’autre de ces hypothèses ne résistent pas, dans bien des cas, à l’analyse critique des modes d’application des algorithmes prédictifs.

La stationnarité du phénomène décrit par la distribution d’entrainement n’est pas acquise, loin s’en faut. Les populations sont en effet susceptibles d’évoluer, soit par un changement contextuel (un apprentissage de comportements de consommation en période de croissance économique ne s’appliquera sans doute pas en période de crise), soit que les individus adaptent délibérément leur mode d’interaction avec la machine face au traitement algorithmique (par exemple lorsque la population prend conscience d’être observée. 42). Le modèle n’est plus alors représentatif des données à partir desquelles il est sensé émettre ses prédictions, qui sont alors manifestement infondées.

Le déséquilibre numérique entre la distribution d’entrainement et les données réelles est aussi source de biais statistique. Ce peut être par insuffisance du nombre d’exemples disponibles pour l’une ou l’autre des catégories concernées (la représentation qui s’en déduit est alors dominée par un bruit statistique). C’est aussi le cas en présence d’un décalage quantitatif entre les échantillons représentatifs des différents profils. Si une classe d’individus est, en proportion, bien plus représentée lors de l’apprentissage du modèle que lors des tests ultérieurs, les règles apprises tendront à favoriser la distribution dominante dans l’ensemble d’entrainement 43. Ce désavantage relatif d’une population par rapport à l’autre est ainsi source de discriminations dont le traitement des données personnelles n’est pas exempt. Ainsi le sexe de l’utilisateur (déduit de l’historique de navigation, des contacts, des préférences sur les réseaux sociaux) détermine la nature des publicités sélectionnées par Google : les hommes se voyant proposer davantage d’offres d’emplois à responsabilité, mieux rémunérés, que les femmes 44.

 

2. Des décisions par indirection

 

Un autre type de biais résulte de l’utilisation de grandeurs de substitution, en lieu et place d’indicateurs directs. Que l’on observe dans les données d’entrainement une apparente cooccurrence de paramètres (p. ex. un code postal, un mot clé, et une orientation religieuse déduite de données brutes 45), un moteur de recommandation proposera alors aux individus des contenus destinés aux groupes religieux inférés dès que le code postal ou le mot clé est détecté. Entrer, dans un moteur de recherche, un prénom commun dans les communautés afro-américaines, conduit ainsi à afficher des messages proposant des offres de prêts pour liberté conditionnelle (« bail bonds ») ou des services de recherche d’historique criminelle 46. Des requêtes basées sur des prénoms caractéristiques de populations caucasiennes donnent quant à eux lieu à des publicités d’offre de crédit par des banques ayant pignon sur rue 47. C’est donc une indirection (l’association entre un prénom et une origine ethnique, puis entre ethnicité et population carcérale) qui conduit à la proposition du message publicitaire : l’information sensible, n’est pas directement accessible mais est intégrée au cœur même du modèle de recommandation. Le danger est alors d’assimiler ces corrélations (un certain niveau de salaire et le sexe d’un individu, son origine ethnique, religieuse, etc.) à des relations de causalité. Or l’algorithme d’apprentissage n’est seulement capable de mettre à jour des corrélations : la construction d’une relation causale entre les paramètres requiert quant à elle un contexte interprétatif extérieur à la machine.

Ainsi, l’apprentissage automatique peut produire une représentation biaisée en terme social ou ethnique qui sera reflétée dans les décisions prises au moyen du modèle. Dans ce cas, le biais statistique n’est pas nécessairement le fait de choix conscients du responsable du traitement (consistant par exemple dans l’utilisation d’une base de données, de la sélection de caractéristiques pour représenter ces données ou de leur classification) mais résulte de l’acquisition d’échantillons d’entrainement non représentatifs de la distribution réelle. Ainsi, le simple fait d’entrainer un système d’apprentissage sur des données issues de l’internet focalisera le modèle sur la population la plus représentée sur la toile, bien que cette représentation soit loin d’être égalitaire 48.

Alors même que les traces numériques laissées par les individus participent à l’attribution de scores de solvabilité 49, à la classification des réfugiés 50, ou à la décision de libération conditionnelle ou du risque de récidive 51, les procédés de décision automatisés (en particulier lorsque leurs modèles dépendent d’échantillons réels) pourront propager les biais statistiques déjà présents dans les données d’entrainement. De fait, « data mining and classifier induction can lead to similar problems as for human decision makers, including basing their decisions upon discriminatory generalizations. This can be particularly harmful since data mining methods are often seen as solidly based upon statistics and hence purely rational and without prejudice » 52. En présentant les prédictions comme résultant d’un processus supposé indépendant de toute influence subjective, ils seront gratifiés d’une aura d’autorité, sans fondement réel mais qui contribuera à réifier les préjugés. Par ailleurs l’attribution automatique de labels reproduisant les biais présents dans le modèle pourra servir à entrainer de nouvelles générations d’algorithmes, participant ainsi au renforcement, voire à l’amplification du préjugé initial.

Puisque de tels risques semblent aujourd’hui bien réels, puisque « unthinking reliance on data mining can deny members of vulnerable groups full participation in society » 53, un contrôle des biais inhérents à la construction de modèles par apprentissage automatique semble donc nécessaire.

 

II. Les modalités de contrôle des traitements prédictifs : du code à la norme juridique

 

Le droit à la protection des données personnelles est actuellement assuré par un ensemble d’instruments juridiques. Au niveau national, la n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, modifiée par la loi n°2004-801 du 6 août 2004 pour transposer les dispositions de la directive 95/46/CE, forme aujourd’hui le principal cadre de protection des données à caractère personnel. La loi pour une République numérique, promulguée, le 7 octobre dernier, illustre de plusieurs mesures le principe du droit à la libre disposition de ses données personnelles (établissant, par exemple, la confidentialité des correspondances électroniques). Au niveau communautaire, le texte principal est à présent le règlement européen 2016/679 adopté le 27 avril 2016, après plus de quatre années de discussions. Il abrogera la directive 95/46/CE et entrera en vigueur à compter du 25 mai 2018, date à partir de laquelle il sera d’application directe dans l’ensemble des États Membres de l’Union Européenne 54.

Le droit à la protection des données à caractère personnel tel qu’établi par ces textes vise à garantir le respect des droits et des libertés fondamentales 55. La Convention 108 soulignait, il y a plus de 35 ans déjà, que « dans certaines conditions, l’exercice d’une complète liberté de traiter les informations risque de nuire à la jouissance d’autres droits fondamentaux (par exemple les droits à la vie privée, à la non-discrimination et à un procès équitable) ou à d’autres intérêts personnels légitimes (par exemple en matière d’emploi ou de crédit à la consommation). C’est pour maintenir un juste équilibre entre les différents droits et intérêts des personnes que la Convention impose certaines conditions ou restrictions au traitement d’informations. » 56. Le Règlement, au premier point de ses considérants, le souligne de même : « La protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel est un droit fondamental. » C’est donc à cette mesure qu’il faut envisager la protection des données personnelle : un droit fondamental dont les abus se manifesteront par des atteintes à la vie privé, des discriminations, des limites à la liberté d’expression.

Comment l’introduction de ces nouveaux procédés de traitement automatique que sont les algorithmes d’apprentissage statistique s’articule-t-elle avec le respect de ces droits ? Le Règlement souligne en son introduction la nécessité de permettre aux personnes physiques « d’avoir  le contrôle des données à caractère personnel les concernant. »  À cette fin, et pour permettre de maintenir la confiance dans l’économie numérique,  « [l]a sécurité tant juridique que pratique devrait être renforcée pour les personnes physiques, les opérateurs économiques et les autorités publiques ». Pour être effective, la mise en œuvre de ce contrôle doit donc être examinée à l’aune des spécificités de l’objet algorithmique auquel elle s’applique. Cette examen critique doit être mené tant sur le plan technique (1) que juridique (2) et devra amener à repenser les moyens de protection des données personnelles (3).

 

1. Une réponse technique fragile

 

Face à la rapidité d’évolution des objets techniques (en particulier dans les univers numériques et algorithmiques), l’utilisation de la technologie comme moyen de garantir la protection des individus a été avancée comme une alternative à la lenteur (relative) d’adaptation des normes juridiques. En application du principe selon lequel « code is law » 57, l’intégration de garde-fous, contre les atteintes aux droits, directement dans l’architecture informatique fait partie de ces solutions.

L’adoption de précautions techniques visant à protéger les données à caractère personnel a, dans ce sens, été inscrite dans les dispositions de l’article 25 §1 du Règlement. Elles imposent au responsable du traitement l’implémentation du principe de « protection des données par défaut » (« privacy by design »), à savoir l’application de « mesures techniques et organisationnelles appropriées, telles que la pseudonymisation », afin de protéger les données personnelles. La mise en application pratique de ces mesures est cependant laissée à la libre décision du responsable du traitement 58. Or, en l’absence de recommandations claires sur les modalités d’implémentation des principes de « protection des données par défaut », le risque est grand (et avéré, d’ailleurs, au vu des nombreux incidents concernant les atteintes à la vie privée des individus, dont Google, Facebook, AOL, Twitter, Microsoft, etc. ont été l’objet 59) que leur mise en œuvre  ne remplit qu’imparfaitement les conditions de l’article 25 §1. Un ensemble de normes techniques relatives à la protection des données personnelles proposées par l’organisation internationale de normalisation ISO, notamment un « cadre privé » (ISO/IEC 29100) et un code de bonnes pratiques (ISO/IEC 27018) pourraient néanmoins servir de guide en la matière. En particulier, la norme ISO/IEC AWI 20889, en cours de développement, aura vocation à proposer un jeu de techniques d’anonymisation éprouvées, dans la lignée de celles prévues par les dispositions de l’article 25 du Règlement 60.

Mais, bien que de telles mesures de protection constituent un progrès certain, et contribuent à la protection des données, elles ne sont pourtant pas infaillibles : aux nouvelles techniques d’anonymisation répondent des contremesures de désanonymisation ou de ré-identification qui les rendent sinon obsolètes du moins en réduisent significativement l’efficacité 61.

Outre les contraintes liées au stockage sécurisé et anonyme des données, des tentatives sont aussi menées pour intégrer dans les mécanismes de formation des modèles prédictifs des principes, éthiques cette fois, afin de minimiser les risques de discrimination liées à la dépendance aux données d’entrainement. Or, là encore, les modèles issus de l’apprentissage automatique ne sont pas à l’abri d’attaques directes (par une modification des propriétés du modèle lui-même, via les données d’entrainement – ou de réentrainement -, pour en affecter les prédictions) 62, ou encore indirectes par ingénierie-inverse et contre-attaque afin d’en contourner les contraintes (en modifiant cette fois non plus les exemples d’entrainement mais les données en phase de test) 63. Enfin, les données d’entrainement originelles, même fois une traitées par le procédé d’apprentissage et effacées, ne sont pas non plus protégées contre les attaques dédiées : il est ainsi possible d’extraire du modèle prédictif lui-même une information sur les exemples utilisés pour sa construction, compromettant ainsi l’anonymat (et érodant encore l’application pratique d’un « droit à l’oubli ») des données personnelles auxquels ils correspondent 64.

 

2. Une réponse juridique nécessaire, mais limitée

 

Les réponses juridiques, autre volet de protection, sont donc incontournables pour complémenter un contrôle technique, comme nous l’avons vu, potentiellement lacunaire. Le Règlement du 27 avril 2016 et la loi pour une République numérique en sont des exemples récents, qui viennent étendre les dispositions de la loi informatique et liberté. Ce cadre juridique doivent cependant être analysé au regard des spécificités des traitements prédictifs. L’évolution de la notion de donnée personnelle face aux nouvelles facultés des algorithmes d’apprentissage (a), l’inintelligibilité des modèles qui en découlent (b) et les conséquences sur le principe de finalité d’utilisation des données personnelles (c) seront discutées en ce sens.

 

1. Un éclatement de la notion de données personnelles

 

Les capacités de corrélation des algorithmes d’apprentissage permettent, on l’a vu, d’étendre la notion de donnée personnelle au-delà des identifiants traditionnellement associés, de manière univoque, à la personne physique (nom de famille, nom d’utilisateur) vers de nouvelles entités. Ce seront, d’abord, des collections de traces élémentaires, individuellement inaptes à identifier un individu, mais qui, une fois regroupées créent une empreinte unique, caractéristique d’un individu. Ce seront aussi des constructions dérivées, des profils obtenus à partir de ces traces qui, bien qu’individuellement anonymes, permettront par agrégation et recoupement de parvenir à une identification. C’est donc aujourd’hui essentiellement à partir de données brutes que se construisent, indirectement, des informations relatives aux individus. Faut-il alors assimiler toute interaction avec la machine, toute trace numérisée, comme un identifiant en puissance ? Toute donnée brute est-elle une « donnée à caractère personnel » ? Même si la capacité d’identification des procédés d’inférence statistique peut se suffire de traces de plus en plus infimes, imposer un contrôle sur ces données élémentaires au fondement du droit positif ou du Règlement serait aussi superflu que chimérique et nuirait, par inapplicabilité pratique de la règle, à l’effectivité de son principe de protection.

Pour éviter une telle dérive, il est utile de revenir au sens de « donnée à caractère personnel » tel qu’entendu par la loi informatique et liberté et par le Règlement. Selon les dispositions de l’article 4 §1 du Règlement (dans une formulation équivalente à celle de la loi du 6 janvier 1978), une personne physique est « identifiable » lorsqu’elle « peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu’un nom, un numéro d’identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale ». La liste, non limitative, établit un périmètre à géométrie variable, certes, mais dont le dénominateur commun est l’existence d’« éléments spécifiques propres à [l’]identité » d’un individu. C’est donc dans l’objectif ultime du traitement de l’information issue des données brutes, et non dans la trace elle-même, qu’il faut trouver une assise à l’interprétation : dès lors qu’une information a pour fonction de permettre l’identification d’un individu, elle le rend identifiable, et entre donc, en tant que telle, dans la définition de l’article 4 §1 ; elle devient – à ce stade seulement – une « donnée à caractère personnel ». La collecte de données brutes ne devrait pas entrer dans le régime de protection par le Règlement dans la mesure où elles servent seulement à mesurer une activité d’ensemble. En revanche, la construction d’un jeu de traces – aussi élémentaires soient-elles –, l’élaboration d’un ou de plusieurs profils – à granularité variable – en vue de suivre, retrouver ou cibler un individu produira une information à caractère personnel protégée au titre de la loi du 6 janvier 1978 et du Règlement 65.

 

2. Un modèle opaque

 

Si, sur ce principe, la définition de la donnée personnelle résiste aux effets de l’algorithme, l’opacité de ce dernier (les transformations opérées au sein des modèles prédictifs) entrave néanmoins l’exercice pratique de la protection. Une opacité qui se manifeste par le fait que toute donnée brute est susceptible de participer à des collections identifiantes, mais aussi par le fait que le passage de la trace à l’information à caractère personnel se fait dans la machine (c’est à dire de manière délocalisée, hors du contrôle de l’utilisateur). Comme il est aisé de s’égarer dans les méandres des agrégations de signaux élémentaires et de leurs recoupements successifs, il est aussi difficile pour l’individu d’appréhender le devenir de ces traces laissées en filigrane au cours de son trajet numérique. Un tel régime d’incertitude pourrait alors conduire à une perte de confiance dans l’utilisation des moyens numériques.

Autre victime potentielle de la création de modèles dérivés des données : l’application du « droit à l’oubli » récemment introduit dans le Règlement (v. article 17). S’il est déjà techniquement difficile d’effacer l’ensemble des données relatives à un individu 66, que dire des données dérivées, des informations construites à partir de ces données et ayant, à leur tour, servi à la construction d’autres modèles ? Puisque ces modèles contiennent, « en creux », une image de l’individu, comment les déconstruire pour en retirer les composantes propres à un individu ?

Le droit de l’utilisateur d’exiger une explication sur le traitement des données dont il est la source, a été judicieusement inclus dans les dispositions du Règlement et de la loi pour une République numérique 67. L’application de ce droit est là encore mise en difficulté par la nature des procédés statistiques mis en œuvre et les difficultés d’interprétation a posteriori des modèles auto-générés. Le recours aux algorithmes d’apprentissage est en effet préconisé lorsqu’on ne peut formuler de règle précise décrivant le phénomène que l’on souhaite prédire ou représenter. C’est au procédé lui-même de formuler, par induction, une représentation interne, un modèle. Or, ce langage intérieur s’exprime dans un espace propre à la machine, qui n’a pas fonction à être humainement interprétable. Bien sûr, les manifestations de ce modèle nous sont accessibles, puisque la machine est conçue pour émettre une prédiction (un profil individuel, une probabilité d’appartenance à une catégorie) dans un contexte prédéfini, mais, dès que la dimension du problème à résoudre (le nombre de paramètres décrivant le profil, la complexité de la topologie utilisée pour représenter le modèle) s’élève, l’enchainement déterministe permettant d’arriver à une prédiction échappe, lui, à toute traduction. À cette opacité du modèle s’ajoute la difficulté d’interpréter le résultat, non pas en tant que tel, mais en relation avec les données d’entrée. Les procédés de décision automatique sont en effet des systèmes de détection de corrélations entre paramètres, ce ne sont pas des moyens d’expliciter les éventuelles relations causales entre ces paramètres 68. Véritable « Boîte noire », le modèle l’est par construction : l’objectif de l’algorithme d’apprentissage automatique est en effet en premier lieu de minimiser une erreur de prédiction et de produire un modèle susceptible de généralisation à de nouveaux cas, non pas de fournir une représentation interprétable 69.

 

3. Un principe de finalité mis à mal

 

La possibilité d’un contrôle sur les finalités d’utilisation des données est aussi contrariée par la redistribution, non pas des données elles-mêmes, mais de catégories dérivées, voire des modèles qui en sont déduits (et qui ne concernent alors plus directement l’individu mais un ensemble agrégé, implicitement anonyme donc). Cette indirection nuit à l’établissement d’un lien univoque entre la donnée initialement prélevée et la finalité de son utilisation. La construction de profils de navigation, à partir des données individuelles, la liste des préférences, des lieux fréquemment visités obtenus à partir de métadonnées, pourront être en principe librement échangées. D’autant plus qu’il est admis que « le principe de finalités déterminées n’exclut pas la liberté de réutilisation statistique : dans le cadre juridique actuel, la finalité statistique est toujours présumée compatible avec la finalité du traitement » 70. Or, comme nous l’avons montré, la possibilité d’une ré-identification ultérieure des individus à partir de ces informations secondaires, agrégées, individuellement anonymes, a été établie 71 : une information nominative n’est pas requise pour remonter, indirectement, par le biais de comportements représentatifs à l’identité d’une personne physique. La « réutilisation statistique » des données permet ainsi un contournement du principe de finalité et l’exercice du droit « de ne pas faire l’objet d’une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé, y compris le profilage, produisant des effets juridiques la concernant ou l’affectant de manière significative de façon similaire » (cf. article 22 §1 du Règlement et, similairement, article 10 de la loi du 6 janvier 1978), dont l’application repose sur la reconnaissance de ce lien causal, en est alors également limitée.

Ces traitements successifs, au sein d’un modèle obscur, ajoutent ainsi à la difficulté de suivre les usages des données lorsque celles-ci sont décomposées, recomposées, dans des profils de groupe. Il faut donc reconnaître avec C. Castets-Renard que, malgré une volonté de transparence déjà présente dans les dispositions de la loi « informatique et liberté » et consacrée dans le Règlement et la loi pour une République numérique, « la traçabilité des échanges de données est toutefois impossible à contrôler, si bien qu’il est difficile de garantir une véritable imputabilité de responsabilité à l’ensemble de la chaine de sous-traitance » 72. En conséquence, « la définition d’une chaine de responsabilité allant du concepteurs de logiciels et d’objets connectés aux utilisateurs finaux et complétant la responsabilité du responsable du traitement » 73, apparaît alors comme une ambition difficile à mettre en œuvre en pratique.

 

3. Un engagement pour la protection d’un droit fondamental

 

Devant ces limites, techniques et juridiques, comment éviter, alors, que l’utilisation de procédés de décision automatique ne conduise à des abus ? Comment éviter qu’elle n’entraine, aussi, un sentiment de résignation face à une dépossession en apparence inéluctable des empreintes numériques produites par les individus ? Malgré les contraintes techniques qui, nous l’avons vu, s’opposent à l’intelligibilité du traitement par les algorithmes prédictifs, l’enjeu du contrôle des données personnelles, droit fondamental, impose de sonder plus avant les moyens pratiques de protection des personnes. Ils devront impliquer une interprétation large de la notion de donnée personnelle (a), mais aussi la mise en place de mesures de protection et d’information adaptées (b).

 

1. Une nécessaire extension de la notion de donnée personnelle

 

L’émergence de nouvelles capacités techniques impose un exercice d’interprétation de l’objet protégé par la règle de droit. Ainsi, au risque de dépassement et d’obsolescence de la notion traditionnelle de donnée personnelle (par une utilisation d’agrégats de signaux numériques, par conjonction de profils), faut-il y opposer une interprétation large. La donnée personnelle ne doit plus être en effet conçue comme une propriété singulière, statique, attachée à l’individu, mais comme une variable fluide, une propriété émergente du processus de traitement. Lorsque des paramètres latents, des traits secondaires, qui par recoupement permettent de suivre un individu à la trace, de le réidentifier, sont produits dans un modèle, ils forment alors un faisceau identifiant, une donnée personnelle 74. Puisque les signaux initiaux sur lesquels se construisent ces identifiants peuvent tout recouvrir (on l’a vu : un historique de navigation combiné, ou pas, à un ensemble de contacts, suffiront à décrire un individu dans ses traits les plus intimes), c’est bien la finalité du modèle par lequel ils sont interprétés qui dicte alors le sens de ces variables (par exemple, au travers d’une fonction d’objectif, lors de leur entrainement : maximiser la segmentation des individus en catégories indépendantes) 75. Inclure des identifiants tels que les adresses SSID, MAC, ou encore IP 76 dans le domaine des données personnelles, semble le minimum requis lorsque les appareils auxquels ces données s’attachent révèlent nécessairement d’autres paramètres (par exemple de géolocalisation) qui suffiront sans peine à identifier une personne unique. C’est bien là la position de la CNIL 77, dont il faut louer la cohérence en la matière, mais qui faisant pourtant encore récemment débat 78.

 

2. La mise en place de garde-fous techniques et d’une information du public

 

Mais des procédures techniques doivent aussi être instaurées pour anticiper et se prémunir d’éventuelles dérives dans l’interprétation des décisions issues des algorithmes prédictifs. Une telle démarche concerne notamment la validation du corpus d’entrainement sur lesquels se base le modèle d’inférence. C’est là, nous l’avons montré, que les biais statistiques déjà présents dans les échantillons utilisés lors de l’apprentissage, seront transférés dans les résultats issus du modèle et conduiront à une éventuelle propagation des discriminations. Ces approches peuvent être menées en amont de l’apprentissage, dans une phase de prétraitement des données pour y détecter la présence de biais statistiques 79, mais aussi lors de l’apprentissage, pour identifier l’émergence de discriminations 80. Elles peuvent enfin s’appliquer dans une phase de validation post-traitement pour évaluer le modèle une fois son entrainement achevé 81. Ces procédures, s’avèrent en particulier nécessaires lorsque des analyses statistiques ont pour vocation de déduire des traits personnels (composantes qui, bien qu’elles puissent donner lieu à des estimations d’ensemble, restent, au plan des prédictions individuelles, éminemment arbitraires) et devraient s’intégrer dans le cahier des charges des responsables du traitement des données avant la mise en ligne de toute application. C’est en ce sens qu’il faudrait interpréter les nouvelles dispositions de l’article 35 du Règlement : d’une part, la réalisation d’une analyse d’impact pour les traitements présentant des risques au regard des droits et libertés des personnes concernées, et d’autre part l’obligation de conserver une documentation de l’ensemble des traitements effectués.

L’opacité intrinsèque des procédés d’apprentissage statistique devrait aussi s’accompagner par un effort de transparence des responsables du traitement. Les nouvelles dispositions du Règlement vont partiellement dans ce sens, en imposant au responsable du traitement de maintenir un registre des opérations menées sur les données personnelles (v. article 30). Mais ces dispositions apparaissent d’abord dirigées vers une responsabilisation accrue des acteurs et une meilleure traçabilité des données (le registre devant en effet contenir les informations relatives à la finalité du traitement, mais aussi au destinataires des données ainsi qu’au transfert vers des pays tiers). Or, afin de satisfaire aux conditions des articles 13 §2(f) et 14 §2(g) du Règlement relatives à l’information des individus sur les traitements dont ils ont fait l’objet, il serait judicieux et prudent d’ajouter un archivage des modèles eux-mêmes ainsi que des données ayant permis leur construction. Conserver une archive du corpus d’entrainement, des caractéristiques utilisées pour décrire ces données, des paramètres d’entrainement du système, contribuerait ainsi largement à la possibilité d’un audit et à l’analyse a posteriori du processus de traitement. Encourager les efforts d’interprétation des modèles pourrait servir autant les intérêts des utilisateurs que ceux des concepteurs de tels systèmes 82.

Une autre possibilité consistera à fournir aux utilisateurs eux-mêmes des moyens techniques de contrôle de leurs données personnelles. Les systèmes de gestion des informations personnelles entrent dans ce cadre 83. Ils ont pour objectif de centraliser les données en un espace numérique sécurisé, mais aussi de limiter leur collecte aux seules données exigées par la finalité de l’application qui en fait la demande. Une intégration, en amont de la collecte, du principe de « minimisation des données » inscrit aux article 6 §3 de la loi du 6 janvier 1978 et 5 §1(c) du Règlement et dictant que les données collectées doivent être « adéquates, pertinentes et limitées » au regard de la finalité du traitement. Un principe souvent ignoré aujourd’hui 84.

Par ailleurs, des mesures de communication devraient participer à lever le voile sur une chaine de traitement algorithmique maintenue, sous prétexte de complexité, dans un hermétisme source d’une asymétrie d’information préjudiciable aux utilisateurs. Ainsi, au sentiment, par les individus, d’une utilisation systématique des données dont ils sont la source (et qu’ils perçoivent comme insignifiantes) doit s’opposer une politique d’information sur leur valeur réelle et sur l’étendue de leur utilisation. Il faudra, en outre, opposer au principe d’une neutralité des outils mathématiques, à l’idée, sans véritable fondement empirique, qu’aucun problème ne saurait échapper à l’oracle algorithmique 85, une information sur les limites intrinsèques de ces procédés. Enfin, il faudra renforcer l’échange divers corps de métiers : statisticiens, informaticiens, juristes, sociologues et spécialistes d’éthique. Car c’est dans cet échange, interdisciplinaire, reflet de la nature hybride des algorithmes d’apprentissage, qu’une interprétation intégrée de ces objets pourra se construire et qu’une protection juridique effective sera mise en œuvre.

 

Conclusion

Confronté à l’évolution rapide des pratiques dans l’espace numérique, la protection des données à caractère personnel, droit fondamental inscrit dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et consacré par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, est aujourd’hui un impératif qui doit se traduire par des mesures concrètes. L’adoption récente, dans ce sens, du règlement (UE) 2016/679, mais aussi de la loi pour une République numérique, marque un tournant en plaçant la protection des données personnelles au cœur de leur mission et en venant renforcer – et élargir – le périmètre de protection établi dans les textes antérieurs.

Mais l’évolution technologique crée des brèches dans ce régime de protection qu’il est nécessaire d’identifier au plus tôt pour, conscient des nouveaux défis qu’elles posent et de leurs dérives éventuelles, interpréter et, au besoin, adapter l’application des normes juridiques à leur nouvelle aune. Tel semble être le cas des dernières générations de procédés de décision automatique basés sur les algorithmes d’apprentissage. Leur application quasi-systématique au traitement des données produites par les individus les place à présent au centre d’une nouvelle économie de la donnée personnelle. Leur dépendance en un entrainement empirique des règles de décision, sur la base des données elles-mêmes, sans requérir une définition explicite et préalable par les responsables du traitement, leur ouvre des possibilités analytiques et d’automatisation inédites. Ces mêmes propriétés sont aussi porteuses de nouveaux risques en termes de discrimination et d’influence sur les personnes, alors même que l’opacité des solutions qui en dérivent s’oppose à leur contrôle autant qu’à leur interprétation.

L’application des algorithmes prédictifs aux traces numériques laissées par les individus au travers de leur activité quotidienne conduit ainsi à un changement de perspective sur la notion de donnée à caractère personnel. Le filtre de l’algorithme, par l’intermédiaire d’un modèle appris, permet ainsi, à partir d’agrégation de données numériques brutes, corrélées et assemblées en profils de personnalités, de recueillir sur un individu, à son insu, des informations personnelles, y compris les plus sensibles. L’impossibilité pratique de suivre le trajet de ces traces au sein des procédés décisionnels, fait non seulement obstacle à l’établissement d’une chaîne de responsabilité des participants au traitement des données personnelles qui en découlent, mais s’oppose, également, à l’application du principe de finalité du traitement. Autant de spécificités et contraintes techniques qui affectent la possibilité même d’une mise en œuvre effective des mesures de protection, d’audit ou d’information, édictées dans les lois et règlements récemment adoptés.

Face à ces nouveaux enjeux et pour répondre au manque de transparence des processus, l’objet technique doit être examiné en détail. Ce n’est en posant un regard critique sur les liens entre sa structure, ses modalités d’implémentation et la variété de ses utilisations, qu’une appréhension des conséquences sociales, éthiques et juridiques pourra émerger.

 

 

Notes:

  1. jmdeltorn@etu.unistra.fr. Je tiens à remercier F. Macrez pour ses conseils lors de la rédaction de ce travail.
  2. Règlement (UE) 2016/679, signé le 27 avril 2016 et publié le 4 mai au Journal officiel de l’Union européenne.
  3. Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, publiée au Journal officiel le 8 octobre 2016.
  4. Selon l’article 4 §1 du Règlement (UE) 2016/679, il s’agit là de « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable ».
  5. Meglena Kuneva, Commissaire Européen à la consommation, Keynote Speech, Roundtable on Online Data Collection, Targeting and Profiling (31 mar. 2009), citée dans  Personal data : the emergence of a new asset class, World Economic Forum, jan. 2011, p.5.
  6. J. Bobadilla, et al. Recommender systems survey. Knowledge-Based Systems, vol. 46, 2013, p. 109-132. V. Salonen, Ville et H. Karjaluoto. Web personalization: The state of the art and future avenues for research and practice. Telematics and Informatics, vol. 33, n° 4, 2016, p. 1088-1104. Pour un panorama en chiffre du phénomène « Big data » : M. Chen, S. Mao et Y. Liu. Big data: a survey. Mobile Networks and Applications, vol. 19, n° 2, 2014, p. 171-209.
  7. En terme d’optimisation logistique en temps-réel, de contrôle qualité, du suivit de satisfaction des clients, et de marketing ciblé, etc. (R. Kitchin, Big Data, new epistemologies and paradigm shifts. Big Data & Society, vol. 1, n°1, 2014, p. 1-12).
  8. Par exemple, pour l’amélioration de la circulation urbaine ou la mesure des consommation d’énergie, mais aussi les services d’éducation à distance, le contrôle épidémiologique et l’optimisation des services de santé publique (G.-H. Kim, S. Trimi et J-H. Chung. Big-data applications in the government sector. Communications of the ACM, vol. 57, n° 3, 2014, p. 78-85).
  9. Il s’agira (sans ordre particulier, et seulement à titre d’exemple) des caractéristiques techniques de la plateforme à partir de laquelle on se connecte au réseau (caractéristiques qui permettront de la ré-identifier sans nécessaire recours aux « cookies »), de contenus audio, vidéo, ou de textes et commentaires, lus ou postés ici et là, de coordonnées géographiques, de la durée d’une communication ou du temps passé sur une page internet, de l’historique de navigation, de liste des contacts et des liens dans les réseaux sociaux, des préférences (des « likes » ou équivalents) qu’on y a distribué, etc.
  10. Notamment les progrès dus à « l’apprentissage profond » (Y. LeCun, Y. Bengio et G. Hinton. Deep learning. Nature, vol. 521 n° 7553, 2015, p. 436-444).
  11. Pour une discussion sur les succès récents du « Big data », v. dans ce sens K. Kelly, The three breakthroughs that have finally unleashed AI on the world. Wired Online Edition, 27 October 2014. Le succès des méthodes « d’apprentissage », qui reposent sur l’accès à des données d’entrainement réelles, est largement dépendant de la collecte et du partage en ligne de vaste bases de données (X.-W. Chen et X. Lin, Big data deep learning: challenges and perspectives, in IEEE Access 2, 2014, p. 514-525). Le choix d’une architecture adaptée – une nécessité pour réduire les temps de calcul – s’appuie sur les progrès des architectures GPU (« Graphical processing units ») et sur le développement récent d’une informatique « dématérialisée » (une analyse détaillée de l’influence des infrastructures distribuées sur le « Big analytics » est proposée par I.A.T. Hashem et al., The rise of « big data » on cloud computing: Review and open research issues. Information Systems, vol. 47, 2015, p. 98-115).
  12. Le terme est emprunté à Antoinette Rouvroy (A. Rouvroy, Des données et des Hommes. Droits et libertés fondamentaux dans un monde de données massives. T-PD-BUR(2015)09REV, Strasbourg, Conseil de l’Europe, janv. 2016), dont les travaux apportent un éclairage précieux sur l’articulation entre règles juridiques et objets numériques, en particulier en relation à la notion de « gouvernementalité algorithmique ».
  13. Ces « catégories » (encore dénommées « classes » ou « labels ») assignent une interprétation aux données fournies à l’algorithme. Dans le cadre d’un apprentissage « supervisé », ces catégories et leurs valeurs sont préalablement définies par des humains et attribuées à des exemples utilisés pour entrainer le modèle.  L’algorithme construit alors un modèle en apprenant à assigner les bonnes catégories aux données d’entrées tout en maintenant une capacité de généralisation maximale. D’autres approches, dites « non supervisées » laissent la machine découvrir d’elle-même ces catégories à partir du contenu des données d’entrainement.
  14. Sans nier pour autant la nécessaire intervention de l’homme dans la chaîne d’apprentissage : selon les cas, il choisit l’origine des données d’entrainement, propose les exemples et les labels associés et définit la « fonction d’utilité », l’objectif à satisfaire, mais il n’en est pas moins absent de la formulation du modèle appris par l’algorithme.
  15. Dont les services cognitifs d’IBM Watson, disponibles sur des interfaces programmatiques, la bibliothèque logicielle d’apprentissage automatique TensorFlow de Google, la mise en open source par Facebook du design de son serveur Big Sur pour l’utilisation de réseaux neuronaux  profond sur des GPU, les bibliothèques d’apprentissage profond du système de recommandation DSSTNE d’Amazon ou PaddlePaddle de Baidu, etc.
  16. Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
  17. L’article 4 §2 du Règlement dispose dans le même sens que constitue un « traitement » : « toute opération ou tout ensemble d’opérations effectuées ou non à l’aide de procédés automatisés et appliquées à des données ou des ensembles de données à caractère personnel ».
  18. Les travaux de Yves-Alexandre de Montjoye ont montré dans ce sens la facilité avec laquelle il était possible, sur la base de données anonymisées, de ré-identifier 90% des individus à partir de seulement 4 points spatio-temporels : Y.A. De Montjoye, L. Radaelli et V. Kumar Singh, Unique in the shopping mall: On the reidentifiability of credit card metadata. Science vol. 347 n° 6221, 2015, p. 536-539
  19. Pour une description des informations extraites des métadonnées sur les réseaux sociaux: M. Smith, et al. Big data privacy issues in public social media. 6th IEEE International Conference on Digital Ecosystems and Technologies (DEST), 2012, p. 1-6.
  20. La construction de profils d’individus est définie à l’article 4 §4 du Règlement comme « toute forme de traitement automatisé de données à caractère personnel consistant à utiliser ces données à caractère personnel pour évaluer certains aspects personnels relatifs à une personne physique, notamment pour analyser ou prédire des éléments concernant le rendement au travail, la situation économique, la santé, les préférences personnelles, les intérêts, la fiabilité, le comportement, la localisation ou les déplacements de cette personne physique ».
  21. M. Kosinski, D. Stillwell et T. Graepel. Private traits and attributes are predictable from digital records of human behavior. Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 110, n° 15, 2013, p. 5802-5805. W. Youyou,  M. Kosinski et D. Stillwell. Computer-based personality judgments are more accurate than those made by humans. Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 112, n° 4, 2015,  p. 1036-1040.
  22. M. Kandias et al., Which side are you on? A new Panopticon vs. privacy. Security and Cryptography (SECRYPT), 2013 International Conference on. IEEE, 2013, p. 1-13.
  23. M. Pennacchiotti, Marco et A.-M. Popescu, A Machine Learning Approach to Twitter User Classification. ICWSM vol. 11 n° 1, 2011, p. 281-288.
  24. A. Mislove, et al., You are who you know: inferring user profiles in online social networks. Proceedings of the third ACM international conference on Web search and data mining, 2010, p. 251-260.
  25. H.K. Patil et R. Seshadri. Big data security and privacy issues in healthcare. 2014 IEEE international congress on big data. IEEE, 2014, p. 762-765.
  26. T. Libert, Privacy implications of health information seeking on the web. Communications of the ACM, vol. 58, n° 3, 2015, p. 68-77. T. Glenn et S. Monteith. Privacy in the digital world: medical and health data outside of HIPAA protections. Current psychiatry reports, vol. 16, n° 11, 2014, p. 1-11.
  27. J. Mayer, Jonathan et P. Mutchler, MetaPhone: the sensitivity of telephone metadata. Web Policy, 2014.
  28. K. Hill, How Target Figured Out A Teen Girl Was Pregnant Before Her Father Did. Forbes, Inc., 16 fév. 2012. Charles Duhigg (Psst, You in Aisle 5, New-York Times, 19 fév. 2012) décrit le procédé suivit par Target pour développer un modèle des futures grossesses. Une base de données d’entrainement a d’abord été constituée à partir de clientes enregistrées en ligne pour organiser la « fête prénatale » (« baby shower ») de leur futur enfant. Leurs achats ont ensuite été analysés pour former un modèle prédictif et établir un « score de grossesse », utilisé ultérieurement pour classer les clientes du magasin. Une stratégie de sélection particulièrement attrayante pour l’enseigne de grande distribution puisque, selon Duhigg : « [w]hen consumers change their routines they are susceptible to forming new shopping habits. […] As a Target statistician explained, if Target could identify pregnant consumers in their second trimester, “there’s a good chance we could capture them for years.” ».
  29. Robinson Civil rights, big data and our algorithmic future, Soc. Just. & tech. 2014 [https://bigdata.fairness.io/predictive-policing]
  30. V. aussi dans ce sens : N.P. Terry, Protecting patient privacy in the age of big data. UMKC Law Rev. Vol. 81, 2012, p. 385-417.
  31. Facebook, par exemple, génère ainsi plus de 1300 catégories dans lesquelles sont projetés ses utilisateurs en fonction des attributs de personnalité déduits de leur activité sur le réseau social et sur les données collectées à partir des sites internet qui lui sont affiliés (J. Angwin, T. Parris Jr. et S.Mattu, ProPublica, What Facebook knows about you, 28 sept. 2016 [https://www.propublica.org/article/breaking-the-black-box-what-facebook-knows-about-you]).
  32. R. Buettner, Predicting user behavior in electronic markets based on personality-mining in large online social networks. Electronic Markets : The International Journal on Networked Business. Springer, 2016, p. 1-19.
  33. Traitement automatique dont il a été montré qu’il surpassait les performances des professionnels du marketing (P. Sundsøy, et al., Big Data-Driven Marketing: How machine learning outperforms marketers’ gut-feeling. In International Conference on Social Computing, Behavioral-Cultural Modeling, and Prediction, Springer International Publishing, 2014, p. 367-374), la publicité ciblée par ces méthodes étant environ trois fois plus effective que les approches classiques, à une fraction du coût (A. Farahat et M. Bailey, How Effective is Targeted Advertising ?. Soc. Sc. Res. Net., 31 dec. 2012 [http://ssrn.com/abstract=2242311]).
  34. C. Lin, et al. Personalized news recommendation via implicit social experts. Information Sciences, vol. 254, 2014, p. 1-18. L. Castañeda L, N.M. Villegas et H.A. Müller, Exploiting social context in personalized web-tasking applications. In Proceedings of 24th annual int. conf. on Computer Science and Software Engineering, 3 nov. 2014, p. 134-147.
  35. Dans ce registre se place la personnalisation des contenus d’information (C.K. Hsieh et al., Immersive Recommendation: News and Event Recommendations Using Personal Digital Traces. Proceedings of the 25th International Conference on the World Wide Web, 11 avr. 2016, p. 51-62). International World Wide Web Conferences Steering Committee.), mais aussi l’adaptation des prix en fonction du pouvoir d’achat présumé des individus. L’enseigne Office Depot a ainsi reconnu varier les prix sur son site internet en fonction de la géolocalisation et de l’historique de navigation des individus ? De même, la banque Capital One Financial a admis proposer des cartes de crédits différentes selon le profil estimé des visiteurs sur leur site (sur ce sujet, v. J. Valentino-Devries et al., Websites Vary Prices, Deals Based on Users’ Information, Wall Street Journal, 24 déc. 2012). Pour une analyse de l’adaptation des prix par traçage des adresses IP, notamment par les compagnies aériennes, v. Le Monde 24 juin 2013, SOS Conso : Pourquoi les prix des trains et des avions varient d’une minute à l’autre (suite), [http://sosconso.blog.lemonde.fr/2013/01/24/pourquoi-les-prix-des-trains-et-des-avions-varient-dune-minute-a-lautre-suite/].
  36. M.C. Kaptein, 2011. Adaptive Persuasive Messages in an E-commerce Setting: the use of Persuasion Profiles. Proceedings of ECIS 2011, Helsinki, 9 juin 2011.
  37. D. Lupton, Health promotion in the digital era: A critical commentary. Health Promotion International, vol. 30, n° 1, 2015, p. 174-183.
  38. T. Dillahunt, et al., Motivating environmentally sustainable behavior changes with a virtual polar bear. Proceedings Pervasive Workshop, 2008, pp. 58-62.
  39. C.A. Summers, R.W. Smith et R. Walker Reczek. An Audience of One: Behaviorally Targeted Ads as Implied Social Labels. Journal of Consumer Research, 2016, p. ucw012. Dans le même sens : M. Kaptein, et al. Personalizing persuasive technologies: Explicit and implicit personalization using persuasion profiles. International Journal of Human-Computer Studies, vol. 77, 2015, p. 38-51.
  40. L’expression est notamment utilisée par Ryan Calo : Digital Market Manipulation. George Washington Law Review, vol. 82, 2014, p. 995-1051.
  41. A. Rouvroy et T. Berns. Le nouveau pouvoir statistique. Multitudes, vol. 1, 2010, p. 88-103.
  42. P.S. Bayerl et B. Akhgar. Online Surveillance Awareness as Impact on Data Validity for Open-Source Intelligence? International Conference on Global Security, Safety, and Sustainability. Springer, 2015, p. 15-21. L’effet des révélations d’Edward Snowden en juin 2013 sur la formulation des requêtes dans les moteurs de recherche est analysé dans : A. Marthews, Alex et C. Tucker. Government surveillance and internet search behavior. Soc. Sc. Res. Net., 29 avr. 2015, [http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2412564]. Pour une mesure du changement du partage de données privées dans les réseaux sociaux, v. A. Acquisti, L. Brandimarte et G. Loewenstein, Privacy and human behavior in the age of information, Science, vol. 347, n° 6221, 2015, p. 509-514.
  43. « [T]he classification “rules” […] that predict the minority class tend to have a much higher error rate than those that predict the majority class. The second observation is that test examples belonging to the minority class are misclassified more often than test examples belonging to the majority class. » (G.M. Weiss et F. Provost. The effect of class distribution on classifier learning: an empirical study. Technical Report ML-TR-44, Dept. of Computer Science, Rutgers University, 2 aout 2001, p. 1-26. V. en particulier section 2.2).
  44. A. Datta, M.C. Tschantz et A. Datta. Automated experiments on ad privacy settings – A Tale of Opacity, Choice, and Discrimination. Proceedings on Privacy Enhancing Technologies, 2015, vol. 1, p. 92-112. Il faut souligner ici que la responsabilité de la sélection de la publicité n’incombe pas nécessairement à Google seul : divers acteurs interviennent en effet entre l’accès au moteur de recherche par un individu donné et la présentation finale du message publicitaire. Un écosystème complexe de distribution de publicités en ligne qui rajoute à l’opacité du processus algorithmique de décision.
  45. v. M. Kosinski, 2013, supra, not. n° 20.
  46. Latanya Sweeney, professeur à Harvard, a ainsi montré que « black identifying names are up to 25 per cent more likely to be served with an arrest-related ad. » (L. Sweeney. Discrimination in online ad delivery. Comm. of the ACM, vol. 56, n°5, 2013, p. 44-54.
  47. K. Crawford et J. Schultz. Big data and due process: Toward a framework to redress predictive privacy harms. Boston College Law Rev., vol. 55, 2014, p. 93-128. V. aussi : M. Fertik, The rich see a different internet than the poor. Scientific American. 1ier janv. 2013 Jan 1, vol. 308, n° 2 [http://www.scientificamerican.com/article/rich-see-differentinternet-than-the-poor/].
  48. N.B. Weidmann, et al. Digital discrimination: Political bias in Internet service provision across ethnic groups. Science, vol. 353, n° 6304, 2016, p. 1151-1155.
  49. Facebook est par exemple titulaire d’une famille de brevets (US9100400 « Authorization and authentication based on an individual’s social network », Publié le 4 aout 2015 ;  EP2296342, délivré le 20 juin 2012) permettant d’attribuer un tel score à un individu en fonction de son réseau social (c’est à dire en évaluant les scores de ses « amis », des « amis de ses amis », etc.).
  50. À partir de sa plateforme i2 Enterprise Insight Analysis IBM a développé un outil de décision automatique qui pourrait, selon le groupe, « help governments separate real refugees from imposters, untangle terrorist cells, or even predict bomb attacks » (P. Tucker, Refugee or Terrorist? DefenseOne, 2016 [http://www.defenseone.com/technology/2016/01/]). Bien sûr, IBM le souligne, il ne s’agit là que d’un « score », une aide à la décision (v. IBM i2 Enterprise Insight Analysis for Defense Intelligence, IBM Analytics – Solution brief, 2015, p. 1-7 [http://www.ibm.com/analytics/us/en/industry/government/defense-intelligence/]).
  51. R. Berk, Balancing the Costs of Forecasting Errors in Parole Decisions, Albany Law Review, vol. 74, 2010, p. 1071-1085. R. Berk, et al. Forecasting murder within a population of probationers and parolees: a high stakes application of statistical learning. Journal of the Royal Statistical Society: Series A, vol. 172, n° 1, 2009, p. 191-211.
  52. T. Calders, Toon et I. Žliobaitė. Why unbiased computational processes can lead to discriminative decision procedures. Discrimination and Privacy in the Information Society. Springer, 2013, p. 43-57.
  53. S. Barocas et A.D. Selbst. Big data’s disparate impact. California Law Review, 2016, vol. 104, p. 671-731.
  54. Pour une synthèse des changements introduits par le nouveau règlement, v. C. Castets-Renard, Brève analyse du règlement général relatif à la protection des données personnelles. Dalloz IP/IT, juil. 2016, p. 334. D’autres textes communautaires concernent aussi la protection des données personnelles : notamment, La Convention 108 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, adoptée par le Conseil de l’Europe le 28 janvier 1981, mais aussi la directive « vie privée et communications électroniques » 2002/58/CE du 12 juillet 2002, modifiée par la directive 2006/24/CE du 15 mars 2006 sur la conservation des données.
  55. L’article 8 §1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, comme l’article 16 §1 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, disposent ainsi que « [t]oute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant. ».
  56. Point 25, du Rapport explicatif à la Convention 108 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, Strasbourg, 28 janv. 1981.
  57. Le principe du « Code Is Law », proposé par Lawrence Lessig (Code and other  laws of cyberspace, Basic books, New-York, 1999), soutient que la régulation des comportements est davantage déterminée par les règles informatique par lesquelles ils s’expriment que par les normes juridiques en vigueur.
  58. Alors même qu’un fondement clair au concept de « privacy by design » fait défaut : des scientifiques et informaticiens européens on d’ailleurs noté le recours fréquent à des définitions récursives : « privacy by design means applying privacy by design » qui ne permettent pas de déterminer « what exactly this privacy matter is nor how it can be translated into design.» (S. Gürses Gürses, C. Troncoso et C. Diaz. Engineering privacy by design. Computers, Privacy & Data Protection, vol. 14, n°3, 2011). Pour des exemples d”applications de ce principe : R.J. Bayardo et R. Agrawal, Data privacy through optimal k-anonymization. 21st International Conference on Data Engineering (ICDE’05), 2005, p. 217-228. M. Mun, et al. Personal data vaults: a locus of control for personal data streams. Proceedings of the 6th International Conference. ACM, 2010.
  59. I. S. Rubinstein et N. Good, Privacy by Design: A Counterfactual Analysis of Google and Facebook Privacy Incidents. Berkeley Tech. Law Journal, vol. 28, n° 2, 2013, p. 1333-1413.
  60. Les techniques d’anonymisation ou de « dé-identification » des données consistent à empêcher (autant que possible) leur lien avec un individu donné. Les normes ISO/IEC AWI 20889 (« Privacy enhancing data de-identification techniques », 29 sept. 2015),  ISO/IEC 29100  (« Cadre privé », 5 dec. 2011), ISO/IEC 27018 (« Code de bonnes pratiques pour la protection des informations personnelles identifiables (PII) dans l’informatique en nuage public agissant comme processeur de PII », 29 juil. 2014) sont disponible sur le site [http://iso.org/].
  61. La désanonymisation consiste ainsi à croiser des données anonymes avec d’autres informations associées à une personne pour en réidentifier la source. L’application aux données de localisation des achats a été démontrée par Y.-A. de Montjoye (v. supra, not. n° 17). Pour une application à des données constituées de préférences et recommandations : A. Narayanan et V. Shmatikov, How To Break Anonymity of the Netflix Prize Dataset, 18 oct. 2006, p. 1-24  [https://arxiv.org/abs/cs/0610105]. Plus généralement : P. Ohm, Broken promises of privacy: Responding to the surprising failure of anonymization. UCLA law review, vol. 57, 2010, p. 1701-1777. Le floutage des visages (ou des noms dans les documents), autre approche commune d’anonymisation des individus dans l’univers des images a aussi montré ses limites face aux attaques par des algorithmes d’apprentissage : les images pixélisées, floutées ou soumises à un algorithme standard de cryptage JPEG ne résistent pas à une tentative d’identification : les visages de 83% des individus sont ainsi révélés après traitement (S.J. Oh, et al., Faceless Person Recognition: Privacy Implications in Social Media. European Conference on Computer Vision (ECCV), Springer, 8 oct. 2016, p. 19-35).
  62. I.J. Goodfellow, J. Shlens et C. Szegedy. Explaining and harnessing adversarial examples. 5th International Conference on Learning Representations (ICLR 2015), 7-9 mai 2015, p. 1-11. V. aussi: N. Papernot, et al. The limitations of deep learning in adversarial settings. IEEE European Symposium on Security and Privacy (EuroS&P), 21 mars 2016, p. 372-387.
  63. F. Tramèr et al. Stealing Machine Learning Models via Prediction APIs, arXiv preprint n° 1609.02943, 2016.
  64. M. Fredrikson M, S. Jha et T. Ristenpart, Model inversion attacks that exploit confidence information and basic countermeasures. Proceedings of the 22nd ACM SIGSAC Conference on Computer and Communications Security, 12 oct. 2015, p. 1322-1333.
  65. À titre d’exemple : alors que la qualification de l’adresse IP en tant que « donnée personnelle » ne fait pas consensus (p. ex. : CA Rennes, ch. com., 28 avr. 2015, n° 14/05708 : « L’adresse IP n’est pas l’adresse d’une personne physique mais l’adresse du réseau local de la machine d’un utilisateur » ; contra : TGI Paris, 3e ch., 24 juin 2009, n° 2008/01221), son association à d’autres données peut lui accorder le statut de donnée à caractère personnel. C’est tout du moins là la position des parlementaires européens, par la voix de Viviane Reding : « Dans la mesure où les adresses IP permettent d’identifier précisément les utilisateurs lorsqu’elles sont associées à d’autres informations reçues par les serveurs, elles constituent des données à caractère personnel au sens de la directive 95/46/CE. » (18 avr. 2013, question écrite E-000956/13 [http://www.europarl.europa.eu/sides/getAllAnswers.do?reference=E-2013-000956&language=FR]).
  66. R.L. Bolton III, The right to be forgotten: Forced amnesia in a technological age. J. Marshall J. Info. Tech. & Privacy Law, vol. 31, 2015, p. 133-285. J. Ausloos, The ‘Right to be Forgotten’–Worth remembering ? Computer Law & Security Review, vol. 28, n° 2, 2012, p. 143-152.
  67. Selon les articles 13 §2(f) et 14 §2(g) du Règlement UE 2016/679, le responsable du traitement doit informer la personne de « l’existence d’une prise de décision automatisée, y compris un profilage, [et] des informations utiles concernant la logique sous-jacente, ainsi que l’importance et les conséquences prévues de ce traitement pour la personne concernée. » L’article 12 §1 précise en outre que cette information doit être communiquée « d’une façon concise, transparente, compréhensible et aisément accessible, en des termes clairs et simples ». Ce même principe est inscrit à l’article 4 la loi pour une République numérique, qui introduit l’article L.311-3-1 au livre III du Code des relations entre le public et l’administration. Cet article dispose en effet qu’« une décision individuelle prise sur le fondement d’un traitement algorithmique comporte une mention explicite en informant l’intéressé. Les règles définissant ce traitement ainsi que les principales caractéristiques de sa mise en œuvre sont communiquées par l’administration à l’intéressé s’il en fait la demande. ».
  68. Pour un commentaire général sur l’interprétation des résultats des algorithmes d’apprentissage, v. J. Burrell, How the machine ‘thinks’: understanding opacity in machine learning algorithms. Big Data and Society, Janv.-Juin 2016, p. 1-12. Une discussion, plus approfondie, sur les limites d’interpretabilité des modèles statistiques est proposée dans G. Shmueli, To explain or to predict ? Statistical science, vol. 25, n° 3, 2010, p. 289-310, et dans Z.C. Lipton, The Mythos of Model Interpretability. IEEE Spectrum, 2016, p. 96-100.
  69. À quelques exceptions près, cependant. Par exemple, les « arbres de décisions » permettent de suivre pas à pas, dans une structure hiérarchique, les variables identifiées comme étant les plus à même de catégoriser les données d’entrainement. Des méthodes de guidage de l’entraintement (S. Tan, K.C. Sim et M. Gales, Improving the interpretability of deep neural networks with stimulated learning. IEEE Workshop on Automatic Speech Recognition and Understanding (ASRU) 13 dec. 2015, p. 617-623), d’analyse a posteriori (M.T. Ribeiro, S. Singh et C. Guestrin, Why Should I Trust You?: Explaining the Predictions of Any Classifier. KDD 2016, San Francisco, arXiv preprint arXiv:1602.04938, 16 fev. 2016) ou de « visualisation » des modèles sont aussi parfois utilisées (par exemple dans le cas de l’apprentissage profond : J. Yosinsky et al., Understanding Neural Networks Through Deep Visualization, Deep Learning Workshop, 31st International Conference on Machine Learning (ICML), Lille, France, 2015, p. 1-12).
  70. Étude annuelle 2014 du Conseil d’État – Le numérique et les droits fondamentaux, sept. 2014, p. 18 [http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/144000541/].
  71. V. Y.A. De Montjoye, 2015, supra, not. n° 17, pour la ré-identification d’individus à partir de listes d’achats. L’identification à partir de métadonnées de localisation a aussi été démontrée récemment (L. Rossi, J. Walker et M. Musolesi. Spatio-temporal techniques for user identification by means of GPS mobility data. EPJ Data Science, vol. 4, n° 11, 2015, p.1-16), nos mouvements seraient ainsi prévisibles « à 93% », indiquant que « despite our deep-rooted desire for change and spontaneity, our daily mobility is, in fact, characterized by a deep-rooted regularity » (C. Song, et al. Limits of predictability in human mobility. Science, vol. 327, n° 5968, 2010, p. 1018-1021). Une régularité qui pourrait permettre le développement d’outils de prédiction.
  72. C. Castets-Renard, supra, not. n° 53.
  73. Étude annuelle 2014 du Conseil d’État, supra, not. n° 69.
  74. C’était déjà là la position du groupe G29, organe consultatif de l’Union européenne sur la protection des données personnelles et de la vie privé, dans son avis du 4/2007 : l’identité d’une personne ne passe pas nécessairement par la connaissance d’éléments d’identité avérés mais peut ressortir d’un faisceau d’autres éléments (« Avis 4/2007 sur le concept de données à caractère personnel », document 01248/07/FR – WP 136, 20 juin 2007).
  75. La décision de la CNIL n°2011-035, concernant la collecte de données par Google,  souligne ainsi dans ses motifs que la collecte conjointe de données de localisation et d’une adresse MAC « permet de déterminer in fine la position géographique des utilisateurs du système Latitude » et, qu’en conséquence,  « la finalité de la collecte des adresses MAC combinée aux autres informations collectées conduit […] à considérer que ces données combinées entre elles, constituent des données à caractère personnel. »
  76. L’adresse MAC (Media Access Control) est numéro unique identifiant une carte réseau. L’identifiant SSID (Service Set Identifier) identifie quant à lui un réseau sans fil Wi-Fi. Enfin, l’adresse IP (Internet Protocol), constitue un numéro d’identification unique attribué à chaque appareil connecté au réseau internet.
  77. v. décision de la CNIL précitée (supra, not. n° 74) : « les données SSID et MAC, combinées aux données de localisation collectées par les véhicules « Google Cars », sont des données à caractère personnel. ».
  78. v. CA Rennes, ch. com., 28 avr. 2015, n° 14/05708 (supra not. n° 64). De même : « l’adresse IP ne permet pas d’identifier le ou les personnes qui ont utilisé cet ordinateur puisque seule l’autorité légitime pour poursuivre l’enquête (police ou gendarmerie) peut obtenir du fournisseur l’accès d’identité de l’utilisateur. » (CA Paris, 13e ch., sect. B, 27 avr. 2007). Dans son arrêt du 19 octobre 2016 la Cour de justice de l’UE a tranché en la matière : l’adresse IP devra être considérée comme une donnée à caractère personnel (au sens  directive 95/46/CE et donc du Règlement) : « une adresse IP dynamique enregistrée par un fournisseur de services de médias en ligne à l’occasion de la consultation par une personne d’un site Internet que ce fournisseur rend accessible au public constitue, à l’égard dudit fournisseur, une donnée à caractère personnel au sens de cette disposition, lorsqu’il dispose de moyens légaux lui permettant de faire identifier la personne concernée grâce aux informations supplémentaires dont dispose le fournisseur d’accès à Internet de cette personne » (CJUE, Aff. C-582/14, Patrick Breyer c. Bundesrepublik Deutschland,19 oct. 2016). Dans le même sens, v. C. cass., 1re civ., arrêt n°1184, 3 nov. 2016, Cabinet Peterson c. Groupe logisneuf : « les adresses IP, qui permettent d’identifier indirectement une personne physique, sont des données à caractère personnel, de sorte que leur collecte constitue un traitement de données à caractère personnel et doit faire l’objet d’une déclaration préalable auprès de la CNIL. ».
  79. F. Kamiran, et T. Calders. Data preprocessing techniques for classification without discrimination. Knowledge and Information Systems, vol. 33, n° 1, 2012, p. 1-33. Voir aussi, dans le même sens : M. Feldman,et al. Certifying and removing disparate impact. KDD, 2015, p. 259-268.
  80. R. Zemel, et al. Learning fair representations. ICML, 2013, p. 325-333. M.B. Zafar, et al. Fairness Constraints: A Mechanism for Fair Classification. 2nd Workshop on Fairness, Accountability, and Transparency in Machine Learning, 2015.
  81. S. Hajian, et al. Discrimination-and privacy-aware patterns. Data Mining and Knowledge Discovery, vol. 29, n° 6, 2015, p. 1733-1782.
  82. Dans ce sens: « Understanding why machine learning models behave the way they do empowers both system designers and end-users in many ways: in model selection, feature engineering, in order to trust and act upon the predictions, and in more intuitive user interfaces. » (M.T. Ribeiro, S. Singh et  C. Guestrin, Model-Agnostic Interpretability of Machine Learning. arXiv preprint n° 1606.05386, 2016).
  83. Voir L’opinion 9/2016 du Contrôleur européen de la protection des données intitulée : « EDPS Opinion on Personal Information Management Systems », 20 oct. 2016, disponible sur le site [http://edps.europa.eu/]. M. Vescovi, et al. My data store: toward user awareness and control on personal data. Proceedings of the 2014 ACM International Joint Conference on Pervasive and Ubiquitous Computing, 13 sept. 2014, p. 179-182.
  84. V. p. ex. la récente mise en demeure de Microsoft par la CNIL à propos de la collecte disproportionnée de données par le système d’exploitation Windows 10, notamment l’extraction de la liste des applications téléchargées et installées sur le système par un utilisateur et du temps passé sur chacune d’elles (CNIL, décision n° 2016-058, 30 juin 2016).
  85. Approche d’autant plus critiquable lorsque ces applications touchent à la prédiction de traits humains ou autres caractéristiques subjectives.

Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Second semestre 2016

Par Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS

et Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à Université de Montpellier, IDEDH

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Le contentieux européen des droits de l’homme est toujours le reflet des crises qui traversent l’Europe. Pour la période allant du 1er juillet au 31 décembre 2016, des décisions portent par exemple sur l’état d’urgence (à la suite du coup d’Etat en Turquie) et la crise migratoire (migrants débarqués sur les côtes italiennes), avec des solutions qui font preuve d’une compréhension plus ou moins grande à l’égard des Etats. Qu’il nous soit permis de formuler, en guise d’introduction, trois brèves remarques.

En premier lieu, et le point est ici capital, il convient de réfuter l‘idée selon laquelle la Cour européenne se place constamment dans une logique d’extension des obligations conventionnelles. A preuve, les arrêts examinés confirment une valorisation du principe de subsidiarité, la Cour n’hésitant pas, du reste, à s’approprier des solutions moins protectrices adoptées par les juges nationaux comme l’illustre l’arrêt A. B. c/ Norvège du 15 novembre 2016 qui concernait l’application du principe non bis in idem aux procédures mixtes. Sûrement faut-il être moins sévère et caricatural que certains dans les procès menés à l’encontre de la Cour 1. Tirer à boulets rouges sur sa jurisprudence en la présentant systématiquement comme « trop intrusive » et sans égards pour la souveraineté des États n’est guère constructif, la réalité étant bien celle d’une juridiction qui n’opère pas en vase-clos et qui prend davantage en considération les conséquences politiques, économiques, sociales, institutionnelles de ses décisions. Il en est d’ailleurs de même des juridictions nationales qui anticipent de plus en plus d’éventuelles condamnations en s’inspirant des exigences européennes et en mobilisant désormais les techniques de contrôle de la Cour. Topique est, à cet égard, la montée en puissance de la proportionnalité dans le cadre du contrôle concret de conventionnalité 2.

En deuxième lieu, si le juge européen des droits de l’homme ne cesse d’enrichir l’interprétation du corpus conventionnel par référence à des sources extérieures 3, qu’elles soient ou non contraignantes, l’arrêt Mursic c. Croatie rendu en grande chambre le 20 octobre 2016 met en exergue une hypothèse particulière et régressive où la Cour écarte un standard minimum fixé par la soft-law en soulignant la particularité de son office. Plus précisément, elle a jugé que « l’exigence de 3 m2 de surface au sol par détenu en cellule collective doit demeurer la norme minimale pertinente aux fins de l’appréciation des conditions de détention au regard de l’article 3 de la Convention » alors qu’une telle solution s’écarte du standard minimum fixé par le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (4m2). Autant dire que le renvoi à la soft-law est à géométrie variable. Au grand regret du juge portugais Pinto De Albuquerque 4, le fantôme de l’arrêt Demir et Baykara n’a apparemment pas hanté le palais des droits de l’homme lors du délibéré sur l’affaire Mursic (contra., voy. Gde ch., 8 nov. 2016, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie, no 18030/11).

L’on notera, en troisième lieu, que la Cour comprend trois nouveaux juges depuis le 1er septembre 2016 : le juge britannique Tim Eicke (ancien avocat du gouvernement…) qui succède à Paul Mahoney, le juge Latif Hüseynov (Professeur de droit international public et ancien Président du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants) élu au titre de l’Azerbaïdjan par l’Assemblée parlementaire après que deux listes de candidats proposée par le gouvernement azerbaïdjanais ait été rejetées en 2015 et 2016 et le juge de « L’ex-République yougoslave de Macédoine » Jovan Ilievski (Professeur de droit pénal) qui n’avait pas été considéré comme le « candidat le plus qualifié » par la commission sur l’élection des juges à la Cour européenne des droits de l’homme !. Le constat dressé en 2010 par le regretté Professeur Jean-François Flauss d’une « démultiplication des standards applicables au recrutement des juges de la Cour » (AJDA, 2010, p. 2362) demeure d’actualité. On ne compte plus les listes de juges rejetées par l’Assemblée parlementaire lors de la période récente (Hongrie, République-Slovaque, Géorgie, Albanie…). Enfin, le 20 mars 2017, le juge grec Linos-Alexandre Sicilianos a été élu Vice-Président de la Cour pour un mandat de trois ans.

Il est toujours difficile de tirer des conclusions nettes à partir de l’examen de la jurisprudence sur une période aussi brève qu’un semestre. Pour la période allant du 1er juillet au 31 décembre 2016, la Cour a néanmoins rendu de nombreux arrêts traduisant des évolutions significatives de la jurisprudence européenne. Cinq thèmes ont été retenus : justice et État de droit (I), le droit des étrangers (II), les droits politiques (III), le droit de propriété (IV) et le principe non bis in idem (V).

I – Justice et État de droit, deux valeurs en péril ?

Si la justice se trouve à l’honneur dans la jurisprudence récente, c’est à travers ses liens complexes et parfois distendus avec les exigences de l’État de droit. En effet, à travers des problématiques aussi diverses que la restitution d’un lieu de culte (A), l’étendue de la protection garantie à des suspects durant leur interrogatoire ou la possibilité d’exercer un recours effectif contre une mesure prise dans un contexte d’état d’urgence (B), la Cour procède à la redéfinition – pas toujours libérale – des limites procédurales encadrant, dans une société démocratique, la possibilité pour les autorités de s’éloigner du droit commun en certaines circonstances. Dans une perspective un peu différente, elle se prononce également sur la notion de « participation à une procédure » (C).

A) L’absence d’interprétation uniforme de la notion de « droit commun », atteinte à la sécurité juridique

L’affaire Paroisse gréco-catholique Lupeni et a.c/. Roumanie (Gde. ch., 29 nov. 2016, n° 76943/11) concerne le droit de propriété d’une paroisse et les démarches visant la restitution d’un lieu de culte qui avait fait l’objet d’un transfert de propriété à l’Église orthodoxe roumaine en 1967 en vertu d’un décret prévoyant que « si la majorité des fidèles d’une Église devenaient membres d’une autre Église, les biens ayant appartenu à la première seraient transférés dans le patrimoine de la seconde ». En 1990, le culte uniate fut reconnu officiellement par un décret-loi confiant à des commissions composées de représentants des deux cultes la mission de statuer sur la situation juridique des biens transférés en considération de « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens ». Depuis une loi de 2005, en cas de désaccord, une action en justice fondée sur le droit commun peut être introduite. Dans un premier temps, constatant que le critère matériel de « la volonté des fidèles des communautés détentrices des biens » est imposé au fond par le droit roumain pour obtenir la restitution des biens (et non un obstacle procédural), la Grande chambre conclut à la non-violation du droit d’accéder à un tribunal (article 6 §1) puisque le droit à un procès équitable ne saurait s’appliquer. Toutefois, contrairement à la solution rendue dans l’arrêt Paroisse gréco-catholique Sambata Bihor (12 janv. 2010, n° 48107/99) qui concernait la période précédente, elle valide (par douze voix contre cinq) l’adoption de ce critère – ambigu – reposant sur la volonté des fidèles, au motif que les modifications procédurales ont garanti aux requérants l’accès à un tribunal en leur permettant une contestation en justice fondée sur le droit commun. Dans un second temps, une « divergence de jurisprudence profonde et persistante » quant à l’interprétation de la notion de « droit commun » l’amène en revanche à conclure unanimement à la violation de l’article 6 §1. En effet, entre 2007 et 2012, la Haute Cour avait adopté des positions « diamétralement opposées » sans que l’on puisse y voir une « évolution de la jurisprudence naturellement inhérente au système judiciaire » puisqu’elle était revenue sur sa position à la fois quant à l’accès à un tribunal et au droit applicable. En l’absence de recours prompt à une procédure d’harmonisation des pratiques judiciaires, cette incertitude avait porté atteinte au principe de sécurité juridique.

B) Possibilité de déroger à une procédure de droit commun et affaiblissement des exigences de l’État de droit : terrorisme 1 – criminalité organisée 0

Les conditions de dérogation à une procédure de droit commun sont tout d’abord examinées dans l’affaire Kiril Zlatkov Nikolov c/ France (10 nov. 2016, n° 70474/11 et 68038/12). Les interrogatoires menés dans le bureau du juge d’instruction dans le cadre de sa mise en examen n’ayant pas été enregistrés, le requérant se plaignait d’une discrimination dans l’exercice de son droit à un procès équitable. En effet, introduit par la loi du 5 mars 2007, le septième alinéa de l’article 116-1 du Code de procédure pénale français excluait la mise en œuvre de cette garantie dans les affaires concernant des crimes relevant de la criminalité organisée, d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation et de terrorisme. Bien que cette disposition ait été déclarée inconstitutionnelle car méconnaissant le principe d’égalité 5, le pourvoi en cassation du requérant avait été rejeté, cette décision ne pouvant s’appliquer qu’à compter de la date de sa publication. Considérant toutefois que « rien ne permet d’établir que l’absence d’enregistrement [ait eu] des conséquences significatives sur l’exercice de ses droits dans le cadre de la procédure pénale dont il a été l’objet, ni même, plus largement, sur sa situation personnelle » (Boelens et a. c/ Belgique, Déc. 11 sept. 2012, n° 20007/09), la Cour conclut qu’« en tout état de cause, la discrimination dans la jouissance du droit à un procès équitable » dénoncée par le requérant ne lui avait causé « aucun préjudice important », au sens de l’article 35 § 3 b. Elle déclare donc la requête irrecevable en constatant que « le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles » n’exige pas un examen au fond car l’abrogation de l’alinéa concerné suite à la décision du Conseil constitutionnel et l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mai 2012 montraient tous deux que le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 avait bien été examiné par un tribunal. Elle conclut également à la non-violation de l’article 5 § 3.

C’est de manière plus inquiétante que la possibilité de déroger au droit commun se trouve examinée dans l’affaire Ibrahim et a. c/ Royaume- Uni (Gde. ch., 13 sept. 2016, n° 50541/08), révélant une nouvelle fois la fragilité des choix opérés par les États pour lutter contre le terrorisme. Le 30 mars 2016, la Grande chambre avait examiné une requête présentée au nom d’un homme tué par erreur alors qu’il était soupçonné d’avoir fait partie du groupe de terroristes islamistes ayant posé plusieurs bombes dans les transports publics londoniens le 21 juillet 2005, deux semaines après les attentats-suicides qui avaient fait 56 morts dans des conditions similaires (Armani Da Silva, n° 5878/08). Par un curieux effet miroir, quelques mois plus tard elle se penche sur les droits des individus condamnés pour ces mêmes faits – et avec l’un desquels la victime avait été confondue.

Les trois premiers requérants avaient été privés d’assistance juridique pendant les quatre à huit heures qu’avaient duré leurs « interrogatoires de sûreté », leurs déclarations ayant été admises comme preuves à charge au cours du procès au terme duquel ils avaient été condamnés pour complot d’assassinat. Initialement entendu en qualité de témoin, le quatrième s’était auto-incriminé lors de son interrogatoire sans que les policiers ne lui aient signifié ses droits de garder le silence et d’être assisté par un avocat. Il avait finalement été condamné pour complicité et non-communication d’informations sur les attentats, sa déposition initiale ayant également été produite comme preuve. Tous dénonçant ce défaut d’accès à un avocat ainsi que l’admission de leurs déclarations comme preuves comme des violations des § 1 et 3 c) de l’article 6, la Grande chambre adapte ici au cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste sa jurisprudence Salduz c/ Turquie, dans laquelle elle avait unanimement conclu à la violation de l’article 6 § 3 c) combiné avec son § 1 6. Huit ans plus tard, elle conclut de même à l’égard du quatrième requérant par onze voix contre six mais constate au contraire, de manière moins libérale, sa non-violation à l’égard des trois premiers, par 15 voix contre 2 7.

L’arrêt Salduz ayant posé deux critères permettant d’examiner la compatibilité d’une restriction à l’accès à un avocat avec le droit à un procès équitable (une restriction « justifiée par des raisons impérieuses » et sans incidence sur « l’équité globale de la procédure » quel que soit le type d’infraction), c’est sur leur mise en œuvre que la Cour prétend se pencher ici. L’accès précoce de suspects à l’assistance juridique s’avérant fondamental, le premier critère est d’interprétation stricte, toute restriction devant demeurer exceptionnelle, temporaire et reposer sur une appréciation au cas par cas des circonstances. Vérifier l’existence de « raisons impérieuses » implique donc de rechercher si la restriction avait une base en droit interne « et si la portée et la teneur de toutes les restrictions à cet accès étaient suffisamment encadrées par la loi de sorte à aider les personnes chargées de leur application concrète dans leur prise de décisions ». La Grande chambre estime nécessaire de préciser ce point : certes, établir l’existence d’un « besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique » (directive 2013/48/UE) peut permettre à l’État partie de justifier une restriction 8. En revanche, contrairement à ce qui aurait pu sembler découler de l’arrêt de section, « un risque de fuites invoqué sans autre précision ne saurait s’analyser en une raison impérieuse justifiant une restriction à l’accès à un avocat », seul le recours combiné au second critère permettant alors la solution. Toutefois, en contrepoint, l’absence de raisons impérieuses n’emporte pas à elle seule violation de l’article 6, puisque les droits énoncés en son § 3 « sont non pas des fins en soi mais des aspects particuliers du droit général à un procès équitable », ce qui impose de tenir compte de la procédure dans son ensemble. Ainsi, lorsque l’État parvient à démontrer l’existence de raisons impérieuses de retarder l’assistance juridique, un examen global de la procédure permet de vérifier que l’équité n’en a pas été altérée. Le fait qu’il n’y parvienne pas, induisant une présomption de manque d’équité dans la procédure, implique un contrôle renforcé de la Cour, l’État devant alors « expliquer de façon convaincante pourquoi, à titre exceptionnel et au vu des circonstances particulières du cas d’espèce, la restriction à l’accès à l’assistance juridique n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité globale du procès ». Sous couvert d’une explication de l’arrêt Salduz, la Cour opte donc pour une approche beaucoup moins libérale, offrant aux États la possibilité de contourner l’un des principes essentiels du droit à un procès équitable.

De même, jugeant « inhérent au droit de ne pas témoigner contre soi-même, au droit de garder le silence et au droit à une assistance juridique que tout ‘accusé’ au sens de l’article 6 a le droit d’être informé de ces droits », la Cour estime que rien ne peut en principe justifier leur absence de notification. Soulignant néanmoins qu’en pareil cas, l’accès immédiat à un avocat est à même de garantir l’équité de la procédure, elle affirme que l’absence d’assistance juridique immédiate s’assimile à une circonstance aggravante. Paradoxalement, elle en tire l’affirmation en demi-teinte selon laquelle « le défaut de notification fera qu’il sera encore plus difficile au gouvernement de lever la présomption de manque d’équité qui naît en l’absence de raisons impérieuses de retarder l’assistance juridique, ou de démontrer, si le retardement se justifie par des raisons impérieuses, que le procès dans son ensemble a été équitable ». Ce faisant, elle laisse donc à l’État partie une marge de manœuvre censée lui permettre de lutter efficacement contre le risque terroriste, tout en (ne) lui imposant le respect (que) des exigences (les plus minimales) du droit à un procès équitable. Car, si l’existence de raisons impérieuses ne dispense pas l’État de devoir garantir qu’aucune atteinte n’a été portée à l’équité globale du procès, l’absence de telles raisons entraîne quant à elle une présomption de manque d’équité que le gouvernement peut toutefois combattre.

Concluant à l’existence de raisons impérieuses de restreindre temporairement le droit à l’assistance juridique des trois premiers requérants – aux motifs qu’il existait bien un besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique des membres de la population, que la police avait « légitimement » pour priorité absolue de recueillir des informations relatives aux attentats et que la loi prévoyait clairement une possible restriction tout en donnant « des orientations importantes pour la prise de décisions opérationnelles » – la Cour considère que l’ensemble de la procédure les concernant est bien demeurée équitable. Elle estime en revanche que l’État défendeur n’a pas démontré valablement l’existence de raisons impérieuses de poursuivre l’interrogatoire du quatrième après qu’il avait commencé à s’incriminer sans lui avoir notifié d’avertissement et sans l’avoir informé de son droit à une assistance. Associées au « haut niveau d’exigence qui s’applique lorsqu’il y a lieu de présumer un manque d’équité », des « lacunes procédurales » l’amènent à conclure à la violation de l’article 6 § 1 et 3c 9. Suscitant plus de motifs d’inquiétude que de raisons d’apprécier cette volonté proclamée de clarification, cette affaire appelle de nouvelles précisions rapides de la part de la Cour – sous peine de confirmer l’impression délétère que les terroristes parviennent progressivement à leurs fins en conduisant la démocratie européenne à sa perte. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce soit en appelant aux valeurs de la Convention que les juges Sajó et Laffranque dénoncent ici une « reculade » dans l’une des six opinions séparées jointes à l’arrêt, dont certaines particulièrement critiques.

Tout aussi problématique est l’affaire Zihni c/ Turquie (29 nov. 2016, n° 59061/16), la Cour y écartant la possibilité de contester directement devant elle des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sans saisine préalable des juridictions internes. Ex-directeur adjoint d’un lycéen, le requérant contestait le décret-loi l’ayant révoqué de même que plus de 50 000 fonctionnaires turcs suite au coup d’État manqué de juillet 2016. Il dénonçait l’absence de recours effectif susceptible de lui permettre de contester avec succès la mesure dont il avait fait l’objet, au double motif que les mesures prises dans ce contexte seraient insusceptibles de recours et que la Cour constitutionnelle ne serait plus à même d’être impartiale, plusieurs de ses membres ayant été placés en détention provisoire. Face à l’ampleur des mesures restrictives des droits fondamentaux découlant de l’état d’urgence sur le territoire turc, on s’étonnera que la Cour procède à un examen classique, concluant à l’irrecevabilité de la requête sur le fondement de l’article 35 sans s’intéresser aux « controverses » qu’elle constate « dans la doctrine comme dans la jurisprudence » quant à l’effectivité réelle des recours existants. En fait, dans la mesure où il s’agit de « ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux », tout se passe comme si le principe de subsidiarité impliquait une présomption de conformité de l’ordre juridique interne aux exigences de la Convention. La Cour applique donc sa jurisprudence, selon laquelle doivent seuls être épuisés les recours « relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats ».

Pour ce faire, elle relève tout d’abord que si le Conseil d’État turc s’est récemment déclaré incompétent pour connaître au fond d’un recours introduit par un magistrat révoqué, c’était au motif que le tribunal administratif devait être saisi en premier ressort et non parce qu’aucun recours n’aurait été envisageable. Elle rappelle avoir déjà jugé que « rien ne permettait d’exclure par avance » que la procédure de recours individuel introduite en 2012 dans la Constitution turque par le nouvel article 148 § 3 « puisse présenter l’effectivité requise ». Ceci l’amène fort simplement à sa conclusion : certes, par un revirement jurisprudentiel de novembre 2016 dans quatre arrêts de principe, la Cour constitutionnelle s’est déclarée incompétente pour examiner la constitutionnalité des décrets-lois édictés dans le cadre de l’état d’urgence. Toutefois, cette jurisprudence n’a jusqu’alors concerné que des recours en inconstitutionnalité par voie d’action, sans que la Cour constitutionnelle ne se soit encore prononcée sur sa compétence pour connaître des multiples recours individuels dirigés contre les mesures prises sur le fondement de ces textes. Or, ainsi qu’il ressort d’une interprétation constante initiée par la Commission dans sa décision E.N. v. Ireland (1er déc. 1993, n° 18670/91), « dans un ordre juridique où les droits fondamentaux sont protégés […], il incombe à l’individu lésé d’éprouver l’ampleur de cette protection ». Ceci conduit la Cour à réaffirmer que « le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation du recours en question ». Comme elle l’avait fait dans sa décision Hasan Uzun c/ Turquie (n° 10755/13, 30 avr. 2013), elle conclut donc qu’aucun élément ne lui permet d’affirmer que le recours concerné « ne présentait pas, en principe, des perspectives de redressement approprié des griefs tirés de la Convention ».

Il s’agit là d’une tentative pour ramener la Turquie sur la voie des valeurs démocratiques qu’elle a elle-même contribué à insérer dans la Convention 10. Valorisant le principe de subsidiarité en plaçant l’État face à ses responsabilités – better in than out – cette approche a été adoptée à de nombreuses reprises 11. Il importe cependant de souligner que, jusqu’à l’arrêt Vučković et a. c. Serbie 12, la Cour imposait au requérant d’avoir « éprouvé l’ampleur » de la protection garantie dès lors que les droits fondamentaux étaient protégés « par la Constitution », alors qu’en l’espèce elle se contente d’évoquer le fait qu’ils soient protégés « par la loi ». Cette différence est loin d’être anecdotique alors qu’il s’agit d’évaluer les chances de succès d’un recours individuel en recherchant, conformément aux principes de droit international généralement reconnus, si certaines circonstances particulières pouvaient dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes. Et ce d’autant plus que, dès le 26 juillet 2016, le Commissaire aux droits de l’homme estimait « préoccupant » que le décret KHK/667 « instaure une totale impunité juridique, administrative, pénale et financière pour les autorités administratives agissant dans son cadre et que les tribunaux administratifs n’a[ie]nt pas le pouvoir de surseoir à l’exécution des mesures prévues, même s’ils les jugent contraires à la loi » car ces dispositions « suppriment en pratique les deux principales garanties contre l’application arbitraire du texte ». Évoquant déjà « les procédures simplifiées de révocation des juges, y compris les juges de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême, sans exigences définies en matière de preuve » tout comme « la procédure administrative simplifiée de licenciement de tout agent public […] sans possibilité de recours administratif et sans exigences en matière de preuve », il soulignait que « vu la très large portée et le caractère extrêmement sommaire des procédures qu’il met en place, il y bien peu de chances d’éviter l’arbitraire : les préjudices causés aux personnes physiques ou morales concernées risqu[a]nt d’être irréparables ». Face à cet « affaiblissement du contrôle juridictionnel interne », dénoncé par Nils Muiznieks et à nouveau pointé dans son Mémorandum du 7 oct. 2016 13, il est préoccupant que la Cour choisisse de se retirer du jeu. Certes, en vertu de l’article 15, la Turquie a la faculté de déroger temporairement à certains des droits et libertés garantis depuis qu’elle a informé le Secrétaire général du Conseil de l’Europe de son intention de le faire 14. Toutefois, justifié par la nécessité de faire face à une « guerre » ou à tout « autre danger public menaçant la vie de la nation », ce régime dérogatoire ne doit en aucun cas servir la mise en place d’un régime autoritaire en lieu et place de la démocratie. Car c’est bien au nom de la protection des droits et libertés que l’état d’urgence permet de limiter temporairement certains d’entre eux.

Dans ce contexte, si le contrôle très succinct auquel la Cour se livre ici révèle une volonté manifeste de ne pas interférer dans un dossier politique brûlant, ce choix tout en retenue se révèle néanmoins d’autant plus problématique qu’à peine 10 jours plus tard la Commission de Venise allait rendre, à la demande de la Commission de suivi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, un avis concluant à la disproportion des mesures prises dans le cadre – pourtant légitime – du recours à l’état d’urgence suite à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 15 : « The Venice Commission is particularly concerned by the apparent absence of access to justice for those public servants who have been dismissed directly by the decree laws, and those legal entities which have been liquidated by the decree laws. If, for practical reasons, the re-introduction of full access to court for public servants is impossible in the current conditions, the Turkish authorities should consider alternative legal mechanisms, which might permit individual treatment of all cases and ultimately give those dismissed their “day in court”. The Venice Commission supports the proposal made by the Secretary General of the Council of Europe concerning the creation of an independent ad hoc body for the examination of individual cases of dismissals, subject to subsequent judicial review ». Faute pour la Turquie de prendre rapidement les mesures d’assouplissement qui s’imposent, il semble donc que la Cour devra modifier sa position si elle entend préserver sa crédibilité en tant que protectrice du modèle démocratique européen 16.

Elle en aura l’occasion en examinant une requête présentée au nom de quatorze personnes qui auraient été intentionnellement tuées par les forces de sécurité turques en février 2016, alors qu’un couvre-feu permanent avait été décrété, interdisant aux habitants de sortir de chez eux 24 heures sur 24, de décembre 2015 à mars 2016 (Yavuzel et a. c/ Turquie, aff. communiquée le 6 déc. 2016, n° 5317/06 et a.). La liberté d’aller et venir ayant fait l’objet d’importantes limitations dans de nombreuses villes du Sud-Est du pays dans le but affiché par les autorités locales de protéger la population contre des explosifs enterrés par des combattants illégaux, l’affaire fait elle aussi largement écho au Mémorandum rendu public par le Commissaire aux droits de l’homme quatre jours avant sa communication, selon lequel « [l]es droits de l’homme d’une population civile très nombreuse sont violés à bien des égards du fait des mesures de couvre-feu et des opérations antiterroristes mises en œuvre dans le sud-est de la Turquie depuis août 2015 », le comportement des forces de l’ordre « confort[ant] souvent la population civile dans l’idée que les couvre-feux et les opérations antiterroristes constituent en réalité une forme de punition collective ».

Selon les requérants, leurs proches auraient fait partie d’un groupe de 170 personnes qui, blessées par balle par les forces de l’ordre, auraient trouvé refuge dans les caves de plusieurs immeubles. Au lieu de répondre à leurs appels d’urgence et d’autoriser à leur porter secours, les forces de sécurité auraient au contraire bombardé l’immeuble. Un recours déposé devant la Cour constitutionnelle ayant été rejeté en raison d’incertitudes concernant la réalité des blessures des individus concernés et leur gravité, leur éventuelle possession d’armes et leur localisation exacte, les requérants allèguent la violation de l’article 2, au motif que l’État aurait manqué à ses obligations positives tant dans son volet matériel qu’en termes d’enquête effective, ainsi que des articles 3, 5, 9 et 34. Souhaitons que la Cour entende, elle aussi, l’appel lancé à la Turquie par M. Muiznieks « à cesser d’utiliser le couvre-feu de cette manière, à enquêter de manière effective sur toutes les allégations de violations des droits de l’homme par des agents publics et à établir des mécanismes complets de recours et d’indemnisation » 17.

C) L’usage de box vitrés dans les salles d’audience : humiliation ou atteinte au droit de participer effectivement à la procédure ?

En marge des précédentes affaires mais concernant également les exigences de l’État de droit en matière judiciaire, la Cour explicite la notion de « participation effective » à une procédure en examinant les conditions d’audition imposées à un manifestant poursuivi – puis condamné – pour sa participation à des troubles à l’ordre public (Yaroslav Belousov c/ Russie, 4 oct. 2016, n° 2653/13). Pendant les deux premiers mois d’audience, plusieurs heures par jour, trois jours par semaine, le requérant a dû partager un box vitré de 5,44 m² avec 9 co-accusés, avant que le procès ne se tienne dans une autre salle, dans laquelle 2 box de 4,8 m² chacun l’accueillirent avec 8 de ses co-accusés. Si l’aménagement de la deuxième salle lui permit d’éviter « le désagrément et l’humiliation d’une extrême surpopulation », les conditions dans lesquelles il fut en permanence exposé au public dans la première salle, via la couverture du procès par les médias, amènent la Cour à constater unanimement un traitement dégradant. Estimant que, dans de telles conditions de confinement, son impossibilité à prendre part à la procédure et à communiquer avec son avocat pendant l’audience a également pu contribuer à son anxiété et à sa détresse, elle juge toutefois ce grief insuffisant pour entraîner en lui-même une violation de l’article 3 mais considère que les conditions d’audience des deux premiers mois ont entraîné une violation du droit à un procès équitable. En effet, considérant qu’un box vitré offre un aspect moins « sévère » (harsh appearance) qu’une cage métallique, elle estime que le placement dans un tel box n’entraîne pas « par lui-même » une humiliation suffisante pour atteindre le même degré de sévérité que le placement en cage, ce degré devant être envisagé comme un tout. En revanche, ne pouvant communiquer avec son conseil que via un micro et tout près d’un policier, le requérant s’est trouvé placé derrière une « barrière physique réduisant dans une certaine mesure sa participation aux débats », le tribunal n’ayant eu aucune latitude pour ordonner son placement hors du box et ne cherchant pas à « compenser » son impact sur les droits de la défense. Exigeant que toute mesure restreignant cette participation soit nécessaire et proportionnée aux risques spécifiques engendrés par l’affaire et ne devienne pas une « routine », la Cour conclut unanimement à la violation conjointe des § 1 et 3 b et c de l’article 6 eu égard à l’importance des droits de la défense dans une société démocratique.

Enfin, dans la mesure où le requérant, condamné à deux ans et trois mois d’emprisonnement pour sa participation à une manifestation qui avait dégénéré, n’avait pas pris part aux provocations initiales, son implication seulement marginale dans les événements n’en faisait pas un « risque » pour la stabilité politique ni une menace pour l’ordre public. La Cour conclut donc à nouveau unanimement à la violation de l’article 11 en soulignant que « [s]a condamnation pénale […] – et particulièrement la sévérité de la peine – ne pouvait qu’avoir pour effet de le décourager ainsi que les autres militants d’opposition et le public dans son ensemble de participer à des manifestations et, plus généralement, de prendre part au débat public ».

C. H-R

II- Droit des étrangers : où la tension permanente entre réalisme et exigence d’effectivité

Le contentieux relatif à la protection des droits des étrangers a paru, en ce second semestre 2016, animé de tendances opposées. Tandis que des arrêts importants rendus sur le terrain de l’article 3 et de la célèbre jurisprudence « Soering » 18 semblent amorcer un changement de cap jurisprudentiel fondé sur une approche plus extensive des obligations pesant sur les États (A), une approche plus réaliste est de mise lorsqu’est en cause l’article 4 du Protocole n° 4 qui interdit l’expulsion collective des étrangers, la Cour faisant alors primer « les difficultés [que les États] peuvent rencontrer dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile » (Gde ch., 15 déc. 2016, Khlaifia et a. c/ Italie, § 241, n° 16483/12) (B).

A- Risques de mauvais traitements dans le pays de destination : « Le changement, c’est maintenant ! »

Le domaine du droit des étrangers a constitué en 2016 le terrain d’élection de l’interprétation dynamique de la Convention – du moins sur le terrain de l’article 3 – c’est-à-dire celle utilisée « aux fins de développement des droits » 19. Cette volonté de garantir l’effectivité du droit protégé à l’article 3 s’est manifestée dans deux arrêts particulièrement importants à l’occasion desquels la Grande chambre a entendu « clarifier » sa jurisprudence, le terme de « clarification » n’étant évidemment pas choisi par hasard… Assurément, les arrêts J.K et a. c/ Suède (23 août 2016, no 59166/12) et Paposhvili c/ Belgique (13 déc. 2016, no 41738/10) rendus en grande chambre feront date.

Le premier (J.K. et a.) est relatif à l’appréciation de l’existence d’un risque réel de traitements contraires à l’article 3 lorsqu’un demandeur d’asile a déjà fait l’objet par le passé de persécutions graves dans le pays de destination. En l’occurrence, était en cause l’expulsion de trois ressortissants irakiens (un couple marié et leur fils) à la suite du rejet de leur demande d’asile. Ils faisaient état de risques de persécution et de maltraitance par « Al-Qaida » au motif que le mari avait dirigé une société à Bagdad qui travaillait exclusivement avec des clients américains. Tout en reconnaissant la crédibilité du récit des requérants, les autorités nationales rejetèrent leur demande d’asile en relevant l’ancienneté des actes de violence allégués et la possibilité d’une protection par les forces de sécurité irakiennes. Dans un arrêt rendu le 4 juin 2015, la cinquième section de la Cour a jugé, par cinq voix contre deux, que les requérants n’avaient pas étayé l’allégation selon laquelle, en cas de retour en Irak, ils courraient un risque réel et concret d’être soumis à un traitement contraire à 3 de la Convention. Le 19 octobre 2015, la demande de renvoi en Grande chambre formulée par les requérants a été acceptée par le collège des cinq juges. D’emblée, dans son arrêt, la Grande chambre souligne l’une des particularités du litige, à savoir le fait les requérants avaient déjà fait l’objet par le passé de persécutions graves dans le pays de destination. Certes, cette situation n’était pas inédite dans la jurisprudence de la Cour mais les précédentes affaires, résolues par à-coups, au gré des considérations factuelles propres à chaque espèce, ne permettaient pas de déterminer avec précision le poids de ces « mauvais traitements antérieurs » dans l’évaluation des menaces futures 20. Dans le droit-fil de l’arrêt F.G. c/ Suède 21, la Grande chambre rappelle clairement les éléments à prendre en considération afin d’évaluer les risques encourus par un étranger sous le coup d’une mesure d’éloignement. A ce titre, elle juge utile de clarifier sa jurisprudence concernant les principes applicables au cas où « un demandeur d’asile allègue qu’il a fait l’objet par le passé de mauvais traitements » (§ 99) en s’appuyant notamment sur le droit de l’Union européenne. Dès la partie en fait de l’arrêt, la Grande chambre cite expressément l’article 4 de la directive 2004/83/CE dite « Qualification » 22, notamment son § 4 qui précise que « le fait qu’un demandeur a déjà été persécuté ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l’objet de menaces directes d’une telle persécution ou de telles atteintes est un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas » 23. Plus encore, la référence au droit de l’Union européenne se poursuit par le renvoi à trois arrêts de la Cour de Luxembourg dont l’un porte directement sur l’interprétation de l’article 4 de la directive 24. Le « décloisonnement normatif » 25 s’étend aux conclusions du Haut-commissariat aux réfugiés sur la question de la charge de la preuve du demandeur d’asile. Alors que, d’ordinaire, l’examen de la Cour se concentre sur les risques réels futurs de mauvais traitements en cas de retour dans le pays de destination, l’arrêt J.K. reprend quasiment mot pour mot l’article 4. § 4 de la directive « Qualification » pour affirmer que « l’existence de mauvais traitements antérieurs fournit un indice solide d’un risque réel futur qu’un requérant subisse des traitements contraires à l’article 3, dans le cas où il a livré un récit des faits globalement cohérent et crédible qui concorde avec les informations provenant de sources fiables et objectives sur la situation générale dans le pays concerné » (§ 102). Autrement dit, le juge européen semble aligner à la hausse le niveau de protection de l’article 3 de la Convention sur celui de la directive « Qualification ». En plusieurs occasions, il est arrivé ces derniers mois que la Cour mobilise le droit de l’Union européenne de l’asile pour consolider ou faire progresser la protection de l’article 3 dans le domaine du droit des étrangers. En l’espèce, cette clarification de la jurisprudence s’accompagne d’un renversement de la charge de la preuve. Comme l’indique la Cour au paragraphe 91, « concernant la charge de la preuve dans les affaires d’expulsion, la jurisprudence constante de la Cour dit qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 ; et que lorsque de tels éléments sont soumis, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet ». Sur la base de ces principes, elle constate in casu que la famille a été exposée à des actes de violence et de persécution en Irak de 2004 à 2010 de la part « d’Al‑Qaïda » et, surtout, qu’elle n’a pas pu obtenir la protection des autorités irakiennes parce que celles-ci étaient infiltrées par « Al-Qaïda ». Or, l’Etat défendeur n’est pas parvenu à dissiper les doutes éventuels au sujet de ce risque. Parmi les éléments essentiels propres à convaincre ici la Cour, figure la prise en considération des sources internationales faisant état d’une menace réelle pesant sur les personnes ayant collaboré avec les autorités des puissances occupantes et des déficiences au niveau des services de sécurité irakiens. A ses yeux, il apparaît qu’en cas d’éloignement, les requérants continueraient à subir des persécutions de la part d’acteurs non étatiques sans pouvoir bénéficier de la protection des autorités de l’État irakien. La Grande chambre conclut ainsi, contrairement à l’arrêt de chambre, à la violation de l’article 3 par dix voix contre sept.

Bien que louable sur le plan de la protection des droits et libertés, la solution de la Cour emporte cependant dans son sillage d’inquiétantes conséquences. En premier lieu, la Cour ne semble pas avoir pris au sérieux la problématique des rapports de systèmes. L’arrêt J.K. c/ Suède mettait en effet, aux prises trois niveaux de protection : le droit suédois de transposition de la directive « Qualification », ladite directive et les obligations conventionnelles de l’Etat au titre de l’article 3. Or, comme en conclut très justement la juge irlandaise S. O’Leary, la nouvelle formule de la Cour « posera quelques difficultés aux autorités compétentes. Comment un juge national est-il censé appliquer l’article 4 § 4 de la « directive qualification » à travers le prisme de la transposition dans la législation nationale, tout en veillant à se conformer aux exigences de l’article 3 de la Convention, pour concilier l’ « indice sérieux » dont parle la directive et l’ « indice solide » dont la Cour fait à présent le critère pertinent au regard de l’article 3 ? ». La Cour est d’avis que « l’existence de mauvais traitements antérieurs fournit un indice solide [là où la directive fait mention d’un « indice sérieux »] d’un risque réel futur qu’un requérant subisse des traitements contraires à l’article 3 » (§ 102). Le juge national doit-il comprendre que les deux termes ont la même signification ? Rien n’est moins sûr. L’approche de la Cour européenne semble plus sévère à l’endroit des Etats comme l’illustre le renversement de la charge de la preuve qui n’est pas prévu par la directive. Ce qui est donc en cause ici est une instrumentalisation de la directive « Qualification », d’autant plus fâcheuse qu’elle place le juge national faisant application du droit de l’Union européenne et de la Convention dans une situation délicate. 26. Une nouvelle fois, la Cour fait preuve d’opportunisme dans l’utilisation du droit comparé pour « établir sa propre norme jurisprudentielle » 27. En second lieu, la Cour donne l’impression troublante que le commencement de preuves des mauvais traitements antérieurs laisse peu de chances à l’Etat pour dissiper les doutes à propos du risque futur de mauvais traitements. Le renversement du régime de la preuve s’apparente davantage à une présomption de responsabilité. Comme le notent les juges dissidents, pour aboutir au constat de violation de l’article 3, la Cour a fait fi des observations du gouvernement en se contentant de noter que les décisions des autorités nationales n’excluaient pas l’existence d’un risque persistant émanant « d’Al-Qaïda ». La solution retenue in fine n’avait rien d’évident, d’autant que certains arguments soulevés par le gouvernement sur l’ancienneté des menaces et la fin de la coopération du premier requérant avec les forces américaines méritaient au moins une réponse 28. Tout en maintenant ce renversement de la charge de la preuve, la Cour pourrait à l’avenir se montrer plus rigoureuse dans la motivation de ses arrêts. La référence à la subsidiarité dans l’arrêt J.K., comme principe devant gouverner le contrôle européen dans les affaires concernant l’expulsion de demandeurs d’asile, milite en ce sens.

Le second, l’arrêt Paposhvili c/ Belgique, remarquable par son audace, est relatif à l’éloignement des étrangers malades, plus particulièrement la question de savoir dans quelle mesure un étranger souffrant d’une maladie grave peut bénéficier de la protection de l’article 3. L’extrême sévérité de la jurisprudence européenne à l’endroit des étrangers malades est connue de longue date. Si dans son premier arrêt rendu sur la question, la juridiction européenne s’était montrée sensible aux implications concrètes d’une décision d’éloignement d’un séropositif en phase terminale et aux conditions de vie défavorables qui l’attendaient sur l’Île de Saint Kitts 29, elle s’est ensuite montrée inflexible en ne reconnaissant pas l’existence de telles « considérations humanitaires impérieuses » 30. C’est ce dont témoigne l’arrêt N. c/ Royaume-Uni 31 dans lequel la Cour européenne s’est contentée de noter que les autorités britanniques avaient fourni à la requérante atteinte de VIH une assistance médicale et sociale financée sur fonds publics pendant neuf années. Elle alla même jusqu’à considérer que « la qualité et l’espérance de vie de la requérante auraient à pâtir de son expulsion vers l’Ouganda » (!) tout en refusant de répondre à l’argument selon lequel elle n’aurait pas les moyens d’acheter des médicaments antirétroviraux en Ouganda. Depuis lors, elle rappelle avec insistance que les Etats n’ont pas l’obligation de fournir des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur leur territoire.

Cette sévérité de la Cour a été fortement critiquée, en son sein même 32, mais aussi, plus largement, en doctrine ; le Professeur Marguénaud ayant par exemple estimé que la Cour contribuait par cette jurisprudence à un « un mouvement de dévitalisation des droits de l’Homme » 33. Nous avions également écrit en 2013 « qu’il était peut-être temps que la Cour infléchisse sa jurisprudence… » 34. A titre comparatif, relevons que la Cour de justice de l’Union européenne a pleinement épousé cette solution pour juger que les étrangers gravement malades ne pouvaient bénéficier de la protection subsidiaire au sens de la directive 2004/83 35. Ce n’est pas le cas de certains juges nationaux qui n’ont pas hésité à aller au-delà du standard minimum énoncé par la Cour européenne, comme le Conseil d’Etat français et le Conseil du contentieux des étrangers en Belgique. S’agissant du Conseil d’Etat, deux arrêts rendus le 7 avril 2010 36 ont jugé que si des possibilités d’accès aux soins dans le pays d’origine existent mais que l’étranger fait valoir qu’il ne peut en bénéficier, parce qu’elles ne sont pas accessibles à la généralité de la population ou pour des raisons exceptionnelles liées aux particularités de sa situation ou à l’absence de modes de prise en charge adaptés, il appartient à l’autorité administrative d’apprécier si l’intéressé peut ou non « bénéficier effectivement » d’un traitement approprié dans le pays de renvoi. Les effets de cette solution ont cependant été neutralisés par la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et la nationalité 37. Le Conseil du contentieux des étrangers Belge a, pour sa part, interprété l’article 9ter de la loi sur les étrangers – qui prévoit la possibilité d’octroyer une autorisation de séjour pour raisons médicales – comme impliquant deux hypothèses justifiant l’octroi d’une autorisation de séjour pour raisons médicales 38 : en premier lieu, un risque imminent pour la vie de l’étranger ou pour son intégrité physique (hypothèse de l’arrêt N. c/ Royaume-Uni) et un risque de traitement inhumain ou dégradant s’il n’existe pas de traitement adéquat dans le pays de destination. La perspective adoptée n’est de toute évidence pas la même que celle de la Cour de Strasbourg.

In casu, dans l’affaire Paposhvili c/ Belgique, le litige puise son origine dans le refus des autorités belges de délivrer une autorisation de séjour pour raisons médicales au requérant, ressortissant géorgien, condamné à plusieurs reprises en Belgique, qui souffre de plusieurs pathologies graves dont une leucémie lymphoïde chronique et la tuberculose. L’affaire posait une première difficulté. Le requérant étant décédé après l’introduction de la requête, se posait la question de savoir si la Grande Chambre devait rayer l’affaire du rôle (art. 37, § 1er, de la Convention). Tout en relevant le souhait des proches du requérant de poursuivre la procédure, la Grande chambre accorde un poids décisif à l’importance des questions qui se trouvent en jeu dans la présente affaire, « notamment en ce qui concerne l’interprétation de la jurisprudence relative à l’expulsion des étrangers gravement malades » (§ 132). De ce point de vue, l’arrêt ne fait donc que confirmer une jurisprudence bien établie particulièrement depuis l’arrêt Karner c. Autriche (24 juillet 2003, § 26[/foot], à savoir une tendance à privilégier un contrôle objectif débordant le cadre strict de la requête individuelle. La nécessité de dire quel est le droit de la Convention l’emporte sur toute autre considération. Consciente de l’imprécision de sa jurisprudence antérieure, la Cour « est d’avis qu’il y a lieu de clarifier l’approche suivie jusqu’à présent » (§ 182). Une telle clarification est commandée par l’exigence d’effectivité des droits et libertés. Ainsi, sans remettre en cause le seul de gravité élevé applicable dans ce type d’affaires, l’arrêt juge dans un paragraphe qui se veut évidemment de principe qu’« il faut entendre par « autres cas très exceptionnels » pouvant soulever, au sens de l’arrêt N. c/ Royaume-Uni, un problème au regard de l’article 3 les cas d’éloignement d’une personne gravement malade dans lesquels il y a des motifs sérieux de croire que cette personne, bien que ne courant pas de risque imminent de mourir, ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie » (§ 183). Là réside, sans conteste, l’innovation : par contraste avec la jurisprudence antérieure, le bénéfice de l’article 3 n’est plus réservé à l’étranger qui court « un risque imminent de mourir ». Preuve d’une valorisation en trompe-l’œil de la subsidiarité du contrôle européen, le rappel classique du rôle fondamental des autorités nationales dans l’évaluation des risques encourus par l’étranger dans le pays de destination n’empêche pas la Cour de préciser que les « conséquences du renvoi sur l’intéressé doivent être évaluées en comparant son état de santé avant l’éloignement avec celui qui serait le sien dans l’État de destination après y avoir été envoyé » (§ 184). Ainsi doivent-elles prendre en considération l’existence et disponibilité effective des soins dans le pays d’origine (coût des médicaments et traitements, existence d’un réseau social et familial, distance géographique pour accéder aux soins …). Semblable évaluation faisant défaut en l’espèce – les autorités belges n’ayant pas pris la peine d’évaluer le risque encouru par le requérant « à la lumière des données relatives à son état de santé et à l’existence de traitements adéquats en Géorgie » – le constat de violation de l’article 3 est sans appel. Autant dire qu’en amorçant un aggiornamento de sa jurisprudence, la Cour rejoint la solution audacieuse retenue par le Conseil du contentieux des étrangers belge. Le « dialogue des juges », qui prend ici une forme « inversée », s’avère fructueux. Comme le note le Président Raimondi, « on assiste ici à un dialogue tout à fait intéressant entre le juge interne et notre Cour, où c’est le juge national qui, en quelque sorte, vient nous demander d’adopter une position moins restrictive et plus protectrice des droits des requérants. Les voix qui se sont élevées à Bruxelles ont donc été entendues à Strasbourg » 39. Il reviendra sans doute à la Cour de justice, à l’occasion d’un prochain arrêt, de tirer les conséquences de cette nouvelle approche. La solution de l’arrêt Paposhvili mérite d’être approuvée car elle est en plus en phase avec le caractère absolu de l’article 3, mais elle ne manquera d’être dénoncée par les Etats contrairement à l’affaire Khlaifia et a. c/ Italie…

B- Interdiction des expulsions collectives : assouplissement circonstanciel du contrôle européen

L’affaire Khlaifia concerne la rétention, dans le centre d’accueil de Lampedusa, puis sur des navires amarrés dans le port de Palerme, de migrants après leur sauvetage en mer par des garde-côtes italiens. Après une procédure d’identification personnelle, ceux-ci ont fait l’objet de décrets de refoulement individuels rédigés dans des termes identiques, les seules différences étant les données personnelles des personnes concernées. La question à laquelle la Cour devait répondre était de savoir si l’expulsion des requérants vers la Tunisie était ou non collective au sens de l’article 4 du Protocole n° 4. Autrement dit, l’expulsion des requérants constituait-elle en l’espèce une « mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » 40 ? Alors que, d’ordinaire, la jurisprudence européenne exige que les autorités nationales prêtent une attention « réelle et différenciée » à la situation individuelle des personnes concernées, l’arrêt Khlaifia assouplit considérablement le contrôle européen. A cette fin, la Cour précise que « l’article 4 du Protocole n° 4 ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien individuel » (§ 248). Si elle fait valoir « la nature relativement simple et standardisée des décrets de refoulement », la Grande chambre l’explique par la situation des requérants qui « n’étaient en possession d’aucun document de voyage valable et n’avaient allégué ni des craintes de mauvais traitements en cas de renvoi ni d’autres obstacles légaux à leur expulsion » (§ 251). Il s’ensuit, selon elle, que les requérants ne font pas l’objet d’une expulsion collective mais d’une série de décisions de refoulement individuelles (!). Ce passage de l’arrêt suscite la perplexité dans la mesure où les requérants ont été expulsés sur la base de leur nationalité en application d’un accord italo-tunisien d’avril 2011. Prenant l’exact contre-pied de la chambre, la Grande Chambre conclut donc aux termes d’un raisonnement pour le moins laborieux à l’absence de violation de l’article 4 du Protocole n° 4. En statuant de la sorte, elle opte résolument pour une approche minimaliste du contrôle de l’exigence d’un examen suffisamment individualisé en décalage avec sa jurisprudence antérieure 41. On ne peut alors totalement se déprendre de l’impression que la Grande chambre a été très sensible à la situation particulière de l’Etat italien, porte d’entrée des migrants en Europe. La protection des migrants risque désormais d’obéir à un double standard, selon les difficultés rencontrées par l’Etat défendeur….

MA

III- Droits politiques : renforcement et précision des exigences inhérentes au modèle européen de société démocratique

Le second semestre 2016 fut également riche en arrêts clarifiant les exigences propres au modèle européen de société démocratique. En premier lieu, la Cour a enrichi l’obligation de transparence qui pèse sur les pouvoirs publics en reconnaissant, dans certaines hypothèses, un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques au titre de l’article 10 § 1 de la Convention (A). Visiblement, elle a été divisée sur la pertinence d’une telle réécriture de l’article 10 comme l’attestent les opinions séparées jointes à l’arrêt. L’on retrouve ainsi une opposition récurrente entre deux méthodes d’interprétation de la Convention : interprétation évolutive vs interprétation littérale. En second lieu, la Cour a confirmé, à l’occasion d’un arrêt relatif à la dissolution de deux associations de supporters du Paris-Saint-Germain, que le standard européen de société démocratique repose sur une aversion à l’égard de toutes incitations à l’usage de la violence (B).

A- La consécration timide du droit d’accès aux informations détenues par l’Etat

A titre liminaire, on relèvera que le contentieux de la liberté d’expression est encore alimenté par une affaire hongroise  42 ! Le droit d’accès à l’information ne figure pas en tant que tel dans les matières régies par la Convention européenne des droits de l’homme. Si ce droit est directement protégé par l’article 19 du Pacte international sur les droits civils et politiques et l’article 42 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 10 de la Convention européenne n’en dit mot et se contente de prévoir une « liberté de recevoir ou de communiquer des informations » (art. 10). En l’espèce (Gde ch., 8 nov. 2016, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie, préc.), l’Etat défendeur, soutenu par le gouvernement britannique, soulevait une question préalable sur l’applicabilité de l’article 10, estimant que « ni l’approche consistant à considérer la Convention comme un « instrument vivant » ni l’existence d’un consensus européen reflété dans l’adoption par les États parties de lois sur la liberté d’information dans leurs systèmes juridiques internes respectifs ne peuvent justifier que l’on interprète l’article 10 de la Convention comme comprenant un tel droit » (§ 76). L’ONG requérante, qui menait plusieurs études sur le système des avocats commis d’office, s’était vue refuser l’accès à des informations sur les avocats commis d’office dans le ressort de deux services de police (nom des avocats, le nombre de fois où chaque avocat avait été commis…) au motif qu’il ne s’agissait ni d’informations d’intérêt public, ni d’informations soumises à divulgation dans l’intérêt public. D’une pédagogie rare, la Cour nous livre un véritable cours sur l’interprétation évolutive et consensuelle de la Convention. D’abord, la Grande chambre se place sous les auspices de l’exigence d’effectivité des droits et de la spécificité de la Convention (§§ 118-125) et confirme ainsi ce que l’on savait déjà depuis l’arrêt Demir et Baykara 43, à savoir que l’interprétation consensuelle s’étend à toutes les sources internationales existantes, contraignantes et non-contraignantes. Ensuite, l’arrêt rappelle que si le droit d’accès à l’information n’a jamais été reconnu comme étant protégé par l’article 10 de la Convention 44. Au consensus plutôt énigmatique des droits nationaux 45, s’ajoute un large et véritable consensus international fondé sur plusieurs sources (y compris des textes relevant de la soft-law) : l’article 19 du Pacte sur les droits civils et politiques, la jurisprudence du comité des droits de l’homme, les conclusions du Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, l’article 42 de la Charte, les textes adoptés dans le cadre du Conseil de l’Europe 46, la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme et la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique adoptée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples en 2002. La Cour a donc fait feu de tous bois. A ses yeux, l’ensemble de ces instruments tend à reconnaître la « nécessité de reconnaître un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État afin d’aider le public à se forger une opinion sur les questions d’intérêt général » (§ 148). Mais la position adoptée est moins audacieuse que ne le laissaient suggérer les premiers développements de l’arrêt. En effet, en dépit des évolutions du droit comparé et international, la Cour fait le choix de ne pas abandonner le principe selon lequel l’article 10 ne garantit pas un droit d’accès aux informations publiques mais elle lui apporte des atténuations non négligeables. Préférant privilégier la voie de la clarification de sa jurisprudence et se gardant d’opter pour une solution radicale « dans l’intérêt de sécurité juridique », elle indique qu’un droit d’accès aux informations publiques peut naître « premièrement, lorsque la divulgation des informations a été imposée par une décision judiciaire devenue exécutoire (…) et, deuxièmement, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier « la liberté de recevoir et de communiquer des informations », et que refuser cet accès constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit » (§ 156). L’on peut rester insatisfait de cette attitude schizophrénique qui consiste à suggérer la consécration d’un nouveau droit pour finir par admettre l’existence d’une obligation à la charge de l’Etat dans certaines hypothèses. Tout porte à croire qu’elle a été effrayée par sa propre audace. Chemin faisant, l’arrêt énonce une série de critères entraînant l’application du droit d‘accès à des informations publiques (but de la demande d’information, nature des informations, rôle de la requérante, informations déjà disponibles). La propension de la Cour à raisonner sur la base d’un mode d’emploi précis à destination des juges nationaux se retrouve ici. Appliquant ces critères en l’espèce, l’arrêt relève la nécessité pour l’étude menée par l’ONG requérante, agissant comme organisation de défense des droits de l’homme, et son caractère d’intérêt public manifeste. De là, la Cour pouvait se placer sur le terrain de l’article 10 § 2 pour vérifier notamment si l’ingérence au droit d’accès aux informations était nécessaire dans une société démocratique. Dans le prolongement de sa jurisprudence sur les conflits entre les droits à la liberté d’expression et au respect de la vie privée, elle se livre à un exercice de mise en balance en contrôlant si la divulgation des informations demandées aurait pu porter atteinte au droit au respect de la vie privée des avocats (§ 196). C’est ainsi qu’elle note que les informations demandées « se rapportait principalement à la conduite d’activités professionnelles dans le cadre de procédures publique » et que l’étude menée était « étroitement liée à celle du droit à un procès équitable, droit fondamental reconnu en droit hongrois » (§ 197). Les juridictions hongroises n’ayant attaché aucune importance au respect du droit de la requérante à la liberté d’expression, la Grande chambre conclut à la violation de l’article 10.

B- L’aversion du juge européen à l’égard de toutes incitations à l’usage de la violence

Saisie par deux associations de supporters du PSG dissoutes par le 1er ministre sur le fondement de la loi du 5 juillet 2006 relative à la prévention des violences lors des manifestations sportives, la Cour rend un arrêt prévisible qui présente surtout un intérêt pour ses développements sur le terrain de l’article 11 de la Convention (27 oct. 2016, Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c/ France, no 4696/11 et 4703/11). Les dissolutions furent prononcées à la suite d’actes de violence en marge du match entre le PSG et l’Olympique de Marseille le 28 février 2010, qui se terminèrent par la mort d’un supporter. L’occasion était donnée à la Cour de confirmer une précédente décision d’irrecevabilité relative à la dissolution de l’Association nouvelle des Boulogne Boys c. France, à laquelle les deux associations ont succédé. Faisant preuve d’une fermeté bienvenue, elle prend bien soin de souligner la légitimité du but poursuivi par le législateur français (loi 5 juillet 2006) en prévoyant la dissolution d’une association de supporters en cas d’actes répétés de violences sur des personnes ou d’incitation à la haine (§ 83). Dans la droite ligne d’une jurisprudence reconnaissant aux Etats une marge d’appréciation des Etats large lorsque sont en cause des discours, actes incitant à l’usage de la violence, la Cour n’entend pas ici se livrer à un contrôler entier. Aussi, les considérations tenant au caractère radical de la dissolution et à l’absence d’actes de violences retenus contre les associations sont écartées au motif que « s’agissant d’associations dont le but officiel est de promouvoir un club de football, la Cour admet qu’elles n’ont pas la même importance pour une démocratie, (…) elles n’ont pas la même importance pour une démocratie qu’un parti politique » (§ 84). C’est dire, en d’autres termes, que le contrôle de nécessité est ici moins rigoureux. A l’instar de sa jurisprudence sur la liberté d’expression, la Cour esquisse une hiérarchie au sein de l’article 11 qui va de pair avec une approche fonctionnelle de la liberté d’association.

MA

IV- La protection du droit de propriété : un contentieux complexe… ou pas

A- Un pas de plus vers la reconnaissance d’un droit autonome à obtenir le versement de prestations sociales ?

L’affaire Bélané Nagy c/ Hongrie (Gde. ch., 13 déc. 2016, n° 53080/13) met en lumière la complexité du contentieux relatif aux prestations sociales, dont la Cour s’est progressivement saisie, à travers la protection des droits garantis par la Convention et ses Protocoles. Déjà posée dans l’affaire Kátai c/ Hongrie (18 mars 2014, n° 939/12) – qui avait donné lieu à une décision d’irrecevabilité car la réforme contestée n’avait pas encore été mise en œuvre – c’est la question de l’existence d’un droit à obtenir le versement de prestations sociales qui est ici centrale. Suite à une réforme conditionnant le versement de sa pension d’invalidité à une durée d’affiliation minimum à la sécurité sociale, la requérante s’est vu priver de son unique moyen de subsistance alors même que son état de santé n’avait connu aucune amélioration. Cette situation, dans laquelle une condition contributive se combine à une condition médicale pour l’attribution d’une prestation, permet à la Grande chambre d’éclairer les liens ambigus unissant les notions de biens, intérêt patrimonial, espérance légitime et créance immédiatement exigible.

En effet, certains droits sociaux ont fait leur entrée dans le champ d’application de l’article 1er du premier Protocole additionnel dès 1974 avec la reconnaissance de leur caractère patrimonial 47. Gagnant en précision autant qu’en complexité, la jurisprudence a progressivement admis que l’existence d’un système de cotisation rend l’article 1er systématiquement applicable de même que le paiement de prestations ; qu’un individu ayant cotisé ne peut se voir refuser l’octroi de la prestation correspondante, une allocation pouvant alors être assimilée à un « droit patrimonial » 48 ; qu’une créance suffisamment établie pour être exigible peut constituer un « bien » 49 jusqu’à considérer récemment qu’un Etat partie ne peut, même dans un légitime souci de réduction des déficits, imposer un « fardeau excessif et disproportionné » à certains en supprimant leur pension d’invalidité 50. Ainsi, sans consacrer un véritable « droit aux prestations sociales » 51, la Cour a néanmoins incorporé de plus en plus étroitement la protection de certaines prestations sociales au cœur de la garantie offerte par le droit de propriété, la Grande chambre semblant notamment inclure « l’intérêt patrimonial » dans la notion de « biens » 52.

En l’espèce, elle juge l’article 1er applicable dans la mesure où la décision de lui accorder une pension avait conféré à la requérante un « bien actuel » et où celle-ci pouvait se prévaloir d’une « espérance légitime » de continuer à toucher une pension tant qu’elle remplissait les critères législatifs antérieurs, laquelle espérance s’analyse en un véritable « droit de propriété » qu’une réforme serait venue lui retirer. Et le fait que le versement de la pension de la requérante ait été interrompu pendant plus d’un an et son taux d’invalidité réexaminé à plusieurs reprises n’y change rien puisqu’elle avait continué à réclamer une prestation d’invalidité et à satisfaire aux conditions législatives de durée de service 53 et de durée de cotisation au régime de la sécurité sociale. Aussi, bien que le refus de ce versement ait été prévu par la loi (via la modification des critères d’octroi) et visé un but légitime de rationalisation budgétaire, la Grande chambre l’estime disproportionné, au motif qu’il privait une personne vulnérable de son unique source de revenus, de manière rétroactive et sans mesures transitoires adaptées. Dans le prolongement de l’arrêt Ádmudsson 54, appliquant le critère dégagé dans l’arrêt Sporrong et Löonroth c/ Suède de 1982, la Grande chambre considère donc qu’« il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre le but poursuivi et les moyens employés. […] nonobstant l’ample marge d’appréciation dont l’Etat dispose en la matière, la requérante a[yant] dû supporter une charge individuelle exorbitante, ce qui a emporté violation de ses droits protégés » (§ 126).

Obtenue par neuf voix contre huit, cette solution repose donc sur le caractère radical de la mesure imposée à la requérante et le fait qu’elle ne dispose d’aucune autre source de revenus, son handicap l’empêchant de trouver un emploi. La Chambre avait conclu de même, par quatre voix contre trois, au motif que la suppression totale de son allocation d’invalidité avait constitué pour la requérante un changement radical et imprévisible dans ses conditions d’accès à une prestation sociale ayant entraîné une charge exorbitante et disproportionnée. On ne peut toutefois que souligner avec le juge Wojtyczek (qui se livre à un véritable plaidoyer en faveur du système de protection sociale dans son opinion concordante) la faiblesse intrinsèque d’un arrêt dont « le raisonnement repose sur des principes fermement rejetés par neuf juges, ce qui réduit l’autorité de l’arrêt et sa portée en pratique » – surtout car « la notion d’espérance légitime […] apparaît vague et obscure et son articulation avec les notions de droit, de créance et d’intérêt juridiquement protégé n’est pas claire » et car son utilisation « pour désigner des créances exigibles est source de confusion » alors que « la protection qu’offre l’espérance légitime étend la protection de l’individu au‑delà de ce que lui confèrent ses droits subjectifs ». Sans aucun doute, elle entend synthétiser la jurisprudence relative à l’attribution de prestations sociales. Toutefois, s’il ne laisse aucun doute sur la pertinence du projet, le § 79 de l’arrêt permet également d’en mesurer la complexité. Dans un louable effort de clarification, la Cour y affirme que « [n]onobstant la diversité des formulations employées dans la jurisprudence pour décrire l’exigence selon laquelle il doit y avoir une base en droit interne faisant naître un intérêt patrimonial, leur sens général peut se résumer ainsi : pour qu’il puisse faire reconnaître un bien constitué par une espérance légitime, le requérant doit jouir d’un droit sanctionnable qui, en vertu du principe énoncé au § 52 de l’arrêt Kopecký, doit véritablement constituer un intérêt patrimonial substantiel suffisamment établi au regard du droit national » Toute la question est donc de cerner ce type d’intérêt… Et il n’est pas certain que la simplification promise récompense immédiatement les efforts de qui tente l’expérience.

Si c’est bien parce qu’un « intérêt patrimonial » peut s’assimiler à un « bien » que la Cour a pu considérer que le fait de ne plus être éligible au versement d’une prestation relève de la protection de l’article 1er du Protocole additionnel, lorsque cet intérêt résulte d’une « créance » seule une base suffisante en droit interne permet de l’envisager en tant que « valeur patrimoniale ». Sans véritable surprise, on saisit ici qu’en l’absence d’une prise de position forte – mais peu légitime – la Cour se trouve inévitablement ramenée aux choix opérés en droit interne. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’elle a considéré que l’article 1er ne contraint nullement les Etats à instaurer un système de protection sociale, ni à choisir le type ou le niveau des prestations accordées 55. En revanche, depuis son arrêt Stec, une contrainte particulière pèse sur les Etats qui se sont engagés dans la voie d’un tel système 56. C’est donc dans cette perspective que l’apparition non-prévisible d’une nouvelle condition la conduit à constater une violation, au risque de complexifier un peu plus la jurisprudence en semblant ouvrir la porte à la reconnaissance d’un droit aux prestations sociales.

B- La condamnation d’une manipulation du droit de l’urbanisme

Dans l’arrêt Keriman Tekin et a. c/ Turquie (15 nov. 2016, n° 22035/10), la Cour constate la violation de l’article 1 du 1er Protocole du fait de l’impossibilité pour les requérants d’obtenir une indemnisation d’un dommage accidentel de travaux publics ayant rendu leur maison inhabitable. Ayant constaté l’absence de permis de construire et de toute demande de régularisation (pourtant autorisée par la loi), les juridictions internes ont considéré que la situation n’était pas régularisable eu égard au plan d’urbanisme et aux caractéristiques du bien. La Cour établit que l’intérêt patrimonial des requérants était « suffisamment reconnu et important pour constituer un ‘bien’ » car les autorités n’ont jamais intenté d’action en vue d’obtenir la démolition de la maison, elles n’ont pas contesté l’affirmation selon laquelle « aucune construction du territoire administratif concerné ne disposait d’un permis » et ont accepté d’inscrire la maison au registre foncier. Déjà soulignée dans l’affaire Öneryildiz (Gde. ch., 30 nov. 2004, n° 48939/99), cette absence de stratégie urbanistique amène la Cour à conclure unanimement à la violation du droit de propriété au motif que l’absence de permis de construire est ici mobilisée par les autorités afin d’éviter l’engagement de leur responsabilité. Car, si les requérants ont bien habité une maison dont la démolition aurait pu être exigée, une telle décision n’a toutefois jamais été prise. En l’absence de toute politique de lutte contre les constructions illégales et comme le montre l’existence d’une législation relative aux amnisties d’urbanisme, la réglementation sert donc de « prétexte […] dans un seul but financier ».

C. H.-R

IV- Principe non bis in idem : une réinterprétation régressive du « bis » en phase avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour de justice de l’Union européenne

Il était attendu par beaucoup. L’arrêt A. B. c/ Norvège (no 24130/11 et 29758/11) rendu en Grande chambre le 15 novembre 2016 relatif à l’application du principe non bis in idem à des « procédures mixtes » pénale et administrative, a logiquement suscité des réactions partagées : salué par certains (les Etats dont la France qui plaidait comme tiers-intervenant) et critiqué par d’autres 57. Que l’on s’en réjouisse ou que l’on s’en inquiète, la Cour se place sous les auspices du principe de subsidiarité 58 au détriment de l’effectivité des droits. Ayant à connaître d’une affaire dans laquelle les requérants ont fait l’objet d’un cumul de sanctions fiscales et pénales pour des faits de fraude fiscale, la Cour retient un constat de non-violation de l’article 4 du Protocole no 7 en reconnaissant le principe d’une double poursuite pénale et fiscale. L’affirmation du Conseil constitutionnel – Déc. QPC n° 2016-545 du 24 juin 2016 selon laquelle « le principe de nécessité des délits et des peines ne saurait interdire au législateur de fixer des règles distinctes permettant l’engagement de procédures conduisant à l’application de plusieurs sanctions afin d’assurer une répression effective des infractions » se voit ainsi décerner indirectement un brevet de conventionnalité. Ce qui importe, aux yeux de la Cour, est l’existence d’un lien matériel et temporel suffisamment étroit entre la procédure fiscale et la procédure pénale, c’est-à-dire que les deux sanctions forment un tout cohérent. On retiendra surtout l’impact de cette solution sur les rapports entre les deux systèmes européen de protection des droits de l’homme. En effet, les jurisprudences des deux cours ont toujours été marquées par un phénomène d’acculturation 59. L’arrêt Zolotoukhine c/Russie, du 10 février 2009, harmonisant le critère de l’identité des faits matériels, s’était ainsi largement inspirée de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Dialogue mis à mal par l’arrêt Åkerberg Fransson 60 dans lequel la Cour de justice a estimé que l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas au cumul d’une sanction fiscale et de poursuites pénales pour les mêmes faits dans le but de protéger les intérêts financiers de l’Union, à condition que ce cumul garantisse la sanction effective, proportionnée et dissuasive 61. Alors que la doctrine appelait la Cour de justice à infléchir sa jurisprudence, c’est finalement la Cour européenne qui s’est alignée sur le standard de protection du droit de l’Union moins protecteur … L’arrêt A.B. c/ Norvège montre, ce faisant, que la tendance à l’harmonisation des solutions n’est pas toujours synonyme d’amélioration de la protection des droits fondamentaux…
MA

Notes:

  1. On songe à des propos tenus lors d’un colloque récent organisé par la fondation « Res publica » sur la souveraineté : http://www.fondation-res-publica.org
  2. Pour un exemple récent, CE, 31 mai 2016, Gonzalez Gomez, n° 396848
  3. Gde ch., Demir et Baykara, 12 nov. 2008, n° 34503/97
  4. qui aura marqué ce second semestre par de magistrales opinions séparées : voy. aussi son opinion dissidente sous l’arrêt A.B. c. Norvège précité
  5. Décision n° 2012-228/229 QPC du 6 avril 2012, M. Kiril
  6. 27 nov. 2008, n° 36391/02 : condamnation d’un mineur ayant reconnu hors de la présence d’un avocat avoir participé à une manifestation illégale et inscrit un slogan sur une banderole
  7. la quatrième section avait quant à elle conclu à l’absence de toute violation, par 6 voix contre 1
  8. Selon elle, c’est également le sens de l’« exception de sûreté publique » permettant de déroger à la règle Miranda forgée par la Cour suprême des États-Unis en cas de menace à la sûreté publique
  9. par 11 voix contre six
  10. C. Husson-Rochcongar, Droit international des droits de l’homme et valeurs. Le recours aux valeurs dans la jurisprudence des organes spécialisés, Bruxelles, Bruylant, p. 537 et s.
  11. notamment dans l’arrêt Ždanoka c/ Lettonie, Gde. ch., 16 mars 2006, n° 58278/00
  12. Gde. ch., 25 mars 2014, n° 17153/11 et a.
  13. the Human Rights implications of the measures taken under the state of emergency in Turkey
  14. comm. 25 juil. 2016, 18 oct. 2016 et 6 janv. 2017
  15. Opinion on Emergency Decree Laws n° 667-676 adopted following the failed coup of 15 july 2016
  16. C. Husson-Rochcongar, « La redéfinition permanente de l’État de droit par la Cour européenne des droits de l’homme », Civitas Europa, 37, déc. 2016, p. 183-220
  17. Memorandum on the Human Rights Implications of Anti-Terrorism Operations in South-Eastern Turkey, 2 déc. 2016
  18. 7 juill. 1989, Soering c/ Royaume-Uni, A/161 : alors que le droit à ne pas être expulsé ou extradé ne figure pas comme tel au nombre des droits et libertés garantis par la Convention, la Cour estime dans l’arrêt Soering que des risques réels de traitements contraires à l’article 3 dans l’État de destination rendent l’exécution de la mesure d’éloignement constitutive d’une violation de la Convention
  19. F. Sudre, « A propos du dynamisme interprétatif de la Cour européenne des droits de l’homme », JCP G, 2001, I 335
  20. Aff. citées au § 99
  21. Gde ch., 23 mars 2016, voy. obs. C. Picheral dans la précédente livraison ; A. Schamaneche et M. Afroukh, RTDH, 2017, n° 110 note à paraître
  22. Entièrement refondue par la dir. 2011/95/UE du 13 déc. 2011, JO 2011, L 337/9
  23. souligné par nous
  24. Aff. M.M. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform et autres (C-277/11, arrêt du 22 nov. 2012) ; aff. jointes X, Y et Z (C-199/12 à C-201/12, arrêt du 7 nov.2013) ; aff. jointes Salahadin Abdulla et autres c. Bundesrepublik Deutschland (C-175/08, C-176/08, C-178/08 et C-179/08, arrêt du 2 mars 2010, Rec. I-1493
  25. L. Burgorgue-Larsen, « De l’internationalisation du dialogue des juges. Missive doctrinale à l’attention de Bruno Genevois », Le Dialogue des juges. Mélanges en l’honneur du Président Bruno Genevois, Paris, Dalloz, 2009, pp. 95-130
  26. S’agissant du cas français, il faut se référer à l’article L. 723-4 du CESEDA aux termes duquel « le fait que le demandeur a déjà fait l’objet de persécutions ou d’atteintes graves ou de menaces directes de telles persécutions ou atteintes constitue un indice sérieux du caractère fondé des craintes du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe des éléments précis et circonstanciés qui permettent de penser que ces persécutions ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas »
  27. Opinion concordante de la juge S. O’Leary précitée
  28. Ces mêmes arguments avaient pourtant convaincu la chambre
  29. 2 mai 1997, D. c/ Royaume-Uni, Rec. 1997-III
  30. Pour des illustrations récentes, voy. Cour EDH, 29 janvier 2013, S.H.H c/ Royaume-Uni, n° 60367/10 ; 27 février 2014, Josef c/ Belgique, n° 70055/10. A l’exception notable d’un arrêt Aswat c/ Royaume-Uni du 16 avril 2013 : à propos de la mise à exécution de l’extradition vers les Etats-Unis d’un homme, soupçonné d’actes terroristes, atteint de schizophrénie paranoïaque. Mais le décalage pourrait s’expliquer par le fait que le juge européen s’est plutôt placé sur le terrain très classique de la jurisprudence concernant la détention des personnes malades, en particulier celles souffrant de maladies mentales qui sont particulièrement vulnérables, JCP G 2013, 577, obs. F. Sudre
  31. Gde ch., 27 mai 2008, n° 26565/05
  32. voy. l’opinion partiellement concordante sous l’arrêt Yoh Ekale-Mwanje c/ Belgique du 20 déc. 2011 des juges Tulkens, Jociene, Popovic, Karakas, Raimondi et Pinto De Albuquerque
  33. Rev. trim. dr. civ., 2008, p. 644
  34. JCP G, 2013, 243
  35. aff. Mohamed M’Bodj contre État belge, 18 décembre 2014, affaire C542/13
  36. nos 301640 et 316625, RTDH, 2011, p. 325, nos obs.
  37. S’inspirant de la jurisprudence de la Cour européenne, le nouvel article L. 313-11, 11° du CESEDA indiquait que la carte de séjour temporaire est délivrée de plein droit à l’étranger dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve « de l’absence d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire, sauf circonstance humanitaire exceptionnelle appréciée par l’autorité administrative après avis du directeur général de l’agence régionale de santé ». La loi du 3 mars 2016 relative au droit des étrangers en France a finalement retenu une rédaction plus en phase avec les arrêts du Conseil d’Etat du 7 avril 2010 puisqu’il est fait référence (art. L. 313-11, 11°et L. 511-4 10°) à l’état de santé nécessitant « une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour [l’étranger] des conséquences d’une exceptionnelle gravité et si, eu égard à l’offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont il est originaire, il ne pourrait pas y bénéficier effectivement d’un traitement approprié »
  38. jurisprudence citée dans l’arrêt Paposhvili : §§ 101-107
  39. Discours prononcé le 27 janvier 2017 lors de l’audience de rentrée solennelle
  40. 5 févr. 2002, Conka c/ Belgique, § 59, n° 51564/99
  41. Le même décalage s’observe également lorsqu’elle estime que l’absence d’effet suspensif des recours contre les décrets de refoulement, § 281
  42. nos obs. dans la précédente livraison
  43. Gde ch., 12 nov. 2008, n° 34503/97
  44. Leander c/ Suède, 26 mars 1987, A/116. Sans que cela n’empêche la Cour d’examiner les affaires dans lesquelles « les informations sollicitées concernaient la vie privée et/ou familiale des requérants »), la Cour a pu se prononcer sur des ingérences à un tel droit lorsqu’il était déjà prévu en droit interne (§§ 131-132). Puis, tout en prenant acte du fait que « le droit de « rechercher » des informations a été délibérément omis du texte final de l’article 10 » (§ 134), la Cour douche rapidement les espoirs de l’Etat défendeur en mobilisant tous azimuts l’arme du consensus illustrative ici de « la globalisation des sources du droit de la Convention » (F. Sudre, « L’interprétation constructive de la liberté syndicale, au sens de l’article 11 de la Convention EDH », JCP G, 2009, II 10018
  45. § 131 : « la Cour observe que dans la grande majorité des États contractants, et notamment dans les trente et un États étudiés sauf un » sans donner plus de précisions. Le consensus est également fragilisé par le fait que la Convention du Conseil de l’Europe de 2009 sur l’accès aux documents publics n’a été ratifiée que par sept Etats membres du Conseil de l’Europe
  46. Convention précitée et la recommandation Rec(2002) 2 du comité des Ministres sur l’accès aux documents public
  47. Par une décision Müller c. Autriche, la Commission considéra que l’obligation de contribuer à un système de protection sociale pouvait donner naissance à un droit de propriété
  48. Gaygusuz c/ Autriche, 16 sept.1996, n° 17371/90
  49. Raffineries grecques Stran et Stratis c/ Grèce, 9 déc. 1994, n° 13427/87
  50. Ásmundsson c/ Islande, 12 oct. 2004, no 60669/00
  51. Azinas c/ Chypre, 20 juin 2002, n° 56679/00
  52. Gde ch., Stec et a. c/ Royaume-Uni, 12 avril 2006,65731/01
  53. Plus de 23 ans, « ce qui […] dépasse de beaucoup la durée minimale de cinq ans […] justifiant au moins une prestation d’invalidité réduite selon le code européen de la sécurité sociale et les Conventions nos 102 et 128 de l’OIT », § 103
  54. Dans lequel le caractère discriminatoire de la perte du droit avait été retenu
  55. Kolesnyk et a. et Fakas c/ Ukraine, Déc. 3 juin 2014, no 57116/10 et no 4519/11
  56. La Cour a procédé de la même manière en matière de mariage entre individus de même sexe : C. Husson-Rochcongar, « Les apports des revendications de la communauté LGBTI à l’évolution de la notion de ‘famille’ en droit européen des droits de l’homme », in A. Schuster, Rights on the Move. Raimbow families in Europe, Udine, Forumeditrice, 2015, p. 81-107
  57. voy. en particulier l’opinion dissidente fleuve du juge Portugais Pinto De Albuquerque
  58. et implicitement de la marge d’appréciation, ce qui n’est guère compatible avec le caractère indérogeable de l’article 4 du Protocole n° 7 !
  59. voy. L. Maulet, « Le principe ne bis in idem, objet d’un « dialogue » contrasté entre la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, 2017, p. 107
  60. 26 févr. 2013, Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, C-617/10
  61. jurisprudence suivie par la Cour de cassation : Cass. crim., 22 janv. 2014, n° 12-83.579

Le juge judiciaire face à la multiplication des sources des droits fondamentaux

La multiplication des sources des droits fondamentaux s’adresse à un juge désormais doté du pouvoir de contrôler et de censurer la loi. Le foisonnement des droits fondamentaux et leur plasticité laisse a priori au juge une ample latitude pour construire la norme de référence et déterminer l’amplitude de son pouvoir. Cependant, la multiplication des sources s’accompagne d’une multiplication des acteurs qui exercent une contrainte plus ou moins forte sur le juge national. Le droit européen des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’homme se distinguent tout spécialement en imposant au juge non seulement des standards de protection, mais encore des modes de raisonnement.

Fabien Marchadier est professeur à l’Université de Poitiers

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La sémantique demeure relativement flottante. Les droits de l’homme ont concurrencé les libertés publiques. L’expression droits humains, pour mieux les différencier des droits des non-humains (?) et stigmatiser les actes inhumains, est parfois avancée. Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont réuni les droits et libertés en précisant qu’ils étaient fondamentaux. Toutes ces formules ne désignent pas des objets très différents. Elles renvoient à l’affirmation d’une protection des individus contre la puissance publique et les autres individus. Ces droits et libertés se multiplient tant dans l’ordre interne que dans l’ordre international, où, sous l’impulsion de l’Organisation des Nations-Unies et de diverses organisations régionales, ils connaissent un grand foisonnement. Les droits civils, politiques 1, économiques, sociaux et culturels 2 de l’homme en général côtoient ceux des femmes 3, de l’enfant 4, du travailleur migrant 5 ou encore des personnes handicapées 6. Des textes ont une vocation générale tandis que d’autres n’envisagent qu’un seul aspect, la discrimination 7 ou la torture 8.

Les sources internes des droits fondamentaux se développent depuis l’emblématique Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Parmi toutes les déclarations qu’adoptent les gouvernants de la Première République qui suivent la Révolution de 1789, elle seule traversera les décennies jusqu’à son intégration dans le bloc de constitutionnalité par la décision de 1971 « liberté d’association » 9. Elle est associée à des principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps contenu dans le préambule de la Constitution de 1946, à la charte de l’environnement et aux lois de la Troisième République sur les grandes libertés (association, syndicats, presse, réunion …) devenues des principes fondamentaux à valeur constitutionnelle 10.

La Constitution confie au législateur le soin de définir les droits fondamentaux et de préciser leur régime 11. Le législateur a cependant perdu la confiance qu’avaient placée en lui les révolutionnaires. Parce que la volonté d’un groupe peut être aussi tyrannique que la volonté d’un seul et se rendre coupable des mêmes abus, la démocratie n’est pas réductible au phénomène majoritaire déguisé en expression de la volonté générale. Le contrôle de la loi la contient. En toute matière, elle est contrainte par les droits fondamentaux à l’égard desquels sa compétence n’est pas souveraine. Un contrôle est prévu tant en amont qu’en aval de la promulgation de la loi, à l’initiative de la minorité parlementaire ou de tout individu au cours d’un procès. Il est exercé par un juge. Le juge constitutionnel appréciera, a priori ou a posteriori, la constitutionnalité des lois y compris au regard des droits fondamentaux depuis le coup de force réalisé en 1971 avec sa décision Liberté d’association par lequel il s’est émancipé du rôle de gardien du parlementarisme rationalisé qui lui avait été initialement assigné. Le juge ordinaire procédera au contrôle de conventionnalité des lois antérieures comme des lois postérieures sur le fondement de l’article 55 de la Constitution 12.

L’inexorable montée en puissance du juge n’évince pas le législateur. Moins orgueilleux et moins jaloux d’une souveraineté perdue, sa réactivité est plus grande que par le passé. Les constats de violation de la Cour de Strasbourg sont autant d’occasion de modifier la loi soit à la mesure du constat de violation (par exemple, le contrôle des publications étrangères 13, les droits successoraux de l’enfant adultérin 14), soit au-delà du constat de violation (par souci d’anticipation ou de progrès : protection des sources journalistiques 15, adaptation de l’état civil des transsexuels 16).

Le développement des sources internationales est plus récent. Il se réalise dans la seconde moitié du 20ème siècle en réaction au traumatisme provoqué par le Second conflit mondial. À la déclaration symbolique dotée d’un grand prestige et d’une grande autorité morale, mais dénuée de force juridiquement contraignante, qu’incarne la Déclaration Universelle des droits de l’homme, succéderont des conventions internationales entamant plus ou moins substantiellement la souveraineté des États (droit onusien universel depuis les Pactes de New-York jusqu’à la convention sur les droits des personnes handicapées et le droit régional, en Europe, en Afrique, en Amérique). Parmi elles, la convention européenne des droits de l’homme occupe une place particulière dans l’ordre juridique français. Son influence s’accroîtra à la fin du XXème lorsque les États parties accepteront, en pleine connaissance des raisonnements de la Cour, des principes directeurs et du domaine potentiellement illimité du droit européen des droits de l’homme, une juridictionnalisation du système de protection. Les méthodes d’interprétation de la Cour européenne des droits de l’homme ont produit une jurisprudence dynamique et évolutive guidée par la recherche d’effectivité des droits garantis. L’équilibre entre la marge nationale d’appréciation 17, expression du principe de subsidiarité, et le consensus européen est parfois déconcertant 18. Les reproches d’activisme et les critiques outrancières 19 parfois adressées à la Cour de Strasbourg sont cependant impuissants à occulter les avancées décisives que sa jurisprudence a suscitées dans les ordres juridiques nationaux pour assurer l’égalité entre les enfants, notamment les enfants adultérins 20, la dépénalisation de l’homosexualité 21, la protection des personnes les plus vulnérables – étrangers, transsexuels, homosexuels (accès à l’adoption 22, garde des enfants 23, forme organisée d’union 24), le développement de la liberté d’expression ou encore l’égalité des hommes et des femmes.

Cette multiplication des droits fondamentaux, affirmés et protégés dans des systèmes juridiques différents améliorent-ils la protection de leurs titulaires ou conduisent-ils à des oppositions, des contradictions qui nuisent à leur portée et les affaiblit 25 ? Le juge national, judiciaire mais également administratif, façonne au moins pour partie la réponse dès lors que les droits sont invocables devant lui, notamment par la voie de l’effet direct. Bien qu’il n’existe aucune présomption d’effet direct en faveur du droit international des droits de l’homme, la démarche adoptée, tant par la Cour de cassation que par le Conseil d’État, conduit à raisonner droit par droit plutôt qu’instrument par instrument. Dès lors, comment le juge judiciaire parvient-il à articuler ces différentes sources ? Certaines prévalent-elles ou sont-elles équivalentes ? Comment résorber les contradictions éventuelles entre des droits qui ne sont pas reconnus à l’identique, entre des droits qui n’ont pas nécessairement le même contenu ni le même domaine ?

En outre, les systèmes juridiques ne sont plus fermés. Les phénomènes d’internationalisation, d’intégration et de circulation des situations forcent leur ouverture et contribuent à leur porosité 26. Un juge national ne peut plus se contenter de raisonner dans un contexte purement national, tout particulièrement en matière de droits fondamentaux où interviennent des organes supranationaux dont certains, tels la Cour européenne des droits de l’homme, sont d’authentiques juridictions rendant des décisions obligatoires pour les États. Dans quelle mesure le droit européen des droits de l’homme influence-t-il le raisonnement et la décision ? Dans quelle mesure le juge national peut-il s’affranchir de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en se bornant aux notions et aux régimes définis par le droit national ? La multiplication des sources confronte ainsi le juge judiciaire à deux difficultés : la multiplication des instruments, leur concurrence, leur convergence et leur contradiction (I) et la multiplication des acteurs qui relèvent d’autres systèmes juridiques et qui interviennent selon des modes de raisonnement propres dans un contexte normatif singulier (II).

I. – Le juge judiciaire face à la multiplication des instruments

La multiplication des instruments de protection des droits fondamentaux ne devrait pas poser de difficultés particulières. La plupart contiennent des dispositions destinées à les désamorcer en privilégiant la solution qui assure le plus haut degré de protection des individus. Aux termes de son article 53, la Convention européenne des droits de l’homme s’efface chaque fois que le droit national d’un État contractant ou une convention internationale à laquelle il est partie offre un standard de protection plus élevé. En aucun cas elle ne pourrait avoir pour effet de le limiter ou de lui porter atteinte. L’article H de la Charte sociale européenne révisée prévoit une disposition similaire, tout comme l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Dès lors, si le niveau de protection est similaire, le juge national trouvera dans chacun de ces instruments un fondement à sa décision. Il les citera tous ou n’en citera qu’un, indifféremment. En revanche, si le niveau de protection est différent, il retiendra normalement l’instrument le plus favorable à l’individu.

Pourtant, y compris dans les situations de convergence 27, la pratique des tribunaux révèle une omniprésence de la CEDH, même lorsque les droits sont déjà consacrés dans l’ordre interne et plus encore lorsqu’ils sont contenus dans d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme (à l’exception notable de la Convention internationale des droits de l’enfant). Dans le premier cas, il n’existe aucune ligne clairement affirmée. La CEDH apparaît seule alors qu’elle n’était peut-être pas nécessaire et que le droit national aurait permis d’aboutir à une solution identique 28. D’autres fois, sans doute plus fréquemment que par le passé 29, CEDH et droit national sont visés ensemble 30), sans doute pour renforcer leur gémellité et l’assise d’une décision, l’accumulation créant une apparence de justesse ou dissimulant une difficulté insurmontable. Lorsque le droit national intègre d’une façon ou d’une autre les exigences européennes, il se suffit à lui-même 31.

Le rayonnement de la CEDH est beaucoup plus flagrant lorsque le droit invoqué est également protégé par un autre instrument international de portée générale et tout particulièrement le PIDCP alors même que l’une des parties l’invoquerait spécifiquement voire exclusivement 32. Lorsque les garanties sont identiques, ce choix, qui ne s’explique guère autrement que par une sorte d’inclination naturelle pour ce qui est familier et proche 33, a pour seule conséquence d’éluder et de négliger cet autre instrument 34. Il est beaucoup plus gênant, lorsque les garanties offertes par l’un ou l’autre instrument sont sensiblement différentes. Ainsi, l’article 14 du PIDCP développe davantage le droit au procès équitable que l’article 6 de la Convention, et plus précisément les garanties des accusés en matière pénale 35, de même que l’article 26 du PIDCP prohibe, de manière autonome et indépendante contrairement à l’article 14 CEDH, toutes les discriminations. Ce n’est donc pas la multiplication des instruments et des droits qui affaiblit ici la protection des individus, mais le refus d’appliquer celui qui offrirait le standard de protection le plus élevé.

L’articulation entre les textes n’est donc simple qu’en apparence. Et elle se révèle impuissante à éliminer les phénomènes de concurrence dont les conditions et les issues ne sont pas toujours sans arrière-pensées.

Les contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité, bien qu’ils relèvent d’autorités différentes sont ainsi placés dans une situation de concurrence par l’article 23-2 de la loi organique relative au Conseil constitutionnel. Elle organise la question prioritaire de constitutionnalité (ci-après QPC) de telle façon qu’elle traduise la primauté de la Constitution dans l’ordre interne 36. L’initiative du contrôle appartient aux parties. Le juge n’a pas la faculté de poser, d’office, une QPC. Dès lors qu’il est saisi de moyens soulevant un problème de constitutionnalité et de conventionnalité, il se prononce prioritairement sur le premier. Une fois qu’il aura abouti, le contrôle de constitutionnalité risque d’influencer le contrôle de conventionnalité 37. Il en résulterait un renforcement de la subsidiarité que les États souhaitent inscrire dans le préambule de la Convention européenne des droits de l’homme pour affirmer plus nettement que le respect des droits fondamentaux et le contrôle de la loi est d’abord (exclusivement ?) l’affaire des États. Cependant, il n’est pas certain que le contrôle de constitutionnalité diffère tant que cela du contrôle de conventionnalité et qu’il l’oriente dans de manière décisive 38. En toute hypothèse, il ne parviendra pas, en raison de ses faiblesses, à le contrarier. La priorité ne signifie pas son exclusivité ni même sa primauté.

La constitutionnalité n’exclut pas la non-conventionnalité. Les arrêts Zielinski et Pradal, Gonzalez et autres c/ France du 28 octobre 1999 (n° 24846/94, 34165/96, 34173/96) et Agnelet c/ France du 10 janvier 2013 en attestent. Alors que par la décision n° 2011-113/115 du 1er avril 2011, le Conseil constitutionnel déclara conformes à la Constitution les articles du Code de procédure pénale relatifs à la motivation sommaire des arrêts de cour d’assises, la Cour de Strasbourg ne retient pas moins une violation de l’art. 6, § 1 tout en soulignant les effets bénéfiques de la réforme intervenue en août 2011. Et réciproquement, l’inconventionnalité ne constitue pas un grief d’inconstitutionnalité dont le Conseil constitutionnel pourrait connaître 39. Quant à la déclaration d’inconstitutionnalité, elle ne prive pas toujours d’intérêt le contrôle de conventionnalité, lorsque ses effets dans le temps sont modulés. Elle est alors susceptible de heurter la protection européenne des droits de l’homme dont l’effet est immédiat. La succession des contrôles de constitutionnalité 40, dont les effets avaient été repoussés au 1er juillet 2011 (date à partir de laquelle deviendrait effective l’abrogation) puis de conventionnalité 41 des articles du Code de procédure pénale qui empêchaient la personne gardée à vue de bénéficier assez tôt de l’assistance d’un avocat et d’être informée de son droit de garder le silence est à cet égard révélatrice 42.

En outre, le juge qui a transmis la QPC conserve le pouvoir de prendre toute mesure conservatoire ou provisoire qu’il estime nécessaires pour assurer le respect des engagements internationaux de la France 43. Et la Cour de cassation tend à considérer que le contrôle de conventionnalité primera le contrôle de constitutionnalité s’il n’existe aucune mesure permettant d’assurer la protection juridictionnelle des droits conférés non seulement par l’Union européenne mais également par le droit européen des droits de l’homme 44.

Enfin, il se déduit de la jurisprudence européenne que la QPC n’est pas une voie à épuiser avant de saisir la Cour EDH alors même que, après avoir vérifié ses conditions de recevabilité, le juge a l’obligation et non pas la simple faculté d’adresser la demande à la juridiction constitutionnelle 45. La « priorité » assurée en interne est affaiblie par cette « secondarisation » 46 définie par la Cour de Strasbourg

Il est ainsi à peine surprenant que la Cour de cassation ait préféré lever l’ambiguïté de la décision du Conseil constitutionnel 47 sur les aspects de droit transitoire du dispositif anti-perruche en s’appuyant sur la CEDH plutôt qu’en posant une nouvelle QPC 48.

La concurrence entre les instruments est plus redoutable encore lorsque le contrôle porte sur le droit de l’Union européenne. Les juges nationaux s’efforcent de réduire le conflit pour le ramener dans la sphère de droit de l’Union 49. La similitude entre la Convention européenne des droits de l’homme, par ailleurs intégrée dans l’ordre juridique de l’Union par l’intermédiaire des principes généraux du droit, et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, permet de concilier la compétence exclusive de la Cour de justice pour apprécier la validité des normes de droit dérivé et l’obligation pour l’État de se conformer aux droits fondamentaux, même lorsqu’il applique le droit de l’Union. La Cour de Strasbourg se montre relativement bienveillante à l’égard de cette articulation en développant la doctrine de la protection équivalente 50. La Cour de justice, tout particulièrement à la lumière de son avis 2/13, semble moins conciliante et déterminée à inféoder les droits fondamentaux à la logique d’intégration et aux constructions du droit de l’union 51.

II. – Le juge judiciaire face à la multiplication des acteurs

La primauté et le pragmatisme exigent une attention soutenue à l’égard de la jurisprudence européenne, à la fois pour déterminer le domaine des droits, en identifiant les situations qui en relèvent 52, et pour les appliquer. Cela implique-t-il pour autant que le juge national adopte ou s’approprie les méthodes de la Cour européenne 53 (A) ? Dans quelle mesure le contrôle du juge, dans son étendue et son contenu sera-t-il affecté ? Cela conduira-t-il à redéfinir la répartition des tâches entre la Cour de cassation, juge du droit, et les juges du fond qui connaissent de l’intégralité du contentieux (B) ?

A. – Raisonnement du juge

Tant qu’un État est membre du Conseil de l’Europe, tant qu’il est partie à la Convention européenne des droits de l’homme, une réponse positive à la première question n’est guère douteuse. Ignorer que toute règle qui affecte un droit garanti est constitutive d’une ingérence dont la conventionnalité suppose sa proportionnalité expose l’État à engager sa responsabilité. L’application mécanique des règles, sans égards pour le contexte de leur application et pour leurs effets dans la situation concrète, déterminera la Cour de Strasbourg à constater une violation de la Convention 54. L’application du droit national constitue peut-être un prétexte commode pour ne pas prendre en considération l’intérêt individuel, mais n’est pas une justification. L’ampleur des réformes à accomplir, par exemple à la suite d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, ne dispense pas davantage le juge de réagir, dans un cas particulier, à la méconnaissance des droits individuels 55.

Le droit objectif, la règle de droit générale, abstraite et hypothétique, seule garante de la sécurité juridique et de la prévisibilité des solutions, la Cour de cassation assurant en dernier recours l’uniformité de son application par les juges du fond, est-elle définitivement condamnée ? La Cour européenne des droits de l’homme elle-même récuse une telle éventualité 56. Elle serait, en toute hypothèse, irréalisable. En eux-mêmes, les droits fondamentaux ne prescrivent aucune solution. Ils constituent uniquement des instruments de mesure, d’évaluation. Ce sont des droits sur les droits, indiquant au juge la règle qu’il faut appliquer ou lui procurant un critère de sa validité 57. Plusieurs réponses sont concevables et plusieurs d’entre elles sont dans un rapport de compatibilité avec les droits fondamentaux. C’est le principe même de la marge nationale d’appréciation en conséquence de quoi même lorsqu’un texte est stigmatisé sa suppression n’est pas une issue inéluctable, bien qu’elle soit parfois l’issue la plus probable 58 (de la même façon qu’une discrimination pourrait théoriquement être effacée en octroyant le droit à tous ou en le supprimant pour tous 59). La jurisprudence européenne incitera à sa réécriture et l’accompagnera parfois. S’il arrive à la Cour de donner quelques repères à l’État dans tous les cas où le constat de violation découle davantage de la règle que des circonstances de son application, en particulier par la procédure d’arrêt pilote, elle ne livre jamais que des lignes directrices, elle ne définit que des standards minimaux de protection.

Pour autant, si la règle générale n’est pas condamnée, n’est-elle pas considérablement fragilisée ? La sécurité juridique et la prévisibilité des solutions constituent l’un des objectifs essentiels de toute règle et de tout système. Si, sous couleur de contrôle de conventionnalité, la proportionnalité autorise le juge à neutraliser la loi selon les circonstances de son application, alors il n’y a plus de sécurité ni de prévisibilité. Le plaideur sera incité à provoquer le contentieux pour échapper à la règle qui contrarie ses intérêts, pour peu qu’ils bénéficient de la protection d’un droit fondamental. Étant donné le domaine tentaculaire assigné aux droits fondamentaux par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’autonomie des termes de la convention, cette condition ne sera pas la plus restrictive. Cependant, la sécurité juridique est-elle une valeur absolue ne devant jamais souffrir aucune dérogation ? Elle est peut-être en elle-même une valeur, un objectif désirable pour éviter l’arbitraire, mais elle n’en est pas moins vide de toute substance. Son contenu axiologique est nul. À l’inverse, les droits fondamentaux sont des constructions politiques, porteurs de valeur. La réalisation de la justice est l’un des rares motifs justifiant de sacrifier la sécurité juridique 60. Qu’elle intervienne à l’initiative du juge est parfois contestée 61. Il lui appartient pourtant d’exercer le contrôle de conventionnalité des lois depuis 1975 et la célèbre décision IVG du Conseil constitutionnel 62, un contrôle relatif et contingent dont l’essence même est de neutraliser l’application de la loi dans une espèce particulière puisque le juge ordinaire n’a pas le pouvoir de l’annuler. Le juge n’est donc pas au-dessus de la loi. Il exerce son office 63.

B. – Rôle du juge

Une généralisation du contrôle de proportionnalité n’impose pas nécessairement une redéfinition des rôles de la Cour de cassation et des juges du fond. Du point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme, l’essentiel réside dans la motivation. L’intérêt individuel atteint a-t-il été pris en compte ? Les arguments avancés par l’individu sur le fondement de la Convention européenne des droits de l’homme ont-ils reçu une réponse 64 ? Outre un défaut de base légale, la Cour de cassation pourrait se contenter de sanctionner l’équivalent d’une dénaturation ou d’une erreur manifeste d’appréciation 65. Comme en matière de conflit de droits 66, seules des circonstances exceptionnelles détermineront la Cour de Strasbourg à se départir du principe de subsidiarité et à revenir sur l’appréciation des juges.

Un effondrement du système est-il à redouter ? Le juge peut-il désormais statuer librement en équité et s’affranchir des arbitrages réalisés par le législateur ? Plusieurs décisions récentes de la Cour de cassation ont attiré l’attention en suscitant des sentiments radicalement opposés 67. Le problème majeur n’est pas le contrôle. Il est même plutôt salutaire, tant le contrôle de constitutionnalité a priori a, par calcul ou arrangements politiques, révélé ses limites. Un individu pourra toujours discuter par le contrôle de conventionnalité, le respect de ses droits. La difficulté concerne alors l’identification des critères sur le fondement desquels le contrôle sera exercé.

La Cour européenne des droits de l’homme fait preuve, dans l’ensemble, de mesure. L’affaire Ivanova et Cherkezov 68 lui a donné l’occasion de préciser ses exigences dans la mise en œuvre de la Convention par les juges nationaux. L’affaire concerne la démolition d’une maison d’habitation construite sans autorisation. La Cour juge en particulier que les requérants, dont la maison est la seule résidence, n’ont pas disposé en droit interne d’une procédure leur permettant d’obtenir un examen complet de la proportionnalité de la démolition ordonnée (l’exécution de l’ordonnance de démolition entraînerait une violation de l’article 8, mais pas de l’article 1-P1). Elle répond à un certain nombre d’objections émises à l’encontre du contrôle de proportionnalité pour son immixtion dans l’application de la règle de droit et son potentiel perturbateur.

La Cour insiste sur le contexte. La perte du domicile représente l’une des formes les plus graves d’ingérences dans l’article 8, sans même que l’individu concerné appartienne à la catégorie des personnes vulnérables. À ce titre et compte tenu de la dimension procédurale de l’article 8, toute personne a le droit de faire examiner la proportionnalité de l’ingérence par un tribunal établi par loi, indépendant et impartial (Ivanova et Cherkezov, § 53). Provoquer l’examen juridictionnel d’une décision n’est pas suffisant, le contrôle juridictionnel doit intégrer la proportionnalité dont l’issue dépend d’abord du droit fondamental atteint 69.

Elle détaille ensuite, sans prétendre à l’exhaustivité, les éléments à prendre à compte au titre de la proportionnalité en présence d’une construction illégale (Ivanova et Cherkezov, § 53) 70. Dès lors que des arguments de ce type sont soulevés, les juridictions internes doivent les examiner attentivement et y répondre (Ivanova et Cherkezov, § 53). Si cette méthode est respectée, la marge d’appréciation sera étendue et la Cour sera réticente à revenir sur l’évaluation opérée par les juridictions internes qui sont, a priori, mieux placées pour évaluer les besoins et les conditions locaux (Ivanova et Cherkezov, § 53).

La Cour rejette encore l’argument dénonçant l’instabilité qui résulterait du jugement de proportionnalité (Ivanova et Cherkezov, § 55) et qui, en l’occurrence, nuirait au système bulgare de contrôle des constructions. Elle ne nie pas les inconvénients d’un tel procédé 71. Cependant, elle oppose deux arguments diversement convaincants. D’une part, les autorités administratives et les juridictions feront face à ces risques (puisqu’elles ont commencé à examiner les affaires sous l’angle de l’article 8 et qu’elles traitent régulièrement de demandes liées à la destruction d’immeubles), spécialement si elles sont assistées dans cette tâche par des paramètres ou des lignes directrices appropriées. D’autre part, cela ne concernera que quelques cas ; la remise en cause de la règle ne sera pas fréquente. Cet argument est le plus faible. Non pas tant parce qu’il spéculerait sur l’issue du contrôle, mais parce qu’il néglige le risque d’un afflux d’actions. Le droit ne pouvant être connu qu’a posteriori, comment les conseils rassureront-ils leurs clients ou les dissuaderont-ils d’agir 72 ? L’argument est classique et récurrent (contre la révision pour imprévision, contre le contrôle de l’interprétation des contrats), mais le risque est-il si grand et surtout ne vaut-il pas la peine d’être pris ? Le contrôle de proportionnalité n’est pas l’arbitraire. Les conseils sauront déceler, au gré des jurisprudences, les contextes et les intérêts qui permettent d’entrevoir une issue favorable et ceux qui ne laissent que peu d’espoirs ou les anéantissent totalement 73.

Des ajustements ponctuels, afin d’assurer la compatibilité du droit national au droit européen, n’entraîneront pas l’effondrement du système. D’autant moins qu’ils ne se réaliseront pas nécessairement de manière la plus brusque, par la neutralisation de la loi 74 et, le cas échéant, son remplacement 75), mais de façon feutrée par la technique de l’interprétation conforme 76, comme l’ouverture de l’action en retranchement à tous les enfants nés d’un premier lit, y compris ceux qui ne sont pas nés au cours d’un mariage 77, les causes de récusation d’un magistrat ou d’un expert 78 ou encore l’appréciation de la légalité d’une perquisition dans les locaux des entreprises de presse.

Notes:

  1. Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 [ci-après PIDCP]
  2. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 [ci-après PIDESC]
  3. Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes [ci-après CEDEF], 18 déc. 1979
  4. Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989
  5. Convention des Nations-Unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et membres de leur famille du 18 décembre 1990
  6. Convention des Nations-Unies relative aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006 [ci-après CDPH]
  7. Convention des Nations-Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965
  8. Convention des Nations-Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984
  9. Cons. const. déc. n° 71-44 DC du 16 juill. 1971
  10. V. entre autres, J. Carbonnier, « De Republica cujus leges principia genuerint », in Leges tulit, jura docuit. Écrits en hommage à J. Foyer, Paris, PUF, 1997
  11. Art. 34 de la Constitution du 4 oct. 1958, « La loi fixe les règles concernant […] les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ».
  12. Le pt. 16 de la décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010 Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne réitère la décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse (cons. 4).
  13. Rapp. Cour EDH, 17 juillet 2001, n° 39288/98, Association Ekin c/ France et l’abrogation de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 par le décret 2004-1044 du 4 oct. 2004
  14. CEDH 1er févr. 2000, n° 34406/97, Mazurek c/ France, Dalloz 2000. 332, note J. Thierry ; ibid. 626, chron. B. Vareille ; RDSS 2000. 607, obs. F. Monéger ; RTD civ. 2000. 311, obs. J. Hauser ; ibid. 429, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 601, obs. J. Patarin ; et la loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral
  15. Rapp. Cour EDH, 21 janvier 1999, n° 29183/95, Fressoz et Roire c/ France, Cour EDH, 7 juin 2007, n° 1914/02, Dupuis et a. c/ France, Cour EDH, 28 juin 2012, nos 15054/07 et 15066/07, Ressiot et a. c/ France et la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes
  16. Rapp. CEDH, 25 mars 1992, n° 13343/87, Botella c/ France, JCP G 1992.II.21955 note T. Garé ; JCP G 1993.I.3654 n° 19 obs. F. Sudre ; RTD civ. 1992. 540 obs. J. Hauser ; Dalloz 1992 som. 325 obs. J.-F. Renucci ; Dalloz 1993. 101 note J.-P Marguénaud ; et les articles 61-5 et s. du Code civil issus de la loi n° 2016-1547 du 18 nov. 2016 relative à la justice du 21ème siècle
  17. M. Delmas-Marty, M.-L. Izorche, « Marge nationale d’appréciation et internationalisation du droit. Réflexions sur la validité formelle d’un droit commun pluraliste », RIDC, 2000, n° 4, p. 753
  18. P. Martens, « Les désarrois du juge national face aux caprices du consensus européen », in CEDH, Dialogue entre les juges, Strasbourg, 2008, p. 52
  19. V. tout particulièrement, B. Edelman, « La Cour européenne des droits de l’homme : une juridiction tyrannique ? », Dalloz 2008. 1946 ; M. Fabre Magnan, « Le sadisme n’est pas un droit de l’homme », Dalloz 2005. 2973
  20. Arrêt Mazurek c/ France, préc.
  21. CEDH, 22 octobre 1981, n° 7525/76, Dudgeon c. Royaume-Uni
  22. CEDH, Gde ch., 22 janvier 2008, n° 43546/02, E. B. c/ France, Dalloz 2008. 2038 note P. Hennion-Jacquet, RTD civ. 2008. 249 obs. J.-P. Marguénaud, Gaz. Pal. 25 juil. 2008 n° 207 p. 10 note C. Tahri
  23. CEDH 21 déc. 1999, no 33290/96, Salgueiro da Silva Mouta c/ Portugal, RTD civ. 2000. 313, note Hauser
  24. CEDH 7 nov. 2013, n° 29381/09, Vallianatos et a. c/ Grèce, AJDA 2014.147, chron. Burgorgue-Larsen ; Dalloz 2013. 2888, note Laffaille ; ibid. 2014. 238, obs. Renucci ; ibid. 1342, obs. Lemouland et Vigneau ; AJ fam. 2014. 49, obs. Beaudoin ; RTD civ. 2014. 89, obs. Hauser ; ibid. 301, obs. Marguénaud
  25. S. Platon, La coexistence des droits fondamentaux constitutionnels et européens dans l’ordre juridique français, Paris, LGDJ, 2008
  26. Sur ces phénomènes, v. spéc. J.-S. Bergé, L’application du droit national, international et européen, Paris, Dalloz, coll. « Méthodes du Droit », 2013
  27. Sur cette question, v. C. Laurent-Boutot, La Cour de cassation face aux traités internationaux protecteurs des droits de l’homme, thèse Limoges, 2006, spéc. n° 682 et s.
  28. Cass., Soc., 12 janvier 1999, n° 96-40755, Spileers, Dalloz 1999 p. 645 note J. Mouly et J.-P. Marguénaud, rendu au seul visa de l’article 8 de la Convention pour censurer une clause domiciliaire plutôt qu’en application de l’article L 1121-1 du Code du travail ; Cass. Civ. 3ème, 6 mars 1996, n° 93-11113, Mel Yedei, JCP 1996.I.3958.1, obs. C. Jamin ; RTD civ. 1996. 897.6, obs. J. Mestre
  29. R. De Gouttes, « Le juge français et la Convention européenne des droits de l’homme : avancées et résistances », RTDH 1995. 605
  30. Cass., civ. 2ème, 10 juin 2004 n° 02-12926, Dalloz 2005 p. 469 note J.-P. Marguénaud et J. Mouly, visant les articles 8 de la CEDH et 9 du Code civil ou encore les arrêts arbitrant les conflits entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée (v., entre autres, Cass. civ. 1ère, 12 juill. 2001, n° 98-21337, CCE nov. 2001. 26, n° 117 ; Dr. et patrimoine nov. 2001/98. 103, obs. Loiseau ; JCP 2002.II.10152, note Ravanas ; Dalloz 2002. 1380, note C. Bigot
  31. En particulier, l’article L 1121-1 du Code du travail lorsque la chambre sociale de la Cour de cassation apprécie les atteintes aux droits fondamentaux des salariés dans l’entreprise.
  32. Cass., civ. 1ère 24 février 1998 nos 95-18646 et 95-18647 Csts Vialaron Dalloz 1999. 309 note J. Thierry, RCDIP 1998. 637 note G. A. L. Droz, Dalloz 1999. 290 note B. Audit, Clunet 1998. 732 note E. Kerckhove, JCP 1998.II.10175 note T. Vignal, RTD civ. 1998. 458 obs. B. Vareille, Defrénois 1999.1173 obs. R. Crône.
  33. Comp. C. Sciotti, La concurrence des traités relatifs aux droits de l’homme devant le juge national, Bruxelles, Bruylant, 1997, qui met en avant la plus grande clarté et la plus grande précision du droit européen des droits de l’homme résultant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (p. 79). Cependant, l’explication ne se vérifie pas toujours (v. citant la déplorable affaire Koua Poirrez – Soc. 22 janv. 1998, n° 96-14824 – à l’occasion de laquelle la Cour de cassation refuse, sur le fondement du PIDCP, ce qu’elle aurait accepté en se fondant sur l’article 14 de la CEDH combiné avec son article 1-P1 ou même l’article 12 de la Charte sociale européenne, C. Laurent-Boutot, La Cour de cassation face aux traités internationaux protecteurs des droits de l’homme, thèse Limoges, 2006, n° 713).
  34. Par exemple, Crim. 14 octobre 1997 n° 84-91.428, la Cour rejette le pourvoi contestant, au nom de la liberté d’expression, une condamnation pour diffamation publique. La similitude entre les articles 10 de la CEDH et 19 du PIDCP est renforcée par la déclaration accompagnant la ratification par la France du PIDCP selon laquelle son article 19 sera appliqué conformément à l’article 10 de la CEDH.
  35. Même si la jurisprudence constructive et évolutive de la juridiction strasbourgeoise a largement réduit l’écart que la lettre des textes laissait apparaître, la protection offerte par le Pacte est encore aujourd’hui plus élevée du fait des réserves et déclarations émises par la France lors de la ratification du Protocole additionnel n° 7 à la CEDH. Les mêmes causes engendraient les mêmes effets en matière d’égalité de droits et de responsabilités des époux pendant le mariage et lors de sa dissolution (art. 5 P. 7 CEDH accompagné de plusieurs réserves et art. 23 du PIDCP au contenu identique, mais sans que la France n’ait formulé de réserve).
  36. CE ass. 30 octobre 1998 Sarran, Levacher et autres Dalloz 2000. 152 note Aubin ; Cass., ass. plén., 2 juin 2000, n° 99-60274 Melle Fraisse, Gaz. Pal. 2000 n° 359-363 p. 7 note J.-F. Flauss, Dalloz 2000. 865 note B. Matthieu et M. Verpeaux
  37. En ce sens, J.-S. Bergé, op. cit., p. 233 ; C. Maugüé et J.-H. Stahl, La question prioritaire de constitutionnalité, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2ème édition, 2012, en raison de ce qu’ils nomment le « prisme d’examen » (p. 273).
  38. Le conseil constitutionnel est en effet sensible aux exigences européennes comme le révèlent les décisions QPC sur l’exception de vérité des faits diffamatoires ou encore la décision n° 2000-505 DC du 19 novembre 2004 Traité établissant une Constitution pour l’Europe visant un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme (Leyla Sahin c/ Turquie du 29 juin 2004) qui n’était pourtant pas définitif (et il sera même effacé par l’arrêt de grande chambre rendu dans la même affaire).
  39. Déc. n° 2010-605 DC 12 mai 2010 Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, pt 13, JCP G 2010 doctr. 576 obs. B. Mathieu
  40. Décision 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 M. Daniel W et autres.
  41. Cass., ass. plén., 15 avr. 2011, n° 10-17.049, Dalloz 2011. 1080, et les obs. ; AJ pénal 2011. 311, obs. C. Mauro ; n° 10-30.313, n° 10-30.316, D. 2011. 1128, entretien G. Roujou de Boubée ; ibid. 1713, obs. V. Bernaud et L. Gay ; Constitutions 2011. 326, obs. A. Levade ; RSC 2011. 410, obs. A. Giudicelli ; RTD civ. 2011. 725 obs. J.-P. Marguénaud
  42. Sur ce point, v. J.-P. Marguénaud, « QPC, piège à c … Libres propos d’un « droit de l’hommiste » sur la mise en œuvre de la QPC », Questions de droit pénal international, européen et comparé, Mélanges en l’honneur du Professeur Alain Fournier, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, 2013, p. 321 ; comp. B. Mathieu, « Les décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’homme : coexistence, autorité, conflit, régulation », Nouv. Cahiers du Cons. Constit. 2011 n° 32
  43. Comp. le cons. 14 décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010 Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard et CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C-188/10 et C-189/10, § 53
  44. Cass., ass. plén. 29 juin 2010, n° 10-40001
  45. CEDH, Gde ch., 27 août 2015, n° 46470/11, Parrillo c/ Italie, Dalloz 2015. 1700, et les obs. ; AJ fam. 2015. 433, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2015. 830, obs. J.-P. Marguénaud ; RTD civ. 2016. 76 obs. J. Hauser, JCP 2015. 1187, obs. G. Loiseau
  46. J.-P. Marguénaud, « La QPC devant la Cour européenne des droits de l’homme », Mélanges en l’honneur du Professeur Dominique Turpin, Paris, LGDJ, 2017 ; contra M. Guillaume, « Question prioritaire de constitutionnalité et Convention européenne des droits de l’homme », Nouv. Cahiers du Cons. Constit. 2011 n°32
  47. Décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, Mme Vivianne L. [Loi dite « anti-Perruche »]
  48. Cass. civ. 1ère, 15 décembre 2011, n° 10-27.473, Dalloz 2012. 12, obs. I. Gallmeister, et 323, note D. Vigneau
  49. CE, sect., 10 avril 2008, n° 296845, Conseil national des barreaux et autres, AJDA 2008. 1089, chron. Boucher et Bourgeois-Machureau ; RFDA 2008. 575, concl. Guyomar ; ibid. 2008. 711, note Labayle et Mehdi
  50. Définie selon la jurisprudence Bosphorus-Michaud (CEDH, gr. ch., 30 juin 2005, n° 45036/98, Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c/ Irlande ; CEDH 6 déc. 2012, n° 12323/11, Michaud c/ France).
  51. Sur l’ensemble de ces questions, v. la contribution du Professeur Romain Tinière.
  52. Comp. arrêt Mazurek c/ France, préc.
  53. V., entre autres, sur ce point, P. Malaurie, « Pour : la Cour de cassation, son élégance, sa clarté et sa sobriété. Contre : le judge made law à la manière européenne », JCP 2016. 318 ; B. Louvel, « La Cour de cassation face aux défis du XXIe siècle, mars 2015 ; Réflexions à la Cour de cassation », Dalloz 2015. 1326 ; F. Sudre, « Le contrôle de proportionnalité de la Cour européenne des droits de l’homme. De quoi est-il question ? », JCP G 2017.289
  54. V. par exemple, CEDH 1er déc. 2009, n° 64301/01, Velcea et Masare c/ Roumanie, Dalloz 2011. 472, obs. B. Fauvarque-Cosson ; AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss ; RDC 2010. 981, obs. J.-P. Marguénaud
  55. Rappr. les arrêts Marckx c/ Belgique (CEDH, 13 juin 1979, n° 6833/74) et Vermeire c/ Belgique (CEDH, 29 nov. 1991, n° 12849/87).
  56. V., en particulier, CEDH , Gde. ch., 22 avr. 2013, n° 48876/08, Animal defenders international c/ Royaume-Uni, AJDA 2013. 1800, chron. Burgorgue-Larsen ; CEDH 10 avr. 2007, n° 6339/05, Evans c/ Royaume-Uni, Dalloz 2007. AJ. 1202, obs. C. Delaporte-Carré ; RTD civ. 2007. 295, obs. J.-P. Marguénaud, et 545, obs. J. ; CEDH 21 déc. 2010, n° 41696/07, Almeida Ferreira et Melo Ferreira c/ Portugal
  57. F. Rigaux, La loi des juges, Odile Jacob, 1999, p. 176
  58. V. l’article 21 de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 abrogeant l’article 26 de la loi de la loi du 26 juillet 1881 à la suite de Cour EDH, 14 mars 2013, n° 26118/10, Eon c/ France
  59. V. les suites de l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/ Royaume-Uni (CEDH, 28 mai 1985, n° 9214/80).
  60. H. Fulchiron, « Flexibilité de la règle, souplesse du droit. À propos du contrôle de proportionnalité », Dalloz 2016. 1376
  61. F. Chénédé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », Dalloz 2016. 796 ; comp. H. Fulchiron, « Flexibilité de la règle, souplesse du droit. À propos du contrôle de proportionnalité », Dalloz 2016. 1376
  62. Préc.
  63. F. Chénédé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », Dalloz 2016. 796
  64. Voy. par exemple, CEDH, 14 mars 2017, n° 66610/10, Yevgeniy Zakharov c/ Russie, la Cour estimant que les juges nationaux ont manqué de mettre en balance le droit du requérant au respect de son domicile et les intérêts des occupants des deux autres chambres de l’appartement, de sorte qu’ils n’ont pas déterminé la proportionnalité de l’ingérence faite dans le droit du requérant au respect de son domicile (en l’espèce, le requérant avait été expulsé de la chambre qu’il occupait avec son épouse, jusqu’à son décès, dans un appartement communautaire, alors que cette chambre constituait son seul logement et que la décision procédait d’une règle administrative purement formelle).
  65. L’arrêt du 17 déc. 2015 (Cass. civ. 3ème, n° 14-22095, AJDA 2015. 2467 ; Dalloz 2016. 72 ; ibid. 1028, chron. A.-L. Méano, V. Georget et A.-L. Collomp ; RDI 2016. 100, obs. P. Soler-Couteaux ; AJCT 2016. 283, obs. E. Péchillon ; RTD civ. 2016. 398, obs. W. Dross ; JCP 2016. 188, avis O. Bailly ; ibid. 189 note P.-Y. Gautier) s’inscrit dans cette perspective en ne procédant pas lui-même au contrôle de proportionnalité, mais en considérant, au double visa de l’article 8 de la CEDH et 809 du CPC, qu’il appartenait à la cour « de rechercher, comme il le lui était demandé si les mesures ordonnées étaient proportionnées au regard du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile des consorts O. », au regard de l’ancienneté de l’occupation dans les lieux, de la longue tolérance de la commune, de l’absence de possibilité de relogement et de l’absence droits de tiers en jeu.
  66. V. les arrêts Axel Springer c/ Allemagne et Von Hannover c/ Allemagne (CEDH, Gde ch., 7 fév. 2012, n° 39954/08 ; n° 40660/08 et 60641/08). Comp. CEDH, Gde ch., 29 avril 1999, n° 25088/94, 28331/95 et 28443/95, Chassagnou et al. c/ France, GACEDH n° 69 ; RTD civ. 1999.913, obs. J-P. Marguénaud ; RTDH 1999.901, M. Flores-Lonjou et P. Flores ; D. 1999.Chron.389, G. Charollois ; Droit et patrimoine, 1999.123, Ch. Pettiti ; JCP G 2000.I.203, n° 28 et 32, F. Sudre. Contra, P.-Y. Gautier, « Contre la balance des intérêts : la hiérarchie des droits fondamentaux », Dalloz 2015. 2189, estimant qu’une hiérarchie devrait pourtant s’imposer lorsqu’un droit déterminé se heurte à l’exercice d’une liberté indéterminée et citant en exemple le conflit entre le droit d’auteur (art. 1-P1) et la liberté d’expression (art. 10) qui devrait se résoudre au profit du premier (un acte de contrefaçon ne devrait même pas relever du domaine de l’article 10 ; cet argument est très contestable puisqu’il ferait dépendre le domaine du droit à la liberté d’expression de qualifications juridiques nationales opérées par les autorités nationales, qui pourraient ainsi fixer elle-même l’étendue de leurs engagements conventionnels).
  67. À commencer par l’arrêt du 4 décembre 2013 (Cass., civ. 1ère, 4 déc. 2013, n° 12-26066, Dalloz 2014. 179, note F. Chénedé, 153, point de vue H. Fulchiron, et 1342, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2014. 124, obs. S. Thouret, et 2013. 663, point de vue F. Chénedé ; RTD civ. 2014. 88, obs. J. Hauser, et 307, obs. J.-P. Marguénaud).
  68. CEDH, 21 avril 2016, n° 46577/15, Ivanova et Cherkezov c/ Bulgarie, RTD civ. 2016. 301, obs. J.-P. Marguénaud
  69. Comp. avec les arrêts relatifs à la clause pénale dans les libéralités – la clause est seulement rapporté au droit atteint, le droit d’accès au juge dans le premier cas (Cass. civ. 1ère, 16 déc. 2015, n° 14-29285, Dalloz 2016. 578, note T. Le Bars ; ibid. 566, obs. M. Mekki ; AJ fam. 2016. 105, obs. J. Casey ; RTD civ. 2016. 339, obs. H. Barbier ; ibid. 424 obs. M. Grimaldi), le droit absolu au partage, qui se rattache au droit de propriété, dans le second (Cass. civ. 1ère, 13 avril 2016, n° 15-13312, AJ fam. 2016. 275, obs. J. Casey).
  70. « The factors likely to be of prominence in this regard, when it comes to illegal construction, are whether or not the home was established unlawfully, whether or not the persons concerned did so knowingly, what is the nature and degree of the illegality at issue, what is the precise nature of the interest sought to be protected by the demolition, and whether suitable alternative accommodation is available to the persons affected by the demolition (see Chapman, cited above, §§ 102-04). Another factor could be whether there are less severe ways of dealing with the case; the list is not exhaustive ». En outre, en l’espèce, la règle appliquée n’intégrait pas les intérêts protégés par la Convention ce que dénonçait déjà l’ombudsman dans l’ordre interne.
  71. « It is true that the relaxation of an absolute rule may entail risks of abuse, uncertainty or arbitrariness in the application of the law, expense, and delay ».
  72. A. Bénabent, « Un culte de la proportionnalité un brin disproportionné ? », Dalloz 2016 Point de vue 137
  73. V. par exemple, Civ. 1ère, 6 juillet 2016, n° 15-19853, Dalloz 2016. 1980, note H. Fulchiron ; RTD civ. 2016. 831, obs. J. Hauser : action en contestation de paternité déclarée irrecevable parce qu’elle est exercée au-delà du délai de 5 ans prévu par l’article 333 du code civil. Le texte poursuit un but légitime (protection des droits et libertés des tiers ainsi que la sécurité juridique) et la restriction n’est pas disproportionnée car l’action ne poursuivait qu’un intérêt patrimonial.
  74. Cass. civ. 1ère, 4 décembre 2013, n° 12-26.066, préc.
  75. Pour contourner une insaisissabilité (Cass., civ. 2ème, 3 mai 2007, n° 05-19439, RTD civ. 2007. 644, obs. R. Perrot ; Dalloz 2007. 2344, obs. V. Vigneau ; ibid. 1168, obs. A. Leborgne ; Ann. dr. eur. 2007. 842, obs. F. M.) ; créer une action, sur le modèle des actions d’état, concrétisant le droit à la connaissance des origines (Cass. civ. 1ère, 13 nov. 2014, n° 13-21.018, Dalloz 2014. 2342, 2015. 649, obs. M. Douchy-Oudot, 702, obs. F. Granet-Lambrechts, et 755, obs. H. Gaumont-Prat ; AJ fam. 2015. 54, obs. F. Chénedé ; RTD civ. 2015. 103, obs. J. Hauser ; Dr. fam. 2015. Comm. 9, note C. Neirinck ; RJPF 1/20, obs. T. Garé
  76. V. par exemple, X. Dupré de Boulois, « Le juge, la loi et la Convention européenne des droits de l’homme », RDLF 2015, chron. n° 08 (www.revuedlf.com) ; M. Luciani, « L’interprétation conforme et le dialogue des juges », in Mélanges Bruno Genevois, Dalloz, 2009, p. 695
  77. Cass. civ. 1ère, 29 janv. 2002, n° 99-21134 99-21135, Dalloz 2002. 1938, note A. Devers ; Dr. fam. 2002.45, note B. Beignier, RTD civ. 2002.347 obs. B. Vareille
  78. Cass., civ. 2ème, 5 décembre 2002, n° 01-00224, Dalloz 2003.2260 note A. Penneau

Libre propos sur le droit à l’oubli numérique

Mineurs et majeurs sont aujourd’hui connectés sur internet, notamment via les réseaux sociaux. Ils se créent une identité numérique, marquée par la perte de pouvoir sur leurs données personnelles. Le droit à l’oubli numérique vient s’ériger en rempart à l’intimité diffusée par les internautes. Consacré par la Loi pour une République numérique au profit des mineurs, le droit à l’oubli sera étendu au profit des majeurs en 2018 par l’entrée en vigueur du Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016.

Par Maxime Péron, Doctorant en droit, Lab-LEX (EA 3150 – 3881 – 4251) Université de Bretagne Occidentale, Universidade de São Paulo.

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Alors que pour Alphonse Allais, « l’oubli c’est la vie », le monde numérique qui nous entoure incite les internautes à s’afficher et à diffuser constamment une partie de plus en plus grandissante de leur intimité sur la toile, à défaut de quoi ils n’existeraient plus 1. En ce sens, les réseaux sociaux servent de canaux pour irriguer les tentations fortes des internautes de dévoiler des images ou vidéos d’eux sur internet, mais aussi de se laisser aller à émettre des propos qu’ils n’oseraient jamais, ou plus difficilement, porter dans la vie réelle. Cette exposition constante de soi sur internet n’est pas sans conséquence, puisque cela peut nuire à l’e-réputation de l’internaute ainsi qu’aux tiers. Cette tendance à l’exposition de soi atteint les différentes générations, mineurs et majeurs tombant dans le piège de cette quête d’une vie numérique et d’une identité virtuelle. Or, les regrets de l’intimité diffusée sur internet peuvent vite apparaître, au point de vouloir oublier un pan de sa vie numérique 2. Certes, selon la doctrine freudienne, il serait parfois plus sage d’oublier 3, mais vouloir oublier sa vie numérique, c’est vouloir oublier un passé non assumé. Alors que la sagesse aurait plutôt été de réfléchir à l’impact de la diffusion de son intimité avant de céder à la tentation, droits européen et interne concordent vers l’idée d’une consécration d’un droit à l’oubli numérique.
Cette idée a d’abord été insufflée par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en 2014 4, en consacrant un droit au déréférencement. En l’espèce, il s’agissait d’un internaute espagnol qui était mécontent de voir son nom, lorsque celui-ci était cherché sur un moteur de recherches, lié à des articles relatifs à un endettement qu’il avait réellement eu plusieurs années avant. Le juge du Luxembourg a alors reconnu que le responsable du traitement (c’est-à-dire le moteur de recherche, voir infra) est tenu de déréférencer et de désindexer les liens lorsque la balance des droits penche en faveur de la protection de la vie privée de l’internaute 5.
Plus récemment, l’idée d’un droit à l’oubli s’est concrétisée légalement en droit français, puisque le législateur a consacré la possibilité d’effacer des éléments du passé du mineur à l’article 63 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique 6.
En 2018, ce mouvement de consécration du droit à l’oubli sera étendu, puisqu’entrera en vigueur le règlement européen du 27 avril 2016 7, prévoyant à son article 17 un véritable droit à l’effacement 8.
En conséquence, c’est un droit à l’oubli numérique qui apparaît progressivement en droits interne et européen, permettant à l’internaute d’effacer l’intimité qu’il a dévoilé. Alors que deux conceptions du droit à l’oubli peuvent être retenues 9, la première consistant dans l’interdiction de faire remonter à la surface des données du passé 10, sans pour autant les effacer, c’est-à-dire un droit au déréférencement, la deuxième, consistant dans la disparition d’éléments du passé, c’est-à-dire un droit à l’effacement ; l’apparition progressive du droit à l’oubli numérique permet de redonner à l’internaute, tant mineur (I) que majeur (II), la mainmise sur l’intimité qu’il avait dévoilée sur internet.

I. L’oubli de l’identité numérique du mineur

Utilisateurs massifs d’internet et des réseaux sociaux 11, en tout lieu, avec ordinateurs, tablettes, smartphones, montres connectées, les mineurs sont aujourd’hui pris dans la toile 12. En quête de popularité 13, ils diffusent constamment leur intimité, en partageant des photographies d’eux, seuls ou avec leurs amis 14, au risque de porter préjudice à leur e-réputation naissante 15 ou d’altérer leurs relations avec autrui. Ce risque est accentué par le caractère mondial et permanent des réseaux 16, et l’absence de garantie de confidentialité 17. Pour faire face à ce risque, la solution d’un droit à l’oubli numérique est apparue 18.
Plus précisément, l’article 63 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique 19, a retenu la possibilité d’effacer des éléments du passé du mineur.
Anticipant partiellement le règlement européen du 27 avril 2016 20 prévoyant à son article 17 un droit à l’effacement (droit à l’oubli) 21, ce droit à l’oubli numérique s’inscrit dans une finalité protectrice du mineur lorsque son intimité est exposée sur la toile 22. En effet, un tel droit devrait permettre de redonner au mineur la maîtrise de l’exposition de son intimité sur internet.
Ainsi, ce droit pourrait être la réponse aux risques de porter atteinte au respect de la vie privée d’un internaute résultant du développement de la sphère numérique 23. Pourtant, bien que consacré (A), l’oubli n’en reste pas moins mesuré (B).

 A. Un oubli consacré

L’article 63 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique modifie l’article 40 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés qui dispose désormais que « sur demande de la personne concernée, le responsable du traitement est tenu d’effacer dans les meilleurs délais les données à caractère personnel qui ont été collectées dans le cadre de l’offre de services de la société de l’information lorsque la personne concernée était mineure au moment de la collecte ». A travers cette modification est consacrée légalement un véritable droit à l’effacement au bénéfice du mineur 24.
Afin de bien saisir l’ampleur de la modification, il convient d’abord de déterminer les données concernées 25, ensuite d’identifier le responsable du traitement et enfin de préciser qui peut en faire la demande.
Derrière les données à caractère personnel se cachent les données identifiantes 26, c’est-à-dire les informations permettant d’identifier des personnes physiques 27. Ainsi, le nom et l’image sont des données à caractère personnel 28. Ces éléments, exigés pour accéder à un réseau social 29, peuvent également être communiqués à autrui par le mineur et réutilisés sans son accord. Plus simplement, le profil constitué sur un réseau social participe de l’identité d’un individu 30. Permettre au mineur d’effacer ces éléments, c’est lui redonner un pouvoir de contrôle sur ses informations 31. En conséquence, les risques d’une utilisation négative de ses données, par exemple à des fins commerciales intrusives (comme les spams) ou dans le but de nuire à sa personne, seront réduits, impliquant, de manière plus globale, la protection de l’identité numérique du mineur internaute.
Pour que l’oubli soit possible, il faut en faire la demande auprès du responsable de traitement, c’est-à-dire, d’après la directive n° 95/46/CE 32, repris par le Règlement européen 33, « l’autorité publique, le service ou tout autre organisme qui, seul ou conjointement avec d’autres, détermine les finalités et les moyens du traitement de données à caractère personnel ». Sont ici visés les moteurs de recherche 34, du moins pour les liens affichés 35, et les réseaux sociaux 36, qui s’avèrent être ceux pouvant empêcher le mineur de garder un contrôle sur ses données. Sont également visés les plateformes d’échanges en ligne, les services d’annuaires et de référencement, les fonctionnalités d’hyperliens ou la presse en ligne 37. Le dispositif visant les données collectées dans le cadre de « l’offre de services de la société de l’information », celui-ci doit-il être réduit aux seuls plateformes payantes 38 ? Alors qu’une telle interprétation pourrait aller dans le sens de la directive 2000/31/CE prévoyant que les services de la société de l’information couvre « tout service fourni, normalement contre rémunération, à distance au moyen d’équipement électronique de traitement (y compris la compression numérique) et de stockage des données, à la demande individuelle d’un destinataire de services 39, la lecture des travaux préparatoires et l’esprit du texte incitent à ne pas retenir une telle interprétation 40, et à entendre le responsable de traitement largement, impliquant une protection accrue du mineur. Ainsi, les réseaux sociaux tels que Facebook ou Twitter sont donc visés par le dispositif, qu’ils restent gratuits ou deviennent payants.
Pour renforcer la protection, le législateur prévoit que le responsable de traitement qui a transmis les données à un tiers, lui-même responsable de traitement, doit signaler à ce tiers la demande d’effacement.
Enfin, le dispositif prévoit que c’est la personne concernée qui pourra demander l’effacement, sans exigence de preuve autre que sa minorité au moment de la collecte 41 et sans limitation de de durée 42. En l’absence de précision, il semble possible à l’internaute majeur d’effacer son contenu en tant que mineur 43, mais également à l’internaute mineur de le faire 44, ce qui n’échappe pas à la critique et soulève l’étonnement, notamment au regard de l’incapacité qui les atteint. Permettre à des adolescents proches de la majorité d’effectuer la demande peut sembler pertinent car ils bénéficient d’un discernement et d’une capacité grandissants. Au contraire, permettre à de jeunes adolescents d’effectuer cette demande peut sembler impertinent. Pourquoi ne pas avoir confier cette possibilité aux représentants légaux du mineur ? Peut-être parce que les parents eux-mêmes ne maîtrisent pas cet usage d’internet ou n’hésitent pas à diffuser des photographies de leurs enfants, diffusion qui peut s’avérer, à l’avenir, préjudiciable pour l’enfant 45. En effet, les jeunes parents diffusent de plus en plus de photos de leurs progénitures sur les réseaux… parfois dans des situations qui peuvent leur nuire par la suite, laissant la porte ouverte à une action en justice d’un enfant contre ses propres parents.
Afin d’éviter une consécration excessive, le législateur a limité le droit à l’effacement, donnant ainsi une mesure à l’oubli.

B. Un oubli mesuré

La loi pour une République numérique n’a pas consacré un droit à l’oubli numérique absolu mais mesuré, de nombreuses limites pouvant être observées.
La principale limite est celle du bénéficiaire de l’oubli, puisque seules les données à caractère personnel d’un mineur sont concernées 46.
Par ailleurs, le législateur a rendu impossible l’application de l’oubli lorsque le traitement des données à caractère personnel est nécessaire pour « exercer le droit à la liberté d’expression et d’information », « pour respecter une obligation légale qui requiert le traitement de ces données ou pour exercer une mission d’intérêt public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique dont est investi le responsable du traitement », « pour des motifs d’intérêt public dans le domaine de la santé publique », « à des fins archivistiques dans l’intérêt public, à des fins de recherche scientifique ou historique ou à des fins statistiques, dans la mesure où le droit mentionné […] est susceptible de rendre impossible ou de compromettre gravement la réalisation des objectifs du traitement » ou « à la constatation, à l’exercice ou à la défense de droits en justice. ». Une nouvelle fois, ces limitations respectent le règlement européen 47.
Parallèlement à ces limitations, la mise en œuvre du droit à l’oubli pourrait renforcer les limites du dispositif. La crainte d’une non mise en œuvre de l’effacement a été prise en compte par le législateur, puisque si dans un délai d’un mois à compter de la demande, le responsable de traitement n’a pas procédé à l’effacement ou n’a pas répondu au demandeur, ce dernier peut saisir la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui se prononcera sur cette demande dans un délai de trois semaines à compter de la date de réception de la réclamation 48. Une telle solution permettra-t-elle de garantir la mise en œuvre du droit à l’oubli ? Rien n’est moins sûr puisque les responsables de traitement semblent frileux de suivre les décisions de la CNIL 49. Plus généralement, c’est le caractère international d’internet qui pourrait limiter la mise en œuvre de l’oubli 50, même si l’extension prochaine du droit à l’oubli sur le plan européen devrait évacuer en partie cette difficulté.
Enfin, une inquiétude réside quant à la concurrence entre ce droit à l’oubli et d’autres droits et libertés 51. Le droit à l’oubli pouvant être considéré comme une liberté individuelle, il ne faut pas qu’il porte atteinte aux libertés collectives, d’autant plus qu’il s’agit d’un droit automatique, sans nécessité de rapporter de preuves 52. Sur ce point, une incompatibilité entre le droit à l’oubli et le maintien de l’ordre public, plus précisément celui de la lutte contre le terrorisme, peut-être soulevée. En effet, les entreprises terroristes n’hésitant pas à se servir des réseaux 53, notamment pour atteindre les mineur(e)s 54, effacer ce qui a été dit pourrait limiter la surveillance de ces mouvements.
Malgré ces craintes et ces limites, en consacrant le droit à l’oubli numérique pour les mineurs, le législateur pose un nouveau droit de la personnalité 55 en protégeant de manière générale la vie privée des mineurs. Plus précisément, c’est l’identité numérique du mineur qui est préservée, et en lui redonnant la maîtrise sur son identité virtuelle, c’est sa vie d’adulte qui se trouvera également protégée.

II. L’oubli de l’identité numérique du majeur

A l’instar des mineurs, les majeurs n’hésitent pas à dévoiler une part de leur intimité sur internet. Pour répondre au regret d’une telle diffusion, le droit à l’oubli peut une nouvelle fois s’ériger comme le dernier rempart à la préservation de leur vie numérique. Alors que la Loi pour une République numérique permet aux jeunes majeurs d’effacer les données personnelles les concernant lorsqu’ils étaient mineurs, le Règlement européen du 27 avril 2016 prévoit d’étendre cette solution aux majeurs. Cet oubli en voie de consécration (A) n’échappe pas à la critique, il semble même démesuré (B).

A. Un oubli en voie de consécration

Alors que la Loi pour une République numérique n’étend pas le dispositif au profit des majeurs, puisqu’elle s’intéresse exclusivement aux mineurs, le Règlement européen du 27 avril 2016 consacre à son article 17 un droit à l’effacement, sans viser exclusivement le mineur, permettant ainsi à tout internaute d’en bénéficier.
En principe, ce Règlement ne s’applique pas aux traitements de données à caractère personnel « effectués par une personne physique au cours d’activités strictement personnelles ou domestiques » mais seulement dans le cadre d’une activité professionnelle ou commerciale, excluant une application lors de l’utilisation de réseaux sociaux 56. Pourtant, le Règlement s’applique aux responsables de traitement et aux sous-traitants qui fournissent « les moyens de traiter des données à caractère personnel » pour des « activités personnelles ou domestiques » 57. En conséquence, ce Règlement s’appliquera bien aux responsables de traitement, tels les réseaux sociaux. Par suite, ce droit à l’oubli pourra également bénéficier aux majeurs. Le Règlement européen précise le champ d’application du droit à l’oubli, rappelant ce qui a été consacré au profit des mineurs par la Loi pour une République numérique.
Le dispositif prévoit plusieurs hypothèses où la demande sera possible. Ainsi, l’oubli pourra être demandé lorsque « les données à caractère personnel ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles ont été collectées ou traitées d’une autre manière », lorsque « la personne concernée retire le consentement sur lequel est fondé le traitement et il n’existe pas d’autre fondement juridique au traitement », lorsque « les données à caractère personnel ont fait l’objet d’un traitement illicite », lorsque « les données à caractère personnel doivent être effacées pour respecter une obligation légale qui est prévue par le droit de l’Union ou par le droit de l’État membre auquel le responsable du traitement est soumis », lorsque « les données à caractère personnel ont été collectées dans le cadre de l’offre de services de la société de l’information » 58.
Prolongeant ces hypothèses, déjà nombreuses, le dispositif envisage un droit à l’oubli relativement étendu puisque le responsable du traitement qui a rendu public les données doit prendre des mesures pour informer les autres responsables du traitement traitant ces données de la demande d’effacement 59.
De ces éléments, il en ressort la création prochaine d’un droit à l’oubli numérique étendu, puisque permettant à tout internaute de demander l’effacement de ses données personnelles notamment lorsqu’il ne consent plus au traitement de ses données.
Néanmoins, dans certaines hypothèses, rappelant celles prévues par la Loi pour une République numérique, l’oubli sera impossible. Ainsi, la demande sera inenvisageable lorsque le traitement des données est nécessaire « à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information », « pour respecter une obligation légale qui requiert le traitement prévue par le droit de l’Union ou par le droit de l’Etat membre auquel le responsable de traitement est soumis, ou pour exécuter une mission d’intérêt public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique dont est investi le responsable de traitement », « pour des motifs d’intérêt public dans le domaine de la santé publique », « à des fins archivistiques dans l’intérêt du public, à des fins de recherche scientifique ou historique ou à des fins statistiques » ou « à la constatation, à l’exercice ou à la défense de droits en justice » 60.
Malgré ces limitations, le Règlement européen pose les bases d’un droit à l’oubli conséquent au profit des majeurs. Ce dispositif, qui entrera en vigueur le 25 mai 2018, avec un effet direct en droit interne français, pose donc les bases d’un droit à l’oubli renforcé 61 au profit des majeurs, et plus généralement de tout internaute. Même s’il s’agit d’assurer une protection adaptée aux nouvelles technologies 62, il est néanmoins permis de douter de la pertinence d’une telle extension, celle-ci semble en effet démesurée.

B. Un oubli démesuré

Consacrer un droit à l’oubli au profit de tout internaute, en particulier des majeurs, semble s’inscrire dans une certaine démesure. En effet, autant il semble judicieux de protéger le mineur car il a pu diffuser son intimité sans connaissance des risques et avec insouciance, autant il ne semble pas judicieux de protéger le majeur, ce dernier devant avoir la conscience des enjeux lorsqu’il diffuse son intimité sur internet et plus généralement lorsqu’il communique ses données personnelles sur internet. Ainsi, une telle extension risquerait de déresponsabiliser l’internaute majeur, voire pire, lui permettre d’effacer des données qui seraient pénalement répréhensibles. En conséquence, il semble peu judicieux de consacrer un droit à l’oubli étendu au profit des majeurs, dans le sens d’un droit à l’effacement. En effet, ce serait alors mettre le mineur et le majeur sur un pied d’égalité, mettant à la distinction majeur/mineur du droit civil et plus généralement les dispositions relatives à la capacité des personnes physiques. Plus précisément ce serait à la fois remettre en cause la capacité dont bénéficient les majeurs, mais aussi mettre à mal l’incapacité frappant les mineurs. En consacrant un droit à l’oubli étendu pour tout internaute, incluant les majeurs, le Règlement européen perd toute la mesure de l’oubli consacré par l’arrêt Google Spain.
Plutôt que de consacrer un véritable droit à l’effacement au profit des majeurs, il aurait été plus pertinent d’envisager un droit à l’oubli mesuré pour le majeur. Cette mesure pouvait se retrouver en consacrant légalement un droit au déréférencement, droit déjà consacré par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne par l’arrêt Google Spain 63. Un tel droit paraît suffisant car le déréférencement a pour conséquence de ne plus faire apparaître le nom de l’individu dans une recherche effectuée sur le moteur de recherche, et la désindexation supprimera l’adresse URL renvoyant au lien litigieux 64, sans qu’un effacement total ne soit possible. Alors, dans une telle hypothèse, le droit à l’oubli au profit des majeurs serait non pas démesuré mais mesuré. En outre, la mesure du déréférencement pourrait alors aller de pair avec une autre disposition nouvelle de la Loi pour une République numérique : la mort numérique 65, qui permettrait l’effacement définitif seulement en cas de décès de l’internaute.
Malgré ces critiques, que cela concerne le majeur ou/et le mineur, l’oubli numérique permettrait de limiter les risques d’atteinte à l’intimité des internautes sur les réseaux sociaux. Plus précisément, c’est l’identité numérique des individus qui en ressortirait protégée. Le droit à l’oubli numérique s’érigerait ainsi comme le dernier rempart de l’internaute pour préserver sa e-réputation. Reste bien sûr à voir la mise en œuvre de tels droits 66, car les frontières et les limites de l’internet sont infinies 67, et les réseaux sociaux, bien qu’en mettant en place des mécanismes pour permettre l’oubli, semblent peu enclins à accéder à la requête de l’oubli (voir art. précité), même si le renforcement prochain du pouvoir de sanction de la CNIL pourra permettre une effectivité accrue de l’oubli 68. Il est vrai que, pour reprendre les mots de Balzac, l’intimité diffusée est un « trésor englouti dans les eaux dormantes de l’oubli » 69. L’intimité diffusée est un véritable atout pour les réseaux sociaux, notamment d’un point de vue financier 70. Un atout d’autant plus fort que les consommateurs de l’internet forment l’avenir 71 et ne sont pas prêt de disparaître de la toile. En tout cas, à travers le droit à l’oubli numérique, peut apparaître le sentiment 72 profond que l’identité des individus, et surtout des mineurs, sera préservée. Plus encore, le droit à l’oubli s’inscrit dans la construction d’un véritable droit de l’internet.

Notes:

  1. D. Piotet, « Comment les réseaux sociaux changent notre vie », Esprit, 7/2011 (Juillet), p. 82-95.
  2. Près de 400 000 demandes d’internautes pour la France depuis le 29 mai 2014 (mis à jour en février 2017), source : google.com.
  3. J. Delay, Dissolutions de la mémoire, p. 141.
  4. CJUE, 13 mai 2014, affaire numéro C-131/12, Google Spain et Google contre Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD) et autres : Comm. com. électr., 01/05/2015, n° 5, p. 15, note J.-M. Bruguière ; JCP 2014, n° 26, p. 1300, note L. Marino ; LPA, 11 sept. 2014, n° 182, p. 9, note G. de Malafosse.
  5. A. Auger, « L’Union européenne et le droit à l’oubli sur internet », RDP 2016, n° 6, p. 1841.
  6. Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, JORF n°0235 du 8 oct. 2016.
  7. Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données).
  8. Voir le considérant 65 mentionnant le droit, d’une personne, « de faire rectifier les données » qui la concernent et de « disposer d’un “droit à l’oubli” » et « d’obtenir que [les] données à caractère personnel soient effacées et ne soient plus traitées » lorsqu’elles « ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles ont été collectées ou traitées » ; Voir aussi le considérant 38 signale que, parmi les titulaires de droits, « les enfants méritent une protection spécifique (…) parce qu’ils peuvent être moins conscients des risques, des conséquences et des garanties concernées et de leurs droits ».
  9. C. de Terwangne, « Droit à l’oubli ou droit à l’autodétermination informationnelle ? », in D. Dechenaud (dir.), Le Droit à l’oubli : données nominatives – approche comparée, Bruxelles, Larcier, 2015, p. 23 et s.
  10. CJUE, 13 mai 2014, affaire numéro C-131/12, Google Spain et Google contre Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD) et autres : Comm. com. électr., 01/05/2015, n° 5, p. 15, note J.-M. Bruguière ; JCP 2014, n° 26, p. 1300, note L. Marino ; LPA, 11 sept. 2014, n° 182, p. 9, note G. de Malafosse
  11. Voir l’étude de Génération numérique, Les 11-18 ans et les réseaux sociaux, consultable en ligne : http://asso-generationnumerique.fr/.
  12. P. Lardellier et D. Moatti, Les ados pris dans la Toile : des cyberaddictions aux techno-dépendances, Paris, le Manuscrit, 2014.
  13. C. Blaya, Les ados dans le cyberespace : prises de risque et cyberviolence, Pédagogies en développement, Bruxelles, éd. de Boeck, 2013, p. 20.
  14. J. Lachance, Photos d’ados, A l’ère du numérique, PUL, 2013.
  15. F.-X. Roux-Demare, « L’appréhension pénale de la diffusion de son intimité sur Internet », RPDP 2015, n° 1, p. 41.
  16. A. Marais, “Le droit à l’oubli numérique”, in B. Teyssié (dir.), La communication numérique, un droit, des droits, éd. Panthéon-Assas, 2012, p. 63 et s. ; C. Charrière-Bournazel, “Propos autour d’internet : l’histoire et l’oubli”, Gaz. pal. 2011, n° 111, p. 6. ; J. Huet et E. Dreyer, Droit de la communication numérique, Paris, LGDJ Lextenso, 2011, p. 331, n° 350.
  17. Voir pour le réseau social facebook: D. Kirkpatrick, La révolution facebook, JCLattès, 2011, p. 271 et s.
  18. Rapport d’information n° 441 (2008-2009) de M. Yves Détraigne et Mme Anne-Marie Escoffier, fait au nom de la commission des lois, “La vie privée à l’heure des mémoires numériques. Pour une confiance renforcée entre citoyens et société de l’information”, 27 mai 2009, p. 109, consultable en ligne : http://www.senat.fr/notice-rapport/2008/r08-441-notice.html.
  19. Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, JORF n°0235 du 8 oct. 2016.
  20. Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données).
  21. Voir le considérant 65 mentionnant le droit, d’une personne, « de faire rectifier les données » qui la concernent et de « disposer d’un “droit à l’oubli” » et « d’obtenir que [les] données à caractère personnel soient effacées et ne soient plus traitées » lorsqu’elles « ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles ont été collectées ou traitées » ; Voir aussi le considérant 38 signale que, parmi les titulaires de droits, « les enfants méritent une protection spécifique (…) parce qu’ils peuvent être moins conscients des risques, des conséquences et des garanties concernées et de leurs droits ».
  22. Voir l’étude d’impact pour le projet de loi pour une République numérique, 9 déc. 2015, p. 108.
  23. M.-C. Roques-Bonnet et L. Rapp, Le droit peut-il ignorer la révolution numérique ?, Michalon, 2010, p. 218.
  24. L. Maisnier-Boché, « Loi « pour une République numérique » état des lieux en matière de protection des données personnelles », RLDI 2016, novembre, n°131.
  25. F. Lesaulnier, « La définition des données à caractère personnel dans le règlement général relatif à la protection des données personnelles », Dalloz IP/IT 2016. 573.
  26. L. Marino, « Le règlement européen sur la protection des données personnelles : une révolution », JCP 2016, n° 22, 628 ; E. Derieux, « Protection des données à caractère personnel et activités de communication publique – Apports du règlement européen du 27 avril 2016 au regard de la présente directive du 24 octobre 1995 et de la loi française du 6 janvier 1978 (révisée par celle du 6 août 2004) », RLDI 2016-7/128 ; F. Lesaulnier, op. cit.
  27. O. Tambou, « Protection des données personnelles : les difficultés de la mise en oeuvre du droit européen au déférencement », RTD Eur. 2016, p. 249.
  28. Mais le règlement la complète par des éléments importants, jusqu’alors discutés : adresses IP, identifiants en ligne, données de géolocalisation des individus : voir L. Marino, op. cit.
  29. M. Boizard, “Facebook forever : les réseaux sociaux peuvent-ils être contraints de nous oublier ?”, Comm. com. électr., 2015, n° 4, étude 7.
  30. J. Rochfeld, « La vie tracée ou le Code civil doit-il protéger la présence numérique des personnes ? », in Mélanges J. Hauser, LexisNexis Dalloz, 2012, p. 619.
  31. A. Bensoussan, “Le ”droit à l’oubli“ sur internet”, Gaz. pal. 6 févr. 2010, n° 37, p. 3.
  32. Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, JO n° L 281 du 23/11/1995 p. 0031.
  33. Voir art. 4, 7° du Règlement, préc.
  34. V.-L. Benabou et J. Rochfeld, “Les moteurs de recherche, maîtres ou esclaves du droit à l’oubli numérique ?”, D. 2014. 1476 ; CJUE, 13 mai 2014, préc.
  35. A. Debet, « Google Spain : Droit à l’oubli ou oubli du droit ? », Comm. com. électr. 2014, n° 7-8, étude 13.
  36. CNIL, déc. n° 2016-007, 26 janv. 2016 mettant en demeure les sociétés Facebook Inc. et Facebook Ireland : Comm. com. électr. 2016, comm. 56, obs. A. Debet.
  37. Voir le rapport n° 3399 de L. Belot sur le projet de loi pour une République numérique, 15 janv. 2016.
  38. N. Martial-Braz, « Les nouveaux droits des individus consacrés par la loi pour une République numérique. Quelles innovations ? Quelle articulation avec le Règlement européen ? », Dalloz IP/IT 2016. 525.
  39. Dir. 2000/31/CE, consid. 17, le texte opérant par renvoi à l’art. 1, § 2, de la dir. 98/34/CE du 22 juin 1998 qui donne la définition suivante de la notion de « service de la société de l’information » : « c’est-à-dire tout service presté normalement contre rémunération, à distance par voie électronique et à la demande individuelle d’un destinataire de services ».
  40. B. Gleize, La vie privée à l’heure du numérique, Actualité du droit de l’internet (févr.-oct. 2016), RLDC 2017, n° 6268, p. 32.
  41. Il s’agit d’un droit automatique, voir le rapport d’information n° 3366 de M. Karamanli, déposé par la commission des affaires européennes, 16 déc. 2015.
  42. Voir le rapport n° 534 (2015-2016) de C.-A. Frassa, fait au nom de la commission des lois, 6 avr. 2016.
  43. M. D., “Le droit des personnes dans la République numérique”, RJPF 2016 n° 11, p. 6 ; L. Maisnier, op. cit.
  44. Ibid. ; Contra, L. Grymbaum, « Loi « pour une république numérique », ouverture des données et nouvelles contraintes », JCP 24 oct. 2016, n° 1129.
  45. Voir sur l’image de l’enfant : J. Hauser, « L’enfant ou l’enfance ? Le droit à l’image », D. 2010. 214.
  46. L. Masnier-Boché, “Loi ”pour une République numérique“ : état des lieux en matière de protection des données personnelles”, RLDI 2016, n° 131, p. 50.
  47. Voir le considérant 65 qui prévoit une limitation du droit à l’oubli si « la conservation ultérieure de données à caractère personnel devrait être licite lorsqu’elle est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information » ou utile à des « fins archivistiques » ou de recherche historique.
  48. En effet, le dispositif prévoit qu’ « en cas de non-exécution de l’effacement des données à caractère personnel ou en cas d’absence de réponse du responsable du traitement dans un délai d’un mois à compter de la demande, la personne concernée peut saisir la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui se prononce sur cette demande dans un délai de trois semaines à compter de la date de réception de la réclamation ».
  49. Voir par exemple : CNIL, Délib. n° 2016-054 de la formation restreinte, 10 mars 2016, prononçant une sanction pécuniaire à l’encontre de la société Google Inc. : Comm. com. électr. 2016, n° 7-8, comm. 65, note A. Debet.
  50. J.-L. Colombani, Cyberespace et terrorisme, Québec, PUL, DL 2016 ; N. Bobbio, A era dos direitos (titre original : L’età dei Diritti), Editora Campus, 13e tiragem, 1992, p. 63.
  51. N. Rodrigues, « Protection des données personnelles : conciliation avec d’autres droits fondamentaux », Juriscom, 26 oct. 2016.
  52. Voir le rapport d’information n° 3366, préc.
  53. D. Thompson, Les Revenants, Seuil, 2016.
  54. D. Bouzar, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer, Ivry-sur-Seine, éd. de l’Atelier, 2014.
  55. L. Marino, “Les nouveaux territoires des droits de la personnalité”, Gaz. pal. 2007, n° 139, p. 22.
  56. Voir Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016, n° 18.
  57. Ibid.
  58. Art. 17, 1°, a) à f), Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016.
  59. Art. 17, 2°, Règlement préc.
  60. Art. 17, 3°, Règlement préc.
  61. J.-L. Sauron, « Le règlement général sur la protection des données, règlement (UE) n° 2016/679 du 27 avril 2016 : de quoi est-il le signe ? », Comm. Com. Electr., 2016, n° 9, étude 16.
  62. E. Brunet, « Règlement général sur la protection des données à caractère personnel – Genèse de la réforme et présentation globale », Dalloz IP/IT 2016. 567.
  63. CJUE, 13 mai 2014, affaire numéro C-131/12, Google Spain et Google contre Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD) et autres, préc.
  64. J.-M. Bruguière, “Droit à l’oubli numérique des internautes ou… responsabilité civile des moteurs de recherche du fait du référencement ? (retour sur l’arrêt de la CJUE du 13 mai 2014)”, Comm. com. électr. 2015, n° 5, étude 10.
  65. P.-D. Vignolle, “Mort numérique : l’imbroglio ne fait que commencer”, RLDI 2016, 1er nov., n° 131, p. 16.
  66. Voir sur l’importance de l’effectivité, N. Bobbio, op. cit., p. 37 ; J.-PH. Foegle, « La CJUE, magicienne européenne du « droit à l’oubli » numérique », Rev. DH, 16 juin 2014, http://revdh.revues.org/840.
  67. Voir sur les frontières de l’application du droit à l’oubli : Y. Padova, « Le droit à l’oubli, un droit universel ! », RLDI 2016, 1er oct., n° 130.
  68. Le pouvoir de sanction, notamment financier, de la CNIL sera renforcé, permettant ainsi d’être un véritable moyen de pression sur les responsables de traitement : L. Maisnier-Boché, « Loi « pour une République numérique » état des lieux en matière de protection des données personnelles », RLDI 2016, novembre, n°131. 
  69. Balzac, Les Lys dans la vallée, Pl., t. VIII, p. 831.
  70. D. Piotet, « Comment les réseaux sociaux changent notre vie », Esprit, 7/2011 (Juillet), p. 82-95.
  71. S. Prévost, Loi pour une République numérique. Loi pour une république d’avenir ?, Dalloz IP/IT, 2016, n° 11, p. 509.
  72. D. Gutmann, « Le sentiment d’identité, étude de droit des personnes et de la famille », LGDJ, 2000.

Droit des personnes et de la famille : le nouveau visage de l’influence de la Cour EDH

 

Dans le domaine particulier du droit des personnes et de la famille, l’influence de la Cour EDH sur la construction du droit positif présente aujourd’hui un nouveau visage : elle se manifeste désormais sur le mode de raisonnement mis en œuvre par les juges français et non plus par l’intermédiaire du législateur.

Anne-Sophie Brun et Géraldine Vial, Maitres de conférences à l’Université Grenoble Alpes – CRJ EA 1965

 

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L’objectif de cette étude consistait à mesurer l’impact de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme sur la construction du droit français des personnes et de la famille. Ce vaste sujet a imposé une délimitation plus précise du champ de l’étude. Cette dernière s’est ainsi concentrée sur les arrêts rendus par la Cour européenne depuis novembre 2011 – date de la création de la RDLF, dont le colloque fête les cinq ans d’existence – et dans lesquels l’Etat français était partie.

De l’analyse des décisions retenues sont alors ressortis plusieurs enseignements : la conception élargie de la notion de vie privée et familiale adoptée par la Cour EDH, le souci constant de la Cour de voir assurée une protection effective de celle-ci ou encore les différents droits fondamentaux dont les juges européens ont précisé les contours à diverses reprises ces dernières années.

Cependant et de manière beaucoup plus pertinente, cette étude a également mis au jour un mouvement, particulièrement net, s’inscrivant dans une dynamique contemporaine bien plus vaste et dessinant le nouveau visage de l’influence de la Cour européenne sur le droit des personnes et de la famille ces cinq dernières années. Ce mouvement se décompose en trois points : l’influence de la Cour européenne sur le droit positif ne passe plus par l’intermédiaire du législateur français (I) ; elle se trouve contenue par la prudence dont la Cour fait preuve lors de son contrôle de proportionnalité (II) ; cette influence se manifeste désormais sur le raisonnement des juges français (III).

 

I. La perte d’influence de la Cour EDH sur le législateur français

 

Si le législateur français a pu se montrer attentif à la position de la Cour EDH sur certaines questions du droit des personnes et de la famille (A), il semble désormais faire preuve d’une certaine indifférence (B).

 

A. D’un législateur attentif…

 

Dans les années 2000, la Cour européenne a exercé une influence très marquée sur le législateur français. De nombreuses réformes d’ampleur, concernant des questions particulièrement sensibles du droit des personnes et de la famille ont, en effet, été initiées par les juges strasbourgeois. Cette influence est désormais bien connue mais l’on peut citer à titre d’exemple la loi du 3 décembre 2001 ayant consacré l’égalité successorale des enfants nés hors et en mariage 1, les lois de 2002 sur l’accès aux origines personnelles 2, sur la réforme du nom de famille 3 et de l’autorité parentale 4 ou encore l’ordonnance du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation 5.

Parfois, le législateur français a même anticipé, voire prétexté une condamnation des juges européens, pour modifier le droit positif. Tel était le cas de la loi du 16 janvier 2009 qui a supprimé la fin de non-recevoir à l’action en recherche de maternité lors d’un accouchement sous X 6. A l’époque, l’argument avancé dans les travaux parlementaires pour justifier cette réforme était clairement celui d’une future condamnation du système français de l’accouchement sous X… même si celle-ci n’a, en définitive, jamais eu lieu.

Cette influence avérée a désormais laissé place à une influence bien plus restreinte ces cinq dernières années.

 

B. … à un législateur indifférent

 

Les dernières réformes législatives du droit des personnes et de la famille ne semblent pas avoir été directement initiées ou inspirées par les décisions de la Cour européenne. En témoigne notamment la récente réforme du divorce par consentement mutuel 7. Parmi les textes législatifs récents, seule une disposition, égarée dans la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle 8, porte une évolution du droit positif en lien avec une condamnation de l’Etat français par le juge strasbourgeois 9 : la modification possible de la mention du sexe à l’état civil pour une personne transsexuelle. Aux termes de l’article 61-5 nouveau du Code civil, les conditions exigées pour prétendre à cette modification ont en effet été assouplies. Cette dernière est dorénavant admise lorsque la personne « démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe à l’état civil ne correspond pas à celui auquel elle appartient de manière sincère et continue ». L’article 61-6 poursuit en précisant de manière explicite que « le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande » 10. La condition d’irréversibilité de la transformation de l’apparence de la personne n’est désormais plus requise, en adéquation avec la position de la Cour européenne sur ce sujet 11.

Cet exemple mis à part, le législateur français semble aujourd’hui, dans le domaine du droit des personnes et de la famille, largement insensible, voire parfaitement hermétique à l’influence de la Cour. Le régime juridique de l’expertise génétique post mortem illustre bien ce propos. L’article 16-11 du Code civil dispose qu’une telle mesure est interdite sauf accord exprès de la personne manifesté de son vivant. Cette règle a été condamnée dans l’affaire Pascaud en date du 16 juin 2011 12. Lors de la révision des lois bioéthiques, le Conseil d’Etat a alors envisagé une nouvelle rédaction de ce texte au regard de la condamnation européenne. Le législateur n’a toutefois pas retenu cette proposition. Le système actuel a été conservé par la loi du 7 juillet 2011 13. Le législateur est ainsi resté sourd à la condamnation du droit positif par les juges strasbourgeois.

En définitive, il ressort de cette étude que la Cour européenne n’a exercé aucune influence directe sur la législation, concernant les questions sensibles du droit des personnes et de la famille, ces cinq dernières années. Si son influence est toujours prégnante, elle ne se manifeste donc plus directement par l’intermédiaire du législateur. Elle semble, par ailleurs, aujourd’hui toute en retenue.

 

II. Une influence contenue par la prudence de la Cour EDH

 

Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, s’agissant des questions les plus sensibles du droit des personnes et de la famille, l’influence de la Cour européenne ne se traduit pas dans l’affirmation solennelle de solutions de principe, dans la consécration de nouveaux droits ou dans la proclamation de nouvelles obligations positives à respecter pour les Etats. Au contraire, la Cour invoque le principe de subsidiarité et se retranche derrière la marge d’appréciation, particulièrement étendue, qu’elle laisse aux Etats membres en ce domaine. Cette idée apparaît de manière très nette à l’aune du nombre de condamnations de l’Etat français prononcées par la Cour : de 87 en 2006, ce nombre a chuté à 17 en 2014. C’est dire que le juge européen se montre extrêmement prudent dans son contrôle de conventionalité. Cette prudence peut être observée à deux étapes du raisonnement de la Cour : lors de la vérification de l’ingérence de l’Etat (A), puis au moment du contrôle de proportionnalité (B).

 

A. La prudence lors de la question de l’ingérence de l’Etat

 

A ce stade du raisonnement, la prudence de la Cour se manifeste d’abord au regard du nombre et de l’impact des obligations positives qu’elle édicte. Durant ces cinq dernières années, les obligations positives dégagées par la Cour européenne ont en effet été relativement peu nombreuses et n’ont présenté qu’un faible écho sur le droit positif français. C’est ainsi, par exemple, que l’obligation d’offrir un statut juridique au couple de même sexe formulée par la Cour dans l’affaire Oliari et autres contre Italie 14, en juillet 2015, n’a pas eu d’incidence sur le droit de la famille français, la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe 15 ayant été adoptée deux ans auparavant.

Cette prudence de la Cour se remarque ensuite dans son refus de consacrer certaines obligations positives. Tel est le cas pour le mariage homosexuel. Dans l’affaire Chapin et Charpentier contre France du 9 juin 2016 16, la Cour européenne a explicitement réitéré son refus d’imposer à tous les Etats la légalisation du mariage pour les personnes de même sexe. Les juges strasbourgeois – peut-être contrairement aux juges français (cf. infra III) – semblent sur ce point reconnaître la fonction politique du législateur de chaque Etat et n’entendent pas s’y substituer.

Toujours au nom d’une certaine prudence et d’une retenue manifeste, la Cour est enfin venue limiter le domaine de l’obligation positive d’intégrer juridiquement l’enfant dans sa famille. Ce constat ressort de plusieurs décisions. Dans l’arrêt Gas et Dubois du 15 mars 2012 17, la Cour a ainsi renoncé à imposer à tous les Etats l’adoption de l’enfant par la concubine homosexuelle de la mère. De même, dans les arrêts Mennesson et Labassée 18, puis Foulon et Bouvet 19 relatifs à la gestation pour autrui, la Cour n’a pas condamné l’interdiction française de ce mode de procréation. Elle n’a pas davantage imposé l’établissement de la filiation de tous les enfants issus de ce procédé. Elle a seulement requis l’établissement de la filiation à l’égard du géniteur, au regard de l’importance de la filiation biologique en tant qu’élément de l’identité de l’enfant 20.

La prudence du juge européen est ainsi très nette lorsqu’il statue sur l’ingérence de l’Etat dans un droit fondamental protégé ; cette prudence s’exprime également lors du contrôle de proportionnalité.

 

B. La prudence lors du contrôle de proportionnalité

 

Dans toute une série d’arrêts, rendus sur des questions parfois extrêmement délicates, la Cour européenne s’en remet à la marge d’appréciation de l’Etat pour considérer que l’ingérence réalisée dans un droit fondamental par le droit français est proportionnée et donc conforme à la Convention. Tel est le cas notamment dans les arrêts Kearns 21 concernant le système de l’accouchement sous X, Harroudj 22 sur l’institution de la kafala, De Ram 23 relatif à la mise en œuvre dans le temps de la loi de 2002 concernant le nom de famille, SAS 24 au sujet de l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, Lambert 25 examinant la législation française relative à la fin de vie, Mandet 26 à propos de l’annulation d’une filiation par légitimation et, enfin, Canonne 27 portant sur l’interprétation du refus de se soumettre à une expertise biologique. Dans toutes ces décisions, rendues sur des questions sensibles du droit des personnes ou de la famille, la Cour a considéré qu’un juste équilibre avait été ménagé par le législateur français entre les différents intérêts en présence et elle a choisi de ne pas le remettre en cause.

Dans le domaine particulier du droit des personnes et de la famille, le juge européen fait ainsi preuve d’une certaine prudence ces dernières années. Il n’intervient pas directement dans la construction du droit positif. Il semble reconnaitre le rôle politique du législateur et, en l’absence de tout consensus sur ces questions, il s’efface. La prudence de la Cour témoigne de son choix d’appliquer pleinement le principe de subsidiarité 28. Corrélativement, la Cour laisse aux autorités nationales le soin de veiller au respect des droits fondamentaux sur le territoire français. Le législateur intervient peu, on l’a vu. Les juges en revanche, clairement influencés par la Cour, se sont emparés de son raisonnement.

 

III. L’influence manifeste de la CEDH sur le raisonnement des juges français

 

Il est aujourd’hui classique d’observer que les juges français se sont appropriés la méthode de la Cour EDH, jusqu’à réaliser le fameux contrôle de proportionnalité. Pour mesurer avec précision l’influence de la Cour EDH sur le raisonnement des juges français ces cinq dernières années, il convient cependant de montrer l’évolution du contrôle de proportionnalité qui ne se limite plus à trouver une solution lorsque deux droits fondamentaux s’opposent – contrôle classique de proportionnalité (A) mais qui conduit à ne pas appliquer une disposition légale qui porterait une atteinte disproportionnée à un droit fondamental – contrôle moderne de proportionnalité (B).

 

A. Le contrôle classique de proportionnalité

 

Les cinq dernières années fourmillent de décisions dans lesquelles les magistrats français mettent en balance deux droits d’égale valeur normative aux fins de dégager la solution la plus équilibrée dans l’espèce concernée. Le raisonnement est très abouti lorsqu’il est question de savoir si la liberté d’expression autorise l’atteinte à la vie privée : plus les années passent, plus la jurisprudence affine les critères permettant de faire pencher la balance en faveur de la liberté d’information ou en faveur du droit au respect de la vie privée. L’influence de la Cour EDH se fait ici aussi clairement sentir tant les critères utilisés font écho à ceux dégagés par la Cour 29. Dans d’autres domaines, il est possible d’observer la précision progressive des critères de la mise en balance. Il en est ainsi lorsque le droit à la preuve est opposé au droit au respect de la vie privée 30. Parfois, des critères mériteraient d’être identifiés. Tel est le cas lorsque c’est la liberté de création littéraire et artistique qui est invoquée pour justifier une atteinte à la vie privée 31.

 

B. Le contrôle moderne de proportionnalité

 

La version moderne du contrôle de proportionnalité conduit à se demander, in casu, si l’application de la règle ne réalise pas une ingérence disproportionnée dans un droit fondamental de la personne en cause. Le cas échéant, les magistrats peuvent décider de ne pas appliquer la règle au cas d’espèce. Il n’est donc pas question ici de mettre en balance deux droits pour identifier lequel doit l’emporter dans le cas particulier qui ne connaît pas de solution précise, mais d’écarter éventuellement la règle qui fournit la solution en l’espèce.

Cette version moderne du contrôle de proportionnalité est clairement encouragée par la Cour EDH. En témoigne, par exemple, l’arrêt Henrioud c. France 32, dans lequel elle affirme que « compte tenu des circonstances particulières de l’espèce (…) la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme excessif en ce qui concerne l’application de l’exigence procédurale litigieuse ». La Cour considère ainsi que les magistrats français aurait dû écarter la disposition légale car son application dans les circonstances de l’espèce apparaissait disproportionnée.

Ces cinq dernières années ont alors vu l’avènement d’une révolution dans les cours suprêmes françaises, celles-ci, emboîtant le pas à la Cour EDH, acceptant désormais d’exercer un contrôle de proportionnalité pouvant conduire à l’éviction de la règle légale applicable au cas soumis.

 

1. La révolution dans les cours suprêmes françaises

La révolution concerne tout d’abord la Cour de cassation qui, en 2013, refusa d’annuler le mariage entre le beau-père et son ancienne belle-fille car « le prononcé de la nullité du mariage revêtait, à l’égard de cette dernière, le caractère d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans » 33. En d’autres termes, la Cour de cassation refuse d’appliquer ici l’article du Code civil qui conduisait, sans aucun doute possible, à annuler le mariage incestueux. Cette décision n’est pas restée isolée. En effet, dans quatre décisions ultérieures, la Cour de cassation invite à apprécier si, concrètement, dans l’affaire qui lui est soumise, la mise en œuvre de la disposition légale ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale au regard du but légitime poursuivi. En 2014, la Cour de cassation semble ainsi envisager la création d’une action aux fins de recherche de son ascendance génétique, qui conduirait à ne pas appliquer les délais de prescription des actions destinées à l’établir la filiation 34. En 2015 et 2016, ce sont les délais de l’action en recherche ou en contestation de paternité qui font l’objet d’un contrôle de proportionnalité 35. L’influence certaine de la Cour EDH sur le raisonnement de la Cour de cassation n’emporte toutefois pas systématiquement la mise à l’écart de la disposition légale sous examen. S’agissant d’un mariage incestueux comme en 2013, la Cour de cassation conclut ainsi en 2016 que la nullité du mariage ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale des intéressés. L’éviction in casu des dispositions légales n’est pas systématique mais le contrôle de proportionnalité dans sa version moderne est désormais acquis, appelé de ses vœux par le premier président de la Cour de cassation qui souhaite la mise en place d’un « contrôle en rupture radicale avec celui de la stricte application de la loi », la recherche d’une solution équitable par le biais d’une « application de la loi adaptée aux circonstances de l’espèce, nécessaire en raison de ces circonstances, et proportionnée en raison de ces circonstances » 36.

La révolution a également eu lieu au Conseil d’Etat qui, en 2016, a décidé de ne pas appliquer la disposition légale interdisant l’exportation de gamètes dans un but interdit en France – ici l’insémination post mortem – considérant que le refus opposé à la requérante « porte, au égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire, une atteinte manifestement excessive à son droit au respect de la vie privée et familiale protégé par les stipulations de l’article 8 de la CEDH » 37. Depuis, deux juridictions de première instance se sont, à leur tour, emparées du contrôle de conventionalité pour se demander si le refus d’exportation des gamètes aux fins d’insémination post mortem portait une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée et familiale des requérantes 38. La révolution se propage donc, ce qui ne manque pas de susciter la critique.

 

2. Une révolution critiquée

Pour les tenants de la critique négative, la version moderne du contrôle de proportionnalité conduit à une remise en cause de l’arbitrage politique opéré par le législateur et, partant, à une atteinte à la séparation des pouvoirs. Ils craignent également l’aléa, voire l’arbitraire, de l’appréciation personnelle par le juge et, corrélativement, la mise en péril de la sécurité juridique. Certains vont très loin affirmant que « ce serait délibérément sacrifier la recherche du prévisible cohérent sur l’autel d’une quête romantique de justice faite d’un bouillonnement permanent d’incertitudes et d’une effervescence de prétoires encombrés, donc brouillés, lents et coûteux. Ne serait-ce pas la négation même du droit ? » 39.

Plus modérés, des auteurs admettent la nécessité de ce contrôle si l’on souhaite garantir réellement les droits fondamentaux de chaque individu et que l’on admet qu’une règle abstraite et générale ne peut tout prévoir : la promotion des droits fondamentaux nécessiterait une mise en balance tant au stade de l’édiction de la loi (pesée in abstracto) qu’au stade de son application (pesée in concreto) 40.

En amont, l’examen de la conventionalité par les juridictions pourrait, en outre, contribuer à limiter le nombre de requêtes et, le cas échéant, faciliter le dialogue avec les magistrats strasbourgeois, attentifs à ce que l’Etat assigné ait fait de son mieux pour limiter l’atteinte et davantage enclins à faire application du principe de subsidiarité lorsque tel a effectivement été le cas.

En aval, la nouvelle procédure de réexamen en matière civile renforce encore la pertinence du nouveau contrôle de proportionnalité. En vertu de l’article L. 452-1 du Code de l’organisation judiciaire (issu de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe s.), « Le réexamen d’une décision civile définitive rendue en matière d’état des personnes peut être demandé au bénéfice de toute personne ayant été partie à l’instance et disposant d’un intérêt à le solliciter, lorsqu’il résulte d’un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme que cette décision a été prononcée en violation de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels, dès lors que, par sa nature et sa gravité, la violation constatée entraîne, pour cette personne, des conséquences dommageables auxquelles la satisfaction équitable accordée en application de l’article 41 de la même convention ne pourrait mettre un terme (…) ». A supposer les conditions du réexamen remplies, le magistrat chargé d’étudier à nouveau la décision ayant entraîné la condamnation de la France ne pourra, en effet, faire autrement que de contrôler la disproportion de l’atteinte et d’écarter la disposition légale appliquée si c’est l’application de celle-ci qui est en cause.

L’acceptabilité du nouveau contrôle supposerait néanmoins une très grande rigueur dans la méthodologie. On peut ainsi souhaiter, en premier lieu, une identification très précise des droits fondamentaux en cause 41. En deuxième lieu, les magistrats devront, petit à petit, préciser les critères utilisés pour apprécier la (dis)proportion de l’atteinte. En dernier lieu, et plus généralement, formons le vœu que le syllogisme ne disparaisse pas, mais soit adapté au nouveau raisonnement.

Notes:

  1. Loi n° 2001-1135 du 3 déc. 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral.
  2. Loi n° 2002-93 du 22 janv. 2002 relative à l’accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l’Etat.
  3. Loi n° 2002-304 du 4 mars 2002 relative au nom de famille.
  4. Loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale.
  5. Ordonnance n° 2005-759 du 4 juill. 2005 portant réforme de la filiation.
  6. Loi n° 2009-61 du 16 janv. 2009 ratifiant l’ordonnance n° 2005-759 du 4 juill. 2005 portant réforme de la filiation et modifiant ou abrogeant diverses dispositions relatives à la filiation.
  7. Loi n° 2016-1547 du 18 nov. 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle, art. 50.
  8. Loi n° 2016-1547 du 18 nov. 2016 précit.
  9. Cette condamnation, encore hypothétique lors de l’adoption de la loi du 18 novembre 2016, a eu lieu dans l’arrêt A. P., Garçon et Nicot c. France, 6 avr. 2017, n° 79885/12, 52471/13, 52596/13. La Cour européenne a conclu à la violation de l’article 8 de la CEDH. La condition d’irréversibilité de la transformation de l’apparence a été analysée en un manquement de la France à son obligation positive de garantir le droit au respect de la vie privée.
  10. Voir P. Reigné, « Changement d’état civil et possession d’état du sexe dans la loi de modernisation de la justice du XXI siècle », JCP 2016, 1378.
  11. Cour EDH Y.Y. c/ Turquie, 10 mars 2015, n° 14793/08.
  12. Cour EDH Pascaud c. France, 16 juin 2011, n° 19535/08. Voir aussi Cour EDH Jäggi C/ Suisse, 13 juill. 2006, n° 58757/00.
  13. Loi n° 2011-814 du 7 juill. 2011 relative à la bioéthique.
  14. Cour EDH Oliari et autres c. Italie, 21 juill. 2015, n° 18766/11 et 36030/11.
  15. Loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.
  16. Cour EDH Chapin et Charpentier c. France, 9 juin 2016, n° 40183/07.
  17. Cour EDH Gas et Dubois c. France, 15 mars 2012, n° 25951/07.
  18. Cour EDH Mennesson et Labassée c. France, 26 juin 2014, n° 65192/11 et 65941/11.
  19. Cour EDH Foulon et Bouvet c. France, 21 juill. 2016, n° 9063/14 et 10410/14.
  20. Cass. Ass. Pl. 3 3 juillet 2015, n° 15-50002 et 14-21323 : prenant acte de la condamnation de la Cour EDH, la Cour de cassation admet la transcription de l’acte de naissance mentionnant le(s) parent(s) biologique(s) de l’enfant issu d’une GPA.
  21. Cour EDH Kearns c. France, 10 janv. 2008, n° 35991/04.
  22. Cour EDH Harroudj c. France, 4 oct. 2012, n° 43631/09.
  23. Cour EDH De Ram c. France, 27 août 2013, n° 38275/10.
  24. Cour EDH SAS c. France, 1er juill. 2014, n° 43835/11.
  25. Cour EDH Lambert et autres c. France, 5 juin 2015, n° 46043/14.
  26. Cour EDH Mandet c. France, 14 janv. 2016, n° 30955/12.
  27. Cour EDH Canonne c. France, 25 juin 2015, n° 22037/13.
  28. Sur la consécration du principe de subsidiarité et le possible « confinement de l’interprétation dynamique » de la Cour EDH, Voir F. Sudre, « La subsidiarité, « nouvelle frontière » de la Cour européenne des droits de l’homme. A propos des protocoles 15 et 16 à la Convention », JCP 2013, 1086.
  29. Que la Cour de cassation applique la méthodologie européenne ne fait pas obstacle à l’exercice du contrôle de conventionalité et, le cas échéant, à une condamnation de la France, Voir par ex. Cour EDH Mme C. et Hachette Filipacchi associés c. France, 12 juin 2014, n°40454/07.
  30. Voir, en dernier lieu, Cass. civ. 1ère 22 sept. 2016, D. 2016, 1136, note G. Lardeux : l’atteinte à la vie privée découlant des surveillances et filatures des personnes soupçonnées de fraude à l’assurance n’est proportionnelle que si aucun autre mode de preuve n’est admissible et si les investigations menées ont un rapport direct avec la fraude à établir.
  31. Voir par ex. Cass. civ. 1ère. 30 sept. 2015, JCP 2015, 1385, note P. Ducoulombier.
  32. Cour EDH 5 novembre 2015, n° 21444/11.
  33. Cass. civ. 1ère 4 déc. 2013, n°12-26.066.
  34. Cass. civ. 1ère 13 nov. 2014, n°13-21.018, JCP 2015, 982, n°7, obs. P. Murat.
  35. Délais de l’action en contestation : Cass. civ. 1ère 10 juin 2015, n°14-20790, Dr. Fam. 2015, comm. 163, obs. C. Neirinck ; 6 juill. 2016, n°15-19853, Dr. Fam. 2016, comm. n°200, obs. Y. Bernand. Délais de l’action en recherche : Cass. civ. 1ère 9 nov. 2016, n°15-25068, JCP 2017, 46, note V. Larribau-Terneyre.
  36. B. Louvel, « La Cour de cassation face aux défis du XXIè s. », mars 2015, https://www.courdecassation.fr/publications_26/discours_entretiens_2039/discours_entretiens_2202/premier_president_7084/discours_2015_7547/face_defis_31435.html
  37. CE 31 mai 2016, n°396848, JCP 2016, 992, n°18, obs. H. Bosse-Platière.
  38. TA Rennes 12 oct. 2016 (atteinte disproportionnée) ; TA Toulouse 13 oct. 2016 (atteinte non disproportionnée).
  39. A. Bénabent, « Un culte de la proportionnalité… un brin disproportionné ? », D. 2016, p. 137. Voir aussi P.-Y. Gautier, « Eloge du syllogisme. Libres propos », JCP 2015, 902 ; F. Chénedé, « Contre révolution tranquille à la Cour de cassation ? », D. 2016, p. 796.
  40. Voir par ex. H. Fulchiron, « Flexibilité de la règle, souplesse du droit. A propos du contrôle de proportionnalité, D. 2016, p. 1376 ; J.-P. Chazal, « Raisonnement juridique : entre évolution pragmatique et (im)posture dogmatique », D. 2016, p. 121.
  41. Ce que ne fait pas, par exemple, le Conseil d’Etat dans sa décision sur l’exportation aux fins d’insémination post mortem (précit. note 37): on ne sait pas quelle dimension de l’article 8 est en cause, d’où la référence au très large droit au respect de la vie privée et familiale.

Le pluralisme désordonné de la protection des droits fondamentaux en Europe: le salut réside-t-il dans l’équivalence ?

Dans un contexte de multiplication et de complexification des sources et des mécanismes de protection des droits fondamentaux qui a vocation à prospérer, le principe de protection équivalente peut légitimement apparaître comme un moyen permettant d’ordonner le multiple. Résultat d’une recherche d’équilibre entre protection des droits fondamentaux et coopération internationale, la protection équivalente est toutefois elle-même multiple et fait, pour l’heure, l’objet d’une application décevante par sa principale utilisatrice, la Cour européenne des droits de l’homme. Elle se semble donc pas (encore?) en mesure d’apporter le salut dans le pluralisme désordonné qui caractérise la protection des droits fondamentaux en Europe actuellement.

Romain Tinière, Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes – IDEDH (ea 3976) / CJR (ea 1965)

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Aujourd’hui un requérant estimant qu’une mesure normative porte atteinte à ses droits fondamentaux peut, pourvu qu’il soit suffisamment pugnace et bien conseillé, contester cette mesure successivement ou simultanément devant plusieurs juridictions nationales, européennes voire internationales en s’appuyant sur des sources juridiques variées relevant de différents ordres juridiques. Les combinaisons contentieuses possibles sont nombreuses et une même affaire peut parfaitement être analysée tour à tour par plusieurs juges à l’aune de plusieurs sources de protection des droits fondamentaux. Ce phénomène, qui découle d’une multiplication des systèmes juridiques créés par les États et des interactions entre ces systèmes, peut contribuer à renforcer la protection des droits fondamentaux en multipliant les chances de soumettre la situation litigieuse à un contrôle juridictionnel effectif. Il peut aussi contribuer à l’affaiblir en rendant difficilement lisible la protection des droits et libertés résultant d’un enchevêtrement de procédures.

C’est pourquoi, dans ce bel ensemble – ou ce joyeux désordre – que l’on qualifie ici de « pluralisme désordonné » 1, un juge peut être sollicité pour se prononcer sur la conformité aux droits fondamentaux d’une norme issue d’un autre ordre juridique que le sien sur le fondement d’un simple acte d’application. Or, les règles classiques d’articulations entre ordres juridiques ne prévoient pas de solution clé en main dans une telle situation.

Que, par exemple, le juge national (Conseil d’État ou Conseil constitutionnel) soit saisi de la conformité du droit de l’Union à des normes constitutionnelles protégeant les droits fondamentaux 2, que la Cour de justice de l’Union ou la Cour européenne des droits de l’homme soient interrogées quant à la conformité aux droits fondamentaux de sanctions ciblées adoptées par le Conseil de sécurité des Nations-Unies, ou bien que le comité européen des droits sociaux ou la Cour européenne des droits de l’homme soient saisis de normes issues du droit de l’Union européenne, la difficulté est la même : comment trancher un litige mettant le juge aux prises avec une norme extérieure à son ordre juridique mais qui y produit tout de même des effets potentiellement attentatoires aux droits fondamentaux ? L’application brutale de la logique kelsénienne est certes possible, mais elle conduit à mettre en cause directement la coopération internationale pourtant voulue par les États.

La solution à cette difficulté a été trouvée par la Cour constitutionnelle allemande qui, dans sa décision dite « Solange » 3, a considéré qu’aussi longtemps que le droit communautaire ne prévoirait pas un système de garantie des droits fondamentaux équivalent au sien, elle s’autoriserait à vérifier la conformité des normes communautaires aux droits fondamentaux inscrits dans la Loi fondamentale allemande. Le principe de protection équivalente était né. Il allait toutefois rester longtemps cantonné aux relations entre la Cour de Karlsruhe et la Cour de justice des Communautés européennes, jusqu’à ce que la Cour européenne des droits de l’homme rende, le 30 juin 2005, son arrêt Bosphorus.

Depuis cette date, la protection équivalente connaît un succès grandissant. Utilisée par de plus en plus de juridictions ou organes de contrôle dans une grande variété de situations, elle a déjà été l’objet de nombreuses analyses doctrinales d’ampleur variable 4. L’ambition sera toutefois ici beaucoup plus modeste. il s’agira simplement de tracer quelques perspectives afin d’essayer de savoir si, au sein du pluralisme désordonné qui caractérise la protection des droits fondamentaux en Europe, le salut résiderait dans l’équivalence. À cet égard, si le principe d’équivalence semble effectivement plein d’avenir (I), son utilisation laisse toutefois encore beaucoup à désirer (II).

I- Un principe plein d’avenir

La protection équivalente permet de régler un litige relatif à la protection des droits fondamentaux impliquant plusieurs systèmes juridiques. La prolifération des droits fondamentaux comme la multiplication des rapports entre systèmes juridiques étant au cœur des évolutions contemporaines du droit, un principe permettant de préserver voire de renforcer la protection des droits fondamentaux tout en respectant le pluralisme semble logiquement promis à un bel avenir.

A- Un contexte favorable

On assiste actuellement en Europe à une intensification des rapports de systèmes intéressant directement les individus dans des domaines particulièrement sensibles du point de vue des droits fondamentaux, phénomène qui s’explique principalement par la multiplication des mesures adoptées par des organisations internationales intéressant les particuliers dans de tels domaines.

Ce développement de l’action des organisations internationales est le résultat de la conjugaison de facteurs structurels et conjoncturels. C’est ainsi que l’Union européenne, après avoir construit le marché intérieur, dispose enfin, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne avec le titre V du TFUE, des moyens juridiques lui permettant de déployer l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Si la législation de l’Union relative aux politiques d’asile et d’immigration et au renforcement de la coopération pénale entre les États membres n’a pas attendu la fin du mois de décembre 2009 pour produire des effets 5, il n’en demeure pas moins que l’intégration de ces politiques dans le droit commun du droit de l’Union a eu pour conséquences de faciliter considérablement leur enrichissement et, surtout, d’ouvrir le prétoire de la Cour de justice aux demandes d’interprétation des juridictions nationales. Or, dans le même temps, deux phénomènes internationaux de grande ampleur ont fortement contribué au développement de ces politiques : l’augmentation considérable des flux migratoires vers l’Europe et le développement du terrorisme international. La « crise migratoire en Europe » a ainsi lancé l’Union dans une réforme visiblement continue de sa politique d’asile et d’immigration, tout en provoquant une multiplication des décisions nationales de transferts des demandeurs d’asile prises en application du règlement Dublin II puis III. Le développement du terrorisme international a, quant à lui, logiquement conduit la lutte contre ce phénomène à se déployer au niveau européen et international via le renforcement de la coopération pénale dans l’Union mais aussi et surtout par un recours accru aux sanctions ciblées de la part de l’organisation des Nations-Unies et de l’Union. La période actuelle est donc bien caractérisée par une densification de l’action normative des organisations internationales à destination des individus.

Or, cette action normative est, compte tenu des domaines dans lesquels elle intervient, particulièrement susceptible de provoquer des atteintes aux droits fondamentaux. En prenant l’exemple du droit de l’Union, certes, la jurisprudence de la Cour de justice témoigne de ce que même le marché intérieur est susceptible d’entraîner des atteintes aux droits fondamentaux 6, mais les risques d’atteinte potentielles sont démultipliés dans le cadre de cet espace de liberté, de sécurité et de justice comparativement au marché intérieur. Qu’il s’agisse du demandeur d’asile faisant valoir son droit de ne pas être renvoyé vers un territoire sur lequel il risquerait de subir des traitements inhumains ou dégradants 7, ou d’individus dont le nom figure sur une des listes antiterroristes et dont les avoirs sont gelés depuis de nombreuses années et qui, dans certains cas, ne peuvent quitter le territoire sur lequel il sont établis 8, les atteintes sont à la fois plus faciles et potentiellement plus graves. Ces différentes mesures internationales ayant vocation à s’appliquer à des individus qui relèvent, par principe, de la juridiction d’un État ou d’une structure apparentée comme l’Union, les individus concernés vont logiquement utiliser les différents recours s’offrant à eux dans le cadre étatique mais aussi au-delà, générant autant de situations venant enrichir le pluralisme désordonné dans lequel baigne la protection des droits fondamentaux.

B- Une « solution élégante et exhaustive »

En essayant d’être le plus synthétique possible, la protection équivalente procède de l’idée selon laquelle un juge, confronté à un acte transposant sans marge d’appréciation une norme extérieure à son ordre juridique, peut décider de renoncer à son contrôle au nom de l’existence d’une équivalence de protection des droits fondamentaux entre les deux ordres juridiques. La neutralisation du contrôle est, en ce cas, fondée sur la confiance que le juge place dans la garantie des droits fondamentaux au sein de l’ordre juridique en cause, garantie qui permet de s’assurer que la norme externe à l’origine de l’acte contesté est respectueuse des droits fondamentaux. En ce sens, la reconnaissance d’une équivalence de protection permet la mise en place d’une présomption de conformité aux droits fondamentaux des actes émanant de cet ordre juridique et, par conséquent, de ceux se contentant de les décliner au sein de l’ordre juridique dans lequel officie le juge. Par contre, si le juge ne reconnaît pas d’équivalence de protection ou si la présomption est renversée, le contrôle de l’acte d’application s’exercera normalement.

La protection équivalente présente ainsi l’avantage de permettre au juge de concilier protection des droits fondamentaux et interactions entre ordres juridiques. La Cour européenne des droits de l’homme en a dressé un tableau à la fois clair et élogieux : « Le principe de la protection équivalente n’a jamais été conçu comme se limitant uniquement à l’Union européenne. (…) Ce principe offre une solution élégante et exhaustive permettant de gommer les disparités entre les obligations internationales des États dans les cas où les deux systèmes applicables garantissent une protection analogue en matière de droits de l’homme, même si cette protection n’a pas besoin d’être identique. De plus, il permet à la Cour d’examiner des violations en matière de droits de l’homme dans des affaires où la protection offerte par l’organisation internationale concernée est manifestement déficiente, tout en garantissant que le bon fonctionnement de la coopération internationale est préservé. (…) » 9.

De fait la Cour européenne des droits de l’homme a appliqué ce principe pour vérifier la conformité à la Convention des actes des États membres appliquant sans marge d’appréciation le droit de l’Union 10, mais aussi aux relations avec l’OTAN 11 ou l’office européen des brevets 12, et a envisagé de le faire s’agissant de l’Organisation des Nations-Unies à propos des sanctions ciblées adoptées par le Conseil de sécurité 13. Ce principe a également été utilisé par d’autres juridictions et la Cour de justice de l’UE a semblé l’appliquer à l’encontre de ces mêmes sanctions ciblées dans l’arrêt Kadi 14 ainsi qu’à l’encontre des États-Unis dans son arrêt Schrems 15. Le Conseil d’État français 16 comme le Conseil constitutionnel 17 appliquent également ce principe en matière de contrôle de constitutionnalités des actes français mettant en œuvre sans marge d’appréciation les actes de l’Union. Le comité européen des droits sociaux s’y est également référé pour se prononcer indirectement sur le respect de la Charte sociale européenne des mesures adoptées par l’Union 18. Une application entre États dans le cadre de la mise en œuvre du mandat d’arrêt européen ou du règlement Dublin tous deux fondés sur la confiance mutuelle semble également envisageable 19.

À chaque fois, la protection équivalente a permis, à partir d’un acte d’application matérielle, de créer un lien avec l’ordre juridique extérieur à l’origine de la norme contestée sur le terrain de la protection des droits fondamentaux, permettant au juge d’exercer son contrôle et d’aboutir, éventuellement à un constat de violation.

Ainsi – brièvement – présentée, la protection équivalente, « solution élégante et exhaustive » serait une sorte de panacée justifiant que l’on voit en elle une forme de salut dans notre pluralisme désordonné. Il faut cependant y regarder à deux fois…

II- Un principe à géométrie variable

L’utilisation de la protection équivalente par les différents juges depuis l’arrêt Bosphorus laisse entrevoir au moins deux difficultés inhérentes à son fonctionnement : celle relative à la définition du point d’équilibre entre protection des droits fondamentaux et coopération internationale et la grande incertitude qui pèse encore sur les conditions concrètes d’utilisation de ce mécanisme.

A- Un équilibre difficile à définir

La définition d’un équilibre entre protection des droits fondamentaux et coopération internationale / respect du pluralisme fait appel à trois variables étroitement liées : la notion d’équivalence, les modalités de détermination d’un constat d’équivalence et les conditions dans lesquelles un tel constat peut être renversé.

En effet, parler de protection équivalente ou d’équivalence de protection des droits fondamentaux entre deux ordres juridiques suppose d’abord de s’accorder sur la signification de cette notion d’équivalence. La Cour européenne des droits de l’homme entend « par « équivalente », (…) « comparable » : toute exigence de protection «identique» de la part de l’organisation concernée pourrait aller à l’encontre de l’intérêt de la coopération internationale poursuivi » 20. La Cour de justice évoque, elle, en s’appuyant sur la directive 95/46 dans son arrêt Schrems, un niveau de protection « adéquat » offert par l’État vers lequel a lieu un transfert de données personnelles qui « implique qu’il ne saurait être exigé qu’un pays tiers assure un niveau de protection identique à celui garanti dans l’ordre juridique de l’Union » (pt. 73). Si pour certains juges l’équivalence ne saurait être assimilée à l’identité, d’autres se montrent, du moins en apparence, plus exigeants. Le Conseil d’État dans son arrêt Arcelor explique ainsi que le juge administratif doit « rechercher s’il existe une règle ou un principe général du droit communautaire qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu’il est interprété en l’état actuel de la jurisprudence du juge communautaire, garantit par son application l’effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué ». Il semble donc rechercher « une règle ou un principe » dont l’application permet d’assurer l’effectivité de la norme constitutionnelle invoquée, traduisant a priori une conception plus stricte de la notion d’équivalence. Toutefois, au-delà de la formulation retenue, le Conseil d’État a choisi d’adopter une attitude conciliante en saisissant la Cour de justice d’une question préjudicielle lui permettant de concilier des conceptions parfois différentes des normes en présence 21.

Il faut ensuite déterminer à l’issue de quel type d’appréciation l’équivalence est éventuellement reconnue par le juge. Celui-ci procède en général à une appréciation in abstracto en considérant soit le seul droit en cause dans le litige, soit l’ensemble du système de protection des droits fondamentaux. Or, l’option retenue a évidemment une influence sur les chances de reconnaissance d’un constat d’équivalence. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, l’équivalence doit être entendu souplement, c’est la raison pour laquelle elle se livre à un contrôle in abstracto portant sur le système de protection des droits fondamentaux de l’Union dans son ensemble. La Cour de justice de l’UE en fait de même dans son arrêt Schrems 22, ainsi que le Comité européen des droits sociaux 23 bien que dans ces deux cas l’analyse ne conduise pas à la reconnaissance d’une équivalence de protection. Le Conseil d’État retient visiblement une appréciation portant sur le seul droit en cause. En effet, dans son arrêt Confédération paysanne 24, concernant le principe de précaution, le Conseil d’État vérifie l’existence du principe consacré à l’article 5 de la Charte de l’environnement dans l’ordre juridique de l’Union comme il l’avait fait concernant le principe d’égalité dans l’affaire Arcelor 25.

Le constat d’équivalence établi doit enfin pouvoir être renversé, sauf à ce que la présomption de respect des droits fondamentaux soit irréfragable. Là aussi les modalités peuvent varier. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme soumet le renversement du constat d’équivalence concernant l’Union à la preuve d’une « insuffisance manifeste » dans la protection du droit en cause, alors que pour le Conseil d’État la simple preuve d’une absence d’effectivité du droit invoqué dans l’ordre juridique de l’Union est suffisante. La Cour constitutionnelle allemande quant à elle, exige une défaillance structurelle de la protection des droits fondamentaux.

La combinaison de ces trois variables brièvement présentées permet au juge de l’équivalence d’opérer des contrôles dont l’intensité varie finalement en fonction de la confiance qu’il place dans les mécanismes de protection des droits fondamentaux de l’ordre juridique tiers. La gradation entre les différentes solutions auxquelles peuvent aboutir les juges illustre à la fois les difficultés qu’il y a à trouver le juste équilibre entre protection des droits fondamentaux et préservation de la coopération internationale, et la crainte de voir se déployer un mécanisme à géométrie variable avec autant d’applications possibles que de configurations différentes. Comment la protection équivalente pourrait-elle permettre d’ordonner le multiple si elle est elle-même plurielle…

B- Utilisation chaotique ou instrumentalisation de l’équivalence ?

À cette incertitude résultant de l’équilibre variable entre la protection des droits fondamentaux et la prise en compte de la coopération internationale, il faut ajouter le manque de rigueur dont fait preuve le seul juge ayant une jurisprudence significative en la matière, à savoir la Cour européenne des droits de l’homme. Ce manque de rigueur a d’ailleurs déjà été souligné par la doctrine, Frédéric Sudre évoquant à juste titre « l’illisibilité d’une jurisprudence qui peut dire tout et son contraire » 26.

Pour aller à l’essentiel, il n’est possible de déduire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme aucun critère fiable relatif aux condition d’activation de la protection équivalente dans une affaire donnée, même si la situation litigieuse semble a priori relever de l’application de ce principe. Celle-ci peut ainsi trouver une marge d’appréciation étatique alors que la situation semble n’en laisser aucune à l’État, lui permettant de ne pas appliquer la protection équivalente et de considérer que la violation relève de la pleine responsabilité de l’État ayant exercé pleinement sa « juridiction ». Il n’est dès lors plus nécessaire de concilier la protection des droits fondamentaux avec les impératifs de la coopération internationale. C’est du moins ce qui découle des arrêts Nada et Al-Dulimi c. Suisse concernant tous deux la mise en œuvre des sanctions ciblées décidées par le Conseil de sécurité des Nations-Unies. Cela l’est également, même si dans une moindre mesure, s’agissant de la façon dont la Cour a apprécié la juridiction de la Belgique dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce à propos du règlement Dublin II.

Au-delà de l’incertitude pesant sur les conditions d’utilisation de la protection équivalente, il est également permis de se demander dans quelle mesure cette dernière n’est pas instrumentalisée par la Cour pour parvenir à un résultat défini par avance. Pour le dire clairement, l’utilisation par la Cour de la protection équivalente donne l’impression de privilégier systématiquement la coopération internationale sur la protection des droits de l’homme, ne faisant jouer le mécanisme que lorsqu’elle est certaine de pouvoir dresser un constat d’équivalence avec l’autre système.

C’est le cas avec l’Union européenne, la seule hypothèse de renversement de la présomption étant imputable à une juridiction nationale ayant refusé d’user du renvoi préjudiciel et privant ainsi la Cour de justice de la possibilité d’assurer la protection des droits fondamentaux 27. C’est surtout le cas avec le système des Nations-Unies. En effet, si la Cour acceptait d’appliquer ce mécanisme à une affaire impliquant des mesures restrictives adoptées par le Conseil de sécurité, l’absence de constat d’équivalence ne ferait, en l’état des garanties existantes dans le système des Nations-Unies, aucun doute. Or, elle préfère visiblement s’évertuer à déceler l’existence d’une illusoire marge d’appréciation étatique pour faire peser sur l’État 28, la responsabilité d’une violation de la Convention. Le contraste avec le courage dont a fait preuve le Comité européen des droits sociaux face à l’Union est ici saisissant et doit être souligné.

***

Que penser finalement de ce principe de protection équivalente ? Il ne faut pas voir dans la protection équivalente un mécanisme permettant systématiquement d’assurer l’application du standard de protection des droits fondamentaux le plus élevé, mais plutôt l’appréhender pour ce qu’il est : un mécanisme tentant de conjuguer protection des droits fondamentaux et multiplication des ordres juridiques. Si ce postulat est admis, le principe est effectivement intéressant.

Par contre sa mise en œuvre par son principal utilisateur, la Cour européenne des droits de l’homme, laisse encore beaucoup à désirer et son utilisation doit faire l’objet d’un peu plus de rigueur. Un tel mécanisme doit certes être flexible pour s’adapter aux différentes hypothèses possibles, mais son usage doit pouvoir être un minimum anticipé par les requérants pour être la « solution élégante et exhaustive » qu’évoque la Cour et non un simple outil au service d’une politique jurisprudentielle.

Le salut réside-t-il dans l’équivalence ? La réponse n’est visiblement pas encore entièrement écrite par les juges.

Notes:

  1. M. Delmas-Marty, Le Pluralisme ordonné. Les Forces imaginantes du droit, 2, Seuil, 2006, 314 p.
  2. En effet, si on admet que l’ordre juridique de l’Union englobe les normes créées par les institutions de l’Union ainsi que celles adoptées par les autorités nationales en application ou en dérogation au droit de l’Union, les normes constitutionnelles nationales n’en font pas partie
  3. BverfGE, 29 mai 1974, Entscheidungen des BverfGE, 271, trad. française RTDE, 1975, p. 316, obs. M. Fromont p. 333
  4. voy. par ex. B. Bertrand, « La systématique des présomptions », RFDA, 2016/2, p. 331 ; F. Malhière, « Le contrôle de l’équivalence des protections des droits fondamentaux : les juges et les rapports de systèmes », RDP 2013/6, p. 1523 ; S. Platon, « Le principe de protection équivalente. À propos d’une technique de gestion contentieuse des rapports entre systèmes », in L. Potvin-Solis (dir.), La conciliation entre les droits et libertés dans les ordres juridiques européens, Bruylant, 2012, pp. 463-494 ; F. Sudre, « La cohérence issue de la jurisprudence européenne des droits de l’homme – l’« équivalence » dans tous ses état », in C. Picheral et L. Coutron (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2012, pp. 45-65 ; F. Sudre, « Les ambiguïtés du contrôle du critère de la protection équivalente, par la Cour européenne des droits de l’homme » in L’identité du droit de l’Union européenne : mélanges en l’honneur de Claude Blumann, Bruylant, 2015, pp. 517-530 et V. Lobier, La protection équivalente des droits fondamentaux en Europe, Thèse, Grenoble, 2016, 598 p. et la bibliographie
  5. voy. notamment la décision-cadre 2002/584/JAI du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remises entre États membre ou encore le règlement 343/2003/CE du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers dit Dublin II
  6. Il suffit à cet égard de se remémorer les faits à l’origine de l’arrêt Stauder (la distribution de beurre à prix réduit sur présentation d’un bon individualisé peut porter atteinte à la dignité de la personne humaine) ou de l’arrêt Omega (concernant le fait de proposer de « jouer à tuer » dans un « Laserquest »)
  7. CourEDH, gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce et CJUE, gde ch., 21 déc. 2011, N.S. e.a., aff. jtes C-411 et 493/10
  8. CourEDH, gde ch., 12 sept. 2012, Nada c. Suisse
  9. CourEDH, gde ch., 21 juin 2016, Al-Dulimi et Montana Management c. Suisse, § 171, arrêt dans lequel, faut-il préciser, elle choisit de ne pas faire application de ce principe.
  10. Arrêt Bosphorus préc.
  11. CourEDH, déc., 12 mai 2009, Gasparini c. Italie et Belgique
  12. CourEDH, déc., 6 janv. 2015, Klausecker c. Allemagne
  13. Arrêt al-Dulimi préc.
  14. CJCE, gde ch., 3 sept. 2008, Kadi c. Conseil, aff. jtes C-402 et 415/05 P
  15. CJUE, gde ch., 6 oct. 2015, Schrems, aff. C-362/14
  16. CE, 8 fév. 2007, Arcelor
  17. CC, 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, déc. n°2004-496 DC
  18. CEDS, déc., 3 juil. 2013, Confédération générale du travail de Suède e.a. c. Suède, § 74
  19. En ce sens, I. Canor, « My brother’s keeper ? Horizontal Solange : “an ever closer distrust among the peoples of Europe” », CMLRev, 2013, n° 50, p. 383 et V. Lobier, La protection équivalente des droits fondamentaux en Europe, préc., p. 428 s.
  20. Arrêt Bosphorus préc. §155
  21. En l’espèce, dans l’arrêt Arcelor, la conception française du principe d’égalité diffère sensiblement de celle du droit de l’Union européenne en n’exigeant pas que des situations différentes impliquent un traitement différent
  22. préc. pts. 73 s.
  23. CEDS, déc., 3 juil. 2013, Confédération générale du travail de Suède e.a. c. Suède, préc. § 74.
  24. CE, 3 oct. 2016, n°388649
  25. Il le fait d’ailleurs aux cons. 18-20 sans mentionner l’article 37 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui consacre pourtant ce principe…
  26. « Les ambiguïtés du contrôle du critère de la protection équivalente, par la Cour européenne des droits de l’homme », préc., p. 529
  27. CourEDH, 6 déc. 2012, Michaud c. France
  28. La Suisse en l’espèce compte tenu de l’écran constitué par l’Union du fait de son intervention dans la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité

A qui la liberté : fonctionnaire ou salarié ?

 

Qui est plus libre du fonctionnaire ou du salarié ? Répondre à cette question suppose d’étudier les sources des restrictions apportées à leurs droits fondamentaux ainsi que leur étendue. Sur le premier point, le statut du fonctionnaire s’oppose classiquement au contrat de travail du salarié. Ainsi, le travailleur de droit public se voit imposer par des normes objectives les aménagements apportés à l’exercice de ses droits. Le travailleur de droit privé, pour sa part, semble consentir à ces aménagements à travers le contrat, ce qui paraît plus respectueux de son pouvoir d’autodétermination. L’analyse de l’ampleur des restrictions apportées aux droits fondamentaux des travailleurs fait quant à elle apparaître l’opposition entre les standards de l’intérêt du service et de l’intérêt de l’entreprise. Le premier peut a priori justifier des restrictions plus étendues aux droits fondamentaux du fonctionnaire que ce qu’autorise l’intérêt de l’entreprise au regard des droits du salarié. Toutefois, ces deux constats méritent d’être assez largement nuancés.

 

Julie Arroyo, Maître de conférences à l’Université de Grenoble (CRJ EA 1965)

 

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Les droits et libertés de l’agent public[1] et les droits et libertés du salarié[2] ont chacun fait l’objet d’études distinctes, les secondes étant d’ailleurs beaucoup plus nombreuses que les premières. Les analyses se proposant de comparer les règles applicables aux deux catégories de travailleurs sont également pléthores[3]. En revanche, le champ demeure libre pour une comparaison du régime juridique de leurs droits et libertés fondamentaux respectifs. L’objectif est d’étudier les restrictions qui leur sont apportées afin d’appréhender l’ampleur du pouvoir d’autodétermination du fonctionnaire et du salarié.

À cet égard, les droits et libertés envisagés seront essentiellement les droits et libertés individuels, à l’exclusion des droits et libertés collectifs dont le titulaire est l’individu, mais qui ne peuvent en principe être exercés qu’en groupe[4]. Ces derniers, à l’instar du droit de grève ou de la liberté syndicale, bénéficient au fonctionnaire et au salarié essentiellement en leur qualité de travailleurs. Les autres droits et libertés – individuels – traduisent une protection de l’individu en tant que tel, et non en tant qu’il se trouve placé dans un rapport de subordination[5]. Ils intéressent très directement sa capacité d’autodétermination, dans la mesure où ils protègent une sphère dans laquelle le titulaire est maître de choisir ses comportements selon sa seule volonté[6].

L’exigence de protection des droits et libertés fondamentaux des travailleurs est relativement récente. Dans le passé, aucune des situations de travail ne paraissait très satisfaisante à cet égard, si l’on se réfère à l’exemple des hôtesses de l’air de la Compagnie Air France assujetties à des clauses de célibat[7] ou encore à celui d’une receveuse des PTT tenue en 1980 d’avertir ses supérieurs de son mariage, l’administration se réservant la possibilité de tirer certaines conséquences de cette union[8]. Les agents publics étaient privés du droit de grève et de la liberté syndicale et étaient tenus, entre autres, de procéder à la déclaration préalable des activités privées lucratives de leurs conjoints[9]. Ils se trouvaient dans une situation de forte subordination hiérarchique dans le cadre du modèle dit classique de la fonction publique hérité de l’armée[10]. La question des libertés – lorsqu’elle était abordée, ce qui était rare –, l’était à partir du postulat selon lequel ils étaient « des citoyens spéciaux » ou encore des citoyens « diminué[s] […] de seconde classe »[11]. Les salariés, pour leur part, étaient soumis à un règlement intérieur potentiellement attentatoire à leurs droits – à l’origine, par exemple, d’une obligation de présence à la messe dominicale[12] – établi par le chef d’entreprise et soumis à un contrôle insuffisant[13]. De façon générale, dans cette « organisation quasi militaire sans contre-pouvoir » que constituait l’entreprise, le risque que représente le pouvoir patronal pour leurs libertés était ignoré[14]. Peu de cas était donc fait des droits fondamentaux des travailleurs, quels qu’ils soient.

Une évolution commune a touché les agents publics et les salariés, dans le sens d’une protection accrue de leurs prérogatives[15]. Le travailleur « vassal » est progressivement devenu le fonctionnaire et salarié citoyens[16]. En droit du travail, si les prémices de ce mouvement remontent aux années 60-70[17], la prise de conscience résulte essentiellement de l’arrêt Peinture Corona du 1er février 1980, dans lequel le Conseil d’État a accepté de contrôler le règlement intérieur de l’entreprise au regard des droits des salariés, ainsi que des lois du 4 août 1982 dites Auroux[18]. Dans le champ de la fonction publique, les agents ont acquis leurs droits collectifs après la Seconde Guerre mondiale[19] et, de façon générale, la constitutionnalisation et l’européanisation du droit ont favorisé le mouvement de reconnaissance de l’ensemble de leurs droits fondamentaux[20].

Il reste que le travail subordonné, défini comme celui effectué sous le pouvoir d’autrui[21], présente un risque pour la liberté de l’individu concerné[22]. Le pouvoir, dans la mesure où il correspond à la faculté d’imposer sa volonté à un autre[23], peut en effet porter atteinte aux droits[24]. La subordination fait partie intégrante de la définition du salarié : il est un travailleur rémunéré, subordonné et soumis au droit privé[25]. Le pouvoir de l’employeur est explicitement organisé et encadré par le droit du travail[26]. Il est non seulement factuel – d’ordre économique –, mais aussi juridique, puisque le chef d’entreprise dispose du pouvoir de direction, c’est-à-dire du pouvoir d’adopter des ordres ponctuels, des directives générales, des sanctions ou encore d’édicter des actes unilatéraux créant des obligations à la charge du salarié[27]. En droit de la fonction publique en revanche, la subordination a été écartée des critères définissant le fonctionnaire[28] : il est une personne nommée dans un emploi permanent, titularisé dans un grade de la hiérarchie et soumis à un statut[29]. Il se trouve malgré tout, lui aussi, assujetti au pouvoir de l’employeur, personne publique[30]. L’État et les autres personnes publiques par leur « nature de pouvoir […] [sont] du côté des chefs, de ceux qui font travailler sous leur ordre »[31]. Le pouvoir hiérarchique, à l’instar du pouvoir patronal de direction, est destiné à contraindre et à encadrer les subordonnés[32] : il s’exprime également par des ordres et instructions[33]. Par conséquent, « à la racine de la condition de salarié comme de fonctionnaire, on trouve un même principe de subordination », qui rend nécessaire leur protection[34].

A priori, la dimension objective du droit de la fonction publique – classiquement opposée à la dimension subjective du droit du travail[35] – s’accommode plus difficilement avec la logique – subjective – inhérente aux droits et libertés fondamentaux. Le droit du travail est traditionnellement présenté comme destiné à régir un rapport de subordination « binaire », d’individu à individu, créé par le contrat de travail[36]. Il est né de la prise en compte de l’inégalité économique existante entre les parties, et constitue, de ce fait, un droit de protection du travailleur[37], centré sur son intérêt individuel. Les droits fondamentaux du salarié, mais également de l’employeur[38], trouvent donc – sans surprise – à s’épanouir en la matière. Cette dernière est d’ailleurs souvent présentée comme « la branche du droit privé dans laquelle [leur logique] […] a le plus profondément pénétré »[39]. Fondé sur la poursuite de l’intérêt général, le droit de la fonction publique est quant à lui présenté comme visant à conforter la puissance et l’autorité de l’État, en particulier sur ses agents[40]. L’agent public, réputé être « dans une situation objective, qui implique à la fois une compétence, des profits, des pouvoirs et des devoirs objectifs »[41], a longtemps été considéré – avant tout – comme un des organes de l’État. Il représente sa « partie immédiatement visible […] son bras tentaculaire »[42]. H. Kelsen écrivait d’ailleurs que « [q]uand on dit que l’État est « formé » d’individus, on oublie que ces individus n’appartiennent pas à l’État, même le plus omnipotent, que par une petite partie de leur être, ou mieux de leurs fonctions »[43]. Si le droit de la fonction publique protège les droits fondamentaux, la matière révèle une conception objective de ces derniers. Les promoteurs du statut de 1983 présentaient ainsi les droits sociaux, syndicaux et politiques des agents comme étant des « références démocratiques pour la société tout entière »[44]. Tantôt assimilées à des « valeurs »[45] ou qualifiées de libertés constituant « l’essence même de la démocratie »[46], les prérogatives des fonctionnaires ont ici vraisemblablement un objectif transcendant leurs titulaires, « qu’il s’agisse d’un ordre objectif de valeurs […] ou de la vitalité de la démocratie »[47]. Cette conception peut apparaître peu libérale : elle ne place pas l’individu au centre et tend à nier « considérablement la capacité d’autonomie individuelle quant à la définition […] des droits à protéger »[48]. De façon générale le statut, même protecteur des droits fondamentaux, serait donc – avant tout – établi dans l’intérêt du service[49] et ne profiterait qu’« indirectement » aux fonctionnaires[50].

Cette approche s’inscrit très largement dans le schéma – classique – défendant l’exorbitance du droit de la fonction publique par rapport au droit du travail. Le plus souvent en effet, ces deux droits sont présentés comme n’encadrant pas le même type de relations de travail[51]. La plupart des auteurs insistent sur les différences opposants les fonctionnaires et salariés « qu’on songe ainsi, et par exemple, à l’origine distincte de leurs obligations (contractuelles ou unilatérales) ou à la finalité de celles-ci (intérêt de l’entreprise, privé ou général) »[52]. Ce modèle de l’exorbitance du droit de la fonction publique est concurrencé par un autre – plus ancien et minoritaire – qui défend au contraire la proximité des deux relations de travail, et donc des règles les encadrant[53]. Des auteurs privatistes comme A. Légal, J. Brethe de la Gressaye[54] et P. Durand[55] ont transposé à la sphère de l’entreprise la théorie de l’institution défendue par M. Hauriou dans l’optique de justifier et limiter le pouvoir de l’État[56]. Une institution est un fait social né de la réunion de personnes se donnant un moyen d’expression commun – un pouvoir, des organes, des procédures – autour d’une idée d’œuvre. Elle est source de droit, plus précisément de règles objectives et non contractuelles, s’imposant à l’ensemble de ses membres qui ont pour justification, et donc pour limite, la finalité de l’institution[57]. Après avoir constaté que le droit du travail, à l’instar du droit public, avait vocation à encadrer des rapports verticaux – et non des rapports égalitaires comme le droit civil – ces auteurs ont proposé d’établir une analogie entre l’État et l’entreprise : cette dernière se présente alors comme un groupe organisé en vue d’une fin commune, l’intérêt de l’entreprise[58]. Le travailleur n’est pas soumis à l’employeur par un lien de nature personnelle, mais est intégré à une communauté dans laquelle l’employeur exerce une fonction de direction. La logique statutaire – et non contractuelle – inhérente au droit du travail est ainsi mise en évidence[59].

Le modèle de l’exorbitance suppose une atteinte plus importante portée aux droits du fonctionnaire par rapport à celle que connaît le salarié. Le statut, dans la mesure où il s’impose à la volonté de l’agent public, apparaît davantage restrictif de son pouvoir d’autodétermination que le contrat, présenté comme le garant de la liberté individuelle[60]. L’intérêt général pèse également davantage que l’intérêt de l’entreprise sur les droits fondamentaux : « car la grandeur de la tâche impose en contrepartie des servitudes »[61]. Au contraire, la théorie de l’institution tend à révéler la proximité originelle des salariés et fonctionnaires. Les sources largement statutaires des limitations des droits sont notamment mises en avant : à l’instar du fonctionnaire, le salarié se trouve soumis à un statut – composé de lois, de règlements, de conventions collectives et de règlements intérieurs – aménageant l’exercice de ses prérogatives.

Que l’on postule l’exorbitance ou la proximité initiale des deux situations de travail, un rapprochement peut-être constaté[62]. Il est corroboré par le phénomène d’harmonisation du régime juridique des droits et libertés des travailleurs[63]. La loi dite « El Khomri » du 8 août 2016 constitue selon certains auteurs une illustration récente de ce rapprochement, dans la mesure où elle permet d’imposer la neutralité religieuse aux salariés à l’aide du règlement intérieur de l’entreprise[64]. Les partisans de l’exorbitance évoquent à cet égard une tendance à la banalisation du droit de la fonction publique[65]. Il est également possible d’y voir une confirmation de l’analogie originelle entre les deux droits.

Afin d’appréhender l’étendue des limitations apportées à la liberté des travailleurs, les sources de la restriction de leurs droits fondamentaux doivent être étudiées. Le statut du fonctionnaire semble à cet égard s’opposer au contrat de travail du salarié. Le premier se voit imposer par des normes objectives les aménagements apportés à l’exercice de ses droits, alors que le second semble consentir à ces aménagements à travers le contrat, ce qui apparaît davantage respectueux de son pouvoir d’autodétermination. Il convient en outre d’évaluer le degré de limitation des prérogatives de l’un et de l’autre. À cet égard, les finalités susceptibles de justifier ces restrictions varient : l’intérêt du service s’oppose à l’intérêt de l’entreprise, le premier pouvant a priori justifier des restrictions plus étendues. Dès lors, si tant au regard des sources de la restriction des droits fondamentaux (I) que de leur ampleur (II), la liberté du fonctionnaire semble plus atteinte que celle du salarié, ce constat doit, en réalité, être nuancé.

 

I – Les sources de la restriction des droits fondamentaux

 

Le clivage entre le consentement et l’autorité est classiquement présenté comme le fondement du dualisme juridique dans les relations de travail[66]. Alors que le fonctionnaire est assujetti à un statut, défini unilatéralement par la personne publique, le salarié est uni à son employeur par un contrat de travail auquel il a consenti. En ce sens, l’agent public se voit imposer l’aménagement apporté à l’exercice de ses droits fondamentaux, contrairement au salarié. Ce raisonnement occulte néanmoins la dimension statutaire du droit du travail et les insuffisances du consentement du salarié pour justifier sa sujétion. Si le statut du fonctionnaire semble s’opposer au contrat du salarié comme source des restrictions de leurs droits fondamentaux (A), les travailleurs se voient, en réalité, largement imposer ces restrictions (B).

 

A – Statut contre contrat

 

L’opposition classique du statut et du contrat explique que la volonté du travailleur joue un rôle différencié dans la limitation apportée à ses droits fondamentaux lors de l’entrée en fonction et au cours de sa vie professionnelle.

 

Lors de l’entrée en fonction

L’entrée en fonction du futur travailleur, quel qu’il soit, résulte d’un acte volontaire de sa part : « nul ne devient fonctionnaire [et a fortiori salarié] contre son gré »[67]. L’un comme l’autre sont volontairement entrés au service de leur employeur et ont ainsi accepté de voir leurs prérogatives réduites[68]. Dans un arrêt du 7 août 1909 Winkell, à l’origine de la théorie contractuelle de la relation publique de travail, le Conseil d’État affirmait que « par son acceptation de l’emploi qui lui a été conféré [le fonctionnaire] […] s’est soumis à toutes les obligations dérivant des nécessités mêmes du service public et a renoncé à toutes les facultés incompatibles avec une continuité essentielle de la vie nationale »[69].

Le recours à la distinction pensée par E. Gounot entre la volonté-cause et la volonté-condition dans les actes juridiques permet néanmoins de révéler la différence séparant les deux situations de travail. Imaginée afin de contrer la pensée des auteurs classiques, qui consistait à l’époque à attribuer à la volonté des effets de droit dont elle n’était pas la véritable source[70], elle a supposé d’identifier les cas dans lesquels la volonté du titulaire constitue la cause des limitations des droits, c’est-à-dire la raison pour laquelle elles existent, et celles dans lesquelles la volonté constitue uniquement une condition de leur existence[71].

Un contrat de travail est au fondement de la relation professionnelle unissant le salarié à son employeur. Il en découle une marge de manœuvre potentiellement importante réservée à la négociation avant l’embauche[72]. Cette négociation peut conduire à l’introduction de clauses réductrices des droits du salarié et consenties par lui lors de la signature. Les exemples sont pléthores : la clause de résidence, imposant un lieu de résidence et donc restreignant sa liberté de résidence[73], la clause de non-divorce aménageant l’exercice de sa liberté du mariage[74], la clause de confidentialité restrictive de sa liberté d’expression, car lui interdisant la diffusion d’informations ou de renseignements protégés à des tiers[75], la clause de non-concurrence atteignant ses libertés du travail et d’entreprendre[76] tout comme la clause d’exclusivité lui interdisant, pendant la durée du contrat, l’exercice d’une autre activité – même non-concurrente – pour son compte ou pour celui d’un autre employeur[77], etc. Le consentement du travailleur ne constitue alors pas seulement une condition de l’existence de ces stipulations : elles en procèdent directement. Le salarié renonce véritablement à l’exercice de ses droits.

Le fonctionnaire est vis-à-vis de l’administration « dans une situation statutaire et réglementaire »[78]. Or, « [l]a caractéristique du statut de la fonction publique est précisément de s’imposer aux agents sans égard à leur volonté »[79]. L’individu entre au service de la personne publique par une nomination. Qualifiée de contrat par le Conseil d’État au début du XXe siècle[80], il est désormais admis qu’elle constitue un acte unilatéral. La nomination confère la qualité d’agent public dès la signature de l’acte qui crée alors des droits[81]. Les lois et règlements du statut, pour certains d’entre eux, aménagent l’exercice de ses droits fondamentaux. L’article 25 septies de la loi du 13 juillet 1983 limite par exemple ses libertés du travail et d’entreprendre en organisant l’interdiction d’exercer une activité privée lucrative[82]. Sa liberté de résidence ou son droit à une vie familiale normale peut également être réduit, dans la mesure où certains textes imposent une obligation de résidence[83]. Sa manifestation de volonté, qui se concrétise dans l’entrée en fonction, ne peut raisonnablement pas fonder ces limitations : « [u]n acte initial de volonté est sans doute nécessaire pour qu’elles puissent s’appliquer. Mais elles ne dérivent pas de cet acte comme les effets d’un contrat découlent de ce contrat »[84]. En d’autres termes, la volonté du fonctionnaire constitue une simple condition de la restriction et non sa cause. L. Duguit qualifiait d’ailleurs la nomination d’acte-condition laquelle « ne produit point d’effet de droit, ne donne pas naissance […] à la situation du fonctionnaire, mais est simplement la condition de la naissance […] de la situation légale qu’est l’état de fonctionnaire »[85]. Considérer que la volonté est la cause de la limitation des droits reviendrait à soutenir que l’agent n’est plus dans une situation légale et réglementaire, puisqu’en choisissant d’entrer dans la fonction publique, il aurait « nécessairement voulu l’ensemble des prérogatives de l’administration à son égard, même celles qui n’existent pas encore »[86]. L’on devrait aussi considérer, en grossissant le trait, qu’un individu entrant sur le territoire français consent aux limitations de ses prérogatives organisées par les lois et règlements nationaux, dans la mesure où il accepte – indirectement – de s’y soumettre[87].

 

Au cours de la vie professionnelle

La modification de la situation du salarié, entraînant potentiellement une limitation de ses droits, découle le plus souvent d’une décision de l’employeur[88]. Ce dernier peut en effet désirer changer ses horaires ou son lieu de travail – affectant ainsi son droit à une vie privée et familiale ou sa liberté de résidence – lui attribuer un autre poste – ce qui influera sur sa liberté du travail, dans son aspect libre choix de son activité professionnelle – ou encore modifier sa rémunération. À cet égard, les juges distinguent la modification du contrat de travail, nécessitant l’accord du salarié, et la modification des conditions de travail, qui relève du pouvoir de direction de l’employeur et peut être unilatéralement imposée par lui[89]. Le socle contractuel protégé par le principe d’immutabilité est constitué par la qualification de l’employé[90], le secteur géographique[91], la durée du travail[92], quelques éléments de la répartition du temps de travail ainsi que le salaire[93]. L’indice tiré de l’atteinte aux droits du salarié est d’ailleurs parfois pris en compte pour procéder à la qualification de la modification[94]. Ainsi, les variations d’horaires, qui relèvent en principe du pouvoir de direction de l’employeur, peuvent basculer dans la catégorie des modifications du contrat de travail, impliquant l’accord du salarié, lorsque le changement est d’une importance telle qu’il porte atteinte à son droit à une vie familiale normale[95].

De ce point de vue, les cadres juridiques des deux relations de travail apparaissent en partie éloignés. La situation du fonctionnaire peut évoluer de deux façons : du fait d’une modification des lois et règlements de son statut et du fait d’une décision individuelle de l’administration[96]. Or, ni l’une ni l’autre ne nécessitent son accord. D’une part, le fonctionnaire n’a aucun droit acquis au maintien de son statut, le gouvernement ayant le pouvoir de le modifier à tout moment, dans l’intérêt du service[97], y compris dans un sens moins favorable pour le personnel[98]. D’autre part, l’autorité hiérarchique « jouit d’un pouvoir d’organisation dans l’intérêt du service libéré de tout obstacle de nature contractuelle »[99]. Cela signifie que les changements affectant les éléments essentiels de la relation de travail que sont la rémunération, le lieu, l’horaire de travail et les fonctions lui sont unilatéralement imposés[100]. Ainsi, un fonctionnaire peut être muté de Paris à Brest sans son accord, ce qui apparaît éminemment attentatoire à son droit à une vie privée et familiale[101]. À l’inverse, une telle mutation – dépassant le secteur géographique du salarié – constitue une modification de son contrat, exigeant son assentiment[102]. De telles limitations de ses droits, dans la mesure où elles découlent le plus souvent d’une modification de son contrat, ne peuvent intervenir sans son consentement[103]. À l’inverse, les droits fondamentaux du fonctionnaire se trouvent entièrement soumis au bon vouloir de l’administration qui peut décider, à tout moment, d’encadrer leur exercice dans l’intérêt du service.

Dès lors, la volonté des deux catégories de travailleurs joue un rôle sensiblement différent dans l’aménagement de l’exercice de leurs droits au moment de leur entrée en fonction et au cours de leur vie professionnelle. Cette disparité n’est pas sans incidence sur le sort réservé à la liberté de l’un et de l’autre. Parce que « [d]errière la volonté, se loge la liberté individuelle »[104], seule une restriction des droits voulue par le titulaire manifeste son pouvoir d’autodétermination, c’est-à-dire sa capacité de se poser sa propre règle de conduite « que les Anglo-saxons rattachent parfois à sa dignité »[105]. À l’inverse, une restriction de ces « pouvoirs de faire ou de ne pas faire essentiels »[106] imposée au titulaire attente à sa liberté. De ce point de vue, la qualité de salarié apparaît plus enviable que celle d’agent public. Il reste que cette vision occulte la dimension statutaire de la relation de travail de droit privé.

 

B – Une restriction des droits en réalité largement imposée aux travailleurs

 

Si la place reconnue à la volonté dans les situations de travail est souvent présentée comme un facteur de différenciation du droit du travail et du droit de la fonction publique, la pertinence de cette approche doit être relativisée[107]. À la marge, le subjectivisme gagne du terrain dans la fonction publique : la volonté du fonctionnaire est davantage prise en compte. Ainsi dans un arrêt d’Assemblée du 28 décembre 2009, le Conseil d’État a imposé à l’administration de recueillir l’accord d’un agent pour l’affecter à un emploi ne correspondant pas aux missions afférentes à son grade, et ce, alors que le décret organisant la mobilité était silencieux sur ce point[108]. Surtout, la dimension statutaire du droit du travail ne peut être ignorée. La théorie institutionnelle a en effet très tôt permis de repenser la nature contractuelle de la relation unissant l’employeur au salarié – fondée à l’origine sur la théorie de l’autonomie de la volonté – au profit d’une approche statutaire[109]. Ainsi, certaines limitations des droits du salarié, auparavant légitimées par son consentement, résultent en réalité d’un statut, similaire à celui du fonctionnaire. En outre, son consentement aux limitations n’est pas toujours un acte de liberté. Il se rapproche, potentiellement, d’un acte de soumission.

 

Les restrictions des droits imposées au salarié par son statut

À l’instar du fonctionnaire, l’entrée en fonction du salarié le place dans le champ d’application d’un statut juridique propre à sa profession[110], statut défini par des lois et règlements ainsi que par une réglementation professionnelle. Le constat n’est pas nouveau. G. Scelle envisageait déjà le contrat de travail comme « un acte conditionnel déclenchant sur l’individu l’application d’un certain statut, le soumettant à une certaine loi, la loi de l’usine »[111]. En revanche pendant longtemps, le consentement du salarié a été avancé pour justifier les effets de ces normes, potentiellement réductrices de ses droits.

Ainsi, le règlement intérieur a de tout temps contenu des clauses aménageant l’exercice des prérogatives du salarié. À l’origine, son consentement était mis en avant pour fonder la force obligatoire de ces dispositions à son encontre, et donc pour justifier la restriction de ses droits. Plus précisément, le règlement intérieur était considéré comme une annexe au contrat de travail, tacitement consenti par lui[112]. Les juges n’hésitaient pas à recourir à une double présomption : l’affichage du règlement dans l’atelier faisait présumer de sa connaissance par l’employé et le maintien de ce dernier dans son emploi faisait présumer de son consentement à l’acte[113]. Ce raisonnement conduisait à identifier une manifestation de volonté au moment de l’entrée en fonction[114] ainsi que, postérieurement, lors de la modification du règlement[115]. La plupart des auteurs dénonçaient toutefois la fiction de la libre acceptation du salarié sur laquelle reposait la conception contractuelle du règlement intérieur[116]. Cette dernière a disparu avec la loi du 4 août 1982[117]. Il est désormais considéré comme un acte réglementaire de droit privé dont l’entrée en vigueur et les modifications éventuelles ne sont subordonnées à aucune manifestation de volonté des individus assujettis[118]. La liberté d’aller et venir est potentiellement limitée par des dispositions interdisant de pénétrer dans certains locaux[119], le droit au respect de la vie privée par celles organisant la fouille des employés ou de leurs affaires[120], imposant des tests de dépistage de produits stupéfiants[121] ou encore limitant leur liberté d’user de leur domicile à leur guise[122], les libertés de conscience et de religion par des clauses de loyauté[123] ou encore, comme dans la célèbre affaire Baby-loup, de neutralité religieuse[124], le droit de grève par la réquisition des salariés grévistes[125] ou par des primes dites « anti-grève »[126]. Par ailleurs, en dehors du règlement intérieur, le pouvoir de direction permet à l’employeur d’adopter des mesures de contrôle et de surveillance potentiellement restrictives des droits des salariés[127].

La convention collective est quant à elle un acte normatif conclu entre un ou plusieurs employeurs et une ou plusieurs organisations syndicales représentatives de salariés en vue d’arrêter les conditions d’emploi et de travail ainsi que les garanties sociales[128]. Il arrive qu’elle encadre l’exercice des droits fondamentaux des employés : le droit à l’égalité ainsi que la liberté du mariage lorsqu’elle conditionne l’octroi d’avantages au statut de couple marié, excluant les partenaires pacsés[129], la liberté d’aller et venir lorsqu’elle contient des clauses d’astreinte[130], le droit de grève lorsqu’elle prévoit des primes « anti-grève »[131] ou encore le droit à une vie privée et familiale normale en présence de clauses de mobilité[132]. Dans le passé, sa force obligatoire à l’égard des salariés était fondée sur leur consentement – à nouveau implicite – à l’acte. Alors que seuls les syndicats étaient parties à l’accord, leurs membres qui n’avaient pas « démissionné après la conclusion du contrat collectif, et ceux qui y entr[ai]ent postérieurement […] [étaient] présumés accepter pour leur propre compte les clauses du contrat »[133]. Désormais, la convention collective est envisagée comme un contrat entre les parties, employeurs et syndicats. En revanche, elle produit des effets réglementaires à l’égard des salariés régis par la convention, dans la mesure où elle s’impose à eux sans leur consentement[134].

Par ailleurs, même certaines obligations résultant du contrat de travail ne dérivent pas « de la volonté clairement exprimée des parties »[135] et puisent leur force obligatoire dans les lois, les règlements ou encore dans la jurisprudence[136]. Le juge a ainsi déduit de l’exigence légale de bonne foi des obligations de non-concurrence ou de discrétion, notamment, s’imposant de plein droit aux salariés au cours de l’exécution de leur contrat de travail[137]. Leur consentement initial déclenche donc l’application de telles obligations, implicites, que leur volonté est impuissante à faire disparaître[138]. En revanche, à l’issue du contrat, seules des clauses de non-concurrence et de secret contractuelles, c’est-à-dire « d’origine volontaire qui ne peuv[en]t résulter que d’un accord particulier de volonté des parties »[139] sont susceptibles de limiter leur liberté professionnelle et leur liberté d’expression.

Ainsi le salarié – tout comme le fonctionnaire – subit des limitations de ses droits auxquelles il n’a pas directement consenti. Si celles-ci n’auraient pas pu exister sans son consentement initial au contrat de travail, leur cause doit être recherchée dans des normes objectives, extérieures à sa volonté. Ces normes sont par ailleurs modifiables sans son accord, dans la mesure où une réglementation nouvelle est presque systématiquement applicable aux situations juridiques en cours[140].

L’existence d’un statut du travailleur est fondée « sur le rejet du contrat en tant qu’acte normateur du droit des relations de travail »[141]. En droit public, le statut est classiquement présenté comme manifestant une volonté d’organiser des rapports inégalitaires entre l’État et ses agents, afin de faire primer l’intérêt général[142] alors qu’en droit privé il résulterait de l’ambition de limiter l’hégémonie de l’employeur[143]. Cette opposition doit néanmoins être relativisée. Historiquement, si le statut a été utilisé par les pouvoirs publics afin de reconstituer un particularisme mis à mal par le Conseil d’État dans son arrêt Winkell consacrant le contrat de fonction publique, il était également souhaité par les fonctionnaires qui l’envisageaient comme un moyen de lutter contre l’arbitraire[144].

 

Consentement et contrainte du salarié

Le consentement, dans la mesure où il correspond à une « manifestation de volonté par laquelle une personne s’engage dans un acte juridique »[145], constitue « l’ »habillage » juridique de la liberté »[146]. La réalité démontre pourtant que consentement et volonté[147] et, par ricochet, consentement et liberté, sont loin de constituer des synonymes[148]. Simple « indice » de liberté[149], le consentement n’est pas toujours le produit d’une volonté forte, d’un choix certain et affirmé de la personne. Pour cela, il doit apparaître suffisamment détaché des pressions extérieures, qu’elles proviennent des circonstances ou des tiers[150]. Or, de façon générale, le contrôle du caractère libre du consentement salarié est une tâche difficile. La relation de travail constitue une relation de pouvoir, marquée par la capacité de l’employeur à imposer sa volonté à ses subordonnées[151]. Le risque de contradiction entre le consentement du salarié et sa liberté apparaît d’autant plus important lorsque le premier porte sur une clause limitant ses droits fondamentaux, c’est-à-dire des pouvoirs de faire ou de ne pas faire essentiels à son pouvoir d’autodétermination[152].

Lors de l’entrée en fonction, le salarié n’est pas en position de force pour négocier le contenu de son contrat. Ce dernier s’apparente à un contrat d’adhésion[153], caractérisé « par la prédétermination des conditions contractuelles et leur imposition à l’une des parties par l’autre qui jouit d’une supériorité de puissance économique »[154]. Les clauses aménageant l’exercice de ses droits sont insérées dans l’acte à l’initiative de l’employeur[155]. Lui seul a intérêt à restreindre la vie privée de son cocontractant à l’aide d’une clause de mobilité ou sa liberté d’expression à l’aide d’une clause de confidentialité. Le salarié apparaît comme « la victime de l’insertion » d’une stipulation lui imposant un sacrifice supplémentaire par rapport à ce qui aurait pu normalement découler du contrat de travail[156]. Il se trouve alors placé devant le choix suivant : accepter et obtenir le poste ou refuser et le perdre. Son consentement « à l’insertion de la clause […] [se trouve, de fait,] quelque peu  » forcé » »[157].

La Cour européenne des droits de l’homme accepte de reconnaître l’existence de cette contrainte économique. Dans son arrêt Sorensen et Rasmussen contre Danemark, elle a assimilé la clause d’affiliation obligatoire à un syndicat issue de contrats de travail à une véritable restriction de la liberté fondamentale des travailleurs protégée à l’article 11 de la Convention. Elle a relevé que les personnes postulant à un emploi se trouvent souvent « dans une situation de vulnérabilité qui les amène à tout faire pour se conformer aux conditions de travail proposées »[158]. La Cour suprême du Canada s’est livrée à un raisonnement similaire dans une espèce dans laquelle une employée contestait son congédiement à la suite de la violation d’une obligation de résidence à laquelle elle avait souscrit[159]. Restée sourde aux arguments de la municipalité invoquant le consentement donné par l’employée à la restriction de sa liberté de résidence, la Cour a relevé qu’elle n’avait consenti à la clause qu’afin de pouvoir obtenir le statut d’employée permanente de la municipalité[160].

Le contrôle exercé sur ces clauses de renonciation aux droits fondamentaux révèle que le consentement du salarié n’est pas toujours une expression de sa liberté. Leur validité est subordonnée à leur justification et à leur proportionnalité au regard d’un intérêt légitime. Ce raisonnement – en termes de finalité légitime et de proportionnalité – est « bien connu des droits fondamentaux »[161]. Il s’applique à la plupart des restrictions qui leur sont apportées – qu’elles proviennent du législateur, des autorités administratives ou encore des personnes privées[162]. Les clauses en question se trouvent dès lors soumises aux mêmes règles que celles encadrant les limitations des droits ayant pour origine l’action de tiers par rapport au titulaire, personnes publiques ou personnes privées[163]. Tout se passe donc comme si le consentement du salarié était absent[164] ou, du moins, tout se passe comme si ce consentement était entouré de contraintes relativement importantes, rendant plus délicate la légitimation de la stipulation contractuelle au regard de sa seule liberté[165]. Selon P. Lokiec, « [p]arce que le pouvoir produit une contrainte sur la volonté d’autrui, il met en question les prétentions de la volonté à justifier à elle seule les obligations des cocontractants. La découverte du pouvoir factuel se traduit par l’appel à un tout autre registre : celui du bien commun »[166]. Ainsi, les clauses aménageant l’exercice des droits du salarié doivent non seulement être consenties de façon certaine libre et éclairée, mais également participer à la conciliation des intérêts en présence en étant justifiée et proportionnée au regard d’un intérêt légitime. Cette justification – objective – vient compenser les insuffisances de la justification première – subjective – fondée sur la volonté et la liberté.

La contrainte menace encore davantage l’accord du salarié aux restrictions apportées à ses droits au cours de sa vie professionnelle. En effet, « si l’accord initial des volontés est conclu le plus souvent dans un contexte de simple dépendance économique, les accords postérieurs le sont dans le cadre plus contraignant d’un lien de subordination juridique, né du contrat de travail »[167]. De fait, son accord à l’insertion d’une clause de mobilité ou à une modification – substantielle – de ses horaires de travail est formulé sous la menace potentielle d’un licenciement[168]. Son consentement se rapproche alors davantage de « l’acceptation tiède d’une proposition émanant d’autrui » que d’une « manifestation active de sa volonté et de son désir »[169]. À cet égard, alors que le fonctionnaire jouit d’une stabilité de l’emploi, le salarié se trouve uni par son employeur par un contrat résiliable unilatéralement[170]. La contrainte pesant sur le consentement manifesté au cours de sa vie professionnelle apparaît, de fait, plus importante. Selon D. Lochak « le pouvoir extrême que confère à l’employeur le pouvoir de résiliation unilatérale du contrat […] qui tient ainsi entre ses mains l’emploi et les conditions matérielles d’existence de ses subordonnées […] est le meilleur garant de la sujétion des salariés […] Comparativement, les fonctionnaires, qui n’ont à redouter sérieusement ni licenciement pour insuffisante professionnelle [ni licenciement économique] ni une révocation disciplinaire, paraissent moins fortement assujettis à l’autorité hiérarchique »[171]. Dans la même veine, il semble que les pouvoirs de l’administration soient largement minimisés dans la pratique[172]. Le rapport du Conseil d’État de 2003 avait d’ailleurs mis en évidence les insuffisances de l’autorité hiérarchique au regard la mise en œuvre de ses pouvoirs[173]. De façon générale, des études ont révélé que la pression globale exercée sur les individus était moindre du côté de l’administration[174].

In fine, les sources de la restriction des droits du salarié et de l’agent public apparaissent bien distinctes : la volonté du premier joue un rôle plus important que celle du second. Il n’est néanmoins pas possible d’en déduire de façon tranchée que le salariat est beaucoup plus respectueux de la liberté du travailleur que la situation de fonctionnariat. Outre le fait que le salarié subit, à l’instar de l’agent public, plusieurs limitations de ses droits en raison de son statut, son consentement aux restrictions – exprimé dans un rapport de pouvoir – apparaît contraint. Lui aussi se voit donc – de fait – largement imposer les limitations de ses prérogatives. La proximité des situations des travailleurs se constate également au regard de l’étendue de certaines limitations de leurs droits.

 

II – L’ampleur de la restriction des droits fondamentaux

 

Selon E. Marc et Y. Struillou, « [c]’est bien la vision de l’entreprise comme une institution qui est à la source de […] [la] convergence où le droit commun du travail emprunte au droit de la fonction publique pour résoudre un vieux dilemme : comment concilier pouvoir et liberté ? »[175] Conformément à la théorie de l’institution, le chef d’entreprise et l’administration disposent de prérogatives justifiées par la mission qui leur est dévolue[176]. Dès lors, l’étendue de la restriction aux droits fondamentaux des travailleurs est appréciée au regard de deux standards que constituent l’intérêt de l’entreprise et l’intérêt du service. Toutefois, si l’appréhension de l’idée d’œuvre commune répond à une même logique – la logique institutionnelle –, le but des deux institutions – État et entreprise – est différent. L’intérêt du service justifie en général une restriction plus étendue des droits et libertés du fonctionnaire en comparaison de ce que permet l’intérêt de l’entreprise au regard des droits et libertés du salarié (A). Malgré tout, un mouvement de rapprochement est à l’œuvre, procédant certainement de la montée en puissance des droits et libertés fondamentaux ainsi que d’une forme de confusion des frontières séparant le travail au service d’intérêts privés et le travail au service de l’intérêt général[177]. La proximité des travailleurs au regard de l’ampleur de la restriction de certains de leurs droits peut ainsi être constatée (B).

 

A – Intérêt du service contre intérêt de l’entreprise

 

Il est classique de soutenir que « le corps et l’esprit du travailleur de droit public sont bien moins libres que ceux du travailleur de droit privé »[178]. Ce constat s’explique par la valeur prise en compte pour justifier et évaluer la restriction de leurs droits fondamentaux respectifs : l’intérêt du service d’une part et l’intérêt de l’entreprise d’autre part. L’article L. 1121-1 – désigné comme étant « l’un des plus importants du Code du travail »[179] – précise que « [n]ul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Le législateur impose ainsi que l’intérêt pris en compte pour justifier la restriction des droits soit celui de l’entreprise[180]. Le salarié est protégé lorsqu’il est sous l’emprise du lien de subordination[181]. Le juge passe donc au crible du contrôle de justification et de proportionnalité toutes les clauses du contrat et tous les actes de l’employeur limitant les droits[182]. Quant à l’intérêt du service, il fonde, mais aussi limite le pouvoir de l’administration[183]. Il permet d’apprécier la légitimité des restrictions apportées aux droits du fonctionnaire, par exemple en matière de mutation[184].

L’intérêt du service est souvent présenté comme un « aspect de l’intérêt général »[185]. Il fait implicitement référence à des notions politiques telles que l’autorité et l’unité de l’État ou encore à la notion de service public, alors que l’intérêt de l’entreprise, qui renvoie à l’intérêt collectif de ses membres, comporte une dimension économique très marquée[186]. Or, dans le cadre de la balance des intérêts généralement effectuée par le juge saisi d’une atteinte portée à un droit fondamental, le premier pèsera en principe plus lourd que le second. Alors que le travail privé est présumé servir des intérêts particuliers, le travail au service de l’intérêt général implique l’intérêt de l’ensemble des citoyens[187] et peut ainsi – légitimement – conduire à restreindre davantage les prérogatives des agents publics[188]. D’ailleurs, les salariés se trouvent assujettis aux mêmes obligations que les fonctionnaires – se rapportant aux lois de Rolland – dès lors qu’ils participent à une mission de service public[189]. L’intérêt du service et de l’entreprise conditionne l’étendue des obligations imposées aux travailleurs[190] et, de façon générale, l’étendue de leur subordination.

 

Les obligations imposées aux travailleurs

Si le droit de la fonction publique n’ignore pas les droits des fonctionnaires, il fait la part belle à leurs obligations[191]. D’ailleurs, le recours à l’expression de « déontologie » dans la dernière loi du 20 avril 2016[192] tend à souligner les devoirs pesant sur eux[193]. Ces obligations, justifiées par l’intérêt du service, apparaissent non seulement plus nombreuses que celles imposées aux salariés, mais aussi plus importantes dans leur portée.

D’une part, de multiples obligations s’imposent à l’ensemble des fonctionnaires. Ainsi, à celles – issues de la loi de 1983 – de se consacrer exclusivement à ses fonctions[194], d’obéir au supérieur hiérarchique[195] et de respecter le secret et la discrétion professionnels[196], la loi du 20 avril 2016 a ajouté l’obligation d’exercice des fonctions « avec impartialité, probité et dignité », et dans le respect de la laïcité ainsi que de l’obligation de neutralité[197]. Le juge administratif est également à l’origine de nombreuses obligations limitant les droits de l’ensemble des travailleurs publics[198]. L’exercice de la liberté d’expression est ainsi encadré dans le service par l’obligation de neutralité[199] et par l’obligation de déférence envers le supérieur hiérarchique[200]. Cette liberté est surtout limitée par la théorie jurisprudentielle – ancienne – de l’obligation de réserve selon laquelle les agents doivent observer une certaine retenue dans l’extériorisation de leurs opinions[201]. Cette obligation peut également encadrer l’exercice de leurs droits politiques, dans la mesure où le Conseil d’État affirme que « si les fonctionnaires ont, comme tout citoyen, le droit de participer aux élections et à la campagne qui les précède, ils sont tenus de le faire dans des conditions qui ne constituent pas une méconnaissance de leur part de l’obligation de réserve à laquelle ils restent tenus envers leur administration »[202]. Le droit au respect de la vie privée des agents publics est potentiellement concerné : le devoir de réserve proscrit les expressions contraires à l’honneur, à la probité ou aux bonnes mœurs[203] et, de façon plus générale, la doctrine identifie dans la jurisprudence l’existence d’une obligation de dignité[204] interdisant tout « fait d’ordre privé qui compromet gravement l’honneur et la dignité du fonctionnaire »[205].

En comparaison, les obligations imposées à l’ensemble des salariés apparaissent moins nombreuses. Le Code du travail les assujettit à celle d’exécuter le contrat de bonne foi[206], à l’obligation de loyauté à l’égard de l’employeur[207] ainsi qu’à l’obligation de respecter les secrets de fabrication de l’entreprise[208]. La jurisprudence a également déduit des exigences de bonne foi et de loyauté des obligations de non-concurrence, d’exclusivité, et de discrétion[209]. Il reste que leur étendue diffère selon le poste et la fonction occupée[210]. De même, les obligations issues de clauses prévues dans les contrats de travail, les règlements intérieurs ou les conventions collectives, si elles peuvent être nombreuses, ne touchent pas l’ensemble des salariés[211].

D’autre part, les obligations imposées au fonctionnaire sont importantes dans leur portée. En premier lieu, elles peuvent s’imposer à lui dans le service, mais aussi en dehors[212]. Ce constat atteste de l’absence d’étanchéité entre sa vie personnelle et professionnelle, ce qui apparaît peu protecteur de sa vie privée notamment. Un principe de séparation aurait pu être déduit d’une interprétation a contrario de l’article 29 du statut général de la fonction publique précisant que « [t]oute faute commise par un fonctionnaire dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions l’expose à une sanction disciplinaire […] ». Pourtant, l’agent public peut se voir sanctionner sur le terrain disciplinaire pour un fait de sa vie personnelle[213].

En droit du travail, le législateur et les juges se sont évertués, au contraire, à établir une frontière entre la vie personnelle et la vie professionnelle du salarié, seule soumise au pouvoir de direction de l’employeur. La Cour de cassation défend ainsi le principe selon lequel les agissements relevant de la vie personnelle ne constituent pas une cause de licenciement fautif et, de façon générale, ne constituent pas une faute pouvant donner lieu à une sanction disciplinaire[214]. Instrument « de cantonnement, du pouvoir patronal et ce faisant outils de protection des libertés individuelles »[215], la vie personnelle recouvre tous les choix et conduites du travailleur sans lien avec son activité professionnelle : les actes de sa vie privée bien sûr, mais aussi certains actes publics, comme l’adhésion à un parti politique ou la participation à des activités associatives, ou encore d’autres comportements, à l’instar de la commission d’une infraction pénale[216]. La notion de vie personnelle trouve un domaine d’application privilégié en dehors du temps et du lieu de travail, où le principe de liberté domine. Elle se rencontre également – de façon toutefois plus limitée – pendant le temps et sur le lieu de travail[217]. Cette jurisprudence bien établie[218] procède de la « montée en puissance » des droits fondamentaux[219] : elle repose sur l’idée selon laquelle l’intérêt de l’entreprise ne peut empêcher que le salarié jouisse « d’un espace d’autonomie et de liberté incompressible »[220].

En second lieu, l’intérêt du service peut justifier la portée importante de certaines obligations imposées aux fonctionnaires dans le cadre du service. L’exemple de l’obligation de neutralité est topique. Dans la mesure où elle interdit aux agents publics la manifestation de leurs opinions[221], elle anéantit leur liberté d’expression religieuse[222], en particulier en termes vestimentaires[223]. Insérée dans le statut général lors de sa récente modification[224], cette obligation constitue le corollaire du principe de laïcité de l’État et de ses démembrements[225]. Elle s’impose aussi aux salariés assurant une mission de service public[226]. La Cour européenne des droits de l’homme a récemment jugé que le non-renouvellement du contrat de travail d’une assistante sociale dans un centre hospitalier en raison du refus de l’intéressée d’ôter le voile islamique ne violait pas l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme[227]. Elle admet ainsi que le principe de laïcité concerne tous les services publics, sans qu’il soit fait de distinction selon les fonctions exercées par l’agent ou selon les signes et vêtements portés[228]. À l’inverse, aucune limitation générale et absolue ne peut viser la liberté d’expression des salariés – y compris religieuse –, puisque celles-ci doivent apparaître justifiées et proportionnées au regard de l’intérêt de l’entreprise[229]. Le Conseil d’État a par conséquent jugé illicite la clause du règlement intérieur interdisant toute conversation politique et religieuse[230]. De plus, une salariée de confession musulmane s’est vue sanctionnée en raison du port de vêtements la couvrant de la tête aux pieds uniquement parce qu’ils ne reflétaient pas « l’esprit mode » du magasin auquel il convenait d’adhérer en raison de son rôle de conseil de la clientèle[231]. Et si depuis l’entrée en vigueur de la loi du 8 août 2016, il est possible d’inscrire le principe de neutralité dans le règlement intérieur, les restrictions ainsi apportées à la manifestation des convictions doivent être « justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et […] proportionnées au but recherché »[232].

 

Les autres formes de subordination des travailleurs

Au-delà des obligations imposées aux travailleurs, l’intérêt du service fonde le pouvoir de mutation de l’administration[233], susceptible de porter gravement atteinte à la liberté du domicile, au droit à une vie familiale et au libre choix de l’activité professionnelle de l’agent concerné[234]. Se distinguant du simple changement d’affectation[235], la mutation consiste, pour l’administration, en une mesure d’affectation d’un agent en activité à de nouvelles fonctions, entraînant un changement de résidence ou un changement substantiel de sa situation administrative ou professionnelle[236]. Lorsqu’elle s’applique d’office, la mutation peut attenter à sa vie privée ou à sa liberté du domicile, dans la mesure où elle impose un déplacement géographique potentiellement important, par exemple du Cambodge en métropole[237] ou encore de Limoges à Puy, soit plus de 350 km[238]. La modification de la situation administrative consiste, quant à elle, en un changement de « la matérialité des fonctions ou du poste de travail, altérant plus ou moins la situation professionnelle du fonctionnaire »[239]. Ce dernier peut alors subir un déclassement, d’ordre quantitatif lorsque la mesure entraîne une diminution des attributions[240], ou d’ordre qualitatif lorsque la mutation le place dans une situation subordonnée ou entraîne une perte de responsabilité[241]. La mesure est alors susceptible de recours[242].

En dehors de ces mutations d’office, l’intérêt du service fonde également le pouvoir d’emploi[243]. Ce dernier permet à l’administration de modifier la teneur de l’emploi de l’agent, souvent dans le sens d’un abaissement des fonctions exercées, toujours dans un objectif de bon fonctionnement du service[244]. Il restreint donc sa liberté de choix de son activité professionnelle. Une limite réside néanmoins dans le principe rappelé par le juge administratif selon lequel « un fonctionnaire public ne peut, en règle générale, être affecté qu’à un emploi correspondant à son grade »[245].

Le pouvoir de direction de l’employeur, fondé sur l’intérêt de l’entreprise, est quant à lui cantonné aux changements apportés aux conditions de travail du salarié. De ce fait, alors que l’agent public n’a pas de droit à occuper tels emploi ou fonction précise[246] et qu’il pourrait être assimilé à un « pion sur l’échiquier administratif […] déplacé au gré des besoins du service »[247], le salarié se trouve pour sa part protégé par le principe d’immutabilité du contrat de travail. Il ne peut se voir imposer un changement de tâches que dès lors que les tâches en question relèvent de sa qualification[248]. Ainsi, les juges le défendent contre le déclassement, c’est-à-dire une modification, à la baisse, de sa qualification[249]. La Cour de cassation tend également à considérer que le contrat de travail est modifié lorsque le changement des fonctions du salarié apparaît important[250], un tel changement pouvant par exemple correspondre à une perte de responsabilité et d’autonomie[251]. La liberté d’exercer l’activité de son choix profite donc davantage au salarié qu’à l’agent public à cet égard[252].

En outre, en l’absence de clause de mobilité ou de résidence, le salarié ne peut se voir imposer un changement d’affectation susceptible d’entraîner une modification du lieu de résidence et, ainsi, d’attenter à sa vie privée et familiale. La mutation sans son accord est, on l’a vu[253], limitée au secteur géographique[254]. Ce dernier est généralement défini de manière objective, les juges prenant en compte la distance entre les deux sites, les dessertes par les transports en commun ou encore le temps de trajet[255]. Toutefois, les clauses de mobilité – dans la mesure où elles neutralisent le secteur géographique [256]– et les clauses de résidence – imposant un lieu de résidence – peuvent limiter ses droits et libertés. Une différence persiste au regard du contrôle exercé. La stipulation des clauses de résidence et la mise en œuvre des clauses de mobilité sont soumises à des conditions strictes de justification et de proportionnalité, alors que seules quelques décisions du juge administratif reconnaissent l’opérance du moyen tiré de la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme s’agissant d’une mutation d’office, sans d’ailleurs accueillir le moyen au fond[257].

Pour finir, l’intérêt du service fonde les restrictions importantes apportées à la liberté de démissionner du fonctionnaire – et donc à ses libertés professionnelles. Ce dernier, lorsqu’il manifeste sa volonté de démissionner, est exposé à un refus de son employeur qui dispose d’un pouvoir discrétionnaire[258] : « [l]’offre de démission d’un agent public n’aura […] [guère] de chance de triompher des nécessités, des besoins ou encore de la bonne marche du service avancés par l’autorité supérieure »[259]. Cette situation dans laquelle se trouve potentiellement le fonctionnaire de devoir demeurer en poste contre sa volonté ne viole aucune liberté individuelle selon le Conseil d’État[260] et ne constitue pas davantage un travail forcé au sens de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme[261]. Le salarié, pour sa part, est simplement assujetti au respect d’un préavis[262]. Dès lors, la poursuite de l’intérêt général justifie une limitation plus importante de la liberté du fonctionnaire que ce qu’autorise l’intérêt de l’entreprise au regard de la liberté du salarié. Malgré tout, un rapprochement de leurs situations peut être constaté.

 

B – La proximité des travailleurs au regard de l’ampleur de la restriction de certains de leurs droits

 

Il semble que « dans le droit des libertés fondamentales [des travailleurs], l’arbre de spécificité ne p[uisse] pas cacher la forêt de similitudes »[263]. L’enchevêtrement des frontières entre le travail au service de l’intérêt général et le travail au service de l’intérêt privé, imputable notamment à la diffusion des considérations d’intérêt général dans l’ensemble des relations de travail[264] ainsi que l’affirmation grandissante des droits et libertés fondamentaux[265] sont à l’origine d’un rapprochement des situations des salariés et fonctionnaires. Certains de leurs droits fondamentaux, notamment ceux se rapportant à leur vie privée, connaissent en effet des restrictions proches dans leur étendue.

 

Les droits et libertés dans le domaine de la vie privée

Malgré l’affirmation, en droit du travail, d’un principe de séparation de la vie professionnelle et personnelle du salarié, ce dernier subit, à l’instar de l’agent public, des contraintes dans sa vie extra-professionnelle[266]. La condition pour que celles-ci existent – d’ailleurs commune aux deux branches du droit – est celle d’un lien entre le comportement adopté par le travailleur et le service ou les fonctions exercées[267].

En premier lieu, ce lien peut résulter d’une atteinte portée à la réputation du service ou de l’employeur. En droit du travail, un salarié qui adopte, y compris dans le cadre de sa vie personnelle, un comportement créant un trouble objectif dans l’entreprise s’expose à un licenciement. Ce trouble peut provenir de la révélation d’une relation homosexuelle dans une association catholique[268], du vol à l’étalage au préjudice d’une entreprise cliente[269], de l’ouverture d’une information judiciaire pour escroquerie, recel, banqueroute, faux et corruption[270], du comportement d’un salarié à l’égard de sa concubine ayant entraîné son arrestation sur le lieu de travail[271], etc. De manière similaire, l’atteinte à la réputation du corps ou du service constitue un des critères permettant d’identifier une faute disciplinaire du fonctionnaire[272]. Ainsi, un agent des PTT ayant blessé par balle un voisin en dehors du service et ayant été condamné à 6 mois de prison avec sursis peut faire l’objet de sanction dès lors que son comportement a porté atteinte à la réputation de l’administration[273]. Les juges prennent d’ailleurs en compte des indices similaires pour caractériser l’atteinte : la publicité des faits, leur divulgation par voie médiatique, l’éventuel émoi suscité chez les tiers ou dans l’opinion publique[274]. Il reste que le licenciement pour trouble objectif n’est pas fondé sur une faute en droit du travail[275]. Il s’agit d’un licenciement non disciplinaire, c’est-à-dire ne privant pas le salarié des indemnités de rupture[276].

En second lieu, en droit du travail comme en droit de la fonction publique, le comportement du travailleur, relevant a priori de sa vie personnelle, peut être rattaché à la vie de l’entreprise ou du service[277]. D’une part, la Cour de cassation recourt à des critères objectifs pour procéder au rattachement : le comportement est alors sanctionné au motif qu’il se réalise sur les lieux ou pendant le temps de travail[278] ou encore avec les outils du service. Ainsi, dans un arrêt du 18 mai 2011, le juge a rattaché à la vie professionnelle le vol commis par le salarié avec un véhicule siglé de l’entreprise[279]. Il en est de même en droit de la fonction publique où il se fonde sur des indices se rapportant au temps, au lieu de travail[280] et à l’outil de service[281] pour établir l’existence d’une faute disciplinaire. Les deux juges acceptent également de sanctionner le fait, pour le travailleur, d’utiliser ses fonctions pour commettre l’acte en question[282].

D’autre part, le rattachement à la vie professionnelle peut résulter d’éléments plus subjectifs[283]. Il arrive ainsi au juge judiciaire de constater que des faits graves commis par les salariés sont incompatibles avec leurs fonctions. À cet égard, en créant à la charge de certains d’entre eux des obligations de loyauté et de probité, le juge étend les possibilités de contrôle de l’employeur sur leurs agissements privés[284]. Ainsi, une employée au service d’une Caisse d’allocation familiale ayant minoré, pendant plusieurs années, ses déclarations de ressources pour bénéficier de prestations sociales indues viole son obligation particulière de loyauté et de probité, ce qui justifie son licenciement pour faute grave[285]. De même, l’employé d’une banque peut légitimement être licencié pour faute grave en raison de sa participation à une affaire de vol et de trafic de véhicules, compte tenu de la violation de l’obligation particulière de loyauté à laquelle il était tenu[286]. Selon J. Mouly, cet élément contribue à rapprocher la situation du salarié de celle du fonctionnaire « tenu, on le sait, à une obligation de réserve et de loyauté, qui confine parfois au loyalisme »[287]. La comparaison avec le droit de la fonction publique est effectivement pertinente. Pour identifier une faute disciplinaire, le juge administratif s’appuie d’une part sur la gravité des faits et, d’autre part, sur les comportements incompatibles avec la nature des fonctions exercées par l’agent[288]. Relèvent de la première catégorie le vol[289] ou la consommation de stupéfiant[290]. S’agissant de la seconde, les faits reprochés ne doivent pas nécessairement apparaître graves ou avoir été diffusés à l’extérieur du service, mais constituent en général une violation des obligations de réserve, de dignité, etc.[291] La différence avec le droit privé réside dans le fait que ce genre d’obligation concerne l’ensemble des fonctionnaires, et pas seulement certains d’entre eux. Ainsi, est sanctionnée la conduite sans permis en état d’alcoolémie et le non-respect d’un feu rouge par un agent de police[292], le non-paiement de ses impôts par un agent du fisc[293], le fait de chasser sans permis dans une forêt domaniale pour un agent des eaux et forêts[294] ou encore le fait, pour un Professeur d’Université, d’avoir « eu avec une de ses élèves des relations constituant un manquement aux bonnes mœurs »[295]. Il reste que l’appréciation de la faute dépend, elle aussi, de la nature des fonctions exercées et du niveau hiérarchique de l’agent[296].

La proximité des situations des salariés et fonctionnaires est dès lors avérée[297]. Si l’intérêt du service se fait en général plus pressant que l’intérêt de l’entreprise[298], certains arrêts du juge administratif apparaissent particulièrement protecteurs des agents. À cet égard, il a pu refuser de sanctionner un officier pour être devenu l’amant de l’épouse de son chef d’escadron[299] ou un cantonnier agent communal condamné pour homicide par imprudence pour avoir causé la mort de sa maîtresse[300]. D’autres décisions se révèlent plus sévères, à l’instar de celle validant la sanction d’un policier partageant sa vie avec une prostituée[301]. Les mêmes variations se retrouvent devant le juge judiciaire[302], même si, en général, celui-ci fait montre de libéralisme[303]. Ainsi, et contrairement au juge administratif, il admet que si l’acte de consommation de drogue relève strictement de la vie privée et n’interfère d’aucune manière que ce soit avec l’exécution de son travail, l’employeur ne peut imputer une faute au salarié[304].

La liberté du domicile connaît quant à elle un traitement juridique en partie similaire dans l’une et l’autre branche[305]. Aucune obligation de résidence n’est ainsi automatiquement imposée aux fonctionnaires et salariés : seuls des statuts particuliers et des clauses de résidence prévues dans les contrats de travail sont susceptibles de restreindre leurs libertés[306]. L’article L. 1121-1 du Code du travail implique que le salarié peut être soumis à une obligation de résidence si la nature de la tâche professionnelle l’impose et que l’obligation n’est pas disproportionnée par rapport au but recherché. De même en droit de la fonction publique, les raisons de l’existence de l’obligation tiennent à l’intérêt du service, aux missions et responsabilités exercées, à la spécificité des fonctions, ou encore à la réactivité et la disponibilité des agents publics[307]. Selon L. Berthier, « l’analogie avec le secteur privé n’est alors pas purement fantaisiste dès lors qu’un rapprochement entre la nature particulière de certaines tâches professionnelles du secteur privé et les spécificités inhérentes aux missions de service public est possible »[308]. À cet égard, l’obligation de résidence semble tomber en désuétude dans les deux relations de travail. Les clauses de résidence assujettissant les salariés sont vraisemblablement amenées à disparaître en raison du refus systémique de la Cour de cassation de leur reconnaître une justification[309]. Par exemple, des avocats salariés ne peuvent se voir imposer un lieu de domicile afin de faciliter leur intégration dans l’environnement local[310] et des agents affectés à la surveillance ou à l’entretien d’un immeuble ne peuvent être légitimement tenus de résider sur le site où ils exercent leurs fonctions dès lors qu’ils peuvent exécuter correctement leurs prestations en habitant ailleurs[311]. En droit public, il est vrai que l’obligation de résidence perdure dans certains statuts spécifiques : dans les domaines hospitalier, de l’enseignement ou encore de la justice[312]. Il reste qu’elle apparaît « plus désuète que réellement contraignante »[313]. L’obligation est assortie quasi systématiquement de possibilités d’y déroger « comme pour la rendre plus acceptable » et les chefs de service font montre d’une très grande souplesse dans la délivrance des dérogations[314]. Même en dehors de ces dérogations, elle apparaît peu contraignante en fait, car largement non sanctionnée[315]. Son obsolescence est du reste fréquemment dénoncée au regard, en particulier, du développement de moyens de transport rapides[316]. L’ensemble de ces éléments explique l’impression d’une obligation en désuétude, impression confirmée par l’absence de toute référence à celle-ci dans la dernière loi de 2016, alors même que les obligations déontologiques s’imposant aux agents publics se multiplient[317]. Il n’en demeure pas moins qu’en droit du travail comme en droit de la fonction publique, l’obligation de résidence perdure lorsqu’elle découle de la mise à disposition d’un logement de fonction[318].

S’agissant de la liberté du mariage des travailleurs, elle a pu connaître des restrictions importantes dans le passé. En droit de la fonction publique, l’article 14 de la loi du 13 juillet 1972 constituait le dernier vestige d’un corpus de règles limitant cette liberté des agents publics[319]. Abrogé par la loi du 24 mars 2005[320], il soumettait le mariage des militaires servant à titre étranger et des militaires désirant épouser un ressortissant étranger à l’autorisation préalable du ministre[321]. Le juge administratif, lorsqu’il avait été saisi d’un recours contre le refus du ministre de délivrer l’autorisation en question, avait déjà exercé à l’époque un contrôle protecteur de la liberté du mariage. Il avait en effet opté pour une définition restrictive des motifs de limitation, tirés de l’intérêt de la Défense nationale, et exercé un contrôle normal sur le refus, ayant abouti en l’espèce à l’annulation de la mesure attaquée[322]. De façon similaire, en droit du travail il n’était pas rare de rencontrer des clauses limitant cette liberté des travailleurs : clause de célibat, clause de sélection matrimoniale ou clause de non-divorce[323]. Elles ont désormais peu de chances de prospérer devant le juge judiciaire, soucieux de protéger la liberté du mariage des salariés et exigeant, de ce fait, que l’employeur démontre le réel intérêt de ces clauses pour l’entreprise[324]. Malgré tout, il n’est pas impossible qu’elles soient admises, en particulier dans les entreprises de tendance[325].

 

Les autres droits et libertés

Une certaine convergence des régimes juridiques applicables aux libertés d’expression des agents publics et des salariés peut être constatée[326]. Dans leurs fonctions, les premiers sont soumis à l’obligation de secret professionnel pénalement sanctionnée – qui leur impose de ne pas révéler les secrets confiés intéressant les administrés – et à l’obligation de discrétion professionnelle qui porte sur les renseignements dont ils ont connaissance par le service[327]. De manière similaire, les salariés sont tenus de respecter les secrets professionnels[328] et de fabrication[329] ainsi que l’obligation de loyauté qui les conduit à s’abstenir de faire connaître à des tiers des informations confidentielles sur l’entreprise[330]. Surtout, en dehors des fonctions, les restrictions de la liberté d’expression des deux catégories de travailleurs apparaissent largement similaires. En apparence pourtant, le fonctionnaire, assujetti à une obligation de réserve, se trouve moins bien loti que le salarié, simplement tenu de ne pas abuser de sa liberté. La Cour de cassation juge en effet que « [s]auf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression. Il ne peut être apporté à celle-ci que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché »[331]. L’abus de la liberté d’expression est identifié en présence de « propos diffamatoires, injurieux ou excessifs »[332]. L’obligation de réserve signifie quant à elle que l’expression de l’opinion devient fautive dès lors qu’elle porte atteinte à l’intérêt du service[333]. Elle contraint donc les agents à s’exprimer avec une certaine retenue[334]. Dans les deux cas sont prohibés les insultes, les propos diffamatoires et insolents[335]. Les propos « excessifs » auxquels se réfère la Cour de cassation rejoignent également, dans une certaine mesure, ceux jugés contraires à l’obligation de réserve par le juge administratif. Les salariés et fonctionnaires peuvent à cet égard exprimer des critiques[336], à condition de ne pas procéder à des dénigrements attentant à l’image et la réputation d’autrui ou de l’institution[337]. Est ainsi sanctionné le salarié jetant le discrédit sur l’entreprise[338] ou ruinant la confiance dont pouvait jouir un supérieur auprès des autres membres de la collectivité de travail en le traitant à plusieurs reprises d’incompétent[339]. De la même manière, méconnaît son obligation de réserve le directeur d’une régie municipale de théâtre proférant publiquement « de graves accusations de malveillance et d’incompétence à l’égard du maire et de son adjoint chargé des affaires culturelles »[340]. Les critères pris en compte pour caractériser la faute sont les formes d’expression utilisées, la publicité donnée, les sujets abordés ou encore, potentiellement, le caractère spontané ou provoqué des propos[341]. Les deux juges peuvent également moduler la restriction de la liberté selon les fonctions occupées par le travailleur[342]. Ce critère est très mobilisé par le juge administratif[343]. Les hauts fonctionnaires, censés représenter l’État aux yeux du public, sont en effet facilement sanctionnés lorsqu’ils s’expriment publiquement comme l’illustre la décision jugeant légale la révocation de la collaboratrice du Préfet ayant publié un communiqué de presse pour critiquer la suppression du ministère des Droits de la femme et un discours du Premier ministre[344]. De façon générale, le juge administratif semble faire preuve de davantage de fermeté que le juge judiciaire, en particulier en présence de propos politiques[345].

Dans le champ des libertés professionnelles, sur un ensemble d’éléments le sort de l’agent public n’apparaît pas beaucoup moins favorable que celui réservé au salarié. En premier lieu, leur liberté d’exercer l’activité professionnelle de leur choix connaît un régime juridique relativement proche[346]. En effet, si au principe d’interdiction de cumul d’emploi en droit de la fonction publique répond un principe de liberté en droit social, les exceptions apportées à l’un et à l’autre tendent à rapprocher les situations des deux catégories de travailleurs[347]. L’interdiction de cumul d’emploi est le corollaire de l’obligation, imposée au fonctionnaire, de se consacrer exclusivement à ses fonctions[348]. Justifiée par l’intérêt du service, elle vise à éviter que l’agent ne néglige ses obligations au bénéfice d’une activité étrangère aux missions de service public ainsi qu’à faire en sorte que des intérêts extérieurs ne le conduisent pas à porter atteinte à l’intérêt général[349]. Certaines activités, limitativement énumérées, lui sont interdites, à l’instar de la création d’une entreprise dans certaines conditions, de la participation à des organes de direction de sociétés ou encore de l’activité de consultation dans certains litiges impliquant la personne publique[350]. En revanche, beaucoup d’autres activités sont libres ou simplement soumises à autorisation. Outre la liberté qui lui est reconnue de créer des œuvres de l’esprit, le fonctionnaire peut, par exemple, être autorisé à exercer « à titre accessoire une activité, lucrative ou non, auprès d’une personne ou d’un organisme public ou privé dès lors que cette activité est compatible avec les fonctions […] confiées et n’affecte pas leur exercice »[351]. Même renforcée par la dernière loi du 20 avril 2016, l’obligation de non-cumul connaît toujours des dérogations très nombreuses[352]. Le salarié, pour sa part, ne peut pas travailler au-delà de la durée maximale du travail prévue par le Code du travail[353]. Il se voit lui aussi interdire l’exercice de certaines activités afin de protéger les intérêts de l’entreprise. Une obligation de non-concurrence, prohibant l’exercice d’une activité concurrente à celle de son employeur, s’impose à lui de plein droit – c’est-à-dire même en l’absence de clause expresse – jusqu’à l’expiration du contrat[354]. Sa liberté peut être encore davantage réduite si une clause d’exclusivité, lui interdisant de travailler pour un autre employeur – même non concurrent –, est insérée dans son contrat[355]. Cette clause revient, en effet, à exiger de lui qu’il consacre la totalité de sa force de travail à son employeur[356]. Elle n’est valable que si elle est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise, justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché[357]. Elle ne peut ainsi s’appliquer aux salariés travaillant à temps partiel[358].

En outre, à l’issue de la cessation des fonctions, ni le salarié ni l’agent public ne retrouvent systématiquement leur liberté. Il est possible que le premier ne puisse pas se livrer des activités concurrentes à celles de son ancien employeur, en présence d’une clause de non-concurrence prévue dans le contrat ou dans la convention collective. Celle-ci devra tenir compte des spécificités de l’emploi du salarié, être indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise, limitée dans le temps et dans l’espace, et comporter une contrepartie financière[359]. Le fonctionnaire est quant à lui obligé de déclarer l’activité privée entreprise pendant un délai de trois ans auprès de son supérieur[360]. Il peut se voir interdire sa pratique si l’activité en cause risque de compromettre le fonctionnement normal, l’indépendance, la neutralité du service, des principes déontologiques ou encore si elle est susceptible de le placer dans une situation de prise illégale d’intérêt[361].

En second lieu, la liberté de démissionner des travailleurs est susceptible d’être restreinte par une clause de dédit-formation ou un engagement de servir. La première est celle par laquelle le salarié, en contrepartie d’une formation financée par l’employeur, s’engage à rester un certain temps dans l’entreprise ou à rembourser les frais de formation en cas de départ anticipé[362]. Elle permet non seulement de le fidéliser, en le dissuadant de quitter prématurément l’emploi pour lequel il a été formé, mais aussi de l’obliger à garantir la dépense de formation en cas de départ prématuré[363]. L’engagement de servir impose, en échange de la formation initiale dont le fonctionnaire bénéficie tout en étant rémunéré, de demeurer au sein de la fonction publique pendant une certaine durée[364]. Sa rupture est sanctionnée par la mise à la charge de l’intéressé d’une somme d’argent[365]. À l’instar de la clause de dédit, les objectifs de l’engagement de servir résident dans le remboursement des frais engagés pour la formation et dans la volonté de retenir les cadres supérieurs de la fonction publique[366]. Contrairement à elle, l’engagement de servir répond à des considérations d’intérêt général, dans la mesure où il constitue « un rempart efficace contre la tentation de se servir à des fins purement privées d’une formation publique acquise à bon compte »[367]. Une analogie demeure possible, même si l’atteinte portée à la liberté des travailleurs semble moins contrôlée en droit public qu’en droit privé. En droit public, les moyens tirés de la violation des principes de libre exercice de l’activité professionnelle et de libre circulation sont écartés par le juge[368]. Il en va de même de celui tiré de ce que l’obligation de souscrire un tel engagement serait assimilable à un travail forcé[369]. La Cour de cassation subordonne quant à elle la licéité des clauses de dédit au fait qu’elles constituent la contrepartie d’une formation assurée par l’employeur entraînant des frais réels au-delà des dépenses imposées par la loi ou la convention collective et à la condition que le montant de l’indemnité soit proportionné aux frais de formation engagés[370]. Elles ne doivent pas non plus avoir pour effet de priver le salarié de la faculté de démissionner[371].

En conclusion, si le modèle de l’exorbitance conduit à mettre en évidence les différences opposant le fonctionnaire et le salarié au regard des limitations apportées à leurs droits fondamentaux, le droit positif, apprécié à l’aune de la théorie de l’institution, révèle une certaine proximité de leur situation. Cette proximité tend à s’accroître en raison, notamment, du phénomène de promotion des droits et libertés fondamentaux. Par ailleurs, le fait – déjà évoqué – que le fonctionnaire bénéficie d’une plus grande stabilité de l’emploi contribue à atténuer l’idée souvent avancée selon laquelle sa liberté serait plus atteinte que celle du salarié. Ces conditions matérielles sécurisantes retentissent en effet sur l’ensemble de ses droits et libertés fondamentaux, qui ne peuvent être exercés de manière satisfaisante que lorsque le titulaire dispose des moyens matériels concrets permettant leur mise en œuvre[372]. Difficile, dès lors, d’apporter une réponse tranchée à la question de savoir qui est plus libre du fonctionnaire ou du salarié…

 

 

 

[1] Une étude générale en droit de la fonction publique : MELLERAY F., Droit de la fonction publique, Economica, Corpus droit public, 3e éd., 2013, pp. 341 et s. Du point de vue historique : AZIMI V., « Les droits de l’homme-fonctionnaire », Revue historique de droit français et étranger, janvier-mars 1989, pp. 27-46. Pour un exemple d’étude ciblée : MORANGE J., « La liberté d’opinion des fonctionnaires publics », Dalloz, 1953, pp. 153-156.

[2] Entre autres : WAQUET P., « Le pouvoir de direction et les libertés du salarié », Droit social, 2000, pp. 1051 et s. ; AUBERT-MONEYSSEIN T., « Libertés et droits fondamentaux dans l’entreprise », Mélanges dédiés au Président Michel Despax, Presse de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 2001, pp. 272-283 ; RAY J-E, « Les libertés dans l’entreprise », Pouvoirs, 2009, n° 3, pp. 228 et s.

[3] FONT N, Le travail subordonné entre droit public et droit privé, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèse, 2009 ; CROZAFON J-L., « Les obligations des salariés et des agents publics en dehors de leur service », La revue administrative, 1986, pp. 240-246 ; WOLIKOW J., « Fonctionnaires et salariés : différences, convergences », AJFP, 2010, pp. 172 et s. ; LE PORS A. et POCHARD M., « Faut-il rapprocher les statuts d’agents publics et salariés ? », RDT, 2010, pp. 144 et s. ; MARC E. et STRUILLOU Y., « Droit du travail et droit de la fonction publique : des influences réciproques à l’émergence d’un « droit de l’activité professionnelle » ? », RFDA, 2010, pp. 1169 et s.

[4] Il ne s’agit pas des droits dont le titulaire est une collectivité. RINGELHEIM J., « Droits individuels et Droits collectifs : avenir d’une équivoque », Classer les droits de l’homme, Bruylant, Collection Penser le droit, 2004, pp. 231 et s.

[5] FONT N., Le travail subordonné entre droit public et droit privé, op. cit., p. 229.

[6] Bien sûr, cette différenciation peut être nuancée, dans la mesure où les libertés collectives participent, elles aussi, au pouvoir d’autodétermination du titulaire en lui permettant de concerter son action avec d’autres. RIVERO J., « Les libertés publiques dans l’entreprise », Droit social, 1982, pp. 421 et 422.

[7] Certes, ces clauses ont été jugées illégales par la Cour d’appel de Paris dès 1963. CA Paris, 30 avril 1963, Époux Barbier c/ Cie nationale Air France.

[8] Exemple emprunté à F. Melleray : MELLERAY F., Droit de la fonction publique, op. cit., p. 11.

[9] CROZAFON J-L., « Les obligations des salariés et des agents publics en dehors de leur service », op. cit., p. 243.

[10] MELLERAY F., Droit de la fonction publique, op. cit., pp. 8 et s.

[11] LEROY M., Les transformations de la puissance publique. Les syndicats de fonctionnaires, Giard et Brièr, 1907, p. 148.

[12] RAY J-E, « Les libertés dans l’entreprise », op. cit., p. 228.

[13] LYON-CAEN G., « Une anomalie juridique : le règlement intérieur de l’entreprise », Droit social, 1969, pp. 247 et s., spéc. p. 248 ; ORSONI G., « Pour un droit public social », Droit social, 1986, pp. 42 et s.

[14] RAY J-E, « Les libertés dans l’entreprise », op. cit., p. 228.

[15] SUPIOT A., « Le travail et l’opposition public/privé », Le travail en perspectives, LGDJ, 1998, p. 343 ; LOISEAU G., « Conclusions générales », Les cahiers de la fonction publique, 2014, supplément n° 340, p. 63.

[16] MELLERAY F., Droit de la fonction publique, op. cit., p. 365 ; AUBERT-MONEYSSEIN T., « Libertés et droits fondamentaux dans l’entreprise », op. cit., pp. 261 et s.

[17] Cf. par exemple la loi n° 68-1179 du 27 décembre 1968 relative à l’exercice du droit syndical dans les entreprises.

[18] CE, 1er février 1980, n° 06361, Lebon, p. 59 ; loi n° 82-689.

[19] CE, 7 juillet 1950, Dehaene, Lebon, p. 246 ; loi n° 46-2294 du 19 octobre 1946.

[20] LOUVARIS A., « La constitutionnalisation du droit de la fonction publique », RDP, 1992, pp. 1403 et s. ; AKANDJI-KOMBÉ J-F., « La Convention européenne des droits de l’homme et la distinction droit du travail/droit de la fonction publique », Les cahiers de la fonction publique, 2014, suppl. n° 340, spéc. p. 16.

[21] DOCKÈS E., « Le pouvoir dans les rapports de travail », Droit social, 2004, pp. 620 et s.

[22] LOCHAK D., « Le pouvoir hiérarchique dans l’entreprise privée et dans l’administration », Droit social, 1982, p. 23.

[23] LOKIEC P., Contrat et pouvoir. Essai sur les transformations du droit privé des rapports contractuels, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, 2004, p. 12 ; BELLOUBET-FRIER N., Pouvoirs et relations hiérarchiques dans l’administration française, Thèse, Université Paris I, 1990, p. 7.

[24] FONT N., Le travail subordonné entre droit public et droit privé, op. cit., p. 11.

[25] AUZERO G. et DOCKÈS E., Droit du travail, Dalloz, Précis, 30e éd., 2016, n° 1.

[26] LYON-CAEN A., « Note sur le pouvoir de direction et son contrôle », Mélanges dédiés au Président Despax, Presse universitaire de Toulouse, 2001, p. 95.

[27] AUZERO G. et DOCKÈS E., Droit du travail, op. cit., n° 3.

[28] Les termes de fonctionnaire et d’agent public seront, dans la suite des développements, utilisés comme synonymes, même si le terme d’agent public désigne aussi l’agent contractuel, employé par l’administration par le biais d’un contrat soumis à un régime juridique en partie statutaire et contractuel.

[29] FONT N., Le travail subordonné entre droit public et droit privé, op. cit., p. 5 et p. 6.

[30] FONT N., « La notion de « travailleur » à l’aune des droits nationaux et internationaux », Droits du travail et des fonctions publiques : Unité(s) du Droit, Actes du colloque de Nanterre, Automne 2010, CLUD, 2012, p. 42 ; TOUZEIL-DIVINA M., « Propos conclusif : « Vive le droit (public) des travailleurs ! », Le droit public du travail, actes du colloque de Clermont-Ferrand, L’Épitoge, Lextenso, 2015, spéc. p. 172 et p. 177.

[31] CHARLIER R-E., « La puissance publique et son Droit face à la question sociale », L’évolution du droit public. Étude en l’honneur d’Achille Mestre, Sirey, 1956, p. 73.

[32] BELLOUBET-FRIER N., Pouvoirs et relations hiérarchiques dans l’administration française, op. cit., p. 17.

[33] CHAUVET C., Le pouvoir hiérarchique, Lextensoéditions, Bibliothèque de droit public, 2013, p. 39.

[34] LOCHAK D., « Le pouvoir hiérarchique dans l’entreprise privée et dans l’administration », op. cit., p. 28.

[35] DUBOS O., « L’exorbitance du droit de la fonction publique », L’exorbitance du droit administratif en question(s), LGDJ, Université de Poitiers, Collection de la Faculté de droit et des sciences sociales, 2004, spéc. p. 244.

[36] SUPIOT A., « Introduction », Servir l’intérêt général, BODIGUEL J-L. GARBAR C-A. et SUPIOT A. (dir.), PUF, 2000, p. 16.

[37] CHARLIER R. É, « La puissance publique et son droit face à la question sociale », op. cit., p. 73.

[38] Son pouvoir de direction est, en particulier, envisagé comme une manifestation de sa liberté d’entreprendre. DUPRÉ DE BOULOIS X, Le pouvoir de décision unilatérale. Étude de droit comparée interne, LGDJ, Bibliothèque de droit public, 2006, p. 229.

[39] DUPRÉ DE BOULOIS X., Le pouvoir de décision unilatérale. Étude de droit comparé interne, op. cit., p. 228. Cf. aussi : BÉRAUD J-M., « La discipline dans l’entreprise », Études offertes à Gérard Lyon-Caen, Dalloz, 1989, p. 392.

[40] MARC E. et STRUILLOU Y., « Droit du travail et droit de la fonction publique : des influences réciproques à l’émergence d’un « droit de l’activité professionnelle » ? », op. cit., spéc. p. 1172 ; CHAUVET C, Le pouvoir hiérarchique, op. cit., p. 13.

[41] DUGUIT L., Études de droit public. 2. L’État, Les gouvernants et les agents, Albert Fontemoing, 1903, p. 579. Cf. également : KAFTANI C., La formation du concept de fonction publique en France, LGDJ, bibliothèque de droit public, 1998, pp. 124 et s.

[42] PISIER E. et BOURETZ P., Le paradoxe du fonctionnaire, Calmann-Levy, 1988, p. 13.

[43] KELSEN H., Aperçu d’une théorie générale de l’État, trad. Eisenmann, 1927, pp. 13-14.

[44] A. Lepors, février 82 cité par PISIER E. et BOURETZ P., Le paradoxe du fonctionnaire, op. cit., p. 165.

[45] SEILLANT E., « Les valeurs de la fonction publique dans la loi du 13 juillet 1983 », AJDA, 2013, pp. 1207 et s. Selon elle, les trois grands principes que constituent l’égalité, l’indépendance et la citoyenneté ont « leur traduction dans l’énoncé des différents droits et obligations des fonctionnaires ». Ou encore, à propos de la loi de 1983, sont évoquées « les « valeurs » de la fonction publique, et que l’on dénommait alors plus pudiquement ses « principes ». L’ambition du gouvernement était en effet de constituer un corpus unique de droits et d’obligations fondamentaux des fonctionnaires, affirmant des droits nouveaux […] ».

[46] À propos de la liberté politique des fonctionnaires : BIAYS P., « Les obligations du fonctionnaire en dehors de son service », Dalloz, 1954, chron., pp. 105-112.

[47] OST F. et VAN DROOGHENBROECK S., « La responsabilité, face cachée des droits de l’homme », Classer les droits de l’homme, op. cit., p. 99.

[48] GIRARD C., Des droits fondamentaux au fondement du droit. Réflexions sur les discours théoriques relatifs au fondement du droit, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 68. De façon plus générale, les différentes garanties accordées aux agents sont présentées comme destinées, en premier lieu, à satisfaire l’intérêt général : il en va ainsi de la garantie de l’emploi ou encore de la distinction du grade et de l’emploi censés les protéger contre l’arbitraire des gouvernements. SEILLANT E., « Les valeurs de la fonction publique dans la loi du 13 juillet 1983 », op. cit., p. 1208.

[49] DUGUIT L., Traité de droit constitutionnel, Tome 3. La théorie générale de l’État (suite et fin), E. de Boccard, 2e éd., 1923, pp. 147 et s., spéc. p. 150.

[50] KAFTANI C., La formation du concept de fonction publique en France, op. cit., p. 151.

[51] L’« on serait […] face à deux mondes totalement différents conçus selon des paradigmes a priori exclusifs l’un de l’autre ». DUBOS O., « L’exorbitance du droit de la fonction publique », op. cit., p. 244.

[52] TOUZEIL-DIVINA M. et SWEENEY M., « Préface : un droit commun des travailleurs ? », Droits du travail et des fonctions publiques : Unité(s) du Droit, op. cit., p. 7.

[53] Le premier cadre de pensée consiste à accepter l’opposition du droit public et du droit privé tout en mettant en valeur leur rapprochement. Le second dépasse l’opposition du droit public et du droit privé. Cf. MAZÈRES J-A., « Préface », LINDITICH F., Recherche sur la personnalité morale en droit administratif, LGDJ, 1997, p. XXVI. L’auteur distingue, parmi trois hypothèses : « le rapprochement systématique des modes de gestion publique et privée » et « l’institution qui dépasse l’opposition classique des personnes publiques et des personnes privées ».

[54] LÉGAL A. et BRETHE DE LA GRESSAYE J., Le pouvoir disciplinaire dans les institutions privées. Étude de sociologie juridique, Sirey, 1938, 537 p.

[55] DURAND P., « La notion juridique d’entreprise », Travaux de l’association Henri Capitant, tome III, 1947, Dalloz, 1948, pp. 45-60.

[56] M. Hauriou évoque « une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ; pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s’organise qui lui procure des organes ». Il poursuit en soutenant qu’« entre les membres du groupe social intéressé à la réalisation de l’idée, il se produit des manifestations de communion dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures ». HAURIOU M., « La théorie de l’institution et de la fondation (essai de vitalisme social) », « La cité moderne et les transformations du droit », Cahiers de la nouvelle journée, n° 4, Bloud & Gay, 1925, pp. 2-45.

[57] AUZERO G. et DOCKÈS E., Droit du travail, op. cit., n° 632.

[58] DURAND P. et VITU A., Traité de droit du travail, Dalloz, 1950, tome 2, spéc. pp. 209 et s.

[59] FONT N., « L’influence du droit public sur le droit du travail », Le droit public du travail, op. cit., spéc. pp. 56-57. Il reste que cette théorie a fait l’objet de nombreuses critiques. En particulier, a été dénoncé le fait qu’elle repose sur l’idée d’une communauté de travail et d’intérêts au sein de l’entreprise qui n’existe pas. Ibid.

[60] DUBOS O., « L’exorbitance du droit de la fonction publique », op. cit., p. 243.

[61] LOCHAK D., « Le pouvoir hiérarchique dans l’entreprise privée et dans l’administration », op. cit., p. 24.

[62] CAILLOSSE J., « Le statut de la fonction publique et la division de l’ordre juridique français », Le travail en perspectives, LGDJ, 1998, p. 347 ; TOUZEIL-DIVINA M. et SWEENEY M. (dir.), Droits du travail et des fonctions publiques : Unité(s) du Droit, op. cit. ; ESPLUGAS-LABATUT P. DUBRUEIL C-A. et MORAND M. (dir.), Le droit public du travail, actes du colloque de Clermont-Ferrand, op. cit.

[63] TURGIS S., « Les droits fondamentaux des travailleurs : harmonisation ? », Droits du travail et des fonctions publiques : Unité(s) du Droit, op. cit., pp. 153 et s. ; SAUVÉ J-M., « Propos introductifs », Les cahiers de la fonction publique, 2014, suppl. n° 340, p. 2.

[64] MOIZARD N., « La neutralité des salariés dans l’entreprise. Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, article 2 », RDT, 2016, p. 817.

[65] DE MONTECLER M-C., « Une nouvelle étape dans la banalisation du droit de la fonction publique », AJDA, 2017, n° 3, p. 140. L’auteur évoque une « banalisation » du droit de la fonction publique, ce qui implique un postulat initial d’exorbitance.

[66] MARC E. et STRUILLOU Y., « Droit du travail et droit de la fonction publique : des influences réciproques à l’émergence d’un « droit de l’activité professionnelle » » ?, op. cit., p. 1169.

[67] VEDEL G., Cours, 1953-1954, p. 877, cité par RUZIE D., Les agents des personnes publiques et les salariés en droit français. Étude comparative de leur condition juridique, LGDJ, 1960, p. 128.

[68] Pour une opinion selon laquelle la volonté du fonctionnaire est à la source de sa relation de travail : DUBOS O., « L’exorbitance du droit de la fonction publique », op. cit., pp. 243 et s. Cf. également dans le champ des droits fondamentaux : « [e]n intégrant la fonction publique, l’agent consentirait alors à abandonner une partie de ses libertés pour se soumettre intégralement aux exigences inhérentes à sa fonction ». BERTHIER L., « L’obligation de résidence des agents publics », RDP, 2013, p. 263.

[69] CE, 7 août 1909, Winkell, Lebon, p. 826, concl. TARDIEU J., p. 1294.

[70] GOUNOT E., Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé. Contribution à l’étude critique de l’individualisme juridique, éd. Arthur Rousseau, 1912, spéc. pp. 233 et s. Cf. infra.

[71] GOUNOT E., Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé (…), op. cit., p. 275.

[72] WOLIKOW J., « Fonctionnaires et salariés : différences, convergences », op. cit., p. 173.

[73] Cass. soc., 12 janvier 1999, n° 96-40.755, Bull. civ. V, n° 7.

[74] CA Paris, 10 mars 1994, E. Kretzer c/ Scté Myris chaussures, JD n° 1994-021163, RJS, 6/94, p. 407, Dalloz, 1994, IR, p. 139 (nullité de la clause en l’espèce).

[75] BÉHAR-TOUCHAIS M., « Le contenu du contrat », RDC, 2013, pp. 756 et s., spéc. n° 14.

[76] Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 99-43.334, 00-45.387 et 00-45.135, Bull. civ. V, n° 239.

[77] JOURDAN D., « Rédaction d’une clause d’exclusivité », JCP S, 2007, n° 17, 1290 ; SIMONNEAU M. et DESPLAT A., « Les clauses du contrat de travail », Liaisons sociales, 1990, n° 12990, pp. 39-40.

[78] Article 4 du titre 1er du statut général des fonctionnaires.

[79] LOKIEC P., Contrat et pouvoir. Essai sur les transformations du droit privé des rapports contractuels, op. cit., p. 68, n° 94.

[80] CE, 7 août 1909, Winkell, op. cit.

[81] CE, sect., 19 décembre 1952, Mattei, Lebon, p. 594.

[82] Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations du fonctionnaire.

[83] Cf. infra.

[84] GOUNOT E., Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé (…), op. cit., p. 275.

[85] DUGUIT L., Les transformations du droit public, Librairie Armand Colin, éd. La mémoire du droit, 1913, p. 189.

[86] DUPRÉ DE BOULOIS X., Le pouvoir de décision unilatérale. Étude de droit comparé interne, op. cit., p. 182.

[87] Si dans cet exemple l’entrée sur le territoire constitue une manifestation de volonté moins tangible que l’entrée en fonction, une simple différence de degré et non de nature sépare les deux situations.

[88] Elle peut également résulter d’une modification de la réglementation applicable. Cf. infra.

[89] Cass. soc., 10 juillet 1996, n° 93-40.966, Bull. civ. V, n° 278.

[90] Cass. soc., 24 avril 2001, n° 98-44.873, Bull. civ. V, n° 128.

[91] Cass. soc., 16 décembre 1998, n° 96-40.227, Bull. civ. V, n° 558.

[92] Cass. soc., 30 mars 2011, n° 09-70.853.

[93] Cass. soc., 5 décembre 2007, n° 06-41.329.

[94] En revanche, la situation familiale du salarié muté dans un même secteur géographique n’a en principe pas d’incidence sur la qualification : la mutation continuera de relever du pouvoir de direction de l’employeur. Des atténuations existent cependant : MAILLARD-PINON S., « Contrat de travail : modification », Répertoire de droit du travail, Dalloz, 2016, n° 119.

[95] Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-14.702, Bull. civ. V, n° 246.

[96] On verra infra, que le salarié est, lui aussi, susceptible de se voir imposer une modification des lois et règlements de son statut.

[97] CE sect., 8 mars 1963, Amicale des membres des tribunaux administratifs, AJDA, 1963, p. 496.

[98] CE. Ass., 1er juin 1973, Syndicat National du personnel naviguant commercial, DA, 1973, n° 204. Les règles relatives à la rémunération sont notamment concernées : CE, 21 janvier 1927, Perrier, Lebon, p. 80.

[99] DUPRÉ DE BOULOIS X., Le pouvoir de décision unilatérale. Étude de droit comparé interne, op. cit., p. 142.

[100] Ibid.

[101] CE, 19 mars 2008, n° 296547.

[102] Cf. infra sur le secteur géographique.

[103] Seules les modifications de ses conditions de travail – moins susceptibles d’attenter à ses prérogatives – lui sont imposées. Il sera vu infra que le salarié peut également voir sa situation modifiée à la suite d’un changement de réglementation.

[104] LOKIEC P., « Variations autour de la volonté du salarié », Droit ouvrier, 2013, p. 465.

[105] Ibid.

[106] ROUSSEAU D., Les libertés individuelles et la dignité de la personne humaine : Libertés et droits fondamentaux, examen d’entrée au CRFPA, Montchrestien, Préparation au CRFPA, 1998, p. 67.

[107] MARC E. et STRUILLOU Y., « Droit du travail et droit de la fonction publique : des influences réciproques à l’émergence d’un « droit de l’activité professionnelle » ? », op. cit., pp. 1174 et s.

[108] Décret n° 2008-370 ; CE, 28 décembre 2009, n° 316479 et n° 317271, RFDA, 2010, p. 605, Concl. STRUILLOU Y.

[109] FONT N., « L’influence du droit public sur le droit du travail », op. cit., spéc. pp. 56-57.

[110] AUBRÉE Y., « Contrat de travail (existence-formation) », Répertoire de droit du travail Dalloz, 2014, n° 3 et n° 6 et s.

[111] SCELLE G., Le droit ouvrier, Armand Colin, 2e éd., 1929, p. 109.

[112] BACQUET A., Concl. sous CE, 1er février 1980, n° 06361, « Règlement intérieur et libertés publiques », Droit social, 1980, p. 313.

[113] DUPRE DE BOULOIS X., Le pouvoir de décision unilatérale. Étude de droit comparé interne, op. cit., p. 231.

[114] Cass. civ., 7 août 1877, Giraud c/ Eyraud, Sirey, 1878 et Dalloz 1878, 1, p. 384 ou encore Cass. civ., 26 décembre 1922, Scté des établissements Bergougnan c/ Ameilbonne, Sirey, 1923, 1, p. 32.

[115] Cass. civ., 9 décembre 1907, Richard c/ Marcieux, Dalloz, 1908, 1, p. 420.

[116] Plus récemment : BACQUET A., Concl. sous CE, 1er février 1980, n° 06361, op. cit., p. 113.

[117] Loi n° 82-689.

[118] Cass. soc., 25 septembre 1991, n° 84-42.396, Bull. civ. V, n° 381.

[119] CE 6 mars 1989, n° 84977 84980, Lebon, p. 81. Cette clause a été jugée légale ainsi que celle imposant au personnel travaillant sur des installations nucléaires le port d’un badge d’identification, justifiée par la nécessité d’assurer la sécurité des personnes : CE, 29 décembre 1995, n° 129747.

[120] Le Conseil d’État considère par exemple comme illicite la clause prévoyant que la direction a le pouvoir de faire ouvrir, à tout moment et sans information préalable du salarié, les vestiaires ou armoires individuelles mis à la disposition pour ses vêtements et objets personnels : CE, 12 juin 1987, n° 72388, Lebon, p. 208.

[121] CE, 5 décembre 2016, n° 394178, publié au Lebon.

[122] Cass. soc., 13 janvier 2009, n° 07-43.282, Bull. civ. V, n° 3. La Cour de cassation a jugé qu’une clause pouvait interdire à des salariés d’un établissement spécialisé dans l’accueil des mineurs en difficulté de recevoir à leur domicile des mineurs placés dans l’établissement.

[123] Le règlement intérieur peut comporter des clauses imposant aux salariés un devoir de loyauté et, pour les établissements confessionnels d’enseignement, le respect de leur caractère propre : CE, 20 juillet 1990, n° 85429, Lebon, p. 223.

[124] Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845 ; Cass. Ass., 25 juin 2014, n° 13-28.369, Bull. Ass. n° 612.

[125] Cass. soc., 15 décembre 2009, n° 08-43.603, Bull. civ. V, n° 283. La Cour de cassation a jugé cette disposition illégale. Le Conseil d’État a en revanche admis qu’un règlement intérieur d’une usine spécialisée dans le traitement de produits chimiques réputés dangereux puisse prévoir des mesures de sécurité restrictives du droit de grève. CE, 12 novembre 1990, n° 95823 95856, Lebon, Tables, p. 1011.

[126] Ces primes sont accordées selon certains critères relatifs à l’assiduité des salariés. Un abattement variable, mais potentiellement important est prévu par jours d’absence. GÉA F., « Les primes anti-grève », Droit ouvrier, 2000, pp. 1 et s.

[127] AUZERO G. et DOCKÈS E., Droit du travail, op. cit., n° 672 et s.

[128] AUZERO G. et DOCKÈS E., Droit du travail, op. cit., n° 65.

[129] Cass. soc., 9 juillet 2014, n° 10-18.341, Bull. civ. V, n° 194. La Cour de cassation a censuré cette disposition.

[130] L’article L. 3121-5 du Code du travail définit l’astreinte comme « une période pendant laquelle le salarié, sans être à la disposition permanente et immédiate de l’employeur, a l’obligation de demeurer à son domicile ou à proximité afin d’être en mesure d’intervenir pour effectuer un travail au service de l’entreprise ». Cf. l’article L. 3121-7 du Code du travail ; MORAND M., « Il y a astreinte et astreinte ! », JCP S, 2010, n° 38, 1135, spéc. sous 1.

[131] Cf. supra. Les clauses « anti-grève » peuvent être prévues par la convention collective.

[132] MAILLARD-PINON S., « Contrat de travail : modification », op. cit., n° 134.

[133] BRETHE DE LA GRASSAYE J., « La convention collective de travail est-elle un contrat ? », Études de droit civil à la mémoire de Henri Capitant, Dalloz, 1939, p. 103.

[134] DAUXERRE L., « Le consentement dans le droit des relations collectives de travail », JCP S, 2014, n° 13, 1120, spéc. n° 22. Cf. également la qualification de la convention collective en « statut collectif » par la Cour de cassation : Cass. soc., 22 novembre 2000, n° 99‑60.454 ; Cass. soc., 9 octobre 2001, n° 99‑43.661, Bull. civ. V, n° 311.

[135] LYON-CAEN G., « L’obligation implicite », L’obligation, Dalloz, Archive de philosophie du droit, 2000, p. 109.

[136] VIGNEAU C., « L’impératif de bonne foi dans l’exécution du contrat de travail », Droit social, 2004, pp. 706 et s., spéc. n° 7.

[137] Ibid.

[138] GOUNOT E., Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé (…), op. cit., p. 284.

[139] PICOD Y. AUGUET Y. et GOMY M., « Concurrence (obligation de non-concurrence) », Répertoire de droit commercial Dalloz, 2014, n° 29.

[140] AUZERO G. et DOCKÈS E., Droit du travail, op. cit., n° 52.

[141] FONT N., Le travail subordonné entre droit public et droit privé, op. cit., p. 399.

[142] PLANTEY A., « Quelques réflexions sur le nouveau statut général de la fonction publique », RDP, 1984, p. 21.

[143] FONT N., Le travail subordonné entre droit public et droit privé, op. cit., p. 399.

[144] LAFON J., « Le contrat de fonction publique. Note sur la naissance de l’État patron », Revue historique de droit français et étranger, n° 52, 1974, p. 695.

[145] CABRILLAC R. (dir.), Dictionnaire du vocabulaire juridique 2014, LexisNexis, 2013, p. 127.

[146] LOKIEC P., « L’accord du salarié », Droit social, 2010, p. 142.

[147] Sur les différences existant entre le consentement et la volonté cf. FRISON-ROCHE M-A., « Remarques sur la distinction de la volonté et du consentement en droit des contrats », RTD civ., 1995, pp. 573 et s.

[148] Non seulement le consentement se distingue parfois de la volonté, mais il est possible de s’interroger, à la suite de MMarzano, sur « la question […] de savoir jusqu’où peut aller cette confusion entre l’affirmation d’une volonté « je veux » et l’expression d’une liberté « je suis libre » ». MARZANO M., Je consens donc je suis…, PUF, 2006, p. 70.

[149] FRAISSE G., Du consentement, éd. du Seuil, Non conforme, 2007, p. 123.

[150] NICOD M., « Propos introductif », De la volonté individuelle, LGDJ, Presse universitaire de Toulouse I Capitole, Les travaux d’IFR Mutation des Normes Juridiques, n° 10, 2009, p. 3 ; PIGNARRE G., « Les frontières du consentement : de la confrontation du pouvoir aux marges de l’autonomie », RDC, 2011, pp. 611 et s., n° 4.

[151] LOKIEC P., « L’accord du salarié », op. cit., p. 140.

[152] ROUSSEAU D., Les libertés individuelles et la dignité de la personne humaine, op. cit., p. 67.

[153] WOLIKOW J., « Fonctionnaires et salariés : différences, convergences », op. cit., p. 173.

[154] FONT N., Le travail subordonné entre droit public et droit privé, op. cit., p. 402.

[155] PELISSIER J., « Difficultés et dangers de l’élaboration d’une théorie jurisprudentielle : l’exemple de la distinction entre la modification du contrat de travail et le changement des conditions de travail », Mélanges offerts à Pierre Couvrat, PUF, 2001, p. 105.

[156] GÉNIAUT B., La proportionnalité dans les relations de travail : de l’exigence au principe, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de Thèses, 2009, p. 266, n° 436. Le salarié peut néanmoins trouver un intérêt direct à la clause, lorsque celle-ci comporte une contrepartie, à l’instar de la clause de non-concurrence.

[157] FRAISSINIER-AMIOT V., « Le contrôle des clauses de mobilité au regard de la nécessité et de la proportionnalité », note sous Cass. soc., 14 octobre 2008, n° 07-42.352 et 07-40.523, LPA, 2009, n° 67, p. 6.

[158] CrEDH, 11 janvier 2006, Sorensen et Rasmussen c/ Danemark, n° 52562/99 et 52620/99.

[159] « […] l’intimée n’avait pas d’autre choix que de se plier à l’obligation de résidence si elle voulait obtenir son statut d’employée permanente de la municipalité. Il est de la nature de la renonciation qu’elle soit exprimée librement pour être valable. En l’espèce, toutefois, l’appelante a soumis l’alternative suivante à l’intimée : elle pouvait quitter son poste (ou continuer à occuper un emploi temporaire) ou elle pouvait accéder à la permanence en s’engageant à maintenir sa résidence à Longeuil pendant la durée de son emploi ». Cour suprême du Canada, Godbout c/ Longueuil, 1997, 3 RCS 844, § 72.

[160] Depuis la réforme du droit des obligations, l’abus de dépendance, notamment économique, constitue un cas de violence de nature à vicier le consentement. Cf. art. 1143 du Code civil.

[161] BUCHER C-E., « L’obligation de non-concurrence née de la garantie d’éviction : entre droit de la concurrence et droits fondamentaux », CCC, 2011, n° 10, étude 12, p. 8.

[162] DUPRÉ DE BOULOIS X., Droits et libertés fondamentaux, PUF, Licence droit, 2010, pp. 188-189.

[163] Selon M. Billau, « l’attendu de principe de la Chambre sociale [dans un arrêt du 12 janvier 1999 s’assurant de la justification et de la proportionnalité d’une clause de mobilité avec obligation de résidence] ne laisse […] pas de surprendre, car, enfin, le salarié avait accepté la clause de mobilité qui figurait dans son contrat ». BILLIAU M., « Regards sur l’application par la Cour de cassation de quelques principes du droit des contrats à l’aube du XXIe siècle », Études offertes à Jacques Ghestin, le contrat au début du XXIe siècle, LGDJ, 2001, p. 131, nbp n° 29.

[164] « En subordonnant la légitimité de l’atteinte aux critères justiciables de nécessité de proportionnalité, la volonté de l’individu est totalement effacée ». PIGNARRE L-F., « Clause de non-concurrence et droits fondamentaux », note sous Cass. soc., 10 décembre 2008, n° 07-41.791, Dalloz, 2009, pp. 1257-1258. Cf. également : GRATTON L., « Volonté du salarié et droits fondamentaux », La volonté du salarié, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2012, p. 186.

[165] La présence du contrôle de proportionnalité qui constitue, selon P. Lokiec, une des composantes d’un régime propre au pouvoir, confirme cette impression, le pouvoir annihilant la volonté de l’individu assujetti. LOKIEC P., Contrat et pouvoir…, op. cit., spéc. p. 291, n° 399.

[166] LOKIEC P., Contrat et pouvoir…, op. cit., p. 45, n° 58.

[167] LOKIEC P., « L’accord du salarié », op. cit., p. 140. En ce sens également : WAQUET P., « La modification du contrat de travail et le changement des conditions de travail », RJS, 12/96, p. 791.

[168] Ibid.

[169] MARZANO M., Je consens donc je suis…, op. cit., p. 4.

[170] LE PORS A. et POCHARD M., « Faut-il rapprocher les statuts d’agents publics et salariés ? », op. cit., p. 145.

[171] LOCHAK D., « Le pouvoir hiérarchique dans l’entreprise privée et dans l’administration », op. cit., p. 32.

[172] DUPRÉ DE BOULOIS X., Le pouvoir de décision unilatérale. Étude de droit comparé interne, op. cit., p. 145.

[173] Rapport public 2003 du Conseil d’État, Perspectives pour la fonction publique, Études et documents, n° 54, La documentation française, 2003, spéc. pp. 259 et s.

[174] GUILLEMOT D. et JEANNOT G., « Travail du public, travail du privé : similitudes et différences », RFAP, 2010, spéc. pp. 794 et s.

[175] MARC E. et STRUILLOU Y., « Droit du travail et droit de la fonction publique : des influences réciproques à l’émergence d’un « droit de l’activité professionnelle » ? », op. cit., p. 1175.

[176] LOCHAK D., « Le pouvoir hiérarchique dans l’entreprise privée et dans l’administration », op. cit., p. 26.

[177] « Le travail effectué dans la sphère privée p[eut] être au service de l’intérêt général ». SUPIOT A., « introduction », op. cit., p. 28. Le travail dans la sphère public peut, quant à lui, se détacher de considérations d’intérêt général : « l’espace commercial […] se développe jusqu’à inclure le secteur public ». BERCUSSON B. « L’intérêt général : douter et trancher », Servir l’intérêt général, op. cit., p. 87. Cf. également infra nbp n° 189 le fait que le statut de fonctionnaire ne soit pas lié à l’existence d’une mission de service public.

[178] FONT N., Le travail subordonné entre droit public et droit privé, op. cit., p. 263.

[179] Commentaire sous l’article L. 1121-1 du Code du travail, Dalloz commenté.

[180] CORNESSE I., La proportionnalité en droit du travail, Litec, Bibliothèque de droit de l’entreprise, 2001, pp. 171 et s., n° 194 et s.

[181] WAQUET P., « Vie privée, vie professionnelle et vie personnelle », Droit social, 2010, p. 15.

[182] AUZERO G. et DOCKÈS E., Droit du travail, op. cit., n° 633.

[183] BALDOUS A., « L’intérêt du service dans le droit de la fonction publique », RDP, 1985, pp. 916 et s.

[184] BALDOUS A., « L’intérêt du service dans le droit de la fonction publique », op. cit., p. 937.

[185] LEBRETON G., Le pouvoir discrétionnaire exercé par l’administration française sur ses agents (évolution depuis le XVIIIe siècle), Thèse, Université de Paris 2, 1988, p. 443.

[186] LOCHAK D., « Le pouvoir hiérarchique dans l’entreprise privée et dans l’administration », op. cit., p. 25.

[187] SUPIOT A., « Introduction », Servir l’intérêt général, op. cit., p. 13. Ainsi, en droit de la Convention européenne des droits de l’homme, la protection des droits d’autrui, et plus précisément des usagers du service public, peut justifier l’obligation de résidence imposée à certains fonctionnaires : SOMBETZKI-LENGAGNE D., « L’obligation de résidence des fonctionnaires à l’épreuve du droit européen », AJFP, 2003, pp. 28 et s.

[188] NIQUÈGE S., « La loi sur la déontologie, ou la réforme à pas comptés », AJFP, 2016, pp. 196 et s. : les obligations (de dignité, d’impartialité, etc.) crées par la loi de 2016 découlent de « l’idée classique, mais qui transparaît là avec force, selon laquelle l’action publique […] [poursuit] une finalité singulière (d’intérêt général) ».

[189] AZOUAOU P., « Les obligations du fonctionnaire imposées au salarié », Les Cahiers sociaux du barreau de Paris, 2014, n° 269, pp. 719 et s. Il faut toutefois noter que si la qualité d’agent public est liée à l’exercice de mission de service public de nature administrative, ce lien avec le service public ne se retrouve pas, de façon quelque peu paradoxale, pour les fonctionnaires. La décision QPC du Conseil constitutionnel du 12 octobre 2012 admet en effet que France Telecom puisse employer des fonctionnaires sans pour autant que l’entreprise assure au vu de la loi des missions de service public : Conseil constitutionnel, n° 2012-281, QPC, 12 octobre 2012, Syndicat de défense des fonctionnaires.

[190] CROZAFON J-L., « Les obligations des salariés et des agents publics en dehors de leur service », op. cit., pp. 241 et s. ; BIAYS P., « Les obligations du fonctionnaire en dehors de son service », op. cit., pp. 105 et s.

[191] Le chapitre II du statut général garantit dans ses articles 6 et 7 la liberté d’opinion et le droit syndical des fonctionnaires, l’article 6 bis les protège contre certaines discriminations et l’article 10 précise que les fonctionnaires exercent leur droit de grève dans le cadre des lois qui le réglementent.

[192] Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

[193] SUPIOT A., « Introduction », Servir l’intérêt général, op. cit., p. 29, IV.

[194] Art. 25 septies.

[195] Art. 28.

[196] Art. 26.

[197] Art. 1er de la loi. Cf. l’article 25 du statut.

[198] L’obligation de loyalisme envers le régime républicain et démocratique n’est aujourd’hui prévue par aucun texte. Elle avait, dans le passé, donné lieu à quelques arrêts célèbres du Conseil d’État : CE, 25 janvier 1935, Sieur Defrance, Lebon, p. 105.

[199] CE, 3 mars 1950, Delle Jamet, Lebon, p. 247.

[200] CE, 1er décembre 1967, B., Lebon, p. 458.

[201] L’obligation de réserve continue de s’imposer à l’agent même lorsqu’il est mis en disponibilité, en détachement ou lorsqu’il a été suspendu. CE, 10 janvier 1969, M., Lebon, p. 24.

[202] CE, 10 mars 1971, J., Lebon, p. 203. En l’espèce, le juge constate que le requérant a manqué à son obligation de réserve en s’en prenant en termes vifs, dans des tracts distribués lors des élections législatives de 1968, à la gestion de son ancienne ministre tout en avançant sa qualité de fonctionnaire pour donner plus de poids à ses attaques.

[203] CE, 26 février 1986, B., Lebon, p. 89.

[204] CAMUS A., « La dignité de la fonction en droit de la fonction publique », RFDA, 2015, pp. 541 et s. Par exemple : CAA Versailles, 8 mars 2006, n° 04VE00424, AJFP, 2006, p. 318, note FONTIER R. ; CAA Lyon, 8 février 2011, n° 10LY01894 ; CAA Paris, 13 mars 2014, n° 12PA03885 ; CE, 24 juin 1988, n° 75797, Lebon, p. 258.

[205] BONNARD R., De la répression disciplinaire des fautes commises par les fonctionnaires publics, Thèse, Université de Bordeaux, 1903, p. 29.

[206] Art. L. 1221-1 du Code du travail.

[207] Art. L. 1222-5.

[208] Art. L. 152-7.

[209] MAZEAUD A., « Contrat de travail (exécution) », Répertoire de droit du travail Dalloz, 2016, n° 39 et s.

[210] Ibid.

[211] Cf. supra.

[212] BIAYS P., « Les obligations du fonctionnaire en dehors de son service », op. cit., pp. 105-112. Est parfois utilisée une présentation tripartie opposant les obligations dans l’exercice des fonctions à celles s’imposant à la fois dans l’exercice ou en dehors de l’exercice des fonctions et à celles existant en dehors de l’exercice des fonctions. BANDET P., Les obligations des fonctionnaires des trois fonctions publiques, éd. Berger-Levrault, 1999, pp. 23 et s.

[213] Le Conseil d’État admet ainsi que « [d]es faits relatifs à la vie privée sont de nature à justifier une mesure disciplinaire ». CE, 23 mai 1928, Campolo, Lebon, p. 663. Cf. également : JEAN-PIERRE D., L’éthique du fonctionnaire civil. Son contrôle dans les jurisprudences administrative et constitutionnelle françaises, LGDJ, 1999, pp. 273 et s. ; STRUILLOU Y., « Le droit du travail, horizon indépassable du droit de la fonction publique ? », AJDA, 2011, p. 2399.

[214] Cass. soc., 14 mars 1997, n° 94-45473, Bull. civ., n° 75, RJS, 6/97, n° 758. Dans un arrêt de 1991, elle avait affirmé qu’en principe il ne pouvait être procédé « au licenciement d’un salarié pour un motif tiré de sa vie privée ». Cass. soc., 20 novembre 1991, n° 89-44.605, Bull. civV., n° 512.

[215] ADAM P., « Vie personnelle/vie professionnelle : une distinction en voie de dissolution ? », Droit ouvrier, 2011, p. 433.

[216] MATHIEU-GENIAUT C., « L’immunité disciplinaire de la vie personnelle du salarié en question », Droit social, 2006, p. 850.

[217] BOSSU B., « L’ascension du droit au respect de la vie personnelle », JCP S, 2015, n° 26, 1241, n° 7.

[218] Pour un rappel récent : Cass. soc., 5 février 2014, n° 12-28.897.

[219] BOSSU B., « L’ascension du droit au respect de la vie personnelle », op. cit., n° 1.

[220] TRUDEAU G., « En conclusion…Vie professionnelle et vie personnelle ou les manifestations d’un nouveau droit du travail », Droit social, 2010, p. 76.

[221] JEAN-PIERRE D., « Les religions du fonctionnaire et la République », AJFP, 2001, p. 41.

[222] CE avis, 3 mai 2000, M., JCP G, 2000, IV, 2670, AJDA, 2000, p. 602, chron. GUYOMAR M. et COLIN P., Dalloz, 2000, p. 747, note KOUBI G., RFDA, 2001, p. 146, concl. SCHWARTZ R.

[223] Le port du voile est par exemple prohibé : CAA Lyon, 27 novembre 2003, B. A., AJFP, 2004, p. 88, note LEMAIRE, AJDA, 2004, p. 154, note MELLERAY P., RFDA, 2004, p. 588, concl. KOLBERT E.

[224] Art. 25 du statut.

[225] BERTHOUD J., « La neutralité… religieuse du fonctionnaire », JCP A, 2005, n° 12, 1142, n° 7.

[226] GAUDU F., « La religion dans l’entreprise », Droit social, 2010, pp. 65 et s., n° 10 et s.

[227] CrEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c/ France, n° 64846/11.

[228] ANDRIANTSIMBAZOVINA J., « Étroite est la porte, resserré le chemin… La Convention européenne des droits de l’homme et la neutralité imposée aux agents publics », AJDA, 2016, pp. 528 et s.

[229] Art. L. 1121-1 du Code du travail.

[230] CE, 25 janvier 1989, n° 64296, Droit social, 1990, p. 203, concl. DE CLAUSADE J.

[231] CA Saint-Denis de la Réunion, 9 septembre 1997, JD n° 1997-703306, Dalloz, 1998, jur., p. 546, note FARNOCCHIA S.

[232] Art. 2 de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

[233] BALDOUS A., « L’intérêt du service dans le droit de la fonction publique », op. cit., pp. 916 et s.

[234] De façon générale, ce pouvoir « de muter d’office offre à son titulaire la faculté – redoutable – de modifier (objectivement) donc, souvent, de troubler (psychologiquement) la situation des agents concernés ». BALDOUS B., « Le contenu du pouvoir d’emploi », AJFP, 1999, n° 5, p. 41.

[235] CE, 23 juillet 1974, Dame Guillon, Lebon, p. 457.

[236] GLÉNARD G., « Une mesure complexe : la mutation d’office dans l’intérêt du service », Droit administratif, 2008, n° 7, p. 13.

[237] CE, 18 janvier 1974, Gomane, Lebon p. 46.

[238] CE, 21 juin 1968, Sieur Barre, n° 64584, AJDA 1969, p. 114, obs. V. S.

[239] BALDOUS B., « Le contenu du pouvoir d’emploi », op. cit., p. 41.

[240] CE, sect., 20 octobre 1963, Demoiselle Mollet, Lebon, p. 511.

[241] CE, 21 juillet 1970, Ministre d’État chargé des affaires culturelles c/ Dame Gille, AJDA, 1971, p. 295.

[242] Cf. par exemple : CE, 7 octobre 2015, n° 377036 377037.

[243] BALDOUS A., « L’intérêt du service dans le droit de la fonction publique », op. cit., p. 918.

[244] BALDOUS B., « Le contenu du pouvoir d’emploi », op. cit., p. 40.

[245] CE, 8 février 1961, Sieur Bourianne, Lebon, p. 82.

[246] CE, 9 novembre 1937, Coumert, Lebon, p. 914.

[247] VINCENT F., Le pouvoir de décision unilatérale des autorités administratives, LGDJ, 1966, p. 210.

[248] Cass. soc., 10 mai 1999, n° 96-45.673, Bull. civ. V, n° 199. La qualification se détermine au regard de l’emploi occupé : MAILLARD-PINON S., « Contrat de travail : modification », op. cit., spéc. n° 53 et 55.

[249] Par ex : Cass. soc., 23 janvier 2001, n° 99-40.129 ; Cass. soc., 13 mars 2013, n° 12-11.622.

[250] Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-21.178 ; Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-17.605.

[251] Cass. soc., 27 juin 2012, n° 11-11.154 ; Cass. soc., 9 octobre 2013, n° 12-18.829.

[252] Le salarié peut également être soumis à une clause de polyvalence par laquelle il « accepte, par avance, d’être affecté à un autre poste de travail en fonction des nécessités de l’établissement ». Toutefois, celle-ci doit apparaître suffisamment précise et ne pas prévoir une variation excessive de la qualification du salarié. MAILLARD-PINON S., « Contrat de travail : modification », op. cit., n° 84.

[253] Cf. supra.

[254] Cass. soc., 4 mai 1999, n° 97-40576, Bull. civ., V, n° 186.

[255] CANUT F., « Le secteur géographique », Droit social, 2011, p. 923.

[256] Les clauses de mobilité permettent à l’employeur de modifier l’affectation du salarié dans un espace géographique déterminé par elles. DEL SOL M., « Variations jurisprudentielles sur le lieu de travail », JCP S, 2006, n° 36, 1663 ; JEAMMAUD A., « Consentir », La volonté du salarié, op. cit., 2012, pp. 90 et s.

[257] CE, 10 décembre 2003, n° 235640 ; CE, 24 novembre 2008, n° 235640 ; CE, 2 février 2011, n° 326768.

[258] JEZE M G., « Théorie juridique de la démission », RDP, 1928, p. 725 ; LAROCHE C., « La démission de l’agent titulaire de l’État », AJPF, 2007, p. 219. Toutefois, l’éventuel refus opposé par l’administration ne peut pas être perpétuel : BENELBAZ C., « Les règles de démission dans la fonction publique : droit spécifique ou droit commun ? », AJFP, 2011, p. 232. En ce sens également : DOMINO X., « Offre à saisir : démission de fonctionnaire, durée limitée », AJDA, 2011, p. 952.

[259] BALDOUS A., « L’intérêt du service dans le droit de la fonction publique », op. cit., p. 230.

[260] CE, 19 mars 1997, n° 134197, AJFP, 1997, p. 41.

[261] CE, 7 février 2001, n° 215122, Lebon, p. 49.

[262] Art. L. 1237-1 du Code du travail.

[263] GOHIN O., « Rapport de synthèse », Droits du travail et des fonctions publiques : Unité(s) du Droit, op. cit., 2012, p. 251.

[264] GARBAR C-A., « Conclusion », Servir l’intérêt général, op. cit., p. 272.

[265] AKANDJI-KOMBÉ J-F., « La Convention européenne des droits de l’homme et la distinction droit du travail/droit de la fonction publique », op. cit., pp. 14 et s. ; STRUILLOU Y., « De la constitutionnalisation du droit du travail et de la fonction publique », Les cahiers de la fonction publique, 2014, suppl. n° 340, pp. 30 et s. ; LOISEAU G., « Conclusions générales », op. cit., p. 63.

[266] CROZAFON J-L., « Les obligations des salariés et des agents publics en dehors de leur service », op. cit., pp. 240 et s.

[267] CAA Douai, 28 mai 2008, n° 07DA00492, AJFP, 2008, p. 312, concl. LE GARZIC P. ; BOSSU B., « L’ascension du droit au respect de la vie personnelle », op. cit., n° 18 et s.

[268] Cass. soc., 17 avril 1991, n° 90-42.636, Bull. civ. V, n° 201.

[269] Cass. soc., 20 novembre 1991, n° 89-44.605.

[270] Cass. soc., 31 mars 1997, n° 89-43.367.

[271] Cass. soc., 9 juillet 2002 n° 00-45.968.

[272] JEAN-PIERRE D., « Errances de la vie privée et poursuites disciplinaires – Essai de typologie des critères utilisés par la jurisprudence », JCP A, 2006, n° 50, 1302.

[273] CE, 24 juin 1988, n° 75797, Lebon, p. 258.

[274] MATHIEU-GENIAUT C., « L’immunité disciplinaire de la vie personnelle du salarié en question », op. cit., pp. 848 et s.

[275] MOULY J., « Le licenciement du salarié pour des faits relevant de sa vie personnelle : le retour discret de la perte de confiance », Droit social, 2006, p. 839.

[276] WAQUET P., « La vie personnelle du salarié », Droit social, 2004, p. 23.

[277] ADAM P., « Vie personnelle/vie professionnelle : une distinction en voie de dissolution ? », op. cit., p. 435.

[278] Cass. soc., 27 mars 2012, n° 10-19.915.

[279] Cass. soc., 18 mai 2011, n° 10-11.907.

[280] CE, 20 mai 1994, n° 110199 ; CE, 29 décembre 2000, n° 197284.

[281] CE, sect., 1er février 2006, n° 271676.

[282] Cass. soc., 24 juin 1998, n° 96-40.150, Bull. V, n° 338 ; CE, 12 juin 1998, n° 148874, Lebon, Tables, p. 993.

[283] Les juges administratif et judiciaire cumulent parfois plusieurs critères.

[284] ADAM P., « Vie personnelle/vie professionnelle : une distinction en voie de dissolution ? », op. cit., p. 434.

[285] Cass. soc., 25 février 2003, n° 00-42.031.

[286] Cass. soc., 25 janvier 2006, n° 04-44.918.

[287] MOULY J., « Le licenciement du salarié pour des faits relevant de sa vie personnelle : le retour discret de la perte de confiance », op. cit., pp. 839 et s., spéc. n° 20.

[288] JEAN-PIERRE D., « Errances de la vie privée et poursuites disciplinaires – Essai de typologie des critères utilisés par la jurisprudence », op. cit.

[289] CE, 25 novembre 1994, n° 137955.

[290] CE, 21 juillet 1995, n° 151765, Lebon, Tables, p. 874.

[291] JEAN-PIERRE D., « Errances de la vie privée et poursuites disciplinaires – Essai de typologie des critères utilisés par la jurisprudence », op. cit..

[292] CE, 30 juillet 1997, n° 147383.

[293] CE, 6 octobre 1982, n° 23311, Lebon, Tables, p. 1091.

[294] CE, 2 novembre 1938, Salah Ben Tahar, Lebon, p. 811.

[295] CE, sect., 20 juin 1958, Sieur Louis, Lebon, p. 368.

[296] CAMUS A., « La dignité de la fonction en droit de la fonction publique », op. cit., p. 548 ; JEAN-PIERRE D., « Errances de la vie privée et poursuites disciplinaires – Essai de typologie des critères utilisés par la jurisprudence », op. cit.

[297] CROZAFON J-L., « Les obligations des salariés et des agents publics en dehors de leur service », op. cit., spéc. p. 241.

[298] Cf. supra.

[299] CE, 15 juillet 2005, n° 261691, JCP A, 2005, n° 29, 1270, note JEAN-PIERRE D.

[300] CE, 18 mars 1956, Préfet de la Seine c/ Granger, Lebon, p. 213.

[301] CE, 14 mars 1986, n° 71856, Lebon, Tables, p. 592. Cf. également : CE, 9 avril 2004, n° 258147.

[302] Dans un arrêt – il est vrai relativement ancien – il avait reconnu le caractère justifié du licenciement d’un clerc de notaire, à raison des agissements malhonnêtes de son épouse de nature à rejaillir sur la réputation de l’étude : Cass. soc., 23 avril 1959, Bull. civ. V, n° 421.

[303] Cf. par exemple : Cass. soc., 28 juin 1995, n° 9346424 ; Cass. soc., 16 décembre 1997, n° 95-41.326, JCP G, 1998, 10101, note ESCANDE-VARNIOL M-C.

[304] CA Paris, 11 septembre 2012, n° 10/09919.

[305] Le régime juridique de la mutation apparaît bien différent et plus attentatoire à la liberté de l’agent public. Cf. supra.

[306] La loi du 13 juillet 1983 est silencieuse sur ce point.

[307] BERTHIER L., « L’obligation de résidence des agents publics », op. cit., p. 279.

[308] BERTHIER L., « L’obligation de résidence des agents publics », op. cit., pp. 268-269.

[309] LOISEAU G., « Le démantèlement des obligations de résidence », JCP S, 2012, n° 23, 1244.

[310] Cass. soc., 12 juillet 2005, n° 04-13.342, Bull. civ. V, n° 241.

[311] Cass. soc., 13 avril 2005, n° 03-42.965 Bull. civ., V, n° 134. Cf. également : Cass. soc., 28 février 2012, n° 10-18.308, Bull. civ.,V, n° 78.

[312] Décret n° 43-891 du 17 avril 1943 portant règlement d’administration publique pour l’application de la loi du 21 décembre 1941 relative aux hôpitaux et hospices publics ; décret n° 2001-1174 du 11 décembre 2001 portant statut particulier du corps des personnels de direction d’établissement d’enseignement ou de formation relevant du ministre de l’éducation nationale ; ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ; article L. 231-9 du Code de justice administrative.

[313] BERTHIER L., « L’obligation de résidence des agents publics », op. cit., p. 264.

[314] BERTHIER L., « L’obligation de résidence des agents publics », op. cit., pp. 281-282.

[315] Par exemple dans le domaine de l’enseignement supérieur : SOMBETZKI-LENGAGNE D., « L’obligation de résidence des fonctionnaires à l’épreuve du droit européen », op. cit., pp. 28-29.

[316] YOLKA P., « Résidence universitaire », AJFP, 2010, pp. 11-12. Son obsolescence juridique peut également être évoquée, dans la mesure où il est possible de douter de sa conformité au droit de la Convention européenne des droits de l’homme : SOMBETZKI-LENGAGNE D., « L’obligation de résidence des fonctionnaires à l’épreuve du droit européen », op. cit., pp. 28 et s.

[317] BERTHIER L., « L’obligation de résidence des agents publics », op. cit., p. 283.

[318] LOISEAU G., « Le démantèlement des obligations de résidence », op. cit. ; YOLKA P., « Résidence universitaire », op. cit., p. 11.

[319] Cf. par exemple le décret du 15 juillet 1938 (JORF du 27 juillet 1938 p. 8915) dont l’article 1er interdisait aux agents du ministère des Affaires étrangères de contracter mariage sans avoir obtenu l’autorisation préalable du ministre et dont l’article 3 posait un principe d’interdiction du mariage avec une personne de nationalité étrangère.

[320] Loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires.

[321] Loi n° 72-662 du 13 juillet 1972 portant statut général des militaires.

[322] CE, 15 décembre 2000, Nerzic, n° 212068, RFDA, 2001, p. 725, Conclu. BERGEAL C., p. 730, note GOURDOU J. et PERDU S.

[323] HUET A., « Les atteintes à la liberté nuptiale dans les actes juridiques », RTD civ., 1967, pp. 45 et s.. ; BÉNABENT A., « La liberté individuelle et le mariage », RTD civ., 1973, pp. 440 et s.

[324] Pour des exemples de clauses jugées nulles : CA Paris, 10 mars 1994, op. cit. ; Cass. soc., 7 février 1968, n° 65-40.622. L’employeur n’a presque jamais de réel intérêt à restreindre cette liberté. Cf. aussi à propos d’une convention collective limitant la liberté du mariage des salariés en conditionnant des avantages au statut de couple : Cass. soc., 9 juillet 2014, n° 10-18.341, Bull. civ. V, n° 194.

[325] Cass. Ass., 19 mai 1978, n° 76-41.211, Bull. Ass. n° 1. Cf. également l’arrêt ne considérant pas comme abusif le licenciement d’un salarié qui entendait épouser l’employé d’une entreprise concurrente : Cass. soc., 20 janvier 1960, Bull. civ. V, n° 63.

[326] Il reste que, dans les fonctions, l’agent public connaît une restriction plus importante de sa liberté. Cf. supra.

[327] Art. 26 du statut général ; GROSCLAUDE J., « L’obligation de discrétion professionnelle du fonctionnaire », La Revue administrative, 1967, n° 115, p. 129.

[328] L’obligation de discrétion professionnelle s’impose à tous, dans la mesure où elle est prévue par le Code pénal (cf. art. 226-13).

[329] Art. L. 152-7 du Code du travail.

[330] Cass. soc., 25 mars 1981, Bull. civ. V, n° 253. Ils peuvent par ailleurs subir des limitations supplémentaires en présence de clauses de confidentialité. Celles-ci sont valables à la condition d’être justifiées au regard des tâches à accomplir et proportionnées au but poursuivi. Cf. art. L. 1121-1.

[331] Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-45.581.

[332] Par exemple : Cass. soc., 3 mai 2011, n° 10-14.104.

[333] DUBOUIS L., Note sous CE, 8 juin 1962, F., Dalloz, 1962, jur. p. 492 ; RIVERO J., « Sur l’obligation de réserve », AJDA, 1977, p. 583.

[334] PECH L., « Liberté d’expression des agents publics », JurisClasseur Fonctions publiques, 2012, fasc. 115, n° 40.

[335] CE, 28 juillet 1998, n° 127348 ; CE, 23 avril 1997, n° 144038, Lebon, Tables, p. 901 ; Cass. soc., 28 mai 2010, n° 09-40.419

[336] CE, 1er juin 1994, n° 150870, Lebon, Tables, p. 1013 ; CE, 21 septembre 2010, n° 09-42382.

[337] DABOSVILLE B., « Les contours de l’abus d’expression du salarié », RDT, 2012, pp. 275 et s.

[338] Cass. soc., 15 décembre 2009, n° 07-44.264, Bull. civ. V, n° 284.

[339] Cass. soc., 23 juin 2010, n° 09-40.825.

[340] CE, 28 avril 1989, n° 87045, Lebon, Tables, p. 761.

[341] LOISEAU G., « La liberté d’expression du salarié », RDT, 2014, pp. 396 et s. ; PECH L., « Liberté d’expression des agents publics », op. cit., n° 38 et s.

[342] Les juges judiciaires « peuvent être davantage enclins à adopter une telle analyse [fondée sur une obligation de réserve découlant de l’obligation de loyauté] lorsque le salarié en question exerce des fonctions d’encadrement ou de direction de nature à mettre à sa charge une obligation de loyauté renforcée ». GRATTON L., « Liberté d’expression et devoir de loyauté du salarié, une cohabitation délicate », Droit social, 2016, pp. 4-5.

[343] MORANGE J., « La liberté d’opinion des fonctionnaires publics », op. cit., p. 154.

[344] CE, 28 juillet 1993, M., Lebon, p. 248, LPA, 3 août 1994, p. 31, note L.R.

[345] DE TISSOT O., « La liberté d’expression des opinions politiques d’un salarié », note sous Cass. soc., 6 octobre 1993, Droit social, 1994, p. 353 ; CE, 12 octobre 1956, Delle Coquand, Lebon, p. 362.

[346] Mise à part ce qui a été vu supra sur le pouvoir de mutation et le pouvoir d’emploi auquel est soumis le fonctionnaire.

[347] Sur l’idée selon laquelle l’interdiction des cumuls d’emplois constitue une atteinte à la liberté du travail : SAVATIER J., « L’interdiction des cumuls d’emplois privés : une réglementation inapplicable », Droit social, 1989, p. 727.

[348] Art. 25 septies de la loi n° 83-634.

[349] LANORD M., « Le cumul d’un emploi public et d’une activité privée lucrative : un débat faussé », AJFP, 2003, p. 27.

[350] I de l’article 25 septies de la loi n° 83-634.

[351] IV et V de l’article 25 septies de la loi de 1983.

[352] CLOUZOT L., « La loi « Déontologie » – Quelles ambitions pour une fonction publique en quête d’identité ? », Droit administratif, 2016, n° 10, étude 13, n° 14 et 15.

[353] Art. L. 3128-18 et s. du Code du travail.

[354] Cass. soc., 5 mai 1971, Bull. civ. V, n° 327 ; Cass. soc., 10 novembre 1998, nos 96-41.308  et 96-45.857, Bull. civ. V, n° 484.

[355] SIMONNEAU M. et DESPLAT A., « Les clauses du contrat de travail », Liaisons sociales, 1999, n° 129, p. 40.

[356] GOASGUEN C., « Clause d’exclusivité : atteinte à la liberté du travail », Semaine Sociale Lamy, 2000, n° 991, p. 12.

[357] Ibid.

[358] Cass. soc., 11 juillet 2000, n° 98-43. 240, Bull. civ. V, n° 277.

[359] Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 99-43.334, 00-45.387 et 00-45.135, Bull. civ. V, n° 239.

[360] Art. 2 du décret n° 2017-105 du 27 janvier 2017 relatif à l’exercice d’activités privées par des agents publics et certains agents contractuels de droit privé ayant cessé leurs fonctions, aux cumuls d’activités et à la commission de déontologie de la fonction publique.

[361] Art. 25 octies de la loi de 1983.

[362] JOURDAN D., « Rédaction d’une clause de dédit-formation », JCP S, 2007, n° 9-10, 1132 ; BARÈGE N., « Formation et clause », JurisClasseur Travail Traité, fasc. 17-12, 2014, n° 90 et s.

[363] CHAUCHARD J-P., « La clause de dédit-formation ou le régime de liberté surveillée appliqué aux salariés », Droit social, 1989, p. 389.

[364] CHANTEBOUT B., « L’engagement de rester au service de l’État », AJDA, 1968, p. 143.

[365] MARTHINET L., « L’engagement de servir dans la fonction publique », AJDA, 2015, pp. 1304 et s.

[366] CASAS D., Conclusions sous CE, 22 février 2006, Poplu, RFDA, 2006, p. 1056.

[367] BAILLEUL D., « Remarques sur l’obligation de rester au service de l’État », AJFP, 2005, p. 132.

[368] CE, 22 février 2006, n° 258555, AJDA, 2006, p. 465, RFDA, 2006, p. 1056, concl. CASAS D. ; CAA Paris, 6 juillet 2005, n° 01PA01444.

[369] CE, 3 octobre 2003, n° 229542, AJDA, 2004, p. 729.

[370] Cass. soc., 21 mai 2002, n° 00-42.909, Bull. civ. V, n° 169. S’il est vrai que le contrôle de proportionnalité porte sur le montant de l’indemnité au regard des frais de formation, il semble que derrière ce montant « se profile la proportionnalité de l’ampleur de la restriction apportée à la liberté de démissionner ». GÉNIAUT B., La proportionnalité dans les relations de travail : de l’exigence au principe, op. cit., p. 218, n° 354.

[371] Cass. soc., 21 mai 2002, op. cit.

[372] Cf. la critique marxiste des droits de l’homme. HENNETTE-VAUCHEZ S. et ROMAN D., Droits de l’homme et libertés fondamentales, Dalloz, Hypercours, 2e éd., 2015, n° 107.

Signes religieux au travail : quand la CJUE dit tout et son contraire (note sous CJUE, 14 mars 2017, aff. C-188/15, « Micropole SA »)

 

En interprétant le sens et la portée des articles 2, §2 et 4 de la directive 2000/78/CE, la CJUE s’est prononcée sur la problématique du port du foulard islamique au travail, particulièrement dans les cas où la salariée est en contact avec la clientèle. Si l’interdiction de ce signe religieux ne peut constituer une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » permettant d’échapper à la qualification de discrimination, la Cour considère néanmoins qu’en présence d’une règle interne poursuivant l’objectif d’une politique de neutralité de l’entreprise à l’égard des clients, la qualification de discrimination indirecte doit être écartée et l’interdiction formulée validée. Toutefois, ce raisonnement paraît contraire à la jurisprudence de la CEDH et sans doute, appelle les entreprises à faire preuve de prudence avant d’engager la modification de leurs règlements intérieurs.

 

Benoît PETIT, Maître de conférences en droit (Université de Versailles-Saint-Quentin/ Université Paris-Saclay) et Co-directeur du Master « Droit social : droit des ressources humaines et de la protection sociale »

 

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1. Depuis le 14 mars dernier, tout le petit monde (européen) des ressources humaines est en ébullition. Voilà que sur un sujet qui semblait inextricable, et sur lequel les juristes en droit du travail recommandaient « l’urgence d’attendre », une solution est enfin tombée… qui vient de la Cour de justice de l’Union européenne (excusez du peu). Désormais, une règle interne de l’entreprise peut valablement justifier le licenciement d’une salariée qui refuserait d’ôter son foulard islamique lorsqu’elle intervient en contact avec la clientèle. En réalité, la problématique et la solution rendue sont toutes deux un peu plus « sophistiquées » que cette synthèse simpliste, mais peu importe : voilà ce que tout le monde a envie de comprendre. Voilà la matière jurisprudentielle tant attendue qui alimentera, demain, toute une vague de modifications des règlements intérieurs des entreprises.

Oui mais quand même. N’est-il pas toujours encore un peu urgent d’attendre, nonobstant le fait que ce soit la CJUE qui se soit prononcée ? Est-ce que cette jurisprudence, spectaculaire c’est indéniable, est réellement bien argumentée sur le fond ? Sommes-nous bien certains qu’aucun rebondissement en sens inverse, ne vienne perturber, après-demain, la substance de nos règlements intérieurs ?

Sans vouloir jouer les Cassandre, il nous paraît nécessaire à tout le moins de faire preuve de beaucoup de prudence.

2. Les faits d’espèce étaient classiques : une salariée s’est vue notifiée son licenciement au motif qu’elle avait refusé de retirer le foulard qu’elle portait pour des raisons religieuses. Cette demande lui avait été formulée par l’employeur, suite aux remarques que l’un des clients de l’entreprise lui avait adressé au lendemain d’une intervention de cette salariée. Le client ne souhaitant plus que la salariée intervienne de nouveau en portant son voile, et la salariée refusant de se conformer aux directives de son employeur, les relations de travail ont été immédiatement rompues sur le fondement d’une faute grave de la salariée.

Pour la salariée, les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour autant que l’objectif est légitime et l’exigence est proportionnée. Or, à ses yeux, le port du foulard islamique par une salariée d’une entreprise privée, en contact avec la clientèle, ne porterait pas atteinte aux droits ou aux convictions d’autrui. Par ailleurs, la gêne ou la sensibilité de la clientèle d’une société commerciale, prétendument éprouvée à la seule vue d’un signe d’appartenance religieuse, ne constituerait un critère ni opérant ni légitime, en tout cas étranger à toute discrimination, justifiant de faire prévaloir des intérêts économiques ou commerciaux de ladite société sur la liberté fondamentale de religion d’un salarié.

Saisie du litige, la chambre sociale de la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante : « Les dispositions de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 doivent-elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de service informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur d’études, portant un foulard islamique ? ».

3. Il convient de rappeler, brièvement, les termes de la directive 2000/78 relative à la lutte contre les discriminations. En application des articles 1 et 2 de la directive, les discriminations directes et indirectes qui se fondent notamment sur le motif de la religion ou des convictions, sont interdites. Toutefois, s’agissant des discriminations indirectes, lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions données, mais qu’elle/il se fonde sur un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaire, alors la qualification de discrimination indirecte est écartée.

Enfin, l’article 4 de la directive précise que « nonobstant l’article 2, paragraphes 1 et 2, les États membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée ».

Il convient également de rappeler le droit français dans ses dispositions qui transposent la directive européenne, et notamment l’article L.1132-1 du Code du travail qui interdit les licenciements fondés sur une discrimination directe ou indirecte visant les convictions religieuses d’un salarié. Quant à l’article L.1133-1 du même code, il indique que « l’article L. 1132-1 ne fait pas obstacle aux différences de traitement, lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ».

4. Pour la CJUE, il convient de répondre à la chambre sociale que « l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE (…), doit être interprété en ce sens que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition ».

Mais l’arrêt indique également – et c’est ce point qui semble retenir toute l’attention des premiers commentateurs – que si « le licenciement (…) a été fondé sur le non-respect d’une règle interne (…)  interdisant le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses, et s’il devait apparaître que cette règle en apparence neutre aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, (…) il y aurait lieu de conclure à l’existence d’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions (…). Toutefois, (…) une telle différence de traitement ne serait pas constitutive d’une discrimination indirecte, si elle était objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la mise en œuvre, [par l’employeur] d’une politique de neutralité à l’égard de ses clients, et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires ».

Pour aboutir à cette solution, la Cour procède en deux temps. Elle distingue en effet deux hypothèses, selon que le licenciement serait ou non fondé sur une règle interne. Mais ce faisant il nous semble que la Cour se contredit dans ses raisonnements, et en vient au final à dire tout (I) et son contraire (II).

 

I – TOUT…

 

5. C’est dans l’hypothèse où le licenciement ne serait pas fondé sur l’existence d’une règle interne que la Cour conclut que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits de sa clientèle de ne plus se faire servir par une salariée qui porte le foulard islamique, ne peut être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, paragraphe 1 de la directive.

Au soutien de son raisonnement, elle pointe l’absence d’objectivité d’une telle démarche de l’employeur (A). Ce faisant, il nous semble que la CJUE s’inscrit fidèlement dans les sillons tracés à ce jour par la jurisprudence de la CEDH (B.).

 

A – Le licenciement doit reposer sur des éléments objectifs d’appréciation

 

6. La question préjudicielle donne l’occasion à la Cour de rappeler certains principes concernant « l’exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Règle d’exception, cette notion constitue une atténuation particulière au principe de non-discrimination posée par la directive 2000/78. Il s’agit de permettre aux Etats membres de prévoir qu’une différence de traitement, fondée par exemple sur les convictions religieuses (mais aussi sur l’âge, le sexe, le handicap…), puisse échapper à l’interdiction en raison de certaines spécificités qui caractérisent une activité professionnelle et qu’il convient de préserver. Ainsi la fixation d’une limite d’âge maximal pour le recrutement de pompiers 1, ou encore l’obligation faite aux pilotes de ligne de se soumettre, à partir d’un certain âge, à des contrôles d’aptitude 2 constituent, dans ce cadre, de pareilles « exigences professionnelles essentielles et déterminantes ».

S’agissant d’une règle d’exception, la Cour rappelle tout d’abord que la loi doit nécessairement en prévoir le principe 3. Le mécanisme n’est donc pas automatique, et sa revendication ne peut en aucun cas se fonder sur des usages et des pratiques professionnelles, ni même sur des normes conventionnelles. Pour la Cour, le droit français remplit cette première condition au travers l’article L.1133-1 du Code du travail : pour tous les motifs de discrimination visés à l’article L.1132-1 du même code, il est possible de s’en prévaloir pour peu que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée.

La Cour rappelle également que « l’exigence professionnelle essentielle et déterminante » n’a pas vocation à exempter toutes les différences de traitement fondées sur un motif de discrimination donné. Elle doit viser « une caractéristique liée à ce motif » 4, et « ce n’est que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée, notamment, à la religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante » 5. Nous sommes bien face à un dispositif d’atténuation du principe de non-discrimination, sujet à une interprétation stricte ainsi que l’avait déjà établi la jurisprudence Johnston de la Cour en matière de dérogations au droit individuel à l’égalité de traitement 6. Chaque situation doit être examinée en particulier, notamment à l’aulne de la nature spécifique des postes concernés et/ou du cadre particulier dans lequel ces activités ont lieu 7.

A ce propos, la Cour avait également précisé dans sa jurisprudence antérieure que, s’agissant des dérogations au droit à l’égalité de traitement, elles devaient être susceptibles d’adaptations à l’évolution sociale 8. « L’exigence professionnelle essentielle et déterminante » se présente ainsi comme un concept dynamique, une atténuation qui n’est jamais gravée dans le marbre, une nécessité justifiée à un instant donné, dans des circonstances données, mais que l’avenir peut parfaitement bouleverser.

7. Ces points ayant été rappelés, la Cour en revient au litige et affirme « que la notion d’ ‘exigence professionnelle essentielle et déterminante’, (…) renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.» 9.

En effet, toute la question était de savoir si, comme l’exigent l’article 4, paragraphe 1 de la directive 2000/78 et l’article L.1133-1 du Code du travail, l’objectif de la différence de traitement était légitime. Or rien n’indiquait, dans les faits d’espèce, que les souhaits exprimés par la clientèle reposaient sur des considérations objectives, liées à la nature de l’activité exercée par la salariée (ingénieure d’étude, rappelons-le). La volonté de ne pas travailler avec quelqu’un portant le foulard islamique pouvait fort bien ne reposer que sur des préjugés, pire encore sur des convictions racistes, de sorte qu’en répondant favorablement à ces souhaits, l’employeur donnait in fine leur pleine puissance juridique à ces intentions coupables.

Notons que ce sont bien les considérations de l’employeur, et non les motivations de la clientèle qui sont considérées comme subjectives par la Cour, et en tout cas visées par elle comme excluant toute possibilité de reconnaissance d’une « exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Car l’employeur avait tous pouvoirs pour résister aux souhaits de la clientèle, s’il considérait qu’ils n’étaient pas fondés sur un objectif légitime. En licenciant la salariée, il fait siennes les motivations du client. S’il s’avère qu’elles sont subjectives, alors sa décision l’est tout autant sans qu’il puisse se dédouaner de sa responsabilité. Si le client est « Roi » dans le monde des affaires, l’employeur est, lui, « Empereur » dans les relations de travail.

8. La Cour laisse néanmoins la porte ouverte à la reconnaissance d’une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » pouvant justifier une demande de retrait du foulard islamique, pour peu que l’objectif soit légitime et la mesure proportionnée. Tel serait sans doute le cas si cette manifestation de convictions religieuses engendrait des risques en matière de santé et de sécurité au travail par exemple (quoi que le sujet est généralement fortement encadré par le règlement intérieur de l’entreprise, ce qui nous reporterait pour l’essentiel des cas à la seconde hypothèse envisagée par la Cour, cf. II°).

De manière moins certaine, l’on repense aussi à l’affaire Baby Loup, et à travers elle – au-delà même du cadre des crèches (privées particulièrement) – les cas où l’on demanderait à des salariées de retirer leur foulard au nom de la vulnérabilité des enfants dont elles ont la garde et de la nécessité de les préserver de toute manifestation ostensible d’une conviction religieuse ou politique.

 

B – L’objectivité : une exigence posée par la CEDH

 

9. L’importance accordée par la Cour à l’objectivité – et au travers elle la légitimité et la proportion – des différences de traitement assimilables à des « exigences professionnelles essentielles et déterminantes » n’est pas une surprise. Elle est en tout cas conforme à la jurisprudence de la CEDH en matière de manifestation des convictions et des croyances religieuses.

10. Rappelons que si la liberté de croire est absolue, celle de manifester ses croyances est relative au nom de la nécessité de concilier les intérêts des divers groupes qui constituent une société. Elle peut donc s’assortir de limitations que la Convention et la CEDH encadrent strictement. Ainsi, cette liberté « ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi [c’est bien le cas des « exigences professionnelles essentielles et déterminantes »], constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et des libertés d’autrui » 10.

Pour la CEDH, l’analyse de ces restrictions repose sur un équilibre complexe entre d’une part le maintien d’un véritable pluralisme religieux inhérent à la notion de société démocratique 11 et d’autre part le caractère proportionné de la restriction par rapport au but légitime poursuivi. Or, s’agissant de la religion, la CEDH a déjà dit plusieurs choses qui font écho dans notre affaire.

11. Tout d’abord, dans son arrêt Pichon et Sajous, elle indique que la Convention ne garantit pas le droit de chacun de se comporter, en toutes circonstances, d’une manière dictée par ses convictions religieuses, et qu’en tout état de cause, ces convictions ne conféraient pas le droit aux individus de se soustraire à des règles qui se sont révélées justifiées 12. Ainsi, non-seulement il est possible de demander à des salariées de retirer leur voile dans certaines situations, mais surtout la CEDH valide le mécanisme général sur lequel repose « l’exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Toute la question est de savoir ce qui est « justifié » ou non, ce qui nous ramène notamment à l’objectivité des motifs qui sous-tendent la différence de traitement.

Dans de nombreuses autres décisions, par exemple l’arrêt Sunday Times vs. Royaume Uni, la Cour rappelle l’interdiction de traiter de manière différente des individus placés dans une situation comparable, sauf « justification objective et raisonnable » 13. Il s’agit concrètement d’éviter l’arbitraire, en procédant à un examen minutieux des circonstances de faits 14, par rapport à un but qui est, en soi, étranger au motif sur lequel se fonde la différence de traitement 15.

Mais une affaire en particulier nous parait particulièrement éclairante sur l’exigence d’objectivité : Thlimmenos vs. Grèce : une personne s’était vue refuser, par les autorités nationales, sa nomination au poste d’expert-comptable au motif qu’elle avait, dans sa jeunesse, été condamnée pour avoir refusé de porter l’uniforme militaire et dès lors, s’être rendu pénalement coupable d’insubordination à une époque de mobilisation générale. Or cette position était directement motivée par ses convictions religieuses. Pour la Cour, l’examen des circonstances de fait aurait pu conduire, a priori, à rejeter le motif de discrimination puisque l’absence de condamnation pénale figurait au titre des conditions d’intérêt général pour accéder à une profession réglementée. Toutefois, la condamnation étant directement liée à la manifestation de convictions religieuses, la Cour estime que « contrairement à des condamnations pour d’autres infractions majeures, une condamnation consécutive à un refus de porter l’uniforme pour des motifs religieux ou philosophiques ne dénote aucune malhonnêteté ou turpitude morale de nature à amoindrir les capacités de l’intéressé à exercer cette profession. L’exclusion du requérant au motif qu’il n’avait pas les qualités requises n’était donc pas justifiée » 16. L’on voit bien, ici, jusqu’à quel niveau de détail l’analyse factuelle se décline pour identifier la légitimité du but au soutien duquel se fonde la différence de traitement. L’enjeu n’est pas uniquement de se prévaloir d’un but possiblement légitime : il est de s’assurer qu’objectivement, par l’analyse des exigences requises pour exercer l’emploi, cette possibilité reste pertinente.

12. L’on entrevoit, alors, toute la justesse de l’analyse de la CJUE dans cette partie de l’affaire présentement commentée : si la loi – via le mécanisme de « l’exigence professionnelle essentielle et déterminante » – peut valablement conduire à exiger d’une salariée qu’elle retire son foulard islamique, ce n’est qu’à la condition que l’analyse minutieuse des faits et de l’emploi révèle la poursuite d’un but légitime, c’est-à-dire étranger à tout expression de préjugés ou de convictions racistes qui porterait substantiellement atteinte au principe d’égalité (art. 14 de la Convention EDH) et à la liberté de manifestation des convictions religieuses (art. 9-2 de la Convention EDH).

Comment comprendre (et admettre), dès lors, la « volte-face » opérée par la Cour, sur le fond, dans l’autre partie de son raisonnement ?

 

 

II – … ET SON CONTRAIRE

 

13. La CJUE examine, dans sa décision, une seconde hypothèse qui semble être celle qui a le plus retenu l’attention des premiers commentateurs 17. Il s’agit du cas où licenciement se fonderait sur la violation d’une règle interne de l’entreprise. Il ne s’agit plus, ici, de considérer directement les liens d’influence qu’un client peut exercer sur l’employeur, mais d’analyser les objectifs d’une norme de droit et pour en déduire si le salarié devait ou non s’y conformer.

14. A titre liminaire, observons que tout au long de son argumentation, la CJUE évoque cette « règle interne » comme s’il s’agissait d’une catégorie homogène de normes qui, par son existence même, atomiserait toute accusation de subjectivité, et surtout renforcerait la légitimité du but qu’elle poursuit. Mais si l’on ne considère que le droit social français, ceci est loin d’être une réalité : parle-t-on du règlement intérieur de l’entreprise, dont on sait qu’il fait l’objet, préalablement à son entrée en vigueur et à sa modification, d’un débat et d’un avis des institutions représentatives du personnel, tout comme d’un contrôle a posteriori de l’inspecteur du travail ? Dont on sait également qu’il a pour effet de contraindre non seulement le comportement des salariés, mais aussi l’exercice des pouvoirs de l’employeur ? Ou la Cour vise-t-elle également toutes ces autres « règles internes » – les chartes éthiques, les guides de bonne conduite, les notes de service, les usages aussi – dont on sait qu’elles produisent des effets de droit moins intenses, et qu’elles impliquent, au niveau de leur élaboration, moins de contraintes ? Doit-on également intégrer dans cette catégorie, les accords collectifs et les accords atypiques ?

Clairement, la notion de « règle interne » est pour le moins ambigüe. Dans la plupart des cas, elle est l’émanation de la volonté unilatérale de l’employeur (et notamment, rappelons-le, le règlement intérieur puisque l’employeur peut parfaitement passer outre l’avis négatif des institutions représentatives du personnel exprimé lors de la phase de consultation). Dans d’autres cas, elle est le fruit d’une négociation et d’un accord avec les partenaires sociaux ou les institutions représentatives du personnel. Les effets de droit ne sont pas les mêmes. La « légitimité interne » de la norme non plus.

15. Mais revenons-en au raisonnement de la Cour : du fait de la présence d’une règle interne « apparemment neutre », la Cour ne se place plus sur le terrain de « l’exigence professionnelle essentielle et déterminante » (atténuation particulière de l’interdiction de discrimination) mais sur celui de conditions de licéité d’une discrimination indirecte (atténuation générale de l’interdiction, prévue à l’article 2, paragraphe 2, b-i de la directive 2000/78). Le cadre du raisonnement reste néanmoins similaire sur le fond, puisque la directive énonce qu’en cas de discrimination indirecte, aux fins d’admettre sa licéité, « cette disposition, ce critère ou cette pratique [doit être] objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif [soient] appropriés et nécessaires ».

Or, en l’espèce, la Cour se contente d’une affirmation assez péremptoire à dire vrai, qui considère qu’est « un objectif légitime, (…) la mise en œuvre, par [l’entreprise] d’une politique de neutralité à l’égard de ses clients, (…) si les moyens de réaliser cet objectif [sont] appropriés et nécessaires » 18. Dès lors, pour la Cour, la salariée n’aurait pas d’autre choix que de s’y plier.

Le moins que l’on puisse dire est que ce raisonnement soulève de nombreuses interrogations, et particulièrement s’agissant de sa conformité avec les principes posés par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme.

L’on relèvera ainsi que la légitimité de l’objectif pointé par la CJUE est fort discutable : non-seulement il confère une résonnance en droit à toutes les appréciations subjectives de la relation de travail, ce qui est manifestement contraire à la position de la CEDH (A), mais par ailleurs, il revient à interdire toute forme de prosélytisme religieux alors même que ce type de manifestation de convictions est légitime au regard de la Convention EDH (B).

 

A – Discussions autour de la légitimité de l’objectif poursuivi par la règle interne

 

16. En énonçant que la mise en œuvre d’une « politique de neutralité à l’égard des clients » constitue un « objectif légitime » qui exclut toute éventualité de discrimination, il nous semble que la Cour entre d’abord en contradiction avec elle-même, et particulièrement lorsque, s’agissant de l’hypothèse précédente, elle avait écarté du raisonnement les « considérations subjectives, telles que la volonté [de l’employeur] (…) de tenir compte des souhaits particuliers du client» 19. Certes, les mécanismes juridiques envisagés ne sont pas les mêmes, mais qu’il s’agisse de l’article 2, paragraphe 2 ou de l’article 4, paragraphe 1 de la directive, tous deux exigent un objectif légitime et une proportion dans la mesure prise.

Si l’on y réfléchit bien, une « politique de neutralité à l’égard des clients » n’est rien d’autre, en fin de compte, que l’anticipation par l’employeur du refus des clients de se faire servir par quelqu’un qui porte un signe religieux distinctif. La seule différence avec l’hypothèse précédente est qu’ici, l’employeur n’a pas agi sur l’injonction ou sous l’influence de l’un de ses clients. Il n’a pas réagi à une situation de fait. La « politique de neutralité » est tout au contraire une action qui repose sur des craintes, des éventualités, des projections hypothétiques… bref sur un risque de trouble qu’aucun élément de fait n’étaye. Le choix effectué – la politique de neutralité à l’égard de la clientèle – se fonde sur bien les états de conscience de l’employeur, et non sur un ordre factuel établi.

Certains seraient tentés de mettre en avant la logique de prévention, c’est-à-dire l’anticipation d’un risque objectif « certain ». Il est vrai que dans certaines situations extrêmes, le port du foulard par une salariée peut parfois engendrer des difficultés relationnelles entre l’entreprise et sa clientèle, telles qu’elles portent objectivement préjudice aux performances économiques et commerciales (l’on pense par exemple à une baisse importante et périlleuse du chiffre d’affaire, ou à la perte d’un marché essentiel…). L’on parle alors de « trouble objectif caractérisé » 20 contraire à l’intérêt de l’entreprise, dont le principal effet est d’extraire la compréhension de la situation litigieuse de l’océan de subjectivité dans lequel elle baignait a priori. L’enjeu n’est plus, ici, de savoir si l’employeur a cédé ou non à un préjugé subjectif de son client, mais de constater la mise en péril objective de l’entreprise qui contraint l’employeur à prendre certaines mesures indispensables au redressement de la situation.

Mais ce risque n’a rien de certain, s’agissant du port du foulard islamique. Fort heureusement, les situations de trouble objectif caractérisé restent rares notamment parce qu’elles impliquent la démonstration d’un préjudice grave pour l’entreprise.

La « politique de neutralité à l’égard des clients » est, en vérité, ce chemin sur lequel l’employeur se hasarde à prendre en compte des éventualités ; toutes les éventualités, aussi bien celles (rares) d’un trouble objectif caractérisé que celles (bien plus fréquentes) d’une simple expression par le client de préjugés dont les conséquences économiques et commerciales seraient minimes ou en tout cas supportables pour l’entreprise qui s’y opposerait.

Pour le dire autrement, la « politique de neutralité à l’égard des clients » exprime la capitulation de l’entreprise avant même que ne s’engage le combat qu’elle doit normalement livrer pour défendre les libertés fondamentales de ses salariées contre les idées préconçues (et souvent infondées, voir malfondées) de ses clients. En tout état de cause, cette règle interne visée par la Cour a, a minima, pour effet de conférer une résonnance juridique aux préjugés et aux convictions racistes des clients, sans même que l’employeur n’ait à répondre de la façon dont lui considère et appréhende ces préjugés et ces convictions racistes.

17. Alors qu’est-ce qui a bien pu pousser la Cour à considérer malgré tout qu’une telle règle interne poursuit un but légitime ; un but à ce point légitime qu’il efface l’accusation d’appréciation subjective des relations d’emploi ? C’est que la « politique de neutralité à l’égard des clients» est avant tout une formule finalement assez habile pour désigner, en réalité, « l’image » de l’entreprise ; et en arrière-plan cette idée – assez dangereuse nous semble-t-il – en vertu de laquelle les considérations relatives à la réputation de l’entreprise, et donc à son potentiel de développement sur le Marché, priment par principe sur l’ordre social qui régit sa communauté de travail.

Pour s’en convaincre, il faut aller chercher la réponse dans l’autre arrêt rendu par la Cour, le même jour, et pour des faits tout à fait similaires. Dans l’arrêt G4S Secure Solutions 21, en effet, on peut lire que « le souhait d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue à l’article 16 de la Charte, et revêt, en principe, un caractère légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués par l’employeur dans la poursuite de cet objectif les travailleurs qui sont supposés entrer en contact avec les clients de l’employeur. L’interprétation selon laquelle la poursuite d’un tel objectif permet, dans certaines limites, d’apporter une restriction à la liberté de religion est d’ailleurs corroborée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 9 de la CEDH », et la Cour de citer la jurisprudence Eweida au soutien de son affirmation.

Sauf que l’arrêt Eweida 22 ne dit pas tout à fait ce que la CJUE affirme… L’affaire concernait une hôtesse de l’air qui avait décidé de porter sa croix chrétienne de façon apparente sur son uniforme. L’employeur avait considéré qu’il s’agissait là d’une atteinte au code vestimentaire de l’entreprise, et l’avait sanctionnée d’une mise-à-pied. Or pour la CEDH, « un juste équilibre n’a pas été ménagé en l’espèce. D’une part était en jeu la volonté de Mme Eweida de manifester sa conviction religieuse. (…). D’autre part était en jeu la volonté qu’avait un employeur de projeter une certaine image commerciale. La Cour estime que, si ce dernier but était assurément légitime, les tribunaux internes lui ont donné trop d’importance. (…) Rien ne prouvait que le port par les employés d’autres vêtements religieux autorisés d’emblée, par exemple le turban ou le hijab, eût nui à la marque ou à l’image de British Airways. De surcroît, le fait que l’employeur a pu modifier son code vestimentaire pour permettre le port visible de pièces symboliques de joaillerie religieuse montre que l’ancienne interdiction n’était pas d’une importance cruciale » 23.

Ainsi, si la CEDH ne réfute pas, par principe, la possibilité de reconnaître que la préservation de l’image de l’entreprise est un objectif légitime, encore faut-il démontrer que le port apparent d’un signe religieux (et la Cour cite le foulard islamique en exemple) nuit objectivement à cette image ! La légitimité de l’objectif n’est pas automatique : elle se démontre, au cas par cas, à la lumière de l’activité de l’entreprise et des fonctions exercées par le salarié.

18. Cette approche nuancée et objective de la CEDH est tout à fait équilibrée. Dans certains cas particuliers en effet, l’on peut admettre que le port du foulard islamique par une salariée dont les fonctions la conduisent à être en contact avec la clientèle porte atteinte de façon excessive à cette image, et entrave directement et anormalement les performances commerciales de l’entreprise. C’est par exemple le cas lorsque, pour vendre des vêtements féminins, une entreprise s’appuie sur une image de marque de femme libérée, ou « sexy » 24. Dans ce cas de figure, la déstabilisation de l’image de l’entreprise affecte la pérennité de la communauté de travail, parce que c’est fondamentalement le projet d’entreprise, la raison d’être de cette communauté de travail, qui est touchée.

Mais dans notre cas d’espèce, la situation n’est pas du tout celle-là : l’entreprise « Micropole » est une société de « consulting » qui intervient dans les domaines de la transformation digitale, de la gouvernance des données numériques et du « Big Data ». En quoi le projet d’entreprise est-il substantiellement affecté par le port du foulard islamique ?

19. C’est donc par un tour de « passe-passe » assez habile, fondé sur une lecture partielle et partiale de la jurisprudence Eweida, que la CJUE en arrive à légitimer toutes les « politiques de neutralité à l’égard des clients » dès lors qu’elles s’appuient sur des règles internes. Tour de « passe-passe » d’autant plus stupéfiant que l’arrêt G4S Secure Solutions vise expressément le paragraphe que nous avons reproduit, ce qui confirme que la CJUE ne pouvait ignorer l’immense nuance que la CEDH apporte s’agissant de la légitimité de l’objectif de préservation de l’image de l’entreprise.

Il est difficile, dans ces circonstances, de ne pas entrevoir dans la décision de la Cour une finalité plus politique que juridique consistant à considérer comme fondée la soumission de fait de la communauté de travail aux désidératas du Marché, dès lors qu’une règle interne a été adoptée en ce sens.

 

B – Négation de la liberté individuelle de prosélytisme religieux dans le cadre privé

 

20. De quelle finalité politique est-il question, concrètement ? Selon nous, la CJUE s’attaque à la question du prosélytisme religieux exercé dans l’entreprise. En tant que tel, cet enjeu se débat légitimement sur le plan philosophique. Mais sur le plan juridique, le débat est clos depuis longue date par la CEDH.

Pour rappel, l’article 9.1 de la Convention EDH dispose que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique (…) la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».

Quant à la CEDH, elle a antérieurement affirmé dans sa jurisprudence Kokkinakis 25 le droit pour tout individu de diffuser ses convictions religieuses, de tenter de convaincre les autres du bienfondé de ses croyances, parce que cela constitue le corollaire de la liberté de religion. Bien sûr, tous les prosélytismes ne sont pas admissibles. Ceux qui visent à offrir des avantages matériels et/ou sociaux aux fins de rattacher autrui à son institution religieuse, ou ceux encore qui s’exercent par des pressions qualifiables de harcèlement, notamment à l’endroit de personnes fragiles, toutes ces formes « abusives » de prosélytisme sont interdits par la Cour (car constituent une atteinte intolérable à la liberté de pensée d’autrui) 26.

21. Le droit individuel au prosélytisme religieux, notamment dans le cadre de relations privées, ne se discute donc pas. Seuls sont examinés les moyens de ce prosélytisme, et l’on entrevoit mal en quoi le simple port du foulard islamique constituerait un harcèlement inadmissible pour autrui… sauf à glisser vers un ensemble de préjugés qui, de notre point de vue, ne doivent en aucun cas structurer un raisonnement judiciaire, quel qu’il soit.

                        *                                              *                                              *

22. En définitive, l’on en revient toujours à la même conclusion : la règle interne qui, sans distinguer les situations de faits, sans considérer la réalité des préjudices subis, interdit a priori le port du foulard islamique (ou n’importe quel autre signe religieux) dans les contacts avec la clientèle, conduit purement et simplement à nier aux individus leur liberté absolue de pensée, de conscience et de religion (art. 9.1 de la Convention EDH), ainsi que leur droit relatif de manifester leurs convictions religieuses (art. 9.2 de la Convention EDH) ; conduit à conférer par anticipation des effets indirects de droit aux expressions possibles de préjugés, et plus largement à des considérations par nature totalement subjectives ; aboutit, en fin de compte, à faire prévaloir des logiques purement marchandes sur les libertés et les droits fondamentaux des individus, comme si les salariés n’étaient plus considérés comme des êtres humains, mais comme des paramètres de performances économiques qu’il convient de corriger lorsqu’ils agissent de façon économiquement et subjectivement perturbante.

Très franchement, pour l’ensemble de ces raisons, nous ne voyons pas en quoi cette décision de la CJUE mérite les lauriers qu’elle reçoit depuis son prononcé. A force de dire tout et son contraire (surtout son contraire), la CJUE risque fort de perdre toute sa crédibilité s’agissant de la défense des libertés et des droits fondamentaux des individus contre les désidératas du Marché… si ce n’est déjà fait. Il convient désormais de se tourner (de nouveau) vers la CEDH avec l’espoir qu’elle rétablisse le peu de sérénité et d’objectivité qu’elle avait instillé dans ce type de litiges pour le moins délicat.

 

 

Notes:

  1. CJUE, 12 janv. 2010, aff. C-229/08, Wolf vs. Stadt Frankfurt am Main.
  2. CJUE, 13 sept. 2011, aff. C-447/09, Prigge.
  3. Point 36 de l’arrêt commenté.
  4. Point 37 de l’arrêt commenté.
  5. Point 38 de l’arrêt commenté.
  6. CJCE, 15 mai 1986, aff. C-222/84, Johnston.
  7. CJCE, 26.oct. 1999, aff. C-273/97, Sirdar ; 11 janv. 2000, aff. C-285/98, Kreil ; 11 mars 2003, aff. C-186/01, Dory ; v. surtout le point 39 de l’arrêt commenté.
  8. CJCE, 30 juin 1988, aff. C-318/86, Commission vs. France ; 11 janv. 2000, précitée.
  9. Point 40 de l’arrêt commenté.
  10. Convention EDH, article 9.2.
  11. CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis, n°14307/88, §31 ; 13 dec. 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie, n°45701/99, §119.
  12. CEDH, 2 oct. 2001, Pichon et Sajous, n°49853/99).
  13. CEDH, 26 nov. 1991, Sunday Times vs. Royaume Uni (n°2), n°13166/87, § 58.
  14. CEDH, 23 juil. 1968, Affaire linguistique belge, n°1474/62.
  15. Par exemple, dans l’affaire Hoffmann vs. Autriche, une mère s’est vue retirer la garde de ses enfants du seul fait de ses convictions religieuses, au nom du but légitime de protection de la santé et des droits des enfants. Toutefois, la mesure a été considérée par la Cour comme disproportionnée quant à ses effets : CEDH, 23 juin 1993, n°12875/87.
  16. CEDH, 6 avr. 2000, Thlimmenos vs. Grèce, n°34369/97,  § 47.
  17. Cette hypothèse est également celle qui a structuré la décision rendue le même jour par la CJUE dans une affaire similaire : CJUE, 14 mars 2017, aff.C-157/15, G4S Secure solutions.
  18. Point 33 de l’arrêt commenté.
  19. Point 40 de l’arrêt commenté.
  20. V. sur ce point Ch. Mathieu, « Le respect de la liberté religieuse dans l’entreprise », RDT, 2012, p.20.
  21. CJUE, 14 mars 2017, précitée.
  22. CEDH, 15 janv. 2013, Eweida et autres vs. Royaume Uni.
  23. CEDH, Eweida, précitée, § 93.
  24. CA Saint-Denis de la Réunion, 9 sept. 1997 ; v. aussi CA Paris, 16 mars 2010, RJS 2001, p.11 ; CA Paris, 19 juin 2003, RJS 2003, p.1116 ; HALDE, délibération n°2011-67 du 28 mars 2011.
  25. CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis vs. Grèce, n°14307/88, § 31 ; v. aussi l’excellent ouvrage de S. Plana, Le prosélytisme religieux à l’épreuve du droit privé, Paris, 2006, l’Harmattan.
  26. CEDH, 25 mai 1993, précitée, § 43 ; v. également 24 févr. 1998, Larissis et autres vs. Grèce, n°23372/94, § 45.

Le juge judiciaire face à la multiplication des sources des droits fondamentaux

La multiplication des sources des droits fondamentaux s’adresse à un juge désormais doté du pouvoir de contrôler et de censurer la loi. Le foisonnement des droits fondamentaux et leur plasticité laisse a priori au juge une ample latitude pour construire la norme de référence et déterminer l’amplitude de son pouvoir. Cependant, la multiplication des sources s’accompagne d’une multiplication des acteurs qui exercent une contrainte plus ou moins forte sur le juge national. Le droit européen des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’homme se distinguent tout spécialement en imposant au juge non seulement des standards de protection, mais encore des modes de raisonnement.

Fabien Marchadier est professeur à l’Université de Poitiers

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La sémantique demeure relativement flottante. Les droits de l’homme ont concurrencé les libertés publiques. L’expression droits humains, pour mieux les différencier des droits des non-humains (?) et stigmatiser les actes inhumains, est parfois avancée. Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont réuni les droits et libertés en précisant qu’ils étaient fondamentaux. Toutes ces formules ne désignent pas des objets très différents. Elles renvoient à l’affirmation d’une protection des individus contre la puissance publique et les autres individus. Ces droits et libertés se multiplient tant dans l’ordre interne que dans l’ordre international, où, sous l’impulsion de l’Organisation des Nations-Unies et de diverses organisations régionales, ils connaissent un grand foisonnement. Les droits civils, politiques 1, économiques, sociaux et culturels 2 de l’homme en général côtoient ceux des femmes 3, de l’enfant 4, du travailleur migrant 5 ou encore des personnes handicapées 6. Des textes ont une vocation générale tandis que d’autres n’envisagent qu’un seul aspect, la discrimination 7 ou la torture 8.

Les sources internes des droits fondamentaux se développent depuis l’emblématique Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Parmi toutes les déclarations qu’adoptent les gouvernants de la Première République qui suivent la Révolution de 1789, elle seule traversera les décennies jusqu’à son intégration dans le bloc de constitutionnalité par la décision de 1971 « liberté d’association » 9. Elle est associée à des principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps contenu dans le préambule de la Constitution de 1946, à la charte de l’environnement et aux lois de la Troisième République sur les grandes libertés (association, syndicats, presse, réunion …) devenues des principes fondamentaux à valeur constitutionnelle 10.

La Constitution confie au législateur le soin de définir les droits fondamentaux et de préciser leur régime 11. Le législateur a cependant perdu la confiance qu’avaient placée en lui les révolutionnaires. Parce que la volonté d’un groupe peut être aussi tyrannique que la volonté d’un seul et se rendre coupable des mêmes abus, la démocratie n’est pas réductible au phénomène majoritaire déguisé en expression de la volonté générale. Le contrôle de la loi la contient. En toute matière, elle est contrainte par les droits fondamentaux à l’égard desquels sa compétence n’est pas souveraine. Un contrôle est prévu tant en amont qu’en aval de la promulgation de la loi, à l’initiative de la minorité parlementaire ou de tout individu au cours d’un procès. Il est exercé par un juge. Le juge constitutionnel appréciera, a priori ou a posteriori, la constitutionnalité des lois y compris au regard des droits fondamentaux depuis le coup de force réalisé en 1971 avec sa décision Liberté d’association par lequel il s’est émancipé du rôle de gardien du parlementarisme rationalisé qui lui avait été initialement assigné. Le juge ordinaire procédera au contrôle de conventionnalité des lois antérieures comme des lois postérieures sur le fondement de l’article 55 de la Constitution 12.

L’inexorable montée en puissance du juge n’évince pas le législateur. Moins orgueilleux et moins jaloux d’une souveraineté perdue, sa réactivité est plus grande que par le passé. Les constats de violation de la Cour de Strasbourg sont autant d’occasion de modifier la loi soit à la mesure du constat de violation (par exemple, le contrôle des publications étrangères 13, les droits successoraux de l’enfant adultérin 14), soit au-delà du constat de violation (par souci d’anticipation ou de progrès : protection des sources journalistiques 15, adaptation de l’état civil des transsexuels 16).

Le développement des sources internationales est plus récent. Il se réalise dans la seconde moitié du 20ème siècle en réaction au traumatisme provoqué par le Second conflit mondial. À la déclaration symbolique dotée d’un grand prestige et d’une grande autorité morale, mais dénuée de force juridiquement contraignante, qu’incarne la Déclaration Universelle des droits de l’homme, succéderont des conventions internationales entamant plus ou moins substantiellement la souveraineté des États (droit onusien universel depuis les Pactes de New-York jusqu’à la convention sur les droits des personnes handicapées et le droit régional, en Europe, en Afrique, en Amérique). Parmi elles, la convention européenne des droits de l’homme occupe une place particulière dans l’ordre juridique français. Son influence s’accroîtra à la fin du XXème lorsque les États parties accepteront, en pleine connaissance des raisonnements de la Cour, des principes directeurs et du domaine potentiellement illimité du droit européen des droits de l’homme, une juridictionnalisation du système de protection. Les méthodes d’interprétation de la Cour européenne des droits de l’homme ont produit une jurisprudence dynamique et évolutive guidée par la recherche d’effectivité des droits garantis. L’équilibre entre la marge nationale d’appréciation 17, expression du principe de subsidiarité, et le consensus européen est parfois déconcertant 18. Les reproches d’activisme et les critiques outrancières 19 parfois adressées à la Cour de Strasbourg sont cependant impuissants à occulter les avancées décisives que sa jurisprudence a suscitées dans les ordres juridiques nationaux pour assurer l’égalité entre les enfants, notamment les enfants adultérins 20, la dépénalisation de l’homosexualité 21, la protection des personnes les plus vulnérables – étrangers, transsexuels, homosexuels (accès à l’adoption 22, garde des enfants 23, forme organisée d’union 24), le développement de la liberté d’expression ou encore l’égalité des hommes et des femmes.

Cette multiplication des droits fondamentaux, affirmés et protégés dans des systèmes juridiques différents améliorent-ils la protection de leurs titulaires ou conduisent-ils à des oppositions, des contradictions qui nuisent à leur portée et les affaiblit 25 ? Le juge national, judiciaire mais également administratif, façonne au moins pour partie la réponse dès lors que les droits sont invocables devant lui, notamment par la voie de l’effet direct. Bien qu’il n’existe aucune présomption d’effet direct en faveur du droit international des droits de l’homme, la démarche adoptée, tant par la Cour de cassation que par le Conseil d’État, conduit à raisonner droit par droit plutôt qu’instrument par instrument. Dès lors, comment le juge judiciaire parvient-il à articuler ces différentes sources ? Certaines prévalent-elles ou sont-elles équivalentes ? Comment résorber les contradictions éventuelles entre des droits qui ne sont pas reconnus à l’identique, entre des droits qui n’ont pas nécessairement le même contenu ni le même domaine ?

En outre, les systèmes juridiques ne sont plus fermés. Les phénomènes d’internationalisation, d’intégration et de circulation des situations forcent leur ouverture et contribuent à leur porosité 26. Un juge national ne peut plus se contenter de raisonner dans un contexte purement national, tout particulièrement en matière de droits fondamentaux où interviennent des organes supranationaux dont certains, tels la Cour européenne des droits de l’homme, sont d’authentiques juridictions rendant des décisions obligatoires pour les États. Dans quelle mesure le droit européen des droits de l’homme influence-t-il le raisonnement et la décision ? Dans quelle mesure le juge national peut-il s’affranchir de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en se bornant aux notions et aux régimes définis par le droit national ? La multiplication des sources confronte ainsi le juge judiciaire à deux difficultés : la multiplication des instruments, leur concurrence, leur convergence et leur contradiction (I) et la multiplication des acteurs qui relèvent d’autres systèmes juridiques et qui interviennent selon des modes de raisonnement propres dans un contexte normatif singulier (II).

I. – Le juge judiciaire face à la multiplication des instruments

La multiplication des instruments de protection des droits fondamentaux ne devrait pas poser de difficultés particulières. La plupart contiennent des dispositions destinées à les désamorcer en privilégiant la solution qui assure le plus haut degré de protection des individus. Aux termes de son article 53, la Convention européenne des droits de l’homme s’efface chaque fois que le droit national d’un État contractant ou une convention internationale à laquelle il est partie offre un standard de protection plus élevé. En aucun cas elle ne pourrait avoir pour effet de le limiter ou de lui porter atteinte. L’article H de la Charte sociale européenne révisée prévoit une disposition similaire, tout comme l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Dès lors, si le niveau de protection est similaire, le juge national trouvera dans chacun de ces instruments un fondement à sa décision. Il les citera tous ou n’en citera qu’un, indifféremment. En revanche, si le niveau de protection est différent, il retiendra normalement l’instrument le plus favorable à l’individu.

Pourtant, y compris dans les situations de convergence 27, la pratique des tribunaux révèle une omniprésence de la CEDH, même lorsque les droits sont déjà consacrés dans l’ordre interne et plus encore lorsqu’ils sont contenus dans d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme (à l’exception notable de la Convention internationale des droits de l’enfant). Dans le premier cas, il n’existe aucune ligne clairement affirmée. La CEDH apparaît seule alors qu’elle n’était peut-être pas nécessaire et que le droit national aurait permis d’aboutir à une solution identique 28. D’autres fois, sans doute plus fréquemment que par le passé 29, CEDH et droit national sont visés ensemble 30), sans doute pour renforcer leur gémellité et l’assise d’une décision, l’accumulation créant une apparence de justesse ou dissimulant une difficulté insurmontable. Lorsque le droit national intègre d’une façon ou d’une autre les exigences européennes, il se suffit à lui-même 31.

Le rayonnement de la CEDH est beaucoup plus flagrant lorsque le droit invoqué est également protégé par un autre instrument international de portée générale et tout particulièrement le PIDCP alors même que l’une des parties l’invoquerait spécifiquement voire exclusivement 32. Lorsque les garanties sont identiques, ce choix, qui ne s’explique guère autrement que par une sorte d’inclination naturelle pour ce qui est familier et proche 33, a pour seule conséquence d’éluder et de négliger cet autre instrument 34. Il est beaucoup plus gênant, lorsque les garanties offertes par l’un ou l’autre instrument sont sensiblement différentes. Ainsi, l’article 14 du PIDCP développe davantage le droit au procès équitable que l’article 6 de la Convention, et plus précisément les garanties des accusés en matière pénale 35, de même que l’article 26 du PIDCP prohibe, de manière autonome et indépendante contrairement à l’article 14 CEDH, toutes les discriminations. Ce n’est donc pas la multiplication des instruments et des droits qui affaiblit ici la protection des individus, mais le refus d’appliquer celui qui offrirait le standard de protection le plus élevé.

L’articulation entre les textes n’est donc simple qu’en apparence. Et elle se révèle impuissante à éliminer les phénomènes de concurrence dont les conditions et les issues ne sont pas toujours sans arrière-pensées.

Les contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité, bien qu’ils relèvent d’autorités différentes sont ainsi placés dans une situation de concurrence par l’article 23-2 de la loi organique relative au Conseil constitutionnel. Elle organise la question prioritaire de constitutionnalité (ci-après QPC) de telle façon qu’elle traduise la primauté de la Constitution dans l’ordre interne 36. L’initiative du contrôle appartient aux parties. Le juge n’a pas la faculté de poser, d’office, une QPC. Dès lors qu’il est saisi de moyens soulevant un problème de constitutionnalité et de conventionnalité, il se prononce prioritairement sur le premier. Une fois qu’il aura abouti, le contrôle de constitutionnalité risque d’influencer le contrôle de conventionnalité 37. Il en résulterait un renforcement de la subsidiarité que les États souhaitent inscrire dans le préambule de la Convention européenne des droits de l’homme pour affirmer plus nettement que le respect des droits fondamentaux et le contrôle de la loi est d’abord (exclusivement ?) l’affaire des États. Cependant, il n’est pas certain que le contrôle de constitutionnalité diffère tant que cela du contrôle de conventionnalité et qu’il l’oriente dans de manière décisive 38. En toute hypothèse, il ne parviendra pas, en raison de ses faiblesses, à le contrarier. La priorité ne signifie pas son exclusivité ni même sa primauté.

La constitutionnalité n’exclut pas la non-conventionnalité. Les arrêts Zielinski et Pradal, Gonzalez et autres c/ France du 28 octobre 1999 (n° 24846/94, 34165/96, 34173/96) et Agnelet c/ France du 10 janvier 2013 en attestent. Alors que par la décision n° 2011-113/115 du 1er avril 2011, le Conseil constitutionnel déclara conformes à la Constitution les articles du Code de procédure pénale relatifs à la motivation sommaire des arrêts de cour d’assises, la Cour de Strasbourg ne retient pas moins une violation de l’art. 6, § 1 tout en soulignant les effets bénéfiques de la réforme intervenue en août 2011. Et réciproquement, l’inconventionnalité ne constitue pas un grief d’inconstitutionnalité dont le Conseil constitutionnel pourrait connaître 39. Quant à la déclaration d’inconstitutionnalité, elle ne prive pas toujours d’intérêt le contrôle de conventionnalité, lorsque ses effets dans le temps sont modulés. Elle est alors susceptible de heurter la protection européenne des droits de l’homme dont l’effet est immédiat. La succession des contrôles de constitutionnalité 40, dont les effets avaient été repoussés au 1er juillet 2011 (date à partir de laquelle deviendrait effective l’abrogation) puis de conventionnalité 41 des articles du Code de procédure pénale qui empêchaient la personne gardée à vue de bénéficier assez tôt de l’assistance d’un avocat et d’être informée de son droit de garder le silence est à cet égard révélatrice 42.

En outre, le juge qui a transmis la QPC conserve le pouvoir de prendre toute mesure conservatoire ou provisoire qu’il estime nécessaires pour assurer le respect des engagements internationaux de la France 43. Et la Cour de cassation tend à considérer que le contrôle de conventionnalité primera le contrôle de constitutionnalité s’il n’existe aucune mesure permettant d’assurer la protection juridictionnelle des droits conférés non seulement par l’Union européenne mais également par le droit européen des droits de l’homme 44.

Enfin, il se déduit de la jurisprudence européenne que la QPC n’est pas une voie à épuiser avant de saisir la Cour EDH alors même que, après avoir vérifié ses conditions de recevabilité, le juge a l’obligation et non pas la simple faculté d’adresser la demande à la juridiction constitutionnelle 45. La « priorité » assurée en interne est affaiblie par cette « secondarisation » 46 définie par la Cour de Strasbourg

Il est ainsi à peine surprenant que la Cour de cassation ait préféré lever l’ambiguïté de la décision du Conseil constitutionnel 47 sur les aspects de droit transitoire du dispositif anti-perruche en s’appuyant sur la CEDH plutôt qu’en posant une nouvelle QPC 48.

La concurrence entre les instruments est plus redoutable encore lorsque le contrôle porte sur le droit de l’Union européenne. Les juges nationaux s’efforcent de réduire le conflit pour le ramener dans la sphère de droit de l’Union 49. La similitude entre la Convention européenne des droits de l’homme, par ailleurs intégrée dans l’ordre juridique de l’Union par l’intermédiaire des principes généraux du droit, et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, permet de concilier la compétence exclusive de la Cour de justice pour apprécier la validité des normes de droit dérivé et l’obligation pour l’État de se conformer aux droits fondamentaux, même lorsqu’il applique le droit de l’Union. La Cour de Strasbourg se montre relativement bienveillante à l’égard de cette articulation en développant la doctrine de la protection équivalente 50. La Cour de justice, tout particulièrement à la lumière de son avis 2/13, semble moins conciliante et déterminée à inféoder les droits fondamentaux à la logique d’intégration et aux constructions du droit de l’union 51.

II. – Le juge judiciaire face à la multiplication des acteurs

La primauté et le pragmatisme exigent une attention soutenue à l’égard de la jurisprudence européenne, à la fois pour déterminer le domaine des droits, en identifiant les situations qui en relèvent 52, et pour les appliquer. Cela implique-t-il pour autant que le juge national adopte ou s’approprie les méthodes de la Cour européenne 53 (A) ? Dans quelle mesure le contrôle du juge, dans son étendue et son contenu sera-t-il affecté ? Cela conduira-t-il à redéfinir la répartition des tâches entre la Cour de cassation, juge du droit, et les juges du fond qui connaissent de l’intégralité du contentieux (B) ?

A. – Raisonnement du juge

Tant qu’un État est membre du Conseil de l’Europe, tant qu’il est partie à la Convention européenne des droits de l’homme, une réponse positive à la première question n’est guère douteuse. Ignorer que toute règle qui affecte un droit garanti est constitutive d’une ingérence dont la conventionnalité suppose sa proportionnalité expose l’État à engager sa responsabilité. L’application mécanique des règles, sans égards pour le contexte de leur application et pour leurs effets dans la situation concrète, déterminera la Cour de Strasbourg à constater une violation de la Convention 54. L’application du droit national constitue peut-être un prétexte commode pour ne pas prendre en considération l’intérêt individuel, mais n’est pas une justification. L’ampleur des réformes à accomplir, par exemple à la suite d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, ne dispense pas davantage le juge de réagir, dans un cas particulier, à la méconnaissance des droits individuels 55.

Le droit objectif, la règle de droit générale, abstraite et hypothétique, seule garante de la sécurité juridique et de la prévisibilité des solutions, la Cour de cassation assurant en dernier recours l’uniformité de son application par les juges du fond, est-elle définitivement condamnée ? La Cour européenne des droits de l’homme elle-même récuse une telle éventualité 56. Elle serait, en toute hypothèse, irréalisable. En eux-mêmes, les droits fondamentaux ne prescrivent aucune solution. Ils constituent uniquement des instruments de mesure, d’évaluation. Ce sont des droits sur les droits, indiquant au juge la règle qu’il faut appliquer ou lui procurant un critère de sa validité 57. Plusieurs réponses sont concevables et plusieurs d’entre elles sont dans un rapport de compatibilité avec les droits fondamentaux. C’est le principe même de la marge nationale d’appréciation en conséquence de quoi même lorsqu’un texte est stigmatisé sa suppression n’est pas une issue inéluctable, bien qu’elle soit parfois l’issue la plus probable 58 (de la même façon qu’une discrimination pourrait théoriquement être effacée en octroyant le droit à tous ou en le supprimant pour tous 59). La jurisprudence européenne incitera à sa réécriture et l’accompagnera parfois. S’il arrive à la Cour de donner quelques repères à l’État dans tous les cas où le constat de violation découle davantage de la règle que des circonstances de son application, en particulier par la procédure d’arrêt pilote, elle ne livre jamais que des lignes directrices, elle ne définit que des standards minimaux de protection.

Pour autant, si la règle générale n’est pas condamnée, n’est-elle pas considérablement fragilisée ? La sécurité juridique et la prévisibilité des solutions constituent l’un des objectifs essentiels de toute règle et de tout système. Si, sous couleur de contrôle de conventionnalité, la proportionnalité autorise le juge à neutraliser la loi selon les circonstances de son application, alors il n’y a plus de sécurité ni de prévisibilité. Le plaideur sera incité à provoquer le contentieux pour échapper à la règle qui contrarie ses intérêts, pour peu qu’ils bénéficient de la protection d’un droit fondamental. Étant donné le domaine tentaculaire assigné aux droits fondamentaux par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’autonomie des termes de la convention, cette condition ne sera pas la plus restrictive. Cependant, la sécurité juridique est-elle une valeur absolue ne devant jamais souffrir aucune dérogation ? Elle est peut-être en elle-même une valeur, un objectif désirable pour éviter l’arbitraire, mais elle n’en est pas moins vide de toute substance. Son contenu axiologique est nul. À l’inverse, les droits fondamentaux sont des constructions politiques, porteurs de valeur. La réalisation de la justice est l’un des rares motifs justifiant de sacrifier la sécurité juridique 60. Qu’elle intervienne à l’initiative du juge est parfois contestée 61. Il lui appartient pourtant d’exercer le contrôle de conventionnalité des lois depuis 1975 et la célèbre décision IVG du Conseil constitutionnel 62, un contrôle relatif et contingent dont l’essence même est de neutraliser l’application de la loi dans une espèce particulière puisque le juge ordinaire n’a pas le pouvoir de l’annuler. Le juge n’est donc pas au-dessus de la loi. Il exerce son office 63.

B. – Rôle du juge

Une généralisation du contrôle de proportionnalité n’impose pas nécessairement une redéfinition des rôles de la Cour de cassation et des juges du fond. Du point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme, l’essentiel réside dans la motivation. L’intérêt individuel atteint a-t-il été pris en compte ? Les arguments avancés par l’individu sur le fondement de la Convention européenne des droits de l’homme ont-ils reçu une réponse 64 ? Outre un défaut de base légale, la Cour de cassation pourrait se contenter de sanctionner l’équivalent d’une dénaturation ou d’une erreur manifeste d’appréciation 65. Comme en matière de conflit de droits 66, seules des circonstances exceptionnelles détermineront la Cour de Strasbourg à se départir du principe de subsidiarité et à revenir sur l’appréciation des juges.

Un effondrement du système est-il à redouter ? Le juge peut-il désormais statuer librement en équité et s’affranchir des arbitrages réalisés par le législateur ? Plusieurs décisions récentes de la Cour de cassation ont attiré l’attention en suscitant des sentiments radicalement opposés 67. Le problème majeur n’est pas le contrôle. Il est même plutôt salutaire, tant le contrôle de constitutionnalité a priori a, par calcul ou arrangements politiques, révélé ses limites. Un individu pourra toujours discuter par le contrôle de conventionnalité, le respect de ses droits. La difficulté concerne alors l’identification des critères sur le fondement desquels le contrôle sera exercé.

La Cour européenne des droits de l’homme fait preuve, dans l’ensemble, de mesure. L’affaire Ivanova et Cherkezov 68 lui a donné l’occasion de préciser ses exigences dans la mise en œuvre de la Convention par les juges nationaux. L’affaire concerne la démolition d’une maison d’habitation construite sans autorisation. La Cour juge en particulier que les requérants, dont la maison est la seule résidence, n’ont pas disposé en droit interne d’une procédure leur permettant d’obtenir un examen complet de la proportionnalité de la démolition ordonnée (l’exécution de l’ordonnance de démolition entraînerait une violation de l’article 8, mais pas de l’article 1-P1). Elle répond à un certain nombre d’objections émises à l’encontre du contrôle de proportionnalité pour son immixtion dans l’application de la règle de droit et son potentiel perturbateur.

La Cour insiste sur le contexte. La perte du domicile représente l’une des formes les plus graves d’ingérences dans l’article 8, sans même que l’individu concerné appartienne à la catégorie des personnes vulnérables. À ce titre et compte tenu de la dimension procédurale de l’article 8, toute personne a le droit de faire examiner la proportionnalité de l’ingérence par un tribunal établi par loi, indépendant et impartial (Ivanova et Cherkezov, § 53). Provoquer l’examen juridictionnel d’une décision n’est pas suffisant, le contrôle juridictionnel doit intégrer la proportionnalité dont l’issue dépend d’abord du droit fondamental atteint 69.

Elle détaille ensuite, sans prétendre à l’exhaustivité, les éléments à prendre à compte au titre de la proportionnalité en présence d’une construction illégale (Ivanova et Cherkezov, § 53) 70. Dès lors que des arguments de ce type sont soulevés, les juridictions internes doivent les examiner attentivement et y répondre (Ivanova et Cherkezov, § 53). Si cette méthode est respectée, la marge d’appréciation sera étendue et la Cour sera réticente à revenir sur l’évaluation opérée par les juridictions internes qui sont, a priori, mieux placées pour évaluer les besoins et les conditions locaux (Ivanova et Cherkezov, § 53).

La Cour rejette encore l’argument dénonçant l’instabilité qui résulterait du jugement de proportionnalité (Ivanova et Cherkezov, § 55) et qui, en l’occurrence, nuirait au système bulgare de contrôle des constructions. Elle ne nie pas les inconvénients d’un tel procédé 71. Cependant, elle oppose deux arguments diversement convaincants. D’une part, les autorités administratives et les juridictions feront face à ces risques (puisqu’elles ont commencé à examiner les affaires sous l’angle de l’article 8 et qu’elles traitent régulièrement de demandes liées à la destruction d’immeubles), spécialement si elles sont assistées dans cette tâche par des paramètres ou des lignes directrices appropriées. D’autre part, cela ne concernera que quelques cas ; la remise en cause de la règle ne sera pas fréquente. Cet argument est le plus faible. Non pas tant parce qu’il spéculerait sur l’issue du contrôle, mais parce qu’il néglige le risque d’un afflux d’actions. Le droit ne pouvant être connu qu’a posteriori, comment les conseils rassureront-ils leurs clients ou les dissuaderont-ils d’agir 72 ? L’argument est classique et récurrent (contre la révision pour imprévision, contre le contrôle de l’interprétation des contrats), mais le risque est-il si grand et surtout ne vaut-il pas la peine d’être pris ? Le contrôle de proportionnalité n’est pas l’arbitraire. Les conseils sauront déceler, au gré des jurisprudences, les contextes et les intérêts qui permettent d’entrevoir une issue favorable et ceux qui ne laissent que peu d’espoirs ou les anéantissent totalement 73.

Des ajustements ponctuels, afin d’assurer la compatibilité du droit national au droit européen, n’entraîneront pas l’effondrement du système. D’autant moins qu’ils ne se réaliseront pas nécessairement de manière la plus brusque, par la neutralisation de la loi 74 et, le cas échéant, son remplacement 75), mais de façon feutrée par la technique de l’interprétation conforme 76, comme l’ouverture de l’action en retranchement à tous les enfants nés d’un premier lit, y compris ceux qui ne sont pas nés au cours d’un mariage 77, les causes de récusation d’un magistrat ou d’un expert 78 ou encore l’appréciation de la légalité d’une perquisition dans les locaux des entreprises de presse.

Notes:

  1. Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 [ci-après PIDCP]
  2. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 [ci-après PIDESC]
  3. Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes [ci-après CEDEF], 18 déc. 1979
  4. Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989
  5. Convention des Nations-Unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et membres de leur famille du 18 décembre 1990
  6. Convention des Nations-Unies relative aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006 [ci-après CDPH]
  7. Convention des Nations-Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965
  8. Convention des Nations-Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984
  9. Cons. const. déc. n° 71-44 DC du 16 juill. 1971
  10. V. entre autres, J. Carbonnier, « De Republica cujus leges principia genuerint », in Leges tulit, jura docuit. Écrits en hommage à J. Foyer, Paris, PUF, 1997
  11. Art. 34 de la Constitution du 4 oct. 1958, « La loi fixe les règles concernant […] les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ».
  12. Le pt. 16 de la décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010 Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne réitère la décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse (cons. 4).
  13. Rapp. Cour EDH, 17 juillet 2001, n° 39288/98, Association Ekin c/ France et l’abrogation de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 par le décret 2004-1044 du 4 oct. 2004
  14. CEDH 1er févr. 2000, n° 34406/97, Mazurek c/ France, Dalloz 2000. 332, note J. Thierry ; ibid. 626, chron. B. Vareille ; RDSS 2000. 607, obs. F. Monéger ; RTD civ. 2000. 311, obs. J. Hauser ; ibid. 429, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 601, obs. J. Patarin ; et la loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral
  15. Rapp. Cour EDH, 21 janvier 1999, n° 29183/95, Fressoz et Roire c/ France, Cour EDH, 7 juin 2007, n° 1914/02, Dupuis et a. c/ France, Cour EDH, 28 juin 2012, nos 15054/07 et 15066/07, Ressiot et a. c/ France et la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes
  16. Rapp. CEDH, 25 mars 1992, n° 13343/87, Botella c/ France, JCP G 1992.II.21955 note T. Garé ; JCP G 1993.I.3654 n° 19 obs. F. Sudre ; RTD civ. 1992. 540 obs. J. Hauser ; Dalloz 1992 som. 325 obs. J.-F. Renucci ; Dalloz 1993. 101 note J.-P Marguénaud ; et les articles 61-5 et s. du Code civil issus de la loi n° 2016-1547 du 18 nov. 2016 relative à la justice du 21ème siècle
  17. M. Delmas-Marty, M.-L. Izorche, « Marge nationale d’appréciation et internationalisation du droit. Réflexions sur la validité formelle d’un droit commun pluraliste », RIDC, 2000, n° 4, p. 753
  18. P. Martens, « Les désarrois du juge national face aux caprices du consensus européen », in CEDH, Dialogue entre les juges, Strasbourg, 2008, p. 52
  19. V. tout particulièrement, B. Edelman, « La Cour européenne des droits de l’homme : une juridiction tyrannique ? », Dalloz 2008. 1946 ; M. Fabre Magnan, « Le sadisme n’est pas un droit de l’homme », Dalloz 2005. 2973
  20. Arrêt Mazurek c/ France, préc.
  21. CEDH, 22 octobre 1981, n° 7525/76, Dudgeon c. Royaume-Uni
  22. CEDH, Gde ch., 22 janvier 2008, n° 43546/02, E. B. c/ France, Dalloz 2008. 2038 note P. Hennion-Jacquet, RTD civ. 2008. 249 obs. J.-P. Marguénaud, Gaz. Pal. 25 juil. 2008 n° 207 p. 10 note C. Tahri
  23. CEDH 21 déc. 1999, no 33290/96, Salgueiro da Silva Mouta c/ Portugal, RTD civ. 2000. 313, note Hauser
  24. CEDH 7 nov. 2013, n° 29381/09, Vallianatos et a. c/ Grèce, AJDA 2014.147, chron. Burgorgue-Larsen ; Dalloz 2013. 2888, note Laffaille ; ibid. 2014. 238, obs. Renucci ; ibid. 1342, obs. Lemouland et Vigneau ; AJ fam. 2014. 49, obs. Beaudoin ; RTD civ. 2014. 89, obs. Hauser ; ibid. 301, obs. Marguénaud
  25. S. Platon, La coexistence des droits fondamentaux constitutionnels et européens dans l’ordre juridique français, Paris, LGDJ, 2008
  26. Sur ces phénomènes, v. spéc. J.-S. Bergé, L’application du droit national, international et européen, Paris, Dalloz, coll. « Méthodes du Droit », 2013
  27. Sur cette question, v. C. Laurent-Boutot, La Cour de cassation face aux traités internationaux protecteurs des droits de l’homme, thèse Limoges, 2006, spéc. n° 682 et s.
  28. Cass., Soc., 12 janvier 1999, n° 96-40755, Spileers, Dalloz 1999 p. 645 note J. Mouly et J.-P. Marguénaud, rendu au seul visa de l’article 8 de la Convention pour censurer une clause domiciliaire plutôt qu’en application de l’article L 1121-1 du Code du travail ; Cass. Civ. 3ème, 6 mars 1996, n° 93-11113, Mel Yedei, JCP 1996.I.3958.1, obs. C. Jamin ; RTD civ. 1996. 897.6, obs. J. Mestre
  29. R. De Gouttes, « Le juge français et la Convention européenne des droits de l’homme : avancées et résistances », RTDH 1995. 605
  30. Cass., civ. 2ème, 10 juin 2004 n° 02-12926, Dalloz 2005 p. 469 note J.-P. Marguénaud et J. Mouly, visant les articles 8 de la CEDH et 9 du Code civil ou encore les arrêts arbitrant les conflits entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée (v., entre autres, Cass. civ. 1ère, 12 juill. 2001, n° 98-21337, CCE nov. 2001. 26, n° 117 ; Dr. et patrimoine nov. 2001/98. 103, obs. Loiseau ; JCP 2002.II.10152, note Ravanas ; Dalloz 2002. 1380, note C. Bigot
  31. En particulier, l’article L 1121-1 du Code du travail lorsque la chambre sociale de la Cour de cassation apprécie les atteintes aux droits fondamentaux des salariés dans l’entreprise.
  32. Cass., civ. 1ère 24 février 1998 nos 95-18646 et 95-18647 Csts Vialaron Dalloz 1999. 309 note J. Thierry, RCDIP 1998. 637 note G. A. L. Droz, Dalloz 1999. 290 note B. Audit, Clunet 1998. 732 note E. Kerckhove, JCP 1998.II.10175 note T. Vignal, RTD civ. 1998. 458 obs. B. Vareille, Defrénois 1999.1173 obs. R. Crône.
  33. Comp. C. Sciotti, La concurrence des traités relatifs aux droits de l’homme devant le juge national, Bruxelles, Bruylant, 1997, qui met en avant la plus grande clarté et la plus grande précision du droit européen des droits de l’homme résultant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (p. 79). Cependant, l’explication ne se vérifie pas toujours (v. citant la déplorable affaire Koua Poirrez – Soc. 22 janv. 1998, n° 96-14824 – à l’occasion de laquelle la Cour de cassation refuse, sur le fondement du PIDCP, ce qu’elle aurait accepté en se fondant sur l’article 14 de la CEDH combiné avec son article 1-P1 ou même l’article 12 de la Charte sociale européenne, C. Laurent-Boutot, La Cour de cassation face aux traités internationaux protecteurs des droits de l’homme, thèse Limoges, 2006, n° 713).
  34. Par exemple, Crim. 14 octobre 1997 n° 84-91.428, la Cour rejette le pourvoi contestant, au nom de la liberté d’expression, une condamnation pour diffamation publique. La similitude entre les articles 10 de la CEDH et 19 du PIDCP est renforcée par la déclaration accompagnant la ratification par la France du PIDCP selon laquelle son article 19 sera appliqué conformément à l’article 10 de la CEDH.
  35. Même si la jurisprudence constructive et évolutive de la juridiction strasbourgeoise a largement réduit l’écart que la lettre des textes laissait apparaître, la protection offerte par le Pacte est encore aujourd’hui plus élevée du fait des réserves et déclarations émises par la France lors de la ratification du Protocole additionnel n° 7 à la CEDH. Les mêmes causes engendraient les mêmes effets en matière d’égalité de droits et de responsabilités des époux pendant le mariage et lors de sa dissolution (art. 5 P. 7 CEDH accompagné de plusieurs réserves et art. 23 du PIDCP au contenu identique, mais sans que la France n’ait formulé de réserve).
  36. CE ass. 30 octobre 1998 Sarran, Levacher et autres Dalloz 2000. 152 note Aubin ; Cass., ass. plén., 2 juin 2000, n° 99-60274 Melle Fraisse, Gaz. Pal. 2000 n° 359-363 p. 7 note J.-F. Flauss, Dalloz 2000. 865 note B. Matthieu et M. Verpeaux
  37. En ce sens, J.-S. Bergé, op. cit., p. 233 ; C. Maugüé et J.-H. Stahl, La question prioritaire de constitutionnalité, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2ème édition, 2012, en raison de ce qu’ils nomment le « prisme d’examen » (p. 273).
  38. Le conseil constitutionnel est en effet sensible aux exigences européennes comme le révèlent les décisions QPC sur l’exception de vérité des faits diffamatoires ou encore la décision n° 2000-505 DC du 19 novembre 2004 Traité établissant une Constitution pour l’Europe visant un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme (Leyla Sahin c/ Turquie du 29 juin 2004) qui n’était pourtant pas définitif (et il sera même effacé par l’arrêt de grande chambre rendu dans la même affaire).
  39. Déc. n° 2010-605 DC 12 mai 2010 Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, pt 13, JCP G 2010 doctr. 576 obs. B. Mathieu
  40. Décision 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 M. Daniel W et autres.
  41. Cass., ass. plén., 15 avr. 2011, n° 10-17.049, Dalloz 2011. 1080, et les obs. ; AJ pénal 2011. 311, obs. C. Mauro ; n° 10-30.313, n° 10-30.316, D. 2011. 1128, entretien G. Roujou de Boubée ; ibid. 1713, obs. V. Bernaud et L. Gay ; Constitutions 2011. 326, obs. A. Levade ; RSC 2011. 410, obs. A. Giudicelli ; RTD civ. 2011. 725 obs. J.-P. Marguénaud
  42. Sur ce point, v. J.-P. Marguénaud, « QPC, piège à c … Libres propos d’un « droit de l’hommiste » sur la mise en œuvre de la QPC », Questions de droit pénal international, européen et comparé, Mélanges en l’honneur du Professeur Alain Fournier, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, 2013, p. 321 ; comp. B. Mathieu, « Les décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’homme : coexistence, autorité, conflit, régulation », Nouv. Cahiers du Cons. Constit. 2011 n° 32
  43. Comp. le cons. 14 décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010 Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard et CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C-188/10 et C-189/10, § 53
  44. Cass., ass. plén. 29 juin 2010, n° 10-40001
  45. CEDH, Gde ch., 27 août 2015, n° 46470/11, Parrillo c/ Italie, Dalloz 2015. 1700, et les obs. ; AJ fam. 2015. 433, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2015. 830, obs. J.-P. Marguénaud ; RTD civ. 2016. 76 obs. J. Hauser, JCP 2015. 1187, obs. G. Loiseau
  46. J.-P. Marguénaud, « La QPC devant la Cour européenne des droits de l’homme », Mélanges en l’honneur du Professeur Dominique Turpin, Paris, LGDJ, 2017 ; contra M. Guillaume, « Question prioritaire de constitutionnalité et Convention européenne des droits de l’homme », Nouv. Cahiers du Cons. Constit. 2011 n°32
  47. Décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, Mme Vivianne L. [Loi dite « anti-Perruche »]
  48. Cass. civ. 1ère, 15 décembre 2011, n° 10-27.473, Dalloz 2012. 12, obs. I. Gallmeister, et 323, note D. Vigneau
  49. CE, sect., 10 avril 2008, n° 296845, Conseil national des barreaux et autres, AJDA 2008. 1089, chron. Boucher et Bourgeois-Machureau ; RFDA 2008. 575, concl. Guyomar ; ibid. 2008. 711, note Labayle et Mehdi
  50. Définie selon la jurisprudence Bosphorus-Michaud (CEDH, gr. ch., 30 juin 2005, n° 45036/98, Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c/ Irlande ; CEDH 6 déc. 2012, n° 12323/11, Michaud c/ France).
  51. Sur l’ensemble de ces questions, v. la contribution du Professeur Romain Tinière.
  52. Comp. arrêt Mazurek c/ France, préc.
  53. V., entre autres, sur ce point, P. Malaurie, « Pour : la Cour de cassation, son élégance, sa clarté et sa sobriété. Contre : le judge made law à la manière européenne », JCP 2016. 318 ; B. Louvel, « La Cour de cassation face aux défis du XXIe siècle, mars 2015 ; Réflexions à la Cour de cassation », Dalloz 2015. 1326 ; F. Sudre, « Le contrôle de proportionnalité de la Cour européenne des droits de l’homme. De quoi est-il question ? », JCP G 2017.289
  54. V. par exemple, CEDH 1er déc. 2009, n° 64301/01, Velcea et Masare c/ Roumanie, Dalloz 2011. 472, obs. B. Fauvarque-Cosson ; AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss ; RDC 2010. 981, obs. J.-P. Marguénaud
  55. Rappr. les arrêts Marckx c/ Belgique (CEDH, 13 juin 1979, n° 6833/74) et Vermeire c/ Belgique (CEDH, 29 nov. 1991, n° 12849/87).
  56. V., en particulier, CEDH , Gde. ch., 22 avr. 2013, n° 48876/08, Animal defenders international c/ Royaume-Uni, AJDA 2013. 1800, chron. Burgorgue-Larsen ; CEDH 10 avr. 2007, n° 6339/05, Evans c/ Royaume-Uni, Dalloz 2007. AJ. 1202, obs. C. Delaporte-Carré ; RTD civ. 2007. 295, obs. J.-P. Marguénaud, et 545, obs. J. ; CEDH 21 déc. 2010, n° 41696/07, Almeida Ferreira et Melo Ferreira c/ Portugal
  57. F. Rigaux, La loi des juges, Odile Jacob, 1999, p. 176
  58. V. l’article 21 de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 abrogeant l’article 26 de la loi de la loi du 26 juillet 1881 à la suite de Cour EDH, 14 mars 2013, n° 26118/10, Eon c/ France
  59. V. les suites de l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/ Royaume-Uni (CEDH, 28 mai 1985, n° 9214/80).
  60. H. Fulchiron, « Flexibilité de la règle, souplesse du droit. À propos du contrôle de proportionnalité », Dalloz 2016. 1376
  61. F. Chénédé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », Dalloz 2016. 796 ; comp. H. Fulchiron, « Flexibilité de la règle, souplesse du droit. À propos du contrôle de proportionnalité », Dalloz 2016. 1376
  62. Préc.
  63. F. Chénédé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », Dalloz 2016. 796
  64. Voy. par exemple, CEDH, 14 mars 2017, n° 66610/10, Yevgeniy Zakharov c/ Russie, la Cour estimant que les juges nationaux ont manqué de mettre en balance le droit du requérant au respect de son domicile et les intérêts des occupants des deux autres chambres de l’appartement, de sorte qu’ils n’ont pas déterminé la proportionnalité de l’ingérence faite dans le droit du requérant au respect de son domicile (en l’espèce, le requérant avait été expulsé de la chambre qu’il occupait avec son épouse, jusqu’à son décès, dans un appartement communautaire, alors que cette chambre constituait son seul logement et que la décision procédait d’une règle administrative purement formelle).
  65. L’arrêt du 17 déc. 2015 (Cass. civ. 3ème, n° 14-22095, AJDA 2015. 2467 ; Dalloz 2016. 72 ; ibid. 1028, chron. A.-L. Méano, V. Georget et A.-L. Collomp ; RDI 2016. 100, obs. P. Soler-Couteaux ; AJCT 2016. 283, obs. E. Péchillon ; RTD civ. 2016. 398, obs. W. Dross ; JCP 2016. 188, avis O. Bailly ; ibid. 189 note P.-Y. Gautier) s’inscrit dans cette perspective en ne procédant pas lui-même au contrôle de proportionnalité, mais en considérant, au double visa de l’article 8 de la CEDH et 809 du CPC, qu’il appartenait à la cour « de rechercher, comme il le lui était demandé si les mesures ordonnées étaient proportionnées au regard du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile des consorts O. », au regard de l’ancienneté de l’occupation dans les lieux, de la longue tolérance de la commune, de l’absence de possibilité de relogement et de l’absence droits de tiers en jeu.
  66. V. les arrêts Axel Springer c/ Allemagne et Von Hannover c/ Allemagne (CEDH, Gde ch., 7 fév. 2012, n° 39954/08 ; n° 40660/08 et 60641/08). Comp. CEDH, Gde ch., 29 avril 1999, n° 25088/94, 28331/95 et 28443/95, Chassagnou et al. c/ France, GACEDH n° 69 ; RTD civ. 1999.913, obs. J-P. Marguénaud ; RTDH 1999.901, M. Flores-Lonjou et P. Flores ; D. 1999.Chron.389, G. Charollois ; Droit et patrimoine, 1999.123, Ch. Pettiti ; JCP G 2000.I.203, n° 28 et 32, F. Sudre. Contra, P.-Y. Gautier, « Contre la balance des intérêts : la hiérarchie des droits fondamentaux », Dalloz 2015. 2189, estimant qu’une hiérarchie devrait pourtant s’imposer lorsqu’un droit déterminé se heurte à l’exercice d’une liberté indéterminée et citant en exemple le conflit entre le droit d’auteur (art. 1-P1) et la liberté d’expression (art. 10) qui devrait se résoudre au profit du premier (un acte de contrefaçon ne devrait même pas relever du domaine de l’article 10 ; cet argument est très contestable puisqu’il ferait dépendre le domaine du droit à la liberté d’expression de qualifications juridiques nationales opérées par les autorités nationales, qui pourraient ainsi fixer elle-même l’étendue de leurs engagements conventionnels).
  67. À commencer par l’arrêt du 4 décembre 2013 (Cass., civ. 1ère, 4 déc. 2013, n° 12-26066, Dalloz 2014. 179, note F. Chénedé, 153, point de vue H. Fulchiron, et 1342, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2014. 124, obs. S. Thouret, et 2013. 663, point de vue F. Chénedé ; RTD civ. 2014. 88, obs. J. Hauser, et 307, obs. J.-P. Marguénaud).
  68. CEDH, 21 avril 2016, n° 46577/15, Ivanova et Cherkezov c/ Bulgarie, RTD civ. 2016. 301, obs. J.-P. Marguénaud
  69. Comp. avec les arrêts relatifs à la clause pénale dans les libéralités – la clause est seulement rapporté au droit atteint, le droit d’accès au juge dans le premier cas (Cass. civ. 1ère, 16 déc. 2015, n° 14-29285, Dalloz 2016. 578, note T. Le Bars ; ibid. 566, obs. M. Mekki ; AJ fam. 2016. 105, obs. J. Casey ; RTD civ. 2016. 339, obs. H. Barbier ; ibid. 424 obs. M. Grimaldi), le droit absolu au partage, qui se rattache au droit de propriété, dans le second (Cass. civ. 1ère, 13 avril 2016, n° 15-13312, AJ fam. 2016. 275, obs. J. Casey).
  70. « The factors likely to be of prominence in this regard, when it comes to illegal construction, are whether or not the home was established unlawfully, whether or not the persons concerned did so knowingly, what is the nature and degree of the illegality at issue, what is the precise nature of the interest sought to be protected by the demolition, and whether suitable alternative accommodation is available to the persons affected by the demolition (see Chapman, cited above, §§ 102-04). Another factor could be whether there are less severe ways of dealing with the case; the list is not exhaustive ». En outre, en l’espèce, la règle appliquée n’intégrait pas les intérêts protégés par la Convention ce que dénonçait déjà l’ombudsman dans l’ordre interne.
  71. « It is true that the relaxation of an absolute rule may entail risks of abuse, uncertainty or arbitrariness in the application of the law, expense, and delay ».
  72. A. Bénabent, « Un culte de la proportionnalité un brin disproportionné ? », Dalloz 2016 Point de vue 137
  73. V. par exemple, Civ. 1ère, 6 juillet 2016, n° 15-19853, Dalloz 2016. 1980, note H. Fulchiron ; RTD civ. 2016. 831, obs. J. Hauser : action en contestation de paternité déclarée irrecevable parce qu’elle est exercée au-delà du délai de 5 ans prévu par l’article 333 du code civil. Le texte poursuit un but légitime (protection des droits et libertés des tiers ainsi que la sécurité juridique) et la restriction n’est pas disproportionnée car l’action ne poursuivait qu’un intérêt patrimonial.
  74. Cass. civ. 1ère, 4 décembre 2013, n° 12-26.066, préc.
  75. Pour contourner une insaisissabilité (Cass., civ. 2ème, 3 mai 2007, n° 05-19439, RTD civ. 2007. 644, obs. R. Perrot ; Dalloz 2007. 2344, obs. V. Vigneau ; ibid. 1168, obs. A. Leborgne ; Ann. dr. eur. 2007. 842, obs. F. M.) ; créer une action, sur le modèle des actions d’état, concrétisant le droit à la connaissance des origines (Cass. civ. 1ère, 13 nov. 2014, n° 13-21.018, Dalloz 2014. 2342, 2015. 649, obs. M. Douchy-Oudot, 702, obs. F. Granet-Lambrechts, et 755, obs. H. Gaumont-Prat ; AJ fam. 2015. 54, obs. F. Chénedé ; RTD civ. 2015. 103, obs. J. Hauser ; Dr. fam. 2015. Comm. 9, note C. Neirinck ; RJPF 1/20, obs. T. Garé
  76. V. par exemple, X. Dupré de Boulois, « Le juge, la loi et la Convention européenne des droits de l’homme », RDLF 2015, chron. n° 08 (www.revuedlf.com) ; M. Luciani, « L’interprétation conforme et le dialogue des juges », in Mélanges Bruno Genevois, Dalloz, 2009, p. 695
  77. Cass. civ. 1ère, 29 janv. 2002, n° 99-21134 99-21135, Dalloz 2002. 1938, note A. Devers ; Dr. fam. 2002.45, note B. Beignier, RTD civ. 2002.347 obs. B. Vareille
  78. Cass., civ. 2ème, 5 décembre 2002, n° 01-00224, Dalloz 2003.2260 note A. Penneau

La soft law est-elle l’avenir des droits fondamentaux ?

 

Mihaela AILINCAI, Professeure de droit public, Université Grenoble Alpes – CRJ EA 1965

 

 

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Il peut paraître curieux qu’une place ait été réservée à la soft law (ou droit souple) 1 dans le cadre de ce colloque car elle est généralement négligée, voire franchement méprisée, y compris dans le champ des droits fondamentaux où il est d’usage de considérer qu’il n’y a point de salut en dehors du juge 2. Pourtant la soft law est littéralement omniprésente dans la pratique. Elle envahit désormais le champ du droit non plus par défaut, mais de façon délibérée, dans un contexte d’estompement de la contrainte et d’assouplissement de la normativité. Intégrer la soft law dans ce colloque témoigne ainsi, peut-être, d’une lente évolution de la perception à son égard, dans le sens d’une certaine acceptation, au moins par résignation.

La formulation du sujet est tout aussi surprenante, voire amusante. La soft law est-elle l’avenir des droits fondamentaux ? Il y a assurément une dimension provocante dans la question posée, en raison du paradoxe qui la sous-tend. L’histoire du développement du droit des droits de l’homme a été nourrie par un double mouvement de judiciarisation et de juridictionnalisation des droits de l’homme. On a ainsi cherché à dégager les droits fondamentaux de leur « vice » originel majeur, c’est-à-dire leur absence de juridicité. La question posée pourrait donc laisser craindre un retour en arrière. L’interrogation est par ailleurs oppressante puisqu’elle invite en réponse à formuler une prédiction quant à l’avenir des droits fondamentaux. Sans compter que, formulé de manière ramassée, le sujet gomme les aspérités qui accompagnent l’extraordinaire variété des normes couvertes sous la bannière commode de la soft law, ainsi que l’étendue très vaste du droit des droits fondamentaux et la multiplicité des ordres juridiques impliqués. Vaste programme !

Et les difficultés ne s’arrêtent pas là. Commençons par le début. Que signifient exactement les termes du sujet ? Qu’est-ce que la soft law ? Qu’est-ce que les droits fondamentaux ? Qu’est-ce que l’avenir (des droits fondamentaux) ? L’épreuve est redoutable.

Chacun de ces termes est en effet entouré d’un halo d’incertitude. Pour preuve, les droits et libertés fondamentaux sont présentés comme une catégorie à propos de laquelle « le discours juridique véhicule […] une incertitude terminologique qui concerne tant la définition que la portée de son objet même » 3. La soft law est elle-même une notion « large, très large, large au point de ne plus trop savoir ce qu’[elle] recouvre, ou plutôt de pouvoir tout recouvrir » 4 ; c’est « un concept qui ratisse tous les phénomènes atypiques et parfois spontanés » 5. Quant à l’avenir, il désigne « l’état, la situation de quelqu’un [ou de quelque chose] dans le temps à venir » 6, sans précisions concernant l’échéance exacte. On l’aura compris, chercher un sens univoque au sujet proposé est peine perdue. Il reste alors la possibilité de tracer un chemin, parmi d’autres.

La soft law sera ici comprise comme l’ensemble des instruments normatifs dont la juridicité est incertaine et discutée, parce qu’ils ne sont ni juridiquement obligatoires (ils ne créent pas de droits et obligations ; on parle aussi de « droit mou »), ni juridiquement contraignants (ils ne sont pas assortis de sanctions juridiques ; on parle aussi de « droit doux »), mais qui influent quand même le comportement de leurs destinataires. La souplesse sera ainsi recherchée dans l’instrument lui-même (instrumentum) et pas nécessairement dans les normes qu’il porte (negotium). La conception formelle de la soft law est donc privilégiée ici. Cela exclut la soft law au sens matériel du terme, également appelée « droit flou » 7, c’est-à-dire ce droit imprécis qui est formellement hard et matériellement soft. En clair, une disposition législative imprécise ou une disposition vaporeuse d’un traité international ne relèvent pas de la soft law au sens de la présente étude.

Même ainsi circonscrite, la soft law demeure un phénomène extrêmement hétérogène. Cette hétérogénéité impose une démarche empirique et inductive. Cela incite à la modestie quant aux conclusions de l’analyse parce que le choix des instruments étudiés est nécessairement arbitraire compte tenu de la masse de documents disponibles et parce que toutes les conclusions ne sont pas nécessairement universellement applicables à l’ensemble des instruments relevant de la vaste catégorie de la soft law.

Il reste la question centrale : qu’est-ce que « l’avenir des droits fondamentaux » ? Là aussi, plusieurs chemins se profilent.

L’avenir des droits fondamentaux peut être compris dans son sens le plus absolu, le plus extrême, comme la survie des droits fondamentaux. Si la question est de savoir si la soft law va ou doit se substituer globalement à la hard law en matière de droits fondamentaux, la réponse doit être résolument négative. Mais une analyse moins globale peut conduire à une réponse partiellement et temporairement positive. Parfois, la soft law peut délibérément être choisie pour se substituer, peut-être temporairement, à la hard law, dans un contexte particulier. On constate alors que certains aspects du droit des droits fondamentaux se prêtent plus facilement à une intervention de la soft law. L’exemple topique est celui de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), pour des raisons bien connues d’attrait des acteurs économiques pour les modalités non contraignantes de régulation. Dans ces hypothèses, la soft law participe à la sauvegarde des droits fondamentaux.

Le sujet peut être compris autrement, à l’aide d’une reformulation de la question : la soft law annonce-t-elle le futur du droit des droits de l’homme ? La réponse devrait ici être clairement positive. Georges Abi-Saab l’exprimait nettement en soulignant que la soft law joue un « rôle d’étape dans l’évolution du droit » : « le soft law d’aujourd’hui est ou énonce le hard law de demain » 8. Dans bien des domaines, la soft law devance le droit positif, c’est-à-dire constitue une étape vers l’élaboration du droit positif : c’est le cas par exemple à propos des droits des personnes en situation de handicap 9. La soft law participe alors au développement du droit des droits fondamentaux. Lui prêter de l’intérêt permet donc de se positionner au cœur même du mouvement de création du droit positif, notamment en matière de droits fondamentaux. Dans cette optique, la question de savoir si le droit positif est nécessairement l’avenir de la soft law peut être posée.

La soft law n’est pas seulement précurseure ; elle complète aussi le droit positif et se présente comme une normativité concurrente ou plus exactement complémentaire. On pourrait alors comprendre le sujet comme impliquant de se questionner sur la place de la soft law en droit des droits de l’homme, aujourd’hui et dans le futur. La question posée peut alors être de nouveau reformulée : la soft law fera-t-elle partie à l’avenir du droit des droits fondamentaux ? Quelle est, aujourd’hui et à l’avenir, l’utilité de la soft law en matière de droits fondamentaux ?

Finalement, cette démarche par questionnements successifs permet de dégager les principaux éléments constitutifs de « l’avenir des droits fondamentaux ». Celui-ci résiderait classiquement dans la sauvegarde et le développement des droits fondamentaux. La sauvegarde des droits fondamentaux est étroitement liée à leur effectivité, c’est-à-dire à l’application concrète du droit des droits fondamentaux. Le développement implique quant à lui l’approfondissement du droit, lequel suppose une dimension de création normative. Dans un cas il s’agit d’accroître le niveau d’application du droit ; dans l’autre il s’agit d’en augmenter le niveau d’exigence. Ces deux aspects rejoignent en somme l’élaboration et l’application du droit, ce qui résume d’une certaine façon la « vie » du droit, qui mêle passé, présent et futur.

Est-ce à dire pour autant que la soft law pourrait, par elle-même et sans complexes, conduire à la réalisation de la finalité protectrice de la norme et assurer ainsi l’avenir des droits fondamentaux ? Que ce soit sous le prisme de la sauvegarde ou du développement, la même réponse s’impose : la soft law n’est assurément pas l’avenir des droits fondamentaux dans un sens exclusif. Même une approche bienveillante de la soft law ne saurait conduire à affirmer qu’elle porte en elle la capacité intrinsèque de sauvegarder les droits et de développer le droit. La soft law n’est donc pas à proprement parler l’avenir des droits fondamentaux. Mais elle en fait partie, à la fois sous l’angle de la sauvegarde et du développement de ces droits, de concert avec le droit dur. Le lien entre soft et hard law est donc ici déterminant, ce qui n’est guère surprenant compte tenu du contexte de pluralisme juridique très marqué dans lequel se déploie le droit des droits fondamentaux. Etablir ce lien permet alors de mettre en exergue les multiples interactions qui se nouent entre ces normes inégales. A la lumière de ces interactions, la soft law participe de l’avenir des droits fondamentaux en ce qu’elle apparaît tantôt comme un vecteur d’effectivité des droits fondamentaux (I), tantôt comme un facteur de développement du droit des droits fondamentaux (II).

 

I. La soft law comme vecteur d’effectivité des droits fondamentaux

 

Sous l’angle de la sauvegarde des droits fondamentaux, la soft law participe à leur avenir au sens où elle joue un rôle de soutien à l’application effective du droit en la matière (A), sous réserve de ne pas être elle-même contre-productive. Parce que cette perspective n’est pas complètement fictive, un contrôle du respect des droits fondamentaux par la soft law se met progressivement en place, ce qui est encore une manière d’assurer, en creux, l’effectivité – et donc l’avenir – des droits fondamentaux (B).

 

A. Un rôle de soutien à l’application effective du droit des droits fondamentaux

 

La soft law peut intervenir de différentes façons pour favoriser la mise en œuvre du droit dur. Elle peut servir de relais à sa diffusion (1), en proposer une déclinaison concrète et pragmatique à destination des débiteurs des droits fondamentaux (2) et même mettre ses services à la disposition du juge (3).

 

1/ La diffusion du droit dur

La soft law est un vecteur utile de diffusion du droit dur, dans une logique de promotion de son contenu et avec un objectif de prévention des atteintes aux droits fondamentaux. La démarche peut alors consister en une synthèse du droit dur, en une « codification » dans un instrument unique, afin d’en permettre une meilleure connaissance et d’en faciliter la compréhension par les destinataires ciblés de l’instrument soft 10. Le droit souple « se fait alors pédagogue et se présente comme un passeur du droit dur. Parce qu’il est didactique, explicatif, facile d’accès et traduit dans un langage simple des règles complexes, il propose aux citoyens une vision adaptée des règles juridiques » 11. L’appropriation du droit dur par le citoyen en est alors facilitée. Les exemples ne manquent pas. L’un des plus significatifs est sans doute celui de la responsabilité sociétale de l’entreprise, dont l’un des ressorts principaux consiste à présenter le respect de la législation en vigueur comme une bonne pratique. Cette démarche, qui peut surprendre en ce qu’elle présente comme  un progrès ce qui n’est qu’une exigence minimale, peut se révéler « un moteur puissant » de l’effectivité des droits fondamentaux : « [c]e rappel des règles légales et réglementaires n’est jamais chose vaine [c]ar pour respecter une norme, encore faut-il la connaître » 12.

Une modalité moins passive de diffusion du droit dur consiste en des actions de formation et de sensibilisation des acteurs de terrain, qui impliquent la délivrance de conseils pratiques à dimension normative. Un exemple parmi tant d’autres est fourni par le Défenseur des droits à propos des contrôles d’identité « au faciès ». Le 24 janvier 2017, le Conseil constitutionnel a rendu une décision QPC à propos des contrôles d’identité sur réquisitions du procureur de la République, dans laquelle il conclut, sous réserve, à la constitutionnalité des articles 78-2 et 78-2-2 du Code de procédure pénale 13. Ce n’est donc pas la loi en elle-même qui est attentatoire aux droits fondamentaux constitutionnellement garantis mais sa mise en œuvre. Sur ce sujet, le Défenseur des droits a multiplié les initiatives depuis plusieurs années. Il a en particulier réalisé en 2016 une enquête, dénommée « Accès aux droits », dont le premier volet porte sur les relations entre la police et la population dans le cadre des contrôles d’identité. Les résultats témoignent des discriminations vécues par certains groupes sociaux. En conséquence, le Défenseur des droits renouvelle sa recommandation d’assurer une traçabilité des contrôles et décide d’intégrer les enseignements de cette enquête aux formations qu’il assure auprès des élèves gardiens de la paix « pour renforcer la prévention des risques de pratiques discriminatoires » 14. La démarche permet là encore d’amener les règles de droit au plus près des acteurs immédiats de leur mise en œuvre, l’objectif étant d’instiller une culture respectueuse des droits fondamentaux. Cela peut être présumé comme un gage d’effectivité à défaut de pouvoir en mesurer les effets.

Si la plupart du temps les efforts de diffusion du droit dur sont tournés vers les destinataires immédiats de la norme contraignante, la soft law permet dans certains cas d’élargir le cercle des entités impactées par le droit. Cela se vérifier par exemple à propos des travaux de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) du Conseil de l’Europe. Cette Commission propose aux Etats intéressés des standards en partie fondés sur la CEDH et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Or, les Etats destinataires des recommandations de la Commission ne sont pas nécessairement parties à cette convention. S’ils s’en inspirent, ces Etats « accept – to a certain extent, implicitly – the legal standards contained in the ECHR […]. In any event, these standards are applied to them as well » 15.

L’effort de diffusion du droit dur peut en outre avoir pour finalité une synchronisation systémique. La soft law devient alors un vecteur d’ordonnancement normatif, au service d’une cohérence systémique et inter-systémique. Ce rôle de la soft law est très visible dans les travaux du Défenseur des droits, qui œuvre en faveur de l’alignement du droit positif français sur le droit de la CEDH en recommandant aux pouvoirs publics d’en respecter les prescriptions 16.

Assurément, la diffusion du droit dur au moyen de la soft law n’est pas la plus spectaculaire. Elle n’est pas non plus la plus dense du point de vue normatif, approchant même le degré zéro de l’apport normatif. Elle n’en reste pas moins utile du point de vue de l’effectivité des droits fondamentaux, ou plus exactement supposément utile tant son impact réel sur le degré de respect des droits de l’homme échappe à l’analyse des juristes. L’impact de la participation de la soft law à la substantialisation du droit dur et tout aussi difficile à établir, mais sa portée normative est accrue.

 

2/ La déclinaison concrète et pragmatique de la hard law à destination des débiteurs des droits fondamentaux

Il arrive fréquemment que la soft law complète le droit dur en détaillant les modalités concrètes de son application. Elle donne alors « une consistance au droit dur » 17. Cette hypothèse se rencontre très fréquemment à travers les recommandations adoptées par les organes générateurs de soft law 18.

Cette modalité d’action présente des avantages non négligeables. Dans son rapport annuel de 2013 consacré au droit souple le Conseil d’Etat l’a encouragée, parce qu’il y a vu un moyen d’endiguer l’inflation normative 19 et de préserver la cohérence et l’intelligibilité du droit dur. Cette fonction de la soft law a aussi pour intérêt d’offrir une assistance experte aux débiteurs des droits fondamentaux dans la mise en œuvre du droit dur, en leur proposant des solutions, parfois individualisées, adaptées à leur situation et à leurs contraintes et respectueuses de leur marge de manœuvre. Ce résultat peut être atteint au moyen d’une association des destinataires à l’élaboration des recommandations les concernant, lesquelles résultent bien souvent d’un dialogue, qui se veut constructif, entre les acteurs concernés. Un tel dialogue peut être d’autant plus facilement engagé qu’il paraît inoffensif, puisque insusceptible de déboucher sur des normes juridiquement contraignantes, et en même temps valorisant pour le destinataire de la norme qui peut se présenter comme un acteur responsable et impliqué et peut espérer ainsi rehausser à moindre frais l’estime publique à son égard. On peut alors s’attendre à ce que la norme qui en résulte soit perçue comme légitime et qu’elle soit en conséquence mieux acceptée et davantage suivie d’effets 20. L’atout de la soft law réside alors dans sa capacité d’incitation par la persuasion.

Bien évidemment, il ne faut pas se leurrer en surestimant la capacité de la soft law à induire l’effectivité du droit car toutes les recommandations ne sont pas toujours mises en œuvre ou pas intégralement 21. Les analyses d’impact sont extrêmement rares 22, pour ne pas dire inexistantes. Il est d’ailleurs très difficile de mesurer l’impact réel de la soft law sur le comportement de ses destinataires. Il est exceptionnel de pouvoir à coup sûr imputer un changement normatif ou dans la pratique à un facteur unique ; il est plus raisonnable de croire qu’un impact potentiel découle d’une combinaison de facteurs divers, y inclus le contexte politique et socio-économique 23. Sans compter que, généralement, aucun de ces facteurs, dont la norme de soft law, n’est présenté ouvertement comme une source décisive d’influence. Il n’en reste pas moins que la soft law, en tant que modalité non autoritaire de direction des conduites, constitue un mode alternatif par rapport au droit dur qui ajoute à la contrainte ses propres stimuli pour favoriser la mise en œuvre du droit et permettre son effectivité. On comprend alors que les rapports que la soft law entretient avec le juge peuvent se révéler fructueux.

 

3/ La soft law en tant qu’auxiliaire du juge

Pour accroitre l’effectivité du droit des droits fondamentaux la soft law peut se mettre au service du contrôle juridictionnel, auquel elle peut proposer son assistance au stade de l’élaboration de la solution juridictionnelle (a) et au stade de l’exécution des jugements (b). Son immixtion dans le contentieux peut se réaliser à l’initiative des parties à l’instance, du juge ou des organes générateurs de soft law eux-mêmes, lesquels ont parfois la faculté de présenter des observations orales ou écrites devant les juridictions 24

La présence du droit souple dans le contentieux varie selon les juridictions concernées : elle est désormais bien établie dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, tandis qu’elle est plus discrète, peut-être moins visible parce que moins assumée, dans la jurisprudence nationale.

 

a/ Au stade de l’élaboration de la solution juridictionnelle

La soft law peut proposer au juge des standards d’évaluation, voire même une solution « clé en main », qu’il est toujours libre d’accepter ou d’écarter en tout ou partie. Si le juge se laisse inspirer par le droit souple, l’effectivité des droits fondamentaux peut en être accrue ne serait-ce que parce que la soft et la hard law conjuguent alors leurs efforts dans une même direction. A défaut, l’effectivité des droits peut reposer exclusivement sur la soft law, ce qui confirme qu’elle participe à la sauvegarde des droits.

La présence contentieuse de la soft law se remarque fréquemment dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. L’hypothèse concerne aussi les juridictions nationales, dans une proportion moindre.

  • Le contentieux de la CEDH

Dans le contentieux de la CEDH, la visibilité de la soft law est doublement accrue. Parce que la Cour européenne des droits de l’homme est une juridiction internationale, elle est astreinte à une motivation abondante, qui fait ressortir l’ensemble des éléments intervenant dans le raisonnement juridique. En outre, la soft law est fréquemment mentionnée dans les opinions séparées des juges, qui s’en servent pour étayer leur argumentation, démontrant ainsi qu’elle occupe une place dans les délibérations y compris lorsque l’arrêt finalement rendu n’en conserve aucune trace. Pour autant, la référence explicite à des instruments de soft law ne saurait être considérée comme un révélateur fidèle de leur influence potentielle. Il ne faut négliger ni les cas – difficilement identifiables – dans lesquels la Cour endosse implicitement leur contenu en utilisant les mêmes mots 25, ni les modalités informelles d’influence liées aux échanges non officiels entre les membres des différentes institutions et à un certain métissage du personnel dû à des changements de poste.

Le droit souple inspire parfois les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme de façon manifeste, ce qui non seulement renforce la légitimité et l’autorité des instruments de soft law mais surtout aboutit à un ordonnancement normatif porteur d’unité de sens dans la protection des droits fondamentaux et donc gage de leur effectivité. Les exemples sont nombreux 26. N’en citons qu’un, très récent. Dans l’affaire Podeschi c. San Marin, la Cour était appelée à se prononcer sur les conditions de détention du requérant sur le terrain de l’article 3 de la CEDH (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants). Elle rappelle que, outre l’espace personnel disponible, il faut tenir compte d’autres éléments révélateurs des conditions de détention, une attention particulière étant accordée à la possibilité pour les détenus de profiter d’une sortie à l’air libre. La Cour note sur ce point que les standards élaborés par le CPT préconisent un temps d’activités en extérieur d’une durée minimale d’une heure par jour. Constatant que le détenu bénéficiait de deux heures quotidiennes à l’extérieur de la cellule, la Cour souligne que « the CPT standards have been fulfilled » et conclut à l’absence de violation de l’article 3 de la CEDH 27.

Dans d’autres cas, la Cour choisit délibérément de s’écarter de l’option privilégiée par la soft law et assume ainsi une divergence, voire une cacophonie normative, porteuse de risques en termes d’effectivité des droits. Les raisons qui poussent la Cour à agir ainsi sont généralement présentées comme étant d’ordre juridique, ce qui peut être une manière commode de dissimuler des considérations d’ordre politique ou économique qu’il peut paraître légitime de considérer comme déterminantes en réalité. On constate en effet que le juge européen se montre particulièrement réservé à l’égard de la solution suggérée par la soft law dans les affaires politiquement sensibles, ayant de lourdes implications financières et/ou touchant aux politiques économiques et sociales nationales. Elle préfère alors réserver aux Etats une ample marge d’appréciation, laquelle prime sur l’exigence de cohérence systémique et donc d’effectivité des droits. Plusieurs affaires peuvent illustrer le propos.

Une illustration d’un contentieux politiquement sensible est fournie par l’arrêt S.A.S. c. France, rendu par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme le 1er juillet 2014, à propos de la conventionnalité de la loi française sur le voile intégral. Sur la question de la proportionnalité de la mesure, elle cite la position de divers acteurs nationaux et internationaux de protection non juridictionnelle des droits de l’homme, qui considèrent qu’une interdiction générale est disproportionnée. La Cour conclut pourtant en sens inverse, au regard de la marge d’appréciation reconnue aux Etats. Dans une opinion séparée, les juges Nussberger et Jäderblom concluent au contraire que la mesure est disproportionnée en s’appuyant précisément sur les instruments de soft law cités par la Cour.

L’affaire National Union of rail, maritime and transport workers c. Royaume-Uni permet d’illustrer la réserve de la Cour dans les affaires touchant aux politiques économiques et sociales nationales 28. Le syndicat requérant arguait que les restrictions imposées à une action de grève secondaire étaient constitutives d’une violation de l’article 11 de la CEDH protégeant la liberté d’association. Le Gouvernement soutenait que l’article 11 de la CEDH ne couvre pas le droit de mener une action secondaire. S’appuyant notamment sur la soft law (travaux de la commission d’experts de l’OIT et du Comité européen des droits sociaux – CEDS), la Cour juge l’article 11 applicable en l’espèce, c’est-à-dire qu’elle inclut les actions revendicatives secondaires dans le champ de cet article.

Sur la question de savoir si l’ingérence était justifiée, la Cour diverge de la position apparemment retenue par le comité d’experts de l’OIT et le CEDS à propos de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure. Elle reconnait aux Etats une marge d’appréciation quant à la manière d’assurer la liberté syndicale, compte tenu des liens évidents entre cette question et les stratégies économiques et sociales nationales. Restait à déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation. Celle-ci peut varier en présence d’un consensus, lequel se dégage de l’examen des législations et pratiques nationales (consensus subjectif) ou des instruments internationaux applicables (consensus objectif) 29. A propos du consensus subjectif, la Cour souligne qu’ « en interdisant totalement les actions secondaires, l’Etat défendeur […] fait […] partie du petit groupe d’Etats européens à avoir adopté une position aussi catégorique en la matière ». A propos du consensus objectif, la Cour relève que le Royaume-Uni « fait […] l’objet de commentaires critiques de la part de la commission d’experts de l’OIT et du CEDS » 30. Le Gouvernement contestait l’autorité de ces critiques, notamment parce que les avis de ces organes ne constitueraient pas « une source de droit faisant autorité » 31. La Cour écarte cette prétention en reconnaissant leur influence potentielle 32. Elle conclut qu’il existe « une tendance perceptible sur le plan international qui consiste à appeler à une approche moins restrictive » que l’interdiction totale des actions revendicatives secondaires 33. La juridiction européenne considère malgré tout que « les appréciations négatives émanant des organes de surveillance pertinents de l’OIT et de la Charte sociale européenne ne sont pas d’un poids décisif » en l’espèce 34. La justification réside dans la nature différente de l’examen effectué par la Cour d’une part et par les instances de contrôle de l’OIT et de la Charte sociale européenne d’autre part : la première procède à une appréciation in concreto, tandis que les seconds examinent la législation nationale pertinente in abstracto. S’en suit pourtant une motivation marquée par une très grande déférence à l’égard de l’appréciation du législateur national et par des considérations d’ordre général peu individualisées, qui conduit à un constat de non violation de l’article 11 de la CEDH. Puis la Cour achève sa motivation par un paragraphe qui s’efforce, tant bien que mal et plutôt mal, d’épargner l’autorité de la commission d’experts de l’OIT et du CEDS. La Cour juge nécessaire de souligner que « sa compétence se limite à la Convention. Elle n’a pas compétence pour se prononcer sur le respect par l’Etat défendeur des textes pertinents de l’OIT ou de la Charte sociale européenne, cette dernière renfermant des normes plus spécifiques et exigeantes en matière d’action revendicative. Par ailleurs, la conclusion rendue en l’espèce ne doit pas être interprétée comme remettant en cause l’analyse effectuée sur la base de ces normes et de leurs buts par la commission d’experts de l’OIT et par le CEDS » 35. Ce paragraphe surabondant affiche l’impuissance de la Cour sur les questions touchant aux politiques économiques et sociales nationales, qu’elle renvoie à la soft law, entérinant ainsi un partage des tâches sur la base éminemment politique des sensibilités nationales protégées par la marge d’appréciation 36. La vieille catégorisation des droits en trois générations est ressuscitée, ce qui sous-entend que l’avenir des droits économiques et sociaux repose encore largement sur la soft law.

 

  • Le contentieux national français

L’expérience nationale est sans commune mesure avec la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme. La présence de la soft law dans le contentieux interne est nettement plus discrète parce que le juge est bien plus pudique concernant ses sources d’influence. L’influence réelle de la soft law est donc beaucoup plus difficile à déterminer. De l’aveu même du Conseil d’Etat « [l]e mode de rédaction actuel » de ses décisions « ne se prête pas à l’affichage de [la] prise en compte [du droit souple], qui n’apparaît le cas échéant que dans les conclusions du rapporteur public » 37. Le Conseil d’Etat encourage néanmoins une évolution dans la prise en compte par le juge des instruments de droit souple, en considération de ce qu’il peut « conforter un raisonnement, par exemple en ce qu’il éclaire l’interprétation d’une convention internationale » 38.

Certaines décisions témoignent déjà des interactions qui peuvent se nouer entre la soft law et le juge national. L’arrêt de la Cour d’appel de Nantes en est un exemple. Le requérant demandait l’annulation d’un arrêté du préfet l’obligeant à quitter le territoire français. Le préfet a fait procéder à un test osseux qui a conclu à la majorité du requérant, ce qui a fondé le préfet à juger frauduleux l’extrait d’un acte d’état civil témoignant de sa minorité. Le juge d’appel s’est ostensiblement appuyé sur la soft law, et en particulier sur un rapport du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, qui se réfère à une décision du Défenseur des droits, et sur un rapport de l’Académie nationale de médecine, pour invalider la pertinence des tests osseux litigieux 39. Le droit souple a donc aidé à la protection des droits du requérant.

Les travaux du Défenseur des droits témoignent également des interactions entre le droit souple et la décision contentieuse. Le site internet de l’Institution ainsi que ses rapports annuels se font l’écho enthousiaste des décisions juridictionnelles témoignant d’un alignement du juge sur sa position 40, en gommant parfois les divergences persistantes. L’impact réel des prises de position du Défenseur des droits sur le juge est toutefois difficile à évaluer car il est rare que le juge s’y réfère expressément. Un contre-exemple est fourni par une ordonnance de référé du 12 octobre 2016, dans laquelle le TGI de Béthume s’appuie ouvertement sur l’argumentaire du Défenseur des droits, lui-même fondé sur des normes européennes et internationales, pour rejeter une demande d’expulsion de quelques centaines de personnes occupant un terrain municipal qui avait initialement été mis à leur disposition 41. Cet exemple témoigne non seulement de l’aide à la décision que peut fournir la soft law, mais aussi de ses effets positifs sur la diffusion du droit international et européen dans l’ordre juridique interne moyennant une mise en synergie inter-systémique

L’intervention de la soft law au stade de l’exécution des jugements est susceptible de produire les mêmes effets.

 

b/ Au stade de l’exécution des jugements

Il arrive que les organes générateurs de soft law s’impliquent dans le suivi de l’exécution des décisions juridictionnelles de façon plus ou moins organisée et assidue. Cela se dégage avec la plus grande netteté de la pratique de l’Assemblée parlementaire et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, qui exercent depuis les années 2000 un suivi de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans les hypothèses de retard excessif 42. C’est ainsi que, au cours de ses visites in situ, le Commissaire aborde la question avec les autorités nationales qu’il rencontre. Pour sa part, l’Assemblée parlementaire adopte périodiquement des rapports, des résolutions et des recommandations sur l’état d’exécution des arrêts de la Cour 43. En janvier 2015 elle a même créé une nouvelle sous-commission sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, au sein de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme 44, ce qui témoigne largement de l’importance accordée à ce sujet. La participation de ces deux organes au suivi de l’exécution des arrêts de la Cour européenne a été entérinée et encouragée par les conférences intergouvernementales dont la dernière en date, la Conférence de Bruxelles qui s’est déroulée en mars 2015 45.

Le début des années 2010 marque quant à lui l’engagement du Défenseur des droits dans le suivi de l’exécution des arrêts de la Cour européenne. Ce rôle a émergé de la pratique institutionnelle. Il a été initié à la suite de l’arrêt Popov c. France du 19 janvier 2012 concernant la rétention de mineurs migrants accompagnant leurs parents dans des centres de rétention administrative. Le rapport annuel d’activité de 2011 explique que l’intervention du Défenseur des droits ne se justifie qu’ « en cas d’absence de suivi ou d’exécution seulement partielle des recommandations du Comité des Ministres ». Il peut alors « informer le Comité de l’état de la législation nationale qui est à l’origine de la condamnation de la France, et proposer ainsi des modifications législatives ou des pratiques en vigueur ». Au moyen d’une « veille jurisprudentielle », l’action vise à « accroitre la sensibilisation des autorités nationales aux standards de la Convention » en vue d’ « éviter les condamnations répétitives » 46. Le Défenseur se préoccupe également du suivi de l’exécution des décisions juridictionnelles nationales ainsi que des décisions du Conseil constitutionnel, même si le nombre d’interventions publiquement revendiquées semble faible pour l’instant 47.

Cette fonction de soutien à l’exécution des décisions de justice complète utilement l’intervention du juge et consolide en définitive la garantie juridictionnelle des droits fondamentaux, au profit de leur effectivité. L’action du juge est nécessairement limitée, notamment parce que « le caractère contraignant et coercitif [des décisions de justice] n’est pas toujours bien perçu par les destinataires » 48. Dans ce contexte, la soft law présente l’intérêt de proposer une méthode complémentaire, basée sur le dialogue, la persuasion et, en dernier recours, la publicité du comportement défaillant, ce qui est supposé porter atteinte à l’honorabilité du débiteur défaillant. En définitive, parce qu’elle « cherche à convaincre et à expliquer davantage qu’à imposer, […] [la soft law] se montre en mesure de conférer à l’autorité de la chose jugée ce qui lui fait parfois défaut : la qualité de la chose acceptée » 49. Sans doute ne faut-il pas tout attendre de la soft law en la matière.

Si la soft law peut se présenter comme un collaborateur utile du juge au service de l’effectivité des droits fondamentaux, elle peut aussi constituer un risque sur ce terrain lorsqu’elle est elle-même attentatoire aux droits fondamentaux. L’effectivité de ces droits suppose alors la mise en place d’un contrôle de la soft law, qui est à ce stade embryonnaire.

 

B. Un contrôle embryonnaire du respect des droits fondamentaux par la soft law

 

La contribution de la soft law à l’effectivité des droits fondamentaux s’arrête net lorsqu’elle vise ou a pour effet de diminuer le niveau de protection des droits reconnu en droit positif, et davantage encore lorsqu’elle constitue elle-même la cause de leur méconnaissance. Le danger existe. Compte tenu des modalités souples, informelles et rapides de son élaboration, la soft law peut facilement être instrumentalisée pour lui faire porter un contenu illicite, empreint de considérations politiques et d’intérêts catégoriels insensibles aux droits de l’homme, avec l’espoir qu’elle produise malgré tout des effets juridiques. Pour s’en prémunir, est affirmée une primauté logique de la hard law sur la soft law, qui constitue un critère clair d’ordonnancement du pluralisme normatif induit par leur coexistence. Cette primauté trouve un certain nombre de prolongements contentieux, dont la finalité (pas nécessairement exclusive) est de préserver l’effectivité des droits fondamentaux.

En droit interne, cette hiérarchisation a été initiée par le Conseil d’Etat dans son rapport annuel de 2013 consacré au droit souple. Il énonce clairement que le droit souple ne peut jouer qu’un rôle auxiliaire en matière de libertés fondamentales puisqu’il ne doit pas « fixe[r] […] de prescriptions restant en-deçà des règles de droit dur ». Le Conseil d’Etat propose en conséquence de s’assurer que « le droit souple n’est susceptible, en aucun cas, de porter atteinte à une liberté ou un droit fondamental et, d’une manière générale, à des règles de droit international fixant des minimas indérogeables » 50.

Pour éviter d’une manière plus générale que le droit souple émanant des acteurs publics ne viole le droit positif, le Conseil d’Etat a ouvert le recours pour excès de pouvoir à l’encontre de tels actes au printemps 2016 51. Ceux-ci sont donc désormais soumis à un contrôle de légalité tant au regard de la loi qu’au regard des conventions internationales pertinentes, à commencer par la CEDH. Un premier arrêt concernant directement les droits fondamentaux a été rendu le 10 novembre 2016 dans l’affaire Mme. L. et autres. En l’espère, plusieurs chaînes de télévision avaient diffusé un message de sensibilisation à la trisomie 21 qui prêtait à confusion  parce qu’il était noyé parmi des messages publicitaires et surtout parce qu’il s’agissait de donner une image positive de la trisomie, mais en s’adressant explicitement à des femmes enceintes confrontées au choix de recourir ou non à une IVG. On comprend que la finalité du message était pour le moins ambigüe. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a envoyé aux responsables de ces chaînes un courrier les invitant à faire attention aux modalités de diffusion d’un message d’intérêt général au sein d’écrans publicitaires. La décision du CSA d’envoyer ce courrier ainsi qu’un communiqué ultérieur expliquant sa démarche ont fait l’objet d’une demande d’annulation par la voie du recours pour excès de pouvoir. Le Conseil d’Etat a rejeté le pourvoi au motif que, contrairement à ce que prétendaient les requérants, le CSA n’a pas porté à la liberté d’expression une atteinte disproportionnée puisqu’il n’avait pas interdit la diffusion du message mais seulement alerté sur l’opportunité de l’insérer dans des écrans publicitaires 52. En dépit d’un apport incontestable à l’effectivité des droits fondamentaux, le contrôle de légalité exercé par le juge administratif à l’encontre de la soft law ne doit peut-être pas être surestimé compte tenu de ce que, plus d’un an après sa mise en place, seuls six arrêts ont été rendus en la matière, dont un seul concernant les droits fondamentaux.

Le contrôle est étendu, dans une certaine mesure, aux actes de droit souple émanant des acteurs privés, mais il est là aussi globalement confiné, en l’occurrence au droit du travail. Cette hypothèse, historiquement plus ancienne, a pour fondement l’article L 1121-1 du Code du travail. Cet article dispose que « [n]ul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Il a déjà été utilisé à plusieurs reprises pour contrôler le respect des droits fondamentaux par les codes de conduite d’entreprise, même si le contentieux n’est pas encore très développé. Un exemple récent est fourni par un arrêt de la Cour d’appel d’Angers en date du 31 mars 2015. Un manager avait été licencié parce qu’il avait séduit ses subordonnées et eu des relations sexuelles avec elles. Son comportement avait été considéré comme fautif uniquement parce qu’il était contraire aux « règles d’éthique » de l’entreprise telles que posées par une « charte éthique de management ». La Cour d’appel a jugé ce licenciement nul parce que son fondement violait le droit à la vie privée. Elle a expliqué qu’à travers son code d’éthique, la société cherchait à « contourner » l’article 9 du Code civil, qui protège le droit à la vie privée, et que l’exercice de ce droit « ne peut être considéré comme fautif au seul motif qu’il serait contraire à une quelconque règle éthique entrepreunariale illégale » 53.

Sur le plan international et européen, il n’existe pas à ce jour de mécanisme d’endiguement d’une soft law attentatoire aux droits fondamentaux. Il semblerait néanmoins que le risque de concrétisation d’une telle hypothèse commence à être perçu. C’est ainsi que pourrait être comprise l’affirmation du juge Pinto de Albuquerque dans son opinion séparée sous l’arrêt Muršić c. Croatie selon laquelle, « lorsqu’il y a de la hard law, la soft law peut l’enrichir, mais pas l’affaiblir. Si la soft law pouvait affaiblir le droit existant, il s’agirait d’une fraude, d’une violation du seuil normatif du droit européen des droits de l’homme et donc d’un phénomène pathologique de la normativité internationale. La soft law est l’un des moyens par lesquels on peut développer le droit européen, pas un moyen de le faire reculer ». Et il ajoute : « la soft law ne peut pas être le véhicule de considérations politiques ayant pour but de diluer ou amoindrir la force juridique des obligations existantes » 54.

Même si le risque d’une soft law attentatoire aux droits de l’homme commence à être perçu, la pratique rend généralement compte de l’effet protecteur du droit souple, en raison de ses exigences élevées en matière de droits de l’homme. De ce fait, il faut admettre que la soft law fait partie de l’avenir des droits fondamentaux en ce sens qu’elle participe à leur sauvegarde. Cet effet protecteur peut déteindre sur le droit positif et induire ainsi un développement du droit des droits fondamentaux. La soft law a alors la potentialité d’accélérer l’avenir des droits fondamentaux.

 

II. La soft law comme facteur de développement du droit des droits fondamentaux

 

Il est de notoriété publique que soft law peut jouer un rôle de précurseur du droit dur, qu’il soit textuel ou jurisprudentiel. Cette caractéristique a déjà été mise en exergue par la doctrine, par exemple à propos des droits des personnes en situation de handicap 55. L’intérêt porté à la soft law peut alors attester des modalités concrètes de construction du droit dur, à travers toutes les sources d’influence qui l’irriguent par capillarité et toutes les phases d’incubation qui en permettent la maturation.

Lorsqu’il est révélateur de l’influence de la soft law dans l’élaboration du droit dur, ce processus aboutit bien souvent à un développement du droit des droits fondamentaux. Autrement dit, le droit souple peut jouer un rôle de catalyseur de l’approfondissement du droit des droits fondamentaux. Mais ce rôle lui est parfois refusé. Dans un cas comme dans l’autre, en creux ou par une bosse, la soft law peut être considérée comme un marqueur de l’avenir des droits fondamentaux.

Reste à savoir dans quel cas le droit souple influence de façon déterminante la construction du droit dur. La tâche n’est pas aisée parce que cette influence n’est pas toujours visible, pas toujours affichée. Or le simple constat d’une concordance entre le droit souple et le droit dur ou d’un alignement du second sur le premier ne saurait suffire. De ce point de vue encore, on constate une différence nette entre le droit européen (celui de la CEDH plus précisément) et le droit interne français, ce qui s’explique sans doute par le fait que ces deux ordres juridiques en sont à des stades différents d’acclimatation à la soft law. Alors que la soft law constitue une source d’inspiration assumée mais controversée pour la Cour européenne des droits de l’homme (A), son impact est dissimulé dans l’ordre juridique interne (B).

 

A. Une source d’inspiration controversée de la Cour EDH

 

La soft law étant très développée au sein du Conseil de l’Europe, et plus largement en droit international, il n’est pas étonnant qu’elle côtoie fréquemment le juge des droits de l’homme et que les parties au procès l’invoquent pour tenter de faire triompher leurs prétentions. Ils le font notamment lorsque le contentieux soulève une question nouvelle, qui requiert une interprétation de la CEDH.

De ce fait, la question de savoir si l’interprétation de la Convention peut s’inspirer de la soft law, et si oui dans quelles proportions, est ouvertement posée depuis les années 2000. C’est même devenu l’une des questions centrales du droit de la CEDH, en ce sens que la soft law est au cœur des débats actuels sur les méthodes d’interprétation de la Cour et, par extension, sur sa nature et celle du mécanisme de garantie mis en place par la Convention. L’interprétation évolutive de la Convention, celle-là même qui peut impliquer une mobilisation de la soft law, est-elle légitime et dans quelles limites ? La Cour est-elle une Cour constitutionnelle, auquel cas elle serait légitimement appelée à poser des règles communes éventuellement en recourant à la soft law, ou simplement une juridiction du cas d’espèce ? Le système de garantie mis en place par la Convention est-il un simple mécanisme de coopération entre les Etats parties ou est-il imprégné d’une dimension d’intégration qui justifierait que l’interprétation de la Convention ne repose pas exclusivement sur la volonté unanime des Etats parties ? Bref, la place de la soft law dans le contentieux de la CEDH constitue un enjeu important, qui la dépasse largement. D’ailleurs, lorsqu’elle est citée dans la partie « en droit » des arrêts de la Cour 56, c’est souvent dans des arrêts importants, y compris des arrêts de Grande chambre classés d’importance 1 dans la base de données hudoc 57.

Sans surprise, il arrive que la Cour procède à une interprétation dynamique de la Convention en s’appuyant ouvertement sur la soft law. La méthode de l’interprétation évolutive suppose l’identification d’un consensus de nature à faire évoluer le niveau de protection offert par la Convention. Le mode d’établissement d’un tel consensus a lui-même évolué au fil du temps. Traditionnellement, le consensus se dégage (ou pas) d’une comparaison des législations et pratiques des Etats parties à la Convention. Le consensus est donc subjectif, en ce sens qu’il est strictement centré sur l’Etat. Cette conception du consensus est désormais concurrencée par une approche plus ouverte, moins stato-centrée. Il peut s’agir d’un consensus international, de nature objective, tel qu’il découle d’un corpus juris du droit international des droits de l’homme, c’est-à-dire de l’ensemble des textes européens et/ou internationaux de protection des droits de l’homme, quelle que soit leur nature juridique soft ou hard. La méthode est expliquée avec beaucoup de pédagogie dans l’arrêt de principe Demir et Baykara c. Turquie :

« La Cour, quand elle définit le sens des termes et des notions figurant dans le texte de la Convention, peut et doit tenir compte des éléments de droit international autres que la Convention, des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents et de la pratique des Etats européens reflétant leurs valeurs communes. Le consensus émergeant des instruments internationaux spécialisés et de la pratique des Etats contractants peut constituer un élément pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques » 58.

Le choix de l’une ou l’autre de ces approches a des implications très fortes. La préférence pour le consensus subjectif maintien le mécanisme de protection juridictionnelle mis en place par la CEDH dans une logique de type Lotus 59, celle d’un mécanisme de simple coopération entre les Etats parties, stato-centré, « exclusivement volontariste et top-down » 60. Le développement des droits de l’homme est alors freiné car guidé par les seuls Etats. A l’inverse, le consensus objectif, construit par référence non seulement aux Etats européens, mais aussi aux Etats non européens, aux organes indépendants de protection des droits de l’homme et aux acteurs non étatiques, donne une coloration d’intégration au mécanisme de la CEDH qui peut être pensé comme un mécanisme « centré sur l’individu, largement multilatéral, résolument consensuel et bottom-up » 61. Le développement des droits de l’homme est alors facilité car il peut être déconnecté de la seule volonté des Etats. Selon une autre approche, le recours au seul consensus subjectif annihile pour ainsi dire tout pouvoir normatif de la Cour et l’enferme dans la logique de l’interprétation comme acte de connaissance, tandis que la recherche d’un consensus objectif est de nature à favoriser le pouvoir normatif de la Cour dans la logique de la théorie réaliste de l’interprétation. Enfin, d’un point de vue plus pragmatique, la méthode du consensus objectif a pour mérite essentiel de permettre une mise en synergie des différents instruments internationaux de protection des droits de l’homme en vue d’aboutir à une cohérence systémique d’ensemble. Au regard de tous ces prolongements, on comprend bien que le seul consensus objectif ne peut suffire à impulser un changement dans l’interprétation de la CEDH, du moins pas ouvertement. La Cour prend le soin d’ajouter qu’il est confirmé par le consensus subjectif 62.

Dans ce contexte, l’enjeu ici est de déterminer le poids de la soft law dans le constat d’un consensus. La question n’est pas spécifique au droit souple puisque la Cour ne prête pas vraiment attention au caractère juridiquement contraignant ou non d’un texte qu’elle juge pertinent. Ce qui importe, c’est qu’il s’en dégage « une communauté de vue dans les sociétés modernes » 63. Toutefois, c’est bien la potentialité que la soft law influe sur l’interprétation de la CEDH et la portée des droits qu’elle garantit qui irrite voire choque tout à la fois les Etats, une partie de la doctrine et même certains juges de la Cour 64, surtout lorsqu’elle n’émane pas d’un organe représentatif des Etats comme le Comité des ministres du Conseil de l’Europe. Le nœud du problème réside dans le fait que la méthode du consensus objectif, qui implique donc la soft law mais pas seulement, favorise une lecture progressiste de la CEDH, c’est-à-dire qu’elle peut accroître les obligations à la charge des Etats parties. Comme l’explique la Cour, « [i]l ne serait pas cohérent avec cette méthode [celle qui a été exposée dans l’arrêt Demir et Baykara] que la Cour adopte […] une interprétation de la portée [d’une disposition de la CEDH] beaucoup plus étroite que celle qui prévaut en droit international » 65. Autrement dit, ce qui choque, c’est que des normes juridiquement non contraignantes, c’est-à-dire pas toujours élaborées par les Etats eux-mêmes ou avec leur assentiment, aient la capacité de contribuer au développement du droit contraignant des droits de l’homme. En définitive, ce qui déplaît, c’est que le recours à la soft law signe parfois une approche non volontariste de l’interprétation de la CEDH, qui découle pourtant elle-même, de façon tout à fait légitime, d’une lecture non volontariste de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 qui fixe les directives d’interprétation des traités internationaux 66. La place de la soft law dans l’interprétation de la CEDH renvoie donc à une posture de doctrine qui divise manifestement jusque dans les rangs de la Cour.

L’irritation provoquée par une telle perspective 67 semble avoir réussi à infléchir la position de la Cour. Il est vrai que la juridiction européenne n’a pas toujours donné suite aux prétentions des requérants ou tiers intervenants qui sollicitaient une évolution de la jurisprudence en s’appuyant sur des textes de soft law. Mais la Cour donnait le sentiment d’assumer cette source d’inspiration. Une illustration est fournie par l’arrêt Bochan c. Ukraine (n° 2), dans lequel la Cour refuse de consacrer une obligation de réouverture d’une procédure juridictionnelle nationale terminée en tant que modalité d’exécution de l’un de ses arrêts sur le terrain de l’article 6 de la Convention (droit à un procès équitable), au motif qu’il n’existe pas de consensus sur ce point au sein de la communauté des Etats contractants. Pourtant, la Cour encourage les Etats à agir de la sorte en rappelant la Recommandation n° R (2000) 2 du Comité des Ministres allant en ce sens 68.

Depuis peu, la jurisprudence semble toutefois témoigner d’une certaine réserve, voire même d’une certaine réticence à l’encontre de la soft law. Ce constat doit être considéré avec prudence parce que l’évolution identifiée est beaucoup trop récente pour autoriser des conclusions définitives. Il s’agit plutôt ici de rendre compte de quelques signaux dont il faut attendre l’éventuelle consolidation.

Un premier signal, peut être innocent, est fourni par les affaires dans lesquelles la Cour passe délibérément sous silence la soft law alors qu’elle y avait fait référence dans des affaires antérieures portant sur le même sujet. L’arrêt Jeronovics c. Lettonie illustre cette hypothèse. En l’espèce, le requérant se plaignait de l’absence de réouverture d’une enquête pénale suite à un constat de violation de la CEDH. Pour rejeter ses prétentions, la Cour se contente de rappeler que « [s]elon sa jurisprudence ancienne et constante, la Convention ne garantit pas en principe un droit à la réouverture d’une procédure clôturée » et renvoie à l’arrêt Bochan c. Ukraine 69. Elle s’abstient donc de toute référence à la Recommandation n° R (2000) 2 du Comité des Ministres, ce qui tranche nettement avec l’arrêt Bochan rendu dix sept mois plus tôt. Ce silence surprend d’autant plus que le Gouvernement, à la suite du requérant, se référait lui-même à cette recommandation, qu’il jugeait pertinente « à titre indicatif » en l’espèce, mais dont il écartait l’application au regard des circonstances de la cause 70.

Un signal plus puissant est envoyé par des arrêts de principe, rendus en Grande chambre, qui fixent une nouvelle interprétation de la CEDH, certes inspirée de textes internationaux et européens de hard et de soft law, mais à travers lesquels on perçoit que la Cour est extrêmement prudente et que les juges sont partagés quant à l’impact que peuvent avoir des sources externes, dont les textes de soft law, sur l’interprétation de la CEDH. L’arrêt Magyar Helsinki Bizottsag c. Hongrie en constitue une illustration éclatante. Il s’agissait de savoir si l’article 10 de la CEDH (liberté d’expression) couvre le droit d’accéder à des informations détenues par les autorités publiques, en plus du droit acquis de recevoir et de communiquer des informations. Le requérant l’affirmait, en s’appuyant notamment sur l’observation générale n° 34 du Comité des droits de l’homme au titre de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (liberté d’expression). Au contraire, le gouvernement défendeur et le gouvernement britannique, tiers intervenant dans la procédure, priaient fermement la Cour de se laisser guider par la seule volonté des Etats témoignant, selon eux, de l’exclusion délibérée de la liberté de rechercher des informations du champ d’application de l’article 10 de la CEDH. La Cour réfute la pertinence des travaux préparatoires en l’espèce et établit que,

« depuis l’adoption de la Convention, le droit interne de l’écrasante majorité des États membres du Conseil de l’Europe ainsi que les instruments internationaux pertinents ont effectivement évolué au point qu’il se dégage un large consensus, en Europe et au-delà, quant à la nécessité de reconnaître un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État afin d’aider le public à se forger une opinion sur les questions d’intérêt général » 71.

Pour établir le consensus international, la Cour se montre très prudente. Elle se réfère principalement à des textes de hard law, mais aussi à quelques instruments de soft law essentiellement élaborés par des organes représentatifs des Etats ou des organes indépendants à propos desquels elle prend la peine de souligner que la quasi-totalité des Etats parties ont accepté leur compétence 72. Avant de consacrer un droit d’accès à des informations détenues par une autorité publique dans certaines circonstances, la Cour souligne qu’ « [e]lle a conscience […] de ce que l’on ne peut attendre des Etats qu’ils mettent en œuvre une obligation internationale qu’ils n’ont pas d’abord acceptée » 73.

L’arrêt est accompagné de deux opinions séparées, l’une concordante, l’autre dissidente, qui témoignent de débats internes vifs au sujet de la pertinence de la méthode d’interprétation évolutive et de ses limites. L’opinion concordante, signée par les juges Sicilianos et Raimondi, se montre favorable à l’interprétation évolutive en ce qu’elle est un vecteur d’expression de la volonté des Etats parties ultérieurement à l’adoption de la Convention. En conséquence, les deux juges sont favorables à l’interprétation par référence à des sources externes, à condition que ces sources témoignent de la volonté des Etats, c’est-à-dire à la condition, non expressément énoncée, que la soft law utilisée émane d’organes représentatifs des Etats. Au contraire, dans leur opinion dissidente, les juges Spano et Kjølbro optent ostensiblement pour une méthode volontariste d’interprétation de la CEDH, ce qui les fonde à limiter le périmètre de l’interprétation évolutive et de l’interprétation harmonieuse avec les autres normes pertinentes du droit international. Sur ce derniers point, les juges Spano et Kjølbro assument parfaitement que les droits aient une portée différente d’une Convention à une autre. A fortiori, ils rejettent fermement toute référence à des instruments de soft law, dont ils nient au passage toute once de juridicité 74.

Un autre indicateur très puissant découle d’arrêts de principe, toujours rendus en Grande chambre, qui refusent, ostensiblement mais péniblement, la solution plus protectrice des droits soufflée par la soft law. L’arrêt Muršić c. Croatie fait incontestablement partie de cette catégorie d’arrêts. La Cour était appelée à établir une norme chiffrée pour évaluer la surpopulation carcérale, étant entendu que le CPT l’a fixée à 4 m2 par détenu dans une cellule collective. La Grande chambre fixe pour sa part une exigence minimale de 3 m2 de surface au sol par détenu 75, en deçà de laquelle est établie une simple présomption réfragable de violation de l’article 3 de la CEDH (interdiction des traitements inhumains ou dégradants). Elle choisit donc délibérément de s’écarter du standard prôné par le CPT.

Elle s’en explique longuement en mettant en avant la différence d’approche entre sa démarche et celle du CPT. La justification peine à emporter la conviction 76. La Cour se justifie en soulignant que, « dans le cadre de son appréciation au regard de [l’article 3], elle doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes de la cause, tandis que les autres organes internationaux tels que le CPT élaborent des normes générales en la matière à des fins de prévention des mauvais traitements » 77. Pourtant le contentieux de la surpopulation carcérale ne s’assimile pas à un contentieux individualisable ; il relève d’un problème systémique qui appelle une réponse d’ordre systémique 78.

La Cour ajoute qu’elle « joue un rôle conceptuellement différent de celui confié au CPT ». Celui-ci « n’a pas pour tâche de dire si des faits donnés sont constitutifs de peines ou de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 3 […]. Il agit principalement en amont dans un but de prévention, démarche qui tend par sa nature même vers un degré de protection plus élevé que celui qu’applique la Cour lorsqu’elle statue sur les conditions de détention d’un requérant » 79. Pourtant, le CPT a récemment établi une distinction entre une norme minimale (4 m2 par détenu dans une cellule collective, soit 8 m2 pour deux détenus) et une norme souhaitable qu’il souhaite promouvoir (6 m2 auxquels s’ajoutent 4 m2 par détenu supplémentaire, soit 10 m2 pour deux détenus) 80. Même si la Cour avait retenu le seuil de 4 m2, le CPT tendrait toujours vers un degré de protection plus élevé.

La solution étonne et détonne. Dans les affaires de surpopulation carcérale la grande difficulté est d’établir une norme chiffrée claire. Or le CPT, qui a une expertise reconnue dans le domaine pénitentiaire et une connaissance fine des conditions de détention en Europe, propose une norme précise établie au regard des connaissances actuelles en sciences sociales. Il estime que, pour évaluer l’existence de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 3, la surface disponible par personne est « souvent un facteur très significatif, voire décisif ». Si bien que « des conditions de détention qui offrent aux détenus moins de 4 m² par personne dans des cellules collectives […] ont constamment été critiquées par le CPT, et les autorités ont été régulièrement appelées […] à diminuer le nombre de détenus dans des cellules collectives » 81. En prenant ostensiblement le contrepied du CPT, la Grande chambre prend donc le risque d’entacher l’autorité du CPT et pourrait involontairement inciter les Etats à ne pas suivre ses recommandations. La Cour ne l’ignore pas. Signe de son embarras évident, elle « tient néanmoins à souligner qu’elle demeure attentive aux normes élaborées par le CPT et que, nonobstant cette différence de fonctions, elle examine soigneusement les cas où les conditions de détention ne respectent pas la norme de 4 m² fixée par lui » 82.

En définitive, on peut être porté à croire que le facteur décisif, mais nécessairement inavoué, est le coût financier du standard spatial érigé en critère d’appréciation des conditions de détention. Des considérations budgétaires rentreraient alors en compte dans l’évaluation du respect de l’interdit des traitements inhumains et dégradants, ce qui cadre mal avec le caractère absolu de cet interdit.

Un dernier signal tout aussi puissant est produit par l’arrêt de Grande chambre Khamtokhu et Aksenchik c. Russie du 24 janvier 2017. La question était de savoir si le fait de limiter les condamnations à la réclusion à perpétuité aux seuls hommes âgés de 18 à 65 ans est constitutif d’une discrimination fondée sur le sexe et l’âge en violation de l’article 14 (interdiction de discrimination) combiné avec l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) de la CEDH. Fait déterminant en l’espèce, le Gouvernement refusait d’abolir purement et simplement la réclusion à perpétuité. Il expliquait que si la mesure était jugée discriminatoire, il n’aurait d’autre choix que d’étendre la réclusion à perpétuité aux femmes et aux enfants ce qui, selon lui, serait interdit par différentes textes internationaux et européens des droits de l’homme dont de nombreux textes de soft law. Il procédait donc à un chantage : soit la Cour admettait la conventionalité de la différence de traitement, soit elle admettait qu’un constat de discrimination aboutirait à une solution en contradiction avec la soft law. La Cour était donc complètement prise en étau entre deux exigences présentées comme inconciliables : développer la protection offerte par la Convention d’une part et concilier le droit de la CEDH avec la soft law d’autre part. L’affaire illustre donc l’hypothèse – très rare pour l’instant – dans laquelle la soft law est invoquée, ou plus exactement instrumentalisée ici, pour justifier une législation pénale restrictive.

La Cour cède au chantage du gouvernement russe. Elle commence par rappeler son arrêt Vinter et al. c. Royaume-Uni, dans lequel elle s’est largement appuyée sur la soft law pour juger que la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération est contraire à l’article 3 de la CEDH 83. Elle constate ensuite que la soft law « interdit » la condamnation de mineurs à la réclusion à perpétuité 84. Mais faute de consensus subjectif et objectif, elle se trouve empêchée de condamner en soi la perpétuité compressible 85 et reconnaît donc aux Etats une marge d’appréciation sur ce point. La Cour s’abstient donc de développer la protection offerte par la Convention, en conséquence de quoi le Gouvernement est fondé à refuser d’abolir la réclusion à perpétuité pour tous. La Cour se réserve néanmoins la possibilité de faire évoluer sa jurisprudence ultérieurement 86. Finalement, la Cour valide la différence de traitement fondée sur l’âge à une écrasante majorité et la différence de traitement fondée sur le sexe à une courte majorité de dix voix contre sept. Autrement dit, la Cour admet, péniblement et sans la cautionner véritablement, une législation pénale établissant une différence de traitement au profit des femmes mais au détriment des hommes, dans une logique de protection des femmes supposée conforme à la soft law invoquée par le Gouvernement. Celle-ci est donc déterminante en l’espèce. On pourrait y voir l’illustration d’une hypothèse dans laquelle la soft law empêche le développement de la protection des droits de l’homme sous l’angle de la CEDH. Sauf que le Gouvernement a clairement instrumentalisé la soft law en l’espèce. Comme l’ont souligné plusieurs juges, les instruments de soft law qu’il a invoqués « ne touchent aucunement à l’imposition ou non aux femmes de la réclusion à perpétuité, voire plus généralement à des questions de politique pénale à l’égard des femmes » ; ils « concernent essentiellement un sujet distinct, à savoir les conditions de leur détention et notamment celles des catégories de femmes qui sont les plus vulnérables (femmes enceintes, allaitantes et mères ayant des enfants en bas âge) » 87.

Dans toutes les hypothèses dans lesquelles la Cour assume que la CEDH n’est qu’un standard minimum qui n’est pas nécessairement le plus protecteur des droits de l’homme, la soft law reste finalement le seul vecteur de développement des droits de l’homme, ce qui en fait un marqueur de leur avenir potentiel.

En tout état de cause, l’intensité des débats au sein et autour de la Cour européenne des droits de l’homme au sujet du poids de la soft law tranche nettement avec le caractère beaucoup plus feutré des enjeux dans l’ordre juridique interne.

 

B. Une source d’inspiration dissimulée en droit interne

 

Dans l’ordre juridique interne il est difficile de dépasser une approche consistant à postuler la contribution de la soft law au développement du droit des droits fondamentaux car son impact est plus discret, moins assumé. La présomption d’impact concerne tant le juge que le législateur. A défaut de pouvoir procéder à une analyse exhaustive, l’exemple du Défenseur des droits paraît éclairant.

Les rapports annuels d’activité du Défenseur affichent un bilan chiffré très instructif. Le rapport annuel 2014 indique que onze des vingt-six propositions de réforme adressées aux pouvoirs public ont été satisfaites, soit un taux de succès élevé de 42%. Le rapport annuel 2016 indique quant à lui que vingt-six des cent cinquante-deux propositions de réforme ont reçu une suite favorable, soit un taux de succès plus modeste de 17%. Ces chiffres sont difficiles à vérifier sans s’engager dans une étude de grande ampleur. Il est tout aussi difficile d’affirmer avec certitude que les taux de réussite affichés correspondent à une contribution du Défenseur des droits à un approfondissement du droit des droits de l’homme. Compte tenu de ses modalités de fonctionnement, une présomption simple en ce sens paraît plausible 88.

Les chiffres sont beaucoup plus élevés à propos des observations effectuées devant les juridictions. Le rapport annuel de 2014 indique que dans 72% des cas les décisions des juridictions confirment les observations de l’institution. Le chiffre grimpe à 83% pour l’année 2016. Il est là encore très difficile de vérifier ces chiffres, non seulement en raison de la masse de documents qu’il faudrait traiter, mais aussi parce que le poids de l’Institution dans la solution retenue n’est jamais clairement affiché. Un exemple permet toutefois de montrer que le Défenseur des droits contribue au développement du droit des droits fondamentaux en France, même si les chiffres affichés sont peut-être un peu ambitieux en ce sens que les juridictions ne suivent pas toujours intégralement les solutions préconisées par la soft law.

Les affaires concernant les contrôles d’identité « au faciès » permettent d’illustrer le propos. Par treize arrêts datés du 9 novembre 2016 89, la première chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée pour la première fois sur la responsabilité de l’Etat pour le fonctionnement défectueux du service public de la justice résultant du caractère discriminatoire de contrôles d’identité. Le Défenseur des droits est intervenu volontairement, en présentant des observations écrites 90. Après une présentation du cadre juridique de la lutte contre les discriminations, mêlant soft et hard law, et des travaux du Défenseur et d’autres instances non juridictionnelles de protection des droits de l’homme, le Défenseur des droits prend position en faveur d’un aménagement de la charge de la preuve pour faciliter la tâche des victimes de discrimination. En se fondant sur les exigences du droit européen relatif à la lutte contre les discriminations, il proposait un aménagement probatoire à double détente. D’une part, il était favorable à un partage plus équitable du fardeau de la preuve entre le demandeur et le défendeur au moyen d’une présomption de discrimination. D’autre part, il appelait de ses vœux une approche souple à l’égard des éléments de preuve recevables. Sur ce point, il contestait l’exigence posée par la Cour d’appel d’un « faisceau de circonstances graves, précisés et concordantes ». Les difficultés pour la personne contrôlée de présenter des preuves irréfutables de la motivation discriminatoire justifient, aux yeux du Défenseur des droits, l’appréhension des données statistiques comme un commencement de preuve suffisant pour renverser la charge de la preuve. La Cour de cassation a suivi en partie les propositions du Défenseur. Elle accepte d’aménager la charge de la preuve au profit de la personne contrôlée, en transposant la méthode de preuve de la discrimination appliquée en droit du travail 91 : « il appartient à celui qui s’en prétend victime d’apporter des éléments de fait de nature à traduire une différence de traitement et laissant présumer l’existence d’une discrimination, et, le cas échéant, à l’administration de démontrer, soit l’absence de différence de traitement, soit que celle-ci est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination » 92. En revanche, la Cour de cassation se montre insensible à l’appel du Défenseur à la souplesse dans la recevabilité des éléments de preuve : elle juge que les études et statistiques sur la pratique du contrôle en France produites par les plaignants « sont à eux seuls, insuffisants à laisser présumer une discrimination » 93. Il est légitime d’en déduire que la soft law a exercé une certaine influence sur le juge, même si la pudeur du juge empêche d’établir le caractère déterminant ou accessoire de cette influence, faute de trouver dans sa motivation la moindre référence à l’observation du Défenseur des droits.

***

L’étude de la soft law incite à dompter la tendance naturelle du juriste à considérer que la contrainte et le recours au juge constituent les alliés les plus fidèles des droits de l’homme. Même si elle incite plus qu’elle ne contraint, la soft law contribue elle aussi à la sauvegarde et au développement des droits de l’homme. Ce constat appelle à considérer que, même si elle ne saurait prétendre incarner l’avenir des droits fondamentaux, elle y contribue. L’un de ses mérites réside dans sa capacité d’entrer en interaction avec le droit dur pour révéler la mise en place, dans et surtout entre les différents systèmes de protection des droits de l’homme, d’un droit global des droits fondamentaux, aussi chaotique soit-elle.

 

 

 

 

Notes:

  1. L’expression « soft law » est privilégiée en droit international, tandis que l’appellation « droit souple » prime en droit interne. Ces deux expressions seront considérées comme des synonymes ici.
  2. B. DELAUNAY, « Les protections non juridictionnelles des droits publics subjectifs des administrés », in Les droits publics subjectifs des administrés, Actes du colloque organisé les 10 et 11 juin 2010 par l’Association française pour la recherche de droit administratif à Bordeaux, 2011, Paris, Litec, p. 211 : les droits fondamentaux, selon la doctrine allemande, « doivent être protégés par un système de recours à procédure contentieuse susceptibles d’aboutir à des sanctions » ; M. VIRALLY, « Préface », in G. MALINVERNI, Le règlement des différends dans les organisations internationales économiques, Leiden, Sijthoff, 1974, p. 3 : « Par une incitation bien naturelle, le juriste a tendance à considérer que la méthode la plus parfaite pour résoudre les différends sociaux, quels qu’ils soient, est le règlement judiciaire ».
  3. O. DORD, « Droits fondamentaux (Notion de – et théorie des -) », in J. ANDRIANTSIMBAZOVINA et al. (dir.), Dictionnaire des Droits de l’Homme, Paris, PUF, 2012, p. 332.
  4. P. DEUMIER, « La réception du droit souple par l’ordre juridique », in Le droit souple, Association Henri Capitant, Journées nationales, Boulogne-sur-Mer, t. XIII, Paris, Dalloz, 2009, p. 113.
  5. B. LAVERGNE, Recherche sur la soft law en droit public français, Paris, L.G.D.J., 2013, p. 26.
  6. Dictionnaire Le petit Robert, 2013, p. 195.
  7. La trilogie « droit mou, doux, flou » a été initiée par M. DELMAS-MARTY, « Le mou, le doux et le flou sont-ils des garde-fous ? », in J. CLAM ; G. MARTIN (dir.), Les transformations de la régulation juridique, Paris, L.G.D.J., 1998, pp. 209 et s. Elle a été reprise notamment par C. THIBIERGE, « Le droit souple. Réflexion sur les textures du droit », R.T.D. Civ., 2003, pp. 599 et s.
  8. G. ABI-SAAB, « Eloge du « droit assourdi ». Quelques réflexions sur le rôle de la soft law en droit international contemporain », in Nouveaux itinéraires en droit, Hommage à François Rigaux, Bibliothèque de la Faculté de droit de l’Université catholique de Louvain, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 66.
  9. I. HACHEZ, « L’inclusion des personnes en situation de handicap : du soft law au hard law et inversement », in M. A. AILINCAI (dir.), Soft law et droits fondamentaux, Pedone, Paris, 2017, pp. 241-263.
  10. Pour un exemple, voir Manuel de droit européen en matière de droits de l’enfant, juin 2015, 268 p. Ce manuel a pour ambition de « donne[r] une vue d’ensemble des droits fondamentaux des enfants dans les Etats membres de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe » (p. 13). Disponible ici : http://www.echr.coe.int/Documents/Handbook_rights_child_FRA.PDF
  11. S. GERRY-VERNIERES, « Soft law et sécurité juridique », in M. A. AILINCAI, Soft law et droits fondamentaux, op. cit., p. 152.
  12. P. DEUMIER, « Les codes de conduite des entreprises et l’effectivité des droits de l’homme », in L. BOY ; J.-B. RACINE ; F. SIIRIAINEN (coord.), Droit économique et droits de l’homme, Larcier, Louvain-la-Neuve,  2009, p. 689. Voir aussi P. DEUMIER, « « La responsabilité sociétale de l’entreprise et les droits fondamentaux », Rec. Dalloz, 2013, pp. 1564 et s.
  13. Cons. Const., 24 janvier 2017, Contrôles d’identité sur réquisitions du procureur de la République, déc. n° 2016-606/607 QPC.
  14. Défenseur des droits, « Relations police/population : le Défenseur des droits publie une enquête sur les contrôles d’identité », communiqué de presse, 20 janvier 2017.
  15. W. HOFFMANN-RIEM, « The Venice Commission of the European Council – Standards and Impact », The European Journal of International Law, 2014, vol. 25, n° 2, p. 582.
  16. Pour un exemple parmi tant d’autres, voir Décision du Défenseur des droits n° MDS-2013-33 du 26 mars 2013 relative aux carences constatées dans la conduite d’une enquête interne dans un établissement pénitentiaire sur des allégations de violence commises sur une personne détenue.
  17. S. GERRY-VERNIERES, « Soft law et sécurité juridique », op. cit., p. 151.
  18. Pour un exemple, voir l’avis du Contrôleur général des lieux de privation de liberté du 21 octobre 2009 relatif à l’exercice de leur droit à la correspondance par les personnes détenues, JORF du 28 octobre 2009.
  19. Conseil d’Etat, Le droit souple, Etude annuelle 2013, Paris, La Documentation française, p. 13.
  20. Les liens entre la légitimité et l’effectivité de la nome sont mis en avant par Marie-Anne Cohendet : « plus une norme est légitime, plus elle a de chances d’être effective. Et plus elle est effective, plus l’image de ce qui doit être sera marquée par cette pratique et donc plus la norme sera légitime ». Cf. M.-A. COHENDET, « Légitimité, effectivité et validité », in La République, Mélanges en l’honneur de Pierre Avril, Paris, Montchrestien, 2001, p. 226.
  21. A propos des recommandations de la Commission de Venise, voir W. HOFFMANN-RIEM, « The Venice Commission of the European Council – Standards and Impact », op. cit., pp. 588-590.
  22. Voir toutefois R. KICKER ; M. MÖSTL, Standard-setting through monitoring ? The role of Council of Europe expert bodies in the development of human rights, Strasbourg, Council of Europe Publishing, 2012, pp. 143-175 ; Conseil de l’Europe, Direction générale Droits de l’homme et Etat de droit, L’impact réel des mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe pour l’amélioration du respect des droits de l’Homme et de la prééminence du droit dans les Etats membres, 2014, 62 p., disponible ici : https://edoc.coe.int/fr/liberts-fondamentales/6597-practical-impact-of-the-council-of-europe-monitoring-mechanims.html
  23. A propos des recommandations de la Commission de Venise, voir W. HOFFMANN-RIEM, « The Venice Commission of the European Council – Standards and Impact », op. cit., pp. 590-595.
  24. Tel est le cas par exemple du Défenseur des droits ou du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (article 36 § 3 de la CEDH).
  25. Pour un exemple concernant une Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, voir CourEDH, 28 février 2017, Bivolaru c. Roumanie, par. 100-107.
  26. Pour des illustrations, voir M. AILINCAI, Le suivi du respect des droits de l’homme au sein du Conseil de l’Europe. Contribution à la théorie du contrôle international, Paris, Pedone, 2012, spéc. pp. 467-488 ; F. TULKENS ; S. VAN DROOGHENBROECK ; F. KRENC, « Le soft law et la Cour européenne des droits de l’homme. Questions de légitimité et de méthode », in I. HACHEZ et al. (dir.), Les sources du droit revisitées, vol. 1, Limal/Bruxelles, Anthemis/Université Saint-Louis, 2012, pp. 381-431 ; S. VAN DROOGHENBROECK, « Le soft law et la Cour européenne des droits de l’homme », in M. A. AILINCAI, Soft law et droits fondamentaux, op. cit., pp. 185-203 ; L. R. GLAS, « The European Court of Human Rights’ Use of Non-Binding and Standard-Setting Council of Europe Documents », Human Rights Law Review, 2017, n° 17, pp. 97-125.
  27. CourEDH, 13 avril 2017, Podeschi v. San Marino, par. 115 (arrêt non définitif à ce jour).
  28. Un autre exemple se dégage de la comparaison entre la décision Koufaki et Adedy c. Grèce rendue par la Cour européenne des droits de l’homme le 7 mai 2013 et la décision que le Comité des droits économiques et sociaux a rendue le 7 décembre 2012 dans l’affaire Fédération des pensionnés salariés de Grèce (IKA-ETAM), réclamation n° 76/2012.
  29. Cf. infra.
  30. CourEDH, 8 avril 2014, National Union of rail, maritime and transport workers c. Royaume-Uni, par. 91 et 92.
  31. Ibid., par. 94.
  32. La Cour souligne que « la valeur interprétative des avis du CEDS apparaît généralement admise par les Etats et par le Comité des Ministres. Elle est en tout cas reconnue par la Cour, qui a tenu compte à maintes reprises des interprétations de la Charte données par le CEDS et des avis de celui-ci sur le respect par les Etats de diverses dispositions de ce texte ». Quant à la commission d’experts de l’OIT, la Cour note qu’elle a « un rôle de référence et de guide pour l’interprétation de certaines dispositions de la Convention » (par. 97).
  33. Ibid., par. 98.
  34. Ibid., par. 98.
  35. Ibid., par. 106.
  36. Cette répartition des rôles est clairement assumée dans l’opinion concordante commune aux juges Ziemele, Hirvelä et Bianku : « Eu égard à la nature de ces grèves et à leur incidence dans le domaine de la politique économique, il est préférable de traiter la question dans le cadre du dialogue engagé avec les organes de surveillance spécialisés en matière de droits sociaux et du travail. Ce genre de processus plus souple permet à l’État défendeur de continuer à réfléchir à ses choix économiques alors qu’un arrêt de la Cour concluant à la violation mettrait un coup d’arrêt brutal à un tel processus » (par. 3).
  37. Conseil d’Etat, Le droit souple, op. cit., p. 177.
  38. Ibid., p. 177.
  39. CAA Nantes, 31 mai 2016, n° 15NT03165, cons. 4.
  40. A en croire le rapport annuel du Défenseur des droits pour 2016, les décisions juridictionnelles confirment les observations de l’Institution dans 83% des cas (p. 9).
  41. TGI Béthune, ord. 12 octobre 2016, n° 16/00170 ; Décision MLD-MSP-2016-197 du Défenseur des droits du 25 juillet 2016 relative à une procédure d’expulsion d’occupants sans droit ni titre d’un terrain (observations).
  42. Voir M. AILINCAI, Le suivi du respect des droits de l’homme au sein du Conseil de l’Europe. Contribution à la théorie du contrôle international, op. cit., pp. 377-380.
  43. Pour les derniers documents en date, voir Doc. 13864 et addendum, 9 septembre 2015, La mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme ; Résolution 2075 (2015) et Recommandation 2079 (2015), 30 septembre 2015.
  44. Doc. 13864, ibid., par. 44-45.
  45. Conférence de haut niveau sur la mise en œuvre de la Convention européenne des droits de l’homme, Déclaration de Bruxelles, 27 mars 2015, Plan d’action, point C.3 e) et f).
  46. Défenseur des droits, Rapport annuel 2011, p. 30.
  47. D. LÖHRER, « Le soutien du Défenseur des droits à l’exécution des décisions de justice », R.F.D.A., 2016, pp. 727 et s.
  48. Ibid.
  49. Ibid.
  50. Conseil d’Etat, Le droit souple, op. cit., p. 138.
  51. Conseil d’Etat, 21 mars 2016, Fairvesta International GmbH, Fairvesta Europe AG, Fairvesta Europe AG II et Fairvesta Vermögensverwaltung International AG, n° 368082, Lebon ; Cons. Etat (fr.), 21 mars 2016, société NC Numericable, n° 390023. Pour des réactions doctrinales, voir notamment P. DEUMIER, « Quand le droit souple rencontre le juge dur », R.T.D. Civ., 2016, pp. 571 et s. ; L. DUTHEILLET DE LAMOTHE et G. ODINET,  « Un recours souple pour le droit souple », A.J.D.A., 2016, pp. 717 et s. ; F. MELLERAY, « Le contrôle juridictionnel des actes de droit souple », R.F.D.A., 2016, pp. 679 et s. ; A. SEE, « Contrôle des actes de droit souple – Le droit souple des autorités de régulation », Droit administratif, 2016, n° 5, comm. 34.
  52. Conseil d’Etat, 20 novembre 2016, n° n° 384691, 384692 et 394107
  53. CA Angers, 31 mars 2015, n° 13/ 01949.
  54. Opinion en partie dissidente du juge Pinto de Albuquerque sous l’arrêt de Grande chambre Muršić c. Croatie du 20 octobre 2016, par. 33.
  55. I. HACHEZ, « L’inclusion des personnes en situation de handicap : du soft law au hard law et inversement », in M. A. AILINCAI (dir.), Soft law et droits fondamentaux, op. cit., pp. 241-263.
  56. La soft law est le plus souvent citée dans la partie « droit pertinent » des arrêts, auquel cas son influence est incertaine mais peut être présumée dérisoire ou minime.
  57. L. R. GLAS, « The European Court of Human Rights’ Use of Non-Binding and Standard-Setting Council of Europe Documents », Human Rights Law Review, 2017, n° 17, pp. 102-103.
  58. CourEDH, GC, 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, par. 85.
  59. Dans son célèbre arrêt Lotus de 1927, la Cour permanente de justice internationale énonce que « [l]es règles de droit liant les Etats procèdent […] de la volonté de ceux-ci ». Cet arrêt fonde la théorie volontariste du droit international.
  60. Opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque sous l’arrêt de Grande chambre Khamtokhu et Aksenchik c. Russie du 24 janvier 2017, par. 35.
  61. Ibid.
  62. Un exemple récent est fourni par l’arrêt Taddeucci et McCall c. Italie, dans lequel la Cour se fonde sur une étude de droit comparé confirmée par une « tendance significative » au niveau mondial consistant à permettre le regroupement familial et à accorder en conséquence un permis de séjour non seulement aux conjoints, mais aussi aux partenaires non mariés, ce qui permet d’inclure les couples de même sexe. Cf. CourEDH, 30 juin 2016, Taddeucci et McCall c. Italie, par. 97. Pour un autre exemple, voir CourEDH, National Union of rail, maritime and transport workers c. Royaume-Uni, op. cit., par. 75-77 : la Cour étend le champ d’application de l’article 11 de la CEDH en admettant que les grèves secondaires relèvent de cette disposition. Pour ce faire, elle renvoie certes à une conception partagée par les Etats parties à la CEDH mais s’inspire surtout ostensiblement de la Convention n° 87 de l’OIT et de la Charte sociale européenne, telles qu’interprétées par les organes de contrôle qu’elles instituent.
  63. CourEDH, GC, 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, par. 86.
  64. Les réactions provoquées par l’arrêt de chambre Demir et Baykara sont à cet égard significatives. Voir CourEDH, GC, 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, par. 61 et 62 ; RENUCCI, J.-F., « Les frontières du pouvoir d’interprétation des juges européens », Note sous l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie du 21 novembre 2006, JCP.G, n° 11, 14 mars 2007, act. 120 ; RENUCCI, J.-F. ; BÏRSAN, C., « La Cour européenne des droits de l’homme et la Charte sociale européenne : les liaisons dangereuses », Note sous l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie du 21 novembre 2006, Dalloz, 2007, n° 6.
  65. CourEDH, National Union of rail, maritime and transport workers c. Royaume-Uni, op. cit., par. 76.
  66. En droit international, un débat récurrent oppose les volontaristes aux objectivistes. Les premiers prônent une interprétation des traités internationaux basée sur la volonté, initiale ou actualisée des Etats, tandis que les seconds refusent à l’intention des parties l’exclusivité dans le processus d’interprétation. Or, à défaut d’admettre que la conception objective prévaut dans le texte des articles 31 à 33 de la Convention de Vienne intéressant l’interprétation des traités, il faut au moins accepter que « les approches objectivistes et volontariste ne p[euve]nt être départagées scientifiquement » ; elles traduisent « des sensibilités différentes que la science du droit ne peut hiérarchiser ». Voir O. CORTEN, « Les techniques reproduites aux articles 31 à 33 des Conventions de Vienne : approche objectiviste ou approche volontariste de l’interprétation ? » R.G.D.I.P., Dossier : Les techniques interprétatives de la norme internationale, 2011, n° 2, t. 115, pp. 351-366 (p. 352).
  67. Voir par exemple l’opinion concordante très volontariste du juge Wojtyczek sous l’arrêt National Union of rail, maritime and transport workers c. Royaume-Uni, op. cit.
  68. CourEDH, GC, 5 février 2015, Bochan c. Ukraine (n° 2), par. 58. Il s’agit de la Recommandation n° R (2000) 2 sur le réexamen ou la réouverture de certaines affaires au niveau interne suite à des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, adoptée le 19 janvier 2000.
  69. CourEDH, GC, 5 juillet 2017, Jeronovics c. Lettonie, par. 121.
  70. Ibid., par. 43.
  71. CourEDH, GC, 8 novembre 2016, Magyar Helsinki Bizottsag c. Hongrie, par. 140.
  72. Ibid., par. 140 : la Cour signale que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques a été « ratifié par l’ensemble des quarante-sept Parties contractantes à la Convention, y compris la Hongrie » et que « toutes, sauf la Suisse et le Royaume-Uni, ont accepté le droit de recours individuel en vertu du Protocole facultatif s’y rapportant ».
  73. Ibid., par. 150.
  74. Opinion dissidente du juge Spano, à laquelle se rallie le juge Kjølbro, par. 36 : « Dans la mesure où la Cour se réfère à d’autres instruments, recommandations et rapports du Rapporteur spécial des Nations unies au niveau international relevant de la « »soft law« , j’estime que ceux-ci ne peuvent être qualifiés dans ce contexte que d’ « aspirations générales » ayant valeur d’orientation ».
  75. CourEDH, GC, 20 octobre 2016, Muršić c. Croatie, par. 110.
  76. Voir A.-G. ROBERT, « Conséquences du manque flagrant d’espace personnel », AJ Pénal, 2017, p. 47 ; L. BURGORGUE-LARSEN, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (août-décembre 2016) », AJDA, 2017, pp. 157 et s. : « La nouvelle approche de la Cour […] est agrémentée d’une piètre justification qui s’articule autour de deux arguments qui n’emportent absolument pas la conviction ».
  77. CourEDH, Muršić c. Croatie, op. cit., par. 112.
  78. Opinion en partie dissidente commune aux juges Lazarova Trajkovska, De Gaetano et Grozev sous l’arrêt de Grande chambre Muršić c. Croatie, par. 4.
  79. CourEDH, Muršić c. Croatie, op. cit., par. 113.
  80. CPT/Inf (2015)44, 15 décembre 2015, Espace vital par détenu dans les établissements pénitentiaires : normes du CPT, par. 15-18.
  81. Ibid., par. 24 et 25.
  82. CourEDH, Muršić c. Croatie, op. cit., par. 113.
  83. CourEDH, GC, 9 juillet 2013, Vinter et al. c. Royaume-Uni, par. 106-121.
  84. CourEDH, GC, 24 janvier 2017, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie, § 80 : la Cour se réfère à une recommandation du Comité des droits de l’enfant et à une Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies.
  85. Ibid., par. 83 et 86.
  86. Ibid., par 87.
  87. Opinion en partie dissidente commune aux juges Sicilianos, Møse, Lubarda, Mourou‑Vikström et Kucsko-Stadlmayer, par. 7. Voir aussi l’opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque, par. 41.
  88. Dimitri Löhrer montre que le Défenseur des droits a la faculté de promouvoir la modernisation des normes de droits fondamentaux. Voir D. LÖHRER, La protection non juridictionnelle des droits fondamentaux en droit constitutionnel comparé, thèse dact. dir. Olivier Lecucq, Université de Pau et des pays de l’Adour, pp. 365-368.
  89. n° 15-24.207 ; n° 15-24.208 ; n° 15-24.209 ; n° 15-24.213 ; n° 15-25.876 ; n° 15-25.877 ; n° 15-25.873 ; n° 15-24.210 ; n° 15-24.211 ; n° 15-24.212 ; n° 15-24.214 ; n° 15-25.872 ; n° 15-25.875.
  90. Décision du Défenseur des droits MDS-2016-132 du 29 avril 2016 relative à des contrôles d’identité discriminatoires.
  91. Cela ressort implicitement mais clairement du communiqué de presse de la Cour de cassation en date du 9 novembre 2016.
  92. Not. Cass., civ. 1, 9 novembre 2016, n° 15-25.876, arrêt n° 1247 et n° 15-25.877, arrêt n° 1248.
  93. Cass., civ. 1, 9 novembre 2016, n° 15-24.208, arrêt n° 1237.

L’utilisation du contrôle de conventionnalité par la Cour de cassation ou le paradoxe de l’acceptation

 

Voilà plus de 40 ans aujourd’hui que la Cour de cassation exerce le contrôle de conventionnalité de la loi. Or, depuis 1975, le moyen d’inconventionnalité est devenu un instrument juridique éprouvé qu’il convient désormais de situer dans une optique de sociologie juridictionnelle et dans un contexte de « crise de légitimité, de confiance et d’identité », selon les propres mots de son premier Président. L’exercice du contrôle de conventionnalité fut « accepté » par la Haute juridiction judiciaire suite à la déclaration d’incompétence du Conseil constitutionnel et il semble qu’un tel contrôle permette désormais le développement d’un pouvoir juridictionnel inédit dans son ampleur et dans ses potentialités. Ce pouvoir, qui constitue un outil d’émancipation à l’égard du législateur ainsi qu’un vecteur de concurrence à l’égard des autres juges internes, façonne tout le paradoxe de l’acceptation. Il se perçoit dans un moyen de droit s’offrant à l’origine comme une tâche laborieuse à accomplir avant d’apparaître comme un formidable outil d’expansion d’une souveraineté juridictionnelle ternie. Il conviendra alors d’apprécier la place qu’occupe le contrôle de conventionnalité dans l’évolution du rôle de la Cour de cassation sur l’échiquier juridictionnel afin de nuancer une controverse délicate opposant la critique acerbe d’un pouvoir prétorien hypertrophié et l’approbation affichée d’un approfondissement de la garantie des droits.

 

Par Marc Guerrini, Docteur en droit et membre de l’Institut Louis Favoreu – ILF GERJC, UMR 7318 (Université d’Aix-Marseille)

 

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En science politique, le paradoxe de l’acceptation renvoie à la situation dans laquelle une institution consent à assumer une tâche impliquant des responsabilités nouvelles, tout en ayant conscience des avantages qu’une telle tâche pourra, à l’avenir, lui procurer. C’est ainsi que, depuis 1975 1, la Cour de cassation accepte d’assurer le contrôle de conventionnalité de la loi afin de vérifier que la loi française, qu’elle est conduite à appliquer, apparaît compatible avec les traités et accords internationaux liant la France. La Haute juridiction judiciaire a alors su faire fructifier les implications induites par l’exercice d’un tel contrôle qui, d’une manière générale, inaugurait « la possibilité d’un renforcement du pouvoir juridictionnel, soit que les juges inférieurs aient pu s’affranchir de la tutelle de leurs juridictions supérieures soit que les juges aient globalement gagné un ‘‘pouvoir de contrôle juridictionnel du législatif ou de l’exécutif et cela même dans les systèmes judiciaires où ce pouvoir était à l’origine faible voire inexistant’’ » 2. Le champ d’application du contrôle de conventionnalité est, de plus, nécessairement lié au nombre de conventions internationales susceptibles d’être mobilisées devant le juge judiciaire et, de ce point de vue, ces dernières ont augmenté de manière constante, notamment dans le domaine de la protection des droits fondamentaux 3. A cet égard, l’influence de la Convention européenne des droits de l’Homme apparaît grandissante dans la jurisprudence de la Cour de cassation qui fait preuve d’une remarquable ouverture aux standards déterminés par le juge strasbourgeois des droits et libertés 4. Ainsi, l’attitude de la Haute juridiction judiciaire « a d’ailleurs changé, pourrait-on dire, avec le temps, passant progressivement d’une application ‘‘subie’’ ou ‘‘commandée’’ à une application ‘‘spontanée’’ de cette Convention, grâce à une meilleure diffusion et une compréhension accrue de la jurisprudence européenne » 5.

Ces premiers éléments témoignent de la place et de l’importance grandissantes de l’exercice du contrôle de conventionnalité, notamment exercé au regard de la Convention européenne des droits de l’Homme, devant la Cour de cassation. Néanmoins, il n’y a finalement rien de bien original dans une telle démarche. Le Conseil d’Etat comme le Conseil constitutionnel ont également témoigné, notamment ces dernières années, d’une ouverture constante au droit européen et international dans le cadre de ce qui est communément désigné sous le vocabulaire de « dialogue des juges ». Pourquoi alors s’intéresser tout particulièrement à la Cour de cassation ? Cet intérêt réside, nous semble-t-il, dans la position actuelle de la Cour et dans la manière dont le renfort du contrôle de conventionnalité pourrait s’inscrire dans le cadre de rapports envisagés sous l’angle de la concurrence des juges et de la souveraineté juridictionnelle. C’est ici que repose le cœur du paradoxe de l’acceptation dans la mesure où l’exercice du contrôle de conventionnalité qui a imposé des responsabilités nouvelles, peut également servir le juge qui l’exerce à travers un affermissement de son influence et modifier profondément sa place et son rôle au sein de l’échiquier institutionnel. En effet, comme a pu l’affirmer le premier Président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, en mars 2015 « c’est cette Cour, semble-t-il immuable, qui est défiée aujourd’hui par le monde extérieur dans le château fort qu’elle occupe sur une île de la Seine, là où s’enfermait jadis l’ancienne Lutèce romaine » 6.

Mais quels sont donc les éléments qui ont pu troubler la consolante quiétude de la Haute juridiction judiciaire ? Cette dernière a vu son rôle de gardienne des libertés individuelles, issu d’une tradition historique, consacré par la Constitution de 1958 à l’article 66 qui dispose que « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ». Or, ce rôle historique de l’autorité judiciaire s’est trouvé concurrencé d’abord par le rôle des juridictions administratives et, à leur tête, du Conseil d’Etat dans la protection des libertés. De plus, une même concurrence est apparue à travers le développement des autorités administratives indépendantes vers lesquelles le législateur n’hésite pas à se tourner. Sur ce point, « l’image de l’institution judiciaire est incontestablement affectée par la création de ces organismes, et notamment ceux d’entre eux auxquels est confiée, au-delà de la régulation technique, la mission de sanctionner des comportements auxquels la justice est estimée incapable de répondre » 7. De plus, l’acception retenue de la « liberté individuelle » a été réduite à sa portion congrue, pour ne recouvrir finalement que le principe de l’habeas corpus. Ainsi, le juge constitutionnel, dans sa décision Loi relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France du 28 juillet 1989 8 « a centré la notion de liberté individuelle sur ce qui constitue son essence, c’est-à-dire les emprisonnements illicites et la sûreté. Comme cela a été souligné, l’article 66, alinéa 2, ne doit (…) pas être entendu de manière générale mais lu comme le complément de l’alinéa premier qui prohibe les détentions arbitraires ». Ainsi comprise, la compétence du juge judiciaire se limite concrètement à la régularité des mesures de rétention des individus contre leur gré, qu’il s’agisse du placement des étrangers en centre de rétention, de l’internement en hôpital psychiatrique ou de la contestation des détentions et des arrestations arbitraires » 9. De la même manière, les débats récents qui ont accompagné l’adoption des lois sur le renseignement et sur l’état d’urgence, qui ont confié un large rôle au juge administratif au détriment du juge judiciaire, ont alimenté cette problématique. Le premier président de la Cour de cassation regrettait à cette occasion, lors de la rencontre annuelle des premiers présidents de Cour d’appel et de la Cour de cassation en février 2016, que « l’inflexion apportée au contenu de la liberté individuelle, en écartant du contrôle exclusif du juge judiciaire la protection de la vie privée, le secret des correspondances, l’inviolabilité du domicile et la liberté d’aller et venir, a permis notamment que des perquisitions et saisies, ainsi que des assignations à résidence soient contrôlées par le juge de l’administration, lorsqu’elle prescrit elle-même ces mesures. Ce constat amène à s’interroger sur ce qui fondait la légitimité du juge judiciaire à garantir les libertés aux yeux du constituant de 1958 : le principe d’indépendance » 10. Plus récemment encore, le 6 décembre 2016, la Cour de cassation s’est émue, par un communiqué officiel, du décret du 5 décembre 2016 11 plaçant la Haute juridiction judiciaire sous le contrôle du gouvernement par l’intermédiaire de l’inspection des services du Ministre de la justice, décret dont la Cour n’a pris connaissance que lors de sa publication au Journal Officiel. Enfin, dans un autre domaine, l’institution de la question prioritaire de constitutionnalité par la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 semble avoir été, au moins dans un premier temps, perçue avec une certaine réticence par la Cour de cassation qui y voyait peut-être un risque d’être placée sous le contrôle d’un Conseil constitutionnel prenant, sous l’impulsion de cette nouvelle réforme, partiellement les traits d’une cour suprême. En témoignent les très nombreuses réactions suscitées au printemps 2010 par la désormais célèbre affaire Melki, affaire à l’occasion de laquelle la Cour de cassation a interrogé par voie préjudicielle la Cour de justice de l’Union européenne sur la compatibilité du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité avec le droit européen 12.

Quel est donc le rapport entre un tel contexte et l’exercice du contrôle de conventionnalité par la Cour de cassation ? En réalité, ce contrôle peut parfaitement être analysé sur le terrain, non seulement du droit positif, mais aussi sur celui de la sociologie juridictionnelle. Comme a pu le souligner Pierre Bourdieu, « les pratiques et les discours juridiques sont (…) le produit du fonctionnement d’un champ dont la logique spécifique est doublement déterminée : d’une part, par les rapports de force spécifiques qui lui confèrent sa structure et qui orientent les luttes de concurrence ou, plus précisément, les conflits de compétences dont il est le lieu et, d’autre part, par la logique interne des œuvres juridiques qui délimitent à chaque moment l’espace des possibles et, par là, l’univers des solutions proprement juridiques » 13. On peut ainsi s’interroger sur la question de savoir si le débat portant sur le contrôle de conventionnalité, après avoir nourri de nombreuses réflexions sur le dialogue des juges dans une dimension externe, ne tend pas à se déplacer sur une optique désormais davantage interne dans le cadre d’une problématique renouvelée du dialogue juridictionnel. Ainsi, après avoir largement connu dans les années 1990 l’époque de la constitutionnalisation du droit, l’ère de la conventionnalisation invite à la réflexion sur les nouveaux équilibres qui devront être recherchés et dont l’exemple actuel que fournit la Cour de cassation, dans le contexte précédemment rappelé, apparait particulièrement révélateur. Le contrôle de conventionnalité semblerait alors s’inscrire dans une quête ou plutôt une reconquête de la souveraineté juridictionnelle, apparaissant comme un outil d’émancipation à l’égard du législateur (I) et comme un vecteur de concurrence avec les autres juges internes (II). Mais il sera nécessaire de se montrer ici particulièrement prudent car, en ce domaine, tout est question de point de vue (III).

 

I. Le contrôle de conventionnalité comme outil d’émancipation à l’égard du législateur

 

Les conséquences de la supériorité des traités et accords internationaux sur la loi française, prescrite par l’article 55 de la Constitution, se déploient aujourd’hui de manière remarquable dans la jurisprudence des juges judiciaire et administratif, les conventions internationales apparaissant comme une ressource à la vocation émancipatrice pour ces derniers et notamment pour la Cour de cassation. On observe ainsi un effet qui, selon une définition traditionnelle, renvoie à une action de s’affranchir d’un lien, d’une entrave, d’un état de dépendance à l’égard d’un objet, d’une personne ou d’une institution, en l’occurrence le législateur. Cette émancipation du juge judiciaire se produit à l’égard du législateur français, et c’est sur ce point que nous insisterons, mais il convient de préciser qu’un tel effet peut également concerner les législateurs étrangers, ou plus généralement le droit étranger. En effet, dans le champ du droit international privé, la notion d’ordre public permet au juge, au nom de la protection de certaines règles fondamentales du for, d’évincer l’application d’une loi étrangère dont l’applicabilité fut fixée par une règle de conflit de lois. Or, « la réserve de l’ordre public, ultime défense des concepts juridiques du for, se ‘‘conventionnalise’’ de plus en plus en référence aux principes formulés et des droits garantis par la Conv. EDH. (…) C’est ici que prend place le débat sur la nouvelle notion de principes essentiels du droit français, consacrée par la Cour de cassation, et dont on ne peut dire aujourd’hui s’ils modernisent l’antique formulation de l’arrêt Lautour de l’ordre public international ou s’ils en constituent le nouveau noyau dur » 14.

S’agissant des rapports entre le juge judiciaire et le législateur français sous l’angle du contrôle de conventionnalité, la logique émancipatrice que ce dernier implique se perçoit aisément dans la mesure où le juge chargé d’appliquer la loi est également, depuis 1975, chargé de juger la loi au regard des traités et accords internationaux. Cette donnée classique a néanmoins été renouvelée récemment à deux égards.

Premièrement, la rigueur et l’audace avec lesquelles la Cour de cassation mobilise le contrôle de conventionnalité pour prendre ses distances avec le législateur est notable. C’est d’abord la place accordée à l’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme qui ne manque pas de retenir toute l’attention de l’observateur. Non seulement les motifs de la Cour de cassation laissent clairement transparaître les exigences de la Cour européenne des droits de l’Homme, notamment dans l’appréciation du caractère légitime et proportionné des restrictions imposées à des droits ou libertés, mais la Cour est allée jusqu’à mentionner explicitement un arrêt de condamnation de la France dans les visas de ses décisions 15. Il est clair qu’une telle méthode tranche avec le jeu d’ombres chinoises auquel se livrent généralement les juridictions internes qui tiennent compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme à travers une interprétation conforme, tout en évitant soigneusement de dévoiler trop explicitement l’origine européenne de la solution retenue. La décision laisse ainsi visible l’ombre de la jurisprudence strasbourgeoise, tout en couvrant habilement la main qui s’agite dans les coulisses éclairées des délibérations. Or, « alors que la première chambre civile et le Conseil d’Etat s’alignaient sur la Cour européenne sans faire la moindre allusion à sa jurisprudence, la Chambre sociale mentionne expressément l’arrêt ayant condamné la France et, mieux (pire ?), lui fait les honneurs du visa : ‘‘Vu l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales tel qu’interprété par l’arrêt Arnolin et autres c/ France du 9 janvier 2007 de la Cour européenne des droits de l’homme, et les articles 29 de la loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 et 2 du code civil, ensemble les articles L. 212-2 et L. 212-4 du code du travail dans leur rédaction applicable au litige’’ 16.

Le 15 avril 2011, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation est allée plus loin encore en reconnaissant l’autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme en estimant que « les Etats adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation » 17. Ainsi, la Haute juridiction judiciaire considère que la France est liée non seulement aux solutions dégagées par la Cour européenne des droits de l’Homme dans un arrêt la condamnant mais également aux solutions qui pourraient lui être appliquées alors même qu’elles furent dégagées à propos d’un autre Etat. Une telle solution a pu être qualifiée de « raz-de-marée, une révolution d’une ampleur jamais égalée, en matière de sources du droit, depuis l’arrêt Société des cafés Jacques Vabre rendu par une chambre mixte de la Cour de cassation le 24 mai 1975 » 18. Il est clair qu’une telle solution augmente considérablement les normes de référence du contrôle de conventionnalité, augmentation sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.

Outre la place de plus en plus grande accordée à la Convention européenne des droits de l’Homme et à l’autorité des arrêts du juge de Strasbourg, la jurisprudence relative aux validations législatives et aux lois interprétatives apparat particulièrement éclairante de la dimension émancipatrice du contrôle de conventionnalité exercé par la Cour de cassation 19. Dans une affaire jugée le 23 janvier 2004 par son Assemblée plénière, était en cause une intervention du législateur qui fixait les conditions de révision de loyers après que la Cour de cassation elle-même a procédé à plusieurs revirements de jurisprudence sur ce point. L’Assemblée plénière va alors contrôler la loi au regard de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme. La Cour de cassation rappelle en premier lieu que « si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litiges ; que cette règle générale s’applique quelle que soit la qualification formelle donnée à la loi et même lorsque l’Etat n’est pas partie au procès » 20. L’Assemblée plénière précise ensuite « qu’il ne résulte ni des termes de la loi ni des travaux parlementaires que le législateur ait entendu répondre à un impérieux motif d’intérêt général pour corriger l’interprétation juridictionnelle de l’article L. 145-38 du code de commerce et donner à cette loi nouvelle une portée rétroactive dans le but d’influer sur le dénouement des litiges en cours » 21. Autrement dit, la Cour de cassation, tout en prenant le soin de rappeler à dessein dans quelles conditions restrictives le législateur peut s’ingérer dans l’administration de la justice par le truchement de lois rétroactives, conclut que la loi en cause n’avait pas une telle prétention rétroactive. Or, comme il a pu être relevé, « le contrôle opéré sur les motifs de l’intervention du législateur constitue une intervention du juge dans la fonction législative dont il convient de mesurer la portée » 22, générant ainsi la critique selon laquelle « si le Conseil constitutionnel a pris acte de la fin de la souveraineté du législateur en rappelant que ‘‘la loi n’est l’expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution’’, cette subordination de la loi à la Constitution n’impliquait pas la substitution de la légitimité du juge à celle du législateur. C’est pourtant ce qui est en cours avec l’appui de la Cour européenne des droits de l’homme » 23.

De même, c’est au visa de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a mis en cause l’impartialité objective de la Cour nationale de l’incapacité et de la tarification de l’assurance des accidents du travail 24. Elle a en effet estimé « qu’il résulte du dossier de la procédure que la décision attaquée a été rendue par une formation de jugement de la Cour nationale, comprenant parmi ses membres un fonctionnaire honoraire d’administration centrale ; que cet élément et le fait que la juridiction comprend des fonctionnaires de catégorie A, en activité ou honoraires, du ministère chargé de la Sécurité sociale ou du ministère chargé de l’Agriculture, nommés sans limitation de durée de sorte qu’il peut être mis fin à tout moment et sans condition à leurs fonctions par les autorités de nomination qui comprennent le ministre, exerçant ou ayant exercé, lorsqu’ils étaient en activité, le pouvoir hiérarchique sur eux, constituaient des circonstances de nature à porter atteinte à l’indépendance de la Cour nationale et à faire naître un doute légitime sur son impartialité ; d’où il suit que la cause n’a pas été entendue par un tribunal indépendant et impartial au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » 25. Un certain nombre de critiques ont accompagné cette décision qui a paralysé le fonctionnement de la juridiction en cause et « certains se sont inquiétés du pouvoir donné ainsi au juge et ont dénoncé un ‘‘déclin de la loi’’. Pour d’autres, a relevé Guy Canivet, la Convention européenne et la Cour de cassation ont été même regardées ensemble comme des facteurs de ‘‘subversion’’ du droit national » 26.

Par ailleurs, le second élément de la potentialité émancipatrice du contrôle de conventionnalité est certainement le plus remarquable. Ce dernier réside dans la nouveauté que constitue l’exercice d’un « contrôle de proportionnalité » entrepris par la Cour de cassation. Ce contrôle consiste pour cette dernière à évaluer, in concreto, la proportionnalité d’une ingérence à un droit ou à une liberté au regard du but poursuivi. Un tel contrôle conduit la Cour à contrôler le fait autant que le droit, rompant ainsi avec la mission qui lui est traditionnellement dévolue en tant que juge de cassation. Cette nouveauté est apparue en 2013 à l’occasion d’une affaire jugée par la première chambre civile de la Cour de cassation à propos de la nullité d’un mariage découlant de l’empêchement à mariage entre un beau-père et sa bru posée par le Code civil 27. La Cour de cassation a estimé à cette occasion qu’en l’espèce, le prononcé de la nullité du mariage revêtait pour l’épouse « le caractère d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans » 28. Le modèle de cassation légaliste se trouve ainsi remis en cause dans l’exercice du contrôle de conventionnalité, ce que le Premier président de la Cour justifie par référence à la méthode de jugement de la Cour européenne des droits de l’Homme. Ce dernier a, en effet, eu l’occasion de préciser cette nécessité d’adaptation de la méthode de cassation de la manière suivante : « C’est que la Cour européenne des droits de l’homme est entrée en scène pour exercer, après la Cour de cassation, un contrôle faisant appel à la notion d’équité venue de la Common Law. Là où le juge français était habitué à user de l’aphorisme ‘‘la loi, toute la loi, rien que la loi’’, la CEDH répond : oui, à condition que le résultat soit équitable, c’est-à-dire que l’application de la loi soit adaptée aux circonstances de l’espèce, nécessaire en raison de ces circonstances, et proportionnée à ces circonstances. Jus id quod justum est : ‘‘le droit, c’est ce qui est juste’’, dit la doctrine naturaliste. Nous sommes au cœur de notre sujet. (…) En réalité, notre droit d’inspiration écrite est ici confronté à l’héritage de la tradition coutumière passé à la Cour européenne des droits de l’homme qui en est profondément imprégnée à travers les notions d’équité et de proportionnalité » 29. Ainsi, sous l’effet de la promotion de cette forme de contrôle de proportionnalité parfois perçu comme une « contre-révolution » 30, la Cour de cassation peut être conduite à écarter une loi, non pas qu’elle se présente à son office sous des traits inconventionnels, mais en tant que son application fait apparaître une ingérence disproportionnée à l’égard d’un droit garanti par la Convention européenne des droits de l’Homme. Tel était le cas dans l’affaire précédemment évoquée dans la mesure où l’interdiction du mariage entre un beau-père et sa bru n’est pas en soi inconventionnelle car elle répond à des objectifs légitimes notamment de sauvegarde de l’homogénéité de la famille et de préservation des enfants qui peuvent être affectés par le changement de statut et des liens entre les adultes autour d’eux, mais le fait qu’une telle interdiction soit appliquée à un mariage qui a été contracté il y a vingt ans sans rencontrer d’opposition constituait une ingérence disproportionnée. Certains auteurs ont alors pu s’interroger sur le sens actuel de la cassation à l’aune de la méthode proportionnelle, qui « n’est pas simplement affranchie de la loi, elle est légicide, car elle permet au juge, par un simple raisonnement européen, de s’émanciper de la loi » 31.

Ces évolutions accentuant la place de la Convention européenne des droits de l’Homme dans la jurisprudence de la Cour de cassation et cette prise de distance avec le législateur ne vont pas sans soulever un certain nombre de questions. On ne peut aujourd’hui que souligner le coup de canif qui est porté à la stabilité de la loi dans la mesure où, une fois promulguée, le juge pourra s’en émanciper dès lors que cette dernière comporte une contrariété avec une convention internationale, notamment en matière de droits fondamentaux. Ces derniers sont ainsi devenus un mètre étalon normatif de premier plan dans l’applicabilité de la loi et « cette apparente dévaluation de la loi au profit des droits fondamentaux passe par un transfert de la force symbolique de la première aux seconds » 32. Ce glissement interroge de manière fondamentale notre modèle démocratique et la place qui est accordée au juge et ne manquera pas de revigorer un débat qui est traditionnellement induit par l’activité du juge constitutionnel. En effet, le développement du contrôle de conventionnalité et son approfondissement nourrissent les réflexions sur la préférence accordée à la démocratie par le droit et place cette question de l’intégration des conventions internationales dans l’ordre interne sur un terrain particulièrement glissant et sur lequel les juristes sont conduits à se positionner. Le contrôle de conventionnalité procure ainsi un pouvoir immense entre les mains des juges et le malaise qu’un tel pouvoir peut provoquer est certainement la conséquence de deux données cumulées.

D’une part, les droits fondamentaux possèdent une portée fortement évolutive et les jurisprudences européennes en la matière relèvent généralement de la casuistique. Cela implique qu’il est parfois délicat de déterminer à l’avance et de manière tout à fait prévisible la manière dont un droit ou une liberté trouvera à s’appliquer dans les circonstances d’une affaire donnée, tout comme dans le cadre d’un Etat déterminé ou encore, en cas de confrontation entre droits fondamentaux, lequel sera privilégié au détriment de l’autre. Ces derniers ne sont ainsi « jamais formulés de manière suffisamment détaillée pour qu’il soit possible d’en déduire l’étendue exacte d’application sans qu’aucune controverse à propos de cette extension ne puisse voir le jour » 33. Cette part d’indétermination, cette « texture ouverte » 34, accentue considérablement le pouvoir du juge en plaçant entre ses mains des normes de référence mobilisables à l’encontre du législateur national dont la portée présente une texture relativement souple. C’est bien de ce pouvoir dont la Cour de cassation s’est saisi le 15 avril 2011 en reconnaissant l’autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme 35 car, par ce biais, s’ouvre un champ immense de solutions européennes de référence qui, bien qu’ayant été dégagées à l’égard d’autres Etats, pourraient être appliquées à la France par la Cour de cassation dans des situations que cette dernière jugerait analogues.

D’autre part, en la matière, le lit de justice apparaît bien délicat à réaliser. En effet, si le législateur peut toujours intervenir pour mettre un terme à une jurisprudence à l’égard de laquelle il serait en désaccord, cela est difficilement réalisable dès lors que le juge se prononce sur le terrain de la conventionnalité de la loi, notamment au regard des droits fondamentaux européens et cela pour deux raisons. Premièrement, dans cette tâche, les juges internes trouvent dans la Cour de justice de l’Union européenne et dans la Cour européenne des droits de l’Homme des alliés de poids et le législateur, en procédant à un lit de justice, prendrait le risque de se mettre en contrariété avec les droits fondamentaux européens et de s’attirer les foudres des juges supranationaux. Deuxièmement, la loi nouvelle venant briser une déclaration d’inconventionnalité ayant privé une loi d’application pourrait elle-même être privée d’application par les juges internes sur ce même fondement. Dans un tel schéma, une déclaration d’inconventionnalité prononcée par un juge national s’apparente à une décision quasi-définitive. Le pouvoir que le contrôle de conventionnalité confère aux juges se révèle donc considérable. La problématique de fond, pour reprendre les formules employées par le Professeur Denys de Béchillon, réside alors dans la question de savoir : « jusqu’où admettre la banalisation intégrale de la loi parlementaire ? Jusqu’où tolérer que le pouvoir de la juger puisse s’acquérir par des voies plus ou moins purement prétoriennes ? Jusqu’où accepter le trouble en ces matières ? » 36.

 

II. Le contrôle de conventionnalité comme vecteur de concurrence à l’égard des juges internes

 

Le contrôle de conventionnalité de la loi qu’opère la Cour de cassation ne lui permet pas uniquement de s’émanciper du législateur, il constitue également un vecteur de concurrence à l’égard des autres juridictions internes. Si c’est à l’égard du Conseil constitutionnel que le contrôle de conventionnalité a vocation à introduire une concurrence accrue, il convient de préciser qu’une telle concurrence peut également apparaître entre le juge judiciaire et le juge administratif, permettant au premier d’étendre sa compétence sur le pré-carré traditionnellement dévolu au second. C’est dans un tel cadre d’analyse qu’il est possible de ranger la jurisprudence de la Cour de cassation 37 et du Tribunal des conflits 38 qui, par dérogation à la jurisprudence Septfonds 39, s’accorde sur la compétence du juge judiciaire pour se prononcer par voie d’exception sur la compatibilité d’un acte administratif au droit de l’Union européenne. Si une telle solution n’écorne pas réellement la compétence constitutionnelle du juge administratif dans l’annulation et la réformation des actes administratifs, les juridictions judiciaires ne pouvant formellement annuler l’acte mais seulement l’écarter du litige, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là, par le biais du contrôle de conventionnalité, d’une incartade dans le domaine de la juridiction administrative et constitue « une pierre dans le jardin du juge administratif sur le terrain discuté des questions préjudicielles. Le monopole du juge administratif pour l’appréciation de la légalité de l’acte administratif s’étiole. Il est déjà sérieusement entamé en raison des compétences reconnues au juge pénal et au juge judiciaire fiscal » 40.

Mais c’est à l’égard du juge constitutionnel que le contrôle de conventionnalité nourrit une concurrence particulièrement visible et récemment accentuée. Nous l’avons évoqué, la question prioritaire de constitutionnalité n’a pas, semble-t-il, été accueillie avec enthousiasme par la Cour de cassation qui a souhaité d’emblée confronter cette nouvelle procédure au principe de primauté du droit de l’Union européenne par le biais d’un renvoi préjudiciel à la Cour de justice. Néanmoins, la Cour de cassation a par la suite renvoyé de nombreuses QPC au Conseil constitutionnel 41 et semble désormais accoutumée à ce mécanisme de question de constitutionnalité, passant ainsi « de la réticence à la diligence » 42. Or, il est possible de discuter cette forme de diligence au regard, précisément, du contrôle de conventionnalité de la loi mis en œuvre par la Cour de cassation.

A titre liminaire, nous soulignerons le fait que si les conventions internationales pourront servir la Cour de cassation en concurrençant la question prioritaire de constitutionnalité, la Convention européenne des droits de l’Homme va également encadrer a minima la Haute juridiction judiciaire dans son rôle de juge du filtre de la QPC.  En effet, la Cour européenne des droits de l’Homme fut conduite à se prononcer pour la première fois dans son arrêt Jacky Renard c/ France du 17 septembre 2015 43 sur la compatibilité avec l’article 6§1 de la Convention des non renvois de questions prioritaires de constitutionnalité par la Cour de cassation. Le juge strasbourgeois des droits et libertés a en premier lieu rappelé que l’article 6 de la Convention européenne ne garantit pas le droit d’accès à un tribunal afin de contester la constitutionnalité d’une loi, notamment lorsque la procédure n’est pas à l’entière disposition du requérant mais passe par un mécanisme de renvoi préjudiciel. De la même manière, la Cour souligne l’important pouvoir d’appréciation dont disposent les juridictions du filtre lorsqu’elles sont chargées de se prononcer sur les conditions de recevabilité d’une question prioritaire de constitutionnalité. Elle précise à cet égard que « la Cour de cassation et le Conseil d’Etat ne sont pas tenus, en dernier lieu, de renvoyer la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, notamment si ces juridictions estiment que celle-ci n’est pas nouvelle et ne présente pas un caractère sérieux. Ce faisant, le droit interne leur confère un certain pouvoir d’appréciation, visant à réguler l’accès au Conseil constitutionnel. La Cour relève que ce pouvoir n’est pas en contradiction avec la Convention et qu’elle se doit par ailleurs d’en tenir compte dans l’exercice de son contrôle » 44. Cependant, la Cour européenne des droits de l’Homme précise également qu’elle « n’exclut toutefois pas que, lorsqu’un tel mécanisme de renvoi existe, le refus d’un juge interne de poser une question préjudicielle puisse, dans certaines circonstances, affecter l’équité de la procédure. Il en va ainsi lorsque le refus s’avère arbitraire, c’est-à-dire lorsqu’il y a refus alors que les normes applicables ne prévoient pas d’exception au principe de renvoi préjudiciel ou d’aménagement de celui-ci, lorsque le refus se fonde sur d’autres raisons que celles qui sont prévues par ces normes, et lorsqu’il n’est pas dûment motivé au regard de celles-ci ». Ce dernier considérant expose les situations dans lesquelles un non renvoi de QPC pourrait être analysé, malgré le large pouvoir d’appréciation dont disposent les juridictions du filtre, comme une atteinte au droit au procès équitable. Il est donc à la fois nécessaire que le non renvoi soit motivé mais aussi qu’il ne s’écarte pas du cadre posé par les normes prévoyant les conditions de recevabilité. Sur ce dernier point, il est possible de relever que la Cour de cassation s’écarte parfois légèrement des critères de recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité.

Il en est allé ainsi dans un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 10 mai 2016 45 s’agissant d’une question prioritaire de constitutionnalité contestant notamment la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 424-24 alinéa 1 du Code pénal instituant le délit d’outrage à magistrat. La question était ainsi posée : « L’article 434-24, alinéa 1er, du code pénal, qui inclut dans le champ du délit d’outrage à magistrat les paroles qu’elles soient ou non rendues publiques, lorsque les écrits ou dessins rendus publics en sont exclus, porte-t-il atteinte au principe de nécessité des incriminations, au droit à la liberté d’expression ainsi qu’au principe d’égalité, tels qu’ils sont garantis par les articles 6, 8, 10, 11 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? ». Le requérant, le député Henri Guaino, fut en effet poursuivi pour outrage à magistrat sur le fondement de cette disposition qui constituait ainsi le fondement des poursuites et n’avait jamais été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel. Sans entrer dans l’examen du caractère sérieux de la question posée, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a estimé qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer cette question au Conseil constitutionnel au motif que « la question posée n’est plus applicable au litige ». En effet, le juge judiciaire estima que « la question posée n’est plus applicable au litige, dès lors qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation que les expressions diffamatoires ou injurieuses proférées publiquement par l’un des moyens énoncés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, comme tel est le cas en l’espèce, contre un magistrat de l’ordre administratif ou judiciaire en raison de ses fonctions ou à l’occasion de leur exercice, sans être directement adressées à l’intéressé, n’entrent pas dans les prévisions de l’article 434-24 du code pénal incriminant l’outrage à magistrat, et ne peuvent être poursuivies et réprimées que sur le fondement des articles 31 et 33 de ladite loi » 46. La Cour de cassation a ainsi considéré que, conformément à sa propre jurisprudence – jurisprudence postérieure au pourvoi formé par le requérant – les expressions diffamatoires ou injurieuses proférées dans les médias à l’encontre des magistrats dont il était ici question ne relevaient pas de l’outrage à magistrat et donc de l’article 434-24 du Code pénal mais des dispositions relatives à l’injure et à la diffamation de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. La question prioritaire n’avait donc pas à être renvoyée au Conseil constitutionnel. Si cette solution pourrait sembler légitime après une lecture rapide de l’arrêt, la motivation de ce non renvoi pose problème dans la mesure où la Cour de cassation le justifie par le fait que « la question posée n’est plus applicable au litige ». Or, d’après l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, le juge doit déterminer si la disposition législative contestée est applicable au litige ou si elle constitue le fondement des poursuites et non pas si la « question posée » lui est applicable. Il y a donc ici un écart par rapport aux conditions de recevabilité telles que posées par l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 et « le défaut d’applicabilité au litige de la ‘‘question posée’’, et non de la disposition législative, s’écarte de la lettre et de l’esprit de la loi organique et entre en contradiction avec le maniement de la QPC par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat. En effet, l’examen de cette nouvelle condition du renvoi au Conseil constitutionnel intervient après que l’arrêt a constaté que la disposition contestée ‘‘constitue le fondement des poursuites’’, ce qui signifie que la première condition posée par la loi organique était remplie » 47.

La jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’Homme mentionnée plus avant appelle donc à la prudence dans le maniement des critères de recevabilité par les juridictions du filtre, et notamment par la Cour de cassation, dont l’ample pouvoir d’appréciation ne permet pas pour autant de s’en écarter trop largement. Cet aspect démontre ainsi, en nuançant légèrement le propos, que le droit conventionnel n’est pas totalement un outil d’émancipation ou de concurrence mais qu’il sait également encadrer les juridictions internes qui, mues par une volonté d’expansion de leur souveraineté juridictionnelle, pourraient être tentées de malmener un outil procédural mis à la disposition du justiciable. Mais le contrôle de conventionalité peut, par ailleurs, constituer effectivement un vecteur de premier ordre dans la concurrence entre juges internes. Cet aspect est particulièrement perceptible du point de vue de la question prioritaire de constitutionnalité et des rapports entre la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel. En effet, l’exercice du contrôle de conventionnalité par la Cour de cassation va avoir pour effet de réduire le rôle du Conseil constitutionnel en concurrençant directement la question prioritaire de constitutionnalité, faisant apparaître l’examen de la compatibilité de la loi avec les conventions internationales plus rapide et plus concret que la QPC et donc, plus efficient et plus performant. Est menée ici, d’une certaine manière, une véritable opération de séduction conventionnelle en direction du justiciable qui peut se révéler bien plus efficace qu’une hostilité affichée à l’égard de la QPC.

C’est d’abord la célérité du contrôle de conventionnalité, que la doctrine n’a pas manqué de souligner, qui porte incontestablement préjudice à la question prioritaire de constitutionnalité. Pourtant, l’harmonie semblait s’imposer au départ entre le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. En effet, dans les premières décisions juridictionnelles de 2010 relatives à la garde à vue, le Conseil constitutionnel avait pointé du doigt certaines contrariétés aux droits et libertés que la Constitution garantit tout en différent l’effet de l’abrogation au 1er juillet 2011 48. Dans un esprit fort conciliant, la Chambre criminelle de la Cour de cassation 49, relevant à son tour certaines incompatibilités avec le droit européen des droits de l’Homme, décida de différer l’effet du contrôle de conventionnalité à la même date que celle retenue par le Conseil constitutionnel afin d’harmoniser les rapports entre les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité et de laisser le temps au législateur de revoir sa copie 50. Or, cela est désormais bien connu, l’harmonie n’a eu qu’un temps… En effet, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation n’allait pas tarder à donner plein effet au contrôle de conventionnalité en imposant immédiatement que soient appliqués les standards de la Convention européenne des droits de l’Homme sans tenir compte de l’effet différé de la décision du Conseil constitutionnel, report de la légalité conventionnelle d’autant moins acceptable qu’était intervenu entre temps l’arrêt Brusco c/ France 51 qui ne laissait plus aucun doute sur l’incompatibilité de la procédure française de la garde à vue avec l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Une solution analogue fut retenue par la Cour de cassation le 9 mars 2013 52 qui, ne tenant pas compte de l’effet différé au 1er janvier 2014 d’une déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel 53, donna plein effet à la déclaration d’inconventionnalité à laquelle elle a abouti s’agissant de l’article L.224-8 du Code de l’action sociale et des familles.

L’effet immédiat que confère la Cour de cassation 54 au contrôle de conventionnalité réduit considérablement l’intérêt de la question prioritaire de constitutionnalité et « le rôle qu’elle permettra au Conseil constitutionnel de jouer sera équivalent à celui d’un croque-mort dont on attendra qu’il retire lestement de la scène juridique des cadavres de lois que la décision de la Cour de Strasbourg aura dévitalisées » 55. Mais l’efficacité du contrôle de conventionnalité devant la Cour de cassation s’est également récemment accentuée et ne se résume plus à son immédiateté. En effet, l’aspect concret du contrôle effectué par la Haute juridiction judiciaire diminue encore l’intérêt de la question prioritaire de constitutionnalité. Nous l’avons précédemment évoqué, ce type de contrôle, apparue en 2013 à l’occasion d’une affaire de nullité d’un mariage découlant de l’empêchement à mariage entre un beau-père et sa bru 56, consiste pour la Cour de cassation à contrôler de manière concrète, rompant avec son rôle traditionnel de juge du droit et non du fait, la proportionnalité d’une ingérence à un droit où à une liberté au regard du but poursuivi. Le contrôle de constitutionnalité de la loi opéré par le Conseil constitutionnel demeure un contrôle abstrait caractérisé par une confrontation de norme à norme détachée du contexte de son application. Or, comme l’a relevé le professeur Pascale Deumier, « dès lors, quel intérêt reste-t-il à exercer un contrôle de conventionnalité abstrait ? Soit la disposition a été déclarée inconstitutionnelle, et elle disparaît – il n’y a plus rien à contrôler ; soit la disposition a été déclarée constitutionnelle et, les protections fondamentales étant peu ou prou équivalentes, les possibilités qu’elle soit reconnue abstraitement inconventionnelle sont minces. Si le contrôle abstrait de conventionnalité apparaît dès lors comme un doublon un peu superflu du contrôle de constitutionnalité, le contrôle concret de conventionnalité peut au contraire se présenter comme un bon complément à la question prioritaire de constitutionnalité, puisqu’il porte sur une dimension qui n’a pas été vérifiée par le Conseil constitutionnel, celle de l’application de la loi dans le litige » 57. Cette question renouvelle de manière profonde les rapports entre les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité dans la mesure où leurs méthodes respectives d’exercice tendent ainsi à se distinguer très nettement tout comme leur intérêt. L’exercice d’un contrôle concret de conventionnalité permet ainsi à la Cour de cassation, à la fois d’acquérir une forme de compétence nouvelle, mais aussi de se départir d’une influence indirecte du Conseil constitutionnel qui, intégrant largement – bien qu’implicitement – le droit conventionnel dans ses motivations 58, prive indirectement d’utilité le contrôle de conventionnalité exercé par les juges ordinaires, utilité qui se trouve désormais très largement rehaussée et qui tend à marginaliser le contrôle abstrait de constitutionnalité exercé par la voie de la QPC. Il y a donc ici un enjeu de pouvoir immense qui se loge dans la concrétisation du contrôle de conventionnalité à laquelle le Conseil d’Etat a également souscrit 59.

 

III. la reconquête de la souveraineté juridictionnelle par l’utilisation du contrôle de conventionnalité : une question de point de vue…

 

Nous l’avons constaté, l’exercice du contrôle de conventionnalité par la Cour de cassation lui permet incontestablement d’étoffer sa souveraineté juridictionnelle dans un contexte où elle lui apparaît peut-être, à tort ou à raison, largement écornée. Sa place sur l’échiquier juridictionnel se trouve renouvelée et renforcée sous l’effet du contrôle qu’elle exerce à la lumière des conventions internationales, et tout particulièrement du droit de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’Homme. La Haute juridiction judiciaire gagne du terrain, s’émancipe du législateur censé exprimer la volonté générale, empiète légèrement sur la compétence du juge administratif et fait pâlir largement la question prioritaire de constitutionnalité et son juge. Cela irait trop loin selon certains auteurs mais, au fond, ces éléments ne sont que des conséquences de l’article 55 de la Constitution qui prescrit la supériorité des traités et accords internationaux sur la loi dans l’ordre interne et de la décision IVG du Conseil constitutionnel se déclarant incompétent pour contrôler la compatibilité de la loi avec les conventions internationales.

De ce point de vue, les positions de la Cour de cassation sont conformes à ce que souhaitent les juges de Strasbourg et au principe de subsidiarité se trouvant au fondement du droit de la Convention européenne des droits de l’Homme. Finalement, toutes ces évolutions vont dans le sens d’une meilleure protection des droits fondamentaux. Elles nécessiteront certainement des adaptations parfois délicates et posent des difficultés non négligeables que nous avons soulignées, mais les juges internes doivent prendre la mesure de leur rôle, protéger de manière concrète et effective les droits et libertés et anticiper au maximum d’éventuelles condamnations de la France par les juges européens en s’inscrivant dans une optique qui dépasse les cadres traditionnellement établis. Le Président de la Cour européenne des droits de l’Homme a exprimé cette idée de la manière suivante : « Le vice-président Jean-Marc Sauvé a eu parfaitement raison de parler de ‘‘rapatriement de la garantie des droits fondamentaux au sein des Etats’’. On assiste, en quelque sorte, à une mutualisation du contrôle de l’application de la Convention européenne des droits de l’homme. Nous sommes effectivement passés de la pyramide au réseau. Le monde idéal serait d’ailleurs celui où notre Cour ne serait saisie que des questions les plus essentielles, laissant aux juges nationaux le soin d’assurer la protection quotidienne » 60.

La Cour de cassation ne s’inscrit guère dans un schéma différent et si selon Kelsen nul « ne peut servir deux maîtres » 61, peut-être a-t-elle légèrement modifié son allégeance, restant fidèle à son législateur national mais trouvant aussi, au-delà des frontières hexagonales, des directions que lui imposent les prescriptions de la Constitution elle-même. Le contrôle concret de conventionnalité que la Cour de cassation – comme le Conseil d’Etat – a récemment développé présente au moins deux intérêts majeurs. D’une part, ce contrôle permet plus largement d’éviter de futures condamnations des cours strasbourgeoise et luxembourgeoise en matière de protection des droits fondamentaux et, d’autre part, on peut légitimement s’interroger sur la question de savoir s’il ne correspond pas mieux à la mission qu’est celle du juge de l’applicabilité de la loi. En effet, « il est possible de se demander quel contrôle dénature le plus l’office du juge judiciaire ou administratif : celui par lequel, depuis plusieurs décennies, il condamne les vues générales du législateur ou celui par lequel, depuis quelques années, il en conteste une application particulière, sans remettre en cause son applicabilité générale » 62. Ainsi, la logique qui consiste, à la fois, à assurer une efficacité accrue des conventions internationales et notamment de la Convention européenne des droits de l’Homme et, dans le même temps, à poser les jalons d’une souveraineté juridictionnelle renouvelée sous l’effet du contrôle de conventionnalité, ne sont pas des éléments nécessairement contradictoires. Bien au contraire, ils arpentent le chemin judiciaire main dans la main. Comme l’estimait Bossuet, il est toujours bien délicat de chérir les causes et de déplorer les conséquences. Nous ajouterons qu’il est encore plus délicat de mettre à l’index certaines conséquences en en déplorant les causes cachées. Bien sûr, du point de vue de la sociologie juridictionnelle, est perceptible derrière ces évolutions un enjeu immense de pouvoirs mais il n’y a pas selon nous, de la part de la Cour de cassation, de positionnement qui se situerait hors du droit. Il n’y a pas de « révolution » à proprement parler. De l’audace, certainement, mais toutes les avancées dans la protection des droits fondamentaux passent par un repositionnement sur l’échiquier institutionnel, par une conquête ou une reconquête d’une souveraineté juridictionnelle absente ou simplement ternie. La décision Liberté d’association du Conseil constitutionnel en est le meilleur exemple.

La question de la reconquête de la souveraineté juridictionnelle de la Cour de cassation est ainsi largement dépendante du point de vue que l’on retiendra. Une avancée louable dans la protection des droits fondamentaux ou, plus négativement, une excroissance problématique des pouvoirs du juge entreprise de manière exclusivement prétorienne. Difficile d’échapper en ce domaine à une forme de subjectivité. Nous sommes nous-même tombés dans le positionnement de vue en présentant les choses en termes d’émancipation et de concurrence. Nous aurions tout aussi bien pu les présenter en termes d’approfondissement salutaire du contrôle de conventionnalité et de son déploiement tout aussi louable. On pourrait considérer que l’émancipation et la concurrence ne sont que des conséquences d’une évolution favorable à la protection des droits et libertés, conséquences sur lesquelles nous souhaitions insister car elles soulèvent des questions fondamentales pour notre ordre juridique. D’autres objecteront peut-être que l’accroissement des pouvoirs du juge, la quête du pouvoir, est la véritable cause, l’inavouable fondement d’une évolution dont la conséquence secondaire est une meilleure protection des droits. Peu importe, dans tous les cas, quel que soit le point de vue adopté, tout progrès dans la protection des droits et libertés se doit d’être salué.

La Cour de cassation a indubitablement réalisé le paradoxe de l’acceptation. Elle a accepté d’assumer, suite à une déclaration d’incompétence du juge constitutionnel, une tâche dont son office tire effectivement aujourd’hui des « avantages » considérables en termes de souveraineté juridictionnelle. Mais, selon nous, cette évolution est inéluctable et finalement, la question n’est plus tellement de savoir, pour reprendre les termes du Professeur Denys de Béchillon, « jusqu’où admettre la banalisation de la loi ? » 63, mais davantage de savoir qui sera en charge de banaliser la loi. En effet, ce n’est pas le déploiement du contrôle de conventionnalité qui pose réellement problème, mais le fait que ce déploiement se fasse au profit du juge judiciaire et, plus généralement, du juge ordinaire. Au cœur de cette question, nous en retrouvons une autre qui, inlassablement, ressurgit depuis 1975 : doit-on revenir sur la jurisprudence Interruption volontaire de grossesse et faire du Conseil constitutionnel un juge de la « fondamentalité » de la loi, chargé d’assurer le respect de cette dernière à l’égard, non seulement de la Constitution, mais aussi des instruments européens et internationaux de protection des droits fondamentaux ?

 

 

Notes:

  1. CCass., ch.mixte, 24 mai 1975, Société des Cafés Jacques Vabre, D. 1975, concl. Touffait. Cet arrêt fait suite à la déclaration d’incompétence formulée par le Conseil constitutionnel s’agissant du contrôle de conventionnalité de la loi : CC, décision n° 75-54 DC du 15 janvier 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, Rec. p. 19.
  2. CORON G., « Les juristes ont-ils des idées ? Réflexions autour du droit communautaire », Savoir/Agir, 2010, n° 14, p. 105.
  3. V. notamment en ce sens : TRICOIT J.P, « La chambre sociale de la Cour de cassation face à la prolifération des instruments internationaux de protection des droits fondamentaux », Droit social, 2012, p. 178. L’auteur évoque ainsi « la diffusion de la CEDH en France mais également d’autres textes quantitativement moins invoqués comme les Pactes internationaux de 1966, un certain nombre de conventions internationales de l’Organisation internationale du Travail – dont la célèbre Convention OIT n° 158 – la Charte sociale européenne ou encore, dernièrement, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». V. également en ce sens : CANIVET G., « La Cour de cassation et la Convention européenne des droits de l’homme », in TEITGEN-COLLY C. (dir.), 50e anniversaire de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2002, p. 257.
  4. V. notamment en ce sens : RAVANAS J., « Le contrôle de conventionnalité, exercé par la Cour de cassation, d’une mesure judiciaire ordonnée au titre de l’article 9 alinéa 2 du Code civil », Recueil Dalloz, 2001, p. 1571. L’auteur souligne néanmoins une « certaine frilosité des juridictions du premier et du second degré {qui} s’expliquerait par une approche quelquefois trop anglo-saxonne des problèmes jugés par la Cour européenne ».
  5. DE GOUTTES R., « L’influence de la Convention européenne des droits de l’Homme sur la Cour de cassation », Gazette du Palais, juin 2007, n° 163, p. 19.
  6. LOUVEL B., La Cour de cassation face aux défis du XXIème siècle, réflexions sur la réforme de la Cour de cassation, Mars 2015, p. 1.
  7. CASORLA F., « La justice séparée », Petites affiches, juillet 2007, n° 139, p. 4.
  8. CC, décision n° 89-261 DC du 28 juillet 1989, Loi relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France, Rec. p. 81. Le Conseil constitutionnel précise au considérant 24 de sa décision « qu’aux termes de l’article 66 de la Constitution l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle ; que l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 satisfait à cette exigence en soumettant au contrôle de l’autorité judiciaire toute prolongation au-delà de vingt-quatre heures du maintien dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire d’un étranger qui soit n’est pas en mesure de déférer immédiatement à la décision lui refusant l’autorisation d’entrer sur le territoire français soit, faisant l’objet d’un arrêté d’expulsion ou devant être reconduit à la frontière, ne peut quitter immédiatement le territoire français ».
  9. DESGORCES R., « Les armes du juge judiciaire dans la protection des libertés fondamentales : le point de vue de la doctrine », in ÉVEILLARD G. (dir.), La guerre des juges aura-t-elle lieu ? – Analyse comparée des offices du juge administratif et du juge judiciaire dans la protection des libertés fondamentales, 2016, disponible en édition numérique sur le site de la Revue générale du droit, p. 9.
  10. LOUVEL B., « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ou des libertés individuelles », Réflexions à l’occasion de la rencontre annuelle des premiers présidents de Cour d’appel et de la Cour de cassation, 2 février 2016, disponible sur le site de la Cour de cassation. Le premier président de la Cour de cassation revenait également à cette occasion sur la conception restrictive de la liberté individuelle retenue par le Conseil constitutionnel : « En séparant la liberté individuelle, strictement entendue comme protection contre la détention arbitraire, des autres libertés  ‘‘essentielles’’ reconnues comme composantes de la liberté personnelle (elle-même rattachée aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), le Conseil constitutionnel a dissocié le lien entre la défense de ces libertés et la garantie du juge judiciaire, recherché par le constituant de 1958 ».
  11. Décret n° 2016-1675 du 5 décembre 2016 portant création de l’inspection générale de la justice, JORF n° 0283 du 6 décembre 2016.
  12. Sur cette affaire et son épilogue, V. notamment : LEVADE A., « Primauté du droit de l’Union versus priorité constitutionnelle ou quand la Cour de cassation demande aux juges de Luxembourg de trancher », Constitutions, 2010, p. 385 ; CAMBY J.P., « Le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et les jeux en ligne: le contrôle de constitutionnalité a posteriori ne peut nuire au contrôle de conventionnalité », Petites affiches, juillet 2010, n° 134, p. 6.
  13. BOURDIEU P., « La force du droit. Eléments pour une sociologie du champ juridique », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64, septembre 1986, p. 3.
  14. CHEVALIER P., « De nouveaux horizons pour le contrôle de conventionnalité à la Cour de cassation ? », Constitutions, 2014, p. 350.
  15. CCass. ch. sociale, 13 juin 2007, pourvoi n° 05-45.694.
  16. DEUMIER P., « L’avènement des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme au visa des arrêts de la Cour de cassation », RTD Civ., 2007, p. 536.
  17. CCass., Assemblée plénière, 15 avr. 2011, n° 10-17.049, D. 2011. 1080.
  18. MARGUENAUD J.P, « La reconnaissance par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation de l’autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ou : la révolution du 15 avril », RTD Civ., 2011, p. 725.
  19. V. notamment sur ce point : FROUIN J.Y., MATHIEU B., « Les validations législatives devant la Cour de cassation », RFDA, 2001, p. 1055.
  20. CCass. Assemblée plénière, 23 janvier 2004, D.2004, p. 1108, note GAUTIER P.Y.
  21. Ibid.
  22. MATHIEU B., « La Cour de cassation et le législateur : ou comment avoir le dernier mot », RFDA, 2004, p. 224.
  23. Ibid.
  24. CCass. Assemblée plénière, 22 décembre 2000, Bull., n° 12.
  25. Ibid.
  26. DE GOUTTES R., « L’influence de la Convention européenne des droits de l’Homme sur la Cour de cassation », Gazette du Palais, juin 2007, n° 163, p. 19.
  27. CCass., 1ère Chambre civile, 4 décembre 2013, n° 12-26.066.
  28. Ibid.
  29. LOUVEL B., La Cour de cassation face aux défis du XXIème siècle, réflexions sur la réforme de la Cour de cassation, Mars 2015, p. 2.
  30. CHENEDE F., « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », Recueil Dalloz, 2016, p. 796.
  31. ZENATI-CASTAING F., « La juridictionnalisation de la Cour de cassation », RTD Civ., 2016, p. 511. Le contrôle de proportionnalité a été diversement accueilli, souvent critiqué, parfois considéré comme bienvenu comme le résume le professeur Hugues Fulchiron : « La nouvelle fonction assumée par le juge a été contestée, parfois violemment, par une partie des commentateurs de l’arrêt de 2013. Comment admettre que des juges puissent refuser d’appliquer une règle claire et précise, édictée par le législateur au terme d’arbitrages complexes et parfaitement assumés (c’était le cas en matière d’inceste, ce l’est plus encore en matière de filiation) ? Ne risque-t-on pas de priver ainsi ladite règle de toute prévisibilité puisqu’elle sera toujours susceptible de mises en balance qui ont nécessairement leur part de contingence et de subjectivité ? De façon générale, le juge judiciaire doit-il s’ériger en juge des droits de l’homme ? À l’inverse, on a pu souligner que, sur ces questions délicates, parce que profondément ancrées dans les réalités humaines, il n’était pas forcément inopportun de donner à la règle une certaine flexibilité » : FULCHIRON H., « Le juge judiciaire et le contrôle de proportionnalité », Recueil Dalloz, 2015, p. 2365. Pour une appréciation positive du contrôle de proportionnalité V. notamment le point de vue des Professeurs Serge Guinchard et Frédérique Ferrand ainsi que de Monsieur le conseiller Tony Moussa : « Les auteurs précités ne traduisent pas, nous semble-t-il, toutes les nuances, les subtilités, de la démarche de la Cour de cassation, lorsqu’ils affirment que la technique de cassation aboutirait nécessairement à la mise en place d’un carcan rigide qui interdirait au juge de cassation d’apprécier les affaires au cas par cas. En réalité, la technique de cassation comporte une part de souplesse et c’est méconnaître la construction historique des cas d’ouverture du pourvoi et le degré de perfection auquel elle est arrivée, que de voir en elle un obstacle à une appréciation casuistique. Il suffit de lire, dans les ouvrages spécialisés en la matière, la liste des cas d’ouverture pour s’en rendre compte ; surtout, il faut se souvenir qu’au moment de l’élaboration du (nouveau) code de procédure civile, l’article 604 du code de procédure civile a été rédigé de façon lapidaire pour deux raisons : il aurait fallu une loi pour préciser les cas d’ouverture et il fallait laisser à la Cour la possibilité de peaufiner, si elle le souhaitait, cette liste qu’elle avait construite elle-même en deux siècles d’exercice de son contrôle ; cela fut, à notre sens, le plus bel hommage rendu au pragmatisme jurisprudentiel de la haute juridiction. La technique de cassation est une mécanique de précision, patiemment élaborée au cours des deux cents ans écoulés » : GUINCHARD S., FERRAND F., MOUSSA T., « Une chance pour la France et le droit continental : la technique de cassation, vecteur particulièrement approprié au contrôle de conventionnalité », Recueil Dalloz, 2015, p. 278.
  32. BEGIN L., « L’expansion du pouvoir des juges : enjeux et lieux communs », Revue internationale d’éthique sociale et gouvernementale, 2001, vol. 3, n° 2, §17.
  33. Ibid.
  34. Ibid.
  35. CCass., Assemblée plénière, 15 avr. 2011, n° 10-17.049, D. 2011. 1080.
  36. DE BECHILLON D., « Conflits de sentences entre les juges de la loi », Pouvoirs, 2001/1, n° 96, p. 108.
  37. CCass, chambre sociale, 18 décembre 2007, n° 06-45.132 ; CCass, 2ème chambre civile, 20 décembre 2007, n° 06-20.563.
  38. TC, 17 octobre 2011, SCEA du Chéneau c/INAPORC et M. Cherel et autres c/ CNIEL, n°3828-3829, Rec. p. 698. Le Tribunal des conflit a ici rappelé dans un premier temps qu’en « vertu du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, sous réserve des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire et sauf dispositions législatives contraires, il n’appartient qu’à la juridiction administrative de connaître des recours tendant à l’annulation ou à la réformation des décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ; que, de même, le juge administratif est en principe seul compétent pour statuer, le cas échéant, par voie de question préjudicielle, sur toute contestation de la légalité de telles décisions, soulevée à l’occasion d’un litige relevant à titre principal de l’autorité judiciaire ». Or, dans un second temps, le tribunal des conflits est largement revenu sur sa position antérieure qui consistait à réserver au juge administratif la compétence pour connaître de la légalité d’un acte administratif tant au regard du droit de la Convention européenne des droits de l’Homme (TC, 23 octobre 2000, B. , n° 3227, Rec. p. 775) que du droit de l’Union européenne (TC, 19 janvier 1998, Union française de l’Express c/ La Poste, n° 3084, Rec. p. 329). Le juge des conflits a en effet précisé que « s’agissant du cas particulier du droit de l’Union européenne, dont le respect constitue une obligation, tant en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qu’en application de l’article 88-1 de la Constitution, il résulte du principe d’effectivité issu des dispositions de ces traités, telles qu’elles ont été interprétées par la Cour de justice de l’Union européenne, que le juge national chargé d’appliquer les dispositions du droit de l’Union a l’obligation d’en assurer le plein effet en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire ; qu’à cet effet, il doit pouvoir, en cas de difficulté d’interprétation de ces normes, en saisir lui-même la Cour de justice à titre préjudiciel ou, lorsqu’il s’estime en état de le faire, appliquer le droit de l’Union, sans être tenu de saisir au préalable la juridiction administrative d’une question préjudicielle, dans le cas où serait en cause devant lui, à titre incident, la conformité d’un acte administratif au droit de l’Union européenne ».
  39. TC, 16 juin 1923, Septfonds, Rec. p. 498. Le Tribunal des conflits a estimé ici que si le juge judiciaire est compétent pour interpréter un acte règlementaire, seul le juge administratif peut en apprécier la légalité.
  40. DUPRE DE BOULOIS X., « Exception d’inconventionnalité des règlements administratifs : la Cour de cassation persiste et signe », RFDA, 2008, p. 499.
  41. PERRIER J.B, « Le non-renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité par la Cour de cassation », RFDA, 2011, p. 711. L’auteur souligne que « passées les premières réticences, la Cour de cassation a procédé au renvoi d’un nombre important de questions, la quantité n’ayant ici d’égale que la diversité. Garde à vue, adoption, propriété privée, peines obligatoires, mariage entre personnes de même sexe, motivation des arrêts d’assises, pour n’en citer que quelques-unes, l’énumération prouve ici l’intérêt de l’introduction de cette nouvelle procédure de contrôle de la conformité des dispositions législatives ».
  42. PERRIER J.B, « La Cour de cassation et la question prioritaire de constitutionnalité : de la réticence à la diligence », RFDC, 2010/4, n°84, p. 793.
  43. CourEDH, 17 septembre 2015, Renard c/ France et autres, req. n° 3569/12.
  44. Ibid., §23.
  45. CCass, chambre criminelle, 10 mai 2016, n° 15-86600.
  46. Ibid.
  47. BONNET J., ROBLOT-TROIZIER A., « Le filtrage des QPC à l’épreuve du pouvoir prétorien de la Cour de cassation », Chronique de droits fondamentaux et libertés publiques, Les nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 1 octobre 2016, n° 53, p. 99.
  48. CC., décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, M. Daniel W. et autres [Garde à vue], Rec. p. 179.
  49. CCass., chambre criminelle, 19 oct. 2010, n° 5699, 5700 et 5701.
  50. V. notamment sur ce point : LEVADE A., « Quand la foudre frappe deux fois ou comment la Cour de cassation impose son rythme à la réforme de la garde à vue ! », Constitutions, 2011, p. 326.
  51. CourEDH, 14 octobre 2010, Brusco c/ France, n° 1466/07. La Cour européenne des droits de l’Homme a rappelé dans cette affaire « le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et le droit de garder le silence sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable. Ils ont notamment pour finalité de protéger l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités et, ainsi, d’éviter les erreurs judiciaires et d’atteindre les buts de l’article 6 de la Convention ». Elle indique également que « la personne placée en garde à vue a le droit d’être assistée d’un avocat dès le début de cette mesure ainsi que pendant les interrogatoires, et ce a fortiori lorsqu’elle n’a pas été informée par les autorités de son droit de se taire » (§44-45).
  52. CCass, 1ère chambre civile, 9 mars 2013, n° 11-27.071, D. 2013. 1106. La Cour de cassation estima que « si le droit à un tribunal, dont le droit d’accès concret et effectif constitue un aspect, n’est pas absolu, les conditions de recevabilité d’un recours ne peuvent toutefois en restreindre l’exercice au point qu’il se trouve atteint dans sa substance même ; qu’une telle atteinte est caractérisée lorsque le délai de contestation d’une décision, tel que celui prévu par l’article L. 224-8 du code de l’action sociale et des familles, court du jour où la décision est prise non contradictoirement et que n’est pas assurée l’information des personnes admises à la contester ».
  53. CC, décision n°2012-268 QPC du 27 juillet 2012, Mme Annie M. [Recours contre l’arrêté d’admission en qualité de pupille de l’Etat], Rec. p.441.
  54. Le Conseil d’Etat a également donné un effet immédiat à une déclaration d’inconventionnalité d’une disposition législative au regard du droit de l’Union européenne, sans tenir compte de l’abrogation différée prononcée à son égard par le Conseil constitutionnel : CE, 10 avril 2015, Redbull, n°377207. Le juge administratif estime ici que « le Conseil constitutionnel ayant ainsi différé jusqu’au 1er janvier 2015 les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité qu’il prononçait, les sociétés requérantes ne sont pas fondées à s’en prévaloir à l’appui de leur recours pour excès de pouvoir contre la circulaire du 6 mars 2014 ; (…) toutefois, les juridictions administratives et judiciaires, à qui incombe le contrôle de la compatibilité des lois avec le droit de l’Union européenne ou les engagements internationaux de la France, peuvent déclarer que des dispositions législatives incompatibles avec le droit de l’Union ou ces engagements sont inapplicables au litige qu’elles ont à trancher ; qu’il appartient, par suite, au juge du litige, s’il n’a pas fait droit aux conclusions d’une requête en tirant les conséquences de la déclaration d’inconstitutionnalité d’une disposition législative prononcée par le Conseil constitutionnel, d’examiner, dans l’hypothèse où un moyen en ce sens est soulevé devant lui, s’il doit écarter la disposition législative en cause du fait de son incompatibilité avec une stipulation conventionnelle ou, le cas échéant, une règle du droit de l’Union européenne ».
  55. MARGUENAUD J.P, « La reconnaissance par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation de l’autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ou : la révolution du 15 avril », RTD Civ., 2011, p. 725.
  56. CCass., 1ère Chambre civile, 4 décembre 2013, n° 12-26.066.
  57. DEUMIER P., « Contrôle concret de conventionnalité : l’esprit et la méthode », RTD Civ., 2016, p. 578.
  58. V. notamment sur ce point : AKANDJI-KOMBE J.F, « Les appréciations en conventionnalité du Conseil constitutionnel », AJDA, 2015, p. 732.
  59. En effet, le Conseil d’Etat a également consacré ce type de contrôle concret de conventionnalité : CE Ass., 31 mai 2016, Gonzalez-Gomez, n° 396848. Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat précise en premier lieu la place du contrôle de conventionnalité dans le cadre des procédures de référés en estimant que « eu égard à son office, qui consiste à assurer la sauvegarde des libertés fondamentales, il appartient au juge des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de prendre, en cas d’urgence, toutes les mesures qui sont de nature à remédier aux effets résultant d’une atteinte grave et manifestement illégale portée, par une autorité administrative, à une liberté fondamentale, y compris lorsque cette atteinte résulte de l’application de dispositions législatives qui sont manifestement incompatibles avec les engagements européens ou internationaux de la France, ou dont la mise en œuvre entraînerait des conséquences manifestement contraires aux exigences nées de ces engagements ». La Haute juridiction admet ensuite le contrôle concret de conventionnalité en précisant que « la compatibilité de la loi avec les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. Il appartient par conséquent au juge d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive ».
  60. RAIMONDI G., « La relation de la Cour de Strasbourg avec les juges internes », AJDA, 2016, p. 2434.
  61. KELSEN (Hans), Théorie pure du droit (traduction française de la 2ème édition par Charles Eisenmann), LGDJ, Paris, 1999, p. 322.
  62. DEUMIER P., « Contrôle concret de conventionnalité : l’esprit et la méthode », RTD Civ., 2016, p. 578.
  63. DE BECHILLON D., « Conflits de sentences entre les juges de la loi », Pouvoirs, 2001/1, n° 96, p. 108.

Le juge, le citoyen et le justiciable : les droits et libertés dans un contexte démocratique

Comment articuler démocratie et protection des droits et libertés ? Si la problématique semble épuisée, elle resurgit néanmoins à chaque élargissement du contrôle de la loi et conduit à repenser la fonction de juger dans un contexte démocratique. En cernant de toute part une loi pourtant produit de la délibération démocratique, la figure du justiciable égocentré et avide de droits serait-elle privilégiée au détriment du citoyen éclairé et généreux de société ?

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« Les droits fondamentaux ne peuvent être soumis au vote ; ils ne dépendent pas du résultat des élections » 1.

Le débat que souleva l’apparition d’un contrôle « concret » de la loi par la Cour de cassation 2 a été l’occasion d’un investissement particulièrement enrichissant de la littérature depuis longtemps monopolisée par la doctrine constitutionnaliste. En réactualisant la problématique du contrôle juridictionnel de la loi, la jurisprudence initiée par la Cour de cassation a de fait revigoré l’incontournable réflexion sur un possible gouvernement des juges au prix d’un affaiblissement de la démocratie : pour d’aucuns en effet, en écartant l’application de la loi au litige en raison de la situation concrète dans laquelle se trouve l’une des parties, serait mise en cause la séparation des pouvoirs et, avec elle, la capacité d’un Parlement à décider pour tous à l’issue d’un arbitrage politique qu’un régime démocratique ne saurait laisser entre les mains d’une institution autre, que celle procédant du suffrage universel.
Loin d’être anecdotique, le tournant jurisprudentiel emprunté par la Cour de cassation se comprend comme l’un des chantiers d’une réforme plus globale engagée en son sein et dont les contours embrassent également la rédaction des arrêts ou le filtrage des pourvois 3. Dans le domaine plus particulier des droits et libertés, la Cour européenne des droits de l’Homme est présentée, dans le cadre de cette réforme, comme participant au bouleversement de « l’économie du pourvoi » 4 en déployant un contrôle de proportionnalité qui mêlerait questions en droit et en fait. Résiderait donc ici l’une des explications à la nouvelle politique jurisprudentielle si débattue dans la doctrine privatiste et consistant à l’exercice d’un contrôle de proportionnalité de la loi à l’égard des droits et libertés consacrés par la Convention européenne des droits de l’Homme.
Le débat ne pouvait que susciter l’intérêt des organisateurs de ce Colloque-anniversaire fêtant les cinq ans d’une Revue fondée par leur soin et qu’ils ont souhaité pluridisciplinaire, permettant ainsi des regards croisés sur les transformations juridiques à l’œuvre au nom de la protection des droits et libertés. L’occasion était dès lors saisie d’apporter un modeste regard de constitutionnaliste sur le contrôle juridictionnel de la loi au nom des droits et libertés dans un contexte démocratique, regard nourri de la lecture des écrits de notre collègue François Chénédé auquel entendent donc s’associer ces propos. Ce dernier en effet, à travers plusieurs articles convoquant tout à la fois la théorie du droit, la sociologie et la philosophie politique, s’est engagé dans une critique virulente du tournant jurisprudentiel de la Cour de cassation sans que ne soit pour autant contester par l’auteur, ni le pouvoir créateur du juge, ni l’enjeu fondamental de la protection des droits et libertés des individus dans une société démocratique 5. La critique est à la fois plus incisive et plus institutionnelle, voire d’essence politique.
Elle s’appuie d’abord sur la spécificité qui caractériserait, au sein d’un ordre juridique, les normes relatives aux droits et libertés : imprécises dans leur terminologie, limitées dans leur exercice, objets de controverses et fruits d’un arbitrage politique, les dispositions consacrant les droits et libertés ne seraient pas des normes comme les autres. Il est vrai que la proclamation d’un droit ou d’une liberté n’est pas une politique en soi. Ainsi, comme le relève François Chénédé, « à peine déclarés, les droits et libertés rencontrent […] leurs contradicteurs naturels : l’intérêt individuel de l’autre ; l’intérêt général de tous. Il convient donc de régler ces conflits » 6. La démonstration se fait ensuite institutionnelle lorsque le Parlement est rappelé par l’auteur dans son rôle principal d’organe politique et donc dans sa fonction traditionnelle d’arbitre naturel des conflits qui sous-tendent toute société politique, plus particulièrement dans un système juridique libéral : « c’est […] au législateur que les révolutionnaires et les constituants ont reconnu le pouvoir d’arbitrer entre les intérêts privés et de les concilier avec l’intérêt général. C’est à la loi que la Déclaration et la Constitution confient le soin d’exprimer ces compromis » 7. Dans ce contexte, interroge-t-il, « comment pourrait-on accepter l’idée qu’un juge puisse revenir sur les arbitrages d’ores et déjà opérés par les élus du Peuple ? Comment fonder la légitimité d’un contrôle des lois au nom des libertés que le législateur a déjà dû concilier, non seulement entre elles, mais également avec l’intérêt commun ? » 8
Les termes de la controverse sont ainsi clairement énoncés : en posant, à travers le contrôle de conventionnalité de la loi, une interprétation contra legem, la Cour de cassation se substituerait aux élus du Peuple dans un mouvement qui contournerait les fondements d’un régime politique démocratique. Non épuisée, la question de la légitimité du juge à délimiter – à excéder ? – sa fonction strictement juridictionnelle relève de ces problématiques sainement soulevées, à intervalles réguliers, au sein d’une société qui tente de concilier les principes de la démocratie et la protection des droits et libertés des individus. Si elle interroge nécessairement les universitaires, elle s’introduit également au cœur des décisions de justice à chaque fois que le juge se trouve confronté au risque d’une usurpation, par ses soins, de la fonction des élus du Peuple ou du Peuple lui-même. Elle fut récemment discutée au sein de la Cour suprême des États-Unis dans son arrêt relatif à la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe. La lecture de l’arrêt Obergefell 9), dans ses développements concordants comme dissidents, témoigne en effet de la vigueur toujours actuelle du débat. Ainsi, à l’accusation sans appel lancée par les juges minoritaires selon laquelle la Cour suprême aurait « privé les citoyens du vibrant débat démocratique qui les mobilisait dans les États en décidant de trancher elle-même la question […] non sur le fondement de principes neutres de droit constitutionnel, mais sur le fondement de sa propre conception de ce que la liberté signifie », a répondu la défense de la courte majorité selon qui « la dynamique [du] système constitutionnel [américain] est que les citoyens n’aient pas besoin d’attendre que le législateur intervienne pour revendiquer un droit fondamental » 10.
Riche, le champ de la controverse est en réalité inépuisable. Deux aspects – seulement – seront donc abordés. Le premier élément de discussion concerne la légitimité de l’existence même d’un contrôle de la loi par les juges. La problématique repose très largement sur un postulat qui associe l’institution parlementaire à la démocratie si bien que les contempteurs du contrôle de la loi opposent trop rapidement le champ politique de la démocratie à l’aspect contentieux du droit : il y aurait ainsi d’un côté l’espace institutionnel du débat – Parlement – et de l’autre le lieu juridictionnel de résolution des litiges – Tribunaux ou Cours –, toute distorsion de la frontière étant dès lors non démocratique. Or en matière de droits et libertés, le juge participe à la garantie de la vie démocratique à chaque fois qu’il s’engage dans une juridictionnalisation des conditions du jeu démocratique (I).
Le second élément de discussion réside dans la contestation de la légitimité ou de l’opportunité de l’essence du contrôle de la loi et, plus spécifiquement, du contrôle de proportionnalité de la loi. En son sein, un autre postulat se dessine à travers la conviction selon laquelle le Parlement serait, en matière de droits et libertés,  l’instance unique ou du moins privilégiée de résolution des conflits entre des intérêts particuliers et des choix politiques visant l’intérêt général. Le contrôle de proportionnalité de la loi ne serait donc pas autre chose qu’un détournement, par les juges, de ce rôle d’arbitre politique pourtant dévolue à la représentation nationale. Le lien qui est ici établi est donc moins celui qui associe le Parlement à la démocratie que celui qui fait de la loi, une norme censée exprimer et résoudre l’ensemble des arbitrages, une norme qui clôt, disons pour un temps, le conflit inhérent à toute société politique. La problématique pénètre le champ juridictionnel et questionne alors la fonction même de juger et, avec elle, la juridictionnalisation des garanties d’une société démocratique (II).

I- Le contrôle de la loi au nom des droits et libertés du citoyen : la juridictionnalisation des conditions du jeu démocratique

Le contrôle de la loi n’est ni d’une absolue nécessité ni d’une évidente légitimité. Il porte en lui un ensemble de problématiques qui, pour l’essentiel, découle de la nature même de l’acte contrôlé : la loi, bien que largement désacralisée, demeure tout à la fois le produit de la délibération démocratique et l’œuvre de la représentation nationale 11. Dès lors, toute tentative philosophique, théorique ou juridique tendant à justifier le contrôle de la loi encourrait le risque d’échouer devant la difficile conciliation entre le principe de l’État de droit et l’ambition démocratique 12. La tâche serait par ailleurs d’autant plus périlleuse que seraient en jeu des droits et libertés fondamentaux. En effet, en ce que les dispositions relatives aux droits et libertés seraient traversées d’un ensemble de valeurs teintées de morale, le Parlement représenterait, en tant qu’institution politique, l’organe le plus démocratiquement situé pour arbitrer les litiges entre droits et libertés des individus d’un côté et intérêt général de l’autre. Le contrôle juridictionnel de la loi, de constitutionnalité comme de conventionnalité, devrait ainsi, en matière de droits et libertés, si ce n’est disparaître, du moins demeurer modéré sous peine de réduire sans cesse l’espace du jeu démocratique et, avec lui, la sphère de la volonté politique.

La problématique a depuis longtemps irrigué le champ de la théorie positiviste du droit au sein de laquelle demeure débattue la question d’une nécessaire exclusion ou au contraire d’une possible inclusion de la morale et des valeurs en droit 13. Le positivisme exclusif voit dans le raisonnement juridictionnel moins l’expression d’une morale que la subjectivité du juge ; à l’inverse, le positivisme inclusif 14 participe de cette affirmation selon laquelle les droits et libertés contenues dans les Constitutions nationales ainsi que dans les textes internationaux alliés à la cause des Droits de l’Homme conduiraient inévitablement, à travers le contrôle juridictionnel de la loi, à faire émerger un juge philosophe, un juge arbitre des valeurs, un juge se livrant à un raisonnement moral tant dans son interprétation des normes que dans sa résolution des litiges 15. La controverse est donc fondamentalement théorique, voire essentiellement éthique. Mais elle embrasse également un enjeu constitutionnel en ce que le contrôle juridictionnel de la loi modifierait par ailleurs l’équilibre des pouvoirs ou plutôt la répartition des pouvoirs en amputant le Parlement de sa compétence législative c’est-à-dire de sa fonction politique. Rétablie en ces termes, la défense d’un législateur, seul arbitre des valeurs, en lieu et place d’un juge philosophe, témoigne avant tout d’une préférence idéologique en faveur d’un certain modèle de société politique que la structuration de l’ordre juridique et juridictionnel se limite à organiser. Car le contrôle juridictionnel de la loi, illimité ou circonscrit, consacré ou interdit, encadré ou discrétionnaire, exprime et construit nécessairement une société politique.
Dans ce contexte, il relève dans un premier temps de la banalité que de rappeler qu’un système constitutionnel lambda ne saurait représenter le modèle idéal-typique de constitution juridique d’une société politique dans ce qu’il nous dit du respect ou de la vulnérabilité de la loi votée, des pouvoirs ou des limites du juge, de la légitimité démocratique fictive ou construite d’un Parlement, de l’expression directe organisée ou contournée du Peuple. La diversité des systèmes constitutionnels fait écho aux idéologies plurielles qui inondent la philosophie politique et, au débat intellectuel qui s’anime en son sein, répond aussi celui qui travaille une société politique à la recherche de son gouvernement idéal 16.
Il appartient dans un deuxième temps à la facilité, de regarder de l’autre côté de la Manche pour évoquer un modèle de société politique où juges, peuple et Parlement construisent une démocratie qui tend à se préserver de tout contrôle juridictionnel de la loi 17. Au Royaume-Uni en effet, comme dans une grande majorité des États membres du Commonwealth, le principe politique de souveraineté du Parlement fait obstacle, a priori, à une pleine remise en cause de la loi par les juges. Loin d’être fortuite ou le simple produit d’une histoire figée par la tradition, une telle société politique est idéologiquement pensée en même temps qu’elle est vigoureusement débattue, notamment dans la doctrine britannique : il en va ainsi des réflexions 18 autour du political constitutionalism 19 érigé en contre-modèle ou en modèle repoussoir à l’importation du legal constitutionalism 20 largement adoubé en Europe continentale 21. Or la défense du constitutionnalisme politique, défense idéologique en ce qu’elle repose entièrement sur une certaine philosophie politique, est non seulement parfaitement respectable mais rend par ailleurs inutile toute opposition fondée sur la seule démonstration juridique. Car les deux voies principales empruntées par le constitutionnalisme – political ou legal – représentent en réalité deux réponses divergentes à une même question : quelle majorité politique a le dernier mot ? Le legal constitutionalism fait le choix du pouvoir constituant ; le political constitutionalism confère pour sa part le dernier mot à la majorité électorale du moment.
Pour autant, le constitutionnalisme politique, qui est donc l’un des modèles possibles de constitution juridique d’une société politique, en liant souveraineté du Parlement et démocratie, ne peut se satisfaire d’un simple renvoi vers la représentation nationale pour garantir que les arbitrages politiques les plus essentiels reviennent, ne fût-ce qu’indirectement, entre les mains du peuple. Il doit en effet nécessairement s’accompagner, de manière décontextualisée, d’une réflexion plus générale sur la capacité du Parlement à incarner la voix d’un Peuple. Bien entendu, pourraient alors être évoqués tour à tour la crise de la démocratie, l’échec du régime représentatif, la poussée des populismes, l’abstentionnisme aigu ou encore la technicité toujours plus pointue des législations et, avec cette dernière, l’illisibilité de la décision politique. Les maux d’une démocratie sont toujours ceux d’un peuple et de ses institutions. Une telle convocation doctrinale n’apparaît cependant pas nécessaire en ce qu’elle nous éloignerait de la thématique de ce Colloque qui est la problématique particulière que soulèvent les normes relatives aux droits et libertés des citoyens et le contrôle juridictionnel de la loi fait en leur nom. Or en la matière, la capacité du Parlement à incarner la démocratie est en réalité, dans la pensée sur le political constitutionnalism comme dans sa pratique, bien plus riche que ce qu’un regard rapide outre-manche permet de deviner. Dans ce modèle original de constitutionnalisme en effet, le juge, pourtant tenu éloigné de tout pouvoir d’annulation de la loi, a cependant juridictionnalisé les conditions du jeu démocratique.
Pareille juridictionnalisation peut s’incarner dans la doctrine du « principe de légalité », principe d’interprétation du juge britannique majestueusement défendu dans la décision R v Secretary of State for the Home Department, ex p. Simms et selon lequel « la souveraineté parlementaire signifie que le Parlement peut, s’il le veut, légiférer en violation des principes fondamentaux des droits de l’Homme. […] Les restrictions qui encadrent un tel choix du Parlement sont en dernier ressort politiques, non juridiques. Mais […] le Parlement doit directement se confronter à ce qu’il fait et en accepter le coût politique. Les droits fondamentaux ne peuvent être ignorés à l’aide de termes généraux ou ambigus. Ceci parce qu’il y a un trop grand risque que toutes les implications […] soient passées inaperçues durant le processus démocratique » 22. Le constitutionnalisme politique, tout en conférant une forte révérence à l’égard de la loi, ne se suffit donc pas du simple postulat de la souveraineté du Parlement. La démocratie signifie bien plus qu’un tel postulat ; c’est la raison pour laquelle les juges britanniques sont conduits à rejeter la présomption selon laquelle la loi votée serait l’œuvre d’un Parlement qui aurait, au moins jusqu’à la prochaine loi, arbitré entre les différents intérêts en jeu et aurait ainsi opéré la conciliation entre les droits et libertés d’un côté et l’intérêt général de l’autre. Il faut au contraire que cet arbitrage soit explicite, que soit formulée sans ambiguïté dans la loi, la volonté politique d’appliquer une disposition juridique au prix de certains droits et libertés. A défaut, selon le juge, il conviendra non seulement de considérer que le Parlement n’a pas entendu remettre en cause les droits et libertés issus du Common law mais également de faire primer ces droits sur les dispositions de la loi. La présomption n’est donc pas celle d’une immunité de la loi mais, en cas de conflit normatif, d’une préservation des droits et libertés. Une telle présomption n’est pas anodine ; elle tend à donner du sens au processus démocratique en confrontant réellement le Parlement à sa responsabilité politique de représentant du peuple. L’expression de « coût politique » a une signification forte et fait du juge, non un agent destructeur des fondements de la démocratie mais un acteur essentiel dans le contrôle de l’efficacité du jeu démocratique. Il n’en va pas autrement dans le système du Human Rights Act adopté par le Royaume-Uni en 1998 23, comme en atteste la décision de la Cour suprême dans l’affaire Ghaidan v Godin-Mendoza 24. Ainsi, la fonction juridictionnelle consiste à contraindre le Parlement à assumer, explicitement et de manière transparente, la violation ou le renoncement à un droit ou à une liberté par la rédaction et le maintien de la loi. Le lien entre Loi, Parlement, Peuple et démocratie cesse d’être un simple postulat ; il est à la fois construit et garanti par le juge.
Une seconde illustration réside dans l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés selon lequel « le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte ». En d’autres termes, la Charte canadienne des droits et libertés, de rang constitutionnel, prévoit de possibles dérogations, par le Parlement canadien, aux droits et libertés qu’elle proclame – au nom du principe de souveraineté parlementaire – à condition que le Parlement emprunte une voie procédurale claire, explicite et transparente – comme garantie du jeu démocratique 25. Dans le contexte canadien, un tel mécanisme permet certes au législateur de déroger, un temps, aux exigences constitutionnelles en matière de droits et libertés mais il le contraint également, selon une logique politique proche de celle suivie par le juge britannique, à supporter le « coût politique » d’une législation s’émancipant du respect d’un droit ou d’une liberté, sous le contrôle de la Cour suprême ; or ce risque politique ne peut être strictement égal aux aléas électoraux que si le Parlement assume explicitement un choix politique en faveur de la limitation d’un droit fondamental déterminé.
La souveraineté parlementaire, dans un contexte démocratique, ne saurait donc reposer sur la simple élection et doit s’accompagner, particulièrement en matière de droits et libertés, d’une responsabilité démocratique qui ne peut être satisfaite que par le biais d’une expression claire en faveur d’une limitation des droits. Il s’agit pour le juge de construire la responsabilité du Législateur devant le Peuple en érigeant un cadre contraignant et propice à l’efficacité du jeu démocratique.
Enfin, la juridictionnalisation des conditions du jeu démocratique n’est pas totalement absente dans le modèle qualifié de legal constitutionnalism. Les Cours constitutionnelles participent en effet à l’élaboration de contraintes juridiques qui sont autant de conditions permettant une délibération démocratique fructueuse et respectueuse du pluralisme des idées et opinions. Il en va ainsi lorsque les censures de la loi reposent moins sur la violation d’un droit ou d’une liberté que sur le contournement jugé inconstitutionnel des règles du jeu et de la procédure parlementaires (droit d’amendement, clarté de la loi ou cadre de la navette parlementaire). L’idée peut même être plus insidieuse à chaque fois que la qualité remarquée du débat parlementaire incite le juge à modérer son contrôle comme le suggérait en ces termes le conseiller François Goguel, rapporteur lors du contrôle de la loi sur l’IVG en 1975 : « je tenais à rendre […] hommage à ceux qui, en votant la loi qui nous est soumise, ont rempli le mandat d’exercice de la souveraineté nationale qui est le leur, […] parce qu’il me semble que notre propre examen de la loi doit tenir compte des conditions satisfaisantes dans lesquelles cette loi a été discutée par ceux qui en avaient la responsabilité et qui ont assumé cette responsabilité dans des conditions fort honorables à la fois pour eux et pour nos institutions » 26. Ainsi donc, lorsque le Parlement remplit, sans fiction, sa mission de forum démocratique dans le respect du pluralisme, le contrôle de constitutionnalité de la loi se déploie tout en retenue. La démocratie participe de la modulation du pouvoir des juges. Plus généralement, si le contrôle de la loi au nom des droits et libertés perturbe, par essence, la répartition des pouvoirs entre juges et législateur ainsi que la délimitation entre fonction juridictionnelle et fonction législative, cette reconfiguration n’est pas nécessairement non démocratique ou synonyme d’un affaiblissement de la démocratie. Ainsi est-il possible de ne pas partager le constat selon lequel « le phénomène de fondamentalisation du droit ne [serait] que la traduction, au plan juridique, […] de l’apparition d’une nouvelle conception de la démocratie dans laquelle les élus n’auraient plus le monopole de l’expression de la volonté générale » 27 ; la protection par le juge des conditions du jeu démocratique a tout d’un hommage à la conception classique de la démocratie et si peu du postmodernisme vilipendé par d’aucuns.

II- Le contrôle de la loi au nom des droits et libertés du justiciable : la juridictionnalisation des garanties d’une société démocratique

De fait, le développement de la justice constitutionnelle s’est accompagné, durant la seconde moitié du XXe siècle, d’une diffusion du contrôle de proportionnalité des lois comme méthode, parmi d’autres, de contrôle juridictionnel des lois. Il en va ainsi tant des Cours constitutionnelles européennes que des juridictions suprêmes notamment dans les Etats ayant adopté un Human rights act – Royaume-Uni, Australie ou Nouvelle-Zélande. Le déploiement du paramètre de proportionnalité dans le contrôle de la loi doit beaucoup à la ratification de Traités internationaux relatifs aux droits de l’Homme en ce que ces instruments juridiques posent pareillement l’exigence selon laquelle toute  limitation à l’exercice d’un droit ou d’une liberté doit être « nécessaire dans une société démocratique ». La diffusion du contrôle de proportionnalité, largement impulsée par les Traités internationaux 28, témoigne alors d’une juridictionnalisation des garanties d’une société démocratique en incitant les juges nationaux à effectuer un contrôle poussé de la loi dès lors que sont en jeu les droits et libertés des justiciables.
Ce contrôle de proportionnalité n’est d’ailleurs pas absent du contentieux constitutionnel français 29, preuve que le Conseil n’est pas toujours, à l’égard du Parlement, le sage souvent décrit ou décrié. Il en fut ainsi, par exemple, dans la Décision DC de mars 2012 30 dans laquelle le Conseil constitutionnel était appelé à se prononcer sur la création ainsi que sur les conditions d’utilisation d’un fichier regroupant les données personnelles de tous les individus disposant d’une carte d’identité ou d’un passeport, soit quasiment l’ensemble de la population de nationalité française 31. Plus récemment, le Conseil constitutionnel a déployé le contrôle de proportionnalité dans sa décision QPC portant sur les dispositions législatives relatives au cadre de l’assignation à résidence en période d’état d’urgence 32. Certes, le Conseil constitutionnel, tout en étant acquis à la cause de la proportionnalité sait aussi, et très souvent, faire preuve d’une grande retenue qui est autant de révérence à l’égard du législateur, notamment lorsqu’il utilise le célèbre totem selon lequel il n’a pas de « pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ». Le Conseil module donc son contrôle et cette modulation, dont il est le seul à tenir les ficelles, rend particulièrement difficile les tentatives de rationalisation de la jurisprudence constitutionnelle 33.
Bien connu donc du contentieux constitutionnel, le contrôle de proportionnalité de la loi se déploie désormais également au sein des Cours suprêmes. La Cour de cassation 34 comme le Conseil d’État 35 se sont en effet engagés dans un contrôle de conventionnalité de la loi in concreto qui conduit à instaurer un contrôle de proportionnalité de la loi. Au cœur du débat au sein de la doctrine privatiste, une telle diffusion du contrôle de proportionnalité de la loi est considérée comme cachant avec grande difficulté sa véritable nature qui est celle d’un jugement en équité : « la Cour de cassation se reconnaît en effet le droit de statuer, non seulement en droit, en application de la loi, mais également en équité, au nom des droits. Le tour de force consiste à faire passer cette régression pour un progrès par le simple emploi de mots nouveaux : « droits fondamentaux » pour « droit naturel », « proportionnalité » pour « équité » » 36. De même, selon Pierre Delvolvé, si « on comprend la compassion qui a animé le Conseil d’Etat devant la situation particulière dont il était saisi », sa solution, « sous un habillage, relève de l’équité » 37. Plus fondamentalement, la critique repose moins sur le contrôle de proportionnalité lui-même que sur la solution contra legem à laquelle il peut conduire : dans ce cas en effet, « la substitution du juge au législateur est double : il écarte la loi, il dit ce que la loi, selon lui, aurait dû dire ».
Le contrôle de proportionnalité de la loi exercé dans le cadre d’un contentieux in concreto – Cours suprêmes – demeure pourtant, dans ses potentialités, bien moins attentatoire aux prérogatives du Parlement que lorsqu’il s’exerce à l’occasion d’un contrôle in asbtracto – Cours constitutionnelles. L’exemple italien est à ce sujet éclairant : depuis 2007 en effet, la question de la conventionnalité de la loi est requalifiée en une question de constitutionnalité de la loi, compétence exclusive de la Cour constitutionnelle 38. Celle-ci a donc rapatrié entre ses filets le contrôle de conventionnalité des lois jusqu’alors confié aux juges du fond. Or la Cour constitutionnelle italienne dispose de vastes moyens de substitution au pouvoir législatif 39. En couplant le contrôle de conventionnalité avec le contrôle de constitutionnalité, la Cour a ce faisant transformé le contrôle in concreto en un contrôle abstrait lui permettant alors non seulement d’abroger la loi mais également de la compléter ou de contraindre le Parlement à une réécriture de la loi, au nom de la Constitution comme au nom de la Convention européenne des droits de l’Homme. Le cas italien révèle ainsi que le contrôle de proportionnalité de la loi exercé in concreto par une Cour suprême est paradoxalement plus respectueux des prérogatives du Parlement qu’une concentration de ce contrôle entre les mains d’une Cour constitutionnelle. Car, par définition, la jurisprudence d’une Cour suprême écartant l’application de la loi aux faits d’espèce en raison d’un triple test de proportionnalité n’est pas « duplicable » à l’infini puisqu’une telle jurisprudence s’inscrit nécessairement dans un contexte contentieux spécifique. A défaut d’un nouveau test de proportionnalité de la loi appliqué à un autre cas d’espèce, la loi demeure dans l’ordre juridique et continuera donc de s’appliquer. Il en va ainsi dès lors que l’exigence de proportionnalité n’est pas le produit d’une interprétation ni le contenu d’une norme générale mais une méthode de raisonnement : sa substance est vide et son résultat fluctuent. De fait, les articles 161 et 184 du Code civil au cœur de l’arrêt de 2013 ayant conduit à l’instauration d’un contrôle de proportionnalité par la Cour de cassation et dont les effets ont été écartés par le juge, ont été récemment appliqué dans le cadre d’un nouveau contentieux à l’occasion duquel les juges suprêmes ont conclu au caractère non disproportionné de la demande d’annulation du mariage 40.
Surtout, le contrôle de conventionnalité in concreto permet de sauver la loi dans un contexte de concurrence des contrôles tel que nous le connaissons avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. La Cour de cassation et le Conseil d’État ont ainsi la chance de convaincre Strasbourg, à travers leur contrôle et surtout leur argumentation, de la légitimité de la loi ; à défaut, le problème deviendrait structurel et c’est alors l’ensemble du dispositif législatif qui risquerait d’être remis en cause. Il ne semble dès lors pas pleinement convaincant de comprendre ce nouvel élan jurisprudentiel à travers le seul prisme de la QPC en suggérant que, ce faisant, les juges judiciaire et administratif chercheraient, à l’adresse du Conseil constitutionnel, à reprendre la main sur le contentieux de la protection des droits et libertés 41. Certes, la concrétisation du contrôle de la loi par les juges du fond peut s’analyser comme résultant d’un esprit concurrentiel entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité. Pour autant, cet enjeu semble moins fondamental que celui qui s’illustre dans une « concurrence » au sein même du contrôle de conventionnalité. En d’autres termes, le contrôle de proportionnalité de la loi procéderait plutôt d’une (re)nationalisation de la protection des droits et libertés en réponse au développement de la jurisprudence européenne.
Mais, plus fondamentalement, le contrôle de proportionnalité de la loi, au nom de la Constitution comme au nom de la Convention européenne des Droits de l’Homme, signifie-t-il que le juge se substitue au législateur dans sa fonction d’arbitre entre « des aspirations contradictoires inhérentes à la vie en société » 42 ? Dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité in abstracto, et particulièrement lorsque ce contrôle a lieu a priori, cela semble peu contestable 43. Le Conseil constitutionnel, lorsqu’il censure la loi, substitue là son appréciation à l’arbitrage réalisé par le législateur, arbitrage législatif dont il convient de mentionner également le caractère in abstracto. De manière assez paradoxale d’ailleurs, l’émergence d’un juge-législateur n’équivaut nullement à un renforcement de la protection des droits et libertés dès lors que l’objectivation du contentieux 44, en faisant la part belle aux exigences d’unité du droit et de cohérence de l’ordre juridique, oublie souvent le justiciable. De fait, le contrôle de proportionnalité « s’offre à la critique car en contrôlant principalement la loi « en elle-même » et insuffisamment dans son contexte factuel et juridique, le Conseil constitutionnel réduit l’effectivité des droits et libertés constitutionnels » 45. En revanche, lorsque le contrôle de proportionnalité s’exerce dans le cadre d’un contentieux in concreto, la critique tenant à une usurpation par le juge du rôle d’arbitre politique normalement dévolu au Parlement repose sur une simple fiction qui voit dans l’œuvre législative la résolution de tout conflit. Selon François Chénédé en effet, « à travers ce contrôle [de proportionnalité], qui se distingue du simple contrôle de conformité exercé dans l’arrêt Jacques Vabre, le juge est […] amené à juger de la légitimité de l’arbitrage opéré par le législateur, et, le cas échéant, à faire prévaloir son appréciation personnelle du conflit d’intérêts en présence » 46. Il en va de cette fiction comme d’autres et le droit constitutionnel n’en est pas exempt qui proclame notamment que la loi est l’expression de la volonté générale. Mais est-il objectivement réaliste de supposer que la situation personnelle et particulière d’un justiciable, telle qu’elle apparaît dans les faits devant le juge judiciaire ou le juge administratif, a été préalablement arbitrée par la représentation nationale ? Est-il possible de considérer, autrement que par la rhétorique ou la foi inconsidérée dans les vertus de la représentation politique, que le législateur a bien entendu limiter l’exercice de la liberté de tel et tel justiciable, placé dans telle ou telle situation, au nom de la poursuite d’un objectif d’intérêt général ? Si la décision prise par un juge s’apparente à un arbitrage, il demeure que celui-ci n’a rien de politique et tout de juridictionnel en ce que la jurisprudence ne saurait se confondre avec la loi : elle n’est pas générale, ne vaut pas pour tous, est limitée dans ses effets et n’a, au-delà des parties, que valeur d’exemplarité. Or la véritable puissance, comme l’a théorisé Jean Bodin, est bien celle de donner la loi et, par elle, d’ordonner pour tous ; une telle puissance réside toujours dans le Parlement et ne relève nullement du prétoire.
Apparaissent ainsi, sans grande difficulté, les ressorts philosophiques d’une telle fiction qui fait de la loi, la norme qui aurait tout arbitré et du Parlement, l’institution qui aurait tranché pour tous. Il s’agit de la défense de la seule démocratie représentative et, avec elle, la défense de la supériorité du vote sur celle des droits ainsi que le primat du citoyen sur le justiciable. Mais c’est alors oublier qu’il s’agit de la même personne et que le combat politique peut parfois prendre le chemin des tribunaux afin de rappeler que la démocratie est aussi une démocratie constitutionnelle. Il en va notamment ainsi lorsqu’un Parlement décide d’exclure un individu de la communauté de citoyens comme le connaissent les détenus au Royaume-Uni, en Russie et ailleurs. Or dans ce cas alors, il ne reste plus que le statut de justiciable et le recours devant le juge, pour essayer de redevenir citoyen.

Notes:

  1. « The very purpose of a Bill of Rights was to withdraw certain subjects from the vicissitudes of political controversy, to place them beyond the reach of majorities and officials, and to establish them as legal principles to be applied by the courts. One’s right to life, liberty, and property, to free speech, a free press, freedom of worship and assembly, and other fundamental rights may not be submitted to vote; they depend on the outcome of no elections », Cour suprême des Etats-Unis, West Virginia State Bd. of Educ. v. Barnette 319 U.S. 624 (1943).
  2. F. CHENEDE, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? » Dalloz 2016 p.796. X. DUPRE DE BOULOIS, « Regard extérieur sur une jurisprudence en procès », JCP Ed. Gén., 2 mai 2016, Doctr. 552.
  3. B. LOUVEL, « Réflexions à la Cour de cassation », Dalloz 2015, 1326.
  4. https://www.courdecassation.fr/cour_cassation_1/reforme_cour_7109/contr_proportionnalite_7858/
  5. F. CHENEDE, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? » Dalloz 2016 p.796.
  6. F. CHENEDE, « Le Droit à l’épreuve des droits de l’homme », Mélanges en l’honneur du Professeur Gérard Champenois, Defrénois, 2012, p. 177.
  7. Ibidem, p. 178.
  8. Ibidem, p. 178- 179.
  9. Cour suprême des Etats-Unis, Obergefell et al. v. Hodges et al., 576 U.S. __ (2015
  10. Voir E. ZOLLER, « Cour suprême des États-Unis : session d’octobre 2014 », R.D.P. 2015, N° 6, p. 1649.
  11. P. RAYNAUD, Le juge et le philosophe, Armand Colin, 2008.
  12. Cf. notamment D. ROUSSEAU, « Constitutionnalisme et démocratie », La vie des idées (http://www.laviedesidees.fr/Constitutionnalisme-et-democratie.html); P. BRUNET, « La démocratie, entre essence et expérience. Réponse à Dominique Rousseau », La vie des idées, (http://www.laviedesidees.fr/La-democratie-entre-essence-et.html).
  13. B. H. BIX, « Legal positivism » in M. P. GOLDING et W. A. EDMUNDSON (dir.), The Blackwell Guide to the Philosophy of Law and Legal Theory, Blackwell publishing Ltd, 2005, p. 36-38.
  14. W. WALUCHOW, Inclusive legal positivism, Clarendon Press, Oxford, 1994.
  15. « Il est possible par exemple qu’un juge adhère à une doctrine jusnaturaliste et admette l’idée que tous les hommes possèdent des droits par nature. Cette croyance n’est évidemment pas sans incidence sur la manière d’interpréter les textes relatifs aux droits de l’homme », M. TROPER, Le droit et la nécessité, PUF, 2011, p. 43.
  16. Au sujet d’un débat récent qui a agité l’Italie, cf. M. LUCIANI, [« La garantie aristocratique de la démocratie : à propos de la sentence de la Cour constitutionnelle italienne sur la loi électoral », Revue Constitutions, 2014, p. 328], l’auteur évoquant « le paradoxe consistant à confier la garantie du régime démocratique à une institution typiquement aristocratique » qu’est la magistrature constitutionnelle. Sur le même sujet, voit également E. BINDI, « Test di ragionevolezza e tecniche decisorie della corte costituzionale (a margine della dichiarazione d’incostituzionalità della legislazione elettorale) », Ianus, Rivista di studi giuridici n.10 / 2014.
  17. V. BOGDANOR, The new british constitution, Hart publishing, 2009.
  18. Voir notamment le numéro spécial consacré à ce sujet par le German Law Journal : http://www.germanlawjournal.com/volume-14-no-12/ Voir également : H. MUIR-WATT, « Le problème du « constitutional review » : le modèle du Royaume-Uni », CCC n° 24, 2008.
  19. Dont les caractéristiques essentielles reposent sur l’importance de la loi ainsi que sur l’impossible invalidation  de celle-ci par les Cours.
  20. Qui fait de la Constitution la norme suprême, s’imposant à la majorité politique et au nom de laquelle une Cour constitutionnelle peut invalider une loi.
  21. Cf. S. GARDBAUM, « The new commonwealth model of constitutionalism : theory and practice », Juspoliticum n° 13: http://juspoliticum.com/article/Le-nouveau-modele-de-constitutionnalisme-du-Commonwealth-theorie-et-pratique-899.html
  22. Cour suprême du Royaume-Uni, [2000] 2 AC 115, 130. Voir notamment : A. SATHANAPALLY, Beyond disagreement. Open remedies in Human rights adjudication, Oxford, 2012.
  23. Pour une étude plus générale et comparée des systèmes constitutionnels ayant adopté un Human rights act, voir K. GLEDHILL, Human rights acts. The mechanisms compared, Hart publishing, Oxford and portland, Oregon, 2015.
  24. Cour suprême du Royaume-Uni [2004] 2 AC 557, [117]. Voir notamment : A. SATHANAPALLY, Beyond disagreement. Open remedies in Human rights adjudication, Oxford, 2012.
  25. A. BINETTE, « Le pouvoir dérogatoire de l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés et la structure de la Constitution du Canada », Revue du Barreau, numéro spécial.
  26. Séances des 14 et 15 janvier 1975, Décision n° 75-54 DC IVG, in B. MATHIEU, J.-P. MACHELON, F. MELIN-SOUCRAMANIEN, D. ROUSSEAU, X. PHILIPPE, Les Grandes délibérations du Conseil constitutionnel, 1958-1983, Dalloz, 2009, p. 266.
  27. F. CHENEDE, « Le Droit à l’épreuve des droits de l’homme », Mélanges en l’honneur du Professeur Gérard Champenois, Defrénois, 2012, p. 146.
  28. K. GLEDHILL, Human rights acts. The mechanisms compared, Hart publishing, Oxford and portland, Oregon, 2015.
  29. Voir notamment V. GOESEL-LE BIHAN, « Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel, technique de protection des libertés publiques ? », Jus politicum n° 7 [http://juspoliticum.com/article/Le-controle-de-proportionnalite-exerce-par-le-Conseil-constitutionnel-technique-de-protection-des-libertes-publiques-456.html]
  30. Décision n° 2012-652 DC du 22 mars 2012, Loi relative à la protection de l’identité
  31. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a en effet pris en compte non seulement la population visée mais également le contenu des informations stockées par le fichier de même que les possibles utilisations à venir de ce dernier pour conclure à la violation du droit à la vie privée et prononcer une censure de la loi.
  32. Décision n° 2017-624 QPC du 16 mars 2017, M. Sofiyan I. [Durée maximale de l’assignation à résidence dans le cadre de l’état d’urgence]
  33. François Chénédé et Pascale Deumier propose une systématisation originale et non matérielle de la jurisprudence constitutionnelle en défendant l’idée selon laquelle la retenue du Conseil se déploierait d’autant plus que ce dernier serait soumis à des prétentions de requérants qui tendraient non pas à se protéger contre une ingérence de l’État mais à obtenir la reconnaissance d’un nouveau droit ou le bénéfice d’un statut juridique jusque-là refusé (Cf. F. CHENEDE et P. DEUMIER, « L’œuvre du Parlement, la part du Conseil constitutionnel en droit des personnes et de la famille », NCC n° 39, avril 2013). Une telle proposition, qui fait la part belle aux prétentions des justiciables et s’inscrit donc essentiellement dans le cadre de la QPC,  ne permet cependant pas d’embrasser l’ensemble des contentieux soumis au Conseil alors même que la modulation de son contrôle existait déjà dans le cadre du contentieux a priori qui ne connaît, pour sa part, ni requérant ni prétention.
  34. Civ. 1re, 4 déc. 2013, n° 12-26.066, Bull. civ. I, n° 234.
  35. Conseil d’État, Ass., 31 mai 2016, Mme Gonzalez-Gomez, n° 396848.  « Contrôle de conventionnalité : in concreto veritas ? » AJDA 2016 p.1398.
  36. F. CHENEDE, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », Dalloz 2016 p.796.
  37. P. DELVOLVE, « Droits subjectifs contre interdit législatif », RFDA 2016, p. 754.
  38. N. PERLO, « La Cour constitutionnelle italienne et ses résistances à la globalisation de la protection des droits fondamentaux : un « barrage contre le Pacifique » ? », RFDC 2013, n° 93, p. 717.
  39. P. COSTANZO, « Legislatore e Corte costituzionale. Uno sguardo d’insieme sulla giurisprudenza costituzionale in materia di discrezionalità legislative dopo cinquant’anni di attività » in 50 años de Corte Constitucional italiana, 25 años de Tribunal Constitucional español, Ed. Ministerio de Justicia, Secretaría General Técnica, 2007.
  40. Cass. 1re civ., 8 déc. 2016, n° 15-27.201.
  41. F. CHENEDE, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », Dalloz 2016 p.796.
  42. Ibidem.
  43. M. GASCON ABELLAN, « La justicia constitucional : entre legislacion y jurisdiccion », Revista Espanola de derecho constitutional, 1994, n° 41, p. 63.
  44. J. ARLETTAZ et J. BONNET, L’objectivation du contentieux des droits et libertés fondamentaux – Du juge des droits au juge du droit ?, Pedone, 2015.
  45. D. ROUSSEAU, P.-Y. GAHDOUN, J. BONNET, Droit du contentieux constitutionnel, LGDJ 2016, p. 314.
  46. F. CHENEDE, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », Dalloz 2016 p.796.

Le mariage, normes religieuses et droit français, quelques exemples d’interactions

 

Bien qu’à la faveur d’un long mouvement historique de mutation des rapports entre les pouvoirs temporel et spirituel, le mariage soit devenu en France un acte uniquement civil, formellement soustrait au pouvoir de l’Eglise catholique, les interactions entre les normes civiles et religieuses qui le régissent apparaissent encore nombreuses, voire en devenir, tant au moment de sa conclusion qu’à celui de sa dissolution.

 

Stéphane PAPI  (Docteur  en  Droit – HDR)  est  juriste  dans  une  collectivité  territoriale  et  chercheur  associé  au  sein  de l’Institut  de  Recherches  et  d’Etudes  sur  le  Monde  Arabe  et  Musulman  (IREMAM-CNRS) à Aix-en-Provence (http://iremam.cnrs.fr/spip.php?article32) ainsi  qu’au  sein  de  l’équipe  «Droit  et  Religion» du Laboratoire Interdisciplinaire de droit des Médias et des Mutations Sociales (LID2MS) de  l’Université  Aix-Marseille(https://lid2ms.com/2016/03/25/stephane-papi/).

 

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Le mariage étant « … avec le feu et l’usage de l’outil, l’une des plus anciennes inventions de l’humanité » 1, il constitue une institution de première importance se situant « au carrefour du droit et de la morale, de sorte que les pratiques matrimoniales tendent à se conformer à un modèle collectif qui reflète l’évolution sociale» 2. Pendant longtemps, ce modèle est resté très marqué par les normes religieuses qui conçoivent l’union d’un homme et d’une femme uniquement dans le mariage et il n’est encore aujourd’hui pas rare que le concubinage et les relations sexuelles hors mariage restent interdits 3. Cette relation étroite entre mariage et religions se caractérise également parfois par une autonomie juridique des différentes communautés religieuses régies, dans ce domaine, mais plus largement dans celui des statuts personnels et successoraux par leurs propres normes religieuses. C’est notamment le cas au Liban où les communautés chrétiennes disposent de leurs propres tribunaux, extérieurs à ceux de l’Etat, les communautés musulmanes disposant également de tribunaux qui constituent une des branches de la justice étatique 4.

Dans plusieurs pays, les citoyens ont aussi le choix entre la célébration d’un mariage civil ou d’un mariage religieux, ces derniers pouvant faire l’objet d’une reconnaissance légale 5. Mais il est également des pays où les mariages sont régis par des lois civiles restant très proches des normes religieuses, les juges pouvant même parfois s’y référer directement en cas de silence des textes 6.

En France, à la faveur d’un long mouvement historique de mutation des rapports entre les pouvoirs temporel et spirituel, le mariage est devenu un acte uniquement civil, formellement soustrait au pouvoir de l’Eglise catholique 7. Pour autant, cette laïcisation du mariage n’a pas eu pour conséquence de faire disparaître les interactions entre les normes civiles et religieuses qui le régissent.

Le terme interaction nous semble particulièrement adapté au caractère polymorphe du phénomène qu’il s’agit de cerner. Celui-ci est en effet constitué par un ensemble d’influences ou d’oppositions entre ces ordres normatifs, que nous essaierons de saisir à travers quelques exemples se situant à deux moments clefs du déroulement du mariage, sa conclusion et sa dissolution 8.

 

I. Droit français, normes religieuses et conclusion du mariage.

 

Bien que le vocable lié au champ sémantique religieux ait quasiment disparu du corpus des règles civiles, les préceptes religieux catholiques sont toujours bien présents en son sein, de manière allusive. C’est particulièrement le cas dans les règles juridiques régissant la conclusion du mariage. Par exemple, l’article 165 du code civil emploie le terme de « célébration » du mariage 9, ce qui constitue une claire référence au cérémonial chrétien. De même, certains des droits et devoirs respectifs des époux, tel le devoir de fidélité, de cohabitation ou de secours 10 résonnent, toujours selon le Doyen Carbonnier « comme des échos de prescriptions religieuses » 11, par exemple le commandement du Décalogue « Tu ne commettras point d’adultère ». Enfin, l’obligation de monogamie 12, ou jusqu’à il y a peu la reconnaissance de la seule union de personnes de sexe opposé trouvent également des correspondances dans certaines normes religieuses.

Les interactions entre les normes religieuses et le droit civil du mariage seront abordées à travers deux exemples : la règle établissant l’obligatoire antériorité du mariage civil sur le mariage religieux et les controverses récentes ayant émaillées l’adoption de la loi de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe.

 

A. Mariage religieux et mariage civil.

 

Jusqu’en 1792, les desservants des paroisses recevaient les actes relatant les naissances (avec leur complément sacramentel, le baptême), les mariages (célébrés dans les lieux mêmes du culte) et les décès (à l’occasion des funérailles religieuses). Malgré l’aspect religieux et cultuel des cérémonies, ces actes officiels avaient également une valeur proprement civile. Après que le mariage civil ait été instauré par la constituante de 1791, il fut substitué au mariage religieux en septembre 1792, à la suite d’un long mouvement qui ne peut notamment pas être dissocié du fait que pendant longtemps 13 les mariages des protestants devant le pasteur et des juifs devant le rabbin ne pouvaient être enregistrés et étaient dénués de tout effet civil 14.

Aujourd’hui, en droit français, seul le mariage célébré par un officier d’état civil est officiel et pour bien marquer cette préséance, l’article 433-21 du Code pénal frappe d’une peine de 6 mois d’emprisonnement et 7500 € d’amende « tout ministre d’un culte qui procédera, de manière habituelle, aux cérémonies religieuses de mariage sans que ne lui ait été justifié l’acte de mariage préalablement reçu par les officiers de l’état civil ». Les époux, voire des tiers (parents ou amis) ainsi que d’autres ministres du culte pourraient être considérés comme complices de ce délit s’ils avaient incité, par encouragements, dons, promesses ou menaces le ministre du culte à célébrer ces mariages ou s’ils avaient aidé à leur préparation 15.

Le Code pénal de 1994 a nettement adouci les sanctions, puisque d’instantanées, – il suffisait que le ministre du culte ait célébré un seul mariage religieux avant le mariage civil -, celles-ci sont devenues soumises à un délit d’habitude. Il faut donc que soit désormais établie contre le coupable la célébration d’au moins deux mariages religieux irréguliers, l’habitude étant constituée, en droit pénal, dès le second acte défini par la loi 16.

L’article 433-21 du Code pénal est une disposition de police et de sûreté au sens de l’article 3 du Code civil.  La règle qu’il contient oblige par conséquent tous ceux qui habitent le territoire, quelle que soit leur nationalité et sans avoir égard au contenu de leur statut personnel, donc même s’ils sont ressortissants de pays qui ne reconnaissent, comme civilement valable, que le mariage religieux, ou qui admettent la validité civile des mariages religieux à côté de celle des mariages célébrés devant un officier d’état civil 17. La Cour de cassation a cependant jugé qu’un mariage religieux valablement conclu à l’étranger entre étrangers pouvait être reconnu en droit français 18.

Comment cette règle de droit s’articule-t-elle avec les normes religieuses ?  Comment est-elle perçue par les autorités religieuses et pratiquée par les fidèles des différentes religions ? Est-ce qu’il arrive que le droit français ait à connaître ou se prononcer sur ces mariages religieux ?

Alors que les autorités religieuses des différentes confessions présentes sur le territoire français se conforment à la loi, ce n’est pas toujours forcément le cas de leurs fidèles. L’exemple des mariages « à la fâtiha » illustre cette affirmation.

Il faut tout d’abord observer qu’en droit musulman le mariage est un contrat qui comprend plusieurs conditions de validité, dont le principal est l’échange de consentements 19 devant s’opérer, non pas devant un imâm, ni dans une mosquée, mais simplement en présence de deux témoins.

Il est d’usage, mais sans que cela soit une obligation que des versets et plus particulièrement ceux constituant la première sourate du Coran, la fâtiha (l’Ouverture) soient récités à cette occasion par toute personne de la famille ou de l’entourage des mariés disposant d’une connaissance religieuse suffisante. Ceci permet de sacraliser le mariage et rappeler que ce sont des musulmans liés à Dieu qui accomplissent cet acte, la fâtiha étant également récitée dans d’autres occasions importantes ou lors de festivités.

Il apparaît que ces mariages « à la fâtiha » sont souvent célébrés avant même le mariage civil 20. Cette pratique est pourtant condamnée par certaines instances religieuses musulmanes, comme le Conseil européen de la fatwa ou l’Union des Organisations Islamiques de France 21.

Bien que, les autorités religieuses, pas uniquement celles qui se réclament de l’islam, acceptent la prééminence juridique du mariage civil, cela n’empêche pas des débats en leur sein, débats qui débordent parfois sur la scène politique. Ainsi, préalablement à l’adoption de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, des voix, assez fortes dans la « sphère catholique », ont considéré que cette loi rompait le consensus paisible existant entre l’Etat et l’Eglise catholique qui reconnaissait le mariage civil parce qu’il constituait une institution visant à assurer la stabilité à la filiation.

En écho aux débats préalablement évoqués, le « mariage pour tous » remettrait alors en cause le caractère institutionnel du mariage, pour aboutir à une contractualisation et une individualisation de la vie familiale jugée trop prononcée 22. En conséquence de quoi une revendication visant à supprimer l’obligation d’antériorité du mariage civil sur le mariage religieux a vu le jour, relayée sur la scène politique par plusieurs député et sénateurs qui ont déposé des amendements en ce sens à l’occasion de l’examen par le Parlement du projet de loi, amendements qui ont tous été rejetés 23.

Ceux-ci faisaient référence au fait que les sanctions prévues par le code pénal étaient contraires à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et constituaient une restriction à la liberté de manifester sa religion 24, ces revendications illustrant, non seulement l’opposition « catholique », mais également celle des autres religions au mariage pour tous.

 

B. Mariage pour tous et normes religieuses.

 

C’est à l’occasion de leur audition opérée par la commission des lois de l’Assemblée Nationale le 12 février 2013 25 que les représentants des principales religions présentes en France ont pu développer leur arguments en défaveur de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe 26. Leur opposition quasi unanime par rapport ce qui n’était encore qu’un projet de loi et la similarité des arguments retenus à son encontre est révélatrice de l’opposition qui peut parfois régner entre le droit civil du mariage et les normes religieuses.

Ainsi, pour le Grand Rabbin de France Gilles Bernheim dont il faut souligner qu’il a refusé à appeler à manifester contre ce projet de loi et qu’il avait signé en 2011 une déclaration contre l’homophobie, tout homme de la Bible ne peut approuver le mariage homosexuel car la Bible condamne l’homosexualité (Lévitique XXVIII-22 ; XX-13).

Pour le Cardinal Archevêque de Paris, André Vingt-Trois, Président de la Conférence des évêques de France, le mariage est une institution qui ne représente pas un certificat de reconnaissance du sentiment amoureux, le respect de la dignité due aux homosexuels ne devant pas être identifié à une identité de statut juridique. Pour lui, le mariage pour tous relève d’une conception individualiste du mariage qui nie la différence sexuelle au profit d’une parenté élective ouvrant de plus l’accès à la parenté par l’adoption pour les couples homosexuels.

On trouve chez le Pasteur Claude Baty, Président de la Fédération protestante de France, les mêmes arguments fondés sur le rejet de la filiation avec deux parents de même sexe qu’engendrerait le mariage pour tous et de la conception individualiste du mariage qu’il véhiculerait fondée uniquement sur une conjugalité amoureuse mais éphémère au détriment de l’engagement et de la fidélité. De plus, pour le Pasteur Baty, le mariage pour tous reviendrait à considérer toutes les formes de sexualité comme indifférentes, ce qui empêcherait toute rencontre véritable et tout métissage car dit-il « tout serait déjà mélangé ». Selon lui, la recherche de sécurité juridique par les couples de même sexe est légitime mais ne doit pas forcément passer par l’institution du mariage, l’interdiction d’épouser une personne du même sexe ne constituant pas une atteinte à l’égalité mais le respect d’un agencement du corps social fondé sur une réalité.

Le Métropolite Emmanuel, Président de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France dit aussi à peu près la même chose en dénonçant « …la volonté du Gouvernement, au nom du principe d’égalité de vouloir faire entrer tout le monde dans le même moule juridique et sociétal », l’égalité des droits n’imposant pas, selon lui, la négation de la différence sexuelle et de la référence à l’image biblique du couple homme-femme qui perpétue le genre humain à travers l’enfant.

De plus, pour lui, le Pacte Civil de Solidarité 27 permettait déjà à des personnes de même sexe d’organiser leur vie commune, sans dénaturer le sens du mot mariage.

Mohammed Moussaoui, alors Président du Conseil français du culte musulman (CFCM) s’opposait également au mariage pour tous pour les mêmes raisons, le mariage étant en islam fondé sur le consentement mutuel d’un homme et d’une femme en vue de constituer une famille stable, fondement de la société. Il rappelait également l’opposition islamique à l’adoption, et donc à fortiori si elle émane d’un couple de même sexe, la femme allaitante ayant toutefois en islam d’un statut a peu près égal à la mère biologique. La position du CFCM ne fait que refléter celle développée par la grande majorité des autorités religieuses musulmanes à l’égard de l’homosexualité, même si ces oppositions ne sont pas toutes de même nature.

L’université islamique Al Azhar, basée au Caire a ainsi condamné publiquement le mariage homosexuel le jeudi 30 mai 2013, le considérant comme contraire aussi bien à la charî’a qu’à toutes les valeurs éthiques et à la nature humaine conformément à la création des êtres humains par Dieu, sans toutefois envisager de sanctions 28, au contraire de certains religieux salafistes qui ont publiquement appelé à la mise à mort des homosexuels 29. Cette prise de position ne doit pas faire oublier celle des religieux ou intellectuels musulmans qui rejettent toute mise à l’écart et à fortiori toute sanction contre leurs coreligionnaires homosexuels, même s’ils condamnent moralement l’homosexualité ou appellent à un débat serein sur ce sujet 30.

Cette unanimité à l’encontre du mariage pour tous est, il faut le remarquer, rompue par Marie-Stella Boussemart, Présidente de l’union bouddhiste de France, précisant que les homosexuels et les hétérosexuels sont tous des êtres humains disposant du même potentiel et des mêmes droits.

Après avoir étudié les relations entre droit français et normes religieuses en matière de conclusion du mariage, il convient maintenant aborder l’étude de ces rapports à l’aune d’un autre épisode pouvant survenir dans un mariage, c’est-à-dire sa dissolution.

 

II. Droit français, normes religieuses et dissolution du mariage.

 

Les différentes modalités et conditions de dissolution du mariage envisagées par les normes religieuses, voire la prohibition de cette dernière, entrent en résonance, parfois de manière conflictuelle, avec les dispositions du droit français. La norme religieuse la plus emblématique est sans conteste cette de la répudiation musulmane, son articulation avec le droit français constituant un champ d’étude tout à fait dynamique. Bien que moins connues, les problématiques juridiques posées par le Gueth, c’est-à-dire le divorce religieux israélite méritent également d’être mentionnées.

 

A. Répudiation musulmane et droit français.

 

En droit musulman, la répudiation (talâq) constitue « l’acte émanant du mari qui entend volontairement dissoudre les liens conjugaux qui l’attachent à son épouse » 31. Cette forme de dissolution du mariage existe dans de nombreux pays arabo-musulmans 32, où elle a parfois fait l’objet d’aménagements afin d’étendre les droits de l’épouse par l’intervention d’un juge. La répudiation n’est pas reconnue en droit français. Il est parfois craint que la nouvelle procédure de divorce « par consentement mutuel par acte sous signature privée » issue de la loi du 18 novembre 2016 ne la favorise, la réalité du consentement des époux reposant désormais sur les seuls avocats, ce qui pourrait favoriser des utilisations communautaires en marge du droit français dont seul le cadre formel serait respecté 33. Il n’en reste pas moins que les problématiques juridiques posées par la répudiation concernent uniquement celles qui ont été prononcées à l’étranger.

L’attitude des juges français à leur égard a évolué. Conformément à la théorie de l’effet atténué de l’ordre public, ils se sont tout d’abord montrés favorables à la reconnaissance de la répudiation valablement prononcée à l’étranger 34, la compétence des tribunaux français en matière de divorce 35 n’étant pas reconnue comme exclusive et ne faisant, de sorte, pas obstacle à la compétence concurrente du juge étranger 36. De même, il a été jugé que l’article 310 alinéa 2 du Code civil qui soumet le divorce à la loi française lorsque les deux époux sont domiciliés en France devait être limité aux hypothèses dans lesquelles le divorce est directement demandé aux tribunaux français 37.

Ce mouvement jurisprudentiel de reconnaissance des répudiations a été favorisé par l’entrée en vigueur de la Convention franco-marocaine du 10 août 1981. Son article 9 soumet la dissolution du mariage à la loi de l’Etat dont les deux époux ont la nationalité, son article 13 assimilant du point de vue de leurs effets en France aux jugements de divorce les « actes constatant la dissolution du lien conjugal homologués par un juge au Maroc ».

La jurisprudence opéra ensuite un revirement complet, considérant que la répudiation était contraire à l’égalité des époux, les juges prenant conscience que l’application de la théorie de l’effet atténué de l’ordre public bénéficiait à des personnes souvent domiciliées en France avec leur famille, le mari réagissant à la demande de divorce ou de demande en contribution aux charges du mariage intentée devant les tribunaux français en faisant un court séjour dans son pays pour faire homologuer la répudiation de son épouse.

Ils appuyèrent leurs décisions sur le respect de l’ordre public international français et plus particulièrement sur celui de l’article 5 du protocole n°VII à la Convention Européenne des Droits de l’Homme qui proclame l’égalité des époux durant le mariage et lors de sa dissolution en affirmant que l’exception de l’ordre public international français a été réservée par les conventions bilatérales de coopération judiciaire signées par la France 38. La non reconnaissance des répudiations sera cependant conditionnée au fait que la femme 39, voire les deux conjoints 40, soient domiciliés en France ou possèdent la nationalité française, quand bien même le couple résiderait dans un pays musulman, la jurisprudence de la Cour de cassation étant constante sur ce point 41.

Au-delà de la répudiation, les problématiques juridiques tenant aux rapports entre le divorce religieux israélite, le Gueth et le droit français semblent également intéressantes à relever.

 

B. Gueth israélite et droit français.

 

Le Gueth peut être demandé par les deux époux, mais seul le mari peut le délivrer à son épouse en présence de deux témoins. Cette demande peut faire l’objet d’un refus opposé aussi bien par l’époux ou l’épouse, les conséquences étant cependant différentes.

L’époux pourra entamer une nouvelle relation avec une femme juive célibataire, sans que cette relation soit considérée comme adultérine et les enfants nés de cette union seront considérés comme juifs. L’épouse sera par contre considérée comme une agunah, ce qui signifie en hébreux « femme enchaînée » et ne pourra, de ce fait, se remarier religieusement, du moins dans les courants conservateurs ou orthodoxes, puisque dans le judaïsme réformé, le divorce civil permet un remariage religieux. Si elle s’engage dans une autre relation de couple, la femme sera considérée comme une femme adultère, les enfants issus de cette nouvelle union étant illégitimes (mamzerim) en hébreu et ne pouvant eux même se marier religieusement qu’avec des mamzerim ou des convertis.

Devant ces conséquences lourdes, certaines épouses ont saisi les tribunaux civils qui ont jugé à plusieurs reprises que le refus par leur mari de leur délivrer le gueth constitue de la part de celui-ci un abus de droit et peut permettre l’allocation de dommages et intérêts au profit de l’épouse lésée 42.

 

Conclusion : Vers de nouvelles interactions ?

 Les interactions entre normes religieuses et droit français du mariage constituent le fruit de la présence pluriséculaire du catholicisme en France, mais également d’autres religions anciennement ou plus récemment implantées. L’émergence de l’islam, tout au moins dans l’hexagone 43, depuis la seconde moitié du siècle dernier marque une nouvelle période de cette histoire tout en se situant dans un mouvement plus ample de globalisation et d’individualisation du fait religieux. Les musulmans, installés en France depuis maintenant trois générations, beaucoup y étant désormais nés et en possédant la nationalité, développent, pour certains d’entre eux, des pratiques matrimoniales reposant sur les normes religieuses ou coutumières islamiques.

Il est cependant tout à fait intéressant de remarquer que ces dernières sont réinterprétées en fonction du contexte culturel et juridique français. Ce mouvement protéiforme 44 est illustré par le phénomène précédemment évoqué du mariage « à la fâtiha ». Il constitue un « bon mariage », car il apparait conforme aux normes religieuses ou coutumières islamiques aux yeux des mariés et de leurs familles. Il permet surtout aux futurs époux de se fréquenter, voire d’entamer une vie commune sans avoir conclu de mariage civil et d’adopter ainsi un comportement social relativement banal en France 45.

Ces interactions culturelles recouvrent également un aspect plus strictement juridique puisque ces mariages « à la fâtiha » peuvent faire l’objet d’une retraduction dans le « langage programmatique » du droit français 46. S’ils ne se traduisent pas par une communauté de vie, ils pourraient ainsi être assimilés à des fiançailles qui ouvrent en France des droits au profit des fiancés 47, la jurisprudence étant très souple sur les preuves de la tenue de ces fiançailles 48. S’ils entament une vie commune, stable et continuelle, les mariés à la fâtiha pourraient alors être considérés comme des concubins 49 qui bénéficieraient à ce titre de droits plus étendus que ceux attribués aux fiancés 50.

Dans les deux cas, fiançailles ou concubinage, les personnes concernées pourraient donc tout à fait saisir la justice française afin de faire valoir leurs droits, élargissant, à la faveur de jurisprudences à venir, le champ des interactions entre normes religieuses et droit français du mariage.

 

 

Notes:

  1. Meulders-Klein Marie-Thérèse, « L’évolution du mariage : de l’institution au contrat, et au-delà » in La personne, la famille et le droit, trois décennies de mutation en Occident, Bruxelles, éd. Bruyland, Paris, éd. LGDJ, 1999, p. 35.
  2. Le Tertre Claire, La religion et le droit civil du mariage, Paris, éd. Defrénois, 2004, p. 19.
  3. C’est le cas au Maroc où l’article 490 du Code pénal punit d’un mois à un an d’emprisonnement, toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles.
  4. Concernant le Liban : Gannagé Pierre, « Le pluralisme des statuts personnels au Liban : son régime, ses limites », in Aoun Marc (Dir.), Les statuts personnels en droit comparé : Evolutions récentes et implications politiques, Leuven, Peeters, 2009, p. 166.
  5. Les mariages religieux sont reconnus en Angleterre, à Chypre, au Danemark, en Espagne, en Estonie, en Finlande, en Grèce, en Irlande, en Italie, en Lettonie, en Lituanie, à Malte, au Portugal en République Tchèque, en Slovaquie et en Suède.  Ferrari Silvio, « Mariage, droit des Etats européens » in Dictionnaire Droit des Religions, Messner Francis, (dir.), Paris, CNRS éds. 2011, p. 479.
  6. C’est le cas dans de nombreux pays arabo-musulmans et notamment en Algérie, au Maroc et en Mauritanie: Papi Stéphane, L’influence juridique islamique au Maghreb (Algérie-Libye-Maroc-Mauritanie-Tunisie), Paris, L’Harmattan, 2009, p.53.
  7. La Constitution de 1791 affirmait : « La loi ne considère le mariage que comme un contrat civil », (titre II, art. 7) et le décret du 25 septembre 1792 vint donner aux municipalités compétence exclusive pour la tenue des actes de l’état civil et, spécialement, pour la célébration du mariage.
  8. Ces interactions pourraient également être saisies à travers d’autres exemples, comme ceux des mariages polygamiques ou interreligieux ou l’indissolubilité du mariage catholique et les problématiques liées à la virginité de la future épouse. Le caractère forcément réduit d’un article de doctrine nous a conduit à effectuer des choix.
  9. « Le mariage sera célébré publiquement lors d’une cérémonie républicaine par l’officier de l’état civil de la commune dans laquelle l’un des époux, ou l’un de leurs parents, aura son domicile ou sa résidence à la date de la publication prévue par l’article 63, et, en cas de dispense de publication, à la date de la dispense prévue à l’article 169 ci-après ».
  10. Code civil, art.212 : « Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance ». Art.215 : « Les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie. »
  11. « La religion, fondement du droit ? », Archive de philosophie du droit, Paris, Sirey, Tome 38, 1993, p. 17.
  12. Code civil, art.147 : « On ne peut contracter un second mariage avant la dissolution du premier ».
  13. Pour les protestants à la suite de la révocation de l’Edit de Nantes.
  14. Ceci fut dénoncé à plusieurs reprises, notamment par Malesherbes. En 1770, Portalis se prononce pour le mariage civil des protestants et c’est finalement l’édit de tolérance sur le mariage protestant du 17 novembre 1787 qui est venu autoriser le prêtre, ou le juge du lieu à enregistrer les mariages des non-catholiques (protestants et juifs).
  15. Vitu André, « Célébration d’un mariage religieux sans mariage civil préalable », Jurisclasseur Pénal, 18 mai 2011, n°34, p. 9.
  16. Cass. crim. 24 mars 1944, DA, 1944, p. 75, pour le délit d’avortement. Cf. également, Legrain Michel, « Mariage civil et mariage religieux, se marier à l’église sans passer à la mairie », Revue de droit canonique, 50-1, p. 163 à 169.
  17. CA Toulouse, 7 mai 1890 : Journ. Parquets, 1891, p. 211.
  18. Cass. civ. 1ère, 15 juin 1982, Bull. civ. I n° 224, n° 81-12.611 « Zagha ».
  19. Requis seulement en ce qui concerne l’homme pubère et la femme non vierge qui devra pour ce faire recourir à un tuteur, sauf pour le rite hanéfite où la femme non vierge peut consentir directement à son mariage. L’homme impubère, la femme vierge ainsi que les incapables des deux sexes étant soumis au jabr c’est à dire au droit de contrainte matrimoniale qui appartient au père de l’enfant ou à son tuteur.
  20. Boubekeur Amel « Le jeune marché matrimonial musulman en France : un espace entre spontanéité et institutionnalisation », Confluences Méditerranée, n° 46, été 2003, p. 162. Dans une réponse apportée le 8 mai 2007 à une question écrite posée par le Député U.M.P du Gard Etienne Mourrut, le ministère de l’Intérieur a ainsi reconnu que si la mosquée de Paris et les autres mosquées principales exigeaient la production d’un acte d’état civil préalable, ce n’était pas le cas des autres mosquées, attribuant cette entorse à la loi au fait que le mariage musulman constitue un contrat civil faisant l’objet d’une cérémonie privée au cours de laquelle intervient de manière incidente un imâm pour une courte prière : Question écrite n°118221, réponse publiée au JOAN du 8 mai 2007.
  21. Cf. la position du Conseil européen de la fatwâ : cf. Boubekeur Amel, op. cité, p. 166. Le mariage, entre acte civil et acte religieux, 23 octobre 2014, http://www.uoif-online.com/islam-et-spiritualite/mariage-acte-civil-acte-religieux.
  22. Pour le Père Cédric Burgun, le mariage civil « se conçoit aujourd’hui uniquement comme un acte individualiste et personnel s’enracinant dans la compréhension révolutionnaire des droits de l’homme. Le « mariage pour tous » ne sera qu’un acte de plus dans cette « individualisation » de l’homme et du mariage, coupé de la société et de son histoire » : « La question est de savoir si nous voulons donner un statut légal à l’homosexualité », 25 février 2013, http://lesalonbeige.blogs.com.
  23. Cf. un argumentaire complet dans La Note bleue de la Fondation de Service politique sur la reconnaissance civile du mariage religieux, n°5, septembre 2007, www.libertepolitique.com.
  24. Cf. les amendements déposés par le sénateur H. Portelli ainsi que ceux déposés par les députés M. de Courson, M. Le Fur, M. Breton, M. Decool et M. Sermier.
  25. Michel Jean Pierre, Rapport fait au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement d’administration générale sur le projet de loi adopté par l’Assemblée Nationale ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, Sénat, n°437, 20 mars 2013, Tome 2, auditions du 12 février 2013, p. 58 à 83.
  26. Loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe (Journal Officiel 18 mai 2013).
  27. Institué par la loi n° 99-944 du 15 novembre 1999, il peut être conclu entre deux personnes de même sexe ou de sexes différents pour organiser leur vie commune (Code civil, art. 515-1).
  28. « Al Azhar iarfadh zawâj mithlîn muslimîn bi faransâ », CNN bel ‘arabîa, http://archive.arabic.cnn.com/2013/middle_east/5/31/azhar.gay/index.html, consulté le 3 janvier 2017.
  29. Cf. notamment « Réponse de Sheikh Abou ‘Amr al Hajûry à Târeq Oubrou l’ikhwâni et son agrément du mariage homosexuel en islam », 27 septembre 2013, http://dammaj-fr.com/reponse-de-sheikh-abou-amr-al-hajury-a-tareq-oubrou-l-ikhwani-et-son-agreement-du-mariage-homosexuel-en-islam/, consulté le 3 janvier 2017.
  30. C’est le cas de l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou, (Cf. Ben Rhouma Hanan, « Islam, homosexualité et homophobie, vus par Tareq Oubrou », 29 Mai 2010, http://www.saphirnews.com/Islam-homosexualite-et-homophobie-vus-par-Tareq-Oub). Voir aussi : Tariq Ramadan, « Islam et Homosexualité », 28 mai 2009, http://tariqramadan.com/arabic/2009/05/28/islam-et-homosexualite/ et Marongiu Omero ; Privot Michael, « L’homosexualité, un défi théologique », 20 déc. 2012, http://oumma.com/15178/lhomosexualite-un-defi-theologique. Il faut aussi signaler certaines voix musulmanes minoritaires qui mobilisent un argumentaire anthropologique et religieux pour affirmer que l’islam n’a jamais rejeté l’homosexualité, les sociétés arabo-musulmanes l’ayant de tous temps tolérée, pour autant qu’elle s’exerce dans la discrétion, voire l‘intimité : Othman Farhat, L’homosexualité en islam, Paris, Afrique-Orient, 2014.
  31. Benmelha Gaouthi, Eléments du droit algérien de la famille ; tome 1 : le mariage et sa dissolution, Paris, Publisud, 1985, p. 127.
  32. La répudiation a cependant été abolie en Turquie (1926) et en Tunisie (1956).
  33. Fulchiron Hugues, « Divorcer sans juge. À propos de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXI siècle », La Semaine Juridique Edition Générale n° 48, 28 Novembre 2016, 1267.
  34. Cass. civ., 1e section, 6 juillet 1988, « Boujlifa », R. 1989, p. 733, 2e esp. Note Niboyet-Hoegy Marie-Laure, J. 1989, 63, note Monéger Françoise.
  35. Code de procédure civile, Art. 1070.
  36. Cass. civ., 1e section, 15 juin 1994, R. 1996, 127, note Ancel Bertrand.
  37. Cass. civ., 1e section, 22 avril 1986 « Riadhi », R. 1987, 374, note Courbe Patrick, J. 1987. 629, note Khan Philippe.
  38. Cass. civ. ,1e section, 17 février 2004 (5 arrêts), Dalloz, 2004, note Cavarroc Françis ; La semaine juridique, 2004, II.
  39. Cass. civ., 1e section, 17 février 2004 (arrêt n°2), op. cité.
  40. Cass. Civ., 1e section, 17 février 2004 (arrêt n°3 et 5), op. cité ; Cass. civ., 1e section, 3 janvier 2006, revue critique de droit international privé, 2006, p. 627, note Najm Marie-Claude ; Cass. Civ., 1e section, 20 septembre 2006, Bulletin, 1993, I, n°64 ; Cass. civ., 1e section, 20 février 2008.
  41. Par exemple, concernant une décision de répudiation prononcée au Liban à l’encontre de l’épouse qui résidait en France (Cass. Civ. (1e section), 23 février 2011, pourvoi n° 10-14.101, Bull. 2011, I, n° 33). Le divorce sous contrôle judiciaire du droit marocain est contraire à l’ordre public international « spécialement lorsque les deux époux sont domiciliés en France » : Cass. Civ. (1e section), 18 mai 2011, pourvoi n° 10-19.750. Cf. également Cass. Civ. (1e section), 23 octobre 2013, pourvoi n° 12-25.802, Bull. 2013, I, n° 205). S’agissant d’une répudiation algérienne, Cass. Civ. (1e section), 23 octobre 2013, pourvoi n° 12-21.344, Bull. 2013, I, n° 204).
  42. Cass. 5/6/1985 ; CA Versailles, 16/2/2012. Barriere-Brousse Isabelle, « Le juge civil français face aux règles religieuses », Annuaire droit et religions, 4/2009-2010, p. 400. Renucci Florence, « Les solutions aux conflits en matière de divorce religieux du XIXe siècle à nos jours : le cas du refus de délivrance du gueth en droit interne », Centre d’Histoire Judiciaire de Lille, CHJ@ édition électronique, 2011, pp. 41-51. Une astreinte ne pourra cependant pas être prononcée contre le mari récalcitrant au nom de sa liberté de conscience : Cass, 2e civ. 21 novembre 1990.
  43. Jusqu’en 1962, les normes islamiques ont été appliquées en droit interne en Algérie française où les « indigènes » musulmans n’étaient majoritairement pas soumis aux dispositions du code civil, mais relevaient d’un statut personnel et successoral de droit musulman ; jusqu’à très récemment, la polygamie était applicable aux habitants de l’île française de Mayotte, régis par un statut personnel local de droit musulman.
  44. Ce phénomène n’est pas limité aux seules normes matrimoniales. Sur son étendue, cf. Papi Stéphane, « Normes islamiques et droit interne en France : de quelques zones de confluences », Droit et société, n° 88, décembre 2014, p.689 à 707 ; « La Halal attitude et l’ordre juridique français », in Bergeaud-Blackler Florence (dir.), Les Sens du Halal. Une norme dans un marché mondial, Paris, CNRS Éditions, Avril 2015, p. 199 à 213.
  45. Collet Beate, Santelli Emmanuelle « Le mariage « halal », réinterprétation des rites du mariage musulman dans le contexte post migratoire français », Recherches familiales, 2012, n°9, p. 89.
  46. Pierre Bosset et Paul Eïd, « Droit et religion : de l’accommodement raisonnable à un dialogue internormatif ? » » Commission Des droits de la personne et des droits de la jeunesse Québec Cat. 2.500.127, Avril 2006.
  47. Notamment le versement de dommages et intérêts en cas de préjudice matériel ou moral engendré par le décès d’une des fiancés : C.A. Rouen, 9 juill.1952 : D. 1953, jurispr. p. 13. C.A. Rennes, 30 juin 1983 : D. 1986, inf. rap. p. 64 et la restitution des cadeaux en cas de rupture : C.A. Paris, 22 novembre 1949, D. 1950, jurisprud. p. 97. Cass., 1e civ. 19 décembre 1979, D. 1981, jurisprud. p. 449.  C.A. Versailles, 22 novembre 2002, AJ.Fam., mai 2003. 
  48. Les preuves des fiançailles peuvent être apportées par tous moyens (Cass. 1e civ., 6 nov. 1974, n°73-10.029, Bull. civ. I, n°296, p. 254), notamment par la tenue d’une cérémonie religieuse consacrant la promesse de mariage (CA Bordeaux, 17 juin 1998, n°96005945, Jurisdata n°1998-045062).
  49. Code civil, art. 515-8 : « Le concubinage est une union de fait, caractérisée par une vie commune présentant un caractère de stabilité et de continuité, entre deux personnes, de sexe différent ou de même sexe, qui vivent en couple ». La jurisprudence qualifie également de concubinage une vie commune qui succèderait à une simple cérémonie religieuse : Cass. 1e civ., 6 mai 1985 ; C.A, Paris, 8 déc. 1992, Jurisdata n°1992-023694.
  50. En cas de rupture, le concubin ne devra pas laisser sans ressources celui ou celle « qui lui a consacré une partie de sa vie et apporté son soutien moral ou matériel » : Cass. 1e civ., 10 octobre 1995, Bull. civ. 1995, I, n°352. Le partage des biens pourra également être effectué par moitié entre les concubins : Cass. 1e civ., 20 mars 1989, Bull. civ.1989, I, n°130 ; Cass. 1e civ., 19 avr. 2005, n°01.17.226, Jurisdata n°2005-028145. Le concubin survivant a également le droit de réclamer réparation au responsable du décès accidentel de son compagnon : Cass. Crim., 10 novembre 1992 ; Bull. inf. C. cass, 1992, n°361. La concubine bénéficie du même droit à indemnisation que la femme mariée à la suite d’un accident professionnel mortel de son compagnon : Code de la Sécurité Sociale, Art. L 434-8.

La Lutte contre le terrorisme dans la jurisprudence de la Cour EDH : la sécurité au prix de la liberté ?

Alors que certains États européens, confrontés à une vague de terrorisme sans précédent, se dotent de nombreux outils de prévention et de répression du terrorisme, souvent dérogatoires au droit commun, il est intéressant de confronter ces outils à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de vérifier si la gravité de la situation actuelle conduit ou non à une modification du contrôle européen.

Par Laure Milano, professeur de droit public à l’Université d’Avignon – IDEDH (ea 3976)

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Ainsi que l’a rappelé l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans sa résolution du 27 janvier 2016 1, « les démocraties ont le droit inaliénable, et l’obligation indissociable de se défendre, lorsqu’elles sont attaquées », « la lutte contre le terrorisme doit être renforcée, tout en garantissant le respect des droits de l’homme, de l’Etat de droit et des valeurs communes défendues par le Conseil de l’Europe ».

Respect des droits fondamentaux et lutte contre le terrorisme ne doivent pas, en effet, être perçus comme antinomiques, mais bien au contraire, comme complémentaires car le droit à la sécurité des populations est au cœur des droits fondamentaux.

Si l’adoption de mesures de prévention et de répression du terrorisme est susceptible d’emporter une restriction aux droits fondamentaux, ces restrictions trouvent leur limite dans l’obligation de respecter les droits fondamentaux 2
La Cour européenne est de longue date confrontée à la question des mesures adoptées par des Etats parties en matière de lutte contre le terrorisme 3. Face à cette situation de crise, la Convention offre aux Etats la possibilité de déroger à la Convention. L’article 15 autorise ainsi l’Etat « en cas de guerre ou d’autre danger menaçant la vie de la nation » à prendre des mesures dérogeant aux obligations conventionnelles.

Il convient à ce propos de rappeler que la déclaration de l’état d’urgence en France par le décret du 14 novembre 2015 s’est accompagnée du recours à cette clause, le gouvernement français ayant notifié au secrétaire général du Conseil de l’Europe, comme le prévoit l’article 15 §3 de la Convention, dès le 25 novembre 2015, sa décision de déroger à la Convention, notification renouvelée après chaque prorogation de l’état d’urgence. Ce n’est pas la première fois que l’Etat français utilise la clause dérogatoire de l’article 15, il l’avait déjà utilisée en 1985 au moment des évènements en Nouvelle-Calédonie. Néanmoins, de par sa durée et son champ d’application étendu à l’ensemble du territoire national, la dérogation actuelle est sans précédent. Le fait que le régime de l’état d’urgence s’applique aussi longtemps n’est d’ailleurs pas en soi contraire à la Convention puisque le juge européen a admis, s’agissant justement de la menace terroriste, « qu’un “danger public” au sens de l’article 15 peut persister plusieurs années » 4.

Cette possibilité de dérogation est toutefois encadrée, la Cour vérifiant les conditions de mise en œuvre de l’article 15, contrôlant que l’Etat ne porte pas atteinte aux droits intangibles de la Convention, ceux-ci étant insusceptibles de dérogation, et contrôlant la nécessité et la proportionnalité des mesures dérogatoires 5.

Le nombre d’arrêts portant sur le contrôle des dérogations autorisées par l’article 15 est cependant relativement faible.

Le contrôle de la Cour sur les limitations aux droits garantis du fait de l’adoption par l’Etat de mesures de lutte contre le terrorisme offre, en revanche, un éventail jurisprudentiel beaucoup plus important et une diversité de situations qui permet plusieurs possibilités de systématisation.

Une première clé d’analyse de ce contentieux pourrait consister à prendre compte la situation des personnes par rapport aux mesures antiterroriste.

Les requêtes à Strasbourg les plus fréquentes concernent les auteurs présumés d’actes terroristes, ces requêtes portent tant sur l’allégation de violation des droits substantiels que sur celle des droits procéduraux.

D’autres requêtes sont portées par les victimes d’attentats terroristes, celles-ci alléguant de la violation par l’Etat de son obligation positive de prendre les mesures nécessaires pour protéger les droits fondamentaux des personnes sous sa juridiction contre les actes terroristes. Ces requêtes sont moins nombreuses que les premières, mais cette jurisprudence est sans doute appelée à connaître des développements dans les années à venir.

Une autre clé d’analyse pourrait reposer sur le critère de la nature de la mesure adoptée par l’Etat, selon qu’il s’agit de mesures de prévention ou de mesures de répression du terrorisme.

Les mesures de répression touchent un nombre relativement réduit de personnes, les présumés auteurs d’actes terroristes, alors que les mesures de prévention peuvent affecter un cercle beaucoup plus important de personnes, en particulier si l’on pense aux outils de collectes de données (sonorisation de lieux, écoutes téléphoniques, géolocalisation, etc.) qui peuvent s’avérer être de véritables outils de surveillance de masse 6.

Ces deux premières tentatives de systématisation de la jurisprudence de la Cour en matière de terrorisme sont utiles dans le cadre de l’analyse de cette jurisprudence et nous les utiliserons, mais elles ne permettent pas de rendre compte de l’évolution qui semble se dessiner et qui n’est sans doute pas sans lien avec la recrudescence des attentats et de la menace terroriste en Europe depuis plusieurs mois déjà.

Pour faire face à cette menace grandissante, les Etats ont instauré des régimes d’urgence et mis en place de nouveaux outils de lutte contre le terrorisme, souvent dérogatoires au droit commun. Tel est, par exemple, le cas de la loi française du 3 juin 2016, n°2016-731, renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale 7 qui inscrit dans le droit commun des outils qui relèvent de la logique l’état d’urgence et opère ainsi un glissement progressif du régime d’exception vers le droit commun 8.

La Cour européenne, souvent confrontée à ce type de législation, a toujours veillé à encadrer les dérives. Néanmoins, l’affirmation récente selon laquelle le terrorisme constituerait « une catégorie spéciale du droit », formule employée dans l’arrêt Sher contre Royaume-Uni 9 inquiète.

A partir de cette affirmation, il est intéressant d’essayer de vérifier si la Cour, dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, cherche à établir un point d’équilibre entre le respect des droits fondamentaux et les nécessités de la lutte contre le terrorisme ou bien si, en raison de la gravité de la situation actuelle, sa jurisprudence tend vers un relâchement du contrôle au nom du principe de subsidiarité et de l’idée selon laquelle l’Etat doit disposer en la matière d’une large marge d’appréciation.

Il ne s’agit donc pas ici de dresser un panorama complet de la jurisprudence européenne en matière de terrorisme, mais de se concentrer sur des affaires récentes pour analyser si elle opère un traitement particulier des contentieux en lien avec le terrorisme.

Il est cependant difficile de tirer des conclusions définitives de l’analyse de la jurisprudence récente, d’une part, parce que des affaires importantes sont actuellement pendantes (13 recours ont, par exemple, été introduits contre la loi renseignement du 24 juillet 2015) et, d’autre part, parce que la jurisprudence récente offre un tableau assez bigarré.

Néanmoins, on peut estimer que globalement, s’agissant des mesures de lutte contre le terrorisme qui affectent les droits substantiels, la Cour maintient le cap de sa jurisprudence antérieure et essaie de réaliser un équilibre entre contrôle des ingérences et prise en compte des exigences de la lutte contre le terrorisme, quelle que soit d’ailleurs la situation des personnes à l’égard de ces mesures, auteur ou victime d’actes terroristes (I).

En revanche, en ce qui concerne les garanties procédurales, certains arrêts témoignent ces derniers mois d’une atténuation du contrôle qui aboutit à la relativisation de ces garanties s’agissant des auteurs présumés d’actes terroristes, en rupture avec la ligne jurisprudentielle antérieure (II).

I- L’encadrement des mesures anti-terroristes affectant les droits substantiels : la recherche d’un équilibre entre contrôle strict et nécessités de la lutte contre le terrorisme

La Cour est confrontée à des questions très diverses en lien avec le terrorisme, qu’il s’agisse, par exemple, sous l’angle de l’article 3 de la Convention des conditions de détention des terroristes ou de leur éloignement du territoire, sous l’angle de l’article 10 de la diffusion de propos haineux et d’incitation au terrorisme, sous l’angle de l’article 11 de la question de la dissolution d’associations ou de partis politiques qui pourraient constituer une menace pour l’ordre public.

Les mesures de lutte contre le terrorisme peuvent donc avoir des répercussions sur de nombreux droits substantiels.

Il apparaît néanmoins que la prévention des actes terroristes passe aujourd’hui essentiellement par la recherche de renseignements et par la mise en place d’outils toujours plus performants en matière de surveillance des individus et de collecte d’informations. Ceci est d’ailleurs attesté par la réglementation française, qu’il s’agisse de la loi renseignement du 24 juillet 2015 10, de celle du 3 juin 2016 11 ou par la publication, le 30 octobre 2016, du décret relatif au méga fichier Titres électroniques sécurisés 12.

Ces outils de collecte des données font l’objet d’un encadrement du juge européen, encadrement qui reste relativement strict même si la jurisprudence récente témoigne de la nécessité de ne pas entraver la lutte contre le terrorisme (A).

Une autre question retient l’attention. Les mesures de lutte contre le terrorisme, d’autant plus si elles sont très attentatoires aux droits fondamentaux, sont souvent justifiées par les autorités publiques par la raison d’Etat. La question est de savoir si l’invocation de ce motif par les autorités appelle un contrôle atténué de la part du juge européen. Or, la jurisprudence récente confirme que la Cour entend veiller à ce que la raison d’Etat ne puisse justifier des actes qui seraient ouvertement contraires aux principes de l’Etat de droit et aux valeurs de la société démocratique comme en témoigne l’exemple des remises extraordinaires entre Etats (B).

A- L’encadrement des outils de collecte de données

La Cour dès l’arrêt Klass contre Allemagne de 1978 13 a été confrontée aux mesures de surveillance secrète destinées à lutter notamment contre le terrorisme.

Ces mesures de surveillance ou de collecte d’informations constituent, par nature, des ingérences dans le droit au respect de la vie privée quelle que soit la technique utilisée, même si la Cour considère que certains outils sont plus attentatoires que d’autres à la vie privée. Ainsi, dans un arrêt Uzun contre Allemagne 14, rendu dans une affaire de terrorisme, elle a estimé que la surveillance par GPS est moins susceptible de porter atteinte au droit au respect de la vie privée d’une personne que les méthodes de surveillance par des moyens visuels ou acoustiques qui « révèlent plus d’informations sur la conduite, les opinions ou les sentiments de la personne qui en fait l’objet » (§52). Elle a néanmoins considéré dans cette affaire que la surveillance par GPS constituait, en l’espèce, une ingérence dans la vie privée.

Ces outils peuvent toutefois être compatibles avec la Convention, si l’ingérence dans la vie privée respecte les critères posés par la Cour au fil de sa jurisprudence.

Pour comprendre la grille d’analyse utilisée par la Cour en la matière et vérifier si celle-ci a connu des inflexions au regard de la nature du but légitime poursuivi, à savoir la lutte contre le terrorisme, il est possible de prendre pour illustration deux arrêts : l’arrêt Sher rendu contre le Royaume-Uni en 2015 (préc.), qui concernait des perquisitions au domicile de personnes soupçonnées de terrorisme et l’arrêt du 12 janvier 2016 Szabo et Vissy contre Hongrie 15 qui concernait des opérations anti-terroristes de surveillance secrète prévues par la législation et susceptibles de s’appliquer à un large cercle de personnes.

La Cour aboutit à des constats opposés, différence qui s’explique essentiellement par la nature des mesures et leurs destinataires.

Dans l’arrêt Sher, il s’agissait de mesures ciblées concernant des personnes soupçonnées de terrorisme ; la Cour, au terme de son contrôle, constate l’absence de violation de l’article 8 de la Convention. Dans Szabo et Vissy, les mesures de surveillance en cause pouvaient potentiellement toucher tout citoyen, ce qui justifiera, en raison de l’absence de garanties suffisantes, le constat de violation de l’article 8. Il faut souligner que la Cour applique dans cette dernière affaire la jurisprudence Zakharov contre Russie 16 sur la qualité de victime en matière de surveillance secrète, selon laquelle lorsque le droit interne n’offre pas de recours devant un organe indépendant pour se plaindre de ces mesures de surveillance, les particuliers peuvent invoquer devant elle la seule existence de telles mesures sans avoir à démontrer qu’ils ont été directement concernés.

Cette interprétation extensive de la notion de victime aboutit dès lors à un contrôle in abstracto de la loi et confirme que la Cour n’entend pas restreindre le champ de son contrôle.

Dans ces deux affaires, la Cour applique les critères et la grille d’analyse classiques en matière de contrôle des mesures de surveillance 17. Même si on peut constater une certaine souplesse dans leur application, il ne semble pas qu’elle réserve ici un traitement particulier à la prévention du terrorisme par rapport à la prévention d’autres infractions pénales.

Ainsi, en ce qui concerne la prévisibilité de l’ingérence par la loi, la Cour a élaboré une grille d’analyse très détaillée dans l’arrêt de Grande chambre Roman Zakharov (préc.) qui était relatif à l’interception secrète de communications de téléphonie mobile mais qui ne concernait pas spécifiquement la lutte contre le terrorisme 18. Or, cette grille est en partie reprise dans l’arrêt Szabo et Vissy.

En effet, conformément à la jurisprudence Zakharov, la Cour considère que l’exigence de prévisibilité n’impose pas aux États d’énumérer en détails toutes les situations pouvant entraîner des opérations de surveillance secrète, mais que néanmoins cette législation, qui accorde un pouvoir discrétionnaire à l’exécutif, doit indiquer quelle est l’étendue de ce pouvoir discrétionnaire et les modalités de son exercice avec suffisamment de clarté pour offrir à tout individu une protection adéquate contre les ingérences arbitraires. En l’espèce, la législation hongroise ne définissait pas de manière suffisamment précise le cercle des personnes susceptibles d’être concernées par ces mesures ouvrant la voie, selon la Cour, à une surveillance illimitée d’un grand nombre de citoyens.

De même, s’agissant de la nécessité de telles mesures, la Cour affiche une volonté de fermeté puisqu’elle considère que l’exigence de nécessité « dans une société démocratique » doit être interprétée de façon stricte (§73) et doit permettre d’éviter le risque d’arbitraire.

L’arrêt se prête toutefois ici à plusieurs interprétations. Certes, la Cour renforce l’exigence de nécessité en exigeant que les mesures de surveillance secrète soient strictement nécessaires pour la préservation des institutions démocratiques, condition posée dès l’arrêt Klass de 1978 (préc.), mais elle ajoute qu’il faut également qu’elles soient strictement nécessaires pour l’obtention de renseignements vitaux dans le cadre d’une opération individuelle donnée (§73), ce qui suppose donc que la mesure de surveillance ne peut être générale mais doit être ciblée. Pourtant dans le même temps, elle abandonne le critère posé dans l’arrêt Zakharov (préc.) selon lequel l’autorisation de ces surveillances devait être subordonnée à la preuve d’un « soupçon raisonnable » et n’exige plus qu’un « soupçon individuel » (§71). Certains ont pu y voir un affaiblissement du contrôle au regard des nécessités de la lutte contre le terrorisme 19.

Le contrôle de la nécessité de la mesure suppose également de vérifier les garanties qui entourent ces mesures de surveillance.

A ce sujet, il faut noter la récente censure d’une disposition de la loi renseignement par le Conseil constitutionnel 20 selon un raisonnement et une motivation très proches de ceux qu’emploie la Cour européenne, le Conseil estimant que les mesures de surveillance par voie hertzienne n’étaient pas suffisamment encadrées et portaient ainsi atteinte au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances.

Le juge européen, quant à lui, se montre sans doute plus compréhensif que par le passé, sans pour autant remettre en cause l’intensité du contrôle.

Il a ainsi admis dans l’arrêt Sher que la lutte contre le terrorisme et l’urgence de la situation pouvaient justifier qu’un mandat de perquisition fut formulé de manière relativement large. En pareil cas, il y a lieu selon lui d’accorder une certaine flexibilité aux autorités pour apprécier quels éléments peuvent être liés à des activités terroristes et être saisis pour un plus ample examen (§174). C’est néanmoins l’existence de garanties judiciaires contre le risque d’arbitraire (mandat délivré par un juge, contrôle juridictionnel du mandat) qui justifiera la non violation de l’article 8 en l’espèce.

S’agissant justement des garanties juridictionnelles entourant ces mesures, dans l’arrêt Szabo et Vissy, la Cour se livre à une analyse du moment auquel doit intervenir le contrôle. Ce contrôle, elle l’a affirmé dès l’arrêt Klass, doit être exercé par une juridiction et non, comme c’était le cas en l’espèce, par une autorité politique en raison du risque d’abus. Elle reconnaît cependant le caractère nécessairement a posteriori de ce contrôle en matière de terrorisme en estimant que la mise en œuvre d’une autorisation juridictionnelle n’est pas praticable compte tenu « de la nature de la menace terroriste contemporaine » et parce qu’elle ferait « gaspiller un temps précieux » et serait « contreproductive » (§80).

Elle avait d’ailleurs précédemment admis, dans d’autres contextes que celui du terrorisme, que le contrôle du juge puisse se faire postérieurement à la perquisition (10 nov. 2015, n°58500/10, Slavov c/ Bulgarie, §§145-147, elle constatera cependant en l’espèce une violation de l’article 8).

On peut donc reconnaître dans ces affaires récentes liées à un contexte de terrorisme, une certaine flexibilité de la position de la Cour. Elle adopte une position nuancée qui vise à concilier protection des droits fondamentaux et efficacité de la lutte contre le terrorisme.

Il ne semble pas, cependant, que l’on puisse parler d’inflexion de la jurisprudence européenne s’agissant du contrôle des mesures de surveillance sous l’angle de l’article 8 car cette même flexibilité se retrouve pour des affaires dans lesquelles les mesures de surveillance sont destinées à lutter contre d’autres types d’infractions pénales. Sous l’angle de l’article 8, le terrorisme ne paraît donc pas faire l’objet d’un traitement spécifique dans la jurisprudence européenne.

L’intensité du contrôle de la Cour ne faiblit pas non plus lorsqu’il s’agit de poser des limites à la raison d’Etat comme c’est le cas dans le cadre du contentieux des opérations de remises secrètes entre Etats.

B- Le contrôle des mesures fondées sur la raison d’Etat, l’exemple des remises secrètes

Différentes affaires de remises secrètes entre Etats dans le cadre d’opérations de lutte contre le terrorisme ont été portées devant la Cour européenne ces dernières années.

La Cour a statué pour la première fois dans l’arrêt El-Masri 21.

Ces remises extraordinaires secrètes sont définies par la Cour comme « le transfert extrajudiciaire d’une personne de la juridiction ou du  territoire  d’un  État  à  ceux  d’un  autre  État,  à  des  fins  de  détention  et d’interrogatoire   en   dehors   du   système   juridique   ordinaire,   la   mesure impliquant un risque réel de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants » (§221, El-Masri). Concrètement, il s’agit de l’enlèvement d’un individu présumé terroriste par les agents de la CIA sur un territoire étranger, avec, ou non, la coopération de l’État où l’enlèvement a lieu, afin de le transférer dans un État tiers et lui soutirer des informations.

Dans les différentes affaires qui ont été soumises à la Cour depuis l’arrêt El-Masri 22, elle a toujours fait preuve d’une grande fermeté. Dans ces affaires, plusieurs droits substantiels étaient invoqués, mais ces remises secrètes soulèvent essentiellement un problème sous l’angle de l’article 3 de la Convention. La Cour pose une présomption de violation de cette disposition en qualifiant les traitements administrés à ces détenus de torture et sanctionne sous le volet procédural de l’article 3 l’absence d’enquête effective des autorités ou l’absence de punition des responsables de tels actes 23.

Ces affaires soulèvent également le problème du caractère illégal des privations de liberté dont font l’objet ces détenus, détention non reconnue, en violation totale des exigences de l’article 5 de la Convention qui garantit le droit à la liberté et à la sûreté. La Cour souligne d’ailleurs « l’importance fondamentale des garanties figurant à l’article 5 pour assurer aux individus dans une démocratie le droit à ne pas être soumis à des détentions arbitraires par les autorités » et estime « totalement inacceptable » qu’une personne puisse être privée de sa liberté dans un lieu de détention extraordinaire échappant à tout cadre légal, « ce qui constitue une violation particulièrement grave » de l’article 5 §1 24 et « est totalement contraire à l’Etat de droit et aux valeurs protégées par la Convention 25.

Certes, la Cour reconnaît que « les enquêtes concernant les infractions à caractère terroriste confrontent indubitablement les autorités à des problèmes particuliers. Cela ne signifie pas pour autant que les autorités aient carte blanche, au regard de l’article 5, pour arrêter et placer en garde à vue des suspects, à l’abri de tout contrôle effectif par les tribunaux internes et, en dernière instance, par les organes de contrôle de la Convention, chaque fois qu’elles estiment qu’il y a infraction terroriste » 26.

De plus, dans ces affaires, la Cour retient une conception élargie de sa propre compétence et des effets de la Convention, ce qui n’est d’ailleurs pas propre à la question des remises secrètes. Néanmoins ces affaires se caractérisent par une double responsabilité des Etats au regard de la Convention :

– responsabilité de l’Etat pour les actes commis sur son sol par ses propres agents mais également par des agents étrangers avec la complicité ou l’approbation formelle ou tacite des autorités nationales ;

– responsabilité de l’Etat pour les actes commis sur le territoire d’un Etat tiers dans le cadre de l’opération de remise extraordinaire.

La jurisprudence récente confirme donc, là encore, que la Cour entend veiller à ce que la raison d’Etat ne puisse justifier des actes qui seraient ouvertement contraires aux principes de l’Etat de droit et aux valeurs de la société démocratique. Sous l’angle des droits substantiels, en l’état actuel, car plusieurs affaires importantes sont pendantes à Strasbourg notamment en matière de surveillance de masse (requêtes concernant le Royaume-Uni et 13 recours concernant la France), l’heure n’est pas à l’abaissement du standard conventionnel, la Cour maintenant le cap de sa jurisprudence antérieure. Il n’en va pas tout à fait de même s’agissant des garanties procédurales.

II- Vers une relativisation des garanties procédurales ?

S’agissant des garanties procédurales protégées par la Convention, les derniers arrêts rendus offrent un tableau assez confus dans la mesure où, sur le plan des principes, la Cour affirme avec une intransigeance renouvelée la place centrale des garanties procédurales dans un Etat de droit, alors que sur le fond, certains d’entre eux témoignent d’un recul des droits de la défense au nom de l’efficacité des investigations en matière de terrorisme.

A- Une fermeté renouvelée sur le plan des principes

Dans la jurisprudence récente, la Cour réaffirme avec force les principes de l’Etat de droit et la nécessité de garantir l’absence d’arbitraire, cette notion de « lutte contre l’arbitraire » étant présente, de manière quasi-systématique, dans les arrêts rendus ces dernières années en matière de terrorisme, y compris ceux que nous avons analysés sous l’angle des droits substantiels.

Tel est le cas, par exemple, de l’arrêt de Grande chambre Al-Dulimi rendu le 21 juin 2016 27 dans lequel la Cour, dans la lignée de l’arrêt Kadi de la CJCE 28 et de l’arrêt Nada contre Suisse qu’elle avait rendu le 12 septembre 2012 29, réitère la nécessité pour un Etat partie de respecter ses obligations conventionnelles lorsqu’il exécute ses obligations internationales nées de la Charte des Nations Unies ; or, dans toutes ces affaires, il s’agissait plus particulièrement du Chapitre 7 de la Charte relatif à la lutte contre le terrorisme et des résolutions du Conseil de sécurité prises en application de ce Chapitre en matière de sanctions ciblées.

Dans l’arrêt AlDulimi, sans remettre en cause la primauté du droit onusien, la Cour contrôle néanmoins indirectement la conventionnalité de la résolution du Conseil de sécurité à l’aune des garanties de l’article 6 §1 de la Convention. Elle justifie cette solution par l’invocation des principes de l’Etat de droit, de l’ordre public européen et la nécessité de lutter contre l’arbitraire (voy. §145 en particulier). Tant sur le plan des principes que sur le fond, elle conditionne ainsi les nécessités de la lutte contre le terrorisme au respect des garanties procédurales. Elle constate, en effet, la violation du droit d’accès à un tribunal en raison de l’absence de contrôle juridictionnel permettant de garantir l’absence d’arbitraire de l’inscription d’une personne sur une liste de sanctions et subordonne donc la mise en œuvre par les Etats parties du Conseil de l’Europe des sanctions décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU à l’existence d’un contrôle juridictionnel.
Un autre arrêt particulièrement illustratif de la volonté de la Cour de rappeler l’importance des garanties procédurales, du moins sur le plan des principes, est l’arrêt Ibrahim contre Royaume- Uni rendu en Grande chambre le 13 septembre 2016 30 et qui concernait les interrogatoires de plusieurs personnes ayant tenté de commettre un attentat quelques semaines après les attentats meurtriers du métro de Londres.

Dans cette affaire, la Cour va utiliser des formulations très fortes, inédites, en estimant que le droit à un procès équitable « ne souffre aucune dérogation » (§250) ou encore en affirmant qu’« il est hors de question que les droits tenant à l’équité du procès soient atténués pour la seule raison que les personnes concernées sont soupçonnées d’être mêlées à des actes de terrorisme » (§252).

Néanmoins, derrière le discours de fermeté, les derniers arrêts rendus à Strasbourg, et en particulier l’arrêt Ibrahim, témoignent d’une certaine relativisation des droits de la défense et finalement la tentation de considérer le terrorisme « comme une catégorie spéciale ».

B- L’efficacité des investigations au détriment des droits de la défense

Pour comprendre la rupture jurisprudentielle que constitue l’arrêt Ibrahim (préc.), il est important de rappeler que la Cour européenne a rendu les arrêts les plus protecteurs en matière de droits de la défense dans des affaires liées au terrorisme : qu’il s’agisse de l’arrêt Salduz 31 qui a imposé la présence de l’avocat, sauf raisons impérieuses, dès les premiers interrogatoires de la police, de l’arrêt Dayanan 32 relatif à l’effectivité des droits de la défense ou encore de l’arrêt John Murray 33 qui a consacré le droit de ne pas témoigner contre soi-même.

De plus, de manière plus générale, à partir de l’arrêt Salduz, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, relayée d’ailleurs par les différentes directives adoptées par l’Union européenne en matière de procédure pénale 34, s’est illustrée par une montée en puissance importante des droits de la défense.

Dans la jurisprudence européenne, l’autonomie des notions d’ « accusation » en « matière pénale » 35 fait remonter l’applicabilité de cet article et les garanties qui en découlent très amont de la phase judiciaire et, outre le droit à l’assistance de l’avocat 36, elle a reconnu l’application, dès la phase d’enquête, du droit de se taire 37, du droit à un interprète 38 ou du droit à être informé de ses droits, droit qu’elle a consacré dans l’arrêt Ibrahim (préc., §272) comme inhérent au droit de se taire et d’être assisté d’un avocat, ces garanties s’appliquant indépendamment du type de contentieux, qu’il s’agisse ou non de litiges en lien avec le terrorisme.

Pour autant, un manquement à l’une de ces garanties n’emporte pas automatiquement la violation de l’article 6, la Cour pratiquant un contrôle global et considérant qu’un manquement à l’une des exigences du procès équitable à un stade de la procédure peut être corrigé dans les phases ultérieures, à condition toutefois que ce manquement n’ait pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité du procès.

Ainsi, s’agissant le droit d’accès à un avocat, figure centrale des droits de la défense, elle a toujours estimé que ce droit n’était pas absolu. L’arrêt Salduz a néanmoins marqué un durcissement des restrictions admissibles puisqu’à partir de cet arrêt elle a exigé des « raisons impérieuses » pour justifier une limitation à ce droit 39. A la suite de cette affaire, la Cour va adopter une ligne jurisprudentielle très protectrice des droits de la défense en général et du droit à l’assistance d’un avocat en particulier en estimant que la violation de ce droit au stade de l’enquête porte une atteinte irrémédiable à l’équité du procès. Cette ligne jurisprudentielle est rompue par l’arrêt Ibrahim.

Antérieurement à l’arrêt Ibrahim, l’arrêt Sher contre Royaume-Uni rendu en 2015 (préc.), qui concernait l’arrestation et la détention de ressortissants pakistanais dans le cadre d’une opération antiterroriste, marquait déjà une régression des droits de la défense mais sous l’angle de l’article 5 §4 de la Convention. L’article 5 §4 garantit le droit de toute personne privée de sa liberté d’introduire un recours contre un tribunal et la Cour considère de longue date que ce droit implique « des garanties substantiellement identiques à celles que consacre le volet pénal de l’article 6 §1 » 40. Il est d’ailleurs frappant de constater que, là encore, l’affirmation de cette identité de garanties entre l’article 5 §4 et l’article 6 §1 est notamment le fait de l’arrêt A. qui concernait la mise en œuvre par le Royaume-Uni de l’article 15 dans un contexte de terrorisme.

Or, dans l’arrêt Sher, la Cour estime que l’article 5 §4 ne doit pas être appliqué d’une manière telle qu’il causerait aux autorités policières des difficultés excessives pour combattre de manière efficace le terrorisme (§149), formule que l’on retrouvera sous l’angle de l’article 6 dans l’arrêt Ibrahim (§252), et elle va considérer, en rupture avec sa jurisprudence antérieure, que l’article 5 §4 ne fait pas obstacle à la tenue d’une audience à huit clos, en l’absence du détenu ou de son avocat, audience consacrée à la présentation de sources d’informations confidentielles.

L’arrêt Ibrahim, sous l’angle de l’article 6, confirme cette inflexion de la jurisprudence et laisse également une impression d’ambiguïté parce qu’il oscille entre fermeté et relativisation des garanties procédurales

En effet, alors même que la Cour, en Grande chambre, constate la violation de l’article 6 dans le chef de l’un des requérants, ce qui n’était pas le cas de l’arrêt de chambre qui ne constatait aucune violation de l’article 6, les droits de la défense sont fragilisés par cet arrêt au moins à un double titre.

En ce qui concerne le droit d’accéder à un avocat, la Cour fait, pour la première fois, jouer l’exception posée par l’arrêt Salduz. Certes, cette exception à la présence de l’avocat dès les premiers interrogatoires de la police est encadrée et la Cour, délivrant une grille d’appréciation à l’attention des Etats, estime que cette exception suppose la vérification de deux critères : l’existence de raisons impérieuses justifiant une restriction aux droits de la défense et l’appréciation du préjudice causé par cette restriction. Elle précise que la restriction doit avoir un caractère temporaire, doit reposer sur une appréciation individuelle des circonstances et doit être encadrée par le droit interne. Toutefois, à la question de savoir si l’absence de raisons impérieuses emporte à elle seule la violation de l’article 6, elle répond, de façon très contestable, par la négative alors que l’arrêt Salduz laissait supposer une solution inverse. Elle estime néanmoins que, dans cette circonstance, le contrôle doit être strict et, renversant la charge de la preuve, considère que c’est à l’Etat de prouver que cette atteinte n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité globale du procès. De ce point de vue, l’arrêt Ibrahim constitue cependant un recul du droit à l’assistance d’un avocat dans la mesure où l’absence de raisons impérieuses de différer l’accès à l’avocat n’emporte plus automatiquement la violation de l’article 6.

Le droit de ne pas témoigner contre soi-même semble également relativisé, la Cour estimant qu’il constitue une protection non pas contre la tenue de propos incriminants en tant que telle mais contre l’obtention de preuves par la coercition ou l’oppression (§267), ce qui paraît réducteur par rapport à sa jurisprudence antérieure dans laquelle il semblait que cette protection valait en toute hypothèse 41.

Cette fragilisation est d’autant plus inquiétante que la Cour a manifestement souhaité faire de l’affaire Ibrahim un arrêt de principe s’agissant de l’application des droits de la défense au contentieux en matière de terrorisme. Les affaires ultérieures permettront de vérifier si cette jurisprudence ouvre ou non la porte à l’arbitraire des Etats.

La Cour européenne a un rôle central à jouer dans le contexte actuel de recul des droits fondamentaux dans plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe, elle doit à ce titre se montrer ferme dans son contrôle et trouver un juste équilibre entre la nécessité d’adopter des mesures de prévention et de répression du terrorisme efficaces et celle de garantir l’effectivité des droits fondamentaux.

Notes:

  1. « Combattre le terrorisme international tout en protégeant les normes et valeurs du Conseil de l’Europe », résolution 2090(2016
  2. Voy. O. de Schutter, « La CEDH à l’épreuve de la lutte contre le terrorisme », in E. Bribosia et A. Weyembergh (Dir.), Lutte contre le terrorisme et droits fondamentaux, Nemesis, Bruylant, 2002, pp. 90 et ss
  3. 1er juillet 1961, n°332/57, Lawless c/ Irlande n°3
  4. GC, 19 fév. 2009, n°3455/05, A. c/ Royaume-Uni ; GACEDH n°8
  5. P. Wachsmann, « Contrôle des mesures prises au titre de l’état d’urgence et Convention européenne des droits de l’homme », AJDA, 2016.2425
  6. F. Dubuisson, « La Cour EDH et la surveillance de masse », RTDH, 20116.855 ; K. Blay-Grabarczyk, « Surveillance secrète, visites domiciliaires et autres intrusions des pouvoirs publics dans la vie privée », RDP, 2016. 1022
  7. E. Dupic, « La loi n°2016-731 du 3 juin 2016, renforçant la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, Perben III de la procédure pénale française ?, Gaz. Pal., 2016, n°22.12 ; J. Buisson, « Parution du nouvel arsenal de lutte contre le terrorisme », Procédures, 2016.239
  8. Y. Mayaud, « L’état d’urgence récupéré par le droit commun ? Ou de l’état d’urgence à l’état de confusion ! », JCP G, 2016.344
  9. 20 octobre 2015, n°5201/11
  10. X. Latour, « La loi relative au renseignement : un Etat de surveillance », JCP A, 2015.2286 ; O. Desaulany, R. Ollard, « Le renseignement français n’est plus hors la loi », Droit pénal, 2015.17 ; C. Lazerges, H. Henrion-Stoffel , « Politique criminelle, renseignement et droits de l’homme », RSC, 2015.761
  11. préc. ; H. Matsopoulou, « Les nouveaux moyens de preuve au service de la criminalité organisée », JCP G, 2016.707 ; E. De Marco, « La captation des données », in K. Blay-Grabarczyk, L. Milano (Dir.), Le nouveau cadre législatif de la lutte contre le terrorisme à l’épreuve des droits fondamentaux, coll. Colloques & Essais, Institut universitaire Varennes, LGDJ Lextenso, à paraître en septembre 2017
  12. TES ; M. Quéméner, D. IP/IT, 2017.58
  13. 9 sept. 1978, n°5029/71
  14. 2 sept. 2010, n°35623/05 ; Note H. Matsopoulou, D., 2011, 724
  15. n°37138/14 ; Zoom A. Schahmaneche, JCP G, 2016.93 ; Note S. Peyrou, ELSJ
  16. GC, 4 déc. 2015, n°47143/06 ; Chron. F. Sudre, JCP G, 2016.65
  17. voy. K. Blay-Grabarczyk, « Surveillance secrète, visites domiciliaires et autres intrusions des pouvoirs publics dans la vie privée », préc.
  18. voy. également l’application de cette grille d’analyse en dehors de tout motif de sécurité publique dans l’arrêt du 18 oct. 2016, n°61838/10, Vukota-Bojic c/ Suisse, concernant la surveillance secrète d’un assuré par sa compagnie d’assurance
  19. opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque ; contra F. Dubuisson, préc., spéc. pp.883-884
  20. 21 oct. 2016, n°2016-590 QPC, La Quadrature du Net et autres ; Comm. J.H ROBERT, Droit pénal, 2016.174
  21. GC, 13 déc. 2012, n°39630/09, El Masri c/ Ex République yougoslave de Macédoine
  22. voy. 24 juill. 2014, n°28761/11, Al-Nashiri c/ Pologne et Husayn c/ Pologne, n°7511/13 ; Nasr et Ghali c/ Italie, n°44883/09, 23 févr. 2016 ; plusieurs affaires sont actuellement pendantes devant la Cour
  23. Nasr et Ghali
  24. El-Masri, §§236-237
  25. Nasr et Ghali, §244; Al-Nashiri, §454; Husayn, §452
  26. Nasr et Ghali, §298 ; dans le même sens El Masri, §232 ; Al Nashiri, §529
  27. n°5809/08 ; Note F. Sudre, JCP G, 2016.968
  28. CJCE, 3 sept. 2008, C.-402/05P ; Note J.P Jacqué, RTDE, 2009.161
  29. GC, n°10593/08 ; Note R. Tinière, RTDE, 2013.515
  30. n°50541/08 ; act. L. Milano, JCP G, 2016.1010 ; Chron. F. Sudre, JCP G, 2017.32
  31. 27 nov. 2008, n°36391/02, Salduz c/ Turquie ; GACEDH n°35
  32. 13 oct. 2009, n°7377/03, Dayanan c/ Turquie
  33. 8 fév. 1996, n°18731/91, John Murray c/ Royaume-Uni
  34. Directive 2010/64/UE du 20 oct. 2010, Directive 2012/13/UE du 22 mai 2012, Directive 2013/48/UE du 22 oct. 2013
  35. GACEDH n°25
  36. Salduz, préc.
  37. 24 oct. 2013, n°62880/11, Navone c/ Monaco ; obs. L. Milano, RDP, 2014.801
  38. 14 oct. 2014, n°45440/04, Baytar c/ Turquie ; obs. L. Milano, JCP G, 2014, actu n°1158
  39. dans la jurisprudence antérieure, elle exigeait seulement « des raisons valables », voy. John Murray, préc.
  40. GC, 19 févr. 2009, A c/ Royaume-Uni, préc.
  41. 24 oct. 2013, n°62880/11, Navone c/ Monaco ; obs. L. Milano, RDP, 2014.801

Les libertés instrumentalisées ? Retour sur les rapports complexes entre Droits de l’Homme et multinationales

 

Benoît PETIT, Maître de conférences à l’Université de Versailles-Saint-Quentin (Université de Paris-Saclay), Co-directeur du Master « Droit social : droit des ressources humaines et de la protection sociale » et Co-directeur de l’Observatoire « Droit, Ethique et RSE » (Laboratoire DANTE) benoit.petit@uvsq.fr

 

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1.
Les relations entre l’entreprise et les libertés sont complexes. Il convient d’admettre avec le Pr. Supiot, que « sous leur aspect collectif, les libertés publiques conduisent à dessiner au sein de l’entreprise des aires d’autonomie qui échappent au pouvoir de direction de l’employeur. Sous leur aspect individuel, elles visent à sauvegarder les libertés du salarié des excès du lien de subordination» 1. L’affirmation des libertés, et notamment celles portées par les Droits de l’Homme, élève en effet le niveau des contraintes, des limites extérieures qui s’exercent sur le pouvoir des opérateurs marchands de définir les objectifs et les moyens de leur stratégie de développement. Les Droits de l’Homme sont, à ce titre, l’ultime garantie de ne pas verser dans le « Marché total », c’est-à-dire finalement l’absence de Droit dans une sphère d’activité dont l’essence profonde ignore l’Humain pour ne célébrer que la création et l’échange de valeurs économiques.

Dans le même temps, l’évolution du système capitaliste – marquée par la mondialisation des échanges, le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, la réorganisation des entreprises sur le modèle du réseau, les transformations du rapport à la possession et les pouvoirs accrus concédés aux consommateurs 2 – aboutit, aujourd’hui bien plus qu’hier, à recentrer l’importance de l’image des entreprises dans le processus de création et d’échange de valeurs économiques. Ainsi la représentation que chaque partie prenante se fait d’une entreprise, à partir de son rapport aux Droits de l’Homme notamment, influence indiscutablement la possibilité d’une relation de confiance, et de là-partant, d’opportunités économiques nouvelles qui structurent le processus de développement de l’opérateur marchand.

La problématique du respect des Droits de l’Homme par l’entreprise s’envisage donc à l’aune d’un paradoxe : d’une part, ces droits et libertés constituent un contre-pouvoir qui freine le processus d’enrichissement des entreprises ; mais d’autre part, ils sont aussi vecteurs de cette capacité d’enrichissement. Toute la question se résume alors, pour l’entreprise, à jouer sur le second mécanisme sans pour autant risquer d’enclencher le premier.

Dans cette configuration, l’instrumentalisation des Droits de l’Homme par les multinationales est une réalité, un fait social qui interroge tout à la fois l’Ethique, le Politique et le Droit.

2. Le terme d’instrumentalisation désigne la démarche consistant à considérer quelqu’un ou quelque chose comme un simple instrument, sous son angle utilitaire. A ce titre, elle constitue le fondement d’une tradition éthique qui, rompant avec les approches morales absolutistes ou « déontologiques » (le « Bien » contre le « Mal »), affirme la nécessité de n’envisager les choix et les comportements qu’à l’aulne de leurs conséquences (le « profitable », le « Bon » contre le « désavantageux », le « Mauvais »). Il convient de renvoyer, ici, aux travaux et réflexions d’auteurs bien connus tels que Jeremy Bentham, John Stuart Mill, ou plus loin encore dans le temps (et de façon plus relative), Epicure 3. Mais pour ce qui concerne notre sujet, nous retiendrons seulement de ce courant éthique qu’ « instrumentaliser » quelque chose – comme les Droits de l’Homme, par exemple – n’est pas en soi une démarche a priori condamnable sur le plan moral : tout dépend en fin de compte du système moral que l’on fait sien au départ. S’agissant du Marché, naturellement orienté vers la quête du profit, des profits, il apparait en tout cas que l’approche utilitariste et l’idée d’instrumentaliser des choses qui se rapportent à lui, sont assez perméables avec la culture qui y règne et ne constituent en rien une incongruité.

Mais le fait que le Marché, et donc les entreprises qui y opèrent, aient finalement une faible propension à s’offusquer des logiques d’instrumentalisation, et notamment des Droits de l’Homme, n’implique évidemment pas que ce type de démarche soit acceptable pour la société. Que les entreprises instrumentalisent les libertés n’est pas, en soi, une surprise. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’impuissance du Droit à en réduire les cas, ou a minima, le constat que le Droit laisse prospérer des instrumentalisations qui affectent l’intérêt général et, disons-le, le principe de solidarité sociale qui est au cœur de la raison d’être de nos sociétés.

3. Notre propos incite à aller un peu plus loin que la démarche de simplement blâmer – à juste titre – les entreprises pour leurs comportements qui consistent à utiliser les Droits de l’Homme en vue de se forger une image vertueuse, tandis que leurs actions, et notamment les moins visibles, contredisent cette image. Il s’agit de poser aussi la question d’une mise en cause des Etats qui, pour des raisons que nous allons tenter d’identifier, organisent la possibilité de telles instrumentalisations.

Sur un plan plus politique que juridique, l’on peut effectivement s’interroger sur la volonté des Etats à lutter activement contre ces instrumentalisations, lorsque l’on sait l’influence que détient, sur les politiques publiques économiques, sociales et environnementales, l’idée – le dogme, devrions-nous dire – selon laquelle tout investissement, toute nouvelle réglementation en faveur d’une amélioration des performances extra-financières des entreprises pèserait lourdement sur la compétitivité mondiale des entreprises, et donc sur leurs performances économiques 4. Cette affirmation est évidemment contestable sur le fond, surtout lorsque l’on entend raisonner plus loin que sur court terme. Elle demeure néanmoins très présente dans les discours politiques et les stratégies publiques de redynamisation des logiques de croissance 5.

Sur le plan juridique – lequel fait inévitablement écho avec ce qui précède – l’on constate deux choses évidentes : la façon dont les différents systèmes de sauvegarde des Droits de l’Homme sont conçus et organisés ne permet pas, aujourd’hui, d’assurer un haut niveau d’exigence comportementale des entreprises, et notamment celles à dimension multinationale (I) ; quant au droit encadrant les stratégies de responsabilité sociétale des entreprise (RSE) – stratégies qui visent notamment à promouvoir le respect des Droits de l’Homme – il n’accompagne utilement que les opérateurs marchands qui sont sincèrement engagés dans cette voie, et épargne finalement tous les autres (II).  Les espaces sont ainsi nombreux, dans lesquelles peuvent s’insérer toutes les situations d’instrumentalisation qui heurtent les intérêts fondamentaux des sociétés.

 

I – La possibilité des instrumentalisations offerte par la conception des systèmes de garantie et de sauvegarde des Droits de l’Homme

 

4. Lorsque l’on évoque « les Droits de l’Homme », le profane se représente généralement un corpus assez homogène de principes, de droits et de libertés qui seraient partagés de façon universelle et intemporelle. Il pense aussi, parfois, que le droit international garantit leur effectivité grâce à des mécanismes juridiques et juridictionnels simples, unifiés et qui renverraient tout le monde – acteurs publics comme privés – à leurs responsabilités les plus élémentaires. Cette représentation est évidemment fausse (hélas).

La réalité est qu’il coexiste dans le monde plusieurs systèmes de sauvegarde des « Droits de l’Homme » – certaines régions du monde étant du reste très faiblement couvertes – chacun portant des droits et des libertés assez différents sur le fond (A) ainsi que des mécanismes de garantie qui leur sont propres et qui sont objectivement d’une efficacité variable (B).

Il s’en suit que lorsqu’une entreprise multinationale s’engage en faveur des « Droits de l’Homme », les contenus de ces engagements sont relativement variables selon la localisation de leurs activités. Par ailleurs, la possibilité de mettre en cause leurs éventuels manquements s’avère complexe.

Dans ces conditions, les possibilités d’instrumentalisation prospèrent assez logiquement, soit parce qu’une situation a priori choquante pour l’opinion ne constitue pas, juridiquement, un manquement aux Droits de l’Homme reconnus dans une région donnée, soit parce que le manquement qui serait juridiquement avéré n’aboutit pas nécessairement à une sanction.

 

A – L’enjeu des racines philosophiques

 

5. En premier lieu, il convient de constater qu’il existe plusieurs approches possibles des Droits de l’Homme. Sans reprendre ici l’entièreté des débats visant les fondements philosophiques de ces derniers 6, contentons-nous d’admettre comme point de départ que « les droits de l’Homme relèvent de la conception du droit naturel selon laquelle l’Homme, parce qu’il est Homme, possède un ensemble de droits inhérents à sa nature » 7. A la différence des autres droits subjectifs, ceux-là sont considérés comme essentiels à l’accomplissement d’une vie « digne » : ils ne dépendent conceptuellement d’aucune circonstance de temps ou de lieu, ni d’aucun ordre juridique ; ils sont pensés comme étant antérieurs aux Etats, antérieurs à toute forme de pouvoir, de sortes que tous les pouvoirs doivent, en principe, les respecter.

Si l’idée des Droits de l’Homme est fort simple à poser, il est en revanche bien plus complexe d’en déterminer le contenu car l’on est inévitablement amenés, dans cette démarche, à convoquer des métaphysiques qui sont loin de recueillir l’unanimité 8.

6. S’agissant de la conception moderne et occidentale des Droits de l’Homme, il apparaît clairement qu’elle repose sur la métaphysique individualiste, telle qu’elle fût exposée notamment par Rousseau, et perfectionnée par Kant : en tant qu’être autonome, conceptualisé à l’état de nature – c’est-à-dire dans l’ignorance du fait social, dans l’indépendance vis-à-vis de toute détermination particulière – l’Homme universel disposerait de la liberté de se donner sa propre loi, revendiquerait la possession de tout ce que son vouloir convoite. Dès lors, confronté à la réalité du fait social, et pour ne pas risquer d’y perdre l’essence de son humanité, cet Homme libre et autonome doit en conséquence agir de telle sorte qu’il s’abstient de nuire à son semblable, qu’il s’interdit de priver son semblable de son humanité. En définitive, sa volonté ne connaitrait qu’une seule limite : ce que Fichte résumait par « la possibilité d’acquérir des droits », c’est-à-dire l’idée d’un Etat qui, plutôt que de définir à tous ce qu’est une vie bonne, se contente de garantir à chacun la possibilité de rechercher librement cette dernière, en contrôlant la réunion d’un certain nombre de conditions minimales préalables. Ceci implique de veiller à ce que l’exercice d’une liberté individuelle n’entrave pas de façon abusive la liberté des autres, mais aussi qu’elle s’accorde harmonieusement avec toutes les autres libertés individuelles reconnues comme indispensables pour assurer l’autonomie des êtres.

Ainsi, dans la perspective individualiste, la notion de Droits de l’Homme est toute entière au service de l’idéal d’autonomie. Elle en est la matérialisation la plus évidente : dans les limites de l’autonomie des autres, est autonome celui qui vit, qui s’exprime sans crainte, qui peut circuler où bon lui semble, qui organise sa vie privée selon ses désirs, qui croit en ce qu’il veut, qui s’associe avec qui il veut… qui dispose aussi de ses biens comme bon lui semble. Ce noyau dur de libertés, que l’on nomme « droits de la première génération », positionnent l’individu dans un rapport de relative indépendance vis-à-vis de la collectivité, celui qui lui permet d’agir sans interférence sociale (hors cas manifestement abusifs, s’entend) 9.

Cette approche en appelle une autre, certes de façon non automatique mais qui ajoute un peu plus encore au « culte » de l’individu autonome : celui-ci ne serait pas uniquement celui qui agit en indépendance de la collectivité, mais aussi celui qui détient, sur la collectivité, des droits à obtenir quelque chose d’elle : une instruction, un contre-pouvoir au rapport de subordination au travail, une protection sociale, un logement… L’idée fondamentale est de permettre aux individus les plus défavorisés (qu’ils le soient réellement ou qu’ils puissent l’être un jour) de bénéficier d’un minima de conditions sociales, concrétisé par des prestations matérielles qui leur permettent de jouir effectivement de leurs « droits de première génération ». Ces « droits-créances », qui ont vocation à rendre possible les « droits-libertés », constituent ce que l’on appelle les « droits de deuxième génération » 10.

Or selon que les systèmes de sauvegarde des Droits de l’Homme consacrent ou non les « droits de deuxième génération », ils traduisent naturellement deux conceptions différentes des Etats : en l’absence de consécration, l’Etat joue un rôle minimaliste, proche des conceptions défendues par les théories libérales les plus radicales ; à l’inverse, leur consécration implique l’institution d’un Etat-Providence dont les prérogatives sont mécaniquement plus étendues pour redistribuer des ressources nouvelles (au risque, diront les libéraux les plus radicaux, de heurter si ce n’est de remettre en cause les droits-libertés). Des tensions existent donc entre ces deux conceptions des Droits de l’Homme, qui ne doivent néanmoins pas conduire à occulter qu’elles proviennent l’une et l’autre d’une même tradition, l’individualisme.

7. L’individualisme n’est toutefois pas le seul prisme d’appréhension des Droits de l’Homme. Plus près de nous dans le temps, une autre approche philosophique s’est répandue qui prend le contrepied de la métaphysique individualiste : plutôt que de concevoir, de façon fictive, l’Homme en dehors des rapports sociaux, le solidarisme postule au contraire, et de façon objective, qu’il « naît débiteur de l’association humaine » 11. Son éducation, ses connaissances du monde, la satisfaction de ses besoins y compris les plus élémentaires… en d’autres termes toutes ses exigences de vie et de développement dépendraient du cadre social, et plus précisément des liens de solidarité qui permettent au collectif d’exister et de se déployer. Il en ressort que la finalité irréductible de toute norme de Droit vise la préservation de ces liens d’interdépendance sans lesquels l’Homme et son Humanité ne sont rien 12. Si l’Homme dispose de libertés qui lui permettent de se développer, l’usage de celles-ci est nécessairement borné par l’exigence de solidarité sociale. Des « libertés-droits » promues par les individualistes, le solidarisme leur substitue les « libertés-devoirs » que se fondent sur une conscience particulièrement marquée de sa propre responsabilité sociétale.

Ainsi peuvent naître les « droits de troisième génération » (ou « droits de solidarité ») qui rassemblent, notamment, le droit à la paix, les droits à un environnement sain, au développement, à la protection des Peuples et des cultures, à leur autodétermination… Bien que fortement critiqués dans leur principe 13 (les Droits de l’Homme de première et de deuxième génération seraient ainsi menacés de dilution dans un ensemble flou et imprécis, constitué de simples aspirations et qui mettrait directement en cause l’existence même des garanties fondamentales) mais aussi dans leurs modalités (ces « droits de solidarité » ne permettraient pas d’identifier des titulaires certains), ces controverses nous paraissent relativement factices 14.

8. Car plutôt que de les opposer, ou pire encore tenter de les hiérarchiser, il convient de constater que les trois générations de droits sont en réalité extrêmement complémentaires. Ils sont en tout cas considérés comme tels dans la pratique du droit international 15 et plusieurs sont les institutions internationales, telles que l’UNESCO, qui considèrent que « le respect de la dignité de la personne humaine est indissociable du respect de la liberté des peuples et de l’égalité de droit des nations » 16. Que l’on puisse disserter d’une possible opposition sur le terrain idéologique est une chose, mais force est d’admettre, en droit, que la transposition de ce débat a finalement peu de sens, et surtout peu de relais dans les instruments juridiques internationaux en vigueur.

Il en ressort que les Peuples, au même titre que les individus ou les entreprises, sont juridiquement titulaires de droits ; et que la préservation de ces droits est conçue comme une garantie de meilleure protection des droits des personnes physiques et morales. Surtout, à l’instar des deux premières générations, les droits de troisième génération instaurent des limites aux relations de pouvoirs qui peuvent se nouer entre une entité donnée (politique, économique) et leurs titulaires. En définitive, ils ont en commun le partage d’un même esprit : la défense de l’Humanité dans ce qu’elle a d’essentiel, contre l’expression de puissances qui s’en affranchissent.

9. Ces deux approches des Droits de l’Homme – individualiste et solidariste – rendent en tout cas possible une première classification des différents systèmes de reconnaissance et de sauvegarde applicables dans le monde.

Le plus individualiste est incontestablement le système de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme qui n’accorde finalement pas une grande importance aux droits de solidarité. Il ne les ignore pourtant pas totalement 17 et, tel un serpent de mer, la question d’un protocole additionnel dédié aux droits de peuples et des minorités est régulièrement discutée 18. Le plus solidariste est, pour sa part, le système de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des peuples qui, sans renier bien sûr les deux premières générations de droits, intègre en son sein pas moins de sept articles visant les droits de troisième génération, et trois articles visant les devoirs des individus envers sa famille et envers les collectivités publiques légalement reconnues. Entre ces deux références, se positionnent les autres systèmes lesquels, objectivement, expriment assez timidement leur attachement aux droits de solidarité.

Ces différences de fond profitent évidemment aux entreprises multinationales qui, dans une région donnée, ou en référence à un système donné de garantie, peuvent agir contre des droits de troisième génération sans que cela ne soit juridiquement considéré comme une violation manifeste des Droits de l’Homme. Le cas du droit à un environnement sain est particulièrement illustratif, mais les droits des minorités ou des populations autochtones le sont tout autant.

 

B –  Les limites des dispositifs de garantie et de sauvegarde

 

10. Le système européen. Composé de 47 Etats membres, le Conseil de l’Europe est l’institution centrale du continent européen visant la promotion des Droits de l’Homme tels qu’ils transparaissent au travers plusieurs textes dont la Convention européenne de sauvegarde, la Charte sociale européenne et une multitude d’autres textes qui visent des enjeux spécifiques 19. Ce système dispose d’une juridiction dédiée, la Cour européenne des Droits de l’Homme dont les décisions sont opposables aux Etats membres, d’un Parlement qui contrôle l’action au quotidien des Etats membres en matière de promotion et de respect des Droits de l’Homme, ainsi que d’une multitude d’autres autorités qui, bien que n’ayant pas de pouvoirs juridictionnels, participent effectivement au contrôle du respect des droits et libertés, soit sous le prisme d’enjeux spécifiques tels que les droits sociaux 20, soit sur le fondement de compétences plus générales 21.

Indiscutablement, le système européen est celui qui présente le dispositif le plus complet et le plus effectif – le plus complexe aussi à appréhender – pour garantir une réelle valeur juridique aux libertés et droits reconnus. Cette particularité n’est pas négligeable au regard du sujet qui nous préoccupe, d’autant plus qu’une part importante des multinationales ont leur siège en Europe. Toute la difficulté consiste à relier un système qui, par essence, ne s’adresse qu’aux Etats à des violations qui ont été commises par des multinationales privées, parfois en dehors des territoires des Etats membres. Au regard de la jurisprudence de la CEDH, ces enjeux n’ont pas constitué un obstacle théorique majeur. En pratique, toutefois, les multinationales semblent encore relativement à l’abri.

11. Classiquement, la CEDH n’est compétente que pour connaître des requêtes – introduites par les Etats mais aussi par les personnes privées – qui se fondent sur des violations supposément commises par les Etats membres et leurs autorités publiques. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle reste totalement imperméable aux litiges qui opposent plusieurs personnes privées, telles que des individus victimes et des entreprises multinationales. En 1985, en effet, la Cour n’a pas hésité à sanctionner un Etat qui avait manifestement manqué à ses obligations lui imposant d’assurer le respect des droits et libertés garanties par la Convention, y compris dans sa législation visant les relations entre les personnes privées 22.

Ainsi, par la reconnaissance de cet « effet horizontal de la Convention », il est possible de mettre en cause la responsabilité des Etats dans des affaires qui, de prime abord, n’opposent que des personnes privées. Par leur négligence ou par leurs omissions législatives, le sort juridictionnel des Etats est étroitement lié à l’action des multinationales, ce qui (heureusement) interdit de considérer a priori que les pouvoirs publics seraient légitimes à se réfugier derrière le dogme très libéral du « laisser-faire, laisser-passer ». D’une certaine façon, la première des responsabilités sociétales des Etats consiste à réglementer, autant que possible, le comportement des opérateurs marchands, particulièrement lorsque ces comportements portent atteinte aux libertés et droits fondamentaux des individus.

Il reste que toutes les violations commises par des multinationales ne proviennent pas nécessairement d’une insuffisance de la législation, en tout cas dans l’appréciation de la Cour. Plutôt que de s’interroger si l’Etat a bien légiféré au regard des libertés et droits fondamentaux, il serait sans doute utile qu’en Europe, l’on se demande si l’Etat ne pourrait pas mieux légiférer, sur des sujets et dans un sens qu’on lui imposerait de l’extérieur… mais l’on ouvrirait ici l’épineuse problématique du rapport à leur souveraineté ; problématique qui, si elle devait être sérieusement rediscutée, remettrait en cause l’adhésion de nombre de ses membres. L’on notera néanmoins que l’adhésion de l’Union européenne au système ouvre des perspectives intéressantes sur ce plan, car s’agissant de l’action de ses Etats membres, une source d’impulsion législative extérieure est désormais disponible.

12. Autre enjeu d’importance au regard du contrôle de l’action des multinationales, la CEDH se déclare également compétente pour juger certains litiges à dimension extraterritoriale 23. L’article 1 de la Convention dispose en effet que les garanties qu’elle accorde protègent toute personne relevant de la « juridiction » d’un des Etats membres. Or cette notion de « juridiction » dépasse largement celle de « territoire », si bien que dans les cas où une autorité publique agirait de telle sorte que cela impacte une situation extraterritoriale, la responsabilité de l’Etat peut être mise en cause. Cette possibilité est néanmoins encadrée par des conditions strictes (non-cumulatives) parmi lesquelles d’une part, la nécessité qu’un Etat exerce un contrôle effectif sur une zone extraterritoriale 24 (ce qui relève ici d’une appréciation essentiellement factuelle) 25, ou d’autre part la réalité de l’autorité et du contrôle exercé par l’agent public en cause (par exemple lorsque, sur le consentement ou l’invitation d’un autre Etat, un Etat membre exerce tout ou partie des pouvoirs publics normalement exercés par l’Etat hôte sur un territoire ou sur un ensemble de services) 26.

Ce faisant, sous l’action conjuguée de cette jurisprudence et de la précédente, il est théoriquement envisageable de mettre en cause la responsabilité d’un Etat pour des actions commises par une multinationale dans des pays non-européens. Mais en vérité, les conditions sont trop restrictives pour fonder une pratique substantielle et fréquente, et semblent légitimées par l’idée qu’un Etat, naturellement, est limité dans ses pouvoirs de réglementation et de contrôle dès lors que l’on sort des limites de son territoire. L’on peut néanmoins objecter qu’un Etat est souverain pour légiférer sur l’action des multinationales qui ont domicilié leur siège sur son territoire, ou dont les principales activités s’y exercent, et que rien ne l’empêche de prévenir les possibles préjudices extraterritoriaux dont l’origine résiderait dans son propre territoire. Tout dépend, là encore finalement, de la volonté des Etats et de leur compréhension de leur propre responsabilité sociétale.

13. D’autres dispositifs du système européen peinent eux aussi, en pratique, à véritablement peser de façon vertueuse sur les comportements des multinationales. Si l’on considère par exemple la défense des droits économiques et sociaux reconnus dans la Charte sociale européenne, le Comité européen sur les droits sociaux ne dispose pas des mêmes prérogatives que la CEDH.

Observons déjà qu’il ne s’agit pas d’une institution juridictionnelle mais d’un collectif d’experts indépendants, chargés d’évaluer la conformité des législations nationales et des pratiques juridiques avec les principes contenus dans la Charte sociale européenne. Le Comité agit essentiellement sur la base des rapports que lui remettent les Etats membres, mais aussi des réclamations collectives que lui soumettent les partenaires sociaux et les ONG 27. C’est cette dernière procédure qui nous intéresse le plus par rapport aux comportements des multinationales.

L’on notera tout d’abord que les décisions rendues par le Comité sont purement déclaratoires, c’est-à-dire qu’elles se contentent de dire le droit. Certes, sur cette base, les autorités nationales sont évidemment attendues sur la façon dont elles entendent leur donner un effet en droit interne. Les juges nationaux sont même en capacité de se fonder sur ces décisions pour trancher un litige qui, par exemple, concernerait une multinationale, notamment en décidant d’écarter telle ou telle disposition du droit interne qui aurait été considérée comme non conforme. Mais rien ne le garantit : elles sont un argument, et non une décision exécutoire.

Il reste qu’en cas de violation constatée par le Comité, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe invite l’Etat membre concerné à lui communiquer les mesures prises ou envisagées pour mettre la situation en conformité avec la Charte. De là, le Comité des Ministres peut soit adopter (à la majorité des votants) une résolution si l’Etat en question affiche une volonté de progresser, soit adopter (aux deux tiers des votants) une recommandation dans le cas contraire. L’Etat aura en tout état de cause à présenter son action via un rapport ultérieur, dont il appartiendra au Comité européen des droits sociaux d’évaluer la réalité de la mise en conformité alléguée. Ainsi, la procédure de suivi des décisions se fonde-t-elle essentiellement sur une négociation politique, éclairée par des considérations sociales, économiques et juridiques, qui aboutissent in fine à impulser des évolutions lentes des législations en cause. Les multinationales qui agissaient sous couvert d’une législation non-conforme, disposent ainsi de suffisamment de temps pour adapter leurs stratégies pour l’avenir (notamment leurs stratégies de lobbying), sans forcément trop s’interroger sur les conséquences de leurs comportements antérieurs.

Par ailleurs, les litiges extraterritoriaux sont explicitement exclus du champ de la Charte sociale européenne qui ne s’applique qu’aux territoires métropolitains des Etats membres. Cela n’anéantit certes pas l’argument visant la compétence de réglementation des multinationales dont le siège est domicilié dans l’un de ces Etats. Mais cela rend plus incertain encore, en pratique, le recours à la Charte pour s’opposer aux comportements marchands qui ne seraient pas respectueux des droits économiques et sociaux des individus.

14. Les systèmes africain et interaméricain. S’ils proposent des dispositifs de garanties moins élaborés que l’européen, les systèmes africain et interaméricain reposent eux aussi sur un double mécanisme de contrôle à la fois juridictionnel et administratif. Mais à la différence du système européen, ce sont les organes de contrôle administratif (la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples, et la Commission interaméricaine des droits de l’Homme) qui assurent l’essentiel de la promotion et de la protection des Droits de l’Homme dans leur zone régionale.

15. A l’instar du système européen, les principaux destinataires du contrôle exercé sont les Etats membres qui ont ratifié les textes reconnaissant les libertés et les droits supposément violés. La question se pose de savoir s’il est possible, néanmoins, de se fonder sur des violations commises par des personnes privées, dont les multinationales.

S’agissant de l’Afrique, la Charte africaine vise explicitement « les devoirs des individus » (ce qui tendrait a priori à exclure toute mise en cause des personnes morales, mais le débat reste ouvert). Par ailleurs, la responsabilité des Etats visant à protéger les individus des éventuels préjudices que pourraient causer les acteurs non-gouvernementaux parait être établie en droit. De là partant, il n’est pas illusoire d’espérer mettre en cause les défaillances des législations nationales lorsqu’elles aboutissent à permettre des violations commises par des multinationales ; plus certainement encore lorsque les Etats membres ont soit une participation dans le capital d’une grande entreprise, soit déployé des moyens de puissance publique pour accompagner une stratégie économique d’entreprise. C’est, en tout cas, ce qui transparait de la décision « Nigeria : Peuple Ogoni contre Shell Afrique » 28. Ce raisonnement, fondé sur la responsabilité indirecte des Etats membres, parait mieux établie encore dans la pratique décisionnelle de la Commission interaméricaine 29.

16. Sur la problématique spécifique des dommages extraterritoriaux, les choses sont beaucoup moins claires. Dans le système africain, aucune référence aux notions de « juridiction » ou de « territoire » ne semble fermer la porte à l’examen de ce type de situation. L’on trouve par ailleurs quelques décisions visant l’action publique extraterritoriale de certains Etats membres 30, ce qui confirme une possibilité conceptuelle d’aller en ce sens. Toutefois, à ce jour, aucune communication n’a été introduite devant la Commission africaine qui vise l’action extraterritoriale d’une entreprise agissant avec la complicité (objective ou subjective) d’un Etat membre. La question reste donc totalement ouverte.

Dans le système interaméricain, les deux principaux textes applicables – la « Déclaration américaine des droits et devoirs de l’Homme » et la « Convention américaine des Droits de l’Homme » – disposent différemment : là où la « Déclaration » ne semble pas limiter sa compétence à une question de « juridiction », la « Convention », en revanche, s’y réfère ; mais dans le sens d’assurer sa protection à toute personne relevant de la juridiction d’un Etat membre. L’examen des litiges extraterritoriaux ne semble donc pas exclu a priori. Toutefois, l’étude de la pratique décisionnelle de la Commission révèle que si l’extraterritorialité du litige n’est pas un obstacle, elle n’est envisageable que si le préjudice s’est réalisé dans les limites du territoire d’un autre Etat membre, ou s’il a porté atteinte à un citoyen d’un des Etats membres 31. En tout état de cause, la pratique décisionnelle reste, sur ce point, à l’état embryonnaire 32.

17. Ainsi, si les possibilités d’engager la responsabilité d’un Etat membre sur le fondement des agissements d’une multinationale restent envisageables, aucune certitude quant à l’issue de ces saisines ne peut être avancée. Mais objectivement, les failles des systèmes africain et interaméricain ne résident pas réellement là : l’enjeu de l’effectivité des décisions rendues est, hélas, centrale.

Dans le système africain, la Commission a pour mandat de collecter des informations, de mener des enquêtes et des analyses, d’organiser la diffusion des informations relatives à la promotion des droits de l’Homme, d’encourager l’action des Etats membres dans ce domaine et, enfin, de formuler des avis et des recommandations auprès des Etats membres. Mais ses décisions n’ont rien d’obligatoire, et semblent n’avoir comme seule influence que celle d’accroître la pression médiatique sur les Etats défaillants. Elle peut néanmoins décider de saisir la Cour africaine des Droits de l’Homme, mais non-seulement cette démarche relève, dans une grande part, d’une décision politique non-automatique, mais en pratique, elle offre finalement peu de garanties ainsi que nous allons le constater ci-après. Dans le système interaméricain, le suivi des décisions rendues obéit à peu près aux mêmes logiques, à ceci près que pour éventuellement saisir la Cour, encore faut-il au préalable que l’Etat membre ait reconnu la compétence de cette juridiction.

Relevons enfin toute une série d’autres considérations, qui interrogent sur l’indépendance réelle des membres des Commissions par rapport aux gouvernements des Etats membres, sur les moyens humains et logistiques qui sont accordés à ces instances pour travailler, ainsi que sur la volonté réelle des gouvernements de « jouer le jeu » du respect des droits de l’Homme et de se montrer diligents vis-à-vis de leurs obligations envers les Commissions.

18. Qu’en est-il des instances juridictionnelles, en l’espèce la Cour africaine des Droits de l’Homme et la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme ?

Un premier point concerne l’ouverture du droit de saisine. Alors que le système interaméricain restreint celle-ci exclusivement aux Etats et à la Commission, le système africain, en revanche, la consacre pour les individus et les ONG, en sus de la Commission et des Etats membres. Seul bémol : dans le système africain, cette possibilité est conditionnée par la déclaration préalable en ce sens des Etats membres dont relèvent lesdits individus et ONG 33 ; par ailleurs, les ONG doivent avoir acquis le statut d’observateur devant la Commission, ce qui implique une procédure d’obtention spécifique et longue. L’on relèvera, par ailleurs, que s’agissant du système interaméricain, les ONG disposent néanmoins du droit de soumettre un « amicus curiae » soit dans les 15 jours suivants une audition publique, soit dans les 15 jours suivant la détermination des délais de dépôt des conclusions définitives des parties.

D’une façon générale, les décisions rendues par ces Cours sont juridiquement contraignantes. Mais en pratique, les difficultés d’assurer cette prérogative sont nombreuses. Dans le système africain, notons tout d’abord que les décisions rendues sont susceptibles d’être librement interprétées par les autorités nationales. Surtout, l’exercice du suivi dans l’exécution appartient au Conseil exécutif de l’Union africaine, instance éminemment politique qui se compose des ministres désignés pour y siéger par les gouvernements des Etats membres. Dans le système interaméricain, le suivi est contrôlé grâce à la soumission de rapports publiés par la Cour à destination de l’Assemblée générale de l’Organisation des Etats américains.

19. Le système des Nations-Unies. Face aux carences et aux insuffisances des dispositifs régionaux, il apparait logique de se tourner vers les mécanismes mis en place sur le fondement des traités des Nations-Unis – la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, les neuf conventions spécifiques d’affirmation de droits ainsi que les différents Protocoles additionnels en vigueur – pour tenter d’identifier d’autres possibilités d’influencer le comportement des entreprises multinationales.

D’une façon générale, au regard du dispositif des Nations-Unies, les Etats ont non-seulement l’obligation de protéger les individus contre les violations commises par leurs agents, mais aussi contre celles commises par les personnes ou les entités privées. Il reste qu’à ce jour, il n’existe aucune Convention qui traite directement de la responsabilité des acteurs non-étatiques, bien que le principe de cette responsabilité ait fait l’objet de nombreuses initiatives à ce jour encore bien trop frêles 34.

20. Pour chacun des traités fondant le dispositif des Nations-Unies, se trouve un Comité d’experts indépendants chargé de veiller au bon respect, par les Etats, de leurs engagements internationaux. A cet effet, ils disposent de plusieurs pouvoirs parmi lesquels

  • Un pouvoir d’interprétation des dispositions du traité auquel le Comité est lié ; pouvoir qui est régulièrement utilisé pour étendre la responsabilité des Etats au contrôle des actions des entreprises ;
  • Un pouvoir d’évaluation des actions des Etats, exercé à partir des rapports périodiques que ces derniers établissent ;
  • Selon les Comités considérés, un pouvoir d’examen de requêtes qui sont déposées soit par un Etat contre un autre Etat (dispositif pour l’instant jamais utilisé), soit par une personne privée contre un Etat. Dans ce dernier cas, le Comité ne dispose pas d’un pouvoir d’investigation mais peut demander des compléments d’informations à d’autres instances des Nations-Unies. Lorsque la violation des droits et libertés est reconnue, l’Etat en cause doit justifier, dans un certain délai, de ses actions en vue de faire cesser les atteintes. Un Rapporteur spécial peut également être nommé pour accompagner cette phase ;

Ainsi, si le mécanisme des Comités n’aboutit pas à rendre des décisions juridiquement contraignantes contre les Etats, ceux-ci veillent néanmoins à respecter leurs recommandations pour ne pas apparaître, sur la scène internationale, comme manquant à leur obligation générale de bonne foi.

21. D’autres mécanismes existent au sein du dispositif des Nations-Unies, et notamment le Conseil des Droits de l’Homme, institué par l’Assemblée Générale en mars 2006, et dont la mission première est d’encourager les Etats à respecter leurs engagements en faveur des Droits de l’Homme et de promouvoir, sur ce thème, une coordination efficace des activités des différentes instances des Nations-Unies.

A l’instar des Comités précédemment évoqués, le Conseil exerce un pouvoir d’évaluation des actions des Etats (« Universal Periodic Review ») à partir duquel il émet des recommandations. Toutefois, les Etats sont libres d’accepter ou de refuser ces dernières, lesquelles par ailleurs semblent bien souvent guidées sur le fond par des considérations diplomatiques autrement fondées que sur la défense des Droits de l’Homme.

De même, le Conseil peut examiner des communications individuelles (« Procédure 1503 ») mais dont l’issue, au mieux, consiste à saisir soit le Haut-Commissaire aux Droits de l’Homme, soit un expert indépendant, pour apporter une aide technique aux Etats et veiller à une amélioration des situations litigieuses. Pour l’essentiel, ces recommandations demeurent confidentielles sauf en cas de saisine du Conseil Economique et Social des Nations-Unies (dans ce dernier cas de figure, l’Assemblée Générale peut-être à son tour saisie par cette instance et, pourquoi pas, décider de sanctions contre l’Etat défaillant).

22. Conclusion de la partie 1. Cette rapide typologie des systèmes de garantie montre que les possibilités d’instrumentalisation par les multinationales des Droits de l’Homme reposent sur deux leviers principaux : d’une part, des différences notables dans le contenu des droits et des libertés garanties selon où se situe l’action des multinationales dans le monde ; d’autre part, des différences tout aussi notables dans la conception et la mise en œuvre des mécanismes administratifs et juridictionnels visant la garantie des droits et des libertés consacrés.

Elle montre surtout que pour mieux influencer la conduite des multinationales, il conviendrait de porter une attention plus soutenue aux problématiques de l’extraterritorialité des affaires soumises aux institutions compétentes, des liens de responsabilité qui unissent les Etats (législateurs) aux multinationales (sujets) et, bien sûr, de la pleine reconnaissance des trois générations de Droits de l’Homme, particulièrement les droits de solidarité. C’est en effet contre les droits de l’environnement et les droits des populations locales que se concentrent l’essentiel des manquements des multinationales, si l’on en croit les constatations des ONG.

23. Ces questions se posent ainsi très directement aux Etats, qui sont à l’origine de la conception des systèmes de garantie dans le monde. Elles se posent plus particulièrement aux Etats constituant le système européen, car étant le plus développé sur le plan administratif et juridictionnel, et couvrant l’essentiel des Etats les plus influents au monde en matière économique et marchande, ce système pourrait fort utilement peser sur les comportements des multinationales.

Mais plutôt que de progresser substantiellement sur ces trois enjeux, il semblerait que les Etats aient adopté une autre stratégie, qui apparait comme plus simple à mettre en œuvre et sans doute de façon plus rapide : l’autorégulation éthique des entreprises, promue à travers le concept de responsabilité sociétale.

 

II –  L’efficacité très relative des stratégies de responsabilité sociétale des entreprises pour réduire les cas d’instrumentalisation des Droits de l’Homme

 

24. Aux termes de la définition la plus récente retenue par les institutions européennes, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) est « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société. Pour assumer cette responsabilité, il faut au préalable que les entreprises respectent la législation en vigueur et les conventions collectives conclues entre partenaires sociaux. Afin de s’acquitter pleinement de leur responsabilité sociale, il convient que les entreprises aient engagé, en collaboration étroite avec leurs parties prenantes, un processus destiné à intégrer les préoccupations en matière sociale, environnementale, éthique, de droits de l’Homme et de consommateurs dans leurs activités commerciales et leur stratégie de base, ce processus visant : à optimiser la création d’une communauté de valeurs pour leurs propriétaires/actionnaires, ainsi que pour les autres parties prenantes et l’ensemble de la société; à recenser, prévenir et atténuer les effets négatifs potentiels que les entreprises peuvent exercer » 35.

La RSE est ainsi un concept fondé sur des logiques d’autorégulation,structurées à partir de considérations morales et de « bonnes pratiques », et fondées pour l’essentiel sur des normes que l’on classe généralement dans la catégorie de la « soft law » (bien que, nous le verrons, l’implication de la « hard law » est de plus en plus fréquente) 36. La RSE n’est pas un concept de droit en tant que tel, mais une stratégie d’entreprise qui influence la conception des normes dont elle se dote pour agir.

Ce concept doit également être appréhendé pour ce qu’il est réellement : la RSE n’est que la vision subjective que l’entreprise déploie quant à sa propre soutenabilité. En d’autres termes elle traduit la satisfaction d’intérêts privés, que l’on tente certes de faire converger avec l’intérêt général (avec plus ou moins de réussite selon les cas), mais qui n’est pas en mesure de contredire l’essence même d’une organisation marchande, à savoir opérer dans l’unique but d’imposer ses produits et ses services dans le jeu concurrentiel de l’offre et de la demande.

Ceci étant rappelé, il convient d’observer que les stratégies de RSE sont encadrées par un droit qui leur est dédié : sur le plan de la « hard law », les Etats imposent en effet à certaines entreprises une obligation de « reporting » qui doit – en théorie en tout cas – les contraindre à plus de transparence et d’objectivité dans la communication de leurs performances extra-financières (A) ; sur le plan de la « soft law », de nombreux référentiels méthodologiques sont proposés pour accompagner les entreprises qui s’engagent sincèrement dans ce type de stratégie (B).

Si ce « droit de la RSE » a évidemment le mérite d’exister, et ambitionne de lutter contre les situations d’instrumentalisation, il n’est malheureusement pas exempt de malfaçons et d’insuffisances notables.

 

A – L’obligation de « reporting » des performances extra-financières

 

25. L’obligation de transparence est sans équivoque le principal levier à partir duquel le législateur envisage la promotion du concept de RSE 37. Elle traduit la préoccupation d’accéder facilement aux informations qui caractérisent les performances « extra-financières » des entreprises ; informations qui s’avèrent décisives dans les choix qui déterminent les liens de confiance unissant l’entreprise à ses différentes parties prenantes 38. Le « reporting » présente également l’avantage d’introduire, en interne, une véritable introspection sur ses propres forces et faiblesses, et à partir de là, de rendre possible la définition d’une stratégie de RSE fondée sur des objectifs, des indicateurs et des trajectoires à suivre, des évolutions de gouvernance aussi 39.

Parallèlement, l’obligation de transparence apparaît comme le moyen privilégié d’accroître l’interventionnisme des Etats sur le sujet de la moralisation des activités marchandes et, en arrière-plan de celui-ci, de la promotion du développement soutenable pour lequel les Etats sont juridiquement engagés 40. Puisque l’enjeu est de faire converger la satisfaction des intérêts privés avec celle de l’intérêt général, il est nécessaire au préalable que les pouvoirs publics définissent précisément les horizons de ce dernier. A eux, donc, la responsabilité d’en poser les thématiques – le respect des droits de l’Homme étant particulièrement pertinent à cet égard – et de contraindre les entreprises à s’exposer publiquement sur ces questions.

26. Il reste à savoir si, dans cette perspective, les Etats jouent sérieusement leur partition ou si, in fine, ils se contentent de mettre en place une législation essentiellement « cosmétique », qui reste sous-tendue par l’idée que toute contrainte véritable en matière de performances « extra-financières » constituerait un frein pour le développement économique des entreprises et, incidemment, pour la croissance.

A l’examen des législations française et européenne, force est de regretter que c’est bien la tentation du « cosmétique » qui l’a emportée. Même si l’on constate une évolution sensible des dispositifs de « reporting »  depuis la loi n°2001-420 du 15 mai 2001 (dite loi « NRE ») 41, l’obligation de transparence reste aujourd’hui gangrénée par de nombreuses malfaçons qui laissent aux entreprises la possibilité d’instrumentaliser le sujet de leurs performances extra-financières pour déployer une image vertueuse en décalage avec leurs actes 42.

27. Une première série de malfaçons vise le contenu même du « reporting ». A ce jour, le décret n°2012-557 du 24 avril 2012 pose 42 indicateurs à renseigner – dans les domaines de l’emploi, de l’environnement et des engagements sociétaux en faveur du développement soutenable – dont 29 concernent toutes les entreprises soumises à l’obligation, et 13 uniquement les entreprises dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé.

Si l’on peut admettre, pourquoi pas, l’idée qu’une entreprise cotée soit contrainte à des efforts plus exigeants de transparence, l’on a toutefois du mal à comprendre en quoi les indicateurs qui ont été retenus dans cette hypothèse seraient plus pertinents pour elles que pour les entreprises non cotées. Ainsi, la liste complémentaire introduit des thèmes tels que l’absentéisme, les accidents du travail et les maladies professionnelles, la sous-traitance, la sécurité des consommateurs, l’adaptation au changement climatique, ou encore l’utilisation des sols… autant de sujets qui, objectivement, se posent avec la même intensité à toutes les entreprises quelle que soient leur taille et leur rapport au capital 43.

D’une manière plus générale, l’on observera que l’essentiel des 42 indicateurs à renseigner imposent peu d’informations statistiques objectives et se contentent, par la généralité de leur sujet, d’exiger des entreprises qu’elles fournissent un simple « regard » sur le thème requis ; regard qui peut facilement s’avérer incomplet et en tout cas qui reste très subjectif. Par ailleurs, les spécialistes de chaque domaine observeront les nombreuses « lacunes » des indicateurs retenus. S’il est vrai que dès qu’une liste doit être établie à partir d’un concept aussi vaste que celui de la RSE, l’oubli de tel ou tel enjeu est difficilement évitable. Mais tout de même : il suffisait de consulter les nombreux référentiels internationaux disponibles pour limiter, facilement, les omissions les plus flagrantes.

L’on doit surtout regretter que la mise en place du dispositif européen ne corrige pas ces défauts. Il se contente simplement – mais c’est en soi, il est vrai, déjà un progrès – d’imposer l’existence d’une obligation de « reporting » dans tous les Etats membres, libres à eux ensuite d’en définir le contenu dès lors que sont envisagées les « questions d’environnement, sociales et de personnel, le respect des droits de l’homme et de lutte contre la corruption ».

Or si l’on envisage uniquement le thème du respect des droits de l’Homme, par exemple, les indicateurs français pertinents se résument aux « mesures prises en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes », à « la politique de lutte contre les discriminations », à « l’impact territorial, économique et social de l’activité de la société sur les populations riveraines ou locales » et, uniquement s’agissant des entreprises cotées, à « la promotion et respect des stipulations des conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail relatives au respect de la liberté d’association et du droit de négociation collective, à l’élimination des discriminations en matière d’emploi et de profession, à l’élimination du travail forcé ou obligatoire, à l’abolition effective du travail des enfants » et aux « autres actions engagées (…) en faveur des droits de l’homme »… on ne peut difficilement faire plus flou et plus subjectif !

28. Une seconde malfaçon pose problème, et particulièrement pour les juristes : l’absence de sanction explicite en cas de manquement conduit à ce que la transparence n’ait, ici, d’obligation que le nom. L’on peut certes toujours recourir à l’ingéniosité des techniciens du droit pour tenter de raccrocher telle ou telle situation de manquement à une responsabilité juridique préexistante, mais non-seulement un grand nombre de cas échappent à ce type de démarche, mais surtout les conditions de mise-en-œuvre de ces sanctions « indirectes » s’avèrent complexes et plutôt théoriques. Autant dire que si une entreprise entend instrumentaliser ses performances extra-financières dans le seul but de se créer une image faussement vertueuse, le droit s’avère relativement impuissant pour l’en dissuader.

Certes l’arrêté du 13 mai 2013 tente de compenser cette grave lacune en organisant un dispositif d’évaluation de la sincérité des informations renseignées par des « organismes tiers indépendants », agréés par les pouvoirs publics sur la base de leurs méthodologies de travail. Mais d’une part, observons que cette évaluation est nécessairement limitée dès lors que l’information requise ne s’appuie pas sur des données statistiques objectives mais sur une analyse subjective de l’action engagée. D’autre part, quelles sanctions réelles encourent les entreprises dans le cas où l’avis de l’organisme évaluateur serait négatif, ou contiendrait des réserves ? Si l’article L225-102-1 du Code du commerce peut s’interpréter comme imposant nécessairement la production de l’avis de l’organisme à l’assemblée des actionnaires ou des associés en même temps que le rapport de gestion, rien n’est dit sur l’attitude requise en cas d’avis négatif ou réservé. L’obligation est ici purement formelle (ce qui n’est pas neutre, loin s’en faut) mais elle n’exige rien de plus de la part de l’entreprise 44.

 

B – Les référentiels

 

29. Si, au travers l’obligation de « reporting », la « hard law » peine à impulser une réelle dynamique en faveur du respect des principes structurant les Droits de l’Homme par les entreprises multinationales, la « soft law » en revanche place cet enjeu au cœur de son action. Parmi la multitude des référentiels méthodologiques disponibles – non contraignants sur le plan juridique – tous proposent des objectifs à atteindre en la matière, des indicateurs à renseigner ainsi que des précieux conseils à suivre pour aboutir. Certes, leur efficacité dépend naturellement du degré de sincérité qui accompagne les démarches de RSE déployées, quoique de plus en plus aujourd’hui, la capacité des entreprises à se conformer auxdits référentiels s’impose comme un paramètre déterminant de leur image, et donc comme un vecteur de confiance et d’opportunités économiques.

30. L’un des référentiels les plus répandus au monde est sans conteste le « Pacte Mondial » que proposent les institutions de l’ONU. A première vue, le texte laisse perplexe : en se fondant sur les principales normes onusiennes, il formule dix principes généraux relatifs tout à la fois aux Droits de l’Homme (2 principes sur les 10), à la protection sociale et environnementale ainsi qu’à la lutte contre la corruption. L’entreprise s’engage formellement, verse une cotisation et accède alors à un ensemble de services d’accompagnement ainsi qu’à l’utilisation limitée du logo « Pacte Mondial » (utilisation qui est contrôlée par le Bureau du Pacte Mondial).

Dans ces conditions, l’on peut en effet s’interroger : comment s’assurer que les entreprises ne tirent pas profit de l’image de l’ONU, tout en s’abstenant de mettre en œuvre les dix principes dans leur sphère d’influence ?

Mais raisonner ainsi, c’est ne pas comprendre la démarche onusienne. Le « Pacte Mondial » n’a pas vocation à créer du droit, mais à inciter les entreprises à se poser des questions pertinentes en amont de leurs décisions et actions ; à interagir entre entreprises engagées, pour échanger des pratiques vertueuses et imposer, dans la culture marchande, l’idée d’une responsabilité sociétale des opérateurs. Il s’agit surtout de constituer entre les entreprises, les investisseurs, les organisations non-gouvernementales et les syndicats, un vaste réseau où chacun évalue et contrôle l’action extra-financière de la multinationale, et fait dépendre ses choix de partenariat sur cette base. L’enjeu est moins de lutter contre le « green and red-washing » que de soutenir et de renforcer les entreprises qui entendent sincèrement jouer le jeu.

D’une façon plus générale, le « Pacte Mondial » respecte l’esprit fondamental du droit international qui suppose la relation juridique entre l’institution et les Etats : il revient à ces derniers d’identifier et de sanctionner les possibles manquements des entreprises, leurs mensonges ou leurs approximations coupables. Le « Pacte Mondial », toutefois, marque la volonté de l’ONU de ne pas s’enfermer dans ce dialogue exclusif avec les Etats, et d’ouvrir des échanges directs avec les acteurs économiques qui peuvent, s’ils sont conscients de leur propre responsabilité sociétale, accélérer l’effectivité des principes sur lesquels les Etats s’engagent.

31. Le « Pacte Mondial » n’est pas le seul référentiel proposé dans le giron des institutions onusiennes. Le « Global Reporting Initiative » vise l’accompagnement des entreprises dans leur démarche de « reporting » en offrant à celles-ci de très nombreux indicateurs – particulièrement détaillés, puisqu’outre la description de l’indicateur, figurent également une explication de sa pertinence, des conseils de procédure, et des références bibliographiques – destinés à s’assurer de la pertinence et de l’objectivité des informations renseignées, ainsi que de leur exploitabilité par les parties prenantes. Le point fort de ce référentiel consiste à dissocier la façon de traiter l’information en fonction des particularités des thématiques abordées.

S’agissant plus spécifiquement des Droits de l’Homme, le référentiel ventile les enjeux pertinents dans l’ensemble des thématiques traitées, qu’elles soient sociales, économiques ou environnementales, si bien que le respect des Droits de l’Homme y apparait comme constituant un présupposé culturel de toute démarche de responsabilité sociétale. Certains autres enjeux plus spécifiques sont par ailleurs traités dans une catégorie dédiée, comme par exemple la communication du « pourcentage et du nombre total des accords et des contrats d’investissement substantiels incluant des clauses relatives aux Droits de l’Homme ou ayant fait l’objet d’un contrôle sur ce point » 45 , du « nombre total d’heures de formation des salariés sur les politiques ou procédures relatives aux Droits de l’Homme applicables dans leur activité, y compris le pourcentage de salariés formés » 46, ou encore du « pourcentage de nouveaux fournisseurs contrôlés à l’aide de critères relatifs aux Droits de l’Homme » 47.

A l’évidence dans le contexte précédemment rappelé pour la France, où l’obligation de « reporting » telle que posée par la loi et la réglementation souffre de malfaçons conceptuelles, le recours au GRI permet d’en combler les nombreuses lacunes et insuffisances et assure au rapport de gestion une qualité de haute exigence.

32. D’autres référentiels méthodologiques sont par ailleurs disponibles, qui s’inscrivent dans des logiques similaires. Le plus récent, et sans doute celui qui est le plus utilisé de nos jours, est la norme « ISO 26000 » qui détient la particularité, au sein de toutes les normes ISO, de ne pas faire l’objet d’une démarche d’audit et d’être, dès lors, une simple proposition guidant l’action volontaire des entreprises.

Relevons qu’au fil des évolutions et mises-à-jour de tous ces référentiels, apparaît une dynamique de relative convergence sur le fond, observable soit par des références faites aux autres référentiels (par exemple entre la norme ISO 26000 et le GRI 48.), soit par une assise de plus en plus explicite aux normes juridiques du droit international. Cette mise en cohérence progressive esquisse en fin de compte une méthodologie complète couvrant toutes les étapes d’une stratégie de RSE, allant de la phase de réflexion préalable (avec, par exemple, le « Pacte Mondial ») à celle de la publication du rapport (le « GRI), en passant par l’identification des actions, des objectifs, des indicateurs et des trajectoires (par exemple, la norme ISO 26000 et le référentiel de l’OIT).

33. Un mot particulier doit être consacré à un référentiel atypique : « les lignes directrices de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales ». Sur le fond le texte propose aux entreprises plusieurs principes (suivis de leurs commentaires), ventilés dans tous les domaines pertinents de responsabilité sociétale, avec un nombre et un degré de précision plus importants que le « Pacte Mondial », mais sans proposer toutefois des indicateurs aussi précis que ceux que l’on retrouve dans la norme ISO 26000 ou le GRI par exemple. En cela, le référentiel OCDE s’insère parfaitement dans le réseau méthodologique évoqué ci-avant, et ne tranche pas fondamentalement avec les autres.

Sa singularité réside en revanche sur la question du contrôle de la mise-en-œuvre de ses principes. L’OCDE institue en effet, dans chaque Etat adhérent aux Principes directeurs et sous le patronage direct de celui-ci, un organe appelé « Point de contact national » (PCN) qui aide les entreprises et leurs actionnaires à prendre des mesures appropriées afin de promouvoir les objectifs des Principes directeurs 49. Ils fournissent ainsi une plateforme de médiation et de conciliation pour résoudre les questions pratiques qui peuvent se présenter avec la mise en œuvre des Principes directeurs 50.

Concrètement, il est possible pour toute partie intéressée de saisir le PCN compétent de tout manquement d’une entreprise multinationale aux Principes directeurs. Dès lors, et selon des procédures conçues pour garantir l’impartialité, une enquête sera ouverte pour vérifier la réalité des manquements allégués et en identifier les causes. Dans les cas où la saisine s’appuierait sur des transgressions avérées, le PCN tentera de rapprocher les parties en vue de conclure un accord de médiation ayant vocation à faire cesser le manquement et à remettre la situation litigieuse en conformité avec les Principes directeurs. Quelle que soit l’issue de cette procédure de médiation, le PCN publiera un rapport détaillé (dont la consultation est accessible depuis la plateforme « OCDE Watch »).

Ainsi, si le mécanisme de contrôle s’écarte des logiques judiciaires – aucune sanction juridique ni aucune indemnisation des préjudices n’est prononcée par le PCN – elle s’appuie en revanche entièrement sur l’image des entreprises mises en cause, et leurs possibles conséquences économiques.  A partir de ce levier, elle se concentre sur l’évolution des situations litigieuses sans juger autre chose que la volonté des parties de se conformer aux Principes directeurs.

Ce faisant, l’OCDE trouve là un juste milieu judicieux entre la préservation de la nature fondamentalement volontaire du concept de responsabilité sociétale, et la résignation à laisser prospérer des situations de « green and red-washing » que peuvent possiblement induire cette nature fondamentalement volontaire. En d’autres termes si les entreprises sont laissées libres de choisir leur façon de manifester leur responsabilité sociétale, elles ne le sont pas s’agissant de l’admission, comme préalable à toutes leurs décisions, du principe de celle-ci. Et pour garantir cette obligation « morale », l’OCDE s’appuie non plus sur le droit, mais sur les nouvelles logiques induites par la mondialisation des échanges, le développement des technologies de l’information et de la communication et les pouvoirs de la consom’action : la valeur économique de l’image et les liens étroits qui unissent la confiance, génératrice d’opportunités marchandes, à l’adhésion à un socle de valeurs morales partagées.

34. Conclusion de la partie 2. Le droit de la RSE, ici sommairement résumé, constitue à n’en point douter un levier indispensable et efficace permettant de lutter contre les situations d’instrumentalisation des Droits de l’Homme par les entreprises multinationales. Toute l’astuce du concept consiste à jouer sur l’image de l’entreprise, ou plus précisément sur la valeur économique de cette image, dans le contexte contemporain où l’entreprise est indiscutablement observée et évaluée par toutes ses parties prenantes.

Mais toute sa faiblesse tient au fait que, sur son fondement, seules ne parviennent à réellement réduire les cas d’instrumentalisation que les entreprises qui sont sincèrement engagées dans une stratégie de RSE. Pour les autres, il est même assez facile d’accroître les cas d’instrumentalisation puisque rien n’étant obligatoire, puisque les informations imposées par la « hard law » sont désespérément floues, l’on peut aisément se revendiquer d’un référentiel, se contenter d’en dire le moins possible et sur les sujets les moins polémiques, sans pour autant se montrer particulièrement vigilent dans l’action.

35. Mais là encore, observons que cet état de fait provient avant tout de la légèreté avec laquelle les Etats conçoivent le droit de la RSE.

 

*                                                            *                                                            *

36. Conclusion générale. Si le propos de cette contribution est sévère, et sans doute (trop ?) pessimiste, c’est avant tout en réaction aux excès d’optimismes qui prolifèrent dans presque tous les discours officiels qui traitent du respect des Droits de l’Homme par les entreprises multinationales. La RSE y est présentée comme un « remède miracle », qui peut tout là où le Droit, dans sa conception classique, aurait échoué et échoue encore.

C’est oublier que la responsabilité sociétale ne fonctionne que si elle repose sur ses deux « jambes » : la responsabilité sociétale des entreprises, évidemment, mais aussi la responsabilité sociétale des Etats ! Pour faire converger les intérêts privés vers l’intérêt général, encore faut-il au préalable que ceux qui ont la charge de cet intérêt général, le fassent vivre et l’adaptent aux circonstances de l’époque. Car si la RSE doit aboutir, en définitive, à abdiquer la responsabilité de l’éthique du Marché au profit de ceux qui doivent s’y conformer, alors ce concept ne sert à rien, et certainement pas à maintenir le Marché sous le contrôle de la société à une époque où les Etats œuvrent activement en faveur de toujours plus de libre-échange, et toujours moins de réglementations et de contraintes qui pourraient freiner les dynamiques de croissance économique 51.

37. Il revient donc aux Etats reprendre la main sur la maîtrise des comportements des entreprises multinationales. Il revient à la « hard law » d’assumer ce défi, non pas tant en dictant de nouvelles obligations qui, en pratique, seront peu respectées par les puissances du Marché, mais en mettant certaines autorités, légitimes par leurs fonctions sociales, souples et réactives par leurs pouvoirs, en situation de peser sur ces comportements.

L’on pense notamment au juge, et particulièrement au juge des relations de consommation, qui pourrait, à l’instar de la Cour suprême de Californie dans l’affaire Kasky vs Nike (2003) 52 affirmer que tout document traduisant la responsabilité sociétale d’une entreprise est, par nature, une publicité ; qu’elle est, de ce fait, soumise à la législation réprimant la publicité mensongère. Pour l’envisager, il faudrait alors que le Code de consommation évolue ; qu’il considère que l’usage des droits de l’Homme (et au-delà, la manière dont l’entreprise communique sur son action sociétale) constitue un paramètre à la fois de conception et de promotion de tous les produits de l’entreprise, et donc aussi d’un produit déterminé ; que l’approche des caractéristiques du produit ou du service soit élargie ; qu’apparaisse plus nettement dans la loi, le lien entre la mise-en-scène d’un mensonge éthique et l’acte d’achat du consommateur. Certaines juridictions ont tenté d’introduire cette approche de la RSE 53. Elle n’a toutefois jamais aboutie 54.

38. Le défi est donc politique. Mais l’enjeu concerne les juristes. Il revient en effet à notre communauté de défendre une certaine conception des rapports entre le Droit, l’activité marchande et la protection des libertés individuelles et collectives. Il nous appartient d’alerter les pouvoirs publics sur les dangers de leur possible abdication sur ces sujets. A nous de plaider la cause d’une profonde refonte des systèmes de garantie des Droits de l’Homme et du droit de la RSE, car n’en déplaise à une certaine tradition doctrinale bien ancrée dans notre communauté, les juristes ne sont pas de simples techniciens des normes, mais des acteurs vivants de la société, porteurs d’une vision d’avenir, laquelle est effectivement assise sur nos connaissances des normes.

C’était jadis notre tradition. C’est sans aucun doute notre horizon, demain !

 

Notes:

  1. Supiot (A.), « Critique du droit du travail », Paris, 1994, PUF, coll. « Quadrige », 3ème éd. (2015), p.152.
  2. V. ntm J. Rifkin, « L’âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie », Paris, 2005, La Découverte, coll. « Poche/Essais ».
  3. Sève (R.), « L’utilitarisme » in « Dictionnaire de philosophie politique » (ss. dir. de Ph. Raynaud et S. Rials), Paris, 1996, PUF, coll. « Quadrige / Dicos poche», 3ème éd. (2005), pp. 827-832.
  4. Sur la question de la nécessité (ou non) de simplifier le droit, ntm au regard des objectifs de développement économique, v. A.-V. Le Fur, « Simplification du droit, attractivité et concurrence : l’exemple du droit des marchés financiers », L. Godon, « La simplification du droit des affaires ? Le cas de l’entreprise individuelle », et M. Malaurie-Vignal, « Simplification du droit de la concurrence : une utilité, un leurre ou une réalité » in « La simplification du droit. Recherches à la confluence de la légistique et de la pratique », ss. dir. de D. Bert, M. Chagny et A. Constantin, Paris, 2015, Institut universitaire Varenne, coll. « Colloques et essais ».
  5. Il suffit, pour s’en rendre compte, de se reporter aux travaux de la Commission européenne et plus particulièrement ceux à l’origine de la réorientation de la stratégie de Lisbonne : Commission européenne, « Travaillons ensemble pour la croissance et l’emploi. Un nouvel élan pour la stratégie de Lisbonne », communication au Conseil européen, 2 fev. 2005, COM(2005) 24.
  6. V. à ce propos G. Haarscher, « Droits de l’Homme » in « Dictionnaire de Philosophie politique » (ss. dir. de Ph. Raynaud et S. Rials), Paris, 1996, P.U.F., collection « Quadrige », pp.190-197.
  7. Renucci (J.-F.), Traité de droit européen des Droits de l’Homme, Paris, 2012, L.G.D.J., 2e ed., p.3.
  8. A cet égard, les critiques venant des positivistes ont été très rudes contre le concept même des Droits de l’Homme. V. ntm. : M. Tropper, « Le droit et la nécessité », Paris, 2011 , P.U.F., et ntm. « Chapitre III : le positivisme et les Droits de l’Homme », pp. 31-45 ; E. Millard, « Le positivisme et les droits de l’Homme », Jurisprudence. Revue critique, Université de Savoie, 2010, 1, pp.47-52 ; A. Zielinska, « Les droits de l’homme : un cas limite pour le positivisme juridique », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 2014, n°27, mis en ligne le 24 novembre 2016.
  9. Sudre (F.), « Droit international et européen des droits de l’Homme », in « Droits et Libertés fondamentaux », ss. dir. de R. Cabrillac, M.-A. Frison-Roche et T. Revet, Paris, 2012, Dalloz, 18e ed., p.37 et s.
  10. Renucci (J.-F.), op.cit., n°562 et s.
  11. Bourgeois (L.), « Solidarité », Paris, 1896, A. Collin.
  12. Duguit (L.), « Traité de droit constitutionnel », Paris, 1911, 1ère éd. ; « Les transformations du droit privé depuis le Code Napoléon », Paris, 1920.
  13. Renucci (J.-F.), op.cit., n°929, pp.902-903 ; Terré (F.), « Sur la notion de libertés et droits fondamentaux » in « Droits et libertés fondamentaux », op.cit., p.3 et s. ; Sudre (F.), « Droit international et européen des droits de l’Homme », op.cit, n°126 ; Loschak (D.), « Mutation des droits de l’Homme et mutation du droit », RI ét. jur., 1984, p.51 ; Pelloux (R.), « Vrais ou faux droits de l’Homme ? », RSMP, 1952, p.673.
  14. V. ntm F.-G. Trébulle, « Du droit de l’Homme à un environnement sain », Environnement, 2005, Comm. 29.
  15. Sierpinski (B.), « Droits de l’Homme, droits des peuples : de la primauté à la solidarité », L’Homme et la société, 1987, vol.85, n°3, pp.130-141.
  16. UNESCO, « Recommandation sur l’éducation pour la compréhension, la coopération et la paix internationales et l’éducation relative aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales», 19 nov. 1974.
  17. Essentiellement sous le prisme d’un droit à l’environnement, et sous l’action de la jurisprudence de la CEDH : v. ntm I. Nicolaï et B. Petit, « Droit et protection de l’environnement : limites d’une responsabilité sociétale des entreprises sans responsabilité sociétale des Etats », in « Droit, Entreprise et Environnement », nov. 2015, 2ème colloque international, Université Souissi (Rabat, Maroc) ; v. aussi C. Russo, « Le droit de l’environnement dans les décisions de la Commission et la Cour européenne des droits de l’Homme », in « Mélanges L.-E. Pettiti, Bruxelles, 1998, Bruylant, p.635 et s.. Egalement sous le prisme du droit des minorités via l’art. 14 et l’art. 56. V. ntm. F. Benoit-Rohmer, « La Cour de Strasbourg et la protection de l’intérêt minoritaire : une avancée décisive sur le plan des principes ? » RTDH, 2001, p.999 et s. ; « La Cour européenne des droits de l’Homme  et la défense des droits des minorités nationales », RTDH, 2002, p.563 et s.
  18. Sur la question environnementale, le débat est posé en doctrine : Renucci (J.-F.), op.cit., n°944. Notons par ailleurs, sur la reconnaissance d’un droit à l’environnement, la Recommandation du Comité des ministres d’octobre 1990, et celle de l’Assemblée parlementaire du 27 juin 2003 (n°1614(2003). Sur le droit des minorité, citons la Recommandation 285 de 1961, la Recommandation n°1134(1990) et la Recommandation n°1201(1993) de l’Assemblée parlementaire.
  19. Citons ntm la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, 26 nov.1987 ; la Convention européenne sur les droits de l’Homme et la biomédecine, 4 avr. 1997 ; la Convention européenne sur l’exercice des droits de l’enfant, 25 jan. 1986. Citons aussi, évidemment, les 16 Protocoles additionnels.
  20. Le Comité européen des droits sociaux.
  21. Ntm le Commissaire pour les Droits de l’Homme.
  22. CEDH, « X and Y vs. Netherlands », 26 mars 1985, n°8978/80, (1985).
  23. CEDH, « Al-Skeini & al. vs. The United Kingdom », 7 juil. 2011, n°55721/07 (2011).
  24. CEDH, « Al-Skeini & al. vs. The United Kingdom », cit, §138.
  25. Il est à noter que la CEDH ne se déclare pas compétente pour connaître des agissements d’un Etat qui agirait sous couvert d’un mandat des Nations-Unies : v. ntm CEDH, « Behrami & Behrami vs. France », « Saramati vs. France, Germany & Norway », n°71412/01 et 78166/01, (2007).
  26. CEDH,  « Al-Skeini & al. vs. The United Kingdom », op.cit, §133-137.
  27. Il est à noter que les Etats qui ont accepté le mécanisme des réclamations collectives doivent produire un rapport tous les deux ans expliquant les mesures prises à l’issue des décisions du Comité. Pour les autres Etats, le rapport est annuel et vise la façon dont ils se conforment aux principes de la Charte sociale dans une des quatre thématiques structurantes (emploi, formation et égalité ; santé et sécurité sociale ; droits du tavail ; enfants, famille et migrants).
  28. ACHPR, 27 mai 2002, Communication n°155/96, ACHPR/COMM/A044/1.
  29. IACHR, « Yanomami Community v. Brazi »l, 5 mars 1985, n°7615, Résolution n°12/85, § 2 ;  IACHR, « Mercedes Julia Huenteao Beroiza et al. v. Chile », mars 2004, n°4617/02, Rapport n°30/04, § 1-2.
  30. ACHPR, « Democratic Republic of Congo (DRC) vs. Rwanda, Burundi and Uganda », Communication n°227/99, in « Report of the African Commission on human and Peoples’ Rights », 9th ordinary session, Banjul, 25-29 Juin 1999, § 63.
  31. IACHR, « Guantanamo Bay Precautionary Measures », 12 mars 2002, 41 ILM (2002) 532.
  32. Tout au plus, pouvons-nous retrouver quelques rares « commentaires » formulés sur des situations extraterritoriales : IACHR, « Second Report on the situation of human rights in Suriname », OEA/Ser.L/V/II.66, doc. 21, rev. 1, 2 October 1985, §§ 14 & 40.
  33. En 2015, seulement 7 Etats ont procédé à cette déclaration préalable.
  34. Il faut ici citer les initiatives suivantes : d’une part, « The UN Draft Norms on the Responsibilities of Transnational Corporations and other Business enterprises with regard to Human Rights », proposé en 2003 par la Sous-commission sur la promotion et la protection des droits de l’Homme ; d’autre part, le rapport de John Ruggie, « Protect, Respect and Remedy: a framework for Business and Human Rights », proposé en 2008 et qui visait l’élaboration de lignes directrices fondées sur les principes d’une obligation des Etats à accorder leur protection, et de la responsabilité des entreprises de respecter et d’indemniser les victimes de violations des Droits de l’Homme. Cette dernière initiative a abouti, en juin 2011, mais ces Lignes directrices ne sont pas juridiquement contraignantes à ce jour. Enfin, signalons l’existence d’un groupe de travail d’experts, spécifiquement dédié aux relations entre les entreprises et les Droits de l’Homme.
  35. Commission européenne, « Responsabilité sociale des entreprises: une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 », 25 oct. 2011, COM (2011) 681.
  36. V. l’important ouvrage sur ce sujet : « La RSE saisie par le droit : perspectives interne et internationale », ss. dir. de K. Martin-Chenut & R. de Quénaudon, Paris, 2016, A. Pedone ; v. également F.-G. Trébulle et O. Uzan, « Responsabilité sociale des entreprises. Regards croisés droit et gestion », Paris, 2011, Economica, coll. « Etudes juridiques ».
  37. Dans le cadre du rapport de gestion, l’article L.225-102-1 du Code de commerce dispose que « l’entreprise doit transmettre des informations sur la manière dont elle prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité ainsi que sur ses engagements sociétaux en faveur du développement durable. Les informations sociales et environnementales figurant ou devant figurer au regard des obligations légales et réglementaires font l’objet d’une vérification par un organisme tiers indépendant, selon des modalités fixées par décret en Conseil d’Etat. Cette vérification donne lieu à un avis qui est transmis à l’assemblée des actionnaires ou des associés en même temps que le rapport du conseil d’administration ou du directoire ».
  38. Schwaller (E.), « Les droits fondamentaux des entreprises : outils ou obstacles à l’imputation de responsabilité », in « La RSE saisie par le droit : perspectives interne et internationale », op.cit, 193-209, spéc. p.202.
  39. Mercier (V.), « L’obligation de transparence ou la pierre angulaire de la responsabilité sociétale des entreprises », in « La RSE saisie par le droit : perspectives interne et internationale », op.cit, pp.261-303 ; Malecki (C.), « Responsabilité sociale des entreprises. Perspectives de la gouvernance d’entreprise durable », Paris, 2014, LGDJ, coll. « Droit des affaires », n°122.
  40. Trébulle (F.-G.), « Le développement de la prise en compte des préoccupations environnementales, sociales et de gouvernance », D. Sociétés, 2009, étude n°1 ; Lebras (B.), « La ‘moralisation’ de la vie des affaires est-elle en cours ? », JCP G., 2009, n°10, act.115.
  41. Lienhard (A.), « Sociétés cotées : informations sociales et environnementales », D., 2002, p.874 ; Malecki (C.), « Informations sociales et environnementales : de nouvelles responsabilités pour les sociétés cotées ? », D., 2003, p.818 ; Sobczak (A.), « L’obligation de publier des informations sociales et environnementales dans le rapport annuel de gestion : une lecture critique de la loi NRE et de son décret d’application », JCP E., 2003, p.598 ; Malecki (C.), « Le Grenelle II et la gouvernance d’entreprise sociétale », Bull. Joly Sociétés, jan. 2011, n°9, p.704 ; Mercier (V.), « Responsabilité sociétale des entreprises : une remise en cause de la loi Grenelle II par la loi du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière », Bull. Joly Sociétés, fév. 2011, n°2, p.103.
  42. Petit (B.), « ‘Reporting RSE’ : un nouveau coup d’épée dans l’eau… », Environnement, 2014, n°7, étude n°12.
  43. Mercier (V.), « Le fabuleux destin de l’obligation de reporting extra-financier », in « jalons pour une économie verte », ss. dir. de J. Mestre et V. Mercier, Aix, 2012, PUAM, coll. « IDA » ; B. Petit, « Le reporting RSE : un nouveau coup d’épée dans l’eau… », op.cit.
  44. Une troisième malfaçon est révélée par N. Cuzacq à juste titre : la capacité pour le secret des affaires de permettre le contournement de l’obligation de transparence : « La directive du 22 octobre 2014, nouvel horizon de la transparence extrafinancière au sein de l’UE », Rev. Sociétés, 2015, p.707.
  45. GRI (version G4, 2013), indicateur G4-HR1
  46. GRI (version G4, 2013), indicateur G4-HR2.
  47. GRI (version G4, 2013), indicateur G4-HR10.
  48. Extrait de l’ISO 26000, paragraphe 7.6.2 – Améliorer la crédibilité des rapports et des déclarations en matière de responsabilité sociétale « [Une façon] d’améliorer la crédibilité des rapports… [consiste à] rédiger des rapports sur les performances obtenues en matière de responsabilité sociétale, rapports comparables au fil du temps ainsi qu’avec ceux rédigés par des organisations paires » et « notifier la conformité aux lignes directrices établies par toute organisation extérieure en matière de rédaction de rapports. »d’une organisation en matière de responsabilité sociétale. » ; v. aussi les tableaux de concordance entre les indicateurs de ces deux référentiels : GRI, « GRI et ISO 26000 : Pour une utilisation conjointe des lignes directrices du GRI et de l’ISO 26000 », 2010.
  49. Buhmann (K.) « Human Rights due diligence on Guidance from NCP Practice », in « Business and Human Rights : think different, act better » (dossier ss. dir. B. Petit), RICEA, 2015, n°27, p.17 ; Queinnec (Y.) et Penglauou (M.-S.), « De l’utilité des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des multinationales », RLDA, 2013, n°84, n°4688.
  50. Martin-Chenut (K.), Quénaudon (de) (R.) & Varison (L.), « Les Points de contacts nationaux : un forum de résolution des conflits complémentaire ou concurrent du juge ? », in « La RSE saisie par le droit : perspectives interne et internationale », op.cit, pp.607.
  51. Nous aurions pu, en effet, développer dans notre contribution l’épineuse question de l’inclusion du respect des Droits de l’Homme dans les règles régissant le commerce international, la finance internationale etc… V. ntm B. Lopez, « La dispersion du contentieux en droit international économique. Un plafond de verre pour les droits sociaux fondamentaux ? », in « Business and Human Rights : think different, act better » (dossier ss. dir. B. Petit), RICEA, 2015, n°27, p.12 ; v. aussi D. Damasio Borges, « L’Etat social face au commerce international », Paris, 2013, L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques ».
  52. V. ntm F.-G. Trebulle, « Responsabilité sociale des entreprises et liberté d’expression. Considérations à partir de l’arrêt Nike c/ Kasky », Rev. des sociétés, 2004, p.261 ; B. Petit, « Reporting RSE : un nouveau coup d’épée dans l’eau… », Environnement, 2014, n°7, étude 12.
  53. CA Versailles, 9 déc. 2004, SA Epson France / SAS Lexmark international: JurisData n°2002–267362 ; CA Lyon, 29 oct. 2008.
  54. Cass. Civ., 21 nov. 2006, « WWF c/ Véolia ».

Les infractions de prévention, Argonautes de la lutte contre le terrorisme

 

Depuis une vingtaine d’années, la lutte contre le terrorisme a favorisé l’émergence des infractions de prévention (ou infraction préventive). Elles visent la prévention des actes de terrorisme par l’incrimination de leurs actes préparatoires et ce en l’absence de réalisation de l’acte redouté. Le Conseil constitutionnel a été amené récemment à se prononcer sur deux d’entre elles (le délit de consultation habituelle de site djihadiste et le délit de participation à une entreprise individuelle terroriste). La présente contribution est l’occasion de faire retour sur une catégorie d’infractions très discutée au sein de la communauté des pénalistes.

 

Par Anne PONSEILLE, Maître de Conférences à l’Université de Montpellier et membre du CERCOP

 

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Véritable défi pour les sociétés démocratiques contemporaines, la lutte contre le terrorisme est une priorité des pouvoirs publics français depuis maintenant trente ans et conduit, par une hyperactivité du législateur, au développement en ce domaine d’un arsenal impressionnant de moyens de diverses natures. Ces dernières années, ce travail d’élaboration d’une stratégie pour combattre cette délinquance si particulière a été le fruit le plus souvent d’une réaction épidermique aux évènements qui ont endeuillé la France, bien plus qu’il n’a été dicté par une réflexion globale : ceci explique un empilement de dispositifs multiples définis tout à la fois et notamment dans le Code pénal, le Code de procédure pénale et le Code de la sécurité intérieure, instruments qui, en raison de cette dispersion, s’entrechoquent parfois et dont on peine à éprouver l’efficacité. Mais il convient surtout de souligner que c’est aussi dans un contexte d’état d’urgence que cette intervention législative s’est emballée, intensifiée : si la législation pénale en matière de lutte contre le terrorisme s’est longtemps développée en marge de toute déclaration d’état d’urgence, elle s’est précisée ces derniers mois dans ce cadre-là et parfois même au sein des lois de prorogation de l’état d’urgence[1].

Parmi les différents outils imaginés pour mener ce combat sans relâche, le recours à l’incrimination pénale a sans aucun doute une place de choix, « la réaction au terrorisme (étant) d’abord une affaire d’incrimination »[2], et a l’avantage d’afficher de manière immédiate la réprobation d’une société démocratique à l’égard de comportements dont la gravité est insoutenable.

L’incrimination de faits de terrorisme s’inscrit dans une histoire mouvementée. Pendant longtemps, le législateur a fait le choix de ne pas créer d’infractions spécifiques : la loi n°86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’Etat[3], première loi d’une longue série en ce domaine, avait essentiellement pour ambition de définir la notion de terrorisme et de poser un cadre procédural pour son traitement mais elle n’avait pas érigé d’infractions spéciales. Tout au plus avait-elle créé une nouvelle catégorie d’infractions[4]. Bien que la recherche d’une définition de la notion-même de terrorisme ait été considérée comme « un entreprise périlleuse »[5], cette loi s’y est essayée en disposant que reçoivent la qualification de « terroristes », pour être soumises à des règles procédurales dérogatoires au droit commun, certaines infractions « lorsqu’elles sont en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur »[6]. Identifiant un critère objectif et un critère subjectif de qualification, une doctrine majoritaire a cependant souligné leur caractère imprécis[7]. Celle-là a également fustigé une décision du Conseil constitutionnel qui avait considéré de manière péremptoire la définition de la notion comme suffisamment claire et précise pour répondre aux exigences de l’article 8 DDHC[8], conformité constitutionnelle rappelée d’ailleurs tout récemment[9].

Par la suite, d’abord lors de la réforme du Code pénal en 1992 puis avec la loi n°96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme[10], le législateur a procédé différemment en recourant à deux formes d’incrimination, l’incrimination d’un « terrorisme dérivé », partant d’infractions préexistantes, et l’incrimination d’un « terrorisme qualifié », créant des infractions autonomes[11]. Regroupées dans un chapitre du Code pénal intitulé « Des actes de terrorisme »[12], les « infractions terroristes » sont visées et/ou définies aux articles 421-1 à 421-6. Cette catégorie d’infractions n’a ainsi jamais cessé à la faveur de lois successives de s’enrichir de nouvelles incriminations[13], avec une facilité déconcertante favorisée par l’absence de « critère prédéfini d’inclusion » dans la liste des actes terroristes[14].

Le législateur s’est ainsi attaché à bâtir, pierre par pierre, un véritable « droit pénal spécial du terrorisme »[15] qui se compose de deux catégories d’infractions : celles matérielles ou de lésion, pour la constitution desquelles est exigé un résultat dommageable, une lésion portée à un bien juridique pénalement protégé[16] et les infractions de prévention qui ne supposent pas une telle exigence pour leur consommation[17]. C’est cette seconde catégorie d’infractions qui retiendra notre attention. La raison de cet intérêt ne tient assurément pas dans le fait qu’elles ont en matière de terrorisme une existence spécifique car il n’en est rien. En effet, cette technique de pénalisation a essaimé dans de nombreux autres contentieux répressifs et bien avant la création d’infractions terroristes (infractions au Code de la route, infractions de mise en danger des mineurs, délits de risques causés à autrui, d’embuscade, de participation à une association de malfaiteurs…). Plus généralement connues sous la dénomination d’infraction formelle, de mise en danger ou obstacle, l’infraction de prévention possède une structure polymorphe et présente l’indéniable avantage de permettre l’appréhension pénale de comportements avant qu’ils ne dégénèrent en dommages irrémédiables. Le législateur ne se prive pas d’utiliser dans cette perspective, sans doute de manière excessive, ce mode d’incrimination pénale séduisant qui procède d’une atrophie de l’élément matériel et d’une hypertrophie de l’élément moral de l’infraction[18]. La lutte contre le terrorisme est ainsi une aire idéale pour l’expérimentation de ce modèle d’incrimination afin d’éviter des atteintes aux personnes et aux biens : voici donnée la première raison d’une étude consacrée aux infractions de prévention terroristes et la doctrine s’est d’ailleurs saisie de cette thématique soulignant leur prolifération en ce domaine[19].

Le combat livré contre le terrorisme suppose, plus que dans d’autres domaines, une intervention précoce de la répression, un anéantissement de projets terroristes alors qu’ils ne sont qu’en germe car leur réalisation est grandement redoutée. Aussi gravitant autour du noyau dur que constituent les infractions de lésion terroristes regroupées au sein de l’article 421-1 du Code pénal (infractions d’atteintes aux personnes et aux biens), les dernières infractions créées en ce domaine sont exclusivement des infractions de prévention comme l’a très justement fait remarquer une auteure[20] : il s’agit là d’une raison supplémentaire pour qu’on s’y intéresse.

Leur identification est en général aisée : les termes utilisés pour définir les comportements incriminés évoquent la plupart du temps l’absence de résultat dommageable réalisé ou de l’acte redouté : « indépendamment de la survenance éventuelle d’un tel acte »[21], « même lorsqu’il n’a pas été suivi d’effet »[22]… D’autres fois, le comportement pénalement appréhendé précède ou sert nécessairement et techniquement la réalisation d’un acte lésionnaire redouté, ce qui justifie dans l’esprit du législateur sa répression. Ainsi en est-il par exemple de la participation à un groupe de combat ou de la fourniture de logement à un auteur de faits de terrorisme[23], des infractions liées au trafic d’armes dans un contexte terroriste[24], du « fait de préparer l’une des infractions » terroristes de manière isolée[25]… étant précisé que la lecture des articles 421-1 et suivants du Code pénal, siège du droit pénal spécial en matière de terrorisme, n’épuise pas selon nous l’énumération des infractions de prévention en ce domaine comme nous le verrons.

Enfin, ultime raison justifiant de les examiner, elles font l’objet d’une critique nourrie en ce qu’elles participent à une (r)évolution du droit pénal.

L’oxymore contenu dans l’expression « infraction de prévention » révèle la singularité de ce mode d’incrimination : la technique de l’incrimination de prévention permet une « prévention pénale »[26], une « anticipation de la répression »[27], s’inscrit dans une logique de « prévention punitive »[28], dans une logique prédictive qui caractérise un droit pénal de la dangerosité[29].

Le foisonnement dans le droit pénal français des infractions de prévention pour lutter contre le terrorisme s’accompagne d’une évolution du recours à ce mode d’incrimination (I) qui n’est pas sans conséquence sur l’évolution du droit pénal lui-même (II).

 

I – Les manifestations du déploiement des infractions de prévention terroristes

 

Dans une étude récente et particulièrement fouillée, un auteur explique comment se sont succédé, sous l’effet d’un amoncellement de textes, plusieurs générations d’infractions de prévention[30]. Il nous semble possible de dégager deux mouvements législatifs dans la répression des actes de terrorisme par le recours à l’incrimination préventive. Le premier est modéré dans la mesure où le législateur se contente de dupliquer une technique d’incrimination déjà utilisée pour la prévention d’autres types de délinquance (A). Le second mouvement inaugure une digression ou torsion de cette méthode d’incrimination afin de saisir des comportements, encore plus éloignés sur la chaine causale conduisant aux actes dommageables éminemment redoutés. Pareille évolution de cette technique de pénalisation est sans aucun doute une caractéristique des infractions de prévention créées en matière de terrorisme (B).

 

A – La déclinaison de l’incrimination de prévention dans le champ de la répression du terrorisme

 

Ce mode d’incrimination qu’est l’infraction de prévention opère de manière longitudinale, c’est-à-dire en remontant l’iter criminis, pour attirer dans le champ pénal des comportements en amont de la constitution de l’infraction lésionnaire. C’est sur ce premier modèle traditionnel que sont construites certaines des infractions de prévention définies par les articles 421-1 et suivants du Code pénal. Par un aménagement des théories de la tentative et de la complicité punissables, sont pénalement appréhendés de manière autonome des commencements d’exécution, des actes préparatoires (1) ou encore des actes d’aide ou d’incitation à commettre des infractions terroristes (2).

 

1. L’incrimination autonome d’un commencement d’exécution et d’actes préparatoires

Cet éclatement de l’incrimination se manifeste par l’appréhension pénale de deux types de comportements échappant, par principe et dans une conception objective du droit pénal, à la répression[31].

Ainsi, le simple commencement d’exécution[32], s’il n’est pas complété par un désistement involontaire, ne peut être pénalement sanctionné au titre de la tentative[33] et reste dans ce cas impuni. Aussi, le législateur incrimine-t-il à titre spécifique des comportements s’apparentant à des commencements d’exécution. Un exemple nous est donné par l’infraction définie à l’article 421-2 du Code pénal consistant dans l’introduction « dans l’atmosphère, sur le sol, dans le sous-sol, dans les aliments ou les composants alimentaires ou dans les eaux, y compris celles de la mer territoriale, (d’) une substance de nature à mettre en péril la santé de l’homme ou des animaux ou le milieu naturel », constitutive d’un acte de terrorisme « lorsqu’il est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». La précision suivant laquelle il n’est pas exigé pour la consommation de ladite infraction que les produits litigieux aient porté atteinte à la santé des hommes, de la faune ou de la flore, la seule mise en péril suffisant à cette fin, fait de cette incrimination une infraction de prévention constituée indépendamment de la survenance d’un dommage[34]. Il s’agit là de ce qu’une doctrine très majoritaire nomme « infraction formelle »[35].

Cette attraction pénale s’exprime plus fréquemment par l’incrimination sui generis d’actes préparatoires[36]. Les infractions terroristes offrent de multiples exemples. Certaines sont des infractions déjà existantes simplement déclinées dans un contexte terroriste : ainsi en est-il des infractions relatives au trafic d’armes (transport, détention, acquisition, cession…) visées à l’article 421-1-4° du Code pénal. Issu de la loi n°96-647 du 22 juillet 1996[37], l’article 421-2-1 du Code pénal incrimine « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents ». Si des peines spécifiques ont ensuite été prévues à l’article 421-6 par la loi n°2006-64 du 23 janvier 2006[38], cette infraction constitue le duplicata tardif du délit de participation à une association de malfaiteurs, très ancien, prévu à l’article 450-1 du Code pénal[39] qui est en plus l’archétype de l’infraction dite collective[40]. Plus complexe dans sa structure mais véritable avatar de la précédente infraction de prévention évoquée, le délit de l’article 421-2-6 du Code pénal permet la répression d’une participation individuelle à un projet terroriste[41]. Innovation remarquée de la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme[42], cette incrimination a pour ratio legis la crainte inspirée par l’activité du « loup solitaire » ou des microcellules terroristes[43], du terroriste « auto-entrepreneur »[44] en somme.

La création d’infractions de prévention se fait encore par l’appréhension pénale de comportements s’apparentant à une aide apportée ou une incitation à l’activité terroriste.

 

2. L’incrimination autonome d’actes d’aide ou d’incitation

En vertu de l’article 121-7 du Code pénal, la complicité ne peut être retenue qu’en présence d’un fait principal punissable, c’est-à-dire si l’infraction commise par l’auteur est consommée ou au moins tentée. Afin d’éviter que le hasard ne devienne un critère de répression et pour ne pas faire dépendre la responsabilité pénale du complice de l’activité d’un tiers, le législateur a érigé en infractions autonomes les actes de complicité définis à l’article précité[45]. Ces infractions sont par nature des infractions de prévention. Les articles 421-1 et s. du Code pénal en recèlent quelques exemples. Certaines d’entre elles permettent l’incrimination ad hoc d’une aide au sens de l’alinéa 1er de l’article 121-7 du Code pénal. L’article 421-1-3° du Code pénal incrimine l’aide logistique apportée à l’entreprise terroriste par renvoi à l’article 434-6 du même Code relatif à la fourniture aux auteurs et complices de telles infractions d’un logement, d’un lieu de retraite, de subsides, de moyens d’existence ou de tout autre moyen permettant de les soustraire aux recherches ou à l’arrestation ; l’article 421-2-2 du Code pénal réprime le soutien financier apporté aux entreprises terroristes, infraction créée par la loi n°2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne[46]. Sont également constitutifs d’une aide incriminée à titre autonome, la détention et le transport « de substances ou produits incendiaires ou explosifs ainsi que d’éléments ou substances destinés à entrer dans la composition de produits ou engins incendiaires ou explosifs en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels » d’infractions d’atteintes aux biens dangereuses pour les personnes ou d’atteintes aux personnes[47].

D’autres infractions de prévention définissent de manière autonome une incitation à commettre des infractions indépendamment de leur réalisation, consistant aux termes de l’alinéa 2nd de l’article 121-7 du Code pénal soit en une provocation à la commission d’une infraction, soit en une fourniture d’instructions pour sa réalisation. Ainsi, l’incrimination de la direction ou de l’organisation d’une association de terroristes[48] peut être assimilée à la répression d’un acte consistant dans la fourniture d’instructions. L’art.421-2-5 du Code pénal définissant les délits de provocation directe à des actes de terrorisme et d’apologie de ce type d’actes assure la répression d’actes d’incitation générale à la commission d’infractions terroristes. Ces derniers délits ne sont pas à proprement parler une création de la loi  n°2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme[49] : ils ont été exfiltré au moyen de ce texte de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse[50]. En revanche, le fait d’adresser à une personne des offres ou des promesses, de lui proposer des dons, présents ou avantages quelconques, de la menacer ou d’exercer sur elle des pressions afin qu’elle commette certaines actes même lorsqu’il n’a pas été suivi d’effet, correspond à l’incrimination d’une incitation plus ciblée d’autrui à commettre des infractions terroristes[51], infraction connue également en droit commun[52].

Ainsi, le recours à la technique de l’incrimination de prévention en matière de terrorisme n’a a priori rien de spécifique tant sa structure ressemble à celle de l’incrimination de prévention utilisée pour prévenir d’autres types de délinquance. Pourtant, une étude plus attentive des infractions de prévention terroristes invite à constater une évolution particulièrement sensible de ce mode d’incrimination qui permet de saisir également des comportements qui n’entretiennent qu’un lien très distendu avec les infractions redoutées. C’est en ce sens que l’usage de ce mode d’incrimination devient spécifique en ce domaine car il a un caractère « systématique, expansif et englobant »[53].

 

B – Une digression de l’incrimination de prévention en matière de lutte contre le terrorisme

 

Cette orientation spécifique à la répression du terrorisme se traduit à la fois par une dilatation de l’incrimination de prévention dans sa structure (1) et par une dérivation de son objet (2).

 

1. La dilatation de l’incrimination de prévention

Alors que les infractions de prévention précédemment évoquées sont constituées d’actes préparatoires ou d’actes de complicité érigés en incriminations autonomes, d’autres infractions définies par le Code pénal dans la partie réservée à l’énumération des actes de terrorisme consistent en des comportements eux-mêmes préparatoires à des infractions de prévention terroristes ou d’aide apportées à de telles infractions : elles permettent en quelque sorte une incrimination de prévention au carré.

Les comportements ainsi réprimés sont périphériques à d’autres infractions de prévention de sorte que le lien avec les infractions redoutées d’atteintes aux biens et aux personnes est extrêmement ténu.

Pour exemple, la provocation à la participation à un groupement ou à une entente terroriste, même non suivie d’effet, qui correspond à ce que l’on pourrait nommer un recrutement, constitue clairement un acte d’incitation à la commission de l’infraction de participation à une association terroriste, elle-même infraction de prévention, et incriminé de manière spécifique. Créée par la loi n°2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme[54], cette infraction est prévue à l’article 421-2-4 du Code pénal[55]. De même, le délit d’entrave aux procédures de blocage de sites djihadistes tel que défini à l’article 421-2-5-1 du Code pénal depuis la loi n°2016-731 du 3 juin 2016[56] a vocation à empêcher la commission du délit de consultation habituelle de tels sites prévu à l’article 421-2-5-2 du Code pénal qui est lui-même une infraction de prévention. Enfin, l’incrimination de la diffusion de recettes pour la fabrication d’engins explosifs[57] constitue un acte d’aide appréhendé de manière autonome pour la réalisation de l’infraction, elle-même de prévention, de participation à une association terroriste ou à une entreprise individuelle de même nature.

Ajoutons à cela la possibilité d’une répression de la complicité de toutes les infractions de prévention et la répression de leur tentative selon les modalités prévues par la loi : la tentative de tous les crimes de prévention terroristes est punissable, même si la doctrine a pu considérer qu’elle serait sans doute difficile sinon impossible à retenir[58] ; quant à la tentative des délits de prévention terroristes et conformément à l’article 121-4 du Code pénal[59], le législateur prévoit sa répression dans certains cas : il en est ainsi de l’art.421-5 al.3 du Code pénal qui incrimine la tentative du délit de financement d’une entreprise terroriste que nous avons pu qualifier d’infraction de prévention dans la mesure où il est constitué indépendamment de la constitution d’une telle entreprise[60]. Dès lors, le champ de la répression s’en trouve élargi d’autant, le nombre de personnes susceptibles d’être concernées augmenté.

A côté de cette première expression de la digression de ce mode d’incrimination dans le périmètre de la répression du terrorisme, une autre illustration nous est donnée par le choix législatif d’une répression pénale de comportements satellites aux infractions terroristes redoutées. Cette logique d’une intervention pénale « hyper-anticipée » conduit au développement d’infractions de prévention qui ne sont ni en relation causale, ni même en relation de proximité avec les dommages dont l’évitement est recherché.

 

2. La dérivation de l’incrimination de prévention 

Cette répression centrifuge est permise par une évolution de la technique-même d’incrimination de prévention comme dispositif de lutte contre le terrorisme, conduisant à repousser les bornes de la pénalité de manière inédite. Cette forme d’incrimination assure ainsi l’appréhension pénale de comportements sans lien direct avec les actes terroristes redoutés. Cette répression intégrée se traduit par la multiplication d’ « infractions administrativo-pénales »[61].

Ces infractions de prévention d’un nouveau genre forment la bordure externe d’une répression qui intervient sous forme de cercle concentrique s’éloignant toujours plus du cœur du droit pénal spécial terroriste composé des infractions terroristes d’atteintes aux personnes et aux biens.  S’opère dès lors pour cette répression périphérique un glissement du Code pénal vers le Code de la sécurité intérieure et la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence telle que modifiée par les lois de prorogation successives promulguées ces deux dernières années, qui définissent notamment de telles infractions de prévention. Bien que les textes ne fassent pas toujours référence à une volonté affichée d’éviter la commission d’infractions terroristes, c’est pourtant ce qui motive la création de pareilles incriminations : celles contenues dans le Code de la sécurité intérieure peuvent être qualifiées de pérennes à la différence de celles figurant dans la loi sur l’état d’urgence qui, par définition, n’ont vocation à exister que le temps pendant lequel sera maintenu l’état d’urgence.

Concernant les infractions administrativo-pénales pérennes, plusieurs illustrations peuvent en être données : la loi du 13 novembre 2014 a défini aux articles L.224-1 et s. du Code de la sacurité intérieure la procédure administrative d’interdiction de sortie du territoire applicable aux Français[62]. Outre cette décision d’interdiction qui peut être prise sous certaines conditions, il est imposé à la personne concernée l’obligation de restitution de son passeport et de sa carte nationale d’identité. Le fait de quitter ou de tenter de quitter le territoire français au mépris de l’interdiction ainsi posée est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 € d’amende, le défaut de restitution des documents d’identité sanctionné de deux ans d’emprisonnement et de 4.500 €[63]. Il n’y a ici aucun doute quant à l’intention du législateur qui est bien d’éviter la participation de la personne concernée à une entreprise terroriste en dehors du territoire national. En effet, l’article L.224-1 du Code de la sécurité intérieure énumérant les conditions devant être remplies pour qu’une telle décision d’interdiction puisse être prise, précise que cet individu doit projeter soit « des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes », soit « des déplacements à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes, dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français ». L’autre exemple pouvant être donné est celui du non-respect des restrictions pouvant être posées dans le cadre du contrôle administratif décidé à l’égard de la personne de retour en France « qui a quitté le territoire national et dont il existe des raisons sérieuses de penser que ce déplacement a pour but de rejoindre un théâtre d’opérations de groupements terroristes dans des conditions susceptibles de la conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français »[64]. Peuvent être décidées les obligations de résider dans un périmètre géographique déterminé, de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie[65], de déclarer son domicile et tout changement de domicile, ainsi que l’interdiction de « se trouver en relation directe ou indirecte avec certaines personnes, nommément désignées, dont il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics »[66], pendant un délai maximum légalement prévu. Issu de la loi du 3 juin 2016 précitée, l’article L.225-7 du Code de la sécurité intérieure incrimine le fait de se soustraire à ces obligations et interdiction et prévoit au titre des peines encourues trois ans d’emprisonnement et 45.000 € d’amende.

Si ces incriminations sont pensées comme rempart à la commission d’infractions de terrorisme, elles ne sont pas contenues dans le Code pénal et n’intègrent donc pas la catégorie des actes de terrorisme. Pourtant, sont prévues des peines plus élevées que certaines encourues par les auteurs de comportements définis aux articles 421-1 et suivants du Code pénal. Par ailleurs, il n’est pas certain qu’elles soient encore fondées sur un « principe de prévention ». Elles traduisent plutôt une immixtion du « principe de précaution » dans le droit pénal. Il s’agit d’incriminer ici des comportements très en amont d’hypothétiques actes terroristes tels que définis par le Code pénal, si bien que c’est en réalité un lien de causalité fantasmé qui fonde à ce stade la répression. Cette affirmation n’est pas démentie par l’indication selon laquelle l’interdiction du territoire peut être décidée « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser » que la personne projette les déplacements précités ou un contrôle des retours exercé lorsqu’« il existe des raisons sérieuses de penser que (son) comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics », mais sans précision sur la source de ces « raisons sérieuses », ce qui conduit à s’interroger sur le degré d’exigence probatoire requis[67].

Cet ensemble de remarques vaut aussi pour les infractions de prévention temporaires contenues dans la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence modifiée. L’article 13 de ladite loi fait de la violation des différentes interdictions et obligations qui accompagnent les mesures administratives décidées dans le cadre de l’état d’urgence, des infractions dont on ne peut douter, compte tenu du contexte, qu’elles aient pour justification l’évitement d’infractions terroristes : il s’agit donc d’infractions de prévention. Ainsi par exemple, le non-respect de la fermeture provisoire de certains lieux et de la tenue de réunion (art.8) et le non-respect de l’obligation de remettre des armes (art.9) sont punis de six mois d’emprisonnement et de 7.500 € d’amende. Le non-respect des horaires et du lieu de l’assignation à résidence administrative décidée en application de l’article 6 de la loi de 1955 est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 € d’amende. Pour la mise en œuvre de cette mesure administrative, sont enfin punis d’un an d’emprisonnement et de 15.000 € d’amende le manquement à l’obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou de gendarmerie, de remettre des documents justificatifs d’identité, la violation de l’interdiction d’entrer en contact avec telles personnes désignées et le non-respect du placement sous surveillance électronique mobile. A cela, il convient d’ajouter la reconstitution d’association ou de groupement ayant fait l’objet d’une dissolution par décret en Conseil des Ministres pour la raison qu’ils participaient à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public, facilitaient ou incitaient à leur commission (art.6-1), de tels agissements étant punis, par renvoi aux articles 431-15 et 431-17 à 431-21 du Code pénal, de peines pouvant s’élever jusqu’à sept ans d’emprisonnement et 100.000 € d’amende. Il s’agit encore d’infractions qui ont vocation à éviter de manière extrêmement anticipée la commission d’infractions terroristes, si bien que ce qui est incriminé est là encore le seul risque de réalisation de telles infractions.

Cette dernière variété d’infractions de prévention ne saisit pas des actes préparatoires mais des actes simplement antécédents ou préalables à des comportements terroristes plus graves dont la survenance est à ce stade seulement hypothétique. La législation pénale en matière de terrorisme se caractérise ainsi par le recours renforcé à un mode d’incrimination s’apparentant à une véritable « technique de l’encerclement »[68].

Les manifestations diverses du déploiement des infractions de prévention terroristes participent d’une « approche proactive du droit pénal du terrorisme »[69]. L’usage intensif en ce domaine de cette forme d’incrimination se double d’une extension de son champ d’action, ce qui permet de repousser toujours un peu plus loin les limites de la répression, sans certitude toutefois de son efficacité dans la lutte contre le terrorisme. Elles opèrent une sorte de « dilatation de la responsabilité »[70] qui n’est pas neutre au regard du respect des droits et libertés fondamentaux. De plus, l’attachement du législateur à l’incrimination préventive comme moyen privilégié de défense contre le terrorisme a des incidences sur le droit pénal.

 

II – Les implications du déploiement des infractions de prévention terroristes

 

L’engouement non maîtrisé du législateur à recourir à l’infraction de prévention notamment en matière de terrorisme n’est pas sans conséquence sur la manière dont évolue le droit pénal contemporain : l’utilisation de ce mode d’incrimination perturbe la physionomie classique du droit pénal (A) dont l’intégrité n’est finalement protégée que de manière incertaine (B).

 

A – Une perturbation constatée du droit pénal

 

Le dispositif antiterroriste proposé par le droit pénal substantif est donc essentiellement fondé sur une intervention préventive du législateur. Celle-ci contribue, d’une part, à une altération du droit pénal au regard de sa cohérence (1) et conduit, d’autre part, à son instrumentalisation (2).

 

1. L’altération entretenue du droit pénal

Comme en d’autres domaines, le recours à la technique de l’incrimination de prévention en matière de lutte contre le terrorisme contrarie, mais sans doute de manière plus appuyée ici, certaines théories générales du droit pénal. En outre, alors que l’on pourrait s’attendre à ce que soit applicable aux infractions de prévention terroristes un régime particulier eu égard à leur structure spécifique, il n’en est rien et c’est au contraire un régime totalement illisible auquel elles sont soumises.

Le droit pénal français est un droit pénal objectif donc attaché au fait, à l’acte, au comportement, laissant hors d’atteinte la seule intention conformément à l’idée selon laquelle « le droit pénal ne s’occupe pas du for intérieur qui est le domaine réservé de la morale et de la religion »[71]. A l’occasion de la réforme du Code pénal en 1992, cette conception classique du droit pénal a été réaffirmée avec force, le législateur choisissant de procéder dans la partie spéciale du Code pénal à l’incrimination d’un « fait »[72] et de définir comme par le passé une « matérialité infractionnelle »[73]. De même, dans la partie générale de ce Code, ont été définies la tentative et la complicité punissables, s’inspirant pour ce faire des définitions antérieures données par le Code pénal de 1810. La lecture de l’article 121-5 du Code pénal nous apprend que « la tentative est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d’exécution, elle n’a été suspendue ou n’a manqué son effet qu’en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur ». Restent, par conséquent et par principe, en dehors du champ de la répression les actes se situant en deçà d’un commencement d’exécution sur l’iter criminis tels que les actes préparatoires, pour la raison qu’il s’agit d’actes univoques ne permettant pas de révéler de manière certaine l’intention infractionnelle. L’article 121-7 du Code pénal impose, quant à lui, pour que puisse être retenue une complicité, un acte principal punissable[74]. Si cette condition n’est pas remplie, l’acte d’aide, d’assistance ou d’instigation tel que décrit par cette disposition légale reste hors d’atteinte de la répression comme l’a indiqué une jurisprudence bien connue et commentée[75].

Or, par une déformation des théories générales de la tentative et de la complicité, sont créées des infractions de prévention qui permettent l’appréhension pénale de comportements situés en amont des actes dommageables redoutés[76]. L’exemple des infractions de prévention en matière de terrorisme est sans nul doute une illustration extrême de ce mouvement tant cette altération des règles de la tentative et de la complicité conduit en ce domaine à l’appréhension d’un nombre important de comportements très variés, comme nous l’avons vu, sans lien de causalité avéré pour certains avec les actes lésionnaires craints, incriminés en raison de leur seule potentialité d’y conduire. Le recours au mode d’incrimination de prévention pour lutter contre le terrorisme est donc une des illustrations d’un double discours de politique criminelle tenu dans le Code pénal et dénoncé par la doctrine[77] : la structure matérielle de certaines incriminations contenues dans la partie spéciale du Code pénal est définie en contradiction avec les règles générales de la tentative et de la complicité énoncées dans la partie générale de ce même Code. Prenant le prétexte d’un renforcement de la sécurité dont nul ne pourrait contester la nécessité en ce domaine, le législateur défend une élasticité de la responsabilité pénale. La multiplication des infractions de prévention terroristes traduit une « aporie du droit pénal face au terrorisme, en tout cas du droit pénal « classique » (…) construit sur le modèle de la responsabilité individuelle d’un auteur sanctionné pour avoir matériellement et en toute connaissance de cause commis un acte qualifié criminel en général directement dommageable pour les personnes ou les biens »[78]. Ces concessions faites avec les théories de la participation pénale encore plus ébréchées en cette matière normalisent une répression pénale fondée sur une once de matérialité à laquelle il est difficile sinon impossible de rattacher l’intention réprouvée, de sorte que l’on assiste dans le même temps à une « dilution du principe de culpabilité »[79]. L’utilisation de l’incrimination de prévention permet enfin au législateur de s’affranchir de la règle de la discontinuité du droit pénal, garante d’un droit pénal démocratique, puisque presque tout comportement en lien même très lâche avec une entreprise collective ou individuelle terroriste peut conduire au prononcé d’une peine.

Si la création d’infractions de prévention en matière de terrorisme heurte dans sa cohérence un droit pénal objectif, protecteur des libertés individuelles, cette cohérence s’en trouve également affectée par la complexité du régime qui leur est applicable.

Compte tenu de la différence structurelle entre les infractions de lésion terroristes et les infractions de prévention terroristes, l’application d’un régime différencié procédural aurait pu être imaginée. En parcourant le chapitre premier du titre II « Du terrorisme » contenu dans le Livre IV relatifs aux crimes et délits contre la nation, l’Etat et la paix publique du Code pénal, on s’aperçoit que malgré l’intitulé « Des actes de terrorisme » qui pourrait faire penser qu’un tel chapitre réunit exclusivement des comportements incriminés recevant cette qualification, force est de constater qu’il n’en est rien. En effet, les articles 421-1 à 421-6 incriminent des comportements tantôt qualifiés expressément d’actes de terrorisme[80], tantôt non qualifiés comme tels[81]. Si les actes incriminés dénommés « actes de terrorisme » relèvent de la catégorie des infractions de lésion[82] ou de la catégorie des infractions de prévention[83], en revanche, le défaut de qualification légale expresse ne concerne que des comportements incriminés comme infractions de prévention. Pour autant, l’existence ou non d’une telle qualification expressément donnée par le texte incriminateur ne semble pas avoir d’incidence sur le régime procédural applicable. En effet, le Code de procédure pénale prévoit l’application de règles de procédure pénale dérogatoires pour le traitement des infractions de terrorisme[84] sans faire a priori de distinction. L’article 706-16 du Code de procédure pénale dispose en son 1er alinéa que « Les actes de terrorisme incriminés par les articles 421-1 à 421-6 du code pénal, ainsi que les infractions connexes sont poursuivis, instruits et jugés selon les règles du présent code sous réserve des dispositions du présent titre ».

Cependant, dans le même titre, l’article 706-24-1 prévoit que les dispositions spéciales en matière de garde à vue et de perquisitions applicables à la criminalité et la délinquance organisée dont relève le terrorisme[85] ne sont pas applicables aux infractions définies aux articles 421-2-5 à 421-2-5-2 du Code pénal[86], laissant en revanche la possibilité d’appliquer pour le traitement de ces infractions les autres dispositions particulières en matière d’interceptions de correspondances, de sonorisation et fixation d’images de certains lieux et véhicules, de captation de données informatiques[87]. De telles prévisions textuelles inspirent plusieurs remarques : premièrement, les infractions ainsi visées par l’exclusion représentent seulement certaines des infractions de prévention terroristes et les faits incriminés ne sont pas expressément qualifiées d’actes de terrorisme ; deuxièmement, n’est pas visé dans cette liste l’article 421-2-4 qui définit également une infraction de prévention réprimant un comportement non qualifié d’acte de terrorisme ; troisièmement et enfin, il est réservé un sort particulier à la première infraction de cette liste, le délit d’apologie et de provocation au terrorisme qui est un délit de prévention et qui était également un délit de presse. Afin de prendre en compte une « réalité d’ordre criminologie », ce délit a vu son régime évolué dans le sens d’un durcissement[88] d’abord avec la loi n°2012-1432 du 21 décembre 2012 qui a augmenté le délai prescription de l’action publique pour cette infraction et prévu la possibilité du placement en détention provisoire, puis avec la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 qui a extrait ce délit de la loi sur la liberté de la presse de 1881 pour l’insérer dans un nouvel article 421-2-5 du Code pénal[89]. Mais, dans le même temps, le traitement de ce délit échappe à l’application de règles procédurales plus coercitives applicables aux infractions terroristes. Ces seules remarques montrent l’absence d’un régime procédural défini en considération de la structure matérielle de l’infraction.

Par ailleurs, que convient-il d’entendre par « infractions connexes » au sens de l’article 706-16 du Code de procédure pénale, soumises au même titre que les actes de terrorisme à une procédure pénale dérogatoire au droit commun ? Peut-on y inclure les infractions de prévention prévues par le Code de la sécurité intérieure ou encore celles définies par la loi sur l’état d’urgence et précédemment évoquées ? Une réponse peut être en partie trouvée à la lecture de l’article 706-25-4 du Code de procédure pénale qui détermine le contenu du fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes. L’inscription dans ce fichier concerne les décisions prises relatives aux « infractions mentionnées aux articles 421-1 à 421-6 du code pénal, à l’exclusion de celles mentionnées aux articles 421-2-5 à 421-2-5-2 du même code, ainsi que les infractions mentionnées aux articles L. 224-1 et L. 225-7 du code de la sécurité intérieure ». On retrouve ici la même exclusion que celle précédemment signalée. En revanche, font l’objet d’une inscription dans ce fichier les décisions relatives à la violation de l’interdiction de sortie du territoire et à la violation des obligations fixées pour le contrôle des retours sur le territoire national que nous avons qualifiées d’infractions de prévention terroristes d’un genre nouveau. Enfin, l’exclusion concernant certaines infractions de prévention terroristes des procédures dérogatoires se retrouve encore pour l’application de dispositions concernant l’exécution des peines. Comme l’a souligné la doctrine[90], des lois du 3 juin et du 21 juillet 2016 a émergé un véritable droit spécial de l’application des peines en matière de terrorisme. Ainsi, la loi du 3 juin 2016 a durci les conditions d’octroi de la libération conditionnelle à l’égard de la personne « condamnée à une peine privative de liberté pour une ou plusieurs infractions mentionnées aux articles 421-1 à 421-6 du code pénal, à l’exclusion de celles définies aux articles 421-2-5 à 421-2-5-2 du même code »[91]. La loi du 21 juillet 2016 a exclu quant à elle du bénéfice de la suspension et du fractionnement de peine[92], de la semi-liberté et du placement à l’extérieur[93] et des crédits de réduction de peine[94] les personnes condamnées pour les infractions terroristes des articles 421-1 à 421-6 du Code pénal, à l’exception encore de celles définies aux articles 421-2-5 à 421-2-5-2 du même Code. Là encore, ce n’est pas la qualification d’infractions de prévention qui dicte cette différence de régime puisque s’agissant de celles les plus sévèrement punies, délits pour lesquels une peine de dix ans d’emprisonnement est encourue[95] ou crimes[96], la période de sûreté s’applique sans distinction selon les modalités définies à l’article 421-7 du Code pénal et la peine de suivi socio-judiciaire de l’art.131-36-1 du même Code, applicable en matière de terrorisme depuis la loi du 3 juin 2016, est encourue quelle que soit l’infraction terroriste considérée[97].

Même si les infractions de prévention possèdent une identité structurelle, il faut se rendre à l’évidence : celle-ci n’a pas d’incidence sur le régime auquel elles sont soumises tant au plan procédural qu’au plan de l’exécution des peines. C’est même un régime hétérogène qui leur est applicable et les critères retenus d’inclusion ou d’exclusion pour la mise en œuvre de ces règles dérogatoires, ne sont pas clairement identifiables.

Ce chamboulement du droit pénal opéré par un recours appuyé à l’incrimination de prévention dans le champ de la lutte antiterroriste cache une fonction utilitaire prégnante de ce mode d’incrimination.

 

2. L’instrumentalisation assumée du droit pénal

Plus qu’une atteinte à la cohérence interne du droit pénal, l’emploi de l’incrimination de prévention en matière de terrorisme porte également atteinte à sa fonction-même.

Il convient d’avoir à l’esprit que la législation antiterroriste est caractérisée par un double mouvement parfaitement décrit par nombre de commentateurs. En assurant l’appréhension de comportements toujours plus en amont des actes lésionnaires terroristes, le droit pénal a empiété sur un domaine traditionnellement réservé à la police administrative : la prévention. Dans un temps très voisin, les autorités administratives ont vu augmenter leurs pouvoirs pour intervenir préventivement dans la lutte contre le terrorisme grâce aux prérogatives qui leur ont été accordées en matière de renseignement[98], aux pouvoirs d’enquête renforcés et à la multiplication des mesures restrictives de nombreuses libertés pouvant être décidées en application du Code de la sécurité intérieure ou de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence modifiée[99]. Ainsi, s’est progressivement dessiné « un basculement vers la revanche du droit administratif »[100] dans la lutte antiterroriste, le droit pénal apparaissant comme un « droit supplétif » permettant de sanctionner le non-respect de mesures administratives.

L’infraction de prévention est donc un mode d’incrimination qui fait de la fonction préventive du droit pénal une fonction cardinale, gommant la distinction entre le droit administratif tourné vers la prévention et le droit pénal orienté naturellement vers la répression. Mais il ne faut pas se méprendre : la prévention dont il s’agit n’est qu’un prétexte et l’incrimination de prévention sert en réalité à renforcer répression[101], à étendre le filet pénal au-delà de ce que permet le droit répressif classique. Ce droit pénal post-moderne[102] n’a plus vocation seulement à réprimer un comportement pour éviter sa réitération, traduction de la fonction de prévention classique du droit pénal, mais à réprimer un comportement en raison de la dangerosité qu’il représente, qui lui est intrinsèque, et parfois même en raison de la dangerosité qui pourrait en découler.

La dernière génération d’infractions de prévention décrite, que la doctrine nomme « infractions administrativo-pénales », est une des expressions paroxystiques de cette mutation du droit pénal classique puisqu’elle permet la répression de comportements qui ne sont en réalité que la violation de mesures administratives. Si cette intervention pénale ne permet pas d’appréhender un comportement s’inscrivant ostensiblement dans un processus terroriste, elle autorise le déclenchement de poursuites, le début d’une enquête et un glissement aisé vers des qualifications contiguës comme la participation à un groupement ou entente terroriste ou à une entreprise individuelle de même nature qui permettront l’application des règles dérogatoires de procédure pénale, de mesures coercitives administratives ou pénales ainsi que des sanctions pénales et administratives[103].

Par ailleurs, l’utilisation de cette forme d’incrimination préventive emporte au moins deux autres conséquences : elle permet en premier lieu la sanction dans un contexte d’état d’urgence ou en dehors d’un tel cadre du non-respect de mesures administratives restrictives de libertés fondamentales telle que la liberté d’aller et de venir ou la liberté de réunion.

Elle pourrait augurer en second lieu une sollicitation renforcée du juge pénal pour vérifier la légalité des actes administratifs en application de l’article 111-5 du Code pénal dès lors que des poursuites seraient engagées sur le fondement des textes définissant de telles infractions de prévention. Les développements jurisprudentiels récents peuvent néanmoins faire douter de l’essor d’un tel contentieux. Par une formule quelque peu énigmatique, l’article 14-1 de la loi de 1955 prévoit qu’« A l’exception des peines prévues à l’article 13, les mesures prises sur le fondement de la présente loi sont soumises au contrôle du juge administratif (…) ». Cette disposition semble a priori écarter le juge judiciaire du contrôle de telles mesures administratives. Mais il peut être amené à le réaliser, certes a posteriori et à titre incident, quand de la légalité de la mesure administrative contenant des obligations ou interdictions dépend la constitution de l’infraction de prévention consistant dans leur violation. Aux termes de l’article 111-5 du Code pénal, « les juridictions pénales sont compétentes pour interpréter les actes administratifs, réglementaires ou individuels et pour en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis ». Il s’agit d’une expression de la plénitude de juridiction du juge pénal en même temps que d’une dérogation au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire. Cette exception d’illégalité doit être soulevée in limine litis et peut l’être d’office par le juge. La Cour de cassation a jugé que si la culpabilité ou l’innocence d’un individu dépendait de la légalité d’un acte administratif, le juge pénal n’était pas tenu de surseoir à statuer dans l’attente de la décision du juge administratif[104] et il avait même pour devoir de statuer sur toute question dont dépend selon lui l’application de la loi pénale[105]. Les premières décisions rendues dans le cadre de l’état d’urgence sur le fondement de l’article 111-5 du Code pénal concernaient exclusivement la légalité de perquisitions administratives et l’incidence de leur éventuelle illégalité sur la validité des actes accomplis au cours de la procédure pénale[106]. Cependant, la Cour de cassation a très récemment rendu une décision, étonnamment non publiée malgré l’intérêt certain qu’elle présente, relative à la contestation de la légalité d’assignations à résidence sur le fondement de l’article 111-5 précité, à l’occasion de poursuites engagées contre deux personnes faisant l’objet de telles mesures en application de la loi de 1955, pour violation de l’obligation de résidence imposée. Condamnés à cinq et trois mois d’emprisonnement pour cette raison par la Cour d’appel de Colmar, elles forment un pourvoi. La Cour de cassation répond au visa des articles 2 de la DDHC, 111-5 du Code pénal et 6 de la loi de 1955 modifiée. Elle rappelle que « le droit à la sûreté garanti par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen commande au juge pénal, lorsqu’il envisage, dans un cas prévu par la loi, de prononcer une peine privative de liberté à l’encontre d’une personne poursuivie au seul motif qu’elle s’est soustraite à l’exécution d’un acte administratif la concernant, de s’assurer préalablement que l’obligation dont la violation est alléguée était nécessaire et proportionnée ». Elle reprend le contenu des dispositions du Code pénal et de la loi de 1955 précitées. La Haute juridiction censure l’arrêt des juges du fond en indiquant que « s’il appartient au prévenu, poursuivi pour non-respect de l’assignation à résidence prononcée par le ministre de l’intérieur dans le cadre de l’état d’urgence, de préciser sur quels éléments porte sa contestation des raisons retenues par l’arrêté ministériel permettant de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics, il incombe au juge répressif, compétent pour apprécier la légalité des arrêtés d’assignation à résidence, de répondre aux griefs invoqués par le prévenu à l’encontre de cet acte administratif, sans faire peser la charge de la preuve sur le seul intéressé et en sollicitant, le cas échéant, le ministère public afin d’obtenir de l’autorité administrative les éléments factuels sur lesquels celle-ci s’était fondée pour prendre sa décision »[107]. Cette décision a priori favorable aux prévenus fait écho à deux précédents arrêts rendus le 28 mars 2017 par la même juridiction[108] publiées au Bulletin criminel qui imposent au juge pénal, avant de statuer sur l’exception d’illégalité dont il est saisi, de mettre en mesure l’autorité administrative auteur de la mesure litigieuse d’apporter, par l’intermédiaire du Ministère public, les éléments factuels à partir desquels la décision a été prise. Ces décisions ont été vivement critiquées en ce qu’elles inventaient une « procédure de consultation obligatoire et préalable de l’autorité administrative » et « offrait une session de rattrapage » à celle-ci pour préciser la motivation des décisions prises dans le cadre de l’état d’urgence[109]. Pareille exigence prétorienne ne risque-t-elle pas dès lors de détourner de l’utilisation d’une telle voie de droit quiconque sera poursuivi pénalement pour n’avoir pas respecté les mesures administratives prises dans le cadre de l’état d’urgence ou en application du Code de la sécurité intérieure ?

Ceci nous amène à remarquer avec d’autres auteurs une « intrication du droit pénal et du droit administratif »[110], des « interférences entre le droit pénal et le droit administratif »[111], un « brouillage entre police judiciaire et police administrative, autrement dit entre répression et prévention »[112], la « création d’une zone de chevauchement entre police administrative et police judiciaire »[113]. Un tel constat conduit à s’interroger de nouveau sur la pertinence du critère retenu par le Conseil constitutionnel fondé sur la nature administrative de la mesure décidée, en dehors de celle privative de liberté, pour déterminer la compétence du juge administratif pour le contrôle desdites mesures.

Aussi, pour les raisons précédemment évoquées et comme l’a souligné une auteure[114], cet ébranlement du droit pénal classique est-il parfaitement assumé par le législateur et justifié par le contexte terroriste. La multiplication des infractions de prévention en ce domaine est une des illustrations emblématiques d’un « droit pénal de la dangerosité » qui est « un droit pénal rongé de l’intérieur »[115].

La dégradation constatée de la conception objective du droit pénal sous l’effet notamment d’un recours considérable à l’incrimination préventive en matière de terrorisme apparait difficilement réversible. S’il n’est pas possible d’en appeler à la sagesse du législateur, le Conseil constitutionnel peut-il contenir la prolifération des infractions de prévention en ce domaine et participer ainsi à la protection de ce droit pénal perturbé ?

 

B – Une protection contrastée du droit pénal

 

Erigé en véritable « acteur de la politique pénale » grâce à ses censures et réserves d’interprétation à l’occasion de l’examen de dispositions législatives pénales[116], le Conseil constitutionnel peut-il par sa jurisprudence infléchir la création d’infractions de prévention terroristes par la censure des dispositions qui les définissent pour la raison qu’elles portent atteintes aux principes à valeur constitutionnelle s’appliquant en droit pénal ? L’intensité du contrôle opéré d’où découle le degré de protection accordée aux principes dont la méconnaissance est soutenue à l’occasion de sa saisine pourrait être un début de réponse  (1)(2).

 

1. Un contrôle relâché exercé par le Conseil constitutionnel

Les censures fondées sur une violation du principe de légalité des délits et des peines et du principe de proportionnalité des peines pourraient inviter le législateur à limiter le recours à un tel mode d’incrimination. Mais il semble que Conseil soit peu enclin à s’engager dans cette voie.

Par leur nature-même, les infractions de prévention s’appuient sur un élément matériel et un élément moral équivoques mettant pour cette seule raison à mal le principe de légalité dont le Conseil constitutionnel rappelle depuis longtemps qu’il implique une définition des infractions en termes suffisamment clairs et précis[117]. La trop grande distance temporelle et causale séparant les actes incriminés, actes préparatoires voire simplement actes antécédents, et les comportements lésionnaires redoutés empêche une telle précision. Pour illustrer un droit pénal devenu « liquide » sous l’effet de revendications toujours plus sécuritaires, deux auteurs prennent précisément l’exemple des infractions de prévention réprimant la préparation d’infractions ou même la préparation de préparation[118] et y voient « un affaissement voire un écroulement du principe de légalité » tel que défini à l’article 8 DDHC et à l’article 7 Conv. EDH[119]. La doctrine n’a eu de cesse que de relever cette contrariété avec le principe de légalité à propos de maintes infractions de prévention terroristes. Ainsi par exemple, elle a pu dénoncer la « matérialité douteuse » de l’infraction de non-justification de ressources de l’article 421-2-3 du Code pénal ou la « matérialité incertaine » des infractions de fourniture d’armes, de financement, de participation à une association terroriste[120]. Une auteure a encore remarqué que « réduite à l’adoption d’un comportement ou à l’emploi d’un procédé la matérialité du soutien au terrorisme (confinait) au néant »[121]. A l’occasion du transfert précédemment évoqué du délit d’apologie et de provocation au terrorisme dans le Code pénal à l’article 421-2-5 par la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014, les commentateurs de cette loi n’ont pas manqué d’émettre des doutes quant au respect de la légalité pénale du texte incriminateur en raison de la disparition de la référence textuelle aux moyens utilisés pour commettre les faits incriminés[122].

Cependant, le Conseil constitutionnel ne semble pas très réceptif à ces remarques comme l’atteste ce qui suit.

L’article 421-2-1 du Code pénal incrimine comme acte terroriste « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents », sans que les modalités de participation, ni les faits matériels qui donnent corps à cette préparation collective, soient précisément déterminés. Cette disposition insérée dans le Code pénal par la loi n°96-647 du 22 juillet 1996 n’a pas été déférée à l’examen du Conseil alors même que d’autres dispositions de ce texte l’avaient été[123]. Une saisine sur QPC n’aurait cependant guère eu de chance de conduire à la reconnaissance d’une violation du principe de légalité. En effet, par sa décision du 2 mars 2004[124], le Conseil a considéré que « n’est ni obscure, ni ambiguë l’expression  » bande organisée « , qui est définie par l’article 132-71 du code pénal comme  » tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’une ou de plusieurs infractions « » (Cons.14). Par la suite, à l’occasion de la création de l’infraction de l’article 222-14-2 du Code pénal pour l’incrimination de la préparation d’actes de violences, le Conseil, interrogé sur la méconnaissance par cette disposition du principe de légalité, a indiqué que « la nouvelle incrimination emprunte à la définition de la circonstance aggravante de crime organisé prévue par l’article 132-71 du code pénal les termes de  » groupement  » et de  » préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels «  », que « ces termes sont repris dans les éléments constitutifs du délit d’association de malfaiteurs prévu par l’article 450-1 du code pénal » et que « la participation constatée est  » en vue de la préparation  » d’infractions spécifiées », pour conclure que « le délit est ainsi défini en des termes suffisamment clairs et précis pour ne pas méconnaître le principe de légalité des délits »[125]. Nul besoin donc d’interroger le Conseil, la définition de l’incrimination de l’article 421-2-1 du Code pénal sera, pour lui, conforme aux exigences constitutionnelles découlant du principe de légalité. La rédaction répondant aux impératifs de précision et de clarté écarte-t-elle pourtant toute difficulté d’interprétation ? La réponse est manifestement négative si l’on en croit une récente décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation venue rappeler que la qualification criminelle de l’association terroriste de l’article 421-6 du Code pénal devait être retenue nonobstant la démonstration de la connaissance précise et concrète par le participant des infractions particulières projetées dès lors qu’il s’était associé à une entreprise terroriste[126].

Par la voie d’une QPC, un requérant reprochait aux dispositions incriminant la violation de l’interdiction administrative de sortie du territoire français et le refus de remise des documents d’identité de méconnaitre le principe de légalité des délits et des peines et de prévisibilité de la loi. Il considérait que les conditions nécessaires au prononcé de l’interdiction de sortie du territoire étaient insuffisamment déterminées. A propos de ces délits que nous avons présentés comme étant une figure ultime des infractions de prévention, le Conseil a répondu, en se contentant d’en reprendre les définitions que « ces infractions, qui ne peuvent être constituées que lorsqu’une interdiction de sortie du territoire a été prononcée, sont définies de manière claire et précise » et « que, par suite, le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines doit être écarté »[127].

Quant aux dispositions de l’article 421-2-5-2 du Code pénal définissant le délit de consultation habituelle de sites provoquant à la commission d’actes terroristes ou faisant l’apologie de tels actes, elles ont également été déférées à l’examen du Conseil constitutionnel à la suite d’une QPC ayant conduit à sa saisine. Outre le reproche d’une atteinte excessive portée à la liberté de communication par les dispositions contestées, le requérant considérait qu’elles contrevenaient également au principe de légalité des délits et des peines et à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi en raison de l’imprécision des termes employés pour la définition du délit. Cette analyse est aussi celle d’une partie de la doctrine[128]. Dans sa décision n°2016-611 QPC du 10 février 2017[129], le Conseil fait cependant le choix de ne pas répondre sur le terrain de la méconnaissance du principe de légalité. Mais les juges indiquent, s’interrogeant sur la portée du fait justificatif contenu dans le même texte[130], que « l’incrimination instituée (…) ne requiert pas que l’auteur des faits soit animé d’une intention terroriste. Dès lors, les dispositions contestées font peser une incertitude sur la licéité de la consultation de certains services de communication au public en ligne et, en conséquence, de l’usage d’internet pour rechercher des informations ». N’est-ce pas ici faire référence à un manque de prévisibilité du texte incriminateur et donc par suite à une méconnaissance du principe de légalité dont elle est un des attributs ? A l’occasion de la résurrection de cette incrimination par la loi n°2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique[131] après l’abrogation par la décision du Conseil précitée du texte qui la définissait, le législateur ajoute que le délit ne saurait être constitué que « lorsque cette consultation s’accompagne d’une manifestation de l’adhésion à une idéologie exprimée sur ce service ». Cette précision apportée confirme qu’elle manquait auparavant mais elle a été considéré encore insuffisante[132].

Enfin, le dernier exemple choisi est celui du délit d’entreprise individuelle terroriste défini à l’article 421-2-6 du Code pénal. La proximité de ce délit avec celui de participation à une association terroriste[133] a été soulignée par la circulaire du 5 décembre 2014 de présentation de la loi du 13 novembre 2014[134], sans que cela puisse conférer au premier, au regard de sa définition, un brevet de conformité au principe de légalité. A la suite du renvoi par la Cour de cassation et par arrêt du 25 janvier 2017 d’une QPC devant le Conseil constitutionnel[135], le requérant et l’association intervenante « Ligue des droits de l’Homme » font valoir que les dispositions définissant ce nouveau délit méconnaissent notamment le principe de légalité des délits et des peines car les éléments constitutifs du délit sont définis de manière imprécise et incriminent de très nombreux comportements. Après avoir repris une formule fixée depuis longtemps dans sa jurisprudence et déjà citée[136], le Conseil s’empresse de souligner la complexité structurelle du délit qui consiste dans l’incrimination du « fait de préparer de manière individuelle la commission d’un acte terroriste », en précisant que plusieurs éléments doivent être réunis pour sa constitution. Il énumère les infractions terroristes visées par le texte dont la préparation est projetée, rappelle que cette préparation « doit être intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » et indique enfin que la « préparation doit être caractérisée par la réunion de deux faits matériels ». La longueur du texte incriminateur peut à elle seule convaincre que le législateur a eu le souci de se montrer précis dans la définition du délit. Mais le lecteur plus attentif de la décision du Conseil sera moins convaincu. Au lieu de s’intéresser à la précision et à la clarté de la définition du seul comportement incriminé, les juges relèvent que « les infractions dont la commission doit être préparée pour que le délit contesté soit constitué sont clairement définies par le paragraphe II de l’article 421-2-6 et par les dispositions du code pénal auxquelles cet article renvoie »[137]. Le Conseil rappelle également, dans le même paragraphe, que « la notion d’entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur est énoncée en des termes d’une précision suffisante pour qu’il n’y ait pas méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines ». Il mentionne la décision par laquelle il en avait jugé ainsi[138], de sorte qu’il n’y a pas matière à débat[139]. S’attachant davantage à la matérialité du délit, les conseillers de la rue Montpensier indiquent que la préparation doit être caractérisée par la réunion d’au moins deux faits matériels, c’est-à-dire un fait matériel principal tenant dans « le fait de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui »[140] et un au moins des faits matériels complémentaires consistant dans le recueil de renseignements sur des lieux ou des personnes, l’entraînement ou la formation au combat, à la fabrication d’armes, à la conduite d’engins, la consultation de sites djihadistes ou encore le séjour à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes[141]. Ceci précisé, le Conseil conclut d’une manière déroutante à l’absence de violation par les dispositions contestées du principe de légalité des délits et des peines : concernant l’élément moral du délit, il fait seulement mention de l’exigence d’une préparation « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » (§8). Or, il n’est fait référence ici qu’à l’un des aspects de l’élément moral complexe qui caractérise ce délit et pour lequel il conviendrait d’exiger pour cette raison une définition claire et précise. A ce propos et commentant ce nouveau délit, la CNCDH n’avait-elle pas indiqué qu’« une définition plus précise de l’élément moral de ce nouveau délit (s’imposait) » avant de suggérer que « les nouvelles dispositions (devaient prévoir) que les actes accomplis par l’individu isolé ne (pouvaient) s’expliquer que par la volonté d’accomplir l’une des infractions visées par les nouveaux textes »[142] ? Quant à la définition de la matérialité du délit, la description détaillée des comportements constitutifs de la préparation incriminée semble devoir suffire au Conseil pour considérer qu’elle est conforme aux exigences liées au principe de légalité. Pourtant ici aussi et dans l’avis précité[143], la CNCDH avait noté que, parmi les comportements incriminés, « l’action de rechercher évoque une action fort imprécise car située trop en amont du commencement d’exécution de l’infraction », « pouvant donner lieu à une appréciation dangereusement subjective ». Après la promulgation de la loi ayant créé le délit, un auteur avait d’ailleurs prédit un « risque de rupture constitutionnelle en termes de nécessité et de légalité »[144]. Le Conseil constitutionnel censure partiellement les dispositions de l’article 421-2-6 du Code pénal pour la raison qu’est incriminé le fait de « rechercher… des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui ». Mais il le fait de manière fort surprenante pour méconnaissance non pas du principe de légalité mais du principe de nécessité : il reproche au législateur d’avoir incriminé ce comportement « sans circonscrire les actes pouvant constituer une telle recherche dans le cadre d’une entreprise individuelle terroriste » (§17), ce qui fait pourtant plutôt penser à une critique formulée à l’endroit de la qualité rédactionnelle du texte incriminateur.

L’exigence de qualité dans la rédaction des textes définissant des incriminations de prévention n’est pourtant pas superflue. En effet, le « flou de l’incrimination » peut entraîner un « flou dans l’administration de la preuve »[145].

Compte tenu de la réticence du Conseil constitutionnel à censurer les dispositions définissant des infractions de prévention en se plaçant sur le terrain de la légalité criminelle, une protection du droit pénal contre l’assaut de ce type d’incriminations pourrait être envisagée à travers le contrôle du respect du principe de proportionnalité des peines.

La diversité des comportements incriminés au titre des infractions de prévention terroristes expliquent la variété des quanta des peines privatives de liberté et d’amende. Par définition, ne peuvent être prises en considération la réalité et la gravité des dommages redoutés pour la détermination de ces quanta. D’ailleurs, le législateur tient parfois expressément compte de cet élément pour opérer une gradation des peines : les comportements incriminés au titre du terrorisme écologique[146] sont punis de vingt ans de réclusion criminelle et de 350.000 € d’amende, là où ils sont punis de réclusion criminelle à perpétuité et de 750.000 € d’amende lorsqu’ils ont entraîné la mort d’une ou plusieurs personnes[147]. Si l’on s’en tient à l’examen du Code pénal, on remarquera l’amplitude importante des peines encourues pour des infractions appartenant à la même catégorie d’infractions, celle des infractions de prévention terroristes, amplitude justifiée par des gravités propres aux comportements incriminés qui diffèrent grandement les uns des autres. Ainsi, l’infraction de prévention la plus sévèrement sanctionnée est le crime de direction et d’organisation d’une association terroriste ou la participation à un groupement ou une entente terroriste, pour la répression duquel sont prévues la peine de réclusion criminelle à perpétuité et celle de 500.000 € d’amende, dans l’hypothèse où l’entente ou le groupement prépare des infractions terroristes parmi les plus graves[148]. A l’autre extrémité, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30.000 € d’amende le délit de consultation de sites djihadistes de l’article 421-2-5-2 du Code pénal. Ce seul examen permet de conclure qu’indéniablement les peines prévues pour la répression des infractions de prévention terroristes sont globalement lourdes, alors même que les dommages ou actes redoutés ne sont pas réalisés[149]. Ne peut-on pas suspecter dans la détermination par le législateur des peines encourues une disproportion entre les quanta celles-ci et la gravité intrinsèque des comportements incriminés, d’autant que la réalité de la relation causale entre les comportements incriminés et les dommages redoutés n’est souvent que supposée ? Aussi ne peut-il être relevé dans certaines hypothèses une atteinte au principe de proportionnalité des peines découlant de l’article 8 DDHC ?

Il est fréquent que le Conseil constitutionnel soit interrogé sur l’éventuelle méconnaissance d’un tel principe, lorsqu’une loi déférée à son examen crée de nouvelles incriminations ou que son application est envisagée dans le cadre d’une instance pénale. Mais, il est assez rare qu’il réponde à cette question par l’affirmative même si une inflexion récente de la jurisprudence constitutionnelle en ce domaine a pu être relevée par la doctrine[150]. Visant l’article 8 DDHC précité, le Conseil prend le soin de rappeler systématiquement que « si la nécessité des peines attachées aux infractions relève du pouvoir d’appréciation du législateur, il incombe au Conseil constitutionnel de s’assurer de l’absence de disproportion manifeste entre l’infraction et la peine encourue ». C’est donc un contrôle tout en retenue qu’opèrent les conseillers. La décision du 7 avril 2017 précitée rendue sur une question prioritaire de constitutionnalité en est une illustration. Le requérant et l’association intervenante contestaient la constitutionnalité des dispositions légales définissant le délit de participation à une entreprise individuelle terroriste à plusieurs égards, notamment pour la méconnaissance des principes visés à l’article 8 ou découlant de celui-ci. Répondant au grief tiré de la méconnaissance du principe de proportionnalité des peines, le Conseil reprend comme à l’accoutumée la formule précitée avant, sans grande surprise, de considérer qu’il n’en est rien. Il relève qu’en réprimant des peines prévues à l’al.4ème de l’art.421-5 du Code pénal « la préparation d’actes susceptibles de constituer des atteintes à la personne humaine en relation avec une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, le législateur n’a pas institué une peine manifestement disproportionnée » et conclut au défaut de méconnaissance du principe de proportionnalité des peines (§19). Cependant, il convient de noter que cette absence de disproportion manifeste relevée tient moins dans la gravité des actes préparatoires incriminés que dans la prise en considération du contexte terroriste et de la gravité des infractions redoutées qui, pourtant et par définition, n’ont pas été commises. Est-ce à dire que la réponse du Conseil serait différente pour l’appréciation des peines encourues pour des infractions de prévention réprimant des comportements très éloignés de la survenance des dommages redoutés et telles que présentées précédemment[151] ? La réponse est incertaine.

L’appréciation de la disproportion manifeste s’avère éminemment délicate et le rehaussement récent du quantum de certaines peines encourues pour ces infractions complique sans doute un peu plus cette tâche[152]. Au cours des débats parlementaires relatifs à la loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, devenue loi du 3 juin 2016, avait été envisagée la création d’un nouveau cas de criminalisation du délit d’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, dans l’hypothèse où cette participation terroriste serait intervenue à l’occasion d’un séjour à l’étranger sur un théâtre d’opérations terroristes et précédant un tel séjour[153]. Elle n’avait finalement pas été retenue car la criminalisation accrue des comportements terroristes aurait entrainé un encombrement ingérable de la Cour d’assises de Paris et conduit à une correctionnalisation par les magistrats de nombreuses affaires[154]. La détermination des peines par le législateur est donc davantage fonction de contraintes matérielles que de la recherche d’une juste répression.

Cette protection assurément minimale par le Conseil constitutionnel des principes de légalité des délits et des peines et de proportionnalité des peines n’est pas de nature à inciter le législateur à un usage parcimonieux de la technique de l’incrimination de prévention en matière de terrorisme. Il n’est même pas certain pour autant qu’un contrôle plus resserré opéré par le Conseil du respect d’autres principes serait à même d’endiguer la progression des incriminations de prévention terroristes ou les poursuites fondées sur les textes qui les définissent.

 

2. Un contrôle resserré exercé par Conseil constitutionnel

Il semble que le Conseil soit plus enclin à la censure dès lors que les dispositions définissant des infractions de prévention sont confrontées au principe de nécessité des délits et des peines.

Le législateur avait imaginé faire de l’infraction d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d’un étranger sur le territoire français telle que définie à l’époque par l’article 21 de l’ordonnance n°45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France[155], une infraction terroriste en l’ajoutant à la liste de l’article 421-1 du Code pénal, dès lors qu’elle était intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. Saisi à l’initiative de parlementaires considérant qu’une telle incrimination méconnaissait plusieurs principes à valeur constitutionnelle dont le principe de nécessité des peines, le Conseil a rappelé dans une décision du 16 juillet 1996[156] qui lui appartenait, au regard de l’article 8 DDHC, de « vérifier, qu’eu égard à la qualification des faits en cause, la détermination des sanctions dont sont assorties les infractions correspondantes n’est pas entachée d’erreur manifeste d’appréciation »[157]. Les juges retiennent qu’en proposant une telle qualification terroriste le législateur a entaché son appréciation d’une disproportion manifeste et s’en expliquent moins en considération des peines attachées à l’infraction qu’en considération de la nature-même du comportement incriminé et du régime procédural applicable. Avant d’opposer un ultime argument tenant dans le fait que « la qualification d’acte de terrorisme a pour conséquence non seulement une aggravation des peines mais aussi l’application de règles procédurales dérogatoires au droit commun », le Conseil indique en effet, dans un huitième considérant de sa décision, qu’ « à la différence des infractions énumérées à l’article 421-1 du code pénal, l’article 21 incrimine non pas des actes matériels directement attentatoires à la sécurité des biens ou des personnes mais un simple comportement d’aide directe ou indirecte à des personnes en situation irrégulière » et ajoute que « ce comportement n’est pas en relation immédiate avec la commission de l’acte terroriste ». Sous le prétexte d’un examen de la conformité des dispositions litigieuses au principe de nécessité des peines, le Conseil opère en réalité « un contrôle multiforme au point qu’en l’espèce il donne lieu à un véritable contrôle de l’unité conceptuelle de l’infraction »[158]. Il convient de noter à ce stade que le Conseil fournit ici une définition qui n’est autre que celle de l’infraction de prévention. En 1996, l’article 421-1 du Code pénal contenait déjà comme infractions de prévention celles relatives au trafic d’armes et de substances explosives et la loi examinée créa la participation à l’association de terroristes. Cette censure du Conseil n’a pas incité le législateur à plus de modération concernant le recours aux incriminations de prévention. Ont par la suite et jusque récemment été incriminés, par des dispositions insérées dans le chapitre du Code pénal intitulé « Des actes de terrorisme », des comportements correspondant à une telle définition sans qu’intervienne une censure fondée sur de pareilles considérations lorsque le Conseil était interrogé sur la violation par le texte incriminateur du principe de nécessité. Dans sa décision de 1996, le Conseil précise enfin qu’ « au demeurant, lorsque cette relation apparaît, ce comportement peut entrer dans le champ de la répression de la complicité des actes de terrorisme, du recel de criminel et de la participation à une association de malfaiteurs prévue par ailleurs » : il s’appuie ici non sur le caractère disproportionné des peines mais sur l’absence de nécessité de l’incrimination-même du comportement considéré. Il s’agit d’un des arguments qui, formulé en des termes différents, a été réutilisé dans la décision du 10 février 2017.

Saisi par la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil devait se prononcer sur le point de savoir si l’article 421-2-5-2 du Code pénal issu de la loi du 3 juin 2016 et incriminant la consultation habituelle de sites djihadistes était conforme aux droits et libertés constitutionnellement garantis. Ainsi, il a soumis les dispositions litigieuses portant atteinte à la liberté de communication au triple test de proportionnalité, à l’évaluation de leur caractère nécessaire, adapté et proportionné. Les juges consacrent de longs développements à l’examen du premier de ces caractères. Pour le Conseil, une telle atteinte et, par suite, une telle incrimination n’apparaissent pas nécessaires, sans se placer sur le terrain de la méconnaissance du principe de nécessité des délits. Afin de justifier la censure opérée, il prend soin de souligner les multiples dispositifs de droit pénal et de droit administratif permettant d’éviter le comportement incriminé. Le Conseil rappelle, d’une part, le nombre déjà très important d’incriminations autres que l’infraction discutée et de dispositions procédurales spécifiques « ayant pour objet de prévenir la commission d’actes de terrorisme » (§7), pour ensuite énumérer dans le détail les incriminations et les pouvoirs d’enquête judiciaire permettant d’éviter une telle consultation (§8 et 9). Il mentionne, d’autre part, les très nombreux pouvoirs donnés à l’autorité administrative dans le cadre de l’activité de renseignement (accéder à des données de connexion, procéder à des interceptions de sécurité, sonoriser des lieux et véhicules et capter des images et données informatiques) et pour les réquisitions faites auprès des éditeurs ou hébergeurs de service de communication au public en ligne afin que soient supprimés les contenus faisant l’apologie ou incitant à la commission d’infractions terroristes (§11 et 12). Après cette énumération détaillée, le Conseil conclut à l’absence de nécessité d’une telle atteinte[159] et poursuit en justifiant en quoi l’atteinte n’est ni adoptée, ni proportionnée. Le texte portant incrimination de la consultation habituelle de sites djihadistes est déclaré inconstitutionnel et abrogé. Ce délit aurait dû figurer dans la loi n°2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme[160], avant que le législateur craignant sans doute une censure du Conseil ne se ravise finalement, sagesse saluée à l’époque par une doctrine favorable à la recherche d’un équilibre entre le respect des libertés fondamentales et les impératifs de protection de la société[161]. Cette censure prévisible intervient donc quelques années plus tard principalement mais implicitement fondée sur le défaut de nécessité d’une telle incrimination, pour la raison qu’elle ne répond pas à « l’exigence de l’ultima ratio »[162]. Cependant, force est de constater que le législateur est resté indifférent à ce message pourtant très clair : le texte relatif à la sécurité publique est modifié lors de son examen en Commission mixte paritaire pour faire renaître de ses cendres le texte incriminateur fraîchement abrogé[163], attestant ainsi l’impuissance du Conseil à contenir le recours aux incriminations de prévention tant prisées pour lutter contre le terrorisme.

Dans sa décision du 10 février 2017, pour considérer ensuite comme inadaptée l’incrimination litigieuse, le Conseil constitutionnel s’appuie sur le fait que « les dispositions contestées n’imposent pas que l’auteur de la consultation habituelle des services de communication au public en ligne concernés ait la volonté de commettre des actes terroristes ni même la preuve que cette consultation s’accompagne d’une manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée sur ces services » (§14). Analysant la décision, une auteure a pu remarquer que les conseillers n’avaient pas insisté sur l’absence de matérialité de l’acte terroriste, sur la circonstance que l’incrimination « était susceptible de s’appliquer alors qu’elle ne s’accompagnait d’aucun acte terroriste extériorisé, entièrement ou partiellement exécuté, ou simplement préparé »[164], tout comme l’avait relevé avant elle un autre auteur commentant la loi du 3 juin 2016 : pareille incrimination, en dehors de la seule consultation de sites, ne s’appuie sur « aucun autre acte matériel, fût-il vaguement dangereux (l’auteur ne prépare pas d’autres infractions) » de sorte que « l’incrimination est (…) extrêmement préventive et la réalisation d’un résultat terroriste très incertaine, in fine »[165].

Dans une décision postérieure, celle du 7 avril 2017, le Conseil se place ouvertement sur le terrain du principe de nécessité des délits et des peines et semble changer de stratégie par son choix d’émettre une réserve d’interprétation. Saisi une nouvelle fois par la voie de la QPC, le Conseil se prononce sur la conformité de la définition du délit de participation à une entreprise individuelle terroriste à ce principe notamment. Au fil de sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel a enrichi la portée du principe de nécessité en créant de nouvelles exigences ou en « découvrant » de nouveaux principes tels que non bis in idem, l’individualisation des peines, la rétroactivité in mitius, l’atténuation pénale au profit des mineurs[166]. En affirmant dans cette décision que « le législateur ne saurait, sans méconnaitre le principe de nécessité des délits et des peines, réprimer la seule intention délictueuse ou criminelle » (§13) après avoir rappelé, selon sa formule habituelle, les limites de son pouvoir d’appréciation, le Conseil nous semble consacrer le principe de matérialité par son impression en négatif dans le champ des principes à valeur constitutionnelle qui gouvernent le droit répressif. Bien qu’il s’agisse d’un principe fondamental, majeur de notre droit pénal[167], il n’est étonnamment inscrit nulle part. Il est l’expression de la règle Cogitationis poenam nemo patitur[168], de la règle selon laquelle « le droit pénal ne s’occupe pas du for intérieur qui est le domaine réservé de la morale et de la religion »[169]. Le principe de matérialité renvoie à la notion d’élément matériel de l’infraction pénale qui en est une composante indispensable. De longue date, sous la plume d’éminents auteurs, est évoquée cette absolue nécessité, rappelée aujourd’hui par le Conseil constitutionnel : « un changement dans le monde extérieur est nécessaire pour légitimer l’intervention pénale »[170], « l’acte incriminé résulte de la projection de la volonté au dehors, par un mouvement ou l’absence de mouvement du corps, en vue d’un changement dans le monde extérieur »[171]. Pour autant, un tel principe ne semble pas s’opposer à l’incrimination de comportements potentiellement lésionnaires. Le Conseil indique, sans les censurer pour cette raison, qu’en l’espèce « les dispositions contestées ne répriment ni l’exécution, ni le commencement d’exécution d’un acte délictueux ou criminel » (§14), illustration de la technique de l’incrimination de prévention précédemment décrite. Cependant, il parait formuler deux séries d’exigences. D’une part, le premier impératif concerne la nature-même du comportement incriminé : par la précision que « le législateur a limité le champ du délit contesté aux actes préparatoires à la commission d’une infraction portant atteinte à la personne humaine et s’inscrivant dans une volonté terroriste », le Conseil semble considérer que le recours à ce mode d’incrimination précoce doit être réservé aux comportements ayant pour conséquence certaine et immédiate la réalisation des dommages les plus graves et révélant une intention terroriste. D’autre part, il pose une exigence probatoire par la formulation d’une réserve d’interprétation qui a pu être qualifiée d’obscure[172]: le Conseil affirme que « la preuve de l’intention de l’auteur des faits de préparer une infraction en relation avec une entreprise individuelle terroriste ne saurait, sans méconnaître le principe de nécessité des délits et des peines, résulter des seuls faits matériels retenus comme actes préparatoires, au titre des 1° et 2° du paragraphe I de l’article 421-2-6 du code pénal », avant d’ajouter que « ces faits matériels doivent corroborer l’intention ». Par là-même, les juges ne conviennent-ils pas du caractère trop équivoque des actes incriminés – à défaut de les considérer imprécis dans leur définition – pour pouvoir révéler l’intention terroriste ? Les actes matériels dont le cumul est imposé par le texte incriminateur doivent confirmer cette volonté mais ne sont pas déterminants pour l’exprimer. C’est donc une exigence probatoire renforcée qui est posée car, en général, pour la qualification pénale de faits, l’intention se déduit de la matérialité de l’infraction qui en est le support. Il semble que d’autres actes devront être relevés pour caractériser l’intention terroriste, ce qui rendra vraisemblablement plus difficile la constitution de l’infraction. En faisant le choix d’une réserve d’interprétation portant sur la preuve de l’intention, le Conseil opère de manière moins frontale et change d’interlocuteur : il s’adresse non plus au législateur, manifestement sourd, mais au juge dont il espère une audition meilleure.

 

◊◊◊

Qu’elle soit « quotidienne »[173], « intérieure »[174] ou « publique »[175], la sécurité est devenue le violon d’Ingres du législateur pour ne pas dire son obsession au point de l’ériger en « droit fondamental »[176]. La lutte contre le terrorisme, ce mal qui pousse périodiquement des pointes aiguës et suraiguës[177], est le terrain privilégié pour le développement de politiques sécuritaires[178], qui se conjuguent mal avec la protection des libertés publiques et individuelles. Parmi les nombreux dispositifs et outils imaginés par le législateur pour combattre ce phénomène criminel, le recours à la technique de l’incrimination de prévention n’est qu’une manifestation parmi d’autres de cette logique sécuritaire appliquée au champ du droit pénal. La pénalisation dans un contexte terroriste de comportements gravitant autour d’actes lésionnaires n’est pas une spécificité de la législation française et le droit européen contraint à la multiplication en droit interne de ce type d’incriminations comme en témoigne la toute récente directive européenne 2017/541 du 15 mars 2017 relative à la lutte contre le terrorisme qui présente une liste exhaustive d’infractions terroristes parmi lesquelles figurent en grand nombre des infractions de prévention.

Mais plus encore et surtout, la technique de l’incrimination préventive en matière de terrorisme se mêle à d’autres dispositifs qui façonnent, comme le répète et le dénonce depuis plusieurs années une part importante de la doctrine, un « droit pénal de l’ennemi »[179], source de négation des droits fondamentaux[180], lui-même ennemi d’un droit pénal démocratique[181]. La progression de ce droit pénal désorienté est sans nul doute accélérée par une situation d’état d’urgence qui se pérennise et qui permet parallèlement le recours à des mesures administratives particulièrement attentatoires aux libertés et dont l’efficacité a été vivement contestée[182]. Cette progression sera davantage encore favorisée si l’intégration envisagée par le gouvernement de mesures de la loi sur l’état d’urgence dans le droit commun aboutit. Ce dessein révélé par la presse le 9 juin dernier[183], constitue une véritable entreprise de normalisation et de banalisation de l’état d’urgence, servie par un avant-projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure (encore !) présentée récemment en Conseil de Ministres. Hasard (heureux ?) du calendrier, ce même jour, le Conseil constitutionnel déclarait inconstitutionnelle l’interdiction de séjour administrative prévue à l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence[184]

 

[1] Pour exemple, cf. la loi n°2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste, JO du 22 juillet 2016, texte n°2 : par son intitulé-même, elle illustre parfaitement une véritable pénalisation de l’état d’urgence en établissant de manière incontestable, ostentatoire un lien entre état d’urgence et terrorisme.

[2] Y. Mayaud, « La politique d’incrimination du terrorisme à la lumière de la jurisprudence récente », AJ Pén. 2013, p.442 et s.

[3] JO du 10 septembre 1986, p.10956 et s.

[4] Cf. sur ce point spéc. J.-P. Marguenaud, « La qualification pénale des actes de terrorisme », RSC 1990, p.1 et s. ; J. Pradel, « Les infractions de terrorisme, un nouvel exemple d’éclatement du droit pénal », D. 1987, Chron., p.39 et s.

[5] R. Ottenhof, « Le Droit pénal français à l’épreuve du terrorisme », RSC 1987, p.611

[6] Art.1er de la loi précitée

[7] J.-P. Marguénaud, précit. ; M.-E. Cartier, « Le terrorisme dans le nouveau code pénal français », RSC 1995, p.229 ; C. Grewe et R. Koering-Joulin, « De la légalité de l’infraction terroriste à la proportionnalité des mesures antiterroristes », p.892 et s. in Libertés, Justice, Tolérance, Mélanges en hommage au Doyen G. Cohen-Jonathan, Bruylant, 2004, 1504 p.

[8] CC n° 86-213 DC du 3 sept. 1986, spéc. cons.6, RDP 1989, n° 2, p. 399, obs. L. Favoreu

[9] CC n°2017-625 QPC du 7 avril 2017, JO du 9 avril 2017, texte n° 38

[10] JO du  23 juillet 1996, p.11104 et s.

[11] Y. Mayaud, op.cit., p.442 et s.

[12] Au sein d’un titre 2ème dénommé « Du terrorisme » du livre 4ème de la partie législative et spéciale du Code pénal

[13] Par exemple, et sans exhaustivité dans la présentation, ont été créées les infractions de terrorisme alimentaire par la loi n°2004-204 du 9 mars 2004, de recrutement de terroristes par la loi n°2012-1432 du 21 décembre 2012, de consultation habituelle de sites djihadistes et d’entrave aux procédures de blocage des sites internet par la loi n°2016-731 du 3 juin 2016 ….

[14] H. Houidi, « La loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme : quelles évolutions ? », AJ Pén. 2014 p.555

[15] J.-F. Seuvic, « Terrorisme, extension des incriminations », RSC 2004, Chron. législ., p.393 et s.

[16] M. Lacaze, Réflexions sur le concept de bien juridique protégé par le droit pénal général, Institut Université de Varenne, Coll. Thèse, 2011, 562 p.

[17] Notre thèse, L’infraction de prévention en Droit pénal français, Th. Montpellier, 2001, 669 p. ; P. Philippot, Les infractions de prévention, Th. Nancy II, 1977, 334 p. ; J.-P. Doucet, « Les infractions de prévention », Gaz.Pal. 1973, Doct., p.764 et s.

[18] Notre thèse, L’infraction de prévention en Droit pénal français, op.cit., spéc. p.66 et s. et p.213 et s. ; S. Grunvald, « A propos de l’élément matériel de l’infraction », p.138 in Le champ pénal, Mélanges en l’honneur du Professeur Reynald Ottenhof, Paris : Dalloz, 2006, 469 p.

[19] Pour une étude complète sur ce sujet, cf. la thèse de J. Alix, Terrorisme et Droit pénal. Pour une étude critique des incriminations terroristes, Paris : Dalloz, Coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, vol.91, 2010, 662 p.

[20] P. Poncela, « Les naufragés du droit pénal », in Terrorismes, APC, Pédone, 2016, n°38, spéc. p.15 et s.

[21] Art.421-2-2 du Code pénal pour l’incrimination du financement du terrorisme

[22] Art.421-2-4 du Code pénal pour l’incrimination de fait de provocation à des actes de terrorisme

[23] Art.421-1-3° du Code pénal

[24] Art.421-1-4° du Code pénal

[25] Art.421-2-6 du Code pénal

[26] J. Alix, « Réprimer la participation au terrorisme », RSC 2014, p849 et s.

[27] Notre thèse, précit.

[28] B. E.Harcourt, « Preventing injustice », p.633 et s. in Mélanges en l’honneur de Ch. Lazerges, Paris : Dalloz, 2014, 831 p.

[29] G. Giudicelli-Delage, Ch. Lazerges (dir.), La dangerosité saisie par le droit pénal, Paris : PUF, 2011, 214 p.

[30] P. Poncela, « Les naufragés du droit pénal », op.cit., spéc. p.15 et s.

[31] Cf.infra.

[32] Sur cette notion qui ne reçoit pas de définition légale, cf. notamment J. Devèze, « Le commencement d’exécution de l’infraction en jurisprudence », RSC 1981, p.777 et s.

[33] Art.121-5 du Code pénal : « La tentative est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d’exécution, elle n’a été suspendue ou n’a manqué son effet qu’en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur ».

[34] M.-E. Cartier, « Le terrorisme dans le nouveau code pénal français, RSC 1995, p.225 et s. ; spéc. sur cette infraction, cf. J. Borricand, « La répression du terrorisme écologique dans le nouveau code pénal », p.29 et s. in Problèmes actuels de science criminelle, 1995, vol.VIII, ISPEC, PUAM

[35] Sur la notion d’infraction formelle, cf. P. Spiréti, « L’infraction formelle », RSC 1966, p.497 et s. ; M. Freij, L’infraction formelle, Th. Paris, 1975, 334 p.

[36] Sur cette notion cf. notamment B. Corboz, « Les actes préparatoires », RI crim. et pol.techn. 1982, 5 et s.

[37] JO du du 23 juillet 1996, p.11104 et s.

[38] Loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, JO du 24 janvier 2006, p.1129 et s. ; Ph. Chrestia, « Loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme. Premières observations », RSC 2006, p.1409 et s. ; M.H. Galmard, « Vers une nouvelle approche du phénomène terroriste ? Apports de la loi n°2006-64 du 23 janvier 2006 », RPDP 2007, p.8 et s.

[39] R. Daniault, « L’association de malfaiteurs », JCP Ed.G, 1952, I, 1062

[40] Ch. Dupeyron, « L’infraction collective », RSC 1973, p.357 et s

[41] S. Destraz, « Le délit de préparation d’infractions en lien avec une entreprise individuelle terroriste », Gaz.Pal. 2015, n°55, p.4 et s.

[42] JO du 14 novembre 2014, p.19162 et s.

[43] Ph. Ségur, « Le terroriste et les libertés sur l’internet », AJDA 2015, p.160 ; Nicolas CATELAN, « Lutte contre le terrorisme », RSC 2015, p.425 et s.

[44] O. Cahn, « Le dispositif antiterroriste français, une manifestation du droit pénal de l’ennemi », p.109 in Terrorismes, APC, 2016, vol.38, 278 p.

[45] R. Combaldieu, « Le problème de la tentative de complicité ou le hasard peut-il être arbitre de la répression ? », RSC, 1959, p.454 et s.

[46] JO du 16 novembre 2001, p.18215 et s.

[47] Art.421-1-4° par renvoi à l’article 322-11-1° du Code pénal

[48] Art.421-5 al.2nd du Code pénal : « Le fait de diriger ou d’organiser le groupement ou l’entente défini à l’article 421-2-1 est puni de trente ans de réclusion criminelle et de 500 000 euros d’amende ».

[49] JO du 14 novembre 2014, p.19162 et s.

[50] Cf.infra pour les conséquences juridiques associées à ce déplacement. A cependant été rajoutée la circonstance aggravante d’utilisation d’un service de communication en ligne

[51] Art.421-2-4 du Code pénal

[52] Cf. notre article, « L’incrimination du mandat criminel ou l’article 221-5-1 du code pénal issu de la loi n°2004-204 du 9 mars 2004 », Dr.pén., septembre 2004, chron.n°10

[53] O. Cahn, « Le dispositif antiterroriste français, une manifestation du droit pénal de l’ennemi », op. cit., spéc. p.99

[54] JO du 22 décembre 2012 p.20281 et s. ; M.-H. Gozzi, « Sécurité et lutte contre le terrorisme : l’arsenal juridique encore renforcé », Recueil Dalloz, 2013, p.194 et s. ; N. Catelan, « Renforcement de la lutte contre le terrorisme », RSC 2013, p.417 et s.

[55] « Le fait d’adresser à une personne des offres ou des promesses, de lui proposer des dons, présents ou avantages quelconques, de la menacer ou d’exercer sur elle des pressions afin qu’elle participe à un groupement ou une entente prévu à l’article 421-2-1 ou qu’elle commette un des actes de terrorisme mentionnés aux articles 421-1 et 421-2 est puni, même lorsqu’il n’a pas été suivi d’effet, de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 € d’amende ».

[56][56] Loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, JO du 4 juin 2016, texte n°1 ; pour une présentation de cette loi, cf. notamment C. Ribeyre, « Loi n°2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale – Et maintenant ? », Dr.pén. 2016, Etude 17

[57] Art.421-1-4° par renvoi à l’article 322-6-1 du Code pénal

[58] Cf. à propos de la participation à une association de terroristes qui devient criminelle lorsque l’infraction projetée consiste en une infraction d’atteintes aux personnes en application de l’article 421-6-1° du Code pénal : R. Parizot, La responsabilité pénale à l’épreuve de la criminalité organisée. Le cas symptomatique de l’association de malfaiteurs et du blanchiment en France et en Italie, Paris : LGDJ, 2010, n° 395

[59] « Est auteur de l’infraction la personne qui :

1° celui qui commet les faits incriminés ;

2° celui qui tente de commettre un crime, ou dans les cas prévus par la loi, un délit ».

[60] Art.421-2-2 du Code pénal

[61] L’expression est empruntée à P. Poncela, « Les naufragés du droit pénal », op.cit., p.22

[62] A. Capello, « L’interdiction de sortie du territoire dans la loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme », AJ Pén. 2014, p. 562 et s. ; C. Mauro, « La nouvelle loi contre le terrorisme. Quelles innovations ? A propos de la loi n°2014-1353 du 13 mars 2014 », JCP EdG, 2014, 1203, p.2126 et s.

[63] Art.L.224-1 du Code de la sécurité intérieure

[64] Art.L.225-1 du Code de la sécurité intérieure

[65] Art.L.225-2 du Code de la sécurité intérieure

[66] Art.L.225-3 du Code de la sécurité intérieure

[67] Pour une critique des éléments fondant la décision de telles mesures, cf .CNCDH, Avis du 14 septembre 2009 sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, p.5, §9

[68] L. Blisson, « La loi du 13 novembre 2014 – Analyse juridique », in Non à la société de surveillance, Non aux lois d’exception, Colloque organisé par le Syndicat des Avocats de France, Bayonne, 12 juin 2015

[69] R. Ollard, O. Desaulnay, “La réforme de la législation anti-terroriste ou le règne de l’exception pérenne”, Dr.pén. 2015, Etude 1, n°7

[70] R. Parizot, La responsabilité pénale à l’épreuve de la criminalité organisée. Le cas symptomatique de l’association de malfaiteurs et du blanchiment en France et en Italie, Paris, LGDJ, 2010, p.155 et s.

[71] C. Beccaria, Des délits et des peines, 1765, §XXXVII

[72] Par exemple, l’article 221-1 du Code pénal incrimine « le fait de donner volontairement la mort à autrui… », l’article 223-1 réprime « Le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures… », l’article 434-27 « le fait, par un détenu, de se soustraire à la garde à laquelle il est soumis… »

[73] A.-Ch. Dana, Essai sur la notion d’infraction pénale, Paris : LGDJ, 1982, p.31

[74] Cf.supra.

[75] Cass. crim., 25 octobre 1962, Bull. crim. n°292 et 293 ; D. 1963, II, p.221 et s., note P. Bouzat ; JCP Ed.G, II, 12985, note R. Vouin ; RSC 1963, Chron. de jurisprudence, p.553 et s., obs. A. Légal

[76] Notre thèse, L’infraction de prévention en Droit pénal français, op.cit., p.542 et s

[77] Ch. Lazerges, « La participation criminelle », p.11-30 in Réflexions sur le nouveau Code pénal, sous la direction de Ch. Lazerges, Paris : Pédone, 1995

[78] M. Massé, « La criminalité terroriste », RSC 2012, p.89 et s., § 5

[79] Selon une expression empruntée à Ch. Lazerges, H. Henrion, « Le déclin du droit pénal : l’émergence d’une politique criminelle de l’ennemi », RSC 2016, p.649 et s.

[80] Il en est ainsi des infractions énumérées aux articles 421-1, 421-2, 421-2-1, 421-2-2, 421-6-2 du Code pénal

[81] Il s’agit des comportements incriminés sous les cinq qualifications pénales définies par les articles 421-2-3 à 421-2-5-2 du Code pénal

[82] Par exemple, les infractions visées aux 1° et 2° de l’article 421-1 du Code pénal

[83] Pour un exemple d’infraction de lésion, cf. art.421-1-1° du Code pénal ; pour un exemple d’infraction de prévention, cf. art.421-2-1 du Code pénal

[84] Titre XV : De la poursuite, de l’instruction et du jugement des actes de terrorisme

[85] Articles 706-73 et s. du Code de procédure pénale

[86] Article 706-24-1 du Code de procédure pénale : « Les articles 706-88 à 706-94 du présent code ne sont pas applicables aux délits prévus aux articles 421-2-5 à 421-2-5-2 du code pénal »

[87] Art.706-95 et s. du Code de procédure pénale

[88] Y. Mayaud, « Terrorisme », Rép.pén. Dalloz, 2017, n°86 : l’auteur explique que cette évolution s’explique par le fait que les comportements incriminés ne caractérise pas à un abus de la liberté d’expression mais un « vecteur principal de propagande, de recrutement et d’incitation » à la commission d’actes terroriste.

[89] Pour une présentation détaillée cf. notamment, V. Brengarth, « L’apologie et la provocation au terrorisme dans le code pénal. Etude critique et premier bilan », JCP Ed.G, 2015, doct., 1003

[90] E. Bonis-Garçon, “A propos de l’article 8 de la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 : vers la création d’un droit spécial des aménagements de peine pour les condamnés pour terrorisme”, Dr.pén. 2016, étude 26 ; Pour une critique de ce régime dérogatoire, cf. P. Poncela, « Peines et prisons : la régression. A propos des lis du 3 juin et 21 juillet 2016 », RSC 2016, p.565 et s.

[91] Art.730-2-1 du Code de procédure pénale

[92] Art.720-1 al.4ème du Code de procédure pénale

[93] Art.723-1 al.3ème du Code de procédure pénale

[94] Art.721-1-1 du Code de procédure pénale

[95] C’est le cas du délit d’entreprise individuelle terroriste de l’article 421-2-6 du Code pénal

[96] C’est le cas de la participation à une association de terroristes pour la préparation d’une des infractions citées à l’article 421-6 du Code pénal

[97] Art.421-8 du Code pénal

[98] Cf. notamment R. Ollard, O. Desaulnay, « Le renseignement français n’est plus hors la loi. Commentaire de la loi n°2015-912 du 24 juillet 2015 sur le renseignement », Dr.pén. 2015, Etude 17 ; R. Parizot, « Surveiller et prévenir…à quel prix ? Loi n°2015-912 du 24 juillet 2015 sur le renseignement », JCP Ed.G, 2015, p.1816 et s.

[99] Pour une présentation détaillée de ces différentes mesures, cf. Y. Mayaud, « Terrorisme », op.cit., n°132 et s.

[100] O. Cahn, op.cit., p.109

[101] A. Ponseille, L’infraction de prévention en droit pénal français, op.cit., n°481 et s.

[102] Pour des illustrations de l’émergence d’une nouvelle figure du droit pénal, cf. Un droit pénal postmoderne ?, sous la dir. de M. Massé, J.-P. Jean, A. Giudicelli, Paris : PUF, Coll. Droit et Justice, 2009, 400 p.

[103] Sur les sanctions administratives encourues (déchéance de nationalité, expulsion, blocage des sites internet), cf Y. Mayaud, « Terrorisme », op.cit., n°460 et s.

[104] Cass. crim., 21 février 2006, Bull. crim. n°50

[105] Cass. crim., 20 sept 2000, n°00-83437

[106] Cass. crim., 13 décembre 2016, n°16-82176, 16-84166, 16-84162 ; Cass. crim., 24 janvier 2017, 16-85577 ; Cass. crim., 28 mars 2017, n°16-85072 et 76-85073 publiés au Bulletin criminel

[107] Cass. crim., 3 mai 2017, n°16-86155

[108] Pourvois n°16-85072 et 16-85073

[109] P. Cassia, « Précision (bienvenue ?) sur les modalités selon lesquelles le juge pénal peut apprécier la légalité d’un acte individuel de police administrative », Recueil Dalloz, 2017, p.1169 et s. ; cf également note sous ces décisions de J.-B. Perrier, JCP Ed.G, 2017, 473

[110] P. Poncela, « Les naufragés du droit pénal », op. cit., p.22

[111] O. Cahn, op.cit., p.109

[112] Ch. Lazerges, H. Henrion, « Le déclin du droit pénal : l’émergence d’une politique criminelle de l’ennemi », op.cit., p.649 et s.

[113] O. Cahn, « Le dispositif antiterroriste français, une manifestation du droit pénal de l’ennemi », op.cit., p.114

[114] J. Alix note sous Cass. crim., 10 janvier 2017, AJ Pén. 2017, p.79 et s. : « L’incrimination du terrorisme a une fonction instrumentale assumée »

[115] G. Guidicelli-Delage, « Droit pénal de la dangerosité – Droit pénal de l’ennemi », RSC 2010, p.69 et s.

[116] Ch. Lazerges, « Le Conseil constitutionnel acteur de la politique criminelle. A propos de la décision n°2004-492 DC du 2 mars 2004, RSC 2004, p.725 et s.

[117] CC n°80-127 DC du 20 janvier 1981, JO du 22 janvier 1981, p.308 et s., cons.7 : « Considérant qu’aux termes de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée ; qu’il en résulte la nécessité pour le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire »

[118] Cf. supra pour exemples

[119] Ch. Lazerges, H. Henrion, op.cit., p.649 et s.

[120] P. Poncela, op.cit., p.17 et 18

[121] J. Alix, Terrorisme et droit pénal. Etude critique des incriminations terroristes, Paris : Dalloz, la nouvelle bibliothèque des thèses, 2010, p.183

[122] C. Godeberge et E. Daoud, « La loi du 13 novembre 2014 constitue-t-elle une atteinte à la liberté d’expression ? », AJPén., 2014, p. 563

[123] CC n°96-377 DC du 16 juillet 1996, JO du 23 juillet 1996, p.11108 et s.

[124] CC n°2004-492 DC du 2 mars 2004, JO du 10 mars 2004, p.4637 et s.

[125] CC n°210-604 DC du 25 février 2010, JO du 3 mars 2010, page 4312

[126] Cass. crim., 7 octobre 2016, n° 16-84.597, AJ Pén. 2016, p.526, note Y. Mayaud et Dr.pén. 2016, comm. n°170, obs. C. de Jacobet de Nombel ; Confirmation de Cass. crim., 12 juillet 2016, n°16-82692, AJ Pén. 2016, p.492, obs. J.-B Thierry

[127] CC n°2015-490 QPC du 14 octobre 2015, JO du 16 octobre 2015, p.19327 et s. ; Recueil Dalloz 2015, p.2075

[128] A. Cappello note sous CC n°2016-611 QPC du 10 février 2017, Constitutions 2017, n°1, p.91 et s. ; B. de Lamy, A. Gogorza, note sous la même décision, JCP Ed.G, 2017, 343

[129] JO du 12 février 2017 texte n° 46

[130] Dans sa rédaction avant censure : « Le présent article n’est pas applicable lorsque la consultation est effectuée de bonne foi, résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice ».

[131] JO du 1er mars 2017, texte n°3

[132] Selon la CNCDH, Avis sur la loi relative à la sécurité publique du 23 février 2017, § VII p.21 : « la condition tenant dans la manifestation de l’adhésion à l’idéologie terroriste n’apparait pas suffisamment déterminée pour éviter le risque d’arbitraire »

[133] Art.421-2-1 du Code pénal

[134] NOR :JUSD1429083C, p.9

[135] n°16-90030

[136] CC n°2006-540 DC du 27 juillet 2006, cons.10, JO du 3 août 2006, p.11541 et s.

[137] (§10

[138] CC n°86-213 DC du 3 septembre 1986, JO du 5 septembre 1986, p.10786, cons.6

[139] Il convient de remarqué que la notion a encore été discutée récemment devant la Cour de cassation : Cass. crim., 10 janvier 2017, AJPén. 2017, p.79, obs. J. Alix

[140] 1° de l’art.421-2-6 du Code pénal

[141] 2° a) à d) de l’art.421-2-6 du Code pénal

[142] Avis du 25 septembre 2014 sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, §17

[143] Ibid., §15

[144] Y. Mayaud, « Terrorisme », Rép.Pén., Dalloz, 2017, n°91

[145] Ch. Lazerges, H. Henrion, « Le déclin du droit pénal : l’émergence d’une politique criminelle de l’ennemi », op.cit., p.649 et s.

[146] Art.421-2 du Code pénal

[147] Art.421-4 du Code pénal

[148] Art.421-6 al.2nd du Code pénal

[149] Pour une remarque similaire, cf. O. Cahn, « Le dispositif antiterroriste français, une manifestation du droit pénal de l’ennemi », op.cit.,, p.99 : « l’ensemble de ces infractions se caractérisent par le contraste entre le caractère imprécis de leur élément matériel et la sévérité des peines encourues par leurs auteurs ».

[150] D. Rousseau, P.-Y. Gahdoun, J. Bonnet, Droit du contentieux constitutionnel, Paris : LGDJ, coll. Précis Domat-Droit public, 2016, n°714

[151] Cf. supra pour le cas des infractions de prévention qualifiées par la doctrine d’administrativo-pénales.

[152] Cf. notamment la loi n°2016-987 du 21 juillet 2016 qui a aggravé le quantum des peines encourues pour le crime de direction ou organisation d’un groupement ou entente terroriste (art.421-5 al.2ème du Code pénal) et celui des peines prévues pour la participation criminelle à un groupement ou une entente terroriste (art.421-6 al.1er du Code pénal)

[153] Cf. compte rendu des débats au Sénat de la séance du 30 mars 2016

[154] C. Ribeyre, « Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale – Et maintenant ? », Dr.pén. 2016, étude 17, n°16

[155] Les dispositions de cette ordonnance à l’exception d’un article ont été abrogées et le texte a été remplacé par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile par l’Ordonnance n° 2004-1248 du 24 novembre 2004 relative à la partie législative du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, JO du 25 novembre 2004, p.19924 et s.

[156] CC n°96-377-DC du 16 juillet 1996, Recueil Dalloz 1997 p.69 et s. ; P.-E. Spitz, «  A propos de la décision du Conseil constitutionnel n°96-377 DC du 16 juillet 1996 sur la loi tendant à renforcer la loi de répression du terrorisme », RFDA 1997, p.538 et s.

[157] Cons.7

[158] B. Mercuzot, « Lutte contre le terrorisme et Constitution », Recueil Dalloz 1997, p.79 et s. pour un commentaire de cette décision

[159] « Dès lors, au regard de l’exigence de nécessité de l’atteinte portée à la liberté de communication, les autorités administrative et judiciaire disposent, indépendamment de l’article contesté, de nombreuses prérogatives, non seulement pour contrôler les services de communication au public en ligne provoquant au terrorisme ou en faisant l’apologie et réprimer leurs auteurs, mais aussi pour surveiller une personne consultant ces services et pour l’interpeller et la sanctionner lorsque cette consultation s’accompagne d’un comportement révélant une intention terroriste, avant même que ce projet soit entré dans sa phase d’exécution »

[160] JO du  22 décembre 2012, p.20281 et s.

[161] M.-H. Gozzi, « Sécurité et lutte contre le terrorisme : l’arsenal juridique encore renforcé », Recueil Dalloz, 2013, p.194 et s. ; J.-L. Gillet, Ph. Chaudon, W. Mastor, « Terrorisme et Liberté », Constitutions, 2012, p.403 et s.

[162] A. Gogorza et B. de Lamy note sous CC, 10 févier 2017, JCP Ed.G, 2013, n°13, 343

[163] V. Sizaire, « Mort et résurrection du principe de nécessité pénale : à propos de la décision du Conseil constitutionnel du 10 février 2017 », Rev.DH, 2017, Act. Droits et libertés, p.1 et s.

[164] A. Capello note sous cette décision, Constitutions, 2017, n°1, spéc.p.94

[165] O. Décima, « Terreur et métamorphose. A propos de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 sur la lutte contre le terrorisme », D. 2016, p.1826 et s.

[166] Cf. sur ce point, cf. D. Rousseau, P.-Y. Gahdoun, J. Bonnet, Droit du contentieux constitutionnel, Paris : LGDJ, 2016, 11ème éd., n°715 et s.

[167] J.-P. Doucet La protection pénale de la personne humaine, Liège : Gazette du Palais, Litec, vol.1, 1994, n°4

[168] Digeste Livre 48, Titre 19, Fragment 18

[169] Cesare Beccaria, Des délits et des peines, 1765, §XXXVII

[170] F. von Liszt, Traité de Droit pénal allemand, Paris : Giard & Brière, 1911, t.1, p.181

[171] P. Garraud, Précis de Droit criminel, Paris : Sirey, 1934, 15ème éd., p.190

[172] N. Catelan, J.-B. Perrier, « L’entreprise individuelle et les axiomes du Conseil constitutionnel », Recueil Dalloz, 2017, p.1180 et s.

[173] Loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, JO du u 16 novembre 2001, p.18215 et s.

[174] Loi n°2003-263 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, JO du 19 mars 2003, p.4761 s.

[175] Loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, précit.

[176] Cf. art.1er al.1er loi n°95-73 du 21 janvier 1995, loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité, JO du 24 janvier 1995, p.1249 et s. ; art.1er loi n°2003-263 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, précit.

[177] J. Foyer, « Droit et politique dans la répression du terrorisme en France », p.409 et s. in Mélanges offerts à G. Levasseur, Paris : Litec, 1992, 533 p.

[178] M. Garricos-Kerja, « La tendance sécuritaire de la lutte contre le terrorisme », p.187 et s. in Varia, APC, 2006, n°28, 286 p.

[179] Notion développée par G. Jakobs, « Aux limites de l’orientation par le droit : le droit pénal de l’ennemi », RSC, 2009. p.7 et s.

[180] L. Reverso, « Notes sur le droit pénal de l’ennemi, la négation des droits fondamentaux et le droit naturel », p.997 et s. in Etudes offertes à J.-L. Harouel, Ed. Panthéon-Assas, 2015, 1092 p.

[181] Sur ce thème cf. notamment G. Giudicelli-Delage, « Droit pénal de la dangerosité – Droit pénal de l’ennemi », op.cit., p.69 et s. ; Ch. Lazerges, H. Henrion, « Le déclin du droit pénal : l’émergence d’une politique criminelle de l’ennemi », op.cit., p.649 et s. ; J.-F. Dreuille, « Le droit pénal de l’ennemi : éléments pour une discussion », Jurisprudence-Revue critique, 2012, n°3, p. 149 et s.

[182] CNCDH, Avis sur le suivi de l’état d’urgence et sur les mesures anti-terroristes de la loi du 21 juillet 2016, 26 janvier 2017, spéc. p.23 et s.

[183] J.-B. Jacquin, « Projet de loi antiterroriste : vers un état d’urgence permanent », Le Monde du 9 juin 2017, p.9 ; P. Alonso, A. Guiton « Etat d’urgence. L’exception confirmée par la règle », Libération du 9 juin 2017, p.2 et s.

[184] CC n°2017-635 QPC du 9 juin 2017, JO du 11 juin 2017, texte n°28 : le Conseil a considéré que les dispositions litigieuses ne permettaient pas une conciliation équilibrée entre, d’une part, l’objectif constitutionnel de sauvegarde de l’ordre public et, d’autre part, la liberté d’aller et de venir et le droit de mener une vie familiale normale.

Le contrôle des lois pénales incriminant des abus de la liberté d’expression par le Conseil constitutionnel

 

La méthode du juge constitutionnel pour examiner les lois incriminant les abus de la liberté d’expression est doublement ambitieuse : elle identifie les abus que la loi pénale peut légitimement réprimer et contrôle la proportionnalité des infractions les sanctionnant. Toutefois, plusieurs décisions récentes révèlent les problèmes de cette méthode apparue en 2012 : non seulement les règles jurisprudentielles sont ambiguës mais leur application s’avère souvent décousue 1.

 

Charles-Édouard Sénac, Maître de conférences en droit public à l’Université de Picardie – Jules Verne (CURAPP-ESS UMR 7319)

 

Sommaire
I. L’identification des abus de la liberté d’expression pénalement répréhensibles
A. Une définition vague
1. Un champ d’application incertain
2. Des catégories imprécises
B. Une qualification défaillante
1. Une opération apparemment facultative
2. Une question éventuellement accessoire
II. Le contrôle de proportionnalité de l’incrimination pénale des abus de la liberté d’expression
A. Une formulation jurisprudentielle ambigüe
1. Une rédaction spécifique
2. Une spécificité équivoque
B. Une mise en œuvre lacunaire
1. Un contrôle partiel jusqu’en 2016
2. Un contrôle complet en 2017

 

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1
. Le 24 août 1789, à Versailles, au cours d’un débat parlementaire où des thèses radicalement divergentes se font entendre, le Duc de La Rochefoucauld d’Enville proposa à l’Assemblée nationale constituante de proclamer le droit à la liberté d’expression en ces termes : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux à l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre des abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi » 2. La rédaction finalement adoptée deux jours plus tard, gravée dans le marbre de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ne modifie quasiment pas la proposition de La Rochefoucauld : un changement de préposition, une modification de la ponctuation et un passage du pluriel au singulier pour parler des abus, voilà tout. L’article 11 de la Déclaration du 26 août 1789 était né.

La formulation retenue montre que, pour le Constituant français tout du moins 3, l’idée de sanctionner les abus de la liberté d’expression est aussi ancienne que celle de protéger son exercice. Depuis, les représentant de la Nation n’ont pas hésité à utiliser le mandat qui leur a été confié pour délimiter les bornes légitimes de cette liberté. Avec l’abandon progressif de la censure, c’est la voie répressive, pénale en particulier, qui a eu leur préférence : de la loi Thouret du 22 août 1791 4 à la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté 5, en passant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse 6, nombreuses sont les interventions législatives visant à punir les auteurs des propos jugés nocifs pour la société et la population.

2. L’assujettissement de la loi à la norme constitutionnelle réalisé par la Constitution de 1958 n’a pendant longtemps pas eu d’influence sur le droit de la répression pénale des discours. En dépit de la valeur constitutionnelle de la liberté d’expression, la question des limites pénales à l’exercice de cette liberté est restée étrangère au droit constitutionnel français jusqu’au début des années 2000. Le Conseil constitutionnel a pourtant eu l’occasion, en particulier depuis les années 1980, de se prononcer sur l’application des dispositions de l’article 11 de la Déclaration de 1789 et d’élaborer une jurisprudence fournie sur les exigences qui en découlent. À ce titre, ses « grandes » décisions portent surtout sur les conditions d’exercice de la liberté de la presse et de la communication audiovisuelle, ainsi que sur les conséquences de l’objectif de pluralisme des courants d’opinion (CC, n° 82-141 DC, 27 juill. 1982, Loi sur la communication audiovisuelle, Rec., p. 48, cons. 5 ; n° 84-181 DC, 11 oct. 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, Rec., p. 78 ; n° 86-210 DC, 29 juill. 1986, Loi portant réforme du régime juridique de la presse, Rec., p. 110, cons. 20 à 24). Mais il faut attendre 2003 et le contrôle de la loi pour sécurité intérieure pour qu’il soit confronté à son premier cas d’incrimination pénale d’un abus de la liberté d’expression. En l’occurrence, l’article 113 de la loi punissait de sept mille cinq cents euros d’amende et, lorsqu’il est commis en réunion, de six mois d’emprisonnement « le fait, au cours d’une manifestation organisée ou réglementée par les autorités publiques, d’outrager publiquement l’hymne national ou le drapeau tricolore» (art. 433-5-1 du Code pénal). La Haute instance a validé cette restriction à la liberté d’expression au terme d’une motivation relativement brève et, surtout, peu exigeante en termes de garantie pour l’exercice de cette liberté (CC, n° 2003-467 DC, 13 mars 2003, Loi pour la sécurité intérieure, Rec., p. 211, cons. 99 à 106). Pour parvenir à une déclaration de conformité, le Conseil s’est contenté de mentionner que, en excluant du champ d’application de l’infraction les œuvres de l’esprit, les propos tenus dans un cercle privé, ainsi que les actes accomplis lors de manifestations publiques à caractère sportif, récréatif ou culturel se déroulant dans des enceintes soumises à des règles légales ou réglementaires d’hygiène et de sécurité en raison du nombre de personnes qu’elles accueillent, le législateur avait opéré une juste conciliation entre, d’une part, les articles 10 7 et 11 de la Déclaration de 1789 et, d’autre part, l’article 2 de la Constitution qui se réfère aux symboles de la République. Aucune autre garantie n’est exigée. Ainsi, la Constitution ne protège pas la personne qui brulerait un drapeau tricolore à l’occasion d’une manifestation sur la voie publique en vue de protester contre le gouvernement 8. Avec cette décision, le juge constitutionnel français a manifestement raté son entrée dans la cour des grands gardiens de la liberté d’expression 9. On était à l’époque très éloigné des standards de contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme 10 ou bien des cours étrangères, telles que la Cour suprême des États-Unis 11 ou bien la Cour constitutionnelle allemande 12, voire même du Conseil d’État 13.

3. Ces dernières années, le Conseil constitutionnel a été, plus souvent que par le passé, confronté à la question des restrictions pénales de la liberté d’expression. L’adoption par le législateur de plusieurs infractions controversées réprimant des discours réputés nocifs, conjuguée à l’ouverture du prétoire constitutionnel aux justiciables depuis le 1er mars 2010 14, lui a donné l’occasion de faire évoluer le niveau des garanties applicables dans ce domaine. Concernant les incriminations pénales de l’exercice abusif de la liberté d’expression 15, les exigences constitutionnelles sont synthétisées dans un considérant de principe adopté à l’occasion du contrôle a priori – et de la censure – d’une loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, c’est-à-dire, en pratique, le génocide arménien de 1915 reconnu par la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 (CC, n° 2012-647 DC, 28 févr. 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, Rec., p. 139, cons. 5). Le juge constitutionnel dégage deux séries d’exigences : d’une part, il affirme de manière inédite qu’« il est loisible au législateur … d’instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers» ; d’autre part, reprenant une formule de la décision dite « Hadopi » 16 (CC, n° 2009-580 DC, 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, Rec., p. 107, cons. 15), il rappelle que les atteintes portées «à l’exercice la liberté d’expression et de communication », dont font partie les infractions pénalisant l’usage de cette liberté, doivent être « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » par le législateur. Au total, la méthode d’examen des lois incriminant des abus de la liberté d’expression paraît bien plus ambitieuse qu’en 2003 : le juge constitutionnel va non seulement identifier les abus que la loi pénale peut légitimement réprimer mais également contrôler la nécessité, l’adéquation et la proportionnalité au sens strict, de cette loi pénale.

4. Depuis 2012, le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de mettre en œuvre cette méthode à cinq reprises, principalement pour la pénalisation des « discours de haine » (CC, n° 2012-647 DC, 28 février 2012, préc. ; n° 2015-512 QPC, 8 janv. 2016, M. Vincent R. [Délit de contestation de l’existence de certains crimes contre l’humanité] ; n° 2016-745 DC, 26 janv. 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, cons. 191 à 197), mais pas seulement (CC, n° 2016-611 QPC, 10 févr. 2017, M. David P. [Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes]; n° 2017-747 DC, 16 mars 2017, Loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse). Le bilan – provisoire – que l’on peut faire de la jurisprudence est contrasté. D’un côté, le résultat du contrôle de constitutionnalité semble indiquer un renforcement significatif de la protection de la liberté d’expression par le juge constitutionnel : trois incriminations pénales ont été jugées contraires à l’article 11 de la Déclaration de 1789 17 et une infraction a fait l’objet de réserves d’interprétation limitant sa dimension liberticide 18. De l’autre, la méthode pour examiner la validité des infractions sanctionnant les abus de la liberté d’expression est encore approximative. La formulation des règles jurisprudentielles et leur application posent parfois des difficultés de compréhension que le style particulièrement concis de la motivation des décisions ne suffit pas à expliquer. De manière plus grave encore, on peine parfois à évaluer le niveau des garanties exigé en matière d’atteinte à la liberté d’expression. Finalement, le raisonnement du juge constitutionnel paraît, à plusieurs titres, problématique. Aussi, il convient de soumettre à un examen critique les deux versants de la méthode du Conseil constitutionnel, en commençant par celle d’identification des abus de la liberté d’expression pénalement répréhensibles (I.) et en continuant avec celle du contrôle de proportionnalité exercé sur les incriminations pénales de ces abus (II.).

 

I. L’identification des abus de la liberté d’expression pénalement répréhensibles

 

5. En marge de la première censure d’une loi mémorielle par le juge constitutionnel, l’innovation majeure de la décision du 28 février 2012 réside dans l’identification des types d’abus de la liberté d’expression que le législateur peut pénalement réprimer. Toutefois, l’incidence de cette évolution jurisprudentielle s’avère limitée. Si le droit constitutionnel français dispose désormais d’une définition des abus pénalement répréhensibles, celle-ci demeure vague (A). De plus, son application aux lois pénales déférées à l’examen du juge constitutionnel n’est pas systématique et, même lorsqu’elle existe, sa portée est incertaine. En somme, la qualification opérée par le juge constitutionnel s’avère souvent défaillante (B).

 

A. Une définition vague

 

6. En 2012, le Conseil constitutionnel esquisse en peu de mots une définition des abus de la liberté d’expression qu’il appartient à la loi pénale de réprimer. Cependant, le champ d’application des abus demeure incertain (1) et les catégories d’abus sont imprécises (2).

 

1. Un champ d’application incertain

7. L’article 11 de la Déclaration de 1789 et l’article 34 de la Constitution de 1958 sont les deux textes constitutionnels qui servent de fondement aux exigences constitutionnelles dégagées par le Conseil constitutionnel à propos du contrôle des lois pénales réprimant l’exercice de la liberté d’expression. Cette double référence, héritée de la jurisprudence antérieure (CC, n° 82-141 DC, 27 juill. 1982, préc., cons. 3 et 4), prend une tournure singulière en 2012 : le Conseil reprend pour la première fois dans son raisonnement la notion d’« abus » issue de l’article 11 de la Déclaration. Tout porte à croire, en effet, que l’usage de ce terme est une référence directe au texte de 1789. L’abus est ainsi entendu au sens de l’exercice d’une liberté ou d’un droit qui méconnaîtrait les conditions légales de son exercice 19.

8. La fidélité des juges de la rue de Montpensier au texte constitutionnel n’est toutefois pas totale. S’il se réfère au singulier à la « liberté de communication et d’expression», il semble distinguer deux prérogatives juridiques, alors que la Déclaration de 1789 se réfère avant tout à la liberté de communication dont elle fait dériver la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer 20. De son côté, le juge constitutionnel dissocie, d’une part, le « droit de libre communication» qui équivaut à la liberté de communication et, d’autre part, la « liberté de parler, d’écrire et d’imprimer » qui évoque la liberté d’expression stricto sensu 21. Ce n’est pas la première fois qu’il opère une telle dissociation. En effet, on trouve dès 1984 une distinction entre le « droit de libre communication et « la liberté de parler, écrire et imprimer » (CC, n° 84-181 DC, 11 oct. 1984, préc., cons. 36). Cette distinction sera répétée en 1994, dans une décision où le Conseil utilise pour la première fois la mention « liberté d’expression et de communication » (CC, n° 94-345 DC, 29 juill. 1994, Loi relative à l’emploi de la langue française, Rec., p. 106, cons. 5 et 6), puis dans la décision « Hadopi » (CC, n° 2009-580 DC, 10 juin 2009, préc., cons. 15). Après la décision de 2012, elle sera présente dans chaque décision statuant sur une disposition législative réprimant l’exercice abusif de la liberté d’expression lato sensu (CC, n° 2015-512 QPC, 8 janv. 2016, préc., cons. 5 ; n° 2016-745 DC, 26 janv. 2017, préc., cons. 192 ; n° 2016-611 QPC, 10 févr. 2017, préc., cons. 5 ; n° 2017-747 DC, 16 mars 2017, préc., cons. 9).

Ceci étant, le Conseil constitutionnel n’a jamais précisé les tenants et aboutissant de cette distinction. On trouve toutefois dans les commentaires officiels de ses décisions l’idée selon laquelle la liberté d’expression lato sensu aurait une double dimension, l’une « passive » et l’autre « active » 22. La première serait celle du récepteur de l’information ou de l’opinion et la seconde celle de l’émetteur de l’information ou de l’opinion. De son côté, la doctrine a également approfondi cette distinction. Pour les auteurs du Code constitutionnel, « la liberté de communication regroupe selon une perspective moderne la liberté de diffuser et la liberté de recevoir des idées, des pensées ou des opinions, et donc un discours dans un sens large, alors que la liberté d’expression est une liberté d’émettre de telles idées, pensées ou opinions. En d’autres termes, le contenu du discours relève de la liberté d’expression, les moyens qui permettent de le diffuser et sa réception s’intègrent dans la liberté de communication » 23.

9. En tout état de cause, on peut se demander si la jurisprudence distingue bien deux prérogatives juridiques dont il serait possible d’abuser. Le considérant de 2012 semble dénué d’ambiguïté puisqu’il mentionne « les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication». Pourtant, si on observe l’ensemble de sa jurisprudence, le Conseil a toujours réservé l’usage de cette expression à des situations où le législateur incrimine des abus de la liberté d’émettre des informations ou des opinions, et non celle de les recevoir. Ainsi, en février 2017, à l’occasion de l’examen de la loi instaurant un délit de consultation habituelle de sites internet terroristes, le juge constitutionnel ne reprend pas le considérant de 2012. La décision n° 2016-611 QPC du 10 février 2017 se réfère, d’abord, à l’article 11 de la Déclaration pour affirmer, ainsi qu’il le fait depuis la décision « Hadopi », qu’il en découle un droit constitutionnel d’accéder à internet. Puis, il cite les premiers mots de l’article 34 de la Constitution en considérant que « sur ce fondement, il est loisible au législateur d’édicter des règles de nature à concilier la poursuite de l’objectif de lutte contre l’incitation et la provocation au terrorisme sur les services de communication au public en ligne, qui participe de l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions, avec l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, écrire et imprimer … » (cons. 5). Aucune mention des « abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication » ne figure dans la décision, alors même que le Conseil accomplit un contrôle de proportionnalité apparemment identique à celui qu’il applique aux cas d’abus de la liberté d’expression stricto sensu. Pour quelles raisons ? Deux explications peuvent, selon nous, être avancées. En premier lieu, compte tenu de l’objet de la loi – la consultation d’informations ou d’opinions en ligne – la rédaction de la décision s’inspire fortement de la décision « Hadopi » en ce qui concerne le choix du considérant de principe 24. En second lieu, l’attachement du juge constitutionnel à la lettre du texte de 1789 – qui évoque les abus du fait de « parler, écrire, imprimer» – peut expliquer sa réticence à l’idée de mentionner les abus du fait de recevoir des informations ou des opinions. Quoi qu’il en soit, la coexistence de deux motivations différentes devraient – on l’espère – conduire le Conseil à clarifier sa jurisprudence dans le futur. Soit le considérant de principe de 2012 ne vise effectivement que les abus de l’exercice de la liberté d’expression stricto sensu et il serait judicieux de supprimer les mots « et de communication » dans l’expression « les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication ». Soit il conviendrait d’appliquer le même considérant de principe et, surtout, le même régime en cas d’exercice abusif de la liberté d’expression stricto sensu et d’exercice abusif de la liberté de communication.

 

2. Les catégories imprécises

10. La décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012 identifie, de façon inédite, les types d’abus de la liberté d’expression pénalement répréhensibles : ce sont ceux qui « portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers ». Tel qu’il est présenté, le droit constitutionnel français paraîtrait presque plus libéral que celui du Conseil de l’Europe, si l’on compare les restrictions mentionnées par le juge constitutionnel à celles de l’article 10, §2, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ce dernier stipule que l’exercice de la liberté d’expression peut être soumis à des « sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » 25. Mais on peut se demander si la jurisprudence constitutionnelle ne vise pas, avec deux catégories larges, un contenu proche de celui de l’article 10, §2, de la Convention, à l’exception cependant de la protection de morale et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

11. La première restriction mentionnée par le Conseil est la protection de l’ordre public. La référence à l’ordre public, notion cardinale pour fonder la limitation de l’exercice des libertés en général, ne surprend guère : elle était mobilisée par le juge constitutionnel dès 1982, qui en avait fait un objectif de valeur constitutionnelle, pour justifier la limitation de la liberté de communication (CC, n° 82-141 DC, 27 juill. 1982, préc., cons. 4 et 5). Dans la jurisprudence constitutionnelle, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public recouvre la sécurité des personnes et des biens et la prévention des atteintes à l’intégrité physique des personnes, la lutte contre le terrorisme et l’immigration irrégulière, la nécessité de garantir l’exécution des mesures d’éloignement, la lutte contre la fraude, la prévention des actes terroristes et de la récidive, mais aussi les « exigences minimales de la vie en société » 26. Il y a tout lieu de penser que la notion d’ordre public employée dans la décision de 2012 possède un contenu identique à cet objectif de valeur constitutionnelle et recoupe ainsi certaines mentions de l’article 10, § 2, de la Convention.

12. La seconde restriction figurant dans la décision n° 2012-647 DC est la préservation des droits des tiers. La mention des « droits des tiers » comme motif de limitation de l’exercice de la liberté d’expression est plus surprenante que la restriction précédente. D’abord, parce qu’elle est rarement utilisée par le juge constitutionnel français dans la motivation de ses décisions 27. Ensuite, parce que sa signification est, pour partie, incertaine. Ce n’est pas la notion de « droits » qui pose difficulté car on visualise aisément ce qu’elle peut recouvrir, par exemple les droits à l’honneur ou au respect de la vie privée. Le doute naît de la référence faite aux droits des « tiers », en comparaison de celle des « droits d’autrui » qui figure, notamment, à l’article 10, § 2, de la Convention de Rome. Si autrui désigne toute personne autre que celui qui est visé, le tiers peut être entendu dans un sens différent, comme celui qui est étranger à un ensemble de personnes en relation. La différence peut sembler ténue, mais elle n’est pas anecdotique dans le cadre de l’exercice d’une liberté d’expression qui se caractérise par un échange entre un locuteur et un auditoire. La formule retenue par le Conseil est évasive : les tiers sont-ils les personnes étrangères à la communication ou bien toute personne autre que le locuteur (et donc autrui) ? Dans le second cas, une injure non publique porte atteinte aux droits des tiers, pas dans le premier. Aussi, sous réserve que le Conseil ne souhaite pas établir de différence de traitement entre le tiers et autrui, la substitution de celui-ci à celui-là paraît opportune. Elle permettrait, au demeurant, une harmonisation avec l’article 10, §2, de la Convention de Rome et, surtout, l’article 4 de la Déclaration de 1789, qui avait déjà inspiré le Conseil par le passé en matière de réglementation de la liberté de communication. La proclamation des Révolutionnaires selon laquelle « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui …» a servi de fondement pour dégager l’objectif de valeur constitutionnelle du respect de la liberté d’autrui qui, au même titre que la sauvegarde de l’ordre public et le principe de pluralisme des courants d’expression, devait être concilié avec l’exercice de la liberté de communication garantie par l’article 11 de la Déclaration (CC, n° 82-141 DC, 27 juill. 1982, préc., cons. 5.) 28.

13. En tout état de cause, l’association de l’ordre public et des droits des tiers souligne, de prime abord, la volonté du juge constitutionnel de limiter drastiquement les motifs légitimes de répression pénale de l’exercice de la liberté d’expression. Elle semble mettre sur la sellette certaines infractions pénales qui sanctionnent des abus portant atteinte soit à l’un soit à l’autre, mais pas aux deux. Peut-on considérer, par exemple, que l’injure non publique (art. R. 621-2 du Code pénal) intéresse la protection de l’ordre public ou encore que la publication, la diffusion ou le commentaire d’un sondage en rapport avec des référendums ou des élections la veille et le jour du scrutin (art. 11 et 12 de la loi n° 77-808 du 19 juillet 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion) vise à protéger les droits des tiers ? Toutefois, on peut se demander si le Conseil constitutionnel va effectivement contraindre le législateur à ne réprimer que les abus de la liberté d’expression qui porteraient atteinte à la fois à l’ordre public et aux droits des tiers. Sur cette question, les premières applications des exigences constitutionnelles dégagées en 2012 laissent l’observateur de la jurisprudence constitutionnelle dubitatif.

 

B. Une qualification défaillante

 

14. En affirmant qu’il est loisible au législateur « d’instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers », le Conseil constitutionnel a dégagé une nouvelle catégorie jurisprudentielle appelant, logiquement, une opération de qualification pour examiner si une loi pénalise, ou non, un tel comportement. Si tel n’est pas le cas, l’invalidation ou la déclaration de conformité sous réserve de la disposition semble l’unique alternative dont il dispose. Dans un même ordre d’idées, lorsque le Conseil juge qu’« il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre, qui découle de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général », cela implique qu’une limitation de cette liberté non liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général doit être censurée (par ex., CC, n° 2015-468/469/472 QPC, 22 mai 2015, Société UBER France SAS et autre [Voitures de transport avec chauffeur – Interdiction de la « maraude électronique » – Modalités de tarification – Obligation de retour à la base], cons. 4 et 20). Pourtant, la jurisprudence sur les limites pénales de l’exercice de la liberté d’expression n’est pas aussi nette que dans d’autres domaines. La motivation des quatre décisions rendues sur les « abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication» conduit à une double interrogation qui, in fine, remet en cause l’entreprise de définition esquissée par le juge constitutionnel. On peut se demander si la qualification des abus est, d’abord, réellement nécessaire et, ensuite, si cette qualification est simplement utile ? La réponse à la première question paraît être négative puisque le Conseil n’effectue pas la qualification dans chaque décision : il donne ainsi l’impression que cette opération est facultative (1). La réponse à la seconde est plus difficile à établir car le sort d’une loi incriminant l’exercice de la liberté d’expression qui ne porterait pas atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers est indécis. Au mieux, la qualification paraît être une question accessoire pour le juge constitutionnel (2).

1. Une opération apparemment facultative

15. Si la décision sur la répression de la contestation des génocides reconnus par la loi pose la méthode pour examiner la conformité à l’article 11 de la Déclaration de 1789 d’une incrimination pénale d’un abus de la liberté d’expression, on peine à trouver trace de sa mise en œuvre dans cette décision. Sa motivation, qui figure parmi les plus faméliques jamais adoptées par les « Sages », montre que le Conseil constitutionnel n’a pas examiné si la contestation de l’existence de génocides reconnus par la loi portait atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers.

De même, il ne procède pas à cette qualification dans la décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017 relative au délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse. Dans cette affaire, le juge constitutionnel devait statuer sur la conformité à la Constitution de la nouvelle rédaction du délit prévu à l’article L. 2223-2 du Code de la santé publique qui incrimine le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher de pratiquer ou de s’informer sur une interruption volontaire de grossesse, notamment, par la diffusion ou la transmission, par voie électronique ou en ligne, d’allégations ou d’indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d’une interruption volontaire de grossesse. La décision est muette sur le point de savoir si le délit d’entrave constitue, ou est susceptible de constituer, un abus de l’exercice de la liberté d’expression portant atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. Certes, le juge constitutionnel consacre le dixième paragraphe de la décision à préciser l’objet des dispositions : dans la mesure où « le législateur a entendu prévenir des atteintes susceptibles d’être portées au droit de recourir à une interruption volontaire de grossesse … », l’objet de la loi « est ainsi de garantir la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration de 1789 ». Mais le Conseil ne conclut pas que l’infraction vise à protéger l’ordre public et les droits des tiers, alors même que cette qualification ne posait apparemment pas de difficulté.

16. Sur quatre décisions rendues en 2016 et 2017, deux seulement ont donné lieu à une opération de qualification pour déterminer si l’œuvre du législateur incrimine un discours portant atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. Il s’agit de la décision du 8 janvier 2016 qui tranchait la question de la constitutionnalité de la loi « Gayssot » incriminant la négation de l’Holocauste 29 et de la décision du 26 janvier 2017 qui statuait sur la création d’une nouvelle infraction pénale : la pénalisation de la négation, minoration ou banalisation de façon outrancière d’un crime de génocide, d’un crime contre l’humanité, d’un crime de réduction en esclavage ou d’un crime de guerre 30. Ceci étant, même avec ces deux décisions, la portée de la qualification opérée par le juge constitutionnel paraît difficile à établir.

 

2. Une question éventuellement accessoire

17. La décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016 valide la loi « Gayssot », seize années après son adoption par le Parlement : la pénalisation du négationnisme est jugée conforme à la Constitution, notamment à l’article 11 de la Déclaration de 1789. Pour la première fois depuis l’établissement de sa jurisprudence sur « les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication», le Conseil constitutionnel a effectivement vérifié si la loi réprime un abus préjudiciant à l’ordre public et aux droits des tiers. Tout d’abord, il affirme que les propos négationnistes «constituent en eux-mêmes une incitation au racisme et à l’antisémitisme », puis il considère « que, par suite, les dispositions contestées ont pour objet de réprimer un abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui porte atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » (cons. 7). Pour le juge constitutionnel, l’incitation au racisme et à l’antisémitisme porte donc atteinte aux deux restrictions légitimes définies dans sa décision de 2012 31. S’il retient l’approche classique et extensive de la notion d’incitation en droit pénal de la presse – où elle est presque synonyme de transmission d’une idée 32 – une grande partie des infractions pénalisant les discours de haine, semble susceptible de recevoir son aval.

18. Un an plus tard, à l’occasion du contrôle de constitutionnalité de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, le juge constitutionnel a de nouveau examiné si la nouvelle incrimination prévue visait à réprimer des propos mettant en cause l’ordre public et les droits des tiers. L’issue de cet examen est cependant différente :

« 194. En premier lieu, si la négation, la minoration ou la banalisation de façon outrancière de certains crimes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de réduction en esclavage ou crimes de guerre peuvent constituer une incitation à la haine ou à la violence à caractère raciste ou religieux, elles ne revêtent pas, par elles-mêmes et en toute hypothèse, ce caractère. De tels actes ou propos ne constituent pas non plus, en eux-mêmes, une apologie de comportements réprimés par la loi pénale. Dès lors, la négation, la minoration ou la banalisation de façon outrancière de ces crimes ne peuvent, de manière générale, être réputées constituer par elles-mêmes un abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication portant atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. »

Le Conseil constitutionnel considère donc que le législateur a en l’espèce incriminé des propos qui ne constituent pas nécessairement des abus de la liberté d’expression pénalement répréhensibles. Pourtant, il ne censure pas l’infraction pour ce motif et continue l’examen de la disposition litigieuse avec l’accomplissement du contrôle de proportionnalité, comme il l’a fait en 2016 pour des restrictions réprimant, à l’inverse, des abus préjudiciant nécessairement à l’ordre public et aux droits des tiers. Cette décision interpelle : si les propos incriminés ne sont pas des abus pénalement répréhensibles, la loi les pénalisant ne devrait-elle pas être déclarée immédiatement inconstitutionnelle ? Plus fondamentalement, à quoi sert la catégorie jurisprudentielle d’abus de la liberté d’expression si aucune conséquence juridique en découle ?

19. Dans ces circonstances, on peut se demander si la décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017 n’annonce pas, d’une certaine manière, la disparition de la notion d’abus de la liberté d’expression pénalement répréhensible. Certes, elle contribue à faire vivre cette notion, en étendant la liste des abus qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. À l’incitation au racisme et à l’antisémitisme mentionnée par la décision sur la loi « Gayssot », la décision rendue sur la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté ajoute l’ « incitation à la haine ou à la violence à caractère raciste ou religieux» et l’ « apologie de comportements réprimés par la loi pénale». Toutefois, elle semble opérer un glissement du contrôle effectué par le juge constitutionnel vers le contrôle de proportionnalité lato sensu. Dans la décision du 8 janvier 2016, il ressort clairement que l’examen consistant à déterminer si la loi réprime des abus portant atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers intervient préalablement au contrôle de proportionnalité. Dans la décision du 26 janvier 2017, cet examen paraît intervenir dans l’exercice du contrôle de proportionnalité, au stade du contrôle de l’adéquation de l’atteinte à la liberté d’expression (voir infra II. B.). En d’autres termes, le contrôle de proportionnalité de la répression d’un abus semble « absorber » le contrôle visant à déterminer si cet abus peut être réprimé. Toutefois, dans la mesure où la pratique du contrôle de proportionnalité présente, de façon générale, certaines incohérences, on ne peut pas en être sûr.

 

II. Le contrôle de proportionnalité de l’incrimination pénale des abus de la liberté d’expression

 

20. La formule jurisprudentielle de 2012 définissant, à l’occasion de l’examen de la loi réprimant la contestation des génocides reconnus par la loi, la méthode du contrôle des limites pénales de la liberté d’expression, s’achève en ces termes : « considérant que … la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi». Cette seconde partie du considérant de principe est bien moins originale que la précédente. Ce n’est pas la première fois qu’est affirmé le caractère essentiel de la liberté d’expression en tant que condition de la démocratie 33 ou bien en tant que liberté matricielle 34. Ce n’est pas non plus la première fois que la méthode du contrôle de proportionnalité lato sensu des atteintes à la liberté d’expression est exposée : la décision « Hadopi » de 2009 transposait en ce domaine une méthode définie un an plus tôt pour les atteintes à d’autres libertés dans la décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008 dite « Rétention de sûreté ».

L’application de cette méthode aux lois incriminant des abus de la liberté d’expression a donné des résultats mitigés. Le contrôle de proportionnalité lato sensu a été parfois décousu, voire même brouillon. D’une part, la formulation jurisprudentielle de la méthode de contrôle apparaît ambigüe (A). D’autre part, la mise en œuvre de cette méthode s’avère, au moins pour les décisions les plus anciennes, lacunaire (B).

 

A. Une formulation jurisprudentielle ambigüe

 

21. La décision « Hadopi » marque la naissance d’une nouvelle formule pour caractériser le contrôle des atteintes à la liberté d’expression. Désormais, seules les atteintes « nécessaires, adaptées et proportionnées» à l’objectif poursuivi par le législateur pourront être déclarées conforme à la Constitution. De prime abord, cette formulation ne pose aucune difficulté. Il ne s’agirait que d’une simple transposition de la rédaction adoptée en 2008 dans la décision « Rétention de sûreté ». Pourtant, le libellé des deux décisions présente une variante : la décision « Hadopi » dévoile une rédaction inédite du contrôle de proportionnalité, spécifique aux atteintes à la liberté d’expression (1). Dès lors, on peut s’interroger sur la portée de cette différence de rédaction et se demander quelle est la part d’originalité du contrôle de proportionnalité exercé lorsque la liberté d’expression est en jeu (2).

 

1. Une rédaction spécifique

22. Depuis 2009, chaque contentieux dans lequel est invoquée la méconnaissance de la liberté d’expression conduit le Conseil constitutionnel à reprendre, sans variation, la formule utilisée dans la décision « Hadopi » pour définir les modalités de son contrôle des atteintes à la liberté d’expression. Les décisions statuant sur des lois pénales incriminant les excès de la liberté d’expression n’échappent pas à la règle. Cette formule s’inspire, à défaut de la transposer exactement, de la méthode du contrôle de proportionnalité consacrée dans la décision « Rétention de sûreté ».

Si le Conseil constitutionnel pratique de longue date un contrôle de proportionnalité des normes qui lui sont déférées 35, il a attendu 2008 pour déterminer précisément les modalités de ce contrôle, en s’inspirant de la jurisprudence de plusieurs cours constitutionnelles étrangères, en particulier la Cour de Karlsruhe 36. À l’occasion de l’examen de la loi instaurant la rétention de sureté, il a jugé que les atteintes portées à l’exercice de la liberté individuelle, de la liberté d’aller et de venir et au droit au respect de la vie privées devaient, pour être déclarées conformes à la Constitution, « être adaptées, nécessaires et proportionnées » à l’objectif poursuivi par législateur, en l’occurrence la prévention des atteintes à l’ordre public (CC, n° 2008-562 DC, 21 févr. 2008, préc., cons. 13). En d’autres termes, une mesure attentatoire à l’un de ces droits ou libertés garantis par la Constitution ne peut recevoir le satisfecit du juge constitutionnel qu’à la condition de satisfaire à une triple exigence d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité au sens strict. Le contrôle de l’adéquation consiste « à vérifier que la mesure est susceptible de permettre ou de faciliter la réalisation du but recherché par son auteur » 37. Le contrôle de la nécessité implique de vérifier qu’aucune mesure moins attentatoire à la liberté concernée ne puisse permettre d’atteindre l’objectif visé 38. Enfin, le contrôle de proportionnalité stricto sensu « a pour but de vérifier si les effets bénéfiques de la mesure décidée par le législateur l’emportent sur ses effets préjudiciables » 39.

23. La décision « Hadopi » réalise la réception de la méthode du triple test de proportionnalité lato sensu aux atteintes à la liberté d’expression : le Conseil y juge que « les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi» (CC, n° 2009-580 DC, 10 juin 2009, préc., cons. 15). Si les termes du contrôle sont identiques, leur présentation est partiellement différente de celle retenue dans la décision « Rétention de sûreté », ainsi que l’avait souligné Guy Carcassonne 40. Dans la formulation choisie en 2009, le contrôle de la nécessité intervient avant celui de l’adéquation, Par la suite, le juge constitutionnel n’a pas harmonisé la lettre de ses considérants de principe : les atteintes à la liberté individuelle doivent être « adaptées, nécessaires et proportionnées » à l’objectif poursuivi 41, alors que les atteintes à la liberté d’expression doivent être « nécessaires, adaptées et proportionnées » à l’objectif poursuivi 42. La divergence persiste et elle s’est même étendue à l’autre aile du Palais-Royal. En effet, la différence de rédaction est reproduite par le Conseil d’État, en dehors de son rôle de filtrage des questions prioritaires de constitutionnalité 43. L’Assemblée du contentieux a repris la formulation du contrôle de proportionnalité issue de la décision « Rétention de sûreté » en 2011, dans une décision qui conclut que les atteintes portées au droit au respect de la vie privée par un décret réglementant la collecte et la conservation de données personnelles n’étaient pas « adaptées, nécessaires et proportionnées » 44. Par la suite, le triptyque est repris dans cet ordre dans une quinzaine de décisions, où la liberté d’expression n’est pas en cause 45. En revanche, s’agissant de la liberté d’expression, le juge administratif suprême considère, en règle générale, que les atteintes qui y sont portées doivent être « nécessaires, adaptées et proportionnées » 46.

 

2. Une spécificité équivoque

24. Que faut-il conclure de la divergence de formulation entre la décision « Hadopi » et la décision « Rétention de sûreté » ? De deux choses l’une : ou bien elle n’a aucune incidence sur l’office du juge constitutionnel ou bien elle traduit un contrôle de proportionnalité partiellement différent.

25. Dans le premier cas, on peut se demander quelles sont les explications à l’origine de cette rédaction alternative. S’agit-il d’une maladresse dans l’écriture de la décision « Hadopi », qui aurait incorrectement reproduit la formule issue de la décision « Rétention de sûreté », et qui est perpétuée par un « copier-coller » des considérants de principe applicables en fonction des libertés mise en cause ? On peine – ou plutôt on n’ose – le croire. Si tel était néanmoins le cas, il est possible que la source de l’inversion des termes « adaptées » et « nécessaires » soit à rechercher du côté de l’influence du contrôle de proportionnalité accompli en matière de liberté d’expression par la Cour européenne des droits de l’homme, puisqu’elle se demande si la restriction à cette liberté est nécessaire dans une société démocratique 47, ou de celui de la directive 2002/58/CE du 12 juillet 2002 concernant le secteur des communications électroniques, parce qu’elle emploie le triptyque « nécessaire, appropriée et proportionnée» 48.

Une autre explication possible est l’utilisation délibérée par le juge d’une expression synonyme pour varier son discours et ainsi enrichir son langage. Mise à part le fait que le résultat serait en l’espèce peu fructueux, cette explication paraît a priori surprenante : la plume du Conseil constitutionnel est traditionnellement indifférente à ce genre de « coquetterie » rédactionnelle. En tout état de cause, on trouve au moins une décision qui plaiderait en faveur de l’équivalence des deux formulations : après avoir rappelé que les atteintes à la liberté individuelle et à la liberté d’aller et de venir doivent être « adaptées, nécessaires et proportionnées », la décision n° 2012-253 QPC du 8 juin 2012 considère que les dispositions contestées « ne méconnaissent pas l’exigence selon laquelle toute privation de liberté doit être nécessaire, adaptée et proportionnée » (cons. 4 et 7).

26. Dans le second cas de figure, l’inversion des adjectifs « adaptées » et « nécessaires » signifierait une différence dans l’exercice du contrôle de proportionnalité. Ainsi il existerait deux méthodes partiellement différentes pour examiner la constitutionnalité des atteintes aux libertés, dont l’une spécifique à la liberté d’expression. Cette possibilité est malheureusement difficile à vérifier tant l’exercice du contrôle de proportionnalité a été, jusqu’en 2017, elliptique (voir infra II. B.). En tout état de cause, si différence de contrôle il y a, ni le Conseil constitutionnel, ni les auteurs du commentaire officiel de ses décisions, ne l’ont, à notre connaissance, exprimé publiquement. Toutefois, dans la mesure où les commentaires officiels des décisions appliquant le considérant « Hadopi » ne font pas référence à la décision « Rétention de sûreté », on peut se demander si ce silence doit être interprété comme une marque d’originalité du contrôle de proportionnalité en matière d’atteinte à la liberté d’expression 49.

Mais quelle serait la portée exacte de ce contrôle distinct ? La « nuance sémantique » traduit-elle une hiérarchisation différente des critères de proportionnalité ? 50 Les critères de la nécessité et de l’adéquation ont-ils d’ailleurs la même signification dans les deux jurisprudences ? A priori, il peut sembler étrange que le juge vérifie qu’aucune mesure moins attentatoire à la liberté concernée ne puisse permettre d’atteindre l’objectif visé (contrôle de la nécessité), avant de déterminer si la mesure est susceptible de permettre ou de faciliter la réalisation de cet objectif (contrôle de l’adéquation) 51. Finalement, pour déterminer la part de spécificité du contrôle de proportionnalité en matière de liberté d’expression, il n’y a pas d’autre voie possible que de « décrypter » la motivation souvent lacunaire des décisions du Conseil.

 

B. Une mise en œuvre lacunaire

 

27. L’exercice du contrôle de proportionnalité lato sensu sur des dispositions législatives incriminant des abus de la liberté d’expression a donné des résultats contrastés 52. Les cinq décisions rendues à ce jour montrent que les efforts – sommes toutes relatifs – du juge constitutionnel pour définir les modalités de son contrôle n’ont pas véritablement porté leurs fruits. Jusqu’en 2016, le contrôle de proportionnalité lato sensu n’est accompli que de façon partielle (1). Les décisions les plus récentes semblent néanmoins indiquer un développement de ce contrôle : le triple test devient presque systématique (2).

 

1. Un contrôle partiel jusqu’en 2016

28. La première application du contrôle de proportionnalité lato sensu à une incrimination pénale d’un abus de la liberté d’expression aurait dû être réalisée dans la décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012. Cependant, rien, de près ou de loin, dans celle-ci ne montre l’exercice d’un contrôle de l’adéquation, de la nécessité ou de la proportionnalité au sens strict. Même si le considérant de la décision « Hadopi » est mentionné, le raisonnement laconique du juge constitutionnel l’ignore totalement 53. Selon Jérôme Roux, c’est « l’évidence de l’inconstitutionnalité (qui) dispense le Conseil de s’interroger plus avant sur la nécessité, l’adaptation et la proportionnalité de l’atteinte ainsi portée à la liberté d’expression » 54. On ne partage pas cette interprétation : l’évidence d’une solution, si tant est qu’elle soit concevable, ne rend pas la motivation superflue ; elle la rend seulement plus facile à rédiger. L’explication de la motivation lapidaire de la décision réside ailleurs, peut-être dans l’impossibilité pour les membres du Conseil de parvenir à un consensus sur une motivation explicite juridiquement fondée ou bien dans la volonté d’en dire le moins possible pour ne pas préjuger des cas similaires que le juge constitutionnel pourrait être amené à connaître dans le futur.

29. La décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016 fait mieux que la précédente mais présente néanmoins un contrôle de proportionnalité tronqué. Un seul considérant est consacré à l’accomplissement annoncé du triple test de proportionnalité :

« 8. Considérant … que les dispositions contestées , en incriminant exclusivement la contestation de l’existence de faits commis durant la seconde guerre mondiale, qualifiés de crimes contre l’humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale, visent à lutter contre certaines manifestations particulièrement graves d’antisémitisme et de haine raciale ; que seule la négation, implicite ou explicite, ou la minoration outrancière de ces crimes est prohibée ; que les dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet d’interdire les débats historiques ; qu’ainsi, l’atteinte à l’exercice de la liberté d’expression qui en résulte est nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi par le législateur … ».

En dépit de l’affirmation du Conseil, il semble que seules l’adéquation et la proportionnalité stricto sensu de la mesure restrictive fassent l’objet de son contrôle 55. L’adéquation est garantie par le fait que les dispositions contestées visent effectivement à lutter contre certaines manifestations particulièrement graves d’antisémitisme et de haine raciale. La proportionnalité au sens strict est satisfaite par la délimitation du champ de l’incrimination qui porte uniquement sur la négation et la minoration outrancière des crimes de l’Holocauste et exclut les débats historiques. Mais le contrôle de nécessité semble faire défaut : le Conseil constitutionnel ne se demande pas si une autre restriction pénale permet, ou aurait permis, de réaliser l’objectif poursuivi par le législateur.

 

2. Un contrôle complet en 2017

30. Si les décisions précédentes font état d’un contrôle de proportionnalité lacunaire, voire évanescent, la décision rendue sur la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté annonce un approfondissement du contrôle des atteintes à la liberté d’expression (CC, n° 2016-745 DC, 26 janv. 2017, préc., cons. 192 et s.) 56. En l’espèce, le Conseil constitutionnel a examiné d’office le dernier alinéa du 2° de l’article 173 de la loi, modifiant l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse pour ajouter une nouvelle incrimination pénale des discours de haine :

« 194. En premier lieu, si la négation, la minoration ou la banalisation de façon outrancière de certains crimes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de réduction en esclavage ou crimes de guerre peuvent constituer une incitation à la haine ou à la violence à caractère raciste ou religieux, elles ne revêtent pas, par elles-mêmes et en toute hypothèse, ce caractère. De tels actes ou propos ne constituent pas non plus, en eux-mêmes, une apologie de comportements réprimés par la loi pénale. Dès lors, la négation, la minoration ou la banalisation de façon outrancière de ces crimes ne peuvent, de manière générale, être réputées constituer par elles-mêmes un abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication portant atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers.

« 195. En deuxième lieu, aux termes du septième alinéa de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 actuellement en vigueur, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Dès lors, les dispositions introduites par le dernier alinéa du 2° de l’article 173, qui répriment des mêmes peines des propos présentant les mêmes caractéristiques, ne sont pas nécessaires à la répression de telles incitations à la haine ou à la violence.

« 196. En troisième lieu, et compte tenu de ce qui est rappelé au paragraphe précédent, le seul effet des dispositions du dernier alinéa du 2° de l’article 173 est d’imposer au juge, pour établir les éléments constitutifs de l’infraction, de se prononcer sur l’existence d’un crime dont la négation, la minoration ou la banalisation est alléguée, alors même qu’il n’est pas saisi au fond de ce crime et qu’aucune juridiction ne s’est prononcée sur les faits dénoncés comme criminels. Des actes ou des propos peuvent ainsi donner lieu à des poursuites au motif qu’ils nieraient, minoreraient ou banaliseraient des faits sans pourtant que ceux-ci n’aient encore reçu la qualification de l’un des crimes visés par les dispositions du dernier alinéa du 2° de l’article 173. Dès lors, ces dispositions font peser une incertitude sur la licéité d’actes ou de propos portant sur des faits susceptibles de faire l’objet de débats historiques qui ne satisfait pas à l’exigence de proportionnalité qui s’impose s’agissant de l’exercice de la liberté d’expression. »

Les trois stades du test de proportionnalité apparaissent distinctement. Le paragraphe 194 est consacré au contrôle de l’adéquation, fusionné avec celui de la qualification d’abus pénalement répréhensibles et se conclut par un constat en demi-teinte. Le paragraphe suivant contrôle, de façon audacieuse et inédite, la nécessité de l’incrimination pénale avant de lui dénier cette qualité. Enfin, le paragraphe 196 procède à une vérification de la proportionnalité stricto sensu et apporte une réponse négative. Le juge constitutionnel a donc accompli un contrôle de proportionnalité complet avant de déclarer la disposition litigieuse contraire à la Constitution. Et on remarque que ce contrôle est exercé dans l’ordre figurant dans la décision « Rétention de sûreté ».

31. Adoptée quelques jours plus tard, la décision statuant sur le délit de consultation habituelle de sites internet terroristes accomplit également le triple test de proportionnalité avant de déclarer inconstitutionnelle cette infraction. La structure de la décision, plus longue que la précédente, diffère néanmoins : le contrôle de proportionnalité lato sensu est réalisé selon la chronologie de la décision « Hadopi ». La nécessité de l’infraction est donc examinée d’abord (cons. 7 à 13), confirmant ainsi l’essor de ce test rarement pratiqué dans le passé 57. Sur ce point, le test opéré donne un résultat négatif : l’absence de nécessité de l’infraction résulte de l’existence, en marge de celle-ci, de nombreuses prérogatives à disposition des autorités administrative et judiciaire pour non seulement contrôler les services de communication au public en ligne provoquant au terrorisme ou en faisant l’apologie et réprimer leurs auteurs, mais aussi pour surveiller une personne consultant ces services et pour l’interpeller et la sanctionner lorsque cette consultation s’accompagne d’un comportement révélant une intention terroriste, avant même que ce projet soit entré dans sa phase d’exécution. Puis le Conseil examine conjointement le caractère adapté et proportionné du délit (cons. 14 et 15). Il conclut à l’absence d’adéquation de l’infraction à l’objectif poursuivi, i.e. prévenir la commission d’actes de terrorisme, au motif que ses éléments constitutifs n’imposent pas que l’auteur de la consultation habituelle des services de communication au public en ligne concernés ait la volonté de commettre des actes terroristes ni même la preuve que cette consultation s’accompagne d’une manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée sur ces services. L’atteinte à la liberté de communication est également jugée disproportionnée par le Conseil qui semble se fonder sur deux éléments : d’une part, la sévérité des peines encourues, à savoir deux ans d’emprisonnement et trente mille euros d’amende, et, d’autre part, l’incertitude sur la licéité de la consultation de certains services de communication au public en ligne résultant du flou de la référence à la « bonne foi » faite par le législateur pour exclure la pénalisation de certaines consultations 58. Toutefois, l’examen conjoint des deux derniers tests rend délicat d’isoler pour chacun d’eux la ratio decidendi.

32. Si le contrôle de proportionnalité intégral semble en voie de s’installer dans la jurisprudence constitutionnelle, la méthode de réalisation du triple test paraît encore fragile. C’est ce que confirme la décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017 qui déclare la nouvelle rédaction du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse conforme à la Constitution sous réserve d’interprétation. La motivation retenue par le juge constitutionnel ne montre pas s’il a effectivement accompli un contrôle de proportionnalité complet de l’infraction. La décision se contente d’énoncer directement deux réserves d’interprétation qui visent à préserver la liberté d’expression des personnes ayant des convictions opposées à l’avortement.

*

33. De prime abord, la liberté d’expression sort renforcée des décisions ayant, depuis 2012, statué sur une incrimination pénale d’un abus de la liberté d’expression. Le bilan comptable de la jurisprudence est même flatteur pour les « Sages » : trois déclarations de non-conformité et une double réserve d’interprétation, pour cinq décisions rendues, soulignent son rôle éminent dans la protection de la liberté garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen 59. Toutefois, il convient de relativiser la portée de ces décisions. D’abord, le contrôle du Conseil constitutionnel a souvent été précédé par celui de la Cour européenne des droits de l’homme qui exerce une réelle influence sur la jurisprudence constitutionnelle, même si la Convention de Rome n’intègre pas formellement les normes de référence du contrôle de constitutionnalité. Ensuite, la méthode du juge constitutionnel pour examiner la validité des lois pénales réprimant les abus de la liberté d’expression est encore approximative. La motivation des décisions demeure, même en 2017, bien trop laconique pour comprendre les tenants et aboutissants du raisonnement du Conseil constitutionnel. C’est à se demander si, à force de passer sous le Sphinx qui surmonte la lourde porte d’entrée de l’institution, les membres du Conseil n’ont pas pris goût aux formules énigmatiques.

 

 

Notes:

  1. Cette étude est le support d’une communication présentée au Xème Congrès français de droit constitutionnel, (AFDC, Lille, 22-24 juin 2017 – Atelier E).
  2. Archives parlementaires, t. 8, p. 482 (nous soulignons les différences avec la formulation finalement retenue).
  3. À la même époque, les Déclarations américaines reconnaissant la liberté de parole ou de la presse retiennent une formulation plus libérale que celle de la Déclaration de 1789 : « la liberté de la presse est l’un des plus puissants bastions de la liberté et ne peut jamais être restreinte que par des gouvernements despotiques » (art. 12 de la Déclaration des droits de la Virginie de juin 1776) ; « le Peuple a le droit à la liberté de parler, d’écrire et de publier ses sentiments ; en conséquence la liberté de la presse ne doit jamais être entravée » (art. 12 de la Déclaration des droits de la Pennsylvanie de sept. 1776) ; « la liberté de la presse doit être inviolablement conservée » (art. 23 de la Déclaration des droits du Delaware de sept. 1776 et art. 38 de celle du Maryland de nov. 1776) ; « le Congrès ne fera aucune loi … restreignant la liberté de parole ou de la presse … » (1er amendement à la Constitution des États-Unis d’Amérique de 1787, adopté le 25 sept. 1789).
  4. Son article 1er, repris en substance par la Constitution de 1791 (Titre III, chapitre V, art. XVII), établit, de manière non exhaustive, une liste de limites pénales à l’exercice de la liberté d’expression : la « désobéissance à la loi », « l’avilissement des pouvoirs constitués et la résistance à leurs actes », « les calomnies volontaires contre la probité des fonctionnaires publics et contre la droiture de leurs intentions dans l’exercice de leurs fonctions », « les calomnies ou les injures contre quelque personne que ce soit, relatives aux actions de leur vie privée ».
  5. Par ex., l’art. 173 de la loi n° 2017-86 du 27 janv. 2017 incrimine la négation, la minoration ou la banalisation de façon outrancière, de l’existence d’un crime de génocide ayant donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale (art. 24 bis, al. 2, de la loi du 29 juill. 1881 sur la liberté de la presse).
  6. À l’origine, la loi du 29 juill. 1881 sur la liberté de la presse établissait une douzaine de délits applicables à toute forme d’expression, dont l’injure et la diffamation. Elle a connu, par la suite, de nombreuses modifications.
  7. L’art. 10 de la Déclaration de 1789 dispose : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ».
  8. La destruction par le feu de manière publique du drapeau national suffit à caractériser le délit d’outrage public au drapeau tricolore, peu importe que le prévenu ait cru ainsi protester contre le gouvernement et la politique actuelle (CA Riom, 14 juin 2006).
  9. L. Pech, « Du respect des symboles de la République imposé par la loi », Communication Commerce électronique, n° 5, mai 2003, chron. 13.
  10. Par ex., pour le contrôle d’une restriction pénale de la liberté d’expression, v. CourEDH, 23 avril 1992, Castells c. Espagne, n° 11798/85 ; grande chambre, 17 déc. 2004, Cumpana et Mazare c. Roumanie, 33348/96.
  11. Par ex., pour le contrôle de constitutionnalité de l’infraction d’outrage au drapeau, v. Cour suprême des États-Unis, 21 juin 1989, Texas v. Johnson, 491 U.S. 397.
  12. Par ex., pour le contrôle de constitutionnalité de l’infraction d’outrage au drapeau, v. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 7 mars 1990, Bundesflagge (cité par L. Pech, commentaire préc., § 10).
  13. Le Conseil d’État a rejeté un recours en annulation contre le décret n° 2010-835 du 21 juill. 2010 instaurant une contravention d’outrage au drapeau tricolore (art. R. 645-15 du Code pénal) après avoir néanmoins jugé que « ce texte n’a pas pour objet de réprimer les actes … qui reposeraient sur la volonté de communiquer, par cet acte, des idées politiques ou philosophiques ou feraient œuvre de création artistique, sauf à ce que ce mode d’expression ne puisse, sous le contrôle du juge pénal, être regardé comme une œuvre de l’esprit » (CE, n° 343430, 19 juill. 2011, Ligue des droits de l’homme, Leb. T., p. 229).
  14. La méconnaissance de la liberté d’expression a, sans surprise, été jugée invocable dans le cadre procédure de la question prioritaire de constitutionnalité (CC, n° 2010-3 QPC, 28 mai 2010, Union des familles en Europe [Associations familiales], Rec., p. 97).
  15. Nous n’étudierons pas le cas de la répression administrative des abus de la liberté d’expression (par ex., à propos du pouvoir d’une autorité administrative de restreindre l’accès à des services de communication au public en ligne lorsqu’ils diffusent des images de pornographie infantile, v. CC, n° 2011-625 DC, 10 mars 2011, Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, cons. 8), ni celui de la procédure pénale de répression des abus de la liberté d’expression (par ex., à propos de certaines interdictions faites à une personne poursuivie pour diffamation de rapporter la preuve du fait diffamatoire, v. CC, n° 2011-131 QPC, 20 mai 2011, Mme Térésa C. et autre [Exception de vérité des faits diffamatoires de plus de dix ans], Rec., p. 244 ; n° 2013-319 QPC, 7 juin 2013, M. Philippe B. [Exception de vérité des faits diffamatoires constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou ayant donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision]. On n’abordera pas non plus les décisions statuant sur le droit pénal de la répression des discours qui ne traitent pas des limites constitutionnelles de la liberté d’expression (par ex., à propos du délit de communication avec un détenu prévu par l’article 434-35 du Code pénal, censuré au motif qu’il méconnaît le principe de légalité des délits et des peines résultant de l’article 8 de la Déclaration de 1789, v. CC, n° 2016-608 QPC, 24 janv. 2017, Mme Audrey J. [Délit de communication irrégulière avec un détenu]).
  16. La Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet est une autorité administrative indépendante créée par la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet.
  17. Il s’agit de la pénalisation de la contestation des génocides reconnus par la loi (CC, n° 2012-647 DC, 28 févr. 2012, préc.), de l’incrimination de la négation, minoration ou banalisation de certains crimes dont certains crimes de génocide et crimes contre l’humanité (CC, n° 2016-745 DC, 26 janv. 2017, préc., cons. 191 à 197) et du délit de consultation habituelle de sites internet terroristes (CC, n° 2016-611 QPC, 10 févr. 2017, préc.). L’art. 24 de la loi n° 2017-258 du 28 févr. 2017 relative à la sécurité publique a rétabli ce dernier à l’art. 421-2-5-2 du Code pénal dans une rédaction modifiée.
  18. Il s’agit de l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse (CC, n° 2017-747 DC, 16 mars 2017, préc.).
  19. Les abus de la liberté d’expression dont il est question ne sont donc pas, à proprement parler, une application de la théorie de l’abus de droit qui conduit à réserver cette qualification aux cas où les conditions de l’exercice abusif ne sont pas délimitées avec précision par le législateur (en ce sens, v. L. Eck, L’abus de droit en droit constitutionnel, préf. Th. Debard, L’Harmattan, 2010, coll. « Logiques juridiques », p. 378-379).
  20. Selon Michel Troper, la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer est le contenu même du principe de libre communication (M. Troper, « La loi Gayssot et la Constitution », Annales, Histoire, Science sociales, 1999, n° 6, p. 1239-1255, p. 1241).
  21. À titre de comparaison, l’article 10, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales garantit le « droit à la liberté d’expression » qui comprend « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées ». L’art. 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne reprend une formulation identique.
  22. Par ex., http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2012647DCccc_ 647dc.pdf.
  23. M. de Villiers, X. Magnon, Th. Renoux (dir.), Code constitutionnel. Édition 2017, LexisNexis, coll. « Codes Bleus », 2016, p. 314 (soulignés par les auteurs).
  24. Comp. les cons. 4 et 5 de la déc. n° 2016-611 QPC du 10 févr. 2017 (préc.) avec les cons. 12 et 15 de la déc. n 2009-580 DC du 10 juin 2009 (préc.).
  25. En outre, l’exercice de la liberté d’expression est limité par l’article 17 de la Convention de Rome qui interdit, notamment, à une personne « de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ».
  26. CC, n° 2010-613 DC, 7 oct. 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, Rec., p. 276, cons. 4. Sur la notion d’ordre public dans la jurisprudence constitutionnelle, v. P. Gervier, La limitation des droits fondamentaux constitutionnels par l’ordre public, préf. F. Mélin-Soucramanien, LGDJ Lextenso éditions, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », t. 143, passim.
  27. Cependant, pour une utilisation couplée avec l’ordre public, à propos de la législation sur l’accueil des gens du voyage, v. CC, n° 2003-467 DC, 13 mars 2003, préc., cons. 74 ; n° 2010-13 QPC, 13 juill. 2010, M. Orient O. et autre [Gens du voyage], Rec., p. 139, cons. 6.
  28. Cet objectif de valeur constitutionnelle ne sera plus mentionné après la déc. n° 2001-450 DC, 11 juill. 2001, Loi portant diverses dispositions d’ordre social, éducatif et culturel, Rec., p. 82.
  29. Art. 24 bis, al. 1er, de la loi du 29 juill. 1881, créé par l’art. 9 de la loi n° 90-615 du 13 juill. 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe (dite loi « Gayssot »).
  30. La loi relative à l’égalité et la citoyenneté créé une autre infraction pénalisant un discours de haine qui n’a pas fait l’objet de l’examen du Conseil constitutionnel. Sur ce point, v., not., Th. Hochmann, « Pas de lunettes sous les œillères : le Conseil constitutionnel et le négationnisme », RDLF, 2017, chron. n° 6 (http://www.revuedlf.com/droit-constitutionnel/pas-de-lunettes-sous-les-oeilleres-le-conseil-constitutionnel-et-le-negationnisme/).
  31. Dans un même esprit, la Cour de Strasbourg juge que les propos négationnistes portent atteinte aux droits d’autrui et sont incompatibles avec la démocratie et les droits de l’homme (CourEDH, 24 juin 2003, Garaudy c. France, n° 65831/01).
  32. À titre de comparaison, le Tribunal constitutionnel espagnol a censuré la pénalisation de la négation d’un génocide par le législateur au motif que l’infraction se contentait d’incriminer la simple transmission d’opinions, sans exiger que le comportement incriminé implique nécessairement une incitation directe à la violence ou du mépris envers les victimes (TCE, 7 nov. 2007, n° 235/2007, cité par Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression. Étude de droit comparé, préf. O. Pfersmann, Éditions A. Pedone, 2013, p. 502-503).
  33. Le Conseil a, d’abord, érigé le pluralisme des courants d’idées et d’opinions en « fondement de la démocratie» (CC, n° 89-271 DC, 11 janv. 1990, Loi relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques, Rec., p. 21), en s’inspirant de la jurisprudence européenne (CourEDH, 7 déc. 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n° 5493/72). Par la suite, il a renouvelé cette affirmation (par ex., CC, n° 2016-729 DC, 21 avril 2016, Loi organique de modernisation des règles applicables à l’élection présidentielle, cons. 10) ou bien une affirmation voisine selon laquelle le pluralisme est « une condition de la démocratie » (par ex., CC, n° 2004-497 DC, 1er juill. 2004, Loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle, Rec., p. 107, cons. 23). Depuis 2009, il a également fait de l’exercice de la liberté d’expression et de communication « une condition de la démocratie » (par ex., CC, n° 2009-580 DC, 10 juin 2009, préc., cons. 15 ; n° 2010-3 QPC, 28 mai 2010, préc., cons. 6).
  34. CC, n° 84-181 DC, 11 oct. 1984, préc., cons. 37.
  35. Sur ce contrôle, v. les développements et références bibliographiques dans J.-B. Duclercq, Les mutations du contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, préf. M. Verpeaux, LGDJ Lextenso Éditions, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », t. 146, 2015.
  36. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 15 déc. 1970 ; in P. Bon et D. Maus (dir.), Les grandes décisions des cours constitutionnelles européennes, Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2008, n° 136, p. 5-8, comm. M. Fromont.
  37. V. Goesel-Le Bihan, « À quoi sert le contrôle de l’adéquation dans la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel ? », RFDC, 2017, p. 89-102, p. 89.
  38. V. Goesel-Le Bihan, « Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel, technique de protection des libertés publiques ? », Jus Politicum, n° 7, 2012, 13 p., p. 10 [http://juspoliticum.com/article/Le-controle-de-proportionnalite-exerce-par-le-Conseil-constitutionnel-technique-de-protection-des-libertes-publiques-456.html]
  39. R. Fraisse, « Le Conseil constitutionnel exerce un contrôle conditionné, diversifié et modulé de la proportionnalité », LPA, 5 mars 2009, n° 46, p. 74-85, p. 78.
  40. G. Carcassonne, « Les interdits et la liberté d’expression », NCCC, 2012, n° 36, p. 55-65, p. 63.
  41. CC, n° 2010-71 QPC, 26 nov. 2010, Mlle Danielle S. [Hospitalisation sans consentement], cons. 16 ; n° 2011-135/140 QPC, 9 juin 2011, M. Abdellatif B. et autre [Hospitalisation d’office], cons. 7; n° 2011-631 DC, 9 juin 2011, Loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, cons. 66 ; n° 2011-174 QPC, 6 oct. 2011, Mme Oriette P. [Hospitalisation d’office en cas de péril imminent], cons. 6 ; n° 2011-202 QPC, 2 déc. 2011, Mme Lucienne Q. [Hospitalisation sans consentement antérieure à la loi n° 90-527 du 27 juin 1990], cons. 10 ; n° 2012-235 QPC, 20 avril 2012, Association Cercle de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie [Dispositions relatives aux soins psychiatriques sans consentement], cons. 8 ; n° 2012-253 QPC, 8 juin 2012, M. Mickaël D. [Ivresse publique], cons. 4 ; n° 2013-367 QPC, 14 févr. 2014, Consorts L. [Prise en charge en unité pour malades difficiles des personnes hospitalisées sans leur consentement], cons. 6 ; n° 2015-527 QPC, 22 déc. 2015, M. Cédric D. [Assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence], cons. 4 ; n° 2016-536 QPC, 19 févr. 2016, Ligue des droits de l’homme [Perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l’état d’urgence], cons. 3 ; n° 2016-561/562 QPC, 9 sept. 2016, M. Mukhtar A. [Écrou extraditionnel], cons. 10 ; n° 2016-602 QPC, 9 déc. 2016, M. Patrick H [Incarcération lors de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen], cons. 13 ; n° 2017-624 QPC, 16 mars 2017, M. Sofiyan I. [Assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence II], cons. 5.
  42. CC, n° 2010-3 QPC, 28 mai 2010, préc., cons. 6 ; n° 2011-131 QPC, 20 mai 2011, préc., cons. 3 ; n° 2012-647 DC, 28 févr. 2012, préc., cons. 5 ; n° 2012-282 QPC, 23 nov. 2012, Association France Nature Environnement et autre [Autorisation d’installation de bâches publicitaires et autres dispositifs de publicité], cons. 30 ; n° 2013-302 QPC, 12 avril 2013, M. Laurent A. et autres [Délai de prescription d’un an pour les délits de presse à raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion, cons. 4 ; n° 2013-319 QPC, préc., 7 juin 2013, cons. 3 ; n° 2015-512 QPC, 8 janv. 2016, préc., cons. 5 ; n° 2016-745 DC, 26 janv. 2017, préc., cons. 192 ; n° 2016-611 QPC, 10 févr. 2017, préc., cons. 5 ; n° 2017-747 DC, 16 mars 2017, préc., cons. 9.
  43. De son côté, la Cour de cassation reprend, à partir de décembre 2012, le triptyque « Hadopi » dans ses décisions de non renvoi d’une QPC dont l’auteur invoquait, entre autres, le grief tiré d’une méconnaissance de la liberté d’expression (Cass., crim., n° 12-86382, 5 décembre 2012, inédit).
  44. CE, Ass., déc. n° 317827, 26 oct. 2011, Association pour la promotion de l’image, Leb., p. 505.
  45. Par ex., à propos d’une atteinte portée à la liberté individuelle et à la liberté personnelle, v. CE, déc. n° 352668, 20 déc. 2013, Association Cercle de réflexion et de proposition d’action sur la psychiatrie ; à propos d’une atteinte portée à la liberté d’aller-et-venir, v. CE, déc. n° 372721, 23 déc. 2013, M. C…, inédit ; à propos des mesures de police prises dans le cadre de l’état d’urgence, v. CE, ord. n° 396220, 27 janv. 2016, Ligue des droits de l’homme et autres ; à propos d’une atteinte à la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle, v. CE, ord. n° 402742, 26 août 2016, la Ligue des droits de l’homme et autres et l’Association de défense des droits de l’homme Collectif contre l’islamophobie en France, à publier au Rec.
  46. CE, ord. n° 347508, 9 janv. 2014, Ministre de l’intérieur c. Société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné ; ord. n° 374528, 10 janv. 2014, SARL Les Productions de la Plume ; ord. n° 374552, 11 janv. 2014, SARL Les Productions de la Plume ; déc. n° 387726, 6 févr. 2015, Cournon d’Auvergne c. Société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné ; déc. n° 376107, 9 nov. 2015, Association générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française chrétienne. Toutefois, pour une décision dans laquelle le Conseil d’État considère « que les restrictions apportées à la liberté d’expression ne peuvent être autorisées que si elles sont prévues par la loi, répondent à des finalités légitimes et sont adaptées, nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi », v. CE, déc. n° 389140, 15 févr. 2016, Associations French Data Network, La Quadrature du Net et la Fédération des fournisseurs d’accès à internet associatifs, inédit.
  47. Pour la Cour, la notion de nécessité, prévue par l’art. 10, § 2, de la ConvEDH, implique un besoin social impérieux, ce qui se traduit par l’exigence que la mesure restrictive prise soit proportionnée au but légitime poursuivi (CourEDH, 24 novembre 1986, Gillow c. Royaume-Uni, n° 9063/80).
  48. La directive 2002/58/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 juill. 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques dispose que « les États membres peuvent adopter des mesures législatives visant à limiter la portée des droits et des obligations prévus aux articles 5 et 6, à l’article 8, paragraphes 1, 2, 3 et 4, et à l’article 9 de la présente directive lorsqu’une telle limitation constitue une mesure nécessaire, appropriée et proportionnée, au sein d’une société démocratique, pour sauvegarder la sécurité nationale – c’est-à-dire la sûreté de l’État – la défense et la sécurité publique, ou assurer la prévention, la recherche, la détection et la poursuite d’infractions pénales ou d’utilisations non autorisées du système de communications électroniques » (art. 15).
  49. Toutefois, certains commentaires officiels semblent suggérer l’équivalence des contrôles. Ainsi, sous la déc. n° 2013-345 QPC du 27 sept. 2013 (Syndicat national Groupe Air France CFTC [Communication syndicale par voie électronique dans l’entreprise]), on peut lire que « la liberté d’expression, reconnue par l’article 11 de la Déclaration de 1789, fait l’objet d’une protection constitutionnelle abondante et renforcée qui bénéficie du triple contrôle de proportionnalité que le Conseil constitutionnel réserve au contrôle des dispositions portant atteinte à cette liberté ou à la liberté individuelle » (http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/ download/2013345QPCccc_345qpc.pdf, 12 p., p. 8).
  50. D. Rousseau, P.-Y. Gadhoun, J. Bonnet, Droit du contentieux constitutionnel, LGDJ Lextenso, coll. « Précis Domat », 11e éd., 2016, p. 310.
  51. Pourtant, tel semble être le raisonnement dans la déc. n° 2016-611 QPC, 10 février 2017, préc. (v. infra).
  52. Ce jugement peut être étendu au contrôle de proportionnalité de l’ensemble de la législation pénale réprimant les discours (sur ce point, v., not., Ch.-É. Sénac, « la répression pénale des abus de la liberté d’expression devant le juge constitutionnel français », in M.-C. Najm Kobeh (dir.), La liberté d’expression et ses juges : nouveaux enjeux, nouvelles perspectives, colloque international des 2 et 3 mars 2017 à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, à paraître aux éditions de l’Université Saint-Joseph).
  53. Dans le même sens, v. Th. Hochmann, « La question mémorielle de constitutionnalité (à propos de la décision du 28 février 2012 du Conseil constitutionnel) », Annuaire de l’Institut Michel Villey, vol. 4, 2012, p. 133-146, p.141 et s.
  54. J. Roux, « Le Conseil constitutionnel et le génocide arménien : de l’a-normativité à l’inconstitutionnalité de la loi », Rec. Dalloz, 2012, p. 987-993, § 13.
  55. Comp. Th. Hochmann, « Négationnisme : le Conseil constitutionnel entre ange et démon », RDLF, 2016, chron. n°3(http://www.revuedlf.com/droit-constitutionnel/negationnisme-le-conseil-constitutionnel-entre-ange-et-demon/).
  56. On peut se demander si la nomination de trois nouveaux membres au Conseil constitutionnel en février 2016, dont le Président Laurent Fabius, et la modernisation de la motivation des décisions du Conseil par la suppression de la rédaction en « considérant que » (à partir de mai 2016) a pu avoir un impact.
  57. V. Goesel-Le Bihan, « Une grande décision : la décision 2016-611 QPC », AJDA, 2017, p. 433.
  58. Comp. A. Cappello, « L’abrogation du délit de consultation habituelle de sites internet terroristes par le Conseil constitutionnel », Constitutions, 2017, p. 91-96.
  59. On peut y ajouter les décisions qui ont jugé inconstitutionnelles les interdictions faites à une personne poursuivie pour diffamation de rapporter la preuve du fait diffamatoire de plus de dix ans ou du fait diffamatoire constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou ayant donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision (CC, n° 2011-131 QPC, 20 mai 2011, préc. ; n° 2013-319 QPC, 7 juin 2013, préc.) ; celle qui a considéré que le producteur d’un site en ligne ne peut voir sa responsabilité pénale engagée à raison du seul contenu d’un message dont il n’avait pas connaissance avant la mise en ligne (CC, n° 2011-164 QPC, 16 sept. 2011, M. Antoine J. [Responsabilité du « producteur » d’un site en ligne]; celle qui a jugé que le formalisme des règles de procédure en matière de délit de presse ne méconnaissait pas le droit à un recours juridictionnel effectif (CC, n° 2013-311 QPC, 17 mai 2013, Société Écocert France [Formalités de l’acte introductif d’instance en matière de presse]). En revanche, le Conseil a censuré une disposition qui instituait une immunité pénale en faveur des journalistes, des collaborateurs de la rédaction et des directeurs de la publication ou de la rédaction (CC, n° 2016-738 DC, 10 nov. 2016, 10 novembre 2016, Loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias, cons. 17 et s.).

La conventionnalité de la législation anti-terroriste française

Cet article se penche sur la conformité au droit de la Convention européenne des droits de l’homme de la législation anti-terroriste française. Au terme d’un examen approfondi, il apparaît que si les garanties procédurales de la Convention sont globalement respectées – du fait notamment de l’abaissement récent du standard conventionnel – plusieurs difficultés pourraient apparaître sur le terrain des droits substantiels, plus particulièrement concernant la conciliation entre les mesures de surveillance et le droit au respect de la vie privée.

Laure Milano, Professeur à l’Université de Montpellier (IDEDH, EA 3976)[1]

 

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La Cour européenne est de longue date confrontée à la question des mesures adoptées par les Etats parties en matière de lutte contre le terrorisme[2] et ce contentieux est malheureusement en plein essor. Il est possible de classer les recours adressés à la Cour dans ce domaine en deux catégories.

Une première catégorie concerne les recours contre les mesures prises par l’Etat en application de la clause de dérogation prévue à l’article 15 de la Convention. Cet article autorise les Etats membres « en cas de guerre ou d’autre danger menaçant la vie de la nation » à prendre des mesures dérogeant aux obligations conventionnelles. La Cour, lorsqu’elle est saisie, vérifie si les conditions de mise en œuvre de l’article 15 sont réunies, elle contrôle que l’Etat ne porte pas atteinte aux droits intangibles de la Convention, ceux-ci étant insusceptibles de dérogation, et enfin elle contrôle la nécessité et la proportionnalité des mesures dérogatoires[3]. Dans le cadre de ce contrôle de proportionnalité, elle s’assure que la mesure dérogatoire constitue « une réponse véritable » à la situation, qu’elle est pleinement justifiée par les circonstances exceptionnelles et qu’elle est assortie de garanties contre les abus[4]. Dans l’arrêt A. contre Royaume-Uni[5], elle avait ainsi conclu à la violation du droit à la liberté et à la sûreté et du principe de non-discrimination s’agissant de la mesure dérogatoire qui consistait à placer en détention, pour une durée indéterminée, les étrangers soupçonnés de terrorisme. Cette jurisprudence relative au contrôle de l’application de l’article 15 intéresse l’Etat français puisque la déclaration de l’état d’urgence par le décret du 14 novembre 2015 s’est accompagnée du recours à cette clause, le gouvernement français ayant notifié au secrétaire général du Conseil de l’Europe, comme le prévoit l’article 15 §3 de la Convention, dès le 25 novembre 2015, sa décision de déroger à la Convention, notification renouvelée après chaque prorogation de l’état d’urgence. La sixième loi de prorogation du 11 juillet 2017 (n°2017-1154) a prévu de prolonger l’état d’urgence jusqu’au 1er novembre prochain[6]. Ce n’est pas la première fois que l’Etat français utilise la clause dérogatoire de l’article 15, il l’avait déjà utilisée en 1985 au moment des évènements en Nouvelle-Calédonie. Néanmoins, de par sa durée et son champ d’application étendu à l’ensemble du territoire national, la dérogation actuelle est sans précédent. Le fait que le régime de l’état d’urgence s’applique aussi longtemps n’est pas en soi contraire à la Convention puisque le juge européen a admis, s’agissant justement de la menace terroriste, « qu’un “danger public” au sens de l’article 15 peut persister plusieurs années »[7]. Néanmoins, les instances du Conseil de l’Europe ont manifesté leur vive inquiétude quant à la situation en France. Encore récemment, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans son rapport annuel d’activité a estimé que « l’année 2016 sera[it] probablement considérée comme ayant marqué un tournant décisif pour les droits de l’homme en Europe ». Il souligne en particulier une situation sans précédent dans laquelle trois pays, dont la France, dérogent à la Convention européenne des droits de l’homme. Une délégation de la Cour européenne avec à sa tête le Président de la Cour, Guido Raimondi, a été reçue le 13 juin dernier par le Président de la République et nul doute que cette question a été abordée. Le Président de la République a par ailleurs assuré au Président de la Cour que le projet de loi antiterroriste qui sera adopté à l’automne serait respectueux de l’Etat de droit. Il n’y a toutefois pas, à ce jour, de recours introduits contre la France à l’encontre des mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence, mais rien ne dit que celui-ci perdure ce ne sera pas le cas.

 

L’autre catégorie de recours dont la Cour peut être saisie, et ces derniers sont d’ailleurs beaucoup plus fréquents que les précédents, sont les recours contre les outils législatifs ordinaires en matière de lutte contre le terrorisme, outils qui sont utilisés hors situation de dérogation à la Convention. En la matière, les requêtes à Strasbourg les plus fréquentes sont introduites par les auteurs présumés d’actes terroristes. D’autres requêtes sont portées par les victimes d’attentats, celles-ci alléguant de la violation par l’Etat de son obligation positive de prendre les mesures nécessaires pour protéger les droits fondamentaux des personnes sous sa juridiction contre les actes terroristes. Ces requêtes sont moins nombreuses que les premières, mais cette jurisprudence est sans doute appelée à connaître des développements dans les années à venir. Enfin, ces requêtes peuvent être portées par des ONG, associations ou groupements professionnels qui estimeraient que leurs droits sont lésés par ces mesures de lutte contre le terrorisme, par nature, intrusives dans les droits fondamentaux. C’est le cas des recours qui ont été introduits contre la loi relative au renseignement du 24 juillet 2015 (n°2015-912)[8], ces recours ayant été déposés par des associations de journalistes, le barreau de Paris et le Conseil national de l’Ordre des avocats[9]. La Cour européenne le 26 avril 2017 a rendu une décision de communication concernant ces requêtes[10], ce qui signifie qu’elle statuera sur ces requêtes. S’il n’y a pas à ce jour d’arrêts de la Cour de Strasbourg concernant la législation anti-terroriste française, elle sera donc amenée dans les mois et années à venir à prendre position sur cette législation, mais pas seulement puisque des affaires très importantes sont actuellement pendantes devant la Cour concernant d’autres Etats européens. Il existe néanmoins un éventail jurisprudentiel assez riche, et qui s’étend sur plusieurs décennies, relatif à la conformité des mesures de lutte contre le terrorisme avec les droits conventionnellement garantis. Il n’est cependant pas certain que l’ensemble de cette jurisprudence soit mobilisable pour apprécier la conventionnalité potentielle de la législation anti-terroriste française. En effet, face aux terribles évènements qui frappent les Etats européens depuis plusieurs mois déjà et face à la gravité de la menace terroriste, la Cour a fait évoluer certains aspects de sa jurisprudence et considère désormais le terrorisme comme « une catégorie spéciale du droit », formule employée dans l’arrêt Sher contre Royaume-Uni[11]. Il faudra donc attendre qu’elle ait tranché les affaires importantes qui sont actuellement pendantes devant elle pour savoir si, dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, elle cherche à établir un point d’équilibre entre le respect des droits fondamentaux et les nécessités de la lutte contre le terrorisme ou bien si, en raison de la gravité de la situation actuelle, sa jurisprudence tend vers un relâchement du contrôle au nom du principe de subsidiarité et de l’idée selon laquelle l’Etat doit disposer en la matière d’une large marge d’appréciation[12].

D’ores et déjà la jurisprudence témoigne du fait que cet affaiblissement du contrôle est à l’œuvre en matière de garanties procédurales.

Dans ces conditions, apprécier la conventionnalité de la législation anti-terroriste française relève d’un exercice de prospective, exercice qui est néanmoins balisé par les signaux envoyés par la jurisprudence européenne récente. La législation française en matière de terrorisme est extrêmement fournie puisque, depuis près de 30 ans, on assiste à un empilement de textes en la matière et rien que pour la période 2012-2017 pas moins de cinq lois ont été adoptées et le gouvernement prépare une sixième loi pour l’automne, loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme »[13], projet de loi qui a été présenté le 22 juin dernier en Conseil des ministres. A cela, il faut encore ajouter, les lois de prorogation de l’état d’urgence puisque certaines d’entre elles et notamment celles du 21 juillet 2016 (n°2016-987)[14] et du 19 décembre 2016 (n°2016-1767) contiennent des dispositions de fond en matière de lutte contre le terrorisme.

L’ensemble de cette législation se caractérise par deux éléments.

D’une part, les outils de lutte contre le terrorisme y sont pour beaucoup appréhendés au travers d’un régime dérogatoire au droit commun[15], ce qui a pour conséquence de renforcer considérablement les prérogatives des autorités publiques et de restreindre les droits des individus qui en font l’objet. Ceci soulève des questions du point de vue du respect des droits fondamentaux[16].

D’autre part, un certain nombre d’outils législatifs présents dans la loi renseignement du 24 juillet 2015 ou dans la loi du 3 juin 2016 relative à la lutte contre le crime organisé et le terrorisme[17] ont pour particularité d’être empruntés au régime de l’état d’urgence et de faire désormais leur entrée dans le droit commun[18]. Mouvement qui va se poursuivre avec le dernier projet de loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme »[19].

 

Différents types de mesures contenues dans cette législation sont susceptibles de soulever des interrogations du point de vue des droits fondamentaux, d’autant que la loi du 3 juin 2016 et les différentes lois de prorogation de l’état d’urgence n’ont pas fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité. Ces mesures peuvent être classées en trois catégories: les outils de prévention (I), les outils de collecte de données (II) et les outils d’enquête (III), classification qui peut receler une part d’artifice dans la mesure où ces catégories peuvent être amenées à se chevaucher. Loin de prétendre à l’exhaustivité, cette présentation se focalise seulement sur certaines mesures, parmi les plus problématiques.

 

I- Les outils de prévention

 

Parmi les mesures les plus emblématiques, et qui sont les plus critiquées, arrivent en tête de liste, les assignations à résidence.

L’analyse des assignations sous l’angle des droits fondamentaux est intéressante non seulement parce que cette mesure fait partie des plus contestées parmi la gamme des outils utilisés mais également parce que nous disposons d’arrêts récents de la Cour européenne sur cette question, ce qui permet de guider l’analyse de la conventionnalité de cette mesure.

Les assignations peuvent être prononcées:

– soit dans le cadre de l’état d’urgence, sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 telle que modifiée par la loi du 20 novembre 2015[20] qui prévoit que le ministre de l’Intérieur peut prononcer l’assignation à résidence de toute personne dont « il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public (…) »,

– soit sur le fondement de la loi du 3 juin 2016 qui, faisant entrer dans le droit commun cette mesure, prévoit que, dans le cadre du contrôle administratif des retours, le ministre de l’Intérieur a la possibilité d’assigner à résidence une personne qui a quitté le territoire national et dont il existe des raisons sérieuses de penser que ce déplacement a eu pour but de rejoindre le théâtre d’opérations de groupements terroristes (art. L.225-2 du code de la sécurité intérieure).

 

Parmi les critiques adressées aux assignations à résidence, en particulier celles prévues par la loi du 3 juin 2016 puisque les assignations sont, dans ce cadre, des outils législatifs ordinaires, la principale[21] concerne les pouvoirs conférés au ministre de l’Intérieur, pouvoir qui brouille la distinction entre police administrative et police judiciaire, brouillage qui concerne de nombreuses mesures adoptées dans le cadre de la loi du 3 juin 2016 (cf infra). La conséquence de la qualification de l’assignation comme mesure de police administrative est de priver la personne concernée des garanties de la procédure pénale, alors même que comme le soulignait le Défenseur des droits, « un individu de retour de l’étranger après avoir participé à des activités terroristes pourrait être poursuivi pénalement » et « la voie judiciaire devrait donc être privilégiée ». Du point de vue des droits fondamentaux, les répercussions d’une telle mesure sont nombreuses, car même si la loi de 2016 contient un certain nombre de garanties[22]], on peut douter de leur effectivité réelle. La liberté individuelle est nécessairement impactée par une telle mesure, reste à déterminer à quel degré. Ainsi que l’a souligné K. Blay-Grabarczyk, « l’interrogation quant à la nature ‘privative’ ou ‘restrictive’ des assignations à résidence ne constitue pas uniquement un débat théorique doctrinal »[23]. La nature de la mesure détermine son régime juridique. Si elle est qualifiée de mesure « privative » de liberté, cela entraîne l’application des garanties des articles 66 de la Constitution et 5 de la Convention EDH qui protège le droit à la liberté et à la sûreté et la compétence du juge judiciaire. En revanche, s’agissant d’une mesure « restrictive », elle sera analysée sous l’angle des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, relatifs à la liberté d’aller et venir, et de l’article 2 du Protocole 4 à la Convention EDH protégeant la liberté de circulation. Cette mesure ne nécessite pas l’intervention du juge judiciaire. Selon le Conseil d’Etat dans l’arrêt Domenjoud[24], et les conclusions du rapporteur public dans cette affaire s’appuient sur la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, et selon le Conseil constitutionnel[25], les assignations à résidence sont des mesures de police administrative à caractère préventif qui entraînent une simple restriction de liberté et dont le contrôle relève de la compétence du juge administratif[26]. Dans la décision du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel avait toutefois émis une réserve d’interprétation précisant que « la plage horaire maximale de l’astreinte à domicile dans le cadre de l’assignation à résidence, fixée à douze heures par jour, ne saurait être allongée sans que l’assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l’article 66 de la Constitution »[27]. Cependant, quelques mois plus tard, dans la décision du 16 mars 2017[28], il semble revenir sur cette interprétation en considérant que, quelle que soit la durée de l’assignation, elle conserve sa nature de mesure restrictive de liberté. Certes, il encadre leurs conditions de mise en œuvre[29] dès que leur durée dépasse 12 mois, mais sans remettre en cause leur caractère de mesure de police administrative.

 

La jurisprudence européenne a parfois manqué de clarté car selon les circonstances, elle a retenu s’agissant de mesures comparables à des assignations à résidence, la qualification de mesure restrictive ou privative de liberté. Par exemple dans l’affaire Buzadji du 5 juilllet 2016[30], s’agissant d’une assignation à résidence de plus de 7 mois, elle a statué sous l’angle de l’article 5, pour d’ailleurs aboutir au constat de violation de cette disposition. Alors que dans l’arrêt De Tommaso rendu le 23 février 2017[31], s’agissant du régime italien de surveillance spéciale, très proche du régime de l’état d’urgence français, elle s’est placée sous l’angle de l’article 2 du Protocole 4. Cette différence d’appréciation s’explique par le fait que la Cour prend en compte la situation concrète de la personne concernée en cherchant « par-delà les apparences et le vocabulaire employé (…) à cerner la réalité »[32]. Pour ce faire, elle estime, selon une jurisprudence constante, que « pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence»[33]. S’efforçant de clarifier sa position, elle distingue dans l’arrêt De Tommaso d’une part, les « assignations à domicile » qui, proches d’un régime de détention provisoire, sont considérées, au regard de leur degré d’intensité, comme des privations de liberté ; et d’autre part, les « assignations à résidence » qui relèvent de l’article 2 du Protocole 4. Ce n’est donc que « dans des circonstances particulières, mettant en exergue des contraintes particulièrement fortes quant à la liberté individuelle d’un individu que le juge retient la qualification de ‘privation de liberté’ »[34]. Dans cette affaire, elle conclut à la violation de l’article 2 du Protocole 4 en considérant que ni les personnes auxquelles pouvaient s’appliquer ces mesures, ni le contenu de certaines de ces mesures n’étaient définies avec une clarté et une précision suffisantes (§125). Le régime spécial de détention italien, qui depuis 2015 s’applique en matière de terrorisme, étant très proche du régime des assignations à résidence prévues dans le cadre de l’état d’urgence, on peut considérer qu’elles seraient analysées par le juge européen comme des restrictions de liberté. Reste à savoir si les dispositions législatives encadrant ces mesures, tant dans le cadre de l’état d’urgence que dans la loi du 3 juin 2016, seraient considérées comme suffisamment prévisibles et précises et si le large pouvoir d’appréciation reconnu aux autorités administratives et au juge administratif serait considéré comme une garantie suffisante contre les abus[35]. La question de la durée des assignations, bien qu’encadrée par le juge constitutionnel, pourrait aussi soulever des difficultés. Il faut préciser que dans l’actuel projet de loi, les « mesures individuelles de surveillance » marquent définitivement l’entrée dans le droit commun des assignations telles qu’elles sont prévues dans le cadre de l’état d’urgence[36]. Sous réserve des modifications qui pourront être apportées au cours du débat parlementaire, elles seront décidées par le Préfet, seront renouvelables tous les 3 mois, perpétuellement, contrairement à l’avis émis sur le texte par le Conseil d’Etat[37], sous réserve que l’administration apporte des éléments nouveaux, conformément à la jurisprudence constitutionnelle. En revanche, le régime juridique qui les entoure apparaît plus strict, notamment parce que les conditions pour prononcer ces mesures sont plus précises, et l’astreinte à domicile n’est pas prévue par le texte. Ainsi que le souligne le Conseil d’Etat, en l’état actuel, ces mesures comportent un degré de contrainte « significativement inférieur » aux assignations prévues par la loi de 1955 et laissent à l’intéressé une liberté de mouvement conciliable avec une vie familiale et professionnelle normale[38].

 

II- Les outils de collecte des données.

 

La prévention des actes terroristes passe aujourd’hui essentiellement par la recherche de renseignements et par la mise en place d’outils toujours plus performants en matière de surveillance des individus et de collecte d’informations. Ceci est d’ailleurs attesté par la réglementation française, qu’il s’agisse de la loi renseignement du 24 juillet 2015, de celle du 3 juin 2016[39] ou de la publication, le 30 octobre 2016, du décret relatif au méga fichier Titres électroniques sécurisés (TES). Ces techniques de captation des données font l’objet de vives critiques en raison des dangers qu’elles induisent pour les libertés individuelles (A), raison pour laquelle le législateur a prévu leur encadrement (B).

 

A- La difficile conciliation des techniques de captation des données avec les libertés individuelles

 

Certaines mesures préventives permettent aux services de renseignement de recueillir des informations qui ne pourront pas directement servir de preuve pour une infraction commise mais qui permettront de faire démarrer une enquête ou une instruction, confirmant la porosité de la frontière entre police judiciaire et police administrative. Ainsi, depuis l’adoption de la loi renseignement, la mise en place de dispositifs de sonorisation de certains lieux et véhicules et de captation d’images et de données informatiques (art. 706-96 CPP) peut être réalisée par les services de renseignements dans le cadre de leurs missions préventives, alors que ce dispositif, institué par la loi du 9 mars 2004[40], était à l’origine réservé aux enquêtes effectuées dans le cadre d’une information judiciaire. Ces dispositifs sont directement visés dans les requêtes introduites à Strasbourg contre la loi renseignement, les requérants invoquant des violations de l’article 8, qui garantit le droit au respect de la vie privée, de la vie familiale et des correspondances, de l’article 10 qui protège la liberté d’expression et de l’article 13 qui garantit le droit à un recours effectif. La Cour, dans le dialogue qu’elle a amorcé avec la France en acceptant la communication de ces requêtes, l’interroge notamment sur la prévisibilité de la loi, les garanties qui entourent ces mesures et leur proportionnalité. De même, un décret du 24 décembre 2014 relatif à l’accès administratif aux données de connexion[41], dont l’application d’ailleurs ne vise pas uniquement la lutte contre le terrorisme, permet à différents services administratifs dans le cadre d’une enquête administrative de collecter auprès des opérateurs internet toutes les données techniques de connexion d’une personne désignée. Ces mesures de prévention ne sont donc pas entourées des garanties de la procédure judiciaire et, notamment, elles n’ont pas être autorisées par un juge, à la différence par exemple de l’utilisation de l’IMSI catcher, dispositif qui permet lui aussi la captation de données[42]. Il s’agit par essence de collectes d’informations qui se font à l’insu des intéressés, et si l’on en comprend bien sûr les raisons, on ne peut néanmoins que constater que les garanties qui entourent ces mesures sont quasi-inexistantes. Cette transgression police administrative/ police judiciaire ne permet pas le déploiement des garanties procédurales, l’absence de contrôle juridictionnel préalable rendant notamment impossible l’exercice des droits de la défense, ceux-ci étant repoussés à la phase d’instruction. La qualification de mesures administratives ne permet pas pour autant d’échapper aux exigences européennes et il n’est pas certain que l’ampleur des ingérences autorisées dans le respect de la vie privée sans contreparties procédurales solides satisfasse à ces dernières. La Cour dès l’arrêt Klass contre Allemagne de 1978[43] a été confrontée aux mesures de surveillance secrète destinées à lutter notamment contre le terrorisme. Il faut souligner qu’en application de la jurisprudence Zakharov contre Russie[44], relative à la qualité de victime en matière de surveillance secrète, lorsque le droit interne n’offre pas de recours devant un organe indépendant pour se plaindre de ces mesures de surveillance, les particuliers peuvent invoquer devant la Cour de Strasbourg la seule existence de telles mesures sans avoir à démontrer qu’ils ont été directement concernés[45]. Cette interprétation extensive de la notion de victime aboutit dès lors à un contrôle in abstracto de la loi.

 

La Cour considère que ces mesures constituent, par nature, des ingérences dans le droit au respect de la vie privée quelle que soit la technique utilisée, même si elle estime que certains outils sont plus attentatoires que d’autres à la vie privée. Ainsi, dans un arrêt Uzun contre Allemagne[46], rendu dans une affaire de terrorisme, elle a estimé que la surveillance par GPS est moins susceptible de porter atteinte au droit au respect de la vie privée d’une personne que les méthodes de surveillance par des moyens visuels ou acoustiques qui « révèlent plus d’informations sur la conduite, les opinions ou les sentiments de la personne qui en fait l’objet » (§52). Elle a néanmoins considéré dans cette affaire que la surveillance par GPS constituait, en l’espèce, une ingérence dans la vie privée.Ces outils peuvent toutefois être compatibles avec la Convention, si l’ingérence dans la vie privée respecte les critères posés par la Cour au fil de sa jurisprudence.Ainsi, s’agissant du critère de la prévisibilité de l’ingérence, elle a toujours considéré qu’« en matière d’interceptions de communications, la ‘prévisibilité’ ne pouvait être interprétée de la même façon que dans beaucoup d’autres domaines »[47].Elle a plus récemment élaboré une grille d’analyse très détaillée en la matière[48].Elle estime ainsi que l’exigence de prévisibilité n’impose pas aux États d’énumérer en détails toutes les situations pouvant entraîner des opérations de surveillance secrète, mais que néanmoins cette législation, qui accorde un pouvoir discrétionnaire à l’exécutif, doit indiquer quelle est l’étendue de ce pouvoir discrétionnaire et les modalités de son exercice avec suffisamment de clarté pour offrir à tout individu une protection adéquate contre les ingérences arbitraires. Dans l’affaire Szabo et Vissy[49] de 2016, qui concernait des opérations anti-terroristes de surveillance secrète prévues par la législation hongroise et susceptibles de s’appliquer à un large cercle de personnes, elle a jugé que cette législation ne définissait pas de manière suffisamment précise le cercle des personnes susceptibles d’être concernées par ces mesures ouvrant la voie à une surveillance illimitée d’un grand nombre de citoyens.De même, s’agissant de la nécessité de telles mesures, la Cour affiche une volonté de fermeté puisqu’elle considère que l’exigence de nécessité « dans une société démocratique » doit être interprétée de façon stricte[50] et doit permettre d’éviter le risque d’arbitraire. Certes, son contrôle tente d’établir un équilibre entre efficacité des investigations et respect des droits fondamentaux et elle reconnaît que l’urgence de la situation peut conduire à un assouplissement des exigences procédurales, en particulier lorsqu’il s’agit de prévention du terrorisme[51]. Néanmoins, elle exige que les perquisitions, saisies de données personnelles, interceptions en tous genres s’exercent dans un cadre législatif clair et précis et sous le contrôle d’un juge[52]. Il faut à ce sujet noter la censure d’une disposition de la loi renseignement par le Conseil constitutionnel[53] selon un raisonnement et une motivation très proches de ceux qu’emploie la Cour européenne, le Conseil estimant que les mesures de surveillance par voie hertzienne n’étaient pas suffisamment encadrées et portaient ainsi atteinte au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances.

 

A cela s’ajoute le fait que l’interception de données (communications, documents, etc.) peut également concerner les avocats ou des documents couverts par le secret des échanges entre l’avocat et son client et ainsi porter atteinte aux droits de la défense (le régime de l’article 100-7 CPP doit être appliqué). Certes, cette confidentialité des échanges n’est pas intangible et doit céder devant les exigences du respect de l’ordre public et la nécessaire prévention des infractions pénales[54]. Néanmoins, la Cour exerce un contrôle renforcé dès lors que les perquisitions et saisies concernent les relations entre l’avocat et son client et exige des garanties procédurales spécifiques ainsi qu’une législation suffisamment claire et précise sur les conditions dans lesquelles doit s’opérer le tri entre ce qui relève spécifiquement du mandat d’avocat et ce qui a trait à une activité qui n’est pas celle de conseil[55].

Cette attention redoublée se justifie d’autant plus que la loi du 3 juin 2016 prévoit (art. 4 alinéa 4) que la découverte d’infractions autres que celles ayant motivé la saisie ou l’interception de données n’est pas une cause de nullité des procédures incidentes, ce qui constitue une nouvelle dérogation au droit commun.

La Cour de Strasbourg, dans la communication qu’elle a adressée au gouvernement français, l’interroge sur les garanties destinées à s’appliquer aux mesures susceptibles de viser les avocats et, en cas d’atteinte au secret de leurs échanges avec leurs confrères ou leurs clients, sur les mesures permettant de sanctionner ces atteintes.

Le législateur a néanmoins prévu, dans la loi renseignement, d’encadrer ces techniques de renseignement.

 

B- Le contrôle des techniques de renseignement

 

Cet encadrement s’opère en particulier grâce à la création de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (ci-après la CNCTR) ainsi que par la création d’une formation spécialisée au sein du Conseil d’Etat.

 

La CNCTR, autorité publique indépendante, a remplacé la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Là encore dans les requêtes adressées à Strasbourg, l’effectivité du contrôle effectué par cette commission est mise en cause, en particulier lorsque les mesures de renseignement concernent des avocats ou des journalistes. La CNCTR exerce un contrôle a priori et a posteriori et donne un avis obligatoire, mais qui ne lie pas le Premier ministre, préalablement à la mise en œuvre des techniques de recueil du renseignement[56]. La CNCTR peut également être saisie par toute personne « souhaitant vérifier qu’aucune technique de renseignement n’est irrégulièrement mise en œuvre à son égard »[57]. Toutefois, si la Commission doit notifier à l’auteur de la réclamation « qu’il a été procédé aux vérifications nécessaires », elle ne peut ni « confirmer ni infirmer leur mise en œuvre »[58]. On peut s’interroger sur la conformité à la jurisprudence européenne de cette absence d’information, celle-ci considérant que l’effectivité des recours est « compromise par l’absence d’obligation de donner notification à un stade quelconque à la personne visée par l’interception, et par l’inexistence d’une possibilité satisfaisante de demander et d’obtenir auprès des autorités des informations sur les interceptions »[59]. En revanche, quant à la nature de cette autorité de contrôle, la Cour de Strasbourg a déjà jugé par le passé que la Convention n’imposait pas que le contrôle fût assuré par une autorité nécessairement judiciaire[60]. Seul importe que l’organe  soit suffisamment indépendant à l’égard de l’exécutif. Il est certes préférable pour la Cour que le contrôle soit confié à un magistrat, mais un organe non-judiciaire est compatible avec l’article 8 s’il est indépendant des autorités qui procèdent à la surveillance et investi de pouvoirs et attributions suffisants pour exercer un contrôle efficace et permanent[61].

 

De plus, la loi du 24 juillet 2015 a créé une formation spécialisée au sein du Conseil d’Etat compétente en premier et dernier ressort pour connaître des litiges relatifs à la mise en œuvre des techniques de renseignement soumises à autorisation et des fichiers intéressant la sûreté de l’Etat[62]. Dans le but de protéger les secrets de la défense nationale, la procédure instituée est dérogatoire au droit commun et le principal aménagement concerne le caractère contradictoire de la procédure[63] puisque le juge a un accès total aux informations contenues dans les fichiers exploités par les services de renseignement alors que le requérant n’y a pas accès[64]. La nécessité de protéger la défense nationale implique également que la motivation du juge soit non circonstanciée sur le fond, que la procédure se tienne à huis clos et que les conclusions du rapporteur public soient prononcées hors la présence des parties. La formation spécialisée du Conseil d’Etat a rendu ses premières décisions le 19 octobre 2016[65] et depuis lors d’autres ont suivi[66]. Outre la violation de l’article 8 de la Convention, les requérants arguent dans toutes ces requêtes d’une violation de l’article 6 de la Convention et, en particulier, d’une violation des droits de la défense. L’intérêt de ces décisions est avant tout pédagogique, le Conseil d’Etat systématisant les différents cas de figure qui se présentent à lui et expliquant la teneur de son contrôle. Ainsi lorsqu’il est saisi de conclusions dirigées contre le refus de communiquer les données relatives à une personne qui allègue être mentionnée dans l’un des fichiers visé par le code de la sécurité intérieure, la formation spécialisée vérifie, au regard des informations qui lui ont été transmises hors la procédure contradictoire, si la personne figure ou non dans ce fichier. Dans l’affirmative, elle vérifie si les données sont pertinentes au regard des finalités poursuivies par le fichier, adéquates et proportionnées. Si les données concernant la personne ne sont entachées d’aucune illégalité ou si la personne ne figure pas dans le fichier, les conclusions sont rejetées sans précision. Si les données litigieuses sont entachées d’illégalité, elle en informe le requérant sans faire état du contenu des données couvertes par le secret de la défense nationale ; toute illégalité pouvant par ailleurs être relevée d’office par le juge. L’autorité gestionnaire du fichier doit alors rétablir la légalité de ces données en effaçant ou rectifiant les données litigieuses, toute décision implicite de refus devant être annulée. Toutefois, pour la personne concernée, l’absence d’accès aux informations contenues dans le fichier et sur lesquelles le juge va fonder sa décision biaise totalement le contradictoire et les droits de la défense. Dans la jurisprudence européenne le principe du contradictoire, qui suppose « la faculté pour les parties à un procès, pénal ou civil, de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge, même par un magistrat indépendant, en vue d’influencer sa décision, et de la discuter »[67], est une condition de réalisation des droits de la défense. On constate, cependant, dans la jurisprudence européenne récente, un net recul des droits de la défense dès lors qu’il s’agit de lutter contre le terrorisme ou contre le crime organisé[68]. Aussi, bien qu’il soit présenté comme un principe fondamental, la Cour de Strasbourg admet que le caractère contradictoire de la procédure puisse céder devant d’autres exigences et notamment celles de la sécurité nationale[69]. Elle vérifie néanmoins dans ce cas si le processus décisionnel était apte à protéger les intérêts du requérant. A ce titre, elle attache une importance particulière à l’indépendance et à l’impartialité du juge qui sera amené à conduire la procédure ainsi qu’à sa compétence de pleine juridiction. La formation spécialisée du Conseil d’Etat remplissant ces exigences, on peut considérer que cette procédure ne soulève pas a priori de problème de conventionnalité.

 

III- Les outils d’enquête

 

Il faut distinguer les outils d’enquêtes administratives (A) et ceux propres à l’enquête judiciaire (B). Ce sont les premiers qui sont susceptibles de soulever des difficultés au regard des droits fondamentaux dans la mesure où ils ne sont justement pas entourés des garanties de la procédure judiciaire. Les outils d’enquête judiciaire retiennent, eux, notre attention essentiellement en raison de l’évolution récente de la jurisprudence européenne en matière de droits de la défense.

 

A- Les outils d’enquêtes administratives

 

Deux mesures en particulier soulèvent des difficultés du point de vue de leur conciliation avec les droits fondamentaux. Tout d’abord, la retenue administrative, prévue par l’article 48 de la loi du 3 juin 2016 (1). Sa classification comme mesure d’enquête peut être contestée[70], le législateur n’identifiant pas précisément cette mesure comme destinée à recueillir des informations, il nous semble néanmoins que c’est l’un des objectifs poursuivi par la mise en œuvre de cet outil. Les perquisitions administratives (2), quant à elles, servent clairement un tel objectif.

 

1- La retenue administrative

 

Il s’agit de l’une des mesures l’a plus illustrative du brouillage entre police administrative et police judiciaire. La retenue administrative permet, lors du contrôle ou de la vérification d’identité d’une personne et lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que le comportement de cette personne peut être lié à des activités à caractère terroriste, de la retenir sur place ou dans un local de police en vue de la vérification de sa situation, retenue qui ne peut excéder 4 heures. Le Procureur de la République est immédiatement averti de la mise en œuvre de la retenue. Il faut préciser que cette mesure a subi de nombreuses améliorations par rapport au projet de loi initial à la suite des critiques qui ont été notamment émises par le Défenseur des droits[71] ou la CNCDH[72]. La loi prévoit ainsi désormais, notamment, que la retenue ne peut donner lieu à audition et que la personne est immédiatement informée de ses droits dont celui de garder le silence. La nature de cette mesure reste cependant ambigüe et les garanties qui l’entourent insuffisantes. On peut, en effet, s’interroger sur la finalité réelle de cette retenue. La loi prévoit que la personne ne peut être auditionnée mais, en pratique, la personne retenue pendant 4 heures ne sera-t-elle pas soumise à une forme d’interrogatoire ? D’ailleurs, l’étude d’impact de la loi prévoyait clairement que cette mesure visait à l’obtention de renseignement. Dans ce cas pourquoi ne pas avoir utilisé les outils déjà existants tels que l’audition libre ou la garde à vue ? La conséquence très claire de la qualification de mesure administrative est de priver la personne de ses droits de la défense au premier rang desquels le droit à l’assistance d’un défenseur[73]. Certes, la personne doit être informée de son droit de garder le silence mais si elle choisit de collaborer, quelles seront les garanties qui entoureront les déclarations qui seront faites à ce stade et qui pourront être utilisées à des fins incriminantes dans la suite de la procédure ?

 

Du point de vue des exigences du procès équitable, même si l’article 6 de la Convention européenne n’a pas a priori vocation à s’appliquer dès ce stade, la Cour européenne pratique un contrôle global qui peut porter sur les phases antérieures à la phase judiciaire et considère qu’un manquement grave aux garanties procédurales dans la phase administrative, s’il est susceptible de compromettre l’équité de l’ensemble de la procédure, emporte la violation de l’article 6. A ce sujet, elle a estimé dans l’arrêt Ibrahim[74] que le fait d’avoir amené au commissariat l’un des requérants en tant que témoin potentiel pour qu’il aide les policiers dans leur enquête, sans qu’ils le soupçonnent à ce moment-là d’être mêlé à une infraction pénale, avait déclenché l’applicabilité des garanties de l’article 6, matière pénale, dès lors que le requérant s’était livré à des déclarations auto-incriminantes. L’absence de garanties procédurales entourant la retenue administrative pourrait donc soulever un problème de conventionnalité en fonction de l’utilisation qui sera faite de cette mesure. L’autre point d’achoppement, plus problématique encore, est la possibilité de recourir à cette retenue à l’encontre d’un mineur qui ne pourra être assisté que de son représentant légal. Cette possibilité, qui a été vivement combattue par le Défenseur des droits et la CNCDH, est en contradiction avec les engagements internationaux de la France dont la jurisprudence strasbourgeoise, très attentive à l’intérêt supérieur de l’enfant, et qui rappelait encore dans l’arrêt du 23 mars 2016 Blokhin[75] que « des garanties procédurales adéquates doivent être mises en place pour protéger l’intérêt supérieur et le bien-être des enfants, surtout lorsque leur liberté est en jeu (…) ».

 

2- Les perquisitions administratives

 

Les perquisitions administratives sont, elles, autorisées par la loi du 3 avril 1955 n°55-385 relative à l’état d’urgence.

Du point de vue de l’enquête, elles sont utiles puisqu’elles vont permettre de perquisitionner dans des hypothèses plus larges que les perquisitions judiciaires, leur mise en œuvre n’étant pas conditionnée par la suspicion d’infractions pénales. En tant que mesures de police administrative, leur contrôle relève de la compétence du juge administratif ainsi que l’a confirmé le Conseil constitutionnel[76]. Ces perquisitions revêtent, par rapport aux autres mesures qui peuvent adoptées dans le cadre de l’état d’urgence, un certain nombre de particularités qui doivent être soulignées. Tout d’abord, la loi de 1955 prévoit que le décret déclarant l’état d’urgence ou la loi le prorogeant doivent expressément conférer au ministre de l’Intérieur et aux préfets le pouvoir d’ordonner des perquisitions administratives. Ce pouvoir ne peut donc être activé que par une disposition spéciale, ce qui a été le cas du décret du 14 novembre2015 déclarant l’état d’urgence puis des lois qui l’ont prorogées, sachant que la loi de prorogation du 20 mai 2016 avait suspendu cette prérogative qui a ensuite été réactivée par la loi du 21 juillet 2016. Cette mise en œuvre spécifique s’explique en partie par le fait que ce sont vraisemblablement les mesures les plus attentatoires aux droits fondamentaux, tant du point de vue de la perquisition elle-même, qui constitue une atteinte à l’inviolabilité du domicile, que des conséquences directes et indirectes de cette perquisition. De plus, parmi les différentes mesures qui peuvent être adoptées dans le cadre de l’état d’urgence, les perquisitions administratives sont, depuis le 14 novembre 2015, et de très loin, les mesures les plus utilisées, même si en pratique une très faible minorité d’entre elles (en moyenne 1 sur 5) aboutissent à un constat d’infraction. Enfin, alors que ce sont les mesures les plus utilisées, ce sont celles qui génèrent le moins de contentieux. Ceci s’explique par le fait, qu’à la différence par exemple des assignations à résidence, l’exercice du référé est matériellement impossible et le contrôle juridictionnel ne s’exerce qu’à posteriori c’est-à-dire lorsque la mesure a épuisé ses effets, ces éléments expliquant que le Conseil d’Etat se soit prononcé sur ces mesures plus tardivement que sur les autres mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence, l’avis sur les perquisitions administratives ayant été rendu le 6 juillet 2016[77]. Par cet avis, le Conseil d’Etat vient encadrer les conditions de mise en œuvre et le déroulement de ces perquisitions, ainsi que leur régime contentieux. L’apport de l’avis se situe sur deux terrains : le contrôle juridictionnel de ces perquisitions et les conditions d’engagement de la responsabilité de l’Etat pour la personne perquisitionnée et les tiers.

 

S’agissant du contrôle juridictionnel, l’avis complète la décision du Conseil constitutionnel du 19 février 2016[78] qui n’avait mentionné au titre des garanties juridictionnelles de la perquisition administrative que l’action en responsabilité. Le Conseil d’Etat vient donc juger que le recours pour excès de pouvoir est également recevable à l’encontre d’un ordre de perquisition. Les deux recours ayant des objets différents, l’exception de recours parallèles ne joue pas. Le contrôle du juge dans le cadre du recours pour excès de pouvoir porte, comme le précise l’avis, sur l’exigence de motivation. Cette exigence de motivation est très importante et, comme l’a souligné la doctrine, elle vise moins à informer la personne des raisons pour lesquelles elle a été perquisitionnée qu’à obliger l’administration à procéder à un examen minutieux du bien-fondé de cette perquisition. La dispense de motivation ne jouera qu’en cas d’urgence absolue (celle-ci n’étant pas présumée par la déclaration d’état d’urgence) et il appartiendra au juge d’apprécier la situation au cas par cas. Il faut par ailleurs noter la montée en puissance de cette exigence sous l’influence européenne, puisque c’est en se fondant sur la Convention que la chambre criminelle de la Cour de Cassation exige une motivation renforcée des ordonnances du JLD en matière de perquisition et de prolongation de la garde à vue[79].

 

Comme pour les assignations à résidence[80], le contrôle exercé par le juge administratif est un contrôle entier, il doit s’assurer, comme l’a précisé le Conseil constitutionnel[81], que la mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à sa finalité. L’avis précise que les résultats de la perquisition n’influent pas sur le contrôle de la légalité de l’ordre de perquisition. En toute hypothèse, comme l’a confirmé la chambre criminelle de la Cour de cassation par trois arrêts du 13 décembre 2016[82], sur le fondement de l’article 111-5 du code pénal et de l’article préliminaire du code de procédure pénale, le juge pénal peut contrôler la légalité des perquisitions administratives en cas de procédure pénale incidente.

 

Le juge européen, quant à lui, se montre sans doute plus compréhensif que par le passé en matière de perquisitions. Il a ainsi admis dans l’arrêt Sher[83] que la lutte contre le terrorisme et l’urgence de la situation pouvaient justifier qu’un mandat de perquisition fut formulé de manière relativement large. En pareil cas, il y a lieu selon lui d’accorder une certaine flexibilité aux autorités pour apprécier quels éléments peuvent être liés à des activités terroristes et être saisis pour un plus ample examen. C’est néanmoins l’existence de garanties judiciaires contre le risque d’arbitraire (mandat délivré par un juge, contrôle juridictionnel du mandat) qui justifiera la non violation de l’article 8 en l’espèce. De plus, l’absence de contrôle a priori ne soulève pas en soi de difficulté au regard de la Convention puisque la Cour a reconnu dans l’arrêt Szabo et Vissy[84] que la mise en œuvre d’une autorisation juridictionnelle n’est pas praticable compte tenu « de la nature de la menace terroriste contemporaine » et parce qu’elle ferait « gaspiller un temps précieux » et serait « contreproductive ». Le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme devrait toutefois remédier à cette absence de contrôle a priori puisqu’il prévoit que ces perquisitions administratives seront décidées par le préfet mais soumises à l’autorisation préalable du JLD du TGI de Paris et seront effectuées sous son contrôle[85].

 

B- Les outils d’enquêtes judiciaires

 

Les outils d’enquêtes judiciaires utilisés en matière de lutte contre le terrorisme ne sont pas nouveaux, puisque, par exemple, la garde à vue en matière de terrorisme a été instaurée par la loi du 9 septembre 1986 n°86-1020 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’Etat. Toutefois, l’importance de l’enquête judiciaire et les arrêts récents de la Cour européenne sur cette phase de la procédure nécessitent de revenir sur la jurisprudence en la matière.

Comme que l’a précisé le Conseil constitutionnel dans une décision QPC du 30 juillet 2010[86], la garde à vue est devenue en pratique la phase principale de constitution du dossier de procédure en vue du jugement de la personne mise en cause, y compris pour des faits complexes ou particulièrement graves. C’est d’ailleurs l’importance de l’enquête pour la préparation du procès et la vulnérabilité particulière de la personne dans cette phase de la procédure qui ont conduit la Cour de Strasbourg à développer une jurisprudence protectrice des droits de la défense pour la personne suspectée ou gardée à vue, en particulier à partir de l’arrêt Salduz[87] rendu justement dans une affaire de terrorisme. En effet, dans la jurisprudence strasbourgeoise, l’autonomie des notions d’ « accusation » en « matière pénale »[88] fait remonter l’applicabilité de cet article et les garanties qui en découlent très amont de la phase judiciaire et, outre le droit à l’assistance de l’avocat[89], elle a reconnu l’application, dès la phase d’enquête, du droit de se taire[90], du droit à un interprète[91] ou du droit à être informé de ses droits, droit qu’elle a récemment consacré comme inhérent au droit de se taire et d’être assisté d’un avocat[92]. Dans le code de procédure pénale, la garde à vue en matière de terrorisme répond à un régime dérogatoire et permet d’allonger la garde à vue et de reporter l’intervention de l’avocat pendant une durée maximale de 72 heures (art. 706-88, alinéa 7 CPP). Cette intervention différée de l’avocat pouvait, de prime abord, sembler contraire à la jurisprudence Salduz puisque dans cet arrêt, la Cour pose le principe de l’intervention de l’avocat dès les premiers interrogatoires de police, même en présence de faits qualifiés de terrorisme, et estime, en l’espèce, que le droit d’accès à un avocat ne pouvait être différé. La Cour a cependant toujours considéré que le droit d’accès à un avocat n’était pas absolu, mais l’arrêt Salduz a marqué un durcissement des restrictions admissibles puisqu’à partir de cet arrêt elle exige des « raisons impérieuses » pour justifier une limitation de ce droit[93]. A la suite de cette affaire, la Cour va adopter une ligne jurisprudentielle très protectrice des droits de la défense en général et du droit à l’assistance d’un avocat en particulier en estimant que la violation de ce droit au stade de l’enquête porte une atteinte irrémédiable à l’équité du procès. Cette ligne jurisprudentielle est rompue par l’arrêt Ibrahim. Dans cet arrêt de Grande chambre[94], qui se veut donc comme un arrêt de principe, la Cour tente de trouver un équilibre entre la nécessité de ne concéder « aucune dérogation » aux garanties de l’article 6 (§250) et celle de ne « pas appliquer l’article 6 d’une manière qui causerait aux autorités de police des difficultés excessives pour combattre par des mesures effectives le terrorisme et d’autres crimes graves (…) » (§252). Au final, néanmoins, les droits de la défense sortent fragilisés par cet arrêt dans lequel la Cour fait, pour la première fois, jouer l’exception au droit à l’assistance d’un avocat posée par l’arrêt Salduz. Délivrant une grille d’appréciation à l’attention des Etats, elle estime que cette exception suppose la vérification de deux critères : l’existence de raisons impérieuses justifiant une restriction aux droits de la défense et l’appréciation du préjudice causé par cette restriction. Elle précise que la restriction doit avoir un caractère temporaire, doit reposer sur une appréciation individuelle des circonstances et doit être encadrée par le droit interne. Toutefois, à la question de savoir si l’absence de raisons impérieuses emporte à elle seule la violation de l’article 6, elle tranche, de façon très contestable, par la négative. Elle estime néanmoins que, dans cette circonstance, le contrôle doit être strict et, renversant la charge de la preuve, considère que c’est à l’Etat de prouver que cette atteinte n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité globale du procès. De ce point de vue, l’arrêt Ibrahim constitue cependant un recul du droit à l’assistance d’un avocat[95] dans la mesure où l’absence de raisons impérieuses de différer l’accès à l’avocat n’emporte plus automatiquement la violation de l’article 6.

 

La possibilité de différer l’accès à l’avocat ne soulève donc pas de difficultés au regard des exigences strasbourgeoises, ni même constitutionnelles, puisque le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution les dispositions relatives aux procédures spéciales qui permettent de différer l’accès à un avocat[96]. Il faut d’ailleurs souligner, qu’en droit français, ce report est encadré par des conditions strictes. Ajoutons également que le Conseil a estimé que la possibilité de restreindre le choix de l’avocat lors d’une garde à vue en matière de terrorisme n’était pas assortie dans la loi du 14 février 2011 de conditions suffisamment précises et a déclaré la disposition en question comme inconstitutionnelle par une décision du 17 février 2012[97]. La Cour européenne retient une approche comparable en exigeant « des motifs pertinents et suffisants » pour justifier cette restriction au libre choix de son avocat[98].

 

S’agissant du droit du gardé à vue de communiquer avec un tiers, exigence posée par la directive 2013/48/UE du 22 octobre 2013 et qui est transposée dans la loi du 3 juin 2016 (art.63), elle est également assortie d’un mécanisme de report lorsqu’il apparaît « indispensable afin de permettre le recueil ou la conservation des preuves ou de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’une personne ». Toutefois, ce report ne peut dépasser 48 heures en cas de demande de communication avec les autorités consulaires et l’officier de police judiciaire peut lui-même, sous certaines conditions, autoriser la personne gardée à vue à communiquer avec un tiers.  Reste la question de l’accès restreint aux pièces du dossier pendant la garde à vue. En effet, même après la réforme de la garde à vue, la loi du 14 avril 2011 ne prévoit pas l’accès de l’avocat à l’intégralité du dossier ; il ne peut consulter que les documents relatifs au déroulement de la garde à vue et aux procès-verbaux d’audition de son client, ce qui a suscité de nombreuses critiques au regard de l’effectivité des droits de la défense. L’accès restreint au dossier paraît cependant validé par la Cour de Strasbourg dans l’arrêt A.T contre Luxembourg[99], dans lequel elle estime que « l’article 6 de la Convention ne saurait être interprété comme garantissant un accès illimité au dossier pénal dès avant le premier interrogatoire par le juge d’instruction, lorsque les autorités nationales disposent de raisons relatives à la protection des intérêts de la justice suffisantes pour ne pas mettre en échec l’efficacité des investigations ». Elle conclut à l’effectivité de l’assistance de l’avocat en dépit du défaut d’accès au dossier avant les interrogatoires de la police. Au regard notamment de l’arrêt Ibrahim, on peut sans difficulté imaginer que cette solution rendue dans une affaire qui ne concernait pas des faits de terrorisme est d’autant plus transposable dans un contexte qui concernerait de tels faits.

 

Dans l’attente des arrêts que rendra la Cour dans les mois et années à venir et sous réserve des nouvelles orientations que prendra alors peut-être sa jurisprudence, on peut considérer que les outils législatifs utilisés en matière de lutte contre le terrorisme ne soulève globalement pas de problème de conventionnalité du point de vue des garanties procédurales, d’autant qu’il y a un net recul de ces garanties dans la jurisprudence européenne récente, en particulier, s’agissant des droits de la défense. En revanche, sur le terrain des droits substantiels, il semble que la législation actuelle puisse soulever un certain nombre de difficultés, notamment concernant la conciliation entre les mesures de surveillance et le droit au respect de la vie privée.

 

25 août 2017

 

[1] Cet article est issu de notre contribution aux journées Cambacérès organisées à Montpellier le 29 juin 2017 sur le thème Mutations du droit pénal, entre affirmation de valeurs et protection des libertés ?, journées dont les actes seront publiés aux Presses universitaires de Montpellier.

[2] Cour EDH, 1er juillet 1961, n° n°332/57, Lawless c/ Irlande n°3.

[3] P. Wachsmann, « Contrôle des mesures prises au titre de l’état d’urgence et Convention européenne des droits de l’homme », AJDA, 2016, p.2425.

[4] Cour EDH, GC, 19 février 2009, n°3455/05, A c/ Royaume-Uni, §184 ; F. Sudre (Dir), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (GACEDH), PUF, 8ème éd., 2017, n°8.

[5] Préc.

[6] Voy. sur ce projet de loi l’avis du Conseil d’Etat, CE, avis, 15 juin 2017, n°393347.

[7] Cour EDH, A. c/ Royaume-Uni, préc.

[8] C. LAZERGES, « Politique criminelle, renseignement et droits de l’homme », Rev. sc. crim., 2015, p.761 ; N. CATELAN, « Les nouveaux textes relatifs au renseignement : un moindre mal », Rev. sc. crim., 2015, p.922 ; X. LATOUR, « La loi relative au renseignement : un Etat de surveillance ? », JCP A, 2015, n°2286.

[9] Entretien avec P. Spinosi, Gaz. Pal., 2015, n°303-304, p. 5.

[10] Cour EDH, communication, 26 avril 2017, n°49526/15, Association confraternelle de la presse judiciaire c/ France et 11 autres requêtes.

[11] Cour EDH, 20 octobre 2015, n°5201/11, Sher c/ Royaume-Uni.

[12] Voy. notre contribution « Le droit de la CEDH et lutte contre le terrorisme : la sécurité au prix de la liberté ? », in X. Dupré de Boulois, S. Milleville, R. Tinière (Dir.), Le droit des libertés en question, site internet de la Revue des droits et libertés fondamentaux.

[13] Voy. l’avis du Conseil d’Etat sur ce texte, CE, Ass., Avis, 15 juin 2017, n°393348.

[14] O. BOT, « Prorogation de l’état d’urgence et mesures de lutte contre le terrorisme », AJDA, 2016, p.1914.

[15] R. OLLARD, O. DESAULNAY, « La réforme de la législation anti-terroriste ou le règle de l’exception pérenne », Dr. pénal, 2015, étude n°1.

[16] Voy. les actes du colloque K. Blay-Grabarczyk et L. Milano (Dir.), Le nouveau cadre législatif de la lutte contre le terrorisme à l’épreuve des droits fondamentaux, collection « Colloques & Essais », Institut universitaire Varennes, LGDJ Lextenso, à paraître en 2017.

[17] E. DUPIC, « La loi n°2016-731 du 3 juin 2016, renforçant la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, Perben III de la procédure pénale française ?, Gaz. Pal., 2016, n°22, p.12 ; J. BUISSON, « Parution du nouvel arsenal de lutte contre le terrorisme », Procédures, 2016, comm. n°239.

[18]Y. MAYAUD, « L’état d’urgence récupéré par le droit commun ? Ou de l’état d’urgence à l’état de confusion ! », JCP G, 2016, doctr. n°344.

[19] Voy. l’avis très critique rendu par la CNCDH à propos de ce projet de loi le 6 juillet 2017.

[20] Loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions.

[21] Voy. Avis du Défenseur des droits du 12 février 2016 n°16-04 ; Avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme CNCDH du 17 mars 2016.

[22] Voy. art. L.225-2 du Code de la sécurité intérieure qui précise que la résidence dans le périmètre géographique déterminé doit permettre à la personne concernée « de poursuivre une vie familiale et professionnelle normale », voy. également les garanties en terme de durée de l’AAR.

[23] K. Blay-Grabarczyk, « Les assignations à résidence », in K. Blay-Grabarczyk et L. Milano (Dir.), Le nouveau cadre législatif de la lutte contre le terrorisme à l’épreuve des droits fondamentaux, préc..

[24] CE, 11 déc. 2015, Domenjoud, n°395009, pt. 24 ; Concl. X. Domino, RFDA 2016, p. 105.

[25] CC, 22 décembre 2015, n°2015-527 QPC, M. Cédric D. ; RFDA 2016, p. 123, obs. A. Roblot-Troizier.

[26] Le Conseil d’Etat dans la décision Domenjoud, préc., a posé une présomption d’urgence dans le cadre du référé-liberté, présomption codifiée par la loi du 21/07/2016 modifiant la loi de 1955 relative à l’état d’urgence. Possibilité également de contester ces mesures d’assignation dans le cadre du REP.

[27] CC, 22 décembre 2015, préc.

[28] CC, 16 mars 2017, n°2017-524 QPC, Sofiyan I ; Voy. P. Cassia, « Le Conseil constitutionnel fait et défait le régime du renouvellement des assignations à résidence de longue durée de l’état d’urgence », D., 2017, p.1162.

[29] Le comportement de la personne doit constituer une menace d’une « particulière gravité pour l’ordre public », l’administration doit produire de nouveaux éléments, la durée totale de l’assignation doit être prise en compte, sous peine que l’assignation constitue une atteinte excessive à la liberté d’aller et venir.

[30] Cour EDH, GC, 5 juillet 2016, n°23755/07, Buzadji c/ Moldovie ; JCP G, 2016, n°895, actu. K. Blay-Grabarczyk.

[31] Cour EDH, GC, 23 février 2017, n°43395/09, De Tommaso c/ Italie ; JCP G, 2017, n°249, actu. K. Blay-Grabarczyk.

[32] Cour EDH, 24 juin 1982, n°7906/77, Van Droogenbroeck c/ Belgique, §38.

[33] Cour EDH, 6 novembre 1980, n°7367/76, Guzzardi c/ Italie, §§92-93 ; Cour EDH, De Tommaso, préc., §80.

[34] K. Blay-Grabarczyk, « Les assignations à résidence », préc.

[35] Cour EDH, De Tommaso, préc., §§124-125.

[36] Voy. les critiques émises par la CNCDH, Avis du 6 juillet 2017.

[37] CE, avis, 15 juin 2017, préc.

[38] Ibidem.

[39] Voy. not. H. Matsopoulou, « Les nouveaux moyens de preuve au service de la criminalité organisée », JCP G, 2016.707 ; E. De Marco, « La captation des données », in Le nouveau cadre législatif de la lutte contre le terrorisme à l’épreuve des droits fondamentaux, préc.

[40] Loi du 9 mars 2004, n°2004-204, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

[41] Décret du 24 décembre 2014, n°2014-1576 ; Entretien L. MILANO, D., 2015, p.616.

[42] Sur ce sujet voy. la contribution d’E. DE MARCO, préc.

[43] Cour EDH, 9 septembre 1978, n°5029/71, Klass c/ Allemagne.

[44] Cour EDH, GC, 4 décembre 2015, n°47143/06, Zakharov c/ Russie ; GACEDH, préc., n°40 ; Chron. F. SUDRE, JCP G, 2016, n°65.

[45] Pour une application dans un contexte de lutte contre le terrorisme, Cour EDH, 12 janvier 2016, n°37138/14, Szabo et Vissy c/ Hongrie ; JCP G, 2016.93, actu. A. Schahmaneche.

[46] Cour EDH, 2 septembre 2010, n°35623/05, Uzun c/ Allemagne ; Note H. Matsopoulou, D., 2011, n°724.

[47] Par ex. Cour EDH, 2 août 1984, n°8691/79, Malone c/ Royaume-Uni, §67 ; Cour EDH, 18 mai 2010, n° 26839/05, Kennedy c/ Royaume-Uni, §152.

[48] Grille élaborée dans l’arrêt Cour EDH, Zakharov, préc. relatif à l’interception secrète de communications de téléphonie mobile mais qui ne concernait pas spécifiquement la lutte contre le terrorisme, grille qu’elle a ensuite appliquée dans l’arrêt Cour EDH, Szabo et Vissy, préc. qui lui concernait la lutte contre le terrorisme.

[49] Préc.

[50] Cour EDH, Szabo et Vissy, préc, §73.

[51] En ce sens Cour EDH, Sher, préc..

[52] Cour EDH, Klass c/ Allemagne, préc. ; Cour EDH, Zakharov, préc. ; Cour EDH, Szabo et Vissy, préc. ; sur ce sujet voy. K. Blay-Grabarczyk, « Surveillance secrète, visites domiciliaires et autres intrusions des pouvoirs publics dans la vie privée », RDP, 2016, p. 1022 ; F. DUBUISSON, « La Cour EDH et la surveillance de masse », RTDH, 2016, p.855.

[53] C.C, 21 oct. 2016, n°2016-590 QPC, La Quadrature du Net et autres ; Comm. J.H ROBERT, Droit pénal, 2016.174.

[54] Voy. par ex. Cour EDH, 3 septembre 2015, n°27013/10, Sérvulo & Associados c/ Portugal, §100.

[55] Cour EDH, 25 mars 1998, n°23224/94, Kopp c/ Suisse, §73.

[56] N. CATELAN, « La CNCTR : vivre et laisser mourir le contrôle du renseignement ? », in Le nouveau cadre législatif de la lutte contre le terrorisme à l’épreuve des droits fondamentaux, préc.

[57] Art. L. 833-4 CSI.

[58] Le recours devant le Conseil d’Etat procède de la même logique, v. infra les premières décisions rendues en octobre 2016.

[59] Cour EDH, Zakharov c/ Russie, préc., §298.

[60] Voy. Cour EDH, Klass, préc., §56 ; Cour EDH, 18 mai 2010, n° 26839/05, Kennedy c/ Royaume-Uni, §166.

[61] Ibidem.

[62] Voy. CJA, livre VII, chapitre III bis.

[63] Cette procédure a été déclarée conforme à la Constitution car ménageant un juste équilibre entre le droit à un procès équitable et le principe du contradictoire d’une part, et les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, d’autre part, C.C., 23 juillet 2015, 2015-713 DC.

[64] La nouvelle rédaction de l’article L5 du CJA, telle qu’issue de la loi du 28 février 2017 n°2017-258, s’adapte d’ailleurs à ces nouvelles réalités en prévoyant que « L’instruction des affaires est contradictoire. Les exigences de la contradiction sont adaptées à celles de l’urgence, du secret de la défense nationale et de la protection de la sécurité des personnes ».

[65] Notamment CE, 19 octobre 2016, n°400688, n°397623, n°396958 ; JCP G, 2016.1199, Aperçu X. Latour.

[66] Entre autres CE, 7 décembre 2016, n°396566 ; CE, 23 décembre 2016, n°396557.

[67] Cour EDH, 18 février 1997, n°18990/91, Nideröst-Huber c/ Suisse, §24.

[68] Cour EDH, GC, 13 septembre 2016, n°50541/08, Ibrahim c/ Royaume-Uni ; JCP G, 2016.1010, actu. L. Milano ; Cour EDH 23 mai 2017, n°67496/10, Van Wesenbeeck c/ Belgique ; JCP G, 2017.653, actu. L. Milano

[69] Voy. not. Cour EDH, 20 octobre 2015, n°5201/11, Sher c/ Royaume-Uni, rendu dans une affaire de terrorisme, la Cour estime que l’article 5 §4 ne fait pas obstacle à la tenue d’une audience à huit clos, en l’absence du détenu ou de son avocat, audience consacrée à la présentation de sources d’informations confidentielles ; Sous l’angle de l’article 6, voy. Cour EDH, 26 novembre 2015, n°35289/11, Regner c/ République Tchèque, §§72 et ss.

[70] Elle pourrait tout aussi bien figurer dans la catégorie des mesures de prévention.

[71] Avis du Défenseur des droits du 12 février 2016 n°16-04.

[72] Avis de la CNCDH du 17 mars 2016.

[73] Voy. notre contribution « Les implications sur les droits de la défense », in Le nouveau cadre législatif de la lutte contre le terrorisme à l’épreuve des droits fondamentaux, préc.

[74] Cour EDH, Ibrahim, préc., §296.

[75] Cour EDH, GC, 23 mars 2016, n°47152/06, Blokhin c/ Russie, §219.

[76] C.C, 19 février 2016, n°2016-536 QPC, Ligue des droits de l’homme ; L. DOMINGO, « L’état d’urgence devant le Conseil constitutionnel », Constitutions, 2016, p.100.

[77] CE, Avis, 6 juillet 2016, n°398234 ; Chron. L. Dutheillet de Lamothe, G. ODINET, AJDA, 2016, p.1635 ; G. EVEILLARD, Dr. adm., 2016, comm. n°58.

[78] C.C, 19 février 2016, n°2016-536 QPC, préc.

[79] Cass. crim., 23 novembre 2016, n°15-83.649 ; Note J. PRADEL, JCP G, 2017, n°82.

[80] CE, Domenjoud, préc.

[81] C.C, 19 février 2016, préc.

[82] Cass. crim., 13 déc. 2016, n° 16-82.176, n° 16-84.162, n° 16-84.794 ; Note TH. HERRAN, M. LACAZE, AJ pénal, 2017, p. 30 ; Note J. PRADEL, D., 2017, p. 275. Dans le même sens Cass. crim., 28 mars 2017, n° 16-85.073, n° 16-85.072 ; Note J.B. PERRIER, JCP G, 2017, n°473.

[83] Cour EDH, 20 octobre 2015, Sher, préc., §174.

[84] Cour EDH, 12 janvier 2016, Szabo et Vissy, préc., §80.

[85] Ce qui constitue une avancée mais ne résout pas toutes les difficultés engendrées par ces visites, voy. en ce sens l’avis de la CNCDH du 6 juillet 2017, p.9.

[86] CC., QPC n°14/22, 30 juillet 2010, Daniel W et autres, cons. 16 ; N. CATELAN, « La constitutionnalité à géométrie variable des régimes de garde à vue », RFDC, 2011, p.99 ; B. DE LAMY, « L’avancée des garanties en matière de garde à vue ou la consécration d’un basculement de la procédure pénale vers la phase policière ? », Rev. sc. crim., 2011, p.165.

[87] Cour EDH, GC, 27 novembre 2008, n°36391/02, Salduz c/ Turquie, §54 ; GACEDH n°35.

[88] Voy. GACEDH, n°25.

[89] Cour EDH, Salduz, op. cit.

[90] Par ex. Cour EDH, 24 octobre 2013, n°62880/11, Navone c/ Monaco ; Obs. L. MILANO, RDP, 2014, p.801.

[91] Cour EDH, 14 octobre 2014, n°45440/04, Baytar c/ Turquie ; JCP G, 2014, L. MILANO, actu n°1158.

[92] Cour EDH, Ibrahim, op. cit., §272.

[93] Dans la jurisprudence antérieure, elle exigeait seulement « des raisons valables », voy. Cour EDH, 8 février 1996, n°18731/91, John Murray c/ Royaume-Uni ; Chron. F. SUDRE, JCP G, 1997, I 4000.

[94] Cour EDH, GC, 13 septembre 2016, Ibrahim, préc.

[95] Le contrôle opéré par la Cour dans l’arrêt Cour EDH, GC, 12 mai 2017, n°21980/04, Simeonovi c/ Bulgarie, dans une affaire ne concernant pas le terrorisme, confirme une régression de la protection des droits de la défense dans la jurisprudence de la Cour ; voy. JCP G, 2017, L. MILANO, actu n°578.

[96] CC, QPC n°2014-428, 21 novembre 2014, Nadav B, cons. 9 ; J.B. PERRIER, « Criminalité organisée : constitutionnalité du report de l’intervention de l’avocat lors de la garde à vue », AJ pénal, 2015, p.100.

[97] CC, QPC n°2011-223, 17 février 2012, Ordre des avocats du Barreau de Bastia ; A.S. CHAVENT-LECLERE, « L’inconstitutionnalité de la garde à vue en matière de terrorisme relativement à la désignation imposée de l’avocat », Procédures, 2012, p.27.

[98] Cour EDH, GC, 20 octobre 2015, n°25703/11, Dvorski c/ Croatie.

[99] Cour EDH, 9 avril 2015, n°30460/13, A.T. c/ Luxembourg, §81.

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