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L’universalité des droits de l’homme au prisme du Droit international privé des personnes et de la famille

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Michel Farge, Professeur à l’Université Grenoble Alpes et Directeur du CRJ (EA 1965)

 

Promotion des droits subjectifs vs. coordination des droits objectifs – Le sujet qui m’a été confié correspond à l’objectif de la revue puisqu’il conjugue deux disciplines qui reposent traditionnellement sur deux approches différentes du droit. D’un côté, le droit des droits fondamentaux appréhende le droit sous l’angle des droits subjectifs : il s’agit de promouvoir et de défendre des droits inhérents à la personne humaine. De l’autre, le droit international privé appréhende le droit sous l’angle des droits objectifs nationaux qu’il se propose de coordonner.

Convergence d’objectifs – Du point de vue de leurs objectifs, les deux disciplines ne sont toutefois pas très éloignées. Pour s’en convaincre, il suffit de les confronter au phénomène de la frontière issu de la division du monde en Etats souverains.

Se proposant de défendre des droits universels devant être garantis sans égard à la nationalité, au domicile de l’intéressé (bref sans considération de son immersion dans une société nationale), le droit des droits fondamentaux se place en quelque sorte au-dessus des frontières.

Se proposant d’assurer la continuité de traitement des relations privées internationales, le droit international privé œuvre pour que les particuliers ne souffrent pas de la frontière. Sans se placer au-dessus des frontières, il essaye de coordonner les ordres juridiques.

Cette proximité entre les deux matières a pu être illustrée avec plusieurs affaires dans lesquelles le droits des droit fondamentaux a été mis à profit pour assurer une continuité de traitement des relations privées internationales que les droits internationaux privé nationaux n’avaient pas réussi à atteindre.

Tel a été le cas dans l’affaire Wagner[1] où le Luxembourg a été condamné pour avoir refusé, par application de ses règles relatives à l’effet des jugements étrangers, de reconnaître un jugement péruvien ayant prononcé l’adoption plénière d’une fillette péruvienne au profit d’une célibataire luxembourgeoise. En l’occurrence, le juge de l’exequatur luxembourgeois avait estimé que le juge péruvien n’avait pas appliqué la loi normalement compétente – en l’espèce la loi luxembourgeoise prohibant l’adoption par un célibataire – en vertu du règlement luxembourgeois du conflit de lois. Le refus de l’exequatur a été jugé contraire à l’article 8 de la Convention EDH en raison de l’atteinte qu’il portait au droit au respect de la vie familiale des deux intéressées et à l’intérêt de l’enfant. C’est dire que les droits fondamentaux ont neutralisé une condition de l’exequatur – le contrôle de la compétence de la loi appliquée – qui entravait la reconnaissance d’un statut juridique créé valablement à l’étranger sur lequel, ajoute la Cour européenne, s’étaient construits des liens familiaux correspondant à une réalité sociale.

Tel a été le cas dans l’affaire Négrépontis [2] où il était également question d’une adoption, celle d’un jeune homme prononcée aux Etats-Unis au profit de son oncle, prêtre de son Etat. Se fondant sur des vieilles règles ecclésiastiques prohibant l’adoption par un prêtre, les juridictions grecques avaient estimé que la décision américaine était contraire à l’ordre public du for de sorte que l’adopté ne pouvait bénéficier en Grèce de droits successoraux et d’un droit au nom. Observant « qu’il ne fait pas de doute que la vie privée et familiale du requérant a été perturbée par le refus des juridictions grecques de reconnaître son adoption, ce qui a constitué de l’avis de la Cour, une ingérence incontestable dans le droit protégé par l’article 8 », la Cour européenne n’hésite pas à substituer son analyse des contours de l’ordre public national à celle opérée par la Cour de cassation grecque.

Avec ces deux exemples, on perçoit – au moins en matière d’effet des jugements étrangers d’adoption – que droit international privé et droit des droits fondamentaux ne sont pas toujours inconciliables. Le premier est guidé par l’idée que l’homme est naturellement doué d’une certaine mobilité sociale qui lui permet de s’accomplir non seulement dans son propre pays mais aussi à l’étranger. Et cette mobilité ne doit pas être entravée par une discontinuité de son traitement juridique provoquée par la diversité des ordres juridiques qu’il traverse. Selon l’image traditionnel, le déplacement des hommes ne doit pas se solder par la création de situations boiteuses (adoption, divorce, mariage constitués dans un pays et non reconnus dans un autre). Le second considère que certains droits doivent être garantis sans considération de l’environnement sociojuridique de la situation des particuliers.

Ainsi présentées, les deux matières se rejoignent donc par leur volonté d’assurer une certaine permanence du statut et des prérogatives appartenant aux personnes indépendamment de leurs pérégrinations internationales.

Tensions – Leur finalité n’étant pas antinomique, il peut sembler surprenant de lire chez beaucoup d’auteurs une inquiétude, sinon même une hostilité, face à l’influence croissante des droits fondamentaux en droit international privé[3]. Cette réserve a deux origines.

Attachement à une méthode – La première réticence est méthodologique. Comme il a déjà été indiqué, le droit international privé poursuit une coordination des droits objectifs nationaux alors que le droit des droits de l’homme raisonne en termes de promotion de droits subjectifs à valeur supranationale. Il en résulte, d’un côté, l’édiction de règles de répartition entre les juridictions et les lois nationales et, de l’autre, l’affirmation de droits substantiels intangibles. Historiquement, ces deux méthodes ont prospéré en vase clos. Cherchant à rattacher la compétence juridictionnelle et législative à des ordres juridiques disposant de liens significatifs avec la situation des parties afin de respecter leurs prévisions, les règles de répartition n’intègrent classiquement aucun objectif substantiel. Pour le dire clairement, ces règles ne se préoccupent pas (sauf a posteriori avec le correctif de l’ordre public en matière de conflit de lois[4]) de la promotion des droits fondamentaux : elles n’ont pas pour objet de désigner la juridiction et la loi nationale qui assureront aux mieux la défense des droits inhérents à la personne humaine. Intégrer cet objectif suppose donc une remise en question d’une méthode qui a été polie par plusieurs siècles de réflexion doctrinale et jurisprudentielle.

Absolutisme c/ relativisme – La seconde réticence est philosophique. Elle est au cœur de la réflexion engagée. Pour reprendre la terminologie habituelle, le droit des droits de l’homme est marqué d’absolutisme. Ce terme doit être bien compris. Il ne signifie pas que tous les droits attachés à la personne humaine sont insusceptibles de restrictions. Bien évidemment, les législateurs nationaux peuvent les conditionner (la liberté matrimoniale souffre ainsi de la règlementation du mariage), mais ces législateurs ne peuvent pas porter atteinte à leur essence. Il existe ainsi un noyau dur propre à chaque droit fondamental – plus ou moins important selon le droit en cause –, insusceptible de transactions. Et ce noyau dur doit nécessairement être d’application universelle, sinon le concept même de droits de l’homme est condamné. Or cet universalisme conduirait à des ravages chaque fois que l’ordre juridique français devrait accueillir une norme étrangère – loi ou jugement – émanant d’un système juridique fondé sur des valeurs différentes. Ainsi donner leur plein effet aux stipulations de Convention EDH ou à la Convention internationale des droits de l’enfant, avec leur inspiration libérale et égalitaire, conduirait à condamner, sans aucun bénéfice d’inventaire, de nombreuses règles musulmanes d’organisation de la famille. On pense à la polygamie, à la répudiation, à l’interdiction pour l’enfant d’établir une filiation paternelle hors mariage ou encore aux discriminations, en matière matrimoniale, successorale ou de responsabilité parentale, selon le sexe ou la religion. Certains ne verront qu’avantage à un tel programme s’agissant de défendre des droits élémentaires. Le droit des droits fondamentaux peut-il être autre chose qu’un droit engagé ? A supposer qu’il ne parvienne pas à convaincre des valeurs défendues, il doit les imposer ! En outre, le juge français rencontrant une norme étrangère contraire « à nos valeurs universelles » dispose-t-il d’un véritable choix ? A supposer qu’il accepte de relayer cette norme – par exemple en accueillant une répudiation unilatérale – ne se rend-il pas lui-même coupable (par complicité) d’une violation du droit fondamental en jeu ?

A l’opposé, c’est «  l’esprit de relativisme et d’ouverture qui convient au droit international privé »[5]. Ce relativisme est à l’origine du principe (du dogme ?) de l’égalité entre le droit national et le droit étranger. A l’origine de cette égalité, se trouve la conviction que les droits positifs nationaux sont également respectables. Leurs différences ne sont que le fruit d’une diversité de cultures, d’histoires, de conditions géographiques ou d’évolutions économiques. Il faut donc essayer de comprendre ces différences au lieu de les stigmatiser. « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » demeure un garde-fou essentiel, de sorte que l’internationaliste cède volontiers aux charmes de l’anthropologie juridique. Droz exposait ainsi que des règles jugées par un esprit européen discriminatoires peuvent avoir leur « raison et leur génie propre ». Par exemple, « si le droit Kabyle (tel que le respectait le système interpersonnel en vigueur dans les départements français d’Algérie) rendait la femme incapable d’hériter de la terre, c’était que le terre était sèche, caillouteuse, extrêmement difficile à travailler et que l’on considérait que seuls les hommes pouvaient, à force de labeur, lui faire produire des fruits. Dans certaines communautés africaines où le droit successoral est de type avunculaire, lorsqu’un homme meurt, son troupeau et ses femmes sont partagés entre ses frères. Selon la règle tribale, les femmes jeunes qui peuvent travailler tombent dans l’actif successoral au même titre que les bêtes du troupeau. La règle peut faire sourire mais elle prend tout son sens lorsque l’on sait que la même règle tribale veut que les veuves qui ne peuvent pas travailler tombent dans le passif de la succession et, au lieu de mourir de faim, sont prises en charge et nourries jusqu’à leur mort par les mêmes héritiers au prorata de leur part respective»[6]. Que cette anthropologie séduise ou irrite, elle a l’avantage de révéler que le droit doit nécessairement être contextualisé. Tel est finalement le programme classique poursuivi par le droit international privé avec le principe de proximité consistant à soumettre une relation à l’ordre juridique avec laquelle elle présente les liens les plus étroits ou à accepter qu’une décision étrangère puisse produire effet en France lorsqu’elle émane d’une juridiction proche du litige. La volonté de respecter l’immersion socio-juridique des situations doit-elle rendre la discipline totalement hostile au jeu des droits fondamentaux au prétexte qu’il s’agirait de droits « venus de nulle part, de droits qui n’ont ni histoire, ni territoire : ils ont surgi d’abstractions »[7] ? Aucun auteur n’est évidemment aussi radical, mais tous s’accordent à considérer qu’il ne faut pas abdiquer l’effort de compréhension des autres systèmes. Reste à se demander si l’effort de contextualisation traditionnellement attaché au droit international privé résistera aux mutations de la société internationale. Le phénomène de mondialisation ne devrait-il pas se solder par la création d’un espace juridique transcendant les frontières dans lequel les droits fondamentaux pourraient prospérer ? Cette perspective demeure encore éloignée de la matière familiale tant les Etats restent attachés à leurs conceptions. Institution universelle, le mariage peut être monogamique ou polygamique, ouvert aux homosexuels ou réservé aux hétérosexuels….

Universalisme contesté – Par ailleurs, ce relativisme est renforcé par le droit des droits fondamentaux lui-même. Comme chacun sait, en effet, si « les droits de l’homme sont (…) un universalisme (ils s’adressent à tous les hommes, sans distinction), ils ne sont pas universels »[8]. Il y a là un constat que le juge français peut dresser chaque fois qu’il se trouve aux prises avec une norme étrangère émanant d’un pays ayant une autre conception des droits fondamentaux (ou une autre lecture de droits fondamentaux identiques).

Dans les systèmes musulmans, la progression des droits de l’homme en matière familiale est régulièrement bridée par les courants traditionalistes et conservateurs qui récusent leur universalité. Les droits fondamentaux qui figurent dans les déclarations universelles seraient d’abord l’expression d’une culture occidentale et n’auraient nullement vocation à être reçus en dehors de celle-ci. Leur promotion dans les systèmes européens aurait conduit, au surplus, à une dislocation de la famille qu’il n’y a pas lieu d’importer au sein des sociétés musulmanes[9]. Aussi, à ces droits prétendument universels, l’on préférera opposer une « conception particulariste » des droits de l’homme qui paraît plus respectueuse des identités culturelles[10]. Seront ainsi valorisées, la Charte arabe des droits de l’homme ou la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam établie sous l’égide de la Conférence islamique, qui rattache l’ensemble de ceux-ci aux dispositions de la charia, laquelle constitue au surplus l’unique référence pour leur interprétation (Décl. du Caire sur les droits de l’homme en islam, art. 24 et art. 25)[11]. Dès lors, refuser la norme étrangère (loi ou jugement) en excipant les droits fondamentaux illustre ostensiblement que l’universalité à laquelle prétendent ces droits n’est pas acquise.

En 1948, la Cour de cassation avait assumé ce « particularisme » des droits fondamentaux. Se risquant à définir l’exception d’ordre public, elle avait ciselé cette formule bien connue : une disposition étrangère doit être évincée dès lors qu’elle heurte les « principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de valeur international absolue »[12]. En fécondant l’exception d’ordre public avec les droits fondamentaux, les juridictions françaises s’exposent donc au grief d’européo-(ou d’occidentalo-centrisme) » consistant à affirmer que la conception occidentale des droits de l’homme a vocation à l’universalité. Il y a une invitation à la mesure dans l’usage des droits fondamentaux en présence d’une discipline qui refuse, au moins dans ses prémisses, l’idée d’une hiérarchie entre les systèmes juridiques nationaux.

Antinomie insurmontable ? – A ce stade, on perçoit bien qu’il y a une antinomie entre, d’un côté, la défense de l’universalité des droits fondamentaux risquant de favoriser un nouveau cloisonnement des systèmes juridiques de traditions différentes et, de l’autre, l’esprit du droit international privé favorable à la découverte de passerelles entre ces systèmes.

Plan – A la recherche d’un compromis, le droit positif est balbutiant, hésitant et, parfois, contradictoire. Il en résulte des incertitudes qui autorisent une démonstration à double détente. Après avoir souligné que l’universalité des droits fondamentaux est cantonnée par le droit international privé (I), il faudra se demander si ce cantonnement ne révèle pas une hiérarchie des droits fondamentaux (II).

 

I – L’universalité des droits fondamentaux cantonnée par le droit international privé

 

Ce cantonnement souffre de rares contre-exemples ; l’honnêteté intellectuelle commande de les exposer en premier pour les contrebalancer par les nombreux exemples contraires. Aussi bien faut-il souligner que l’universalité des droits fondamentaux est exceptionnellement relayée (A) pour ensuite constater qu’elle est généralement éclipsée (B).

 

A – L’universalité des droits fondamentaux exceptionnellement relayée

 

Ces rares contre-exemples ont laissé la doctrine perplexe, sinon critique, car ils se sont traduits par un abandon des méthodes traditionnelles du droit international privé. A l’objectif d’assurer une juste répartition entre les juridictions et droits nationaux, s’est substitué celui de défendre l’universalité d’un droit fondamental.

Esclavage domestique – La meilleure illustration de cette substitution est offerte par l’arrêt Époux Moukarim c. Demoiselle Isopehi [13]. En vertu d’un « contrat de travail» signé par sa famille, une jeune nigériane était placée au service d’un employeur britannique habituellement résident au Nigeria. Le contrat prévoyait que la famille ne pouvait mettre fin à la « relation contractuelle » sans rembourser l’employeur des frais engagés par lui ; que la jeune fille était tenue de suivre son employeur à l’étranger sans pouvoir revenir dans son pays sans l’accord de celui-ci ; que son salaire, enfin, de 25 € par mois, ne serait pas versé lors des séjours hors du Nigeria. Lors de ces séjours, l’épouse de l’employeur retenait, d’ailleurs, le passeport de la jeune fille. Profitant d’un voyage en France, la jeune fille s’est échappée et a engagé des poursuites, devant le Conseil de prud’hommes, contre son employeur. Pour se défendre, l’employeur emprunta la logique du droit international privé. Il contestait tant la compétence des juridictions françaises que l’application de la loi française, au motif que les rattachements avec la France étaient très faibles. Ainsi mettait-il en avant que le lieu d’exécution habituelle du contrat, la résidence des parties ainsi que tous les autres critères de localisation de la situation en cause étaient situés au Nigeria. Le passage en France n’était que temporaire et insusceptible, selon lui, de modifier la localisation du lieu d’exécution habituelle du travail. L’argumentation est balayée par la Cour de cassation : « l’ordre public international s’oppose à ce qu’un employeur puisse se prévaloir des règles de conflit de juridictions et de lois pour décliner la compétence des juridictions nationales et évincer l‘application de la loi française dans un différend qui présente un rattachement avec la France et qui a été élevé par un salarié placé à son service sans manifestation personnelle de sa volonté et employé dans des conditions ayant méconnu sa liberté individuelle ». C’est dire que la volonté de sanctionner une situation d’esclavage domestique conduit, sous couvert de l’ordre public, à affirmer à la fois la compétence des tribunaux français et de la loi française. Et même si la Cour de cassation ne peint pas explicitement l’ordre public aux couleurs des droits fondamentaux (alors que plusieurs références pouvaient être envisagées[14]), cet ordre public défend bien ici une des « valeurs essentielles de toute société démocratique »[15]: la prohibition de l’esclavage. Cet ordre public (conçu par le communiqué de la Cour de cassation comme « un ordre public véritablement international, qui pourrait être tout autant dit transnational ou universel ») s’éloigne très largement de la fonction habituelle dévolue à l’exception d’ordre public en droit international privé. Au lieu d’évincer une norme étrangère jugée choquante, l’ordre public évince ici les raisonnements conflictuels destinés à fonder la compétence des juridictions françaises et à déterminer la loi (française ou étrangère) applicable.

Extension de la compétence juridictionnelle – S’agissant de la compétence juridictionnelle, on comprend l’objectif de la Cour de cassation : donner une compétence exorbitante à l’ordre juridique français pour permettre la sanction d’une situation moralement inacceptable, qui ne trouverait peut-être pas de réponse dans l’ordre juridique normalement compétent. Dans cette perspective, la Cour de cassation aurait pu essayer de fonder la compétence française sur un risque de déni de justice. Connu du droit international privé, ce critère de compétence aurait alors eu une physionomie particulière. L’accès à la juridiction française ne supposerait pas de démontrer l’impossibilité manifeste de saisir une juridiction étrangère, mais plutôt l’incapacité de la juridiction étrangère la plus proche de la situation à défendre un droit fondamental. C’est dire que l’expansionnisme de la compétence française aurait explicitement conduit à un jugement de valeur portant sur l’aptitude de l’ordre juridique étranger à assurer l’effectivité et donc l’universalité du droit en cause.

Application directe des droits fondamentaux – Dans l’ordre de la compétence législative, le raisonnement de la Cour de cassation illustre la thèse de l’application directe et immédiate des droits fondamentaux. Selon cette thèse, les droits fondamentaux devraient être appliqués directement et immédiatement par le juge du for aux situations présentant des éléments d’extranéité. Les droits fondamentaux ne seraient alors pas intégrés à l’exception d’ordre public pour faire échec à l’application d’une norme étrangère qui les heurte ; ils devraient être mis en œuvre immédiatement sans considération de la loi désignée par la règle de conflit. L’arrêt Moukarim se situe bien dans cette perspective puisqu’il exclut l’appel à la règle de conflit (désignant vraisemblablement la loi nigériane) au profit de la mise en œuvre du droit français, seul censé être apte à assurer la prohibition de l’esclavage domestique. Cherchant à rapprocher cette thèse d’une méthode connue, les auteurs observent que l’application directe et immédiate des droits fondamentaux évoque le mécanisme des lois d’application nécessaire ou lois de police. L’impérativité des droits fondamentaux justifierait leur mise en œuvre sans passer par la médiation de la règle de conflit. Encore faut-il bien comprendre les conséquences de cette méthode sur le terrain de l’universalité des droits fondamentaux. A s’inspirer du mécanisme des lois de police, l’application directe des droits fondamentaux devrait être cantonnée par l’existence d’un rattachement avec la France. Dans l’arrêt Moukarim, la Cour de cassation affirme bien l’existence « d’un rattachement du différend » à la France. Il ne peut alors s’agir que du séjour temporaire de la jeune-femme. Plus que ce rattachement ténu, c’est vraisemblablement la gravité de l’atteinte à la liberté individuelle qui a justifié l’extension de la compétence législative, comme juridictionnelle, française. Finalement la valeur du droit fondamental en cause semble bien décisive de la volonté française de s’approprier (juridictionnellement et législativement) ce différend afin de garantir l’universalité de la prohibition de l’esclavage domestique.

Autres illustrations ? – Sans doute parce que les tribunaux français rencontrent rarement des droits « aussi essentiels » dans des litiges intéressant les relations privées internationales, rares sont les autres décisions qui laissent apparaître un abandon (ou un renouvellement ?) des méthodes du droit international privé. Les autres hypothèses d’altération ou d’abandon des raisonnements habituels au profit de la défense de l’universalité des droits fondamentaux prêtent à discussion.

Répudiations – Tel a été le cas dans le contentieux de la réception des répudiations musulmanes. Dans plusieurs arrêts de principe[16], la Cour de cassation a semblé céder à la thèse de l’application directe des droits fondamentaux en affirmant, dans la ligne de l’article 1er de la Convention EDH, que la France s’est engagée à garantir le principe d’égalité des sexes « à toute personne relevant de sa juridiction ». A suivre ce motif la seule saisine d’une juridiction française (d’une action en inopposabilité d’une répudiation prononcée à l’étranger) justifierait la défense du droit fondamental à l’égalité des sexes lors de la dissolution du mariage. Paraissant défendre l’universalisme des droits fondamentaux et laissant à penser que la France se propose comme un asile juridique pour les femmes répudiées, ce motif n’a pas, en réalité, une telle portée. Comme on le verra, la Cour de cassation restreint en réalité la défense du principe d’égalité des sexes par le truchement de l’ordre public de proximité.

Changement de sexe – Tel a été le cas dans un arrêt bien connu dans lequel la Cour d’appel de Paris[17] déclara recevable une action en changement de sexe à l’état civil engagée par un Argentin aux motifs que la Convention européenne, dont l’article 8 tel qu’interprété par la Cour de Strasbourg consacre le droit de changer de sexe, est « d’application directe en droit français », que « la matière des droits de l’homme est d’ordre public et que la protection de ces droits doit être assurée tant à l’égard des nationaux qu’à l’égard des ressortissants des Etats non parties s’ils sont domiciliés sur le territoire national » et ceci « sans considération du statut personnel de l’intéressé ». Pour atteindre le même résultat, le raisonnement ordinaire aurait conduit au jeu de l’exception d’ordre public afin d’évincer la loi argentine désignée (car le sexe, élément de l’état civil, relève en France de la loi nationale de l’intéressé – C. civ. art. 3, al. 3) interdisant le changement de sexe. Les juges parisiens avaient subsidiairement évoqué ce raisonnement mais ils avaient privilégié la méthode précitée qui semblait bien faire du droit au changement de sexe une loi de police applicable à tous les transsexuels…mais à condition qu’ils soient domiciliés en France.

Universalité rarement relayée – A la recherche de jurisprudences relayant l’universalité des droits fondamentaux, la récolte demeure assez maigre. Les rares hypothèses dans lesquelles les juridictions françaises se sont écartées des méthodes répartitrices habituelles au profit de l’application directe des droits fondamentaux ne suffisent pas à caractériser une révolution des raisonnements. Jurisprudence exceptionnelle liée au fort degré d’impérativité du droit en cause (esclavage domestique), effet d’annonce non suivi (en matière de répudiation), rédaction audacieuse mettant finalement en exergue l’importance du critère domiciliaire dans une affaire où le critère de la nationalité paraissait réellement inopportun (cas du transsexuel argentin), cette collation d’arrêts ne permet pas de dégager un véritable renouvellement des méthodes destiné à défendre l’universalité des droits de l’homme. Au contraire, le droit international privé a su absorber les droits fondamentaux dans sa logique répartitrice, quitte à éclipser leur universalité.

 

B – L’universalité des droits fondamentaux généralement éclipsée par le droit international privé

 

Absorption dans l’exception d’ordre public – L’universalité des droits fondamentaux est éclipsée par le droit international privé dès lors que celui-ci les a « absorbés » dans l’exception d’ordre public international.

Ordre public international mais pas universel – Une première mise en garde bien connue s’impose : le terme d’ordre public international ne doit pas égarer. Sauf rare hypothèse comme celle signalée par la Cour de cassation dans son communiqué relatif à l’arrêt sur l’esclavage domestique, l’expression d’ordre public international est trompeuse. Si on excepte cet arrêt marginal, les juges ont nécessairement conscience de la relativité objective des valeurs défendues par l’ordre public, y compris lorsque celui-ci est nourri par les droits fondamentaux. Comment pourrait-il en être autrement dès lors que le refus de faire jouer une loi étrangère ou d’accueillir une décision étrangère révèle ostensiblement que le droit du for et le droit étranger ne partagent pas les mêmes valeurs ? C’est dire que le recours à l’ordre public – assurant selon la formule parfois utilisée aujourd’hui par la Cour de cassation les principes essentiels du droit français – consacre « une solution plutôt particulariste qu’universaliste »[18].

Défense de l’universalité par l’ordre public – Mais une chose est de dire que l’intervention de l’ordre public révèle clairement que l’universalité des droits fondamentaux n’est pas …universelle ; une autre est de savoir si les juges doivent s’engager dans la défense de cette universalité en sanctionnant systématiquement les normes étrangères bafouant des droits considérés comme fondamentaux par l’ordre juridique français et/ou européen et/ou occidental. Et c’est sur ce dernier point que le jeu de l’exception d’ordre public pourra décevoir les partisans d’une promotion de l’universalité des droits fondamentaux.

Dimension psychologique ? – Pour le comprendre, il faut rappeler que l’internationaliste privatiste est naturellement réticent à l’égard de ce correctif. « Au vrai » a pu écrire Francescakis, « il y a toute une psychologie à faire de cette irritation commune que les internationalistes – ceux du monde entier – éprouvent vis-à-vis du caractère envahissant de l’ordre public une fois que l’on a admis le principe de son intervention, même exceptionnelle. On se dit que, selon la logique inhérente à la règle de conflit, la loi du for, la loi française en France, est placée sur un plan d’égalité avec la loi étrangère. C’est abolir cette égalité que de trop souvent la rompre. Ce n’est plus jouer le jeu, c’est renverser les pions. C’est le coup d’Etat permanent contre la règle de conflit. On est d’ailleurs d’autant plus vexé que la formulation, puis la mise en œuvre de la règle de conflit traduisent parfois des principes d’ingéniosité dont on aurait pu être fier sans ce malheureux ordre public »[19]. Outre le principe de l’égalité du droit français et des droits étrangers, cette réticence repose aussi sur des données objectives : faire jouer l’exception d’ordre public se solde généralement par la création d’une situation boiteuse, c’est-à-dire par une atteinte à l’ambition prioritaire du droit international privé.

Facteurs de relativisation – Pour ces différentes raisons, chacun est convaincu que l’exception d’ordre public doit rester d’un usage…exceptionnel. Pour atteindre ce résultat, doctrine et jurisprudence ont dégagé plusieurs facteurs de relativisation de l’exception d’ordre public international. Et, dès lors que les droits fondamentaux sont intégrés dans l’exception d’ordre public, ils sont eux-mêmes sujet à relativisation. Autrement dit, l’absolutisme, comme la vocation universelle, des droits fondamentaux est amoindri lorsqu’ils sont uniquement conçus comme l’expression de valeurs qui viennent féconder l’exception d’ordre public. Enumérons, à présent, les différents facteurs de relativisation sous l’angle de leur propension à contrarier la vocation universelle des droits de l’homme.

1/ La considération des droits en présence

Il s’agit d’un passage obligé dans le mécanisme de l’exception d’ordre public. Même si le garde-fou est conditionné par d’autres facteurs (v. infra), il comporte toujours sur un jugement de valeur sur la norme étrangère (jugement généralement guère développé par les juges français pour des raisons élémentaires de courtoisie internationale). Ce jugement sera réalisé à l’aune des principes essentiels de l’ordre juridique français dans lesquels s’intègrent les droits fondamentaux.

Droits fondamentaux nécessairement intégrés dans l’ordre public international ? – Pour la détermination de ces principes essentiels, il faut se garder, enseigne-t-on habituellement, de confondre ordre public interne et ordre public international. Dans la même veine pédagogique, il est alors précisé que tout ce qui est d’ordre public interne n’est pas d’ordre public international. Et pour ceux qui auraient besoin d’imager cette formule, il n’est pas rare que l’enseignant sacrifie (jadis avec sa craie, aujourd’hui avec un powerpoint) à la figure des cercles concentriques afin de faire comprendre que l’ordre public international est un noyau dur de l’ordre public interne. Ces précisions pourraient sembler inutiles : est-il concevable que certains droits fondamentaux n’intègrent pas ce noyau dur ? Certains s’interrogent néanmoins. On sait que dans une vision très critique, il a été reproché à la Cour européenne « d’être sortie de son lit »[20] de sorte que « nombre de règles aujourd’hui couvertes par l’étiquette des droits de l’homme sont des créations totalement artificielles, commandées non par la nature de l’homme mais par le « prêt à penser » ambiant »[21]. Fondé sur l’inflation des droits fondamentaux conférant un caractère artificiel aux plus récents d’entre eux, cet argument n’a évidemment jamais été invoqué par les juridictions afin de justifier des atténuations à leur universalisme. Celles-ci se gardent bien d’engager un tel débat. Et si la jurisprudence ne traite pas identiquement tous les droits fondamentaux (v. infra), ce traitement différencié passe par d’autres facteurs de relativisation. Bref, la disqualification de certains droits fondamentaux n’est jamais ostensible de sorte qu’il est possible d’affirmer que ceux-ci font bien partie de l’ordre public international français et que les restrictions qui leur sont faites ne reposent pas – au moins ostensiblement – sur une appréciation de leur valeur.

Prise en compte du caractère systémique du droit étranger ? – La considération globale des droits étrangers est-elle susceptible, pour sa part, de justifier une paralysie des droit fondamentaux ? Il y a là un intéressant débat qui a été dernièrement illustré par la réception du Code marocain de la famille de 2004. Sous l’expression neutre de « divorce sous contrôle judiciaire », ce Code consacre toujours une faculté de répudiation unilatérale réservée au mari. Mais il comporte aussi un divorce pour faute réservé à la femme ainsi qu’un divorce égalitaire pour cause de discorde. S’agissant d’apprécier la contrariété à l’ordre public français du divorce sous contrôle judiciaire prononcé à l’étranger, la question a été posée de savoir si cette appréciation devait être limitée au cas de divorce discutée devant la Cour de cassation ou s’il fallait prendre en considération l’intégralité du système juridique étranger. Dans cette seconde perspective, le principe d’égalité des sexes lors de la dissolution du mariage pourrait être écarté selon deux raisonnements.

Le premier consiste à retenir une approche globale du droit marocain du divorce. À défaut d’identité des prérogatives masculines et féminines, il faudrait rechercher s’il existe entre elles un équilibre. Plutôt que de prendre chaque cas de divorce pour se demander s’il est identiquement ouvert aux deux sexes, il conviendrait ainsi de raisonner globalement et de dire, par exemple, que la répudiation (prérogative du mari) d’un côté est équilibrée par le divorce pour faute de l’autre (ouvert exclusivement à la femme)[22].

Le second constitue un affinement du premier. Il consiste à soutenir qu’il existe, désormais, un cas de divorce, ouvert à la femme, équivalent à la répudiation masculine[23] Selon M. Zaher, la répudiation – sous la forme du divorce sous contrôle judiciaire – devrait désormais être accueillie en France dès lors que la femme marocaine dispose, depuis la réforme de 2004, du divorce pour discorde. Fondé sur la mésentente des époux, ce cas de divorce est ouvert au mari comme à la femme. Mais, pour la femme, il consacre, selon cet auteur, « un droit équivalent à la répudiation masculine », car la jurisprudence marocaine a considéré « que la discorde entre époux se trouve caractérisée par la seule volonté de la femme de se séparer de son mari »[24] (K. Zaher, art. préc., spécialement p. 319). Il en résulte que le législateur marocain, suivi par les juges du Royaume, aurait procédé à une discrète bilatéralisation de la répudiation.

Pareille thèse est stimulante car respectueuse du caractère systémique du droit étranger. On l’avait déjà trouvée sous la plume de Droz nous exposant que l’incapacité successorale des femmes était « compensée » par l’obligation faites aux successibles mâles d’assumer leur entretien (v. supra). En matière de responsabilité parentale, le principe d’égalité des parents pourrait être éclipsé au profit de l’admission des systèmes musulmans classiques qui, fondés sur l’idée de complémentarité des rôles parentaux, dissocient les prérogatives masculines et féminines (à la mère le droit de couver l’enfant avec la hadana ; au père les véritables choix éducatifs avec la wilaya). Poussé à l’extrême, l’effort de compréhension pourrait même conduire à défendre l’accueil de la polygamie en ce qu’elle serait « un rempart » contre la répudiation de la première épouse… Reste que cette attention à la logique d’ensemble des systèmes étrangers est aux antipodes de la logique subjective des droits fondamentaux…

Cette appréciation globale des systèmes étrangers n’a, du reste, jamais été ostensiblement consacrée par la Cour de cassation[25]. Elle l’a même condamnée – avec une grande économie de motifs – concernant les dernières réformes magrébines du divorce. Que le droit algérien réformé ait favorisé l’accès au divorce des femmes en leur réservant des cas de divorce n’empêche pas que « la décision algérienne, prise en application de l’article 48 du Code de la famille algérien, non modifié par la réforme de 2005, » constatant « la répudiation unilatérale et discrétionnaire par la seule volonté du mari » est « contraire au principe de l’égalité des époux lors de la dissolution du mariage, quelles que soient les nouvelles voies de droit ouvertes à l’épouse pour y parvenir » (italiques ajoutés)[26]. De même, le divorce sous contrôle judiciaire marocain a été assimilé à une répudiation et jugé contraire à l’ordre public français sans aucune attention à un moyen proposant de rechercher « si les différentes procédures de divorce prévues par le code de la famille marocain du 5 février 2004 et ouvertes, selon les cas, à l’époux ou à l’épouse, n’assurent pas, globalement, une égalité des époux lors de la dissolution du mariage »[27]. C’est dire que la prise en compte globale des droits étrangers n’est guère utilisée pour contrarier le jeu des droits fondamentaux. Avec cette tendance, le juge français cantonne son rôle. Il ne s’érige pas en fin comparatiste cherchant si derrière l’inégalité apparente ne se cache pas une égalité effective ou, plus exactement, un équilibre réel, entre les droits des uns et des autres (la tâche serait d’ailleurs très lourde et périlleuse qui consisterait, par exemple, à découvrir si, sociologiquement et judiciairement, le divorce pour discorde est bien pour la femme marocaine l’équivalent de la répudiation masculine). C’est dire que le juge français n’est pas juge de l’ensemble du système étranger mais de la seule règle étrangère (dans l’exemple développé du seul cas de divorce) mobilisée par le litige.

Cette manière d’appréhender le droit étranger est un second facteur de relativisation de l’exception d’ordre public qui, quant à lui, contrarie sensiblement la propension du droit international privé à défendre l’universalisme des droits fondamentaux.

2/ La nécessaire considération des circonstances de l’espèce

Ceci est clairement défendu par MM. Lagarde et Batiffol. Pour eux, « c’est moins la loi étrangère en elle-même, dans l’abstrait, qui doit heurter l’ordre public du for, que le résultat de son application concrète dans un litige »[28]. Autrement dit, l’appréciation de la loi étrangère ne doit pas s’opérer in abstracto – au regard de son contenu – mais in concreto, c’est-à-dire au regard du résultat qu’elle produit dans une espèce donnée. Une telle directive est fréquemment illustrée par la jurisprudence. Rien de plus naturel car le juge français ne statue pas, comme on l’a dit, sur un système étranger mais sur une affaire. Sa démarche n’est pas alors éloignée de celle du juge européen des droits de l’homme qui, enseigne-t-on, ne poursuit pas la condamnation des systèmes nationaux mais recherche si leur application, dans une espèce donnée, n’emporte pas violation d’un droit fondamental.

La polygamie – La prise en considération des circonstances du litige, ainsi que des prétentions des parties, trouve une illustration caractéristique concernant la réception de la polygamie. Il est évident que l’institution est en elle-même contraire aux droits fondamentaux occidentaux (égalité des sexes et dignité de la femme). Et cette contrariété n’a pas été amoindrie par les évolutions du droit français. Que le droit interne français se soit libéralisé ou retiré, qu’il admette de faire produire des effets à une seconde union de fait vécue en marge d’un mariage (disparition du « statut » d’enfant adultérin, octroi de dommages et intérêts à la concubine et à l’épouse en cas de décès accidentel de « l’homme partagé », licéité et absence de contrariété à l’ordre public de la donation à la maîtresse…), que la jurisprudence ait majoritairement statué sur des situations dans lesquelles des hommes avaient additionné un engagement matrimonial et un engagement para-matrimonial, n’y changent rien… La polygamie demeure plus que jamais étrangère à nos valeurs puisqu’elle confère le sceau de la légalité à une inégalité entre le sexe : là où l’homme peut avoir légalement (à condition d’en avoir les moyens) jusqu’à quatre épouses, la femme est, quant à elle, « condamnée à la monogamie juridique ». Aucune comparaison n’est donc possible avec les « dérives » du droit français : le concubinage adultérin est ouvert à l’homme et à la femme. Dans ces conditions, la polygamie mérite bien une condamnation de principe d’autant plus que la crainte d’un ethnocentrisme juridique s’édulcore en raison de différentes réformes étrangères essayant de restreindre – par exemple par l’exigence du consentement de la première femme – l’accès à la polygamie. Tout paraît donc converger pour permettre au juge français d’assurer l’universalité du principe d’égalité des sexes. Malheureusement, les condamnations de principe ne résistent pas au nécessaire compromis exigé par les circonstances d’un litige. Si la seconde femme réclame une pension alimentaire[29], des droits dans la succession du conjoint commun[30], des dommages et intérêts en cas de décès accidentel[31] de ce dernier ou le partage d’une pension de réversion[32], la justice élémentaire commandera de reconnaître et de faire produire effet à la polygamie plutôt que de la condamner. Dans ces hypothèses, en effet, laisser libre cours à l’aversion du droit français contre l’institution inégalitaire risquerait de favoriser une nouvelle inégalité, cette fois-ci entre coépouses, et d’aller à l’encontre de l’intérêt de la seconde épouse à laquelle l’esprit occidental tend pourtant à accorder la qualité de victime. Et puisqu’il ne s’agit plus de raisonner de manière désincarnée, il n’est pas interdit de justifier ces solutions avec le pragmatisme ayant justifié la reconnaissance des droits de la concubine adultère en droit français.

Dans d’autres litiges, la question de la polygamie apparaît avec une action en annulation du second mariage. Cette configuration pourrait être plus propice à la défense du droit à l’égalité des sexes. Pour le comprendre, il faut rappeler que l’annulation ne devrait pas entièrement priver la seconde épouse étrangère des droits issus de son second mariage contracté de bonne foi. A supposer que la loi annulant le mariage connaisse cette institution, elle devrait alors bénéficier du mariage putatif. Une affaire récente a révélé la propension des juges français à défendre le principe de l’égalité des sexes. Un Français, marié depuis le 4 avril 1964, épouse en 1971, en Algérie, une autre femme de nationalité algérienne de sorte qu’il devient bigame. Il ne « profite » guère de cet état, car la dissolution du premier mariage est prononcée, en vertu d’un divorce obtenu en 1973. Plus de quarante ans plus tard, les époux assignent le ministère public pour que soit ordonnée la transcription de leur acte de mariage sur les registres consulaires. Les juges du fond l’admettent au motif que l’action (trentenaire) permettant de prononcer la nullité absolue du mariage était prescrite. Ils sont censurés pour avoir statué ainsi, alors que « le ministère public pouvait, en considération de l’atteinte à l’ordre public international causée par le mariage d’un Français à l’étranger sans que sa précédente union n’ait été dissoute, s’opposer à la demande de transcription de cet acte sur les registres consulaires français, la cour d’appel a violé les textes susvisés »[33]. Où l’on voit donc que la Cour de cassation accepte de sanctionner une veille situation de polygamie en refusant la transcription d’un mariage célébré depuis plus de quarante ans alors que l’action en nullité est incontestablement prescrite. Même s’il est incontestable que ce mariage a été contracté par un Français en violation de sa loi nationale prohibant la polygamie, l’opportunité de la solution a été discutée. Le parallèle a nécessairement été fait avec une affaire ayant fait le plus grand bruit, dans laquelle la Cour de cassation a récemment estimé que le prononcé de la nullité d’un mariage incestueux revêtait, à l’égard de l’un des époux, le caractère d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans[34]? Comment comprendre, s’interroge un auteur, que la persistance de l’inceste puisse ainsi justifier pour la Cour de cassation la validité d’un mariage, tandis que la disparition de la bigamie depuis plus de quarante ans ne parviendrait pas quant à elle à laver la seconde union de sa faute originelle, pareille situation persistant à porter atteinte à l’ordre public international[35] ? Il n’est pas dans notre propos de résoudre ce paradoxe. En revanche, la discussion apporte un bel éclairage sur la capacité du droit international privé à assurer l’universalité des droits fondamentaux.

Relativisme renforcé par le contrôle de proportionnalité ! – Comme on l’a déjà signalé, la matière ne se prête pas à des raisonnements manichéens dès lors que la défense des principes essentiels du droit français peut céder devant des considérations liées aux circonstances de faits, au respect des prévisions et des intérêts des parties. Admise au titre de l’appréciation in concreto de la loi étrangère, cette individualisation de l’exception d’ordre public pourrait se renforcer avec l’avènement du contrôle de proportionnalité que la Cour de cassation se propose d’instiller dans le droit français. Transposé au droit international privé, ce contrôle aura l’avantage de démontrer que la réception des droits fondamentaux expose moins souvent à s’interroger sur leur universalité que sur leur conciliation. Dans l’espèce prise en illustration, une tension s’exerce entre, d’un côté, le droit à l’égalité des sexes, avec son bras armée la prohibition de la bigamie et, de l’autre, le droit au respect de la vie privée et familiale des époux se prévalant d’un mariage illicitement conclu mais sur lequel s’est construit leur couple depuis 40 ans. Dans cette perspective, pour déterminer si le second mariage du polygame, aujourd’hui insusceptible d’être annulé, doit pouvoir être transcrit et opposable en France, ne faudrait-il pas prendre en considération la durée des unions. Si le premier mariage a été rapidement dissous après la célébration du second ne faudrait-il pas admettre l’opposabilité en France du second ? Là encore la question n’appelle pas de réponse de notre part. Il s’agit seulement de souligner que l’appréciation in concreto de la loi étrangère s’harmonise avec la volonté française d’introduire le fait dans le contrôle de conventionalité. Il ne faut pas cacher les conséquences de cette individualisation de l’ordre public. Elle ne favorise pas la prévisibilité de l’exception d’ordre public. Quant au souci de défendre l’universalité des droits fondamentaux, chacun conviendra qu’il n’est guère prégnant dans cette démarche.

La répudiation – Pour se convaincre de la propension de l’appréciation in concreto à cantonner l’universalité des droits fondamentaux, il convient de prendre d’autres exemples. A priori, la répudiation ne pourrait guère si prêter. La contrariété de l’institution à l’ordre public français ne fait pas de doute même si sa justification s’est remodelée avec l’évolution du droit du divorce dans les sociétés occidentales. Aujourd’hui, le caractère discrétionnaire, comme la brutalité de la rupture (d’ailleurs compensée dans certains pays, comme le Maroc, avec l’existence d’une procédure judiciaire et le droit à compensation financière), ne sont plus décisifs de cette contrariété à l’ordre public. Abstraction faite de la question de l’égalité des sexes, la répudiation apparaît, en effet, comme l’expression d’un droit au divorce suffisamment admis en Europe pour qu’il ne provoque pas l’intervention de l’ordre public lorsqu’une loi étrangère lui confère un caractère plus énergique. Si la répudiation heurte toujours l’esprit français, c’est donc uniquement parce qu’elle est perçue (v. cependant, la thèse développée précédemment concernant le droit marocain réformé) comme un monopole réservé au mari de sorte qu’elle contredit le principe d’égalité des sexes. Toujours dans cette perspective, les comparaisons avec la « rupture foudroyante » d’un partenariat (une simple lettre recommandée) ou le « divorce-répudiation » pour altération du lien conjugal ne sont pas fécondes dès lors que peuvent en être victimes aussi bien les femmes que les hommes. Surtout, les circonstances entourant la répudiation prononcée à l’étranger apparaissent insusceptibles de contrarier la propension universelle du principe d’égalité des sexes. Que la femme ait commis des fautes (ce qui sera difficile à établir au regard de la seule décision étrangère en raison du caractère discrétionnaire de la répudiation), qu’elle ait obtenu une solide compensation pécuniaire ne pourraient suffire à édulcorer le caractère discriminatoire de l’institution. Ainsi présentée, le rejet de la répudiation au nom des droits fondamentaux parait beaucoup plus simple à affirmer que celui de polygamie. Cette simplicité peut néanmoins être contrariée par la manière avec laquelle la répudiation se présente à l’ordre juridique français. Ainsi arrive-il que l’opposabilité ou l’exequatur de la répudiation soit sollicité par la femme elle-même. La jurisprudence considère alors que la répudiation n’est plus contraire à l’ordre public français dès lors que la femme est désormais la meilleure juge de ses intérêts et que sa démarche métamorphose la répudiation en une sorte de divorce obtenu par l’un et accepté par l’autre. Le pragmatisme commande également cette jurisprudence qui permet à l’épouse répudiée de faire l’économie d’une nouvelle procédure de divorce engagée en France. Symboliquement, la solution est intéressante puisqu’elle sous-entend que la femme peut renoncer, a posteriori, à son droit à l’égalité des sexes lors de la rupture du couple et ainsi paralyser son universalité.

La responsabilité parentale – En cette matière, la défense de l’universalité des droits fondamentaux a pu être éclipsée concernant la dévolution de « la garde ». Fondés sur le droit musulman classique, nombreux sont les systèmes étrangers qui, comme on l’a dit, confient des rôles différents au père et à la mère. En cas de divorce, cette inégalité perdure et s’y ajoute une méthode de dévolution de la garde surprenante au regard de nos conceptions. Cette méthode repose sur une appréciation in abstracto de l’intérêt de l’enfant se traduisant par une dévolution légale et automatique de la garde avec des critères préétablis liés au sexe des parents et à l’ordre dans la parentèle masculine et féminine. Ainsi, l’article 171 du Code de la famille marocain dispose-t-il que : « La garde est confiée en premier lieu à la mère, puis au père et puis à la grand-mère maternelle de l’enfant ». Un tel système contrarie un fort consensus de la société occidentale : l’obligation d’attribuer la garde en considération de l’intérêt concret de l’enfant, sans discrimination entre les parents. Dans cette veine, le juge européen a affirmé, de longue date, que « l’article 8 (de la Convention EDH) ne reconnaît pas à l’un ou l’autre des parents un droit préférentiel à la garde d’un de ses enfants »[36] Une telle distance de conceptions devrait conduire les juridictions françaises à systématiquement opposer l’ordre public à la loi étrangère bafouant non seulement l’égalité des parents mais aussi le droit de l’enfant à ce que son intérêt concret soit une considération primordiale dans toutes les décisions le concernant. Pourtant, l’accueil des normes étrangères a donné lieu à une jurisprudence flottante révélant que l’appréciation in concreto de ces normes pouvait réussir le tour de force de ne pas les condamner ostensiblement tout en vérifiant que les droits fondamentaux de chacun n’ont pas été méprisés. Le jugement étranger, appliquant un système mécanique de dévolution de la garde, est ainsi préservé des foudres de l’ordre public si, au cas d’espèce, cette dévolution a produit un résultat identique (par exemple : garde confiée à la mère) à celui qui aurait été obtenu avec la loi française[37]. Autrement dit, l’appréciation in concreto de l’intérêt de l’enfant se fond dans l’appréciation concrète de la conformité à l’ordre public de la norme étrangère telle qu’elle a été individualisée par le juge étranger. Le souci de défendre symboliquement l’universalité des droits fondamentaux est encore aux antipodes de cette démarche. Au contraire, la solution est guidée par un respect des particularismes nationaux. Pour M. Massip, à l’origine de cette jurisprudence, le juge français doit se garder «  de faire de notre règle interne (la garde doit être déterminée en fonction du seul intérêt de l’enfant) une règle de portée mondiale, de sorte que l’exequatur devrait être refusé à toutes les décisions qui appliquent des principes différents ». Avec un pragmatisme contrastant avec l’absolutisme des droits fondamentaux, il a également été mis en avant la sagesse consistant à accepter une décision étrangère aboutissant à une solution finalement conforme à notre ordre public. Cet ordre « quelque peu hypocrite »[38] ou « témoignant d’un internationalisme de façade »[39] (Y. Lequette, note préc. ss CA Paris, 1er juill. 1974) a été justement critiqué. En outre, les décisions évoquées sont anciennes et l’on peut penser que la jurisprudence moderne accepterait d’assumer de manière ostensible l’impérialisme de la conception occidentale de l’intérêt de l’enfant et le principe d’égalité entre les parents. Dans cette perspective, la Cour de cassation a affirmé en 2009, qu’un jugement étranger de divorce donnant tous les pouvoirs à la mère, « portait atteinte à des principes essentiels du droit français fondés sur l’égalité des parents dans l’exercice de l’autorité parentale »[40] (Cass. 1re civ., 4 nov. 2009, n° 09-15.302 : JurisData n° 2010-02061 ; D. 2010, p. 2648).

Enlèvement illicite d’enfant – Néanmoins, un arrêt récent[41] révèle que les mécanismes du droit international privé peuvent encore s’opposer à la promotion des droits fondamentaux en matière de responsabilité parentale. Dans cette affaire, il ne s’agissait ni d’accueillir une décision étrangère, ni de mettre en œuvre une loi étrangère désignée par notre règle de conflit. Sur le fondement de la Convention de la Haye de 1980 sur les aspects illicites de l’enlèvement international d’enfants, les juridictions françaises devaient statuer sur une action en remise immédiate d’un enfant prétendument enlevé. La caractérisation de l’enlèvement suppose de constater que l’enfant a été déplacé ou retenu en violation d’un droit de garde. Ce droit peut résulter « d’une attribution de plein droit, d’une décision judiciaire ou administrative ou d’un accord en vigueur selon le droit de (l’État de résidence habituelle de l’enfant antérieurement à l’enlèvement) » (Conv. La Haye, 25 oct. 1980, art. 3 a). Saisi de l’action en remise immédiate concernant un enfant retenu ou déplacé en France, le juge doit donc rechercher comment la garde (entendue en particulier comme le droit de décider du lieu de résidence de l’enfant selon l’article 5, a) de la Convention de La Haye) est dévolue dans le pays d’origine. En l’espèce, cinq ans après le prononcé d’un divorce marocain par compensation, une Française avait quitté le Maroc pour s’installer en France avec l’enfant commun. L’ex-mari, franco-marocain, concluait à un enlèvement illicite d’enfant. La femme s’y opposait au motif qu’elle disposait d’une garde exclusive, non pas en vertu de la décision marocaine de divorce qui n’avait pas statué sur le sort de l’enfant, mais par application de l’article 171 du Code de la famille précité. Autrement dit, la garde lui appartenait jalousement par le seul effet d’une dévolution ex lege. Reposant sur un ordre de la loi et ne résultant pas d’une appréciation judiciaire de l’intérêt de l’enfant, cette toute puissance maternelle avait froissé les juges du fond. En conséquence, ils avaient déclaré le droit marocain contraire à l’ordre public et lui avaient substitué le principe de coresponsabilité français de sorte qu’ils avaient conclu à un enlèvement par la mère. Pour « muscler » le contenu de l’ordre public international français, ils y avaient expressément intégré l’article 5 du Protocole additionnel n° 7 à la Convention EDH affirmant l’égalité de droits et de responsabilités des époux lors de la dissolution du mariage. Les juges d’appel sont sèchement censurés aux motifs que « la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 ayant pour seul objet d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés illicitement et de faire respecter le droit de garde existant dans l’État du lieu de résidence habituelle de l’enfant, avant son déplacement, le juge de l’État requis doit, pour vérifier le caractère illicite de celui-ci, se borner à rechercher si le parent avait le droit de modifier seul le lieu de résidence de l’enfant pour le fixer dans un autre État ». C’est dire que la Cour de cassation prive radicalement le juge français des enlèvements de la possibilité d’exercer un contrôle de conventionalité, sous couvert de l’exception d’ordre public, du système de dévolution de la garde retenu à l’étranger. Même si elle accorde une toute-puissance à la mère, la loi étrangère ne peut donc pas être écartée de sorte qu’il faudra conclure à un déplacement licite. Aussi surprenante soit-elle, cette solution est conforme à l’économie du droit des enlèvements. Comme y insiste la Cour de cassation dans le motif précité, le rôle du juge de l’Etat refuge est particulièrement limité. Il doit seulement assurer le retour au statu quo ante sans toucher au fond du litige. Dans cette perspective, il ne peut que prendre acte de la dévolution de la garde réalisée à l’étranger sans pouvoir la critiquer. Garant de la coopération internationale nécessaire au fonctionnement du système ce rôle peut, néanmoins, surprendre puisqu’il conduit à relayer des systèmes nationaux de dévolution de la garde entièrement contraires à notre conception des droits fondamentaux au sein de la famille.

3/ L’existence de liens avec l’ordre juridique français

Universalité frontalement heurtée – Il y a là le facteur de relativisation qui heurte le plus frontalement l’universalité des droits de l’homme. Absorbés dans le mécanisme de l’ordre public certains droits fondamentaux seront plus ou moins énergiquement défendus selon que la situation est proche ou éloignée de l’ordre juridique français.

Ordre public atténué – Ce facteur de relativisation a initialement pris la forme de la théorie de l’ordre public atténué. Selon elle, l’ordre public ne joue pas avec la même force selon qu’il s’agit de créer des droits en France ou seulement de reconnaître des droits acquis à l’étranger. Ainsi, le mariage polygamique régulièrement célébré à l’étranger pourra être reconnu et produire ses effets en France alors qu’un tel mariage ne pourrait y être célébré. La double justification de cette théorie, susceptible de paralyser un droit fondamental, répond à un pragmatisme qui heurte frontalement l’idée de promotion des droits fondamentaux.

D’une part, elle est justifiée par un facteur spatial : « l’opinion public est moins sensibilisée à l’efficacité d’un acte réalisé à l’étranger qu’elle ne le serait à la reconnaissance de la liberté d’accomplir en France dans la vie internationale ce qui est interdit dans la vie interne »[42]. Cette première justification révèle que l’ordre public a été initialement conçu comme un instrument de protection de la société française. Il ne s’agit en aucun cas d’exporter des valeurs fondamentales, mais de protéger la société nationale contre l’effet perturbateur que pourrait avoir la création en France de situations heurtant la sensibilité française. Corrélativement lorsque le rapport juridique est né à l’étranger de sorte que la société française n’est guère concernée, l’intervention de l’ordre public « reviendrait à condamner en elles-mêmes les valeurs reçues par la société étrangères »[43]. Ainsi cantonnée l’exception d’ordre public ne peut guère être le vecteur de la défense de l’universalisme de certains droits inhérents à la personne humaine.

D’autre part, elle est justifiée par un facteur temporel : le respect des droits acquis. L’ordre public risque en effet de déjouer les prévisions des parties qui ont fondé leur rapport juridique en un lieu où l’ordre public ne s’y opposait pas. Ainsi refuser de reconnaître la répudiation d’une femme prononcée à l’étranger pourrait conduire la considérer comme bigame si elle a contracté un nouveau mariage. Appliquée aux droits fondamentaux, cette justification est aussi un contredit à leur protection universelle. Cette universalisme ne résiste pas à l’écoulement du temps et au fait que ce qui constitue à nos yeux une violation des droits fondamentaux n’était que l’exercice d’une prérogative admise dans une société étrangère qui, par hypothèse, n’a pas un droit de la famille construit sur le principe d’égalité des sexes.

Détournement de l’ordre public atténué – Mais le postulat de la théorie de l’ordre public atténué s’est largement effondré en raison de l’évolution sociologique de l’immigration marquée par une forte sédentarisation des étrangers en France ainsi que des progrès des moyens de communication. Désormais le fait qu’une situation ait été acquise en pays étranger ne permet plus de présumer qu’elle avait à l’époque de sa création peu de liens avec la vie juridique française. De fait, la théorie de l’ordre public atténué permettait aux étrangers de retourner brièvement dans leur pays d’origine afin d’y créer des situations – répudiation, mariage polygamique – qu’ils n’auraient pu constituer directement dans leur pays de résidence et de se prévaloir ensuite de celles-ci sous couvert d’un détournement de la théorie de l’ordre public atténuée. Pareilles tentatives révèlent la faiblesse des systèmes nationaux confrontés au phénomène de la mondialisation et à la propension des individus à mettre en concurrence et à profit la pluralité d’ordres juridiques nationaux. Cette nouvelle donne aurait pu favoriser un essor de l’universalisme des droits fondamentaux conçus comme une ultime emprise juridique sur des individus projetés dans un espace juridique qui transcende les frontières nationales.

Ordre public de proximité – Le droit international privé a préféré conserver sa logique de cantonnement des droits fondamentaux en conditionnant leur intervention, sous le manteau de l’exception d’ordre public, à l’existence d’un lien avec l’ordre juridique français. Tel a été l’objectif de la théorie de l’ordre public de proximité qui coexiste avec celle de l’effet atténué.

Cette nouvelle conception dépasse la première en ce que la relativité de l’ordre public n’est pas seulement fonction du lieu de création de la situation. Il faut, en effet, ajouter un ensemble de circonstances, appréciés au cas par cas, qui contribuent à rattacher au territoire du for une situation et à révéler ainsi l’atteinte à l’ordre public du for provoquée par l’application de loi étrangère ou la reconnaissance du jugement étranger. Les facteurs de proximité retenue par la jurisprudence sont d’ordre judiciaire et/ou personnel.

La répudiation – Depuis 2004[44], la Cour de cassation stigmatise la contrariété des répudiations prononcées à l’étranger à l’ordre public en se référant au principe d’égalité des sexes lors de la dissolution du mariage posé à l’article 5 du protocole additionnel n°7 à la Convention EDH. Mais ce rejet de la décision étrangère est subordonné à la nationalité française ou à la domiciliation en France de la femme. Même si la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de le préciser : un lien de même nature avec un Etat, attaché comme la France à l’égalité dans la dissolution du mariage, devrait aussi justifier l’intervention de l’ordre public de proximité. Avec cette construction, l’universalisme des droits fondamentaux est donc cantonné puisque l’égalité des sexes ne sera défendue que sous condition que le couple soit immergé (par la résidence ou la nationalité) dans une société partageant la conception occidentale des relations familiales. L’importance de ce cantonnement est sujette à discussion. De deux choses l’une, en effet, ou bien les liens de la situation avec la France doivent être appréciés au jour où la reconnaissance de la répudiation est demandée en France. Il y aurait là une concession faite à l’idée d’universalité des droits fondamentaux puisqu’une femme pourrait se prévaloir de son droit à l’égalité des sexes pour remettre en cause une répudiation survenue à une époque où elle n’avait aucun lien avec la société française. Ou bien, les liens avec la situation doivent être appréciés au jour de la répudiation avec cette conséquence qu’une répudiation intervenue des années avant l’installation de la femme en France ou l’acquisition par elle de la nationalité française ne serait pas condamnée au nom de l’ordre public. Le réalisme du droit international privé plaide incontestablement en faveur de la seconde thèse : il n’est guère concevable de condamner a posteriori un mode de dissolution du mariage conforme au droit de la société étrangère dans laquelle le couple était entièrement immergé au jour où il a été mis à profit par le mari. A supposer qu’on adhère à cette idée, il faut convenir qu’elle contredit sensiblement l’idée d’universalité des droits de l’homme. C’est moins la répudiation elle-même qui est condamnée que le comportement du mari qui, en excipant une répudiation obtenue dans le pays d’origine, contredit les valeurs du pays d’accueil. On est bien loin de l’idée d’universalisme des droits de l’homme avec cette démarche destinée à imposer un socle de valeurs essentielles au sein de la communauté des personnes disposant par leur nationalité ou leur résidence d’un lien avec la France.

La polygamie – La polygamie s’est également prêtée à des manifestations de l’ordre public de proximité. La Cour de cassation a ainsi considéré que « la conception française de l’ordre public s’oppose à ce que le mariage polygamique contracté à l’étranger par celui qui est encore l’épouse d’une Français produise ses effets à l’encontre de celle-ci »[45]. Dans cette affaire, mention du second mariage a été supprimé à l’état civil et le partage de la rente alloué au conjoint survivant a été refusé.

Appréciation – Les exemples de la répudiation et de la polygamie permettent de comprendre que l’ordre public de proximité n’est pas un instrument au service de la diffusion des droits fondamentaux mais plutôt un moyen pour l’Etat de protéger ses ressortissants ou les personnes résidant sur son territoire. Cette appropriation des droits fondamentaux pour la défense de la souveraineté française pourrait être édulcorée si la Cour de cassation avait l’occasion de préciser que l’exception d’ordre public n’est pas seulement subordonnée à la proximité de la situation avec la société française. Un rattachement à un autre Etat membre du Conseil de l’Europe par exemple devrait, en effet, entraîner la mise en œuvre du garde-fou, particulièrement lorsque la jurisprudence puise dans la Convention EDH les valeurs dont elle assure le respect. La vocation universelle serait au moins remplacée par une vocation régionale…

Droit à l’établissement de la filiation (limite à l’ordre public de proximité) – Le droit à l’établissement de la filiation a illustré les limites de l’ordre public de proximité. Susceptible d’être fondée sur l’article 8 de la Convention EDH, ce droit n’est pas absolu. Traditionnellement il est restreint par le jeu de fins de non-recevoir et de la prescription, encore que la Cour européenne soit en train de faire voler en éclats les systèmes nationaux à cet égard. Il peut aussi connaître des exceptions (par exemple en France pour l’établissement de la seconde filiation de l’enfant incestueux, pour l’établissement de la filiation maternelle de l’enfant né sous X…). Par opposition, les droits musulmans connaissent une prohibition générale et absolue interdisant à l’enfant hors mariage d’établir sa filiation paternelle. Dans un arrêt de principe, la Cour de cassation a jugé que « si les lois étrangères qui prohibent l’établissement de la filiation naturelle ne sont, en principe, pas contraires à la conception française de l’ordre public international, il en est autrement lorsque ces lois ont pour effet de priver un enfant français ou résidant habituellement en France, du droit d’établir sa filiation »[46]. A l’origine cette jurisprudence n’a pas prêté à la critique sans doute parce qu’elle concernait un enfant français qui, en conséquence, a bénéficié de l’éviction de la loi étrangère et a pu établir sa filiation. Un arrêt postérieur[47] a illustré le revers de la médaille en présence d’un enfant ni français, ni résident en France, lequel a donc été assujetti à une loi nationale prohibitive et n’a pu établir sa filiation. Cette abstention de l’ordre public pour cause de non-proximité a été approuvée par une partie de la doctrine. Des commentateurs ont vu dans le choix de ce mécanisme « une résistance de la Cour à l’impérialisme des droits fondamentaux »[48] donnant lieu à un compromis satisfaisant entre les droits de l’enfant et le respect des pays de droit musulman[49] Le recours à l’ordre public de proximité a été approuvé pour des raisons pragmatiques : quel intérêt y aurait-il pour les enfants étrangers résidant à l’étranger à se prévaloir d’un lien de filiation qui ne serait pas reconnu dans leur pays d’origine[50] ? Autrement dit, le titre acquis dans le for aurait constitué, « un leurre pour l’enfant. Au-delà du caractère boiteux du statut, il aurait en effet constitué un titre qui, en Algérie, n’aurait pas permis à l’enfant de revendiquer une identité familiale socialement utile car le statut de la filiation naturelle est dénué de sens dans la culture juridique et sociale coranique, laquelle érige traditionnellement en infraction les relations hors mariage »[51].

Mais des voix se sont élevées en sens contraire. Ainsi Mme Léna Gannagé a perçu l’ordre public de proximité comme un mode de « rayonnement » et « d’expansion » des lois prohibitives qui poursuivent les enfants jusque devant les tribunaux français, conduisant à « une sorte de tyrannie » du droit étranger[52]. L’argument du statut boiteux n’est pas non plus convaincant, car il vaut mieux avoir un père dans un seul pays que pas de père du tout[53]). Qui peut, en effet, douter que les enfants, même étrangers et résidant dans leur pays d’origine, peuvent avoir des avantages – par exemple, disposer d’une vocation successorale, accéder à la nationalité française – à établir une filiation en France, pays dans lequel ils s’installeront peut-être un jour. Sans dire que l’ordre public d’éloignement est une incitation au tourisme sexuel pour les Français pouvant s’adonner en terre d’Islam à une sexualité non protégée et sans risque de paternité forcée, il a été relevé que l’abstention de l’ordre public omettait que la filiation n’était pas seulement un droit pour l’enfant, mais aussi une dette pour un homme de sorte qu’un prétendu père européen ne devait pas pouvoir échapper à sa responsabilité en se prévalant de la loi étrangère de la mère[54]

Concernant le droit ivoirien interdisant à l’enfant adultérin d’établir sa filiation paternelle, un arrêt postérieur de la Cour de cassation[55] a pu être lu comme abandonnant la thèse de l’ordre public de proximité au profit d’une défense universelle du droit à l’établissement de la filiation. Même si la thèse du revirement peut être discutée, on suivra la majorité de la doctrine qui le considère comme acquis.

Bilan – Parvenu à ce stade, on s’aperçoit que la jurisprudence de droit international privé n’est pas monolithique. Parfois la discipline n’est pas insensible à la promotion de l’universalité des droits fondamentaux. Tel est le cas pour la prohibition de la torture ou le droit à l’établissement de la filiation. Ils seront garantis par le juge français sans autre condition que sa compétence internationale (compétence susceptible d’être forcée par un recours inédit à l’ordre public dans le premier cas). D’autres fois, notamment pour le principe d’égalité des sexes, l’absolutisme des droits fondamentaux pourra être contrarié par la configuration de l’affaire ou dépendre de l’immersion des parties dans la société française ou européenne. De même, le droit au changement de sexe est conditionné par la domiciliation en France de l’intéressé (e).

Transition : Ce long panorama des nuances jurisprudentielles nous a semblé nécessaire pour rechercher s’il était possible d’en proposer une systématisation sous le prisme de la vocation universelle des droits de l’homme. Cette reconnaissance à géométrie variable de l’universalité des droits de l’homme laisse-t-elle à penser que certains droits fondamentaux sont plus fondamentaux que d’autres. Le droit international privé révèlerait-il une hiérarchie entre les droits fondamentaux ?

 

II – Un cantonnement révélateur d’une hiérarchie des droits fondamentaux ?

 

La proposition d’une hiérarchie des droits fondamentaux applicables dans les relations privées internationale a été critiquée[56]. Elle est néanmoins préconisée aujourd’hui par une importante doctrine. Dans cette étude, la question est désormais la suivante : les variations observées dans la défense de l’universalité des droits fondamentaux reflètent-elles d’une hiérarchie entre ces droits ? Une réponse négative s’imposera (A). La variabilité est, en réalité, uniquement conditionnée par des critères éprouvés du droit international privé (B)

 

A – L’universalité à géométrie variable non révélatrice d’une hiérarchie

 

Reproduction de la « hiérarchie » propre au droit des droits fondamentaux – Même si le mot hiérarchie n’y est guère prononcé, il est acquis qu’il existe une forme de classement des droits de l’homme dans le droit des droits fondamentaux. Celui-ci prend la forme de la distinction entre les droits intangibles et les droits conditionnels[57]. Ainsi la Convention européenne et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 convergent sur quatre droits intangibles et élémentaires (le droit à la vie, le droit de ne pas subir de torture et de traitements inhumains et dégradants, le droit de ne pas être placé en esclavage ou servitude et le droit à la non-rétroactivité de la loi pénale). Ces quatre droits élémentaires forment le « noyau dur » des droits de l’homme, sorte de patrimoine commun de l’humanité. Il s’agit « là des attributs inaliénables de la personne humaine, normes fondamentales bénéficiant à tous et partout, en toutes circonstances »[58]. Par opposition, les autres droits individuels (dits conditionnels) garantis par la Convention et le Pacte sont susceptibles de restrictions et de dérogations de sorte qu’ils bénéficient d’une protection relative. Même si cette distinction entre les droits est souvent exposée sous l’angle d’une différence de régime, nul ne peut contester qu’elle procède, fondamentalement, d’une différence de nature. Les modulations de l’universalité des droits fondamentaux opérées par le droit international privé ne s’inspire-t-elle pas de cette hiérarchie ? Dans cette perspective, il a été souligné que le droit (intangible) de ne pas être placé en esclavage était le seul pour lequel les tribunaux français ont accepté d’abandonner toute logique de coordination des systèmes afin de garantir son application universelle. Les autres droits rencontrés par la jurisprudence (égalité des sexes, droit de changer de sexe à l’état civil et, à une époque, droit d’établir sa filiation) ne seraient que conditionnels. Pour eux, les Etats disposeraient d’une marge d’appréciation, susceptible d’altérer leur vocation universelle, pour prendre en compte les spécificités du droit international privé. Mais il n’est pas certain que l’analogie avec la distinction du droit des droits de l’homme suffise à expliquer les différences de traitement entre les droits fondamentaux opérées par le droit international privé. L’analogie est, par exemple, contrariée par l’existence d’autres droits fondamentaux qui rayonnent universellement dans cette discipline sans qu’ils n’entrent dans la catégorie des droits intangibles. Tel est le cas des droits processuels que nous n’avons pas encore rencontré dans cette étude. Ils apparaissent chaque fois que l’ordre juridique français contrôle, au nom de l’ordre public procédural, la régularité de la décision étrangère dont l’opposabilité ou l’exequatur est sollicité en France. D’une façon générale, la Cour de cassation a précisé que « la contrariété à l’ordre public international de procédure d’une décision étrangère ne peut être admise que s’il est démontré que les intérêts d’une partie ont été objectivement compromis par une violation des principes fondamentaux de la procédure »[59]. Ce motif suggère l’importance du rôle joué en la matière par le droit au procès équitable tel qu’il a pu, notamment, être façonné par la Cour européenne des droits de l’homme. Les juges strasbourgeois ont confirmé le caractère insusceptible de transaction des exigences du procès équitable puisqu’ils ont jugé contraire aux exigences de la Convention européenne la procédure canonique d’annulation de mariage suivie par la Rote romaine, de sorte qu’ils ont condamné l’Italie pour avoir accordé l’exequatur à une décision « romaine » d’annulation. L’arrêt révèle que les droits procéduraux processuels tirés de l’article 6 de la Convention EDH doivent être garantis, peu importe que la juridiction d’origine soit celle d’un Etat partie à la Convention ou d’un Etat tiers. Surtout, la condition de conformité à l’ordre public procédural ne peut pas être tempérée par la théorie de l’effet atténué ou de l’ordre public de proximité : rien ne vient atténuer ou renforcer les exigences de l’ordre public, car « le droit acquis » ne mérite pas de protection en raison des vices de la procédure ayant permis « son acquisition ». C’est dire que les principes fondamentaux de procédure dispose bien d’une vocation universelle ; il ne supporte aucun relativisme en fonction de l’environnement socio-culturel de la juridiction étrangère ayant tranché le litige.

Hiérarchie propre aux internationalistes privatistes – Nombreux sont aujourd’hui les auteurs préconisant de trier entre les droits fondamentaux. Il s’agit alors d’identifier des droits « non négociables » dans la sphère du droit international privé. Seraient opposer, d’un côté, les droits à l’impérativité renforcée, « conçus comme ceux qui touchent directement à l’égale dignité de tout être humain et que l’on retrouve au surplus dans l’ensemble des conventions ou des déclarations à vocation universelles, comme la liberté de conscience, la liberté matrimoniale, l’égalité des époux et « le droit pour l’enfant de voir sa filiation établie » et, de l’autre « des droits de l’homme « moins absolus » de « second rang » en quelque sorte comme le droit pour le transsexuel de changer de sexe à l’état civil, le droit de chacun des conjoint à donner son nom de famille ou le droit à l’adoption pour les couples homosexuels »[60]. La conséquence de cette distinction ne surprend pas : « alors que l’application des seconds pourraient être atténuée dans les relations avec les Etats tiers, compte tenu des exigences de la coordination, celle des premiers représenterait cette part de valeurs non négociables qui s’imposeraient y compris dans relations avec des systèmes juridiques qui ne les partagent pas »[61]. Plusieurs considérations peuvent être à l’origine du caractère « non négociable » d’un droit fondamental justifiant de défendre son universalité.

Certains, on l’a signalé, cèdent au positivisme recherchant une clé de répartition dans la législation nationale comme internationale (Pacte onusien, CIDE, Conv. EDH) ainsi que dans la jurisprudence nationale comme européenne. La démarche est parfois malaisée parce que les applications jurisprudentielles sont subtiles. Ainsi le débat a-t-il pu être ouvert sur la nature fondamentale du droit à l’établissement de la filiation et, en conséquence, sur sa vocation universelle.

D’autres transposent dans ce débat, leur réserve à l’égard de l’ « idéologie exubérante »[62] des droits fondamentaux. Dans cette perspective, ils privilégient des droits anciennement inscrits dans le corpus des droits fondamentaux (égalité des sexes, liberté matrimoniale, liberté de conscience…) à des règles qui ne sont « que l’écume d’une époque » (droit au changement de sexe par exemple). Pour eux, « le jeu de l’exception d’ordre public pourrait être, pour le bien même de la notion, l’instrument de cette prise de conscience et le moyen d’identifier parmi les droits dits fondamentaux ceux qui méritent véritablement cette qualification. Une telle solution aurait le mérite de favoriser l’émergence de valeur véritablement universelle »[63].

Une dernière voie plus « internationaliste » est concevable. Il s’agit toujours de défendre certaines valeurs essentielles du for mais aussi de cantonner cette défense à des valeurs qui sont susceptibles d’opérer un consensus minimale dans la société internationale, particulièrement auprès des Etats non-occidentaux. Cette perspective conduit notamment à promouvoir l’égalité des sexes parce que cette égalité a progressé dans plusieurs réformes législatives opérées en terre d’Islam[64]. En revanche, le même dessein conduit à refouler certaines « conquêtes libérales » modernes tel que l’accès au mariage ou le droit à l’adoption des couples homosexuels. De fait, ces « avancées » occidentales, ces droits fondamentaux en gestation, sont beaucoup trop saugrenus et condamnables dans certaines cultures juridiques. C’est dire que la sélection des droits fondamentaux dont l’universalité mérite d’être défendue peut être guidée par un esprit de compromis ou de transaction. Cette sélection doit éviter, autant que faire se peut, d’exacerber les tensions entre les ordres juridiques de traditions différentes. Le particularisme doit, dans la mesure du possible, être proscrit afin que la promotion des droits fondamentaux dans chaque système ne soit pas l’occasion d’accroître leur cloisonnement. Mme Gannagé s’inscrit dans ce mouvement lorsqu’elle critique la Cour de cassation pour avoir évincée la loi marocaine au nom de l’ordre public afin d’ériger en principe fondamental la liberté reconnue en France aux couples de même sexe de se marier[65]. Pour elle : « Une telle évolution nourrit inévitablement le relativisme des droits fondamentaux. En liant exclusivement les droits de l’homme à la culture, elle ne se contente pas de leur dénier toute vocation à l’universel, elle les dresse désormais les uns contre les autres, droits de l’homme musulman contre droits de l’homme européen. Corrélativement, elle leur retire toute aptitude à rapprocher les systèmes et à fonder une quelconque communauté de valeurs au-delà des différences culturelles »[66]. Cette démarche retient l’attention. Sans doute l’éviction de la loi marocaine prohibant le mariage homosexuel a-t-elle attisé les tensions. Mais les droits fondamentaux, considérés comme non-négociables par les auteurs précités, sont-ils tellement plus susceptible de consensus ? Est-ce réaliste de croire que la liberté de conscience pourra être admise en heurts par des Etats confessionnels dans lesquels droit et religion sont consubstantiels ? Mais là n’est pas notre propos.

Hiérarchie indifférente aux tribunaux – Pour l’heure, la jurisprudence ne suit pas le programme proposée par la doctrine. L’érection – conditionnée il est vrai au domicile en France – du droit pour tout transsexuel de changer de sexes et, plus encore, la contrariété à l’ordre public des lois étrangères prohibant le mariage homosexuel révèlent bien que la jurisprudence ne subordonne pas l’universalité des droits fondamentaux à un quelconque consensus international. La promotion ou les restrictions apportées à leur universalité ne procèdent pas de leur caractère « non négociable » dans un contexte du conflit de civilisations.

Quid du législateur ? – Guère évoqué jusqu’à présent conformément à la tradition qui laisse la définition de l’ordre public international aux juges, l’œuvre législative mérite l’examen. Les clauses spéciales d’ordre public fraichement adoptées consacrent-elle l’idée d’une hiérarchie entre les droits fondamentaux en fonction de leur « négociabilité »?

Droit à être adopté – Les rédacteurs de l’article 370-3 du Code civil, issu de la loi n°2001-111 du 6 février 2001, n’ont pas cédé à un particularisme exacerbant les conflits de cultures. Ils se sont gardés de faire du droit de l’enfant à être adopté un droit à vocation universel. Parce que l’adoption est prohibée dans les droits d’obédience musulmane, le texte interdit le prononcé de l’adoption si la loi personnelle (entendez nationale) de l’enfant prohibe l’institution. Mais le respect des conceptions étrangères s’efface par le biais d’une consécration législative de l’ordre public de proximité : l’adoption pourra être prononcée, au mépris de la loi nationale de l’intéressé, en présence de liens solides avec la France tenant à sa naissance et à sa résidence habituelle sur notre territoire. Par ailleurs, le respect de la prohibition n’est que temporaire, il disparaît avec l’acquisition de la nationalité française de l’enfant recueilli par un ou des Français, acquisition que le législateur a récemment facilité[67]. Il n’en demeure pas moins que le système atteint un équilibre entre, d’un côté, la concession faite aux droits étrangers fondés sur une vision différente de l’intérêt abstrait des enfants abandonnés et, de l’autre, la promotion de l’intérêt concret de l’enfant destiné à être élevé dans la société française qui fait de l’adoption le meilleur, sinon le seul, moyen d’intégration des enfants abandonnés dans une famille et dans le corps social.

Egalité des sexes dans l’accès au divorce – En revanche, l’idée de promouvoir l’universalité de l’égalité des sexes est présente dans le règlement (UE) n°1259/2010, dit Rome III, du Conseil du 20 décembre 2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps. Selon son article 10, la loi du for se substitue à la loi étrangère désignée lorsque cette dernière n’accorde pas à l’un des époux un égal accès au divorce en raison de son appartenance à un l’un ou à l’autre sexe. Dans ce cas, la loi étrangère sera écartée sans que sa contrariété à l’ordre public du for ne soit stigmatisée et, surtout, sans que le juge ne dispose d’un pouvoir d’appréciation. Il en résulte que l’égalité des sexes concernant l’accès au divorce, promue par le règlement sera limitée spatialement uniquement par la possibilité de saisir la juridiction d’un État membre participant. Obstacle systématique au droit inégalitaire, la disposition interdira à un homme de se prévaloir devant le juge français de la compétence d’un droit musulman pour répudier son épouse. À cet égard, il ne change rien. Mais le jeu de l’article 10 devrait conduire également à substituer le droit français à un droit de même obédience réservant à la femme – en contrepartie de la répudiation accordée au mari – certaines causes de divorce comme le divorce pour faute. Cette évolution conduira à prononcer des divorces sur le fondement de la loi du for au motif que le droit étranger désigné est abstraitement inégalitaire, y compris lorsque son application aurait conduit à un résultat identique (par ex., un divorce pour faute prononcé au profit d’une épouse). Bref, on l’a compris la relativité fondée sur l’appréciation in concreto de la loi étrangère est supprimée. Ce choix fait donc fi de l’idée qu’un divorce prononcé en France sur le fondement de la loi étrangère commune aux époux a plus de chance d’être reconnu dans leur pays d’origine. On ne s’étonnera donc pas que cette « avancée » de l’universalité ait pu être critiquée aux motifs que l’exception d’ordre public, laissée à la sagesse du juge, était plus appropriée aux objectifs de continuité de traitement et d’harmonie internationale des solutions poursuivis par le droit international privé.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe – Comme l’a démontré M. Gannagé à propos de l’arrêt de la Cour de cassation du 28 janvier 2015, les juges ont privilégié l’accès aux mariages homosexuel au plus grand nombre au détriment de l’idée de cantonner la nouvelle conception du mariage à des couples solidement immergés dans des Etats libéraux. Encore faut-il, à présent, justifier la décision de la Cour de cassation Embarrassée par la loi marocaine désignée par la convention franco-marocaine de 1981, elle n’a fait que relayer, par le biais de l’exception d’ordre public, le choix législatif d’ouvrir largement le mariage homosexuel. De fait les conditions d’intervention de l’exception d’ordre public arrêtées par la Cour de cassation[68] sont rigoureusement calquées sur les critères de rattachement prévus par l’article 202-1, alinéa 2 du Code civil issu de la loi du 17 mai 2013. Formulant une règle de conflit à finalité matérielle (destinée à assurer au maximum la validité des mariages homosexuels), le texte pose : « Deux personnes de même sexes peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l’une d’elles, soit sa loi personnelle, soit la loi de l’Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le permet ». L’éventail particulièrement ouvert de rattachements prévus – nationalité, domicile ou résidence (même pas qualifiée d’habituelle) – donne un large accès au mariage pour tous. Cet accès n’est guère contrarié par l’exigence préalable de compétence de l’officier de l’état civil français puisque celle-ci est également largement ouverte[69]. Ainsi deux Algériens peuvent se marier en France dès lors que l’un d’eux dispose d’une résidence en France. Il s’agit bien de promouvoir l’universalité de la réforme. Pour ne pas être taxé de particulariste, le législateur ne s’est pas inspiré de l’ordre public de proximité. En apparence, ce n’est pas seulement un lien (même ténu) de la situation avec la France qui permettra que le mariage puisse être célébré en France mais également un lien (par exemple la nationalité belge d’un des époux) avec un des Etats membres de la petite communauté des pays « gays friendly ». Grace à cette rédaction, la France ne paraît pas seulement vouloir conférer à sa réforme un domaine d’application exorbitant, elle se propose également de relayer le choix législatif opéré par tous les Etats libéraux.

Bilan – Universalité du droit à être adopté prudemment évitée, universalité renforcée de l’égalité des sexes en matière de divorce, universalité poursuivie du droit au mariage pour les couples de même sexe, l’œuvre législative n’est guère cohérente. Elle ne poursuit de hiérarchie entre les droits fondamentaux ni en fonction des les positions arrêtées par la Cour européenne, ni en raison de leur nature essentiel ou exubérante ni, enfin, au regard de leur caractère « culturo-compatible » avec les droits des pays musulmans. Finalement la justification de la défense à géométrie variable de l’universalité des droits de l’homme doit être recherchée ailleurs.

 

BUniversalité absorbée par des raisonnements propres au droit international privé

 

Cohérence sous-jacente – Comme nous y avons insisté, la promotion ou le cantonnement de l’universalité des droits fondamentaux en droit international privé ne résulte pas d’une pétition de principe. Ils diffèrent selon les droits en cause et, surtout, selon la configuration des affaires rencontrées par la jurisprudence. L’approche est plus pragmatique que dogmatique. Et la volonté de la Cour de cassation d’introduire le poids des faits dans le contrôle de conventionalité confortera cette tendance. Néanmoins une systématisation semble pouvoir être esquissée : les restrictions ou les promotions de l’universalité des droits de l’homme dépendent du lieu de naissance du rapport juridique.

Rapport juridique né en France. L’universalité des droits fondamentaux est défendue, en premier lieu, chaque fois qu’il s’agira pour l’ordre juridique français de créer une situation nouvelle. L’exigence d’universalité des droits de l’homme conduira alors aussi bien à refuser la célébration d’un mariage polygamique en France qu’à accepter celle d’unions manifestement contraires aux lois nationales des intéressés. Ainsi, l’officier de l’état civil acceptera de marier une musulmane et un non musulman quand bien seraient-ils ressortissants d’un pays qui prohibe une telle union. De même l’officier de l’état civil, sous prétexte d’une résidence temporaire en France de l’un des fiancés, acceptera d’unir deux hommes de statut personnel interdisant le mariage homosexuel. Dans ces deux cas, l’officier de l’état civil devra, tout de même, mettre en garde les intéressés sur le risque que leur mariage ne soit pas reconnu dans leur pays d’origine. C’est dire que la perspective du mariage boiteux ne freine pas la promotion de la liberté matrimoniale à la française, c’est-à-dire insusceptible de discriminations en fonction du sexe, de la religion ou de l’orientation sexuelle. Dans le même ordre d’idées, un divorce prononcé en France doit être strictement conforme au principe d’égalité des sexes.

L’universalité des droits fondamentaux est défendue, en second lieu, chaque fois qu’il s’agira en France de consacrer une situation préexistante non encore révélée. Ainsi l’action en recherche de paternité sera admise nonobstant la prohibition posée par la loi compétente ; de façon voisine le transsexuel (sous réserve d’être domicilié en France) pourra bénéficier du droit au changement de sexe tel qu’il a été récemment introduit dans le Code civil.

Rapport juridique né à l’étranger – En revanche, l’universalité des droits fondamentaux pourra être cantonnée (par l’ordre public atténuée, par l’ordre public de non proximité, par l’appréciation in concreto du résultat produit par le droit étranger) chaque fois que la situation aura été créée à l’étranger (répudiation prononcée à l’étranger, mariage polygamique célébré à l’étranger). L’affirmation trouve même une illustration récente avec l’arrêt sur « l’enlèvement » de l’enfant marocain où la vocation universelle du droit à l’égalité parentale a été contrariée parce qu’il s’agissait de prendre en considération la dévolution ex lege de la garde opérée à l’étranger). Encore faut-il bien comprendre qu’en présence d’une situation créée à l’étranger, l’universalité des droits pourra parfois être préservée parce que la situation avait un lien préexistant avec la France (ordre public de proximité) ou parce que l’effet du droit acquis à l’étranger et revendiqué en France contrarie trop un droit fondamental (la règle de l’effet atténué n’exonère pas de toute intervention de l’ordre public).

Appréciation – Même s’il a le mérite de la simplicité, le clivage suggéré ne séduit guère par son originalité : il est largement identique à celui utilisé par la veille théorie de l’ordre public atténuée. Certains pourraient y voir la démonstration que le droit international privé, dont on craint qu’il soit révolutionné par les droits fondamentaux, parvient à les fondre dans ses raisonnements. La distinction observée n’est guère satisfaisante du point de vue des droits fondamentaux : qu’un critère spatial tenant au lieu de naissance de la situation juridique soit décisif de leur portée et de leur effectivité correspond à l’idéal universaliste…

 

 

 

[1] CEDH 28 juin 2007, Wagner c/Luxembourg, req. no 76240/01, D. 2007. 2700, note Marchadier  ; Rev. crit. DIP 2007. 807, note Kinsh  ; JDI 2008. 183, note Avout; Gaz. Pal. 2008, no 82, p. 30, note Niboyet; RJPF 2007-11/23, obs. Le Boursicot.

[2] CEDH 3 mai 2011, Négrépontis-Giannisis c/Grèce, req. no 56759/08, Rev. crit. DIP 2011. 817, étude Kinsch  ; JDI 2012. 213, obs. Dionisi-Peyrusse; Dr. fam. 2011. Alerte 48, obs. Bruggeman; JCP 2011. I. 839, no 7, obs. Gouttenoire

[3] V. par exemple : Y. Lequette, Le droit international privé et les droits fondamentaux, Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2017, 23ème éd., p. 129 ; L. D’avout, Droits fondamentaux et coordination des ordres juridiques en droit privé, in E. Dubout, S. Touzé (dir.), Les droits fondamentaux : charnière entre ordres et systèmes juridiques, Pedone, 2010, p. 165.

[4] Auquel d’autres techniques peuvent être ajoutées comme les règles de conflit à finalité matérielle, cf. infra à propos de l’article 202-1 alinéa 2 du Code civil.

[5] P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, LGDJ, 11ème éd., 2011, n°208.

[6] Droz, note sous Civ. 1ère 25 février 1997, Rev. crit. DIP 1998, p. 602.

[7] J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 2006, p. 47-48).

[8] P. Waschmann, Les droits de l’homme, « Connaissance du droit », Dalloz, 3ème éd., 1999, p. 50.

[9] Constat dressé par L. Gannagé, note sous Civ. 1ère, 28 janvier 2015, JCP 2015, n°318.

[10] Sur la présentation et la critique de celle-ci : A. Mezghani, Lieux et non-lieu de l’identité : Sud Éditions, 1998, Tunis, p. 216)

[11] L. Gannagé, ibid.

[12] Civ. 25 mai 1948, Lautour, GAJFDIP, par B. Ancel et Y. Lequette, Dammpz, 5ème éd., 2006, n°19.

[13] Soc. 10 mai 2006, JDI 2007. 531, note J.-M. Jacquet ; D. 2007. 1751, obs. P. Courbe ; JCP 2006.II.1405, note S. Bollée ; Rev. crit. 2006. 856, note E. Pataut et P. Hammje ; RDC 2006. 1260, note P. Deumier ;JCP S 2006, n° 1522, note C. Willmann ; D. 2006. 1400, obs. P. Guiomard ;JS Lamy 1998, n° 192, p. 1, note J.-E. Tourreil.

[14] Pacte international relatif aux droits civils et politiques – art. 8 § 1, Convention EDH, art. 4 etc..

[15] v. CEDH, 26 juillet 2005, Siliadin c. France, D.2006.346, note D. Roets, RTD. civ. 2005.740, obs. P. Marguénaud

[16] Civ. 1re, 17 févr. 2004, nos 01-11.549  et 02-11.618  , 2 esp., Bull. civ. I, nos 47 et 48; Dr. fam. 2004. Chron. 9, obs. Prigent; D. 2004. 824, concl. Cavarroc  ; D. 2004. 815, obs. Courbe  ; D. 2005. 1266, obs. Chanteloup  ; JCP 2004. II. 10128, note Fulchiron; Defrénois 2004. 812, note Massip; Gaz. Pal. 2004. 567, note Niboyet; Dr. et patr. avr. 2004, p. 124, note Monéger; RTD civ. 2004. 367, obs. Marguénaud  ; Rev. crit. DIP 2004. 423, note Hammje  ; LPA 5 août 2004, p. 14, note Péroz – Pour une solution identique, concernant le nouveau « divorce sous contrôle judiciaire » marocain (C. fam. marocain, art. 79 et 83) analysé comme une répudiation, v. Civ. 1re, 4 nov. 2009, no 08-20.574  , Bull. civ. I, no 217; JCP 2009. 477, obs. Devers.

[17] CA Paris, 14 juin 1994, cette Rev. crit. DIP, 1995.308, note Y. Lequette

[18] B. Audit et L. d’Avout, Droit international privé, Economica, 7ème éd., 2013, n°369.

[19] Ph. Francescakis, Y a-t-il du nouveau en matière d’ordre public, Travaux comité fr. DIP, 1966-1969, p. 149.

[20] J. Carbonnier, op. cit.

[21] Y. Lequette, art. préc.

[22] V. déjà J. Hauser, RTD civ. 1999, p. 70.

[23] v. K. Zaher, Plaidoyer pour la reconnaissance des divorces marocains, à propos de l’arrêt de la première chambre civile du 4 novembre 2009 : Rev. crit. DIP 2010, p. 313

[24] V. K. Zaher, art. préc., spécialement p. 319)

[25] V. Néanmoins les propos de M. le Conseil Massip, formulé à une époque où les tribunaux français étaient très respectueux des différences juridiques et culturelles. Après avoir rappelé que le droit musulman est fondé « sur une répartition des rôles dans le ménage : à la femme les soins de la maison et des enfants qui s’y trouvent » le haut conseiller considérait qu’il fallait accueillir cette prérogative féminine car il s’agit d’un droit « reconnu à la femme-mère, en contrepartie de l’infériorité générale du statut de l’épouse en droit musulman ; l’épouse peut-être répudiée, mais on ne peut pas par la répudiation, la priver de ses enfants. La jurisprudence la plus récente (à l’époque) admet la validité de la répudiation ; si l’on déclare contraire à notre ordre public la règles qui attribue automatiquement les enfants en bas âge à la mère, dans ce cas, on déséquilibre, à son détriment le statut de la femme (J. Massip, note sous Civ. 1ère 6 janvier 1987, Defrénois 1987, p. 1073.

[26] Civ. 1re, 23 oct. 2013, 12-21.344, Dr. fam. 2014. Comm. 31 (1re esp.), note Farge ; RLDC 2014, no 5387, note Thévenet-Montfrond ; RJPF 2013-12/13, p. 21 (2e esp.), note Garé; AJ fam. 2013. 708, note Boiché ; RIDC 2013/110, no 5320, p. 44, note Ducrocq-Pauwels.

 

[27] v. Civ. 1re, 4 nov. 2009, no 08-20.574  , Bull. civ. I, no 217; JCP 2009. 477, obs. Devers.

[28] Batiffol et P. Lagarde, Traité de droit international privé, t. 1, 8ème éd., LGDJ 1993.

[29] Civ. 28 janv. 1958 et Civ. 19 févr. 1963, Chemouni, GADIP précit. , nos 30-31

[30] Civ. 1re, 3 janv. 1980, Bendeddouche, Rev. crit. DIP 11980. 327, note Simon-Depitre; D. 1980. 549, note Poisson-Drocourt.

[31] Civ. 1re, 4 oct. 1965, Bull. civ. I, no 500.

[32] Civ. 1re, 22 avr. 1986, D. 1986. IR 260, obs. Audit; JDI 1987. 629, note Kahn; Rev. crit. DIP 1987. 374, note Courbe.

[33] Civ. 1ère 19 octobre 2016, D. 2016, p. 2168, I. Gallmeister ; AJF 2016, p. 546, A. Boiché ; JCP 2016, 1275, note D. Bureau.

[34] Cass. 1re civ., 4 déc. 2013, n° 12-26.066 : JurisData n° 2013-027409 ; D. 2014, p. 179, F. Chénedé ; ibid. p. 153, H. Fulchiron ; ibid. p. 1342, J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJF 2014, p. 124, S. Thouret ; AJF 2013, p. 663, F. Chénedé ; RTD civ. 2014, p. 88, J. Hauser ; ibid. p. 307, J.-P. Marguénaud ; JCP G 2014, 93, M. Lamarche

[35] D. Bureau, note précit.

[36] Par ex : CEDH, 8 janv. 2007, n° 39527/06, Vorel c/ Rép. tchèque).

[37] v. Paris 18 décembre 1973, JDI 1975, p. 525, 1ère esp. note Y. Lequette ; Civ. 1ère 6 janvier 1978, Bull. civ. I, n°3 ; Defrénois 1987, p. 1073, obs. J. Massip ; Rev. crit. DIP 1988, p. 339, note Y. Lequette – Cass. 1re civ., 30 janv. 1979, n° 78-11.568 : Rev. crit. DIP 1979, p. 629, note Y. Lequette ; JDI 1979, p. 393, note P. Mayer .– Adde, CA Paris, 1er juill. 1974 : JDI 1975, p. 525, note Y. Lequette ; Rev. crit. DIP 1975, p. 266, note J. Foyer.

[38] H. Fulchiron, L’éducation de l’enfant étranger in Le droit de la famille à l’épreuve des migrations transnationales : LGDJ, 1993, p. 204.

[39] Y. Lequette, note préc. ss CA Paris, 1er juill. 1974.

[40] Civ. 1ère., 4 nov. 2009, n° 09-15.302 : JurisData n° 2010-02061 ; D. 2010, p. 2648.

[41] Civ. 1ère, 7 déc. 2016, n° 16-21.760, P+B+I : JurisData n° 2016-025701, JCP 2017, n°137, note M. Farge

 

[42] P. Loussouarn, P. Bourel, P. de Vareilles-Sommières, Droit international privé, Dalloz, 10ème éd., 2013, n° 397.

[43] P. Mayer et v. Heuzé, op. cit.

[44] V. jurisprudence citée supra.

[45] Civ. 1re, 17 févr. 1982, Baaziz, Rev. crit. DIP 1984, note Lequette; JDI 1983. 606, note Khan – Civ. 1re, 6 juill. 1988, Baaziz, Rev. crit. DIP 1989. 71, note Lequette.

 

[46] Civ. 1re, 10 févr. 1993, no 89-21.997, Bull. civ. I, no 64; D. 1994. 66, note Massip  ; Somm. 32, obs. Kerkhove  ; JCP 1993. I. 3688, no 10, obs. Fulchiron; Rev. crit. DIP 1993. 620, note Foyer  ; JDI 1994. 124, 1re esp., note Barrière-Brousse.

[47] Civ. 1re, 10 mai 2006, no 05-10.299 , Bull. civ. I, no 226; D. 2006. IR 1481, obs. Gallmeister  ; AJ fam. 2006. 290, note Boiché; Dr. fam. 2006. Comm. 177, note Farge; D. 2006. 2890, note Kessler et Salamé  .

[48] V. G. Kessler et G. Salamé, note précit.

[49] V. J. Massip, note ss Cass. 1re civ., 10 mai 2006, préc.

[50] V. M.-C. Najm, Principes directeurs du droit international privé et conflit de civilisations : Dalloz 2005, n° 504. – dans le même sens, V. I. Barrière Brousse, note ss Cass. 1re civ., 10 févr. 1993, préc., p. 130)

[51] G. Kessler et G. Salamé, note précit.

[52] V. notamment L. Gannagé, L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs : Travaux comité fr. DIP 2006-2008, p. 205, spéc. 225. – V. aussi, À propos de l’« absolutisme » des droits fondamentaux in Vers de nouveaux équilibres entre ordres juridiques, Mélanges en l’honneur de H. Gaudemet-Tallon : Dalloz 2008, p. 265 et s.

[53] V. L. Gannagé, L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs, op. cit. p. 220

[54] V. M. Farge, note préc

[55] Civ. 1re, 26 oct. 2011, no 09-71.369  , Bull. civ. I, no 182; RLDC 2011, no 88, p. 44, obs. Pouliquen; RJPF 2011, no 12, p. 28, obs. Garé; AJ fam. 2012. 50, obs. Vognanotti  ; JDI 2012. 176 note Guillaumé; Dr. fam. 2012. Comm. 19, note Farge.

[56] F. Marchadier, op. cit., pp. 463 ss. ; P. Kinsh, Droit de le l’homme, droit fondamentaux et droit international privé, Recueil des Cours, tome 318 (2010), pp. 247 ss.).

[57] v. Not. F. Sudre, Rép. Droit internat. Droit européen des droits de l’homme, n°52.

[58] F. Sudre, Rép. précit.

[59] Civ. 1re, 19 sept. 2007, no 06-17.096  , Sté Pêcherie du Port c/ Bureau Veritas, Rev. crit. DIP 2008. 617, note Pataut   ; JDI 2008. 153, note Chalas ; D. 2007. AJ 2542

[60] v. en ce sens, H. Gaudemet-Tallon, Nationalité, statut personnel et droits de l’homme, in Festschrift für Erik Jayme : Sellier European Law Publishers, 2004, p. 205 et s – L. Gannagé, Les méthodes du droit international privé à l’épreuve des conflits de cultures, ADI-Poche, 2013, p. 221 et s.

[61] L. Gannagé, op. cit.

[62] J. Carbonnier, op. cit.

[63] Y. Lequette, art. préc.

[64] V. Kalssouma Ali Ahmed, Les réformes musulmanes du droit du couple et l’ordre juridique français, Thèse Grenoble, 2017.

[65] Civ. 1re, 28 janv. 2015, no 13-50.059 P: D. 2015. 464, note Fulchiron ; ibid. 1056, obs. Gaudemet-Tallon et Jault-Seseke ; ibid. 1408, obs. Lemouland et Vigneau ; AJ fam. 2015. 71, obs. Haftel ; ibid. 172, obs. Boiché RTD civ. 2015. 91, obs. Puig ; ibid. 343, obs. Usunier ; ibid. 359, obs. Hauser; JCP 2015, no 318, obs. Gannagé; Dr. fam. 2015, no 63, obs. Devers et Farge; Defrénois 2015. 450, obs. Revillard.

[66] L. Gannagé, note précit.

[67] V. M.-Ch. Le Boursicot : RJPF avr. 2015, p. 34.

[68] Motif de la Cour de cassation : « La loi marocaine qui s’oppose au mariage de personnes de même sexe est manifestement incompatible avec l’ordre public, au sens de l’art. 4 de la Convention franco-marocaine du 10 août 1981, dès lors que, pour au moins l’une d’elles, soit la loi personnelle, soit la loi de l’État sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le permet »

[69] V. Code civil, art. 74.


Requalification des CDD et Libertés fondamentales : l’ultime limite ? (Commentaire sous Cass. Soc., 21 sept. 2017, n°16-20.270, Bull.)

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Ces récentes années, l’enjeu du maintien de l’emploi du salarié qui a bénéficié de la requalification de son CDD en CDI, a connu d’importantes évolutions jurisprudentielles. Avec beaucoup d’audace, mais aussi d’intelligence sociale, la Cour de cassation a utilement mobilisé le droit des libertés fondamentales, et plus particulièrement le droit à un procès équitable, pour justifier de façon automatique ce maintien dans les cas où la requalification est demandée avant la rupture des relations de travail (I). En revanche, dans les cas où la demande est introduite après la rupture, elle refuse de prononcer la réintégration du salarié au nom d’un « droit à l’emploi » qu’elle n’appréhende pas comme un droit-créance. La Cour de cassation signifie par là qu’elle a atteint l’ultime limite des interactions entre les libertés fondamentales et l’objectif de maintien dans l’emploi, limite qu’elle ne s’aventurera certainement pas de franchir en l’état actuel du droit (II). La question qui se pose désormais est celle d’une réforme législative du droit de la requalification des CDD, consistant notamment à prévoir explicitement la nullité de la rupture des relations de travail en cas de manquement de l’employeur à ses obligations élémentaires en matière d’usage des CDD.

 

Benoît PETIT, Maître de conférences en droit privé, Université Paris-Saclay (UVSQ), Co-directeur du Master 1 et 2 « Droit des ressources humaines et de la protection sociale », Laboratoire DANTE – Observatoire « Droit, Ethique & RSE »

 

1. Retours rapides sur le principe de la « requalification-sanction ». La requalification judiciaire d’un CDD en CDI constitue, par essence, un mécanisme de sanction civile destiné à pénaliser l’employeur (ou l’entreprise utilisatrice d’un salarié intérimaire) qui méconnait certaines règles spécifiques du régime des contrats à durée déterminée 1. Sont ici concernés l’obligation de conclure un contrat écrit (art. L.1242-12 al.1, C. trav., étant précisé que la jurisprudence assimile à l’absence d’écrit le contrat qui n’a pas été remis au salarié dans le délai prescrit à l’art. L.1242-13, C. trav. 2, ou qui ne stipule pas certaines mentions obligatoires substantielles 3.), l’indication d’un motif du recours légalement autorisé par l’art. L.1242-2, C. trav., ou encore l’interdiction de recourir au CDD dans les situations prévues par les art. L.1242-5 et L.1242-6, C. trav.. Sont également sanctionnés le non-respect des règles régissant la durée des contrats (L.1242-7, C. trav.), les conditions de son renouvellement (art. L.1243-13 et s., C. trav.), ou la succession de CDD sur un même poste (art. L.1244-3 et s., C. trav.). D’une façon plus générale, la requalification-sanction donne corps au principe général d’interdiction de conclure un CDD ayant « pour objet [ou] pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale de l’entreprise » (art . L.1242-1, L. 1242-8, C. trav.).

Ne pouvant être relevée d’office par le juge 4, la requalification fait l’objet d’une action qui appartient exclusivement au salarié 5, lequel l’exerce directement ou via l’action syndicale de substitution dans le cadre d’une procédure « accélérée » – saisine directe devant le bureau de jugement qui statue au fond dans le délai d’un mois (art. L.1245-2, C. trav.), sur l’ensemble des demandes qui dérivent de la relation de travail, peu importe que la requalification soit demandée à titre principal ou accessoire 6 – et qui donne lieu, en cas de succès, à une décision exécutoire à titre provisoire, prononcée de droit (art. R.1245-1, C. trav.). La requalification entraîne l’application des règles de droit commun de la rupture des contrats à durée indéterminée – et notamment l’absence, de facto, de motif réel et sérieux de licenciement – ainsi que la condamnation de l’employeur à une indemnité spécifique qui ne peut être inférieure à un mois de salaire brut, et qui est allouée d’office 7.

2. Nous sommes ainsi face à un mécanisme de sanction qui, classiquement, s’envisage le plus souvent après la cessation des relations de travail, la punition infligée consistant précisément à mettre l’employeur dans une situation où il ne peut échapper à la qualification de rupture abusive des relations de travail. Il en assume alors toutes les conséquences indemnitaires.

Mais dans un arrêt de 2007, la Cour de cassation a utilement rappelé que « le salarié peut demander à tout moment la requalification de son contrat de travail à durée déterminée en contrat de travail à durée indéterminée » 8, suggérant ainsi à l’observateur attentif qu’une telle demande pouvait aussi, pourquoi pas, intervenir au cours des relations de travail.

Il n’en fallait pas d’avantage pour que de telles demandes prolifèrent, avec en ligne de mire pour les salariés l’espoir d’obtenir du juge le maintien de leur emploi au-delà du terme prévu dans le contrat. C’est dans ce contexte que l’arrêt ici commenté se présente.

3. La décision du 21 septembre 2017. Un salarié-intérimaire avait saisi en référé le Conseil des prud’hommes avant le terme de sa mission aux fins d’obtenir la requalification de son contrat en CDI. Considérant que le référé ne se justifiait pas, le juge avait néanmoins ordonné la poursuite des relations de travail jusqu’au jour du prononcé de la décision au fond. A l’occasion de celle-ci, le Conseil des prud’hommes avait alors validé la demande de requalification en précisant que dans la mesure où la rupture n’était pas consommée au jour de la décision rendue, l’entreprise ne pouvait se séparer du salarié qu’en engageant une procédure de licenciement.

Saisie en appel de l’ordonnance de référé, la Cour d’appel avait infirmé la position du juge de première instance en ce qu’elle ordonnait la poursuite des relations de travail. Mais saisie sur le fond quelques temps plus tard, la Cour avait confirmé la requalification, en considérant que le salarié intérimaire avait agi avant le terme de sa mission aux fins de faire respecter sa liberté fondamentale au maintien dans l’emploi. Rappelons qu’en absence de texte prévoyant explicitement la nullité (ce qui est le cas des dispositions relatifs à la requalification), il reste néanmoins possible d’obtenir la réintégration du salarié dans son emploi si l’employeur a violé une liberté fondamentale. C’est dans cet esprit là que le juge d’appel a cru pouvoir accéder à la demande du salarié.

Mais pour la Cour de cassation, à partir du moment où la Cour d’appel avait infirmé l’ordonnance de référé, elle ne pouvait plus retenir le principe de la poursuite des relations de travail puisqu’aux yeux de la Haute juridiction, « le droit à l’emploi ne constitue pas une liberté fondamentale qui justifierait la poursuite du contrat de travail au-delà du terme de la mission de travail temporaire en cas d’action en requalification en contrat à durée indéterminée ».

4. Deux problématiques s’évincent de cette affaire. La première concerne la possibilité d’obtenir la requalification du contrat au cours des relations de travail, puisque c’était là la démarche première du salarié. Or si, en l’espèce, la procédure n’a pas abouti à lui accorder le maintien de son emploi sur cette base, il reste que sur cette thématique précise, la jurisprudence de la Cour de cassation s’est révélée particulièrement bienveillante en maniant avec beaucoup d’habilité sociale l’argument du droit à un procès équitable (I). La seconde problématique vise, cette fois, la requalification qui intervient après la rupture des relations de travail, et particulièrement la pertinence d’évoquer, au soutien d’une demande de réintégration, une possible liberté fondamentale au maintien de son emploi (II).

Si la Cour de cassation refuse de s’engager dans cette voie périlleuse, révélant par-là l’ultime limite qu’elle ne franchira pas pour maintenir le salarié dans son emploi, il nous semble que cette décision a néanmoins le mérite d’interpeler le législateur sur le sens profond de son action en faveur des salariés précaires, et par voie de conséquence, sur l’opportunité de réformer le droit relatif à la requalification-sanction.

 

 

I –L’ultime avancée : la requalification ante-rupture et le droit à un procès équitable

 

5. Poursuite des relations de travail ordonnée directement par le juge du fond : illicéité de la rupture à l’échéance contractuelle. La dynamique d’évolution du régime des requalifications ante-rupture s’est particulièrement accélérée depuis un arrêt majeur rendu par la Cour de cassation le 18 décembre 2013 9. Alors que l’échéance de leurs CDD n’avaient pas encore été atteinte, plusieurs salariés avaient saisi le Conseil des prud’hommes d’une demande de requalification. Elle leur fut accordée par décision statuant au fond, le juge ordonnant par ailleurs la poursuite des relations de travail. Mais l’employeur, plutôt que de se conformer à la décision du juge, s’empressa de leur signifier, par courrier, que leurs contrats cesseraient malgré tout à l’échéance convenue initialement.

Saisie de la question de l’annulation de la rupture, prétention fondée sur le respect de l’article 6 § 1 de la Conv. EDH (droit à un procès équitable), la Cour d’appel avait considéré d’une part que le défaut d’exécution par l’employeur du jugement rendu contre lui ne caractérisait pas, en soi, une atteinte au droit d’accès à la justice ; d’autre part qu’il convenait pour les salariés de démontrer que la rupture était directement liée à la demande de requalification qu’ils avaient introduite et obtenue. Refusant de suivre ce raisonnement, la chambre sociale de la Haute juridiction a considéré, au contraire, que lorsqu’une décision exécutoire par provision ordonne la requalification d’un CDD en CDI, la rupture du contrat intervenue postérieurement à la notification de cette décision, au motif de l’arrivée du terme stipulé dans ledit contrat, est nulle.

6. A l’évidence, l’employeur a commis contre les salariés une mesure de rétorsion, en ignorant superbement le jugement rendu contre lui. L’on a du mal à comprendre, dans ces circonstances, que la Cour d’appel ait cru devoir exiger des salariés qu’ils rapportent une preuve supplémentaire du lien direct entre la cessation des relations de travail et leur demande de requalification. Sauf à n’avoir reçu aucune notification de la part du greffe du Conseil des prud’hommes, l’employeur savait – par effet de l’article R.1245-1, C. trav. (exécution provisoire de droit) – que la requalification et la poursuite des relations de travail s’imposaient à lui, et qu’il ne pouvait plus se prévaloir des échéances fixées initialement dans les CDD. Sa décision de passer outre, en appliquant envers et contre le jugement le régime contractuel originel, s’expliquait nécessairement par sa volonté de ne pas conserver les salariés dans les rangs de son personnel… non en raison d’une cause réelle et sérieuse de rupture, mais simplement parce qu’ils avaient eu l’outrecuidance d’agir contre lui en justice.

Ainsi, à la question de savoir si la volonté économique des parties – à partir de laquelle ceux-ci ont entendu fixer une échéance aux relations de travail – continue de produire ses effets en dépit de la requalification prononcée, la Cour de cassation répond logiquement par la négative. Elle aurait pu considérer que le principe de la rupture demeurait, au nom de cette volonté économique, de sortes que la requalification entraînait simplement le constat d’une absence de cause réelle et sérieuse de licenciement. Mais en visant explicitement l’article 6 § 1 de la Conv. EDH, elle considère que la rupture n’avait pas lieu d’être, parce qu’elle constituait en soi une violation d’une liberté fondamentale. Elle devait dès lors être annulée.

7. C’est, ici, l’apport le plus remarquable de cette décision : la Cour de cassation applique la jurisprudence de la Cour EDH aux termes de laquelle l’exécution d’une décision de justice est, a priori, une condition nécessaire de l’effectivité de l’article 6 § 1 de la Conv. EDH. L’on se contentera, ici, de ne citer que les décisions Hornsby (1997) 10, Immobiliare Saffic (1999) 11 ou encore Katsaros (2002) 12, en soulignant qu’il ne pouvait en aller autrement, sur le plan des principes : l’institution judiciaire n’est pas la narratrice d’un roman de fiction que l’employeur pourrait librement refermer et ranger dans sa bibliothèque si l’histoire racontée lui déplait. A quoi bon pour le salarié de saisir un juge aux fins de défendre ses prétentions, si l’employeur peut, in fine, s’asseoir sur le jugement rendu ?

Il reste que certains auteurs ont réfuté l’évidence de cette interprétation : se fondant sur la décision « Ouzounis » de la CEDH du 18 avril 2002 13, ils relèvent que « le droit à exécution forcée, appréhendée comme composante du droit à un procès équitable, n’est attaché qu’aux décisions obligatoires et définitives susceptibles de garantir, par l’intermédiaire des autorités en charge de le respecter, un droit-créance suffisamment établi » 14. Or la nature exécutoire des décisions concernées par notre propos est certes reconnue de plein droit, mais à titre simplement provisoire.

Pour la CEDH en tout cas, « indépendamment de la question de savoir si le délai et l’exercice de l’appel avaient un effet suspensif, question non résolue en l’espèce, la Cour ne saurait admettre que l’article 6 protège non seulement la mise en œuvre de décisions judiciaires définitives et obligatoires, mais aussi celle de décisions qui peuvent être soumises au contrôle de plus hautes instances et, éventuellement, infirmées. Dès lors, eu égard notamment au fait que la cour d’appel infirma la décision sur laquelle les requérants fondaient leurs prétentions, la Cour ne saurait juger contraire aux exigences de l’article 6 l’omission de l’administration de se plier à cette décision, à supposer même qu’en vertu du droit interne celle-ci ait été tenue de l’exécuter » 15.

L’argument interpelle, et paraît imparable. Mais à y regarder de plus près…

8. Observons déjà que le terme de jugement « définitif » doit être utilisé avec la plus grande des précautions 16, car il est défini nulle part dans le Code de procédure civile. En revanche, celui-ci définit et oppose les jugements « ayant autorité de chose jugée » (art. 480, CPC : ceux qui tranchent dans leur dispositif tout ou partie du principal, ou qui statuent sur une exception de procédure) aux jugements « provisoires » (art. 482 CPC : ceux qui, en ordonnant une mesure d’instruction ou provisoire, n’ont pas l’autorité de la chose jugée). Par ailleurs, le Code définit aussi les jugements « passés en force de chose jugée » (art. 500, CPC : ceux dont les voies de recours suspensif d’exécution sont fermées ou épuisées), par différenciation des jugements « irrévocables » (sans fondement textuel, mais dont il est admis qu’ils n’offrent plus aucune voie de recours, aussi bien ordinaire qu’extraordinaire). Enfin, l’article 501, CPC, indique que le jugement exécutoire est celui qui, à certaines conditions, est passé sous force de chose jugée, à moins que le débiteur ne bénéficie d’un délai de grâce ou le créancier de l’exécution provisoire.

Il s’évince de ces quelques définitions que le jugement « définitif » auquel fait référence la Cour EDH ne concerne pas la distinction entre les jugements « ayant autorité de la chose jugée » et ceux dits « provisoires ». La Cour viserait plutôt les jugements « passés en force de chose jugée » et les jugements « irrévocables », c’est à-dire ceux qui n’offrent plus de voies de recours a minima ordinaires, a maxima ordinaires et extraordinaires. En fait, c’est sans doute plus les jugements « exécutoires » qui sont concernés, c’est-à-dire – selon l’article 501, CPC – les jugements « passés en force jugée », les jugements « irrévocables » et aussi les jugements frappés de l’exécution provisoire étant donné que ceux-ci produisent les mêmes effets que les deux autres en matière d’exécution. Par décision définitive, il faut entendre celles qui peuvent légitimement fonder le recours à la puissance publique en vue d’assurer leur respect. C’est avant tout un qualificatif visant les effets d’une décision, plus que sa nature.

De façon presque contrintuitive, il est vrai, il faut alors admettre qu’un jugement « provisoire » peut être « définitif », au même titre qu’un jugement « passé en force jugée » ou un jugement « irrévocable ». Or c’est bien le cas de la décision rendue par le juge du fond en première instance, ou (nous le verrons) de l’ordonnance du juge de référé, par application de l’art. R.1245-1 C. trav. (exécution de plein droit).

9. Mais admettons que toutes ces terminologies ne soient pas aussi évidentes que ne le suppose la lecture rapide du Code de procédure civile, et qu’en tout état de cause, elles ne concernent que la culture processuelle française, de sortes qu’en recourant à l’idée de décision « définitive », la CEDH, dans l’affaire « Ouzounis », ait effectivement entendue exclure les décisions « provisoires » par nature.

Il nous semble malgré tout, dans cette hypothèse, que la Cour dit simplement que le fait de ne pas exécuter une décision « provisoire » rendue en première instance, ne contraint pas automatiquement les plus hautes juridictions à déceler la violation d’une liberté fondamentale et, par voie de conséquence, d’annuler l’acte par lequel ce non-respect s’exprime. Ce faisant, elle préserve le pouvoir de ces plus hautes juridictions de considérer que ledit acte était tout à fait justifié au fond, in fine. Le justiciable qui était tenu de s’exécuter en vertu du droit interne devra sans doute être sanctionné pour son manquement. Mais cette sanction ne s’impose pas a priori, dans sa nature et ses effets (la nullité), au juge supérieur qui conserve l’intégralité de son pouvoir d’appréciation des faits qui lui sont soumis.

Or ce que dit la Cour de cassation, notre plus haute juridiction civile, dans sa décision du 18 septembre 2013 – et ce que n’ont jamais dit les hautes instances judiciaires grecques dans l’affaire « Ouzounis » – est que « l’exécution d’un jugement ou d’un arrêt 17, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du ‘procès équitable’ ». En d’autres termes, la Cour de cassation renonce à la protection que lui offre la CEDH. S’il n’y a pas de contrainte a priori qui découle de la Conv. EDH et qui s’exercerait sur le juge, elle est néanmoins en droit de considérer, pour son droit interne, qu’il y en a une malgré tout qui s’exerce par application de son propre pouvoir d’appréciation des règles applicables aux procès civils. Certes la Cour EDH fournit à tous une base à partir de laquelle les marges de manœuvre judiciaires s’établissent. Mais la démarche de la chambre sociale est d’élever le niveau d’exigence, de façonner dans un sens résolument plus contraignant d’autres marges qui, en soi, ne portent pas atteinte à l’essence même du socle que propose la Cour EDH.

10. Nous voici donc dans la situation où, dès lors que le juge du fond prononce la poursuite des relations de travail, sa décision est exécutoire de plein droit jusqu’à ce que la Cour d’appel se prononce si elle est saisie. Tout au plus, l’employeur peut-il s’opposer à cette exécution de droit en actionnant l’article 524, CPC aux termes duquel le Premier Président de la Cour d’appel, agissant en juge de référé, peut ordonner l’arrêt de l’exécution provisoire de droit s’il constate la violation manifeste soit du principe du contradictoire, soit de l’article 12, CPC (« le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables », interprété de manière très restrictive par la Cour de cassation 18.), ainsi que le risque que cette exécution de droit n’entraîne des conséquences manifestement excessives.

Mais quid des cas où la Cour d’appel infirme, au final, la requalification ? Deux cas de figure doivent être envisagés. Le premier vise l’hypothèse où, entre la décision rendue en première instance et la décision d’appel, l’employeur a malgré tout procédé à la rupture des relations de travail. Dans ce cas, selon nous, la rupture a privé le salarié de son droit à un procès équitable, parce qu’elle lui a dénié le bénéfice d’une décision de justice exécutoire rendue à son avantage, et c’est sur cette base-là (et non la pertinence de la requalification) que la nullité doit être prononcée. Ceci devrait également valoir dans les cas où, en attendant le jugement d’appel, l’employeur aurait acquiescé le principe de la requalification et aurait rompu les relations de travail en actionnant le droit commun des licenciements. C’est en effet l’un des sens de la jurisprudence que nous allons évoquer dans un instant, mais c’est aussi une question de logique : si l’employeur fait appel de la décision de requalification, et peut valablement s’y opposer devant le juge quand l’affaire sera de nouveau entendue, il reste néanmoins soumis à l’obligation judiciaire qui lui est faite de maintenir les relations d’emploi. Surtout, pourquoi acquiescer dans les faits une requalification que l’on conteste par ailleurs en interjetant appel ? A l’employeur de se montrer cohérent.

Le second cas de figure vise cette-fois les situations où le maintien de l’emploi a été respecté jusqu’à la décision d’appel. Dans ce cas, l’infirmation de la requalification entraîne la légitimité de la rupture à échéance. Mas surtout, l’infirmation de la décision de première instance fait disparaître la cause de celle-ci, et notamment l’exécution provisoire ordonnée. Elle remet donc les parties dans la situation où elles se trouvaient avant l’exécution. L’obligation pour le salarié de rembourser les rémunérations et les indemnités perçues sur cette base résulte de plein droit de la réformation.

Ainsi, hormis des considérations de trésorerie, l’employeur n’est nullement pénalisé par les conséquences de la décision du 18 septembre 2013, si la vérité judiciaire reconnaît in fine qu’il a parfaitement agi en vertu des dispositions spéciales régissant l’usage des CDD.  En revanche, dans le cas contraire, la nature de « sanction » de la requalification prend davantage d’ampleur, puisque les conséquences financières du maintien « forcé » dans l’emploi alourdiront évidemment le coût de l’emploi par rapport à ce qui avait été initialement convenu entre les parties. Mais n’est-ce pas là, précisément, l’objet même de la requalification que de dissuader, notamment par le risque économique, toute tentative d’abuser de la situation précaire des salariés engagés par CDD ?

11. Extension de la solution au juge de référé. Plusieurs autres décisions sont venues prolonger l’esprit de cette décision du 18 décembre 2013 19, l’une méritant néanmoins qu’on la distingue particulièrement. Dans un arrêt rendu le 16 mars 2016 20, la Cour de cassation étend en effet sa jurisprudence aux décisions prononcées cette fois par le juge de référé.

Toujours avant l’échéance de son CDD, un salarié avait saisi le juge de l’urgence de sa demande de requalification. Sans la lui accorder directement (la requalification étant une question de fond), le juge de référé avait néanmoins ordonné la poursuite des relations de travail au titre d’une mesure conservatoire dans l’attente que le juge du fond se prononce. Entre temps, l’employeur avait écrit au salarié pour lui annoncer qu’il acquiesçait la prétention de requalification… mais qu’il le convoquait néanmoins à un entretien préalable à licenciement pour insuffisance professionnelle.

La manœuvre était habile : puisque la requalification entraine la mise à l’écart des dispositions spéciales régissant le terme des CDD, l’employeur s’est saisi du droit commun des contrats de travail pour acter la rupture. Pour la Cour d’appel, l’employeur avait presque bien agi, puisqu’elle reconnaissait l’absence de cause réelle et sérieuse de licenciement (mais de facto, elle refusait d’admettre la nullité de la rupture). La Cour considérait en effet que l’ordonnance de référé se rapportait à la demande de requalification, et que celle-ci avait été, en pratique, anticipée par l’employeur lorsqu’il a fait usage du droit commun des CDI. Les effets de l’ordonnance étaient donc épuisés, sans que l’on puisse déceler une quelconque atteinte aux droits fondamentaux du salarié qui aurait pu justifier la nullité de la rupture. Celle-ci ne devait donc s’envisager qu’à l’aune de sa régularité, et non de sa licéité.

Mais pour la Cour de cassation, « qu’en statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses énonciations que l’employeur n’avait pas, en licenciant le salarié le 19 avril 2013, respecté les dispositions de l’ordonnance de référé qui prescrivaient la poursuite du contrat de travail jusqu’à intervention de la décision au fond du conseil de prud’hommes, prononcée le 23 juillet 2013, la cour d’appel, qui s’est abstenue de rechercher si l’employeur avait utilisé son pouvoir de licencier en rétorsion à l’action en justice du salarié, a violé les textes susvisés [et notamment l’article 6 § 1 de la Conv. EDH] ».

12. L’on observera, en premier lieu, que la Cour de cassation n’accorde aucune considération au fait que l’employeur avait, en pratique, acquiescé à la requalification. Non seulement il paraissait évident que celui-ci cherchait par tous moyens d’échapper à une sanction inévitable, tout en profitant d’une possibilité de rompre rapidement les relations de travail, mais surtout, la Cour de cassation distingue bien ce qui relève de la mesure conservatoire (le maintien de l’emploi à titre provisoire) de ce qui concerne le fond du litige (la requalification). L’employeur ne peut donc pas se substituer au juge pour ce qui concerne le fond, et ainsi espérer ainsi contrecarrer la mesure conservatoire.

Ce faisant, la chambre sociale rattache très directement le maintien provisoire de l’emploi au droit au procès équitable, et distend en revanche son lien avec la décision de requalification. L’enjeu est avant tout de permettre au salarié de présenter au juge du fond ses prétentions et la défense de ses droits et, en cas de succès, d’obtenir la condamnation de son employeur (l’on a du reste trop souvent tendance à omettre l’importance psychologique de l’acte de condamnation). Il faut se féliciter, de notre point de vue, que le juge de référé soit ainsi davantage positionné comme le garant des libertés fondamentales de nature procédurale, car c’est bien là l’une de ses vocations premières.

Pour le reste, l’on retombe sur les logiques qui ont présidé la décision du 18 décembre 2013 et notamment le principe que toute rupture intervenant postérieurement à l’ordonnance de référé et avant la décision au fond est entachée de nullité. Le véritable apport pour le salarié est qu’il n’a plus à espérer que le juge du fond se prononce avant l’échéance du CDD : par l’action en référé, il dispose désormais de plus de latitude pour obtenir le maintien dans son emploi, malgré les réalités des calendriers et des délais judiciaires.

13. Il est intéressant de noter que quelques commentateurs 21 ont manifesté leur surprise quant aux effets de cette décision, considérant qu’elle conduisait à conférer au juge de référé l’immense pouvoir d’accorder au salarié un statut protecteur d’un genre nouveau, purement prétorien, orienté contre toute possibilité de rupture, ce qui poserait alors un problème (selon eux) vis-à-vis du droit reconnu de rompre le contrat de travail… droit dont il faut reconnaître qu’il bénéficie surtout à la partie la plus puissante de la relation de travail : l’employeur.

Mais si l’on se remémore les termes de la décision du 18 décembre 2013 – « l’exécution d’un jugement ou d’un arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du ‘procès équitable’ » – l’on s’interroge alors : juge de référé ou juge de fond, quelle importance ? Surtout si l’on considère le repositionnement désormais clairement affirmé du juge de référé comme gardien légitime des droits fondamentaux de nature procédurale.

Mais est-ce vraiment la qualité de celui qui la prononce, ou le principe même de la protection qui gêne les plus sceptiques ? Car mettre en balance celle-ci avec le droit de rompre le contrat de travail traduit, consciemment ou non, l’idée que ladite protection serait illégitime du fait de ses incidences excessives sur le rapport contractuel interindividuel.

Sauf que… cette protection dépasse largement le simple cadre des relations entre les parties. Comme le rappelle très justement le Pr. Antoine Mazeaud, « le recours injustifié à un contrat précaire ne nuit pas seulement au salarié, mais à la collectivité en entier » 22. La problématique n’est donc pas cantonnée à une simple relation entre individus : c’est avant tout une problématique sociale, générée par l’anomalie sociale que constitue, en principe, le travail salarié précaire. C’est pour cela que l’article R.1245-1, C. trav. (anciennement L.122-3-13, C. trav.) procède d’une volonté législative. C’est également pour cela que l’art. L.1248-1 C. trav. créé, aux côtés de la requalification-sanction, un délit pénal relatif au mésusage des CDD. C’est enfin pour cela que la demande de requalification peut aussi être introduite sur le fondement d’une action syndicale de substitution. Comment, alors, s’étonner que le régime de cette protection s’étende vers l’acquisition d’un maintien « forcé » dans l’emploi du salarié qui agit avant l’échéance de la rupture de son CDD ? Entre préserver la puissance économique de l’employeur et protéger le salarié particulièrement précaire, il n’y a rien d’incongru à constater que le droit et le juge aient ainsi fait leur choix…

14. Automaticité du maintien dans l’emploi dès la saisine du juge de référé. Dans un arrêt des plus récents, en date du 8 mars 2017 23, la chambre sociale est venue clarifier davantage sa position quant aux effets de la saisine du juge de référé. Les faits étaient classiques : deux salariés avaient, quelques jours avant le terme de leur contrat, saisi dans un premier temps la juridiction prud’homale statuant en référé pour obtenir la poursuite des relations contractuelles jusqu’à l’audience au fond puis, dans un second temps, le bureau de jugement pour obtenir la requalification de leur contrat dans le délai d’un mois. Par ordonnance rendue avant le terme des contrats, le juge de référé avait ordonné leur poursuite, position que la cour d’appel saisie ensuite de l’affaire a infirmé au motif que le juge des référés avait manifestement excédé ses pouvoirs.

Sans surprise aucune, l’arrêt est censuré par la Cour de cassation, là encore au visa notamment de l’art. 6 § 1 de la Conv. EDH : « constitue un dommage imminent la perte de l’emploi par l’effet de la survenance du terme, durant la procédure, du contrat à durée déterminée toujours en cours au moment où le juge des référés statue, ce dommage étant de nature à priver d’effectivité le droit pour le salarié de demander la requalification d’un contrat à durée déterminée irrégulier en contrat à durée indéterminée afin d’obtenir la poursuite de la relation contractuelle avec son employeur ».

15. L’on notera l’effet particulièrement pédagogique de la formule employée par la Cour de cassation, qui repositionne ainsi clairement sa solution dans les termes retenus à l’art. R.1455-6 C. trav. (« la formation de référé peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse,prescrire les mesures de remise en état qui s’imposent pour prévenir un dommage imminent ou faire cesser un trouble manifestement illicite »). Pour ceux qui en doutaient encore, le juge de référé est parfaitement dans ses compétences lorsqu’il prononce le maintien des relations de travail, puisque cette mesure conservatoire n’est pas directement liée à la question de fond que le salarié introduit en justice (à savoir la requalification), mais vise exclusivement à prévenir un dommage imminent qui pèse sur l’effectivité des droits fondamentaux du salarié. On ne peut faire plus clair !

Mais en fin de compte, la Cour en dit un peu plus. Puisque le dommage imminent concerne une liberté fondamentale, il n’y a pas lieu de se demander si le juge de référé peut prescrire le maintien de l’emploi : il le doit ! A défaut, le droit au procès équitable est nécessairement violé. La déduction est mécanique : la perte de l’emploi est programmée selon une échéance objective et déterminée, et ses effets sur l’effectivité du droit au procès équitable ne se discutent plus. Il n’y a pas d’autre alternative, lorsque la demande de requalification est introduite devant le juge du fond, que de « bloquer » en référé l’automaticité de la rupture.

16. Au nom implicite de la lutte contre la précarité de l’emploi, force est donc de reconnaître que la Cour de cassation a très habilement repoussé les limites de la protection qu’accorde le droit au salariés engagés sous CDD. Et l’on ne peut qu’être séduit par le moyen juridique qu’elle utilise : une liberté fondamentale de nature procédurale. Ce faisant, elle démontre que ce qui relève a priori de la pure technique judiciaire sert, en réalité, des fins sociales particulièrement prégnantes. C’est une excellente nouvelle pour le droit !

Les salariés sont désormais fortement incités à analyser leurs contrats avant leur terme, et à engager sans attendre l’action en requalification si elle se justifie. Le chemin est balisé : saisine du juge de référé pour obtenir sans délai le maintien dans l’emploi, puis attente du jugement au fond qui déterminera si, oui ou non, la relation d’emploi se poursuit dans le temps à l’aune du régime des CDI. En cas de réussite à l’issue de la procédure (laquelle peut prendre plusieurs années), l’employeur pourra certes toujours mobiliser les règles de droit commun du licenciement pour rompre les relations de travail, mais il aura plus de difficultés à se prévaloir d’une cause réelle et sérieuse si le salarié exécute correctement ses obligations.

En revanche, en cas d’insuccès au fond, il faudra que le salarié se montre des plus prudents : comme l’indique le Pr. Tournaux, « l’exécution provisoire étant remise en cause, (…) [le salarié] sera en effet condamné à réparer les préjudices causés à l’employeur du fait de la prorogation du contrat. Potentiellement, le salarié pourrait ainsi être appelé à restituer les salaires perçus que l’employeur n’avait pas à lui verser puisque le contrat aurait dû prendre fin. À nouveau, les délais de l’action en requalification revêtent un caractère crucial. Une décision défavorable au salarié rendue dans un délai très court éviterait que le montant dû soit trop important et l’on pourrait même imaginer que ces sommes se compensent avec l’indemnité de fin de contrat généralement due lorsque la relation ne se poursuit pas en contrat à durée indéterminée. Si, comme cela est souvent le cas, le délai d’un mois n’est pas tenu par le juge prud’homal, les sommes à restituer peuvent s’avérer bien plus importantes. Seule une action en responsabilité de l’État, incapable de garantir que l’affaire soit jugée dans un délai d’un mois, serait de nature à alléger le fardeau financier du salarié, à défaut de le soulager d’un poids procédural sensiblement alourdi » 24. La question se pose avec d’autant plus de force en cas d’appel, car à la différence des prud’hommes, il n’y a aucun délai réduisant le temps d’attente d’une nouvelle décision au fond. Or si le Conseil a prononcé la requalification, l’emploi (et le versement des salaires afférents, c’est-à-dire des sommes de nature alimentaires) se poursuit, augmentant chaque mois le montant de ce qu’il y aura potentiellement à restituer si le juge d’appel infirme la requalification.

Il y a là, en tout cas, matière à faire encore évoluer le droit.

 

II – L’impasse : la requalification post-rupture et le droit à l’emploi

 

17. Requalification et réintégration du salarié : quelques possibilités, mais en marge de la pratique judiciaire. Si le maintien dans l’emploi n’est plus véritablement un problème en cas de requalification demandée avant la cessation des relations de travail, du fait des liens étroits qu’elle entretien avec le droit à un procès équitable, tel n’est pas le cas, en revanche, lorsque la requalification est demandée après la rupture. Le salarié n’est plus dans la même situation : la perte d’emploi n’est pas, ici, un dommage imminent, mais un fait. Ce basculement d’une simple perspective vers la dure réalité dissipe toutes les perturbations que l’on a précédemment entrevues sur l’effectivité du droit à soumettre ses prétentions devant le juge.

L’éventualité d’une réintégration, qui concrétise le maintien dans l’emploi, doit donc être recherchée sur le fondement de la violation d’une autre liberté fondamentale. Jusqu’à présent, c’est essentiellement l’interdiction des discriminations qui a été mobilisé 25, avec la limite que ce genre de contentieux présente par nature : le salarié doit prouver la discrimination – ce qui n’est jamais évident – et en tout état de cause, toutes les ruptures procédant de l’application normale des dispositions du CDD ne sont pas nécessairement discriminatoires. La possibilité existe, mais elle reste cantonnée à des situations marginales.

18. Le droit fondamental « à être maintenu dans son emploi » : une perspective périlleuse que la Cour de cassation refuse d’admettre. C’est ainsi qu’est apparue, dans le débat, la proposition de considérer qu’il existait un droit fondamental du salarié à être maintenu dans son emploi, lorsque l’employeur a manqué à ses obligations relatives à l’usage des CDD. La question était au cœur de l’arrêt ici commenté. Et d’une façon assez sèche, à dire vrai, la Cour de cassation l’a définitivement écartée de ses perspectives d’évolution du droit : « le droit à l’emploi ne constitue pas une liberté fondamentale qui justifierait la poursuite du contrat de travail au-delà du terme de la mission de travail temporaire en cas d’action en requalification en contrat à durée indéterminée ».

19. Il n’aura sans doute pas échappé au lecteur attentif que de la Cour, dans son attendu de principe, se réfère au « droit à l’emploi » plutôt qu’à la « liberté fondamentale de maintenir son emploi » que la Cour d’appel avait, de son côté, relevé.

La raison en est simple : si liberté fondamentale il peut y avoir, encore faut-il la nommer correctement à partir des textes qui établissent ces droits et libertés fondamentaux. Or le « droit de maintenir son emploi » n’apparait nulle part. En revanche, le « droit à l’emploi » se retrouve dans plusieurs textes fondamentaux, selon des formulations qui, certes, varient légèrement : le Préambule de la Constitution de 1946 évoque ainsi « le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » ; l’article 33 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme énonce que « toute personne a droit au travail », cette préoccupation étant confirmée par la suite par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels fait à New York le 16 décembre 1966 ; quant à la Charte sociale européenne de 1961 et révisée en 1996, elle reconnaît que « toute personne doit avoir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement entrepris ». En revanche, la Conv. EDH n’évoque rien de tel.

Mais dans le même temps qu’elle perçoit un ensemble assez cohérent de fondements textuels autour du « droit à l’emploi », la Cour de cassation introduit nécessairement dans le débat une ambiguïté qui, d’une certaine façon, « tue dans l’œuf » toute entreprise visant à cultiver ce potentiel. Car évoquer le « droit à l’emploi », c’est renvoyer le juriste à un vieux débat doctrinal que plus grand monde n’envisage aujourd’hui sérieusement de le poursuivre.

Qu’il s’agisse de la doctrine, ou plus effectivement de la jurisprudence constitutionnelle, toutes ont considéré, peu ou prou, que le « droit à l’emploi » ne désignait aucun droit-créance particulier. A minima, l’expression se réfère à l’obligation de moyens qui est assignée aux Etats « d’intervenir sur le marché du travail par une politique active de l’emploi destinée à favoriser le plein emploi, ou d’organiser l’indemnisation des personnes auxquelles cette politique n’a pu procurer un travail » 26.

Pour quelques auteurs, sa portée serait un peu plus vaste que d’être simplement le fondement des politiques publiques de l’emploi, soit parce qu’il constitue aussi un « droit collectif » 27, soit parce qu’il est un outil juridique permettant tout à la fois de légitimer certaines avancées législatives adoptées en vue d’améliorer la situation de l’emploi, de faire obstacle à des réformes qui auraient pour effet d’anéantir les fondements de notre modèle social, et de guider l’interprétation à retenir de certaines règles de notre droit du travail 28.

Le « droit à l’emploi » est donc un principe essentiellement à valeur éthico-politique, qu’il est certes possible de mobiliser dans le raisonnement judiciaire pour préserver l’ordre social, mais qui, en aucun cas, ne constitue un droit-créance dont pourrait se prévaloir un justiciable.

Et l’on entrevoit assez aisément le danger qu’il y aurait à adopter une vision plus ambitieuse : reconnaître un droit subjectif à l’emploi confèrerait de la substance juridique à ceux qui revendiquent un emploi qu’ils ne détiennent pas. Dans une période où le chômage atteint des sommets, quelles conséquences aurait ce droit sur l’ensemble de notre modèle économique et social s’il conduisait à légitimer la prétention d’imposer à un employeur qui n’a rien demandé, d’assumer les coûts et les responsabilités d’un emploi qui ne se fonde sur rien d’autre qu’une revendication sociale d’ordre général ?

20. L’on ne peut, toutefois, s’empêcher de penser que le « droit à l’emploi » renferme deux dimensions distinctes : le droit à l’emploi que l’on occupe pas (et celui-ci pose véritablement problème), et le droit à l’emploi que l’on occupe déjà (qui, d’une certaine façon, a été indirectement consacré par la jurisprudence relative aux requalifications ante-rupture, lorsque la Cour de cassation, dans sa décision du 8 mars 2017, dit que la perspective de perdre son emploi compromet le droit du salarié de demander au juge, via la requalification, la poursuite des relations de travail).

Dans l’hypothèse qui retient notre attention ici – la requalification post-rupture -il serait plutôt question du droit à l’emploi que l’on occupe plus… et donc pas.

Quoique les choses ne sont pas aussi claires. Si la rupture est le fait qui a clôt les relations de travail, la requalification est le mécanisme par lequel cette relation de travail est repensée dans son essence, ab initio. L’on pourrait alors émettre le raisonnement selon lequel la rupture n’avait pas lieu d’être, car dès l’origine, et contre la volonté contractuelle exprimée par les parties, la relation de travail est réputée être a durée indéterminée. Il n’apparaît pas illogique alors de penser l’annulation de la rupture, au nom du droit de maintenir l’emploi que l’on occupait et qui a été anéanti de façon illicite.

Philosophiquement, cela se défend. Juridiquement, c’est une autre affaire. Au risque de se répéter, dans l’hypothèse de la requalification ante-rupture, le maintien de l’emploi que l’on occupe n’était que la conséquence de la violation du droit à un procès équitable, et non la liberté fondamentale directement mise-en-cause. Peut-être que la Cour de cassation aurait pu, avec une franche audace, rouvrir la question de l’interprétation à donner du droit à l’emploi tel qu’il résulte des fondements textuels que nous avons évoqué, notamment pour dire qu’elle reconnaissait un droit-créance à la seule dimension de l’emploi que l’on occupe déjà. Mais pouvons-nous réellement lui reprocher de s’être abstenue d’emprunter ce chemin périlleux ; de n’avoir pas osé ouvrir la « boite de Pandore » que tout le monde avait soigneusement refermé au nom de la préservation de notre modèle économique et social ?

21. La nécessité pour le législateur de rompre enfin avec l’approche économique des relations de travail. Surtout qu’en fin de compte, le problème que nous rencontrons n’est pas forcément celui de l’absence d’une liberté fondamentale qui permettrait au salarié de réintégrer son emploi, mais celui du silence des textes législatifs qui auraient pu (dû) prévoir, explicitement, la nullité de la rupture en cas de requalification des relations de travail. Ce n’est pas tant le juge qu’il faut accabler, mais le législateur qui n’a de cesse de penser le droit du travail à l’aune de l’approche économique des relations d’emploi.

Cette approche nous enseigne que celles-ci naîtraient d’un échange économique entre d’une part un employeur qui profite de la force de travail du salarié pour développer l’investissement en capital qui est à l’origine de l’entreprise, et un salarié qui retire de cette mise à disposition une rémunération. Ce fondement économique de la relation serait à ce point central qu’elle influencerait directement l’aménagement des conditions de travail, via les pouvoirs de la subordination ; quand bien même l’on admettrait, par ailleurs, que la dimension relationnelle du travail s’organise de façon institutionnelle (par l’appartenance du salarié à une collectivité non personnifiée qu’est le personnel de l’entreprise, et qui lui confère certains droits) 29, ou selon le schéma de l’application d’un contrat-cadre 30, voire même en considération d’un ordre moral qui prendrait naissance depuis l’ordre économique initial 31.

Ainsi, si l’idée d’assimiler le contrat de travail au modèle du « contrat relationnel » 32 a fait son chemin en doctrine, créant de fait une distance certaine avec les autres contrats civils, ce n’est que dans la limite où tout ce qui concerne les rapports entre les individus reste paramétré par l’échange économique créateur de l’emploi : celui-ci n’est sans doute pas tout dans la relation de travail, mais il est néanmoins l’essentiel à l’aune duquel le reste se détermine.

L’emploi, dans cette perspective, ne serait que l’expression de la liberté d’entreprendre sur le Marché ; liberté que le droit du travail tente plus ou moins timidement d’encadrer par des considérations sociales impérieuses, par ailleurs discutées dans la sphère politique quant à leur substance.

22. Si l’on suit cette approche, l’acte judiciaire de requalification s’envisage nécessairement comme ayant une portée restreinte. Employeur et salarié ont en effet tous deux consenti à l’emploi, c’est-à-dire aux conditions de l’échange économique dont les principaux paramètres sont la qualification des fonctions exercées (l’objet de l’échange), la rémunération versée (le coût de l’échange), l’acceptation d’un lien de subordination (les pouvoirs découlant de l’échange) mais aussi la durée déterminée de la relation de travail (la projection dans le temps du coût). Se constitue alors le périmètre immuable de l’emploi, les quatre piliers « sacrés » que nul ne doit toucher, pas même le juge, sous peine de remettre en question la nature profonde, l’essence irréductible de la relation de travail.

Il s’évince de cette approche que l’acte de requalification ne peut que repenser les conditions de la rupture (l’absence de cause réelle et sérieuse et l’existence d’un préjudice spécifique), mais non son principe. La mutation du contrat en CDI ne s’effectuerait pas ab initio de la relation d’emploi, mais in fine dès lors que la rupture constitue un fait.

L’approche économique des relations de travail, en fin de compte, créé une illusion hélas fort tenace.

L’on sait en effet que le droit commun permet à l’employeur de rompre unilatéralement la relation de travail, à charge pour lui de respecter une procédure et de justifier la cause réelle et sérieuse de la rupture. S’il ne le fait pas, le juge en retiendra le caractère abusif et condamnera l’employeur à verser au salarié des indemnités réparant les préjudices subis, mais le principe même de la cessation des relations de travail reste acquis. D’une certaine façon, le droit commun préserve le principe constitutionnel de libre rupture des contrats à durée indéterminée qui avait été mis en évidence à l’occasion de la loi instituant le Pacte civil de solidarité, mais dont la portée est générale 33.

S’agissant des contrats à durée déterminée de travail, l’idée centrale est que les parties peuvent décider de basculer dans un droit spécial qui autorise que leur volonté économique ajoute des conditions supplémentaires à l’emploi au-delà de ce que prévoit le droit commun. Mais pour cela, encore faut-il respecter certaines conditions particulières que l’article L.1245-1, C. trav. rappelle, et que le mécanisme de requalification sanctionne. Dans ce cadre, la rupture des relations de travail intervient automatiquement à l’échéance prévue par les parties, sans qu’il soit nécessaire de respecter une quelconque procédure, ni alléguer une cause réelle et sérieuse de cessation autre que cette échéance.

L’illusion consiste à considérer que dans les deux cas de figure, la rupture répond aux mêmes logiques : la cessation des relations de travail, dans les deux cas, serait le fruit de la volonté de l’employeur ; en droit commun, une volonté consolidée par le principe de libre rupture des relations contractuelles à durée indéterminée, et en droit spécial, une volonté dictée par l’échange économique créateur de l’emploi.

23. Nous ne sommes toutefois pas convaincus par ce schéma de pensée. Le droit spécial des CDD suppose, pour être effectif, le respect des conditions posées par l’article L.1245-1 C. trav.. Ne pas les respecter revient alors à se priver du bénéfice des dispositions qui structurent ce régime et donc à basculer de nouveau dans le régime de droit commun. Or, dans cette perspective de requalification, la rupture n’est plus du tout l’expression d’une quelconque volonté.

En effet, l’échéance fixée aux CDD est un évènement objectif que les parties attendent patiemment pour acter la rupture des relations de travail. L’employeur est donc totalement passif, là où en droit commun, y compris dans l’hypothèse où il ne respecte ni la procédure, ni l’exigence d’une cause réelle et sérieuse de rupture, il est actif : en refusant de fournir au salarié son travail et sa rémunération, en usant de son pouvoir ultime de subordination et de sa liberté constitutionnelle de rompre la relation indéterminée d’emploi, il signifie là un acte unilatéral particulier, certes irrégulier et/ou abusif, mais un acte tout de même.

En tout état de cause, dans le cas du CDD requalifié, l’on ne peut soutenir que la rupture procède de la volonté active qui entoure l’échange économique initial, puisque le recours au droit spécial qui, seul, justifie cette volonté de limiter la durée de l’emploi et son coût, est substantiellement irrégulier. Nemo auditur propriam turpitudinem allegans…  

Tout au plus pourrait-on avancer qu’après être retourné dans le droit commun, l’employeur a simplement cessé de fournir travail et rémunération à la survenance de l’échéance initialement fixé par les parties, non pas en raison de cette échéance, mais par une sorte de coïncidence entre elle et une supposée volonté active de rompre unilatéralement la relation de travail. C’est en tout cas ce que semble considérer la Cour de cassation lorsqu’elle affirme, depuis 2002, que « l’employeur, qui, à l’expiration d’un contrat de travail à durée déterminée ultérieurement requalifié en contrat à durée indéterminée, ne fournit plus de travail et ne paie plus les salaires, est responsable de la rupture qui s’analyse en un licenciement et qui ouvre droit, le cas échéant, à des indemnités de rupture sans que le salarié puisse exiger, en l’absence de disposition le prévoyant et à défaut de violation d’une liberté fondamentale, sa réintégration dans l’entreprise » 34.

Seulement, interrogeons-nous ? Peut-il y avoir volonté de faire, sans avoir préalablement conscience de ce que l’on entend faire ? Car jusqu’au prononcé de la décision judiciaire de requalification, l’employeur n’a nullement conscience d’avoir basculé dans le régime de droit commun. Si bien qu’au moment de la rupture, il ne sait pas qu’il veut activement rompre la relation de travail : il reste baigné de cette passivité qui l’oblige à attendre l’application d’un droit spécial auquel, in fine, il n’a pas droit.

Signalons par ailleurs, pour en croiser les logiques, que le salarié qui s’abstient de fournir le travail qui lui est demandé, qui plus grave encore, ne donne plus aucun signe de vie à son employeur, n’est pas considéré pour autant comme démissionnaire (acte de volonté qui doit être explicite) mais comme fautif au regard d’un abandon de poste… or ceci se règle par un licenciement pour faute grave, dont l’employeur prend l’initiative 35. Cet exemple montre bien que la volonté de rompre unilatéralement les relations de travail ne se déduit pas simplement de la survenance de faits, mais bien d’un acte de volonté qui doit être clair et sans équivoque.

24. Voici donc le piège posé par l’approche économique des relations de travail : considérer que l’expression de la volonté économique particulière des parties culmine au-dessus du régime qui la consacre et contamine l’autre régime qui, de son côté, ne lui reconnaît initialement aucun effet ; positionner a priori du droit, une volonté si puissante qu’elle rend inopérable tout rapport de conscience (de ce que l’on fait juridiquement) qui lui serait opposé.

Disons le plus directement : l’obsession de l’échange économique qui créé l’emploi serait telle qu’elle conduit, dans les faits et en droit, à déresponsabiliser les parties – et plus particulièrement la partie économiquement puissante de la relation de travail – voire à les protéger contre leur propre turpitude. Cantonner les effets de la requalification post-rupture à la seule identification d’une irrégularité et/ou d’un abus préjudiciable, conduit inévitablement à donner corps, dans notre droit, à cette logique anti-juridique.

L’approche économique des relations de travail est une impasse, qui abime le les concepts fondamentaux sur lequel il repose. Pire, qui détourne le droit de sa seule véritable fonction : servir la société en préservant sa cohésion sociale.

25. Pour éclairer cette conviction profonde, qu’il nous soit permis d’évoquer, en guise de conclusion, quelques considérations d’ordre général sur la notion même de relations de travail.

L’emploi n’est pas nécessairement et uniquement l’expression d’un échange économique à l’aune duquel toute la relation de travail se comprend, se conçoit et s’articule. Suivant en cela les enseignements de Georges Scelle 36, l’on peut aussi affirmer que l’échange économique, concrétisé par l’embauche, n’est qu’un acte-condition d’une situation relationnelle qui s’émancipe de lui une fois que l’emploi est créé. C’est, d’une certaine façon, l’idée que le travail salarié a pour principale finalité non pas la création de richesses au profit d’une entreprise, mais plus fondamentalement la capacité des individus à poursuivre leur développement personnel ; que l’emploi constitue le cadre d’existence et d’expression naturel de toute une série de libertés individuelles et collectives qui émancipent l’individu de sa condition sociale, économique et culturelle. En fin de compte, que ce que l’on nomme « conditions de travail » n’est rien d’autre que la vision civilisationnelle, la philosophie sociale que nous développons sur l’Humain en particulier, et sur la vie en générale 37.

Ainsi, lorsque l’on évoque le « droit au maintien de son emploi », l’on se réfère à la prétention légitime d’un salarié de demeurer dans une situation où il est en mesure d’exercer toute une série de libertés fondamentales qui participent de son développement personnel. C’est un droit qui peut certes tomber si l’emploi disparaît normalement, par l’effet d’une volonté active qui s’exprime sur des bases juridiquement pertinentes. Mais en l’absence d’une telle volonté, il doit demeurer intact.

Le « droit au maintien de son emploi » évoque également la forte relativisation des effets de l’échange économique sur la relation de travail : les fonctions sociales de l’emploi, dont fait partie l’accès aux libertés fondamentales du travailleur, ne se considèrent pas à l’aune des forces créatrices de l’emploi. Pour le dire autrement, il n’est pas évident qu’il faille considérer que les conditions dans lesquelles le salarié envisage et vit son développement personnel au travers le travail, soient irradiées de façon permanente par les conditions économiques de l’emploi qu’il occupe. Sinon, l’on risque fort de basculer dans un degré faible mais certain de « servitude », entendue comme l’obligation de vivre et de travailler sur la propriété d’autrui, tout en lui fournissant certains services rémunérés, mais sans toutefois disposer de la possibilité de changer de condition 38.

Loin de nous la tentation d’affirmer que l’approche économique des relations de travail que nous connaissons en France constitue une situation objective de servitude : nous posons simplement là la perspective du risque que l’on encourt si cette logique se renforce, en s’appuyant notamment sur des négations particulièrement graves des libertés fondamentales du salarié. Fort heureusement, le droit est un rempart. Encore faudrait-il que l’on ne passe pas l’essentiel de notre temps à le fragiliser sous l’impulsion des illusions créées par l’approche économique de l’emploi.

26. Par ailleurs, il serait grand temps que le législateur s’interroge sur le sens profond de l’interdiction qu’il fait aux employeurs de pourvoir, par des contrats à durée déterminée, à des emplois durables liés à l’activité normale de l’entreprise. Ne s’agit-il pas précisément d’éviter qu’un salarié, concerné par ces emplois précaires, ne se voit en pratique privé de sa capacité à bénéficier pleinement des conditions de son développement personnel, c’est-à-dire notamment la possibilité d’envisager une carrière faite d’augmentations de sa rémunération, d’acquisitions de nouvelles compétences, du bénéfices de droits à des actions sociales et culturelles envisagées sur le long terme… ceci alors même que, dans les faits, l’entreprise serait en mesure de les lui fournir ?

Si l’entreprise ne le peut pas, alors le salarié qui accepte ces contrats sait effectivement à quoi s’en tenir. Quant à l’entreprise, elle ne pourra de toutes les façons pas lui proposer autre chose qu’une situation d’emploi conforme à l’interdiction. La question n’est donc pas de bannir les CDD et les missions d’intérim du paysage de notre droit social. Elle est de ne pas profiter abusivement d’une situation qui n’est pas la norme sociale ; de ne pas maintenir le salarié dans une condition où il renonce, pour de mauvaises raisons (l’obsession de l’entreprise de limiter par tous moyens, y compris la violation des interdictions légales, le coût de l’échange économique) à tout ce qui lui permettrait de vivre socialement.

Si la requalification détient une fonction sociale, elle est celle-là avant tout. Plutôt que d’évoquer la « requalification-sanction » qui met trop l’accent sur la punition infligée à l’employeur, l’on devrait plutôt évoquer la « requalification-resocialisation » qui permet de mieux entrevoir sa finalité sociale essentielle. Cela passe inévitablement par une réforme tendant à insérer, au titre des sanctions que l’employeur encourt s’il ne respecte pas le droit spécial des CDD, la nullité de la rupture des relations de travail… liberté fondamentale violée, ou pas !

 

Notes:

  1. Art. L.1245-1, C. trav.
  2. Toutefois, depuis l’entrée en vigueur de l’Ordonnance n°2017-1387 du 22 sept. 2017, la nouvelle rédaction de l’art. L.1245-1, C. trav. précise désormais que la méconnaissance de l’obligation de transmission dans le délai fixé par l’article L. 1242-13 ne saurait, à elle seule, entraîner la requalification en contrat à durée indéterminée. Elle ouvre droit, pour le salarié, à une indemnité, à la charge de l’employeur, qui ne peut être supérieure à un mois de salaire ; pour la période antérieure à l’Ordonnance, v. Cass. Soc., 17 juin 2005, n°03-45.596.
  3. La jurisprudence est abondante sur ce point : v.. ntm. Cass. Soc., 19 nov. 1987 : Dr. Soc., 1989, p.361, note Poulain ; Cass. Soc., 6 mai 1997, n°94-41.940 : Dr. Soc., 1997, p.922, note Roy-Loustaunau.
  4. Cass. Soc., 30 oct. 2002, n°00-45.572 : Dr. Soc., 2003, p.465, note Roy-Loustaunau.
  5. Cass. Soc., 16 juill. 1987 : Dr. Soc., 1989, p.361, note Poulain ; Cass. Soc., 13 fév. 1991, n°87-44.303 ; Cass. Soc., 19 mai 20140, n°08-42303 ; à noter que lorsque l’inobservation des règles protégées est évidente (en l’espèce, un contrat non écrit), le salarié peut néanmoins rapporter la preuve que le contrat conclu était bien à durée déterminée : Cass. Soc., 10 juill. 2002 ; à noter également que le salarié peut parfaitement demander le bénéfice de la requalification même s’il a antérieurement refusé, de façon systématique et explicite, de conclure un CDI : Cass. Soc., 21 mars 2012 ; à noter enfin que depuis 2002, l’AGS est irrecevable à demander la requalification : Cass. Soc., 4 déc. 2002, n°00-43.750.
  6. Cass. Soc., 22 sept. 2010, n°09-42.650.
  7. Cass. Soc., 19 janv. 1999, n°96-44.954.
  8. Cass. Soc., 30 mai 2007, n°06-41.403.
  9. Cass Soc., 18 déc. 2013, n°12-27.383 : « Exécution de la décision de requalification et rupture du contrat de travail », JCP S., n°21, 1211, comm. F. Bousez ; J. Mouly, « Une avancée spectaculaire du droit du salarié d’agir en justice contre l’employeur : la nullité de principe des mesures de rétorsion », Dr. Soc., 2013, p. 415.
  10. CEDH, 19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce, n°18357/91 : D, 1998, p.74, note N. Fricero ; « Droit à un procès équitable et exécution des décisions de justice », JCP G., 1997, n°47, 22949, note O. Dugrip et F. Sudre ; v. également Hugon (C.), « L’exécution des décisions de justice », in « Libertés et droits fondamentaux » (ss. dir. de R. Cabrillac, M.-A. Frison-Roche & T. Revet), 2012, 18e ed., p.721.
  11. CEDH., 22 juill. 1999, Immobiliare Saffi c/ Royaume-Uni, n°22774/93.
  12. CEDH, 6 juin 2002, Katsaros c/ Grèce, n°51473/99.
  13. CEDH, 18 avr. 2002, Ouzounis c/ Grèce, n°49144/99, point 21.
  14. Bugada (A.), « Office du juge et nullité du licenciement attentatoire à l’action en justice du salarié. Commentaire sous Cass. Soc., 16 mars 2016, n°14-23.589 », JCP. S., 2016, n°20, n°1173.
  15. CEDH, 18 avr. 2002, Ouzounis c/ Grèce, op.cit., point 21.
  16. V. ntm C. Bouty, « Introduction » in « L’irrévocabilité de la chose jugée en droit privé », 2008, PUAM, pp.13-50 ; M.-A. Frison-Roche, « Autorité de la chose jugée et voies de recours dans les procédures collectives », LPA 1998, n° 129, pp. 16-22 ; P. Hebraud, « L’exécution des jugements civils », RID comp. 1957, pp. 170-202, spéc. p. 178.
  17. Selon les conditions établies par la loi, s’entend.
  18. V. sur cette question N. Gerbay, « Appel. Procédure devant le premier président », in JurisClasseur « Procédure civile », fasc. 1000-30.
  19. Cass. soc., 2 mars 2016, n° 14-15.603 ; Cass. soc., 30 sept. 2014, n° 13-14.766, n° 13-15.490 et n° 13-15.491 ; Cass. soc., 30 sept. 2014, n° 13-15.492.
  20. Cass. Soc., 16 mars 2016, n°14-23589 : A. Bugada, « Office du juge et nullité du licenciement attentatoire à l’action en justice du salarié », op.cit.
  21. Bugada (A.), « Office du juge et nullité du licenciement attentatoire à l’action en justice du salarié », op. cit.
  22. Mazeaud (A.), « Droit du travail », 2014, LGDJ, coll. « Domat : droit privé, 9e éd., p.371.
  23. Cass. Soc., 8 mars 2017, n° 15-18.560 : Y. Pagnerre, « Poursuite judiciaire d’un CDD au-delà de son terme », JCP S., 2017, n°18, n°1155.
  24. Tournaux (S.), « Les transformations de l’action en requalification du CDD : du curatif au préventif », RDT, 2017, p.415 ; v. également Cass. Ass. Plén., 24 fév. 2006, n°05-12.679.
  25. V. par exemple Cass. Soc., 1er juin 1999, à propos d’une requalification intervenue contre une banque qui avait, par ailleurs, explicitement interdit la possibilité de recruter en CDI des membres de la famille de son personnel.
  26. Rivero (J.) & Savatier (J.), « Droit du travail », 1993, PUF, coll. « Thémis », 13e éd. ; v. aussi F. Gaudu, “L’organisation du marché du travail”, Dr. Soc., 1992, p.941.
  27. Lyon-Caen (G.), “Le droit au travail”, in « Les sans-emploi et la loi, hier et aujourd’hui », 1988, Centre Droit et changement social, Université de Nantes/CNRS, pp. 203-212. ; Couturier (G.), « Droit du travail », Tome 1, 1996, PUF, Coll. Droit fondamental, 3ème éd.
  28. Jeammaud (A.) & Le Friant (M.), « L’incertain droit à l’emploi », Travail, genre et sociétés, 1999, vol.2, pp.29-45.
  29. Jeammaud (A.), Le Friant (M.) & Lyon-Caen (A.), « L’ordonnancement des relations de travail », D., 1998, chron., p.359.
  30. adé (C.), « La figure du contrat dans la relation de travail », Dr. soc., 2001, p.801.
  31. Darmaisin (S.), Le contrat moral, 2000, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », p.123 ; Mazeaud (D.), « Le nouvel ordre contractuel », rev. des contrats, 2003, p.295.
  32. Puisant son origine des travaux d’Ian Macneil, le contrat relationnel est celui qui reconnait une dimension psychologique ou sociale à un échange entre les parties qui n’est pas ponctuel et isolé (contrairement aux transactions discrètes). Sur l’incidence du contrat relationnel sur l’analyse des contrats de travail, v. l’excellente thèse de A. Barège, « L’éthique et le rapport de travail », 2008, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit social », tome 47.
  33. Cons. Constit., 9 nov. 1999, n°99-419 DC : « Considérant que, si le contrat est la loi commune des parties, la liberté qui découle de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 justifie qu’un contrat de droit privé à durée indéterminée puisse être rompu unilatéralement par l’un ou l’autre des contractants, l’information du cocontractant, ainsi que la réparation du préjudice éventuel résultant des conditions de la rupture, devant toutefois être garanties » (cons. n°66).
  34. Cass. Soc., 30 oct.2002, n°00-45.608.
  35. V. ntm Cass. Soc., 23 oct. 1991 aux termes duquel il est affirmé que l’absence injustifiée et prolongée du salarié ne peut pas être assimilable à une volonté claire et non équivoque de démissionner.
  36. Scelle (G.), Le droit ouvrier, 1929, Ed. A. Colin, 2e éd. ; v. aussi P. Durand, Traité de droit du travail, tome II, 1950, Dalloz.
  37. Supiot (A.), Critique du droit du travail, 1994, PUF, coll. « Quadrige », 3e éd. (2015).
  38. Comm. EDH, DR 17/59 ; v. aussi rapp. Com. EDGH, 9 juill. 1980, Van Droogenbroeck, Série B, vol.44, p.30, § 78.

Les référés administratifs d’urgence à l’épreuve des décisions pénitentiaires

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Cette étude a pour objet d’interroger l’effectivité des procédures d’urgence à l’encontre des décisions pénitentiaires et d’évaluer leur capacité à faire cesser les atteintes aux droits et libertés des détenus. L’analyse de la jurisprudence révèle une neutralisation, du fait de la détention, des conditions d’octroi des référés, si bien que l’effectivité des procédures d’urgence paraît bien insuffisante à l’encontre des décisions pénitentiaires.

Anne Jennequin est Maître de conférences en droit public à l’Université d’Artois et Membre du Centre Droit Ethique et Procédures

 

Lorsqu’on évoque les procédures administratives d’urgence en matière pénitentiaire, s’impose immédiatement à l’esprit leur utilisation en matière de conditions de détention, celle-ci occultant largement leur emploi à l’encontre des décisions prises par l’administration pénitentiaire à l’égard des personnes détenues.

Il est vrai que la prise en considération par le juge administratif du droit à des conditions de détention dignes a été un formidable accélérateur de la protection juridictionnelle des droits et libertés de la personne détenue, d’abord dans le cadre du contentieux de la responsabilité en ouvrant droit à une réparation des préjudices en résultant[1], ensuite et surtout dans le cadre du contentieux de l’urgence en permettant le prononcé des mesures de sauvegarde nécessaires. La célèbre ordonnance Section française de l’Observatoire international des prisons rendue par le Conseil d’Etat le 22 décembre 2012[2] a ouvert des potentialités en matière pénitentiaire[3] qui n’ont cessé d’être exploitées depuis[4].

Pourtant, les référés administratifs d’urgence pour le rétablissement de conditions de détention dignes ne constituent qu’une infime partie des procédures d’urgence en matière pénitentiaire et ne sont nullement représentatifs de l’ensemble.

Les procédures d’urgence introduites à l’encontre des décisions prises par l’administration pénitentiaire à l’égard de personnes détenues, à savoir le référé-suspension et le référé-liberté[5], présentent un tout autre visage. Elles sont d’abord quantitativement plus nombreuses. La présente étude repose sur l’analyse de 31 ordonnances du juge des référés du Conseil d’Etat et d’un éventail, sinon exhaustif[6] du moins représentatif, de 432 ordonnances des juges des référés des tribunaux administratifs entre 2004 et 2017, 182 prises dans le cadre de référés-suspension et 250 dans le cadre de référés-liberté[7]. La consistance du matériau jurisprudentiel disponible doit d’ailleurs être soulignée : le faible nombre de décisions du Conseil d’Etat, rapporté au nombre conséquent d’ordonnances des juges des référés des tribunaux administratifs, révèle la fragilité et le manque de solennité des solutions jurisprudentielles, lesquelles mériteraient parfois une intervention unificatrice et clarificatrice de la juridiction suprême[8]. Elles sont ensuite qualitativement plus variées et embrassent tous les aspects de la détention. Si les demandes de suspension ou d’injonction introduites par les personnes détenues portent essentiellement sur les décisions de placement initial ou de prolongation de l’isolement, les régimes de fouilles, les refus de permis de visite, les mises en cellule disciplinaire et les changements d’affectation, elles peuvent également porter sur les décisions d’inscription ou de maintien sur le registre des détenus particulièrement signalés, les extractions médicales[9], la mise en place de repas hallal[10] ou végétarien[11], la restitution de matériel informatique saisi[12], la prise en compte de la problématique transsexuelle du requérant[13], la demande de transfert en unité hospitalière sécurisée interrégionale[14], l’affectation en cellule individuelle[15], la rémunération du travail au service général de l’établissement pénitentiaire selon les taux horaires minimaux garantis par le code de procédure pénale[16]. Enfin, les référés administratifs d’urgence apparaissent souvent comme les seules voies de recours effectives pour faire cesser les atteintes aux droits et libertés des personnes détenues. Le temps du recours pour excès de pouvoir n’est en effet pas adapté à la temporalité spécifique de la détention. Pour des décisions à la durée d’exécution limitée (durée maximale de 30 jours pour la mise en cellule disciplinaire, de 3 mois renouvelables pour le placement ou la prolongation de l’isolement), le recours pour excès de pouvoir non assorti d’une demande de suspension ne permet pas, compte tenu du délai de jugement qu’il implique et de l’éventuel recours administratif obligatoire qu’il a fallu introduire au préalable, l’intervention d’une décision en temps utile, avant que la décision n’ait été entièrement exécutée par l’administration pénitentiaire. Pour les autres décisions qui auront un impact plus long sur la détention (changement d’affectation, refus de permis de visite, maintien sur le répertoire des détenus particulièrement signalés, régime de fouilles), l’attente du jugement au fond pourra paraître insoutenable, tant les effets des décisions sont vécus douloureusement par les personnes détenues. Les procédures d’urgence permettent ainsi de remédier à cette ineffectivité et de garantir « le droit d’exercer un recours effectif susceptible de permettre l’intervention du juge en temps utile »[17].

Contrairement aux référés d’urgence introduits pour remédier aux conditions de détention indignes, les référés-suspension et les référés-liberté intentés par les personnes détenues à l’encontre de décisions pénitentiaires connaissent un échec cuisant et très rares sont les injonctions prononcées par le juge des référés. Ainsi, sur les 155 requêtes en référé-suspension introduites par les personnes détenues entre 2009 et 2017, seules 6 ont donné lieu à une suspension de la mesure, soit moins de 4 % des requêtes. De même, sur les 250 requêtes engagées sur le fondement de l’article L. 521-2 de 2004 à 2017, 13 seulement ont permis le prononcé de mesures de sauvegarde, dont 9 en matière de fouilles intégrales, soit 5% des requêtes. Plus concrètement, sur tous les référés administratifs d’urgence introduits depuis 2004, une seule mesure de mise en cellule disciplinaire a bénéficié d’une suspension[18], aucune décision relative à l’isolement n’a encore fait l’objet d’une mesure de référé.

L’analyse de cette jurisprudence bat ainsi en brèche la répartition des rôles entre référé-liberté et référé-suspension imaginée par la loi du 30 juin 2000. Dans l’esprit du législateur, le référé-suspension se présente comme la procédure d’urgence de droit commun laquelle, introduite en parallèle d’un recours au fond, permet la suspension d’un acte administratif, tandis que le référé-liberté est au contraire une « procédure conçue pour des situations exceptionnelles » [19]. Cet échelonnement se traduit dans leurs conditions d’octroi respectives : la condition d’urgence se décline en une urgence simple en matière de référé-suspension et en une urgence extrême en matière de référé-liberté[20] ; la condition de légalité exige dans le premier cas un doute sérieux sur sa légalité, dans le second une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale[21]. Cette distribution des rôles invite le justiciable à privilégier la voie du référé-suspension et à ne recourir à celle du référé-liberté qu’avec prudence et dans des circonstances exceptionnelles. Lorsqu’il est incarcéré, le justiciable perd pourtant purement et simplement le choix fondamental qui est offert par le législateur. Le caractère exceptionnel du référé-liberté est largement confirmé tant il est difficile d’établir une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, sans que le référé-suspension n’apparaisse comme une solution de repli réelle, dès lors que la condition d’urgence est particulièrement dure à caractériser en matière pénitentiaire.

Apparaît dès lors un paradoxe : les décisions pénitentiaires qui devraient fournir un terreau fertile aux procédures d’urgence, compte tenu de la mise en cause des droits et libertés des personnes détenues et compte tenu de l’ineffectivité du recours pour excès de pouvoir, semblent être au contraire une terre hostile à l’intervention de mesures de référés. Ce paradoxe mérite d’être interrogé, non seulement pour identifier les causes de cet échec mais également pour en mesurer les conséquences en termes de protection des droits et libertés des personnes détenues. Il s’agit donc ici d’apprécier l’effectivité des procédures d’urgence à l’encontre des décisions pénitentiaires et d’évaluer leur capacité à faire cesser les atteintes aux droits et libertés des détenus causées par les décisions de l’administration pénitentiaire.

L’analyse de la jurisprudence des tribunaux administratifs et du Conseil d’Etat révèle qu’en dépit d’un office du juge des référés de nature à protéger les droits et libertés des personnes détenues (I), les conditions d’octroi des référé-liberté et référé-suspension sont neutralisées du fait de la détention (II), si bien que l’effectivité des procédures d’urgence mérite d’être améliorée à l’encontre des décisions pénitentiaires (III).

 

I. L’office du juge des référés de nature à protéger les droits et libertés des personnes détenues

 

Selon que les conditions d’octroi posées par les articles L.521-1 ou L. 521-2 du code de justice administrative sont ou non réunies, le juge des référés se présente tantôt comme un gardien vigilant des droits des personnes détenues (A), tantôt comme un défenseur actif (B).

 

A.   Le juge administratif des référés, gardien vigilant des droits des personnes détenues

C’est exclusivement lorsqu’il intervient au titre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative que le juge des référés est en mesure d’assurer cette fonction de gardien vigilant. Parce que le référé-liberté est une procédure d’urgence au fond susceptible d’être utilisée indépendamment de tout recours au fond, il fournit autant d’occasions au juge des référés de promouvoir les libertés fondamentales des personnes détenues (1) et d’aligner le droit pénitentiaire sur les exigences européennes (2), et ce alors même que les conditions d’octroi ne sont pas réunies.

 

1. Le juge administratif des référés, promoteur des libertés fondamentales des personnes détenues

A la faveur des référés-liberté dont il a été saisi, le juge des référés a dessiné, en matière pénitentiaire, les contours de la notion de libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.

Il a d’une part admis que les personnes détenues ne sont pas, du seul fait de leur incarcération, privées du droit d’exercer des libertés fondamentales[22] et qu’elles peuvent donc se prévaloir, pour l’essentiel, des mêmes libertés fondamentales que les autres justiciables. Il en est ainsi du droit au respect de la vie[23], du droit de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants[24], du droit au respect de sa vie privée et familiale[25] qui implique notamment la liberté de se marier[26] ou encore du droit de chacun au respect de sa liberté personnelle « qui implique qu’il ne puisse subir de contraintes excédant celles qu’imposent la sauvegarde de l’ordre public ou le respect des droits d’autrui »[27]. Si le droit à la santé n’est pas une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2, pour les personnes détenues comme pour les autres justiciables, constituent au contraire une telle liberté le droit de donner son consentement libre et éclairé aux soins médicaux qui lui sont prodigués[28] ainsi que le droit d’obtenir des soins appropriés à son état de santé[29]. Figurent également au nombre des libertés fondamentales des personnes détenues le droit de propriété et son corollaire le droit de disposer librement de ses biens[30] qui implique notamment que la personne détenue puisse librement disposer de son pécule de libération pour préparer sa réinsertion[31]. Il en est de même du libre exercice du suffrage[32]. Les personnes détenues disposent également de la liberté de culte[33], à l’instar des autres justiciables, mais celle-ci n’implique pas pour l’administration pénitentiaire de fournir aux personnes détenues, en toutes circonstances, une alimentation conforme à leurs convictions et ne crée qu’une obligation de moyen à la charge des autorités pénitentiaires[34]. En revanche, les personnes détenues sont privées, du fait de la détention, de la possibilité de se prévaloir de certaines libertés fondamentales dont disposent les personnes libres : le juge des référés du Conseil d’Etat l’a jugé expressément à propos de la liberté de réunion[35] mais il en est de même certainement, en dépit de toute prise de position de la part du juge des référés jusqu’à présent, de la liberté syndicale ou du droit de grève, dès lors qu’aucune disposition législative ou réglementaire ne prévoit les modalités de leur exercice en détention.

L’exercice des libertés fondamentales par la personne détenue est toutefois subordonné aux contraintes inhérentes à la détention si bien que la protection ainsi accordée est moindre que celle offerte à la personne libre. La formulation, à la fois négative et restrictive, retenue par le Conseil d’Etat dans l’ordonnance Section française de l’Observatoire international des prisons du 27 mai 2005 ne laisse planer aucun doute : « Si les personnes détenues dans des établissements pénitentiaires ne sont pas de ce seul fait privées du droit d’exercer des libertés fondamentales susceptibles de bénéficier de la procédure de protection particulière instituée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative, l’exercice de ces libertés est subordonné aux contraintes inhérentes à leur détention »[36]. Il y a ainsi en matière pénitentiaire une forme d’affadissement des libertés fondamentales au sens de l’article L.521-2. Les personnes détenues ne peuvent pas prétendre à la même protection au titre des libertés fondamentales, car leur exercice des libertés est contraint par la détention. Alors que « le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle implique en particulier qu’il ne puisse subir de contraintes excédant celles qu’imposent la sauvegarde de l’ordre public ou le respect des droits d’autrui », « s’agissant des personnes détenues dans les établissements pénitentiaires, leur situation est nécessairement tributaire des sujétions inhérentes à leur détention »[37]. De même, les personnes détenues ne bénéficient de la liberté fondamentale que constitue le droit au respect de la vie privée et familiale que « compte tenu des contraintes inhérentes à la détention »[38]. Par conséquent, l’atteinte grave et manifestement illégale ne sera constituée que lorsque ce droit sera affecté de manière caractérisée « dans des conditions qui excèdent les restrictions inhérentes à la détention ». Si la protection accordée est moindre, il n’en demeure pas moins que la reconnaissance de ces libertés au profit des personnes détenues est remarquable et contribue à faire de la personne détenue un justiciable comme les autres.

Le juge des référés a d’autre part reconnu au profit des personnes détenues le bénéfice de libertés fondamentales spécifiques, conscient qu’elles peuvent, de par leur vulnérabilité et leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, être empêchées de faire valoir leurs droits. Il en est ainsi d’abord de « la possibilité d’assurer de manière effective sa défense devant le juge ». Initialement consacrée pour les étrangers[39] et étendue par la suite aux personnes détenues[40], cette liberté fondamentale est plus précise que son corollaire le « droit pour tout individu d’assurer sa défense »[41] et implique que le détenu puisse obtenir communication de son dossier individuel pénitentiaire, au vu duquel le juge d’application des peines va statuer, dans un délai lui permettant de préparer utilement sa défense. Constitue ensuite une liberté fondamentale réservée cette fois aux seules personnes détenues le « droit de tout détenu de voir sa situation traitée dans le respect des règles de compétence et de procédure fixées par le code de procédure pénale »[42], lequel interdit notamment à un chef d’établissement pénitentiaire de faire obstacle à l’instruction d’une demande de changement d’affectation par l’autorité compétente pour en connaître. Enfin, corollaire du droit au respect de la vie privée, le droit à la confidentialité des conversations des personnes détenues avec leur avocat est une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2[43]. Cette volonté de spécialisation des libertés fondamentales des personnes détenues est toutefois limitée. Le juge des référés a en effet refusé de qualifier de libertés fondamentales au sens du référé-liberté les droits-créances invoqués par les requérants. Ne sont donc pas au nombre des libertés fondamentales « l’objectif de politique criminelle suivant lequel l’exécution des peines privatives de liberté a pour objet non seulement de punir le condamné mais également de favoriser son amendement et de préparer son éventuelle réinsertion »[44], le droit à la formation professionnelle[45], la possibilité d’exercer une activité rémunérée[46] ou encore la possibilité de travailler pour son propre compte durant son incarcération[47].

Au-delà de la promotion des libertés fondamentales dont disposent les personnes détenues au sens de l’article L. 521-2, le juge administratif des référés procède également à l’alignement du droit pénitentiaire sur les exigences européennes.

 

2. Le juge administratif des référés, artisan de l’alignement du droit pénitentiaire sur les exigences européennes

Le juge se fait l’artisan de l’alignement du droit pénitentiaire sur les exigences européennes, à la fois au stade de l’identification des libertés fondamentales des personnes détenues et au stade de la définition du cadre du litige.

S’agissant d’une part de l’identification des libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés utilise la Convention européenne des droits de l’homme comme source quasi-exclusive. Soit il rattache expressément la liberté fondamentale considérée à un article précisément identifié de la Convention européenne : c’est le cas du droit au respect de la vie, du droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants et du droit au respect de la vie privée et familiale des personnes détenues respectivement fondés sur les articles 2, 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Soit il ne fait pas référence à un article particulier mais inscrit aux visas de l’ordonnance la convention européenne des droits de l’homme ainsi que la Constitution de 1958[48].

S’agissant d’autre part du cadre juridique du litige, le juge du référé-liberté procède, au gré de ses ordonnances, à la réception du « droit commun européen de la détention »[49] et s’approprie les solutions dégagées par la Cour de Strasbourg[50]. Tout en rejetant la requête pour défaut d’urgence, l’ordonnance El Shennawy de 2008[51] pose ainsi de manière inédite les conditions de légalité des fouilles corporelles intégrales, réceptionnant par là-même la jurisprudence de la Cour européenne en la matière[52]. L’ordonnance Section française de l’Observatoire international des prisons du 22 décembre 2012 transpose pour sa part en droit interne l’interprétation extensive donnée à l’article 3 de la CEDH par l’arrêt Kudla[53] et consacre le droit à des conditions de détention dignes. On y retrouve tous les éléments du raisonnement tenu par la Cour européenne, à savoir la prise en compte de vulnérabilité de la personne détenue et sa situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, mais aussi le recours à la technique des obligations positives à la charge des autorités compétentes ou encore la prise en considération des moyens dont dispose l’administration[54]. Enfin, tout en déniant en l’espèce une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, l’ordonnance Moussaoui[55] consacre, dans un considérant de principe, les obligations qui s’imposent à l’administration en cas de placement ou de maintien à l’isolement d’une personne détenue et transpose en droit interne les exigences posées par la Cour européenne des droits de l’homme[56].

L’affirmation et la réaffirmation constante des droits et libertés des personnes détenues et des obligations qui s’imposent à l’administration pénitentiaire n’ont pas seulement une portée symbolique : elles encadrent l’administration pénitentiaire et limitent les risques d’arbitraire en détention ; elles peuvent également ouvrir la voie à d’autres recours.

Lorsque les conditions d’octroi sont remplies, le juge administratif des référés n’est plus seulement un gardien en retrait, il est en mesure de sauvegarder effectivement les droits et libertés des personnes détenues.

 

B.   Le juge administratif des référés, défenseur actif des droits des personnes détenues

Le juge administratif des référés est en capacité d’améliorer sensiblement la situation de la personne détenue, à la fois par l’efficacité des mesures de référé qu’il peut ordonner (1) et par le caractère dissuasif de l’instance sur l’administration pénitentiaire (2).

 

1. Des mesures de référé efficaces pour protéger les droits des personnes détenues

Les pouvoirs de suspension et d’injonction que le code de justice administrative confie au juge des référés garantissent une sauvegarde efficace des libertés fondamentales des personnes détenues.

Exercé indifféremment dans le cadre du référé-suspension et dans le cadre du référé-liberté, le pouvoir de suspension permet de faire cesser des atteintes à la situation des détenus résultant de décisions de l’administration pénitentiaire : le juge des référés a pu suspendre l’exécution de décisions mettant en place des fouilles corporelles intégrales systématiques[57], l’exécution de la sanction de mise en cellule disciplinaire dans l’attente de la réalisation dans la cellule des aménagements spécialement adaptés aux lourds handicaps du requérant[58], l’exécution de la décision de prolongation du maintien à l’isolement[59], l’exécution de décisions suspendant un permis de visite à la compagne d’un détenu en fin de vie[60] ou à un fils visitant régulièrement son père qui n’est pas libérable avant 8 ans[61], l’exécution de décisions de changement d’affectation privant le détenu des facilités – d’ordre médical[62] ou d’ordre familial[63] – dont il bénéficiait dans l’établissement d’affectation initiale.

Plus intrusif que le pouvoir de suspension, le pouvoir d’injonction reconnu au juge des référés par l’article L. 521-2 du code de justice administrative est de nature à contribuer au redressement ou à la restauration de la situation de la personne détenue. C’est d’ailleurs en matière pénitentiaire que le Conseil d’Etat a saisi l’occasion de préciser, dans un obiter dictum, l’étendue du pouvoir d’injonction du juge des référés[64]. Ainsi, si les mesures de référé « doivent en principe présenter un caractère provisoire », elles peuvent néanmoins présenter un caractère définitif « lorsqu’aucune mesure de cette nature n’est susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte »[65]. Le juge des référés peut ordonner à l’autorité compétente de prendre, à titre provisoire, une mesure d’organisation des services placés sous son autorité, lorsqu’une telle mesure est nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale. Il peut également décider de réexaminer la situation dans une décision ultérieure et le cas échéant ordonner les mesures complémentaires qui s’imposent. Toutefois, une limite circonscrit le pouvoir d’injonction : les mesures de référé ordonnées doivent être de celles qui peuvent être prises utilement à très bref délai. Les injonctions prononcées témoignent d’une réelle capacité du juge des référés à sauvegarder les libertés fondamentales de la personne détenue dans tous les aspects de la détention : injonction de modifier les conditions d’application du régime de fouilles intégrales systématiques à l’issue des parloirs afin d’en permettre la modulation en fonction de la personnalité des détenus[66], injonction de transmettre la demande de changement d’affectation à la direction interrégionale des services pénitentiaires afin que celle-ci saisisse pour avis l’autorité judiciaire et transmette le dossier au ministre de la justice pour qu’il se prononce[67], injonction au directeur de l’établissement pénitentiaire de délivrer au détenu copie des mentions figurant sur le registre retraçant l’arrivée et le départ des courriers le concernant[68], injonction au préfet de ne pas faire obstacle à l’exercice du droit de visite de la compagne et de la fille d’un détenu hospitalisé et au pronostic vital engagé sur des plages horaires et des jours qu’il définit[69], injonction à un directeur d’établissement pénitentiaire d’autoriser un détenu à prélever sur son pécule de libération les sommes nécessaires à la préparation de sa réinsertion[70], ou encore injonction de réintégrer le détenu en détention ordinaire et de lui assurer une prise en charge médicale et une surveillance adaptées[71].

Même en l’absence d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, le juge du référé-liberté a parfois adressé des injonctions implicites[72] à l’administration pénitentiaire, en « rejetant une requête sous réserve d’injonction »[73]. Le Conseil d’Etat en a fait usage par deux fois. Si l’application d’un régime de fouilles intégrales systématiques au requérant ne constitue pas une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales, c’est à la condition que « le chef d’établissement en réexamine le bien-fondé, à bref délai et, le cas échéant, à intervalle régulier, afin d’apprécier si le comportement et la personnalité du requérant justifient ou non la poursuite de ce régime exorbitant » [74]. De même, la décision maintenant le requérant à l’isolement ne caractérise pas une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées, « alors même que le comportement du requérant n’est pas stabilisé et continue d’appeler une surveillance médicale renforcée de nature, le cas échéant, à alerter, en temps utile, le chef d’établissement sur la nécessité de mettre un terme à l’isolement litigieux »[75].

Au-delà des injonctions prononcées à l’encontre de l’administration pénitentiaire, l’introduction de référés-liberté a par elle-même une capacité d’influence sur l’administration pénitentiaire.

 

2. Une instance de référé dissuasive pour l’administration pénitentiaire

L’engagement d’une procédure de référé-liberté, par la crainte qu’elle inspire d’une condamnation pour atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales[76], conduit régulièrement l’administration pénitentiaire à donner satisfaction au requérant, avant même que le juge des référés ne se prononce : rétablissement du droit de visite à la compagne et au jeune enfant d’un détenu[77], adoption d’un nouveau régime de fouilles intégrales ne présentant plus un caractère systématique[78], retrait d’une sanction de mise en cellule disciplinaire reconnue comme élevée[79] ou encore placement du détenu dans une cellule non-fumeur[80].

Si les mesures de référé sont de nature à améliorer la situation des requérants, elles n’interviennent cependant que trop rarement, en raison d’une neutralisation, du fait de la détention, des conditions d’octroi.

 

II. La neutralisation des conditions d’octroi des référés administratifs d’urgence du fait de la détention

 

Le requérant, de par sa situation de personne détenue, a les plus grandes difficultés à établir en matière de référé-suspension la condition d’urgence et en matière de référé-liberté les deux conditions d’urgence et d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. La situation de personne détenue est en effet d’une part appréciée à l’aune des contraintes inhérentes à la détention, lesquelles vont légitimer les mesures pénitentiaires prises (A) ; elle fait d’autre part l’objet d’une approche abstraite et désincarnée, laquelle vient minorer les effets et la portée des mesures pénitentiaires sur les personnes détenues (B).

 

A.   L’appréciation de la situation de la personne détenue à l’aune des contraintes inhérentes à la détention

La situation des personnes détenues apparaît largement tributaire des « contraintes inhérentes à la détention »[81], lesquelles vont peser lourdement sur l’appréciation du juge des référés. Ces contraintes inhérentes à la détention légitiment aux yeux du juge des référés les décisions prises et vont bien souvent conduire le juge des référés à écarter l’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales du détenu dans le cadre de référés-liberté[82], ou à écarter la condition d’urgence dans le cadre de référés-suspension. Ces contraintes sont de deux ordres : il s’agit d’une part des impératifs de sécurité et de bon ordre (1), d’autre part des contraintes d’organisation du service public pénitentiaire (2).

 

1. Les conditions d’octroi des référés neutralisées par les impératifs d’ordre public et de sécurité

Les impératifs d’ordre public et de sécurité inspirent l’immense majorité des décisions pénitentiaires, qu’il s’agisse de mesures de prévention des risques d’évasion ou de mutinerie, de mesures de protection du détenu lui-même ou des autres personnes (codétenus, personnel pénitentiaire, visiteurs, etc.) contre des actes de violence ou encore de mesures de sanctions disciplinaires. La prise en compte de ces impératifs par le juge va neutraliser les conditions d’octroi des référés, soit de manière individualisée, soit de manière plus globale.

Le profil pénal et pénitentiaire du requérant est bien souvent retenu par le juge pour rejeter la demande de référé.

En matière de référé-suspension, il faut rappeler que l’appréciation de l’urgence par le juge des référés doit être objective, concrète et globale, et confronter l’ensemble des intérêts en présence. Ainsi, « l’urgence doit également s’apprécier au regard des intérêts publics en présence qui tiennent [notamment] à la nécessité de garantir la sécurité des personnels de l’établissement, des codétenus et de l’intéressé »[83]. Or, par son profil pénal et par ses antécédents en détention, le détenu est souvent jugé « susceptible de compromettre la sécurité de l’établissement pénitentiaire et ainsi de porter atteinte à un intérêt public »[84]. Les considérations d’ordre public et de sécurité fondent alors l’urgence à exécuter la mesure de placement à l’isolement[85], la décision de maintien sur le registre des détenus particulièrement surveillés[86], le régime de fouilles intégrales systématiques[87] ou le refus de permis de visite[88] et annihilent par là-même l’urgence à suspendre qui pourrait résulter de l’état de santé dégradé du détenu ou de l’atteinte à sa vie privée et familiale.

S’agissant du référé-liberté, ces mêmes considérations vont permettre de dénier à l’atteinte à une liberté fondamentale les caractères de gravité et d’illégalité manifeste. Le profil pénal et pénitentiaire joue souvent au détriment du détenu, fonctionnant comme une sorte d’exception d’illégitimité : son passé pénal et son comportement en détention le privant de toute possibilité d’invoquer utilement une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale à l’encontre d’une décision prise précisément pour garantir l’ordre et la sécurité dans l’établissement. A titre d’exemple, saisi de demandes de suspension de régimes de fouilles intégrales, le juge des référés vérifie que le régime de fouilles intégrales est justifié « notamment, par l’existence de suspicions fondées sur le comportement du détenu, ses agissements antérieurs ou les circonstances de ses contacts avec les tiers »[89]. Bien souvent « le profil pénal et pénitentiaire de l’intéressé […] est de nature à justifier l’application d’un tel régime sans que soient méconnus les objectifs d’individualisation et de proportionnalité […]»[90]. En effet « la nature des faits qui ont entraîné la condamnation »[91], des antécédents d’évasion même s’ils remontent respectivement à 22 ans et 11 ans[92], des antécédents de violence ou encore le statut de détenu particulièrement signalé sont tout autant d’éléments de nature à justifier l’application d’un régime de fouilles et donc à écarter le moyen tiré de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. C’est seulement si le détenu a un comportement paisible et correct vis-à-vis du personnel pénitentiaire comme à l’égard des autres détenus et s’il ne présente aucune dangerosité que l’application d’un régime de fouilles répétées constituera une atteinte grave et manifestement illégale au droit de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants[93]. Dans le cadre d’un référé-liberté introduit par Salah Abdeslam et tendant à la suspension du dispositif de vidéo-protection continue dont il faisait l’objet depuis son incarcération, le juge des référés a pris en compte le profil très particulier du requérant pour statuer sur l’atteinte grave et manifestement illégale que porterait à ses libertés fondamentales un tel dispositif. La formation collégiale du Conseil d’Etat développe en effet largement les considérations impérieuses à l’œuvre en l’espèce : « tant le caractère exceptionnel des faits pour lesquels [il] est poursuivi, qui ont porté à l’ordre public un trouble d’une particulière gravité, que le contexte actuel de poursuite de ces actes de violence terroriste, font, à la date de la présente décision, obligation à l’administration pénitentiaire de prévenir, avec un niveau de garantie aussi élevé que possible, toute tentative d’évasion ou de suicide de l’intéressé ; qu’eu égard à la forte présomption selon laquelle ce dernier peut bénéficier du soutien d’une organisation terroriste internationale disposant de moyens importants, et alors même qu’il n’aurait pas manifesté à ce jour de tendance suicidaire, sa surveillance très étroite, allant au-delà de son seul placement à l’isolement, revêt ainsi, à la date de la présente décision, un caractère nécessaire »[94].

Parfois, c’est non pas le profil pénal et pénitentiaire du détenu mais le risque de trouble général à l’ordre public qui est utilisé par le juge des référés pour apprécier le degré de gravité et d’illégalité de l’atteinte à la liberté fondamentale en cause. Tel est le cas dans le cadre de référés dirigés contre des régimes de fouilles intégrales systématiques. Si les mesures de fouilles ne sauraient en principe revêtir un caractère systématique et doivent être justifiées et si les fouilles intégrales revêtent un caractère subsidiaire par rapport aux fouilles par palpation ou à l’utilisation de moyens de détection électronique, les nécessités de l’ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire peuvent toutefois légitimer, sous certaines conditions appréciées strictement, l’application aux détenus d’un régime de fouilles corporelles intégrales[95]. En conséquence, eu égard au nombre d’objets et de substances illicites saisis à l’issue des parloirs et aux pressions avérées subies par certains détenus et leur famille de la part de codétenus afin qu’ils introduisent des objets ou des substances dangereux pour la sécurité, la mise en place d’un régime de fouilles intégrales systématiques à l’issue des parloirs pour une durée de trois mois ne porte aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale[96]. Cette prise en compte globale des impératifs de sécurité pour fonder l’application à l’ensemble des détenus d’un régime de fouilles, heureusement rare, est dangereuse et contestable en ce qu’elle supprime un équilibre déjà fragile en détention entre sécurité et liberté.

Autres contraintes inhérentes à la détention, les nécessités d’organisation du service pénitentiaire peuvent également neutraliser les conditions d’octroi des référés-suspension et –liberté.

 

2. Les conditions d’octroi des référés neutralisées par les nécessités d’organisation du service

Quoique moins utilisées, les nécessités d’organisation du service peuvent légitimer aux yeux du juge des référés les décisions pénitentiaires objet de procédures d’urgence et le conduire à écarter, pour les référés-suspension l’urgence ou, pour les référés-liberté l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Dans le cadre de référés introduits à l’encontre de décisions prises en matière d’affectation dans un établissement pénitentiaire ou dans une cellule, le juge des référés tient compte de l’état du parc pénitentiaire et du contexte de surpopulation carcérale avec lesquels l’administration pénitentiaire doit inévitablement composer. Ainsi, saisi au titre de l’article L.521-1 du code de justice administrative d’une demande de suspension de la décision du directeur de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis refusant de mettre fin au placement de détenus dans les quartiers disciplinaires de l’établissement, le Conseil d’Etat a confirmé que le juge des référés pouvait retenir l’urgence à exécuter dès lors que « l’administration n’était pas en mesure de proposer une solution alternative à la mise à l’isolement dans les quartiers disciplinaires eu égard, notamment, au taux d’occupation de 130 % de la maison d’arrêt […] et à la vétusté des locaux », qu’il était nécessaire « de disposer d’un quartier disciplinaire pour les détenus sanctionnés pour des actes d’une particulière gravité, » et enfin compte tenu de ce que « l’ouverture d’un nouveau quartier disciplinaire pour les hommes était prévue [dans les prochains mois] »[97]. De même, le maintien dans une cellule fumeur d’un détenu souffrant de graves troubles cardiaques n’est pas constitutif d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, dès lors que « la volonté [du requérant] de rester affecté au service des cuisines limite pour des raisons tenant à l’organisation du service, le choix des cellules disponibles » [98]. Le transfert d’une personne détenue dans un établissement éloigné du domicile familial ne crée pas une situation d’urgence au sens de l’article L. 521-2, compte tenu de ce que « l’établissement de destination n’est pas en situation de surencombrement » et permettra l’exécution de la peine dans de meilleures conditions[99].

Si les conditions d’octroi du référé-liberté et du référé-suspension sont neutralisées par l’appréciation de la situation de la personne détenue à l’aune des contraintes inhérentes de la détention, elles le sont également en raison de l’approche désincarnée dont fait l’objet l’atteinte à la situation de la personne détenue.

 

B.   L’approche désincarnée de l’atteinte à la situation de la personne détenue

La personne détenue a le plus grand mal à prouver que l’atteinte à ses droits est excessive au point de caractériser une situation d’urgence ou une atteinte grave et manifestement illégale à ses libertés fondamentales. L’atteinte à sa situation est en effet appréhendée de manière désincarnée, au mépris de la réalité vécue par la personne détenue.

Il convient toutefois de réserver, au sein des décisions pénitentiaires, le cas des régimes de fouilles intégrales qui ne font pas l’objet du même traitement contentieux de la part le juge des référés. Les procédures d’urgence à leur encontre connaissent en effet un plus grand succès (1) que celles introduites à l’égard des autres décisions pénitentiaires (2).

 

1. L’approche relativement bienveillante des atteintes résultant de régimes de fouilles corporelles intégrales

Ces régimes de fouilles intégrales répétées occupent une place à part dans la jurisprudence. Compte tenu de leur caractère par nature humiliant et avilissant, le juge des référés admet régulièrement l’urgence à intervenir comme le doute sérieux sur la légalité ou l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. L’appréciation de la condition de légalité repose, comme on l’a vu précédemment, sur l’analyse du comportement et de la personnalité du ou des détenus soumis aux fouilles et sur le caractère nécessaire et proportionné des fouilles. La condition d’urgence est pour sa part établie par la fréquence et le caractère répété des fouilles subies. L’urgence, plus souple dans le cadre du référé-suspension, sera ainsi admise en présence d’un régime aléatoire de fouilles exposant le détenu à une fouille intégrale en moyenne une fois sur deux[100], tandis que dans le cadre du référé-liberté, elle sera établie par une fréquence plus importante des fouilles et leur étalement sur une durée significative[101]. Le juge s’attache alors à examiner l’application concrète du régime de fouilles au requérant pour en déterminer le degré de systématicité : « la double circonstance que les mesures prescrites sont susceptibles d’être mises en œuvre de manière aléatoire et que le détenu risque d’être contraint de s’y soumettre » à l’occasion de chaque parloir ou de chaque réintégration de l’établissement après une sortie à l’extérieur ne suffit pas, en tout état de cause, à établir une situation d’urgence particulière et caractérisée[102]. De même, des fouilles limitées à une fois par quinzaine n’établissent pas l’urgence au sens de l’article L. 521-2[103]. En revanche, le caractère quotidien des fouilles crée bien évidemment une situation d’urgence[104]. Plusieurs référés-liberté dirigés en 2013 contre le régime de fouilles intégrales systématiques mis en place à l’issue des parloirs dans un contexte de recrudescence d’introductions et de tentatives d’introduction d’objets interdits au centre pénitentiaire de Lyon-Corbas ont donné l’occasion au juge des référés de préciser l’appréciation de la condition d’urgence : les fouilles répétées sont comptabilisées par mois[105] ; tantôt leur fréquence est suffisamment importante pour caractériser la situation d’urgence (deux fois par semaine soit huit fouilles par mois)[106] ; tantôt la fréquence ne permet pas à elle seule d’établir l’urgence (trois[107] ou six fouilles[108] par mois), le caractère excessif devant être confirmé sur une période d’observation plus longue[109]. Dans ces conditions, l’établissement de l’urgence à suspendre un régime de fouilles intégrales systématiques apparaît nettement plus aisé pour l’OIP que pour la personne détenue elle-même : l’association peut en effet invoquer « la fréquence et le caractère répété des fouilles encourues à l’échelle de l’établissement pénitentiaire »[110] et bénéficier ainsi de « l’effet de masse » généré par l’application d’un tel régime à tout un établissement pénitentiaire[111]. Le juge des référés a ainsi pu facilement admettre l’urgence à suspendre le régime de fouilles systématiques à l’issue des parloirs organisé au sein de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis après avoir évalué à dix mille le nombre de parloirs – et donc de fouilles corporelles intégrales – organisés pendant les six dernières semaines[112].

Les régimes de fouilles font toutefois figure d’exception et s’agissant des autres mesures qui affectent la détention, les procédures d’urgence ont bien plus de mal à prospérer.

 

2. L’approche des atteintes portées par les autres décisions pénitentiaires, détachée de la réalité

En l’absence de circonstances particulières appréciées très restrictivement, les mesures pénitentiaires ne sont pas en soi constitutives d’une urgence ou d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Les décisions pénitentiaires interviennent toujours en application de dispositions du code de procédure pénale, lesquelles encadrent leur prononcé par des règles de compétence et de procédure et les entourent de garanties juridictionnelles et de garanties de fond. S’agissant en particulier des dispositions relatives à l’isolement[113], aux fouilles intégrales[114] ou encore à la mise en cellule disciplinaire[115], le Conseil d’Etat en a d’ailleurs admis la légalité à l’occasion de recours pour excès de pouvoir dirigés contre ces dispositifs. S’agissant du dispositif de vidéo-protection continue dont peuvent faire l’objet les personnes détenues, le juge des référés du Conseil d’Etat a écarté l’argument tiré de ce qu’il serait par lui-même manifestement incompatible avec l’article 8 de la CEDH, après avoir relevé que la loi pénitentiaire, dans sa rédaction issue de la loi du 21 juillet 2016, « réserve la mise en place des systèmes de vidéosurveillance continue aux situations qui l’exigent et la soumet à une procédure contradictoire, prévoit son réexamen régulier assorti d’un contrôle médical, limite notamment sa portée par des dispositifs garantissant l’intimité de la personne et encadre strictement, tant l’usage qui est fait des données ainsi recueillies que les personnes habilitées à en disposer »[116]. A l’encontre de telles décisions intervenant en vertu d’un texte légal et dans le respect des règles qu’il pose, les procédures d’urgence ne sauraient évidemment prospérer, sauf circonstances particulières propres au détenu. Les décisions de placement en cellule disciplinaire comme celles de placement ou de maintien à l’isolement illustrent parfaitement cette immunité dans le cadre des procédures de référé. D’abord, la modification temporaire du régime de détention qui en résulte ne crée pas « en elle-même » [117] une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, pas plus qu’elle ne constitue « en elle-même une situation d’urgence », au sens du référé-liberté[118] comme au sens du référé-suspension[119], et ce, alors même que la mesure est susceptible d’une exécution immédiate[120]. Ensuite, les effets normalement attachés à la mesure critiquée et prévus par le code de procédure pénale ne peuvent pas davantage être invoqués pour caractériser l’urgence[121] ou l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale[122]. Enfin l’urgence, qui ne se présume pas[123], ne peut pas résulter non plus du seul fait que le détenu a fait l’objet de plusieurs mesures successives de placement en cellule disciplinaire[124] ou à l’isolement, ou de la durée d’un tel placement, dès lors que le code de procédure pénale autorise les placements successifs et les placements de longue durée[125]. Ainsi, une période d’isolement de 5 ans, 8 mois et 29 jours, ne crée pas, par elle-même, une situation d’urgence[126]. Au-delà de l’isolement, les régimes de rotation de sécurité[127], les décisions d’inscription sur le registre des détenus particulièrement signalés[128] ne créent pas en eux-mêmes une situation d’urgence.

Impossibles à établir à partir d’éléments objectifs, les conditions relatives à l’urgence et à l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne peuvent donc être remplies qu’au regard de circonstances particulières propres au requérant. Ces circonstances particulières, qu’elles soient liées à l’état de santé ou à la vie privée et familiale, sont toutefois très difficiles à établir.

L’état de santé est la principale circonstance particulière pouvant caractériser une urgence à suspendre en matière de référé-suspension ou une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale en matière de référé-liberté. Les troubles physiques ou psychiques peuvent être invoqués à l’encontre d’une décision de placement ou de prolongation de l’isolement, d’une décision de mise en cellule disciplinaire, d’un refus de permis de visite ou encore d’une décision de changement d’affectation ou de refus de changement d’affectation. Il s’agit alors pour le détenu de démontrer que la mesure prononcée par l’administration pénitentiaire n’est pas compatible avec son état de santé ou son handicap. Il y a certes de très rares exemples dans lesquels le juge des référés a suspendu l’exécution d’une décision incompatible avec l’état de santé du requérant, essentiellement sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative. Ainsi, le changement d’affectation conduisant à priver le détenu de la prise en charge médicale adaptée à son handicap et à ses pathologies à laquelle il avait pourtant accès dans le précédent établissement d’affectation et entraînant de ce fait une détérioration de son état de santé a été considéré comme caractérisant à la fois une urgence au sens de l’article L.521-1 et un doute sérieux sur la légalité de la décision[129]. De même, a été suspendue sur le fondement de l’article L. 521-1 la décision du garde des Sceaux refusant de radier du registre des détenus particulièrement signalés un détenu affecté d’une pathologie très grave et subissant un traitement particulièrement agressif : le dispositif très lourd de surveillance résultant de l’inscription au répertoire DPS a été jugé incompatible avec les impératifs de prise en charge médicale du requérant, en particulier dans l’hypothèse où une dégradation de son état de santé rendrait nécessaire de procéder à son extraction d’urgence[130]. Une sanction de mise en cellule disciplinaire a été suspendue par le juge du référé-liberté en raison de l’atteinte grave et manifestement illégale qu’elle porte au droit du requérant de ne pas subir de traitement inhumain ou dégradant : en l’espèce, le détenu lourdement handicapé (amputé des deux jambes au niveau des genoux et avec des mains atrophiées) n’était pas en mesure, au regard de la configuration de sa cellule et de celle des douches collectives, d’assurer son hygiène et celle de ses prothèses dans des conditions compatibles avec la dignité de la personne humaine[131]. Ces quelques ordonnances mises à part, il demeure extrêmement compliqué pour la personne détenue de se prévaloir d’une dégradation de son état de santé pour obtenir la suspension de la mesure dont il fait l’objet. Il ne semble d’ailleurs pas y avoir de différence entre référé-suspension et référé-liberté : le juge des référés apparaît aussi exigeant à l’égard de la condition d’urgence au sens de l’article L.521-1 du code de justice administrative qu’il ne l’est à l’égard de la condition d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. L’exemple de l’isolement est à cet égard très révélateur. Parce que l’isolement est par définition la mesure la plus susceptible d’entraîner une dégradation de l’état physique et psychique du détenu, à la fois par sa durée et par ses effets sur le régime de détention, l’invocation d’un tel moyen devrait prospérer principalement à l’encontre de décisions de placement ou de maintien à l’isolement. L’analyse de la jurisprudence en la matière le dément, révélant au contraire une très nette réticence du juge des référés à admettre une dégradation de l’état de santé caractérisant une urgence ou une atteinte grave et manifestement illégale. Le détenu ne peut pas se borner à évoquer les effets physiques et psychologiques généralement néfastes d’une mesure d’isolement, sans apporter de précision sur son état de santé personnel[132]. Or, il est bien souvent reproché au requérant de produire des certificats médicaux trop anciens ou rédigés en termes généraux et ne comportant aucun élément médical précis permettant d’apprécier la gravité des troubles dont il est fait état[133], ou, lorsque la gravité des troubles est détaillée, de ne pas établir l’incompatibilité de son état avec le maintien à l’isolement[134] ou de ne pas justifier que ses troubles sont directement liés à son placement à l’isolement et non pas à son incarcération[135]. Une hospitalisation de trois jours en unité psychiatrique et un suivi bihebdomadaire par une psychologue n’établissent pas davantage un état psychologique suffisamment grave, dès lors que la compliance du détenu à ses séances est de nature à permettre l’amélioration de son état[136]. La charge de la preuve paraît dès lors bien compliquée, d’autant plus qu’en pratique, les médecins refusent de s’immiscer dans le fonctionnement du service public pénitentiaire et n’établissent jamais de certificats médicaux s’opposant fermement et définitivement au maintien du détenu à l’isolement. Et même lorsqu’un avis défavorable à la prolongation de la mise à l’isolement est produit, le juge des référés ne s’estime pas lié par ce seul avis qui ne suffit pas à établir la nécessité pour le juge des référés d’intervenir dans le délai particulièrement bref de 48 heures prévu par l’article L. 521-2[137]. Par ailleurs, les garanties apportées par le code de procédure pénale qu’il peut être mis fin à tout moment à l’isolement et que le détenu bénéficie d’au moins deux visites d’un médecin par semaine permettent au juge d’écarter l’atteinte grave et manifestement illégale dès lors que le médecin pourra à tout moment constater l’incompatibilité de l’état de santé du détenu avec son maintien à l’isolement[138]. En revanche, lorsque l’administration pénitentiaire n’établit pas garantir à un détenu souffrant de troubles psychiatriques très lourds les deux visites médicales hebdomadaires, de nature à l’alerter sur une dégradation de l’état de santé au cours de la période d’isolement, l’urgence au sens de l’article L. 521-1 est admise[139]. S’agissant du cas particulier de la grève de la faim entamée par le requérant à l’occasion de son placement en cellule disciplinaire ou d’un changement d’affectation, elle n’est pas de nature à créer une situation d’urgence, d’une part parce qu’elle résulte d’une décision prise par la personne détenue, d’autre part parce qu’elle n’entraîne pas une dégradation suffisante de l’état de santé[140]. En tout état de cause, l’urgence sera exclue au regard des dispositions du code de procédure pénale relatives au suivi et à la prise en charge médicale des détenus se livrant à une grève de la faim, de nature, aux yeux du juge des référés, à garantir le droit au respect de la vie[141].

Autres circonstances particulières susceptibles d’établir l’urgence en matière de référé-suspension ou l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale en matière de référé-liberté, les atteintes à la vie privée et familiale de la personne détenue font également l’objet d’une approche très désincarnée, insensible au vécu en détention. L’appréciation portée par le juge des référés sur les effets des refus ou suspensions de droit de visite comme sur les effets des changements ou refus de changement d’affectation pour déterminer tantôt l’urgence tantôt l’atteinte grave et manifestement illégale apparaît en effet très rigoureuse. La réalité de l’atteinte à la vie privée et familiale est souvent minorée, l’urgence à suspendre la mesure étant alors rejetée. La circonstance que sont maintenus les contacts par téléphone ou par courrier contrebalance les effets de la suspension d’un droit de visite[142] ou d’un changement d’affectation rendant très difficile la visite des proches[143] ; de même la suppression d’un droit de visite aux parents du détenu est compensée par les visites d’autres personnes proches[144] ; le changement d’affectation dans un établissement éloigné du domicile familial rend par ailleurs les visites des proches certes difficiles mais jamais impossibles[145] ; l’intensité des liens familiaux est souvent jugée non établie, compte tenu du faible nombre de visites précédemment effectuées, mais sans que soient prises en compte les graves difficultés socio-économiques des familles[146] ; enfin, la perspective d’une « libération prochaine » dans les 8[147] à 14 mois[148] ou la possibilité de former l’année prochaine une nouvelle demande de changement d’affectation qui devrait être accueillie avec bienveillance[149] retire toute urgence à la situation. Pour établir l’urgence à suspendre une mesure restreignant la vie privée et familiale d’un détenu, il faut ainsi établir des « circonstances particulières qui rendraient pressante la nécessité d’une rencontre entre l’intéressé et [sa famille] »[150]. La circonstance que le pronostic vital du détenu est engagé caractérise ainsi l’ingérence excessive que porte le refus de permis de visite à sa compagne au droit de mener une vie familiale normale, de même qu’elle fonde l’urgence au sens de l’article L.521-2[151]. De même, il semble que le refus de permis de visite opposé à l’enfant mineur d’une personne détenue puisse caractériser une urgence, au regard du très jeune âge[152], lequel ne permet pas une compensation satisfaisante par des contacts téléphoniques ou par courrier, ou au regard de la fréquence des visites de l’enfant jusqu’à présent et de la longue durée de la peine restant à effectuer[153]. Cette rigueur est très dommageable, tant le maintien des liens privés et familiaux en détention est difficile pour des personnes souvent en rupture familiale et sociale avant même leur incarcération.

L’établissement de circonstances particulières propres à établir l’urgence ou l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale semble bien compliqué. L’appréciation concrète de la situation de la personne détenue n’en est d’ailleurs pas vraiment une, elle ne fait trop souvent que réactiver les éléments objectifs prévus par les textes, renvoyant ainsi à l’appréciation abstraite : le profil pénal et pénitentiaire renforce les motifs impérieux de sécurité et d’ordre à l’œuvre dans les décisions pénitentiaires ; l’état de santé dégradé du détenu est minoré au regard des garanties médicales prévues ; les perturbations de la vie privée et familiale sont également prévues et limitées par les textes.

Du fait de la neutralisation de leurs conditions d’octroi, les référés administratifs d’urgence ont une effectivité insuffisante à l’égard des décisions pénitentiaires, en n’assurant que trop rarement aux personnes détenues une protection de leurs droits et libertés. Dès lors, l’accès au juge des référés mérite d’être davantage facilité.

 

III. La nécessaire amélioration de l’accès des personnes détenues au juge administratif des référés

 

Que le référé-liberté et le référé-suspension offrent de maigres chances de succès en matière pénitentiaire n’est pas satisfaisant pour la protection des droits et libertés des personnes détenues. Présentées comme les garanties du droit au recours effectif, les procédures d’urgence doivent elles-mêmes être effectives, et ce, à l’égard de tous les justiciables, qu’ils soient ou non incarcérés.

Deux solutions peuvent être envisagées pour améliorer l’effectivité des procédures d’urgence à l’encontre des mesures pénitentiaires : soit l’instauration d’une présomption d’urgence pour les référés-suspension intentés contre les mesures pénitentiaires les plus graves (A); soit l’acclimatation de la notion d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale à la situation particulière des personnes détenues (B).

 

A.   L’instauration d’une présomption d’urgence pour les référés-suspension à l’encontre des décisions pénitentiaires les plus graves

L’instauration d’une présomption d’urgence pour les référés-suspension dirigés contre certaines décisions pénitentiaires permettrait de faciliter l’accès au juge des référés. Le référé-suspension apparaîtrait ainsi comme un remède effectif à l’absence de caractère suspensif du recours pour excès de pouvoir, dont les effets sont particulièrement rigoureux en matière pénitentiaire, tant les décisions sont d’exécution immédiate et d’application courte. « Dans ces situations une présomption d’urgence s’impose tant la voie du référé s’avère être la seule pouvant avoir un effet utile »[154]. En dépit de tentatives avortées d’instauration d’une présomption d’urgence en matière pénitentiaire (1), une présomption d’urgence aux contours et limites définis mérite d’être consacrée (2).

 

1. Des tentatives avortées d’instauration d’une présomption d’urgence en matière pénitentiaire

La question de l’instauration d’une présomption d’urgence n’est pas totalement nouvelle, elle a au contraire été régulièrement envisagée, sans être jamais consacrée.

Le commissaire du gouvernement F. Donnat a, le premier, proposé de présumer l’urgence pour les demandes de suspension des décisions de prolongation de l’isolement, sans être suivi par la formation de jugement[155]. C’est ensuite à propos des demandes de suspension des régimes de rotations de sécurité que C. Landais envisage, dans ses conclusions sur l’arrêt Payet, d’introduire une présomption d’urgence ; elle y renonce toutefois, craignant que soit remise en cause la cohérence de la catégorie des décisions qui font l’objet d’une présomption d’urgence : alors que celles-ci ont toutes en commun d’être difficilement réversibles, les décisions de soumission à des rotations de sécurité ne le sont pas, ce sont seulement leurs effets qui peuvent l’être[156].

Enfin, le législateur lui-même, au cours des travaux parlementaires sur la loi pénitentiaire, a tenté d’instaurer une présomption d’urgence en matière de référé-liberté. A la faveur de deux amendements déposés par des sénateurs socialistes[157], le projet de loi adopté par le Sénat en première lecture modifiait le code de procédure pénale par des dispositions aux termes desquelles lorsqu’un détenu est placé en quartier disciplinaire ou en confinement ou lorsqu’2il est placé à l’isolement, « il peut saisir le juge des référés en application de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, [ces mesures ] constituant une situation d’urgence susceptible de porter une atteinte grave à ses droits fondamentaux »[158]. Le sénateur Alain Anziani justifiait en séance publique une telle présomption d’urgence à propos des mises en cellule disciplinaire ou en confinement en ces termes : « Si nous ne prévoyons pas de recours effectif dans de brefs délais, la procédure ne servira à rien. Les tribunaux se demandent souvent si la condition d’urgence est remplie. Pour nous, elle est évidente. Le législateur doit donc donner son sentiment sur cette évidence »[159]. La présomption d’urgence a toutefois été supprimée dès le texte de la Commission des lois de l’Assemblée nationale[160], sans jamais être rétablie au cours de la procédure législative. De la rédaction prometteuse des articles 726 et 726-1 du code de procédure pénale, il ne reste qu’un pâle vestige : la seule référence à la possibilité pour la personne détenue placée en cellule disciplinaire ou à l’isolement de saisir le juge des référés en application de l’article L.521-2 du code de justice administrative. Une telle précision paraît bien inutile, la loi du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives pas plus que le juge administratif des référés n’ayant entendu avant la loi pénitentiaire exclure les personnes détenues du champ du référé-liberté.

En dépit de ces tentatives avortées et si le juge administratif des référés s’est jusqu’à présent toujours refusé à consacrer une présomption d’urgence en matière pénitentiaire[161], il semble que l’instauration d’une présomption d’urgence pour les référés-suspension introduits à l’encontre des décisions pénitentiaires les plus graves ne poserait pas de difficultés sérieuses, bien au contraire.

 

2. Les contours et limites de la présomption d’urgence proposée

Une telle présomption pourrait aisément se justifier « eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d’entière dépendance vis à vis de l’administration pénitentiaire »[162]. La détention emporte des restrictions à l’exercice de leurs droits et libertés et comporte une dose inévitable de souffrances. De plus, le temps ne s’écoule pas de la même façon en détention et semble s’étirer indéfiniment, si bien qu’une décision pénitentiaire, même ponctuelle ou aux effets occasionnels, peut être vécue très douloureusement par la personne détenue et affecter durablement les conditions de sa détention. Dès lors, il serait parfaitement envisageable de considérer que les décisions pénitentiaires les plus graves, en aggravant le vécu de la détention, « eu égard à [leur] objet et à [leurs] effets, porte[nt] en principe par elles[s]-même[s] atteinte de manière grave et immédiate à la situation de la personne qu’elle[s] vise[nt] et créé dès lors une situation d’urgence »[163] au sens de l’article L. 521-1 du code de justice administrative. La présomption d’urgence s’appliquerait évidemment aux décisions de placement ou de maintien à l’isolement, aux décisions de placement en cellule disciplinaire et aux décisions de soumission à un régime de fouilles corporelles intégrales, lesquelles sont susceptibles d’exposer leurs destinataires à un traitement inhumain ou dégradant, mais on pourrait également envisager d’étendre le champ de cette présomption d’urgence aux décisions refusant ou retirant les permis de visite et aux décisions de changement ou de refus de changement d’affectation, en ce qu’elles sont de nature à compromettre gravement la vie privée et familiale ainsi que les chances de réinsertion des personnes qui en font l’objet. Si ces décisions ne sont effectivement pas irréversibles comme le sont les décisions pour lesquelles la jurisprudence a consacré une présomption d’urgence[164], l’instauration d’une procédure d’urgence ne menacerait pas pour autant la cohérence de l’édifice jurisprudentiel : les personnes détenues sont dans une situation de dépendance et de vulnérabilité, laquelle peut justifier que le caractère réversible soit apprécié non pas au regard des décisions elles-mêmes mais seulement au regard de leurs effets.

La présomption aurait par ailleurs une portée limitée : à l’instar des autres présomptions d’urgence instituées par le juge des référés[165], elle ne serait pas irréfragable et aurait pour seul effet de renverser la charge de la preuve de l’urgence, en faisant peser cette charge sur l’administration pénitentiaire. Par voie de conséquence, l’administration pourrait établir l’urgence, en faisant état d’impératifs circonstanciés d’ordre public et de sécurité, de la personnalité de la personne détenue comme de ses antécédents pénaux et pénitentiaires. Dans ces conditions, le juge des référés, contrairement à ce qui avait pu être soutenu dans les débats parlementaires sur la loi pénitentiaire[166], ne serait pas lié dans l’appréciation de l’urgence et conserverait la possibilité, au vu des éléments apportés par l’autorité pénitentiaire, d’écarter la présomption d’urgence au nom de l’urgence à exécuter la mesure. Bien que de portée limitée, une telle inversion de la charge de la preuve serait bienfaitrice, en procédant à une sorte de rééquilibrage, à la faveur de procédures de référé, des rapports entre administration pénitentiaire et personnes détenues, lesquels sont par nature fortement inégalitaires et dominés par des impératifs d’ordre public et de sécurité. Si l’urgence à suspendre la mesure est présumée, l’urgence à exécuter ne pourra en effet renverser la présomption que si elle est réelle et détaillée, et non plus seulement abstraite et générale. L’administration pénitentiaire sera donc tenue de s’assurer au préalable qu’il s’agit bien d’une nécessité sécuritaire et non d’un simple réflexe ou d’une simple habitude sécuritaire. La présomption d’urgence forcera alors le juge à une balance des intérêts en présence plus fine et l’obligera à justifier davantage l’existence d’une urgence à exécuter la mesure pénitentiaire. Dès lors, elle changerait considérablement les perspectives contentieuses du référé-suspension en matière pénitentiaire, car c’est bien la condition d’urgence qui fait toujours échec aux procédures engagées par les personnes détenues. Elle permettrait ainsi de concentrer le débat contentieux sur la question de l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de l’acte en cause. Les chances de succès du référé-suspension augmenteraient ainsi nettement et l’effectivité cette procédure à l’égard des personnes détenues s’en verrait renforcée. La répartition des rôles voulue par le législateur de 2000 serait ainsi mieux respectée avec un référé-suspension en procédure de droit commun, plus facile et plus accessible, et un référé-liberté en procédure d’exception pour les situations exceptionnellement graves.

En revanche, étendre la présomption d’urgence au référé-liberté ne semble pas pertinent : d’abord parce qu’elle conduirait à uniformiser la condition d’urgence quelle que soit la procédure de référé, niant ainsi la distinction fondamentale entre l’urgence simple de l’article L.521-1 et l’urgence extrême au sens de l’article L. 521-2 ; ensuite parce qu’elle aurait un effet limité : la condition d’urgence est bien souvent examinée dans un second temps après que l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale a été caractérisée et l’urgence découle bien souvent du constat de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Cette dernière condition demeurerait donc déterminante et continuerait de faire barrage aux mesures de référé.

Au-delà de l’instauration d’une présomption d’urgence dans le cadre du référé-suspension contre les mesures pénitentiaires les plus graves, l’adaptation de la notion d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale à la situation des personnes détenues peut également contribuer à l’amélioration de l’effectivité des procédures d’urgence à l’égard des décisions pénitentiaires.

 

B.   L’acclimatation de la notion d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale à la situation particulière des personnes détenues

Le référé-liberté, tel qu’il est conçu par le législateur et appréhendé par le juge des référés, s’articule, très classiquement, autour de la notion cardinale de liberté fondamentale : c’est par rapport à la notion et au contenu de la ou les liberté(s) fondamentale(s) que vont être caractérisées successivement l’atteinte, l’atteinte grave et l’atteinte manifestement illégale propres à justifier, en cas d’urgence, le prononcé par le juge des référés de mesures de sauvegarde. Or, en matière pénitentiaire, axer le référé-liberté autour de la notion de liberté fondamentale des personnes détenues revient à condamner purement et simplement la voie de recours, dès lors que les libertés fondamentales dont ces justiciables disposent ne sont pas de même intensité que celles dont disposent les personnes libres. Leur exercice est en effet subordonné aux contraintes inhérentes à la détention, c’est-à-dire encadré et limité par des textes législatifs et réglementaires qui répondent eux-mêmes à des préoccupations légitimes d’ordre public et de sécurité. A travers ce prisme déformant, les atteintes aux libertés fondamentales des personnes détenues ne peuvent pas être perçues par le juge des référés comme des atteintes graves dès lors qu’elles sont toujours justifiées et limitées, et pas davantage comme des atteintes manifestement illégales dès lors qu’elles sont prévues et encadrées par des textes. Ainsi et de manière assez paradoxale, parce que les personnes détenues sont privées de par leur incarcération d’une partie de leurs libertés fondamentales, elles vont pouvoir faire davantage l’objet d’atteintes à leurs libertés fondamentales, sans pour autant bénéficier de la protection de l’article L.521-2 du code de justice administrative. Il paraît pourtant logique que le juge des référés ait un seuil de tolérance moindre lorsque les justiciables considérés disposent d’une sphère de libertés fondamentales d’emblée réduite.

Il semble donc que la vulnérabilité de la personne détenue pourrait être utilisée comme point d’ancrage de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (1), ce changement de perspective s’inscrivant dans les évolutions de la jurisprudence administrative en matière pénitentiaire (2).

 

1. La vulnérabilité de la personne détenue, point d’ancrage de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale

Pour sortir de l’impasse contentieuse dans laquelle se trouvent les personnes détenues et leur garantir une protection réelle et effective au titre du référé-liberté, le juge des référés devrait davantage prendre en considération la situation des personnes détenues et caractériser les atteintes graves et manifestement illégales à leurs libertés fondamentales, « eu égard à leur vulnérabilité et à leur situation d’entière dépendance des personnes détenues vis à vis de l’administration »[167]. Il s’agirait ainsi d’adopter une méthode concrète d’appréciation de la condition d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, qui serait attentive aux effets réels de la mesure pénitentiaire sur la situation déjà dégradée de la personne détenue et sensible à la différence de taille qui existe entre consistance théorique de la mesure pénitentiaire et perception réelle de la mesure par le détenu qui en est le destinataire. La prison est en effet « un monde […] où la ligne de partage entre ce qui est véniel et ce qui ne l’est pas n’obéit pas aux règles de droit commun de la perception »[168] .

Le raisonnement mené par le juge des référés doit s’acclimater à la matière pénitentiaire et être davantage à l’écoute de la motivation développée par les requérants. Ainsi, les refus de permis de visite devraient être examinés au regard de leurs effets réels sur une vie privée et familiale déjà limitée et compliquée par la détention, si bien que les circonstances que sont maintenus les contacts téléphoniques ou épistolaires ou que le refus de permis de visite est d’une durée limitée ne pourraient plus être aussi souvent retenues par le juge des référés pour écarter l’atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée et familiale. De même, les décisions de mise à l’isolement ou de prolongation de l’isolement devraient davantage être confrontées à l’isolement affectif et sensoriel qui est réellement éprouvé par les personnes détenues qui en font l’objet et à la grande réserve des médecins à attester d’une incompatibilité avec l’état de santé physique ou psychique. Les décisions de soumettre un détenu à des fouilles corporelles intégrales devraient également être appréhendées par le juge des référés plus souvent au regard des sentiments d’angoisse et de détresse profonds qu’elles génèrent.

Ce changement de perspective n’imposerait pas au juge administratif des référés une modification trop radicale de sa méthode d’appréciation. Bien au contraire, il s’adosserait à des évolutions de la jurisprudence administrative en matière pénitentiaire qui lui serviraient aisément d’assise.

 

2. Un changement de perspective qui s’adosserait aux évolutions de la jurisprudence en matière pénitentiaire

Retenir une telle méthode d’appréciation de l’atteinte grave et manifestement illégale portée à une liberté fondamentale d’une personne détenue permettrait de parachever l’évolution de la posture du juge administratif en matière pénitentiaire.

D’abord, la jurisprudence administrative prend déjà en considération la vulnérabilité des personnes détenues et leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. Dans le cadre du contentieux de la responsabilité d’une part, ces considérations entrent en jeu, quoique de manière différente : tandis que la seconde constitue la raison d’être de l’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention, la première – qui doit être appréciée compte tenu de l’âge, de l’état de santé, du handicap et de la personnalité de la personne détenue – est l’un des critères d’appréciation du caractère attentatoire[169]. Dans le cadre du référé-liberté d’autre part, c’est sur ce double fondement que sont mises à la charge des autorités pénitentiaires des obligations positives, consistant à prendre les mesures propres à protéger la vie des personnes détenues et à leur éviter tout traitement inhumain ou dégradant[170]. Le juge des référés, saisi au titre de l’article L.521-2, peut alors enjoindre à un directeur d’établissement pénitentiaire de prendre les mesures de nature à faire cesser la situation, lorsque la carence de l’administration porte une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie ou au droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants. La référence directe aux considérations de vulnérabilité et de situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration pour caractériser les atteintes graves et manifestement illégales aux libertés fondamentales résultant cette fois non plus d’une carence mais d’une décision de l’administration pénitentiaire permettrait d’ailleurs d’unifier opportunément l’appréciation de la condition de l’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales des personnes détenues.

Ensuite, cette méthode concrète d’appréciation de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne déstabiliserait pas un juge administratif de plus en plus soucieux de se placer au plus près de la réalité carcérale. L’appréciation par le juge de l’excès de pouvoir de la recevabilité des recours dirigés contre des mesures pénitentiaires témoigne d’une approche concrète : après avoir pris en compte « la nature et la gravité »[171] de la mesure pour se prononcer sur le caractère de décision faisant grief, le juge administratif combine désormais une méthode globale par catégorie de décisions, eu égard à « [leur] nature et à l’importance de [leurs] effets sur la situation des détenus »[172] et une approche concrète qui tient compte de la mise en cause, par la mesure attaquée, des libertés et des droits fondamentaux des personnes détenues. L’abandon de la faute lourde[173] et l’assouplissement des conditions d’engagement de la responsabilité de l’Etat en matière pénitentiaire ont plongé également le juge du plein contentieux au cœur du fonctionnement du service public pénitentiaire et l’ont amené à apprécier notamment les mesures de prévention des suicides[174] et des violences[175] ainsi que, en dehors de tout évènement ponctuel, les conditions de détention imposées aux personnes détenues[176]. Par ailleurs, ces mêmes conditions de détention sont scrutées et détaillées par le juge des référés saisi sur le fondement de l’article L.521-2 du code de justice administrative aux fins d’ordonner des mesures de sauvegarde pour la protection du droit à la vie et du droit à des conditions de détention dignes. Ainsi, à travers ses différents offices, le juge administratif est devenu un juge pénitentiaire de plein exercice qui « se fait gardien concret des standards nécessaires pour une détention digne et s’introduit plus directement dans les murs [des prisons] »[177].

Enfin, un tel changement de posture du juge du référé-liberté s’inscrirait plus largement dans le souci de transparence et de pédagogie que le juge administratif exprime en matière pénitentiaire. Après avoir explicité la méthode d’identification des mesures pénitentiaires faisant grief[178] et la méthode d’appréciation de l’indignité des conditions de détention[179], poser clairement qu’eu égard à la vulnérabilité et à la situation d’entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, l’appréciation de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2 du code de justice administrative doit tenir compte notamment de l’âge et de la personnalité, de l’état de santé, du handicap et de la situation familiale de la personne détenue mais également de la durée d’exécution de la mesure fournirait une grille de lecture bienvenue aux personnes détenues, bien souvent désorientées par les ordonnances du juge des référés.

 

CONCLUSION

A l’instar de l’ordonnance du Conseil d’Etat Section française de l’Observatoire international des prisons du 22 décembre 2012 qui, en ouvrant la voie du référé-liberté pour la lutte contre l’indignité des conditions de détention, « a fait bouger les lignes contentieuses »[180], il faut souhaiter une prise de position similaire de la part du Conseil d’Etat pour impulser un nouveau souffle aux référés administratifs d’urgence intentés par les personnes détenues à l’encontre des décisions pénitentiaires dont elles sont l’objet.

Cette évolution est nécessaire pour consolider la garantie juridictionnelle des droits et libertés des personnes détenues et assurer à ces dernières des voies de recours effectives[181] et adaptées à leur situation de vulnérabilité et de dépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. Elle permettrait également de donner aux personnes incarcérées l’image d’une justice qui n’est ni symbolique ni dissuasive[182].

Cette évolution serait enfin un moyen de poursuivre la mutation de l’administration pénitentiaire engagée notamment depuis la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, en l’encourageant encore davantage au « renforcement de la motivation et au respect des exigences du droit dans la prise de décision initiale »[183]. Loin de fragiliser l’action administrative pénitentiaire, l’intervention plus fréquente du juge administratif des référés contribuerait à la parfaire.

 

 

[1] CE, Sect., 6 décembre 2013, 363290, Thévenot, Leb. ; AJDA 2014.237, concl. D. Hedary ; AJ pénal 2014. 143, note E. Péchillon.

[2] CE, ord., 22 décembre 2012, Section française de l’Observatoire international des prisons, Syndicat des avocats de France et autres, Leb. 496 ; AJDA 2013. 12 ; D. 2013. 1304, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal 2013. 232, obs. E. Péchillon ; JCP 2013. 87, note O. Le Bot

[3] O. Le Bot, « Référé-liberté aux Baumettes : remède à l’inertie administrative et consécration d’une nouvelle liberté fondamentale », JCP G, n° 4, 21/01/2013, n°87.

[4] Voir notamment CE, ord., 30 juillet 2015, Section française de l’Observatoire international des prisons et Ordre des avocats au barreau près la Cour d’appel de Nîmes, Lebon ; AJDA 2015. 1567 et 2216, note O. Le Bot ; pour le développement du référé-mesures utiles en matière de conditions de détention, voir CE, 23 juillet 2014, 379875, Section française de l’Observatoire international des prisons, AJDA 2014.1587.

[5] Le référé-mesures utiles est par nature irrecevable à l’encontre de décisions pénitentiaires, dès lors que l’article L. 521-3 du code de justice administrative exclut que la mesure ordonnée par le juge des référés fasse obstacle à l’exécution d’une décision administrative.

[6] Les bases de données Lexbase, Ariane web et Ariane Archives ne garantissent pas avec certitude un accès exhaustif à l’ensemble des ordonnances rendues par les juges des référés des tribunaux administratifs.

[7] Qu’il me soit permis ici de témoigner toute ma reconnaissance à Monsieur Quencez, Président de la Cour administrative d’appel de Douai qui m’a autorisée à consulter la base de données Ariane archives, laquelle m’a été d’une aide précieuse.

[8] Faute de disposer d’une jurisprudence du Conseil d’Etat fournie en la matière, la présente étude consacre une large place à la jurisprudence des tribunaux administratifs.

[9] TA Nancy, ord., 23 janvier 2014, 1400081.

[10] TA Dijon, ord., 4 janvier 2013, 1300002.

[11] TA Marseille, ord., 14 mars 2013, 101651.

[12] TA Toulouse, ord., 17 juillet 2015, 503280.

[13] TA Caen, ord.,19 mai 2011, 1101008.

[14] TA Strasbourg, ord., 3 mai 2017, 1702257.

[15] TA Toulouse, ord., 28 avril 2017, 1701928.

[16] TA Grenoble, ord., 17 novembre 2014, 1406956.

[17] CE, 28 décembre 2012, 357494, Pierre A. Lorsque le recours pour excès de pouvoir n’est recevable qu’après l’exercice d’un recours administratif préalable obligatoire, la recevabilité du référé-suspension est conditionnée par l’introduction par le requérant d’un recours administratif, sans qu’il soit besoin pour lui d’attendre que l’administration ait statué (CE, ord., 26 avril 2001, 231870, Fondation Lenval, Leb. T. 221). En matière de référé-liberté, le requérant est dispensé de l’obligation de former un recours administratif préalable (CE, ord., 10 février 2004, 264182, Ministre de la Justice c/ Soltani, RSC 2006. 423, obs. P. Poncela).

[18] TA Versailles, 13 novembre 2009, 0910150.

[19] O. Le Bot, La protection des libertés fondamentales par la procédure du référé-liberté. Etude de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, Paris : LGDJ, Coll. Thèses, 2007, 698 pages.

[20] V. Ogier-Bernaud, « Le référé-suspension et la condition d’urgence », RFDA 2002.284 ; O. Le Bot, thèse préc., pp. 303 et s.

[21] P. Cassia, « L’examen de la légalité en référé-suspension et en référé-liberté », RFDA 2007.45.

[22] CE, ord., 27 mai 2005, 280866, Section française de l’Observatoire international des prisons, Bret et Blandin, Lebon 232, D. 2006.1078, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon  , AJDA 2005.1579, note A. Rainaud.

[23] CE, ord., 22 décembre 2012, 364584, Section française Observatoire international des prisons, préc.

[24] CE, 14 novembre 2008, 315622, El Shennawy, Lebon 417 ; AJDA 2008. 2389, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber ; D. 2009. 1376, obs. J.-P. Céré ; AJ pénal 2009. 89, obs. E. Péchillon ; RFDA 2009. 957, obs. D. Pollet-Panoussis ; CE, ord., 22 décembre 2012, préc.

[25] CE, ord., 30 juillet 2015, Section française de l’Observatoire international des prisons et Ordre des avocats au barreau près la cour d’appel de Nîmes, préc.

[26] TA Clermont-Ferrand, ord., 9 septembre 2016, 1601547.

[27] CE, ord. 8 septembre 2005, 284803, Garde des Sceaux, Ministre de la justice c/ Bunel, Lebon p. 388 ; AJDA 2006, p. 376, note M. Laudijois ; D. 2006, Jur. p. 124, note X. Bioy.

[28] Id.

[29] TA Nîmes, ord., 22 octobre 2010, 1002552

[30] TA Lyon, ord., 18 août 2008, 0805261.

[31] TA Strasbourg, ord., 19 mai 2017, 1702553.

[32] CE, ord., 27 mai 2005, 280866, préc.

[33] TA Dijon, 4 janvier 2013, 1300002, Stojanovic et TA Grenoble, 29 avril 2013, 1302205, Khadar

[34] CE, 25 février 2015, 355724, Dalloz actualité, 3 mars 2015, obs. Pastor; D. 2015. 1122, obs. Péchillon; AJDA 2015. 421; RFDA 2015. 512, obs. Dupré de Boulois et CE, 10 février 2016, 385929, Khadar, Leb. 26, concl. A. Bretonneau . AJDA 2016. 1127 , note X. Bioy ; D. 2016. 426, obs.

[35] CE, ord., 27 mai 2005, 280866, préc.

[36] CE, Ord., 27 mai 2005, 280866, Section française de l’Observatoire international des prisons, Bret et Blandin, préc.

[37] CE, Ord., 27 mai 2005, préc.

[38] CE, ord., 30 juillet 2015, 392043, préc.

[39] CE, ord., 3 avril 2002, 244686, Ministre de l’Intérieur c/ Kurtarici, Leb. T. 871.

[40] CE, 20 janvier 2011, 345052, AJ Pénal 2012. 428, obs. M. Herzog-Evans.

[41] CE, ord., 19 janvier 2005, 276562, Chevallier, Lebon ; AJDA 2005. 793 ; RSC 2006. 423, obs. P. Poncela.

[42] CE, 30 juillet 2015, 392100, AJDA 2016.77. Il est intéressant à cet égard de relever que le juge des référés du Conseil d’Etat a préféré consacrer une nouvelle liberté fondamentale plutôt que de se fonder sur l’atteinte, invoquée par le requérant, à la dignité et au droit au respect de la vie privée et familiale.

[43] TA Nice, ord., 16 août 2014, 140348

[44] CE, ord., 19 janvier 2005, 276562, préc.

[45] TA Toulon, 28 septembre 2012, 1202515.

[46] TA Toulouse, ord., 28 août 2015, 1503972.

[47] TA Lyon, ord., 27 juin 2006, 0603915.

[48] Voir par exemple CE, ord. 8 septembre 2005, 284803, préc. ; TA Strasbourg, ord., 19 mai 2017, 1702553;; TA Clermont-Ferrand, ord., 9 septembre 2016, 1601547.

[49] B. Belda, « L’innovante protection des droits du détenu élaborée par le juge européen des droits de l’homme », AJDA 2009. 406.

[50] M. Afroukh, « Référé-liberté et Convention européenne des droits de l’homme », RFDA 2016. 685

[51] CE, ord., 14 novembre 2008, n° 315622, El Shennawy, préc. : « si les nécessités de l’ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire peuvent légitimer l’application à un détenu d’un régime de fouilles corporelles intégrales répétées, c’est à la double condition, d’une part, que le recours à ces fouilles intégrales soit justifié, notamment, par l’existence de suspicions fondées sur le comportement du détenu, ses agissements antérieurs ou les circonstances de ses contacts avec des tiers et, d’autre part, qu’elles se déroulent dans des conditions et selon des modalités strictement et exclusivement adaptées à ces nécessités et ces contraintes ; qu’il appartient ainsi à l’administration de justifier de la nécessité de ces opérations de fouille et de la proportionnalité des modalités retenues »

[52] CEDH, 2e Sect. 12 juin 2007, Frérot c. France, Req. n°70204/01, AJ Pénal 2007.336, note M. Herzog-Evans ; RSC 200.140, note J-P. Marguénaud et D. Roets, .404, chron. . Poncela ; D.2008, note J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon

[53] CEDH, 26 octobre 2000, req n° 30210/96, Kudla c/Pologne, AJDA 2000. 1006, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2001. 1250, chron. H. Labayle et F. Sudre ; ibid. 2003. 85, note J. Andriantsimbazovina.

[54] Voir également CE, ord., 30 juillet 2015, n° 392043, préc. M. Afroukh, « Référé-liberté et Convention européenne des droits de l’homme », RFDA 2016, p. 685

[55] CE, ord., 10 avril 2013, n°367343, Moussaoui : « eu égard à la nature d’une mesure de placement d’office à l’isolement et à l’importance de ses effets sur la situation du détenu qu’elle concerne, l’administration pénitentiaire doit veiller, à tout moment de son 2exécution, à ce qu’elle n’ait pas pour effet, eu égard notamment à sa durée et à l’état de santé physique et psychique de l’intéressé, de créer un danger pour sa vie ou de l’exposer à être soumis à un traitement inhumain ou dégradant ; qu’à cet effet, il lui incombe en particulier de s’assurer du respect effectif des garanties prévues à l’article R. 57-7-63 du code de procédure pénale[…] »

[56] Cour EDH, G.C. 4 juillet 2006, Ramirez Sanchez c. France, req. n° 59450/00, RSC 2007. 350, chron. P. Poncela ; AJDA 2006. 1709, note J.-F. Flauss et Cour EDH, 5e Sect. 9 juillet 2009, Khider c. France, req. n°39364/05, RSC 2010. 225, obs. J.-P. Marguénaud ; D. 2009. 2462, note M. Herzog-Evans ; D. 2010. 2828, obs. G. Roujou de Boubée ; D. 2010. 1378, obs. J.-P. Céré ; AJ pénal 2009. 372, obs. M. Herzog-Evans ; Dr. pénal 2010. obs. E. Dreyer.

[57] CE, ord., 20 mai 2010, 339259, Ministre d’Etat, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, AJDA 2010. 1846 ; RSC 2010. 645, chron. P. Poncela (RL) ; CE, 26 septembre 2012, n°359479, Garde des sceaux, ministre de la justice, AJDA 2012.1826 ; D. 2013. 1305, obs. Péchillon ; Rev. pénit. 2012. 935, obs. Péchillon (RS).

[58] TA Versailles, ord., 13 novembre 2009, 0910150 (RL).

[59] TA Lille, ord., 4 mai 2017, 1700091 (RS).

[60] TA Melun, ord., 30 octobre 2006, 06-7067/2 (RL).

[61] TA Lyon, ord., 30 décembre 2011, n°1107936 (RS).

[62] TA Paris, 31 décembre 2014, 144369/9 (RS).

[63] TA Lille, 13 octobre 2015, 15079694 (RS).

[64] CE, ord., 30 juillet 2015, préc.

[65] La portée des mesures de référé avait déjà été précisée dans CE, ord., 30 juillet 2014, n° 373299.

[66] CE, ord. 6 juin 2013, n° 368816, Section française de l’Observatoire international des prisons, Lebon T. ; AJDA 2013. 1191 ; AJ pénal 2013. 497, obs. E. Péchillon.

[67] CE, ord., 30 juillet 2015, 392100, préc.

[68] CE, ord., 22 mars 2002, n° 244279, Ministre de la Justice Garde des Sceaux c/ Caze, Leb. T. 852.

[69] TA Caen, ord., 15 juillet 2011, 1101513.

[70] TA Strasbourg, ord., 19 mai 2017, 1702553.

[71] TA Grenoble, ord., 16 décembre 2009, n° 0905563, AJ pénal 2010. 93, note E. Péchillon. Voir également TA Lille, ord., 4 mai 2017, 1700091 pour une injonction similaire prononcée dans le cadre d’un référé-suspension.

[72] O. Le Bot, thèse préc. p. 502

[73] J. Schmitz, « Le juge du référé-liberté à la croisée des contentieux de l’urgence et du fond », RFDA 2014. 502. La technique a été consacrée, à propos du principe du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion, par l’ordonnance CE, 24 févr. 2001, n° 230611, Tibéri, Lebon p. 85 ; D. 2001. 1748, note R. Ghevontian ; RFDA 2001. 629, note B. Maligner.

[74] CE, 6 juin 2013, 368875, préc.

[75] CE, ord., 10 avril 2013, 367343, Moussaoui, préc.

[76] Sur le rôle dissuasif du juge des référés : O. Le Bot, thèse préc. p.492.

[77] TA Lyon, ord., 13 mars 2015, 1502287.

[78] CE, ord., 30 juillet 2014, 373299, A.B. ; TA Rennes, ord., 31 mars 2013, n° 1303960, Section française de l’Observatoire international des prisons.

[79] TA Caen, ord., 26 janvier 2010, 1000124.

[80] CE, 8 septembre 2005, 284803, préc.

[81] CE, Ord., 27 mai 2005, 280866, Section française de l’Observatoire international des prisons, Bret et Blandin, préc.

[82] O. Le Bot, thèse préc. p. 292 : La condition d’illégalité est « également exclue lorsque la décision positive ou le refus repose sur des motifs dont l’invocation paraît raisonnable au regard des données juridiques et factuelles de l’espèce ».

[83] TA Melun, ord., 21 mai 2013, 1303530/13.

[84] TA Lille, ord., 16 septembre 2016, 1606470.

[85]TA Lyon, ord., 17 mars 2014, 1401744 ; TA Melun, ord., 21 mai 2013, 1303530/13

[86] TA Lille, ord., 8 octobre 2015, 1507493.

[87] TA Melun, 14 mars 2016, 1601650.

[88] TA Toulouse, 18 avril 2017, 1701710 : « Considérant qu’un refus de permis de visite d’un détenu constitue une mesure de police administrative tendant à assurer le maintien de l’ordre public et de la sécurité au sein de l’établissement pénitentiaire ou, le cas échéant, la prévention des infractions ; qu’eu égard à l’objet de cette mesure, le refus de permis de visite ne saurait par lui-même créer une situation d’urgence et dispenser le juge des référés d’apprécier concrètement ses effets sur la situation du requérant pour vérifier qu’est satisfaite la condition d’urgence à laquelle est subordonné le prononcé par le juge des référés d’une mesure de suspension d’une décision administrative sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative ».

[89] CE, 14 novembre 2008, n°315622, El Shennawy, préc.

[90] TA Lyon, 4 mars 2013, 1301366.

[91] CE, ord., 6 juin 2013, 368875, AJDA 2013. 1191 ; AJ Pénal 2013. 497 : participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme

[92] TA Marseille, ord., 19 août 2014, 1405872.

[93] CE, ord., 20 mai 2010, 339259, Ministre d’Etat, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, préc. ; CE, ord., 9 septembre 2011, 352372, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, AJDA 2011. 495, Dalloz actualité, 23 sept. 2011, obs. M. Léna ; D. 2011. 2784, entretien N. Ferran. A fortiori, dans le cadre d’un référé-suspension, le doute sérieux sur la légalité sera constitué si le détenu a un comportement paisible et correct vis-à-vis du personnel pénitentiaire comme à l’égard des autres détenus, s’il ne présente aucune dangerosité, l’application d’un régime de fouilles répétées caractérise une atteinte grave et manifestement illégale au droit de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants, et a fortiori un doute sérieux sur la légalité du dispositif.

[94] CE, formation collégiale, 28 juillet 2016, 401800, AJDA 2016. 2052, note M. Sztulman ; D. 2016. 1808, note E. Péchillon.

[95] CE, Ord., 6 juin 2013, 368816, Section française de l’Observatoire international des prisons, préc.

[96] TA Montpellier, ord., 17 juillet 2013, 1303217, Section française de l’Observatoire international des prisons.

[97] CE, 9 avril 2008, 311707, Section française de l’Observatoire international des prisons, AJDA 2008. 1447, note J. Birnbaum.

[98] CE, ord., 8 septembre 2005, 284803, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice c/ Bunel, préc.

[99] TA Bordeaux, ord., 7 février 2017, 1700481.

[100] CE, 26 septembre 2012, 359479, Garde des Sceaux, ministre de la justice, préc.

[101] TA Poitiers, 22 mars 2012, 1200752.

[102] TA Pau, 17 juin 2013, 1300974.

[103] CE, 9 septembre 2011, 352372, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, préc.

[104] CE, 20 mai 2010, 339259, Ministre d’Etat, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, préc.

[105] TA Lyon, ord., 26 avril 2013, 1302893.

[106] TA Lyon, ord., 9 avril 2013, 1302278.

[107] TA Lyon, 26 avril 2013, 1302895.

[108] TA Lyon, ord., 26 avril 2013, 1302893.

[109] TA Lyon, 4 février 2013, 1300634 pour une période d’observation de deux mois.

[110] CE, ord., 6 juin 2013, 368816, Section française de l’Observatoire international des prisons, préc.

[111] TA Nancy, 17 juillet 2013, 1301584, Section française de l’Observatoire international des prisons.

[112] CE, ord., 6 juin 2013, 368816, préc. ; voir également pour un minimum de 780 fouilles corporelles intégrales pratiquées chaque mois et autant à prévoir d’ici la fin du mois d’août : TA Melun, ord., 16 juillet 2013, 1305634/13, Section française de l’Observatoire international des prisons (RL).

[113] CE, 31 octobre 2008, n°293785, Section française de l’Observatoire international des prisons, Lebon p. 374 ; AJDA 2008. 2389, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber ; D. 2009. 134, note M. Herzog-Evans ; AJ pénal 2008. 500, note E. Péchillon ; RFDA 2009. 73, concl. M. Guyomar ; ibid. 145, chron. C. Santulli

[114] CE, 8 décembre 2000, n°162995 et 176389, Frérot et Mouesca, Leb. ; Dr. adm. févr. 2001, chron. R. S., p. 19 ; D. 2002. Chron. 110, obs. Céré, Herzog-Evans et Péchillon.

[115] CE, 30 juillet 2003, n°253973, Section française de l’Observatoire international des prisons, Lebon p. 633.

[116] CE, formation collégiale, 28 juillet 2016, 401800, préc.

[117] A propos du placement en cellule disciplinaire : CE, ord., 10 février 2004, 264182, Garde des Sceaux, Ministre de Justice c/ Nordine A.

[118] A propos d’une décision de mise en cellule disciplinaire : CE, 22 avril 2010, 338662, Ministre d’Etat, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés c/ Mebarek, Lebon T. 900 et 907 ; AJDA 2010. 929 ; D. 2011. 1306, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal 2010. 299, obs. E. Péchillon ; RSC 2010. 645, chron. P. Poncela ; à propos d’une décision de mise à l’isolement : CE, 22 mars 2010, 337534, Mayali.

[119] A propos d’une décision de maintien à l’isolement : CE, 29 déc. 2004, n° 268826, Ministre de la justice c/ Attou, Lebon T. 821 ; AJDA 2005. 511 ; AJ pénal 2005. 164, obs. J.-P. Céré ; RSC 2006. 423, obs. P. Poncela ; à propos d’un changement d’affectation : CE, 1er févr. 2012, n° 350899, Khider, Lebon T. 912 ; AJDA 2012. 241 ; ibid. 1177, note J.-F. Calmette ; AJ pénal 2012. 237, obs. J.-P. Céré

[120] CE, ord., 13 août 2014, 383588, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice c/ Dubois.

[121] En matière d’isolement, voir par exemple TA Caen, ord., 27 juillet 2011, 1101602 : « qu’en faisant valoir que par sa nature même cette décision constitue une dégradation sensible de ses conditions de détention et porte atteinte à sa dignité en ce qu’il est consigné dans sa cellule 23 heures sur 24, qu’il est dans l’impossibilité de bénéficier des activités communément proposées dans l’établissement pénitentiaire, et de fait privé de toute possibilité de travail, qu’il ne peut plus bénéficier que de visites réduites dans leur fréquence et leur durée, M. M. ne caractérise pas une situation d’urgence au sens des dispositions précitées du code de justice administrative ».

[122] Voir à propos d’une mise en cellule disciplinaire TA Rennes, ord., 4 mars 2011, 1100801 : « si M. M. invoque une atteinte à sa liberté de mouvement, de rencontrer ses proches et son Conseil au parloir, ainsi que d’exercer une activité rémunérée, ces effets sont prévus explicitement par l’article R. 57-7-38 précité du code de procédure pénale ; que, par nature, les sanctions disciplinaires prévues aux articles R. 57-7-33 et suivants dudit code impliquent une limitation temporaire des facilités et autorisations dont bénéficient les détenus ».

[123] J.-F. Calmette, « Pas de présomption d’urgence pour le placement à l’isolement d’un détenu ou sa prolongation », AJDA 2012. 1177

[124] CE, ord., 22 avril 2010, 338662, préc.

[125] TA Toulouse, ord., 18 août 2010, 1003480.

[126] TA Limoges, ord., 22 juillet 2016, 1601050.

[127] CE, Ass., 14 décembre 2007, 306432, Payet, Lebon 495 ; AJDA 2008. 128, chron. J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau ; RFDA 2008. 104, concl. C. Landais ; AJDA 2008. 1827, note D. Costa ; D. 2008. 820, note M. Herzog-Evans ; AJ pénal 2008. 100, obs. E. Péchillon.

[128] TA Marseille, ord., 25 mars 2011, 1102169.99

[129] TA Paris, 1424369/9.

[130] TA Pau, 30 mars 2009, 0900580.

[131] TA Versailles, 13 novembre 2009, 0910150.

[132] TA Versailles, ord., 6 juin 2011, 1102662.

[133] TA Marseille, ord., 30 octobre 2015, 1508025 ; TA Montpellier, ord., 27 juillet 2016, 1603800.

[134] TA Limoges, ord., 28 avril 2016, 1600567 ; TA Montpellier, ord., 27 juillet 2016, 1603800.

[135] TA Versailles, ord., 17 juillet 2015, 1504618.

[136] TA Melun, ord., 5 mai 2014, 1404164/13.

[137] TA Lille, ord., 10 janvier 2017, n° 1700090.

[138] TA Clermont-Ferrand, ord., 8 juillet 2016, 1601001.

[139] TA Lille, ord., 4 mai 2017, 170091.

[140] TA Lyon, ord., 27 décembre 2016, 1609328 ; TA Orléans, ord., 16 mai 2011, 1101689.

[141] TA Melun, ord., 15 juin 2016, 1605050.

[142] TA Bordeaux, ord., 7 février 2017, 1700481.

[143] TA Polynésie française, ord., 5 août 2015, 1500429: en l’espèce, le détenu était transféré d’un centre pénitentiaire de Polynésie française au centre pénitentiaire du sud francilien.

[144] TA Poitiers, ord., 3 décembre 2015, 1502941.

[145] TA Strasbourg, Ord., 3 novembre 2016, 1605383 (RS).

[146] TA Bordeaux, ord., 7 février 2017, 1700481 (RL) ; TA Strasbourg, Ord., 3 novembre 2016, 1605383 (RS).

[147] TA Strasbourg, Ord., 3 novembre 2016, 1605383 (RS).

[148] TA Bordeaux, ord., 7 février 2017, 1700481 (RL) ; TA Poitiers, ord., 3 décembre 2015, 1502941 (RL).

[149] TA Paris, ord., 6 juin 2016, 1608329/9 (RS)

[150] TA Poitiers, ord., 3 décembre 2015, 1502941

[151] TA Melun, ord., 30 octobre 2006, 06-7067/2; TA Caen, ord., 15 juillet 2011, 1101513.

[152] TA Lyon, ord., 29 avril2015, 1503802.

[153] TA Lyon, ord., 30 décembre 2011, 110736 (RS).

[154] A. Trémolière, « La prison et ses juges : la détention à l’épreuve du dualisme juridictionnel », RFDA 2017. 731.

[155] Concl. F. Donnat sur CE, 29 décembre 2004, 268826 Garde des Sceaux, Ministre de la Justice c/ Attou, cité par C. Landais, concl. sur CE, Ass., 14 décembre 2007, 306432, Payet, RFDA 2008, p. 104.

[156] C. Landais, concl. préc.

[157] Amendement en commission ajouté par le rapport supplémentaire n° 201 de Jean-René Lecerf fait au nom de la commission des lois du Sénat le 4 février 2009 et amendement n° 92 rectifié présenté par M. Anziani et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés et déposé en séance publique le 6 mars 2009.

[158] Il s’agit des articles 53 et 53 bis du projet de loi ayant pour objet respectivement de modifier l’article 726 du code de procédure pénale et d’insérer un article 726-1 dans le code de procédure pénale.

[159] Débats en séance publique du 6 mars 2009.

[160] Texte de la Commission des lois de l’Assemblée nationale déposé le 9 septembre 2009

[161] J. Schmitz, ibid.

[162] CE, ord., 22 décembre 2012, n° 364584, préc.

[163] Justification retenue pour l’instauration d’une présomption d’urgence en matière de refus de renouvellement de titre de séjour CE, Sect., 14 mars 2001, 229773, Ministre de l’Intérieur c/ Ameur, Leb. p. 124 ; AJDA 2001. 465, chron. Guyomar et Collin ; RFDA 2001. 673, concl. de Silva.

[164] CE, 2e et 7e s-sect. réunies, 9 nov. 2011, n° 346700, Roopchan, Lebon T. 963 ; AJDA 2011. 2208 ; CE, 27 juill. 2001, n° 230231, Commune de Tulle c/ Consorts Dufour, Lebon T. 1115 ; RDI 2001. 542, obs. P. Soler-Couteaux.

[165] CE, 13 novembre 2002, Hourdin, 248851, Leb. 396 ; BJDU 2002. 460, concl. J.-H. Stahl, AJDA 2003, p. 695.

[166] Voir la position du gouvernement défendue par la ministre de la Justice Mme Dati lors des débats en séance publique devant le Sénat le 6 mars 2009 et celle du rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale Jean-Paul Garraud dans le rapport n°1899 fait au nom de la commission des lois, déposé le 8 septembre 2009 (Amendements du rapporteur CL 686 et CL 688).

[167] CE, ord., 22 décembre 2012, préc.

[168] X. Domino et A. Bretonneau, « Custodire ipsos custodes : le juge administratif face à la prison », AJDA 2011, p. 1364.

[169] CE, Sect. 6 décembre 2013, 363290, préc. ; CE, 13 janvier 2017, 389709, 389710, 389711, 389712 ; J. Schmitz, « Responsabilité de l’Etat en raison de conditions de détention », AJDA 2017, p.687.

[170] CE, ord., 22 décembre 2012, préc.

[171] CE, Ass., 17 février 1995, Marie, Lebon 84 ; AJDA 1995. 420, chron. L. Touvet et J.-H. Stahl ; RFDA 1995. 353, concl. P. Frydman

[172] CE, Ass., 14 décembre 2007, n° 29730, 290420, Boussouar, Planchenault, Lebon 495, 498, 474 ; AJDA 2008. 128, chron. J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau ; RFDA 2008. 87, concl. M. Guyomar et 104, concl. C. Landais ; AJDA 2008. 1827, note D. Costa ; D. 2008. 820, note M. Herzog-Evans ; AJ pénal 2008. 100, obs. E. Péchillon.

[173] CE, 23 mai 2003, n°244663, Chabba, Lebon 240 ; AJDA 2004. 157, note N. Albert ; Dr. adm. 2003. 44, note M. Lombard ; JCP Adm. 2003. II. 1751, note J. Moreau.

[174] Id..

[175] CE, 17 décembre 2008, n°292088, Garde des sceaux, ministre de la justice c/ Zaouiya, AJDA 2009. 432, concl. I. de Silva.

[176] CE, 13 janvier 2017, 389709, préc.

[177] C. Vigouroux, « La valeur de la justice en détention », AJDA 2009, p. 403

[178] CE, Ass., 14 décembre 2007, préc.,

[179] CE, 13 janvier 2017, préc.

[180] S. Slama, « Insalubrité des Baumettes, de la justiciabilité à l’effectivité du contrôle sur les conditions de détention par le juge du référé-liberté », Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 27 décembre 2012.

[181] S. Gauché, « A la recherche du recours effectif : responsabilité et référés en droit pénitentiaire », AJDA 2017. 1837.

[182] A. Trémolière, ibid. : « En détention, s’engager sur le terrain de l’action contentieuse s’avère souvent un long périple qui débouchera au mieux sur une victoire symbolique, mais tardive ».

[183] J. Falxa, « Regards comparé sur le droit au recours effectif en matière pénitentiaire », AJ Pénal 2015, p. 358.

Les MARD (modes alternatifs de résolution des différends) au prisme des droits fondamentaux substantiels

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La loi pour la justice du XXIème siècle a renforcé le recours aux MARD (modes alternatifs de résolution des différends) en incitant, voire en obligeant les parties à les utiliser pour tenter d’aplanir un nombre croissant de différends. Si la prise en compte des droits fondamentaux processuels par les MARD ne fait plus guère de doute, la question se pose néanmoins de savoir quel niveau de garantie ces processus accordent aux droit fondamentaux substantiels des parties qui les mobilisent.

Par Romain DUMAS, Maître de conférences HDR en Droit privé à l’Université de Limoges et Directeur adjoint du CREOP (Centre de Recherche sur l’Entreprise, les Organisations et le Patrimoine ; EA 4332)

 

Introduction

1.-Les alternatives à la saisine du juge connaissent un véritable essor afin de résoudre un nombre croissant de différends. Ce mouvement constitue davantage qu’un simple effet de mode car il perdure en France depuis plus de deux décennies[1]. En outre, il a connu une accélération certaine sous l’effet combiné de deux réformes, l’une assez timorée, à savoir le décret de 2015 relatif à la simplification de la procédure civile, et l’autre plus ambitieuse, en l’occurrence la loi pour la Justice du XXIème siècle, dite loi J-21[2]. Cette dernière consacre une conception extensive des modes alternatifs de résolution des différends (MARD). En effet, elle les appréhende comme toute alternative à la saisine d’une juridiction étatique et ce, qu’il s’agisse de techniques purement amiables de résolution des différends[3], voire de certains modes juridictionnels[4].

2.-Ainsi, les MARD se déploient sous le signe du pluralisme. Certains sont orchestrés par un tiers, tantôt détenteur d’un pouvoir juridictionnel lui permettant de trancher le litige entre les parties en disant le Droit[5], tantôt jouant le rôle d’un pacificateur, œuvrant au rapprochement des parties[6]. D’autres reposeront au contraire sur une confrontation directe entre les parties, conduites à effectuer des concessions réciproques[7], formalisées dans un contrat, ou à négocier un accord avec l’assistance obligatoire de leurs avocats respectifs[8]. Enfin, si certains MARD présentent une nature judiciaire, leur mise en œuvre étant préconisée ou prescrite par le juge, d’autres ont une essence purement conventionnelle[9].

3.-Le développement des MARD tient à leur capacité à satisfaire l’intérêt des pouvoirs publics et des parties, même si celui-ci présentera une nature très différente dans l’un et l’autre cas. D’un côté, les MARD illustreraient donc la volonté des pouvoirs publics de lutter contre l’encombrement des prétoires et les délais déraisonnables de procédure en incitant, voire en obligeant, les litigants à explorer d’autres méthodes que la seule voie judiciaire pour tenter d’aplanir leurs différends[10]. D’un autre côté, leur développement démontre que les parties sont de plus en plus désireuses de jouer un rôle actif dans la résolution de leurs différends. De parties passives devant la justice étatique, elles aspirent donc à devenir d’actives actrices de la résolution de celui-ci[11].

4.-Face au développement de la résolution des différends hors des prétoires, se pose inévitablement la question de la place accordée aux droits et libertés fondamentaux dans de tels processus. En effet, les MARD constituent-ils une terre irriguée par de telles prérogatives ou demeurent-ils au contraire un territoire assez aride en la matière ?

5.-Certes, une telle problématique n’est pas nouvelle. Or, elle a très souvent été abordée sous l’angle des seuls droits fondamentaux processuels. En effet, la plupart des MARD a été conçue tel un processus structuré, de nature à aplanir un différend et permettre aux parties de parvenir à un accord. Afin de tenter d’aboutir au résultat le plus légitime possible, il est donc logique que les MARD soient organisés autour de la prise en compte d’un certain nombre de grands principes procéduraux[12]. Une doctrine majoritaire estime donc que les MARD, juridictionnels comme amiables, doivent se dérouler dans le respect de plusieurs garanties processuelles fondamentales, énoncées en particulier à l’article 6 § 1 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (Convention EDH)[13], relatif au procès équitable. Cette disposition offre notamment des garanties quant aux qualités attendues du tiers chargé, le cas échéant, d’animer le MARD et au bon déroulement de celui-ci. Quant au tiers, celui-ci se doit notamment d’être indépendant et impartial au cours de sa mission et de garantir l’égalité des armes entre les personnes désireuses d’utiliser cette voie d’apaisement, en dépit de leur situation conflictuelle. Quant au déroulement du MARD, celui-ci devra ménager en particulier une garantie processuelle fondamentale : le principe du contradictoire entre les parties[14].

6.- Toutefois, au-delà de la nécessaire prise en compte des droits fondamentaux processuels par les MARD[15], la question peut également se poser de savoir si, à l’heure actuelle, ceux-ci prennent également en considération les Droits et libertés fondamentaux substantiels des parties et, en cas de réponse positive, s’ils les prennent suffisamment en compte. Ces interrogations présentent une particulière importance car la loi J-21 tend de plus en plus à les imposer comme une voie incontournable de résolution d’un nombre significatif de différends[16].

8.-D’emblée, il apparaît que les MARD, dans leur acception large, ne sauraient rester totalement insensibles aux droits fondamentaux substantiels des parties qui les emploient. En effet, ces processus possèdent une origine conventionnelle en ce que leur mise en œuvre résulte de la volonté des parties, laquelle sera formalisée dans une convention. Dès lors, une première liberté fondamentale, la liberté contractuelle, trouve donc à s’appliquer en la matière. En outre, un principe transversal à tous les MARD, la confidentialité, peut être appréhendé comme une condition favorable, voire essentielle, de la réalisation effective d’au moins deux autres droits fondamentaux substantiels des parties : le droit au respect de leur vie privée, familiale et interne ainsi que leur liberté d’expression. Par conséquent, de par leur organisation même, les MARD ne sauraient rester hermétiques aux droits fondamentaux substantiels. En outre, étant donné leur fonction de règlement juridictionnel ou amiable d’un différend, ils peuvent également avoir vocation à constituer des techniques de résolution des atteintes aux droits et libertés fondamentaux alléguées par l’une des parties et dont l’autre serait à l’origine, même si les résultats engrangés par ce biais pourront apparaître limités.

9.-En définitive, la relation entretenue entre les Droits et libertés fondamentaux substantiels des parties et les MARD se situe à un double niveau. D’une part, les MARD constituent une technique de prise en compte intrinsèque des prérogatives substantielles des parties (I.). D’autre part, ces processus peuvent constituer des méthodes, certes imparfaites, de lutte contre les atteintes aux droits fondamentaux subies par les parties et justifiant leur utilisation (II.).

 

I. Les MARD : techniques de prise en compte intrinsèque des droits fondamentaux substantiels des parties

 

10.-Deux manifestations de cette orientation des MARD peuvent être relevées. D’une part, et de manière transversale, tous les MARD présentent une origine contractuelle. Par conséquent, plusieurs étapes de leur déroulement seront marquées par la mise en œuvre de la liberté contractuelle des parties qui consentent à les utiliser (A.). En outre, un principe d’organisation commun à tous les MARD, la confidentialité, offre d’intéressantes potentialités dans la prise en compte d’autres droits fondamentaux substantiels des parties (B.).

 

A. La liberté contractuelle des protagonistes des MARD

 

11.-Aujourd’hui, il ne fait aucun doute que la liberté contractuelle figure au rang des droits et libertés fondamentaux de valeur constitutionnelle.

Plusieurs décisions du Conseil constitutionnel l’ont expressément reconnu, en se fondant notamment sur l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen[17].

Or, cette liberté constitue le fondement de tous les MARD puisque tous ont une origine contractuelle[18]. Concrètement, la liberté contractuelle des parties se manifestera à deux niveaux. En premier lieu, celles-ci auront le libre choix de recourir à un MARD, lequel sera alors formalisé dans une convention. Ce libre choix se prolongera parfois quant à la désignation du ou des tiers qui interviendront pour animer le MARD (1.). En second lieu, si une solution a pu émerger du MARD mobilisé, celle-ci pourra alors être formalisée dans un accord contractuel (2.).

 

1. Le libre choix de recourir aux MARD

12.-Dans la plupart des cas, le choix des parties d’utiliser un MARD s’exprime par le biais d’une convention, à laquelle elles devront librement consentir[19].

13.-En matière d’arbitrage interne ou international, la convention utilisée consistera en une clause compromissoire ou en un compromis d’arbitrage[20]. La clause compromissoire figure en général dans un contrat principal établi entre les parties et ce, avant la naissance de tout litige entre elles, mais en vue de couvrir cette hypothèse[21]. Le champ d’application de cette clause a été considérablement élargi par la loi J 21[22]. En effet, l’article 2061 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi J 21, ne permettait son usage que « dans les contrats conclus à raison d’une activité professionnelle », son insertion dans toute autre convention aboutissant à ce qu’elle soit déclarée nulle[23]. Or, le nouvel alinéa 1er de l’article 2061 du code civil dispose désormais que « la clause compromissoire doit avoir été acceptée par la partie à laquelle on l’oppose ». Autrement dit, une clause compromissoire peut maintenant être opposée à la partie l’ayant acceptée et ce, indépendamment du type de contrat dans lequel elle figure et de la qualité des parties à celui-ci. Dès lors, un pan de plus en plus important de litiges contractuels pourra trouver une issue par le biais du recours à l’arbitrage, ce qui accroît en conséquence la liberté contractuelle des parties en la matière. Un auteur estime ainsi que « les contrats d’assurance, de bail et plus généralement tous les contrats conclus entre particuliers peuvent désormais recevoir une clause compromissoire »[24]. Les parties pourront également rédiger un compromis d’arbitrage une fois que leur litige sera né[25]. Leur liberté contractuelle apparaît particulièrement large en la matière. En effet, outre leur libre choix de faire trancher leur litige par le biais de cette justice privée, la liberté des parties se prolongera quant au mode d’arbitrage qu’elles sélectionneront : arbitrage ad hoc ou arbitrage institutionnel. Dans l’arbitrage ad hoc, les parties bénéficient du libre choix du ou des arbitres qui composeront leur tribunal arbitral[26].

En outre, dans l’arbitrage international, la liberté contractuelle des parties englobera également le libre choix de la loi applicable à leur litige[27] et elles pourront enfin exercer une option quant à la manière de statuer du tribunal arbitral, soit en droit, soit en vertu de l’amiable composition[28].

14.-La liberté contractuelle irrigue également la médiation et la conciliation conventionnelles[29]. Le recours à ces MARD pourra également être anticipé par les parties en vue d’aplanir un éventuel et futur différend. Elles agiront alors en ce sens par le biais d’une clause, qualifiée de manière générique de clause de différend, insérée dans une convention principale. Il s’agira de clauses dites de médiation ou de conciliation prévoyant qu’en cas de survenance d’un litige, les parties auront l’obligation de tenter de le régler de manière amiable avant toute saisine d’une juridiction. Le non-respect de telles clauses, une fois le litige né, est assorti d’une sanction procédurale. En effet, la partie qui se tournerait vers le juge, en méconnaissance de la clause de médiation ou de conciliation préalable, se verrait opposer une fin de non-recevoir, à condition toutefois que l’usage de ce MARD, avant toute saisine du juge, apparaisse non équivoque[30]. En outre, la situation justifiant le prononcé d’une fin de non-recevoir n’est pas régularisable[31]. A l’instar de l’arbitrage, les médiations et conciliations conventionnelles, résultant d’une clause de différend préalable, ou mises en œuvre après la survenance d’un litige, offrent également une grande liberté aux parties quant au choix du tiers dont les bons offices seront sollicités[32].

15.-La procédure participative et la transaction présentent également une essence conventionnelle. La mise en œuvre d’une procédure participative résulte ainsi d’une convention de procédure participative, c’est-à-dire d’un contrat spécial encadré par le code civil[33]. Les parties négocieront entre elles en étant obligatoirement assistées de leur avocat[34]. La transaction constitue également un contrat écrit par lequel les parties s’engagent à effectuer des concessions réciproques en vue de remédier à un litige né ou à naître[35]. Le recours à la transaction peut également faire l’objet d’une clause de différend insérée dans un contrat principal.

 

2. Le libre choix de formaliser dans un accord la décision issue du MARD

16.-Exception faite de l’arbitrage, dans lequel le litige opposant les parties sera tranché par le tribunal arbitral, au moyen d’une sentence arbitrale revêtue de l’autorité de la chose jugée, les modes amiables de résolution des différends pourront échouer ou réussir. Autrement dit, les parties seront libres de parvenir ou non à un accord et, en cas de succès, de le formaliser par écrit.

Quant à la transaction, des négociations abouties déboucheront obligatoirement sur la rédaction d’un contrat de transaction, dans lequel chaque partie sera tenue d’effectuer des concessions réciproques[36], par exemple en renonçant chacune à une part de leur liberté d’expression[37]. Pour les autres modes amiables, l’accord entre les parties pourra être formalisé par un écrit d’intensité variable. Ainsi, il pourra s’agir, notamment en cas de conciliation ou de procédure participative, d’un simple constat[38] de l’accord trouvé entre les parties. Ce document devra être signé par les parties et le conciliateur. Le constat écrit sera en revanche obligatoire si l’accord issu de la conciliation conduit à la renonciation à un droit[39]. Les parties à une médiation, une conciliation ou encore une procédure participative pourront enfin concrétiser leur accord sous la forme d’une transaction, comportant ici aussi des concessions réciproques.

17.-En définitive, l’accord issu d’un MARD amiable pourra être renforcé par les parties en demandant son homologation judiciaire, afin de lui conférer la même valeur qu’un titre exécutoire. Dès lors, l’accord homologué deviendra un contrat judiciaire, doté de la force exécutoire, laquelle autorisera ensuite le recours par l’une des parties aux voies d’exécution si son adversaire ne le respectait pas. Ce contrat judiciaire, en tant qu’acte juridique privé homologué judiciairement, ne pourra cependant prétendre au statut d’un jugement susceptible de voies de recours. L’article 1565 du Code de procédure civile pose ainsi le principe de l’homologation de l’accord auquel sont parvenues les parties au terme d’une médiation, d’une conciliation ou d’une procédure participative. L’article 1567 dudit code étend quant à lui cette faculté à l’accord transactionnel qui n’aurait pas été précédé d’un autre MARD[40]. Certaines dispositions spécifiques précisent les modalités de l’homologation selon le MARD concerné. Ainsi, quant à l’homologation de l’accord issu d’une médiation conventionnelle, il est expressément prévu que la demande « est présentée au juge par requête de l’ensemble des parties à la médiation ou de l’une d’elles, avec l’accord exprès des autres »[41]. Pour la conciliation conventionnelle, la même règle s’appliquera si l’accord met fin à un différend transfrontalier. Dans les autres cas, la demande d’homologation de l’accord issu d’une conciliation sera présentée au juge d’instance, par requête de l’une des parties à moins que l’autre s’y oppose[42]. Concernant la convention de procédure participative, le principe est que le juge pourra homologuer l’accord qui en est issu[43]. Dans le cas de l’arbitrage, la sentence arbitrale rendue aura pour effet de trancher le litige et sera revêtue de l’autorité de la chose jugée. Elle ne pourra acquérir la force exécutoire que par le biais d’une demande d’exequatur, formulée auprès du juge compétent. Au plan matériel, en France, il s’agit du TGI, statuant à juge unique. Au plan territorial, le juge compétent sera celui dans le ressort duquel la sentence a été rendue ou bien le TGI de Paris si elle a été prononcée à l’étranger[44]. Qu’il s’agisse d’homologuer l’accord amiable issu d’un MARD ou d’accorder l’exequatur à une sentence arbitrale, la juridiction saisie exercera bien sûr un contrôle au terme duquel, elle ira dans le même sens que la volonté de parties ou bien refusera de la consacrer si l’accord lui apparaît illégal ou si la sentence apparaît en contrariété avec l’ordre public interne ou international[45].

 

B. La confidentialité, vecteur de protection de certains droits fondamentaux substantiels des acteurs des MARD pendant et après sa mise en œuvre

 

18.-D’après le Vocabulaire juridique, la confidentialité est envisagée, parmi plusieurs acceptions, comme ce « qui doit être accompli en secret »[46]. En outre, elle constitue une « garantie essentielle »[47], quasi-commune à tous les MARD, puisque l’organisation d’une grande majorité d’entre eux a été expressément structurée autour de ce principe.

19.-Tel est le cas pour l’arbitrage interne[48], la conciliation et la médiation, conventionnelles[49]comme judiciaires[50]. Tous les participants à ces MARD seront débiteurs du respect de cette obligation. La confidentialité s’imposera donc à la fois aux personnes opposées par le différend, à leurs éventuels conseils, ainsi qu’au(x) tiers animant le MARD (conciliateur, médiateur ou tribunal arbitral). La méconnaissance de cette exigence par l’un de ses débiteurs constitue dès lors un cas classique de responsabilité civile pour faute, laquelle consiste en un manquement à l’obligation de ne pas faire, en l’occurrence à l’obligation de ne pas révéler[51].

20.-En revanche, ni la procédure participative, ni la transaction n’imposent expressément un devoir de confidentialité à leurs participants. Or, la liberté contractuelle pourra ici utilement pallier le silence du législateur en offrant aux parties la faculté d’insérer une clause de confidentialité quant au contenu de leurs échanges et de l’accord auquel elles seront parvenues et ce, tant dans la convention de procédure participative que dans la transaction[52].

21.-La principale vertu prêtée à la confidentialité, dans le cadre des MARD, est de permettre, en cas d’échec de ces processus et de saisine ultérieure d’un juge, de ne pas faire état devant lui de ce qui s’est dit ou a été constaté au cours du MARD. Outre cet avantage processuel, la confidentialité peut également être appréhendée comme un standard de nature à favoriser la protection de plusieurs prérogatives substantielles des parties à un MARD. Plus précisément, deux droits fondamentaux, dont chaque partie est titulaire, pourront trouver une protection indirecte à travers la confidentialité et donc une garantie de leur réalisation concrète et effective. Il s’agit respectivement du droit au respect de la vie privée, familiale et interne des protagonistes des MARD[53] (1.) et de leur liberté d’expression[54] (2.).

 

1. La confidentialité : garantie du droit au respect de la vie privée familiale et interne des acteurs des MARD

22.-En premier lieu, dans le cadre des MARD familiaux, la confidentialité permet la préservation concrète de l’intimité de la vie privée des acteurs du différend, en évitant que celui-ci se trouve exposé sur la place publique. Il en est par exemple ainsi des différends entre des parents, liés à l’exercice de l’autorité parentale sur leurs enfants[55]. Bien évidemment, et à l’instar de la plupart des Droits fondamentaux, la confidentialité, agissant ici tel le vecteur du droit au respect de la vie privée, familiale et interne, ne saurait présenter un caractère absolu. Elle peut en effet être rompue dans certaines hypothèses légales. Ainsi, l’article 21-3 de la loi n° 95-125 du 8 février 1995[56] permet de sortir de la confidentialité afin de préserver l’intérêt supérieur de l’enfant ou l’intégrité des personnes, lorsque ceux-ci ont pu subir des maltraitances, révélées à l’occasion d’une médiation[57]. La même exception est prévue pour les médiations organisées par le Défenseur des Droits. Celles-ci se dérouleront en principe de manière totalement confidentielle, « sauf si la divulgation de l’accord est nécessaire à sa mise en œuvre ou si des raisons d’ordre public l’imposent »[58]. En définitive, tout se passe comme si le droit au respect de la vie privée des protagonistes du MARD subissait une ingérence prévue par la loi, poursuivant un but légitime et qui soit proportionnée à ce but, donc qui pourrait tout à fait satisfaire au contrôle à triple détente des ingérences, préconisé et suivi par la Cour EDH[59].

23.-La confidentialité est également l’un des critères déterminant dans le choix opéré en faveur de l’arbitrage interne ou international par les acteurs de la vie des affaires. En effet, la confidentialité est présentée en la matière comme la garantie de la protection effective du secret des affaires. Les acteurs de la vie des affaires ne seront donc pas insensibles à ce que leur litige soit tranché par une juridiction arbitrale, soucieuse de préserver un tel secret, et donc de protéger leurs informations sensibles, notamment des yeux et oreilles indiscrètes de tiers concurrents. En revanche, les juridictions étatiques, soumises en principe à la publicité des débats[60], peuvent sembler beaucoup moins efficaces en la matière. D’après une directive européenne adoptée en 2016[61], le secret des affaires se compose d’informations techniques ou commerciales répondant à trois conditions : être secrètes, donc inconnues des personnes appartenant au même milieu professionnel que leur détenteur, avoir une valeur commerciale liée à leur caractère secret et avoir fait l’objet par leur détenteur de mesures raisonnables pour rester secrètes[62].

24.-Or, ces informations ayant vocation à rester non divulguées peuvent être appréhendées comme autant d’éléments de la vie privée d’institutions telles que les sociétés commerciales.

De telles structures peuvent en effet être considérées comme titulaires d’un droit au respect de leur vie interne[63], qualifiable de vie privée sociétaire, de nature à protéger à la fois les relations qui se nouent en leur sein ou avec des partenaires contractuels, donc leurs relations professionnelles, ainsi que toutes les informations s’échangeant à cette occasion[64]. Dans le même ordre d’idées, la survenance de différends impliquant une société commerciale, qu’ils soient internes (ex. conflit entre un salarié et sa direction) ou externe (conflit d’une société avec un fournisseur ou un distributeur) n’auront pas vocation à être connus des tiers à ce différend. Dès lors, la confidentialité offerte par l’arbitrage interne et international, agira ici aussi comme le vecteur de la protection effective de la vie privée sociétaire.

 

2. La confidentialité : source d’épanouissement de la liberté d’expression des acteurs des MARD

25.-La confidentialité est également de nature à favoriser une expression libre entre les protagonistes des MARD. En effet, qu’il s’agisse des MARD en général et de la médiation en particulier, il faut souligner la constance avec laquelle des maîtres mots tels que « dialogue » ou « communication » sont employés pour décrire le déroulement de ce processus[65].

26.-Ainsi, la médiation, à l’instar des autres MARD, permet l’échange entre l’émetteur d’un propos et un récepteur, les rôles s’inversant au gré des arguments échangés et ce, sous l’égide d’un tiers, le médiateur, dont le rôle consiste à favoriser de tels échanges, à les encadrer et à en éviter les dérives même si les parties ne doivent pas hésiter à livrer ce qu’elles peuvent avoir sur le cœur. Il s’agit donc d’une mise en œuvre concrète de la liberté d’expression reconnue à chacune des parties. Les MARD sont notamment propices, étant donné le différend à l’origine de leur mise en œuvre, à l’exercice d’un droit à la critique réciproque des parties qui s’opposent, celui-ci demeurant dans des limites raisonnables, grâce aux bons offices du tiers mobilisé ou des avocats des parties. Dans ce contexte, la confidentialité peut lever bien des barrières et permettre à la parole des parties de se libérer sans crainte[66] qu’elle soit captée par des tiers, totalement extérieurs au conflit ou que la teneur des propos tenus soit divulguée à l’extérieur.

La confidentialité des MARD offre ainsi l’environnement idoine à la mise en œuvre de la liberté d’expression des protagonistes des MARD, laquelle ne subira que peu d’entraves au cours du déroulement du MARD.

27.-En revanche, certaines limites à la liberté d’expression apparaitront totalement justifiées au terme de l’accord, en ce qu’elles conditionneront à la fois le succès et la durabilité de celui-ci.

Un arrêt rendu par la chambre sociale de la cour de cassation, le 14 janvier 2014, l’illustre parfaitement. En l’espèce[67], un ancien et célèbre salarié de la chaîne TF1, ayant notamment assuré la présentation du journal de 20 heures, avait fait l’objet d’un licenciement. Il avait alors conclu avec son ancien employeur une transaction le 17 septembre 2008. Une clause de celle-ci prévoyait un engagement réciproque des parties de s’abstenir de tout propos critiques ou dénigrants envers l’autre et ce, pendant une période de 18 mois. Or, à peine quelques mois après la formation de la transaction, l’ancien salarié avait publié un ouvrage dans lequel son ancien employeur avait décelé des propos méconnaissant cette obligation transactionnelle. Il forma alors une assignation en dommages et intérêts devant le conseil des prud’hommes. L’ancien salarié invoqua alors la nullité de la clause transactionnelle comme excessivement attentatoire à sa liberté d’expression. Or, la cour d’appel de Versailles ne fut pas convaincue par cette argumentation. Saisie sur pourvoi, la Cour de cassation, devant laquelle était notamment invoquée la violation de l’article 10 de la Convention EDH, relatif à la liberté d’expression, a alors approuvé la solution des juges du fond, rejetant ainsi le pourvoi de l’ancien salarié. L’on mesure donc ici qu’un MARD, en l’occurrence une transaction, aura non pas pour objet de remédier à l’atteinte portée à un droit fondamental substantiel de l’un des protagonistes du MARD par l’autre, mais au contraire de restreindre une liberté fondamentale de chacune des parties à la transaction. Plus précisément, la concession réciproque effectuée ici, et permettant d’aplanir le différend, consiste à restreindre la liberté d’expression des protagonistes du MARD puisque c’est à ce prix que le litige aurait pu s’éteindre. Une telle restriction s’avère tout à fait possible dès lors qu’elle est prévue par la loi, motivée par un but légitime et qu’elle est proportionnée à celui-ci, ce qui était le cas en l’espèce.

 

II. Les MARD, méthodes imparfaites de lutte contre les atteintes aux droits fondamentaux substantiels des parties

 

28.-La question qui se pose ici est celle de savoir si les MARD pourront remédier à des atteintes aux droits fondamentaux substantiels, invoquées par des parties, souhaitant qu’il y soit mis fin par ce biais. Autrement dit, les MARD constituent-ils une méthode efficace, mobilisable en vue d’apporter une solution à une atteinte aux droits fondamentaux substantiels des parties, laquelle représenterait sinon le cœur de leur différend, du moins l’un des points importants de celui-ci ?

29.-La réponse à cette interrogation nous semble affirmative. En effet, les MARD peuvent être envisagés comme un moyen alternatif de lutte potentielle contre des atteintes aux droits fondamentaux substantiels par rapport à la saisine d’une juridiction étatique, s’opérant classiquement en la matière (A.). Cependant, si les MARD peuvent potentiellement être mobilisés en tant que modes de résolution d’atteintes à des droits fondamentaux substantiels, leur applicabilité et leur efficacité en vue de mettre fin à une telle atteinte ne sont cependant pas garanties. Partant, le recours aux MARD dans un tel contexte présente des résultats limités (B.).

 

A. Les potentialités des MARD comme méthodes de lutte contre les atteintes aux droits fondamentaux substantiels

 

30.-Les parties qui souhaitent tenter de résoudre leur différend par le biais d’un MARD pourront le faire, quand bien même ce différend consisterait en la violation de l’un ou plusieurs droits fondamentaux d’une partie par l’autre. Partant, il est permis d’envisager le tribunal arbitral comme un organe juridictionnel de sanctions des atteintes aux droits fondamentaux substantiels (1.). Dans le même ordre d’idées, des modes amiables, notamment des médiations et transactions spécifiques, constitue des moyens de lutte contre les violations affectant certaines prérogatives substantielles des parties (2.).

 

1. Le tribunal arbitral, organe juridictionnel de sanction des atteintes aux droits fondamentaux substantiels

31.-Aujourd’hui, il ne fait plus de doute que le tribunal arbitral soit compétent afin de vérifier qu’un contrat litigieux porte ou non atteinte aux droits fondamentaux substantiels de l’une des parties à cette procédure. Plus précisément, le tribunal arbitral pourra contrôler la conformité des conventions litigieuses aux règles nationales et supranationales[68]. Parmi celles-ci, figurent certaines dispositions de valeur constitutionnelle, d’autres issues de la Convention EDH ou encore celles du Droit de l’Union européenne. In fine, rien ne s’oppose donc à ce qu’il sanctionne l’une des parties pour avoir commis une atteinte excessive à une prérogative substantielle de l’autre[69]. En effet, l’arbitrage interne comme l’arbitrage international se doit d’accorder une particulière importance aux règles relevant respectivement de l’ordre public interne et international auxquels les Droits et libertés fondamentaux peuvent être rattachés. Les procédures d’arbitrage interne et international peuvent donc protéger certains droits fondamentaux substantiels de l’une des parties en conflit.

32.-Dans cet ordre d’idées, la jurisprudence arbitrale a eu l’occasion de valider une clause de non-réaffiliation contenue dans un contrat de franchise comme conforme à la liberté du commerce et de l’industrie et de sanctionner l’ancien franchisé ne l’ayant pas respectée[70]. En l’espèce, deux sociétés commerciales avaient conclu un contrat de franchise portant sur l’exploitation d’un fonds de commerce d’alimentation. L’article 8 de ce contrat comportait une clause de non-réaffiliation imposant au franchisé, au terme du contrat de franchise, de s’abstenir d’intégrer le réseau de distribution d’une enseigne concurrente pendant les 3 ans suivant la fin de l’accord et ce, dans un rayon de 5 km. L’article 12 dudit contrat comportait quant à lui une clause compromissoire prévoyant de confier à un tribunal arbitral tout litige relatif à l’interprétation et à l’exécution de cet acte juridique. Or, après résiliation du contrat aux torts du franchisé, ce dernier a continué à exercer son activité sous une enseigne exploitée par une société concurrente de son ancien franchiseur. Se tournant alors vers un tribunal arbitral, l’ancien franchiseur reproche notamment à son ancien franchisé d’avoir méconnu la clause de non-réaffiliation. Le tribunal arbitral, par une sentence en date du 25 avril 2001, a retenu cette violation et condamné le franchisé au paiement de dommages et intérêts. Ce dernier a alors exercé un recours en annulation contre cette sentence devant la Cour d’appel de Caen. Les juges du fond, par arrêt du 10 décembre 2002, ont confirmé la sentence, d’où un pourvoi en cassation formé par l’ancien franchisé. Ce dernier a notamment contesté la validité de cette clause au regard d’un règlement européen de 2008 et de la loi française de 1791 proclamant la liberté du commerce et de l’industrie. Il a notamment estimé que la clause avait été stipulée pour une durée excessive et apparaissait disproportionnée aux intérêts légitimes qu’elle devait protéger, notamment les droits de propriété industrielle ou intellectuelle du franchiseur et le maintien de la réputation de son réseau. Or, aucun de ces griefs n’a été retenu par la Cour de cassation, laquelle rejette donc le pourvoi. Elle a notamment estimé que : « c’est à bon droit que la cour d’appel, qui a constaté que la décision arbitrale était motivée, a retenu que cette clause ne violait aucune règle d’ordre public et a rejeté le recours en annulation ». En définitive, ni la Cour d’appel, compétente pour connaitre du recours en annulation formé contre la sentence du tribunal arbitral[71], ni ce dernier n’ont constaté que la clause de non-réaffiliation litigieuse aurait constitué une atteinte excessive à la liberté du commerce et de l’industrie du franchisé.

33.-Quant à la Convention EDH, un tribunal arbitral ne sera formellement tenu de se conformer ni à ses dispositions, ni aux interprétations jurisprudentielles qu’en délivrent la Cour EDH. En effet, la Cour de cassation a estimé que la Convention EDH s’avérait inapplicable aux tribunaux arbitraux car, selon elle, l’instrument conventionnel « ne concerne que les Etats et les juridictions étatiques »[72]. Or, la Cour EDH, par le biais de l’interprétation évolutive et dynamique qu’elle délivre des termes de la Convention, n’hésite pas au contraire à rattacher la juridiction arbitrale au tribunal établi par la loi, au sens de l’article 6 § 1[73]. En définitive, si un tribunal arbitral ne saurait être formellement assujetti au respect des dispositions de l’instrument conventionnel, en tant que juge privé, extérieur aux ordres juridiques étatiques des Etats membres du Conseil de l’Europe, il sera cependant conduit à prendre en compte matériellement les dispositions de la Convention EDH. Il agira ainsi qu’il s’agisse bien entendu de l’article 6 § 1, afin de garantir l’équité procédurale de ce mode juridictionnel privé de règlement des différends[74], mais aussi des droits fondamentaux substantiels qu’elle édicte, ceux-ci constituant également l’une des manifestations des principes primordiaux relevant de l’ordre public. Le Professeur Jarosson ne dit pas autre chose lorsqu’il estime que les principes contenus dans la Convention EDH, en matière d’arbitrage international « peuvent être invoqués comme principes généraux particulièrement impératifs, comme l’expression d’un ordre public véritablement international »[75]. Par conséquent, les sentences rendues par divers tribunaux arbitraux ont parfois l’occasion de se prononcer sur le caractère avéré ou non d’une atteinte à un ou plusieurs droits fondamentaux substantiels de l’une des parties à un arbitrage, en se fondant sur des dispositions issues de l’instrument conventionnel. Ainsi la jurisprudence arbitrale a pu assurer la protection du droit de propriété de l’une des parties, garanti par l’article 1er du 1er protocole additionnel de la Convention EDH, contre des atteintes portées par l’autre partie à celui-ci. Tel est le cas dans le domaine des investissements internationaux, lorsqu’une personne privée, ayant investi sur le territoire d’un autre Etat que celui dont il est ressortissant, est la victime de « spoliations ou confiscations illicites dans le cadre d’expropriations ou de nationalisations »[76].

34.-Des tribunaux arbitraux spécifiques peuvent également être conduits à vérifier si l’une des parties aurait méconnu certains Droits et libertés fondamentaux de son adversaire. Dans cet ordre d’idées, le tribunal arbitral du sport de Lausanne (TAS) a eu l’occasion de se livrer à un tel contrôle à l’occasion d’un litige entre la FIFA (fédération internationale de football) et un club de football belge[77], au sujet d’une réglementation de la fédération visant à interdire les contrats TPO[78]. Or, l’article 18 ter du RSTJ (Règlement du Statut et du Transfert des Joueurs), édicté par la FIFA et entré en vigueur en 2015, vise à lutter contre de telles conventions en les interdisant et en prévoyant le prononcé de sanctions disciplinaires envers les clubs qui s’y adonneraient malgré tout. Or, alors qu’il avait été sanctionné pour avoir conclu un tel contrat (amende de 150 000 francs suisses, soit environ 130 000 €, et interdiction temporaire de recrutement), le club belge a contesté la licéité de ce règlement devant le TAS. Il estimait notamment que ce texte allait à l’encontre de plusieurs libertés reconnues par l’Union européenne (liberté de circulation des personnes et des capitaux, liberté de prestation de service) et la Convention EDH (notamment le droit au respect de la vie privée et le droit au respect des biens), en ce que l’existence de contrats TPO relèverait de celle-ci et leur remise en cause constituerait une atteinte au droit de propriété. En l’espèce, si le TAS a confirmé l’applicabilité des différents textes invoqués au différend porté devant lui, il a cependant conclu que l’interdiction des contrats TPO n’apparaissait attentatoire à aucun des droits et libertés fondamentaux qu’ils proclamaient. La sanction prononcée contre le club a donc été maintenue. L’on mesure donc ici qu’un tribunal arbitral spécifique n’hésite pas à contrôler si la violation alléguée par l’une des parties de ses Droits et libertés fondamentaux, notamment substantiels, apparaît fondée ou non.

 

2. Les dispositifs amiables spécifiques de lutte contre certaines violations de droits fondamentaux substantiels

35.-Certains dispositifs amiables ont été conçus directement tels des moyens de mettre fin à des violations de droits fondamentaux substantiels subies par les parties. Ainsi, une médiation a été spécialement mise au point, en Droit du travail, en vue de faire cesser des situations de harcèlement moral[79]. De même, le Défenseur des Droits peut également mobiliser plusieurs techniques amiables pour tenter de mettre fin à certaines situations litigieuses dont il est saisi.

36.-En Droit du travail, l’article L. 1152-6 du code du travail permet ainsi d’organiser une médiation destinée à tenter de faire cesser un harcèlement moral[80]. Ce mécanisme, dont la jurisprudence a précisé qu’il possédait un caractère facultatif[81], poursuit un double objectif car « il permet de mettre fin à la situation et d’éviter le passage à la phase contentieuse »[82]. L’article L. 1152-6 al. 1er prévoit, ratione personae, une assez large saisine du médiateur. Celle-ci pourra en effet être effectuée par toutes les personnes concernées par le harcèlement moral, soit le salarié se prétendant victime de celui-ci ou la personne mise en cause, cette dernière pouvant être l’employeur ou un autre salarié. Le médiateur tentera alors de concilier les parties et leur soumettra des propositions écrites en vue d’anéantir la situation de harcèlement moral si elle lui semble avérée et non contestée[83]. S’il échoue dans sa mission, une obligation d’information pèsera alors sur lui, à destination des intéressés. Elle consistera à leur indiquer les sanctions encourues en matière de harcèlement moral et les garanties procédurales offertes à la victime[84]. La possibilité d’une telle médiation, prévue par le législateur, illustre ainsi la faculté des MARD à agir comme de potentielles techniques de résolution des atteintes aux droits fondamentaux substantiels des parties.

37.-Devant le Défenseur des droits, plusieurs dispositifs amiables peuvent être mis en œuvre, afin d’éviter toute saisine d’une juridiction[85]. Dans cet ordre d’idées, l’article 26 de la loi organique lui permet d’appréhender un tel différend par le bais de la médiation. Sur le même modèle que d’autres MARD, cette médiation est organisée autour d’une obligation de confidentialité, celle-ci ne pouvant être levée qu’avec le consentement des acteurs du différend ou pour des raisons d’ordre public, voire en cas de procédure pénale ultérieure. Outre la médiation, le Défenseur des droits pourra également tenter de se tourner vers un règlement en équité (art. 25 loi organique) ou encore recommander que la médiation ou le règlement débouchent sur un accord transactionnel et ce, en vertu de l’article 28, I. de la loi organique.

38.-Des décisions du Défenseur des droits illustrent régulièrement cette invitation faite aux parties de tenter de déboucher sur un accord transactionnel. De la sorte, cette autorité a été saisie par une candidate à un recrutement, sur un poste à pourvoir dans une commune[86]. Or, sa candidature a été rejetée en raison de son état de grossesse, la commune lui reprochant d’avoir déclaré trop tardivement celle-ci, alors que le processus de recrutement était déjà bien avancé. En l’espèce, deux candidatures avaient été présélectionnées, dont celle de la partie ayant agi devant le Défenseur des droits. Or, sa candidature a été écartée le jour même de l’annonce de sa grossesse. Elle s’estimait dès lors victime d’une discrimination, la collectivité concernée soutenant quant à elle que la grossesse de l’intéressée n’avait pas joué un rôle prépondérant dans le rejet de sa candidature. Selon la commune, sa décision se fondait uniquement sur le manque de sincérité de l’intéressée. Le Défenseur des droits a alors recommandé au maire de la commune de se rapprocher de la candidate évincée afin qu’ils étudient ensemble les modalités de réparation du dommage qu’elle avait subi, étant donné le caractère discriminatoire de la décision. Le 15 décembre 2016, les parties ont finalement signé un protocole transactionnel, lequel prévoyait l’octroi d’une indemnisation de 13000 € pour la réclamante.

 

B. Des méthodes aux résultats limités

 

39.-Si les MARD permettent une prise en compte effective des atteintes aux droits fondamentaux substantiels des parties, celles-ci auront cependant des résultats limités et ce, qu’il s’agisse de l’arbitrage ou des modes amiables de résolution des différends. Plus précisément, il apparaît qu’un tribunal arbitral se trouve privé de certains attributs essentiels quant à la garantie des droits fondamentaux substantiels des parties et ce, en comparaison avec les juridictions étatiques (1.). De même, les médiations spécifiques, tentant de remédier aux violations de droits fondamentaux substantiels des parties, possèdent un champ d’application ratione materiae, relativement faible (2.).

 

1. Le tribunal arbitral : organe juridictionnel privé d’attributs quant à la garantie des droits fondamentaux substantiels des parties

40.-Bien que l’arbitrage constitue un mode juridictionnel de règlement des litiges, les tribunaux arbitraux apparaissent cependant privés de certaines compétences, dont disposent les juridictions étatiques, pourtant fort utiles en vue d’assurer la protection des Droits et libertés fondamentaux des parties à un litige. Plus précisément, certaines questions s’avèrent non-arbitrables. Or, parmi celles-ci, certaines intéressent directement la protection des droits et libertés fondamentaux substantiels (a.). En outre, la jurisprudence, tant interne qu’européenne, dénie au tribunal arbitral, notamment d’origine conventionnelle, la possibilité d’utiliser la QPC ou la question préjudicielle, alors que de tels mécanismes pourraient l’aider à se prononcer sur de potentielles violations des droits fondamentaux substantiels des parties (b.).

 

a/ Le caractère non-arbitrable de certaines questions en lien avec les droits fondamentaux substantiels des parties

41.-Considérées comme non-arbitrables, certaines questions relèveront des seules juridictions étatiques. Ainsi, l’article 2059 C. civ dispose que « toutes personnes peuvent compromettre sur les droits dont elles ont la libre disposition ». Interprété a contrario, ce texte empêche les parties de compromettre sur des droits dont elles n’auraient pas la libre disposition.

Par exemple, un compromis d’arbitrage portant sur un bien commun à deux époux, donc intéressant leur droit de propriété, ne pourra pas être signé par un seul des conjoints sans l’accord de l’autre. Un tel litige ne pourrait donc être résolu par un tribunal arbitral, sollicité en application d’un compromis d’arbitrage, qu’à la seule condition que les conjoints y consentent mutuellement[87].

42.-En outre, l’article 2060 du code civil énumère plusieurs domaines dans lesquels le recours à l’arbitrage sera proscrit. Ce texte interdit ainsi le recours à l’arbitrage pour les questions d’état des personnes et de capacité, ainsi que pour toutes celles concernant le divorce et la séparation de corps. Or, beaucoup de litiges liés à ces questions pourraient porter, en tout ou partie, sur une atteinte à un droit fondamental substantiel de l’une des parties, par exemple son droit au respect de la vie privée ou son droit de propriété[88]. L’article 2060 prohibe enfin le recours à l’arbitrage dans toutes les matières relevant de l’ordre public. Or, une application littérale de cette dernière règle reviendrait à exclure le recours à l’arbitrage dans de très nombreux domaines. Afin d’atténuer sa rigueur, la jurisprudence a alors élaboré un régime d’arbitrabilité des litiges particulièrement souple, notamment en matière d’arbitrage international. Elle a pu ainsi décider qu’un litige n’était pas inarbitrable du seul fait qu’une réglementation d’ordre public serait applicable au fond du litige[89]. En effet, exclure tout litige en la matière d’une résolution par la voie arbitrale revenait là aussi à priver les arbitres de plusieurs occasions d’avoir à se prononcer, par exemple, sur l’atteinte au droit de propriété de l’une des parties, donc sur une prérogative substantielle. Dès lors l’arbitre pourra non seulement se prononcer sur de telles atteintes, mais il pourra aussi sanctionner civilement, par l’allocation de dommages et intérêts, la violation de règles d’ordre public[90].

43.-Si l’ordre public ne constitue désormais qu’un obstacle relatif à l’arbitrabilité des litiges, il existe cependant des domaines juridiques dans lesquels l’arbitre ne pourra intervenir que sur certains aspects. Tel est le cas du Droit de la propriété intellectuelle[91]. S’il est communément admis qu’un tribunal arbitral est compétent pour se prononcer sur un contrat dont l’objet consiste en la cession ou l’octroi d’une licence sur un bien intellectuel, l’arbitrabilité du contentieux portant sur le titre de propriété intellectuelle est en revanche bien plus discutée[92].

Dès lors, le litige portant uniquement sur la validité d’un droit de propriété intellectuelle ne pourra pas être, en principe, porté devant un tribunal arbitral[93].

Or, la question de la validité du droit de propriété pourra cependant naître indirectement, notamment lors d’un contentieux contractuel. En ce sens, un arrêt du 28 février 2008, rendu par la cour d’appel de Paris, a ainsi retenu que « la question de la validité d’un brevet débattue de manière incidente à l’occasion d’un litige de nature contractuelle peut, ainsi que le relève l’arbitre, lui être soumise, l’invalidité éventuellement constatée n’ayant pas d’autorité de la chose jugée car elle ne figure notamment pas au dispositif, qu’elle n’a d’effet qu’à l’égard des parties »[94]. Partant, le tribunal arbitral pourra donc incidemment être conduit à se prononcer aussi sur cette question. Outre le brevet, certains auteurs sont favorables à l’extension de cette solution, par analogie, à la totalité des droits de propriété intellectuelle[95].

 

b/ L’impossibilité du tribunal arbitral de transmettre des QPC et des questions préjudicielles

44.-La QPC est le mécanisme par lequel une partie à un litige demande au Conseil constitutionnel de se livrer à un contrôle a posteriori de la constitutionnalité d’une norme qui lui est applicable, avec un filtrage préalable par le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation de cette QPC, selon qu’elle est soulevée devant une juridiction de l’ordre administratif ou judiciaire[96]. La question préjudicielle permet quant à elle à des juridictions des Etats membres de l’Union européenne de demander à la CJUE d’interpréter certaines dispositions du droit européen ou de vérifier la conformité des normes internes à celui-ci[97]. Or, la jurisprudence interne et européenne a privé les tribunaux arbitraux conventionnels de la possibilité d’utiliser de tels mécanismes. Ainsi, la Cour de cassation a explicitement dénié à un tribunal arbitral la possibilité de transmettre une QPC au Conseil constitutionnel au motif que « l’arbitre investi de son pouvoir juridictionnel par la volonté commune des parties ne constitue pas une juridiction relevant de la Cour de cassation […] »[98] Quant aux questions préjudicielles, la CJCE a également fermé cette voie aux arbitres[99].

45.-Or, cette mise à l’écart de l’arbitre des usagers de la QPC et de la question préjudicielle apparaît critiquable. En effet, le tribunal arbitral se trouve privé de la possibilité d’utiliser deux mécanismes qui pourraient pourtant s’avérer très utiles lorsqu’il est confronté à un litige dans lequel une partie estime que l’un de ses droits fondamentaux substantiels a été méconnu par son adversaire, lequel aurait appliqué ou se serait appuyé sur une disposition anticonstitutionnelle ou méconnaissant les droits fondamentaux reconnus par l’Union européenne[100]. Cette double privation apparaît donc génératrice d’insécurité juridique, non seulement quant au contenu, mais aussi quant à la pérennité de la sentence arbitrale.

En effet, le tribunal arbitral se trouvera confronté à un choix cornélien : soit substituer sa propre interprétation à celle du Conseil constitutionnel ou de la CJUE, quant à la QPC ou la question préjudicielle soulevée devant lui, soit écarter purement et simplement celles-ci des débats en se déclarant incompétent en la matière. Or, quel que soit le choix finalement opéré, le tribunal arbitral sera exposé au risque de remise en cause de sa sentence. En effet, l’une des parties pourra exercer un recours en annulation de la sentence arbitrale, soit en reprochant aux arbitres une violation de l’ordre public interne ou international quant à leur appréciation de la constitutionnalité d’une norme interne ou de sa conformité au droit de l’Union, soit en lui faisant grief de s’être déclaré à tort compétent ou incompétent pour se prononcer sur la QPC ou la question préjudicielle. Dans le même ordre d’idées, les mêmes motifs pourront justifier le refus judiciaire de la délivrance de l’exequatur à une sentence arbitrale[101].

46.-En dépit de ces risques, un arrêt de la Cour de cassation a toutefois estimé implicitement que les arbitres pourraient être compétents pour statuer sur la légalité d’une loi française au regard des règles de l’Union européenne[102]. Un tel raisonnement pourrait, par analogie, être étendu à la QPC. Or, permettre à l’arbitre d’interpréter lui-même le droit constitutionnel ou le droit de l’Union européenne lui confèrerait un immense pouvoir puisqu’il deviendrait alors l’égal du Conseil constitutionnel ou de la CJUE, ce qui paraît très excessif pour un juge privé. Dès lors, pour remédier à ces excès, il semble nécessaire de favoriser l’ouverture de la QPC et de la question préjudicielle aux tribunaux arbitraux, soit de manière directe[103], soit de manière indirecte, par le biais du juge d’appui[104]. Cette dernière solution nous semble la plus pertinente en ce qu’elle permettrait à une juridiction étatique d’opérer un filtrage des QPC et questions préjudicielles[105]. Sur un plan processuel, il y aurait donc une analogie avec les QPC transmises par une juridiction administrative ou judiciaire au Conseil constitutionnel avec un premier tri opéré par la Cour de cassation ou le Conseil d’Etat. Enfin, conférer la possibilité aux tribunaux arbitraux de transmettre des QPC ou des questions préjudicielles obligerait à garantir la confidentialité inhérente à l’arbitrage et donc à déroger au caractère public des décisions QPC.

 

2. Les limites des médiations amiables pour résoudre les atteintes aux droits fondamentaux

47.-Quant aux médiations, elles couvrent un assez faible champ en matière de droits substantiels.

Ainsi, la médiation prévue et organisée par l’article L. 1152-6 du Code du travail se cantonne, ratione materiae, aux seules situations de harcèlement moral, excluant ainsi sa mise en œuvre aux cas de harcèlement sexuel[106]. En outre, la rédaction assez laconique du texte, ainsi que certains choix qu’il opère, laissent planer des doutes sur les garanties offertes par une telle médiation et in fine sur son efficacité. L’alinéa 2 de l’article L. 1152-6 laisse ainsi aux parties le choix du médiateur puisque le texte se contente d’exiger un accord entre elles sur la personne qui officiera en tant que tel. Il pourra dès lors s’agir aussi bien d’une personne extérieure à l’entreprise que d’un membre du personnel. Or, dans ce dernier cas, il n’est pas incongru de s’interroger quant au degré d’indépendance et d’impartialité dont jouira le médiateur, notamment dans le cas où la personne mise en cause serait l’employeur lui-même[107]. De même, avant d’essayer de concilier les parties, le médiateur devra s’enquérir l’état de leurs relations, aux termes du 3ème alinéa de l’article 1152-6 du Code du travail. Or, le texte demeure silencieux sur les modalités concrètes d’obtention d’une telle information. Ainsi, la question se pose de savoir si le médiateur doit se cantonner aux seuls propos rapportés par les parties ou s’il disposera également d’un pouvoir d’audition d’autres salariés, afin de mieux cerner les rapports entre les parties à la médiation[108]. Enfin, puisque cette médiation n’est pas encadrée par la confidentialité, il sera envisageable, en cas d’échec, de fournir au juge l’écrit rédigé par le médiateur, afin que le magistrat puisse établir une présomption de harcèlement ou de non-harcèlement ou disposer d’un commencement de preuve par écrit du harcèlement moral ou du non-harcèlement[109]. Dès lors, la médiation de l’article 1152-6 du code du travail s’apparente davantage à une phase précontentieuse qu’à un véritable MARD.

48.-Les discriminations portées à la connaissance du Défenseur des droits et qui seront totalement avérées, pourront être réglées par la voie transactionnelle. Or, il s’agira uniquement d’une transaction pénale puisqu’une infraction aura été mise en évidence[110]. Dans ce cas, le médiateur disposera du pouvoir, si ces faits n’ont pas déjà entraîné le déclenchement de l’action publique, de proposer à l’auteur de la discrimination le versement une amende de nature transactionnelle de 3000 € maximum pour une personne physique et 15 000 € maximum pour une personne morale ainsi qu’à l’éventuelle indemnisation de la victime[111]. Cette transaction pénale sera encadrée par les dispositions de l’article D. 1-1 du code de procédure pénale. En ce sens, une transaction pénale a été adoptée dans une affaire concernant la propriétaire d’un logement, refusant de le louer aux candidats portant un nom de famille à consonance maghrébine. Un test téléphonique a permis de prouver le caractère discriminatoire du refus de location. L’avocate de la propriétaire mise en cause a alors accepté la transaction pénale, suggérée par le Défenseur des droits, afin d’éviter des poursuites judiciaires contre sa cliente[112]. Avec ce mécanisme, les frontières de l’amiable sont donc totalement franchies, puisqu’il s’agit de la mise en œuvre d’un processus, certes décentralisé auprès du Défenseur des droits, mais consistant ni plus ni moins en la mise en œuvre du droit répressif.

 

 

 

 

[1] Afin de fixer un point de départ à l’essor contemporain de ces modes alternatifs, on peut se référer à la loi n° 95-125 du 8 février 1995, relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative (JO du 9 février 1995), comportant plusieurs dispositions visant à développer la conciliation et la médiation.

[2] Décret n° 2015-282 du 11 mars 2015 relatif à la simplification de la procédure civile, à la communication électronique et à la résolution amiable des différends (JO 14 mars 2015) et Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016, relative à la modernisation de la justice du 21ème siècle, dite loi J. 21 (JO du 19 nov. 2016).

[3] Il s’agit de la conciliation, de la médiation lesquelles peuvent être judiciaires (art. 128 et s. C. pr. civ pour la conciliation judiciaire et 131 et s. pour la médiation judiciaire) ou conventionnelles (art. 1530 à 1541 C. pr. civ), de la procédure participative (art. 1542 à 1567 C. pr. civ. et art. 2062 à 2068 C. civ. sur la convention de procédure participative) et de la transaction (art. 2044 à 2052 C. civ.).

[4] Que l’arbitrage soit interne ou international ; cf. art. 1442 à 1527 C. pr. civ et art. et 2059 à 2061 C. civ. sur les conventions d’arbitrage.

[5] Telle est la fonction du tribunal arbitral.

[6] Ce sont les rôles respectifs du médiateur et du conciliateur.

[7] Ceci est l’objectif de la transaction

[8] Tel est l’objet de la convention de procédure participative.

[9] Tel est le cas des conciliations et médiations judiciaires d’un côté et des conciliations et médiations conventionnelles de l’autre.

[10] Le développement des MARD constituerait ainsi l’une des illustrations de la déjudiciarisation, lancée il y a une dizaine d’années environ. La déjudiciarisation poursuit en effet l’ambition, peut-être plus supposée que réelle, de réaliser « une double économie. Économie de temps puisqu’elle désengorgerait certaines juridictions, permettant ainsi aux juges de se concentrer sur les affaires complexes. Économie d’argent, surtout, puisqu’elle mobiliserait moins de juges et moins de ressources tout en diminuant substantiellement la part des contentieux bénéficiant de l’aide juridictionnelle ». Cf. S. Amrani-Mekki : « La déjudiciarisation » ; Gaz. Pal. 2008, n° 157, p. 2, spéc. n° 2.

[11] Comme l’a relevé le Professeur Cadiet, « cette transformation s’inscrit dans un changement plus général de paradigme des modes de régulation sociale, qu’on a pu caractériser, il y a près de trente ans déjà, comme le passage d’un ordre juridique imposé à un ordre juridique négocié, corrélé au déclin du légicentrisme ». V. L. Cadiet : « Construire ensemble une médiation utile », concl. colloque du 19/05/2015, « La médiation judiciaire : déjà 20 ans » ; Gaz Pal, 18/07/2015, n° 199, p. 10 et s., spéc. n° 15.

[12] En ce sens, v. not. L. Cadiet et Th. Clay : « Les modes alternatifs de règlement des conflits » ; Dalloz, Coll. Connaissance du Droit, 2ème éd., 2017, spéc. p. 122 et s.

[13] Toutefois, les auteurs formant cette doctrine majoritaire développent diverses approches quant aux fondements de l’assujettissement des MARD à l’article 6 § 1 de la Convention EDH. Pour certains, « si l’article 6 § 1 Conv. EDH n’est pas applicable formellement, en tant que tel, aux modes de solution extrajudiciaire des litiges, il n’en demeure pas moins que certaines exigences du procès équitable valent, rationnellement pour les règlements alternatifs » (L. Cadiet et Th. Clay : « Les modes alternatifs de règlement des conflits » ; op. cit., p. 123). Ils en concluent dès lors qu’il faut adapter les garanties du procès équitable aux spécificités et au contexte des MARD, de sorte qu’« au droit à un procès équitable, doit ainsi répondre le droit à une conciliation équitable » (L. Cadiet et Th. Clay ; op. cit. p. 133). Pour d’autres, le procès équitable constituerait un modèle universel d’organisation des procédures ayant vocation à s’exporter hors les juridictions et notamment en direction des modes amiables de résolution des litiges et de l’arbitrage (en ce sens, cf. X. Lagarde, in « Droit processuel-Droits fondamentaux du procès », par S. Guinchard et alii ; Précis Dalloz ; 9ème éd., 2017, n° 582 et s. V. cependant contra., J. Timsit : « La médiation : une alternative à la justice et non une justice alternative » ; Gaz. Pal. 15 nov. 2001, chron., p. 53.

[14] L. Cadiet et Th. Clay : « Les modes alternatifs de règlement des conflits », préc., p. 123 et s.

[15] La Cour EDH elle-même estime d’ailleurs qu’une obligation légale imposant, imposée par un Etat partie à la Convention EDH à des parties de tenter de parvenir à une solution amiable de leur différend avant d’agir devant une juridiction civile et ce, sous peine d’irrecevabilité de la demande, ne constitue pas une atteinte substantielle à leur droit d’accès à un tribunal dès lors que ce mode de résolution amiable a pour effet de suspendre le cours de la prescription et qu’au cas où il échouerait, les parties conserve la possibilité de s’adresser au juge étatique compétent. Cf. Cour EDH : 26 mars 2015, Momcilovic c/ Croatie, n° 11239/11 ; Procédures n° 5, mai 2015, comm. 159, n. N. Fricero.

[16] A titre d’illustration, la loi J-21 prévoit ainsi, par le biais de son article 4, que pour tout litige d’un montant inférieur à 4 000 €, il ne sera possible de saisir le tribunal d’instance par déclaration (art. 58 al. 2 C. pr. civ.). qu’après une tentative de conciliation. A défaut, la demande sera alors en principe frappée d’irrecevabilité.

[17] La première décision en ce sens date de l’année 2000. Cf. Cons. Const. : 19 décembre 2000 ; n° 2000-437 DC ; LPA 20 août 2001, p. 21 obs. B. Mathieu et C. de la Mardière ; RTD Civ. 2001, p. 229, n. N. Molfessis. Plus récemment, v. Cons. Const. : 13 juin 2013, n° 2013-672 DC ; RTD Civ. 2013, p. 832, obs. H. Barbier ; Dr. soc. 2013, p. 673, étude J. Barthélémy et p. 680, étude D. Rousseau et D. Rigaud ; JCP éd G, 2013, n. J. Ghestin.

[18] V. récemment en ce sens, N. Fricero : « Médiation et contrat », AJ Contrat 2017, p. 356 ; B. Mallet-Bricout : « Les modes alternatifs de règlement des différends dans la loi « Justice du XXIème siècle » : un nouveau souffle », RTD Civ. 2017, p. 221.

[19] D’ailleurs, pour certains auteurs, « le consentement des parties est la pierre angulaire des MARC (modes alternatifs de règlements des conflits), sans lequel ils perdent toute légitimité et toute efficacité ». V. L. Cadiet et Th. Clay : « Les modes alternatifs de règlement des conflits », op. cit., p. 132.

[20] Art. 1442 al. 1er C. pr. civ.

[21] Art. 1442 al. 2 C. pr. civ.

[22] v. Th Clay : « L’arbitrage, les modes alternatifs de règlement des différends et la transaction dans la loi « Justice du 21ème siècle » » ; JCP éd. G, 2016, doctr. 1295, spéc. n° 12 et s.

[23] Cass. civ. 2ème : 16 juin 2011 ; CCC 2011, § 206, obs. L. Leveneur.

[24] Th. Clay : « L’arbitrage, les modes alternatifs de règlement des différends et la transaction, dans la loi « Justice du XXIe siècle » » ; préc., n° 19.

[25] Art. 1442 al. 3 C. pr. civ.

[26] Pour l’arbitrage institutionnel, l’institution sollicitée pourra effectuer elle-même la composition du tribunal arbitral en cas de pluralité de parties, à moins que les celles-ci en aient convenu autrement. En ce sens, v. par ex. l’article 16, 2., du règlement d’arbitrage de la CAIP (Chambre Arbitrale Internationale de Paris), applicable depuis le 1er septembre 2015 qui dispose que « s’il y a plus de deux parties en cause, le Président de la Chambre Arbitrale Internationale de Paris désigne tous les membres composant le Tribunal Arbitral, à moins que les parties n’aient convenu d’autres modalités de désignation ».

[27] Art. 1511 C. pr. civ.

[28] Art. 1512 C. pr. civ.

[29] Pour la conciliation judiciaire, il s’agira d’un choix du juge s’il délègue cette mission à un conciliateur de justice (art. 129-2 C. pr. civ.) et pour la médiation judiciaire, d’un choix du juge après que les parties aient consenti à utiliser ce MARD (art. 131-1 C. pr. civ.).

[30] Cass. Ch. mixte : 14 février 2003, n°00-19.423 et n°00-19.424 ; D. 2003. 1386, n. P. Ancel et M. Cottin et p. 2480, obs. T. Clay ; RTD civ. 2003. 294, obs. J. Mestre et B. Fages.

[31] En effet, la chambre mixte a eu l’occasion de préciser, un peu plus de 10 ans après son arrêt sanctionnant d’une fin de non-recevoir la méconnaissance d’une clause de conciliation, que « la situation donnant lieu à la fin de non-recevoir tirée du défaut de mise en œuvre d’une clause contractuelle qui institue une procédure, obligatoire et préalable à la saisine du juge, favorisant une solution du litige par le recours à un tiers, n’est pas susceptible d’être régularisée par la mise en œuvre de la clause en cours d’instance ».v. Cass. ch. Mixte : 12 décembre 2014, n° 13-19.684 ; D. 2015, p. 298, n. C. Boillot et p. 287, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2015., p. 131, obs. H. Barbier et p. 187, obs. Ph. Théry.

[32] Il a ainsi été relevé, au sujet du médiateur, que celui-ci pouvait être « un expert, un avocat, un ancien magistrat, un universitaire, ou tout autre professionnel ayant une certaine expérience du conflit, une formation adaptée à la technique de la médiation ». V. P. Garbit : « Liberté contractuelle et modes alternatifs de règlement des conflits » ; AJDI 2014, p. 108 et s., spéc. p. 110.

[33] Art. 2062 et s. C. civ.

[34] Art. 2064 C. civ.

[35] Art. 2044 C. civ., dans sa rédaction issue de la loi J 21.

[36] La loi J. 21 a permis la réécriture de l’article 2044 pour y ajouter enfin cette précision essentielle, consacrée depuis bien longtemps par la jurisprudence. V ; par ex. Cass. civ. : 13 mars 1922, DP 1925, I, p. 139. Adde, sur le sujet, Ch. Jarosson : « Les concessions réciproques dans la transaction », D. 1997, chron. p. 267 ».

[37] V. Cass. soc. : 14 janvier 2014, n° 12-27.284 ; Bull. civ., V, no 6 ; RTD Civ. 2014, p. 360, obs. H. Barbier et p. 400, obs. P-Y. Gautier ; D. 2014, p. 179, obs. B. Mathieu ; RLDA 2014, n° 98, 1er nov. 2014, obs. J. Mestre et A-S. Mestre-Chami ; JCP éd. E, 2014, no 19, 358, n. J-B. Perrier. Cf. aussi nos développements, infra, n° 27.

[38] Art. 1540, al. 1er C. pr. civ. pour la conciliation et 1555, 3° al. 2 pour la procédure participative.

[39] Par exemple, la renonciation à l’exercice d’une action en justice. Cf. art. 1540, al. 2 C. pr. civ.

[40] Dans ce cas, le juge de l’homologation sera saisi par la partie la plus diligente ou par l’ensemble des parties à la transaction d’après l’art. 1567 al. 2 C. pr. civ.

[41] Art 1534 C. pr. civ.

[42] Art. 1541 C. pr. civ.

[43] Art. 2066 al. 1er C. civ.

[44] Art. 1516 C. pr. civ.

[45] Sur ces questions, cf. pour les MARD familiaux, N. Fricero : « Accord des parties, homologation, octroi de la force exécutoire : quel rôle pour le juge ? » ; RJPF janv. 2010, p. 8. Pour l’exequatur des sentences arbitrales rendues en France, v. J. Béguin et J. Ortscheidt : « La sentence arbitrale est rendue : comment l’exécuter ? » ; JCP éd. G, 2010, 60 et pour les sentences arbitrales rendues à l’étranger, cf. D. Mouralis : « Le contentieux des sentences arbitrales internationales devant le juge de l’exécution » ; Cah. Dr. arb. 2017, n° 2, p. 189.

[46] Cornu : « Vocabulaire juridique », Ass. H. Capitant, éd. Quadrige/PUF, 2000, p. 192.

[47] L. Cadiet et Th. Clay : « Les modes alternatifs de règlement des conflits », préc., p. 129.

[48] Art. 1464 al. 4 C. pr. civ. Concernant l’arbitrage international, le code de procédure civile reste cependant silencieux quant à la confidentialité de la procédure arbitrale ou à l’absence de celle-ci. La doctrine s’est alors divisée quant à l’interprétation de cette absence. Certains auteurs estiment alors que la confidentialité constituerait le principe non-écrit applicable en la matière et qu’il ne peut y être dérogé que dans les domaines où le caractère public de l’arbitrage international constitue l’usage (ex. arbitrage en matière sportive ou d’investissements ; v. Ch. Jarrosson et J. Pellerin : « Le droit français de l’arbitrage après le décret du 13 janvier 2011 » ; Rev. arb. 2011, p. 5). En revanche, d’autres auteurs avancent au contraire qu’à défaut de précision sur le caractère confidentiel de l’arbitrage international dans le code de procédure civile, celui-ci serait public. Dès lors, seule une clause des parties, insérée dans leur convention d’arbitrage, et stipulant le caractère confidentiel de leur procédure d’arbitrage international permettrait sa garantie effective (E. Gaillard et P. de Lapasse : « Le nouveau droit français de l’arbitrage interne et international » ; D. 2011, p. 175, spéc. n° 28).

[49] Art. 1531 C. pr. civ.

[50] Art. 129-4 al. 2 C. pr. civ. pour la conciliation judiciaire et 131-14 C. pr. civ. pour la médiation judiciaire.

[51] Cass. civ. 1re : 31 mai 2007 ; D. 2007, p. 2784, n. C. Lisanti.

[52] En ce sens, pour la procédure participative, v., S. Sauphanor : « La convention de procédure participative : aspects pratiques », GP 18 janv. 2011, p. 47, spéc. p. 50 et, pour la transaction, cf. C. Caseau-Roche : « La clause de confidentialité » ; AJCA 2014, p. 119.

[53] Il est notamment reconnu par l’article 8 de la Convention EDH.

[54] Ce droit substantiel est consacré notamment à l’art. 10 de la Convention EDH.

[55] En ce sens, l’art. 373-2-10, al. 2 C. civ. dispose ainsi qu’« à l’effet de faciliter par les parents la recherche d’un exercice consensuel de l’autorité parentale, le juge peut leur proposer une mesure de médiation et, après avoir recueilli leur accord, désigner un médiateur familial pour y procéder ».

[56] Op. cit.

[57] Ce texte prévoit également la rupture de la confidentialité, et donc une atteinte tolérable au droit au respect de la vie privée, lorsque « la révélation de l’existence ou la divulgation du contenu de l’accord issu de la médiation est nécessaire pour sa mise en œuvre ou son exécution ».

[58] Art. 26 al. 2 de la Loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011, relative au Défenseur des droits.

[59] V. art. 8 § 2 de la Convention EDH.

[60] Art. 22 C. pr. civ.

[61] Résolution législative du Parlement européen du 14 avril 2016 (P8_TA-PROV (2016)0131) sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil, relative à la protection des secrets d’affaires contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites.

[62] Art. 2 de la directive.

[63] Plusieurs décisions émanant de juridictions de l’Union Européenne se sont prononcées en faveur de la reconnaissance d’un droit au respect de la vie privée au profit des personnes morales. V. not. CJCE : 14 février 2008, Varec / Belgique ; C-450/06 ; § 48 et TPI : ordonnance du 11 mars 2013 ; Pilkington Group Ltd , T-462/12 ; §44. Cf. contra, se prononçant cependant sur le seul fondement de l’art. 9 du Code civil relatif à la vie privée, Cass. civ. 1ère : 17 mars 2016, n° 15-14072, P. ; RDLF 2016, chron. n°16, comm. X. Dupré de Boulois. La Cour EDH n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur la reconnaissance éventuelle de ce droit substantiel au profit des personnes morales.

[64] Cf. R. Dumas : « Les interactions entre le renouvellement des sources et des pratiques encadrées en Droit des affaires », RRJ 2017-3, à paraître, spéc. n° 29.

[65] Ainsi, pour certains auteurs, « la médiation est une justice de dialogue […] », qui favorise « la poursuite d’une discussion permettant de de dépasser le conflit autrement que par une décision à la fois imposée et tranchée » (expressions empruntées à G. Deharo, in « Médiation, une justice équitable et durable ? » ; Gaz. Pal., 22 août 2006, n° 234, p. 2 et s.). Pour d’autres, elle est de nature à encourager « une écoute mutuelle » entre les parties (J. Gautier et D. Corvee : « De la nécessité de penser le processus de médiation ou comment réellement développer les modes alternatifs de règlement des conflits » ; LPA, 9 juin 2017, n° 115, p. 21 et s.), « avec l’aide d’un tiers spécialiste de la communication […] » (N. Fricero : « Médiation et contrat », op. cit., spéc. n° 2, in fine ; c’est nous qui surlignons les différentes expressions utilisées).

[66] V. not. N. Dion : « L’aventure de la médiation », LPA, 29 juill. 2003, p. 4.

[67] Cass. soc. : 14 janvier 2014, n° 12-27.284 ; préc.

[68] CA Paris : 29 mars 1991, Ganz ; Rev. arb. 1991, p. 478, n. L. Idot.

[69] En revanche, il sera bien plus délicat, voire impossible pour le tribunal arbitral de vérifier que l’atteinte à l’un de ses droits fondamentaux substantiels, invoquée par l’une des parties, trouve son origine dans une législation nationale. En effet, le tribunal arbitral se trouve notamment dénué de la faculté de transmettre des questions préjudicielles à la CJUE ou des QPC au Conseil constitutionnel. En outre, il pourrait s’avérer périlleux qu’il effectue lui-même un tel contrôle de conformité. Sur ces questions, cf. cet article, infra n° 45 et s.

[70] Cass. com. : 17 janv. 2006, nº 03-12.382 ; CCC 2006, comm. n° 67, n. M. Malaurie-Vignal.

[71] Art. 1494 C. pr. civ., pour l’arbitrage interne, et art. 1519 C ; pr. civ., pour l’arbitrage international.

[72] Cass. civ. 1ère : 20 février 2001 ; Bull. civ. 2001, I, n° 39 ; Rev. arb. 2001, p. 511, n. Th. Clay ; Rev. crit. DIP, 2002, p. 124, n. Ch. Séraglini.

[73] Cour EDH : 3 avril 2008, Regent compagny c/ Ukraine ; aff. n° 773/03 ; Rev. arb. 2009, p. 797, n. J-B. Racine.

[74] Th. Clay : « L’arbitre » ; Nouvelle Bibl. thèses, Dalloz, 2001 ; cf. n° 255 et s.

[75] Ch. Jarrosson : « L’arbitrage et la Convention européenne des Droits de l’Homme » ; Rev. arb., 1989, p. 573 et s., spéc. p. 600.

[76] Cf. A. Mourre : « Le droit français de l’arbitrage international face à la Convention européenne des droits de l’homme » ; Gaz Pal, 02/12/2000 ; n° 337 p. 16 et s., spéc. n° 37. Adde, J-B. Racine : « L’arbitrage commercial international et l’ordre public » ; LGDJ, 1999, spéc. les illustrations jurisprudentielles, p. 401 et s.

[77] Cf. TAS : 9 mars 2017, RFC Seraing c/ FIFA, n° 2016/A/4490 ; JCP éd. G 2017, doctr. 544, n° 9, obs. B. Haftel.

[78] Le contrat TPO (Third Party Ownership) est la convention par laquelle un club sportif professionnel consent à céder, à titre onéreux à une société, une partie des droits financiers qu’il possède sur l’un des joueurs de son effectif.

[79] L’interdiction du harcèlement moral est précisée par l’art. L. 1152-1 C. trav. et constitue un délit défini et sanctionné par l’art. 222-33 C. pén.

[80] Ce texte dispose en effet qu’ : « une procédure de médiation peut être mise en œuvre par toute personne de l’entreprise s’estimant victime de harcèlement moral ou par la personne mise en cause.

Le choix du médiateur fait l’objet d’un accord entre les parties.

Le médiateur s’informe de l’état des relations entre les parties. Il tente de les concilier et leur soumet des propositions qu’il consigne par écrit en vue de mettre fin au harcèlement.

Lorsque la conciliation échoue, le médiateur informe les parties des éventuelles sanctions encourues et des garanties procédurales prévues en faveur de la victime ».

[81] CA Montpellier : 12 septembre 2007, n° 07/00050.

[82] Cf. C. Minet-Letalle : « La médiation intra-entreprise. L’exemple des conflits de travail » ; Cah. Dr. Entr., mai 2016, n° 3, dossier 19, spéc. p. 4 (version PDF téléchargée sur Lexis 360).

[83] Art. L. 1152-6 al. 3 C. trav.

[84] Art. L. 1152-6 al. 4 C. trav.

[85] Cf. not. F. Chopin : « Défenseur des droits », Rep. Dr. pén. et pr. pén., Dalloz, 2017, spéc. n° 208 et s.

[86] Défenseur des droits : déc. n° 2016-26 ; Rapp. annuel d’activité 2016, p. 57.

[87] Civ. 1re : 8 févr. 2000 ; Bull. civ. I, n° 3 ; Defrénois 2000, p. 1179, obs. G. Champenois.

[88] A ce titre, peut être citée la règle figurant à l’article 274, 2° du C. civ. selon laquelle le juge peut décider, qu’en cas de divorce des époux, la prestation compensatoire versée par l’un au profit de l’autre pourra prendre la forme de l’attribution d’un bien en propriété. Au sujet de sa rédaction antérieure à 2004, la Cour EDH a estimé que l’absence de choix offert au débiteur de la prestation compensatoire quant au moyen de s’acquitter de celle-ci, le débiteur ayant été contraint à un abandon forcé de la propriété d’un bien propre en l’espèce, constituait une violation au droit au respect des biens énoncée à l’art. 1 du premier protocole additionnel à la Convention EDH (Cour EDH : 10 juillet 2014, Milhau c/ France ; AJDA 2014, p. 1763 obs. L. Burgorgue-Larsen ; RTD Civ. 2014, p. 841, obs. J-P. Marguénaud et p. 869, obs. J. Hauser). Quant à la rédaction actuelle de cette disposition, le Conseil constitutionnel a émis une réserve d’interprétation, selon laquelle l’atteinte au droit de propriété que constitue la cession forcée d’un bien au titre de la prestation compensatoire ne sera tolérable qu’à condition de constituer une modalité subsidiaire du versement en capital de cette prestation (Cons. Const. : 13 juillet 2011, n° 2011-151 QPC ; Dr. fam. 2001, 148, n. V. Larribau-Terneyre ; RTD Civ. 2011, p. 565, obs. Th. Revet et p. 750, obs. J. Hauser).

[89] Il s’agissait d’une loi de police en l’espèce. V. Cass. civ. 1ère : 8 juill. 2010, n° 09-67.013 ; D. 2010, p. 2884, n. M. Audit et O. Cuperlier ; Rev. crit. DIP, p. 743, obs. D. Bureau et H. Muir-Watt.

[90] V. not. CA Paris : 29 mars 1991, Ganz ; op. cit.

[91] En la matière, les actions civiles et les demandes relatives aux divers droits de propriété intellectuelle peuvent être tranchées par le recours à l’arbitrage. V. les arts. L. 331-1 C. prop. intell. pour la propriété littéraire et artistique, L. 521-3-1 pour les dessins et modèles, L. 615-17 pour les brevets d’invention, L. 623-31 pour les obtentions végétales, L. 716-4 pour les marques de fabrique et L. 722-8 pour les indications géographiques.

[92] V. not., T. Azzi : « Arbitrabilité et validité du titre en droit français » ; Rev. arbitrage 2014, n° 2, p. 319 et s.

[93] En ce sens, cf. N. Binctin : « Le renouveau du contentieux international de la propriété intellectuelle » ; JDI (Clunet), avr. 2016, n° 2, doctr. 3, p. 381 et s.

[94] CA Paris : 28 févr. 2008, Sté Liv Hidravlika DOO c/ SA Diebolt ; Propr. industr. 2009, comm. 2, n. J. Raynard ; Prop. intell. n° 29, oct. 2008, p. 476, n. J.-C. Galloux ; Rev. arb. 2008, p. 712, n. T. Azzi ; RTD com. 2008, p. 518, obs. E. Loquin.

[95] N. Binctin : « Le renouveau du contentieux international de la propriété intellectuelle », op. cit., spéc. p. 402.

[96] Cf. E. Cartier (dir.) « La QPC, le procès et ses juges. L’impact sur le procès et l’architecture juridictionnelle », étude réalisée dans le cadre de la Mission de recherche « Droit et Justice », Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2013.

[97] Sur la question préjudicielle, cf. not. O. Dubos : « Les juridictions nationales, juge communautaire », préf. J-C. Gutron, Dalloz, Nouvelle bibl. des thèses, 2001.

[98] Cass. com., QPC : 28 juin 2011, n° 11-40.030 ; RTD com. 2011, p. 628, obs. B. Bouloc ; D. 2011, p. 3025, obs. T. Clay ; RTD civ. 2011, p. 557, n. P-Y. Gautier ; JCP G 2011,1432, § 8, obs. J. Ortscheidt ; Rev. arb. 2012, p. 66, n. G. Samper-Le Breton ; D. 2012, p. 159, obs. A. Bénadent.

[99] CJCE : 23 mars 1982, Nordsee ; aff. 102/81, Rec. CJCE 1982, I, p. 1095 ; Rev. arb. 1982, p. 349, obs. X. de Mello ; D. 1983, p. 633, n. J Robert. Cependant, un tribunal arbitral pourra poser une question préjudicielle à la CJUE seulement s’il peut être assimilé une « juridiction d’un des Etats membres » (art. 267 TFUE). Autrement dit, il est nécessaire que le tribunal arbitral ait une origine légale, qu’il rende des décisions contraignantes pour les parties et que sa compétence ne résulte pas d’un accord entre elles mais qu’elle soit au contraire obligatoire.

  1. CJCE : 17 oct. 1989, Danfoss ; aff. C-109/88, Rec. CJCE 1989, p. 3199 ; Dr. soc. 1990, p. 472, chron. J. Boulouis et, plus récemment, CJUE : 13 février 2014 ; aff. C-555/13, D. Actu 10 mars 2014, obs. X. Delpech.

[100] Il peut ainsi s’agir d’une ou plusieurs prérogatives substantielles énoncées par la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne.

[101] A ce sujet, V. C. Jalicot : « QPC et questions préjudicielles : quel avenir pour l’arbitrage » ; Journal de l’arbitrage, Université de Versailles, n° 1, oct. 2015, étude 2, spéc. p. 4 (version PDF téléchargée sur Lexis 360).

[102] Cass. civ. 1ère : 29 juin 2011, n° 10-16.680, Société Smeg : D. 2011, p. 1910, obs. X. Delpech ; ibid., p. 2434, obs. L. d’Avout et ibid. p. 3023, obs. Th. Clay ; JCP 2011, 1064, § 8, obs. C. Nourissat ; Procédures 2011, p. 306, n. L. Weiller ; LPA 2011, n° 227, § 8, obs. J. Jourdan-Marques.

[103] Ainsi, en Italie, les tribunaux arbitraux peuvent transmettre une question à la Cour constitutionnelle italienne si au cours de l’instance une partie soulève une question relative à la contrariété d’une loi à la Constitution ; Cf. P. Mayer, « L’arbitre international et la hiérarchie des normes », Rev. arb. 2011, p. 361 et s., not. § 4.

[104] V. obs. L. d’Avout, sous Cass. civ. 1ère : 29 juin 2011, préc., not. p. 2440.

[105] En France, il s’agira du président du TGI, dans le ressort duquel la sentence a été rendue (art. 1487 C. pr. civ.) et du président du TGI de Paris en matière d’arbitrage international (art. 1521 C. pr. civ.), soit des juridictions soumises à l’autorité de la Cour de cassation.

[106] Si une telle exclusion a pour effet de restreindre le champ d’application de cette médiation, elle apparaît cependant légitime. Elle a en effet été décidée à la suite de revendications d’associations de lutte contre les violences faites aux femmes. Pour ces dernières, un simple traitement amiable de situations graves aurait constitué une régression sur le plan des principes et un déni des violences imposées aux victimes de telles pratiques. Cf. C. Leborgne-Ingelaere : « Harcèlement et stress au travail », Jurisclass. trav., fasc. 20-50, spéc. n° 112 et s.

[107] Afin d’écarter ce risque, la rédaction initiale de l’article L. 1152-6 figurant dans le projet de loi ayant conduit à l’adoption de la loi n° 2003-6 du 3 janvier 2003, imposait aux parties de choisir une personnalité extérieure à l’entreprise comme médiateur, sur une liste dressée par le préfet. V. C. Minet-Letalle : « La médiation intra-entreprise. L’exemple des conflits de travail », préc., spéc. p. 4 (version PDF téléchargée sur lexis 360).

[108] V. P. Adam : « Harcèlement moral », Rép. Dr. trav., Dalloz, spéc. n° 286 à 294.

[109] C. Minet-Letalle : « La médiation intra-entreprise. L’exemple des conflits de travail », op. cit.

[110] S. Detraz : « Le rôle du Défenseur des droits en matière pénale : un nouveau « tout en un » procédural » ; Dr. pénal 2011, étude 8.

[111] Art. 28, II., de la loi organique, préc.

[112] V. Décision défenseur des droits : 7 avril 2015 ; MLD-2015-013 ; Rapp. annuel d’activité 2015, p. 44.

L’influence croissante de la Charte des droits fondamentaux sur la politique extérieure de l’Union européenne

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Plusieurs décisions récentes de la Cour de justice de l’Union européenne laissent entrevoir une forme de promotion de la Charte des droits fondamentaux dans les relations extérieures de l’Union. Or, jusqu’à présent, les relations extérieures de l’Union relevaient de la seule “promotion des droits de l’homme”, la “protection des droits fondamentaux” restant cantonnée sur le plan interne. Si une telle évolution se confirmait, cela signifierait, au-delà des différences terminologiques, une forme d’extension du champ d’application de la Charte et la volonté de l’Union de projeter davantage ses valeurs sur la scène internationale.

Romain Tinière est professeur à l’Université Grenoble-Alpes (CRJ – EA 1965) 1

Depuis longtemps, les Communautés puis l’Union ont fait le choix d’intégrer dans leurs relations extérieures une dimension humaine incluant la question des droits de l’homme 2. Transversale et protéiforme, au point d’être souvent critiquée pour son manque de cohérence 3, cette politique de promotion des droits de l’homme de l’Union s’est notamment manifestée par le recours à des clauses de conditionnalité dites « droits de l’homme » dans certains accords passés avec les pays tiers, mais aussi par l’adoption plus récente d’un « cadre stratégique et plan d’action sur les droits de l’homme et la démocratie » 4 ainsi que la nomination d’un Représentant spécial de l’Union européenne pour les droits de l’homme 5. Cette démarche de valorisation des droits de l’homme a été renforcée et clarifiée par le traité de Lisbonne qui indique très clairement à l’article 21 § 1 TUE que « l’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement », parmi lesquels figurent « la démocratie, l’État de droit, [et] l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». D’ailleurs, le second paragraphe de ce même article qui énonce plus précisément les objectifs de l’action extérieure de l’Union, indique également que parmi ces derniers figure le but « de consolider et de soutenir la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme (…) ». La promotion des droits de l’homme constitue ainsi à la fois un objectif en soi de l’action extérieure de l’Union, et une forme de contrainte à prendre en compte dans la conception de la politique extérieure.

Toutefois, l’action extérieure de l’Union est appréciée à l’aune des « droits de l’homme » et non des « droits fondamentaux ». Or, au-delà des différences sémantiques – parfois ténues – entre ces deux notions voisines, le choix de l’Union de ne pas employer le terme de « droits fondamentaux » dans le domaine des relations extérieure répond à une motivation bien précise et génère des conséquences très concrètes. Il s’agit en effet de ne pas donner l’impression que l’Union projette directement ses propres valeurs formalisées, notamment dans la Charte des droits fondamentaux, dans ses relations avec des États tiers. Autrement dit, l’Union assume de la sorte le fait que la protection fondée sur la Charte est réservée à un usage interne qu’il ne convient pas nécessairement de promouvoir auprès de ses partenaires 6. Par contre, la notion de « droits de l’homme », très employée en droit international et se prévalant de la très large acceptation de la Charte des Nations Unies et de la déclaration universelle des droits de l’homme, peut être parfaitement être promue par l’Union dans le cadre de son action extérieure.

Cette dichotomie 7 a été critiquée par la doctrine, notamment parce qu’elle entretient un certain flou dans la définition des droits ainsi promus par l’Union. En effet, la promotion des droits de l’homme ne se fondant pas sur le texte de la Charte, l’Union peut valoriser de façon variable les droits en fonction de l’État tiers, portant ainsi indirectement atteinte au principe d’universalité des droits de l’homme, pourtant affirmé à l’article 21 TUE 8. Pour insatisfaisante qu’elle soit, cette situation n’est toutefois pas toujours facile à éviter, la position adoptée par l’Union demeurant en partie dépendante de la nature des relations entretenues avec le partenaire concerné et des termes de la négociation en jeu. Si la réalité des relations diplomatiques doit évidemment être prise en considération, on peut difficilement ne pas relever que cette situation est aussi le reflet de l’imprécision du cadre juridique tracé par le droit primaire. En d’autres termes, c’est parce que l’article 21 TUE et les autres dispositions relatives à l’action extérieure de l’Union se réfèrent à la notion de « droits de l’homme » dont le contenu est partiellement indéterminé, plutôt qu’à celle de « droits fondamentaux » dont le contenu peut-être déterminé avec précision en se référant à la Charte, que ces droits deviennent un enjeu parmi d’autres dans le cadre des négociations ouvertes par l’Union avec ses partenaires.

Il nous semble toutefois, et c’est l’idée que nous souhaiterions défendre dans ce texte, que la jurisprudence récente de la Cour tend à promouvoir la prise en compte de la Charte des droits fondamentaux dans l’action externe de l’Union, remettant en cause ce dédoublement du standard de protection et conduisant à ce que l’action extérieure de l’Union, qu’elle vise ou non à promouvoir les droits de l’homme, doive respecter les droits fondamentaux. Ce mouvement, encore hésitant, se dessine dans le contrôle direct de la compatibilité des accords externes via la procédure d’avis (1), mais aussi dans le contrôle indirect de ces accords via le contrôle des actes des institutions de l’Union à l’origine de l’engagement de l’Union (2).

1- L’émergence de la prise en compte de la Charte dans le contrôle de compatibilité des accords externes

En vertu de l’article 218 § 11 TFUE, « un État membre, le Parlement européen, le Conseil ou la Commission peut recueillir l’avis de la Cour de justice sur la compatibilité d’un accord envisagé avec les traités ». Procédure relativement peu utilisée 9, elle a néanmoins permis à la Cour de justice de rendre certaines des décisions parmi les plus marquantes de sa jurisprudence. Or, jusqu’à récemment aucun des avis rendus ne portait directement sur la conformité de l’accord envisagé avec les droits fondamentaux garantis au sein de l’Union (A), avant que l’avis 1/15 du 26 juillet 2017 conduise pour la première fois la Cour de justice sur ce terrain (B).

A- Une procédure d’avis longtemps étrangère à la protection des droits fondamentaux

Affirmer que la procédure d’avis prévue par l’article 218 § 11 TFUE est longtemps restée étrangère à la question de la protection des droits fondamentaux ne signifie toutefois pas qu’aucun avis n’a conduit la Cour à se pencher sur cette protection. En effet, les avis 2/94 10 et 1/13 11 relatifs à l’adhésion des Communautés puis de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme ont été l’occasion pour la Cour de se prononcer sur le système de protection des droits fondamentaux propre à l’Union. Mais le cœur de son raisonnement dans ces avis portait en réalité, soit sur les compétences de la Communauté, soit sur l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union et non sur la conformité aux droits fondamentaux ou même aux droits de l’homme de l’accord envisagé.

On peut toutefois s’interroger sur les raisons pour lesquelles la Cour n’a pas été conduite à se prononcer dans le cadre de cette procédure d’avis sur la conformité d’accords externes aux droits fondamentaux garantis en droit de l’Union. En effet, le principe de la protection des droits fondamentaux figure bien dans les Traités depuis la révision de Maastricht 12, ce qui permet logiquement son évocation dans le cadre de cette procédure d’avis. Il faudra certes attendre Amsterdam pour que la Cour de justice soit expressément habilitée par les Traités à se prononcer sur le respect de cette disposition 13 et l’on pourrait également objecter que seul le principe de cette protection figurait alors dans les Traités, les droits étant concrètement garantis en tant que principes généraux du droit communautaire au fil de la jurisprudence de la Cour. Toutefois, la Cour de justice s’est depuis prononcée clairement dans le sens d’une appartenance au droit primaire des principes généraux du droit protégeant les droits fondamentaux 14.

Les justifications potentielles de cette absence sont nombreuses, sans qu’il soit possible de déterminer précisément la ou lesquelles ont joué un rôle déterminant. On songe ainsi, par exemple, à la faible étendue de la compétence externe explicite des Communautés et aux domaines essentiellement techniques de nombre d’accords peu susceptibles a priori d’entraîner des interrogations quant à leur compatibilité avec les droits fondamentaux 15, au choix fait par la Cour de pouvoir être saisie très en amont de la conclusion de l’accord envisagé au risque de limiter les questions relatives au contenu matériel de l’accord au profit de questions portant sur l’existence et/ou la portée des compétences de l’Union, à la durable absence de formalisation de la protection des droits fondamentaux dans l’Union, ou encore aux acteurs de la procédure.

Il est dès lors difficile de déterminer avec certitude les raisons pour lesquelles la Cour a, enfin, été saisie d’une demande d’avis portant, notamment, sur la conformité avec la Charte des droits fondamentaux de l’accord externe envisagé avec le Canada relatif au transfert et au traitement de données des dossiers passagers (données dites « PNR » de Passenger Name Record). On se permettra toutefois de relever qu’au moins trois facteurs concourraient à ce que cet accord envisagé soit le premier à susciter une demande d’avis portant sur sa conformité à la Charte des droits fondamentaux. D’abord, l’objet de l’accord envisagé avec le Canada est de nature à susciter des questions relatives à la protection des droits fondamentaux. L’hypothèse de la collecte, de la transmission et du traitement des données PNR a en effet déjà engendré de nombreuses controverses, notamment devant le Parlement européen, quant au respect du droit au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel dans le cadre de l’accord liant l’Union aux États-Unis 16 puis au moment de la création d’un PNR européen 17. Ensuite, l’accession à la force juridique contraignante de la Charte des droits fondamentaux permet probablement une mobilisation plus aisée d’arguments fondés sur une éventuelle violation des droits fondamentaux. Enfin, le Parlement européen s’est vu reconnaître par l’article 218 TFUE la faculté d’initier une telle procédure d’avis depuis la révision de Nice. Institution se présentant comme un « défenseur farouche » de la démocratie et des droits de l’homme 18, le Parlement ne pouvait pas laisser passer une telle occasion. La conjonction de ces trois éléments rendaient très probable une saisine de la Cour par le Parlement sur le fondement de la Charte, ce qui s’est produit le 30 janvier 2015.

B- Le tournant de l’avis 1/15

Rendu en grande chambre suite aux conclusions de l’avocat général Mengozzi, l’avis 1/15 de la Cour 19 marque clairement l’entrée de la Charte dans le contrôle de la compatibilité des accords externes envisagés avec le droit primaire. La Cour devait en effet répondre, notamment 20 à la question de la compatibilité de l’accord envisagé avec « les dispositions des traités (article 16 TFUE) et la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (articles 7, 8 et article 52, paragraphe 1) en ce qui concerne le droit des personnes physiques à la protection des données à caractère personnel » 21. Pour ce faire, elle analyse scrupuleusement l’accord au regard de la Charte et conclut in fine à son incompatibilité partielle avec la Charte.

Si l’objet du présent texte n’est pas d’analyser en détail la jurisprudence de la Cour de justice relative au droit à la vie privée et au droit à la protection des données à caractère personnel, on relèvera toutefois que la démarche suivie par la Cour est en tout point semblable à celle suivie dans les affaires portant sur la protection de ce droit au sein de l’Union. Pourtant, la Cour évoque à deux reprise le fait que l’exigence de « continuité du niveau élevé de protection des libertés et des droits fondamentaux conférée par le droit de l’Union soit assurée en cas de transfert de données à caractère personnel depuis l’Union vers un pays tiers » ne signifie pas nécessairement que le niveau de protection doit être identique, mais simplement qu’il permette « une protection substantiellement équivalente » 22, reprenant en cela sa position définie dans l’arrêt Schrems 23. Elle ne paraît toutefois en tirer aucune conséquence quant à la détermination du standard de protection applicable. Car, en réalité, elle fait simplement application de sa jurisprudence relative à la protection des données à caractère personnel en droit – interne – de l’Union et résultant des arrêts Digital Rights Ireland 24 et Tele2 Sverige 25, semblant ainsi faire totalement abstraction du caractère externe de l’affaire.

Aurait-il pu en être autrement ? À première vue oui, car la Cour aurait parfaitement pu essayer de déterminer quelles sont les principales caractéristiques des droits à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel afin de définir un standard de protection général en la matière qu’elle aurait alors confronté aux termes de l’accord envisagé avec le Canada. Cette démarche semblait en germe dans l’arrêt Schrems relatif au Safe Harbor sans toutefois que la Cour ait pu en faire application compte tenu de l’absence quasi totale de garantie offerte par le droit américain 26. Or, il en allait différemment du projet d’accord conclu avec le Canada dans lequel un certain nombre de garanties sont présentes, comme le reconnaît d’ailleurs la Cour qui ne conclut pas à son incompatibilité totale avec la Charte. Mais à la lecture de l’avis 1/15, il semble, qu’à l’inverse de ce qu’affirmait la Cour dans l’arrêt Schrems, il est exigé du Canada qu’il « assure un niveau de protection identique à celui garanti dans l’ordre juridique de l’Union » 27. Toutefois, la procédure prévue par l’article 218 § 11 TFUE envisage bien la compatibilité de l’accord envisagé avec les Traités, dont fait partie la Charte en vertu de l’article 6 § 1 TUE, et non d’un quelconque standard équivalent qui en serait dérivé. Si la Cour a pu développer cette notion de protection « substantiellement équivalente » dans son arrêt Schrems, c’est parce que l’article 25 de la directive 95/46 28 prévoyant les conditions de transfert de données à caractère personnel vers un pays tiers demande à la Commission que celle-ci vérifie le respect par la pays de destination d’un « niveau de protection adéquat ». Cette formule laisse ainsi ouverte la possibilité de définir un standard de protection légèrement différent de celui prévu par le droit de l’Union dans le but de faciliter les négociations avec les États tiers concernés. Or, Nulle formule de ce type à l’article 218 § 11 TFUE, il s’agit d’appliquer strictement le droit de l’Union pour vérifier que les Institutions ne se sont pas affranchies du respect des règles posées par les traités dont font partie les droits fondamentaux.

Il en résulte que le Canada et l’Union devront reprendre l’accord ainsi défini pour le rendre conforme aux exigences découlant du respect des articles 7 et 8 de la Charte tels qu’interprétés par la Cour de justice. Ainsi, et plus précisément, il faudra exclure de la nouvelle mouture de l’accord la collecte et le traitement des données dites sensibles 29 et renforcer un certain nombre de garanties relatives à la détermination des données PNR collectées et transférées, aux modalités de traitement automatisé de ces données, aux condition de leur conservation pendant et après le départ des passagers aériens concernés du Canada, de leur éventuel transfert aux autorités publiques d’un autre État, mais aussi prévoir un droit d’information individuel de ces passagers et, enfin, garantir que la surveillance des règles posées par l’accord est assurée par une autorité de contrôle pleinement indépendante. Bref, serait-on tenté d’écrire, l’accord doit permettre de faire en sorte que les autorités canadiennes appliquent pleinement le droit de l’Union relatif à la protection des données à caractère personnel !

La Cour exigeant que le standard défini par la Charte soit respecté par les termes de l’accord liant l’Union et un État tiers, on cherchera donc ici en vain l’hypothétique existence d’un dédoublement du standard de protection des droits fondamentaux fondé sur la volonté de ne pas imposer aux États tiers les valeurs fondant l’Union. Certes, l’objectif poursuivi par la Cour est avant tout de protéger les droits des citoyens européens et non d’imposer au Canada le respect des droits fondamentaux inscrits dans la Charte. C’est toutefois bien à ce résultat qu’elle aboutit, car l’éventuel accord PNR renégocié liera l’Union comme le Canada.

Pour élargir l’analyse au-delà du seul cas de l’accord PNR avec le Canada, il nous semble que l’irruption de la Charte dans la procédure d’avis de l’article 218 § 11 TFUE risque de conduire de plus en plus souvent l’Union à projeter ses valeurs sur la scène internationale au travers de la Charte. Ce faisant, cette procédure qui conduisait souvent la Cour à se prononcer sur des questions de base juridique ou de structure générale de l’ordre juridique de l’Union, pourrait bien se transformer peu à peu en un outil de formalisation sur la scène internationale des valeurs fondant l’Union. La demande d’avis introduite par la Belgique sur l’accord économique et commercial global avec le Canada et portant notamment sur sa compatibilité avec les droits fondamentaux pourrait bien s’inscrire dans un tel mouvement 30

Outre cette nouvelle pratique du contrôle a priori de compatibilité des accords externes avec le droit primaire en germe à partir de l’avis 1/15, on assiste également à un renforcement progressif du contrôle indirect que la Cour exerce sur l’action externe de l’Union au travers du contrôle des actes des Institutions.

2- Vers un renforcement d’un contrôle indirect de l’action extérieure de l’UE au regard de la Charte ?

Que cela soit le résultat d’un choix délibéré de la part des rédacteurs des traités ou la simple conséquence des instruments juridiques employés, l’action extérieure de l’Union bénéficie d’un statut contentieux particulier.

C’est le cas notamment du domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune qui a longtemps été marqué par une forme d’immunité contentieuse, avant que l’action de la Cour de justice puis la révision des traités ne viennent résorber, du moins en partie, cette brèche béante dans l’Union de droit 31. En effet, au fil d’une jurisprudence particulièrement nourrie au sein de laquelle émergent quelques grands arrêts comme les arrêts Kadi 32, Organisation des Moujahidines du peuple d’Iran 33 ou plus récemment Rosneft 34, la Cour est parvenue à imposer la prise en compte de la Charte des droits fondamentaux lors de l’adoption et l’application des sanctions ciblées votées par le Conseil de l’Union européenne. Certes, des progrès restent à accomplir, notamment parce que ce contentieux des sanctions ciblées semble demeurer essentiellement sur le terrain procédural – qu’il s’agisse de droits procéduraux ou d’obligations positives procédurales de droits substantiels – mais les progrès sont néanmoins difficilement contestables. Cette jurisprudence étant bien connue et ayant déjà fait l’objet de nombreuses et riches analyses doctrinales 35, il nous semble plus opportun de la laisser de côté pour aborder les évolutions récentes de la jurisprudence de la Cour de justice dans d’autres volets de l’action extérieure de l’Union.

En effet, la jurisprudence récente de la Cour de justice laisse apparaître un timide mouvement en faveur de la prise en considération de la Charte dans le contrôle indirect de l’action extérieure de l’Union, c’est-à-dire lors du contrôle de la décision de l’Union de s’engager par un accord conventionnel 36. Initié par l’arrêt Front Polisario du Tribunal, ce mouvement semble avoir avoir été confirmé par la Cour dans sa jurisprudence ultérieure, en dépit de l’annulation de l’arrêt du Tribunal sur pourvoi.

A- L’apport de l’arrêt Front Polisario du Tribunal

C’est probablement avec l’arrêt rendu par le Tribunal dans l’affaire Front Polisario 37 que la question de la prise en compte de la Charte dans l’action extérieure de l’Union a été abordée le plus frontalement. Saisi en effet d’une requête formée par le Front populaire pour la libération de la Saguia-el-hamra et du Rio de Oro (dit « Front Polisario ») à l’encontre de la décision du Conseil de l’Union européenne de conclure avec le Royaume du Maroc un accord international modifiant l’accord d’association liant l’Union et le Maroc, le Tribunal a eu à se prononcer sur la question de la conformité au droit de l’Union d’un accord international dont l’application produit des effets sur un territoire contesté, à savoir le Sahara occidental. Le Tribunal a ainsi estimé dans son arrêt que le Conseil doit, lorsqu’il conclut un accord visant à faciliter l’exportation vers l’Union de biens en provenance d’un tel territoire, « examiner avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents afin de s’assurer que les activités de production des produits destinés à l’exportation ne sont pas menées au détriment de la population du territoire en question ni n’impliquent de violations de ses droits fondamentaux », le juge se référant ensuite à plusieurs dispositions de la Charte dont, notamment, les droits à la dignité humaine, à la vie et à l’intégrité de la personne 38. En effet, permettre l’exportation vers l’Union de produits « fabriqués ou obtenus dans des conditions qui ne respectent pas les droits fondamentaux de la population du territoire dont ils proviennent, (…) risque d’encourager indirectement de telles violations ou d’en profiter » 39. Considérant que le Conseil n’a pas réalisé un tel examen, le Tribunal décide ainsi d’annuler la décision 2012/497/UE du 8 mars 2012 concernant la conclusion de l’accord entre l’Union et le Royaume du Maroc.

Autrement dit, en vertu de cet arrêt, il semble que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne doive pas simplement être respectée par les Institutions de l’Union lorsqu’elles agissent en vertu des compétences internes, mais également dans le cadre de leur action extérieure 40. Plus précisément, le Conseil, lorsqu’il prend la décision de conclure un accord international avec un État tiers, doit évaluer l’impact que cette conclusion peut avoir sur les droits fondamentaux des individus, y compris au sein de l’État tiers. La portée d’une telle affirmation est potentiellement considérable, d’autant que parmi les articles de la Charte invoqués devant le Tribunal figuraient l’article 31 relatif aux conditions de travail justes et équitables et l’article 32 portant sur l’interdiction du travail des enfants et la protection des jeunes au travail…

B- La confirmation implicite de la Cour de justice

Bien que cet arrêt ait été annulé par la Cour à la suite du pourvoi formé par le Conseil 41, il ne nous semble pas que le raisonnement du Tribunal relatif à l’application de la Charte dans un tel contexte doivent être remis en cause et ce pour deux raisons.

La première est que la Cour n’invalide pas formellement le raisonnement du Tribunal relatif à l’obligation de prendre en considération la Charte des droits fondamentaux dans les relations extérieure. En effet, la Cour reproche au Tribunal d’avoir « jugé à tort que l’accord de libéralisation devait être interprété en ce sens qu’il s’appliquait juridiquement au territoire du Sahara occidental » 42 et, en censurant cette prémisse, fait tomber l’ensemble du raisonnement du Tribunal, faute pour le requérant d’être en mesure de se voir reconnaître un intérêt à agir, mais sans se prononcer sur le fond. La position adoptée par l’avocat général Wathelet dans ses conclusions, selon laquelle une telle application de la Charte reviendrait en substance à lui conférer des effets extra-territoriaux 43 n’est donc ni validée, ni écartée par la Cour, laissant la question en suspend.

La seconde raison pour laquelle il nous semble que la consécration de la dimension externe du rôle de la Charte n’est pas remise en cause par cette annulation de l’arrêt Front Polisario est que la Cour a suivi un raisonnement très proche de celui développé par le Tribunal dans une autre affaire. En effet, amenée à préciser la portée de son arrêt Pringle 44 quant à l’application de la Charte lors de la mise en œuvre du Mécanisme européen de stabilité (MES), la Cour a considéré dans son arrêt Ledra advertising que « la Charte s’adresse aux institutions de l’Union, y compris (…) lorsque celles-ci agissent en dehors du cadre juridique de l’Union » 45. Dans cette affaire, il était reproché à la Commission européenne de ne pas avoir respecté le droit de propriété consacré à l’article 17 de la Charte en négociant et concluant un protocole d’accord avec la République de Chypre dans le cadre de ses fonctions au titre du Mécanisme européen de stabilité (MES). Or, le MES constitue une institution internationale distincte de l’Union au sein de laquelle la Commission exerce une fonction de simple exécution des mandats qui lui sont confiés par le conseil des gouverneurs 46. Autrement dit, l’action de la Commission dans le cadre du MES ne relève a priori pas du droit de l’Union et c’est d’ailleurs parce que ce mécanisme de stabilité est extérieur au cadre juridique de l’Union que la Cour a jugé dans son arrêt Pringle que l’on ne saurait opposer aux États membres de l’Union l’ayant créé le respect de la Charte des droits fondamentaux 47. Toutefois, se fondant sur l’article 13 § 3, 2e alinéa du traité instituant le MES 48, et sur l’article 17 § 1 du TUE consacrant le rôle de « gardienne des traités » de la Commission, la Cour considère que celle-ci doit respecter la Charte et plus particulièrement son article 17 consacrant le droit de propriété, alors même qu’elle n’agit pas en vertu du droit de l’Union qui ne prévoit d’ailleurs aucune compétence en ce sens 49. En outre, la violation de cette obligation est susceptible de permettre l’engagement de la responsabilité de l’Union. Si la faiblesse congénitale du droit de propriété en droit de l’Union 50 conduit assez logiquement la Cour à ne pas retenir en l’espèce la violation de l’article 17 de la Charte, elle n’en énonce pas moins très clairement l’obligation pour les Institutions de l’Union de respecter la Charte, y compris lorsqu’elles agissent en dehors du strict cadre de l’Union. Ainsi, si les États membres ne sont pas tenus au respect de la Charte lorsqu’ils agissent en dehors du champ d’application du droit de l’Union au sens de l’article 51 § 1 de la Charte, les Institutions elles le sont bel et bien !

Il nous semble alors possible de déduire de cet arrêt que si les institutions de l’Union doivent respecter la Charte, y compris lorsqu’elles agissent en dehors du cadre de l’Union, elles doivent a fortiori le faire lorsqu’elles agissent dans le cadre de l’Union, qu’il s’agisse évidemment de l’exercice des compétences internes ou bien des compétences externes. Certes, les raisonnements a contrario et a fortiori devraient être maniés avec la plus grande prudence, mais le seul obstacle qui pouvait être opposé, en l’espèce, à une telle utilisation contentieuse de la Charte, à savoir l’impossibilité réelle ou supposée de projeter dans les relations extérieures les valeurs de l’Union telles que cristallisées dans la Charte, a déjà été formellement levé par la Cour dans son avis 1/15 51.

Reste que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne ne comporte pas encore à ce jour d’arrêt dans lequel le juge de l’Union contrôle au regard de la Charte des droits fondamentaux une décision du Conseil de conclure un accord externe. De ce point de vue, le recours en annulation introduit devant le Tribunal par plusieurs migrants à l’encontre de la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 mettant en place un mécanisme visant à tarir le flux migratoire passant par la Turquie et fondé notamment sur la violation alléguée des articles 1er, 18 et 19 de la Charte aurait pu constituer une première application d’un tel contrôle. Néanmoins, au terme d’un raisonnement assez peu convaincant, le Tribunal a jugé que cet accord international conclu avec la Turquie 52 n’avait pas été conclu par le Conseil européen, en dépit des indices concordant en ce sens 53, mais par les États membres. Dès lors, faute d’acte imputable à l’une des institutions de l’Union, le Tribunal a dû accueillir l’exception d’incompétence soulevée par le Conseil européen 54 et ne s’est donc pas prononcé sur le fond. On ne peut alors qu’espérer que la Cour de justice, saisie d’un pourvoi dans cette affaire 55, revienne sur cette appréciation complaisante et accepte de se prononcer sur le fond. Il serait en effet étonnant que les membres du Conseil européen puissent librement décider de s’abstraire du respect de la Charte des droits fondamentaux en décidant, durant une réunion du Conseil européen, qu’ils se prononcent désormais en tant que chefs d’États et de gouvernements et non plus en tant que membres d’une institution européenne. Il faut en effet prendre la position adoptée par le Conseil européen dans l’affaire NF pour ce qu’elle est : une volonté délibérée de contourner le contrôle potentiel de l’action extérieure des institutions de l’Union posée par les arrêts Front Polisario du Tribunal et Ledra Advertising de la Cour. C’est grâce à la relative souplesse de fonctionnement qu’a su conserver le Conseil européen, en dépit de son institutionnalisation, que ses membres peuvent tenter d’échapper à l’emprise de la Charte, là où le Conseil de l’Union ou la Commission vont visiblement devoir s’y résoudre.

Conclusion

Que déduire finalement de ce mouvement de prise en compte croissante de la Charte dans le contrôle de l’action extérieure de l’Union ? D’une part que, si la « promotion des droits de l’homme » dans le cadre de l’action extérieure de l’Union est à mettre au crédit des institutions politiques, il n’en va pas de même s’agissant du respect de la Charte des droits fondamentaux. C’est en effet la seule Cour de justice de l’Union, épaulée il est vrai dans la procédure d’avis par le Parlement européen à l’origine de la première demande fondée sur le respect de la Charte, qui est à l’origine de ce mouvement de valorisation de la Charte. Il apparaît ainsi que si la « promotion des droits de l’homme » est une politique assumée de l’Union, la projection de la Charte dans les relations extérieures est, elle, davantage une contrainte juridique imposée par le juge de l’Union.

On peut d’autre part s’interroger sur l’élément déclencheur d’une telle évolution : pourquoi aura-t-il fallu attendre si longtemps pour que le respect des droits fondamentaux garantis au sein de l’ordre juridique de l’Union s’impose également aux Institutions de l’Union lorsqu’elles agissent dans le cadre des compétences externes ? Si les réponses sont probablement multiples, il nous semble toutefois que ce mouvement est une nouvelle illustration de ce qui constitue la principale valeur ajoutée de la Charte au système de protection des droits fondamentaux de l’Union, à savoir sa visibilité. La doctrine a souvent critiqué – à juste titre selon nous – la faible valeur ajoutée de la Charte par rapport au standard de protection existant au moment de sa proclamation. Ce qui ne signifie pas pour autant que la Charte n’ait pas d’influence sur la protection des droits fondamentaux car, en rendant visibles les droits et principes qu’elle proclame, elle facilite leur invocation et contribue à leur diffusion au sein de l’ordre juridique de l’Union, y compris donc dans des domaines autrefois épargnés comme celui de l’action extérieure.

Ainsi, que l’Union européenne promeuve ou prenne simplement en compte les droits de l’homme, son action extérieure doit désormais être respectueuse des droits fondamentaux inscrits dans la Charte, sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne.

Notes:

  1. Ce texte fait suite à une conférence donnée à l’Université de Bologne (campus de Forlì) en janvier 2017 dans le cadre de l’université d’hiver “Human rights as a Horizontal Issue in EU External Policy/ Les droits de l’homme comme domaine horizontal de la politique extérieures de l’Union européenne” organisée par cette université et l’Institut international des droits de l’homme. Il sera publié dans un ouvrage aux éditions scientifiques de Naples sous la direction de Marco Balboni (grâce auquel la présente publication à la RDLF est possible, qu’il en soit remercié).
  2. A. Fenet (dir.), Droit des relations extérieures de l’Union européenne, LexisNexis, 2006, pp. 305 s.
  3. Par ex. J.-F. Flauss, « Droits de l’homme et relations extérieures de l’Union européenne », in S. Leclerc, J.-F. Akandji-Kombé et M.-J. Redor (dir.), L’Union européenne et les droits fondamentaux, Bruylant, 1999, pp. 137-172.
  4. Conseil de l’Union européenne, document n° 11855/12 du 25 juin 2012, renouvelé pour la période 2015-2019 sous la forme d’un « plan d’action sur les droits de l’homme et la démocratie » (doc. 10897/15 du 20 juillet 2015.
  5. Nommé pour la première fois par la Décision 2012/440/PESC du Conseil du 25 juillet 2012. Sur ces deux innovations, voir les observations de Ch. Maubernard, in R. Tinière (dir.), « Droits fondamentaux », ADUE 2012, pp. 484-487.
  6. Il est ainsi très révélateur que la Commission dans sa communication conjointe au Parlement et au Conseil intitulée « Les droits de l’homme et la démocratie au cœur de l’action extérieure de l’UE – vers une approche plus efficace » (COM(2011) 886 final du 12 déc. 2011) affirme, certes, que l’action extérieure doit respecter les droits définis dans la Charte des droits fondamentaux (p. 7) mais pour ensuite cantonner la Charte sur le seul plan interne au titre de la nécessaire exemplarité dont l’Union doit faire preuve en respectant les « droits fondamentaux » afin de renforcer son action de promotion des « droits de l’homme » sur la scène internationale (pp. 16-17).
  7. Les frontières entre les deux notions ne sont toutefois pas entièrement étanches, puisque la crédibilité de la promotion des droits de l’homme sur la scène internationale par l’Union est étroitement liée au respect effectif des droits fondamentaux au sein de son ordre juridique (pour un tel lien, voy. les conclusions Mengozzi sur l’affaire Segi (aff. C-354/04 P), pt 85 : « Si, dans un cas tel que celui des requérants, toute protection juridictionnelle effective faisait réellement défaut, nous serions alors en présence, d’une part, d’une incohérence systémique très grave et flagrante sur le plan interne à l’Union et, d’autre part, d’une situation qui, sur le plan externe, expose les États membres de l’Union à une censure de la Cour européenne des droits de l’homme et affaiblit non seulement l’image et l’identité de l’Union sur le plan international, mais aussi sa position même dans les relations avec les pays tiers, avec le risque théorique que ces derniers fassent jouer les clauses relatives au respect des droits de l’homme (ce que l’on appelle les «clauses de conditionnalité») dont l’Union elle-même impose de plus en plus souvent l’insertion dans les accords internationaux qu’elle conclut.
  8. Not. Ch. Maubernard, « Prendre la promotion externe des droits de l’homme par l’Union européenne « au sérieux » », in R. Tinière et C. Vial (dir.), La protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne – entre évolution et permanence, Bruylant, 2015, pp. 295-319.
  9. On dénombre 24 avis rendus depuis les débuts de la construction européenne.
  10. CJCE, 28 mars 1996, Avis 2/94 relatif à l’adhésion de la Communauté à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Rec. I-1763, Europe 1996, chron. N°6, D. Simon.
  11. CJUE, ass. plén., 18 décembre 2014, Avis 2/13 relatif à l’adhésion de l’Union à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, parmi de très nombreux commentaires : H. Labayle et F. Sudre, RFDA 2015, p. 3 ; S. Platon, RDLF 2015, chron. 13 (www.revuedlf.com) et F. Picod et J. Rideau (dir.), « Questions choisies à la lumière de l’avis 2/13 », RAE/LEA, 2015/1.
  12. Art. F § 2 : « L’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire ».
  13. En vertu de l’article 46 d) TUE.
  14. CJCE, gde ch., 3 septembre 2008, Kadi c. Conseil, aff. jtes C-402 et 415/05 P, pt 308.
  15. Voy. toutefois infra l’affaire Front Polisario qui montre bien qu’un simple accord de coopération est en mesure de porter atteinte aux droits fondamentaux.
  16. Le Parlement européen avait d’ailleurs formé un recours en annulation à l’encontre de la décision du Conseil de signer cet accord en développant deux arguments, l’un relatif à la base juridique employé, l’autre relatif aux droits fondamentaux. Dans l’arrêt CJCE, gde ch., 30 mai 2006, Parlement c. Conseil, aff. jtes C-317 et 318/04, la Cour de justice a fait droit à la demande du Parlement… mais sur le seul fondement de l’erreur de base juridique, s’épargnant ainsi d’avoir à se prononcer sur la conformité de cet accord PNR avec les droits fondamentaux. Voy. S. Adam, « Quelques réflexions sur les relations entre les procédures a priori et a posteriori d’examen de compatibilité des accords communautaires suite à l’affaire dite de « l’accord PNR », CDE, 2006/5-6, p. 657.
  17. Directive 2016/681/UE du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relative à l’utilisation des données des dossiers passagers (PNR) pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière, JOUE n° L 119/132 du 4 mai 2016. Voy. not. S. Peyrou, « La directive 2016/680 du 27 avril 2016 », in C. Chevallier-Govers (dir.), L’échange des données dans l’Espace de liberté, de sécurité et de justice de l’Union européenne, Mare & Martin, 2017, pp. 465 s.
  18. Voy. la présentation que le Parlement fait de son action sur son site internet
  19. CJUE, 26 juillet 2017, ECLI:EU:C:2017:592
  20. La demande d’avis du Parlement portait également sur le choix de la base juridique pertinente entre les dispositions relatives à la coopération judiciaires, policières et l’article 16 TFUE relatif à la protection des données à caractère personnel.
  21. CJUE, gde ch., 26 juillet 2017, Avis 1/15, pt 1.
  22. Avis préc. pts 134 et 214
  23. CJUE, gde ch., 6 oct. 2015, Schrems, aff. C-362/14, pts 72-74, Obs. R. Tinière, in F. Picod (dir.), Jurisprudence de la CJUE 2015 – Décisions et commentaires, Bruylant, 2016, pp. 135 s.
  24. CJUE, gde ch., 8 avril 2014, Digital Rights Ireland Ltd e.a., aff. jtes C-293 et 594/12, Obs. R. Tinière, in F. Picod (dir.), Jurisprudence de la CJUE 2014 – Décisions et commentaires, Bruylant, 2015, pp. 90 s.
  25. CJUE, gde ch., 21 déc. 2016, Tele2 Sverige AB e.a., aff. jtes C-203 et 698/15, Obs. R. Tinière, in F. Picod (dir.), Jurisprudence de la CJUE 2016 – Décisions et commentaires, Bruylant, 2017, pp. 120 s.
  26. Voy. les pts 79 s. de l’arrêt Schrems préc.
  27. Ibid. pt 73.
  28. Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, JOCE n°L 281 du 23 nov. 1995, p. 31. À compter du 25 mai 2018, la directive sera remplacée par le Règlement général sur la protection des données (Règlement 2016/679 du Parlement et du Conseil du 27 avril 2016, JOUE n°L 119 du 4 mai 2016) dont les articles 44 et suivants reprennent en substance le mécanisme prévu par la directive. Voy. C. Burton et S. Cadiot, « Règlement général sur la protection des données : les transferts internationaux de données », in B. Docquir (coord.), Vers un droit européen de la protection des données ?, Larcier, 2017, pp. 59 s.
  29. Voy. l’analyse de la Cour pts 164-167 de l’avis 1/15
  30. Avis 1/17, demande présentée le 13 octobre 2017.
  31. G. Vandersanden, « Le traité de Lisbonne et le contentieux de la politique étrangère et de sécurité commune », in Chemins d’Europe – Mélanges J.-P. Jacqué, Dalloz, 2010, p. 671. Résorption seulement partielle toutefois, comme l’a relevé la Cour de justice dans son avis 2/13 en fondant son rejet de l’adhésion de l’Union à la CEDH notamment sur la possibilité qu’aurait la CourEDH de connaître de certains actes relevant de la PESC sans qu’elle même ne soit compétente pour juger de leur conformité aux droits fondamentaux (Avis 2/13 préc., pts 249-257 et les remarques de J. Rideau, « L’incompatibilité du projet d’adhésion de l’Union européenne à la Convention EDH au regard du contrôle de la PESC. « Les sages se rebiffent » », RAE/LEA 2015/1, p. 29).
  32. CJCE, gde ch., 3 sept. 2008, Kadi c. Conseil, préc. et CJUE, gde ch., 18 juil. 2013, Kadi II, aff jtes C-584, 593 et 595/10 P.
  33. TPICE, 12 déc. 2006, Organisation des Moudjahidin du peuple d’Iran c. Conseil, aff. T-228/02
  34. CJUE, gde ch., 28 mars 2017, PJSC Rosneft Oil Company contre Her Majesty’s Treasury e.a., aff. C-72/15, RTDE, 2017/3, p. 555, note I. Bosse-Platière.
  35. Voy. notamment H. Labayle et R. Mehdi, « Le contrôle juridictionnel de la lutte contre le terrorisme – les blak lists de l’Union dans le prétoire de la Cour de justice », RTDE, 2009/2, pp. 231-265 et Ch. Beaucillon, Les mesures restrictives de l’Union européenne, 2013, Bruylant-Larcier, 712 p.
  36. Pratique inaugurée par l’arrêt CJCE, 9 août 1994, France c. Commission, aff. C-327/91, Rec. p. I-3642. Voy. E. Neframi, « Accords internationaux – Statut des accords internationaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne », Jurisclasseur Europe – traités, fasc. N°192-2, §67.
  37. Trib. UE, 10 déc. 2015, Front Polisario c. Conseil et Commission, aff. T-512/12, RTDH, 2016, pp. 684-685, obs. Ch Maubernard et ADUE, 2015, p. 648-650, obs. Chr. Kaddous.
  38. Plus précisément les articles 1 à 3, 5, 15 à 17 et 31 et 32 de la Charte.
  39. Pts 228 et 231 de l’arrêt préc. du Tribunal.
  40. On relèvera d’ailleurs que l’article 51 indique que les dispositions de la Charte « s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité », sans réserver de traitement particulier à l’exercice des compétences externes.
  41. CJUE, gde ch., 21 déc. 2016, Conseil c. Front Polisario, aff. C-104/16 P, Europe 2017, étude 2, D. Simon et A. Rigaux.
  42. Pt 126.
  43. Pts 270 s. des conclusions, l’avocat général répondant à un argument soulevé par la Commission.
  44. CJUE, ass. plén., 27 nov. 2012, Pringle, aff. C-370/12.
  45. CJUE, gde ch., 20 sept. 2016, Ledra advertising c. Commission et BCE, aff. jtes C-8 à C-10/15 P, pt 67, Obs. C. Vial, in F. Picod (dir.), Jurisprudence de la CJUE 2016 – Décisions et commentaires, Bruylant, 2017, pp. 104.
  46. F. Martucci, « Traité sur la Stabilité, la coordination et la gouvernance, Traité instituant le mécanisme européen de stabilité. Le droit international public au secours de l’UEM », RAE/LEA 2012/4, pp. 717-731.
  47. Pts 178-181 de l’arrêt Pringle précité.
  48. Disposition en vertu de laquelle la Commission doit s’assurer qu’un protocole d’accord conclu entre le MES et l’un des États membres dans le but de lui offrir un soutien à la stabilité financière soit « pleinement compatible avec les mesures de coordination des politiques économiques prévues par le [traité FUE], notamment avec tout acte de droit de l’Union européenne, incluant tout avis, avertissement, recommandation ou décision s’adressant au membre du MES concerné ».
  49. Comme le rappelle la Cour au point 180 de son arrêt Pringle.
  50. Voy. K. Blay-Grabarczyk, « Le droit de propriété, un droit fondamental comme les autres ? », Europe 2014, étude 4.
  51. Supra I.
  52. Dont la nature même d’accord conventionnel est contestée par le Conseil européen, le Conseil et la Commission sans que le Tribunal ne se penche sur la question.
  53. Le communiqué de presse n° 144/16 publié à l’issue de la réunion entre les dirigeants des États membres et de la Turquie évoque ainsi une « déclaration UE-Turquie » faite après une réunion entre les « membres du Conseil européen » et « leur homologue turc » durant laquelle « l’UE et la Turquie » sont convenues d’un certain nombre d’actions à mener (pt 54 de l’ordonnance préc.). Mais il ne s’agirait là visiblement que d’un « souci de simplification des termes utilisés pour le grand public dans le cadre d’un communiqué de presse » (ibid. pt 57). Le Tribunal en est donc réduit à analyser les éléments protocolaires de la réunion du Conseil européen (pts 62 s.) pour finalement conclure à l’existence de deux réunions successives, l’une du Conseil européen et l’autre des chefs d’États et de gouvernements avec leur homologue turc et tant pis si lors de la seconde réunion le président du Conseil européen et de la Commission étaient également présents !
  54. Trib. UE, ord., 28 février 2017, NF c. Conseil européen, aff. T-192/16.
  55. Pourvoi C-208/17 P.

La pénalisation de l’exercice des libertés

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David Dechenaud, professeur de droit privé et de sciences criminelles à la Faculté de droit de Grenoble

 

Le titre donné à la présente contribution a quelque chose de provocateur : il laisse entendre que l’exercice d’une liberté ou d’un droit fondamental peut être puni par la loi. Provocatrice, la problématique l’est tellement qu’on peut se demander si elle est vraiment pertinente. C’est qu’en effet, la formule semble comporter une contradiction : lorsqu’une infraction pénale vient réprimer l’adoption d’un comportement, est-il encore vraiment possible de dire que le délinquant a exercé une liberté ? Ne devrait-on pas plutôt écrire que, dans cette situation, le sujet de droit a dépassé les limites de la liberté considérée ? Ainsi, lorsqu’une personne est poursuivie pénalement pour le délit d’exercice illégal d’une profession réglementée 1, s’agit-il vraiment d’une forme de pénalisation de l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie ? La problématique paraît rejoindre celle des restrictions apportées aux libertés individuelles ou collectives. Le sujet, qui était donc initialement présenté comme provocateur, devient à la lumière de cette première analyse d’une totale banalité. Cette dernière affirmation est toutefois excessive. En effet, les rapports qu’entretient le droit pénal avec le droit des libertés sont particuliers à plusieurs titres, ce qu’il convient de souligner en guise d’introduction. Pour ce faire, nous évoquerons les rapports qu’entretient la peine avec les libertés, avant de rappeler que le droit pénal peut être analysé comme le protecteur des libertés mais aussi comme le conciliateur des différentes libertés.

La peine et les libertés. Le droit pénal a pour caractéristique première de sanctionner, par le prononcé d’une peine, l’adoption de comportements portant atteinte aux valeurs sociales considérées comme fondamentales dans une société déterminée. Le prononcé et surtout l’exécution d’une sanction répressive viennent limiter les libertés dont le condamné peut se prévaloir en qualité de sujet de droit. Laissant de côté la question de la peine capitale et du droit à la vie 2, nous soulignerons que les peines d’emprisonnement ont pour effet de priver le délinquant de sa liberté d’aller et de venir. De même, les amendes et autres confiscations prononcées par les juridictions pénales privent ce même délinquant de la propriété dont il dispose sur les biens concernés. S’agit-il pour autant de pénaliser l’exercice d’une liberté ? Une réponse négative s’impose car, si le délinquant se voit privé de sa liberté (d’aller et de venir, par exemple), ce n’est pas le fait d’avoir exercé cette liberté qui lui est reproché. Il convient toutefois de préciser que ces privations de libertés peuvent conduire à la pénalisation de leur exercice si, malgré la sanction prononcée, le délinquant cherche à se soustraire à l’exécution de la peine. Ainsi, l’évasion, qui pourrait s’analyser comme l’exercice de la liberté d’aller et de venir, est réprimée par le Code pénal 3. De même, l’organisation frauduleuse d’insolvabilité, par laquelle le condamné cherche à éviter l’exécution d’une condamnation de nature patrimoniale, est un délit 4. Mais dans ces situations, on en revient à l’idée que le condamné n’est pas en mesure d’exercer une liberté, précisément car il en a été privé. C’est donc au prisme des restrictions à l’usage des libertés que ces questions doivent être analysées (et la jurisprudence est d’ailleurs foisonnante). Cette première conclusion est rassurante : le droit pénal n’est pas en lui-même attentatoire aux libertés, ce qui rejoint l’affirmation selon laquelle il en est plutôt le protecteur.

Le droit pénal, protecteur des libertés. Le droit pénal protège les valeurs sociales considérées comme fondamentales dans une société 5. Le législateur incrimine l’adoption d’attitudes portant atteinte à ces valeurs sociales qui, pour nombre d’entre elles, rejoignent les droits et libertés qualifiés de fondamentaux. Prenons pour exemple certaines infractions définies par le Code pénal. Le deuxième livre de la première partie de ce Code contient les crimes et délits contre les personnes, et en particulier les infractions qui punissent les atteintes aux libertés de la personne : l’enlèvement et la séquestration 6, la réduction en esclavage 7, etc. On pourrait multiplier les exemples d’incriminations protégeant les droits et libertés fondamentaux : certaines protègent la propriété privée, d’autres le droit au respect de la vie privée, d’autres encore la dignité de la personne humaine. Loin d’être le pourfendeur des libertés, le droit pénal en est le protecteur. Mais l’exercice d’une liberté ayant parfois pour effet de porter atteinte à une autre d’entre elles, le droit répressif assure aussi, et peut-être surtout, la conciliation des libertés.

Le droit pénal, conciliateur des libertés. Dire que le droit pénal est conciliateur des libertés permet d’insister sur les rapports particuliers que la matière répressive entretient avec le droit des libertés, qu’il s’agisse des libertés publiques ou des droits qualifiés de fondamentaux par les textes constitutionnels ou internationaux. En effet, comme cela vient d’être dit, le droit pénal est avant tout gardien des libertés : il protège leur exercice, par exemple en réprimant l’entrave à la liberté du travail, la séquestration, ou encore les atteintes à l’intimité de la vie privée. Mais en étant le protecteur des différentes libertés, le législateur pénal se trouve inévitablement en situation de devoir les concilier. Comme chacun le sait, les droits et libertés garantis par la Constitution ou les textes internationaux sont rarement absolus. Le droit pénal détermine dans quelles circonstances l’exercice d’une liberté porte atteinte à une autre au point de justifier la création d’une incrimination pénale pour saisir cette attitude. Mais si relever l’existence de restrictions aux droits et aux libertés n’a rien de très original, l’affirmation selon laquelle cette restriction peut être apportée par le droit répressif est remarquable. En effet, cette limite se manifeste par l’existence d’une disposition répressive qui vient précisément punir l’exercice (au moins apparent ou excessif) d’une liberté garantie par les textes. Le droit pénal va alors sanctionner l’exercice inapproprié d’une liberté et permettre le prononcé d’une peine qui, par nature, va priver le condamné de certaines des siennes. Dès lors, ces incriminations peuvent tout particulièrement donner lieu à l’analyse de leur constitutionnalité ou de leur conventionalité. Car de deux choses l’une : ou bien la pénalisation de l’exercice d’une liberté donnée entre dans les restrictions que le législateur est autorisé à apporter à cette liberté, et en ce cas, l’infraction contribue à la délimitation du champ d’application ou de la définition de la liberté considérée. Ou bien, au contraire, la pénalisation de l’exercice d’une liberté est analysable comme une restriction excessive apportée à un droit garanti par le texte supérieur, et en ce cas, le risque d’une abrogation pour inconstitutionnalité ou d’une neutralisation pour inconventionnalité pèse comme une épée de Damoclès sur le texte pénal.

La conciliation des libertés : telle est la problématique dont il est question lorsqu’on étudie les infractions ayant pour effet de pénaliser l’exercice d’une liberté. Cette approche du droit pénal spécial, dont l’objet est de définir les différentes infractions, est captivante. On s’intéresse alors à l’importance respective des différentes valeurs que le droit protège. Ainsi, chacun est libre d’aller et de venir, et le droit répressif sanctionne donc les personnes se livrant à des actes d’enlèvement et de séquestration qui privent la victime de cette liberté. Mais le Code pénal punit également celles et ceux qui, en exerçant cette même liberté, prétendraient pouvoir s’introduire dans le domicile d’un autre citoyen, portant ainsi atteinte notamment au droit au respect de sa vie privée 8. L’étude du droit répressif est donc un excellent révélateur du point d’équilibre entre les différentes valeurs sociales protégées, et souvent, entre l’exercice des différentes libertés.

Ce point d’équilibre ne saurait être défini de manière générale et abstraite. Certes, l’examen de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme permet de connaître la méthode qu’elle utilise. Mais après avoir analysé les principales infractions pénales dont l’existence peut s’analyser comme une forme de pénalisation de l’exercice d’une liberté, il en ressort que cette pénalisation n’a pas la même intensité selon le domaine dans lequel on se trouve. Alors que cette pénalisation est relativement limitée lorsque la liberté s’exerce dans la sphère privée, elle est plus significative lorsque le contexte est celui de l’espace public. Aussi, l’étude de la pénalisation limitée de l’exercice des libertés dans la sphère privée (I) précédera la mise en lumière d’une pénalisation croissante de l’exercice des libertés dans la sphère publique (II).

 

I. La pénalisation limitée de l’exercice des libertés dans la sphère privée

 

La référence à la sphère privée ne renvoie pas à une notion juridique précise. Elle est ici entendue par opposition à l’espace public, qui regroupe tant la voie publique que les lieux ouverts au public 9. Autrement dit, la sphère privée désigne des espaces qui ne sont pas ouverts à la vue du public. Dans ces espaces, les libertés reconnues au sujet de droit semblent avoir une force sans cesse plus importante, tandis que la protection de l’ordre public, qui fonde l’exercice de la sanction répressive, devient une préoccupation plus accessoire. Ainsi, la prééminence du droit fondamental au respect de la vie privée (A-) conduit au recul de la pénalisation des infractions consenties (B-).

 

A. La prééminence du droit fondamental au respect de la vie privée

 

Le droit au respect de la vie privée, tel que garanti notamment par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, a une importance grandissante depuis le milieu des années 2000. Cela tient notamment à l’élargissement de sa définition 10. Dépassant la perspective classique, la jurisprudence considère que le droit au respect de la vie privée est une « notion large qui englobe, entre autres, des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu, notamment le droit à l’autonomie personnelle, le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur » 11. Le droit d’exercer une profession 12, le droit à un environnement sain ou encore le droit d’accès aux établissements publics font désormais partie des garanties apportées par l’article 8.

Cette approche du droit au respect de la vie privée a conduit la Cour européenne à considérer que les incriminations pénales qui répriment l’exercice du droit au respect de la vie privée entendu selon cette nouvelle définition portent atteinte à l’article 8 de la Convention. Bien que le droit au respect de la vie privée ainsi défini puisse avoir des implications au-delà des situations concernant la stricte intimité de la personne, c’est néanmoins dans la sphère privée que se manifeste principalement le déploiement des nouvelles libertés s’opposant à l’application de certaines infractions. La définition renouvelée du droit au respect de la vie privée est venue modifier de manière significative l’équilibre nécessaire entre les différentes valeurs sociales que le droit pénal protège. En particulier, la reconnaissance de la liberté sexuelle en tant que liberté fondamentale est venue consolider la suppression, intervenue en 1982, des textes pénaux discriminatoires envers les personnes ayant des relations homosexuelles. Il en va de même s’agissant de l’adultère, également dépénalisé en 1975. On peut également penser que la pénalisation de la prostitution, réclamée par certaines associations et mouvements politiques, serait contraire à l’article 8 de la convention tel que désormais entendu 13.

Plus généralement, le droit au respect de la vie privée semble avoir définitivement mis à mal la protection, notamment pénale, des bonnes mœurs, qui ont pourtant longtemps été une valeur sociale protégée par le droit répressif. Ces bonnes mœurs fondaient l’incrimination de l’exercice de libertés exercées dans la sphère privée, et qui se trouvent donc désormais garanties par le droit notamment européen. Les effets de cette prééminence du droit au respect de la vie privée sur les valeurs sociales défendues par le droit pénal restent encore en partie à préciser. Mais il semble que la pénalisation doive désormais céder devant le consentement exprimé par la victime d’une infraction.

 

B. Le recul de la pénalisation des infractions consenties dans la sphère privée

 

Le propos fait ici référence à la liberté désormais consacrée en matière de sexualité même violente par la Cour européenne des droits de l’homme. Il serait trop long naturellement de revenir ici sur le régime du consentement de la victime d’une infraction. Il suffit de rappeler que, par principe, le droit pénal considère que ce consentement n’est pas de nature à faire disparaitre l’infraction, dans la mesure où cette dernière protège l’ordre public et non des intérêts privés 14. L’exercice, par la victime comme par l’auteur, de leur droit garanti au respect de la vie privée, n’est pas de nature à justifier l’adoption d’une attitude punie par le droit répressif, qui assume donc l’application d’une incrimination qui pénalise l’exercice d’une liberté. Cette logique semble cependant en voie de céder devant l’importance aujourd’hui reconnue du droit au respect de la vie privée.

Car en effet, dans le célèbre arrêt KA et AD contre Belgique, la CEDH a eu l’occasion d’affirmer en 2005 que « le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus » 15. Seules des raisons particulièrement graves peuvent donc justifier, au sens de l’article 8, paragraphe 2 de la Convention, une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité. À ce jour, le droit répressif français n’a pas fait sienne cette exigence. Tout acte de violence 16, qu’il s’inscrive ou non dans le contexte d’une pratique sexuelle, est incriminé par les dispositions du Code pénal qui punissent les atteintes volontaires à l’intégrité physique ou psychique. Ces crimes et délits peuvent donc s’analyser comme constituant une pénalisation de l’exercice d’une liberté.

Cette distorsion ainsi constatée entre le droit pénal et le droit des libertés tient sans doute à l’importance qu’accorde la matière répressive à l’ordre public, tandis que cette considération semble s’effacer, pour le droit européen des droits de l’homme, lorsque le comportement en cause s’inscrit dans la sphère privée. Ainsi, la pénalisation d’un comportement pouvant s’analyser comme relevant de l’exercice d’une liberté tend à se réduire dans la sphère privée, et le mouvement n’en est certainement qu’à ses débuts. Car même si la Cour, dans l’arrêt KA et AD précité, insiste sur les particularités de la sphère sexuelle, le déploiement de cette jurisprudence pourrait avoir des conséquences redoutables sur la législation pénale. Que penser, par exemple, de la nouvelle pénalisation, depuis 2016, du recours à la prostitution 17 ? Que décider, aussi, pour les incriminations qui pénalisent l’euthanasie lorsque celle-ci est expressément consentie 18 ? II n’est pas certain que la marge d’appréciation actuellement reconnue aux États par la Cour EDH s’agissant de la fin de vie 19 ne puisse évoluer. Car si notre législation est aujourd’hui considérée comme non contraire au droit à la vie, est-elle vraiment respectueuse du droit au respect de la vie privée, qui a conduit la Cour à reconnaître le droit de chacun à consentir à l’exercice de violences sur sa personne ? Dans la sphère privée, les considérations liées à l’ordre public pourraient bien finir par s’effacer derrière des préoccupations plus individualistes. Ce mouvement, en revanche, ne se constate pas s’agissant des comportements adoptés dans l’espace public.

 

II. La pénalisation croissante de l’exercice des libertés dans l’espace public

 

Dans l’espace public, entendu comme regroupant la voie publique et les lieux ouverts au public 20, la pénalisation de l’exercice des libertés se fait plus prégnante. Dans un contexte par ailleurs marqué par la recrudescence de la menace terroriste, la politique pénale conduite depuis plusieurs années conduit au renforcement de la pénalisation de l’exercice des libertés habituellement reconnues dans l’espace public. Mettre en lumière cette pénalisation des comportements dans l’espace public conduit à réaliser un exercice d’inventaire, mais qui ne saurait être exhaustif. Aussi, c’est au prisme de deux libertés trouvant par nature à s’appliquer dans l’espace public que ce renforcement de la pénalisation sera démontré : la liberté de réunion d’une part (A-), et celle d’expression d’autre part (B-).

 

A. La pénalisation croissante de l’exercice de la liberté de réunion

 

L’exercice de la liberté de réunion, garanti par l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, est un intérêt défendu par le droit pénal. Les entraves à la liberté de réunion ou de manifestation d’une manière concertée et à l’aide de menaces sont punies d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende 21.

Néanmoins, le droit pénal vient aussi sanctionner le non-respect de textes qui encadrent et restreignent la liberté de réunion et celle de manifester, ce qui démontre le rôle du droit répressif en matière de conciliation des différentes libertés. Ainsi, le Code pénal réprime l’organisation de manifestations illicites 22 mais aussi, depuis 2009, le fait de manifester en ayant dissimulé volontairement son visage afin de ne pas être identifiable dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public 23. On relèvera également que le Code pénal réprime l’attroupement, qui désigne « tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public » 24. Le fait de continuer à participer à un tel attroupement malgré deux sommations restées sans effet est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Citons aussi le Code de la construction et de l’habitation qui réprime le fait d’occuper, en réunion, les espaces communs ou les toits d’un immeuble collectif d’habitation, en empêchant ainsi la libre circulation des personnes ou même simplement le bon fonctionnement des dispositifs de sécurité 25.

Si le droit pénal protège la liberté de réunion, il sanctionne donc encore les personnes qui, ce faisant, entravent la liberté de circulation. À ce sujet, il est utile d’évoquer spécialement un article du  Code de la route qui punit de 2 ans d’emprisonnement et 4 500 euros d’amende le fait d’entraver ou de gêner la circulation par un quelconque moyen 26. Cette dernière infraction, qui illustre la pénalisation de l’exercice d’une liberté pouvant notamment intervenir dans le contexte d’une action syndicale ou politique, a donné lieu à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme en 2009, dans l’affaire BARRACO contre France 27. En l’espèce, un chauffeur routier ayant participé à une opération dite « escargot » organisée par une organisation syndicale avait été poursuivi et condamné pour entrave à la circulation. Alors que le tribunal correctionnel avait considéré que l’application de cette infraction se heurtait au droit de grève et de manifestation, il fut condamné en appel et la Cour de cassation ne remit pas en cause cette décision. La Cour européenne des droits de l’homme, se prononçant au visa de l’article 11 de la Convention, ne conclut pas à une violation de cette disposition au motif que le blocage complet d’un axe autoroutier allait, selon elle, au-delà de ce que la liberté de réunion garantit. La pénalisation de l’exercice de la liberté de réunion n’était donc qu’apparente, puisque les faits incriminés n’entrent pas dans le champ de ce que cette liberté permet. L’appréciation très circonstanciée à laquelle s’est livrée la CEDH (blocage total de la voie publique et mises en garde adressées au manifestant) montre que la frontière entre la pénalisation légitime de comportements dépassant les limites d’une liberté garantie et la pénalisation non conventionnelle de l’exercice de cette même liberté est particulièrement difficile à déterminer. Elle dépend de considérations très factuelles. Cette observation se vérifie également s’agissant de la pénalisation de l’exercice de la liberté d’expression.

 

B. La pénalisation croissante de l’exercice de la liberté d’expression

 

La compatibilité du droit pénal avec la liberté d’expression est une question qui se pose souvent au sujet des dispositions répressives de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Pourtant, ce serait faux de croire que le droit pénal restreint la liberté d’expression dans cet unique domaine 28. De nombreuses décisions ont d’ailleurs été rendues par le Conseil constitutionnel et la Cour EDH à ce sujet, et il ne saurait être question d’en faire un inventaire ici. Aussi, afin de montrer le phénomène de renforcement de la pénalisation en la matière, seules deux infractions  ayant donné lieu à de récentes discussions seront analysées. D’abord, le délit d’outrage public à l’hymne national et au drapeau tricolore. Ensuite, celui de contestation de crimes contre l’humanité.

Concernant le premier délit, il a pour origine une loi du 18 mars 2003 qui est venue créer dans le Code pénal un article 433-5-1 29. Cette disposition ne vise pas seulement des comportements consistant en l’expression d’une opinion. Mais l’objectif principal du législateur est bien de punir les personnes qui incitent à la haine envers la France, en s’attaquant à certains de ses symboles 30. Il n’est donc pas étonnant que la constitutionnalité de cette loi ait été contestée au visa des articles 10 et 11 de la Constitution, qui protègent respectivement la liberté d’expression et celle d’opinion. Le Conseil constitutionnel a toutefois refusé de censurer le texte, au motif qu’il assure la conciliation entre les exigences de l’ordre public et la garantie des libertés constitutionnellement protégées 31. Ainsi le législateur est-il bien autorisé à pénaliser les comportements de ceux qui, prétendant user de leur liberté d’expression et d’opinion, incitent par là même à la haine et portent ainsi atteinte à l’ordre public. Le Conseil constitutionnel insiste d’ailleurs, dans sa décision, sur le caractère public des propos tenus, et fonde notamment sa déclaration de constitutionnalité sur le fait que le champ d’application de l’infraction exclut les propos tenus dans un cercle privé ou dans des manifestations non organisées par les autorités publiques ou non réglementées par elles. Dans l’espace public, l’exercice de la liberté d’expression est donc davantage limité par le droit pénal que dans la sphère privée.

Cette conclusion se vérifie également au sujet du second délit, défini par une disposition de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. L’article 24 bis de ce texte, issu d’une loi dite « Gayssot » du 13 juillet 1990, pénalise la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité commis pendant la seconde guerre mondiale. L’existence de ce délit a été particulièrement discutée dès sa création. Les opposants à cette nouvelle incrimination soutiennent qu’elle porte une atteinte excessive à la liberté d’expression, et qu’elle constitue une entrave à la liberté des travaux de recherche des historiens en venant figer une vérité précisément historique à laquelle ils devraient se tenir. Autrement dit, la loi viendrait pénaliser l’exercice de la liberté d’expression et de la recherche. Les partisans de ce texte soutiennent au contraire que la limite ainsi apportée à la liberté d’expression est justifiée par la lutte contre l’antisémitisme et, plus fondamentalement, contre toute forme de xénophobie. Le Conseil constitutionnel a finalement été saisi en 2016 d’une « QPC » considérée comme suffisamment sérieuse dans la mesure où elle visait, à la différence des précédentes dirigées envers cette loi, le principe de la liberté d’expression mais aussi celui de l’égalité devant la loi. Dans une décision du 8 janvier 2016, le Conseil déclare l’infraction dont il est question conforme à la Constitution 32, rejoignant en cela la position exprimée par la Cour européenne des droits de l’homme dans un arrêt ROGER GARAUDY contre FRANCE en 2003 33. Cette jurisprudence confirme que le législateur est libre de pénaliser celles et ceux qui, sous couvert de la liberté d’expression et d’opinion, prétendraient pouvoir diffuser dans l’espace public des propos qui manifestent une forme d’antisémitisme et de haine envers une prétendue race 34. Mais à s’en tenir à cette justification, la pénalisation de l’usage excessif de la liberté d’expression n’en est certainement qu’à ses débuts. Car si le Conseil constitutionnel rejette, dans sa décision du 8 janvier 2016, l’argumentation selon laquelle la limitation du délit de révisionnisme aux seuls crimes contre l’humanité commis durant la seconde guerre mondiale serait contraire au principe d’égalité devant la loi, plusieurs commentateurs ont mis en doute la pertinence de ce raisonnement 35. En effet, la négation d’un autre crime contre l’humanité, tel que le génocide arménien, paraît pouvoir tout autant justifier l’existence d’une incrimination pénale que les atrocités commises pendant la seconde guerre mondiale. Ainsi, l’extension de l’article 24 bis de la loi de 1881 à tout propos révisionniste semble non seulement nécessaire sur le plan de la politique pénale de lutte contre le racisme mais aussi indispensable à la cohérence du dispositif juridique. Car ce que l’ensemble de ces propos met en lumière, c’est bien le rôle majeur du droit criminel en matière de conciliation des différents droits et libertés fondamentaux : la pénalisation de l’usage de ces libertés est justifiée par la protection nécessaire de celles des autres.

 

 

 

Notes:

  1. Code de la santé publique, art. L. 4161-1 à L. 4163-10.
  2. Sur lesquelles v., par exemple, J. Pradel, Droit pénal général, Cujas, coll. « Référence », 21e éd., 2016, n° 648.
  3. C. pén., art. 434-27
  4. C. pén., art. 314-7 à 314-9.
  5. Ph. Conte et P. Maistre du Chambon, Droit pénal général, Armand Colin, coll. « Sirey U », 7e éd., 2008, n° 34 et s.
  6. C. pén., art. 224-1.
  7. C. pén., art. 225-14-1 et 225-14-2.
  8. C. pén., art. 226-4.
  9. . Poncela, La pénalisation des comportements dans l’espace public, Arch. pol. crim. 2010, n° 32, p. 5 et s.
  10. Sur laquelle v. not. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 13e éd., 2016, n° 290 et s.
  11. CEDH, 29 avr. 2002, Pretty c/ RU sur lequel voir, par exemple, A. Gouttenoire et J.-P. Marguénaud in Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, PUF, coll. « Thémis droit », 8e éd., 2017, n° 47.
  12. Cour EDH, 27 juill. 2004, Sidabras et Dziautas : JCP G 2005, I, 103, spéc. n° 10, obs. F. Sudre.
  13. Comp. A. Gouttenoire et J.-P. Marguénaud, préc., n° 47, 9.
  14. Sur ce principe et ses limites v. X. Pin, Droit pénal général, Dalloz, coll. « cours », 8e éd., 2017, n° 214 et s. V. aussi J. Arroyo, La renonciation aux droits fondamentaux : Pédone, 2016.
  15. CEDH, 17 févr. 2005, KA et AD c/ Belgique, § 84 : JCP G 2005, I, 159, chron. F. Sudre ; D. 2005, jurispr. p. 2973, note M. Fabre-Magnan ; RD publ. 2006, p. 805, chron. M. Lévinet ; RTD civ. 2005, p. 341, note J.-P. Marguénaud.
  16. On relèvera que dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt KA et AD, il existait une raison reconnue par la Cour de justifier une ingérence des pouvoirs publics car les condamnés n’avaient pas respecté la volonté de la victime de leurs pratiques. L’acte de violence ne suffit pas en lui-même à justifier l’intervention de la sanction pénale lorsque cette violence est réellement consentie.
  17. C. pén., art. L. 611-1.
  18. Sur la question du droit pénal et de la fin de vie v. not. C. Ribeyre (dir.), Fin de vie et droit pénal : Cujas, 2014.
  19. Sur laquelle v. not. Gérard Gonzalez in Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme : op. cit., n° 10.4 à 10.7.
  20. Sur cette notion v. P. Poncela, La pénalisation des comportements dans l’espace public : art. préc., p. 5 et s., spéc. n° 3 à 7.
  21. V. not. C. pén., art. 431-1.
  22. C. pén., art. 431-9.
  23. C. pén., art. R. 645-14.
  24. C. pén., art. 431-3, al. 1.
  25. CCH, art. L. 126-3.
  26. Code de la route, art. L. 412-1.
  27. Sur cet arrêt v. not. J.-F. Akandji-Kombé, La liberté d’association syndicale et les modalités d’action, in La France et la Cour européenne des droits de l’homme, dir. P. Tavernier et C. Pettiti, Anthemis, 2013.
  28. V. par ex. C. pén, art. 434-35, qui punit les personnes entrant en communication avec des détenus hors les cas prévus par la loi.
  29. L. n° 2003-239.
  30. Comp. les délits d’incitation à la haine, art. 24 de la loi du 29 juillet 1881.
  31. Cons. const. n° 2003-467 DC du 18 mars 2003 : Rev. sc. crim. 2003, p. 614, obs. V. Bück ; D. 2004, p. 1273, obs. S. Nicot.
  32. Cons. const. 8 janv. 2016, n° 2015-512 QPC, D. 2016, p. 76, obs. P. Wachsmann ; D. 2016, p. 521, obs. J.-B. Perrier et E. Raschel ; JCP G 2016, I, 254, note O. Decima ; RDLF 2016, chron. n° 3, note T. Hochmann.
  33. CEDH 24 juin 2003 sur lequel v., par exemple, D. 2004, p. 239, obs. D. Roets ; D. 2004, p. 987, obs. J.-F. Renucci ; JCP G 2004, I, 147, n°3, obs. B. de Lamy.
  34. V. dans le même sens, au sujet du délit d’injure publique à l’encontre de personnes d’origine ou de confession juive (art. 33 de la loi du 29 juillet 1881) : CEDH 20 oct. 2015, n° 25239/13, Dieudonné M’Bala M’Bala c/ France : JCP G 2015, 1405, note H. Surrel.
  35. B. de Lamy, Rev. sc. crim. 2016, p. 206 ; O. Décima, note préc.

Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’Etat ? (CE, 28 déc. 2017, Molénat)

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A l’occasion de son arrêt d’assemblée Gonzalez Gomez du 31 mai 2016, le Conseil d’Etat s’est engagé dans la voie du contrôle de conventionnalité in concreto de la loi. Il en résulte que le contrôle de validité de la loi a donc été complété par un contrôle de son application valide ou conforme aux exigences de la CEDH. Un arrêt récent du Conseil d’Etat semble toutefois mettre un coup d’arrêt au déploiement de cette nouvelle expression du principe de primauté des engagements internationaux.

 

Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’ISJPS (UMR 8003)

 

Introduction. A l’occasion de son arrêt d’assemblée Gonzalez Gomez du 31 mai 2016 (CE Ass., n°396848, Rec. p. 208) et à la suite de la Cour de cassation, le Conseil d’Etat s’est engagé dans la voie du contrôle de conventionnalité in concreto de la loi. Il en résulte qu’alors même que les dispositions d’une loi seraient compatibles avec la CEDH dans leur généralité (in abstracto), le juge se réserve le droit de vérifier si leur application par l’autorité administrative dans l’espèce dont il est saisi n’a pas porté une atteinte excessive à la CEDH. Le contrôle de validité de la loi a donc été complété par un contrôle de son application valide. Un arrêt récent du Conseil d’Etat semble toutefois mettre un coup d’arrêt au déploiement de cette nouvelle expression du principe de primauté des engagements internationaux (CE, 28 décembre 2017, Molénat, n°396571).

Les faits. L’affaire mettait en cause l’application des dispositions du Code de la santé publique qui ont posé le principe de l’anonymat du donneur dans le cadre du don de gamètes. Le requérant, conçu par insémination artificielle avec tiers donneur, s’est heurté au refus de l’AP-HP, d’un centre hospitalier et d’un CECOS de lui communiquer des documents relatifs au donneur de gamètes à l’origine de sa conception. Il a contesté ce refus devant la juridiction administrative. Saisi pour avis au cours de l’instance devant le Tribunal administratif de Paris, le Conseil d’Etat a affirmé la compatibilité du cadre législatif français avec les dispositions de l’article 8 de la CEDH (CE, avis, 13 juin 2013, n°362981, Rec. p. 157). Il a par la suite confirmé cette appréciation au contentieux (CE, 12 novembre 2015, n°372121). Le requérant a toutefois tenté de tirer profit de la jurisprudence Gonzalez Gomez intervenue entre temps en invitant le juge à vérifier si l’application de ce cadre législatif à son égard n’emportait pas une violation des articles 8 et 14 de la CEDH à ses dépens compte tenu de l’accord de sa famille légale avec sa démarche et de l’absence de vérification préalable du consentement du donneur à la divulgation de son identité. Le juge était donc appelé à opérer un contrôle de conventionnalité de l’application des dispositions législatives en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire.

L’arrêt. Le Conseil d’Etat commence par rappeler mot pour mot le considérant de principe de l’arrêt Gonzalez Gomez : « la compatibilité de la loi avec les stipulations de la [CEDH] ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention et […] il appartient par conséquent au juge, lorsque le requérant fait état de telles circonstances particulières, d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive ». Toutefois, la suite de son arrêt (cons. 6) donne un éclairage original sur la signification de ce considérant de principe. Il précise en effet qu’aucune « circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur ne saurait conduire à regarder la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes, qui ne pouvait conduire qu’au rejet des demandes en litige, comme portant une atteinte excessive aux droits et libertés protégés par » la CEDH et en conclut que le moyen tiré de ce que les refus litigieux portaient, dans les circonstances particulières de l’espèce, une atteinte excessive aux droits du requérant protégés par les articles 8 et 14 CEDH était inopérant.

Position de problème. L’essentiel réside dans le choix du pronom retenu par la Haute juridiction. En indiquant qu’aucune circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur, – plutôt qu’à celle du demandeur en cause -, ne peut justifier la mise à l’écart de la loi, le Conseil d’Etat a entendu signifier que l’application du cadre législatif relatif au don de gamètes ne peut par principe faire l’objet d’un contrôle de conventionnalité in concreto. Partant, le moyen tiré de son absence est inopérant. Cette solution, éclairée par les conclusions d’Edouard Crepey (que nous remercions pour leur transmission), mérite à tout le moins d’être interrogée. Sa portée est incertaine. Il semble qu’elle peut faire l’objet de quatre interprétations différentes qui méritent d’être évaluées.

 

1/ Des interdits plus prohibitifs que d’autres ?

Consistance. A la lecture de l’arrêt, il est possible de comprendre que le refus opposé par le Conseil d’Etat est principalement fondé sur la considération des finalités à l’origine du choix de l’anonymat du don de gamètes retenu par le législateur en 1994 et confirmé en 2011. Elles avaient déjà été mobilisées par la Haute juridiction pour affirmer la compatibilité de ce cadre législatif avec l’article 8 de la CEDH en 2013 et en 2015. Elles justifieraient en sus l’impossibilité du contrôle de conventionnalité in concreto. Au nombre de ces considérations d’intérêt général figurent la sauvegarde de l’équilibre des familles, le risque majeur de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation, le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes, ainsi que celui d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps. Le Conseil d’Etat confère un poids déterminant à cette dernière considération. Pour faire bonne mesure, – il ne l’avait pas mentionné en 2013 et 2015 -, il précise qu’elle traduit la conception française du respect du corps humain. L’éminence de la prohibition législative ou du moins de ses finalités paraît donc fonder la mise à l’écart du contrôle in concreto.

Appréciation. Cette interprétation appelle trois remarques. En premier lieu, elle suppose implicitement de procéder à une sorte de hiérarchisation des interdits législatifs. Certains d’entre eux pourraient être écartés ponctuellement au regard de circonstances particulières. Il en est ainsi de la prohibition de l’insémination post mortem comme l’attesterait l’arrêt Gonzalez Gomez. Il en serait de même de l’interdiction du mariage entre alliés comme l’a illustré un arrêt de la Cour de cassation (Cass. civ. 1, 4 décembre 2013, n°12-26066, Bull. I n°234). En revanche, il n’en serait pas ainsi du principe de l’anonymat du don de gamètes. La référence nouvelle à la conception française du respect du corps humain viserait alors à pointer le caractère essentiel du principe de l’anonymat. Il peut être relevé que cette « immunité » n’est pas corrélée à une quelconque certitude sur ce que pourrait être la position de la Cour EDH sur le sujet. Edouard Crepey, également rapporteur public sur l’avis de 2013, n’avait alors pas masqué ses doutes (RFDA 2013 p. 1051). Il concédait « avoir longuement hésité », avant de conclure dans le sens de la conventionnalité des dispositions alors soumises pour avis au regard de la CEDH. En deuxième lieu, cette interprétation reviendrait à limiter la portée de la solution retenue par le Conseil d’Etat dans son arrêt Gonzalez Gomez. Le principe demeurerait que le contrôle in concreto est possible, son exclusion ne jouant que dans le cas, rare, de prohibitions législatives particulièrement importantes. En dernier lieu, il est possible de se demander si le Conseil d’Etat n’aurait pas pu s’épargner ce détour. Il lui aurait suffi, après avoir réaffirmer le principe du contrôle de constitutionnalité in concreto, d’écarter le moyen soulevé par le requérant en constatant qu’aucune circonstance propre à la situation du demandeur ne pouvait en l’espèce justifier la mise à l’écart du cadre législatif. A moins bien sûr que cette première interprétation de l’arrêt ne soit pas la bonne et que la Haute juridiction ait en réalité entendu faire passer un autre message.

 

II/ L’appel au législateur ?

Contexte. Même si les conclusions du rapporteur public ne le mentionne pas, il ne peut être indifférent de constater que la question de l’anonymat du donneur de gamètes figure plus que jamais à l’agenda politique. Alors que la première génération d’enfants nés de PMA avec tiers donneur est arrivée à l’âge adulte avec son lot de questionnements identitaires, alors que se multiplient les revendications en faveur d’un assouplissement de la législation (par ex., V. Bès, « L’accès à ses origines est un droit fondamental », Libération, 31 janvier 2018), cette question figure au nombre des problématiques qui seront débattues dans le cadre des états généraux de la Bioéthique lancés en janvier 2018. Ils ont vocation à être prolongés par un projet de loi à l’automne 2018. Le contrôle in concreto a pour intérêt de permettre d’assouplir les rigueurs de la loi en considération de données factuelles. Or l’arrêt Molénat, en tant qu’il « sanctuarise » le principe d’anonymat, préserve toute la vigueur et la rigueur de l’impératif législatif. En écartant le recours au contrôle in concreto, le Conseil d’Etat aurait donc eu le souci de placer le législateur devant ses responsabilités. C’est à lui qu’il appartiendra de déterminer s’il convient d’aménager ou non la règle de l’anonymat.

 

III/ L’inutilité du recours au contrôle in concreto ?

 Consistance. Une troisième explication peut être avancée au regard d’une mention de l’arrêt et de certains éléments des conclusions d’Edouard Crepey. Le Conseil d’Etat précise en effet que la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes « ne pouvait conduire qu’au rejet des demandes en litige ». De son côté, Edouard Crepey a observé qu’en « tout état de cause » et « à la lecture des écritures » du requérant, le contrôle « in concreto n’aurait pas conduit à prendre en compte des paramètres autres que ceux qui ont déjà été appréhendés dans le contrôle du contenu même de la norme ». Le recours à la locution « en tout état de cause » peut bien sûr être compris comme signifiant que si le juge avait à procéder à un contrôle in concreto en l’espèce, il aurait été conduit à écarter le moyen articulé par le requérant. Il est aussi possible d’avancer une autre interprétation : le contrôle de conventionnalité des dispositions législatives, autrement dit, le contrôle in abstracto, aurait épuisé le débat de conventionnalité de telle sorte que le compléter par un contrôle in concreto serait inutile. 

Scepticisme. Une telle interprétation peut laisser dubitatif. Le contrôle in abstracto, parce qu’il amène le juge à appréhender la norme dans sa seule dimension générale et impersonnelle, ne permet pas de saisir l’ensemble des différentes situations concrètes qui entrent dans son champ d’application. L’intérêt du contrôle in concreto est justement de réintégrer les faits dans l’appréciation de la conventionnalité ou, plus concrètement, de saisir la norme au stade de son application en tenant compte des données du litige. Pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Marguénaud, il permet de « rendre flexible la loi d’airain républicaine ». Or, à aucun moment, le Conseil d’Etat ne prend le soin ici de mentionner la situation concrète de Monsieur Molénat. Le rapporteur public évoque bien l’accord de la famille du requérant et c’est tout.

La jurisprudence Bitouzet y pourvoira. Dans le même sens et au sujet de l’arrêt Gonzalez Gomez, Edouard Crepey ajoute « qu’à supposer même que l’examen de la situation individuelle dont était saisi le juge des référés ait révélé une difficulté que l’abstraction de la norme n’aurait pas permis d’appréhender, il aurait été possible de parvenir à un constat de compatibilité du contenu sous réserve conventionnelle illustrée par le cas d’espèce, selon la logique qui avait été privilégiée dans l’affaire Bitouzet ». Là-encore, l’affirmation interpelle. Nous avions déjà eu l’occasion de souligner l’identité des résultats entre contrôle in concreto et jurisprudence Bitouzet (« Le juge, la loi et la CEDH », RDLF 2015, chron. n°8). Dans les deux cas, il s’agi pour le juge d’écarter l’application d’une norme législative définissant une prohibition dès lors que sa mise en œuvre porte in casu une atteinte excessive à un droit conventionnel du requérant. L’arrêt Gonzalez Gomez aurait pu être rédigé sur la base des mêmes principes que l’arrêt Bitouzet (CE Sect., 3 juillet 1998, Rec. p. 288) que le résultat eu été le même. Il est d’ailleurs possible de s’essayer à cet exercice : « les dispositions du Code de la santé publique ne font pas obstacle à ce qu’une femme récupère les gamètes de son conjoint décédé en vue d’une insémination dans le cas exceptionnel où il résulterait de l’ensemble des conditions et circonstances de l’espèce que cette femme supporterait une atteinte excessive à son droit au respect de la vie privée, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ». En réalité, le recours à la technique de l’interprétation conforme (Bitouzet) plutôt qu’au contrôle in concreto (Gonzalez Gomez) présente surtout un intérêt symbolique et stratégique pour le juge. Sa démarche paraît moins traumatisante pour la loi et donc plus respectueuse de l’œuvre du législateur. Formellement, le juge n’écarte pas l’application de la loi, il se borne à l’interpréter. Par ailleurs, la loi continue seule à régir la situation litigieuse puisqu’elle « s’incorpore » les exigences de la CEDH. Mais il convient de ne pas se laisser abuser par cet artifice : il est bien question d’une interprétation contra legem et d’écarter la prohibition inscrite dans la loi au regard des données d’un litige concret et afin de tenir compte des dispositions de la CEDH. Il peut donc paraître surprenant de préconiser le recours à la jurisprudence Bitouzet pour réfuter la mise en œuvre d’une technique qui produit le même résultat, l’artifice en moins.

 

IV/ Feu le contrôle in concreto ?

Critiques récurrentes. La chronique des responsables du centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’Etat sous l’arrêt Gonzalez Gomez publiée à l’AJDA avait laissé entrevoir les réticences de certains membres du Conseil d’Etat à l’égard du contrôle de conventionnalité in concreto (O. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, AJDA 2016/25 p. 1398). Il a aussi suscité d’importantes réserves au sein de la doctrine privatiste. On ne reviendra pas ici sur la teneur des critiques en question, qu’il s’agisse de pointer le retour du gouvernement des juges ou de l’équité des parlements d’Ancien Régime, de stigmatiser l’insécurité juridique ou encore de s’émouvoir d’une porte ouverte à la fraude à la loi (F. Chénedé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », D. 2016. P. 796). Le rapporteur public sur l’arrêt Molénat figure manifestement au nombre des sceptiques. Edouard Crepey n’a en effet pas caché ses réticences à l’égard de l’évolution initiée par l’arrêt Gonzalez Gomez, en particulier en présence « d’un interdit absolu plaçant l’administration en situation de compétence liée ». Il a donc préconisé le cantonnement, pour ne pas dire l’endiguement, de la solution retenue à cette occasion. L’arrêt Molénat pourrait alors s’analyser comme marquant la volonté du Conseil d’Etat de donner un coup d’arrêt au déploiement du contrôle de conventionnalité in concreto dans la jurisprudence administrative.

Gonzalez Gomez, petit arrêt d’assemblée ? Si cette interprétation devait s’imposer, l’arrêt Gonzalez Gomez serait ravalé au rang d’une simple décision d’espèce sur ce point. Son apport résiderait essentiellement dans l’abandon de la jurisprudence Allouache qui privait le juge du référé-liberté de la possibilité de se prononcer si nécessaire sur la conventionnalité de dispositions législatives (CE ord., 9 décembre 2005, Rec. p. 562). Quant au recours au contrôle in concreto dans cette affaire, il se justifierait par la spécificité des données de l’espèce : une ressortissante espagnole qui souhaite récupérer les gamètes de son conjoint italien décédé afin de pouvoir bénéficier d’une insémination artificielle dans son pays natal dont la législation autorise l’insémination post mortem pendant un délai d’un an à compter du décès du son conjoint. Ces nombreux éléments d’extranéité ont d’ailleurs conduit un auteur à relever que le Conseil d’Etat aurait pu parvenir au même résultat en mobilisant les méthodes du droit international privé (B. Haftel, « Insémination post mortem internationale, contrôle de proportionnalité et méthodes du droit international privé », D. 2016 p. 1477).

Régression. Cette interprétation de l’arrêt Molénat, probablement la plus en harmonie avec la tonalité générale de l’arrêt et surtout des conclusions du rapporteur public, marquerait donc une « régression » importante dans le développement du contrôle de conventionnalité.

Le juge administratif protecteur des libertés ? Il peut d’abord être relevé qu’elle jurerait avec l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation. On sait que cette dernière s’est explicitement appropriée le contrôle in concreto à l’occasion d’un arrêt remarqué dans un contentieux mettant en cause la prohibition du mariage en alliés (Cass. civ. 1, 4 décembre 2013, n°12-26066, Bull. I n°234). Depuis lors, elle a imposé aux juridictions du fond de veiller à l’application valide de la loi dans des domaines aussi variés que la propriété intellectuelle (Cass. civ. 1, 15 mai 2015, n°13-27.391, Bull. I n°116 ; Cass. civ. 1, 22 juin 2017, n°15-28467), les actions en matière de filiation (Cass. civ. 1, 10 juin 2015, n°14-20.790 ; Cass. civ. 1, 6 juillet 2016, n°15-19853), le droit pénal des biens (Cass. crim., 16 janvier 2018, n°17-81884) et le droit de l’urbanisme (Cass. crim., 31 janvier 2017, 16-82945). Par ailleurs, la Cour de cassation a engagé une réflexion sur les modalités du contrôle in concreto notamment à travers la définition d’une doctrine de la proportionnalité (Rapport de la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation, avril 2017, p. 158 et s.). L’arrêt Molénat peut donc laisser l’impression d’un juge administratif qui tergiverse alors que son homologue du Quai de l’Horloge a d’ores et déjà dépassé ce stade pour se confronter aux difficultés, -elles sont réelles -, que pose le contrôle in concreto. Surtout, à l’heure, où perdure le débat sur les mérites respectifs de la juridiction judiciaire et de la juridiction administrative en matière de protection des droits et libertés fondamentaux (par ex. : D. Cohen, « La fonte du rôle protecteur des libertés individuelles du juge judiciaire », JCP 2017, n°38, 950), cet arrêt peut être inscrit au débit de la seconde.

Le risque d’inconventionnalité ? Le développement du contrôle in concreto pouvait sembler inéluctable au regard de la jurisprudence de la Cour EDH. La Cour rappelle régulièrement que « sa tâche ne consiste donc point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes, mais à rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant a enfreint la Convention » (CEDH, 5 décembre 2013, Henry Kismoun / France, n°32265/10, §28). La jurisprudence européenne donne de nombreux exemples dans lesquels la Cour constate que le juge français aurait dû appliquer ou interpréter la loi conformément aux exigences conventionnelles voire qu’il aurait dû s’en écarter en l’espèce et ce, sans qu’elle ne se soit prononcée de manière générale sur la conventionnalité de cette loi (ex. : CEDH, 18 septembre 2014, Brunet / France, n°21010/10). Au regard de cette jurisprudence, l’intérêt du contrôle in concreto est qu’il permet au juge français d’épuiser son office de juge du droit commun de la CEDH. Il ne lui incombe pas tant de vérifier si la loi française est compatible in abstracto avec les dispositions de la CEDH que de vérifier en l’espèce, si les autorités administratives ont réalisé un juste équilibre entre les différents intérêts en présence. Il n’est donc pas à exclure que la France soit condamnée à l’avenir dans une affaire mettant en cause le refus opposé à une personne née d’une insémination de transmettre des informations sur le donneur de gamètes dont il est issu. La Cour EDH ne stigmatisera pas nécessairement le cadre législatif français, – des incertitudes importantes perdurent sur ce que pourrait être sa position en la matière (N. Le Bonniec, « L’anonymat du don de gamètes en France : un possible terrain d’inconventionnalité ? », RDSS 2017 p. 281 ; E. Crepey, concl. sur CE, 13 juin 2013, préc.). En revanche, il ne saurait être exclu qu’elle condamne la France motif pris que le juge français n’aurait pas pris le soin de prendre en compte la situation concrète du requérant qui l’aurait saisie.

Le Conseil d’Etat et le droit international, toujours et encore. Pour conclure, il est tentant d’inscrire l’arrêt Molénat dans la longue liste des arrêts qui ont jalonné la jurisprudence internationale et européenne du Conseil d’Etat. Cette histoire a déjà faite à de nombreuses reprises et il n’y a donc pas lieu d’y revenir ici. L’arrêt Molénat constituerait une nouvelle illustration d’une certaine réticence de la juridiction administrative à tirer toutes les conséquences du principe de primauté de l’article 55 de la Constitution. Et à l’instar d’exemples passés, – la primauté des traités sur la loi postérieure, l’effet direct des directives, etc. -, il pourrait être relevé que le juge administratif choisit de se situer en retrait de la juridiction judiciaire. Le plus notable étant qu’en la matière, le Conseil d’Etat s’éloigne souvent d’une démarche pragmatique pour privilégier les postures de principe.

 

 

La Cour européenne des droits de l’homme face aux nouvelles technologies de l’information et de communication numériques

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Face au constat de l’explosion des technologies de l’information et de communication (TIC) numériques dans les sociétés européennes, cet article s’interroge sur la manière dont elles ont été appréhendées par la Cour européenne des droits de l’homme. Il met également en évidence l’impact pour les États parties de cette entrée des TIC dans l’office du juge strasbourgeois. En effet, s’il apparaît que la Cour encourage le développement des technologies numériques tant au niveau européen qu’au niveau national, l’analyse de la jurisprudence européenne révèle aussi qu’elle s’efforce d’encadrer les dangers qui les accompagnent.

Nina Le Bonniec, Docteur en droit, I.D.E.D.H. (EA 3976), Enseignante contractuelle à l’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse

 

Un constat s’impose aujourd’hui : « les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sont partout. Elles ont enrichi la vie personnelle des individus, transformé leurs manières de vivre, de penser, de chercher, de s’informer, de communiquer, d’échanger, de travailler et même de conserver »[1]. La Cour européenne des droits de l’homme (EDH) a d’ailleurs relevé « the important role the Internet plays in people’s everyday lives » et a souligné que l’accès à internet est de plus en plus considéré comme un droit, que plusieurs politiques vont d’ailleurs dans le sens d’un accès universel à internet, ces évolutions contribuant indéniablement à combler la « fracture numérique »[2].

Notion protéiforme[3], les TIC couvrent un champ particulièrement large aux contours incertains et regroupent par exemple le domaine informatique, les télécommunications ou encore le traitement de données[4]. Ces nouvelles technologies sont principalement visibles depuis le développement d’internet, qui s’est imposé comme le « vecteur d’une information multi-canal »[5]. Si la vie des individus a été fortement impactée par ces avancées technologiques, la justice et les différentes juridictions en Europe ont elles aussi dû s’adapter à ce nouveau domaine.

Le Conseil de l’Europe s’est saisi assez tôt des questions relatives aux liens entre les évolutions technologiques et la protection des droits de l’homme. Dès les années 1980, plusieurs textes adoptés au sein du Conseil de l’Europe témoignent de son intérêt pour cette thématique à l’instar, par exemple, de la Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel entrée en vigueur le 1er octobre 1985[6] et du Protocole additionnel à cette même Convention concernant les autorités de contrôle et les flux transfrontières de données du 8 novembre 2001[7], de la Convention sur la cybercriminalité du 23 novembre 2001[8] et de son Protocole additionnel concernant l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques du 28 janvier 2003[9]. Ce constat ressort aussi de plusieurs Recommandations du Comité des Ministres portant sur la criminalité liée à l’ordinateur[10], sur l’impact des nouvelles technologies sur les services de la santé[11], sur l’enseignement, la recherche et la formation dans le domaine du droit des technologies de l’information[12], ou encore sur les problèmes de procédure pénale liés à la technologie de l’information[13]. En 1997, une Table ronde du Conseil de l’Europe avait même été organisée à Strasbourg sur le thème « Internet et Démocratie »[14]. Plus récemment, des Stratégies sur la gouvernance de l’Internet ont été lancées, avec pour objectif que « l’individu soit au centre des politiques publiques relatives à l’Internet afin de bâtir la démocratie en ligne, de protéger les utilisateurs et de garantir le respect et la sauvegarde des droits de l’homme en ligne »[15]. À cet égard, dans une Recommandation du 16 avril 2016, le Comité des ministres a affirmé la nécessité d’un internet « disponible, accessible et d’un coût abordable pour toutes les catégories de population, sans discrimination »[16].

Bien que les auteurs du texte de la Convention européenne des droits de l’homme, adopté le 4 novembre 1950, ne pouvaient prévoir de telles évolutions sociétales, cela n’a toutefois pas empêché la juridiction strasbourgeoise de connaître de ces questions puisqu’elle considère, de manière traditionnelle, que « la Convention est un instrument vivant à interpréter […] à la lumière des conditions de vie actuelles »[17]. La Cour n’est effectivement « pas restée indifférente à l’environnement numérique dans lequel elle évolue »[18]. Différents contentieux liés aux progrès numériques et technologiques ont de ce fait intégré le champ de la CEDH[19] telles que des affaires relatives à la saisie de documents informatiques[20] ou encore à des problèmes de vidéosurveillance[21]. Mais les problématiques liées aux TIC se sont révélées concerner des domaines bien plus larges que ceux relatifs à Internet et la saisie électronique, et se sont étendues par exemple à des questions de surveillances secrètes[22] et au problème de la conservation d’empreintes génétiques ou digitales[23]. La Cour européenne des droits de l’homme est elle-même une juridiction particulièrement « connectée » qui est présente sur Twitter[24] et YouTube[25] !

Au niveau européen, le Conseil de l’Europe n’a pas été la seule organisation à s’emparer des questions liées aux TIC. En ce sens, par exemple, dans le cadre de la Stratégie 2020 de l’Union européenne[26], une des principales initiatives développées est l’Agenda numérique pour l’Europe qui a notamment pour objectif de soutenir le déploiement de l’internet à haut débit afin de garantir un accès plus rapide à celui-ci et d’instaurer un marché unique des télécommunications[27] dans les États membres. Toutefois, l’Union européenne se montre aussi prudente puisque cet Agenda vise à renforcer la sécurité de l’internet et la confiance des utilisateurs[28].

L’impact des techniques modernes de communication sur la justice et l’office du juge est aussi visible au niveau national. De nombreux États parties se sont lancés dans le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, en particulier dans le domaine de la justice. Il ressort ainsi d’une étude menée par la Commission Européenne Pour l’Efficacité de la Justice (C.E.P.E.J.) du Conseil de l’Europe que plus de la majorité des États parties possèdent des sites internet spécifiques pour chaque juridiction[29]. Il apparaît également que plusieurs de ces États développent actuellement une « e-justice » en permettant notamment que l’initiative de la procédure se fasse par voie électronique, en augmentant les utilisations de la vidéoconférence, ou encore en utilisant ces technologies pour la transmission des convocations jusqu’à se servir du SMS comme, par exemple, en Slovénie (en matière civile et commerciale) ou en Turquie[30]. En France, cette révolution technologique est aussi perceptible avec la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique[31]. Une « dématérialisation de la justice administrative »[32] a ainsi été engagée avec l’accentuation de l’utilisation des téléprocédures[33] et vise à opérer « une simplification des règles contentieuses »[34] dans un but d’efficacité. Par ailleurs, l’office des juges nationaux s’est vu élargi à des questions inédites relatives par exemple à la surveillance de masse, à la cybercriminalité ou encore, en matière de droit du travail, à la question de l’accès à des données numériques personnelles d’un salarié par son employeur[35].

L’explosion de l’usage des TIC dans les sociétés modernes n’est, en effet, pas sans conséquences et la Cour de Strasbourg est régulièrement confrontée à des « défis inédits »[36], ce qui suscite des interrogations quant à la position de ce juge face à l’émergence de ces évolutions technologiques au niveau européen. Se pose ainsi la question de savoir comment la Cour EDH appréhende ces problématiques et si une adaptation de son contrôle à ces risques particuliers a été opérée. En ce sens, si les apports de cette modernisation numérique semblent indéniables, néanmoins, « l’ambivalence » de l’avancée numérique doit être soulignée, « qui, tout à la fois, catalyse l’exercice des libertés fondamentales et synthétise des droits nouveaux, mais génère aussi des menaces redoutables et inédites à l’encontre des personnes et des intérêts dont les autorités publiques ont la charge »[37]. Les progrès numériques ont permis d’améliorer le quotidien des individus et de renforcer leurs droits à plusieurs égards mais ils révèlent aussi l’apparition de nouvelles atteintes aux droits fondamentaux, avec la nécessité de trouver de nouvelles solutions de conciliation[38].

Au regard de la jurisprudence strasbourgeoise, il apparaît que la Cour européenne adopte une position favorable au développement de ces nouvelles technologies qu’elle encourage (I), même si elle est consciente des dangers[39] qui les accompagnent et qu’elle tente de les encadrer (II).

 

I. Une facilitation de l’accès à la société numérique et de son développement

 

Cette amélioration de l’accès et du développement de la société numérique par la juridiction strasbourgeoise se constate à un double niveau : au niveau européen, d’abord, la Cour européenne s’inscrit elle-même dans cette logique (A), au niveau national, ensuite, elle encourage aussi les États parties dans cette voie (B).

 

A. Au niveau européen : le choix d’une justice « connectée »

 

À son niveau, la Cour de Strasbourg contribue indéniablement à une « diffusion du droit par internet »[40].

Son site internet[41] (consulté 5 997 669 fois en 2016[42] !) donne un accès direct à la base de données sur la jurisprudence des organes de la Convention en matière de droits de l’homme HUDOC et constitue ainsi une interface riche en ressources directement accessibles, tant pour les États parties, les requérants que les tiers. La Cour EDH est d’ailleurs une des rares juridictions à retransmettre en ligne le film de nombreuses audiences publiques[43]. Afin de permettre une meilleure accessibilité à cette interface, celle-ci est même disponible en plusieurs langues (français, anglais, turc, russe et elle devrait être disponible bientôt en espagnol). Les services de la Cour se montrent, de plus, particulièrement didactiques puisqu’ils ont également mis en ligne des tutoriels et des manuels d’utilisation ainsi qu’un document « Rechercher et comprendre la jurisprudence »[44]. Les requérants ont, par ailleurs, un onglet qui leur est spécifiquement dédié, où ils peuvent trouver des guides en ligne, notamment sur la procédure à suivre pour saisir la Cour, et même télécharger le formulaire de requête.

S’il n’est pas possible de saisir la Cour EDH par voie électronique – le formulaire devant être renvoyé par courrier postal – le juge prend néanmoins en compte cet accès facilité aux informations et aux documents nécessaires pour l’appréciation du délai de six mois par exemple. Dans une affaire du 29 juin 2012, il considère en ce sens que, « eu égard aux multiples moyens de communication dont disposent de nos jours les requérants potentiels (courrier postal, télécopie, communications électroniques, internet, etc.), […] le délai de six mois est, encore plus qu’autrefois, suffisant pour leur permettre d’apprécier l’opportunité d’introduire une requête devant elle »[45]. En outre, dans certaines affaires, il apparaît même que le recours à des sources numériques pour faire la lumière sur une situation nationale peut présenter un caractère prioritaire par rapport aux autres sources d’information éventuellement disponibles. Dans l’arrêt du 13 novembre 2007 jugé en formation solennelle, D. H. et autres c/ République Tchèque, qui concernait le problème de la scolarisation des enfants roms dans cet État, la Cour utilise ainsi « les documents disponibles sur le site Internet de la division des Roms et des Gens du voyage du Conseil de l’Europe »[46] pour éclairer le contexte historique de cette affaire, ce qui n’a pas été sans susciter des critiques de la part d’un ancien juge à la Cour européenne, qui a reproché à la juridiction strasbourgeoise cette présentation du « site internet » comme « source la plus sûre d’information » au détriment « des livres des spécialistes »[47].

Plus généralement, la Cour a mis en ligne différents documents destinés à améliorer la compréhension de la jurisprudence européenne. Des guides sur la jurisprudence par article de la Convention ont été réalisés, des notes d’information, de même que des rapports thématiques comme par exemple sur les abus sexuels et la pornographie infantile, la bioéthique, les droits culturels, internet etc., ou même des fiches par pays sur la jurisprudence de la Cour[48].

Récemment, la Cour a également développé un nouveau programme qui va aussi dans ce sens. Ce programme, intitulé « La Convention à votre porte », a pour objectif de faciliter l’accès à la Convention au niveau national et se situe dans la continuité des conférences d’Interlaken du 19 février 2010, d’Izmir des 26 et 27 avril 2011, de Brighton des 19 et 20 avril 2014 et de Bruxelles des 26 et 27 mars 2015[49]. Il vise à développer davantage les guides sur la jurisprudence, à favoriser la traduction des arrêts de la Cour en d’autres langues que l’anglais et le français, a conduit à la mise en place du « Réseau des cours supérieures » qui permet des échanges d’informations sur la jurisprudence de la Cour EDH et tend à fournir un forum de discussion pour la Cour EDH et les juridictions nationales. Ce programme comprend aussi le European Programme for Human Rights Education for Legal Professionnels (HELP), consistant en l’élaboration de vidéos de formation, d’une durée de quinze à vingt-cinq minutes, pour les professionnels du droit mais aussi pour les représentants de la société civile. Pour le moment, trois vidéos ont été réalisées, une relative à la recevabilité des requêtes, une deuxième portant sur le droit d’asile et une troisième concernant le terrorisme.

Cet usage d’internet dans le but de communiquer davantage d’informations sur son activité est aussi un moyen de légitimation indéniable pour cette juridiction qui a récemment subi de nombreuses remises en cause, la Fédération de Russie fournissant ici un triste exemple de la fronde à l’égard de la jurisprudence strasbourgeoise[50]. L’activisme de la Cour a, en effet, suscité de vives critiques[51] et des résistances de la part de certains États, notamment au sujet de la question de la reconnaissance du droit de vote des détenus[52] ou encore à propos de questions éthiques comme celle de la gestation pour autrui[53]. La politique de communication initiée par la Cour européenne via son site internet lui permet incontestablement d’améliorer la compréhension de sa jurisprudence, notamment des affaires relatives à des sujets sensibles, et par là même son acceptation par les États parties. En ce sens, la Cour s’inscrit dans un objectif de dialogue, et le Rapport annuel 2016 de la Cour EDH révèle, sur ce point, que le « dialogue avec les juridictions nationales » est même « une priorité de premier ordre »[54]. Les différents documents d’information mis à disposition du public permettent, eux, une appropriation certaine de la Convention par les individus.

Si la Cour européenne s’affiche clairement comme une juridiction « connectée », sa jurisprudence démontre qu’elle soutient la même dynamique à l’égard des États parties.

 

B. Au niveau des États parties : la promotion d’une société nationale plus numérique

 

Si la Cour européenne « ne garantit pas un droit d’accès électronique à la justice »[55], il n’en reste pas moins qu’elle est attentive aux sources disponibles sur internet au niveau national et qu’elle veille au respect du droit d’accès à la société numérique et notamment à internet, dès lors que cette possibilité est reconnue par les États.

D’une part, a été dévoilée la pratique de la Cour « consistant à faire état de la possibilité d’accéder au droit par internet »[56], cette pratique étant particulièrement visible en ce qui concerne l’accès en ligne au droit national[57]. Elle peut alors faire référence à des informations disponibles sur un site internet national[58], utiliser les ressources en ligne pour déterminer l’avancée d’une procédure au niveau interne[59], apprécier les voies de recours internes à épuiser[60] ou s’en servir pour juger de l’accessibilité d’une loi[61] dans le cadre de son contrôle relatif à la condition de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »[62]. Par exemple, dans l’arrêt Broca et Texier-Micault c/ France du 21 octobre 2003, se posait la question de l’épuisement des voies de recours internes en raison de la nouvelle évolution jurisprudentielle introduite par le Conseil d’État dans l’arrêt Magiera[63] qui a reconnu pour la première fois la responsabilité pour faute simple de l’État du fait du fonctionnement défectueux des services publics de la justice administrative. La Cour considère qu’« il ne serait […] pas équitable d’opposer une voie de recours nouvellement intégrée dans le système juridique d’un État contractant aux individus qui se portent requérants devant la Cour, avant que les justiciables concernés en aient eu connaissance de manière effective » mais qu’« il en va différemment dans les cas où, comme en la présente cause, le recours interne est le fruit d’une évolution jurisprudentielle » et que « s’agissant de l’arrêt du Conseil d’État du 28 juin 2002 dont il est présentement question, il semble qu’à ce jour, il n’a pas encore été publié au « Recueil Lebon », qui est le recueil « officiel » des arrêts du Conseil d’État, du Tribunal des conflits et des juridictions administratives » [64]. La Cour va cependant relever que cet arrêt « avait acquis un degré de certitude juridique suffisant à une période qui se situe aux alentours de la fin de l’année 2002, soit environ six mois après sa lecture », dans la mesure où il figurait notamment sur le site Internet du Conseil d’État depuis le 1er juillet 2002 ainsi que sur le site Internet Legalnews et avait été publié et commenté le 20 juillet 2002 dans plusieurs revues[65].

D’autre part, la Cour encadre le droit national lorsque cet accès est reconnu par la législation interne. Tel est notamment le cas en matière processuelle, sous l’angle de l’article 6 de la Convention protégeant le droit à un procès équitable. Dans une affaire slovaque qui concernait une demande en justice effectuée par voie électronique, la Cour n’hésite pas à retenir un constat de violation de l’article 6§1 de la Convention dans la mesure où le code de procédure civile « prévoyait sans ambiguïté la possibilité de communiquer des documents par voie électronique »[66]. En l’espèce, la société requérante, qui voulait introduire un grand nombre d’actions civiles (plus de 70.000) dans le but de recouvrer des dettes, avait enregistré ces actions sur un DVD qu’elle avait adressé aux tribunaux compétents. Elle avançait, en effet, que si elle avait dû imprimer tous les documents, cela aurait représenté plus de 43 800 000 pages au total ! Les forêts sont heureusement préservées, la Cour rejoint ici la position de la requérante en estimant que « dans ces conditions, on ne saurait considérer comme un abus de procédure ou juger inapproprié le moyen choisi par la société requérante pour communiquer les documents »[67]. De même, si la Cour se montre prudente face à l’usage de la vidéoconférence dans le domaine judiciaire, elle reconnaît tout de même les avantages de cette technique pour certains détenus soumis à un régime carcéral particulier puisqu’« il est indéniable que le transfert d’un tel détenu entraîne la prise de mesures de sûreté particulièrement lourdes et un risque de fuite ou d’attentat […] »[68] et peut l’autoriser sous certaines conditions.

Cet encadrement des droits nationaux se retrouve également sous l’angle de l’article 10 de la Convention protégeant le droit à la liberté d’expression. La jurisprudence développée dans le cadre de cette disposition révèle alors que les TIC ne sont pas seulement des technologies attentatoires aux droits fondamentaux puisqu’elles peuvent aussi contribuer à protéger ces droits, notamment le droit à la liberté de recevoir des informations. À l’heure où désormais l’équipement télévisuel s’est largement généralisé et popularisé, dans une affaire du 16 décembre 2008, la Cour a ainsi retenu une violation de l’article 10 en raison d’une rupture d’un bail privé car les locataires refusaient de retirer une antenne parabolique leur permettant de capter des émissions de télévision de leur pays d’origine. La Cour note alors que « ces programmes comprenaient notamment des informations politiques et sociales qui pouvaient présenter un intérêt particulier pour [les requérants] dans la mesure où ils étaient originaires d’Irak » et qu’« il ne faudrait pas sous‑estimer l’importance de ces autres types d’informations, en particulier pour une famille immigrée avec trois enfants, qui peut souhaiter rester en contact avec la culture et la langue de son pays d’origine »[69]. D’autres exemples sont aussi constitués par des litiges concernant des blocages de sites internet. Le juge européen a effectivement été confronté à des litiges concernant des blocages généralisés de certains sites internet, comme par exemple au blocage de YouTube en Turquie[70]. Dans plusieurs affaires, la Cour a sanctionné ces blocages pour défaut de base légale, en jugeant que « lorsque le tribunal d’instance pénal d’Ankara a décidé de bloquer totalement l’accès à YouTube, aucune disposition législative ne conférait un tel pouvoir à ce tribunal »[71]. Le juge européen a, en outre, été en présence d’affaires concernant le blocage de l’accès à internet à l’égard d’une personne, et notamment d’une personne détenue. Rappelant que « the Internet plays an important role in enhancing the public’s access to news and facilitating the dissemination of information in general »[72], la Cour a retenu des constats de violation en raison de ces restrictions à l’accès à internet pour réaliser des recherches juridiques ou bien consulter des informations en matière d’éducation dès lors que le droit national n’interdit pas un tel accès et que l’argument du requérant n’a pas été examiné par les autorités nationales[73]. Dans une affaire de 2016, Kalda c/ Estonie, si le juge européen estime que « Article 10 cannot be interpreted as imposing a general obligation to provide access to the Internet, or to specific Internet sites, for prisoners », notant que le détenu n’avait pu faire des recherches juridiques sur des sites internet – et en particulier sur le site du bureau local d’informations du Conseil de l’Europe – et que « Internet access has increasingly been understood as a right, and calls have been made to develop effective policies to attain universal access to the Internet and to overcome the “digital divide” », il parvient finalement à un constat de violation[74].

La juridiction strasbourgeoise s’inscrit, par conséquent, dans une logique de promotion des « vertus émancipatrices »[75] de la société numérique tant à son niveau qu’au niveau national. Elle a cependant dû adapter sa démarche aux risques que présente l’ère numérique, porteuse également d’« attitudes tyranniques »[76].

 

II. Un encadrement perfectible des dangers de la société numérique

 

Au regard des risques éventuels apportés par la société numérique pour la protection des droits fondamentaux, le juge européen a réagi rapidement et a encadré sur le plan procédural les législations nationales en matière de sécurité qui tendent à protéger un intérêt public (A). Mais il s’est aussi intéressé, de manière peut-être un peu plus indéterminée dans certains cas, aux conflits de droits entre des intérêts privés nés avec l’avènement de ces nouvelles technologies (B).

 

A. La définition d’un cadre essentiellement procédural des législations nationales en matière de sécurité numérique

 

La jurisprudence strasbourgeoise démontre que le juge européen assure une protection préventive face aux risques produits par la société numérique et a défini des garanties procédurales que les législations internes doivent respecter afin d’encadrer ces possibles périls[77]. L’atteinte aux données numériques d’un individu peut en effet être opérée en vue de sauvegarder un intérêt public. En ce sens, ces atteintes peuvent être légitimées par la nécessité de protéger la population[78], la défense de l’ordre[79] et la prévention des infractions pénales[80] ou encore la protection de la morale[81]. En lien avec les données numériques, ce cadre procédural est particulièrement visible sous l’angle de l’article 8 de la Convention dans trois domaines : les surveillances secrètes, les visites domiciliaires et les fichiers de police[82].

Concernant tout d’abord la question des surveillances secrètes, le juge considère « que l’interception secrète de conversations ou d’images par le biais d’appareils d’enregistrement audio et vidéo entr[e] dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention pour ce qui est tant du droit au respect de la vie privée que de la correspondance »[83]. Pour la Cour, dans ce domaine, elle « doit [alors] se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus, car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale comporte le risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre »[84]. Alors qu’à l’origine les mesures de surveillance contestées devant la Cour avaient une portée plus restreinte et apparaissaient proportionnées[85], l’accroissement des TIC s’est accompagné d’une modernisation des techniques de renseignement conduisant à la possibilité, pour les autorités étatiques, de réaliser des surveillances de masse, cette faculté ayant été largement accentuée par la généralisation et la démocratisation des nouveaux moyens de communication. Plusieurs législations nationales autorisant la surveillance des communications de téléphonie mobile ont, par conséquent, conduit à des recours devant la juridiction strasbourgeoise et l’ont amenée à renforcer son contrôle face à ces possibles écoutes téléphoniques indifférenciées. Si le juge refusait en principe d’exercer un contrôle in abstracto[86], ce contentieux montre qu’il a pourtant été amené à examiner directement ces législations internes relatives à la surveillance secrète. Bien que certaines de ces législations comportaient des garanties adéquates contre les éventuels abus[87], en revanche, d’autres États se sont faits sanctionnés à l’instar de la Roumanie[88] ou de la Hongrie[89]. La législation nationale en cause doit effectivement contenir des précisions telles que la définition du genre d’informations pouvant être conservées, les catégories de personnes concernées, la durée de conservation des informations détenues ou encore la présence d’un contrôle efficace « que doit normalement assurer, au moins en dernier ressort, le pouvoir judiciaire »[90]. Dans l’affaire de Grande Chambre du 4 décembre 2015, Roman Zakharov c/ Russie, qui concernait le système russe d’interception secrète des communications de téléphonie mobile, le juge est même allé plus loin en indiquant explicitement que « compte tenu des particularités des mesures de surveillance secrète et de l’importance qu’il y a à veiller à ce qu’elles fassent l’objet d’un contrôle et d’un encadrement effectifs, la Cour admet les recours généraux dirigés contre la législation qui régit cette matière »[91]. Outre cette extension de la qualité de victime dans l’hypothèse où la personne qui pense avoir fait l’objet d’une surveillance secrète ne dispose d’un recours effectif au niveau interne, le juge est venu préciser l’étendue et les modalités selon lesquelles ce type de surveillance peut s’exercer. Même si les autorités nationales disposent d’une « certaine marge d’appréciation […] lorsqu’elles mettent en balance l’intérêt de l’État défendeur à protéger la sécurité nationale au moyen de mesures de surveillance secrète, d’une part, et la gravité de l’ingérence dans l’exercice par un requérant du droit au respect de la vie privée, d’autre part »[92], la Cour va tout de même s’assurer que la loi interne litigieuse présente une « qualité » et des « garde-fous » suffisants. En ce sens, différents critères sont clairement énoncés et examinés dans cette affaire concernant la Russie : « l’accessibilité du droit interne, la portée et la durée des mesures de surveillance secrète, les procédures à suivre pour la conservation, la consultation, l’examen, l’utilisation, la communication et la destruction des données interceptées, les procédures d’autorisation, les modalités du contrôle de l’application de mesures de surveillance secrète, l’existence éventuelle d’un mécanisme de notification et les recours prévus en droit interne »[93]. Tel n’est pas le cas de la législation russe en l’espèce qui manque de clarté et ne présente pas de garanties suffisantes contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics. Notons à cet égard que la loi française n°2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement autorise le recours à des techniques modernes de surveillance. Elle a cependant confié le contrôle de ces activités au Conseil d’État[94] et a permis une avancée en la matière par la mise en place d’une autorité publique indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement[95].

Les TIC ont ensuite donné des possibilités nouvelles et considérables aux enquêteurs par la numérisation des données qu’elles ont permise. Pour cette raison, elles ont conduit à des problématiques sur le terrain de la protection de ces données en permettant le stockage d’un grand nombre de données sensibles qui touchent à la sphère intime des individus.

Premièrement, cela se perçoit dans le domaine des visites domiciliaires en raison des saisies indifférenciées qu’elles peuvent engendrer. Ces saisies pouvant s’étendre au matériel informatique présent notamment dans des locaux professionnels, et donc à toutes les données numériques qu’il peut contenir à l’instar des fichiers informatiques ou des messages électroniques[96], des « garanties spéciales de procédure »[97] ont donc été mises en évidence par le juge européen. Concernant l’applicabilité de l’article 8 de la Convention, la Cour a eu l’occasion de préciser que « la fouille et la saisie de données électroniques s’analysent en une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur “correspondance” au sens de l’article 8 »[98]. Quant au contrôle au fond, ces garanties procédurales vont alors consister à rechercher si la perquisition a été effectuée en vertu d’un « mandat décerné par un juge et reposant sur des motifs plausibles de soupçonner l’intéressé »[99], s’il y a eu un contrôle juridictionnel de l’opération[100] ainsi qu’un possible contrôle juridictionnel ultérieur de la régularité de l’autorisation[101]. En 2012, le juge européen avait alors pu sanctionner l’Autriche en raison d’un mandat de perquisition rédigé en des termes trop larges qui avait conduit à la saisie de toutes les données – et en particulier des données numériques – présentes dans le cabinet du requérant (un avocat), et qui ne se limitait pas à la saisie des seules données susceptibles de se rapporter aux infractions en cause, liées notamment à des escroqueries[102]. Trois ans plus tard, c’est la France qui avait été condamnée au titre de la même disposition en raison de saisies « massives et indifférenciées » de documents informatiques et de messages électroniques relevant de la confidentialité des relations avocat/client, puisque le Juge des libertés et de la détention n’avait pas réalisé un « contrôle concret de proportionnalité » mais s’était « contenté d’apprécier le cadre formel des visites litigieuses, sans procéder à l’examen concret qui s’imposait »[103].

Deuxièmement, et toujours sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la juridiction strasbourgeoise est également venue encadrer les législations nationales relatives aux fichiers automatisés de police, qui peuvent regrouper différentes données personnelles sous forme numérique telles que des empreintes digitales, des profils ADN ou des échantillons cellulaires[104]. L’analyse de la jurisprudence révèle que le juge a élaboré un régime juridique spécifique pour les fichiers de police. Rappelant que « la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention »[105],  la Cour estime, qu’en présence de données soumises à un traitement automatique à des fins policières, un contrôle d’autant plus approfondi doit être réalisé. À partir de 2008[106], différentes affaires – notamment françaises[107] pour des inscriptions au fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles (FIJAIS)[108], au fichier automatisé des empreintes digitales (FAED)[109] ou dans l’ancien système de traitement des infractions constatées (STIC)[110] – ont été l’occasion pour la Cour de développer différents critères de contrôle. En ce sens, le juge exige notamment du droit national qu’il « s’assur[e] que ces données sont pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées », que la durée de conservation ne soit pas trop longue et que « le droit interne [contienne] des garanties de nature à protéger efficacement les données à caractère personnel enregistrées contre les usages impropres et abusifs »[111]. Le régime juridique ainsi défini apparaît néanmoins perfectible. Il s’agit en effet, à l’heure actuelle, d’un régime essentiellement assorti de garanties procédurales et la Cour ne semble pas encore vouloir s’engager dans la voie de la consécration d’un véritable « droit à l’oubli ». Une telle consécration serait pourtant envisageable puisque, par exemple, c’est au moyen de la condamnation de l’absence de recours contre un refus d’accès à un dossier contenant des données personnelles que la Cour est parvenue à reconnaître un droit à la connaissance de ses origines[112]. D’ailleurs, ces questions liées à la conservation de certaines données et au « droit à l’oubli » ne se sont pas seulement posées devant le prétoire strasbourgeois et ont connu des développements particuliers du côté de Luxembourg[113]. La Cour de justice de l’Union européenne a consacré un tel « droit à l’oubli » numérique à partir de l’affaire de Grande du 13 mai 2014, Google Spain[114]. Ce droit a, de plus, été repris à l’article 17 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, qui sera applicable à partir du 25 mai 2018[115].

Si la société numérique a fait naître des conflits opposant le droit des individus à la protection des données à caractère personnel à des intérêts publics, elle a aussi généré des conflits opposant cette fois-ci des intérêts privés contradictoires.

 

B. Une mise en balance parfois ambivalente des intérêts privés contradictoires

 

Cette tâche de conciliation des intérêts en présence s’avère complexe pour le juge européen en raison du caractère « protéiforme » [116] des conflits de droits, d’autant qu’il n’existe pas de « méthode particulière de résolution des conflits de droits »[117]. La jurisprudence strasbourgeoise montre que le juge a conscience des dangers de la société numérique puisqu’il a eu l’occasion de noter que « les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier au droit au respect de la vie privée »[118] ou encore que « des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps »[119]. Néanmoins, le contrôle du juge européen est empreint d’ambivalence : s’il apparaît que dans certaines affaires la résolution de certains conflits de droits est bien encadrée, dans d’autres espèces, le juge semble faire preuve de davantage de retenue, au profit d’une marge d’appréciation plus large des Etats et au détriment des droits des individus.

Ces conflits se manifestent d’abord sous l’angle de l’article 8 de la Convention, « domaine de prédilection des conflits de droits »[120], qui possède un effet horizontal élargi[121]. Selon la Cour, « la mise en balance des intérêts éventuellement contradictoires des uns et des autres est […] difficile à faire, et les États contractants doivent disposer à cet égard d’une marge d’appréciation importante »[122]. Néanmoins, la Cour ne délaisse pas tout contrôle en la matière et encadre la mise en balance des intérêts en présence, bien que le cadre de résolution de ces conflits ne soit pas toujours clairement déterminé. En l’occurrence, un domaine en particulier a fait l’objet de développements intéressants dans la jurisprudence européenne et concerne la surveillance de l’usage fait d’internet par un salarié dans le cadre de son milieu professionnel. Le juge européen a, en effet, été confronté à des affaires de surveillance de l’utilisation de la ligne téléphonique, des messages électroniques ou d’internet par des employés sur leur lieu de travail. Dans la plupart des affaires soumises à la Cour, son contrôle s’est arrêté à l’examen de la légalité, les mesures de surveillance n’étant réglementées par aucun texte en droit interne[123] même si elle n’avait pas exclu qu’une telle surveillance puisse être « nécessaire dans une société démocratique »[124]. Si certains juges avaient alors souligné les insuffisances de la jurisprudence européenne dans ce domaine, un arrêt Barbulescu c/ Roumanie[125], qui a été jugé par la Grande Chambre le 5 septembre 2017, a été l’occasion pour la Cour « de développer sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée quant aux communications des employés sur Internet »[126] et de déployer encore l’effet horizontal de l’article 8 de la Convention[127]. Dans cette affaire, relative au licenciement du requérant en raison de l’utilisation de son compte Yahoo Messenger à des fins personnelles alors qu’il avait été créé à la demande de son employeur, la Chambre a conclu à une non violation de l’article 8 de la Convention en considérant que, s’il n’y avait pas eu de préjudice causé à l’employeur, la surveillance exercée par ce dernier « était de portée limitée et proportionnée » dans la mesure où elle n’avait concerné que les communications sur le compte de messagerie et pas les autres données présentes sur l’ordinateur[128]. Il n’en demeure pas moins que certaines informations contenues dans les messages électroniques litigieux portaient sur les aspects de la vie intime du requérant[129]. À l’inverse, la Grande Chambre constate, elle, une violation de l’article 8 dans la mesure où les juridictions nationales n’ont pas établi si l’employé avait été informé de ces mesures ainsi que de leur étendue, n’ont pas déterminé « le degré d’intrusion » dans la vie privée de l’employé, ont manqué à vérifier les raisons ayant justifié de telles mesures, n’ont pas recherché si des mesures moins intrusives étaient possibles ni enfin, si l’accès au contenu des messages pouvait se faire à l’insu de l’employé[130]. L’apport de cet arrêt tient surtout à la mise en évidence de différents critères d’appréciation permettant d’évaluer si des « garanties adéquates et suffisantes contre les abus » étaient bien présentes : l’information de l’employé quant aux mesures de surveillance utilisées, l’étendue de cette surveillance et le degré d’intrusion dans la vie privée de l’employé, la présence de motifs légitimes pour justifier ces mesures, les conséquences de la surveillance pour l’employé qui en a fait l’objet, la mise en place de garanties adéquates pour l’employé contre les mesures de surveillance intrusives et la nécessité de permettre aux employés de bénéficier de voies de recours devant un organe juridictionnel[131]. Une autre requête pendante concernant la France pourrait également amener la Cour à définir davantage son contrôle dans ce domaine puisqu’elle concerne la saisie et l’ouverture de fichiers, notamment d’un fichier intitulé « Données personnelles », figurant sur le disque dur de l’ordinateur du requérant par son employeur, la Société Nationale des Chemins de Fer (SNCF), ayant menées à la découverte de fichiers à caractère pornographique et par conséquent à la radiation du requérant des cadres de la SNCF[132].

Des conflits de droits sont aussi perceptibles sous l’angle de l’article 10 de la Convention. À cet égard, le juge européen est venu renforcer les « devoirs et responsabilités »[133] des exploitants de portails internet, et ce, d’autant plus lorsque le portail d’actualités fournissait « à des fins commerciales une plateforme destinée à la publication de commentaires émanant d’internautes sur des informations précédemment publiées »[134]. Si, dans la lignée de sa jurisprudence relative à la liberté d’expression, la Cour accorde un poids prépondérant au critère du débat d’intérêt général[135], elle se montre en revanche beaucoup plus stricte dès lors que les propos sont de nature illicite et constituent, par exemple, des discours de haine[136]. Le juge admet ainsi qu’un portail internet puisse être reconnu responsable des propos à caractère extrême laissés sur son site par des visiteurs dans la mesure où il « exerçait un contrôle important sur les commentaires publiés sur son portail », en effet, « seule la société requérante avait les moyens »[137] de modifier ou supprimer les commentaires litigieux[138].

Ensuite, et toujours sous l’angle de l’article 10 de la Convention, le juge a également pu exiger la mise en place d’un organe indépendant qui permettrait de prévenir les atteintes aux droits d’autrui qui pourraient être commises. Cette disposition a effectivement « vocation à s’appliquer à la communication au moyen de l’Internet »[139], dans le domaine particulier de la protection des sources journalistiques. Dans l’affaire de Grande Chambre Sanoma Uitgevers B. V. c/ Pays-Bas était en cause une injonction faite à la société requérante de remettre un CD-ROM contenant les originaux de photographies publiées dans un article relatif aux courses automobiles illégales, photographies qui avaient été retouchées afin de conserver l’anonymat des personnes impliquées, le CD-ROM ayant ensuite été saisi. Lors de l’examen de la qualité de la loi néerlandaise, la Cour rappelle qu’« au premier rang des garanties exigées doit figurer la possibilité de faire contrôler la mesure par un juge ou tout autre organe décisionnel indépendant et impartial »[140]. Lorsque la protection des sources journalistiques pourrait se trouver remise en cause, le juge souligne alors la « nécessité d’un contrôle de nature préventive » afin que « le juge ou autre organe indépendant et impartial [soit] en mesure d’effectuer avant toute divulgation cette mise en balance des risques potentiels et des intérêts respectifs relativement aux éléments dont la divulgation est demandée, de sorte que les arguments des autorités désireuses d’obtenir la divulgation puissent être correctement appréciés »[141].

Cependant, la jurisprudence européenne démontre que si le juge encadrait strictement ces conflits de droits, désormais – et cela se perçoit notamment dans le domaine de la liberté d’expression – il fait preuve de davantage de retenue, «  au détriment de la protection des droits d’autrui »[142], ce qui a pu lui valoir de nombreuses critiques[143]. D’ailleurs, cette retenue se constate aussi dans des affaires mettant en jeu des aspects de la société numérique. L’affaire de Grande Chambre du 16 juin 2015 Delfi A. S. c/ Estonie, qui concernait la condamnation d’un exploitant de portail d’actualités sur Internet à cause de commentaires violents et injurieux laissés suite à un article publié sur ce portail pendant six semaines, s’inscrit dans cette lignée jurisprudentielle de grande retenue de la Cour EDH[144]. En effet, alors que « c’est la première fois qu’elle est appelée à examiner un grief s’inscrivant dans ce domaine d’innovation technologique en évolution », la Cour en profite pour venir préciser les « devoirs et responsabilités » pesant sur les exploitants de portail d’actualités[145] mais, rappelle « l’ample marge d’appréciation » des États en matière de conciliation des intérêts privés. Par la suite, elle valide très largement le raisonnement de la Cour d’État d’Estonie en considérant que la décision des juridictions internes de tenir la société Delfi A. S. pour responsable des propos litigieux reposait sur des « motifs pertinents et suffisants »[146]. Si le constat de non violation de l’article 10 de la Convention peut s’expliquer par le caractère extrême des propos en cause – la majorité de ces propos étant constitutifs « d’un discours de haine ou d’une incitation à la violence »[147] –, cette solution n’a pas été sans susciter de critiques de la part des juges dissidents qui soulignent l’absence de mise en balance des intérêts en cause dans cette affaire[148].

***

L’appréhension des progrès numériques par la juridiction strasbourgeoise n’est donc pas un phénomène nouveau, le juge européen ayant constamment interprété le texte conventionnel à la lumière des évolutions de la société moderne. Au-delà, il peut même être constaté que la Cour soutient les progrès numériques, en les utilisant elle-même ou en les encourageant au niveau des États parties. Son contrôle a néanmoins dû être adapté aux possibles dangers du « tout numérique », les droits des individus pouvant entrer en contradiction avec des intérêts publics ou privés contradictoires. Si des améliorations sont encore souhaitables en la matière, il apparaît que le contrôle européen sera très certainement appelé à s’affiner et à être approfondi. La Cour EDH s’est d’ailleurs récemment prononcée sur la question de l’utilisation d’un système de vidéosurveillance dans des salles de cours universitaires, système qu’elle a sanctionné sous l’angle de l’article 8 de la Convention[149]. Plusieurs requêtes sont, en outre, actuellement pendantes, et sont relatives par exemple à l’extension des pouvoirs de police en matière de collecte et de traitement des données à caractère personnel[150], à l’utilisation d’un dispositif de géolocalisation dans le cadre d’une enquête[151], et ce, sans compter les nombreuses requêtes communiquées à la Cour et portant sur des questions de surveillance secrète[152].

 

 

 

 

[1] L. Burgorgue-Larsen, « Les nouvelles technologies », Pouvoirs, n°130, 2009, pp. 65-80, spéc. p. 65.

[2] Cour EDH, 19 janvier 2016, Kalda c/ Estonie, req. n°17429/10, §52 : « the Court cannot overlook the fact that in a number of Council of Europe and other international instruments the public-service value of the Internet and its importance for the enjoyment of a range of human rights has been recognised. Internet access has increasingly been understood as a right, and calls have been made to develop effective policies to attain universal access to the Internet and to overcome the “digital divide” » (nous soulignons).

[3] S. Amrani Mekki, « Efficacité et nouvelles technologies », Procédures, n°4, avril 2010, dossier n°5.

[4] À ce sujet, l’O.C.D.E. retient une définition par branche de ces technologies, en étudiant les branches de fabrication, réparation, vente et services (voy. Économie de l’information – Définitions sectorielles fondées sur la classification internationale type par industrie, Groupe de travail sur les indicateurs pour la société de l’information, 20 mars 2007, DSTI/ICCP/IIS(2006)2/Final).

[5] S. Turgis, « La coexistence d’internet et des médias traditionnels sous l’angle de la Convention européenne des droits de l’homme », RTDH, n°93/2013, pp. 17-38, spéc. p. 30.

[6] STE n°108.

[7] STE n°181.

[8] STE n°185.

[9] STE n°189.

[10] Recommandation n°R(89)9 du Comité des Ministres aux États membres relative à la criminalité liée à l’ordinateur, adoptée le 13 septembre 1989.

[11] Recommandation n°R(90)8 du Comité des Ministres aux États membres relative à l’impact des nouvelles technologies sur les services de santé, particulièrement sur les soins de santé primaire, adoptée le 29 mars 1990.

[12] Recommandation n°R(92)15 du Comité des Ministres aux États membres sur l’enseignement, la recherche et la formation dans le domaine du droit et des technologies de l’information, adoptée le 19 octobre 1992.

[13] Recommandation n°R(95)13 du Comité des Ministres aux États membres relative aux problèmes de procédure pénale liés à la technologie de l’information, adoptée le 11 septembre 1995.

[14] Table ronde du Conseil de l’Europe organisée à Strasbourg les 28 et 29 octobre 1997 (le programme de cet événement est en ligne : https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectId=09000016804db4bd).

[15] Voy. la Stratégie du Conseil de l’Europe sur la gouvernance de l’internet 2012-2015 (CM(2011)175-final) ainsi que la Stratégie du Conseil de l’Europe sur la gouvernance de l’internet 2016-2019 (les grands axes de cette Stratégie sont disponibles en ligne : https://rm.coe.int/16806ad2a9).

[16] Recommandation du Comité des ministres aux États membres sur la liberté d’internet du 16 avril 2016 (CM/Rec(2016)5).

[17] Cour EDH, 25 février 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni, A26, req. n°5856/72, §31, JDI, 1980, 457, obs. P. Rolland.

[18] S. Turgis, « Strasbourg à l’ère du numérique : la pratique développée par la Cour européenne des droits de l’homme autour de l’accès au droit par internet », RTDH, n°96/2013, pp. 755-794, spéc. p. 775.

[19] C’est principalement par le biais de l’article 8 de la Convention relatif au droit au respect de la vie privée et familiale que ces contentieux ont intégré le champ conventionnel, mais d’autres dispositions sont aussi concernées comme par exemple les articles 6 (protégeant le droit à un procès équitable) et 10 (relatif à la liberté d’expression).

[20] Voy. par exemple, Cour EDH, 3 septembre 2015, Servulo & Associados – Sociedade de advogados, RL et autres c/ Portugal, req. n°27013/10.

[21] Voy. par exemple, Cour EDH, 6 décembre 2016, Vasilica Mocanu c/ Roumanie, req. n°43545/13.

[22] Voy. par exemple, Cour EDH, Cour Plénière, 6 septembre 1978, Klass et autres c/ Allemagne, A28, req. n°5029/71 ; Cour EDH, Grande Chambre, 4 décembre 2015, Roman Zakharov c/ Russie, req. n°47143/06, JCP G, 2015, doctr. 65, F. Sudre.

[23] Voy. par exemple, Cour EDH, 18 avril 2013, M. K. c/ France, req. n°19522/09, JCP G, 2013, act. 576, B. Pastre-Belda ; Cour EDH, 18 septembre 2014, Brunet c/ France, req. n°21010/10, JCP G, 2014, act. 1023, K. Blay-Grabarczyk.

[24] Deux comptes Twitter ont en effet été créés, un en 2013 pour le service de presse de la Cour européenne (https://twitter.com/echr_press) et un autre en 2015 concernant les publications (https://twitter.com/echrpublication).

[25] Le compte YouTube de la Cour EDH est consultable à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/user/EuropeanCourt.

[26] Les initiatives développées dans le cadre de la Stratégie 2020 peuvent être consultées en ligne : http://ec.europa.eu/europe2020/europe-2020-in-a-nutshell/flagship-initiatives/index_fr.htm.

[27] La Stratégie numérique pour l’Europe peut être consultée en ligne : https://europa.eu/european-union/file/1503/download_fr?token=BwRoRQEo.

[28] Ibid.

[29] Systèmes judiciaires européens. Efficacité et qualité de la justice. Rapport thématique : l’utilisation des technologies de l’information dans les tribunaux en Europe, Études de la C.E.P.E.J. n°24, Conseil de l’Europe, 2016, 187 p., p. 30 et s.

[30] Ibid.

[31] Loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, JORF n°0235 du 8 octobre 2016, texte n°1.

[32] F. Poulet, « La justice administrative de demain selon les décrets du 2 novembre 2016. Quelles avancées, quels reculs ? », AJDA, 2017, p. 279.

[33] Voy. les décrets n°2016-1480 du 2 novembre 2016 portant modification du code de justice administrative (partie réglementaire), JORF n°0257 du 4 novembre 2016, texte n°16 et n°2016-1481 du 2 novembre 2016 relatif à l’utilisation des téléprocédures devant le Conseil d’État, les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs, JORF n°0257 du 4 novembre 2016, texte n°17.

[34] F. Poulet, « La justice administrative de demain selon les décrets du 2 novembre 2016. Quelles avancées, quels reculs ? », op. cit.

[35] Sur ces différentes questions, voy. L. Burgorgue-Larsen, « Les nouvelles technologies », op. cit.

[36] S. Turgis, « Strasbourg à l’ère du numérique : la pratique développée par la Cour européenne des droits de l’homme autour de l’accès au droit par internet », op. cit.

[37] J.-M. Sauvé, « Avant-propos », in Le numérique et le Conseil d’État, Étude annuelle, La documentation française, 2014, n°65, 448 p., p. 6.

[38] Ibid.

[39] En ce sens, K. Blay-Grabarczyk, « Vie privée et nouvelles technologies », RDLF, 2011, chron n°07 ; C. Husson-Rochcongar, « Les droits de l’homme sont-ils solubles dans internet ? », Journal européen des droits de l’homme, vol. 1, 2014, p. 29.

[40] S. Turgis, « Strasbourg à l’ère du numérique : la pratique développée par la Cour européenne des droits de l’homme autour de l’accès au droit par internet », op. cit.

[41] Le site internet de la Cour EDH est le suivant : http://www.echr.coe.int/Pages/home.aspx?c=fre&p=home.

[42] Cette donnée est communiquée dans le Rapport 2016 de la Cour européenne des droits de l’homme, Conseil de l’Europe, 2017.

[43] Ces audiences sont disponibles en ligne : http://www.echr.coe.int/Pages/home.aspx?p=hearings&c=fre.

[44] Ce document est disponible sur le site de la Cour EDH : http://www.echr.coe.int/Documents/CLIP_Finding_understanding_case_law_FRA.pdf.

[45] Cour EDH, Grande Chambre, 29 juin 2012, Sabri Günes c/ Turquie, req. n°27396/06, §57. Voy. S. Turgis, « Strasbourg à l’ère du numérique : la pratique développée par la Cour européenne des droits de l’homme autour de l’accès au droit par internet », op. cit.

[46] Cour EDH, Grande Chambre, 13 novembre 2007, D. H. et autres c/ République Tchèque, req. n°57325/00, §12.

[47] A. Kovler, « La Cour devant l’histoire, l’histoire devant la Cour ou comment la Cour européenne “juge” l’histoire », in La Conscience des droits, Mélanges en l’honneur de J.-P. Costa, Paris, Dalloz, coll. « Études, mélanges, travaux », 2011, 710 p., pp. 337-352, spéc. p. 348.

[48] Ces documents peuvent être consultés en ligne : http://www.echr.coe.int/Pages/home.aspx?p=caselaw/analysis&c=fre#n1347528850996_pointer.

[49] Ces différentes conférences ont été l’occasion de souligner « la nature subsidiaire du mécanisme de contrôle institué par la Convention » et de rappeler que « les États parties et sa Cour partagent la responsabilité de la mise en œuvre effective de la Convention, sur la base du principe fondamental de subsidiarité ».

[50] Une législation, entrée en vigueur le 15 décembre 2015, insère deux nouvelles dispositions (les articles 104, paragraphe 2 et 106, partie 2) à la loi constitutionnelle fédérale sur la Cour constitutionnelle qui rendent impossible l’adoption de mesures d’exécution d’un arrêt de la Cour EDH dès lors que la Cour constitutionnelle russe déclare cet arrêt non-exécutoire. Sur le fondement de cette loi, dans une décision du 19 avril 2016 (Arrêt 15-P/2016 du 19 avril 2016), la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a alors refusé d’exécuter un arrêt de la Cour européenne, l’arrêt Anchugov et Gladkov c/ Russie concernant la question du droit de vote des détenus (Cour EDH, 4 juillet 2013, Anchugov et Gladkov c/ Russie, req. n°11157/04, 15162/05, Dalloz, 2013, n°28, p. 1898, O. Bachelet) et a rappelé la prééminence de la norme constitutionnelle. Voy. V. Danelciuc-Colodrovschi, « Quelle politique jurisprudentielle pour sauver le « dialogue » des juges ? Interrogation(s) autour de la lecture de l’arrêt de la Cour constitutionnelle russe du 14 juillet 2015 », RFDC, n°105, 2016, pp. 229-240. G. Rosoux, « Offensive de la Russie contre l’autorité de la jurisprudence européenne relative au droit de vote des détenus : la Cour constitutionnelle russe et le contrôle du caractère « exécutoire » d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, n°109/2017, pp. 53-88, spéc. p. 88.

[51] Est par exemple symptomatique de cette animosité le récent appel du Président de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie à la juridiction strasbourgeoise à s’en tenir « plus systématiquement au principe de subsidiarité », eu égard à « la primauté et la force juridique suprême de la Constitution dans l’ordre juridique russe » (V. Zorkin, « La Convention européenne des droits de l’homme et les problèmes de sa mise en œuvre », Constitutions, 2016, p. 371).

[52] La question de la reconnaissance du droit de vote des détenus a donné lieu à la condamnation de plusieurs États parties – notamment du Royaume-Uni – pour des privations automatiques et indifférenciées de ce droit pour toute personne reconnue coupable d’une infraction intentionnelle (voy. par exemple : Cour EDH, Grande Chambre, 6 octobre 2005, Hirst c/ Royaume-Uni (n°2), req. n°74025/01, AJDA, 2006, 475, chron. J.-F. Flauss ; Cour EDH, 1er juillet 2008, Calmanovici c/ Roumanie, req. n°42250/02 ; Cour EDH, 8 avril 2010, Frodl c/ Autriche, req. n°20201/04 ; Cour EDH, 4 juillet 2013, Anchugov et Gladkov c/ Russie, préc. ; Cour EDH, 17 septembre 2013, Söyler c/ Turquie, req. n°29411/07 ; Cour EDH, 21 juillet 2016, Kulinski et Sabev c/ Bulgarie, req. n°63849/09).

[53] La France a, en effet, été condamnée par la Cour de Strasbourg à deux reprises, en 2014 (Cour EDH, 26 juin 2014, Mennesson et Labassée c/ France, req. n°65192/11 et 65941/11, JCP G, n°28, 14 juillet 2014, doctr. 832, chron. F. Sudre ; JCP G, n° 30-35, 28 juillet 2014, 877, note A. Gouttenoire) et en 2016 (Cour EDH, 21 juillet 2016, Foulon et Bouvet c/ France, req. n°9063/14 et 10410/14 ; JCP G, n°37, 2016, act. 965, F. Sudre), sur le terrain de la vie privée de l’article 8 de la Convention.

[54] Ce rapport est disponible en ligne : http://www.echr.coe.int/Documents/Annual_report_2016_FRA.pdf.

[55] S. Turgis, « Strasbourg à l’ère du numérique : la pratique développée par la Cour européenne des droits de l’homme autour de l’accès au droit par internet », op. cit.

[56] Ibid.

[57] Ibid.

[58] Comme par exemple des informations relatives à l’organisation de la justice et disponibles sur le site du ministère de la justice : Cour EDH, 23 novembre 2010, Moulin c/ France, req. n°37104/06, JCP G, 2010, act. 1206, F. Sudre ; D., 2011, 277, note J.-F. Renucci. Voy. aussi Cour EDH, 15 juin 2017, Metodiev et autres c/ Bulgarie, req. n°58088/08, §16 où la Cour fait référence à un site internet pour connaître le nombre d’associations cultuelles enregistrées en application de la loi.

[59] Cour EDH, déc., 8 septembre 2015, Michev c/ Bulgarie, req. n°62335/10, §14 ; Cour EDH, déc., 11 octobre 2016, Yildiz c/ Turquie, req. n°42745/09, §16.

[60] Cour EDH, 21 octobre 2003, Broca et Texier-Micault c/ France, req. n°27928/02, 31694/02, §20. Voy. aussi les affaires Cour EDH, déc., 7 juillet 2015, Alada c/ Turquie, req. n°67449/12, §41 ; Cour EDH, 29 octobre 2015, Valada Matos Das Neves c/ Portugal, req. n°73798/13, §106.

[61] À cet égard, dans une affaire du 18 mai 2010 (Cour EDH, Kennedy c/ Royaume-Uni, req. n°26839/05), la Cour « relève en premier lieu que le code est un document public et qu’il peut être consulté sur Internet » (§157).

[62] Les exemples cités précédemment sont donnés par S. Turgis (« Strasbourg à l’ère du numérique : la pratique développée par la Cour européenne des droits de l’homme autour de l’accès au droit par internet », op. cit.).

[63] CE, Ass., 28 juin 2002, Ministre de la justice c/ Magiera, n°239575, AJDA, 2002, 596, chron. F. Donnat et D. Casas.

[64] Cour EDH, 21 octobre 2003, Broca et Texier-Micault c/ France, préc., §20.

[65] Ibid.

[66] Cour EDH, 16 juin 2009, Lawyer Partners, A. S., c/ Slovaquie, req. n°54252/07 et a., §54.

[67] Ibid., §53.

[68] Cour EDH, 5 octobre 2006, Marcello Viola c/ Italie, req. n°45106/06, §§67 et 69, RTDH, n°73/2007, p. 223, note M. Chiavario (requérant accusé de graves délits liés aux activités de la mafia, non violation de l’article 6 de la Convention). Sur cette question, voy. L. Milano, « Visioconférence et droit à un procès équitable », RDLF, 2011, chron. n°08.

[69] Cour EDH, 16 décembre 2008, Khurshid Mustafa et Tarzibachi c/ Suède, req. n°23883/06, §44.

[70] Cour EDH, 1er décembre 2015, Cengiz et a. c/ Turquie, req. n°48226/10, 14027/11.

[71] Ibid., §63. Voy. aussi Cour EDH, 18 décembre 2012, Ahmet Yildirim c/ Turquie, req. n°3111/10, JCP G, 2013, act. 59, H. Surrel (le requérant se plaignait de ne pouvoir accéder à son site internet en raison d’une mesure ordonnée dans le cadre d’une affaire pénale qui n’avait aucun rapport avec son site).

[72] Cour EDH, Grande Chambre, 16 juin 2015, Delfi A. S. c/ Estonie, req. n°64569/05, §133, JCP G, 2015, act. 798, K. Blay-Grabarczyk.

[73] Cour EDH, 19 janvier 2016, Kalda c/ Estonie, préc. ; Cour EDH, 17 janvier 2017, Jankovskis c/ Lituanie, req. n°21575/08.

[74] Ibid., §§45 et 52.

[75] L. Burgorgue-Larsen, « Les nouvelles technologies », op. cit., p. 66.

[76] Ibid.

[77] Nous renvoyons ici à nos travaux concernant la technique de procéduralisation des droits substantiels employée par la Cour EDH : N. Le Bonniec, « La procéduralisation des droits substantiels par la Cour européenne des droits de l’homme. Réflexion sur le contrôle juridictionnel du respect des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme », Bruxelles, Bruylant, collection « Droit de la Convention européenne des droits de l’homme – Thèses », mai 2017, 682 p., spéc. pp. 240 et s.

[78] Cour EDH, Grande Chambre, 4 décembre 2012, S. et Marper c/ Royaume-Uni, req. n°30562/04, 30566/04, §104, GACEDH n°42 ; Cour EDH, 17 décembre 2009, M. B. c/ France, req. n°22115/06, §54 ; Cour EDH, 22 juin 2017, Aycaguer c/ France, req. n°8806/12, §34.

[79] Cour EDH, 29 juin 2017, Terrazoni c/ France, req. n°33242/12, §52 (interception et retranscription d’une conversation téléphonique de la requérante soupçonnée de participer à des infractions pénales, qui furent ensuite utilisées dans le cadre de la procédure disciplinaire ouverte à son encontre).

[80] Cour EDH, 3 septembre 2015, Servulo & Associados – Sociedade de advogados, RL et autres c/ Portugal, préc., §97 (perquisition et saisie de fichiers informatiques et messages électroniques du système informatique des locaux professionnels des requérants en raison de soupçons de corruption, de prise illégale d’intérêts et de blanchiment d’argent).

[81] Cour EDH, déc., 18 octobre 2005, Perrin c/ Royaume-Uni, req. n°5446/03 (le requérant se plaignait de la condamnation et de la peine qui lui avaient été infligées pour la publication d’un article obscène sur un site internet).

[82] Sur ces questions, voy. K. Blay-Grabarczyk, « Surveillance secrète, visites domiciliaires et autres intrusions des pouvoirs publics dans la vie privée », RDP, n°3, 2016, p. 1022.

[83] Cour EDH, 20 décembre 2005, Wisse c/ France, req. n°71611/01, §27.

[84] Cour EDH, Cour Plénière, 6 septembre 1978, Klass et autres c/ Allemagne, préc., §§49-50 ; Cour EDH, 26 mars 1987, Leander c/ Suède, A116, req. n°9248/81, §60.

[85] Voy. par exemple l’affaire Cour EDH, Cour Plénière, 6 septembre 1978, Klass et autres c/ Allemagne, préc. (non violation de l’article 8 de la Convention).

[86] Voy. notamment Cour EDH, Cour plénière, 6 septembre 1978, Klass et autres c/ Allemagne, préc., §33 : la Cour a estimé que la Convention « n’institue pas au profit des particuliers une sorte d’actio popularis pour l’interprétation de la Convention; [elle] ne les autorise pas à se plaindre in abstracto d’une loi par cela seul qu’elle leur semble enfreindre la Convention ».

[87] Voy. par exemple Cour EDH, Cour Plénière, 6 septembre 1978, Klass et autres c/ Allemagne, préc.

[88] Cour EDH, Grande Chambre, 4 mai 2000, Rotaru c/ Roumanie, req. n°28341/95.

[89] Cour EDH, 12 janvier 2016, Szabo et Vissy c/ Hongrie, req. n°37138/14.

[90] Voy. par exemple Cour EDH, Grande Chambre, 4 mai 2000, Rotaru c/ Roumanie, préc., §§57-58.

[91] Cour EDH, Grande Chambre, 4 décembre 2015, Roman Zakharov c/ Russie, préc., §165.

[92] Ibid., §232.

[93] Ibid., §§237-238. Pour une analyse comparable du Conseil constitutionnel en matière de surveillance, voy. la décision n°2017-648 QPC du 4 août 2017, La Quadrature du Net et a. (Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2018, n°58, p. 133, chron. H. Surrel).

[94] Sur ce sujet, voy. X. Latour, « Sécurité nationale – Premiers enseignements sur le contrôle juridictionnel des activités de renseignement », JCP G, n°46, 2016, p. 1199 ; O. Le Bot, « Le contentieux du renseignement devant la formation spécialisée du Conseil d’Etat », RFDA, 2017, p. 721.

[95] Des doutes peuvent toutefois être émis quant au contrôle effectué par cettz autorité, voy. N. Catalan, « La CNCTR : vivre et laisser mourir le contrôle du renseignement ? » in K. Blay-Grabarczyk et L. Milano (dir), Le nouveau cadre législatif contre le terrorisme à l’épreuve des droits fondamentaux, Institut Universitaire Varenne, coll. Colloques & Essais, 2017, 209 p., p. 111.

[96] Cour EDH, 3 septembre 2015, Servulo & Associados – Sociedade de Advogados RL et autres c/ Portugal, préc. (constat de violation de l’article 8 en raison d’une saisie de grande ampleur de documents informatiques dans un cabinet d’avocat).

[97] Cour EDH, 16 décembre 1992, Niemietz c/ Allemagne, req. n°13710/88, §37.

[98] Cour EDH, 16 octobre 2007, Wieser et Bicos Beteiligungen Gmbh c/ Autriche, req. n°74336/01, §45.

[99] Ibid.

[100] Cour EDH, 21 février 2008, Ravon c/ France, req. n°18497/03, §28 ; Dr. Fiscal, 2008, comm. 227, note D. Ravon et C. Louit.

[101] Cour EDH, 21 janvier 2010, Xavier Da Silveira c/ France, req. n°43757/05, §44 ; JCP G, 2010, note 583, K. Grabarczyk.

[102] Cour EDH, 3 juillet 2012, Robathin c/ Autriche, req. n°30457/06.

[103] Cour EDH, 2 avril 2015, Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c/ France, req. n°63629/10 et 60567/10, §§76 et 79 ; JCP G, 2015, act. 479, obs. L. Milano.

[104] Cour EDH, Grande Chambre, 4 décembre 2012, S. et Marper c/ Royaume-Uni, préc., §104 ; Cour EDH, 17 décembre 2009, M. B. c/ France, préc., §54 ; Cour EDH, 22 juin 2017, Aycaguer c/ France, préc., §34.

[105] Cour EDH, 18 septembre 2014, Brunet c/ France, préc., §35, JCP G, 2014, act. 1023, K. Blay-Grabarczyk.

[106] Voy. l’arrêt de principe : Cour EDH, Grande Chambre, 4 décembre 2008, S. et Marper c/ Royaume-Uni, préc., §§103-104.

[107] Sur la question des fichiers de police en France, voy. A. Duranthon, « Comment faut-il lire les dispositions concernant les durées de conservation des données dans le fichier TAJ », AJDA, 2016, p. 1701.

[108] Cour EDH, 17 décembre 2009, Bouchacourt c/ France, req. n°5335/06, JCP G, 2010, act. 62, obs. F. Sudre ; Cour EDH, 17 décembre 2009, Gardel c/ France, req. n°16428/05 ; Cour EDH, 17 décembre 2009, M. B. c/ France, req. n°22115/06 (non violation de l’article 8 de la Convention : durée de conservation des données non disproportionnée dans la mesure où, à l’issue de ce délai, l’effacement est de droit et le contrôle de la conservation des données est effectif).

[109] Cour EDH, 18 avril 2013, M. K. c/ France, req. n°19522/09, JCP G, 2013, act. 576, B. Pastre-Belda (violation de l’article 8 de la Convention : absence de garanties suffisantes encadrant la collecte, la conservation et la suppression des empreintes digitales de personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions non condamnées).

[110] Cour EDH, 18 septembre 2014, Brunet c/ France, préc. (violation de l’article 8 : contrôle non effectif de la conservation des données et décision du procureur de la République insusceptible de recours à l’époque).

[111] Cour EDH, Grande Chambre, 4 décembre 2008, S. et Marper c/ Royaume-Uni, préc., §§103-104. Dans l’affaire Aycaguer c/ France du 22 juin 2017 (préc.), dans laquelle le requérant contestait le prélèvement biologique qui lui avait été fait en vue de son inscription dans le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG), la Cour fait par ailleurs référence à la réserve d’interprétation qui avait été posée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n°2010-25 QPC (Rec. p. 220 ; Droit pénal, 2010, n°11, comm. 132, A. Maron et M. Haas) et qui contenait des garanties analogues. En vertu de cette réserve, il avait considéré les dispositions litigieuses comme étant conformes à la Constitution sous réserve « de proportionner la durée de conservation de ces données personnelles, compte tenu de l’objet du fichier, à la nature ou à la gravité des infractions concernées » (cons. 18).

[112] Voy. l’affaire Cour EDH, Cour Plénière, 7 juillet 1989, Gaskin c/ Royaume-Uni, A160, req. n°10454/83, §52, JDI, 1990, 715, obs. P. Tavernier et Cour EDH, 25 septembre 2012, Godelli c/ Italie, req. n°33783/09 ; JCP G, 2012, act. 1083, obs. K. Blay-Grabarczyk ; RTDH, 2014, 153, note V. Bonnet.

[113] A ce sujet, voy. S. Peyrou-Pistouley, « L’affaire Marper c/ Royaume-Uni : un arrêt fondateur pour la protection des données dans l’espace de liberté, sécurité, justice de l’Union européenne », RFDA, 2009, p. 741.

[114] CJUE, 13 mai 2014, Google Spain c/ Agencia Española de Protección de Datos, aff. C-131/12, JCP G, 2014, act. 629, F. Picod. Sur cette question, voy. I. Gheorghe-Badescu, « Le droit à l’oubli numérique. De l’Europe au Japon », Revue de l’Union européenne, 2017, p. 153.

[115] J.O. L 119, 4 mai 2016, pp. 1-88. Voy. S. Peyrou, « La protection des données à caractère personnel au sein de l’UE : des enjeux économiques et sécuritaires encadrés par le législateur sous le contrôle du juge », RDP, 2016, n°1, p. 55.

[116] F. Sudre, « Les conflits de droits. Cadre général d’approche dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in L. Potvin-Solis (dir.), La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens, dixièmes journées d’études du Pôle européen Jean Monnet, coll. « Colloques Jean Monnet », Bruxelles, Bruylant, 2012, 577 p., spéc. p. 244.

[117] Ibid., spéc. p. 252.

[118] Cour EDH, 5 mai 2011, Comité de rédaction Pravoye Delo et Shtekel c/ Ukraine, req. n°33014/05, §63.

[119] Cour EDH, Grande Chambre, 16 juin 2015, Delfi AS c/ Estonie, préc., §110. Sur cette question, voy. M. Afroukh, « La liberté d’expression face aux discours haineux en ligne dans la jurisprudence de la Cour EDH », Dalloz IP/IT, 2017, p. 575.

[120] Ibid., spéc. pp. 260-261. En ce sens, voy. aussi : P. Ducoulombier, Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme, publications de l’Institut international des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2011, 745 p., pp. 571-572.

[121] J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « De l’accès des salariés à Internet à la rationalisation de l’influence de la Cour EDH sur les relations individuelles du travail », JCP G, n°44-45, octobre 2017, 1169.

[122] Cour EDH, Grande Chambre, 29 avril 1999, Chassagnou c/ France, req. n° 25088/94, 28331/95, 28443/95, §113, GACEDH n°69 ; Cour EDH, 10 janvier 2013, Ashby Donald et a. c/ France, req. n° 36769/08, §40, JCP G, 2013, note 397, M. Afroukh.

[123] Cour EDH, 25 juin 1997, Halford c/ Royaume-Uni, req. n°20605/92 ; Cour EDH, 3 avril 2007, Copland c/ Royaume-Uni, req. n°62617/00.

[124] Cour EDH, 3 avril 2007, Copland c/ Royaume-Uni, préc., §48.

[125] Cour EDH, Grande Chambre, 5 septembre 2017, Barbulescu c/ Roumanie, req. n°61496/08, JCP G, 2017, act. 935, obs. E. Derieux ; JCP G, 2017, n°44-45, note J.-P. Marguénaud et J. Mouly.

[126] Opinion en partie dissidente de M. Le juge Pinto de Albuquerque sous l’affaire Cour EDH, 12 janvier 2016, Barbulescu c/ Roumanie, préc.

[127] J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « De l’accès des salariés à Internet à la rationalisation de l’influence de la Cour EDH sur les relations individuelles du travail », op. cit.

[128] Cour EDH, 12 janvier 2016, Barbulescu c/ Roumanie, préc., §§ 59 et 60.

[129] Voy. l’Opinion en partie dissidente de M. Le juge Pinto de Albuquerque, préc., §§19-20.

[130] Cour EDH, Grande Chambre, 5 septembre 2017, Barbulescu c/ Roumanie, préc., §140.

[131] Ibid., §§120 à 122.

[132] Affaire Libert c/ France, req. n°588/13, communiquée le 30 mars 2015.

[133] Ce régime de responsabilité des journalistes a été défini dans l’affaire Cour EDH, Grande Chambre, 10 décembre 2007, Stoll c/ Suisse, req. n° 69698/01, §§102-104, GACEDH n°60. Sur cette question, voy. F. Tréguer, « Internet dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RDLF, 2013, chron. n°13 : ce régime a été repris à propos de la liberté d’expression des journalistes sur internet dans l’affaire Cour EDH, 5 mai 2011, Comité de rédaction Pravoye Delo et Shtekel c/ Ukraine, préc., §§63 et s.

[134] Cour EDH, Grande Chambre, 16 juin 2015, Delfi AS c/ Estonie, préc., §115.

[135] Les critères encadrant la mise en balance entre le droit à l’image et la liberté de la presse ont été définis dans les affaires Cour EDH, Grande Chambre, 7 février 2012, Von Hannover c/ Allemagne n°2, req. n° 40660/08, 60641/08 et Axel Springer AG c/ Allemagne, req. n° 39954/08, JCP G, 2012, note 650, M. Afroukh. Voy. M. Afroukh, « La pertinence discutable du critère exclusif du mode de conflit de droits », in F. Sudre (dir.), Les conflits de droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Nemesis, Anthemis, coll. « Droit & Justice », 2014, 326 p., spéc. pp. 56 et s.

[136] Voy. par exemple Cour EDH, 2 octobre 2008, Leroy c. France, req. n° 36109/03, RTDH, n°80/2009, p. 1109, note B. Nicaud.

[137] Cour EDH, Grande Chambre, 16 juin 2015, Delfi AS c/ Estonie, préc., §145.

[138] Pour un exemple contraire où les commentaires litigieux ne relevaient pas du discours de haine et ne constituaient pas des menaces directes à l’intégrité physique d’une personne, voy. Cour EDH, 2 février 2016, Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, req. n°22947/13, JCP G, n°28, 11 juillet 2016, doctr. 834, chron. F. Sudre ; Revue Communication Commerce électronique, n°3, mars 2016, comm. 24, G. Loiseau.

[139] Cour EDH, 10 mars 2009, Times Newpaper Ltd c/ Royaume-Uni (n° 1 et 2), req. n°3002/03 et 23676/03, §27 ; Cour EDH, 10 janvier 2013, Ashby Donald et a. c/ France, préc., §34.

[140] Cour EDH, Grande Chambre, 14 septembre 2010, Sanoma Uitgevers B. V. c/ Pays-Bas, req. n°38224/03, §90 ; JCP G, 2010, n°39, 951, zoom par G. Gonzalez.

[141] Cour EDH, Grande Chambre, 14 septembre 2010, Sanoma Uitgevers B. V. c/ Pays-Bas, préc., §92.

[142] F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, Paris, Puf, 13 éd., 2016, 1005 p., spéc. p. 719.

[143] Le professeur F. Sudre évoque ainsi, à propos de la liberté d’expression, « la prééminence de la marge nationale d’appréciation » et « la dégradation du contrôle de proportionnalité » (F. Sudre, « Le recadrage de l’office du juge européen », in F. Sudre (dir.), Le principe de subsidiarité au sens du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Nemesis, Anthemis, 2014, 412 p., spéc. p. 260).

[144] Cour EDH, Grande Chambre, 22 avril 2013, Animal Defenders International c/ Royaume-Uni, req. n° 48876/08, JCP G, 2013, doctr. 855, n°16, chron. F. Sudre. Voy. K. Blay-Grabarczyk, « Conventionnalité de la condamnation d’un exploitant de portail d’actualités sur Internet en raison de commentaires injurieux », JCP G, n°27, 6 juillet 2015, p. 758.

[145] Cour EDH, Grande Chambre, 16 juin 2015, Delfi A. S. c/ Estonie, préc., §§111, 115, 134 et s.

[146] Ibid., §§142 et s. et 161.

[147] Ibid., §140.

[148] Voy. l’Opinion dissidente commune aux Juges Sajó et Tsotsoria sous Cour EDH, Grande Chambre, 16 juin 2015, Delfi A. S. c/ Estonie, préc. Selon eux, « la Cour ne peut pas remplacer l’absence d’analyse au niveau interne par sa propre analyse. De plus, il n’appartient pas à la Cour d’assumer le rôle de législateur national. Nous ne pouvons pas exclure que la nécessité de combattre le discours raciste (qui est une question à caractère public et non pas simplement un droit individuel) pourrait commander un devoir de vigilance qui imposerait des obligations allant au-delà des mesures appliquées par Delfi. Mais la tâche de la Cour est de déterminer si l’ingérence des autorités nationales reposait en fait sur des motifs adéquats et crédibles. Ceux-ci sont ici absents ; il y a donc eu violation de la Convention » (§43).

[149] Cour EDH, 28 novembre 2017, Antovic et Mirkovic c/ Monténégro, req. n°70838/13 (ingérence non prévue par la loi).

[150] Affaire Tretter et autres c/ Autriche, req. n°3599/10, communiquée le 6 mai 2013.

[151] Affaire Ben Faiza c/ France, req. n°31446/12, communiquée le 3 février 2015.

[152] Par exemple : affaire Big Brother Watch et autres c/ Royaume-Uni, req. n°58170/13, communiquée le 7 janvier 2014 ; Affaire Centrum För Rättvisa c/ Suède, req. n°35252/08, communiquée le 14 octobre 2014.


Tous discriminés ?

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L’auteure interroge la méthode de construction du droit de la non-discrimination en droit français. Le législateur continue à enrichir la liste de motifs de discrimination considérant toujours que la vérité et l’exactitude doivent se trouver dans le texte. Depuis peu, il semble avoir pris conscience des effets indésirables du manque de cohérence du corpus juridique et s’est, en réponse, engagé sur la voie de l’harmonisation. Cette initiative n’est toutefois pas encore concluante.

 

Tatiana Gründler, Maître de conférences, Université Paris Nanterre Centre de théorie et d’analyse du droit, équipe CREDOF, UMR 7074

 

Une salariée de la RATP, témoin de Jehovah, a refusé de prononcer l’expression « Je le jure » lors de sa prestation de serment devant le président du Tribunal de grande instance de Paris, préalable nécessaire à l’exercice des fonctions de surveillance auxquelles elle se destinait. L’impétrante a alors proposé l’usage d’une formule alternative, ce à quoi le magistrat s’est opposé, avant de prendre acte de son refus de prêter serment. En raison du défaut d’assermentation, l’employeur a licencié la salariée pour faute grave. La pieuse femme a alors contesté la décision au motif qu’elle était entachée d’une discrimination fondée sur ses convictions religieuses, ce qu’a admis la Cour de cassation en février 2017 1. Ce qu’il y a de remarquable dans la présente affaire, c’est que le comportement discriminatoire imputable au président du TGI rejaillit sur l’employeur qui voit sa décision annulée derechef.

Est-ce à dire que tout à chacun est possiblement coupable de discrimination ?

Si la question de la culpabilité et, avec elle, celle de la responsabilité, sont posées, c’est que des victimes existent. Il est vrai que le sentiment de discrimination est largement partagé et les recours juridictionnels soulevant en nombre le moyen de la discrimination en constituent la traduction juridique. Une récente enquête menée par le Défenseur des droits dévoile que plus de la moitié des personnes interrogées pensent que des discriminations ont lieu à l’occasion des contrôles de police, 47% lors d’une recherche d’emploi et près de 46% lors d’une recherche de logement 2. Plus spécifiquement, un-quart des personnes déclarent avoir été elles-mêmes discriminées au cours de leur vie professionnelle.

Bien entendu, toute perception de discrimination ne renvoie pas à une situation discriminatoire au plan juridique. Pour autant le droit se doit de répondre à la réalité sociale et c’est manifestement à cette entreprise que s’attèle le législateur français. Le droit de la non-discrimination consiste à établir l’illicéité de distinctions en raison des motifs qui les animent. La finalité de ce droit est, comme l’énonce Antoine Lyon-Caen, d’« éradiquer les attitudes, les décisions, les normes qui procèdent d’une telle distinction » 3. Bien qu’il soit difficile de déterminer ce qui définit le caractère arbitraire, donc illégitime et en conséquence illicite, d’une différence de traitement, la catalogue des motifs qu’il est interdit de prendre en compte lors d’une embauche, d’une location d’appartement ou d’une sanction disciplinaire par exemple se densifie sans cesse. Aux cinq motifs originellement visés (race, ethnie, origine, nation et religion) 4, succède une liste actuellement composée d’une trentaine de motifs 5.

La question se déplace alors de la perception de la discrimination à sa qualification juridique. Le droit n’en fait-il pas trop, en faisant de chacun de nous des personnes discriminées ?

La profusion des textes et la sophistication des règles juridiques de lutte contre les discriminations peuvent laisser penser de prime abord à un excès, mais cette critique nous semble devoir être tempérée, voire démentie, au terme d’une analyse plus poussée du corpus juridique. Il paraît en effet délicat d’évoquer un excès quand c’est le manque d’effectivité de ce droit qui est généralement pointé 6. Une des causes souvent avancées de cette ineffectivité réside dans les difficultés rencontrées par les victimes – malgré les aménagements procéduraux conséquents – d’établir devant le juge le comportement discriminatoire. Pour autant, la responsabilité de cet échec n’incombe pas au seul juge. Précisément parce que la démarche des acteurs publics investissant ce champ se caractérise par un privilège accordé au texte. Le maître d’œuvre de la lutte contre les discriminations en droit français est assurément le législateur et non le juge. Les failles de ce droit sont donc à rechercher avant tout dans l’action du premier.

Leurs origines se trouvent tout à la fois dans le modèle du droit de la non-discrimination retenu par le législateur et dans sa mise en œuvre. L’importance conférée à la lettre du texte en droit français, à la différence de nombre d’autres instruments juridiques de lutte contre les discriminations, induit nécessairement, et ce malgré l’activisme dont fait preuve le législateur, des angles-morts (I).  S’ajoute à ce premier écueil le fait que l’engagement non démenti du législateur se soit fait de façon empirique, sans vision d’ensemble, ce qui nuit à la lisibilité ainsi qu’à la cohérence de ce droit et donc, in fine, à sa maniabilité (II).

 

 I. Tout désigner, un choix originel pernicieux du droit de la non-discrimination

La méthode choisie en droit de la non-discrimination place les deux acteurs juridiques que sont le législateur et le juge dans des situations extrêmement inconfortables. Au législateur auquel il est demandé d’embrasser le champ potentiellement infini des distinctions que la société ne saurait tolérer (A) fait face un juge dépourvu de la marge de manœuvre nécessaire pour saisir les discriminations dans toute leur variété (B).

 

A. Un législateur acculé à l’impossible

Parce que le droit français de la lutte contre les discriminations est construit sur la base d’une liste légale et exhaustive de motifs (1), le législateur est tenu de la faire évoluer afin qu’elle corresponde à la réalité sociale (2).

 

1. Le choix de la liste de motifs

Dès 1987, Danièle Lochak dévoilait « la structure invariante de la notion de discrimination », constituée d’un premier élément que « sont les personnes ou les groupes qui font l’objet d’une différence de traitement », ce qui revient à déterminer « le critère de la distinction opérée » ; d’un deuxième, « le domaine dans lequel cette différence de traitement intervient » ; le troisième enfin : l’absence de « justification de cette différence, son adéquation ou sa non-adéquation au but poursuivi » 7. C’est effectivement sur ce triptyque que s’est élaboré le modèle juridique de lutte contre les discriminations au plan interne. La construction des dispositions de référence 8 contenues dans le Code pénal en offre une parfaite illustration. Alors que son article 225-1 énonce les critères susceptibles de rendre une distinction illégitime, donc illicite, l’article 225-2 identifie les domaines dans lesquels une telle distinction est effectivement illégale dès lors, précise l’article 225-3, qu’aucune justification prédéfinie ne permet de lui donner un satisfecit 9. La discrimination prohibée résulte donc de la rencontre entre un critère posé comme illégitime, d’un côté, et un domaine d’application de l’autre.

Or une spécificité du droit interne qui induit l’importance de la lettre du texte tient au caractère exhaustif de la liste des motifs discriminatoires. Contrairement à ce qui prévaut dans d’autres ordres juridiques 10, le législateur français a fait le choix d’une liste fermée de motifs impliquant que tout ce qui est illégitime et à ce titre interdit doit être nommé, au-delà de ce que le principe de légalité des délits et des peines exige simplement en droit pénal.

Dès lors, l’un des enjeux importants du droit de la non-discrimination réside dans le contenu formel de cette liste de motifs. A défaut d’explicitation textuelle, des situations problématiques du point de vue de l’objectif d’égalité pourraient rester en dehors des mailles du filet juridique.

Le législateur français est donc tenu de faire évoluer constamment la liste de motifs afin qu’elle corresponde le mieux possible à la réalité discriminatoire telle qu’elle se pratique et telle qu’elle est perçue. Mais il s’agit d’une tâche impossible, dont l’image du tonneau des Danaïdes permet de rendre compte.

 

2. Une tâche impossible

Une tâche sans fin. Le nombre de textes actualisant la liste de motifs et le contenu considérablement enrichi de celle-ci depuis 1972 attestent de l’immensité de la tâche 11. Entre la loi Pleven 12, première loi à se référer à la notion de discrimination, et aujourd’hui, on est passé des seuls et classiques motifs de l’origine, de l’ethnie, de la nation, de la race et de la religion à une trentaine de critères saisis par le droit, et encore si l’on s’en tient aux textes généraux portant sur la non-discrimination que sont la loi de 2008, l’article 225-1 du Code pénal et l’article L 1132-1 du Code du travail (et les articles annexes). Par une telle profusion de motifs, le droit français se distingue du droit de l’Union qui établit une liste de bien moindre envergure avec seulement huit critères explicitement visés par le droit dérivé 13. Cet enrichissement du droit se fait au coup par coup, au gré de l’agenda législatif et d’une prise en compte de plus en plus fréquente de cette question par le législateur.

Cette entreprise est sans fin. En effet la réalité discriminatoire étant diverse, mouvante et progressivement révélée, elle suppose une adaptation continue. En outre, la méthode de l’explicitation textuelle induit un effet mécanique contraire à l’objectif poursuivi. A mesure que le législateur s’emploie à résorber les vides juridiques en désignant un nouveau motif, il en crée immanquablement de nouveaux. Nommer (des motifs) pour inclure (des discriminations dans le droit), conduit insidieusement à exclure plus sûrement tout ce qui n’est pas nommé.

Voie sans issue, donc, que celle d’inscrire dans la loi tous les motifs possibles de discrimination, mais dans laquelle le législateur montre pourtant une indéniable opiniâtreté. La liste s’accroît ainsi inlassablement au fil des lois qui, de plus en plus souvent, comportent un volet anti-discriminatoire. C’est par exemple à l’occasion de l’examen de la loi portant sur le harcèlement sexuel que la question des discriminations subies par les personnes transgenres est apparue en 2012. La prise en compte de ce sujet a convaincu le législateur d’intégrer l’identité sexuelle parmi les critères illicites. Autre illustration : c’est lors de l’adoption d’une loi générale sur la société du vieillissement que le motif discriminatoire de perte d’autonomie est reconnu. La constante actualisation des motifs témoigne du souci du législateur de répondre plus fidèlement à une réalité sociale mouvante. Parfois avec un certain excès, comme lorsqu’il ajoute des motifs qui ne correspondent pas à autre chose qu’à une discrimination extrêmement factuelle. Même sans ces ajouts intempestifs 14, il y a des revers à une telle agitation législative : incohérences, redondances, vides, qui font parfois penser que, malgré les apparences, le Parlement se moque du droit de la non-discrimination 15.

A l’infinitude de la tâche s’ajoute donc une seconde difficulté, celle de nommer correctement.

Une tâche délicate. Un signe de cette difficulté peut être trouvé dans deux motifs récemment intégrés dans notre droit. Il est en effet difficile de comprendre l’intention du législateur lorsqu’il complète la liste des motifs illicites par le critère de « capacité à s’exprimer dans une autre langue que le français ». Les auteurs n’ont pas tardé à relever la contradiction interne de la formule qui pose comme motif de discrimination, donc comme élément négatif, une capacité, autrement-dit une faculté connotée positivement 16, à railler la fréquence des discriminations dont sont victimes les personnes bilingues 17 et à douter de l’opportunité de l’intégration d’un tel motif dans la liste 18. Sauf à considérer que ce que le législateur cherche à saisir par cette formule, c’est la discrimination subie par les personnes d’origine étrangère. Mais alors, pour légitime que soit un tel objectif, celui-ci ne nécessitait pas l’adaptation de l’arsenal législatif, la discrimination fondée sur l’appartenance ethnique – vraie ou supposée – étant de longue date interdite 19. Et la notion de discrimination indirecte aurait permis d’appréhender juridiquement une pratique apparemment neutre (une question éventuellement posée à un candidat à l’embauche concernant la langue qu’il parle chez lui) mais produisant des effets défavorables (dès lors que la réponse d’une langue autre que le français aurait constitué un désavantage pour le candidat) très majoritairement sur une population d’origine étrangère.

Le législateur devient coutumier du fait de mal nommer quand on songe au récent ajout du critère de « la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur ». Cette intégration illustre la « fuite en avant », la « course contre la montre », la « frénésie » frappant le législateur dans le champ de la non-discrimination. Des auteurs, à l’instar de Gwénaële Calvès, n’ont pas hésité à souligner que l’« on ne fait pas une bonne loi avec de bon sentiments », doutant de l’utilité fonctionnelle d’un tel motif, au-delà même de son éventuelle utilité axiologique 20. Inscrire un tel motif dans la liste répondait à une demande portée toute particulièrement par l’association ATD Quart Monde afin d’appréhender juridiquement les traitements différents, les rejets, dont les pauvres peuvent être victimes en raison de stéréotypes véhiculés par la misère 21. On se souvient de la famille, soutenue par l’association, refoulée du musée d’Orsay. En 2015, cette proposition fut relayée au Sénat par le dépôt d’un texte visant initialement la précarité sociale, mais qui a débouché sur l’insertion, en juin 2016, du motif de la « particulière vulnérabilité résultant de la situation économique, apparente ou connue, de son auteur ». Cette longue expression, peu parlante et peu maniable, montre la difficulté de nommer et de bien nommer 22. Il n’est pas sûr au demeurant qu’elle permette de saisir les situations initialement envisagées. Le terme de vulnérabilité renvoie à un état de faiblesse, qui peut avoir de multiples facteurs tels que l’âge, la maladie, le handicap…, et est « un élément de fait qui s’apprécie au cas par cas », ce qui rend le succès « d’éventuelles actions en justice hautement improbable » 23.

 

B. Un juge relégué au second plan

Sans tomber dans la caricature d’un juge fantoche on peut constater qu’il n’est pas une figure de proue de la lutte contre les discriminations. Le législateur, très interventionniste, encadre fortement l’action du juge (1) qui semble avoir admis une telle répartition des rôles (2)


1. Un juge bridé

Quand le législateur reprend la main. En 2012 l’identité sexuelle est venue enrichir la liste des motifs illicites, critère remplacé, en 2016, par l’identité de genre. Si ces introductions successives et alternatives illustrent la sophistication dont fait preuve le législateur dans son effort jamais démenti de mieux nommer les discriminations, elles révèlent surtout la prétention de celui-ci à transcrire dans le texte toute discrimination, fût-elle déjà saisie par le juge au moyen des outils mis à sa disposition.

L’ajout du critère de l’identité sexuelle en 2012 déjà mentionné constitue un cas d’école de la façon dont l’intervention du législateur restreint la latitude inventive du juge dans l’appréhension du phénomène discriminatoire, le premier devant nécessairement aiguiller le second. Tout commence ici par la sensibilisation de quelques parlementaires à l’existence de discriminations spécifiques relayées par des victimes, plus souvent, par des associations 24. La conséquence de cette prise de conscience fut l’explicitation textuelle du motif à l’origine de la différence de traitement problématique, non sans un certain flottement sur le sens respectif des termes de sexe, orientation sexuelle, identité sexuelle ou identité de genre aujourd’hui préférée 25. La nécessité du recours au texte n’avait pourtant rien d’évident dès lors que des juges avaient pu se saisir d’un autre critère, celui de l’orientation sexuelle, apprécié il est vrai très souplement, afin de saisir et de sanctionner ce type de discrimination 26. Ainsi la Cour d’appel de Montpellier avait pu constater le caractère abusif d’un licenciement prononcé à l’encontre d’un salarié en conversion sexuelle fondé sur une discrimination en raison de l’orientation sexuelle. Même en l’absence de motif idoine, le juge avait trouvé le moyen d’appréhender le comportement discriminatoire et de le sanctionner en tant que tel.

L’introduction dernièrement de l’identité de genre dans la liste des motifs de discrimination confirme cet activisme du législateur. Celui-ci intervient une fois encore alors que le juge avait eu l’occasion de saisir juridiquement des décisions guidées par des stéréotypes de genre. Par son arrêt sur l’homme aux boucles d’oreilles, la chambre sociale de la Cour de cassation avait démontré que le juge parvient, en mêlant des critères entre eux (le sexe et l’apparence physique, en l’occurrence), à en saisir d’autres non explicités par le texte (l’identité de genre). En l’espèce, était en cause le licenciement du chef de rang d’un restaurant gastronomique consécutif à son refus d’ôter ses bijoux pendant son travail. La Cour de cassation a considéré que ce licenciement avait pour cause « l’apparence physique du salarié rapportée à son sexe », sans que l’employeur ne justifiât d’éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Ce qui transparaît en filigrane de cette affaire c’est bien la question du genre. « Par cette référence au rapport entre l’apparence physique et le sexe, la Haute Cour désigne implicitement, au-delà du sexe biologique, le genre : la perception sociale de l’homme, son comportement social dont la manifestation la plus visible est l’apparence physique » 27. Malgré ce précédent, le législateur continue de chercher à mieux appréhender les discriminations grâce à une désignation toujours plus sophistiquée. C’est dans cette perspective que se situe la substitution à l’identité sexuelle du critère de l’identité de genre lors de l’adoption de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle 28, comme l’y invitait au demeurant le Défenseur des droits 29. Selon l’autorité constitutionnelle, plusieurs éléments plaidaient en faveur de cette évolution terminologique : d’abord le risque qu’accolées et réunies par l’attribution d’un même adjectif (sexuelle), les notions d’identité sexuelle et d’orientation sexuelle soient confondues ; ensuite l’idée que  l’expression « identité de genre » est « plus claire et plus inclusive », englobant l’identité corporelle, notamment sexuelle, mais aussi l’identité sociale et culturelle et permettant de « protéger l’ensemble des personnes transgenres contre toute discrimination » 30, quel que soit leur niveau ou étape de transition. Cette reprise en main du législateur confirme que le juge français, loin de ses homologues nord-américains, n’est pas vu comme un acteur de premier plan du droit de la non-discrimination.

De telles explicitations textuelles ne sont pas dénuées de tout intérêt. Elles participent d’une généralisation, d’une diffusion sur l’ensemble du territoire d’une compréhension de la discrimination propre, au départ, à un juge du fond. Il est des cas en revanche où la caractérisation de la situation ne peut relever que d’une approche casuistique très concrète.

Quand le législateur ne laisse pas la main. Le modèle français du droit de la non-discrimination a pour effet, par son système de liste de motifs, d’invisibiliser certains types de discriminations intersectionnelles, en particulier celles nées, non pas du cumul de discriminations simultanées ou successives fondées sur des critères distincts, mais de la rencontre de plusieurs motifs discriminatoires.

Ce cloisonnement voulu par le législateur induit d’abord une inhibition du juge dans sa perception des potentiels effets conjugués de plusieurs motifs illicites et, consécutivement, une nouvelle intervention du législateur pour trouver le motif qui chapeauterait les motifs concernés. Un exemple est révélateur de la mécanique à l’œuvre, celui de la perte d’autonomie. Le projet de loi sur le vieillissement ayant conduit à sa consécration évoquait initialement les discriminations fondées sur l’âge déjà connues du droit positif 31. Puis, à la faveur de deux amendements identiques déposés à l’Assemblée nationale 32, l’idée de faire figurer la perte d’autonomie au nombre des motifs discriminatoires définis par l’article 1er de la loi de 2008 a émergé, dans le but précis de permettre au Défenseur des droits d’être saisi par des personnes victimes de discrimination dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées et dépendantes et de se rendre sur place pour vérification ou enquête. Le Sénat a estimé à juste titre que « ce nouveau critère [était] redondant avec ceux liés à l’âge et au handicap » et a donc proposé sa suppression. L’inutilité d’un tel ajout, trouve sa source dans la présence antérieure de critères qui, seuls ou assemblés, permettent de subsumer les expériences discriminatoires vécues par les personnes en situation de dépendance : « le présent article n’apporte pas d’ajout au droit existant dans la mesure où l’âge et le handicap constituent déjà des motifs susceptibles de fonder une discrimination. Or la perte d’autonomie est, de facto, un handicap, le plus souvent lié à l’âge » 33. Mais les députés l’ont rétabli et le Sénat s’y est résolu, écartant dès lors toute perspective d’interprétation croisée des motifs. Pour autant cette question d’une possible concurrence entre l’ajout d’un motif et le fait de penser les discriminations en termes d’intersection n’est pas propre à la perte d’autonomie. On peut à certains égards, considérer que la grossesse aurait pu être appréhendée, par l’interprétation du juge, sous l’angle des deux motifs que sont le sexe et la santé.

 

2. Un juge qui s’auto-limite dans son (non) usage des concepts

Discriminations intersectionnelles. On pourrait croire l’enjeu nul. Quelle que soit la méthode – celle privilégiant la précision du texte ou celle faisant le pari de l’audace du juge -, l’essentiel est de parvenir au but que constitue la sanction des discriminations. Mais par l’importance conférée à la lettre du texte, comme nous avons tenté de le montrer, le dispositif juridique français est en retrait sur l’intersectionnalité alors que des foyers de discrimination sont nécessairement omis. Par exemple, l’absence en droit interne du motif des « responsabilités familiales » mentionné dans la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe aurait pu être palliée par une interprétation croisée de la situation de famille et du sexe, deux motifs connus du droit français, si on pense au sens que le Comité européen des droits sociaux lui donne, dans une perspective genrée de la répartition des tâches domestiques correspondant encore largement à la réalité 34.

Cette difficulté à appréhender les discriminations au croisement de deux motifs n’est pas propre au juge national 35. Dans un arrêt de 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a en effet expressément refusé de reconnaître toute « nouvelle catégorie de discrimination résultant de la combinaison de plusieurs de ces motifs [visés à l’article 1er de la directive 2000/78] tels que l’orientation sexuelle et l’âge » 36. Dans la présente affaire, un travailleur irlandais demandait à son employeur que son compagnon avec lequel il avait conclu un partenariat enregistré (terme désignant l’union civile ouverte en Irlande aux personnes de même sexe) bénéficie à son décès d’une pension de survie. Mais le régime de prévoyance professionnelle concerné subordonnait le bénéfice de la prestation par les partenaires enregistrés survivants des affiliés – tout comme par les personnes mariées survivantes – à la condition que le partenariat – ou le mariage –  ait été souscrit avant que l’affilié n’ait atteint l’âge de 60 ans. Or cette condition ne pouvait être remplie dans le cas d’espèce, le partenariat enregistré entre personnes du même sexe ayant été légalisé en Irlande postérieurement aux 60 ans du requérant. La Cour de Luxembourg fut donc interrogée à titre préjudiciel sur la compatibilité ou non de cette exigence avec la directive 2000/78 relative à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, autrement dit sur son éventuel caractère discriminatoire. Après avoir écarté la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle tout comme celle fondée sur l’âge, les juges ont exclu toute discrimination en raison de l’effet combiné des deux critères 37.

Il peut être tentant de voir dans cette absence de confiance envers le juge et dans cette préférence systématique accordée au texte – toutes deux à l’origine d’un cadre législatif replet – la marque de l’attachement à l’universalité et, parallèlement, les réserves à l’égard d’une approche casuistique

Discriminations indirectes. Un contentieux émergeant en France, celui de la restauration collective, rend perceptible la difficulté que rencontre le juge, du moins le juge administratif, dans la manipulation du concept de discrimination indirecte. Saisi de la légalité de la délibération d’un conseil municipal supprimant des cantines scolaires de la ville les repas de substitution proposés aux enfants quand des plats à base de porc leur étaient servis, le tribunal administratif de Dijon 38 a évité de se prononcer sur l’existence d’une discrimination pour se concentrer simplement sur l’absence de prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant tiré de l’article 3-1 de la Convention internationale sur les droits de l’enfant 39. Pourtant le Défenseur des droits comme la Commission nationale consultative des droits de l’homme, consultés en tant qu’amici curiae, abordaient le caractère indirectement discriminatoire de la décision litigieuse à l’égard des enfants de confession juive ou musulmane. Dans sa dernière version 40, la loi de 2008 interdit en effet les discriminations indirectes fondées « en matière de protection sociale, de santé, d’avantages sociaux, d’éducation, d’accès aux biens et services ou de fourniture de biens et services ». Il est dès lors possible de considérer qu’une décision de suppression des repas de substitution au porc, ne visant aucune population spécifiquement, crée un désavantage pour les enfants de confession juive ou musulmane, donc est à l’origine d’une discrimination indirecte en raison de la religion dans l’accès à un service – serait-il public. Et ce silence sur le caractère indirectement discriminatoire de la non-fourniture de repas conforme aux exigences religieuses d’un usager de service public n’est pas isolé. L’examen des quelques décisions juridictionnelles relatives à ce contentieux dessine un juge administratif en retrait en matière de discrimination 41. Le cas des prisons est topique. Si certaines demandes d’aménagement de repas sont prises en compte, ce n’est jamais au nom de la discrimination indirecte générée par la distribution d’un repas commun, indifférent à toute prescription religieuse, « neutre », serait-on tenté de dire, mais en raison de l’existence d’un droit juridiquement protégé, en l’occurrence la liberté religieuse du détenu 42. C’est donc toujours par des voies si ce n’est détournées, du moins, autres que la non-discrimination – ici l’intérêt supérieur de l’enfant, là la liberté religieuse – que le juge administratif parvient à neutraliser des décisions défavorables à un groupe minoritaire d’usagers.

La conception du droit de la non-discrimination retenue par le législateur français détermine une répartition très inégalitaire des rôles entre lui et le juge. L’ampleur de la tâche incombant au Parlement est avérée ; le résultat sans doute décevant. Pourquoi ? Certainement parce que, sensibilisé à la question des discriminations, le législateur est absorbé par sa volonté de toujours mieux saisir les nouveaux types de discrimination dévoilés. L’absence de réflexion globale sur les objectifs ainsi que sur la méthode est regrettable car source d’imperfections d’un droit pourtant ambitieux.

 

II. Nommer sans penser, un processus à l’origine de la fragmentation du droit de la non-discrimination

 

La fragmentation du droit de la non-discrimination est double. Elle tient en premier lieu au fait que celui-ci est constitué d’un empilement de textes destinés à actualiser la liste de motifs illicites. Le procédé qui consiste à ajouter, à superposer, sans repenser globalement le droit induit des transformations subreptices parce que largement inconscientes (A). La fragmentation résulte en second lieu de l’éparpillement de ce droit dans différents corpus, dispersion qui engendre nombre d’incohérences que seule une vision d’ensemble du sujet permettrait d’endiguer (B).

 

A. Stratification : des transformations impensées du droit de la non-discrimination

Le droit de la non-discrimination s’est construit par touches successives, au gré des agendas politiques et législatifs, avec des temps forts marqués par l’adoption de lois de transposition des directives de l’Union européenne 43. Cela aboutit à dessiner de manière pointilliste ce droit dont les contours restent relativement flous et difficilement saisissables. Mais cette méthode de construction souffre d’un manque de réflexion. Si le législateur est indéniablement et durablement engagé dans la lutte contre les discriminations, c’est visiblement sans mener préalablement ou parallèlement une réflexion sur ce que doit être l’arsenal juridique anti-discriminatoire. Il en résulte de nombreux impensés, tant sur l’objet de la protection à travers l’énoncé de motifs illicites (1) que, à un niveau plus macro, sur les places assignées respectivement au droit et à la politique dans la gestion des différences (2).

 

1. Une évolution inconsciente de l’objet protégé : de l’universel au particulier

Du constat de l’hétérogénéité des motifs à l’esquisse de tendances. La grande variété de motifs saisis par le droit est régulièrement soulignée. « Certains motifs prohibent (…) indiscutablement des distinctions inhérentes à la personne humaine (origine, sexe, apparence physique, handicap, âge, caractéristiques génétiques). Mais bien d’autres relèvent bien davantage de l’état (de santé, de grossesse), de l’identité sociale (sexe, situation de famille, patronyme, religion, lieu de résidence, identité sexuelle), des comportements (mœurs, orientation sexuelle) ou des opinions (opinions politiques, activités syndicales) 44. L’absence de tout esprit de systématisation ou de prévision dans l’esprit du législateur et, plus encore, son inconscience du fait que « la discrimination ne porte pas atteinte aux mêmes valeurs (dignité, égalité, solidarité, liberté) selon la nature du mobile de discrimination (race, sexe, handicap, activité syndicale) » ont pu être remarquées 45. Forts de tels constats partagés, les juristes, conformément à leur appétence pour l’ordonnancement et la catégorisation, tentent de dénicher au sein des différentes listes existantes de motifs discriminatoires des critères de classement et de possible mise en cohérence, serait-ce a posteriori 46.

Selon certains auteurs se cacheraient dans cette superposition progressive des évolutions tendancielles du droit de la non-discrimination. Une tendance plus sociale tout d’abord ; une tendance plus libérale ensuite. Ainsi, Grégoire Loiseau souligne que si, traditionnellement, les motifs illicites sont « recensés parmi les différentes données qui font l’individualité de chacun » (comme le sexe, l’âge l’origine…), ils sont désormais marqués par une « orientation plus sociale » (et l’auteur de citer le lieu de résidence et bien entendu la particulière vulnérabilité résultant de la situation économique apparente ou connue de son auteur 47.).

Bien qu’exprimée et analysée différemment c’est cette même évolution qu’identifie Marie Mercat-Bruns lorsqu’elle évoque une nouvelle génération de critères discriminatoires en droit du travail : aux premiers critères portant sur les caractéristiques des personnes se sont ajoutés, selon elle, des critères qui « reflètent davantage des aspirations à l’autonomie du travailleur dans l’emploi (apparence physique) ou à l’exercice de libertés des salariés (orientation sexuelle, appartenance syndicale) liées parfois à des choix dans leur vie personnelle (identité sexuelle, parentalité, lieu de résidence, religion) » 48. A la suivre, la lutte contre les discriminations ne viserait dès lors plus à « éradiquer les stéréotypes », mais davantage à « préserver une sphère d’autonomie au travailleur » 49.

Cette évolution perçue en droit du travail nous paraît conforme à celle que traverse l’ensemble du droit de la non-discrimination.

Evolution ou mutation ? Dans ce foisonnement de motifs discriminatoires il est difficile de débusquer des évolutions précises pour deux raisons principales que sont, d’une part, l’équivocité fréquente des termes employés et, d’autre part, l’absence de périodes « géologiques » claires. Sans multiplier les exemples sur le premier point, notons simplement la complexité qu’il y a à déterminer avec certitude la logique à laquelle répond un motif. Si l’on prend l’exemple des mœurs, on se souvient qu’il a été intégré dans l’arsenal législatif de non-discrimination en 1985 50 afin d’apporter une réponse aux différences de traitement subies par les personnes homosexuelles 51. Mais on sait aussi qu’il a pu être utilisé par la HALDE pour remettre en cause un refus d’embauche opposé à une personne fumeuse 52 Et force est de reconnaître qu’il n’a pas rendu sans objet la proposition d’introduction ultérieure du motif d’orientation sexuelle 53. Les motifs ont donc une vie au-delà des prévisions du législateur. Quant au second point, s’il est impossible de comptabiliser avec certitude le nombre de lois traitant de façon directe ou incidente de la question des discriminations, il semble aussi difficile d’identifier des périodes, des « âges », de ce droit, séparés par des moments de rupture eux-mêmes peu visibles.

Pourtant des évolutions sont à l’œuvre, que ces écueils n’empêchent pas absolument de révéler. Convenons, à titre liminaire, que l’ensemble des motifs posés comme illicites ne relèvent pas du même paradigme. Sans aller jusqu’à proposer une classification, on peut repérer trois types de motifs : ceux se rapportant à l’identité de la personne d’abord, ceux ayant trait à l’exercice d’une liberté, ensuite, et des motifs plus sociaux, enfin. Dans le premier ensemble constitué de motifs en lien avec l’identité – motifs identitaires –, nous semblent pouvoir être distingués, d’un côté, ceux qui ont trait à des caractéristiques indisponibles de la personne (origine, ethnie, nation, race, sexe 54.) et, de l’autre, ceux qui, tout en apparaissant largement immuables, ne sont pas nécessairement une donnée première, une donnée de naissance. On pense ici à l’état de santé, au handicap ou à l’âge. S’ajoute à ces deux premières catégories constituées autour des identités personnelles le deuxième groupe composé des motifs touchant à l’exercice de libertés – motifs libéraux –. Il est de nouveau loisible de subdiviser cet ensemble entre, d’une part, ceux qui concernent l’exercice des libertés intellectuelles – qui sont aussi souvent des libertés d’engagement (collectif) – comme les opinions politiques, philosophiques, syndicales ou encore l’appartenance religieuse et, d’autre part, les motifs qui font écho à des libertés relevant du droit au respect de la vie privée, tels que les mœurs, l’orientation sexuelle ou la situation de famille. Ces éléments ne sont pas totalement étrangers à l’identité de la personne, ce qui suggère une certaine porosité, tout du moins une imperfection des critères de distinction suggérés ici, mais il s’agirait alors, au travers des derniers motifs recensés, d’une identité choisie plus que donnée, ce qui déplace sensiblement l’objet et l’enjeu de la protection qu’offre le droit de la non-discrimination. Des motifs plus sociaux, tels que le lieu de résidence ou la particulière vulnérabilité économique, forment un dernier ensemble au sein de cette liste. Eloignés de la question de l’identité de la personne ils tentent de protéger « l’homme situé », c’est-à-dire un « homme concret, défini non par son essence ou son appartenance à un type abstrait mais par des particularités qu’il doit à la situation contingente où il se trouve placé » 55.

A l’image de la présentation générationnelle des droits fondamentaux – jugée trop simpliste pour décrire des catégories de droits qui ne se succèdent pas purement et simplement, mais correspondent à trois périodes -, le droit de la non-discrimination se caractériserait par une coexistence de motifs de différentes natures et par des temps au cours desquels une sorte de motifs prédominerait sans que les autres ne soient pour autant occultées.

Une telle temporalité, même relative, rend d’ailleurs visible une transformation plus profonde à laquelle il convient de se montrer attentif : le passage d’un usage de la règle de non-discrimination comme outil au service de l’égalité à son emploi comme moyen d’une plus grande effectivité des libertés fondamentales. Lorsque le législateur commence par interdire les discriminations fondées sur la race, l’origine ou le sexe, c’est encore l’universalité qu’il vise, donc une égalité liée à la même appartenance au genre humain, d’où, d’ailleurs, le fait que le lien soit parfois fait – comme dans le Code pénal – entre non-discrimination et dignité humaine 56. C’est en revanche davantage une protection indirecte des libertés que ce droit propose quand il prohibe des comportements défavorables aux personnes qui font usage de leurs droits et libertés par rapport à celles qui ne les exercent pas. L’égalité serait actuellement de nouveau privilégiée mais transformée car considérée, cette fois-ci, dans une perspective plus sociale et donc plus solidaire. Aussi les divers motifs pourraient-ils être rassemblés autour d’un triptyque constitué progressivement de l’égalité, de la liberté et de la solidarité.

 

2. Un déplacement sensible des responsabilités : de la prévalence du juridique sur le politique

L’inclination – largement impensée – du législateur à offrir une orientation plus sociale à la lutte contre les discriminations conduit à s’interroger sur la place du droit de la non-discrimination par rapport à une politique de justice sociale et donc à questionner plus largement la place du droit par rapport à l’action politique 57.

Parmi les derniers motifs intégrés en droit positif, on trouve en effet moins des données faisant l’individualité de la personne que des critères socio-économiques : le fait d’être bénéficiaire de la couverture maladie universelle (2009) 58,  le lieu de résidence (2014) ou encore la particulière vulnérabilité économique (2016). Or si la volonté du législateur de répondre à des problèmes sociaux dévoilés par les associations et par le Défenseur des droits est louable, elle ne peut faire l’économie d’une réflexion sur ce qu’est la fonction du droit de la non-discrimination. Est-il l’outil privilégié d’une plus grande égalité de traitement ? N’y a-t-il pas une possible confusion entre action politique et action juridique, avec un risque consécutif de dilution des responsabilités ? N’y aurait-il pas en outre un risque de perte de densité normative ? La multiplication de critères dont la portée symbolique est indéniable mais dont l’effet réel est sans doute plus modeste – du fait de leur manque de maniabilité par le juge notamment – ne risque-t-elle pas d’avoir pour effet pernicieux, à terme, de faire apparaître le droit de la non-discrimination comme un droit mou, réceptacle de bons sentiments et doté d’une faible juridicité ? Pour l’ensemble de ces raisons, il paraît impératif que le législateur engage une politique législative réfléchie sur le droit de la non-discrimination et intervienne de façon plus parcimonieuse mais à meilleur escient dans ce domaine sans que cela n’altère son intérêt pour ce sujet. Le cas de la discrimination pour particulière vulnérabilité économique constitue, aux yeux de Delphine Tharaud, une manifestation de ce risque de « désengagement de l’Etat » 59. Le fait que le législateur ait complété sa prohibition des discriminations fondées sur ce motif par la reconnaissance d’une possibilité pour l’employeur d’adopter des mesures de discrimination positive au profit de ce groupe de personnes, défini par leur situation économique, n’est pas anodin à cet égard. L’article L 1133-6 du Code du travail indique en effet que « les mesures prises en faveur des personnes vulnérables en raison de leur situation économique et visant à favoriser l’égalité de l’emploi ne constituent pas une discrimination ». On peut être tenté d’y lire un encouragement à l’action privée face à un recul possible de l’action publique 60.

Sans que l’on en ait encore une conscience aigüe, le droit des discriminations évolue. Compte tenu de la place centrale que le législateur joue dans le modèle actuel, il paraît ne pouvoir se dispenser de reconsidérer tant son objet que son positionnement. C’est à cette condition que l’effectivité de ce droit pourra changer d’échelle. Le manque de vision d’ensemble conduit aussi, plus modestement, à des incohérences qui nuisent à leur tour à la bonne réception de ce droit par les acteurs et donc, là encore, à son efficacité.

 

B. Dispersion : des incohérences au sein du droit de la non-discrimination

La multiplication des textes relatifs aux discriminations engendre des divergences entre eux qui s’apparentent parfois à de véritables incohérences (1). Le législateur s’est récemment employé à y remédier. Le remède s’avère pourtant occasionner le même mal (2).

 

1. Le constat de l’hétérogénéité

Des non correspondances entre les textes difficilement explicables. Comme cela a déjà été rappelé, trois champs principaux sont traversés par le droit de la non-discrimination : le droit pénal, le droit du travail et le droit de la fonction publique. C’est d’abord la pénalisation de la discrimination raciale qui a occupé le législateur avec l’interdiction des refus de fourniture de bien et service ou d’embauche fondés sur le critère de l’ethnie, la nation, la race ou la religion 61. Précurseur, le Code pénal demeure aujourd’hui le texte de référence, de sorte qu’avant la loi J 21 l’article 225-1 de ce texte ne comportait pas moins de 21 motifs distincts. Cette liste ne couvrait pourtant pas totalement celle figurant dans le Code du travail, autre champ privilégié du droit de la non-discrimination qui lui-même était bien plus complet que son pendant dans l’emploi public. La présence d’une petite quinzaine de critères mobilisables dans le cadre de la fonction publique 62 est l’empreinte d’un droit bien davantage imprégné du principe d’égalité que de la logique de la non-discrimination. Ainsi la loi de 1983 ne mentionne toujours pas, dans sa version actuelle, la grossesse, le lieu de résidence, les mœurs ou encore les caractéristiques génétiques. Si certains motifs absents de la loi sont néanmoins prohibés par le juge 63, ils ne bénéficient ni de la garantie législative ni de la lisibilité offerte par l’explicitation textuelle quand d’autres sont tout simplement oubliés. En dépit de l’ajout en 2016 de la situation de famille à la liste, les différences subsistent entre les travailleurs relevant du droit privé et ceux régis par le droit public sans que des raisons objectives ne puissent les légitimer 64. 

A l’inverse, d’autres spécificités peuvent, dans certains domaines du droit, s’expliquer. Ecarter de la liste de droit commun des motifs ou, à l’inverse, en énoncer de nouveaux, plus caractéristiques du champ concerné, peut s’avérer nécessaire pour saisir des risques discriminatoires particuliers. C’est par exemple le cas de l’article L. 2213-9 du Code général des collectivités territoriales qui interdit, en matière d’inhumation, d’opérer une distinction selon « les circonstances de la mort », motif de discrimination que l’on ne trouve logiquement nulle part ailleurs. L’originalité peut également provenir du constat de certaines pratiques sociales discriminatoires auxquelles le législateur tente de répondre en envoyant un message ciblé aux acteurs, tout particulièrement aux auteurs potentiels de discriminations. On peut ici penser à la loi de 2009 déjà évoquée qui ajoute aux motifs de discrimination traditionnels déjà visés par le Code de la santé publique, celui du bénéfice de la couverture maladie universelle, adressant ainsi un signal réprobateur fort aux médecins quant au caractère illégal d’une pratique de refus de soins manifestement non exceptionnelle 65.

Une hiérarchisation sous-jacente. Le droit de la non-discrimination n’est pas unitaire, il est plutôt un « droit stratifié qui accorde une protection différenciée en fonction du critère de la discrimination alléguée » 66. Effectivement la multiplicité des textes portant sur les discriminations et leur non-correspondance engendrent des champs d’application de l’interdiction des discriminations distincts selon les motifs. Au regard des régimes applicables, trois catégories de motifs ont pu être identifiées avant les réformes de 2016 et 2017 : « les motifs unanimement consacrés c’est-à-dire mentionnés dans les quatre corpus législatifs retenus 67 [le sexe, le handicap, l’orientation sexuelle, l’identité sexuelle, l’âge, l’ethnie, la race et la religion], ceux majoritairement consacrés, à savoir dans trois des quatre corpus [l’origine, la situation de famille, la grossesse, l’apparence physique, le patronyme, le lieu de résidence, l’état de santé, les opinions politiques et les activités syndicales] et ceux minoritairement retenus [les caractéristiques génétiques, les mœurs, la nation, la perte d’autonomie, les convictions, la maternité, les activités mutualistes et les opinions philosophiques] » 68. La cause de ces différences n’a rien d’évident, l’homogénéité des motifs au sein de chacun des trois ensembles n’étant pas manifeste. La critique porte dès lors non pas sur la coexistence de régimes différents, mais sur l’absence de raison claire et assumée de ces distinctions : « le sentiment d’insatisfaction à cet égard résulte moins de la hiérarchisation que de son caractère apparemment impensé » 69.

L’éparpillement des textes est donc en premier lieu facteur d’illisibilité et de complexité du droit de la non-discrimination, deux caractéristiques qui ne sont sans doute pas étrangères à sa (trop) faible mobilisation par les acteurs sociaux. Il favorise en second lieu l’apparition d’incohérences entre les différentes branches du droit. Or si des spécificités existent et rendent inévitables certaines adaptations de ce droit en fonction des champs concernés, rien n’empêche l’élaboration d’un « tronc commun antidiscriminatoire » 70. C’est justement dans cette voie de l’harmonisation que le législateur s’est récemment engagé 71.

 

2. La recherche d’une harmonisation

Plusieurs textes adoptés dernièrement font montre de la volonté du législateur de gagner en cohérence. Les différents aller-retours et le résultat mitigé traduisent toutefois la complexité de la tâche.

Tentative d’harmonisation. Avec la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, le législateur, presque malgré lui – on se souvient que c’est à la faveur d’un amendement 72 déposé tardivement et contre l’avis du Gouvernement -, entreprend autour du texte de 2008 un double mouvement d’harmonisation. Le premier consiste en ce que l’on pourrait appeler une harmonisation externe c’est-à-dire l’harmonisation de l’ensemble des textes généraux traitant de la non-discrimination. Elle vise à faire de la loi de 2008 le texte de base du droit de la non-discrimination. En ce sens, le législateur commence par compléter la liste de motifs qui y sont visés puis fait de ce texte la norme de référence à laquelle d’autres peuvent renvoyer comme l’article L 1132 du Code du travail. Si ce procédé du renvoi a pu être critiqué par des auteurs le qualifiant de « pas vraiment user friendly » 73, il permettait l’harmonisation automatique des « différents motifs discriminatoires existant en droit français et disséminés dans trois corps de règles : la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 (…), les articles 225-1 et suivants du Code pénal et les articles L 1132-1 et suivants du Code du travail » 74. Le second axe repose sur une harmonisation interne de la loi de 2008. Il s’agit de généraliser l’applicabilité de l’ensemble des motifs inclus dans ce texte à tous les domaines qu’il vise, à savoir l’emploi, la protection sociale, la santé, les avantages sociaux, l’éducation ainsi que l’accès et la fourniture de biens et services. Cela n’était pas le cas auparavant puisque seules les différences opérées sur le fondement de la race, l’ethnie, la grossesse ou la maternité permettaient une action au plan civil en matière de protection sociale, de santé, d’avantages sociaux et d’éducation.

Limites. Le législateur semble s’être arrêté au milieu du gué 75. Ce constat ressort en premier lieu du fait qu’a été laissée à l’écart du processus la loi Le Pors, accentuant encore les différences entre le régime de protection contre les discriminations des employés du secteur privé et celui prévalant dans le champ public. Il s’impose en second lieu en raison de l’absence de généralisation de la technique du renvoi au texte de 2008. Certes, le Code du travail a bien abandonné l’énumération, mais d’une part, l’article 225-1 du Code pénal l’a maintenue quand d’autre part l’innovation de l’article L 1132 du Code du travail fut de courte durée puisque, dès le début de l’année 2017, la liste, enrichie de quelques ajouts et au passage de nouvelles incohérences, retrouvait sa place dans le Code du travail 76. Indépendamment de la question du procédé utilisé pour l’atteindre, l’objectif d’harmonisation n’est pas toujours synonyme de cohérence sur le fond 77. Ainsi le motif de perte d’autonomie devient un motif illicite de discrimination dans l’emploi à la faveur de la loi J 21. On comprend mal quelle réalité avait en vue le législateur en interdisant à l’employeur de moins bien traiter les personnes devenues incapables d’assumer les actes de la vie courante du fait de leur âge ou de leur handicap. Cela dénote une recherche exagérée de cohérence de la part du législateur. De même, l’intégration du nouveau motif de domiciliation bancaire, aussi bien dans la loi de 2008 que dans le Code du travail, surprend. Ce qui était à l’origine visé par le législateur et justifiait la présence de ce critère dans son texte de février 2017 sur l’outre-mer, c’était la discrimination dont les populations ultra-marines font l’objet dans l’accès au logement ou au crédit, deux champs effectivement couverts par la loi de 2008. Comment expliquer autrement que par un souci excessif d’harmonisation son insertion concomitante dans le Code du travail ? Comme se plaisent à le remarquer les auteurs, il est effectivement peu probable qu’un employeur discrimine un salarié ou un candidat à l’embauche en raison de sa domiciliation bancaire, excepté « le cas très hypothétique d’un employeur particulièrement attaché au Crédit Agricole à l’encontre d’un salarié titulaire d’un compte au Crédit Lyonnais » 78.

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La méthode de construction du droit de la non-discrimination est immuable. Le législateur continue à enrichir la liste de motifs considérant toujours que la vérité et l’exactitude doivent se trouver dans le texte. Depuis peu, le législateur semble avoir pris conscience des effets indésirables du manque de cohérence du corpus juridique et s’est, en réponse, engagé sur la voie de l’harmonisation. Cette initiative n’est toutefois pas encore concluante. Il faut dire qu’il est difficile de rompre avec certains travers. Ainsi on notera avec amusement ou regret selon l’humeur le fait que le législateur laisse en dehors de ce processus la loi Le Pors sur les fonctionnaires, que ce travail n’assure pas à l’heure actuelle la parfaite concordance des multiples listes de multiples motifs et que l’attention portée à la terminologie est pour le moins insuffisante si on pense aux divers vocables utilisés pour désigner un même motif ou aux longues et inutilement complexes expressions récemment ajoutées.

 

 

Notes:

  1. Soc. 1er février 2017, n° 16-10.459.
  2. Défenseur des droits, Organisation international du travail, 10e baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi, mars 2017, p. 4 (https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=16344). Enquête réalisée sur un échantillon de 5117 personnes interrogées.
  3. Antoine Lyon-Caen, « Variations sur la discrimination ou le pluriel derrière le singulier »,  in Georges BorenfreundIsabelle Vacarie (Dir.), Le droit social, l’égalité et les discriminations, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2013, p. 52.
  4. La loi du 1er juillet 1972 (loi n° 72-546 relative à la lutte contre le racisme) visait 5 motifs : l’origine l’ethnie, la nation, la race et la religion déterminée. Son article 6 insérant l’article 187-1 dans le Code pénal  affirmait : « Sera puni d’un emprisonnement de deux mois à deux ans et d’une amende de 3.000 F à 30.000 F ou de l’une de ces deux peines seulement, tout dépositaire de l’autorité publique ou citoyen chargé d’un ministère de service public qui, à raison de l’origine ou de l’appartenance ou de la non appartenance d’une personne à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, lui aura refusé sciemment le bénéfice d’un droit auquel elle pouvait prétendre ».
  5. On pourrait s’accorder sur le nombre de 31 motifs visés par les textes formant le droit commun de la non-discrimination, à savoir la version actuelle de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, les articles L 1132 et suivants du Code du travail et les articles 225-1 et suivants du Code pénal. Ainsi, 23 motifs sont communs aux trois textes : l’origine, le sexe, les mœurs, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, l’âge, la situation de famille, la grossesse, les caractéristiques génétiques, la particulière vulnérabilité résultant de la situation économique, l’ethnie, la nation, la prétendue race, les opinions politiques, les activités syndicales, les convictions religieuses, l’apparence physique, le nom de famille, le lieu de résidence, l’état de santé, la perte d’autonomie, le handicap, la capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français. Seules deux différences terminologiques sont à signaler : l’une sans conséquence – le Code pénal (et la loi de 2008) ayant conservé le terme de « patronyme » quand le Code du travail a écarté la référence genrée en retenant le « nom de famille » – ; l’autre moins anodine, le Code pénal (et la loi de 2008) préférant au critère des convictions religieuses celui plus fermé de l’appartenance à une religion déterminée. Au sein du Code du travail, 2 motifs supplémentaires figurent dans la liste établie par l’article L 1132-1, à savoir les activités mutualistes (motif absent du Code pénal comme de la loi de 2008) et la domiciliation bancaire (motif absent du Code pénal mais inclus dans la loi de 2008) et 4 motifs sont visés dans les articles suivants : les discriminations en raison de l’exercice normal du droit de grève (art. L 1132-2), de l’exercice des fonctions de juré ou de citoyen assesseur (art. L 1132-3-1), la discrimination pour avoir refusé, en raison de son orientation sexuelle, une mutation dans un Etat incriminant l’homosexualité (art. L 1132-3-2) et, depuis la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016, la discrimination pour avoir lancé une alerte professionnelle (art. L 1132-3-3). Ainsi, au total, 29 motifs de discrimination sont énoncés dans le Code du travail. S’agissant du Code pénal, il faut ajouter aux 23 motifs communs figurant à l’article 225-1 les distinctions fondées sur le fait d’avoir subi ou refusé de subir un harcèlement sexuel (art. 225-1-1) ou un bizutage (article 225-1-2 depuis la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté). D’où le chiffre de 31 motifs illicites avancé.
  6. Tatiana Gründler, Jean-Marc Thouvenin, La lutte contre les discriminations à l’épreuve de son effectivité. Les obstacles à la reconnaissance juridique des discriminations, Mission de recherches droit et justice, juin 2016, http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2016/12/Rapport-discri.-Juin-2016-REVIS-def-8.11.pdf.
  7. Danièle Lochak, « Réflexions dur la notion de discrimination », Droit social, 1987, n° 11, p. 779.
  8. En sus du poids symbolique attaché au droit pénal ces dispositions méritent attention parce qu’elles constituent « un texte de référence – y compris au sens strict, c’est-à-dire un texte auquel les autres textes se réfèrent » (Céline Fercot, Marc Pichard, « La lutte contre les discriminations dans le discours législatif. Étude légistique », in Tatiana Gründler, Jean-Marc Thouvenin, La lutte contre les discriminations à l’épreuve de son effectivité. op.cit., p. 141). Pour ne citer qu’un exemple, l’article 1er de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs dispose qu’« aucune personne ne peut se voir refuser la location d’un logement pour un motif discriminatoire défini à l’article 225-1 du Code pénal ».
  9. Pour une analyse de ces dispositions pénales, voir Robin Médard, « L’intelligibilité par l’harmonisation des définitions de la discrimination en droit interne », in Tatiana Gründler, Jean-Marc Thouvenin, La lutte contre les discriminations à l’épreuve de son effectivité, op. cit., p. 177. L’auteur y montre que deux niveaux de discrimination sont visés par le Code pénal, d’une part, les discriminations licites et, d’autre part, les discriminations illicites, ces dernières ressortant de l’article 225-2 en ce qu’il définit les champs dans lesquels la prise en compte des critères définis à l’article précédent pour fonder une distinction rend celle-ci discriminatoire et illicite.
  10. L’emploi de l’expression « toute autre situation » (article 2 du Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels de 1966) à la suite des critères explicités, ou de l’adverbe « notamment » qui précède l’énumération ou encore, de façon quelque peu surabondante, des deux (article 2 du Pacte international des droits civils et politiques de 1966, article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950, article E de la Charte sociale européenne de 1996)  rendent manifeste le caractère ouvert de la liste de critères prohibés de distinction.
  11. On peut citer quelques lois ayant participé de cette densification. La loi n° 75-625 du 11 juillet 1975 intégrant les motifs du sexe et de la situation de famille, loi n° 85-772 du 25 juillet 1985 insérant le motif des mœurs, loi n° 89-18 du 13 janvier 1989 intégrant celui du handicap (limité au départ au refus de vente ou de prestation de service puis étendu par la loi n° 90-602 du 12 juillet 1990), loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 intégrant les caractéristiques génétiques, loi n° 2006-340 du 23 mars 2006 intégrant l’état de grossesse, loi n° 2014-173 du 23 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine complétant la liste par le lieu de résidence, loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement ajoutant la perte d’autonomie.
  12. Loi n° 72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme.
  13. En plus de la discrimination en raison de la nationalité mentionnée dans les traités, le droit de l’Union interdit les discriminations fondées sur le sexe (article 157§1 et 2 du TFUE et diverses directives), l’origine raciale ou ethnique, la religion ou les convictions, le handicap, l’âge et l’orientation sexuelle. On relèvera toutefois que la Charte des droits fondamentaux énonce une liste ouverte, mentionnant « notamment » le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle.
  14. Pour une critique récente de cette frénésie, voir Patrick Thiébart, Déborah David, « La discrimination au travail : ce qui change », La semaine juridique, 14 mars 2017, évoquant le « bon cru 2016 ».
  15. Gwénaële Calvès, « Le droit de la non-discrimination, un droit pour rire », Dalloz, 2017, p. 653.
  16. « Capacité renvoie à la possibilité mais non nécessairement la mise en pratique… » (Joël Colonna, Virginie Renaux-Personnic, « Loi J 21 : l’article L 1132 du Code du travail dans la tourmente », Gazette du Palais, n° 20, p. 83.
  17. Gwénaële Calvès, « Le droit de la non-discrimination, un droit pour rire », op.cit.
  18. Le Défenseur des droits avait exprimé devant le Parlement (dans le cadre de la procédure d’adoption de la loi Citoyenneté et égalité) sa crainte que des régionalistes ou des étrangers déclarant ne pas maîtriser la langue française ne s’en réclament, Avis n° 16-19, 21 juillet 2016 : « Ainsi est subrepticement introduite dans notre législation la notion de discrimination linguistique, permettant ainsi à un régionaliste ou à un étranger déclarant ne pas maîtriser le français de se réclamer de l’arsenal anti-discriminatoire pour contester un refus d’emploi ou de service. Une sorte de substitut pénal à la charte des langues régionales ou minoritaires jamais ratifiée en raison de son caractère inconstitutionnel. ».
  19. Patrick Thiébart, Déborah David, « La discrimination au travail : ce qui change », op.cit.
  20. Gwénaële Calvès, « La discrimination à raison de la précarité sociale : progrès ou confusion ? », Revue du droit du travail, 2016, p. 526 ; Grégoire Loiseau, « Regard sur la précarité sociale », Dalloz, 2016, p. 1753. Pour une opinion contraire, voir Diane Roman, « La discrimination à raison de la précarité sociale : progrès ou confusion ? », Revue du droit du travail, 2016, p. 526.
  21. ATD Quart Monde, En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, éd. de l’Atelier, 2013.
  22. Le fait de mal nommer n’était en aucun cas une fatalité puisque dès lors que la loi n° 2016-832 du 24 juin 2016 portait comme titre « loi visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale ».
  23. Gwénaële Calvès, « La discrimination à raison de la précarité sociale : progrès ou confusion ? », Revue du droit du travail, 2016, p. 526.
  24. « Il nous a été indiqué que près de la moitié des personnes transgenres ou transsexuelles sont victimes de harcèlement sexuel durant leur transition » (Esther Benbassa, Commission des lois du Sénat, 11 juillet 2012).
  25. Jean-Pierre Sueur : « En tout état de cause, je dirai en séance que la notion de “transgenre” est bien incluse dans la notion d’orientation sexuelle mentionnée dans le texte » (Sénat, Commission des lois, 11 juillet 2012). Voir aussi les propos de la sénatrice M. Meunier, auteure de l’un des amendements en faveur de l’ajout du motif d’identité sexuelle, dans lesquels elle ne semble pas totalement distinguer identité et sexualité : « il est nécessaire (…) de compléter la loi sur les discriminations et de modifier l’article 225-1 du Code pénal en ajoutant aux discriminations la notion d’identité sexuelle. En effet, notre société est fortement normée en matière de sexualité. Le modèle dominant reste celui du couple hétérosexuel. Toute personne qui, de manière évidente, s’en éloigne s’expose à la critique, aux railleries… Les personnes transsexuelles ou transgenres nous ont fait part de la fréquence importante des harcèlements » (Sénat, séance du 11 juillet 2012).
  26. Cour d’appel de Montpellier, 3 juin 2009, n° 08/06324.
  27. Marie Mercat-Bruns, « ˮL’apparence physique du salarié rapportée à son sexeˮ : l’émergence de la discrimination fondée sur le genre ? », La semaine juridique, 2012, n° 10, p. 491. Et l’auteure de montrer que ce mode de raisonnement en termes de genre, à partir du critère sexe, est connu outre atlantique. Dans l’arrêt Price Waterhouse contre Hopkins (490 U.S. 228, 1989) a été jugé discriminatoire le refus de promouvoir une salariée comme associée en raison de son comportement masculin qui ne correspondait pas à l’idée que l’employeur se faisait d’une femme. Celui-ci lui avait même conseillé de « marcher de manière plus féminine, de s’exprimer de manière plus féminine, de s’habiller de manière plus féminine, de mettre du maquillage, de prêter attention à sa coiffure et de mettre des bijoux ».
  28. Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, dite loi J 21.
  29. Gwénaële Calvès évoque la « dernière tocade en date », (« Motifs illicites de discrimination : poussée de fièvre à l’Assemblée nationale », Dalloz 2016, p. 1500).
  30. Recommandation du Défenseur des droits, in Avis 16-19, 22 juillet 2016.
  31. Exposé des motifs, p. 8, §16, §172, §246.
  32. Amendement n° 608 rectifié et amendement n°618 rectifié, Assemblée nationale, 10 septembre 2014.
  33. Rapport n°101 (2015-2016) de MM. Georges Labazée et Gérard Roche, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 21 octobre 2015, p. 45.
  34. Tatiana Gründler, « Quelle effectivité de la lutte contre les discriminations ? Les enseignements du système de la Charte sociale européenne », in Tatiana Gründler, Jean-Marc Thouvenin, La lutte contre les discriminations à l’épreuve de son effectivité, op. cit., p. 120.
  35. Conclusions présentées le 30 juin 2016, point 4.
  36. CJUE 24 novembre 2016, C-443/15, David L.
  37. Il s’agissait donc de déterminer si « l’éventuelle discrimination de l’intéressé (…) peut-être due au concours de deux facteurs, à savoir l’âge et l’orientation sexuelle » (Conclusions présentées le 30 juin 2016, point 4).
  38. TA Dijon, 28 août 2017, n° 1502100, 1502726, Ville de Chalon-sur-Saône. Deux ans auparavant, le juge des référés avait refusé de suspendre l’exécution de la décision litigieuse (TA Dijon Ord., 21 octobre 2015, Ligue de défense judiciaire des musulmans). Eu égard au nombre limité de repas contenant du porc et à l’information préalable fournie aux parents sur la composition des menus, le tribunal avait estimé que ceux-ci étaient en mesure de soustraire leur enfant à ces menus, de sorte que la condition d’atteinte suffisamment grave et immédiate aux intérêts des requérants n’était pas remplie.
  39. Voir les visas du jugement.
  40. Version issue de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle.
  41. Tatiana Gründler, « Des aménagements raisonnables au bénéfice des usagers du service public ? Le cas des repas confessionnels », in Tatiana Gründler (Dir.), Aménagements raisonnables et non-discrimination, Région Ile de France-ARDIS, http://www.ardis-recherche.fr/files/files_file_803.pdf, p. 110.
  42. CE 10 février 2016, n° 385929.
  43. Loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations et loi de 2008 précitée.
  44. Serge Slama, « La disparité des régimes de lutte contre les discriminations : un frein à leur efficacité ? », in Thomas Dumortier, Tatiana Gründler, Jean-Marc Thouvenin, Dossier thématique : Les freins à la lutte contre les discriminations, La revue des droits de l’homme, 2016, n° 9, §67.
  45. Stéphane Detraz, « La discrimination par ricochet : un aspect latent du délit de discrimination », Droit pénal, 2008, n° 6, étude 10, note 5.
  46. Robin Médard plaide ainsi « en faveur d’un ordonnancement unique, cohérent, structuré par exemple autour de cinq principaux domaines » : l’appartenance collective (origine, ethnie, nation, race) ; l’engagement personnel (convictions, mœurs, religion, opinons politiques, philosophiques, activités syndicales et mutualistes) ; l’état civil (patronyme, âge, lieu de résidence, situation familiale) ; le sexe (sexe, orientation sexuelle, identité sexuelle, grossesse, maternité) et la situation physique ou psychique (perte d’autonomie, handicap, santé, caractéristiques génétiques, apparence physique), in Tatiana Gründler, Jean-Marc Thouvenin, La lutte contre les discriminations à l’épreuve de son effectivité. Les obstacles à la reconnaissance juridique des discriminations, op. cit., p. 189.
  47. Grégoire Loiseau, « Regard sur la précarité sociale », Dalloz, 2016, p. 1753.
  48. Marie Mercat-Bruns, « Les discriminations multiples et l’identité au travail au croisement des questions d’égalité et de libertés », Revue de droit du travail 2015, p. 28.
  49. Ibid.
  50. Loi n° 85-772 du 25 juillet 1985 portant diverses dispositions d’ordre social.
  51. Cela ressort de l’opposition de la commission des lois du Sénat à cet ajout ( cela visera « les homosexuels mais également ceux, qui par leur comportement ou leur manière de vivre, voire leur mode vestimentaire ou leur coupe de cheveux, pourraient se voir refuser un droit ou pénaliser dans l’exercice d’une activité économique » (Rapport n° 341 de MM. Louis Boyer et Louis Souvet, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 5 juin 1985, p. 10), mais plus encore de la réponse du député Jean-Pierre Sueur défendant l’insertion de ce motif et précisant que le terme « mœurs » a été préféré à celui de « pratiques sexuelles licites » (Rapport n° 394 de MM. Louis Boyer, sénateur, Jean-Pierre Sueur, député, et Louis Souvet, sénateur, fait au nom de la commission mixte paritaire, déposé le 19 juin 1985, p. 2).
  52. HALDE, décision n°2007-32 du 12 février 2007.
  53. Loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations.
  54. Même si, sur ce dernier point, la chose est éminemment discutable eu égard aux pratiques médicales de (ré)assignation sexuelle et aux implications juridiques de celles-ci en termes de modification de l’état civil.
  55. Georges Burdeau, Libertés publiques, 1972, 4e éd., p. 17. Delphine Tharaud évoque à ce propos le « glissement d’une discrimination d’état à une discrimination de situation » ou encore « une discrimination situationnelle et non plus identitaire » (Delphine Tharaud « Etude critique du motif de discrimination résultant de la vulnérabilité économique », RDLF, 2017, chron. n°5.).
  56. Les articles 225-1 et suivants du Code pénal s’insèrent dans le chapitre relatif aux atteintes à la dignité de la personne.
  57. Un arrêt de 2016 de la Cour européenne des droits de l’homme témoigne à l’inverse de la non-confusion entre politique et juridique (CEDH 16 février 2016, Soares de Melo c. Portugal, req. N° 72850/14). La requérante contestait le placement de sept de ses dix enfants décidé par les services sociaux en raison de ses seules – mais néanmoins réelles – difficultés économiques. Elle se fondait sur l’atteinte à son droit au respect de la vie familiale tiré de l’article 8 de la Convention, sans rechercher le lien avec une discrimination fondée sur l’origine sociale ou la fortune, deux motifs visés par l’article 14 du même texte. La qualification juridique de discrimination est donc exclue. Pour autant, le juge reproche à l’Etat de ne pas avoir aidé financièrement cette femme ou permis d’accueillir en crèche ses enfants de façon à lui permettre de travailler et de subvenir ainsi aux besoins de sa famille, autrement dit d’avoir failli à ses responsabilités de nature politique (voir en particulier, §106).
  58. Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, article 54.
  59. Delphine Tharaud, « Etude critique du motif de discrimination résultant de la vulnérabilité économique », in RDLF, 2017, chron. n°5.
  60. Voir, sur le changement paradigmatique entre logique d’Etat providence et lutte contre les discriminations, Véronique Champeil-Desplats, « Le droit de la lutte contre les discriminations face aux cadres conceptuels de l’ordre juridique français », in La revue des droits de l’homme, 2016, n° 9.
  61. Articles 187-1 et 416 de l’ancien Code pénal.
  62. Quinze motifs à l’article 6 et un à l’article 6 bis de la loi de 1983. La moindre protection contre les discriminations des agents publics par rapport aux salariés est fréquemment relevée par la doctrine (Voir, notamment, Robin Médard, « Le droit à la non-discrimination fait peau neuve : brèves considérations sur les incidences de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle », RDLF, 2016, chron. n°27).
  63. On pense au motif de grossesse dont le Conseil d’Etat a fait, dès 1973, un « principe général, dont s’inspire l’article 29 du livre 1er du Code du travail, selon lequel aucun employeur ne peut, sauf dans certains cas, licencier une salariée en état de grossesse, s’applique aux femmes employées dans les services publics lorsque, comme en l’espèce, aucune nécessité propre à ces services ne s’y oppose » (CE 8 juin 1973, Dame Peynet).
  64. Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016.
  65. Pour d’autres exemples, voir Céline Fercot et Marc Pichard, « La lutte contre les discriminations dans le discours législatif. Etude légistique », in Tatiana Gründler, Jean-Marc Thouvenin, La lutte contre les discriminations à l’épreuve de son effectivité. Les obstacles à la reconnaissance juridique des discriminations, op. cit., p. 162 et s.
  66. Gwénaële Calvès, « ˮDe manière générale…ˮ : le Conseil d’Etat face au droit communautaire de la non-discrimination », Dalloz, 2010, p. 555.
  67. La loi de 2008, la loi de 1983, les dispositions du Code pénal et celles du Code du travail.
  68. Tatiana Gründler, Jean-Marc Thouvenin, La lutte contre les discriminations à l’épreuve de son effectivité. Les obstacles à la reconnaissance juridique des discriminations, op. cit., p. 33.
  69. Ibid., p. 35.
  70. Serge Slama, « La disparité des régimes de lutte contre les discriminations : un frein à leur efficacité », La revue des droits de l’homme, 2016, n° 9, § 71.
  71. La Commission des lois de l’Assemblée nationale explicite son objectif avec l’amendement déposé lors de l’examen du projet de loi sur la modernisation de la justice du XXIe siècle : « Complét[er] la liste des motifs de discrimination établie à l’article 1er de la loi du 27 mai 2008, afin de l’harmoniser avec celle précisée dans le code pénal. » (Commission des lois, 17 mai 2016). Nous soulignons.
  72. Amendement reprenant ce qui devait être contenu dans l’article 41 de la loi Egalité et citoyenneté.
  73. Gwénaële Calvès, « Le droit de la non-discrimination, un droit pour rire », Dalloz, 2017, p. 653.
  74. Joël Colonna, Virginie Renaux-Personnic, « Loi J 21 : l’article L1132 du Code du travail dans la tourmente », Gazette du Palais, n° 20, p 84.
  75. Robin Médard, op.cit.
  76. Loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, article 70.
  77. Gwénaële Calvès souligne à juste titre le fait que l’illicéité de la prise en compte du don d’organes par une personne n’a de sens qu’en matière d’assurance pour la simple raison que le bailleur n’en a cure. (« Motifs illicites de discrimination : poussée de fièvre à l’Assemblée nationale », Dalloz, 2016, p. 1500).
  78. Gwénaële Calvès, « Le droit de la non-discrimination, un droit pour rire », Dalloz, 2017, p. 653.

Où en est le droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement depuis l’adoption de la résolution n° 64/292 de l’Assemblée générale des Nations Unies du 28 juillet 2010 ?

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Cet article propose d’expliquer les potentialités mais aussi les besoins de ce droit encore en formation qu’est le droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement sous le prisme de la gouvernance internationale et européenne. Il met par ailleurs en exergue les dangers que font peser sur son essor certaines logiques lucratives et privées qui persistent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des Etats. En définitive, cette vue d’ensemble permet au lecteur de mieux cerner les voies d’amélioration dont pourrait faire l’objet le droit reconnu par la résolution n° 64/292 des Nations Unies du 28 juillet 2010.

This article suggests explaining the potentialities but also the needs for this right still in formation that is the right of the human beings for the water and for the sanitation under the prism of the international and European governance. It highlights besides the dangers that make press on its development certain lucrative and private logics which persist so inside as outside of States. After all, this overview allows the reader to encircle better the ways of improvement of which could be the object the right recognized by the resolution N 64/292 of the United Nations of July 28th, 2010.

 

Par Benjamin Clemenceau, doctorant en droit public à l’Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne

 

A une époque où sept personnes décèdent par minute à cause de l’eau insalubre[1], où 884 millions sont privées d’accès à une eau potable[2] et où 2,5 milliards se trouvent sans installations sanitaires de base[3], il fait nul doute que la formule de Saint Exupéry d’après laquelle « l’eau n’est pas nécessaire à la vie, elle est la vie » n’ait jamais autant donné la mesure des enjeux pour le moins polyvalents que soulève le droit à l’eau et à l’assainisse- ment.

Pour d’évidentes raisons de santé[4], la présente étude n’abordera que les eaux destinées à la consommation humaine ainsi que celles indispensables à l’assouvissement des besoins domestiques. De fait, seules les eaux douces potables, donc salubres[5], seront concernées, ce qui emportera par voie de conséquence l’exclusion des eaux minérales (et médicamenteuses)[6] et des eaux non-traitées (donc insalubres et non prescrites pour l’homme)[7]. L’assainissement s’entendra non pas comme l’ensemble des techniques d’évacuation et d’épuration des eaux usées – car le rejet de l’eau dépolluée dans le milieu naturel n’intéresse pas le consommateur – mais comme les « traitements de potabilisation »[8], à savoir ceux qui ont pour fonction de transformer les eaux prélevées dans le milieu naturel en eau potable.

Quant au droit de l’eau, il peut se définir comme l’ensemble des règles qui déterminent le régime juridique des eaux, les droits auxquels les particuliers peuvent avoir accès et les moyens qu’il convient de mettre en œuvre pour protéger la ressource hydraulique[9]. Dans ce prolongement, le droit interétatique de l’eau correspondra aux accords conventionnels passés entre les Etats pour justement coordonner les caractéristiques de leurs régimes, mais aussi des droits qu’ils y associent et des procédures de répartition qui peuvent en découler. Le droit à l’eau et à l’assainissement s’en dissociera logiquement puisqu’il sera présenté comme un droit de l’homme fondamental reconnu expressément ou implicitement dans plusieurs instruments juridiques internationaux – lesquels peuvent prendre la forme d’une charte régionale ou d’une déclaration universelle de sauvegarde des droits humains, bien qu’ils soient le plus souvent de type conventionnel –, ainsi que dans le droit interne de certains Etats.

Avec la résolution n° 64/292 de l’Assemblée générale du 28 juillet 2010, les Nations Unies ont reconnu nommément le droit de l’homme à l’eau pour la toute première fois[10]. Avant cela, elles ne le consacraient qu’indirectement par le biais du droit à un niveau de vie suffisant et du droit d’être à l’abri de la faim, prévus à l’article 11§§1 et 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ci-après PIDESC) de 1966[11]. Ces derniers peuvent être considérés comme des « droits frontière » dans la mesure où ils couvrent à la fois le droit à la vie et à la santé, mais aussi le droit à l’environnement – ainsi que la notion même de dignité de la personne humaine. L’interdépendance et l’indivisibilité des droits de l’homme que promouvaient les rédacteurs de cet acte juridique international expliquent certainement ce manque d’exhaustivité[12]. Quoi qu’il en soit, les nombreuses déclarations officielles et débats parlementaires qui ont précédé, accompagné et donné suite à cette solution de 2010 sont – presque – tous unanimes[13]: il s’agit là d’une « décision historique »[14]. Avec elle, la lutte contre la première cause de mortalité au monde devient l’une des priorités des Etats qui ont une ambition démocratique, en ce qu’ils doivent désormais « essayer de se donner les moyens, ou de structurer leur organisation, pour répondre à cette attente »[15]. Cela dit, cette résolution – aussi nécessaire et attendue qu’elle puisse paraître – ne semble que symbolique en raison de son caractère non-contraignant[16]. En n’endiguant toujours pas les obstacles du droit à l’eau que sont principalement les usages agricoles et l’urbanisation intensive, l’Or bleu[17] reste cantonné au rang d’un droit de l’homme difficilement indentifiable et faiblement autonome. S’ajoute par ailleurs une logique marchande et souverainiste encore prégnante dans les accords conventionnels sur l’eau, dont l’appartenance et la répartition sont d’importantes sources de richesses pour les Etats. Cette prévalence du propriaritarisme au détriment du droit à l’eau est aussi très marquée au sein même des droits nationaux – comme le confirment les législations n’encadrant parfois qu’à la marge les activités agricoles et nucléaires –, même s’ils œuvrent, et cela de plus en plus, en faveur de sa reconnaissance[18].

Variées paraissent donc les zones d’ombre qui entourent ce « droit éminemment important »[19] qu’est devenu celui de l’accès à l’élément hydrique[20]. Bénéficiant pourtant d’un soutien universel en temps de paix, et d’une protection renforcée en période de conflits armés[21], il reste certainement encore beaucoup à faire pour que ce droit ne devienne effectif. En effet, l’apparition de besoins à caractère culturel et social[22], et l’accroissement de ceux de nature alimentaire et industrielle semblent à eux-seuls pouvoir empêcher, ou tout du moins ralentir, sa réalisation tant à l’intérieur qu’en-dehors des Etats[23].

Dans ce contexte, il n’est pas sans intérêt d’entrevoir le décalage entre les nombreux acquis du droit à l’eau et à l’assainissement aux niveaux mondial, régional et national (I) et les dangers que font peser sur son essor certains intérêts lucratifs et privés qui persistent essentiellement en droit international (II). Cette démarche aura l’avantage de mettre en exergue les potentialités de ce nouveau droit de l’homme, mais aussi et surtout d’en percevoir les limites, donc les éventuelles voies d’amélioration, comme en envisagent déjà certains auteurs.

I/ Les sources du droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement

Les constitutions nationales les plus récentes ont été les premières à se préoccuper de la reconnaissance explicite des questions environnementales et hydriques. Cet élan, qu’il est possible de dater au milieu des années 1970[24], sera par la suite suivi, à des rythmes variables et progressifs, par un grand nombre de Parlements nationaux (B). Le droit à l’eau est également reconnu dans certaines conventions multilatérales à objet spécial, dans certaines chartes régionales de protection des droits de l’homme et dans de nombreuses jurisprudences. Néanmoins, et c’est là leur spécificité, c’est souvent par le truchement d’autres droits qu’elles se sont efforcées de le consacrer en consolidant sa normativité au niveau supra-étatique (A).

 

A) Les nombreuses sources du droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement aux niveaux mondial et régional

Sur la scène internationale, les instruments conventionnels contraignants ne prévoient l’existence du droit à l’eau qu’à travers la protection de certaines catégories de la population jugées vulnérables, comme les femmes et les enfants, mais aussi les handicapés.

C’est notamment le cas des Conventions relatives aux droits de l’enfant[25] et à l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[26] puisqu’elles n’envisagent le droit à l’eau qu’à l’aune du droit à la santé[27] et du droit de « bénéficier de conditions de vie convenables »[28]. Sans les mentionner, elles visent par ailleurs les droits à la vie et à l’alimentation, qui concourent également à la sauvegarde de la dignité de la personne humaine[29].

La logique reste inchangée concernant la Convention relative aux droits des personnes handicapées[30], puisqu’elle ne consacre le droit à l’eau qu’à travers le droit à la protection sociale[31]. Ce faisant, ces outils juridiques internationaux ne participent qu’indirectement à l’identification du droit à l’eau et à l’assainissement, ce qui ne semble pas suffisant pour renforcer l’autonomie et l’effectivité d’un tel droit auprès des juridictions compétentes et spécialisées.

Quant aux instruments juridiques non-contraignants, une attention toute particulière peut porter sur l’Observation générale n° 15 du Comité des Droits économiques, sociaux et culturels relative au droit à l’eau[32]. Adoptée en 2002, elle affirme que « l’accès à une fourniture adéquate d’eau pour un usage personnel et domestique constitue un droit humain fondamental de toute personne »[33]. Donnant une « nouvelle lisibilité au droit à l’eau »[34], cette observation constituerait « un pas décisif dans la définition de son contenu et des obligations qu’il comporte »[35].

De l’avis de certains auteurs, cet instrument ne viendrait qu’attester l’idée selon laquelle le droit à l’eau était implicitement inclus dans la Déclaration universelle des Droits de l’homme (ci-après DUDH) de 1948 et le PIDESC de 1966[36]. Ainsi, la résolution n° 64/292 de l’Assemblée générale du 28 juillet 2010 semble parfaitement s’inscrire dans cette lignée puisqu’elle l’entérine avec une reconnaissance officielle cette fois-ci du droit de l’homme à l’eau de la part des Nations Unies.

Ont certainement contribué à cette solution les nombreuses recommandations internationales qui se sont multipliées au cours des années 1990[37] et auxquelles se sont adjointes certaines déclarations d’élus[38] ainsi que la jurisprudence parfois avant-gardiste – pour ne pas dire « prédictive » – de certaines cours régionales de protection des droits de l’homme[39].

En conséquence, l’effort de la reconnaissance du droit à l’eau au niveau international s’est accompagné de certains mécanismes juridiques de mise en œuvre au niveau régional. Cela dit, l’effectivité de ce droit reste à tout le moins relative puisqu’à ce jour, l’Afrique est la seule des quatre régions de protection des droits de l’homme[40] à avoir institué un organe judiciaire fondé à statuer spécifiquement, s’il y a lieu, sur la question du droit à l’eau[41].

Cette situation s’explique en grande partie par le fait que l’Afrique est le seul continent à l’avoir expressément consacré dans plusieurs textes, parmi lesquels figurent la Charte d’Addis-Abeba de 1990[42], la Charte de l’eau du Bassin du Niger[43] et l’African Convention for the Protection and Assistance of Internally Deplaced Persons in Africa[44]. Ces textes ne sont par ailleurs pas les seuls instruments de référence du droit à l’eau puisque la Charte africaine des Droits de l’homme[45] le mentionne également, bien qu’implicitement[46].

Au niveau interaméricain, le Protocole à la Convention américaine des Droits de l’homme[47] reconnaît par le biais du droit à « un accès aux services de base » – qui doit s’entendre comme l’un des pans du droit à l’environnement – le droit à l’eau et à l’assainissement[48]. Le Protocole de San Salvador[49] contient lui aussi des dispositions faisant implicitement référence au droit à l’eau[50], mais les individus ne sont pas habilités à saisir d’eux-mêmes la Commission interaméricaine des Droits de l’homme, laquelle veille au respect, par les Etats, de la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels.

Concernant le système paneuropéen, l’eau et l’alimentation ne figurent nulle part, même implicitement, dans la Convention européenne des Droits de l’homme (ci-après CEDH)[51] et ses protocoles additionnels[52]. Cette absence de reconnaissance trouve son explication dans la prévalence de la protection des droits civils et politiques qu’ont privilégié les Etats membres sur celle des droits économiques, sociaux et culturels au moment de leur rédaction[53]. La logique a beau être inversée dans la Charte sociale européenne[54], la finalité reste la même. Aucune mention n’est faite au droit à l’eau potable, et aucune recommandation émanant de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe n’a été introduite en ce sens jusqu’à présent[55].

Néanmoins, le Protocole Eau et Santé[56] – lequel a été régulièrement signé et ratifié par de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe[57] – mentionne expressément le droit à l’eau potable salubre et le droit à l’assainissement comme étant des droits dont le respect s’impose aux Etats parties[58]. Il ressort par ailleurs de la recommandation du Conseil des ministres sur la Charte européenne des ressources en eau[59] que le droit à l’eau est un droit fondamental.

En Union européenne, le Protocole n° 9 sur les services d’intérêt général du Traité de Lisbonne[60] est susceptible d’avoir visé l’accès à une eau potable en précisant que « les services d’intérêt général comprennent notamment un niveau élevé de qualité et de sécurité »[61]. Bien qu’il ne fût jamais adopté, le Traité instituant une Constitution pour l’Europe[62] prévoyait quant à lui que « l’Union œuvre pour une Europe du développement durable fondée sur un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement »[63].

Concernant l’initiative citoyenne « l’eau, un droit humain »[64], celle-ci a recueilli plus de 1 884 790 signatures à la suite de l’audition, par la commission de l’environnement, de ses organisateurs en février 2014. Ces derniers voulaient sensibiliser la Commission sur la nécessité de consacrer l’accès à l’eau et aux services d’assainissement comme un droit humain, mais sa réponse en demi-teinte à la formulation pour le moins démocratique de cette requête « manquerait toutefois d’ambition » [65] d’après le Parlement européen, dans la mesure où elle se serait limitée à « réitérer les engagements déjà pris »[66].

Enfin, la Charte arable des droits de l’homme[67] – laquelle est relativement récente – consacre le droit à l’eau par le truchement des droits à la vie et à la santé, mais aussi à l’aune des droits au développement et à un niveau de vie suffisant[68]. Rien en revanche n’est dit sur ce droit dans le système asiatique de protection des droits de l’homme, puisqu’il n’en existe tout simplement pas.

 

B) Les précieux apports du droit interne en faveur du droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement

Au sein des Etats, les normes constitutionnelles occupent une place substantielle dans la reconnaissance du droit à l’eau. Depuis la Conférence de Stockholm de 1972[69], la plupart de celles qui l’ont consacré l’ont inscrit dans le giron du droit à l’environnement[70], mais cela n’a pas empêché certaines de l’entrevoir à travers d’autres « droits vitaux », tels que le droit à la santé et à la vie, ni même de le consacrer expressément – bien qu’ici, les exemples en attestant sont plus rares.

Sur la centaine de constitutions nationales concernées[71], il y a une distinction importante à opérer entre celles des Etats développés et celles des pays en développement. En effet, les pays du Nord sont souvent dotés de textes suprêmes qui ne légitiment qu’indirectement le droit à l’eau[72]. Quelques-unes seulement n’en font absolument pas allusion ni ne le sous-entendent[73], ou à l’inverse l’ont rendu parfaitement autonome, en ne le rattachant à aucun autre droit[74].

Les pays du Sud ont pour leur part assez largement opté pour une reconnaissance explicite et sans équivoque du droit à l’eau[75], laissant de fait penser que sa justiciabilité pourrait être renforcée au plan interne[76]. Mais paradoxalement, la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels en général, et du droit à l’eau en particulier, semble plus forte dans les pays développés, car à la différence des constitutions des pays du Sud, les leurs constitueraient bien plus qu’un simple « ensemble de potentialités »[77] qu’il s’agit de porter à la connaissance des populations pour asseoir leurs revendications.

En France, ni les normes de référence du bloc de constitutionnalité, ni la justice constitutionnelle à proprement parler ne consentent, pour l’heure, à reconnaître expressément le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement. Au mieux, il est question d’un objectif de valeur constitutionnelle que le Conseil déduit du droit au logement et à un environnement sain[78]. A aucun moment, le droit à l’eau ne saurait donc constituer un droit subjectif, mais plutôt un principe directeur qui permet au législateur de limiter certains droits et libertés classiques[79].

Pour pallier ce manque de reconnaissance, certains auteurs minoritaires au sein de la doctrine – mais non moins pertinents – souhaiteraient faire du droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement une véritable composante de l’ordre public, et plus exactement de la salubrité publique[80]. Ils font valoir que ces concepts juridiques sont inextricablement liés, et que les dissocier reviendrait à limiter la notion d’ordre public à la sécurité des personnes et des biens, ce à quoi ils s’opposent. Ils défendent par ailleurs le caractère évolutif et adaptable de l’ordre public, qu’ils estiment devoir être au service des évolutions de la société, donc des problèmes de qualité et de salubrité de l’eau.

D’autres en appellent à une lecture littérale de la Charte de l’environnement[81], dont ils estiment que les dispositions – et en particulier l’article 1er – n’énoncent pas un principe de conduite collective, mais une prérogative individuelle[82]. En conséquence, ils croient en une justiciabilité du droit à l’environnement aussi forte que celle des droits et libertés classiques. Par extension, ils en viennent à parler de la juridicité des droits à l’eau et à une alimentation saine et non polluée, présente selon eux dans l’esprit du texte de 2005[83].

Enfin, les hautes juridictions des ordres administratif et judiciaire trouvent sûrement recevable cette opposabilité du droit à l’eau par ricochet dans leur jurisprudence relative au droit de mener une vie familiale normale[84], qu’elles placent – tout comme le Conseil constitutionnel lui-même – sous le prisme des droits au logement et à la santé, mais aussi de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine – à laquelle est d’ailleurs très attaché le Conseil d’Etat[85].

Concernant le droit interne à valeur infra-constitutionnelle, le législateur a adopté de nombreux textes qui reconnaissent, et c’est là toute leur originalité, le droit à l’eau sans l’intermédiaire d’aucun autre « droit vital ». Cette spécificité se remarque dans de nombreux Etats à travers le monde, et s’accompagne parfois d’une politique de tarification et d’accès à l’eau tout au moins dynamique et innovante.

C’est ainsi qu’en Wallonie, les distributeurs et les organismes d’assainissement, mais aussi la société publique de gestion de l’eau, financent eux-mêmes un fonds de solidarité internationale pour l’eau[86]. Au Brésil et au Royaume-Uni, la loi met l’accent sur la « capacité de payer » des usagers[87]. Au Luxembourg, au Mexique et au Nicaragua, la loi prescrit d’aider les personnes vulnérables et la création de services de l’eau accessibles pour les plus démunis[88]. Tous ces exemples témoignent à quel point les chambres basses des parlements nationaux n’ont pas délaissé cette question du droit à l’eau dans le cadre de leurs activités.

Pour conclure avec la situation en France, la loi dite « LEMA » sur l’eau et les milieux aquatiques[89] dispose que « chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables pour tous »[90]. De fait, la facture en eau doit correspondre à la consommation réelle de l’usager, et ne peut excéder celle-ci que lorsque la nature du branchement le justifie ou en raison du nombre de logement desservis[91]. A l’inverse, elle peut être inférieure à ce niveau réel que dans les zones où la ressource en eau est abondante et où le nombre d’abonnés est limité[92]. Quoi qu’il en soit, c’est le maire ou le Président de la collectivité territoriale concernée qui doit faire la demande d’une telle facturation dérogatoire de l’eau[93].

Quant à la proposition de loi visant à la mise en œuvre effective du droit humain à l’eau potable et à l’assainissement – laquelle fut enregistrée le 8 avril 2015 à la Présidence de l’Assemblée nationale[94] –, le Sénat l’a adopté en première lecture le 15 février 2017[95]. L’article 1er de cette proposition de loi nouvelle a inséré dans le code de la santé publique un nouveau chapitre intitulé « Droit à l’eau potable et à l’assainissement »[96], ainsi qu’un nouvel alinéa pour mettre en cohérence l’article L. 210-1 du code de l’environnement en prévoyant que chaque personne a le droit d’accéder à l’assainissement[97].

Après avoir vu que la reconnaissance du droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement était relativement récente, mais encourageante en raison de sa généralisation tant à l’intérieur qu’en-dehors des Etats, il paraît nécessaire d’étudier en quoi d’autres logiques, privées cette fois-ci, viennent ralentir sa construction et limiter son effectivité.

 

II/ Les freins du droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement

Sur la scène internationale, le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement pâtit toujours du manque d’autonomie dont jouit pourtant le droit interétatique de l’eau. En découle une certaine dyschronie, puisque « les ensembles normatifs droit de l’eau / droit à l’eau n’avancent pas au même rythme vers une reconnaissance effective d’un droit humain à l’élément hydrique »[98] (A). La logique économique que prête certains acteurs issus de la société civile ou non, à cette ressource naturelle qu’est l’eau, semble également l’emporter en droit interne, où prévalent encore plusieurs aspects lucratifs et marchands sur ceux tournés vers l’accessibilité et la potabilisation, ce qui amoindrit considérablement leur portée théorique, et d’un point de vue pratique leur effectivité (B).

 

A) Les obstacles à l’essor du droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement en droit international et européen

Si le droit à l’eau et à l’assainissement est désormais reconnu de manière explicite par l’Assemblée générale des Nations Unies, la plupart des instruments juridiques internationaux n’y font, en droit positif, qu’indirectement allusion via le truchement d’autres « droits vitaux ». Sans grande surprise, ce manque d’autonomie restreint considérablement son opposabilité auprès des cours régionales de protection des droits de l’homme et des juridictions spécialisées en lien avec les Nations Unies telle que la Cour pénale internationale[99].

A défaut d’entrevoir l’avènement d’une « gouvernance mondiale de l’eau »[100], qui emprunterait les voies de la « bonne gouvernance »[101], comme certains auteurs en appellent de leurs vœux en matière de droit à l’alimentation[102], une partie de la doctrine propose l’adoption d’une « convention-cadre » qui formaliserait à l’intérieur d’un seul et même document les nombreux textes portant sur la reconnaissance des droits fondamentaux liés à l’eau[103]. Pour ces spécialistes, il s’agirait avant tout d’une « avancée sémantique »[104] absolument souhaitable et réalisable.

Une autre difficulté réside dans la dénomination même du droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement. Cette approche notionnelle rendrait, pour certains juristes, difficilement identifiable son contenu. Pensant que le droit à l’eau se limite à l’utilisation des cours d’eau par les Etats, ainsi qu’à la propriété – encore trop souvent souverainiste et exclusive –, ils privilégient le concept de droit de l’homme à l’élément hydrique, qui lui seul serait exempt de toute logique économique, et ainsi apte à « quérir la consécration d’un nouveau droit de l’homme »[105], qu’il soit collectif ou plus subjectif.

Il faut souligner qu’en droit privé, l’eau est assimilée à un immeuble par destination. De nombreuses doctrines[106], qualifiées par certains publicistes d’« absolutistes et souverainistes »[107], ne verraient en la ressource hydrique qu’un élément statique insusceptible de tout partage et de toute mobilité[108]. C’est précisément pour répondre à ce dominium total des Etats que la résolution n° 64/292 du 28 juillet 2010 est venu préciser les devoirs qui leur incombaient sur leurs ressources naturelles.

Cela dit, certaines conventions bilatérales étaient déjà venues limiter cette appropriation unilatérale de l’eau au cours du XXème siècle. Prônant un usage simultané, solidaire et responsable de l’eau, elles sont à l’origine d’une certaine « communauté d’intérêt » interdisant par exemple la construction de nouvelles infrastructures modifiant les approvisionnements des pays riverains. La convention sur les eaux de Rio Grande[109] et la convention de New-York sur les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation[110] le démontrent parfaitement.

La Cour internationale de justice (ci-après CIJ) reprendra à son tour cette idée de « communauté d’intérêt » dans sa propre jurisprudence[111], laissant de prime à bord penser que l’émergence d’une certaine forme de solidarité interétatique limitant les velléités souverainistes sur la ressource en eau faciliterait son accès pour les personnes. L’étude casuistique de ces arrêts établit toutefois que la CIJ n’accorde aucune autonomie réelle au droit à l’eau. Elle se contente de la rapprocher du droit de l’homme à l’environnement ainsi qu’à l’universalité des droits de l’homme[112].

De plus et surtout, les conventions sus-évoquées n’admettent pas la priorité du droit à l’eau. Faisant simplement allusion aux besoins humains, ces textes ne font naître aucune obligation pour les Etats signataires, ni n’ouvrent de droit subjectif au bénéfice des individus[113]. De l’avis de certains juristes, ils défendent plutôt « une logique de marché que des sociétés privées peuvent combler »[114], notamment en termes de potabilisation et de fourniture d’eau.

C’est également le cas du Protocole auquel a donné naissance la Communauté de développement d’Afrique australe[115]. Celui-ci a beau empêcher les Etats de disposer d’une compétence exclusive sur leur territoire et défendre « une utilisation durable, équitable et raisonnable des cours d’eau protégés »[116], il ne définit nullement l’accès à l’eau comme étant un droit de l’homme prioritaire. Il en va de même concernant le Protocole pour le développement du Bassin du Lac Victoria[117] et l’accord-cadre sur le Bassin du fleuve du Nil[118]. Ne consacrant que des droits programmatoires, donc non-contraignants, la logique est identique à propos de la Charte des eaux du Fleuve Sénégal[119].

En définitive, ces instruments juridiques internationaux ne créent pas de nouveaux droits de l’homme. Ils se bornent à prévoir une utilisation raisonnable et équitable de la ressource hydrique, ce qui traduit bien les intentions essentiellement politiques de la part des gouvernements qui en sont les instigateurs. De fait, une partie de la doctrine pense qu’il ne faut pas s’en remettre à leurs dispositions pour entrevoir, ne serait-ce que partiellement, l’existence d’un authentique droit fondamental à l’eau et à l’assainissement.

 

B) Les dangers des enjeux lucratifs et privés liés à l’eau en droit interne

Bien qu’indispensable à son activité, l’agriculture fait peser, qu’elle soit traditionnelle ou biologique, de nombreuses menaces sur l’eau et sur l’environnement[120]. En effet, l’usage et la consommation d’eau à des fins agricoles peuvent avoir des effets négatifs sur les eaux superficielles et souterraines, ainsi que sur les milieux aquatiques. Quantitativement d’abord, l’eau devient moins abondante en raison des étiages et de l’irrigation des cultures[121]. Qualitativement ensuite, la sécurité de l’eau potable en général, et de la composition de l’eau des cours d’eau et des nappes phréatiques en particulier, semble altérée à cause de certaines techniques comme l’utilisation d’engrais et de certains pesticides[122].

Toutes ces dérives, animées la plupart du temps par des logiques économiques, vont à l’encontre du droit européen et plus exactement de la « DCE » de 2000[123], qui prescrivait, entre autre, qu’un bon état écologique des eaux soit atteint dans l’ensemble des Etats membres de l’Union d’ici 2015[124]. Loin d’être atteint en 2017, cet objectif suppose, et cela paraît être l’évidence même, que l’activité agricole en tienne compte en n’entravant pas sa réalisation.

Selon toute vraisemblance, cette adaptation ne peut se faire sans l’aide de politiques publiques plus efficaces, à qui il reviendrait – certainement bien plus qu’aux exploitants eux-mêmes – de rendre compatibles les modalités de gestions agricoles – auxquelles s’ajoute une logique de rendement économique flagrante – avec la préservation de l’environnement et des ressources naturelles.

En attendant que de meilleures mesures soient prises, les agriculteurs se sont dotés de structures collectives – puisque l’organisation associative constitue l’un des traits les plus saillants de leur activité[125] – afin notamment de préserver et de restaurer la ressource en eau, comme l’article 21 de la loi « LEMA » et certaines dispositions du Code de l’environnement les autorisent à le faire. Ce faisant, les exploitants prouvent qu’ils ne se sentent pas « en-dehors de la communauté des usagers en eau »[126]. Par ailleurs, ils approuvent dorénavant la redevance pour pollution d’origine non-domestique de l’eau que sont amenés à payer plusieurs d’entre eux[127]. De ce point de vue, il ne fait nul doute qu’ils ont assimilé le fait que la qualité des eaux constitue désormais une véritable obligation de résultat[128].

En France, le législateur environnemental est venu préciser à plusieurs reprises que le droit de l’usage de l’eau n’est plus un droit individuel absolu, à travers notamment la loi dite « pêche » de 1984[129] et plus encore avec la loi sur l’eau de 1992 dont l’article 1er classe la ressource hydrique parmi le patrimoine commun de la Nation[130]. Néanmoins, si l’eau doit bénéficier, au niveau juridique, d’une gestion durable et équilibrée, encore faut-il que les élus dynamisent leurs politiques publiques en les relayant bien plus qu’ils ne le font actuellement auprès de la société civile et des professionnels des différents secteurs concernés (ce qui inclut les métiers de l’agriculture, mais aussi ceux du nucléaire[131]).

En revanche, bien plus satisfaisants sont les dispositifs législatifs et réglementaires afférant aux périodes de sécheresses et d’inondations. Dès lors qu’un certain seuil d’étiage est par exemple atteint ou que la ressource en eau est menacée, alors le maire et le Préfet peuvent, en vertu de leurs pouvoirs de police générale, prendre toutes les mesures restrictives qu’ils souhaitent, à la condition toutefois qu’elles soient proportionnées et adaptées au but recherché[132].

Celles-ci peuvent donc aller de l’interdiction du remplissage des piscines ou du lavage des voitures à l’impossibilité faite aux agriculteurs d’irriguer leurs exploitations. Ici, une attention particulière est portée aux usages prioritaires de l’eau, à savoir la consommation humaine et la sécurité des installations sensibles[133]. Aussi évidentes qu’elles puissent paraître, ces modalités de gestion de crise n’existent malheureusement qu’à la marge sur certains continents et n’ont pas systématiquement d’équivalents en Europe.

Une bonne densité d’analyse des enjeux économiques suscités par l’accès à la ressource hydrique impose également de s’intéresser à la place centrale des femmes et des filles dans les pays du Sud[134], et plus exactement au fait que « certains concepteurs et promoteurs des programmes de développement durable ne se rendent absolument pas compte que les actions d’amélioration de l’approvisionnement en eau et de l’assainissement sont nécessairement des processus de changement social »[135].

Les programmes de construction de latrines sont par exemple souvent mis en œuvre sur la base d’une « présupposition erronée d’après laquelle seuls les hommes seront intéressés par les possibilités de formation ou d’accès aux crédits associés »[136]. L’hypothèse d’une inclusion des femmes à un niveau plus politique et surtout d’une approche en termes de genre[137] semble donc indispensable à la réussite de n’importe quel programme d’accès à l’eau[138].

Dans les pays du Sud, les relations entre sexe sont souvent perçues sous l’angle d’une « victimisation des femmes »[139], alors qu’elles sont pourtant les principales instigatrices du changement – et plus généralement du progrès – dans les ménages et les communautés.

De fait, les modèles familiaux locaux ne sont pas forcément «des unités indivisibles et cohérentes fondées sur la solidarité et la complémentarité »[140], comme le montre très bien la question de l’accès à l’éducation des jeunes filles, que beaucoup de chefs de ménage préfèrent ne pas envoyer à l’école en raison du manque d’installations d’assainissement adéquates[141] ou de l’aide dont auront besoin leurs mères pour aller chercher l’eau pendant la journée[142]. Les répercussions d’une telle privation en matière d’instruction ne pourront être que préjudiciables, si ce n’est dramatiques, pour leur situation économique future.

Quant à l’urbanisation intensive, elle cause d’importants conflits pour l’accès à l’eau puisqu’elle s’entreprend généralement au détriment des meilleures terres. Aujourd’hui, plus d’un homme sur deux vit en ville[143]. Pas moins de 10% du territoire européen (et mondial !) serait, au début des années 2000, devenu urbain[144]. Alors certes, il est devenu possible grâce aux nouvelles technologies de « faire pousser du maïs dans le désert ou du mil en Beauce »[145], mais celles-ci nécessitent quoi qu’il arrive un usage intensif de la ressource en eau et en énergie[146]. En ces temps de raréfaction des ressources naturelles et du bouleversement des actifs environnementaux – comme l’eau –, ces techniques de production engendrent qui plus est d’importants surcoûts qu’il n’est peut-être plus raisonnable d’ignorer.

Malgré leurs efforts respectifs, ni l’Union européenne ni ses Etats membres n’ont, pour l’heure, réussi à intégrer les ressources naturelles dans l’économie réelle, donc ne sont parvenus à une coexistence durable entre l’usage des sols et de la ressource en eau[147]. De fait, « c’est encore et toujours le marché foncier qui reste le principal indicateur de la valeur attachée aux sols et aux ressources »[148]. Ce constat est d’autant plus frappant qu’en l’état actuel du droit positif, « les conditions de rémunération d’une gestion durable des sols ne suffisent pas à compenser l’absence de reconnaissance de la valeur économique des ressources contenues par le foncier, fût-il protégé »[149].

Face à ce phénomène, certains auteurs proposent aux acteurs locaux de défendre eux-mêmes leurs intérêts en fédérant collectivement des stratégies de développement à même de leur permettre de surmonter ces conflits d’usage des milieux et des ressources. Aussi les invitent-ils à ne plus attendre qu’une crise intervienne pour que des dispositifs concertés et intégrés, ou aussi inventifs soient-ils, s’imposent aux yeux des pouvoirs publics comme étant incontournables, mais à agir de concert vers « la co-construction d’une sorte de « filet de sécurité » grâce auquel ils pourront innover, rebondir et affronter les défis formidables de production auxquels l’humanité sera confrontée à l’avenir »[150].

 

En conclusion 

Si la résolution n° 64/292 de l’Assemblée générale du 28 juillet 2010 augurait bien d’un regain d’intérêt des Etats pour la défense du droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement sur la scène internationale, son adoption n’a pas impulsé, en dépit de son caractère hautement symbolique, de bouleversements juridiques majeurs au sein de la « gouvernance interétatique de l’eau ».

Abondants ont beau être les traités internationaux, normes constitutionnelles et législatives y faisant plus ou moins référence, rares sont toujours les textes contraignants relatifs à ce nouveau droit de l’homme.

Son exclusion initiale de la DUDH avait sans doute convaincu bon nombre de gouvernements qu’ils avaient à faire à un droit essentiellement économique, plutôt qu’à un véritable droit de l’homme, aussi ont-ils sûrement quelques difficultés à concevoir que des populations puissent désormais faire pression sur eux pour s’en prévaloir[151]. Il leur faudra pourtant s’y accommoder, quitte à ce que cela prenne encore quelques années, car ce sont eux, bien plus que les organisations internationales et les acteurs non-étatiques, les principaux artisans de sa justiciabilité.

D’évidence, beaucoup d’entre eux devront au préalable réguler les intérêts privés liés notamment aux activités agricoles intensives et à l’urbanisation galopante, et aussi faire de la préservation de l’environnement en général, et des ressources naturelles en particulier, un objectif prioritaire vers lequel devront dorénavant converger toutes les velléités économiques des différents professionnels concernés par le secteur de l’eau.

 

[1] Voir le rapport sur l’eau, l’assainissement et l’hygiène de l’Organisation mondiale de la santé publié le 12 juillet 2017. Disponible sur : http://www.who.int/water_sanitation_health/fr/ [consulté le 05 septembre 2017] ; v. également « Sept morts par minute dans le monde à cause de l’eau insalubre », in 20 minutes, 13 septembre 2014 et A. Boinet, « L’eau insalubre : ennemi public n° 1 dans le monde », in Le Monde idées, 13 mars 2012.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Voir A. Boinet, « L’eau insalubre tue », in Le Monde, 22 mars 2011. D’après l’auteur, « l’eau insalubre provoquerait, selon les estimations les plus récentes, 3,6 millions de victimes chaque année ! ». L’étude proposée n’aura donc pas vocation à prendre en compte cette eau au titre de celles concernées par la résolution n° 64/292.

[5] Selon le site ConsoGlobe.com, pour qu’une eau soit potable, donc propre à la consommation, « elle doit répondre à des normes de qualité ; de telles normes reposent sur des travaux médicaux établissant les « doses maximales admissibles », à savoir les quantités de substances qu’un individu peut absorber sans risques, tous les jours de sa vie, avec une marge de sécurité confortable ». Disponible sur : http://www.encyclo-ecolo.com/Eau_douce#Qu.27est_ce_que_l.27eau_douce_potable.3F [consulté le 05 septembre 2017]

[6] D’après FuturaSciences.com, « les eaux minérales sont des eaux potables qui contiennent des teneurs en minéraux et en oligoéléments fixes et susceptibles de leur donner certaines vertus thérapeutiques ». Disponible sur : http://www.futura-sciences.com/magazines/environnement.infos/déco/développement-durable-eau-minerale-6897 [consulté le 05 septembre 2017]

[7] Pour le plateforme en ligne Terminal.fr, une eau insalubre est « une eau dont la qualité ne satisfait pas les normes de potabilité existantes et qui ne peut donc en aucun cas être destinée à la consommation humaine ». Disponible sur : http://www.terminal.scicog.fr/cfm/fich-1.php.?Dcherche=3705&numtable=&NomBase=controle_qualite_eau.mdb [consulté le 05 septembre 2017]

[8] Pour aller plus loin, v. « Qu’est-ce que l’assainissement ? » depuis le site Internet de la Cité de l’eau et de l’assainissement. Disponible sur : www.ecole.siaap.fr [consulté le 05 septembre 2017]

[9] Voir J.-L. Gazzaniga, X. Larrouy-Castéra, P. Marc et J.-P. Ourliac, Le droit de l’eau, Litec, 2011, p. 5.

[10] Voir notamment le contexte qui a entouré cette résolution de la soixante-quatrième session de l’Assemblée générale, laquelle a reconnu le droit à l’eau potable comme un droit fondamental, en consultant le lien suivant : www.un.org [consulté le 05 septembre 2017]

[11] Le droit à un niveau de vie suffisant est également consacré à l’article 25§1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme.

[12] H. Smets, « Le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement est finalement reconnu », in Revue juridique de l’environnement, 2011/1, vol. 36, Lavoisier, pp. 79-89.

[13] Selon Henri Smets, il ne reste plus que le Royaume-Uni pour contester le droit à l’assainissement comme un droit de l’homme. Même les Etats-Unis ont opté pour sa reconnaissance au Conseil des Nations Unies en 2010, alors qu’ils s’y étaient opposés pendant longtemps. Ibid.

[14] Voir en particulier « L’accès à l’eau potable devient un droit de l’homme », in Le Monde, 29 juillet 2010. Cet article recueille les propos de Chantal Jouanno, alors secrétaire d’Etat à l’écologie.

[15] Ibid.

[16] Sur cette question, v. H. Smets, « Le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement est finalement reconnu », op.cit.

[17] Voir « Ruée vers l’Or bleu », in Le Monde diplomatique, mars 2005n p. 16. Cet article rappelle que si « environ 1,4 milliards de personnes sont privées d’eau potable, énormément d’autres en gaspillent ».

[18] De nombreux pays ont reconnu le droit à l’eau dans leur législation. C’est notamment le cas de l’Argentine, du Brésil, du Cameroun, de l’Equateur, de la France, du Honduras, du Luxembourg, du Mexique, du Nicaragua, du Niger, du Royaume-Uni, du Sénégal, de l’Uruguay ou encore du Venezuela. Pour de plus amples détails, consulter les développements qui seront tenus infra.

[19] Voir H. Smets, « Le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement est finalement reconnu », op.cit.

[20] Certains auteurs, dont les travaux seront présentés infra, privilégient cette expression du « droit à l’élément hydrique » plutôt que celle, plus classique, du droit de l’homme à l’eau. Dans le cadre du présent article, ces droits seront donc intimement liés.

[21] Sur cette question, voir tout particulièrement A. Zemmali, « La protection de l’eau en période de conflit armé », in Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 815, 30 octobre 1995. Disponible sur le lien Internet suivant : https://www.icrc.org/fre/resources/documents/misc/5fzg2p.htm [consulté le 24 novembre 2017]

[22] Parmi les nouveaux besoins culturels et sociaux figurent la navigation de plaisance, les sports aquatiques, mais aussi les loisirs et les promenades. Pour aller plus loin sur cette question, v. notamment J.-L. Gazzaniga, X. Larrouy-Castéra, P. Marc et J.-P. Ourliac, Le droit de l’eau, op.cit., p. 1 et s.

[23] Sur cette question, voir notamment B. Drobenko, Le droit à l’eau : une urgence humanitaire, Johanet, 1er juin 2012, 206 pages. V. également M. Cuq, L’eau en droit international : convergences et divergences dans les approches juridiques, Larcier, mars 2013, 150 pages, mais aussi C. Bigot, Le droit à l’eau en droit international et en droit communautaire : contribution à l’étude d’un droit de l’homme et des générations futures en émergence, thèse pour le doctorat en droit présentée et soutenue publiquement à l’Université Paris 10 Nanterre en 2006, ainsi que les actes du colloque d’Orléans de la société française pour le droit international intitulés L’eau en droit international, parus chez A. Pedone en juin 2011 (408 pages).

[24] J.-M. Olaka, Le droit à l’eau, thèse de doctorat en droit présentée et soutenue publiquement le 10 juillet 2008 à l’Université Jean-Moulin Lyon 3, p. 156.

[25] La convention internationale des droits de l’enfant est un traité international adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989. C’est aussi un traité qui a pour objet de reconnaître et de protéger les droits spécifiques des enfants.

[26] La convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes a été adoptée le 18 décembre 1979 par l’Assemblée générale des Nations unies. Elle engage les États signataires ou adhérents à éliminer toute forme de discrimination envers les femmes et à favoriser leur plein développement dans l’ensemble des domaines politiques, économiques, sociaux, culturels et civils.

[27] Article 24 de la Convention relative aux droits de l’enfant.

[28] Article 14§2 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes.

[29] Voir notamment P. Ibanda Kabaka, Les principales interactions entre le droit à l’alimentation et les autres droits fondamentaux, 2016. Disponible sur : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01250480/document [consulté le 05 septembre 2017] ; V. également la présentation du droit à l’alimentation faite par O. de Schutter, l’actuel rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit de l’homme à l’alimentation, qui présente, entre autre, ses accointances directes avec la notion de dignité de la personne humaine. Disponible sur : http://www.srfood.org/fr/droit-a-l-alimentation [consulté le 05 septembre 2017]

[30] La Convention relative aux droits des personnes handicapées a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006. Elle a pour objet de « promouvoir, protéger et assurer » la dignité, l’égalité devant la loi, les droits humains et les libertés fondamentales des personnes avec des handicaps en tous genres.

[31] Article 28§2 a) de la Convention relative aux droits des personnes handicapées.

[32] Pour obtenir une version électronique de cette observation sur l’eau adoptée lors de la vingt-neuvième session du Comité des droits économiques, sociaux et culturels – tenue à Genève du 11 au 29 novembre 2002 – consulter ce lien : http://www.unhcr.org/fr/publications/operations/4ba352cc6/conseil-economique-social-observation-generale-no-15-2002-droit-leau-art.html [consulté le 05 septembre 2017]

[33] Voir E/C.12/2002/11, pp. 1-4.

[34] Voir J.-M. Olaka, Le droit à l’eau, op.cit., p. 147.

[35] Ibid.

[36] Sur la question de l’universalité et de l’interdépendance des droits de l’homme que promeuvent la DUDH de 1948 et le PIDESC de 1966, v. notamment M.-J. Redor-Fichot, « L’indivisibilité des droits de l’homme », in Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED), n° 7, 2009, pp. 75-86.

[37] Lors du 4ème Forum mondial de l’eau à Mexico, l’Union européenne a déclaré que « L’Union estime que les obligations en matière de droits de l’homme relatives à l’accès à l’eau potable et à l’assainissement sont étroitement liées aux droits de l’homme tels que le droit au logement, à l’alimentation et à la santé […]. Le droit à l’eau fait partie intégrante du droit à un niveau de vie suffisant et il est étroitement lié à la dignité de la personne humaine ». Outre les 27 pays européens, 14 Etats européens se sont ralliés à cette déclaration : l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège, la Croatie, l’ancienne République Yougoslave de Macédoine, la Bosnie Herzégovine, le Monténégro, la Serbie, l’Albanie, l’Ukraine, la Moldavie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie. En Asie et dans le Pacifique, v. notamment « le message de Beppu » par lequel pas moins de 37 Etats reconnaissent que « The people’s right to safe drinking water and basic sanitation as a basic human right and fundamental aspect of human security » ; V. également « la Déclaration d’Abuja » de novembre 2006 par laquelle 53 Etats africains et 12 Etats sud-américains déclarent ceci : « we shall promote the right of our citizens to have access to clean and safe water and sanitation within our respective jurisdictions ».

[38] Dans une résolution du 12 mars 2009, le Parlement européen a déclaré que « L’accès à l’eau potable devait être un droit fondamental et universel » ; en mars 2009, le Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Lluis Maria de Puig, a indiqué que l’accès à l’eau doit être reconnu comme un droit fondamental. Lors de la Conférence régionale sur la session méditerranéenne du 5ème Forum mondial de l’eau, tenue à Tunis le 15 janvier 2009, les participants ont estimé que « L’eau est un bien public et l’accès à une quantité minimum d’eau potable est un droit de l’homme étroitement lié à la dignité humaine ». En mars 2009, les parlementaires des différents pays présents au 5ème Forum mondial de l’eau ont adopté une déclaration d’après laquelle ils considèrent que « Le droit à l’eau et à l’assainissement doit être reconnu comme un droit de l’homme ». Ils ont par ailleurs invité les parlements nationaux à adopter des législations qui reconnaissent le droit à l’eau.

[39] La CEDH a évoqué dans sa jurisprudence la question du droit à l’eau et à l’assainissement alors que ce droit ne figure ni dans le texte de 1950 ni dans ses protocoles additionnels. Cf. notamment l’affaire Kadikis c/ Lettonie (n° 62393/00) dans laquelle le juge européen estime que l’absence d’eau potable dans la cellule du requérant était constitutif d’un traitement inhumain et dégradant. C’est également le cas dans l’affaire Marion Stoicescu c/ Roumanie (n° 12934/02) où ici, un détenu a été contraint d’utiliser une eau impropre à la consommation.

[40] Quatre des cinq régions du monde ont développé des systèmes pour la protection des droits de l’homme. En Amérique, il existe l’Organisation des Etats Américains. Le principal instrument ayant force de loi est la Convention américaine des droits de l’homme de 1969. En Afrique, il y a la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée en 1986 au sein de l’Organisation de l’unité africaine (aujourd’hui connue sous le nom d’Union africaine). Sur le continent asiatique, aucun système n’a encore réellement été mis en place. Le seul instrument régional en matière de droits de l’homme est une déclaration non-obligatoire – la Déclaration asiatique des droits de l’homme. L’Europe dispose bien évidemment d’un système solide pour la protection des droits de l’homme, sur l’initiative du Conseil de l’Europe.

[41] Le droit à l’eau est devenu justiciable avec l’entrée en vigueur le 25 janvier 2004 du Protocole de Ouagadougou du 8 juin 1998 créant la Cour africaine des Droits de l’homme et des peuples. Si cette cour pourra se prononcer sur la violation de tous les droits inclus dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, elle devra néanmoins surmonter la difficulté d’interprétation liée à la reconnaissance non pas d’un droit individuel, mais d’un droit collectif – puisqu’en effet, cette charte présente et consacre, outre les droits de la personne, ceux de la « communauté ». La « communauté », comme être collectif, est donc reconnue par ce texte comme sujet de droits fondamentaux. Or, comme le rappelle très justement Henri Leclerc, « protéger les communautés qui sont discriminées (dans leur accès à l’eau), c’est évidemment restaurer concrètement une égalité des droits, ce n’est pas pour autant reconnaître des droits collectifs ». Ici, voir H. Leclerc, « Droit individuels et droit collectifs : comment les concilier ? », in Hommes & Libertés, n° 143, juillet/août/septembre 2008, p. 51.

[42] La Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant fut adoptée à Addis-Abeba, en Ethiopie, le 11 juillet 1990 et entra en vigueur le 29 novembre 1999. A la date du 21 octobre 2011, 46 Etats membres de l’Union africaine avaient l’avaient ratifié. Tourné vers la protection des droits de l’enfant, cette charte mentionne expressément le droit à l’eau.

[43] En avril 2008, 9 Etats africains ont signé à Niamay un accord international intitulé « Charte de l’eau du Bassin du Niger » qui reconnaît le droit à l’eau.

[44] Article 7§5 c) de la Convention de Kampala de 2009.

[45] La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples est une convention internationale adoptée par des pays africains dans le cadre de l’Organisation de l’unité africaine. Elle a été adoptée le 27 juin 1981 à Nairobi (Kenya) lors de la 18e Conférence de l’Organisation de l’Unité Africaine et est entrée en vigueur le 21 octobre 1986 après sa ratification par 25 États.

[46] Article 24.

[47] Ce protocole date du 17 novembre 1998 et est entré en vigueur en novembre 1999.

[48] Article 11 (celui-ci établit une relation étroite entre l’environnement et les services d’approvisionnement en eau et d’assainissement).

[49] Le Protocole additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l’homme a été adopté à San Salvador le 17 novembre 1988 lors de la dix-huitième session ordinaire de l’Assemblée générale.

[50] Articles 11 – relatif au droit à un environnement salubre – et 12 – relatif au droit à l’alimentation.

[51] La CEDH est un traité international signé par les États membres du Conseil de l’Europe le 4 novembre 1950 et entré en vigueur le 3 septembre 1953. Elle a pour but de protéger les droits de l’Homme et les libertés fondamentales en permettant un contrôle judiciaire du respect de ces droits individuels. La Convention se réfère à la DUDH proclamée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948.

[52] La CEDH est complétée par 16 protocoles additionnels. Les protocoles 1, 4, 6, 7, 12 et 14 contiennent des dispositions de droit matériel qui garantissent des droits non-inscrits dans la Convention (tel que le droit à la propriété garantit dans le 1er protocole additionnel), ou étendent des droits déjà existant dans la Convention (tel le 12ème protocole additionnel, qui réaffirme l’interdiction générale de discrimination au lieu d’une interdiction accessoire). Les autres protocoles additionnels viennent modifier les procédures de la Cour européenne des droits de l’homme ou lui accordent des compétences supplémentaires. La particularité de ces protocoles d’amendement réside dans le fait que chaque modification procédurale qu’ils entraînent vaut pour tous les Etats, car ils modifient le texte de la CEDH.

[53] Sur cette question, v. notamment J.-F. Renucci, Introduction générale à la Convention européenne des droits de l’homme – Droits garantis et mécanismes de protection, Editions du Conseil de l’Europe, 2005, 137 pages.

[54] La Charte sociale européenne est une convention du Conseil de l’Europe, signée le 18 octobre 1961 à Turin et révisée le 3 mai 1996 à Strasbourg, qui énonce des droits et libertés et établit un système de contrôle qui garantit leur respect par les États parties. La Charte révisée est entrée en vigueur en 1999, et remplace progressivement le traité initial de 1961. Le protocole de 1995 prévoyant un système de réclamations collectives (entré en vigueur en 1998) permet de saisir le Comité européen des droits sociaux de recours alléguant de violations de la Charte.

[55] Voir J.-M. Olaka, Le droit à l’eau, op.cit., pp. 154-155.

[56] En 1999, la communauté internationale s’est décidée à agir en adoptant, à l’occasion de la troisième Conférence ministérielle sur l’environnement et la santé organisée à Londres, le Protocole sur l’eau et la santé relatif à la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux. Pour aller plus loin, v. le lien suivant : http://www.unece.org/fileadmin/DAM/env/water/publications/brochure/Protocol_Final_Fre.pdf [consulté le 05 septembre 2017]

[57] Parmi les Etats membres du Conseil de l’Europe à avoir régulièrement signé et ratifié ce protocole, figurent l’Albanie (depuis le 8 mars 2002), l’Allemagne (depuis le 15 janvier 2007), la Belgique (depuis le 29 juin 2004), la Croatie (depuis le 28 juillet 2006), l’Espagne (depuis le 24 septembre 2009), l’Estonie (depuis le 9 septembre 2003), la Fédération de Russie (depuis le 31 décembre 1999), la Finlande (depuis le 3 mars 2005), la France (depuis le 6 mai 2005), la Hongrie (depuis le 7 décembre 2001), la Lettonie (depuis le 24 novembre 2004), la Lituanie (depuis le 17 mars 2004), le Luxembourg (depuis le 4 octobre 2001), la Norvège (depuis le 6 janvier 2004), les Pays-Bas (depuis le 25 juin 2009), le Portugal (depuis le 6 septembre 2006), la République de Moldova (depuis le 16 septembre 2005), la République Tchèque (depuis le 15 novembre 2001), la Roumanie (depuis le 5 janvier 2001), la Serbie (depuis le 16 avril 2013), la Slovaquie (depuis le 2 octobre 2001), la Suisse (depuis le 27 octobre 2006) et l’Ukraine (depuis le 26 septembre 2003).

[58] En effet, ce protocole « préserve les ressources en eau, y compris celles utilisées comme source d’eau potable ». Son préambule reconnaît « les avantages d’un milieu aquatique harmonieux et fonctionnant correctement », mais aussi « l’importance de l’eau pour le développement durable ». Voir le lien mentionné supra.

[59] Adoptée le 26 mai 1967 et proclamée le 6 mai 1968, la Charte européenne de l’eau comporte douze principes visant une gestion rationnelle et intégrée de la ressource en eau. Pour aller plus loin, v. « Charte européenne des ressources en eau adoptée par le Comité des ministres le 17 octobre 2001 lors de la 769e réunion de délégués des ministres », in Revue européenne de droit de l’environnement, vol. 6, n° 2, 2006, pp. 193-199.

[60] Disponible sur le lien suivant : https://www.traite-de-lisbonne.fr/Traite_de_Lisbonne.php?Traite=12 [consulté le 05 septembre 2017]

[61] Article 1.

[62] Le traité établissant une constitution pour l’Europe devait régir le fonctionnement de l’Union européenne à partir du 1er novembre 2006. Il n’est jamais entré en vigueur suite au “non” des référendums français (mai 2005) et néerlandais (juin 2005).

[63] Voir la section 5 du Traité établissant une Constitution pour l’Europe – relative à l’environnement – et plus exactement les articles III-233 et III-234.

[64] Pour de plus de détails sur cette pétition citoyenne, voir notamment le site officiel du Parlement européen. Disponible ici : http://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20150903IPR91525/initiative-citoyenne-l-eau-un-droit-humain-la-commission-doit-agir [consulté le 2 novembre 2017] ; pour voir également le contenu à proprement parler de cette pétition – dont l’un des aspects consiste à exonérer les ressources hydriques des règles du marché intérieur – , aller sur ce lien : http://www.right2water.eu/fr/node/5 [consulté le 1er août 2017]

[65] Sur ce point, voir le site officiel du Parlement européen, mentionné supra.

[66] Ibid. Le Parlement européen dénonce le fait que la Commission européenne ne veuille toujours pas soustraire l’eau des règles du marché intérieur, et cela malgré les souhaits renouvelés de plusieurs eurodéputés.

[67] La Charte arable des droits de l’homme, adoptée en mai 2004 à Tunis, lors du 16e Sommet de la Ligue des États arabes, est entrée en vigueur le 15 mars 2008.

[68] Voir les articles 5 – relatif au droit à la vie –, 37 – relatif au droit au développement –, 38 – relatif au droit à un niveau de vie suffisant –, et 39 – relatif au droit à la santé.

[69] La conférence des Nations unies sur l’environnement, aussi connue sous le nom de conférence de Stockholm, est une conférence internationale sur le thème de l’environnement, qui s’est tenue sous l’égide des Nations unies à Stockholm en Suède, du 5 au 16 juin 1972.

[70] Sur la question des accointances directes entre le droit à un environnement sain et les autres droits de l’homme – comme le droit à l’eau et à l’assainissement –, voir tout particulièrement D.-R. Boyd, The Right to a Healthy Environment: Revitalizing Canada’s Constitution, UBC Press, 19 mars 2013, 336 pages.

[71] « Au total, selon le Professeur Alexandre Kiss, la protection de l’environnement serait prévue, d’une manière ou d’une autre, par la constitution d’une centaine d’Etats ». Ici, v. J.-M. Olaka, Le droit à l’eau, op.cit., p. 156.

[72] L’article 9 de la Constitution portugaise ne reconnaît qu’indirectement le droit à l’eau – par des références aux droits à la santé et à un environnement sain. Cf. également l’article 45 de la Constitution espagnole – bien que cet article est parfois interprété comme reconnaissant de façon claire le droit à l’eau.

[73] C’est notamment le cas des constitutions danoise, luxembourgeoise, finlandaise, américaine, allemande, anglaise, néerlandaise et belge.

[74] L’article 66 de la Constitution suisse et l’article 10 de la Constitution irlandaise reconnaissent expressément le droit à l’eau.

[75] C’est notamment le cas des constitutions éthiopienne (article 90), gambienne (article 216), zambienne (article 112), ougandaise (article 14), brésilienne (article 21), nigérienne (article 17§2 d)) et sud-africaine (article 27).

[76] L’affaire « Government of the Republic of South Africa and Others v Grootboom and others » de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud en date du 4 octobre 2000 semble en attester, mais reste à ce jour un exemple encore à la marge. Cette affaire est néanmoins devenue un cas de référence dans la lutte pour la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels en général, et des droits à l’eau et à l’alimentation en particulier. Pour de plus amples détails sur les raisonnements des juges saisis, v. notamment le lien suivant : http://www.rinoceros.org/article1129.html [consulté le 05 septembre 2017]

[77] Voir J.-M. Olaka, Le droit à l’eau, op.cit., p. 161.

[78] Cf. la Décision n° 94-359 du Conseil constitutionnel du 15 janvier 1995 sur la diversité de l’Habitat. Dans cette décision, c’est la première fois que le Conseil poursuit une « double démarche déductive » par le biais de l’articulation de deux dispositions constitutionnelles, en l’occurrence les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946, et du rattachement au principe de dignité de la personne humaine. Par extension, il est possible de penser que le développement de l’individu et de sa famille nécessite, entre autre, des moyens matériels tels qu’un approvisionnement suffisant en eau. L’eau ferait donc partie intégrante du logement. Cf. également la Décision n° 2005-514 du 28 avril 2005 par laquelle le Conseil reconnaît que la protection de l’environnement constitue un but d’intérêt général. Par ailleurs, il précise que la Charte de l’environnement de 2005 énonce des principes, et non pas des objectifs. Le droit à l’eau trouve donc son fondement réactualisé avec l’adoption de cette charte.

[79] Les objectifs de valeur constitutionnelle, qu’ils se rattachent à des considérations d’intérêt général ou aux droits sociaux, ne constituent pas des droits subjectifs. Ils permettent au législateur de limiter la portée de certains droits et libertés classiques, donc il s’agit pour l’essentiel de principes directeurs qui sont censés guider le législateur.

[80] Depuis une Décision n° 2003-467 du 13 mars 2003, le Conseil rattache l’ordre public à la salubrité publique. Certains auteurs font donc valoir que la salubrité publique est liée à la préservation de l’environnement. Aussi se demandent-ils si le droit à l’eau ne pourrait pas désormais constituer une composante de l’objectif de sauvegarde de l’ordre public. Sur cette question, v. notamment J.-M. Olaka, Le droit à l’eau, op.cit., p. 168 et E. Picard, « La notion de police administrative », in LGDJ, 1984, tome 2, p. 540.

[81] La Charte de l’environnement est un texte de valeur constitutionnelle, intégrée en 2005 dans le bloc de constitutionnalité du droit français, reconnaissant les droits et les devoirs fondamentaux relatifs à la protection de l’environnement. Elle énonce notamment trois grands principes : le principe de prévention, le principe de précaution, et le principe pollueur-payeur.

[82] C’est notamment le cas des Professeurs Verpeaux et Prieur. Pour aller plus loin, v. M. Prieur, « L’environnement est entré dans la Constitution », in RJE, 2005, pp. 28 ; v. également M. Prieur, « La Charte, l’environnement et la Constitution », in AJDA, n° 8, 3 mars 2003, p. 353 ; et enfin M. Verpeaux, « La Charte de l’environnement, texte constitutionnel en-dehors de la Constitution », in Environnement 2005, n° 4, p. 16.

[83] Voir tout particulièrement M. Prieur, « Vers un droit de l’environnement renouvelé », in Les Cahiers du Conseil constitutionnel », n° 15, 2003 ; mais aussi Y. Jegouzo et F. Loloum, « La portée juridique de la Charte de l’environnement », in Revue de droit administratif, JCL, n° 3, mars 2004, p. 5.

[84] Dans l’arrêt GISTI, CFDT et CGT du 8 décembre 1978, le Conseil d’Etat a érigé le droit de mener une vie familiale normale en principe général du droit. Pour des raisons d’hygiène et de santé, il semble alors possible de rattacher à ce principe général le droit à l’eau en tant que tel puisqu’il parait difficilement concevable de mener une vie familiale normale sans eau pour se laver ou pour préparer à manger. Sur l’intérêt que porte le Conseil d’Etat au droit à l’eau, v. plus spécifiquement son rapport public – paru en 2010 – intitulé « L’eau et son droit », dans lequel la haute juridiction identifie comme « faux problème » la question du prix de l’eau et les débats sur l’eau chère. Elle assimile en revanche aux « vrais problèmes » le fait que les collectivités territoriales n’investissent pas suffisamment pour le renouvellement de leur réseau (principalement d’assainissement) et que le principe pollueur-payeur soit inégalement appliqué (l’agriculture y échappe encore largement). Ce rapport est disponible ici : http://www.conseil-etat.fr/content/download/1889/5695/version/1/file/eau_droit_rapport.pdf [consulté le 4 novembre 2017] ; Récemment, dans un arrêt du 25 mai 2016, la Cour de cassation a rappelé que le droit de mener une vie familiale normale était inscrit dans la Constitution et résultait des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais aussi du dixième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Sur la question de l’opposabilité du droit à l’eau via cette fois-ci le truchement du droit à l’environnement, v. les actes du colloque de la Cour de cassation intitulé « La réparation des atteintes à l’environnement » organisé le 24 mai 2006. Les contenus de ces actes sont disponibles dans leur intégralité sur le lien Internet suivant : https://www.courdecassation.fr/venements_23/colloques_4/2007_2254/texte_m._neyret_10494.html [vu le 4 novembre 2017]. Néanmoins, comme le rappelle certains auteurs, « bien que le droit à l’eau soit reconnu par le truchement du droit de mener une vie familiale normale et par celui du droit à l’environnement, il ne donnera pas, dans l’immédiat, un accès au juge […] ; la garantie du droit à l’eau va dépendre de l’œuvre du législateur qui devra prendre le soin de le concilier avec d’autres droits plus pragmatiques ». Ici, v. J.-M. Olaka, Le droit à l’eau, op.cit., p. 262 et s.

[85] Depuis l’arrêt Morsang-sur-Orge du Conseil d’Etat du 27 octobre 1995, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine constitue un élément immatériel, abstrait et subjectif de l’ordre public. Le juge administratif l’a donc adjoint au triptyque classique – et matériel – de l’ordre public que sont la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique.

[86] Arrêté du gouvernement wallon du 12 février 2009 modifiant le livre II du Code de l’environnement contenant le Code de l’eau en ce qui concerne le Fonds de solidarité internationale pour l’Eau.

[87] Au Brésil, Cf. la loi n° 11445 du 5 janvier 2007 sur l’assainissement environnemental, et au Royaume-Uni, Cf. la loi « Flood and Water Management Act 2010 ».

[88] Au Luxembourg, Cf. la loi du 18 décembre 2009 organisant l’aide sociale. Au Mexique, Cf. la loi des eaux du 11 mars 2010 pour le District Federal. Au Nicaragua, Cf. la loi générale n° 620 des eaux nationales du 15 mai 2007.

[89] Les apports de la loi n° 2066-1772 du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques tiennent aux principes, aux institutions, aux instruments de planification et à la police de l’eau. Cette loi rappelle que l’eau appartient à tous et qu’il s’agit d’un patrimoine commun de la Nation dont la protection est d’intérêt général. Elle tient compte qui plus est des conséquences sociales, environnementales, économiques, géographiques et climatiques que peut avoir l’eau.

[90] Article L.210-1 du Code de l’environnement.

[91] Article L. 2224-12-4 du Code général des collectivités territoriales.

[92] Article L. 2224-12-4, I, al. 3 du Code général des collectivités territoriales.

[93] En effet, le représentant de l’Etat dans le département peut, dans des conditions prévues par décret en Conseil d’Etat, à la demande du maire ou du président du groupement de collectivités territoriales compétent pour assurer la distribution d’eau, autoriser une tarification ne comportant pas de terme proportionnel au volume d’eau consommée. Voir l’article L. 2224-12-4, I, al. 3 du Code général des collectivités territoriales. La loi LEMA confirme par ailleurs l’idée selon laquelle toute tarification forfaitaire de l’eau distribuée est interdite. En cela, la loi LEMA s’aligne sur la loi de l’eau de 1992 bien que cette interdiction n’existe que depuis le 4 janvier 2004. Toutefois, une tarification binôme peut s’appliquer – comprenant une partie fixe comme l’abonnement dans la facturation –, mais elle ne permet pas de facturer une eau qui ne serait pas consommée par l’usager.

[94] Présentée par Messieurs et Mesdames Michel Lesage, Jean Glavany, Jean-Paul Chanteguet, Marie-George Buffet, François-Michel Lambert, Bertrand Panchet et Stéphane Saint-André, cette proposition de loi nouvelle a été adoptée par l’Assemblée nationale en première lecture dans la soirée du mardi 14 juin 2016. Pour lire les neuf articles que comportait initialement cette proposition de loi – l’Assemblée nationale et le Sénat n’en adopteront finalement que sept –, v. ce lien : http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion2715.asp [consulté le 10 novembre 2017] ; De l’avis de Michel Lesage, qui est à la fois l’instigateur et le rapporteur de cette proposition de loi, celle-ci « contient des avancées sociales majeures qui placent la France à la pointe de l’accès à l’eau pour tous ». Pour de plus amples détails, v. le blog de Michel Lesage. Disponible sur ce lien : http://michel-lesage.fr/?p=3909 [consulté le 10 novembre 2017]

[95] Pour voir le rapport du Sénat en première lecture, voir le lien suivant : http://www.senat.fr/rap/l16-415/l16-4155.html [consulté le 10 novembre 2017]

[96] Initialement, cette proposition de loi devait insérer dans le code de la santé publique un nouveau chapitre intitulé « Droit de l’homme à l’eau », mais comme l’a fait remarquer le rapporteur, la création d’un nouveau droit de l’Homme ne peut s’opérer qu’au niveau constitutionnel ou international et non dans une loi ordinaire. Qui plus est, la loi en France ne reconnait de droits qu’aux personnes. En conséquence, l’intitulé du nouveau chapitre introduit dans le code de la santé publique a été modifié en « Droit à l’eau potable et à l’assainissement ».

[97] Face au constat d’après lequel aucune disposition législative n’existe pour garantir l’accès à l’eau pour les personnes sans domicile fixe – alors qu’ils sont entre 100 000 et 150 000 actuellement en France –, l’article 2 propose quant à lui d’introduire une obligation, pour les communes et les EPCI compétents en matière de distribution d’eau potable et d’assainissement, de mettre à disposition gratuitement des points d’accès à l’eau potable, des toilettes publiques ainsi que des douches

[98] F. Duhautoy, « Du droit de l’eau au droit à l’eau ? », in Penser une démocratie alimentaire, Propositions Lascaux entre ressources naturelles et besoins alimentaires, vol. 2, 2014, p. 423.

[99] Il existe plusieurs sortes de cours et de tribunaux internationaux en lien, à des degrés divers, avec l’ONU. Ces cours et tribunaux sont notamment la CIJ, qui est un organe principal de l’Organisation, les tribunaux pénaux spéciaux créés par le Conseil de sécurité, la Cour pénale internationale (CPI) et le Tribunal international du droit de la mer. Ces deux dernières instances ont été créées en vertu de conventions rédigées dans le cadre de l’ONU mais sont à présent des entités indépendantes ayant des accords de coopération spéciaux avec l’ONU. D’autres tribunaux internationaux peuvent être totalement indépendants de l’ONU.

[100] Souvent controversée, insaisissable et brocardée, la notion de gouvernance n’en pas moins dans l’air du temps comme un instrument de présentation simplifiée des « mécanismes de pouvoir existant dans une société donnée ». Ici, v. notamment P.de Montalivet, Gouvernance et participation, préf. de P. Moreau Defarges, Actes du colloque du 28 novembre 2008 à la Faculté de droit, des sciences économique et de gestion de l’Université de Bretagne Sud (Vannes), Bruylant, 2011, p. 1. En réalité, la « gouvernance de l’eau » s’apparente ni plus ni moins à l’ensemble des mécanismes de pouvoir ayant trait à la ressource en eau.

[101] La « bonne gouvernance » s’apparente quant à elle non pas aux mécanismes de pouvoir existant dans une société donnée, mais tels qu’ils devraient exister au sein de celle-ci. Dit autrement, la « bonne gouvernance » correspond à des « principes de répartition et d’exercice du pouvoir » dont la mise en œuvre serait opportune. Ces principes sont l’efficacité, la transparence, la responsabilité (ou accountability) mais aussi la participation. Ibid., p. 3.

[102] Voir notamment B. Clemenceau, « La gouvernance alimentaire mondiale : les réponses et l’absence de réponses du droit international et du droit de l’Union européenne », in Revue européenne du droit de la consommation, 2015/1, mai 2016, pp. 91-106.

[103] Voir J.-M. Olaka, Le droit à l’eau, op.cit., p. 142.

[104] Ibid.

[105] Voir F. Duhautoy, « Du droit de l’eau au droit à l’eau ? », op.cit., pp. 431-432. L’auteur insiste sur le fait que le droit interétatique de l’eau est « loin de contribuer à la création d’un droit de l’homme à l’eau ».

[106] L’eau est assimilée par certaines doctrines à une ressource statique sur laquelle l’Etat traversé exerce un contrôle total – ici, la souveraineté territoriale est pensée comme un droit de propriété sur des eaux pourtant communes car mouvantes. Toutefois, l’évolution du droit interétatique de l’eau affaiblit cette logique exclusiviste. D’autres doctrines avantagent les Etats d’amont. Apparentée à cette doctrine existe aussi celle de la « supra-riveraineté » développée par l’ex-Zaïre en 1971. Une troisième doctrine dite de l’intégrité du territoire absolue avantage les Etats d’aval. Les débits des cours d’eau partagés ne peuvent être modifiés sans l’accord des autres entités étatiques ayant un droit de véto sur tout nouvel aménagement. Une quatrième doctrine avantage les Etats nés tôt dans l’histoire. De fait, le premier utilisateur étatique d’une source d’eau est censé légitimer un exclusivisme juridique d’accès. Ici, tout usage nouveau ne peut reposer que sur une autorisation du premier usager propriétaire.

[107] Voir F. Duhautoy, « Du droit de l’eau au droit à l’eau ? », op.cit., p. 425.

[108] Ibid.

[109] En 1906, les Etats-Unis acceptèrent une convention sur les eaux du Rio Grande coulant vers le Mexique organisant une « équitable distribution » entre les deux Etats, sous forme d’une répartition paritaire entre agriculteurs mexicains et étatsuniens. Voir tout particulièrement le Préambule de la Convention Concerning the Equitable Distribution of the Waters of the Rio Grande for Irrigation Purposes du 21 mai 1906.

[110] La Convention sur le droit relatif à l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 21 mai 1997. Voir résolution 51/229 de l’Assemblée générale, annexe, Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante et unième session, Supplément n° 49 (A/51/49).

[111] Cf. notamment l’affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c/ Albanie) du 9 avril 1949 – CIJ, Recueil 1949, p. 22 –, et celle relative au projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie c/ Slovaquie) du 25 septembre 1997 – CIJ, Recueil 1997, §140.

[112] Sur cette question, v. F. Duhautoy, « Du droit de l’eau au droit à l’eau ? », op.cit., pp. 426-427.

[113] Cf. les articles 10§§1 et 2 de la Convention dite de New-York sur l’utilisation des cours d’eau internationaux.

[114] Voir F. Duhautoy, « Du droit de l’eau au droit à l’eau ? », op.cit., p. 429.

[115] La Communauté de développement d’Afrique australe a donné naissance à un Protocole sur les cours d’eau partagés entre Etats membres. En ratifiant ce protocole, les Etats de cette communauté de développement consentent à ne plus disposer d’une compétence exclusive sur leur territoire. Il a été accepté par tous ses Etats sauf Madagascar.

[116] L’article 2§b de celui-ci fixe un objectif d’« utilisation durable, équitable et raisonnable des cours d’eau partagés ». L’article 3§7 a) précise quant à lui qu’il s’agit d’obtenir une utilisation optimale et durable respectueuse des intérêts des Etats riverains et des générations présentes et futures. Enfin, les facteurs et circonstances relevant d’une utilisation raisonnable des cours d’eau sont précisés à l’article 3§8 a).

[117] L’article 4§2 a) du Protocole pour le développement durable du bassin du lac Victoria – datant de 2003 – consacre « le principe d’une utilisation équitable et raisonnable des ressources en eau ».

[118] D’après l’article 3§14 de l’Accord-cadre sur la coopération dans le Bassin du Fleuve Nil, « l’eau doit être utilisée en priorité de la manière la plus économique, en tenant compte de la satisfaction des besoins de base des populations ».

[119] L’article 4 de cette charte énonce que « les principes directeurs de toute répartition des eaux du Fleuve visent à assurer aux populations des Etats riverains, la pleine jouissance de la ressource, dans le respect de la sécurité des personnes et des ouvrages, ainsi que du droit fondamental de l’homme à une eau salubre ».

[120] Sur cette question, v. notamment J.-L. Gazzaniga, X. Larrouy-Castéra, P. Marc et J.-P. Ourliac, Le droit de l’eau, op.cit., pp. 329-340.

[121] En France, l’eau destinée à l’irrigation représente annuellement environ 50% de l’eau consommée. Dans certaines régions, ce pourcentage peut monter jusqu’à 80%.

[122] Les pesticides, dont l’agriculture représente 90% des usages, ont en effet contaminé les ¾ des eaux de surface et la moitié des eaux souterraines. Dans certaines régions, le taux de nitrates est quant à lui proche ou supérieur aux normes de potabilisation.

[123] « Au milieu des années 90, il manque à la politique européenne de l’eau une vision d’ensemble. Trop de directives concernent la qualité des eaux, et peu abordent la question de l’insuffisance et de l’épuisement des ressources naturelles. En février 1996, une communication de la Commission européenne conclue à la nécessité de mettre au point une directive-cadre. C’est ainsi que la directive-cadre sur l’eau (DCE) fût adoptée le 23 octobre 2000. Elle fonde la politique européenne de l’eau des prochaines années. Elle est résolument tournée vers la protection des milieux aquatiques. Pour cette directive-cadre, l’eau n’est pas un bien marchand comme les autres. De fait, le droit européen s’aligne sur la loi française du 3 janvier 1992 qui ne considérait pas non plus l’eau comme un bien marchand comme les autres » ; ici, v. J.-L. Gazzaniga, X. Larrouy-Castéra, P. Marc et J.-P. Ourliac, Le droit de l’eau, op.cit., p. 41.

[124] Ibid.

[125] Ibid., p. 331.

[126] Ibid.

[127] Cette redevance est prévue à l’article L. 213-10-2 du Code de l’environnement et est due par les usagers exerçant des activités agricoles. Pour certains auteurs, « La contribution de l’agriculture au système des redevances des agences de l’eau a longtemps fait débat […], mais au bénéfice de la LEMA, les agriculteurs ont fini par intégrer le dispositif financier de ces agences ». Ici, v. J.-L. Gazzaniga, X. Larrouy-Castéra, P. Marc et J.-P. Ourliac, Le droit de l’eau, op.cit., p. 332.

[128] La qualité des eaux constitue désormais, avec la DCE de 2000, une obligation de résultat. Les bande enherbées le long des cours d’eau – définis par la loi du 12 juillet 2010, dite « Grenelle 2 » – sont un bon moyen de parvenir à l’objectif de bon état écologique pour les 2/3 des masses d’eau en mobilisant le monde agricole.

[129] Cette loi de 1984 accordait déjà la priorité à l’usage humain de l’eau, ainsi qu’à la préservation des milieux agricoles. Elle précisait par ailleurs que la protection du patrimoine piscicole était d’intérêt général.

[130] Quant à l’article L. 211-1 du Code de l’environnement, il impose une gestion durable et équilibré de la ressource en eau ainsi que la conciliation entre les usages de l’eau et les exigences des milieux récepteurs.

[131] L’agriculture n’est en effet pas la seule activité à avoir en France d’importants impacts sur l’environnement et la qualité des eaux. Les eaux de refroidissement que rejettent les sites nucléaires dans les rivières et les fleuves entraînent non seulement leur réchauffement, mai aussi une importante pollution thermique dont les effets sont bien évidemment dommageables pour les écosystèmes aquatiques et leur biodiversité. En 2006, deux textes de loi sont donc venus donner un fondement législatif au système français de sécurité alimentaire. Il s’agit de la loi du 13 juin 2006 (laquelle met en œuvre le principe de précaution dans le domaine nucléaire et prévoit la mise en place de procédures garantissant l’information du public sur les activités nucléaires) et de celle du 28 juin 2006 (qui institue un plan national de gestion des matières et déchets radioactifs). Pour aller plus loin sur ces questions-là, voir notamment L. Bouguerra, « La pollution thermique, cette méconnue », in Partage des eaux – Ressources et informations pour une gestion juste et durable de l’eau, 9 février 2011 ; mais aussi A. Garric et P. Le Hir, « Le réchauffement climatique en 10 questions », in Le Monde, 29 novembre 2015.

[132] Article L. 211-3-II-1° du Code de l’environnement.

[133] Les maires et les préfets peuvent prendre de telles mesures sans aucun formalisme particulier. Ils doivent cependant limiter la mesure dans le temps, à défaut de quoi celle-ci sera illégale pour excès de pouvoir. Cela dit, reste légal un arrêté pris pour une durée de six mois renouvelé dès lors que la situation normale de l’approvisionnement en eau ou que le débit normal dans les cours d’eau ne sont pas assurés.

[134] Sur cette question, voir notamment M.-H. Grelle, K. Kabeyne, B.V., K. Kenmagne, G.-R., T. Tatietse et G.-E. Ekodeck, « L’accès à l’eau potable et à l’assainissement dans les villes des pays en développement : cas de Bassouam (Cameroun) », in Vertigo – La revue électronique en sciences de l’environnement, volume 7, numéro 2, septembre 2006 ; et I. Andersson et C. Hannan, Gender perspectives on water supply and sanitation : Towards a sustainable leivelihoods and ecosystems based approach to sanitation, SIDA, janvier 2001, 8 pages.

[135] O. Petitjean, « Le rôle central des femmes dans l’accès à l’eau et à l’assainissement », in Partage des eaux – Ressources et informations pour une gestion juste et durable de l’eau, 12 décembre 2008.

[136] Ibid.

[137] D’après Olivier Petitjean, « Pour assurer le succès des projets d’accès à l’eau et à l’assainissement, et surtout pour les faire servir une stratégie plus générale de développement durable et de sortie de la pauvreté, une approche générale en terme de genre est indispensable. La réussite n’est pas possible si les perceptions, savoirs, contributions, besoins et priorités de la moitié de la population concernée, c’est-à-dire les femmes et les filles, ne sont pas pris en compte ». Ibid.

[138] Pour Olivier Petitjean, « La preuve du succès d’un programme d’accès à l’eau et à l’assainissement réside précisément dans les améliorations qu’il apporte à la condition des femmes et aux rapports de pouvoir au sein du ménage et de la communauté ». Ibid.

[139] Ibid.

[140] Ibid.

[141] Beaucoup de chefs de ménage préfèrent en effet ne pas envoyer leurs filles dans des écoles où elles ne bénéficieront pas de toilettes séparées de celles des garçons.

[142] Les femmes assistent également les enfants, les personnes âgées et les malades dans leurs besoins sanitaires et d’hygiène. Elles enseignent par ailleurs aux enfants l’usage des latrines et, au-delà, les différents gestes d’hygiène.

[143] Voir F. Trolard et M.-L. Dangeard, « Les sols, l’eau et la production agricole : des ressources de base face à l’étalement urbains et aux changements climatiques », in Penser une démocratie alimentaire, op.cit., p. 116.

[144] Ibid., p. 117.

[145] Ibid., p. 118.

[146] Ibid.

[147] Ibid., p. 119.

[148] Ibid.

[149] Les auteurs ajoutent qu’ « aucune des mesures existantes en ce domaine ne peut soutenir la comparaison avec les bénéfices susceptibles d’être attendus par les problèmes d’autres modes d’exploitation et/ou d’usage du foncier ». Ibid.

[150] Ibid., pp. 120-122.

[151] Cette vision est évidemment celle des Etats puisque d’une part, la DUDH ne fait pas la distinction entre droits civils et politiques, et droits économiques, sociaux et culturels, et d’autre part car cette exclusion initiale du droit à l’eau et à l’assainissement n’a nullement empêché certains gouvernements de le garantir à leur population (avant justement l’adoption de la résolution n° 64/292).

Le coup de data permanent : la loi des algorithmes

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Les multinationales du web, dont les services sont devenus indispensables à la vie en société, sont à l’origine d’une régulation technologique qui menace le libre-arbitre de chacun. Leurs algorithmes emportent des effets normatifs redoutables bien que plutôt imperceptibles. Leur performativité et les prophéties auto-réalisatrices qu’ils génèrent sont telles que, de fait, la technologie choisit pour l’humain qui s’en remet assez aveuglément à elle. Ce « coup de data permanent » enferme les individus dans des silos de comportement, de consommation, mais aussi de pensée. Cela porte atteinte à la liberté d’opinion et au pluralisme des courants d’idées. Se pose dès lors la question de la capacité de la société numérique à être une société démocratique et ouverte davantage qu’une société tyrannique et fermée.

Boris Barraud, Laboratoire interdisciplinaire droit, médias et mutations sociales (LID2MS), Université d’Aix-Marseille

Une norme (ou règle) est la signification d’un énoncé servant de modèle de comportement. Elle est un « outil mental » servant à tracer les lignes directrices des conduites des individus. L’important est la signification de devoir-être de l’énoncé. Aussi une proposition contient-elle une norme dès lors qu’elle impose, permet, conseille ou interdit d’adopter un certain comportement dans une certaine situation, quels que soient sa source, son objet et son degré de généralité et d’abstraction. Une norme est donc la signification d’un énoncé à l’aune de laquelle le destinataire comprend qu’il peut, qu’il ne peut pas, qu’il devrait ou qu’il doit faire quelque-chose. La norme a pour objet de donner la mesure des possibilités d’agir, d’imposer ou de proposer à un ou plusieurs individus un comportement ou une attitude, une action ou une abstention. La norme est par conséquent un indicateur des devoirs et des interdits, des possibles et des impossibles. Toute signification d’un énoncé qui est une description, une déclaration ou une évaluation, qui n’indique aucune attitude à adopter à quiconque dans un quelconque contexte, n’est pas une norme 1.

Par suite, les normes peuvent être juridiques ou non. Le juriste moderne, foncièrement stato-centré, ne trouvera du droit que dans les normes législatives, règlementaires et jurisprudentielles produites par les organes de l’État. Le panjuridiste, lui, verra de la juridicité dans toutes les formes de normativité. Ces lignes ne sont toutefois pas le lieu où revenir sur la question la plus essentielle posée à la théorie juridique : « Qu’est-ce que le droit ? ». Reste que, pour étudier en tant que juriste de nouvelles formes de normativité, encore faut-il leur accorder une quelconque qualité juridique. Les manuels d’introduction au droit listent généralement trois sources (formelles) du droit : la loi, la jurisprudence et la coutume. Au XXIe s., et dès lors qu’on souhaite étudier, par exemple, la « loi des algorithmes », on préfèrera se placer dans les pas des théories pragmatiques du droit. Celles-ci, érigeant l’effectivité des normes en critère ultime de leur juridicité, permettent au scientifique du droit de s’intéresser aux phénomènes de « guerre des normes », de concurrence des normativités, de plurinormativité, d’internormativité, aux normes qui émergent de la pratique, à tous ces nouveaux objets normatifs que sont les codes privés, les chartes, les usages, les conditions générales d’utilisation, les contrats-types, les normes comptables, les normes managériales, les normes techniques, mais aussi les modes alternatifs de résolution des conflits, les labels, les standards, les protocoles, les meilleures pratiques, les statistiques, les sondages, les indicateurs de performance, les rankings, les nudges etc. — ainsi que les algorithmes.

Avec la numérisation des sociétés, des économies, des hommes et des vies, les algorithmes prennent de plus en plus de place, à tel point qu’ils sont aujourd’hui omniprésents et inévitables bien qu’invisibles 2. Ils sont en particulier au cœur des services du web et des applications pour smartphones — bien que leur usage soit loin de s’y limiter : il se trouve des algorithmes jusque dans les feux tricolores de signalisation. Or nul n’ignore le rôle cardinal que le web et les applications pour smartphones jouent désormais, combien les sociétés, les économies, les hommes et les vies sont chaque jour un peu plus des sociétés, des économies, des hommes et des vies en ligne. Les algorithmes vont jusqu’à envahir l’univers juridique, jusqu’à gouverner ou, du moins, aider à gouverner, jusqu’à rendre la justice ou, du moins, aider à rendre la justice 3. Les LegalTechs sont ainsi en passe de révolutionner profondément les métiers du droit et de la justice 4.

En outre, profitant d’une sorte de « coup de data permanent », les algorithmes produisent des normes, sont sources de droit, font la loi loin de l’appareil étatique et des juristes 5. Cela interroge jusqu’aux droits et libertés fondamentaux, car s’affirme insidieusement et progressivement la dictature des algorithmes, soit une régulation technologique mettant en péril le libre-arbitre de chacun 6. Bien sûr, en posant la question de la place des algorithmes dans le droit, dans les modes de régulation, dans les formes de normativité, c’est plus généralement la question de la place des algorithmes dans les sociétés contemporaines qui est posée. Et c’est là un débat essentiel, d’autant plus que les algorithmes ne sont pas neutres ni objectifs mais, au contraire, très politiques et orientés.

Un algorithme est une suite de formules mathématiques, d’opérations informatiques et de traitements statistiques dont l’application permet de résoudre des problèmes, d’exécuter des tâches ou d’obtenir des résultats à partir de grandes masses de données et en un temps record. Il fonctionne avec des « entrées » (les données initiales qu’il traite) et aboutit à des « sorties » (les résultats) en suivant différentes étapes qui requièrent des calculs, des opérations logiques, des comparaisons ou des analogies. Les algorithmes sont à la base de l’informatique. Ils s’expriment le plus souvent dans des programmes exécutables par ordinateur. Souvent assimilés à des « formules magiques », les plus connus sont ceux des moteurs de recherche du web qui permettent, en fonction des mots-clés saisis par l’utilisateur et d’autres paramètres tels que la géolocalisation ou l’historique des recherches, d’accéder aux contenus supposément les plus pertinents.

Aujourd’hui, les algorithmes produisent des résultats de plus en plus précis et satisfaisants grâce au data mining (ensemble d’outils d’exploration et d’analyse des données visant à en extraire les informations les plus significatives), aux progrès du traitement du langage naturel et à l’apprentissage automatique (machine learning et techniques d’apprentissage profond inspirées de la biologie et des réseaux neuronaux interconnectés). Ainsi les algorithmes peuvent-ils se perfectionner par eux-mêmes au fur et à mesure qu’ils sont utilisés, sans intervention humaine. En résumé, plus ils répondent à des questions et tirent les conséquences de leurs éventuelles erreurs, moins ils se tromperont à l’avenir. En permanence, ils ajustent les paramètres de leurs modèles à l’aune des opérations précédentes. Ils apprennent par rapprochements successifs, en dégageant des corrélations. Le qualitatif suit ainsi le quantitatif.

Ensuite, si les algorithmes sont de plus en plus omniprésents, ce phénomène va de pair avec l’expansion du big data, avec l’explosion de la production de données 7. Une donnée est une information qui a été enregistrée, sauvegardée, qui pourra donc être réutilisée ; et une donnée numérique est une information qui a été recueillie dans un format numérique. Les données sont le « nouvel or noir », puisé notamment au moyen de cookies. Élaborer le premier un algorithme très efficace dans un domaine donné est comme découvrir un gisement de pétrole. Il faut collecter, enrichir et affiner les données, au service des algorithmes. Le pouvoir, dans toutes ses dimensions, dépend aujourd’hui beaucoup de la maîtrise des données et de la possession d’algorithmes sophistiqués et efficaces.

Ce pouvoir est en particulier détenu par ceux que l’on a pris l’habitude d’appeler « réseaux sociaux » et par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ces derniers connaissent parfaitement chacun de leurs utilisateurs puisque ceux-ci leur communiquent directement leurs noms, âges, préférences etc., mais aussi indirectement d’innombrables indications relatives à leurs goûts et habitudes de comportement à travers leurs « j’aime », « je n’aime pas », « retweets » et autres formes de partage ou de publication, abonnements, jeux etc. Grâce à leurs savants algorithmes, les réseaux sociaux et les GAFA sont ensuite capables d’analyser ces sommes faramineuses de données pour orienter, modeler les conduites de leurs utilisateurs au profit de leurs annonceurs, donc édicter des normes qui, si elles sont bien plus insensibles que, par exemple, l’obligation de s’arrêter à un feu rouge, n’en revêtent pas moins une normativité très forte.

Ce sont les algorithmes qui régissent les activités sur les plateformes numériques ; or quelles activités se déroulent aujourd’hui encore loin de toute plateforme numérique ? Si les données personnelles sont le nouvel Eldorado, leur exploitation par des algorithmes hypersophistiqués et non désintéressés idéologiquement ne risque-t-il pas d’aboutir à la constitution de formes postmodernes d’esclavagisme ou, du moins, de téléguidage des comportements collectifs et individuels ? De plus en plus, apparaissent de nouveaux besoins et de nouvelles dépendances. Par exemple, aucun étudiant ne peut se passer aujourd’hui d’un compte Facebook, celui-ci étant devenu indispensable y compris dans le cadre pédagogique. Et d’aucuns d’observer que « nous sommes devenus de la chair à algorithmes, victimes de la plus formidable extorsion de valeurs des temps modernes » 8.

Alors que partout l’on parle d’intelligence artificielle, la problématique semble bien être celle-là : les nouvelles technologies de l’information vont-elles servir les hommes ou les asservir 9 ? Ou bien vont-elles permettre à certains hommes d’asservir les autres ? Ce n’est rien d’autre qu’un nouveau projet de société dont il est question. Il s’en faut de beaucoup que tout ce qui est nouveau soit ipso facto bon et bénéfique. C’est pourquoi il importe de conserver un regard critique sur les mutations alentour. Or ces mouvements, d’une part, touchent y compris le droit et, d’autre part, doivent être saisis et maîtrisés par le droit. Quant à l’aspect droit des technologies, beaucoup réfléchissent à ce que devrait être un « droit des robots » 10, ou encore aux nouvelles orientations à donner au droit des données personnelles afin d’éviter qu’il ne sombre dans l’archaïsme 11. C’est en partie au droit qu’il appartient de délimiter le champ des possibles de l’automatisation du monde en cours. Quant à l’aspect technologies du droit, au-delà du phénomène récent mais potentiellement très disruptif des LegalTechs, il convient de s’intéresser à ces outils technologiques capables de dicter les conduites. Et tel est en premier lieu le cas des algorithmes.

Il n’est pas certain que l’ « homme augmenté » le soit y compris dans sa capacité juridique. Sur le plan du droit, il pourrait être davantage un « homme diminué », réduit en données, écrasé par son ombre numérique et soumis à la loi de ses objets connectés. Croyant encore opérer librement des choix, il n’agirait en réalité qu’en raison d’un savant formatage opéré depuis l’enfance. Et ce pilotage automatique des existences serait nécessairement façonné par des normes, d’un genre nouveau sans doute, mais qui n’en seraient pas moins des normes.

Dans le futur, les relations entre les personnes et les décisions de chacun dépendront-elles essentiellement du code informatique ? Ce code prédéterminera-t-il et contrôlera-t-il les usages et les comportements ? Si la fonction première du droit est de réguler les rapports inter-individuels, n’est-il pas temps de réguler les rapports entre les individus et les algorithmes, justement afin d’éviter que le droit technologique n’écrase par trop le droit humain ? Si la loi et, à travers elle, la démocratie représentative sont actuellement l’objet d’une théorie du déclin et subissent une grave crise de confiance — qui se traduit notamment dans l’essor des CivilTechs —, est-il pour autant possible de leur préférer la loi des algorithmes et son absence de transparence ? Certes, les algorithmes utilisés dans le cadre public, avec l’algorithmisation de l’administration et du gouvernement, visent à moderniser et, par là, à renforcer l’État. Mais les algorithmes privés, dont il sera question dans ce texte, ne tendent pas à compléter ou assister l’État ; ils le concurrencent et le remplacent.

Cette loi des algorithmes est une réalité dont il faut prendre conscience (I) ; et il faut prendre conscience de ses caractéristiques très particulières (II) et de son caractère éminemment politique, loin de toute objectivité et de toute neutralité (III), ainsi que des menaces potentielles qu’elle véhicule (IV). Les nouvelles technologies de communication et spécialement les algorithmes traversent tous les pans du droit et n’en épargnent aucun. L’ensemble des branches du droit et des branches de la recherche juridique est affecté. L’enseignant, l’étudiant, l’avocat, le magistrat et tous les juristes doivent s’adapter à ces mouvements, ne pas les laisser passer en les ignorant, sous peine de se couper de la réalité des phénomènes normatifs. Ce n’est peut-être pas autre chose que l’avenir de l’État et de la modernité juridique qui est en jeu. Si les normativités alternatives telles que la normativité algorithmique venaient à prendre excessivement le pas sur la loi et la jurisprudence, il deviendrait ô combien difficile de continuer à penser, enseigner et pratiquer le droit sans opérer un saut quantique. Droit et technologie convergeant, l’heure du technodroit (jus ex machina, machina ex lege) et des technojuristes a-t-elle sonnée ?

I- La réalité de la loi des algorithmes

Les algorithmes permettent des progrès considérables. Qu’on songe ne serait-ce qu’aux moteurs de recherche du web qui permettent d’accéder en une fraction de seconde à des documents avec une pertinence dont il faut continuer jour après jour à mesurer le caractère exceptionnel. Il ne s’agit pas, en ces lignes, de procéder à un bilan coûts/avantages mais uniquement de s’intéresser aux effets normatifs des algorithmes. Sous cet angle, si les algorithmes facilitent la vie et sont synonymes de gains de temps et de productivité, ils en profitent pour, dans un même mouvement, orienter largement cette vie. Les résultats fournis par les moteurs de recherche du web — et en même temps le référencement des pages web — ne sont pas autre chose que des devoir-être, comme les contenus mis en avant sur les réseaux sociaux ou les suggestions d’achat sur les sites d’e-commerce. Et, lorsque des algorithmes servent à filtrer des contenus, à censurer des messages ou des images, à afficher des publicités ciblées, à optimiser le calcul du prix d’un service (par exemple d’un billet de train ou d’avion), à piloter automatiquement des avions mais aussi des voitures, à réserver une automobile avec chauffeur, à passer des ordres financiers sur les marchés, à effectuer des diagnostics médicaux, à mener des opérations militaires, à écrire des dépêches de journaux, à afficher des fils d’actualité — le rédacteur en chef de Google News n’est autre qu’un algorithme —, à traduire des textes, à classer des documents, à crypter et décrypter des informations, ou encore à calculer le montant d’un impôt ou d’un crédit, à affecter des étudiants dans les établissements d’enseignement supérieur, à attribuer un logement social etc., ce sont autant de normes ou semi-normes plus ou moins directes, plus ou moins impératives mais souvent performatives, qui sont produites. De facto, l’algorithme choisit pour l’humain qui s’en remet à lui ; l’homme suit le robot. Le choix de regarder, d’aimer, de partager, de commenter et de prolonger son expérience n’est que de façade, car les recommandations sont un redoutable outil de fidélisation qui guide largement les parcours en ligne des internautes.

Pour poursuivre sur l’exemple des moteurs de recherche, ceux-ci deviennent les nouveaux centres névralgiques des systèmes informationnels — alors qu’on aurait pu croire à une véritable décentralisation de la diffusion de l’information ; mais il n’en est rien. Google, puisque c’est essentiellement de lui dont il s’agit, s’est forgé un quasi-monopole sur le marché de la recherche en ligne et envahit nombre de marchés annexes tels que celui de la cartographie avec Google Maps ou celui de la vidéo avec YouTube. Il est si ce n’est impossible du moins difficile de naviguer sur le web en contournant l’empire Google. Dans un monde massivement connecté, l’effet réseau favorise la constitution d’entités gigantesques à visée monopolistique. Les nouveaux géants prospèrent grâce à leur capacité à prendre appui sur la multitude pour créer et concentrer la valeur. Par suite, leur position leur permet d’imposer des normes parfois très strictes à leurs utilisateurs qui n’ont d’autre choix que de les accepter, que ce soit à travers les conditions générales d’utilisation — qui sont de véritables règlements à portée générale et impersonnelle bien plus que des contrats — ou, de manière bien plus insidieuse, à travers leurs algorithmes et en fonction des données emmagasinées. Le moteur de recherche de Google est un algorithme conçu pour intégrer de nombreux critères (dont beaucoup à caractère personnel : âge, sexe, géolocalisation, historique des recherches etc.) afin de donner des résultats satisfaisant à la fois les utilisateurs et les annonceurs. La pertinence des résultats — et les internautes cliqueront généralement sur les premiers d’entre eux, qui s’affichent sur la première page — n’est pas que le fruit de calculs mathématiques et logiques ; elle dépend aussi d’orientations décidées en opportunité par la multinationale du web.

Un autre exemple très significatif est celui des tendances de Twitter. À l’observation, il s’avère que l’algorithme qui gère l’affichage de ces tendances est porté à favoriser les sujets people ou banals et à laisser en retrait les sujets plus sérieux, notamment politiques. La conséquence est que les « twittos » seront naturellement portés à s’intéresser aux sujets people ou banals qu’on leur met sous les yeux plutôt qu’aux sujets plus sérieux, notamment politiques. De cette manière, l’algorithme de Twitter décide de ce qui est « chaud » et de ce qui ne l’est pas, de ce dont on parle et de ce dont on ne parle pas. Il ne s’agit pas pour autant de censure ; juste d’une dynamique particulière qui est celle de l’algorithme qui ne mesure pas la popularité d’un sujet mais se base sur l’accélération de l’utilisation des termes. Or un tel mode de fonctionnement — décidé en toute connaissance de cause — profite aux sujets people et banals, qui s’imposent (et disparaissent) soudainement dans l’actualité, et est défavorable aux sujets sérieux, notamment politiques, qui se propagent plus progressivement et sur un temps long. Le résultat n’en est pas moins que l’algorithme de Twitter impose certains sujets de discussion au détriment d’autres.

On pourrait multiplier les exemples 12. Toutes les plateformes en ligne utilisent des algorithmes qui emportent de forts effets normatifs. Cependant, la normativité entre algorithmes et utilisateurs des services est souvent bilatérale et non unilatérale. Lorsqu’un algorithme incite les clients d’un site d’e-commerce à acheter certains biens ou services particuliers, ce n’est que parce qu’il tire les conséquences de leurs habitudes, lesquelles possèdent donc un effet normatif à son égard. L’effet normatif est même parfois unilatéral, mais en ce que ce sont les utilisateurs qui imposent leurs choix aux algorithmes. Ainsi, quand Amazon développe une intelligence artificielle capable d’envoyer des livres à ses clients avant même qu’ils les aient commandés, l’effet normatif ne va que de l’utilisateur à l’algorithme. Toujours est-il que connaître si parfaitement les utilisateurs d’un service afin de pouvoir anticiper à l’avance toutes leurs décisions sans interférer dans celles-ci semble être une lubie et que le pouvoir le plus remarquable n’est pas ici celui de l’homme sur la machine mais celui de la machine sur l’homme.

Les humains construisent des algorithmes qui, en retour, construisent les humains. Les mécanismes de filtrage des réseaux sociaux, alimentés en continu par les préférences exprimées par les internautes, finissent par les enfermer dans une certaine vision du monde qui s’auto-entretient et donc se renforce, sans possibilité d’être confronté à quelque contradiction. Alors qu’internet devait offrir un accès formidable à la diversité et à l’infinité du monde, les algorithmes des GAFA et autres services de réseautage social, à la recherche de toujours plus de clics, enferment les individus sur eux-mêmes. Par exemple, EdgeRank, l’algorithme de Facebook qui détermine quels contenus de quels amis doivent être affichés en priorité, aboutit à une hyper-personnalisation faisant que, en permanence, les textes, les images, les vidéos, les liens et les publicités s’affichant vont dans le sens des choix habituels des utilisateurs. Cette « autopropagande invisible » 13 favorise notamment les phénomènes de radicalisation. Le pluralisme des courants de pensée et d’opinion et, par suite, la liberté d’opinion sont mis en danger. Où revient la dictature des algorithmes, dont les effets normatifs ne répondent guère aux exigences démocratiques. Les algorithmes œuvrent à cadrer les conduites, à formater les esprits, à décider des désirs, à standardiser les besoins, donc à favoriser le suivisme, le panurgisme, et à éliminer au maximum les envies et les modes de vie alternatifs — ceux-ci étant trop peu monétisables. Les utilisateurs se retrouvent donc placés dans des silos de comportement et de consommation tracés par les algorithmes. Quand la normalité devient normativité.

Plus généralement, en décidant dans une large mesure à la place des utilisateurs des réseaux sociaux et GAFA, les algorithmes font loi. Une loi qui peut aussi avoir des répercussions économiques graves. De nombreux services d’e-commerce sont entièrement dépendants de leur référencement par l’algorithme de Google et une modification de celui-ci peut les conduire à la perte ou, au contraire, à la gloire. Et nombre de petits sites, dont les budgets sont trop faibles, ne peuvent investir dans des prestations de référencement et de « réputation numérique » devenues pourtant indispensables.

Surtout, le gouvernement algorithmique a pour objectif d’anticiper les comportements et d’agir sur eux — ce qui est le propre de toute forme de gouvernement. Les algorithmes influent sur les décisions de chacun, sur les relations sociales et, ainsi, en viennent à façonner le monde à leur image — l’image de la Silicon Valley 14. Ils asseyent des légitimités nouvelles, déterminent les goûts, décident des succès et des échecs. Plus encore, ils décident de ce qui est « bien » et de ce qui est « mal ». Ils fondent le projet de société de demain. De là à penser que les hommes n’auraient plus leur destin entre leurs mains, il n’y a qu’un pas. Seulement, s’ils s’abandonnent aux algorithmes, c’est à la fois par choix et par obligation et tout n’est pas regrettable dans ce gouvernement algorithmique. Reste, comme le relève le Conseil d’État dans sa dernière étude annuelle, que « la puissance acquise par les principaux réseaux sociaux et les plus grandes plateformes de partage de contenus leur confère un pouvoir de prescription majeur qui soulève des questions essentielles au regard de la protection des libertés fondamentales » 15. Car il s’agit bien de puissance ; une puissance concurrente à la puissance étatique, une autre souveraineté, technologique et économique, à la place de la souveraineté politique.

Par ailleurs, il y a aussi tous les algorithmes développés par les LegalTechs qui, comme les algorithmes des GAFA et des réseaux sociaux, peuvent constituer des sources privées de normes mais qui, en revanche, visent explicitement et non insidieusement à participer à la modélisation du monde juridique 16. Avec les LegalTechs, le droit devient l’objet même des traitements algorithmiques ; il ne peut qu’en ressortir largement reformaté, algorithmisé, réduit en formules magiques « if this…, then that… » 17. Certaines LegalTechs cherchent sans détour à façonner les contours d’une nouvelle forme de justice — quand d’autres, avec les algorithmes dits de « justice prédictive », se bornent à moderniser et assister la justice étatique existante. Par exemple, le logiciel ODR Modria solutionne pour eBay près de trente millions de petits litiges chaque année, sans intervention humaine. Et les effets normatifs des algorithmes des LegalTechs sont eux-aussi puissants : lorsqu’ils invitent les « juristes augmentés » à retenir une solution plutôt qu’une autre, ceux-ci suivront très souvent cette préconisation dès lors qu’ils ne comprennent guère les processus et les méthodes des algorithmes et que leur capacité de calcul est très inférieure à la leur. Cela oblige ces juristes à avoir une confiance a priori et assez aveugle dans ces algorithmes qui, en théorie, doivent constituer un enrichissement fort au service d’un droit plus juste et plus rationnel. Le pouvoir performatif des algorithmes est réel y compris dans le cadre des LegalTechs 18. Les technologies sont plus que jamais capables de générer des « prophéties autoréalisatrices ». En termes de normativité, on ne saurait mieux faire.

Pour toutes ces raisons, il semble bel et bien que l’algorithme devienne un mode de gouvernance à part entière et très original. Plus globalement, la technologie tend à subroger la politique dans son rôle de vecteur de l’association des individus entre eux et d’organisation de leur coexistence pacifique. Est à l’œuvre un processus de désymbolisation et de resymbolisation : désymbolisation de la justice et du droit modernes-étatiques, resymbolisation en leur substituant la (pseudo-) logique et la (pseudo-) objectivité des algorithmes des multinationales du numérique, mais aussi des LegalTechs 19 — qui pour leur part sont le fait de legal start-up. Pour certains, la justice et le droit modernes-étatiques pourraient prochainement ne plus apparaître que tels des pis-allers historiques laissant leurs places à des modes de régulation scientifiques. S’il s’agit peut-être de science-fiction, la normativité algorithmique, elle, est aujourd’hui une réalité dont les caractéristiques détonnent et étonnent, une réalité fort iconoclaste et disruptive aux yeux de la plupart des juristes qui, logiquement, refuseront d’y voir du droit et refuseront même d’y voir de la normativité.

II- Les caractéristiques de la loi des algorithmes

« Code is law » est devenu la devise des crypto-anarchistes. Mais ne faut-il pas reconnaître également d’un point de vue plus scientifique que les algorithmes imposent leur « loi » ? Cette loi est incomparable à celle que les députés et sénateurs adoptent au Parlement. Il s’agit bien sûr d’une loi au sens large, d’une analogie visant à susciter la réaction du lecteur — peut-être même son indignation. Et puis il s’agit de montrer combien les juristes devraient regarder de plus près ces phénomènes normatifs originaux. Peut-on raisonnablement considérer comme des règles de droit, par exemple, les normes du droit d’auteur et du copyright applicables aux photographies et autres illustrations accessibles en ligne, alors que tout le monde les réutilise en commettant des contrefaçons qui restent impunies et qui, de ce fait, contribuent à déjuridiciser ces normes, et en même temps ignorer ces nouveaux phénomènes normatifs dont l’ampleur, déjà importante, ne cesse de croître ? Sans sombrer dans le défaitisme, on peut au moins s’intéresser aux unes et aux autres, éventuellement afin de les comparer.

D’ailleurs, les effets de la loi des parlementaires et ceux de la loi des algorithmes sont souvent comparables. La seconde est peut-être même plus efficace, dans l’ensemble, que la première. Cela pourrait autoriser les juristes à l’étudier tant l’effectivité des normes, à mesure que se développent les théories panjuridistes et les théories pragmatistes du droit, tend à devenir un critère de juridicité à part entière — au même titre que la validité dans un ordre juridique ou que la conformité à un quelconque idéal de « droit naturel », par exemple. Avec l’effectivité, la force juridique ne dépend plus des émetteurs des normes mais de leurs récepteurs, de leurs destinataires. Or la confiance dans les algorithmes des GAFA et autres services de réseautage social qui anime leurs utilisateurs fait que la loi des algorithmes est très largement acceptée — d’autant plus qu’elle est souvent peu perceptible.

Ensuite, la loi des algorithmes est significative du glissement du gouvernement politique délibéré et vertical vers la gouvernance mathématique automatique et horizontale 20. Cette automaticité et cette horizontalité proviennent du fait qu’il ne s’agit plus d’imposer des devoir-être à des être ; au contraire, les être s’imposent aux devoir-être, les faits s’imposent aux normes, deviennent normes. Telle est la conséquence de la généralisation des pratiques statistiques et de la multiplication des corrélations de données. La loi des algorithmes est donc symptomatique de la factualisation du juridique 21. C’est ainsi que la « loi de Hume » et l’idée d’une séparation nette entre être et devoir-être, entre fait et droit — peut-être contestable d’ailleurs, car que vaut le droit détaché des faits et des pratiques qu’il est supposé saisir ? — perd toute force didactique à l’épreuve de la loi des algorithmes. Et cette factualisation du droit concerne y compris les LegalTechs : pour elles, les textes de droit (règlements, jurisprudences etc.) sont des faits, comme le sont les caractéristiques d’un dossier. Les LegalTechs ne se basent pas sur un droit positif général et abstrait mais sur des données concrètes, statistiques. Ainsi, avec elles et plus généralement avec la loi des algorithmes, le droit passe de la causalité normative à la corrélation pratique 22. Le droit positif n’est plus considéré autrement que telle une donnée factuelle. La réalité des faits l’emporte sur la fiction des textes. Ces derniers sont, au mieux, une information dont il faut tenir compte parmi beaucoup d’autres. D’ailleurs, s’agissant des algorithmes des GAFA et des réseaux sociaux, ils imposent leur loi loin de tout texte, si ce n’est les conditions générales d’utilisation.

La loi des algorithmes rejoint sous cet angle les usages et toutes ces normativités immanentes et spontanées, qui ne s’imposent pas de l’extérieur mais de l’intérieur, loin de toute discussion, de toute délibération et de toute évaluation. Il faut rappeler combien la loi des algorithmes repose sur un jeu d’échanges et d’interactions entre l’utilisateur et l’algorithme : l’utilisateur, par son comportement, influence l’algorithme, lequel en retour, par ses informations, influence l’utilisateur etc. L’algorithme « auto-apprenant » par rapprochements successifs, en dégageant des corrélations, fait émerger des normes à partir des régularités et des coïncidences qu’il identifie. De telles normes n’ont évidemment rien à voir avec les dispositions à portée générale, dénuées de toute discrimination, décidées au sein des hémicycles, qui ne prennent que très peu en compte, par soucis d’égalité et d’impartialité, les situations particulières de chacun de leurs destinataires. La loi des algorithmes correspond par conséquent à un mouvement d’individualisation des règles de droit.

Est en cause, pour reprendre les mots d’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, une « gouvernementalité algorithmique » dont le sujet est « saisi par le “pouvoir”, non pas à travers son corps physique, ni à travers sa conscience morale (prises traditionnelles du pouvoir dans sa forme juridico-discursive) mais à travers les multiples “profils” qui lui sont assignés, souvent de manière automatique sur la base des traces numérisées de son existence et de ses trajectoires quotidiennes » 23. Autrement dit, le nouveau droit qui jaillit des algorithmes ne serait que le reflet de la synthèse des faits sociaux dans des données décontextualisées. Ce droit, malgré sa forte individualisation, ne semble donc qu’un peu moins coupé des réalités et coupé de ses destinataires que celui qui résulte des processus de démocratie représentative. Cela pose la question de son acceptabilité et, par suite, de sa viabilité sur le long terme, une fois que l’effet de surprise technologique — allant de pair avec un état de grâce technologique — sera passé. Déjà bien des auteurs de science fiction ont imaginé des hommes se révoltant contre les robots. Les hommes s’élèveront-ils bientôt contre la « loi des algorithmes » ? Depuis la Révolution française de 1789, le légalisme (fait de réduire le droit à la loi du Parlement) fait que les individus sont soumis à des normes générales et abstraites de comportement évitant qu’ils soient enfermés dans des dépendances personnelles, caractéristiques des rapports inégaux de l’Ancien Régime. Or l’hyper-personnalisation par les algorithmes tend à recréer de telles dépendances.

En outre, la programmation du droit que la loi des algorithmes permet, anticipant les faits à venir en même temps qu’elle contribue à les faire advenir, s’oppose à la caractéristique du droit moderne qui normalement s’élabore à partir de motifs de fait préexistants. Surtout, l’humanité du droit disparaît. Or un droit robotisé n’est-il pas un droit appauvri ? Le droit peut-il remplir son rôle s’il se désolidarise de ses symboles ancestraux ? Des normes appliquées sans mise en balance réflexive peuvent-elles longtemps demeurer acceptables et acceptées ? Ne faut-il pas s’alarmer face à des modes de normativité qui substituent au raisonnement juridique une simple déduction tirée de flux de données ? Les juristes ne doivent-ils pas s’émouvoir devant ces évolutions sourdes mais néanmoins profondes du paysage des normativités et, de ce fait, se saisir au plus vite de ces sujets ?

« Corrélation n’est pas causalité » : cette formule pourrait servir de slogan à ceux, de plus en plus nombreux, qui tentent de s’opposer à ces algorithmes qui capturent et régissent les vies et les sociétés. Car une corrélation peut résulter — et résulte bien souvent — du simple hasard. Or est-il raisonnable d’abandonner le droit au hasard ? Avec le gouvernement algorithmique, la méfiance à l’égard des effets de corrélation est en train de s’effacer, tout simplement parce que ces effets de corrélation sont de moins en moins perceptibles, ce qui leur évite d’être mis en doute. Il semble pourtant important de vérifier, notamment, qu’une corrélation ne traduit pas une injustice et n’est pas, par suite, le facteur d’une discrimination. Et puis une politique publique, qui s’exprime à travers des textes de droit, a normalement vocation à agir a priori et non à réagir a posteriori. Elle est supposée refuser de prendre en considération des corrélations. Partant, la loi des algorithmes exprime peut-être une tendance du droit à être de moins en moins un outil au service de l’interventionnisme et de plus en plus un outil au service du réactionnisme.

Cependant, le système jus-algorithmique ne saurait évidemment remplacer totalement le système jus-étatique tant les mathématiques et la logique ne peuvent permettre de remplir toutes les fonctions du droit ni d’envisager toutes les nuances de la rhétorique juridique. Pour l’heure, la loi des algorithmes n’est d’ailleurs toujours qu’une forme de normativité alternative. Mais son développement croissant et son potentiel présumé doivent amener à interroger la place qu’elle pourrait et qu’elle devrait occuper dans le droit de demain. En premier lieu, il convient de souligner son caractère politique. Si elle dépend de formules mathématiques et de programmes informatiques, ceux-ci ne sont pas nécessairement neutres.

III. Les aspects politiques de la loi des algorithmes

Une autre caractéristique de la loi des algorithmes est qu’elle est un des vecteurs de l’américanisation du droit européen, phénomène observé depuis longtemps et qui semble se poursuivre actuellement. À travers cette « loi », c’est une vision particulière de l’homme et de la société — et donc du droit qui les accompagne — qui se propage. Elle contribue à la colonisation numérique de l’Europe par les États-Unis et, en cela, présente déjà un aspect politique. D’ailleurs, les diverses initiatives récentes des institutions de l’Union européenne afin de contrer ou, du moins, limiter ce mouvement attestent de sa réalité. La Californie est le lieu où s’imaginent un autre modèle de société et un nouvel imaginaire politique. Cette nouvelle approche, reposant — de prime abord du moins — sur la collaboration et le partage, valorisant l’innovation, l’entrepreneuriat et l’association, ne manque pas d’imprégner les algorithmes des GAFA et des réseaux sociaux 24. Toutefois, ceux-ci répondent également à bien d’autres objectifs dont certains sont économiques — par exemple lorsque l’intelligence artificielle opère une disqualification du jugement subjectif au profit d’un « management algorithmique tendant à l’efficacité maximale » 25 —, d’autres sont politiques, d’autres encore sont à la fois économiques et politiques.

Une décision prise par un algorithme ou avec l’assistance d’un algorithme présente l’avantage de sembler a priori plus équitable et plus juste qu’une décision humaine éventuellement orientée politiquement et en tout cas soumise à une subjectivité. La rigueur mathématique et la logique de l’algorithme jouent à première vue en sa faveur. L’algorithme ne pourrait pas être corrompu ou autrement influencé. On ne prête aux robots ni intentions ni opinions ; ils obéiraient simplement à une froide objectivité. Les nouvelles pratiques de gouvernement algorithmique assoient leur légitimité sur cette objectivité. On consent à ce que des algorithmes gouvernent les vies en raison de leur neutralité semble-t-il implacable. Or cette neutralité n’est bien souvent que de façade ; ou plutôt l’outil est en soi neutre mais non l’usage qui en est fait 26.

Un algorithme est une construction humaine : des entrepreneurs en ont l’idée, des ingénieurs le paramètrent, des programmeurs le codent, des éditeurs fabriquent des logiciels qui rétroagissent avec lui, des sous-traitants imposent des conditions qui l’influencent, des dirigeants prennent des décisions stratégiques qui se répercutent sur lui etc. Ce sont autant de personnes qui, d’une manière ou d’une autre, possèdent un pouvoir à l’égard de l’algorithme et qui peuvent éventuellement lui conférer un aspect politique. Les critères, les paramètres et les données qui font qu’un algorithme produit certains résultats plutôt que d’autres sont déterminés par des hommes et il est largement possible de faire dire à l’algorithme certaines choses plutôt que d’autres. C’est pourquoi il semble que les algorithmes informatiques réellement neutres soient rares. Un algorithme peut être — et est souvent — conçu afin de permettre à certaines valeurs de dominer. Et, même lorsque ses concepteurs souhaitent en faire un outil parfaitement objectif, les valeurs qu’ils portent ne peuvent que transparaître dans l’instrument créé 27.

Plus encore, le code informatique lui-même est politique. Les algorithmes ne sont-ils pas des opinions exprimées dans du code ? Et l’architecture technologique et le design sont des actes politiques. Ils dessinent les contours d’un nouveau monde différent de celui d’hier. Par exemple, ils peuvent optimiser les systèmes financiers ou bien développer les communs et mettre en retrait la propriété privée, autant de cadres pour les sociétés de demain qui ne vont pas de soi et que la technologie contribue à forger, souvent de manière silencieuse mais peut-être irrévocable.

L’algorithme procède à un travail de systématisation de données à partir d’instructions porteuses de valeurs prédéterminées par l’homme. Ainsi va-t-il, par exemple, censurer automatiquement les propos ou images des personnes portées vers les pires travers de la pensée humaine — ce dont il faudrait a priori se réjouir. Cependant, se pose la question de la légitimité de ce pouvoir qui porte atteinte à la liberté d’expression, liberté fondamentale consacrée par tous les textes relatifs aux droits de l’homme. Car ce sont aussi tous les contenus violents, racistes, blasphématoires ou haineux qui sont filtrés. Or la violence des uns n’est pas celle des autres, le racisme des uns n’est pas celui des autres etc. Et puis les idées dangereuses ne doivent-elles pas être combattues plutôt qu’effacées et donc ignorées ?

Les algorithmes procèdent à un travail de pondération dont les intentions et les conséquences prennent un tour inévitablement politique. Quand ils décident de ce qui est « tendance », de ce qui est « plus populaire », plus généralement de ce qui doit s’afficher sur l’écran de l’utilisateur et de ce qui doit demeurer caché, ainsi que par leur manière d’agencer les informations d’une façon particulière, ils jouent un rôle prescripteur qui peut aller jusqu’à influencer le résultat des élections — sans d’ailleurs que cela soit nécessairement la volonté du service. En outre, lorsque, par exemple, Twitter « nettoie » ses listes de tendances en supprimant les gros mots, les obscénités, mais aussi les publicités déguisées, il s’agit d’actes qui ne sont pas neutres ; car encore faut-il définir les limites entre ce qui relève de la catégorie des gros mots et ce qui n’en relève pas, ce qui constitue une obscénité et ce qui n’en constitue pas une, ce qui est une publicité déguisée et ce qui n’en est pas une. Les start-up de la Silicon Valley devenues multinationales du net semblent devoir être nécessairement animées par des racines iconoclastes et par un état d’esprit hyper-tolérant et ouvert, associé à la contre-culture de la Valley. En réalité, cela cache des convictions et intentions bien plus conservatrices qu’en apparence. Ainsi les algorithmes de Facebook, Twitter ou Google appliquent-ils bien souvent des normes assez pudibondes — sortes d’anachronismes postmodernes —, lesquelles s’imposent subrepticement à des milliards d’utilisateurs à travers la planète.

Par exemple, l’algorithme de Facebook, appliquant les conditions générales d’utilisation du service, bloquera les comptes de ceux qui chercheront à publier des représentations de nus (même très partiels). Aussi est-il impossible de mettre en ligne sur Facebook — qui pourtant s’assigne comme mission de « rendre le monde plus ouvert » — L’origine du monde de Gustave Courbet, la photographie iconique de la « petite fille au napalm » qui, nue, fuit les bombes en hurlant, une illustration montrant les seins d’Eve dans le jardin d’Eden ou même une vidéo informative sur l’allaitement maternel. Quant à un ouvrage intitulé Vagin, l’algorithme de l’iBookstore d’Apple va le transformer en V***n. D’autres exemples peuvent être trouvés dans ces mots qui n’apparaissent pas lorsqu’on utilise la fonction de saisie automatique des moteurs de recherche (qui fait que les résultats s’auto-complètent au fur et à mesure qu’on entre des lettres) ou dans ces pages web qui n’apparaissent pas ou qui apparaissent très lointainement dans les pages de résultats 28. Les multinationales de la communication numérique limitent ainsi la possibilité d’utiliser librement des termes ou des images pourtant déjà largement diffusés, si ce n’est légitimés.

Les algorithmes déterminent de la sorte l’étendue et les limites de ce qui est culturellement acceptable. Ils font passer les termes les plus courants pour des termes honteux et des chefs d’œuvre pour des obscénités. La Silicon Valley reflète moins les normes sociales en vigueur qu’elle les façonne à sa guise. Et les algorithmes deviennent les nouveaux gardiens du temple, en remplacement des philosophes, journalistes, éditeurs etc. En faisant la loi sur des services qui sont, dans le monde d’aujourd’hui, au cœur de toutes les activités sociales, politiques et économiques, les algorithmes — et ceux qui les conçoivent et les règlent — jouissent d’une puissance gigantesque qui n’a peut-être rien à envier à celle des États. Les programmeurs disposent d’un pouvoir de plus en plus grand à mesure que les algorithmes deviennent des outils indispensables dans les processus de prise de décision. Certes, il est encore difficile de trouver les mots justes pour comprendre et expliquer la politique induite par les algorithmes. Cette politique n’en paraît pas moins constituer une réalité forte et une donnée incontournable pour qui souhaite comprendre le monde d’aujourd’hui et de demain.

Quant aux conditions générales d’utilisation des GAFA et réseaux sociaux, elles ne sont guère contractuelles, bien qu’elles doivent être acceptées individuellement par chaque utilisateur. Ce sont plutôt des règlements unilatéraux à portée impersonnelle (visant tous les utilisateurs) qui, associés à la loi des algorithmes, permettent à ces services d’imposer leur droit et, en même temps, une certaine philosophie politique, une certaine vision du monde, une certaine vision de l’économie, une certaine vision de l’acceptable et du choquant, une certaine vision de la puritanerie, une certaine vision des droits humains, une certaine vision de la protection des données personnelles etc. Elles sont en réalité les conditions imposées à qui veut avoir accès à des services qui sont devenus essentiels dans le mode de vie actuel. Il ne s’agit donc guère de dispositifs contractuels mais bien plutôt de la loi autoproclamée de ces services. Celle-ci, mise en application par des algorithmes intransigeants et incorruptibles, oblige les utilisateurs à accepter a priori des règles les amenant à conformer leurs discours et images au monde lissé que les grands acteurs de la communication numérique modèlent.

Dans des sociétés démocratiques et libérales, la puissance de Facebook ou Google, qui s’exprime normativement, ne peut laisser indifférent, même lorsque ces multinationales peuvent être animées par les meilleures intentions. Car le fait qu’une liberté fondamentale telle que la liberté d’expression ne soit plus régie par les textes à valeur constitutionnelle et autres lois votées par les représentants du peuple mais par des entreprises privées, à travers leurs propres règlements et propres instruments d’application, est peut-être significatif d’une migration du pouvoir politique dont il faudrait s’alarmer.

En même temps, cette façon d’agir sur les comportements et de les standardiser sans faire appel à la loi du Parlement ni, plus généralement, à l’État est caractéristique d’une époque de défiance à l’égard des institutions publiques. Ainsi la loi des algorithmes témoigne-t-elle de profonds bouleversements dans le paysages des sources du droit : explosion des sources privées concomitant à une crise des sources publiques — d’autant plus que les sources internationales, à l’ère de la mondialisation numérique, ne parviennent pas à prendre le relai des sources nationales.

Aussi, face à la loi des algorithmes, semble-t-il indispensable de faire preuve de prudence et de conserver une distance critique, de garder à l’esprit combien des biais de programmation peuvent emporter des conséquences insatisfaisantes et parfois même injustes ou autrement inacceptables.

IV. Les dangers de la loi des algorithmes

 

Si la loi des algorithmes semble constituer une réalité, cette réalité appelle déjà la méfiance en raison du fait que seule une faible partie de ceux dont les conduites sont régies par cette « loi » en ont conscience et, par suite, peuvent poser sur elle un regard critique et sur leurs choix et comportements un regard réflexif. En la matière, il est difficile de se prévaloir de la maxime « nul n’est censé ignorer la loi ». Ou plutôt nul n’ignore la « loi » dans le sens où la plupart de ses destinataires s’y conforment ; mais beaucoup de monde ignore la « loi » en ce que beaucoup de monde ignore qu’il s’agit d’une loi, ignore qu’il s’agit de normes, de devoir-être.

Derrière l’apparente complexité de la technologie et du code, les objectifs des algorithmes ne sont que peu originaux : il s’agit de centraliser le pouvoir au sein de structures ordonnées et cohérentes, à l’image des bureaucraties, à tel point que certains en viennent à comparer les GAFA à des États 29. À l’image des bureaucraties, les algorithmes — nouvelle forme de technocratie — sont conçus pour être impénétrables. La loi des algorithmes, ensemble de normes tacites, inexprimées, formalisées seulement dans du code, est donc associée à une opacité peu satisfaisante, quel que soit le contenu et la portée des normes en cause. Et cela a fortiori dès lors que l’effectivité de ces normes dépend intimement de la confiance quasi-aveugle que les utilisateurs des services font aux algorithmes. Comme les bureaucraties, les algorithmes refusent la transparence afin de préserver leur fonctionnalité. De Facebook à Google, on justifie le secret des algorithmes par le besoin de préserver des secrets industriels et technologiques, ainsi que le secret des affaires 30 ; mais l’enjeu est aussi de masquer les lacunes et défauts et d’éviter les contestations. On forge savamment, à grand renfort de communication, une image d’infaillibilité et de superpuissance afin d’éviter que le public n’ai ne serait-ce que l’idée d’émettre une quelconque critique. Cela aboutit à des « boîtes noires » qui enregistrent les données et les traitent, dont on peut observer et subir les effets, mais sans en comprendre le fonctionnement 31.

Ensuite, les algorithmes peuvent produire des résultats imparfaits s’ils ont été mal conçus et s’ils fonctionnent mal, mais aussi s’ils sont nourris par des données inexactes, approximatives. Or seuls les services qui mettent en œuvre les algorithmes maîtrisent leur fonctionnement et les données qui leur sont fournies. L’interrelation des données entre elles et des systèmes entre eux peut aboutir à créer des biais qui se renforcent les uns les autres. Ces systèmes créent des boucles de rétroaction qui aggravent ce qu’ils prétendent mesurer objectivement. Les normes constitutives de la loi des algorithmes, bien que fortement individualisées, peuvent ne pas être du tout adaptées et même nocives pour certaines personnes — qui, par exemple, se verraient refuser un prêt ou un emploi parce qu’un moteur de recherche ou un réseau social aurait affiché certaines informations, éventuellement erronées, plutôt que d’autres.

Quant à l’automaticité de l’application des normes, elle ne peut qu’interpeller. Les algorithmes rassurent par leur logique mathématique implacable. Mais le droit peut-il raisonnablement répondre à une logique mathématique implacable 32 ? Un droit robotisé, sans tribunaux, sans subjectivité permettant de pondérer ses conséquences en fonction de chaque cas spécifique, n’est-il pas un droit sensiblement affaibli et peut-être dangereux 33 ? Et l’humanité du droit n’est-elle pas essentielle afin de lui permettre de conserver son aura, sa solennité et son prestige, donc son autorité ? Parfois, il est bon que la morale, forme de droit souple, tempère le droit dur 34. Or il est beaucoup plus délicat d’apprendre à des algorithmes le droit souple que le droit dur. C’est pourquoi le juge-humain ne saurait laisser sa place à un juge-robot — et aussi pourquoi le juge et le législateur publics ne sauraient laisser leurs places à un législateur et à un juge privés.

Cela d’autant plus que la situation est paradoxale : en même temps, loin de toute « égalité devant la loi », la loi des algorithmes produit par principe des discriminations puisque l’objet même des algorithmes est de traiter différemment chaque utilisateur, de lui fournir des contenus personnalisés qui vont l’amener à adopter une conduite particulière. Ainsi l’automaticité et la rigidité s’associent-elles à la personnalisation ; et ce mélange peut potentiellement produire des résultats insatisfaisants qui ne seront l’objet d’aucun contrôle. En France, l’article 225-1 du Code pénal incrimine toute forme de discrimination fondée notamment sur l’origine, le sexe, la situation de famille, l’apparence physique, le patronyme ou le lieu de résidence. Il semble pourtant que le principe même de la loi des algorithmes soit d’opérer des discriminations fondées sur l’origine, le sexe, la situation de famille, l’apparence physique, le patronyme ou le lieu de résidence. Dans les faits, les algorithmes n’ont de cesse de discriminer les utilisateurs des services sur la base de critères illicites 35.

Face à la puissance prescriptive des algorithmes, des garde-fous existent. C’est ainsi que la loi Informatique et libertés dispose qu’ « aucune décision produisant des effets juridiques à l’égard d’une personne ne peut être prise sur le seul fondement d’un traitement automatisé de données destiné à définir le profil de l’intéressé ou à évaluer certains aspects de sa personnalité » 36. Seulement, cela vaut à l’égard de l’administration et des institutions publiques — l’approche moderne-étatiste de la juridicité faisant que l’adjectif « juridique » est ici réservé aux seules sources publiques de normes. Or les mastodontes de l’économie numérique prennent aussi des décisions produisant des effets considérables à l’égard d’une personne sur le seul fondement d’un traitement automatisé de données destiné à définir son profil ou à évaluer certains aspects de sa personnalité. Et ces décisions, à portée juridique ou non, n’impactent pas moins de façon redoutable les vies des personnes qu’elles visent.

Enfin, la loi des algorithmes, dès lors qu’elle est associée à des services tels que les réseaux sociaux, peut poser des difficultés au pluralisme des courants de pensée et d’opinion, à la liberté d’entreprendre, au droit de la concurrence, au droit d’auteur, ou encore au droit à la sûreté et à la lutte contre la délinquance et la criminalité 37. Surtout, elle agit comme une force centripète à l’égard de nombreux droits et libertés. En premier lieu, elle interroge fortement le droit au respect de la vie privée et la protection des données à caractère personnel — si certaines des informations que les algorithmes traitent ne sont pas confidentielles, beaucoup le sont. Cette loi des algorithmes est bien moins contraignante que la plupart des lois étatiques en matière de collecte, de conservation et d’utilisation des données personnelles. Face au foisonnement des données disponibles et aux possibilités de filtrage et d’agrégation, le consentement par défaut et obligatoire des utilisateurs ne peut qu’être remis en cause. Or la loi des algorithmes n’existerait pas sans recueil massif de données personnelles — a fortiori si les données comportementales doivent s’analyser telles des données personnelles.

Dans tous les cas, la question du consentement individuel semble pouvoir difficilement être posée de façon pertinente : comment consentir à des procédés dont on ne saisit ni les tenants ni les aboutissants ? Le droit (étatique) des données personnelles n’est pas le mieux adapté aux usages des algorithmes : il repose sur un principe du consentement théorique au traitement de ses données qui est un écran de fumée dès lors qu’il est aujourd’hui impossible d’utiliser pleinement un smartphone ou le web sans accepter d’être tracé et connu en détails par les éditeurs des services, dès lors que l’usage de la technologie est soumis à l’abandon de la maîtrise de ses informations personnelles. Il ne s’agit toutefois pas d’un phénomène tyrannique : les individus donnent très volontiers leur accord au moment où ils acceptent les conditions générales d’utilisation des services ; mais ils ne le font guère de manière éclairée. On se prête au jeu d’un gouvernement des conduites reposant sur la connaissance intime de chacun, façon 1984 de Georges Orwell, mais sans s’en rendre véritablement compte. C’est bien d’un abandon volontaire du contrôle de ses informations personnelles dont il est question ; la difficulté est que celui-ci s’effectue dans un cadre très peu transparent. Aussi davantage de contrôle citoyen serait-il un bon moyen de répondre à ces écueils 38.

C’est pourquoi, durant l’année 2017, la CNIL a mené un vaste débat public sur les enjeux éthiques et les questions de société liés à l’utilisation des algorithmes. Il s’agissait, notamment, de mieux comprendre et expliquer le fonctionnement des algorithmes et de mettre en perspective les dangers, progrès et avancées technologiques liés à leur développement exponentiel. Alimenter continuellement la réflexion sur le sujet permettrait au moins de garder à l’esprit la réalité de la loi des algorithmes et la réalité de ses effets, ainsi que de prévenir certains risques de dérive, d’avancer suivant la méthode des petits pas — chère aux start-up — vers un droit des algorithmes plus clair, mieux connu et davantage protecteur du libre-arbitre de chacun. Il faut insister sur les vertus du débat public pour sensibiliser la société dans son ensemble et le monde politique en particulier aux problématiques nouvelles que l’intelligence artificielle fait émerger.

Lorsque des multinationales de la communication numérique recourent à des algorithmes afin d’orienter et guider les utilisateurs de leurs services, il n’est guère possible d’exiger d’elles clarté et transparence quant au mode de fonctionnement de ces algorithmes, aux données qu’ils traitent et aux usages qui en sont faits. Ces entreprises pourront à leur guise se retrancher derrière divers droits au secret afin de préserver l’opacité entourant leurs outils algorithmiques. Or, si ceux-ci produisent de forts effets normatifs, l’obscurité qui les accompagne ne peut qu’être regrettée et dénoncée.

Face à cette situation, on en vient à exiger que l’utilisation des algorithmes soit soumise à une obligation de transparence : les personnes concernées devraient pouvoir comprendre comment les algorithmes fonctionnent, sur quels raisonnements ils s’appuient, quels sont leurs paramètres et quelles conséquences ils engendrent. Les États démocratiques, États de droit, devraient s’atteler à l’élaboration d’une règlementation relative à pareille transparence des algorithmes. En présence de multinationales transnationales et d’enjeux économiques — y compris pour ces États — gigantesques, la tâche s’avère toutefois délicate à accomplir. Il serait pourtant essentiel que les GAFA et autres services de réseautage social expliquent clairement au public ce que font leurs algorithmes, quels présupposés ils suivent et en quoi ils influencent les comportements. Mais, alors que les algorithmes ont été, à grand renfort de savante communication, élevés au rang de mythes, jamais ces entreprises ne sauraient s’engager dans cette voie de leur propre initiative. En France, néanmoins — et à défaut d’une telle initiative prise au niveau, plus pertinent, de l’Union européenne —, la loi Pour une République numérique 39 a souhaité imposer une obligation de transparence aux plateformes en ligne. Ainsi l’article L. 111-7 du Code de la consommation dispose-t-il désormais que « tout opérateur de plateforme en ligne est tenu de délivrer au consommateur une information loyale, claire et transparente sur […] les modalités de référencement, de classement et de déréférencement des contenus, des biens ou des services auxquels ce service permet d’accéder ».

Conclusion

Les algorithmes régissent chaque jour un peu plus les vies des hommes connectés. La loi qu’ils produisent et appliquent s’oppose à la loi du Parlement en ce qu’elle n’est pas, comme cette dernière, issue d’une délibération, mode de décision supposant de prendre le temps de la réflexion et de peser les divers arguments en présence, et laissant une place importante aux compromis politiques et aux exigences politiciennes 40 — une humanité qui est peut-être indispensable à l’élaboration des règles régissant les conduites et relations sociales. Cela pose la question de la capacité de la société numérique à être une société démocratique et ouverte. La loi des algorithmes ne favorise-t-elle pas plutôt une société numérique tyrannique et fermée ? Alors que les hommes et les sociétés, assez paradoxalement, sont pris à la fois dans un mouvement de division et de désunion et dans un mouvement de standardisation qui peuvent l’un et l’autre laisser craindre le pire, le fonctionnement de nombre de plateformes numériques fait redouter une large érosion du pouvoir de ces hommes et de ces sociétés sur leurs destins individuels et collectifs 41.

La loi des algorithmes requiert un cadre politique véritable mais, pour l’heure, elle en est largement dépourvue. N’est-il pas temps de politiser les débats sur la place des algorithmes dans la société ? Alors que les géants du web peuvent être tentés d’aliéner les libertés en plaçant leurs utilisateurs dans des silos comportementaux, il revient à chacun de mesurer les enjeux et de reprendre la main sur soi-même. La loi des algorithmes dépend uniquement de sa forte effectivité — elle n’est ni valide dans un ordre juridique, ni conforme à quelques réquisits de droit naturel, ni associée à des normes de sanction, ni appliquée par les tribunaux. Par conséquent, cette dépendance à l’égard de son effectivité la rend plutôt fragile et, surtout, fait qu’elle est entièrement dépendante de sa réception par ses destinataires, qui ont donc son sort entre leurs mains — contrairement aux apparences.

Reste que, si le droit est ce qui modèle effectivement les comportements des hommes en société, les algorithmes doivent s’analyser tels des sources de droit. Ils produisent des effets normatifs qui n’ont rien à envier à ceux induits par certaines lois ou certains règlements. Cela invite à repenser le droit, loin des sentiers battus du droit moderne du XXe s., quand, en théorie et en pratique, « droit » rimait avec « État ». Au-delà du cas des algorithmes, les multinationales telles que les GAFA donnent lieu à des objets normatifs ou semi-normatifs plus ou moins bien identifiés. Les juristes ne semblent pas pouvoir les ignorer, sous peine d’étudier un droit qui n’aurait plus grand chose à voir avec la réalité des cadres normatifs en vigueur — concernant certaines activités du moins, telles que les activités de communication numérique 42.

La loi des algorithmes n’est pas le moins extraordinaire de ces nouveaux phénomènes normatifs. Elle témoigne du fait qu’un autre langage du droit est en train de s’élaborer et qu’il est urgent que les juristes scientifiques créent une pierre de Rosette adaptée afin de le déchiffrer. Les fondements et les caractéristiques de la normativité juridique, dont les lieux et les acteurs se multiplient, changent à une vitesse croissante et dans des proportions chaque jour un peu plus importantes. La loi des algorithmes montre que la normativité descendante, provenant d’une autorité en surplomb, est concurrencée par une normativité immanente issue des outils technologiques ; tandis que la normativité à prétention universelle, composée de normes générales et impersonnelles, est mise en ballotage par une normativité individualisée permise par la collecte et l’analyse algorithmique des données personnelles ; et alors que la normativité publique, transparente et consciente est subrogée par une normativité privée, opaque et inconsciente. L’automaticité du traitement des données et donc de la loi des algorithmes serait un signe non anecdotique de profonds changements dans la manière de créer, d’interpréter et d’appliquer le droit. Elle pourrait même refléter la tendance du droit à se passer de l’humain, à se robotiser 43.

Le risque n’est-il pas, en ignorant ou en feignant d’ignorer ces mouvements, de devenir comme ces individus par trop conservateurs que décrivait Jean-Jacques Rousseau, « devenus pauvres sans avoir rien perdu, simplement parce que tout changeait autour d’eux et qu’eux n’avaient point changé » 44?

Notes:

  1. Appartiennent à l’ordre du prescriptif — par opposition à ce qui relève de l’ordre du descriptif — l’obligatoire, l’impératif, le prohibitif, mais aussi le permissif, l’incitatif, le recommandatoire, le suggestif, l’habilitatif et l’attributif.
  2. Cf. S. Abiteboul, G. Dowek, Le temps des algorithmes, Le Pommier, coll. Essais, 2017 ; K. Schwab, La quatrième révolution industrielle, Dunod, 2017. Pour 80 % des français, les algorithmes sont actuellement présents dans la vie de tous les jours (IFOP, « Notoriété et attentes vis-à-vis des algorithmes », janv. 2017). Pour 72 % des français, les algorithmes sont un enjeu de société (ibid.). Pour 64 % des français, les algorithmes représentent une menace en raison de l’accumulation de données personnelles sur les choix, les goûts et les comportements de chacun (ibid.).
  3. Cf., not., B. Dondero, Droit 2.0 – Apprendre et pratiquer le droit au XXIe siècle, LGDJ, coll. Forum, 2016.
  4.  Cf., not., O. McGinnis, R. Pearce, « The Great Disruption: How Machine Intelligence Will Transform the Role of Lawyers in the Delivery of Legal Services », Fordham Law Review 2014, n° 82, p. 3041 s. ; J. Goodman, « Legaltech: Innovation and Legacy IT », The Law Society Gazette 13 juin 2016 ; R. Susskind, Tomorrow’s Lawyers – An Introduction to your Future, Oxford University Press, 2013 ; R. Susskind, The End of Lawyers – Rethinking the Nature of Legal Services, Oxford University Press, 2010.
  5. En ce sens, par exemple, G. Conti, W. Hartzog, J. Nelson, L. A. Shay, « Do Robots Dream of Electric Laws? An Experiment in the Law as Algorithm », in R. Calo, M. Froomkin, I. Kerr, dir., Robot Law, Edward Elgar, 2016, p. 274 s.
  6. En ce sens, par exemple, M. Dugain, Ch. Labbé, L’homme nu – La dictature invisible du numérique, Plon, 2016.
  7. Le volume des données produites dans le monde double tous les 18 à 24 mois. Tous les deux jours, l’humanité produit autant d’informations qu’entre l’aube de l’humanité et 2003. Et plus de 90 % des données disponibles aujourd’hui ont été produites au cours des deux dernières années.
  8.  C. Koening, « Nous ne voulons pas être de la chair à algorithmes ! », Lesechos.fr, 17 janv. 2016.
  9. Cf., not., R. Chatila, « Intelligence artificielle et robotique : un état des lieux en perspective avec le droit », Dalloz IP/IT 2016, p. 284 s.
  10. ar exemple, A. Bensoussan, Droit des robots, Larcier, 2015 ; A. Bensamoun, dir., Les robots – Objets scientifiques, objets de droits, Mare et Martin, 2016 ; A. Bensoussan, « Droit des robots : science-fiction ou anticipation ? », D. 2015, p. 1640 s. ; M. Bourgeois, G. Loiseau, « Du robot en droit à un droit des robots », JCP G 2014, p. 1231 s. ; G. Loiseau, « Des robots et des hommes », D. 2015, p. 2369 s.
  11. Au-delà des nombreux travaux de la doctrine, le Conseil d’État, en 2014, a produit une étude sur « Le numérique et les droits fondamentaux » dans laquelle il insiste sur la nécessité de définir un droit des algorithmes. En mai 2016, la Maison-Blanche a publié un rapport intitulé « On Algorithmic Systems: Opportunity and Civil Rights ». Et le 15 décembre 2016, la Secrétaire d’État au numérique et à l’innovation a publié les recommandations du rapport du Conseil général de l’économie concernant les « Modalités de régulation des algorithmes de traitement des contenus ».
  12. Quant à Facebook, il utilise divers algorithmes qui modèlent largement les usages de ses utilisateurs, dans le cadre du service mais aussi en-dehors. Certains notamment, dits « lookalike audience », agrègent les données concernant un groupe d’acheteurs d’un produit donné et repèrent les profils similaires susceptibles d’être intéressés par ce produit. Le réseau social au milliard d’utilisateurs s’est même associé à des géants de la data qui agrègent les données recueillies par exemple grâce aux cartes de fidélité des supermarchés. Ensuite, des publicités très ciblées peuvent être proposées et, lorsque cela est suivi d’un acte d’achat, l’effet normatif a parfaitement joué. Or il est possible, grâce à Facebook, de réaliser une campagne publicitaire ne s’adressant qu’aux hommes célibataires, âgés de plus ou moins 30 ans, vivant à Paris, aimant le sport et les films d’action et adeptent des sorties nocturnes, par exemple.
  13. E. Pariser, The Filter Bubble – What the Internet is Hiding from You, Penguin Books, 2011. À titre d’exemple, l’auteur prend le cas de deux personnes aux convictions politiques opposées qui recherchent sur Google des informations concernant la compagnie pétrolière BP. La personne de « droite » voit s’afficher des résultats se rapportant aux chiffres financiers de l’entreprise, alors que celle de « gauche » obtient des résultats relatifs à la dernière marée noire causée par BP. En affichant en priorité des éléments allant dans le sens de ce que les internautes aiment et pensent déjà, le moteur de recherche les emprisonne dans des « bulles cognitives ».
  14. Par exemple, N. Katyal, « Disruptive Technologies and the Law », Georgetown Law Journal 2014, n° 102, p. 1685 s.
  15. Conseil d’État, Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’ « ubérisation », La documentation française, 2017, p. 17.
  16. Il faut également mentionner les algorithmes intégrés à certains objets ou à l’environnement physique et qui eux-aussi visent à normer les conduites et à se passer des décisions humaines. Par exemple, des algorithmes obligent à respecter les limites de vitesse dans les véhicules autonomes.
  17. Cf., par exemple, J.-B. Duclercq, « Les effets de la multiplication des algorithmes informatiques sur l’ordonnancement juridique », Comm. com. électr. 2015, n° 11, p. 2 s.
  18. Cf., not., S. Chassagnard-Pinet, « Les usages des algorithmes en droit : prédire ou dire le droit ? », Dalloz IP/IT 2017, p. 495 s.
  19. Cf., plus généralement, M. Bernard, « L’innovation technologique dans le droit : vers une révolution des pratiques ? », LPA 2016, n° 187, p. 4 s.
  20. Cf., plus généralement, A. Mendoza-Caminade, « Le droit confronté à l’intelligence artificielle des robots : vers l’émergence de nouveaux concepts juridiques ? », D. 2016, p. 445 s.
  21. En ce sens, H. Croze, « La factualisation du droit », JCP G 2017, p. 174 s.
  22. Cf., not., L. Baby, « L’algorithme de l’informaticien et le syllogisme du juriste », Dalloz IP/IT 2016, p. 311 s.
  23.  Th. Berns, A. Rouvroy, « Gouvernementalité algorithmique et perspective d’émancipation – Le disparate comme condition d’individualisation par la relation », Réseaux 2013, n° 117, p. 174-175.
  24. Cf., not., M. Dagnaud, Le modèle californien – Comment l’esprit collaboratif change le monde, Odile Jacob, 2016.
  25. E. Sadin, La siliconisation du monde, L’Échappée, 2016, p. 116.
  26. En ce sens, par exemple, S. De Silguy, « Doit-on se méfier davantage des algorithmes ? », RLDC 2017, n° 146, p. 32 s.
  27. Par ailleurs, les algorithmes auto-apprenants peuvent en venir à fabriquer leurs propres systèmes de valeurs à mesure qu’ils s’auto-dirigent dans une certaine voie, cela sans que leurs concepteurs l’aient voulu.
  28. En 2010, le magazine Hacker 2600 avait publié une liste noire des mots que Google ignore volontairement. Le moteur de recherche ne propose ainsi aucune saisie automatique pour « Croix gammée » ou même « Lolita » — ce n’est pas que Nabokov soit détesté à Moutain View, mais l’algorithme ne parvient pas à séparer l’amateur de romans et l’amateur de pédopornographie.
  29. Par exemple, J.-B. Duclercq, « Les effets de la multiplication des algorithmes informatiques sur l’ordonnancement juridique »,Comm. com. électr. 2015, n° 11, p. 15 s.
  30. L’article 39 de la loi Informatique et libertés(L. n° 78-17, 6 janv. 1978, Relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés) prévoit un droit d’accès aux traitements de données à caractère personnel. Il permet à une personne dont les données font l’objet d’un traitement de demander au responsable de ce traitement : les données traitées et leurs sources ; les finalités du traitement et ses destinataires ; les éventuels transferts de données hors de l’Union européenne ; les informations permettant de comprendre et de contester la logique qui sous-tend l’algorithme. Cependant, il n’est pas possible de se prévaloir de cet article lorsqu’il y a un risque de porter atteinte à un secret protégé par la loi tel que le secret industriel ou le secret des affaires. Cela protège la confidentialité des algorithmes des GAFA et autres réseaux sociaux.
  31. F. Pasquale, The Black Box Society – The Secret Algorithms That Control Money and Information, Harvard University Press, 2015.
  32. Par exemple, H. Croze, « Comment être artificiellement intelligent en droit ? », JCP G 2017, p. 882 s.
  33. Cf., not., G. Loiseau, « La production d’une valeur juridique ajoutée, antidote à l’automatisation des prestations en droit »,Comm. com. électr. 2017, n° 3, p. 26 s.
  34. Les magistrats, au moment de juger, se fondent sur la loi et la jurisprudence, mais aussi sur l’éthique et autres formes de droit non officiel qui permettent d’adapter les décisions aux particularités de chaque cas. En témoigne l’exemple des « délits altruistes », ces infractions commises dans l’intérêt général (par exemple par les lanceurs d’alerte) et non afin d’en retirer un profit personnel.
  35. Plus généralement, cf. O. Itéanu, Quand le digital défie l’État de droit, Eyrolles, 2016.
  36. >L. n° 78-17, 6 janv. 1978,Relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, art. 10, al. 2. Le règlement européen sur la protection des données personnelles, qui entrera en vigueur le 25 mai 2018, reprend cette interdiction à son article 22.
  37. Cf., not., S. Larrière, « Confier le droit à l’intelligence artificielle : le droit dans le mur ? », RLDI 2017, n° 134, p. 38 s.
  38.  Mais d’autres voies seraient aussi à explorer, telles que celle de la reconnaissance de droits de l’homme numérique (droits à l’anonymat, de posséder plusieurs identités numériques, de créer des avatars etc.). Des géants du numérique, dont Microsoft, Facebook, Google et Amazon, affichent leur sensibilisation quant aux questions éthiques soulevées par la normativité algorithmique. En octobre 2016, ces sociétés ont scellé un partenariat portant sur de « bonnes pratiques des algorithmes » (Partnership on AI). Le Future of Life Institute, qui rassemble de nombreux scientifiques de renom dont Stephen Hawkins, a, quant à lui, publié en janvier 2017 les « Asilomar AI principles », soit vingt-trois principes directeurs pour une utilisation raisonnée et éthique de l’intelligence artificielle.
  39.  L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016.
  40.  G. Chantepie, « Le droit en algorithmes ou la fin de la norme délibérée ? », Dalloz IP/IT 2017, p. 522.
  41. >En ce sens, Ch.-É. Bouée,La chute de l’empire humain – Mémoires d’un robot, Grasset, 2017.
  42. En ce sens, par exemple, M. Mekki, « If Code is Law, then Code is Justice? Droits et algorithmes », Gaz. Pal. 27 juin 2017, n° 24, p. 10 s.
  43. Il devient notamment possible d’élaborer des règles étant l’objet d’un contrôle automatisé ou étant intégrées directement dans des robots ou dans l’environnement afin de les rendre inviolables ou systématiquement sanctionnées. Les algorithmes implémentés dans les objets peuvent sanctionner immédiatement ou dicter directement des conduites. Par exemple, les règles du Code de la route, suffisamment précises et claires, semblent pouvoir être appliquées automatiquement par des voitures autonomes.
  44. J.-J. Rousseau, « Discours sur l’inégalité », in Œuvres complètes, Le Seuil, 1971, p. 228.

Requalification des CDD et Libertés fondamentales : l’ultime limite ? (Commentaire sous Cass. Soc., 21 sept. 2017, n°16-20.270, Bull.)

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Ces récentes années, l’enjeu du maintien de l’emploi du salarié qui a bénéficié de la requalification de son CDD en CDI, a connu d’importantes évolutions jurisprudentielles. Avec beaucoup d’audace, mais aussi d’intelligence sociale, la Cour de cassation a utilement mobilisé le droit des libertés fondamentales, et plus particulièrement le droit à un procès équitable, pour justifier de façon automatique ce maintien dans les cas où la requalification est demandée avant la rupture des relations de travail (I). En revanche, dans les cas où la demande est introduite après la rupture, elle refuse de prononcer la réintégration du salarié au nom d’un « droit à l’emploi » qu’elle n’appréhende pas comme un droit-créance. La Cour de cassation signifie par là qu’elle a atteint l’ultime limite des interactions entre les libertés fondamentales et l’objectif de maintien dans l’emploi, limite qu’elle ne s’aventurera certainement pas de franchir en l’état actuel du droit (II). La question qui se pose désormais est celle d’une réforme législative du droit de la requalification des CDD, consistant notamment à prévoir explicitement la nullité de la rupture des relations de travail en cas de manquement de l’employeur à ses obligations élémentaires en matière d’usage des CDD.

 

Benoît PETIT, Maître de conférences en droit privé, Université Paris-Saclay (UVSQ), Co-directeur du Master 1 et 2 « Droit des ressources humaines et de la protection sociale », Laboratoire DANTE – Observatoire « Droit, Ethique & RSE »

 

1. Retours rapides sur le principe de la « requalification-sanction ». La requalification judiciaire d’un CDD en CDI constitue, par essence, un mécanisme de sanction civile destiné à pénaliser l’employeur (ou l’entreprise utilisatrice d’un salarié intérimaire) qui méconnait certaines règles spécifiques du régime des contrats à durée déterminée 1. Sont ici concernés l’obligation de conclure un contrat écrit (art. L.1242-12 al.1, C. trav., étant précisé que la jurisprudence assimile à l’absence d’écrit le contrat qui n’a pas été remis au salarié dans le délai prescrit à l’art. L.1242-13, C. trav. 2, ou qui ne stipule pas certaines mentions obligatoires substantielles 3.), l’indication d’un motif du recours légalement autorisé par l’art. L.1242-2, C. trav., ou encore l’interdiction de recourir au CDD dans les situations prévues par les art. L.1242-5 et L.1242-6, C. trav.. Sont également sanctionnés le non-respect des règles régissant la durée des contrats (L.1242-7, C. trav.), les conditions de son renouvellement (art. L.1243-13 et s., C. trav.), ou la succession de CDD sur un même poste (art. L.1244-3 et s., C. trav.). D’une façon plus générale, la requalification-sanction donne corps au principe général d’interdiction de conclure un CDD ayant « pour objet [ou] pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale de l’entreprise » (art . L.1242-1, L. 1242-8, C. trav.).

Ne pouvant être relevée d’office par le juge 4, la requalification fait l’objet d’une action qui appartient exclusivement au salarié 5, lequel l’exerce directement ou via l’action syndicale de substitution dans le cadre d’une procédure « accélérée » – saisine directe devant le bureau de jugement qui statue au fond dans le délai d’un mois (art. L.1245-2, C. trav.), sur l’ensemble des demandes qui dérivent de la relation de travail, peu importe que la requalification soit demandée à titre principal ou accessoire 6 – et qui donne lieu, en cas de succès, à une décision exécutoire à titre provisoire, prononcée de droit (art. R.1245-1, C. trav.). La requalification entraîne l’application des règles de droit commun de la rupture des contrats à durée indéterminée – et notamment l’absence, de facto, de motif réel et sérieux de licenciement – ainsi que la condamnation de l’employeur à une indemnité spécifique qui ne peut être inférieure à un mois de salaire brut, et qui est allouée d’office 7.

2. Nous sommes ainsi face à un mécanisme de sanction qui, classiquement, s’envisage le plus souvent après la cessation des relations de travail, la punition infligée consistant précisément à mettre l’employeur dans une situation où il ne peut échapper à la qualification de rupture abusive des relations de travail. Il en assume alors toutes les conséquences indemnitaires.

Mais dans un arrêt de 2007, la Cour de cassation a utilement rappelé que « le salarié peut demander à tout moment la requalification de son contrat de travail à durée déterminée en contrat de travail à durée indéterminée » 8, suggérant ainsi à l’observateur attentif qu’une telle demande pouvait aussi, pourquoi pas, intervenir au cours des relations de travail.

Il n’en fallait pas d’avantage pour que de telles demandes prolifèrent, avec en ligne de mire pour les salariés l’espoir d’obtenir du juge le maintien de leur emploi au-delà du terme prévu dans le contrat. C’est dans ce contexte que l’arrêt ici commenté se présente.

3. La décision du 21 septembre 2017. Un salarié-intérimaire avait saisi en référé le Conseil des prud’hommes avant le terme de sa mission aux fins d’obtenir la requalification de son contrat en CDI. Considérant que le référé ne se justifiait pas, le juge avait néanmoins ordonné la poursuite des relations de travail jusqu’au jour du prononcé de la décision au fond. A l’occasion de celle-ci, le Conseil des prud’hommes avait alors validé la demande de requalification en précisant que dans la mesure où la rupture n’était pas consommée au jour de la décision rendue, l’entreprise ne pouvait se séparer du salarié qu’en engageant une procédure de licenciement.

Saisie en appel de l’ordonnance de référé, la Cour d’appel avait infirmé la position du juge de première instance en ce qu’elle ordonnait la poursuite des relations de travail. Mais saisie sur le fond quelques temps plus tard, la Cour avait confirmé la requalification, en considérant que le salarié intérimaire avait agi avant le terme de sa mission aux fins de faire respecter sa liberté fondamentale au maintien dans l’emploi. Rappelons qu’en absence de texte prévoyant explicitement la nullité (ce qui est le cas des dispositions relatifs à la requalification), il reste néanmoins possible d’obtenir la réintégration du salarié dans son emploi si l’employeur a violé une liberté fondamentale. C’est dans cet esprit là que le juge d’appel a cru pouvoir accéder à la demande du salarié.

Mais pour la Cour de cassation, à partir du moment où la Cour d’appel avait infirmé l’ordonnance de référé, elle ne pouvait plus retenir le principe de la poursuite des relations de travail puisqu’aux yeux de la Haute juridiction, « le droit à l’emploi ne constitue pas une liberté fondamentale qui justifierait la poursuite du contrat de travail au-delà du terme de la mission de travail temporaire en cas d’action en requalification en contrat à durée indéterminée ».

4. Deux problématiques s’évincent de cette affaire. La première concerne la possibilité d’obtenir la requalification du contrat au cours des relations de travail, puisque c’était là la démarche première du salarié. Or si, en l’espèce, la procédure n’a pas abouti à lui accorder le maintien de son emploi sur cette base, il reste que sur cette thématique précise, la jurisprudence de la Cour de cassation s’est révélée particulièrement bienveillante en maniant avec beaucoup d’habilité sociale l’argument du droit à un procès équitable (I). La seconde problématique vise, cette fois, la requalification qui intervient après la rupture des relations de travail, et particulièrement la pertinence d’évoquer, au soutien d’une demande de réintégration, une possible liberté fondamentale au maintien de son emploi (II).

Si la Cour de cassation refuse de s’engager dans cette voie périlleuse, révélant par-là l’ultime limite qu’elle ne franchira pas pour maintenir le salarié dans son emploi, il nous semble que cette décision a néanmoins le mérite d’interpeler le législateur sur le sens profond de son action en faveur des salariés précaires, et par voie de conséquence, sur l’opportunité de réformer le droit relatif à la requalification-sanction.

 

 

I –L’ultime avancée : la requalification ante-rupture et le droit à un procès équitable

 

5. Poursuite des relations de travail ordonnée directement par le juge du fond : illicéité de la rupture à l’échéance contractuelle. La dynamique d’évolution du régime des requalifications ante-rupture s’est particulièrement accélérée depuis un arrêt majeur rendu par la Cour de cassation le 18 décembre 2013 9. Alors que l’échéance de leurs CDD n’avaient pas encore été atteinte, plusieurs salariés avaient saisi le Conseil des prud’hommes d’une demande de requalification. Elle leur fut accordée par décision statuant au fond, le juge ordonnant par ailleurs la poursuite des relations de travail. Mais l’employeur, plutôt que de se conformer à la décision du juge, s’empressa de leur signifier, par courrier, que leurs contrats cesseraient malgré tout à l’échéance convenue initialement.

Saisie de la question de l’annulation de la rupture, prétention fondée sur le respect de l’article 6 § 1 de la Conv. EDH (droit à un procès équitable), la Cour d’appel avait considéré d’une part que le défaut d’exécution par l’employeur du jugement rendu contre lui ne caractérisait pas, en soi, une atteinte au droit d’accès à la justice ; d’autre part qu’il convenait pour les salariés de démontrer que la rupture était directement liée à la demande de requalification qu’ils avaient introduite et obtenue. Refusant de suivre ce raisonnement, la chambre sociale de la Haute juridiction a considéré, au contraire, que lorsqu’une décision exécutoire par provision ordonne la requalification d’un CDD en CDI, la rupture du contrat intervenue postérieurement à la notification de cette décision, au motif de l’arrivée du terme stipulé dans ledit contrat, est nulle.

6. A l’évidence, l’employeur a commis contre les salariés une mesure de rétorsion, en ignorant superbement le jugement rendu contre lui. L’on a du mal à comprendre, dans ces circonstances, que la Cour d’appel ait cru devoir exiger des salariés qu’ils rapportent une preuve supplémentaire du lien direct entre la cessation des relations de travail et leur demande de requalification. Sauf à n’avoir reçu aucune notification de la part du greffe du Conseil des prud’hommes, l’employeur savait – par effet de l’article R.1245-1, C. trav. (exécution provisoire de droit) – que la requalification et la poursuite des relations de travail s’imposaient à lui, et qu’il ne pouvait plus se prévaloir des échéances fixées initialement dans les CDD. Sa décision de passer outre, en appliquant envers et contre le jugement le régime contractuel originel, s’expliquait nécessairement par sa volonté de ne pas conserver les salariés dans les rangs de son personnel… non en raison d’une cause réelle et sérieuse de rupture, mais simplement parce qu’ils avaient eu l’outrecuidance d’agir contre lui en justice.

Ainsi, à la question de savoir si la volonté économique des parties – à partir de laquelle ceux-ci ont entendu fixer une échéance aux relations de travail – continue de produire ses effets en dépit de la requalification prononcée, la Cour de cassation répond logiquement par la négative. Elle aurait pu considérer que le principe de la rupture demeurait, au nom de cette volonté économique, de sortes que la requalification entraînait simplement le constat d’une absence de cause réelle et sérieuse de licenciement. Mais en visant explicitement l’article 6 § 1 de la Conv. EDH, elle considère que la rupture n’avait pas lieu d’être, parce qu’elle constituait en soi une violation d’une liberté fondamentale. Elle devait dès lors être annulée.

7. C’est, ici, l’apport le plus remarquable de cette décision : la Cour de cassation applique la jurisprudence de la Cour EDH aux termes de laquelle l’exécution d’une décision de justice est, a priori, une condition nécessaire de l’effectivité de l’article 6 § 1 de la Conv. EDH. L’on se contentera, ici, de ne citer que les décisions Hornsby (1997) 10, Immobiliare Saffic (1999) 11 ou encore Katsaros (2002) 12, en soulignant qu’il ne pouvait en aller autrement, sur le plan des principes : l’institution judiciaire n’est pas la narratrice d’un roman de fiction que l’employeur pourrait librement refermer et ranger dans sa bibliothèque si l’histoire racontée lui déplait. A quoi bon pour le salarié de saisir un juge aux fins de défendre ses prétentions, si l’employeur peut, in fine, s’asseoir sur le jugement rendu ?

Il reste que certains auteurs ont réfuté l’évidence de cette interprétation : se fondant sur la décision « Ouzounis » de la CEDH du 18 avril 2002 13, ils relèvent que « le droit à exécution forcée, appréhendée comme composante du droit à un procès équitable, n’est attaché qu’aux décisions obligatoires et définitives susceptibles de garantir, par l’intermédiaire des autorités en charge de le respecter, un droit-créance suffisamment établi » 14. Or la nature exécutoire des décisions concernées par notre propos est certes reconnue de plein droit, mais à titre simplement provisoire.

Pour la CEDH en tout cas, « indépendamment de la question de savoir si le délai et l’exercice de l’appel avaient un effet suspensif, question non résolue en l’espèce, la Cour ne saurait admettre que l’article 6 protège non seulement la mise en œuvre de décisions judiciaires définitives et obligatoires, mais aussi celle de décisions qui peuvent être soumises au contrôle de plus hautes instances et, éventuellement, infirmées. Dès lors, eu égard notamment au fait que la cour d’appel infirma la décision sur laquelle les requérants fondaient leurs prétentions, la Cour ne saurait juger contraire aux exigences de l’article 6 l’omission de l’administration de se plier à cette décision, à supposer même qu’en vertu du droit interne celle-ci ait été tenue de l’exécuter » 15.

L’argument interpelle, et paraît imparable. Mais à y regarder de plus près…

8. Observons déjà que le terme de jugement « définitif » doit être utilisé avec la plus grande des précautions 16, car il est défini nulle part dans le Code de procédure civile. En revanche, celui-ci définit et oppose les jugements « ayant autorité de chose jugée » (art. 480, CPC : ceux qui tranchent dans leur dispositif tout ou partie du principal, ou qui statuent sur une exception de procédure) aux jugements « provisoires » (art. 482 CPC : ceux qui, en ordonnant une mesure d’instruction ou provisoire, n’ont pas l’autorité de la chose jugée). Par ailleurs, le Code définit aussi les jugements « passés en force de chose jugée » (art. 500, CPC : ceux dont les voies de recours suspensif d’exécution sont fermées ou épuisées), par différenciation des jugements « irrévocables » (sans fondement textuel, mais dont il est admis qu’ils n’offrent plus aucune voie de recours, aussi bien ordinaire qu’extraordinaire). Enfin, l’article 501, CPC, indique que le jugement exécutoire est celui qui, à certaines conditions, est passé sous force de chose jugée, à moins que le débiteur ne bénéficie d’un délai de grâce ou le créancier de l’exécution provisoire.

Il s’évince de ces quelques définitions que le jugement « définitif » auquel fait référence la Cour EDH ne concerne pas la distinction entre les jugements « ayant autorité de la chose jugée » et ceux dits « provisoires ». La Cour viserait plutôt les jugements « passés en force de chose jugée » et les jugements « irrévocables », c’est à-dire ceux qui n’offrent plus de voies de recours a minima ordinaires, a maxima ordinaires et extraordinaires. En fait, c’est sans doute plus les jugements « exécutoires » qui sont concernés, c’est-à-dire – selon l’article 501, CPC – les jugements « passés en force jugée », les jugements « irrévocables » et aussi les jugements frappés de l’exécution provisoire étant donné que ceux-ci produisent les mêmes effets que les deux autres en matière d’exécution. Par décision définitive, il faut entendre celles qui peuvent légitimement fonder le recours à la puissance publique en vue d’assurer leur respect. C’est avant tout un qualificatif visant les effets d’une décision, plus que sa nature.

De façon presque contrintuitive, il est vrai, il faut alors admettre qu’un jugement « provisoire » peut être « définitif », au même titre qu’un jugement « passé en force jugée » ou un jugement « irrévocable ». Or c’est bien le cas de la décision rendue par le juge du fond en première instance, ou (nous le verrons) de l’ordonnance du juge de référé, par application de l’art. R.1245-1 C. trav. (exécution de plein droit).

9. Mais admettons que toutes ces terminologies ne soient pas aussi évidentes que ne le suppose la lecture rapide du Code de procédure civile, et qu’en tout état de cause, elles ne concernent que la culture processuelle française, de sortes qu’en recourant à l’idée de décision « définitive », la CEDH, dans l’affaire « Ouzounis », ait effectivement entendue exclure les décisions « provisoires » par nature.

Il nous semble malgré tout, dans cette hypothèse, que la Cour dit simplement que le fait de ne pas exécuter une décision « provisoire » rendue en première instance, ne contraint pas automatiquement les plus hautes juridictions à déceler la violation d’une liberté fondamentale et, par voie de conséquence, d’annuler l’acte par lequel ce non-respect s’exprime. Ce faisant, elle préserve le pouvoir de ces plus hautes juridictions de considérer que ledit acte était tout à fait justifié au fond, in fine. Le justiciable qui était tenu de s’exécuter en vertu du droit interne devra sans doute être sanctionné pour son manquement. Mais cette sanction ne s’impose pas a priori, dans sa nature et ses effets (la nullité), au juge supérieur qui conserve l’intégralité de son pouvoir d’appréciation des faits qui lui sont soumis.

Or ce que dit la Cour de cassation, notre plus haute juridiction civile, dans sa décision du 18 septembre 2013 – et ce que n’ont jamais dit les hautes instances judiciaires grecques dans l’affaire « Ouzounis » – est que « l’exécution d’un jugement ou d’un arrêt 17, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du ‘procès équitable’ ». En d’autres termes, la Cour de cassation renonce à la protection que lui offre la CEDH. S’il n’y a pas de contrainte a priori qui découle de la Conv. EDH et qui s’exercerait sur le juge, elle est néanmoins en droit de considérer, pour son droit interne, qu’il y en a une malgré tout qui s’exerce par application de son propre pouvoir d’appréciation des règles applicables aux procès civils. Certes la Cour EDH fournit à tous une base à partir de laquelle les marges de manœuvre judiciaires s’établissent. Mais la démarche de la chambre sociale est d’élever le niveau d’exigence, de façonner dans un sens résolument plus contraignant d’autres marges qui, en soi, ne portent pas atteinte à l’essence même du socle que propose la Cour EDH.

10. Nous voici donc dans la situation où, dès lors que le juge du fond prononce la poursuite des relations de travail, sa décision est exécutoire de plein droit jusqu’à ce que la Cour d’appel se prononce si elle est saisie. Tout au plus, l’employeur peut-il s’opposer à cette exécution de droit en actionnant l’article 524, CPC aux termes duquel le Premier Président de la Cour d’appel, agissant en juge de référé, peut ordonner l’arrêt de l’exécution provisoire de droit s’il constate la violation manifeste soit du principe du contradictoire, soit de l’article 12, CPC (« le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables », interprété de manière très restrictive par la Cour de cassation 18.), ainsi que le risque que cette exécution de droit n’entraîne des conséquences manifestement excessives.

Mais quid des cas où la Cour d’appel infirme, au final, la requalification ? Deux cas de figure doivent être envisagés. Le premier vise l’hypothèse où, entre la décision rendue en première instance et la décision d’appel, l’employeur a malgré tout procédé à la rupture des relations de travail. Dans ce cas, selon nous, la rupture a privé le salarié de son droit à un procès équitable, parce qu’elle lui a dénié le bénéfice d’une décision de justice exécutoire rendue à son avantage, et c’est sur cette base-là (et non la pertinence de la requalification) que la nullité doit être prononcée. Ceci devrait également valoir dans les cas où, en attendant le jugement d’appel, l’employeur aurait acquiescé le principe de la requalification et aurait rompu les relations de travail en actionnant le droit commun des licenciements. C’est en effet l’un des sens de la jurisprudence que nous allons évoquer dans un instant, mais c’est aussi une question de logique : si l’employeur fait appel de la décision de requalification, et peut valablement s’y opposer devant le juge quand l’affaire sera de nouveau entendue, il reste néanmoins soumis à l’obligation judiciaire qui lui est faite de maintenir les relations d’emploi. Surtout, pourquoi acquiescer dans les faits une requalification que l’on conteste par ailleurs en interjetant appel ? A l’employeur de se montrer cohérent.

Le second cas de figure vise cette-fois les situations où le maintien de l’emploi a été respecté jusqu’à la décision d’appel. Dans ce cas, l’infirmation de la requalification entraîne la légitimité de la rupture à échéance. Mas surtout, l’infirmation de la décision de première instance fait disparaître la cause de celle-ci, et notamment l’exécution provisoire ordonnée. Elle remet donc les parties dans la situation où elles se trouvaient avant l’exécution. L’obligation pour le salarié de rembourser les rémunérations et les indemnités perçues sur cette base résulte de plein droit de la réformation.

Ainsi, hormis des considérations de trésorerie, l’employeur n’est nullement pénalisé par les conséquences de la décision du 18 septembre 2013, si la vérité judiciaire reconnaît in fine qu’il a parfaitement agi en vertu des dispositions spéciales régissant l’usage des CDD.  En revanche, dans le cas contraire, la nature de « sanction » de la requalification prend davantage d’ampleur, puisque les conséquences financières du maintien « forcé » dans l’emploi alourdiront évidemment le coût de l’emploi par rapport à ce qui avait été initialement convenu entre les parties. Mais n’est-ce pas là, précisément, l’objet même de la requalification que de dissuader, notamment par le risque économique, toute tentative d’abuser de la situation précaire des salariés engagés par CDD ?

11. Extension de la solution au juge de référé. Plusieurs autres décisions sont venues prolonger l’esprit de cette décision du 18 décembre 2013 19, l’une méritant néanmoins qu’on la distingue particulièrement. Dans un arrêt rendu le 16 mars 2016 20, la Cour de cassation étend en effet sa jurisprudence aux décisions prononcées cette fois par le juge de référé.

Toujours avant l’échéance de son CDD, un salarié avait saisi le juge de l’urgence de sa demande de requalification. Sans la lui accorder directement (la requalification étant une question de fond), le juge de référé avait néanmoins ordonné la poursuite des relations de travail au titre d’une mesure conservatoire dans l’attente que le juge du fond se prononce. Entre temps, l’employeur avait écrit au salarié pour lui annoncer qu’il acquiesçait la prétention de requalification… mais qu’il le convoquait néanmoins à un entretien préalable à licenciement pour insuffisance professionnelle.

La manœuvre était habile : puisque la requalification entraine la mise à l’écart des dispositions spéciales régissant le terme des CDD, l’employeur s’est saisi du droit commun des contrats de travail pour acter la rupture. Pour la Cour d’appel, l’employeur avait presque bien agi, puisqu’elle reconnaissait l’absence de cause réelle et sérieuse de licenciement (mais de facto, elle refusait d’admettre la nullité de la rupture). La Cour considérait en effet que l’ordonnance de référé se rapportait à la demande de requalification, et que celle-ci avait été, en pratique, anticipée par l’employeur lorsqu’il a fait usage du droit commun des CDI. Les effets de l’ordonnance étaient donc épuisés, sans que l’on puisse déceler une quelconque atteinte aux droits fondamentaux du salarié qui aurait pu justifier la nullité de la rupture. Celle-ci ne devait donc s’envisager qu’à l’aune de sa régularité, et non de sa licéité.

Mais pour la Cour de cassation, « qu’en statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses énonciations que l’employeur n’avait pas, en licenciant le salarié le 19 avril 2013, respecté les dispositions de l’ordonnance de référé qui prescrivaient la poursuite du contrat de travail jusqu’à intervention de la décision au fond du conseil de prud’hommes, prononcée le 23 juillet 2013, la cour d’appel, qui s’est abstenue de rechercher si l’employeur avait utilisé son pouvoir de licencier en rétorsion à l’action en justice du salarié, a violé les textes susvisés [et notamment l’article 6 § 1 de la Conv. EDH] ».

12. L’on observera, en premier lieu, que la Cour de cassation n’accorde aucune considération au fait que l’employeur avait, en pratique, acquiescé à la requalification. Non seulement il paraissait évident que celui-ci cherchait par tous moyens d’échapper à une sanction inévitable, tout en profitant d’une possibilité de rompre rapidement les relations de travail, mais surtout, la Cour de cassation distingue bien ce qui relève de la mesure conservatoire (le maintien de l’emploi à titre provisoire) de ce qui concerne le fond du litige (la requalification). L’employeur ne peut donc pas se substituer au juge pour ce qui concerne le fond, et ainsi espérer ainsi contrecarrer la mesure conservatoire.

Ce faisant, la chambre sociale rattache très directement le maintien provisoire de l’emploi au droit au procès équitable, et distend en revanche son lien avec la décision de requalification. L’enjeu est avant tout de permettre au salarié de présenter au juge du fond ses prétentions et la défense de ses droits et, en cas de succès, d’obtenir la condamnation de son employeur (l’on a du reste trop souvent tendance à omettre l’importance psychologique de l’acte de condamnation). Il faut se féliciter, de notre point de vue, que le juge de référé soit ainsi davantage positionné comme le garant des libertés fondamentales de nature procédurale, car c’est bien là l’une de ses vocations premières.

Pour le reste, l’on retombe sur les logiques qui ont présidé la décision du 18 décembre 2013 et notamment le principe que toute rupture intervenant postérieurement à l’ordonnance de référé et avant la décision au fond est entachée de nullité. Le véritable apport pour le salarié est qu’il n’a plus à espérer que le juge du fond se prononce avant l’échéance du CDD : par l’action en référé, il dispose désormais de plus de latitude pour obtenir le maintien dans son emploi, malgré les réalités des calendriers et des délais judiciaires.

13. Il est intéressant de noter que quelques commentateurs 21 ont manifesté leur surprise quant aux effets de cette décision, considérant qu’elle conduisait à conférer au juge de référé l’immense pouvoir d’accorder au salarié un statut protecteur d’un genre nouveau, purement prétorien, orienté contre toute possibilité de rupture, ce qui poserait alors un problème (selon eux) vis-à-vis du droit reconnu de rompre le contrat de travail… droit dont il faut reconnaître qu’il bénéficie surtout à la partie la plus puissante de la relation de travail : l’employeur.

Mais si l’on se remémore les termes de la décision du 18 décembre 2013 – « l’exécution d’un jugement ou d’un arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du ‘procès équitable’ » – l’on s’interroge alors : juge de référé ou juge de fond, quelle importance ? Surtout si l’on considère le repositionnement désormais clairement affirmé du juge de référé comme gardien légitime des droits fondamentaux de nature procédurale.

Mais est-ce vraiment la qualité de celui qui la prononce, ou le principe même de la protection qui gêne les plus sceptiques ? Car mettre en balance celle-ci avec le droit de rompre le contrat de travail traduit, consciemment ou non, l’idée que ladite protection serait illégitime du fait de ses incidences excessives sur le rapport contractuel interindividuel.

Sauf que… cette protection dépasse largement le simple cadre des relations entre les parties. Comme le rappelle très justement le Pr. Antoine Mazeaud, « le recours injustifié à un contrat précaire ne nuit pas seulement au salarié, mais à la collectivité en entier » 22. La problématique n’est donc pas cantonnée à une simple relation entre individus : c’est avant tout une problématique sociale, générée par l’anomalie sociale que constitue, en principe, le travail salarié précaire. C’est pour cela que l’article R.1245-1, C. trav. (anciennement L.122-3-13, C. trav.) procède d’une volonté législative. C’est également pour cela que l’art. L.1248-1 C. trav. créé, aux côtés de la requalification-sanction, un délit pénal relatif au mésusage des CDD. C’est enfin pour cela que la demande de requalification peut aussi être introduite sur le fondement d’une action syndicale de substitution. Comment, alors, s’étonner que le régime de cette protection s’étende vers l’acquisition d’un maintien « forcé » dans l’emploi du salarié qui agit avant l’échéance de la rupture de son CDD ? Entre préserver la puissance économique de l’employeur et protéger le salarié particulièrement précaire, il n’y a rien d’incongru à constater que le droit et le juge aient ainsi fait leur choix…

14. Automaticité du maintien dans l’emploi dès la saisine du juge de référé. Dans un arrêt des plus récents, en date du 8 mars 2017 23, la chambre sociale est venue clarifier davantage sa position quant aux effets de la saisine du juge de référé. Les faits étaient classiques : deux salariés avaient, quelques jours avant le terme de leur contrat, saisi dans un premier temps la juridiction prud’homale statuant en référé pour obtenir la poursuite des relations contractuelles jusqu’à l’audience au fond puis, dans un second temps, le bureau de jugement pour obtenir la requalification de leur contrat dans le délai d’un mois. Par ordonnance rendue avant le terme des contrats, le juge de référé avait ordonné leur poursuite, position que la cour d’appel saisie ensuite de l’affaire a infirmé au motif que le juge des référés avait manifestement excédé ses pouvoirs.

Sans surprise aucune, l’arrêt est censuré par la Cour de cassation, là encore au visa notamment de l’art. 6 § 1 de la Conv. EDH : « constitue un dommage imminent la perte de l’emploi par l’effet de la survenance du terme, durant la procédure, du contrat à durée déterminée toujours en cours au moment où le juge des référés statue, ce dommage étant de nature à priver d’effectivité le droit pour le salarié de demander la requalification d’un contrat à durée déterminée irrégulier en contrat à durée indéterminée afin d’obtenir la poursuite de la relation contractuelle avec son employeur ».

15. L’on notera l’effet particulièrement pédagogique de la formule employée par la Cour de cassation, qui repositionne ainsi clairement sa solution dans les termes retenus à l’art. R.1455-6 C. trav. (« la formation de référé peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse,prescrire les mesures de remise en état qui s’imposent pour prévenir un dommage imminent ou faire cesser un trouble manifestement illicite »). Pour ceux qui en doutaient encore, le juge de référé est parfaitement dans ses compétences lorsqu’il prononce le maintien des relations de travail, puisque cette mesure conservatoire n’est pas directement liée à la question de fond que le salarié introduit en justice (à savoir la requalification), mais vise exclusivement à prévenir un dommage imminent qui pèse sur l’effectivité des droits fondamentaux du salarié. On ne peut faire plus clair !

Mais en fin de compte, la Cour en dit un peu plus. Puisque le dommage imminent concerne une liberté fondamentale, il n’y a pas lieu de se demander si le juge de référé peut prescrire le maintien de l’emploi : il le doit ! A défaut, le droit au procès équitable est nécessairement violé. La déduction est mécanique : la perte de l’emploi est programmée selon une échéance objective et déterminée, et ses effets sur l’effectivité du droit au procès équitable ne se discutent plus. Il n’y a pas d’autre alternative, lorsque la demande de requalification est introduite devant le juge du fond, que de « bloquer » en référé l’automaticité de la rupture.

16. Au nom implicite de la lutte contre la précarité de l’emploi, force est donc de reconnaître que la Cour de cassation a très habilement repoussé les limites de la protection qu’accorde le droit au salariés engagés sous CDD. Et l’on ne peut qu’être séduit par le moyen juridique qu’elle utilise : une liberté fondamentale de nature procédurale. Ce faisant, elle démontre que ce qui relève a priori de la pure technique judiciaire sert, en réalité, des fins sociales particulièrement prégnantes. C’est une excellente nouvelle pour le droit !

Les salariés sont désormais fortement incités à analyser leurs contrats avant leur terme, et à engager sans attendre l’action en requalification si elle se justifie. Le chemin est balisé : saisine du juge de référé pour obtenir sans délai le maintien dans l’emploi, puis attente du jugement au fond qui déterminera si, oui ou non, la relation d’emploi se poursuit dans le temps à l’aune du régime des CDI. En cas de réussite à l’issue de la procédure (laquelle peut prendre plusieurs années), l’employeur pourra certes toujours mobiliser les règles de droit commun du licenciement pour rompre les relations de travail, mais il aura plus de difficultés à se prévaloir d’une cause réelle et sérieuse si le salarié exécute correctement ses obligations.

En revanche, en cas d’insuccès au fond, il faudra que le salarié se montre des plus prudents : comme l’indique le Pr. Tournaux, « l’exécution provisoire étant remise en cause, (…) [le salarié] sera en effet condamné à réparer les préjudices causés à l’employeur du fait de la prorogation du contrat. Potentiellement, le salarié pourrait ainsi être appelé à restituer les salaires perçus que l’employeur n’avait pas à lui verser puisque le contrat aurait dû prendre fin. À nouveau, les délais de l’action en requalification revêtent un caractère crucial. Une décision défavorable au salarié rendue dans un délai très court éviterait que le montant dû soit trop important et l’on pourrait même imaginer que ces sommes se compensent avec l’indemnité de fin de contrat généralement due lorsque la relation ne se poursuit pas en contrat à durée indéterminée. Si, comme cela est souvent le cas, le délai d’un mois n’est pas tenu par le juge prud’homal, les sommes à restituer peuvent s’avérer bien plus importantes. Seule une action en responsabilité de l’État, incapable de garantir que l’affaire soit jugée dans un délai d’un mois, serait de nature à alléger le fardeau financier du salarié, à défaut de le soulager d’un poids procédural sensiblement alourdi » 24. La question se pose avec d’autant plus de force en cas d’appel, car à la différence des prud’hommes, il n’y a aucun délai réduisant le temps d’attente d’une nouvelle décision au fond. Or si le Conseil a prononcé la requalification, l’emploi (et le versement des salaires afférents, c’est-à-dire des sommes de nature alimentaires) se poursuit, augmentant chaque mois le montant de ce qu’il y aura potentiellement à restituer si le juge d’appel infirme la requalification.

Il y a là, en tout cas, matière à faire encore évoluer le droit.

 

II – L’impasse : la requalification post-rupture et le droit à l’emploi

 

17. Requalification et réintégration du salarié : quelques possibilités, mais en marge de la pratique judiciaire. Si le maintien dans l’emploi n’est plus véritablement un problème en cas de requalification demandée avant la cessation des relations de travail, du fait des liens étroits qu’elle entretien avec le droit à un procès équitable, tel n’est pas le cas, en revanche, lorsque la requalification est demandée après la rupture. Le salarié n’est plus dans la même situation : la perte d’emploi n’est pas, ici, un dommage imminent, mais un fait. Ce basculement d’une simple perspective vers la dure réalité dissipe toutes les perturbations que l’on a précédemment entrevues sur l’effectivité du droit à soumettre ses prétentions devant le juge.

L’éventualité d’une réintégration, qui concrétise le maintien dans l’emploi, doit donc être recherchée sur le fondement de la violation d’une autre liberté fondamentale. Jusqu’à présent, c’est essentiellement l’interdiction des discriminations qui a été mobilisé 25, avec la limite que ce genre de contentieux présente par nature : le salarié doit prouver la discrimination – ce qui n’est jamais évident – et en tout état de cause, toutes les ruptures procédant de l’application normale des dispositions du CDD ne sont pas nécessairement discriminatoires. La possibilité existe, mais elle reste cantonnée à des situations marginales.

18. Le droit fondamental « à être maintenu dans son emploi » : une perspective périlleuse que la Cour de cassation refuse d’admettre. C’est ainsi qu’est apparue, dans le débat, la proposition de considérer qu’il existait un droit fondamental du salarié à être maintenu dans son emploi, lorsque l’employeur a manqué à ses obligations relatives à l’usage des CDD. La question était au cœur de l’arrêt ici commenté. Et d’une façon assez sèche, à dire vrai, la Cour de cassation l’a définitivement écartée de ses perspectives d’évolution du droit : « le droit à l’emploi ne constitue pas une liberté fondamentale qui justifierait la poursuite du contrat de travail au-delà du terme de la mission de travail temporaire en cas d’action en requalification en contrat à durée indéterminée ».

19. Il n’aura sans doute pas échappé au lecteur attentif que de la Cour, dans son attendu de principe, se réfère au « droit à l’emploi » plutôt qu’à la « liberté fondamentale de maintenir son emploi » que la Cour d’appel avait, de son côté, relevé.

La raison en est simple : si liberté fondamentale il peut y avoir, encore faut-il la nommer correctement à partir des textes qui établissent ces droits et libertés fondamentaux. Or le « droit de maintenir son emploi » n’apparait nulle part. En revanche, le « droit à l’emploi » se retrouve dans plusieurs textes fondamentaux, selon des formulations qui, certes, varient légèrement : le Préambule de la Constitution de 1946 évoque ainsi « le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » ; l’article 33 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme énonce que « toute personne a droit au travail », cette préoccupation étant confirmée par la suite par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels fait à New York le 16 décembre 1966 ; quant à la Charte sociale européenne de 1961 et révisée en 1996, elle reconnaît que « toute personne doit avoir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement entrepris ». En revanche, la Conv. EDH n’évoque rien de tel.

Mais dans le même temps qu’elle perçoit un ensemble assez cohérent de fondements textuels autour du « droit à l’emploi », la Cour de cassation introduit nécessairement dans le débat une ambiguïté qui, d’une certaine façon, « tue dans l’œuf » toute entreprise visant à cultiver ce potentiel. Car évoquer le « droit à l’emploi », c’est renvoyer le juriste à un vieux débat doctrinal que plus grand monde n’envisage aujourd’hui sérieusement de le poursuivre.

Qu’il s’agisse de la doctrine, ou plus effectivement de la jurisprudence constitutionnelle, toutes ont considéré, peu ou prou, que le « droit à l’emploi » ne désignait aucun droit-créance particulier. A minima, l’expression se réfère à l’obligation de moyens qui est assignée aux Etats « d’intervenir sur le marché du travail par une politique active de l’emploi destinée à favoriser le plein emploi, ou d’organiser l’indemnisation des personnes auxquelles cette politique n’a pu procurer un travail » 26.

Pour quelques auteurs, sa portée serait un peu plus vaste que d’être simplement le fondement des politiques publiques de l’emploi, soit parce qu’il constitue aussi un « droit collectif » 27, soit parce qu’il est un outil juridique permettant tout à la fois de légitimer certaines avancées législatives adoptées en vue d’améliorer la situation de l’emploi, de faire obstacle à des réformes qui auraient pour effet d’anéantir les fondements de notre modèle social, et de guider l’interprétation à retenir de certaines règles de notre droit du travail 28.

Le « droit à l’emploi » est donc un principe essentiellement à valeur éthico-politique, qu’il est certes possible de mobiliser dans le raisonnement judiciaire pour préserver l’ordre social, mais qui, en aucun cas, ne constitue un droit-créance dont pourrait se prévaloir un justiciable.

Et l’on entrevoit assez aisément le danger qu’il y aurait à adopter une vision plus ambitieuse : reconnaître un droit subjectif à l’emploi confèrerait de la substance juridique à ceux qui revendiquent un emploi qu’ils ne détiennent pas. Dans une période où le chômage atteint des sommets, quelles conséquences aurait ce droit sur l’ensemble de notre modèle économique et social s’il conduisait à légitimer la prétention d’imposer à un employeur qui n’a rien demandé, d’assumer les coûts et les responsabilités d’un emploi qui ne se fonde sur rien d’autre qu’une revendication sociale d’ordre général ?

20. L’on ne peut, toutefois, s’empêcher de penser que le « droit à l’emploi » renferme deux dimensions distinctes : le droit à l’emploi que l’on occupe pas (et celui-ci pose véritablement problème), et le droit à l’emploi que l’on occupe déjà (qui, d’une certaine façon, a été indirectement consacré par la jurisprudence relative aux requalifications ante-rupture, lorsque la Cour de cassation, dans sa décision du 8 mars 2017, dit que la perspective de perdre son emploi compromet le droit du salarié de demander au juge, via la requalification, la poursuite des relations de travail).

Dans l’hypothèse qui retient notre attention ici – la requalification post-rupture -il serait plutôt question du droit à l’emploi que l’on occupe plus… et donc pas.

Quoique les choses ne sont pas aussi claires. Si la rupture est le fait qui a clôt les relations de travail, la requalification est le mécanisme par lequel cette relation de travail est repensée dans son essence, ab initio. L’on pourrait alors émettre le raisonnement selon lequel la rupture n’avait pas lieu d’être, car dès l’origine, et contre la volonté contractuelle exprimée par les parties, la relation de travail est réputée être a durée indéterminée. Il n’apparaît pas illogique alors de penser l’annulation de la rupture, au nom du droit de maintenir l’emploi que l’on occupait et qui a été anéanti de façon illicite.

Philosophiquement, cela se défend. Juridiquement, c’est une autre affaire. Au risque de se répéter, dans l’hypothèse de la requalification ante-rupture, le maintien de l’emploi que l’on occupe n’était que la conséquence de la violation du droit à un procès équitable, et non la liberté fondamentale directement mise-en-cause. Peut-être que la Cour de cassation aurait pu, avec une franche audace, rouvrir la question de l’interprétation à donner du droit à l’emploi tel qu’il résulte des fondements textuels que nous avons évoqué, notamment pour dire qu’elle reconnaissait un droit-créance à la seule dimension de l’emploi que l’on occupe déjà. Mais pouvons-nous réellement lui reprocher de s’être abstenue d’emprunter ce chemin périlleux ; de n’avoir pas osé ouvrir la « boite de Pandore » que tout le monde avait soigneusement refermé au nom de la préservation de notre modèle économique et social ?

21. La nécessité pour le législateur de rompre enfin avec l’approche économique des relations de travail. Surtout qu’en fin de compte, le problème que nous rencontrons n’est pas forcément celui de l’absence d’une liberté fondamentale qui permettrait au salarié de réintégrer son emploi, mais celui du silence des textes législatifs qui auraient pu (dû) prévoir, explicitement, la nullité de la rupture en cas de requalification des relations de travail. Ce n’est pas tant le juge qu’il faut accabler, mais le législateur qui n’a de cesse de penser le droit du travail à l’aune de l’approche économique des relations d’emploi.

Cette approche nous enseigne que celles-ci naîtraient d’un échange économique entre d’une part un employeur qui profite de la force de travail du salarié pour développer l’investissement en capital qui est à l’origine de l’entreprise, et un salarié qui retire de cette mise à disposition une rémunération. Ce fondement économique de la relation serait à ce point central qu’elle influencerait directement l’aménagement des conditions de travail, via les pouvoirs de la subordination ; quand bien même l’on admettrait, par ailleurs, que la dimension relationnelle du travail s’organise de façon institutionnelle (par l’appartenance du salarié à une collectivité non personnifiée qu’est le personnel de l’entreprise, et qui lui confère certains droits) 29, ou selon le schéma de l’application d’un contrat-cadre 30, voire même en considération d’un ordre moral qui prendrait naissance depuis l’ordre économique initial 31.

Ainsi, si l’idée d’assimiler le contrat de travail au modèle du « contrat relationnel » 32 a fait son chemin en doctrine, créant de fait une distance certaine avec les autres contrats civils, ce n’est que dans la limite où tout ce qui concerne les rapports entre les individus reste paramétré par l’échange économique créateur de l’emploi : celui-ci n’est sans doute pas tout dans la relation de travail, mais il est néanmoins l’essentiel à l’aune duquel le reste se détermine.

L’emploi, dans cette perspective, ne serait que l’expression de la liberté d’entreprendre sur le Marché ; liberté que le droit du travail tente plus ou moins timidement d’encadrer par des considérations sociales impérieuses, par ailleurs discutées dans la sphère politique quant à leur substance.

22. Si l’on suit cette approche, l’acte judiciaire de requalification s’envisage nécessairement comme ayant une portée restreinte. Employeur et salarié ont en effet tous deux consenti à l’emploi, c’est-à-dire aux conditions de l’échange économique dont les principaux paramètres sont la qualification des fonctions exercées (l’objet de l’échange), la rémunération versée (le coût de l’échange), l’acceptation d’un lien de subordination (les pouvoirs découlant de l’échange) mais aussi la durée déterminée de la relation de travail (la projection dans le temps du coût). Se constitue alors le périmètre immuable de l’emploi, les quatre piliers « sacrés » que nul ne doit toucher, pas même le juge, sous peine de remettre en question la nature profonde, l’essence irréductible de la relation de travail.

Il s’évince de cette approche que l’acte de requalification ne peut que repenser les conditions de la rupture (l’absence de cause réelle et sérieuse et l’existence d’un préjudice spécifique), mais non son principe. La mutation du contrat en CDI ne s’effectuerait pas ab initio de la relation d’emploi, mais in fine dès lors que la rupture constitue un fait.

L’approche économique des relations de travail, en fin de compte, créé une illusion hélas fort tenace.

L’on sait en effet que le droit commun permet à l’employeur de rompre unilatéralement la relation de travail, à charge pour lui de respecter une procédure et de justifier la cause réelle et sérieuse de la rupture. S’il ne le fait pas, le juge en retiendra le caractère abusif et condamnera l’employeur à verser au salarié des indemnités réparant les préjudices subis, mais le principe même de la cessation des relations de travail reste acquis. D’une certaine façon, le droit commun préserve le principe constitutionnel de libre rupture des contrats à durée indéterminée qui avait été mis en évidence à l’occasion de la loi instituant le Pacte civil de solidarité, mais dont la portée est générale 33.

S’agissant des contrats à durée déterminée de travail, l’idée centrale est que les parties peuvent décider de basculer dans un droit spécial qui autorise que leur volonté économique ajoute des conditions supplémentaires à l’emploi au-delà de ce que prévoit le droit commun. Mais pour cela, encore faut-il respecter certaines conditions particulières que l’article L.1245-1, C. trav. rappelle, et que le mécanisme de requalification sanctionne. Dans ce cadre, la rupture des relations de travail intervient automatiquement à l’échéance prévue par les parties, sans qu’il soit nécessaire de respecter une quelconque procédure, ni alléguer une cause réelle et sérieuse de cessation autre que cette échéance.

L’illusion consiste à considérer que dans les deux cas de figure, la rupture répond aux mêmes logiques : la cessation des relations de travail, dans les deux cas, serait le fruit de la volonté de l’employeur ; en droit commun, une volonté consolidée par le principe de libre rupture des relations contractuelles à durée indéterminée, et en droit spécial, une volonté dictée par l’échange économique créateur de l’emploi.

23. Nous ne sommes toutefois pas convaincus par ce schéma de pensée. Le droit spécial des CDD suppose, pour être effectif, le respect des conditions posées par l’article L.1245-1 C. trav.. Ne pas les respecter revient alors à se priver du bénéfice des dispositions qui structurent ce régime et donc à basculer de nouveau dans le régime de droit commun. Or, dans cette perspective de requalification, la rupture n’est plus du tout l’expression d’une quelconque volonté.

En effet, l’échéance fixée aux CDD est un évènement objectif que les parties attendent patiemment pour acter la rupture des relations de travail. L’employeur est donc totalement passif, là où en droit commun, y compris dans l’hypothèse où il ne respecte ni la procédure, ni l’exigence d’une cause réelle et sérieuse de rupture, il est actif : en refusant de fournir au salarié son travail et sa rémunération, en usant de son pouvoir ultime de subordination et de sa liberté constitutionnelle de rompre la relation indéterminée d’emploi, il signifie là un acte unilatéral particulier, certes irrégulier et/ou abusif, mais un acte tout de même.

En tout état de cause, dans le cas du CDD requalifié, l’on ne peut soutenir que la rupture procède de la volonté active qui entoure l’échange économique initial, puisque le recours au droit spécial qui, seul, justifie cette volonté de limiter la durée de l’emploi et son coût, est substantiellement irrégulier. Nemo auditur propriam turpitudinem allegans…  

Tout au plus pourrait-on avancer qu’après être retourné dans le droit commun, l’employeur a simplement cessé de fournir travail et rémunération à la survenance de l’échéance initialement fixé par les parties, non pas en raison de cette échéance, mais par une sorte de coïncidence entre elle et une supposée volonté active de rompre unilatéralement la relation de travail. C’est en tout cas ce que semble considérer la Cour de cassation lorsqu’elle affirme, depuis 2002, que « l’employeur, qui, à l’expiration d’un contrat de travail à durée déterminée ultérieurement requalifié en contrat à durée indéterminée, ne fournit plus de travail et ne paie plus les salaires, est responsable de la rupture qui s’analyse en un licenciement et qui ouvre droit, le cas échéant, à des indemnités de rupture sans que le salarié puisse exiger, en l’absence de disposition le prévoyant et à défaut de violation d’une liberté fondamentale, sa réintégration dans l’entreprise » 34.

Seulement, interrogeons-nous ? Peut-il y avoir volonté de faire, sans avoir préalablement conscience de ce que l’on entend faire ? Car jusqu’au prononcé de la décision judiciaire de requalification, l’employeur n’a nullement conscience d’avoir basculé dans le régime de droit commun. Si bien qu’au moment de la rupture, il ne sait pas qu’il veut activement rompre la relation de travail : il reste baigné de cette passivité qui l’oblige à attendre l’application d’un droit spécial auquel, in fine, il n’a pas droit.

Signalons par ailleurs, pour en croiser les logiques, que le salarié qui s’abstient de fournir le travail qui lui est demandé, qui plus grave encore, ne donne plus aucun signe de vie à son employeur, n’est pas considéré pour autant comme démissionnaire (acte de volonté qui doit être explicite) mais comme fautif au regard d’un abandon de poste… or ceci se règle par un licenciement pour faute grave, dont l’employeur prend l’initiative 35. Cet exemple montre bien que la volonté de rompre unilatéralement les relations de travail ne se déduit pas simplement de la survenance de faits, mais bien d’un acte de volonté qui doit être clair et sans équivoque.

24. Voici donc le piège posé par l’approche économique des relations de travail : considérer que l’expression de la volonté économique particulière des parties culmine au-dessus du régime qui la consacre et contamine l’autre régime qui, de son côté, ne lui reconnaît initialement aucun effet ; positionner a priori du droit, une volonté si puissante qu’elle rend inopérable tout rapport de conscience (de ce que l’on fait juridiquement) qui lui serait opposé.

Disons le plus directement : l’obsession de l’échange économique qui créé l’emploi serait telle qu’elle conduit, dans les faits et en droit, à déresponsabiliser les parties – et plus particulièrement la partie économiquement puissante de la relation de travail – voire à les protéger contre leur propre turpitude. Cantonner les effets de la requalification post-rupture à la seule identification d’une irrégularité et/ou d’un abus préjudiciable, conduit inévitablement à donner corps, dans notre droit, à cette logique anti-juridique.

L’approche économique des relations de travail est une impasse, qui abime le les concepts fondamentaux sur lequel il repose. Pire, qui détourne le droit de sa seule véritable fonction : servir la société en préservant sa cohésion sociale.

25. Pour éclairer cette conviction profonde, qu’il nous soit permis d’évoquer, en guise de conclusion, quelques considérations d’ordre général sur la notion même de relations de travail.

L’emploi n’est pas nécessairement et uniquement l’expression d’un échange économique à l’aune duquel toute la relation de travail se comprend, se conçoit et s’articule. Suivant en cela les enseignements de Georges Scelle 36, l’on peut aussi affirmer que l’échange économique, concrétisé par l’embauche, n’est qu’un acte-condition d’une situation relationnelle qui s’émancipe de lui une fois que l’emploi est créé. C’est, d’une certaine façon, l’idée que le travail salarié a pour principale finalité non pas la création de richesses au profit d’une entreprise, mais plus fondamentalement la capacité des individus à poursuivre leur développement personnel ; que l’emploi constitue le cadre d’existence et d’expression naturel de toute une série de libertés individuelles et collectives qui émancipent l’individu de sa condition sociale, économique et culturelle. En fin de compte, que ce que l’on nomme « conditions de travail » n’est rien d’autre que la vision civilisationnelle, la philosophie sociale que nous développons sur l’Humain en particulier, et sur la vie en générale 37.

Ainsi, lorsque l’on évoque le « droit au maintien de son emploi », l’on se réfère à la prétention légitime d’un salarié de demeurer dans une situation où il est en mesure d’exercer toute une série de libertés fondamentales qui participent de son développement personnel. C’est un droit qui peut certes tomber si l’emploi disparaît normalement, par l’effet d’une volonté active qui s’exprime sur des bases juridiquement pertinentes. Mais en l’absence d’une telle volonté, il doit demeurer intact.

Le « droit au maintien de son emploi » évoque également la forte relativisation des effets de l’échange économique sur la relation de travail : les fonctions sociales de l’emploi, dont fait partie l’accès aux libertés fondamentales du travailleur, ne se considèrent pas à l’aune des forces créatrices de l’emploi. Pour le dire autrement, il n’est pas évident qu’il faille considérer que les conditions dans lesquelles le salarié envisage et vit son développement personnel au travers le travail, soient irradiées de façon permanente par les conditions économiques de l’emploi qu’il occupe. Sinon, l’on risque fort de basculer dans un degré faible mais certain de « servitude », entendue comme l’obligation de vivre et de travailler sur la propriété d’autrui, tout en lui fournissant certains services rémunérés, mais sans toutefois disposer de la possibilité de changer de condition 38.

Loin de nous la tentation d’affirmer que l’approche économique des relations de travail que nous connaissons en France constitue une situation objective de servitude : nous posons simplement là la perspective du risque que l’on encourt si cette logique se renforce, en s’appuyant notamment sur des négations particulièrement graves des libertés fondamentales du salarié. Fort heureusement, le droit est un rempart. Encore faudrait-il que l’on ne passe pas l’essentiel de notre temps à le fragiliser sous l’impulsion des illusions créées par l’approche économique de l’emploi.

26. Par ailleurs, il serait grand temps que le législateur s’interroge sur le sens profond de l’interdiction qu’il fait aux employeurs de pourvoir, par des contrats à durée déterminée, à des emplois durables liés à l’activité normale de l’entreprise. Ne s’agit-il pas précisément d’éviter qu’un salarié, concerné par ces emplois précaires, ne se voit en pratique privé de sa capacité à bénéficier pleinement des conditions de son développement personnel, c’est-à-dire notamment la possibilité d’envisager une carrière faite d’augmentations de sa rémunération, d’acquisitions de nouvelles compétences, du bénéfices de droits à des actions sociales et culturelles envisagées sur le long terme… ceci alors même que, dans les faits, l’entreprise serait en mesure de les lui fournir ?

Si l’entreprise ne le peut pas, alors le salarié qui accepte ces contrats sait effectivement à quoi s’en tenir. Quant à l’entreprise, elle ne pourra de toutes les façons pas lui proposer autre chose qu’une situation d’emploi conforme à l’interdiction. La question n’est donc pas de bannir les CDD et les missions d’intérim du paysage de notre droit social. Elle est de ne pas profiter abusivement d’une situation qui n’est pas la norme sociale ; de ne pas maintenir le salarié dans une condition où il renonce, pour de mauvaises raisons (l’obsession de l’entreprise de limiter par tous moyens, y compris la violation des interdictions légales, le coût de l’échange économique) à tout ce qui lui permettrait de vivre socialement.

Si la requalification détient une fonction sociale, elle est celle-là avant tout. Plutôt que d’évoquer la « requalification-sanction » qui met trop l’accent sur la punition infligée à l’employeur, l’on devrait plutôt évoquer la « requalification-resocialisation » qui permet de mieux entrevoir sa finalité sociale essentielle. Cela passe inévitablement par une réforme tendant à insérer, au titre des sanctions que l’employeur encourt s’il ne respecte pas le droit spécial des CDD, la nullité de la rupture des relations de travail… liberté fondamentale violée, ou pas !

 

Notes:

  1. Art. L.1245-1, C. trav.
  2. Toutefois, depuis l’entrée en vigueur de l’Ordonnance n°2017-1387 du 22 sept. 2017, la nouvelle rédaction de l’art. L.1245-1, C. trav. précise désormais que la méconnaissance de l’obligation de transmission dans le délai fixé par l’article L. 1242-13 ne saurait, à elle seule, entraîner la requalification en contrat à durée indéterminée. Elle ouvre droit, pour le salarié, à une indemnité, à la charge de l’employeur, qui ne peut être supérieure à un mois de salaire ; pour la période antérieure à l’Ordonnance, v. Cass. Soc., 17 juin 2005, n°03-45.596.
  3. La jurisprudence est abondante sur ce point : v.. ntm. Cass. Soc., 19 nov. 1987 : Dr. Soc., 1989, p.361, note Poulain ; Cass. Soc., 6 mai 1997, n°94-41.940 : Dr. Soc., 1997, p.922, note Roy-Loustaunau.
  4. Cass. Soc., 30 oct. 2002, n°00-45.572 : Dr. Soc., 2003, p.465, note Roy-Loustaunau.
  5. Cass. Soc., 16 juill. 1987 : Dr. Soc., 1989, p.361, note Poulain ; Cass. Soc., 13 fév. 1991, n°87-44.303 ; Cass. Soc., 19 mai 20140, n°08-42303 ; à noter que lorsque l’inobservation des règles protégées est évidente (en l’espèce, un contrat non écrit), le salarié peut néanmoins rapporter la preuve que le contrat conclu était bien à durée déterminée : Cass. Soc., 10 juill. 2002 ; à noter également que le salarié peut parfaitement demander le bénéfice de la requalification même s’il a antérieurement refusé, de façon systématique et explicite, de conclure un CDI : Cass. Soc., 21 mars 2012 ; à noter enfin que depuis 2002, l’AGS est irrecevable à demander la requalification : Cass. Soc., 4 déc. 2002, n°00-43.750.
  6. Cass. Soc., 22 sept. 2010, n°09-42.650.
  7. Cass. Soc., 19 janv. 1999, n°96-44.954.
  8. Cass. Soc., 30 mai 2007, n°06-41.403.
  9. Cass Soc., 18 déc. 2013, n°12-27.383 : « Exécution de la décision de requalification et rupture du contrat de travail », JCP S., n°21, 1211, comm. F. Bousez ; J. Mouly, « Une avancée spectaculaire du droit du salarié d’agir en justice contre l’employeur : la nullité de principe des mesures de rétorsion », Dr. Soc., 2013, p. 415.
  10. CEDH, 19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce, n°18357/91 : D, 1998, p.74, note N. Fricero ; « Droit à un procès équitable et exécution des décisions de justice », JCP G., 1997, n°47, 22949, note O. Dugrip et F. Sudre ; v. également Hugon (C.), « L’exécution des décisions de justice », in « Libertés et droits fondamentaux » (ss. dir. de R. Cabrillac, M.-A. Frison-Roche & T. Revet), 2012, 18e ed., p.721.
  11. CEDH., 22 juill. 1999, Immobiliare Saffi c/ Royaume-Uni, n°22774/93.
  12. CEDH, 6 juin 2002, Katsaros c/ Grèce, n°51473/99.
  13. CEDH, 18 avr. 2002, Ouzounis c/ Grèce, n°49144/99, point 21.
  14. Bugada (A.), « Office du juge et nullité du licenciement attentatoire à l’action en justice du salarié. Commentaire sous Cass. Soc., 16 mars 2016, n°14-23.589 », JCP. S., 2016, n°20, n°1173.
  15. CEDH, 18 avr. 2002, Ouzounis c/ Grèce, op.cit., point 21.
  16. V. ntm C. Bouty, « Introduction » in « L’irrévocabilité de la chose jugée en droit privé », 2008, PUAM, pp.13-50 ; M.-A. Frison-Roche, « Autorité de la chose jugée et voies de recours dans les procédures collectives », LPA 1998, n° 129, pp. 16-22 ; P. Hebraud, « L’exécution des jugements civils », RID comp. 1957, pp. 170-202, spéc. p. 178.
  17. Selon les conditions établies par la loi, s’entend.
  18. V. sur cette question N. Gerbay, « Appel. Procédure devant le premier président », in JurisClasseur « Procédure civile », fasc. 1000-30.
  19. Cass. soc., 2 mars 2016, n° 14-15.603 ; Cass. soc., 30 sept. 2014, n° 13-14.766, n° 13-15.490 et n° 13-15.491 ; Cass. soc., 30 sept. 2014, n° 13-15.492.
  20. Cass. Soc., 16 mars 2016, n°14-23589 : A. Bugada, « Office du juge et nullité du licenciement attentatoire à l’action en justice du salarié », op.cit.
  21. Bugada (A.), « Office du juge et nullité du licenciement attentatoire à l’action en justice du salarié », op. cit.
  22. Mazeaud (A.), « Droit du travail », 2014, LGDJ, coll. « Domat : droit privé, 9e éd., p.371.
  23. Cass. Soc., 8 mars 2017, n° 15-18.560 : Y. Pagnerre, « Poursuite judiciaire d’un CDD au-delà de son terme », JCP S., 2017, n°18, n°1155.
  24. Tournaux (S.), « Les transformations de l’action en requalification du CDD : du curatif au préventif », RDT, 2017, p.415 ; v. également Cass. Ass. Plén., 24 fév. 2006, n°05-12.679.
  25. V. par exemple Cass. Soc., 1er juin 1999, à propos d’une requalification intervenue contre une banque qui avait, par ailleurs, explicitement interdit la possibilité de recruter en CDI des membres de la famille de son personnel.
  26. Rivero (J.) & Savatier (J.), « Droit du travail », 1993, PUF, coll. « Thémis », 13e éd. ; v. aussi F. Gaudu, “L’organisation du marché du travail”, Dr. Soc., 1992, p.941.
  27. Lyon-Caen (G.), “Le droit au travail”, in « Les sans-emploi et la loi, hier et aujourd’hui », 1988, Centre Droit et changement social, Université de Nantes/CNRS, pp. 203-212. ; Couturier (G.), « Droit du travail », Tome 1, 1996, PUF, Coll. Droit fondamental, 3ème éd.
  28. Jeammaud (A.) & Le Friant (M.), « L’incertain droit à l’emploi », Travail, genre et sociétés, 1999, vol.2, pp.29-45.
  29. Jeammaud (A.), Le Friant (M.) & Lyon-Caen (A.), « L’ordonnancement des relations de travail », D., 1998, chron., p.359.
  30. adé (C.), « La figure du contrat dans la relation de travail », Dr. soc., 2001, p.801.
  31. Darmaisin (S.), Le contrat moral, 2000, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », p.123 ; Mazeaud (D.), « Le nouvel ordre contractuel », rev. des contrats, 2003, p.295.
  32. Puisant son origine des travaux d’Ian Macneil, le contrat relationnel est celui qui reconnait une dimension psychologique ou sociale à un échange entre les parties qui n’est pas ponctuel et isolé (contrairement aux transactions discrètes). Sur l’incidence du contrat relationnel sur l’analyse des contrats de travail, v. l’excellente thèse de A. Barège, « L’éthique et le rapport de travail », 2008, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit social », tome 47.
  33. Cons. Constit., 9 nov. 1999, n°99-419 DC : « Considérant que, si le contrat est la loi commune des parties, la liberté qui découle de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 justifie qu’un contrat de droit privé à durée indéterminée puisse être rompu unilatéralement par l’un ou l’autre des contractants, l’information du cocontractant, ainsi que la réparation du préjudice éventuel résultant des conditions de la rupture, devant toutefois être garanties » (cons. n°66).
  34. Cass. Soc., 30 oct.2002, n°00-45.608.
  35. V. ntm Cass. Soc., 23 oct. 1991 aux termes duquel il est affirmé que l’absence injustifiée et prolongée du salarié ne peut pas être assimilable à une volonté claire et non équivoque de démissionner.
  36. Scelle (G.), Le droit ouvrier, 1929, Ed. A. Colin, 2e éd. ; v. aussi P. Durand, Traité de droit du travail, tome II, 1950, Dalloz.
  37. Supiot (A.), Critique du droit du travail, 1994, PUF, coll. « Quadrige », 3e éd. (2015).
  38. Comm. EDH, DR 17/59 ; v. aussi rapp. Com. EDGH, 9 juill. 1980, Van Droogenbroeck, Série B, vol.44, p.30, § 78.

Les référés administratifs d’urgence à l’épreuve des décisions pénitentiaires

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Cette étude a pour objet d’interroger l’effectivité des procédures d’urgence à l’encontre des décisions pénitentiaires et d’évaluer leur capacité à faire cesser les atteintes aux droits et libertés des détenus. L’analyse de la jurisprudence révèle une neutralisation, du fait de la détention, des conditions d’octroi des référés, si bien que l’effectivité des procédures d’urgence paraît bien insuffisante à l’encontre des décisions pénitentiaires.

Anne Jennequin est Maître de conférences en droit public à l’Université d’Artois et Membre du Centre Droit Ethique et Procédures

 

Lorsqu’on évoque les procédures administratives d’urgence en matière pénitentiaire, s’impose immédiatement à l’esprit leur utilisation en matière de conditions de détention, celle-ci occultant largement leur emploi à l’encontre des décisions prises par l’administration pénitentiaire à l’égard des personnes détenues.

Il est vrai que la prise en considération par le juge administratif du droit à des conditions de détention dignes a été un formidable accélérateur de la protection juridictionnelle des droits et libertés de la personne détenue, d’abord dans le cadre du contentieux de la responsabilité en ouvrant droit à une réparation des préjudices en résultant[1], ensuite et surtout dans le cadre du contentieux de l’urgence en permettant le prononcé des mesures de sauvegarde nécessaires. La célèbre ordonnance Section française de l’Observatoire international des prisons rendue par le Conseil d’Etat le 22 décembre 2012[2] a ouvert des potentialités en matière pénitentiaire[3] qui n’ont cessé d’être exploitées depuis[4].

Pourtant, les référés administratifs d’urgence pour le rétablissement de conditions de détention dignes ne constituent qu’une infime partie des procédures d’urgence en matière pénitentiaire et ne sont nullement représentatifs de l’ensemble.

Les procédures d’urgence introduites à l’encontre des décisions prises par l’administration pénitentiaire à l’égard de personnes détenues, à savoir le référé-suspension et le référé-liberté[5], présentent un tout autre visage. Elles sont d’abord quantitativement plus nombreuses. La présente étude repose sur l’analyse de 31 ordonnances du juge des référés du Conseil d’Etat et d’un éventail, sinon exhaustif[6] du moins représentatif, de 432 ordonnances des juges des référés des tribunaux administratifs entre 2004 et 2017, 182 prises dans le cadre de référés-suspension et 250 dans le cadre de référés-liberté[7]. La consistance du matériau jurisprudentiel disponible doit d’ailleurs être soulignée : le faible nombre de décisions du Conseil d’Etat, rapporté au nombre conséquent d’ordonnances des juges des référés des tribunaux administratifs, révèle la fragilité et le manque de solennité des solutions jurisprudentielles, lesquelles mériteraient parfois une intervention unificatrice et clarificatrice de la juridiction suprême[8]. Elles sont ensuite qualitativement plus variées et embrassent tous les aspects de la détention. Si les demandes de suspension ou d’injonction introduites par les personnes détenues portent essentiellement sur les décisions de placement initial ou de prolongation de l’isolement, les régimes de fouilles, les refus de permis de visite, les mises en cellule disciplinaire et les changements d’affectation, elles peuvent également porter sur les décisions d’inscription ou de maintien sur le registre des détenus particulièrement signalés, les extractions médicales[9], la mise en place de repas hallal[10] ou végétarien[11], la restitution de matériel informatique saisi[12], la prise en compte de la problématique transsexuelle du requérant[13], la demande de transfert en unité hospitalière sécurisée interrégionale[14], l’affectation en cellule individuelle[15], la rémunération du travail au service général de l’établissement pénitentiaire selon les taux horaires minimaux garantis par le code de procédure pénale[16]. Enfin, les référés administratifs d’urgence apparaissent souvent comme les seules voies de recours effectives pour faire cesser les atteintes aux droits et libertés des personnes détenues. Le temps du recours pour excès de pouvoir n’est en effet pas adapté à la temporalité spécifique de la détention. Pour des décisions à la durée d’exécution limitée (durée maximale de 30 jours pour la mise en cellule disciplinaire, de 3 mois renouvelables pour le placement ou la prolongation de l’isolement), le recours pour excès de pouvoir non assorti d’une demande de suspension ne permet pas, compte tenu du délai de jugement qu’il implique et de l’éventuel recours administratif obligatoire qu’il a fallu introduire au préalable, l’intervention d’une décision en temps utile, avant que la décision n’ait été entièrement exécutée par l’administration pénitentiaire. Pour les autres décisions qui auront un impact plus long sur la détention (changement d’affectation, refus de permis de visite, maintien sur le répertoire des détenus particulièrement signalés, régime de fouilles), l’attente du jugement au fond pourra paraître insoutenable, tant les effets des décisions sont vécus douloureusement par les personnes détenues. Les procédures d’urgence permettent ainsi de remédier à cette ineffectivité et de garantir « le droit d’exercer un recours effectif susceptible de permettre l’intervention du juge en temps utile »[17].

Contrairement aux référés d’urgence introduits pour remédier aux conditions de détention indignes, les référés-suspension et les référés-liberté intentés par les personnes détenues à l’encontre de décisions pénitentiaires connaissent un échec cuisant et très rares sont les injonctions prononcées par le juge des référés. Ainsi, sur les 155 requêtes en référé-suspension introduites par les personnes détenues entre 2009 et 2017, seules 6 ont donné lieu à une suspension de la mesure, soit moins de 4 % des requêtes. De même, sur les 250 requêtes engagées sur le fondement de l’article L. 521-2 de 2004 à 2017, 13 seulement ont permis le prononcé de mesures de sauvegarde, dont 9 en matière de fouilles intégrales, soit 5% des requêtes. Plus concrètement, sur tous les référés administratifs d’urgence introduits depuis 2004, une seule mesure de mise en cellule disciplinaire a bénéficié d’une suspension[18], aucune décision relative à l’isolement n’a encore fait l’objet d’une mesure de référé.

L’analyse de cette jurisprudence bat ainsi en brèche la répartition des rôles entre référé-liberté et référé-suspension imaginée par la loi du 30 juin 2000. Dans l’esprit du législateur, le référé-suspension se présente comme la procédure d’urgence de droit commun laquelle, introduite en parallèle d’un recours au fond, permet la suspension d’un acte administratif, tandis que le référé-liberté est au contraire une « procédure conçue pour des situations exceptionnelles » [19]. Cet échelonnement se traduit dans leurs conditions d’octroi respectives : la condition d’urgence se décline en une urgence simple en matière de référé-suspension et en une urgence extrême en matière de référé-liberté[20] ; la condition de légalité exige dans le premier cas un doute sérieux sur sa légalité, dans le second une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale[21]. Cette distribution des rôles invite le justiciable à privilégier la voie du référé-suspension et à ne recourir à celle du référé-liberté qu’avec prudence et dans des circonstances exceptionnelles. Lorsqu’il est incarcéré, le justiciable perd pourtant purement et simplement le choix fondamental qui est offert par le législateur. Le caractère exceptionnel du référé-liberté est largement confirmé tant il est difficile d’établir une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, sans que le référé-suspension n’apparaisse comme une solution de repli réelle, dès lors que la condition d’urgence est particulièrement dure à caractériser en matière pénitentiaire.

Apparaît dès lors un paradoxe : les décisions pénitentiaires qui devraient fournir un terreau fertile aux procédures d’urgence, compte tenu de la mise en cause des droits et libertés des personnes détenues et compte tenu de l’ineffectivité du recours pour excès de pouvoir, semblent être au contraire une terre hostile à l’intervention de mesures de référés. Ce paradoxe mérite d’être interrogé, non seulement pour identifier les causes de cet échec mais également pour en mesurer les conséquences en termes de protection des droits et libertés des personnes détenues. Il s’agit donc ici d’apprécier l’effectivité des procédures d’urgence à l’encontre des décisions pénitentiaires et d’évaluer leur capacité à faire cesser les atteintes aux droits et libertés des détenus causées par les décisions de l’administration pénitentiaire.

L’analyse de la jurisprudence des tribunaux administratifs et du Conseil d’Etat révèle qu’en dépit d’un office du juge des référés de nature à protéger les droits et libertés des personnes détenues (I), les conditions d’octroi des référé-liberté et référé-suspension sont neutralisées du fait de la détention (II), si bien que l’effectivité des procédures d’urgence mérite d’être améliorée à l’encontre des décisions pénitentiaires (III).

 

I. L’office du juge des référés de nature à protéger les droits et libertés des personnes détenues

 

Selon que les conditions d’octroi posées par les articles L.521-1 ou L. 521-2 du code de justice administrative sont ou non réunies, le juge des référés se présente tantôt comme un gardien vigilant des droits des personnes détenues (A), tantôt comme un défenseur actif (B).

 

A.   Le juge administratif des référés, gardien vigilant des droits des personnes détenues

C’est exclusivement lorsqu’il intervient au titre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative que le juge des référés est en mesure d’assurer cette fonction de gardien vigilant. Parce que le référé-liberté est une procédure d’urgence au fond susceptible d’être utilisée indépendamment de tout recours au fond, il fournit autant d’occasions au juge des référés de promouvoir les libertés fondamentales des personnes détenues (1) et d’aligner le droit pénitentiaire sur les exigences européennes (2), et ce alors même que les conditions d’octroi ne sont pas réunies.

 

1. Le juge administratif des référés, promoteur des libertés fondamentales des personnes détenues

A la faveur des référés-liberté dont il a été saisi, le juge des référés a dessiné, en matière pénitentiaire, les contours de la notion de libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.

Il a d’une part admis que les personnes détenues ne sont pas, du seul fait de leur incarcération, privées du droit d’exercer des libertés fondamentales[22] et qu’elles peuvent donc se prévaloir, pour l’essentiel, des mêmes libertés fondamentales que les autres justiciables. Il en est ainsi du droit au respect de la vie[23], du droit de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants[24], du droit au respect de sa vie privée et familiale[25] qui implique notamment la liberté de se marier[26] ou encore du droit de chacun au respect de sa liberté personnelle « qui implique qu’il ne puisse subir de contraintes excédant celles qu’imposent la sauvegarde de l’ordre public ou le respect des droits d’autrui »[27]. Si le droit à la santé n’est pas une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2, pour les personnes détenues comme pour les autres justiciables, constituent au contraire une telle liberté le droit de donner son consentement libre et éclairé aux soins médicaux qui lui sont prodigués[28] ainsi que le droit d’obtenir des soins appropriés à son état de santé[29]. Figurent également au nombre des libertés fondamentales des personnes détenues le droit de propriété et son corollaire le droit de disposer librement de ses biens[30] qui implique notamment que la personne détenue puisse librement disposer de son pécule de libération pour préparer sa réinsertion[31]. Il en est de même du libre exercice du suffrage[32]. Les personnes détenues disposent également de la liberté de culte[33], à l’instar des autres justiciables, mais celle-ci n’implique pas pour l’administration pénitentiaire de fournir aux personnes détenues, en toutes circonstances, une alimentation conforme à leurs convictions et ne crée qu’une obligation de moyen à la charge des autorités pénitentiaires[34]. En revanche, les personnes détenues sont privées, du fait de la détention, de la possibilité de se prévaloir de certaines libertés fondamentales dont disposent les personnes libres : le juge des référés du Conseil d’Etat l’a jugé expressément à propos de la liberté de réunion[35] mais il en est de même certainement, en dépit de toute prise de position de la part du juge des référés jusqu’à présent, de la liberté syndicale ou du droit de grève, dès lors qu’aucune disposition législative ou réglementaire ne prévoit les modalités de leur exercice en détention.

L’exercice des libertés fondamentales par la personne détenue est toutefois subordonné aux contraintes inhérentes à la détention si bien que la protection ainsi accordée est moindre que celle offerte à la personne libre. La formulation, à la fois négative et restrictive, retenue par le Conseil d’Etat dans l’ordonnance Section française de l’Observatoire international des prisons du 27 mai 2005 ne laisse planer aucun doute : « Si les personnes détenues dans des établissements pénitentiaires ne sont pas de ce seul fait privées du droit d’exercer des libertés fondamentales susceptibles de bénéficier de la procédure de protection particulière instituée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative, l’exercice de ces libertés est subordonné aux contraintes inhérentes à leur détention »[36]. Il y a ainsi en matière pénitentiaire une forme d’affadissement des libertés fondamentales au sens de l’article L.521-2. Les personnes détenues ne peuvent pas prétendre à la même protection au titre des libertés fondamentales, car leur exercice des libertés est contraint par la détention. Alors que « le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle implique en particulier qu’il ne puisse subir de contraintes excédant celles qu’imposent la sauvegarde de l’ordre public ou le respect des droits d’autrui », « s’agissant des personnes détenues dans les établissements pénitentiaires, leur situation est nécessairement tributaire des sujétions inhérentes à leur détention »[37]. De même, les personnes détenues ne bénéficient de la liberté fondamentale que constitue le droit au respect de la vie privée et familiale que « compte tenu des contraintes inhérentes à la détention »[38]. Par conséquent, l’atteinte grave et manifestement illégale ne sera constituée que lorsque ce droit sera affecté de manière caractérisée « dans des conditions qui excèdent les restrictions inhérentes à la détention ». Si la protection accordée est moindre, il n’en demeure pas moins que la reconnaissance de ces libertés au profit des personnes détenues est remarquable et contribue à faire de la personne détenue un justiciable comme les autres.

Le juge des référés a d’autre part reconnu au profit des personnes détenues le bénéfice de libertés fondamentales spécifiques, conscient qu’elles peuvent, de par leur vulnérabilité et leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, être empêchées de faire valoir leurs droits. Il en est ainsi d’abord de « la possibilité d’assurer de manière effective sa défense devant le juge ». Initialement consacrée pour les étrangers[39] et étendue par la suite aux personnes détenues[40], cette liberté fondamentale est plus précise que son corollaire le « droit pour tout individu d’assurer sa défense »[41] et implique que le détenu puisse obtenir communication de son dossier individuel pénitentiaire, au vu duquel le juge d’application des peines va statuer, dans un délai lui permettant de préparer utilement sa défense. Constitue ensuite une liberté fondamentale réservée cette fois aux seules personnes détenues le « droit de tout détenu de voir sa situation traitée dans le respect des règles de compétence et de procédure fixées par le code de procédure pénale »[42], lequel interdit notamment à un chef d’établissement pénitentiaire de faire obstacle à l’instruction d’une demande de changement d’affectation par l’autorité compétente pour en connaître. Enfin, corollaire du droit au respect de la vie privée, le droit à la confidentialité des conversations des personnes détenues avec leur avocat est une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2[43]. Cette volonté de spécialisation des libertés fondamentales des personnes détenues est toutefois limitée. Le juge des référés a en effet refusé de qualifier de libertés fondamentales au sens du référé-liberté les droits-créances invoqués par les requérants. Ne sont donc pas au nombre des libertés fondamentales « l’objectif de politique criminelle suivant lequel l’exécution des peines privatives de liberté a pour objet non seulement de punir le condamné mais également de favoriser son amendement et de préparer son éventuelle réinsertion »[44], le droit à la formation professionnelle[45], la possibilité d’exercer une activité rémunérée[46] ou encore la possibilité de travailler pour son propre compte durant son incarcération[47].

Au-delà de la promotion des libertés fondamentales dont disposent les personnes détenues au sens de l’article L. 521-2, le juge administratif des référés procède également à l’alignement du droit pénitentiaire sur les exigences européennes.

 

2. Le juge administratif des référés, artisan de l’alignement du droit pénitentiaire sur les exigences européennes

Le juge se fait l’artisan de l’alignement du droit pénitentiaire sur les exigences européennes, à la fois au stade de l’identification des libertés fondamentales des personnes détenues et au stade de la définition du cadre du litige.

S’agissant d’une part de l’identification des libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés utilise la Convention européenne des droits de l’homme comme source quasi-exclusive. Soit il rattache expressément la liberté fondamentale considérée à un article précisément identifié de la Convention européenne : c’est le cas du droit au respect de la vie, du droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants et du droit au respect de la vie privée et familiale des personnes détenues respectivement fondés sur les articles 2, 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Soit il ne fait pas référence à un article particulier mais inscrit aux visas de l’ordonnance la convention européenne des droits de l’homme ainsi que la Constitution de 1958[48].

S’agissant d’autre part du cadre juridique du litige, le juge du référé-liberté procède, au gré de ses ordonnances, à la réception du « droit commun européen de la détention »[49] et s’approprie les solutions dégagées par la Cour de Strasbourg[50]. Tout en rejetant la requête pour défaut d’urgence, l’ordonnance El Shennawy de 2008[51] pose ainsi de manière inédite les conditions de légalité des fouilles corporelles intégrales, réceptionnant par là-même la jurisprudence de la Cour européenne en la matière[52]. L’ordonnance Section française de l’Observatoire international des prisons du 22 décembre 2012 transpose pour sa part en droit interne l’interprétation extensive donnée à l’article 3 de la CEDH par l’arrêt Kudla[53] et consacre le droit à des conditions de détention dignes. On y retrouve tous les éléments du raisonnement tenu par la Cour européenne, à savoir la prise en compte de vulnérabilité de la personne détenue et sa situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, mais aussi le recours à la technique des obligations positives à la charge des autorités compétentes ou encore la prise en considération des moyens dont dispose l’administration[54]. Enfin, tout en déniant en l’espèce une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, l’ordonnance Moussaoui[55] consacre, dans un considérant de principe, les obligations qui s’imposent à l’administration en cas de placement ou de maintien à l’isolement d’une personne détenue et transpose en droit interne les exigences posées par la Cour européenne des droits de l’homme[56].

L’affirmation et la réaffirmation constante des droits et libertés des personnes détenues et des obligations qui s’imposent à l’administration pénitentiaire n’ont pas seulement une portée symbolique : elles encadrent l’administration pénitentiaire et limitent les risques d’arbitraire en détention ; elles peuvent également ouvrir la voie à d’autres recours.

Lorsque les conditions d’octroi sont remplies, le juge administratif des référés n’est plus seulement un gardien en retrait, il est en mesure de sauvegarder effectivement les droits et libertés des personnes détenues.

 

B.   Le juge administratif des référés, défenseur actif des droits des personnes détenues

Le juge administratif des référés est en capacité d’améliorer sensiblement la situation de la personne détenue, à la fois par l’efficacité des mesures de référé qu’il peut ordonner (1) et par le caractère dissuasif de l’instance sur l’administration pénitentiaire (2).

 

1. Des mesures de référé efficaces pour protéger les droits des personnes détenues

Les pouvoirs de suspension et d’injonction que le code de justice administrative confie au juge des référés garantissent une sauvegarde efficace des libertés fondamentales des personnes détenues.

Exercé indifféremment dans le cadre du référé-suspension et dans le cadre du référé-liberté, le pouvoir de suspension permet de faire cesser des atteintes à la situation des détenus résultant de décisions de l’administration pénitentiaire : le juge des référés a pu suspendre l’exécution de décisions mettant en place des fouilles corporelles intégrales systématiques[57], l’exécution de la sanction de mise en cellule disciplinaire dans l’attente de la réalisation dans la cellule des aménagements spécialement adaptés aux lourds handicaps du requérant[58], l’exécution de la décision de prolongation du maintien à l’isolement[59], l’exécution de décisions suspendant un permis de visite à la compagne d’un détenu en fin de vie[60] ou à un fils visitant régulièrement son père qui n’est pas libérable avant 8 ans[61], l’exécution de décisions de changement d’affectation privant le détenu des facilités – d’ordre médical[62] ou d’ordre familial[63] – dont il bénéficiait dans l’établissement d’affectation initiale.

Plus intrusif que le pouvoir de suspension, le pouvoir d’injonction reconnu au juge des référés par l’article L. 521-2 du code de justice administrative est de nature à contribuer au redressement ou à la restauration de la situation de la personne détenue. C’est d’ailleurs en matière pénitentiaire que le Conseil d’Etat a saisi l’occasion de préciser, dans un obiter dictum, l’étendue du pouvoir d’injonction du juge des référés[64]. Ainsi, si les mesures de référé « doivent en principe présenter un caractère provisoire », elles peuvent néanmoins présenter un caractère définitif « lorsqu’aucune mesure de cette nature n’est susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte »[65]. Le juge des référés peut ordonner à l’autorité compétente de prendre, à titre provisoire, une mesure d’organisation des services placés sous son autorité, lorsqu’une telle mesure est nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale. Il peut également décider de réexaminer la situation dans une décision ultérieure et le cas échéant ordonner les mesures complémentaires qui s’imposent. Toutefois, une limite circonscrit le pouvoir d’injonction : les mesures de référé ordonnées doivent être de celles qui peuvent être prises utilement à très bref délai. Les injonctions prononcées témoignent d’une réelle capacité du juge des référés à sauvegarder les libertés fondamentales de la personne détenue dans tous les aspects de la détention : injonction de modifier les conditions d’application du régime de fouilles intégrales systématiques à l’issue des parloirs afin d’en permettre la modulation en fonction de la personnalité des détenus[66], injonction de transmettre la demande de changement d’affectation à la direction interrégionale des services pénitentiaires afin que celle-ci saisisse pour avis l’autorité judiciaire et transmette le dossier au ministre de la justice pour qu’il se prononce[67], injonction au directeur de l’établissement pénitentiaire de délivrer au détenu copie des mentions figurant sur le registre retraçant l’arrivée et le départ des courriers le concernant[68], injonction au préfet de ne pas faire obstacle à l’exercice du droit de visite de la compagne et de la fille d’un détenu hospitalisé et au pronostic vital engagé sur des plages horaires et des jours qu’il définit[69], injonction à un directeur d’établissement pénitentiaire d’autoriser un détenu à prélever sur son pécule de libération les sommes nécessaires à la préparation de sa réinsertion[70], ou encore injonction de réintégrer le détenu en détention ordinaire et de lui assurer une prise en charge médicale et une surveillance adaptées[71].

Même en l’absence d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, le juge du référé-liberté a parfois adressé des injonctions implicites[72] à l’administration pénitentiaire, en « rejetant une requête sous réserve d’injonction »[73]. Le Conseil d’Etat en a fait usage par deux fois. Si l’application d’un régime de fouilles intégrales systématiques au requérant ne constitue pas une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales, c’est à la condition que « le chef d’établissement en réexamine le bien-fondé, à bref délai et, le cas échéant, à intervalle régulier, afin d’apprécier si le comportement et la personnalité du requérant justifient ou non la poursuite de ce régime exorbitant » [74]. De même, la décision maintenant le requérant à l’isolement ne caractérise pas une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées, « alors même que le comportement du requérant n’est pas stabilisé et continue d’appeler une surveillance médicale renforcée de nature, le cas échéant, à alerter, en temps utile, le chef d’établissement sur la nécessité de mettre un terme à l’isolement litigieux »[75].

Au-delà des injonctions prononcées à l’encontre de l’administration pénitentiaire, l’introduction de référés-liberté a par elle-même une capacité d’influence sur l’administration pénitentiaire.

 

2. Une instance de référé dissuasive pour l’administration pénitentiaire

L’engagement d’une procédure de référé-liberté, par la crainte qu’elle inspire d’une condamnation pour atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales[76], conduit régulièrement l’administration pénitentiaire à donner satisfaction au requérant, avant même que le juge des référés ne se prononce : rétablissement du droit de visite à la compagne et au jeune enfant d’un détenu[77], adoption d’un nouveau régime de fouilles intégrales ne présentant plus un caractère systématique[78], retrait d’une sanction de mise en cellule disciplinaire reconnue comme élevée[79] ou encore placement du détenu dans une cellule non-fumeur[80].

Si les mesures de référé sont de nature à améliorer la situation des requérants, elles n’interviennent cependant que trop rarement, en raison d’une neutralisation, du fait de la détention, des conditions d’octroi.

 

II. La neutralisation des conditions d’octroi des référés administratifs d’urgence du fait de la détention

 

Le requérant, de par sa situation de personne détenue, a les plus grandes difficultés à établir en matière de référé-suspension la condition d’urgence et en matière de référé-liberté les deux conditions d’urgence et d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. La situation de personne détenue est en effet d’une part appréciée à l’aune des contraintes inhérentes à la détention, lesquelles vont légitimer les mesures pénitentiaires prises (A) ; elle fait d’autre part l’objet d’une approche abstraite et désincarnée, laquelle vient minorer les effets et la portée des mesures pénitentiaires sur les personnes détenues (B).

 

A.   L’appréciation de la situation de la personne détenue à l’aune des contraintes inhérentes à la détention

La situation des personnes détenues apparaît largement tributaire des « contraintes inhérentes à la détention »[81], lesquelles vont peser lourdement sur l’appréciation du juge des référés. Ces contraintes inhérentes à la détention légitiment aux yeux du juge des référés les décisions prises et vont bien souvent conduire le juge des référés à écarter l’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales du détenu dans le cadre de référés-liberté[82], ou à écarter la condition d’urgence dans le cadre de référés-suspension. Ces contraintes sont de deux ordres : il s’agit d’une part des impératifs de sécurité et de bon ordre (1), d’autre part des contraintes d’organisation du service public pénitentiaire (2).

 

1. Les conditions d’octroi des référés neutralisées par les impératifs d’ordre public et de sécurité

Les impératifs d’ordre public et de sécurité inspirent l’immense majorité des décisions pénitentiaires, qu’il s’agisse de mesures de prévention des risques d’évasion ou de mutinerie, de mesures de protection du détenu lui-même ou des autres personnes (codétenus, personnel pénitentiaire, visiteurs, etc.) contre des actes de violence ou encore de mesures de sanctions disciplinaires. La prise en compte de ces impératifs par le juge va neutraliser les conditions d’octroi des référés, soit de manière individualisée, soit de manière plus globale.

Le profil pénal et pénitentiaire du requérant est bien souvent retenu par le juge pour rejeter la demande de référé.

En matière de référé-suspension, il faut rappeler que l’appréciation de l’urgence par le juge des référés doit être objective, concrète et globale, et confronter l’ensemble des intérêts en présence. Ainsi, « l’urgence doit également s’apprécier au regard des intérêts publics en présence qui tiennent [notamment] à la nécessité de garantir la sécurité des personnels de l’établissement, des codétenus et de l’intéressé »[83]. Or, par son profil pénal et par ses antécédents en détention, le détenu est souvent jugé « susceptible de compromettre la sécurité de l’établissement pénitentiaire et ainsi de porter atteinte à un intérêt public »[84]. Les considérations d’ordre public et de sécurité fondent alors l’urgence à exécuter la mesure de placement à l’isolement[85], la décision de maintien sur le registre des détenus particulièrement surveillés[86], le régime de fouilles intégrales systématiques[87] ou le refus de permis de visite[88] et annihilent par là-même l’urgence à suspendre qui pourrait résulter de l’état de santé dégradé du détenu ou de l’atteinte à sa vie privée et familiale.

S’agissant du référé-liberté, ces mêmes considérations vont permettre de dénier à l’atteinte à une liberté fondamentale les caractères de gravité et d’illégalité manifeste. Le profil pénal et pénitentiaire joue souvent au détriment du détenu, fonctionnant comme une sorte d’exception d’illégitimité : son passé pénal et son comportement en détention le privant de toute possibilité d’invoquer utilement une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale à l’encontre d’une décision prise précisément pour garantir l’ordre et la sécurité dans l’établissement. A titre d’exemple, saisi de demandes de suspension de régimes de fouilles intégrales, le juge des référés vérifie que le régime de fouilles intégrales est justifié « notamment, par l’existence de suspicions fondées sur le comportement du détenu, ses agissements antérieurs ou les circonstances de ses contacts avec les tiers »[89]. Bien souvent « le profil pénal et pénitentiaire de l’intéressé […] est de nature à justifier l’application d’un tel régime sans que soient méconnus les objectifs d’individualisation et de proportionnalité […]»[90]. En effet « la nature des faits qui ont entraîné la condamnation »[91], des antécédents d’évasion même s’ils remontent respectivement à 22 ans et 11 ans[92], des antécédents de violence ou encore le statut de détenu particulièrement signalé sont tout autant d’éléments de nature à justifier l’application d’un régime de fouilles et donc à écarter le moyen tiré de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. C’est seulement si le détenu a un comportement paisible et correct vis-à-vis du personnel pénitentiaire comme à l’égard des autres détenus et s’il ne présente aucune dangerosité que l’application d’un régime de fouilles répétées constituera une atteinte grave et manifestement illégale au droit de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants[93]. Dans le cadre d’un référé-liberté introduit par Salah Abdeslam et tendant à la suspension du dispositif de vidéo-protection continue dont il faisait l’objet depuis son incarcération, le juge des référés a pris en compte le profil très particulier du requérant pour statuer sur l’atteinte grave et manifestement illégale que porterait à ses libertés fondamentales un tel dispositif. La formation collégiale du Conseil d’Etat développe en effet largement les considérations impérieuses à l’œuvre en l’espèce : « tant le caractère exceptionnel des faits pour lesquels [il] est poursuivi, qui ont porté à l’ordre public un trouble d’une particulière gravité, que le contexte actuel de poursuite de ces actes de violence terroriste, font, à la date de la présente décision, obligation à l’administration pénitentiaire de prévenir, avec un niveau de garantie aussi élevé que possible, toute tentative d’évasion ou de suicide de l’intéressé ; qu’eu égard à la forte présomption selon laquelle ce dernier peut bénéficier du soutien d’une organisation terroriste internationale disposant de moyens importants, et alors même qu’il n’aurait pas manifesté à ce jour de tendance suicidaire, sa surveillance très étroite, allant au-delà de son seul placement à l’isolement, revêt ainsi, à la date de la présente décision, un caractère nécessaire »[94].

Parfois, c’est non pas le profil pénal et pénitentiaire du détenu mais le risque de trouble général à l’ordre public qui est utilisé par le juge des référés pour apprécier le degré de gravité et d’illégalité de l’atteinte à la liberté fondamentale en cause. Tel est le cas dans le cadre de référés dirigés contre des régimes de fouilles intégrales systématiques. Si les mesures de fouilles ne sauraient en principe revêtir un caractère systématique et doivent être justifiées et si les fouilles intégrales revêtent un caractère subsidiaire par rapport aux fouilles par palpation ou à l’utilisation de moyens de détection électronique, les nécessités de l’ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire peuvent toutefois légitimer, sous certaines conditions appréciées strictement, l’application aux détenus d’un régime de fouilles corporelles intégrales[95]. En conséquence, eu égard au nombre d’objets et de substances illicites saisis à l’issue des parloirs et aux pressions avérées subies par certains détenus et leur famille de la part de codétenus afin qu’ils introduisent des objets ou des substances dangereux pour la sécurité, la mise en place d’un régime de fouilles intégrales systématiques à l’issue des parloirs pour une durée de trois mois ne porte aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale[96]. Cette prise en compte globale des impératifs de sécurité pour fonder l’application à l’ensemble des détenus d’un régime de fouilles, heureusement rare, est dangereuse et contestable en ce qu’elle supprime un équilibre déjà fragile en détention entre sécurité et liberté.

Autres contraintes inhérentes à la détention, les nécessités d’organisation du service pénitentiaire peuvent également neutraliser les conditions d’octroi des référés-suspension et –liberté.

 

2. Les conditions d’octroi des référés neutralisées par les nécessités d’organisation du service

Quoique moins utilisées, les nécessités d’organisation du service peuvent légitimer aux yeux du juge des référés les décisions pénitentiaires objet de procédures d’urgence et le conduire à écarter, pour les référés-suspension l’urgence ou, pour les référés-liberté l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Dans le cadre de référés introduits à l’encontre de décisions prises en matière d’affectation dans un établissement pénitentiaire ou dans une cellule, le juge des référés tient compte de l’état du parc pénitentiaire et du contexte de surpopulation carcérale avec lesquels l’administration pénitentiaire doit inévitablement composer. Ainsi, saisi au titre de l’article L.521-1 du code de justice administrative d’une demande de suspension de la décision du directeur de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis refusant de mettre fin au placement de détenus dans les quartiers disciplinaires de l’établissement, le Conseil d’Etat a confirmé que le juge des référés pouvait retenir l’urgence à exécuter dès lors que « l’administration n’était pas en mesure de proposer une solution alternative à la mise à l’isolement dans les quartiers disciplinaires eu égard, notamment, au taux d’occupation de 130 % de la maison d’arrêt […] et à la vétusté des locaux », qu’il était nécessaire « de disposer d’un quartier disciplinaire pour les détenus sanctionnés pour des actes d’une particulière gravité, » et enfin compte tenu de ce que « l’ouverture d’un nouveau quartier disciplinaire pour les hommes était prévue [dans les prochains mois] »[97]. De même, le maintien dans une cellule fumeur d’un détenu souffrant de graves troubles cardiaques n’est pas constitutif d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, dès lors que « la volonté [du requérant] de rester affecté au service des cuisines limite pour des raisons tenant à l’organisation du service, le choix des cellules disponibles » [98]. Le transfert d’une personne détenue dans un établissement éloigné du domicile familial ne crée pas une situation d’urgence au sens de l’article L. 521-2, compte tenu de ce que « l’établissement de destination n’est pas en situation de surencombrement » et permettra l’exécution de la peine dans de meilleures conditions[99].

Si les conditions d’octroi du référé-liberté et du référé-suspension sont neutralisées par l’appréciation de la situation de la personne détenue à l’aune des contraintes inhérentes de la détention, elles le sont également en raison de l’approche désincarnée dont fait l’objet l’atteinte à la situation de la personne détenue.

 

B.   L’approche désincarnée de l’atteinte à la situation de la personne détenue

La personne détenue a le plus grand mal à prouver que l’atteinte à ses droits est excessive au point de caractériser une situation d’urgence ou une atteinte grave et manifestement illégale à ses libertés fondamentales. L’atteinte à sa situation est en effet appréhendée de manière désincarnée, au mépris de la réalité vécue par la personne détenue.

Il convient toutefois de réserver, au sein des décisions pénitentiaires, le cas des régimes de fouilles intégrales qui ne font pas l’objet du même traitement contentieux de la part le juge des référés. Les procédures d’urgence à leur encontre connaissent en effet un plus grand succès (1) que celles introduites à l’égard des autres décisions pénitentiaires (2).

 

1. L’approche relativement bienveillante des atteintes résultant de régimes de fouilles corporelles intégrales

Ces régimes de fouilles intégrales répétées occupent une place à part dans la jurisprudence. Compte tenu de leur caractère par nature humiliant et avilissant, le juge des référés admet régulièrement l’urgence à intervenir comme le doute sérieux sur la légalité ou l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. L’appréciation de la condition de légalité repose, comme on l’a vu précédemment, sur l’analyse du comportement et de la personnalité du ou des détenus soumis aux fouilles et sur le caractère nécessaire et proportionné des fouilles. La condition d’urgence est pour sa part établie par la fréquence et le caractère répété des fouilles subies. L’urgence, plus souple dans le cadre du référé-suspension, sera ainsi admise en présence d’un régime aléatoire de fouilles exposant le détenu à une fouille intégrale en moyenne une fois sur deux[100], tandis que dans le cadre du référé-liberté, elle sera établie par une fréquence plus importante des fouilles et leur étalement sur une durée significative[101]. Le juge s’attache alors à examiner l’application concrète du régime de fouilles au requérant pour en déterminer le degré de systématicité : « la double circonstance que les mesures prescrites sont susceptibles d’être mises en œuvre de manière aléatoire et que le détenu risque d’être contraint de s’y soumettre » à l’occasion de chaque parloir ou de chaque réintégration de l’établissement après une sortie à l’extérieur ne suffit pas, en tout état de cause, à établir une situation d’urgence particulière et caractérisée[102]. De même, des fouilles limitées à une fois par quinzaine n’établissent pas l’urgence au sens de l’article L. 521-2[103]. En revanche, le caractère quotidien des fouilles crée bien évidemment une situation d’urgence[104]. Plusieurs référés-liberté dirigés en 2013 contre le régime de fouilles intégrales systématiques mis en place à l’issue des parloirs dans un contexte de recrudescence d’introductions et de tentatives d’introduction d’objets interdits au centre pénitentiaire de Lyon-Corbas ont donné l’occasion au juge des référés de préciser l’appréciation de la condition d’urgence : les fouilles répétées sont comptabilisées par mois[105] ; tantôt leur fréquence est suffisamment importante pour caractériser la situation d’urgence (deux fois par semaine soit huit fouilles par mois)[106] ; tantôt la fréquence ne permet pas à elle seule d’établir l’urgence (trois[107] ou six fouilles[108] par mois), le caractère excessif devant être confirmé sur une période d’observation plus longue[109]. Dans ces conditions, l’établissement de l’urgence à suspendre un régime de fouilles intégrales systématiques apparaît nettement plus aisé pour l’OIP que pour la personne détenue elle-même : l’association peut en effet invoquer « la fréquence et le caractère répété des fouilles encourues à l’échelle de l’établissement pénitentiaire »[110] et bénéficier ainsi de « l’effet de masse » généré par l’application d’un tel régime à tout un établissement pénitentiaire[111]. Le juge des référés a ainsi pu facilement admettre l’urgence à suspendre le régime de fouilles systématiques à l’issue des parloirs organisé au sein de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis après avoir évalué à dix mille le nombre de parloirs – et donc de fouilles corporelles intégrales – organisés pendant les six dernières semaines[112].

Les régimes de fouilles font toutefois figure d’exception et s’agissant des autres mesures qui affectent la détention, les procédures d’urgence ont bien plus de mal à prospérer.

 

2. L’approche des atteintes portées par les autres décisions pénitentiaires, détachée de la réalité

En l’absence de circonstances particulières appréciées très restrictivement, les mesures pénitentiaires ne sont pas en soi constitutives d’une urgence ou d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Les décisions pénitentiaires interviennent toujours en application de dispositions du code de procédure pénale, lesquelles encadrent leur prononcé par des règles de compétence et de procédure et les entourent de garanties juridictionnelles et de garanties de fond. S’agissant en particulier des dispositions relatives à l’isolement[113], aux fouilles intégrales[114] ou encore à la mise en cellule disciplinaire[115], le Conseil d’Etat en a d’ailleurs admis la légalité à l’occasion de recours pour excès de pouvoir dirigés contre ces dispositifs. S’agissant du dispositif de vidéo-protection continue dont peuvent faire l’objet les personnes détenues, le juge des référés du Conseil d’Etat a écarté l’argument tiré de ce qu’il serait par lui-même manifestement incompatible avec l’article 8 de la CEDH, après avoir relevé que la loi pénitentiaire, dans sa rédaction issue de la loi du 21 juillet 2016, « réserve la mise en place des systèmes de vidéosurveillance continue aux situations qui l’exigent et la soumet à une procédure contradictoire, prévoit son réexamen régulier assorti d’un contrôle médical, limite notamment sa portée par des dispositifs garantissant l’intimité de la personne et encadre strictement, tant l’usage qui est fait des données ainsi recueillies que les personnes habilitées à en disposer »[116]. A l’encontre de telles décisions intervenant en vertu d’un texte légal et dans le respect des règles qu’il pose, les procédures d’urgence ne sauraient évidemment prospérer, sauf circonstances particulières propres au détenu. Les décisions de placement en cellule disciplinaire comme celles de placement ou de maintien à l’isolement illustrent parfaitement cette immunité dans le cadre des procédures de référé. D’abord, la modification temporaire du régime de détention qui en résulte ne crée pas « en elle-même » [117] une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, pas plus qu’elle ne constitue « en elle-même une situation d’urgence », au sens du référé-liberté[118] comme au sens du référé-suspension[119], et ce, alors même que la mesure est susceptible d’une exécution immédiate[120]. Ensuite, les effets normalement attachés à la mesure critiquée et prévus par le code de procédure pénale ne peuvent pas davantage être invoqués pour caractériser l’urgence[121] ou l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale[122]. Enfin l’urgence, qui ne se présume pas[123], ne peut pas résulter non plus du seul fait que le détenu a fait l’objet de plusieurs mesures successives de placement en cellule disciplinaire[124] ou à l’isolement, ou de la durée d’un tel placement, dès lors que le code de procédure pénale autorise les placements successifs et les placements de longue durée[125]. Ainsi, une période d’isolement de 5 ans, 8 mois et 29 jours, ne crée pas, par elle-même, une situation d’urgence[126]. Au-delà de l’isolement, les régimes de rotation de sécurité[127], les décisions d’inscription sur le registre des détenus particulièrement signalés[128] ne créent pas en eux-mêmes une situation d’urgence.

Impossibles à établir à partir d’éléments objectifs, les conditions relatives à l’urgence et à l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne peuvent donc être remplies qu’au regard de circonstances particulières propres au requérant. Ces circonstances particulières, qu’elles soient liées à l’état de santé ou à la vie privée et familiale, sont toutefois très difficiles à établir.

L’état de santé est la principale circonstance particulière pouvant caractériser une urgence à suspendre en matière de référé-suspension ou une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale en matière de référé-liberté. Les troubles physiques ou psychiques peuvent être invoqués à l’encontre d’une décision de placement ou de prolongation de l’isolement, d’une décision de mise en cellule disciplinaire, d’un refus de permis de visite ou encore d’une décision de changement d’affectation ou de refus de changement d’affectation. Il s’agit alors pour le détenu de démontrer que la mesure prononcée par l’administration pénitentiaire n’est pas compatible avec son état de santé ou son handicap. Il y a certes de très rares exemples dans lesquels le juge des référés a suspendu l’exécution d’une décision incompatible avec l’état de santé du requérant, essentiellement sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative. Ainsi, le changement d’affectation conduisant à priver le détenu de la prise en charge médicale adaptée à son handicap et à ses pathologies à laquelle il avait pourtant accès dans le précédent établissement d’affectation et entraînant de ce fait une détérioration de son état de santé a été considéré comme caractérisant à la fois une urgence au sens de l’article L.521-1 et un doute sérieux sur la légalité de la décision[129]. De même, a été suspendue sur le fondement de l’article L. 521-1 la décision du garde des Sceaux refusant de radier du registre des détenus particulièrement signalés un détenu affecté d’une pathologie très grave et subissant un traitement particulièrement agressif : le dispositif très lourd de surveillance résultant de l’inscription au répertoire DPS a été jugé incompatible avec les impératifs de prise en charge médicale du requérant, en particulier dans l’hypothèse où une dégradation de son état de santé rendrait nécessaire de procéder à son extraction d’urgence[130]. Une sanction de mise en cellule disciplinaire a été suspendue par le juge du référé-liberté en raison de l’atteinte grave et manifestement illégale qu’elle porte au droit du requérant de ne pas subir de traitement inhumain ou dégradant : en l’espèce, le détenu lourdement handicapé (amputé des deux jambes au niveau des genoux et avec des mains atrophiées) n’était pas en mesure, au regard de la configuration de sa cellule et de celle des douches collectives, d’assurer son hygiène et celle de ses prothèses dans des conditions compatibles avec la dignité de la personne humaine[131]. Ces quelques ordonnances mises à part, il demeure extrêmement compliqué pour la personne détenue de se prévaloir d’une dégradation de son état de santé pour obtenir la suspension de la mesure dont il fait l’objet. Il ne semble d’ailleurs pas y avoir de différence entre référé-suspension et référé-liberté : le juge des référés apparaît aussi exigeant à l’égard de la condition d’urgence au sens de l’article L.521-1 du code de justice administrative qu’il ne l’est à l’égard de la condition d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. L’exemple de l’isolement est à cet égard très révélateur. Parce que l’isolement est par définition la mesure la plus susceptible d’entraîner une dégradation de l’état physique et psychique du détenu, à la fois par sa durée et par ses effets sur le régime de détention, l’invocation d’un tel moyen devrait prospérer principalement à l’encontre de décisions de placement ou de maintien à l’isolement. L’analyse de la jurisprudence en la matière le dément, révélant au contraire une très nette réticence du juge des référés à admettre une dégradation de l’état de santé caractérisant une urgence ou une atteinte grave et manifestement illégale. Le détenu ne peut pas se borner à évoquer les effets physiques et psychologiques généralement néfastes d’une mesure d’isolement, sans apporter de précision sur son état de santé personnel[132]. Or, il est bien souvent reproché au requérant de produire des certificats médicaux trop anciens ou rédigés en termes généraux et ne comportant aucun élément médical précis permettant d’apprécier la gravité des troubles dont il est fait état[133], ou, lorsque la gravité des troubles est détaillée, de ne pas établir l’incompatibilité de son état avec le maintien à l’isolement[134] ou de ne pas justifier que ses troubles sont directement liés à son placement à l’isolement et non pas à son incarcération[135]. Une hospitalisation de trois jours en unité psychiatrique et un suivi bihebdomadaire par une psychologue n’établissent pas davantage un état psychologique suffisamment grave, dès lors que la compliance du détenu à ses séances est de nature à permettre l’amélioration de son état[136]. La charge de la preuve paraît dès lors bien compliquée, d’autant plus qu’en pratique, les médecins refusent de s’immiscer dans le fonctionnement du service public pénitentiaire et n’établissent jamais de certificats médicaux s’opposant fermement et définitivement au maintien du détenu à l’isolement. Et même lorsqu’un avis défavorable à la prolongation de la mise à l’isolement est produit, le juge des référés ne s’estime pas lié par ce seul avis qui ne suffit pas à établir la nécessité pour le juge des référés d’intervenir dans le délai particulièrement bref de 48 heures prévu par l’article L. 521-2[137]. Par ailleurs, les garanties apportées par le code de procédure pénale qu’il peut être mis fin à tout moment à l’isolement et que le détenu bénéficie d’au moins deux visites d’un médecin par semaine permettent au juge d’écarter l’atteinte grave et manifestement illégale dès lors que le médecin pourra à tout moment constater l’incompatibilité de l’état de santé du détenu avec son maintien à l’isolement[138]. En revanche, lorsque l’administration pénitentiaire n’établit pas garantir à un détenu souffrant de troubles psychiatriques très lourds les deux visites médicales hebdomadaires, de nature à l’alerter sur une dégradation de l’état de santé au cours de la période d’isolement, l’urgence au sens de l’article L. 521-1 est admise[139]. S’agissant du cas particulier de la grève de la faim entamée par le requérant à l’occasion de son placement en cellule disciplinaire ou d’un changement d’affectation, elle n’est pas de nature à créer une situation d’urgence, d’une part parce qu’elle résulte d’une décision prise par la personne détenue, d’autre part parce qu’elle n’entraîne pas une dégradation suffisante de l’état de santé[140]. En tout état de cause, l’urgence sera exclue au regard des dispositions du code de procédure pénale relatives au suivi et à la prise en charge médicale des détenus se livrant à une grève de la faim, de nature, aux yeux du juge des référés, à garantir le droit au respect de la vie[141].

Autres circonstances particulières susceptibles d’établir l’urgence en matière de référé-suspension ou l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale en matière de référé-liberté, les atteintes à la vie privée et familiale de la personne détenue font également l’objet d’une approche très désincarnée, insensible au vécu en détention. L’appréciation portée par le juge des référés sur les effets des refus ou suspensions de droit de visite comme sur les effets des changements ou refus de changement d’affectation pour déterminer tantôt l’urgence tantôt l’atteinte grave et manifestement illégale apparaît en effet très rigoureuse. La réalité de l’atteinte à la vie privée et familiale est souvent minorée, l’urgence à suspendre la mesure étant alors rejetée. La circonstance que sont maintenus les contacts par téléphone ou par courrier contrebalance les effets de la suspension d’un droit de visite[142] ou d’un changement d’affectation rendant très difficile la visite des proches[143] ; de même la suppression d’un droit de visite aux parents du détenu est compensée par les visites d’autres personnes proches[144] ; le changement d’affectation dans un établissement éloigné du domicile familial rend par ailleurs les visites des proches certes difficiles mais jamais impossibles[145] ; l’intensité des liens familiaux est souvent jugée non établie, compte tenu du faible nombre de visites précédemment effectuées, mais sans que soient prises en compte les graves difficultés socio-économiques des familles[146] ; enfin, la perspective d’une « libération prochaine » dans les 8[147] à 14 mois[148] ou la possibilité de former l’année prochaine une nouvelle demande de changement d’affectation qui devrait être accueillie avec bienveillance[149] retire toute urgence à la situation. Pour établir l’urgence à suspendre une mesure restreignant la vie privée et familiale d’un détenu, il faut ainsi établir des « circonstances particulières qui rendraient pressante la nécessité d’une rencontre entre l’intéressé et [sa famille] »[150]. La circonstance que le pronostic vital du détenu est engagé caractérise ainsi l’ingérence excessive que porte le refus de permis de visite à sa compagne au droit de mener une vie familiale normale, de même qu’elle fonde l’urgence au sens de l’article L.521-2[151]. De même, il semble que le refus de permis de visite opposé à l’enfant mineur d’une personne détenue puisse caractériser une urgence, au regard du très jeune âge[152], lequel ne permet pas une compensation satisfaisante par des contacts téléphoniques ou par courrier, ou au regard de la fréquence des visites de l’enfant jusqu’à présent et de la longue durée de la peine restant à effectuer[153]. Cette rigueur est très dommageable, tant le maintien des liens privés et familiaux en détention est difficile pour des personnes souvent en rupture familiale et sociale avant même leur incarcération.

L’établissement de circonstances particulières propres à établir l’urgence ou l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale semble bien compliqué. L’appréciation concrète de la situation de la personne détenue n’en est d’ailleurs pas vraiment une, elle ne fait trop souvent que réactiver les éléments objectifs prévus par les textes, renvoyant ainsi à l’appréciation abstraite : le profil pénal et pénitentiaire renforce les motifs impérieux de sécurité et d’ordre à l’œuvre dans les décisions pénitentiaires ; l’état de santé dégradé du détenu est minoré au regard des garanties médicales prévues ; les perturbations de la vie privée et familiale sont également prévues et limitées par les textes.

Du fait de la neutralisation de leurs conditions d’octroi, les référés administratifs d’urgence ont une effectivité insuffisante à l’égard des décisions pénitentiaires, en n’assurant que trop rarement aux personnes détenues une protection de leurs droits et libertés. Dès lors, l’accès au juge des référés mérite d’être davantage facilité.

 

III. La nécessaire amélioration de l’accès des personnes détenues au juge administratif des référés

 

Que le référé-liberté et le référé-suspension offrent de maigres chances de succès en matière pénitentiaire n’est pas satisfaisant pour la protection des droits et libertés des personnes détenues. Présentées comme les garanties du droit au recours effectif, les procédures d’urgence doivent elles-mêmes être effectives, et ce, à l’égard de tous les justiciables, qu’ils soient ou non incarcérés.

Deux solutions peuvent être envisagées pour améliorer l’effectivité des procédures d’urgence à l’encontre des mesures pénitentiaires : soit l’instauration d’une présomption d’urgence pour les référés-suspension intentés contre les mesures pénitentiaires les plus graves (A); soit l’acclimatation de la notion d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale à la situation particulière des personnes détenues (B).

 

A.   L’instauration d’une présomption d’urgence pour les référés-suspension à l’encontre des décisions pénitentiaires les plus graves

L’instauration d’une présomption d’urgence pour les référés-suspension dirigés contre certaines décisions pénitentiaires permettrait de faciliter l’accès au juge des référés. Le référé-suspension apparaîtrait ainsi comme un remède effectif à l’absence de caractère suspensif du recours pour excès de pouvoir, dont les effets sont particulièrement rigoureux en matière pénitentiaire, tant les décisions sont d’exécution immédiate et d’application courte. « Dans ces situations une présomption d’urgence s’impose tant la voie du référé s’avère être la seule pouvant avoir un effet utile »[154]. En dépit de tentatives avortées d’instauration d’une présomption d’urgence en matière pénitentiaire (1), une présomption d’urgence aux contours et limites définis mérite d’être consacrée (2).

 

1. Des tentatives avortées d’instauration d’une présomption d’urgence en matière pénitentiaire

La question de l’instauration d’une présomption d’urgence n’est pas totalement nouvelle, elle a au contraire été régulièrement envisagée, sans être jamais consacrée.

Le commissaire du gouvernement F. Donnat a, le premier, proposé de présumer l’urgence pour les demandes de suspension des décisions de prolongation de l’isolement, sans être suivi par la formation de jugement[155]. C’est ensuite à propos des demandes de suspension des régimes de rotations de sécurité que C. Landais envisage, dans ses conclusions sur l’arrêt Payet, d’introduire une présomption d’urgence ; elle y renonce toutefois, craignant que soit remise en cause la cohérence de la catégorie des décisions qui font l’objet d’une présomption d’urgence : alors que celles-ci ont toutes en commun d’être difficilement réversibles, les décisions de soumission à des rotations de sécurité ne le sont pas, ce sont seulement leurs effets qui peuvent l’être[156].

Enfin, le législateur lui-même, au cours des travaux parlementaires sur la loi pénitentiaire, a tenté d’instaurer une présomption d’urgence en matière de référé-liberté. A la faveur de deux amendements déposés par des sénateurs socialistes[157], le projet de loi adopté par le Sénat en première lecture modifiait le code de procédure pénale par des dispositions aux termes desquelles lorsqu’un détenu est placé en quartier disciplinaire ou en confinement ou lorsqu’2il est placé à l’isolement, « il peut saisir le juge des référés en application de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, [ces mesures ] constituant une situation d’urgence susceptible de porter une atteinte grave à ses droits fondamentaux »[158]. Le sénateur Alain Anziani justifiait en séance publique une telle présomption d’urgence à propos des mises en cellule disciplinaire ou en confinement en ces termes : « Si nous ne prévoyons pas de recours effectif dans de brefs délais, la procédure ne servira à rien. Les tribunaux se demandent souvent si la condition d’urgence est remplie. Pour nous, elle est évidente. Le législateur doit donc donner son sentiment sur cette évidence »[159]. La présomption d’urgence a toutefois été supprimée dès le texte de la Commission des lois de l’Assemblée nationale[160], sans jamais être rétablie au cours de la procédure législative. De la rédaction prometteuse des articles 726 et 726-1 du code de procédure pénale, il ne reste qu’un pâle vestige : la seule référence à la possibilité pour la personne détenue placée en cellule disciplinaire ou à l’isolement de saisir le juge des référés en application de l’article L.521-2 du code de justice administrative. Une telle précision paraît bien inutile, la loi du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives pas plus que le juge administratif des référés n’ayant entendu avant la loi pénitentiaire exclure les personnes détenues du champ du référé-liberté.

En dépit de ces tentatives avortées et si le juge administratif des référés s’est jusqu’à présent toujours refusé à consacrer une présomption d’urgence en matière pénitentiaire[161], il semble que l’instauration d’une présomption d’urgence pour les référés-suspension introduits à l’encontre des décisions pénitentiaires les plus graves ne poserait pas de difficultés sérieuses, bien au contraire.

 

2. Les contours et limites de la présomption d’urgence proposée

Une telle présomption pourrait aisément se justifier « eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d’entière dépendance vis à vis de l’administration pénitentiaire »[162]. La détention emporte des restrictions à l’exercice de leurs droits et libertés et comporte une dose inévitable de souffrances. De plus, le temps ne s’écoule pas de la même façon en détention et semble s’étirer indéfiniment, si bien qu’une décision pénitentiaire, même ponctuelle ou aux effets occasionnels, peut être vécue très douloureusement par la personne détenue et affecter durablement les conditions de sa détention. Dès lors, il serait parfaitement envisageable de considérer que les décisions pénitentiaires les plus graves, en aggravant le vécu de la détention, « eu égard à [leur] objet et à [leurs] effets, porte[nt] en principe par elles[s]-même[s] atteinte de manière grave et immédiate à la situation de la personne qu’elle[s] vise[nt] et créé dès lors une situation d’urgence »[163] au sens de l’article L. 521-1 du code de justice administrative. La présomption d’urgence s’appliquerait évidemment aux décisions de placement ou de maintien à l’isolement, aux décisions de placement en cellule disciplinaire et aux décisions de soumission à un régime de fouilles corporelles intégrales, lesquelles sont susceptibles d’exposer leurs destinataires à un traitement inhumain ou dégradant, mais on pourrait également envisager d’étendre le champ de cette présomption d’urgence aux décisions refusant ou retirant les permis de visite et aux décisions de changement ou de refus de changement d’affectation, en ce qu’elles sont de nature à compromettre gravement la vie privée et familiale ainsi que les chances de réinsertion des personnes qui en font l’objet. Si ces décisions ne sont effectivement pas irréversibles comme le sont les décisions pour lesquelles la jurisprudence a consacré une présomption d’urgence[164], l’instauration d’une procédure d’urgence ne menacerait pas pour autant la cohérence de l’édifice jurisprudentiel : les personnes détenues sont dans une situation de dépendance et de vulnérabilité, laquelle peut justifier que le caractère réversible soit apprécié non pas au regard des décisions elles-mêmes mais seulement au regard de leurs effets.

La présomption aurait par ailleurs une portée limitée : à l’instar des autres présomptions d’urgence instituées par le juge des référés[165], elle ne serait pas irréfragable et aurait pour seul effet de renverser la charge de la preuve de l’urgence, en faisant peser cette charge sur l’administration pénitentiaire. Par voie de conséquence, l’administration pourrait établir l’urgence, en faisant état d’impératifs circonstanciés d’ordre public et de sécurité, de la personnalité de la personne détenue comme de ses antécédents pénaux et pénitentiaires. Dans ces conditions, le juge des référés, contrairement à ce qui avait pu être soutenu dans les débats parlementaires sur la loi pénitentiaire[166], ne serait pas lié dans l’appréciation de l’urgence et conserverait la possibilité, au vu des éléments apportés par l’autorité pénitentiaire, d’écarter la présomption d’urgence au nom de l’urgence à exécuter la mesure. Bien que de portée limitée, une telle inversion de la charge de la preuve serait bienfaitrice, en procédant à une sorte de rééquilibrage, à la faveur de procédures de référé, des rapports entre administration pénitentiaire et personnes détenues, lesquels sont par nature fortement inégalitaires et dominés par des impératifs d’ordre public et de sécurité. Si l’urgence à suspendre la mesure est présumée, l’urgence à exécuter ne pourra en effet renverser la présomption que si elle est réelle et détaillée, et non plus seulement abstraite et générale. L’administration pénitentiaire sera donc tenue de s’assurer au préalable qu’il s’agit bien d’une nécessité sécuritaire et non d’un simple réflexe ou d’une simple habitude sécuritaire. La présomption d’urgence forcera alors le juge à une balance des intérêts en présence plus fine et l’obligera à justifier davantage l’existence d’une urgence à exécuter la mesure pénitentiaire. Dès lors, elle changerait considérablement les perspectives contentieuses du référé-suspension en matière pénitentiaire, car c’est bien la condition d’urgence qui fait toujours échec aux procédures engagées par les personnes détenues. Elle permettrait ainsi de concentrer le débat contentieux sur la question de l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de l’acte en cause. Les chances de succès du référé-suspension augmenteraient ainsi nettement et l’effectivité cette procédure à l’égard des personnes détenues s’en verrait renforcée. La répartition des rôles voulue par le législateur de 2000 serait ainsi mieux respectée avec un référé-suspension en procédure de droit commun, plus facile et plus accessible, et un référé-liberté en procédure d’exception pour les situations exceptionnellement graves.

En revanche, étendre la présomption d’urgence au référé-liberté ne semble pas pertinent : d’abord parce qu’elle conduirait à uniformiser la condition d’urgence quelle que soit la procédure de référé, niant ainsi la distinction fondamentale entre l’urgence simple de l’article L.521-1 et l’urgence extrême au sens de l’article L. 521-2 ; ensuite parce qu’elle aurait un effet limité : la condition d’urgence est bien souvent examinée dans un second temps après que l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale a été caractérisée et l’urgence découle bien souvent du constat de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Cette dernière condition demeurerait donc déterminante et continuerait de faire barrage aux mesures de référé.

Au-delà de l’instauration d’une présomption d’urgence dans le cadre du référé-suspension contre les mesures pénitentiaires les plus graves, l’adaptation de la notion d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale à la situation des personnes détenues peut également contribuer à l’amélioration de l’effectivité des procédures d’urgence à l’égard des décisions pénitentiaires.

 

B.   L’acclimatation de la notion d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale à la situation particulière des personnes détenues

Le référé-liberté, tel qu’il est conçu par le législateur et appréhendé par le juge des référés, s’articule, très classiquement, autour de la notion cardinale de liberté fondamentale : c’est par rapport à la notion et au contenu de la ou les liberté(s) fondamentale(s) que vont être caractérisées successivement l’atteinte, l’atteinte grave et l’atteinte manifestement illégale propres à justifier, en cas d’urgence, le prononcé par le juge des référés de mesures de sauvegarde. Or, en matière pénitentiaire, axer le référé-liberté autour de la notion de liberté fondamentale des personnes détenues revient à condamner purement et simplement la voie de recours, dès lors que les libertés fondamentales dont ces justiciables disposent ne sont pas de même intensité que celles dont disposent les personnes libres. Leur exercice est en effet subordonné aux contraintes inhérentes à la détention, c’est-à-dire encadré et limité par des textes législatifs et réglementaires qui répondent eux-mêmes à des préoccupations légitimes d’ordre public et de sécurité. A travers ce prisme déformant, les atteintes aux libertés fondamentales des personnes détenues ne peuvent pas être perçues par le juge des référés comme des atteintes graves dès lors qu’elles sont toujours justifiées et limitées, et pas davantage comme des atteintes manifestement illégales dès lors qu’elles sont prévues et encadrées par des textes. Ainsi et de manière assez paradoxale, parce que les personnes détenues sont privées de par leur incarcération d’une partie de leurs libertés fondamentales, elles vont pouvoir faire davantage l’objet d’atteintes à leurs libertés fondamentales, sans pour autant bénéficier de la protection de l’article L.521-2 du code de justice administrative. Il paraît pourtant logique que le juge des référés ait un seuil de tolérance moindre lorsque les justiciables considérés disposent d’une sphère de libertés fondamentales d’emblée réduite.

Il semble donc que la vulnérabilité de la personne détenue pourrait être utilisée comme point d’ancrage de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (1), ce changement de perspective s’inscrivant dans les évolutions de la jurisprudence administrative en matière pénitentiaire (2).

 

1. La vulnérabilité de la personne détenue, point d’ancrage de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale

Pour sortir de l’impasse contentieuse dans laquelle se trouvent les personnes détenues et leur garantir une protection réelle et effective au titre du référé-liberté, le juge des référés devrait davantage prendre en considération la situation des personnes détenues et caractériser les atteintes graves et manifestement illégales à leurs libertés fondamentales, « eu égard à leur vulnérabilité et à leur situation d’entière dépendance des personnes détenues vis à vis de l’administration »[167]. Il s’agirait ainsi d’adopter une méthode concrète d’appréciation de la condition d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, qui serait attentive aux effets réels de la mesure pénitentiaire sur la situation déjà dégradée de la personne détenue et sensible à la différence de taille qui existe entre consistance théorique de la mesure pénitentiaire et perception réelle de la mesure par le détenu qui en est le destinataire. La prison est en effet « un monde […] où la ligne de partage entre ce qui est véniel et ce qui ne l’est pas n’obéit pas aux règles de droit commun de la perception »[168] .

Le raisonnement mené par le juge des référés doit s’acclimater à la matière pénitentiaire et être davantage à l’écoute de la motivation développée par les requérants. Ainsi, les refus de permis de visite devraient être examinés au regard de leurs effets réels sur une vie privée et familiale déjà limitée et compliquée par la détention, si bien que les circonstances que sont maintenus les contacts téléphoniques ou épistolaires ou que le refus de permis de visite est d’une durée limitée ne pourraient plus être aussi souvent retenues par le juge des référés pour écarter l’atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée et familiale. De même, les décisions de mise à l’isolement ou de prolongation de l’isolement devraient davantage être confrontées à l’isolement affectif et sensoriel qui est réellement éprouvé par les personnes détenues qui en font l’objet et à la grande réserve des médecins à attester d’une incompatibilité avec l’état de santé physique ou psychique. Les décisions de soumettre un détenu à des fouilles corporelles intégrales devraient également être appréhendées par le juge des référés plus souvent au regard des sentiments d’angoisse et de détresse profonds qu’elles génèrent.

Ce changement de perspective n’imposerait pas au juge administratif des référés une modification trop radicale de sa méthode d’appréciation. Bien au contraire, il s’adosserait à des évolutions de la jurisprudence administrative en matière pénitentiaire qui lui serviraient aisément d’assise.

 

2. Un changement de perspective qui s’adosserait aux évolutions de la jurisprudence en matière pénitentiaire

Retenir une telle méthode d’appréciation de l’atteinte grave et manifestement illégale portée à une liberté fondamentale d’une personne détenue permettrait de parachever l’évolution de la posture du juge administratif en matière pénitentiaire.

D’abord, la jurisprudence administrative prend déjà en considération la vulnérabilité des personnes détenues et leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. Dans le cadre du contentieux de la responsabilité d’une part, ces considérations entrent en jeu, quoique de manière différente : tandis que la seconde constitue la raison d’être de l’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention, la première – qui doit être appréciée compte tenu de l’âge, de l’état de santé, du handicap et de la personnalité de la personne détenue – est l’un des critères d’appréciation du caractère attentatoire[169]. Dans le cadre du référé-liberté d’autre part, c’est sur ce double fondement que sont mises à la charge des autorités pénitentiaires des obligations positives, consistant à prendre les mesures propres à protéger la vie des personnes détenues et à leur éviter tout traitement inhumain ou dégradant[170]. Le juge des référés, saisi au titre de l’article L.521-2, peut alors enjoindre à un directeur d’établissement pénitentiaire de prendre les mesures de nature à faire cesser la situation, lorsque la carence de l’administration porte une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie ou au droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants. La référence directe aux considérations de vulnérabilité et de situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration pour caractériser les atteintes graves et manifestement illégales aux libertés fondamentales résultant cette fois non plus d’une carence mais d’une décision de l’administration pénitentiaire permettrait d’ailleurs d’unifier opportunément l’appréciation de la condition de l’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales des personnes détenues.

Ensuite, cette méthode concrète d’appréciation de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne déstabiliserait pas un juge administratif de plus en plus soucieux de se placer au plus près de la réalité carcérale. L’appréciation par le juge de l’excès de pouvoir de la recevabilité des recours dirigés contre des mesures pénitentiaires témoigne d’une approche concrète : après avoir pris en compte « la nature et la gravité »[171] de la mesure pour se prononcer sur le caractère de décision faisant grief, le juge administratif combine désormais une méthode globale par catégorie de décisions, eu égard à « [leur] nature et à l’importance de [leurs] effets sur la situation des détenus »[172] et une approche concrète qui tient compte de la mise en cause, par la mesure attaquée, des libertés et des droits fondamentaux des personnes détenues. L’abandon de la faute lourde[173] et l’assouplissement des conditions d’engagement de la responsabilité de l’Etat en matière pénitentiaire ont plongé également le juge du plein contentieux au cœur du fonctionnement du service public pénitentiaire et l’ont amené à apprécier notamment les mesures de prévention des suicides[174] et des violences[175] ainsi que, en dehors de tout évènement ponctuel, les conditions de détention imposées aux personnes détenues[176]. Par ailleurs, ces mêmes conditions de détention sont scrutées et détaillées par le juge des référés saisi sur le fondement de l’article L.521-2 du code de justice administrative aux fins d’ordonner des mesures de sauvegarde pour la protection du droit à la vie et du droit à des conditions de détention dignes. Ainsi, à travers ses différents offices, le juge administratif est devenu un juge pénitentiaire de plein exercice qui « se fait gardien concret des standards nécessaires pour une détention digne et s’introduit plus directement dans les murs [des prisons] »[177].

Enfin, un tel changement de posture du juge du référé-liberté s’inscrirait plus largement dans le souci de transparence et de pédagogie que le juge administratif exprime en matière pénitentiaire. Après avoir explicité la méthode d’identification des mesures pénitentiaires faisant grief[178] et la méthode d’appréciation de l’indignité des conditions de détention[179], poser clairement qu’eu égard à la vulnérabilité et à la situation d’entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, l’appréciation de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2 du code de justice administrative doit tenir compte notamment de l’âge et de la personnalité, de l’état de santé, du handicap et de la situation familiale de la personne détenue mais également de la durée d’exécution de la mesure fournirait une grille de lecture bienvenue aux personnes détenues, bien souvent désorientées par les ordonnances du juge des référés.

 

CONCLUSION

A l’instar de l’ordonnance du Conseil d’Etat Section française de l’Observatoire international des prisons du 22 décembre 2012 qui, en ouvrant la voie du référé-liberté pour la lutte contre l’indignité des conditions de détention, « a fait bouger les lignes contentieuses »[180], il faut souhaiter une prise de position similaire de la part du Conseil d’Etat pour impulser un nouveau souffle aux référés administratifs d’urgence intentés par les personnes détenues à l’encontre des décisions pénitentiaires dont elles sont l’objet.

Cette évolution est nécessaire pour consolider la garantie juridictionnelle des droits et libertés des personnes détenues et assurer à ces dernières des voies de recours effectives[181] et adaptées à leur situation de vulnérabilité et de dépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. Elle permettrait également de donner aux personnes incarcérées l’image d’une justice qui n’est ni symbolique ni dissuasive[182].

Cette évolution serait enfin un moyen de poursuivre la mutation de l’administration pénitentiaire engagée notamment depuis la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, en l’encourageant encore davantage au « renforcement de la motivation et au respect des exigences du droit dans la prise de décision initiale »[183]. Loin de fragiliser l’action administrative pénitentiaire, l’intervention plus fréquente du juge administratif des référés contribuerait à la parfaire.

 

 

[1] CE, Sect., 6 décembre 2013, 363290, Thévenot, Leb. ; AJDA 2014.237, concl. D. Hedary ; AJ pénal 2014. 143, note E. Péchillon.

[2] CE, ord., 22 décembre 2012, Section française de l’Observatoire international des prisons, Syndicat des avocats de France et autres, Leb. 496 ; AJDA 2013. 12 ; D. 2013. 1304, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal 2013. 232, obs. E. Péchillon ; JCP 2013. 87, note O. Le Bot

[3] O. Le Bot, « Référé-liberté aux Baumettes : remède à l’inertie administrative et consécration d’une nouvelle liberté fondamentale », JCP G, n° 4, 21/01/2013, n°87.

[4] Voir notamment CE, ord., 30 juillet 2015, Section française de l’Observatoire international des prisons et Ordre des avocats au barreau près la Cour d’appel de Nîmes, Lebon ; AJDA 2015. 1567 et 2216, note O. Le Bot ; pour le développement du référé-mesures utiles en matière de conditions de détention, voir CE, 23 juillet 2014, 379875, Section française de l’Observatoire international des prisons, AJDA 2014.1587.

[5] Le référé-mesures utiles est par nature irrecevable à l’encontre de décisions pénitentiaires, dès lors que l’article L. 521-3 du code de justice administrative exclut que la mesure ordonnée par le juge des référés fasse obstacle à l’exécution d’une décision administrative.

[6] Les bases de données Lexbase, Ariane web et Ariane Archives ne garantissent pas avec certitude un accès exhaustif à l’ensemble des ordonnances rendues par les juges des référés des tribunaux administratifs.

[7] Qu’il me soit permis ici de témoigner toute ma reconnaissance à Monsieur Quencez, Président de la Cour administrative d’appel de Douai qui m’a autorisée à consulter la base de données Ariane archives, laquelle m’a été d’une aide précieuse.

[8] Faute de disposer d’une jurisprudence du Conseil d’Etat fournie en la matière, la présente étude consacre une large place à la jurisprudence des tribunaux administratifs.

[9] TA Nancy, ord., 23 janvier 2014, 1400081.

[10] TA Dijon, ord., 4 janvier 2013, 1300002.

[11] TA Marseille, ord., 14 mars 2013, 101651.

[12] TA Toulouse, ord., 17 juillet 2015, 503280.

[13] TA Caen, ord.,19 mai 2011, 1101008.

[14] TA Strasbourg, ord., 3 mai 2017, 1702257.

[15] TA Toulouse, ord., 28 avril 2017, 1701928.

[16] TA Grenoble, ord., 17 novembre 2014, 1406956.

[17] CE, 28 décembre 2012, 357494, Pierre A. Lorsque le recours pour excès de pouvoir n’est recevable qu’après l’exercice d’un recours administratif préalable obligatoire, la recevabilité du référé-suspension est conditionnée par l’introduction par le requérant d’un recours administratif, sans qu’il soit besoin pour lui d’attendre que l’administration ait statué (CE, ord., 26 avril 2001, 231870, Fondation Lenval, Leb. T. 221). En matière de référé-liberté, le requérant est dispensé de l’obligation de former un recours administratif préalable (CE, ord., 10 février 2004, 264182, Ministre de la Justice c/ Soltani, RSC 2006. 423, obs. P. Poncela).

[18] TA Versailles, 13 novembre 2009, 0910150.

[19] O. Le Bot, La protection des libertés fondamentales par la procédure du référé-liberté. Etude de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, Paris : LGDJ, Coll. Thèses, 2007, 698 pages.

[20] V. Ogier-Bernaud, « Le référé-suspension et la condition d’urgence », RFDA 2002.284 ; O. Le Bot, thèse préc., pp. 303 et s.

[21] P. Cassia, « L’examen de la légalité en référé-suspension et en référé-liberté », RFDA 2007.45.

[22] CE, ord., 27 mai 2005, 280866, Section française de l’Observatoire international des prisons, Bret et Blandin, Lebon 232, D. 2006.1078, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon  , AJDA 2005.1579, note A. Rainaud.

[23] CE, ord., 22 décembre 2012, 364584, Section française Observatoire international des prisons, préc.

[24] CE, 14 novembre 2008, 315622, El Shennawy, Lebon 417 ; AJDA 2008. 2389, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber ; D. 2009. 1376, obs. J.-P. Céré ; AJ pénal 2009. 89, obs. E. Péchillon ; RFDA 2009. 957, obs. D. Pollet-Panoussis ; CE, ord., 22 décembre 2012, préc.

[25] CE, ord., 30 juillet 2015, Section française de l’Observatoire international des prisons et Ordre des avocats au barreau près la cour d’appel de Nîmes, préc.

[26] TA Clermont-Ferrand, ord., 9 septembre 2016, 1601547.

[27] CE, ord. 8 septembre 2005, 284803, Garde des Sceaux, Ministre de la justice c/ Bunel, Lebon p. 388 ; AJDA 2006, p. 376, note M. Laudijois ; D. 2006, Jur. p. 124, note X. Bioy.

[28] Id.

[29] TA Nîmes, ord., 22 octobre 2010, 1002552

[30] TA Lyon, ord., 18 août 2008, 0805261.

[31] TA Strasbourg, ord., 19 mai 2017, 1702553.

[32] CE, ord., 27 mai 2005, 280866, préc.

[33] TA Dijon, 4 janvier 2013, 1300002, Stojanovic et TA Grenoble, 29 avril 2013, 1302205, Khadar

[34] CE, 25 février 2015, 355724, Dalloz actualité, 3 mars 2015, obs. Pastor; D. 2015. 1122, obs. Péchillon; AJDA 2015. 421; RFDA 2015. 512, obs. Dupré de Boulois et CE, 10 février 2016, 385929, Khadar, Leb. 26, concl. A. Bretonneau . AJDA 2016. 1127 , note X. Bioy ; D. 2016. 426, obs.

[35] CE, ord., 27 mai 2005, 280866, préc.

[36] CE, Ord., 27 mai 2005, 280866, Section française de l’Observatoire international des prisons, Bret et Blandin, préc.

[37] CE, Ord., 27 mai 2005, préc.

[38] CE, ord., 30 juillet 2015, 392043, préc.

[39] CE, ord., 3 avril 2002, 244686, Ministre de l’Intérieur c/ Kurtarici, Leb. T. 871.

[40] CE, 20 janvier 2011, 345052, AJ Pénal 2012. 428, obs. M. Herzog-Evans.

[41] CE, ord., 19 janvier 2005, 276562, Chevallier, Lebon ; AJDA 2005. 793 ; RSC 2006. 423, obs. P. Poncela.

[42] CE, 30 juillet 2015, 392100, AJDA 2016.77. Il est intéressant à cet égard de relever que le juge des référés du Conseil d’Etat a préféré consacrer une nouvelle liberté fondamentale plutôt que de se fonder sur l’atteinte, invoquée par le requérant, à la dignité et au droit au respect de la vie privée et familiale.

[43] TA Nice, ord., 16 août 2014, 140348

[44] CE, ord., 19 janvier 2005, 276562, préc.

[45] TA Toulon, 28 septembre 2012, 1202515.

[46] TA Toulouse, ord., 28 août 2015, 1503972.

[47] TA Lyon, ord., 27 juin 2006, 0603915.

[48] Voir par exemple CE, ord. 8 septembre 2005, 284803, préc. ; TA Strasbourg, ord., 19 mai 2017, 1702553;; TA Clermont-Ferrand, ord., 9 septembre 2016, 1601547.

[49] B. Belda, « L’innovante protection des droits du détenu élaborée par le juge européen des droits de l’homme », AJDA 2009. 406.

[50] M. Afroukh, « Référé-liberté et Convention européenne des droits de l’homme », RFDA 2016. 685

[51] CE, ord., 14 novembre 2008, n° 315622, El Shennawy, préc. : « si les nécessités de l’ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire peuvent légitimer l’application à un détenu d’un régime de fouilles corporelles intégrales répétées, c’est à la double condition, d’une part, que le recours à ces fouilles intégrales soit justifié, notamment, par l’existence de suspicions fondées sur le comportement du détenu, ses agissements antérieurs ou les circonstances de ses contacts avec des tiers et, d’autre part, qu’elles se déroulent dans des conditions et selon des modalités strictement et exclusivement adaptées à ces nécessités et ces contraintes ; qu’il appartient ainsi à l’administration de justifier de la nécessité de ces opérations de fouille et de la proportionnalité des modalités retenues »

[52] CEDH, 2e Sect. 12 juin 2007, Frérot c. France, Req. n°70204/01, AJ Pénal 2007.336, note M. Herzog-Evans ; RSC 200.140, note J-P. Marguénaud et D. Roets, .404, chron. . Poncela ; D.2008, note J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon

[53] CEDH, 26 octobre 2000, req n° 30210/96, Kudla c/Pologne, AJDA 2000. 1006, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2001. 1250, chron. H. Labayle et F. Sudre ; ibid. 2003. 85, note J. Andriantsimbazovina.

[54] Voir également CE, ord., 30 juillet 2015, n° 392043, préc. M. Afroukh, « Référé-liberté et Convention européenne des droits de l’homme », RFDA 2016, p. 685

[55] CE, ord., 10 avril 2013, n°367343, Moussaoui : « eu égard à la nature d’une mesure de placement d’office à l’isolement et à l’importance de ses effets sur la situation du détenu qu’elle concerne, l’administration pénitentiaire doit veiller, à tout moment de son 2exécution, à ce qu’elle n’ait pas pour effet, eu égard notamment à sa durée et à l’état de santé physique et psychique de l’intéressé, de créer un danger pour sa vie ou de l’exposer à être soumis à un traitement inhumain ou dégradant ; qu’à cet effet, il lui incombe en particulier de s’assurer du respect effectif des garanties prévues à l’article R. 57-7-63 du code de procédure pénale[…] »

[56] Cour EDH, G.C. 4 juillet 2006, Ramirez Sanchez c. France, req. n° 59450/00, RSC 2007. 350, chron. P. Poncela ; AJDA 2006. 1709, note J.-F. Flauss et Cour EDH, 5e Sect. 9 juillet 2009, Khider c. France, req. n°39364/05, RSC 2010. 225, obs. J.-P. Marguénaud ; D. 2009. 2462, note M. Herzog-Evans ; D. 2010. 2828, obs. G. Roujou de Boubée ; D. 2010. 1378, obs. J.-P. Céré ; AJ pénal 2009. 372, obs. M. Herzog-Evans ; Dr. pénal 2010. obs. E. Dreyer.

[57] CE, ord., 20 mai 2010, 339259, Ministre d’Etat, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, AJDA 2010. 1846 ; RSC 2010. 645, chron. P. Poncela (RL) ; CE, 26 septembre 2012, n°359479, Garde des sceaux, ministre de la justice, AJDA 2012.1826 ; D. 2013. 1305, obs. Péchillon ; Rev. pénit. 2012. 935, obs. Péchillon (RS).

[58] TA Versailles, ord., 13 novembre 2009, 0910150 (RL).

[59] TA Lille, ord., 4 mai 2017, 1700091 (RS).

[60] TA Melun, ord., 30 octobre 2006, 06-7067/2 (RL).

[61] TA Lyon, ord., 30 décembre 2011, n°1107936 (RS).

[62] TA Paris, 31 décembre 2014, 144369/9 (RS).

[63] TA Lille, 13 octobre 2015, 15079694 (RS).

[64] CE, ord., 30 juillet 2015, préc.

[65] La portée des mesures de référé avait déjà été précisée dans CE, ord., 30 juillet 2014, n° 373299.

[66] CE, ord. 6 juin 2013, n° 368816, Section française de l’Observatoire international des prisons, Lebon T. ; AJDA 2013. 1191 ; AJ pénal 2013. 497, obs. E. Péchillon.

[67] CE, ord., 30 juillet 2015, 392100, préc.

[68] CE, ord., 22 mars 2002, n° 244279, Ministre de la Justice Garde des Sceaux c/ Caze, Leb. T. 852.

[69] TA Caen, ord., 15 juillet 2011, 1101513.

[70] TA Strasbourg, ord., 19 mai 2017, 1702553.

[71] TA Grenoble, ord., 16 décembre 2009, n° 0905563, AJ pénal 2010. 93, note E. Péchillon. Voir également TA Lille, ord., 4 mai 2017, 1700091 pour une injonction similaire prononcée dans le cadre d’un référé-suspension.

[72] O. Le Bot, thèse préc. p. 502

[73] J. Schmitz, « Le juge du référé-liberté à la croisée des contentieux de l’urgence et du fond », RFDA 2014. 502. La technique a été consacrée, à propos du principe du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion, par l’ordonnance CE, 24 févr. 2001, n° 230611, Tibéri, Lebon p. 85 ; D. 2001. 1748, note R. Ghevontian ; RFDA 2001. 629, note B. Maligner.

[74] CE, 6 juin 2013, 368875, préc.

[75] CE, ord., 10 avril 2013, 367343, Moussaoui, préc.

[76] Sur le rôle dissuasif du juge des référés : O. Le Bot, thèse préc. p.492.

[77] TA Lyon, ord., 13 mars 2015, 1502287.

[78] CE, ord., 30 juillet 2014, 373299, A.B. ; TA Rennes, ord., 31 mars 2013, n° 1303960, Section française de l’Observatoire international des prisons.

[79] TA Caen, ord., 26 janvier 2010, 1000124.

[80] CE, 8 septembre 2005, 284803, préc.

[81] CE, Ord., 27 mai 2005, 280866, Section française de l’Observatoire international des prisons, Bret et Blandin, préc.

[82] O. Le Bot, thèse préc. p. 292 : La condition d’illégalité est « également exclue lorsque la décision positive ou le refus repose sur des motifs dont l’invocation paraît raisonnable au regard des données juridiques et factuelles de l’espèce ».

[83] TA Melun, ord., 21 mai 2013, 1303530/13.

[84] TA Lille, ord., 16 septembre 2016, 1606470.

[85]TA Lyon, ord., 17 mars 2014, 1401744 ; TA Melun, ord., 21 mai 2013, 1303530/13

[86] TA Lille, ord., 8 octobre 2015, 1507493.

[87] TA Melun, 14 mars 2016, 1601650.

[88] TA Toulouse, 18 avril 2017, 1701710 : « Considérant qu’un refus de permis de visite d’un détenu constitue une mesure de police administrative tendant à assurer le maintien de l’ordre public et de la sécurité au sein de l’établissement pénitentiaire ou, le cas échéant, la prévention des infractions ; qu’eu égard à l’objet de cette mesure, le refus de permis de visite ne saurait par lui-même créer une situation d’urgence et dispenser le juge des référés d’apprécier concrètement ses effets sur la situation du requérant pour vérifier qu’est satisfaite la condition d’urgence à laquelle est subordonné le prononcé par le juge des référés d’une mesure de suspension d’une décision administrative sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative ».

[89] CE, 14 novembre 2008, n°315622, El Shennawy, préc.

[90] TA Lyon, 4 mars 2013, 1301366.

[91] CE, ord., 6 juin 2013, 368875, AJDA 2013. 1191 ; AJ Pénal 2013. 497 : participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme

[92] TA Marseille, ord., 19 août 2014, 1405872.

[93] CE, ord., 20 mai 2010, 339259, Ministre d’Etat, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, préc. ; CE, ord., 9 septembre 2011, 352372, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, AJDA 2011. 495, Dalloz actualité, 23 sept. 2011, obs. M. Léna ; D. 2011. 2784, entretien N. Ferran. A fortiori, dans le cadre d’un référé-suspension, le doute sérieux sur la légalité sera constitué si le détenu a un comportement paisible et correct vis-à-vis du personnel pénitentiaire comme à l’égard des autres détenus, s’il ne présente aucune dangerosité, l’application d’un régime de fouilles répétées caractérise une atteinte grave et manifestement illégale au droit de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants, et a fortiori un doute sérieux sur la légalité du dispositif.

[94] CE, formation collégiale, 28 juillet 2016, 401800, AJDA 2016. 2052, note M. Sztulman ; D. 2016. 1808, note E. Péchillon.

[95] CE, Ord., 6 juin 2013, 368816, Section française de l’Observatoire international des prisons, préc.

[96] TA Montpellier, ord., 17 juillet 2013, 1303217, Section française de l’Observatoire international des prisons.

[97] CE, 9 avril 2008, 311707, Section française de l’Observatoire international des prisons, AJDA 2008. 1447, note J. Birnbaum.

[98] CE, ord., 8 septembre 2005, 284803, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice c/ Bunel, préc.

[99] TA Bordeaux, ord., 7 février 2017, 1700481.

[100] CE, 26 septembre 2012, 359479, Garde des Sceaux, ministre de la justice, préc.

[101] TA Poitiers, 22 mars 2012, 1200752.

[102] TA Pau, 17 juin 2013, 1300974.

[103] CE, 9 septembre 2011, 352372, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, préc.

[104] CE, 20 mai 2010, 339259, Ministre d’Etat, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés, préc.

[105] TA Lyon, ord., 26 avril 2013, 1302893.

[106] TA Lyon, ord., 9 avril 2013, 1302278.

[107] TA Lyon, 26 avril 2013, 1302895.

[108] TA Lyon, ord., 26 avril 2013, 1302893.

[109] TA Lyon, 4 février 2013, 1300634 pour une période d’observation de deux mois.

[110] CE, ord., 6 juin 2013, 368816, Section française de l’Observatoire international des prisons, préc.

[111] TA Nancy, 17 juillet 2013, 1301584, Section française de l’Observatoire international des prisons.

[112] CE, ord., 6 juin 2013, 368816, préc. ; voir également pour un minimum de 780 fouilles corporelles intégrales pratiquées chaque mois et autant à prévoir d’ici la fin du mois d’août : TA Melun, ord., 16 juillet 2013, 1305634/13, Section française de l’Observatoire international des prisons (RL).

[113] CE, 31 octobre 2008, n°293785, Section française de l’Observatoire international des prisons, Lebon p. 374 ; AJDA 2008. 2389, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber ; D. 2009. 134, note M. Herzog-Evans ; AJ pénal 2008. 500, note E. Péchillon ; RFDA 2009. 73, concl. M. Guyomar ; ibid. 145, chron. C. Santulli

[114] CE, 8 décembre 2000, n°162995 et 176389, Frérot et Mouesca, Leb. ; Dr. adm. févr. 2001, chron. R. S., p. 19 ; D. 2002. Chron. 110, obs. Céré, Herzog-Evans et Péchillon.

[115] CE, 30 juillet 2003, n°253973, Section française de l’Observatoire international des prisons, Lebon p. 633.

[116] CE, formation collégiale, 28 juillet 2016, 401800, préc.

[117] A propos du placement en cellule disciplinaire : CE, ord., 10 février 2004, 264182, Garde des Sceaux, Ministre de Justice c/ Nordine A.

[118] A propos d’une décision de mise en cellule disciplinaire : CE, 22 avril 2010, 338662, Ministre d’Etat, Garde des Sceaux, Ministre de la justice et des libertés c/ Mebarek, Lebon T. 900 et 907 ; AJDA 2010. 929 ; D. 2011. 1306, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal 2010. 299, obs. E. Péchillon ; RSC 2010. 645, chron. P. Poncela ; à propos d’une décision de mise à l’isolement : CE, 22 mars 2010, 337534, Mayali.

[119] A propos d’une décision de maintien à l’isolement : CE, 29 déc. 2004, n° 268826, Ministre de la justice c/ Attou, Lebon T. 821 ; AJDA 2005. 511 ; AJ pénal 2005. 164, obs. J.-P. Céré ; RSC 2006. 423, obs. P. Poncela ; à propos d’un changement d’affectation : CE, 1er févr. 2012, n° 350899, Khider, Lebon T. 912 ; AJDA 2012. 241 ; ibid. 1177, note J.-F. Calmette ; AJ pénal 2012. 237, obs. J.-P. Céré

[120] CE, ord., 13 août 2014, 383588, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice c/ Dubois.

[121] En matière d’isolement, voir par exemple TA Caen, ord., 27 juillet 2011, 1101602 : « qu’en faisant valoir que par sa nature même cette décision constitue une dégradation sensible de ses conditions de détention et porte atteinte à sa dignité en ce qu’il est consigné dans sa cellule 23 heures sur 24, qu’il est dans l’impossibilité de bénéficier des activités communément proposées dans l’établissement pénitentiaire, et de fait privé de toute possibilité de travail, qu’il ne peut plus bénéficier que de visites réduites dans leur fréquence et leur durée, M. M. ne caractérise pas une situation d’urgence au sens des dispositions précitées du code de justice administrative ».

[122] Voir à propos d’une mise en cellule disciplinaire TA Rennes, ord., 4 mars 2011, 1100801 : « si M. M. invoque une atteinte à sa liberté de mouvement, de rencontrer ses proches et son Conseil au parloir, ainsi que d’exercer une activité rémunérée, ces effets sont prévus explicitement par l’article R. 57-7-38 précité du code de procédure pénale ; que, par nature, les sanctions disciplinaires prévues aux articles R. 57-7-33 et suivants dudit code impliquent une limitation temporaire des facilités et autorisations dont bénéficient les détenus ».

[123] J.-F. Calmette, « Pas de présomption d’urgence pour le placement à l’isolement d’un détenu ou sa prolongation », AJDA 2012. 1177

[124] CE, ord., 22 avril 2010, 338662, préc.

[125] TA Toulouse, ord., 18 août 2010, 1003480.

[126] TA Limoges, ord., 22 juillet 2016, 1601050.

[127] CE, Ass., 14 décembre 2007, 306432, Payet, Lebon 495 ; AJDA 2008. 128, chron. J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau ; RFDA 2008. 104, concl. C. Landais ; AJDA 2008. 1827, note D. Costa ; D. 2008. 820, note M. Herzog-Evans ; AJ pénal 2008. 100, obs. E. Péchillon.

[128] TA Marseille, ord., 25 mars 2011, 1102169.99

[129] TA Paris, 1424369/9.

[130] TA Pau, 30 mars 2009, 0900580.

[131] TA Versailles, 13 novembre 2009, 0910150.

[132] TA Versailles, ord., 6 juin 2011, 1102662.

[133] TA Marseille, ord., 30 octobre 2015, 1508025 ; TA Montpellier, ord., 27 juillet 2016, 1603800.

[134] TA Limoges, ord., 28 avril 2016, 1600567 ; TA Montpellier, ord., 27 juillet 2016, 1603800.

[135] TA Versailles, ord., 17 juillet 2015, 1504618.

[136] TA Melun, ord., 5 mai 2014, 1404164/13.

[137] TA Lille, ord., 10 janvier 2017, n° 1700090.

[138] TA Clermont-Ferrand, ord., 8 juillet 2016, 1601001.

[139] TA Lille, ord., 4 mai 2017, 170091.

[140] TA Lyon, ord., 27 décembre 2016, 1609328 ; TA Orléans, ord., 16 mai 2011, 1101689.

[141] TA Melun, ord., 15 juin 2016, 1605050.

[142] TA Bordeaux, ord., 7 février 2017, 1700481.

[143] TA Polynésie française, ord., 5 août 2015, 1500429: en l’espèce, le détenu était transféré d’un centre pénitentiaire de Polynésie française au centre pénitentiaire du sud francilien.

[144] TA Poitiers, ord., 3 décembre 2015, 1502941.

[145] TA Strasbourg, Ord., 3 novembre 2016, 1605383 (RS).

[146] TA Bordeaux, ord., 7 février 2017, 1700481 (RL) ; TA Strasbourg, Ord., 3 novembre 2016, 1605383 (RS).

[147] TA Strasbourg, Ord., 3 novembre 2016, 1605383 (RS).

[148] TA Bordeaux, ord., 7 février 2017, 1700481 (RL) ; TA Poitiers, ord., 3 décembre 2015, 1502941 (RL).

[149] TA Paris, ord., 6 juin 2016, 1608329/9 (RS)

[150] TA Poitiers, ord., 3 décembre 2015, 1502941

[151] TA Melun, ord., 30 octobre 2006, 06-7067/2; TA Caen, ord., 15 juillet 2011, 1101513.

[152] TA Lyon, ord., 29 avril2015, 1503802.

[153] TA Lyon, ord., 30 décembre 2011, 110736 (RS).

[154] A. Trémolière, « La prison et ses juges : la détention à l’épreuve du dualisme juridictionnel », RFDA 2017. 731.

[155] Concl. F. Donnat sur CE, 29 décembre 2004, 268826 Garde des Sceaux, Ministre de la Justice c/ Attou, cité par C. Landais, concl. sur CE, Ass., 14 décembre 2007, 306432, Payet, RFDA 2008, p. 104.

[156] C. Landais, concl. préc.

[157] Amendement en commission ajouté par le rapport supplémentaire n° 201 de Jean-René Lecerf fait au nom de la commission des lois du Sénat le 4 février 2009 et amendement n° 92 rectifié présenté par M. Anziani et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés et déposé en séance publique le 6 mars 2009.

[158] Il s’agit des articles 53 et 53 bis du projet de loi ayant pour objet respectivement de modifier l’article 726 du code de procédure pénale et d’insérer un article 726-1 dans le code de procédure pénale.

[159] Débats en séance publique du 6 mars 2009.

[160] Texte de la Commission des lois de l’Assemblée nationale déposé le 9 septembre 2009

[161] J. Schmitz, ibid.

[162] CE, ord., 22 décembre 2012, n° 364584, préc.

[163] Justification retenue pour l’instauration d’une présomption d’urgence en matière de refus de renouvellement de titre de séjour CE, Sect., 14 mars 2001, 229773, Ministre de l’Intérieur c/ Ameur, Leb. p. 124 ; AJDA 2001. 465, chron. Guyomar et Collin ; RFDA 2001. 673, concl. de Silva.

[164] CE, 2e et 7e s-sect. réunies, 9 nov. 2011, n° 346700, Roopchan, Lebon T. 963 ; AJDA 2011. 2208 ; CE, 27 juill. 2001, n° 230231, Commune de Tulle c/ Consorts Dufour, Lebon T. 1115 ; RDI 2001. 542, obs. P. Soler-Couteaux.

[165] CE, 13 novembre 2002, Hourdin, 248851, Leb. 396 ; BJDU 2002. 460, concl. J.-H. Stahl, AJDA 2003, p. 695.

[166] Voir la position du gouvernement défendue par la ministre de la Justice Mme Dati lors des débats en séance publique devant le Sénat le 6 mars 2009 et celle du rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale Jean-Paul Garraud dans le rapport n°1899 fait au nom de la commission des lois, déposé le 8 septembre 2009 (Amendements du rapporteur CL 686 et CL 688).

[167] CE, ord., 22 décembre 2012, préc.

[168] X. Domino et A. Bretonneau, « Custodire ipsos custodes : le juge administratif face à la prison », AJDA 2011, p. 1364.

[169] CE, Sect. 6 décembre 2013, 363290, préc. ; CE, 13 janvier 2017, 389709, 389710, 389711, 389712 ; J. Schmitz, « Responsabilité de l’Etat en raison de conditions de détention », AJDA 2017, p.687.

[170] CE, ord., 22 décembre 2012, préc.

[171] CE, Ass., 17 février 1995, Marie, Lebon 84 ; AJDA 1995. 420, chron. L. Touvet et J.-H. Stahl ; RFDA 1995. 353, concl. P. Frydman

[172] CE, Ass., 14 décembre 2007, n° 29730, 290420, Boussouar, Planchenault, Lebon 495, 498, 474 ; AJDA 2008. 128, chron. J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau ; RFDA 2008. 87, concl. M. Guyomar et 104, concl. C. Landais ; AJDA 2008. 1827, note D. Costa ; D. 2008. 820, note M. Herzog-Evans ; AJ pénal 2008. 100, obs. E. Péchillon.

[173] CE, 23 mai 2003, n°244663, Chabba, Lebon 240 ; AJDA 2004. 157, note N. Albert ; Dr. adm. 2003. 44, note M. Lombard ; JCP Adm. 2003. II. 1751, note J. Moreau.

[174] Id..

[175] CE, 17 décembre 2008, n°292088, Garde des sceaux, ministre de la justice c/ Zaouiya, AJDA 2009. 432, concl. I. de Silva.

[176] CE, 13 janvier 2017, 389709, préc.

[177] C. Vigouroux, « La valeur de la justice en détention », AJDA 2009, p. 403

[178] CE, Ass., 14 décembre 2007, préc.,

[179] CE, 13 janvier 2017, préc.

[180] S. Slama, « Insalubrité des Baumettes, de la justiciabilité à l’effectivité du contrôle sur les conditions de détention par le juge du référé-liberté », Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 27 décembre 2012.

[181] S. Gauché, « A la recherche du recours effectif : responsabilité et référés en droit pénitentiaire », AJDA 2017. 1837.

[182] A. Trémolière, ibid. : « En détention, s’engager sur le terrain de l’action contentieuse s’avère souvent un long périple qui débouchera au mieux sur une victoire symbolique, mais tardive ».

[183] J. Falxa, « Regards comparé sur le droit au recours effectif en matière pénitentiaire », AJ Pénal 2015, p. 358.

L’exception d’ordre public à la croisée des chemins… Digressions méthodologiques au départ de l’arrêt du 27 septembre 2017, n°16-19.654

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Depuis 2011, les modalités de mise en œuvre de l’exception d’ordre public sont entourées d’un certain flou. En particulier, la place à laquelle peut prétendre l’ordre public de proximité n’en finit plus de susciter le débat. De fait, il est nécessaire de questionner le devenir méthodologique du mécanisme de refoulement des normes étrangères contraires aux principes fondamentaux du droit français. Dans ce contexte, le développement d’un raisonnement de type proportionnel présente des avantages qui pourraient le qualifier comme modèle usuel de mise en œuvre de l’exception d’ordre public.

Since 2011, there has been uncertainties regarding the implementation of the so-called “ordre public de proximité”. More specifically, the importance of its role has generated endless debates therefore making it essential to question the methodological future of the public policy exception. In this context, developing a proportional reasoning offers benefits potentially enabling it to qualify as a usual implementation pattern of the mechanism who aims to backflow foreign norms non-compliant with the fundamental principles of French law.

 

Kévin Bihannic, Docteur en droit, Titulaire du CAPA, Enseignant vacataire à l’Université Catholique de Lille (Campus Paris)

 

Introduction

  1. Moins médiatisée que les arrêts jumeaux rendus le même jour à propos de la question de l’éventuelle conformité à l’exception d’ordre public d’une loi étrangère qui ignore la réserve héréditaire (Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, pourvois n°16-17.198 et 16-13.151, 2017, p.2185, note J. Guillaumé; AJ Fam. 2017, p.595, ibid. p.510, obs. A. Boiché ; Ibid. p.598, obs. P. Lagarde, A. Meier-Bourdeau, B. Savouré et G. Kessler ; JCP 2017, p.1236, note C. Nourissat et M. Revillard ; JCP N 2017, p.1305, note E. Fongaro ; Defrénois 2017, n°22, p.26, note M. Goré ; RTD civ. 2017, p.833, note L. Usunier), la décision rendue le 27 septembre 2017 par la première chambre civile de la Cour de cassation en matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle s’inscrit pourtant au cœur des changements qui traversent actuellement la théorie de l’exception d’ordre public.
  2. En l’espèce, une femme de nationalité camerounaise, demeurant à Paris, prétendait faire établir la filiation de son enfant, né en France, à l’encontre d’un homme de nationalité suédoise, résidant en France. Conformément à la règle de conflit contenue à l’article 311-14 du code civil, la loi camerounaise, loi nationale de la mère au jour de la naissance de l’enfant, était applicable à l’action. Toutefois, si le droit camerounais ne prohibe pas systématiquement l’établissement de la filiation paternelle naturelle, il encadre ses modalités d’exercice de manière très étroite. Particulièrement, l’article 46 de l’ordonnance n°81/02 du 29 juin 1981 portant organisation de l’état civil et diverses dispositions relatives à l’état des personnes physiques dispose qu’ « est irrecevable toute action de recherche de paternité lorsque, pendant la période légale de conception, la mère a été d’une inconduite notoire ou si elle a eu commerce avec un autre homme ». Arguant de cette inconduite, le prétendu père se fondait sur le droit normalement applicable pour bloquer l’action. De fait, toute possibilité pour l’enfant de faire établir sa filiation était paralysée. Le seul moyen ouvert consistait donc à écarter le droit désigné par la règle de conflit. Ainsi, la question de la conformité de la prohibition camerounaise à l’exception d’ordre public français a été soulevée. La problématique n’est pas nouvelle et s’intègre dans un long processus historique à l’occasion duquel la position de la Cour de cassation a évolué à mesure que les valeurs dominantes de l’ordre juridique français se modifiaient. La détermination de la place du droit à l’établissement de la filiation paternelle naturelle dans le système de valeurs français constitue ainsi l’un des enjeux les plus manifestes de cette décision. Au-delà de la réponse que l’on prétendra déduire de l’arrêt sur ce point, la Haute juridiction favorise une réflexion d’ordre méthodologique en posant que « la cour d’appel a exactement retenu que ces dispositions [prohibitives de la loi camerounaise], qui privaient l’enfant de son droit d’établir sa filiation paternelle étaient contraires à l’ordre public international français ». En effet, la formule réactive le débat sur la place de la condition de proximité dans la mise en œuvre du mécanisme défensif (I). Au-delà, Johanna Guillaumé s’interroge sur l’intérêt qu’il pourrait y avoir à appréhender l’arrêt selon un schéma renouvelé. Concrètement, il s’agirait de désormais de développer un raisonnement fondé sur la proportionnalité dans la mise en œuvre de l’exception d’ordre public (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, 2017, p.2518, spé. p.2521). Cette conception méthodologique doit être analysée (II).

 

I – La réactivation du débat sur la place de la condition de proximité

 

  1. Depuis plus de trente ans, l’exception d’ordre public a été déclenché, à certaines occasions, en fonction d’un lien de proximité. A suivre ce raisonnement, le mécanisme de défense des valeurs de l’ordre juridique du for, l’ordre public, ne sera déclenché que si certaines conditions de proximité se réalisent. Si les liens requis varient en fonction de la nature du contentieux en cause, ce sont systématiquement la nationalité et la résidence ou le domicile qui sont mis en avant, selon des configurations distinctes. En matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle, un célèbre arrêt du 10 février 1993 avait posé que si « les lois étrangères qui prohibent l’établissement de la filiation naturelle ne sont, en principe, pas contraire à la conception française de l’ordre public international, il en est autrement lorsque ces lois ont pour effet de priver un enfant français ou résidant habituellement en France du droit d’établir sa filiation » (Cass. Civ. 1ère, 10 février 1993, crit.DIP, 1993, p.620, note J. Foyer; D. 1994, p.66, note J. Massip ; JDI 1994, p.124, note I. Barrière-Brousse). Réaffirmée à plusieurs reprises au début des années 2000 (Cass. Civ. 1ère, 10 mai 2006, D. 2006, p. 2890, note G. Kessler et G. Salamé ; Dr. Fam. 2006, comm. 177, note M. Farge ; AJ Famille 2006, p. 290, note Boiché ; JCP 2006, II, n°10165, note T. Azzi ; Cass. Civ. 1ère, 25 avril 2007, D.2008, p.1507, obs. P. Courbe et F. Jault-Seseke ; rev.crit.DIP 2008, p.81, note P. Lagarde ; RJPF 2007, p.28, obs. T. Garé.), cette solution a cependant nourri la critique à l’encontre de l’ordre public de proximité à tel point que la Cour de cassation a paru condamner la solution dans un arrêt remarqué du 26 octobre 2011 (Cass. Civ., 1ère, 26 octobre 2011, AJ Famille, 2012, p.50, note E. Viganotti ; RLDC n°92, avril 2012, p.32, comm. M.-C. Meyzeaud-Garaud ; Dr. Fam. n°1, janvier2012, comm. 19, M. Farge ; Gazette du palais 17 mars 2012, n°77, p.25, note A. Devers ; JDI 2012, p.176, note J. Guillaumé ; D. 2012, p.1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke). C’était sans compter, cependant, sur son rapport annuel, publié au titre de l’année 2013, dans lequel une étude consacrée à l’ordre public rattachait finalement la décision de 2011, contre sa lettre expresse, aux solutions antérieures (https://www.courdecassation.fr/IMG/pdf/cour_de_cassation_rapport_2013.pdf). La condition de proximité ressurgissait ainsi dans le contentieux de la filiation paternelle naturelle. Par conséquent, la décision du 27 septembre 2017 suscite le débat. S’agit-il d’une simple reprise de la solution de 2011, telle qu’interprétée par le rapport annuel de 2013 ? La Cour a-t-elle fait le choix, au contraire, d’abandonner la condition de proximité en matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle ? L’interprétation de la décision sur ce point est délicate (A). A supposer qu’on puisse y voir une véritable mise à l’écart de toute condition de liens, il n’est pas dit que la théorie de l’ordre public de proximité en sorte pour autant condamnée. Moins qu’un requiem, cette décision pourrait marquer, à l’inverse, une certaine évolution dans les modalités de mise en œuvre de l’ordre public de proximité (B).

 

A – Une interprétation délicate

 

  1. En prétendant que la loi camerounaise serait conforme à l’ordre public dans la mesure où elle ne prohibe pas de manière générale l’établissement de la filiation paternelle naturelle mais se contente d’en encadrer de manière plus restrictives les conditions d’accueil, la thèse développée par le père avait peu de chance d’aboutir. Certes, une célèbre décision du 3 novembre 1988 s’était contentée de poser que les lois étrangères qui prohibent l’établissement de la filiation paternelle « ne sont pas contraires à l’ordre public » (Cass. Civ. 1ère, 3 novembre 1988, JDI 1989, p.703, note F. Monéger; crit.DIP 1989, p.495, note J. Foyer). L’arrêt de 1993 s’interprétait uniquement comme une exception à cette règle (J. Massip, note sous Cass. Civ. 1ère, 10 février 1993, précité, p.68 ; Comp. N. Joubert, La notion de liens suffisants avec l’ordre juridique (Inlandsbeziehung) en droit international privé, Litec, 2007, p.282, n°287). En conséquence, on aurait pu envisager que la juridiction continue à affirmer que le caractère prohibitif de la norme étrangère n’entraîne pas, par principe, une contrariété à l’ordre public (Comp. M. Farge, « Le quarante-sixième anniversaire des articles 311-14 et suivants », Dr. Fam. n°1, janvier 2018, dossier 4, n°16 et s.). Cependant, le droit français a largement évolué et il semblait sans doute délicat de soutenir de manière trop péremptoire, en 2017, la conformité du droit prohibitif aux principes du for. Pour éviter tout excès, le pourvoi prétendait donc se placer sous l’angle de divergence dans les modalités d’accueil de l’action. Le moyen soutient ainsi que les principes français et camerounais sont identiques et qu’il ne s’agirait que d’une simple différence dans sa concrétisation pratique. En somme, il s’agit d’un appel à faire preuve de tolérance et à n’écarter le droit étranger que lorsque les valeurs qui l’irrigue sont véritablement contraires aux principes essentiels du for. Toutefois, l’argument ne pouvait guère prospérer. Plusieurs éléments le justifient.
  2. En premier lieu, la loi du 3 janvier 1972 a entrainé un renversement complet en matière de fonctionnement de l’ordre public à l’encontre des lois étrangères limitant les possibilités d’établissement de la filiation paternelle naturelle. Après cette date, en effet, la large tolérance manifestée à l’égard des lois prohibitives s’est réduite au profit des lois étrangères plus libérales (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017,  2017, p.2518, spé. p. 2519 ; M. Farge, « Le quarante-sixième anniversaire des articles 311-14 et suivants », précité., n°16). Dès lors, on peut s’interroger : dans quelle mesure une loi plus restrictive peut encore trouver grâce aux yeux des juges français ? On pourrait sans doute rappeler que la jurisprudence ne s’oppose pas systématiquement aux lois étrangères moins tolérantes (M. Farge, « Le quarante-sixième anniversaire des articles 311-14 et suivants », précité, n°16 et s.). Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle considérer que le délai imposé en droit allemand pour agir en contestation de reconnaissance, plus court que celui connu par le droit français, n’était pas contraire à l’ordre public français (Cass. Civ. 1ère, 6 juillet 1999, n°97-19.453, JCP G n°28, 12 juillet 2000, II, 10353, obs. T. Vignal). Toutefois, il est difficile d’opérer un véritable parallèle avec l’hypothèse du droit camerounais. D’une part, la contestation de la reconnaissance ne s’oppose pas au principe de l’établissement d’un lien mais s’efforce de détruire celui qui existe déjà. Il est d’ailleurs probable que l’objectif final consiste à faire rétablir la véritable filiation, biologique, de l’enfant. D’autre part, le droit allemand diverge du droit français uniquement quant au délai d’action. On est bien sur le terrain des conditions de mises en œuvre. A l’inverse, le droit camerounais interdit toute action lorsque la femme a eu « une inconduite notoire » pendant la période de conception. La divergence est donc, en cette hypothèse, bien plus fondamental. Elle atteint le cœur même du principe. La prohibition du droit camerounais est, dans l’hypothèse considérée, absolue. En outre, la faiblesse de l’argument invoqué ressort directement de la référence faite par le moyen aux dispositions du droit français « dans leur rédaction antérieure à la loi du 8 janvier 1993 ». Il appelle, en effet, à nier le principe de l’actualité de l’ordre public, en vertu duquel les valeurs sont appréciées au jour où le juge statue. On mesure ainsi à quel point l’argument de la conformité de principe au droit français était fragile.
  3. En deuxième lieu, l’argument incite à penser le rapport au droit étranger d’une manière globale, sans véritablement distinguer selon les hypothèses. Ce qui importerait serait uniquement de savoir si le principe de l’établissement de la filiation paternelle est permis ou non, d’une manière générale. Or, cette conception extensive de l’élément à contrôler ne correspond pas à la méthode à l’œuvre devant la Haute juridiction. Le contentieux des répudiations a ainsi fourni l’occasion aux magistrats du quai de l’Horloge de souligner que le contrôle devait porter sur chaque disposition spécifiquement en cause (Cass. Civ. 1ère, 4 novembre 2009, 2010, p.543, obs. I. Gallmeister; AJ Famille 2010, p.86, obs. A. Boiché ; rev.crit.DIP 2010, p.313, note K. Zaher ; Dr. Fam. Janvier 2010, comm. 13, p.34, L. Abadie. Cass. Civ. 1ère, 18 mai 2011, n°10-19750, inédit, RLDC 2011/84, n°4315, p.44, obs. E. Pouliquen ; Cass. Civ. 1ère, 23 octobre 2013, n°12-25.802, AJ Famille 2013, p. 709, obs. A. Boiché ; Dr. Fam., février 2014, comm.31, M. Farge ; Comp. Cass. Civ. 1ère, 23 février 2011, D. 2011, p.762, obs. I. Gallmeister ; AJ Famille 2011, p.210, obs. A. Boiché ; Adde, Les contentieux familiaux, droit interne, international et européen, I. Barrière-Brousse et M. Douchy-Oudot (dir.), Lextenso, 2013, p.158, n°397 ; M.-C. Najm, « La Cour de cassation française et la répudiation musulmane. Une décennie après l’entrée en vigueur des réformes du droit de la famille au Maroc et en Algérie », JDI n°3, Juillet 2015, Doctr. 7, p.791). Ce n’est pas l’ensemble du droit étranger, ses principes généraux ou son équilibre global qui doivent être analysés, mais l’incidence concrète de la norme étrangère sur les valeurs fondamentales de l’ordre juridique du for. Il n’y a pas lieu de s’en étonner outre mesure. Cette analyse circonstanciée rend simplement compte de l’analyse in concreto dans le fonctionnement de l’exception d’ordre public.
  4. En troisième lieu, surtout, il semblait vain de prétendre se placer sous le régime « classique » de 1988 puisque, en l’espèce, l’enfant résidait habituellement en France. Par conséquent, les conditions de mise en œuvre de l’ordre public de proximité, telles que fixées en 1993, étaient réunies. C’est précisément sur ce point que la décision s’avère fondamentale. S’agit-il d’aller au-delà et d’opérer un véritablement revirement de jurisprudence par rapport à 1993 ? A la seule lecture de la décision, il y aurait tout lieu de le croire. L’arrêt du 27 septembre 2017 se contente, en effet, de poser que les dispositions camerounaises qui « privaient l’enfant de son droit d’établir sa filiation paternelle, étaient contraires à l’ordre public international français ». Aucune exigence de proximité ne vient ainsi conditionnée la défense de ce principe qui serait désormais assurée au titre de l’effet plein de l’exception d’ordre public. Cette évolution n’est pas neutre. Un véritable droit à l’établissement de la filiation paternelle naturelle serait désormais garanti par principe. Aussi éloigné soit-il, un enfant pourrait ainsi prétendre au bénéfice des dispositions du droit français.
  5. Pourtant, le sens de la décision suscite nécessairement la réserve (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité, 2520 et s.). En effet, l’ombre du rapport annuel de 2013 plane sur la décision de 2017. De fait, on retrouve une démarche sensiblement identique puisque, à l’instar de ce qui avait été fait en 2011, certains de liens de proximité sont visées par l’arrêt même s’ils ne s’intègrent pas directement au sein de l’attendu qui énonce la solution de la Cour de cassation. Par conséquent, il ne serait pas totalement illégitime de considérer que la décision puisse être interprétée selon le modèle préconisé par le rapport annuel. Il serait d’ailleurs possible de soutenir que le présent arrêt évite d’ajouter au trouble que pouvait susciter la référence, en 2011, au fait que l’enfant était « élevé en France » (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité, p.2520). Désormais, les liens pris en compte sont identiques visés par le précédent de 1993. Le parallèle serait donc manifeste. Enfin, on ne manquera pas de souligner que la présente décision, rendue en formation restreinte, ne bénéficie pas d’une très large diffusion. Peut-être est-ce en raison du caractère « classique » de la solution que la Cour de cassation n’a pas jugé utile de lui donner plus d’éclat. Si l’objectif consistait véritablement à délaisser la solution de 2011, telle qu’interprétée à la lumière du rapport de 2013, n’aurait-il pas été plus opportun d’y mettre les formes et de veiller à sa plus large diffusion ?
  6. Malheureusement, il n’est pas certain que les techniques de hiérarchisation employées par la Cour de cassation permettent toujours de mesurer l’importance d’un arrêt. Qu’on en juge. Alors que la décision de 2011 portait les atours d’un grand arrêt – rendu en formation de section et diffusé le plus largement possible – son sens a finalement été aligné sur celui des arrêts antérieurs. Beaucoup de bruits pour rien… Mais, au-delà d’une légitime interrogation sur la cohérence systématique de la hiérarchisation des arrêts, il est possible, sinon de douter, au moins de questionner l’opportunité du maintien de la ligne jurisprudentielle de 1993. Des arguments méthodologiques et des motifs de fond peuvent être invoqués afin de défendre le principe d’un abandon de la condition de proximité en matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle.
  7. Sur le plan méthodologique, on questionnera, d’abord, l’incidence effective des critères de proximité sur la solution. Si l’on excepte la référence faite, dans l’énoncé des faits, au lieu de naissance de l’enfant, les liens sont uniquement repris à l’occasion du rappel de la décision de la Cour d’appel. Or, comme il l’a été souligné, « les motivations de la Cour d’appel énoncées par le moyen au soutien du pourvoi rejeté ne sont pas celles de la Cour de cassation » (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité,2520). Ensuite, on rappellera que le rapport de 2013 n’est pas exempt de critiques quant aux modalités de fonctionnement de l’exception d’ordre public. En effet, l’arrêt de 2011 y est présenté comme une simple mise en œuvre de l’ordre public de proximité parce que certains liens sont visés dans l’énoncé des faits (Rapport annuel, précité, p.342). Toutefois, lorsque sont en cause des « principes essentiels » du for (que le rapport qualifie de « valeurs intangibles »), pour lesquels seul le déclenchement de l’effet plein de l’ordre public serait admissible, des critères de proximité ont également été précisés dans l’énoncé des faits. La logique du rapport de 2013 semble donc bancale. Cette incohérence avait d’ailleurs fait écrire à Johanna Guillaumé que « soit le juge peut recourir à l’ordre public de proximité pour protéger les principes essentiels du droit français, soit la mention d’un lien avec la France ailleurs que dans le dispositif de l’arrêt est dépourvu de sens » (J. Guillaumé, « L’ordre public international selon le rapport 2013 de la Cour de cassation », D. 2014, p.2121, spé. p. 2124, n°22.). Cette critique peut être réitérée à propos de l’arrêt de 2017. En vue de veiller à une certaine cohérence du modèle hiérarchique préconisé par le rapport de 2013, il conviendrait sans doute d’admettre que celui-ci a prétendu revenir sur le sens exact de la décision de 2011 (K. Bihannic, Repenser l’ordre public de proximité. D’une conception hiérarchique à une conception proportionnelle, Thèse dactyl., Paris 1, 1er décembre 2017, n°282 et s.). Dès lors, la similitude entre la décision de 2011 et celle de 2017 pourrait s’interpréter comme la preuve du retour à une analyse plus littérale de l’arrêt. La condition de proximité serait ainsi abandonnée.
  8. Sur le fond, on peut s’interroger sur la pertinence qu’il y aurait à ne pas considérer que le droit à l’établissement de la filiation paternelle constitue un « élément à part entière de l’ordre public » (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité, 2520). Plusieurs arguments de droit positif peuvent, en effet, être invoqués en vue de souligner à quel point le principe a gagné en importance au cours des dernières années. Le principe de non-discrimination et le droit à l’identité, auquel la jurisprudence de la CEDH rattache directement le droit à connaître ses origines, et donc sa filiation, en rendent pleinement compte (Notamment, CEDH, 26 juin 2014, req. n°65941/11, Labassee c./ France, §38 ; CEDH, 26 juin 2014, req. n°65192/11, Mennesson c./ France, §46. Voir déjà CEDH, 2002, req. n°53176/99, Mikulić c./ Croatie, §35 ; CEDH, 6 juillet 2010, Grönmark c./ Finlande, req. n°17038/04, §39 ; comp, affirmant l’intérêt de l’enfant est « avant tout de connaitre la vérité sur ses origines », CEDH, 14 janvier 2016, req. n°30955/12, Mandet c./ France, D. Actualités, 8 février 2016, obs. V. Lefebvre; JCP G n°11, 14 mars 2016, p.305, note T. Garé ; Dr. Fam., mars 2016, comm.47, H. Fulchiron.). En droit interne, le fait que le Conseil d’Etat ait jugé opportun de saisir les sages de la rue Montpensier de la constitutionnalité de l’accouchement sous X (CC 2012-248, 16 mai 2012, QPC ; C. Neirick, « Le Conseil Constitutionnel, l’accouchement secret et l’accès aux origines personnelles de l’enfant », Dr. Fam. 2012, n°7, juillet 2012, comm. 120) contribue à démontrer la prétention à la fondamentalité prise par ce principe (Comp. A. Dionisi-Peyrusse, « La reconnaissance en France des situations familiales créées à l’étranger. Maternité pour autrui, adoption et mariage homosexuel, polygamie et répudiation », AJ Fam. 2011, p. 250). D’autant que, corrélativement, les justifications invoquées au soutien des limites au droit à la filiation sont dévalorisées (T. Gründler, « Les droits des enfants contre les droits des femmes : vers la fin de l’accouchement sous X ? » in Séminaire droits des femmes face à l’essor de l’intérêt de l’enfant, La revue des Droits de l’Homme n°3, juin 2013, [en ligne] https://revdh.files.wordpress.com/2013/06/5seminairegrundler2.pdf., p.83 et s.), accentuant le sentiment qu’il existe un véritable droit à la filiation, à tout le moins biologique, en passe d’accéder au rang de « droit de l’homme ». Enfin, des textes internationaux contribuent à faire de ce principe l’un des plus fondamentaux de l’ordre juridique du for. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la Convention de New York du 20 novembre 1989. Sans doute serait-il possible d’invoquer d’autres éléments en vue de souligner les limites que rencontre encore le droit à l’établissement de la filiation. La prohibition – temporaire (CA Caen, 8 juin 2017, n°16/01314, D. 2017, p.2107, obs. A. Batteur ; AJ Fam. 2017, p.545, obs. J. Houssier ; Adde, D. Guével, « Des enfants moins égaux que les autres… », D. 2018, p.65) ? – de la filiation incestueuse, le maintien de l’accouchement sous X, le refus de principe opposé à la levée de l’anonymat pour les dons de gamètes (Pour une décision récente en ce sens, CE, 12 novembre 2015, AJ Fam. 2015, p. 639, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; Comp. N. Le Bonniec, « L’anonymat du don de gamètes en France : un possible terrain d’inconventionnalité ? », RDSS 2017, p.281) ou encore l’interdiction de faire établir une filiation à l’égard de l’auteur du don (C.civ., art. 311-19), participent ainsi de la relativité du droit à l’établissement de la filiation. Par conséquent, il serait illégitime d’assurer la défense de ce principe au titre de l’effet plein de l’ordre public. Peut-être, cependant, qu’une plus grande précision dans la détermination de ce qui constituerait la valeur défendue permettrait d’évacuer la critique ? Ainsi, il s’agirait moins de défendre toutes les formes d’établissement de la filiation que l’une d’elle, la filiation « charnelle » et, possiblement, non incestueuse… La légitimité d’une telle distinction pourrait être discutée mais, sous cette condition, on pourrait envisager de poser le principe absolu d’un droit à l’établissement de la filiation paternelle naturelle.
  9. Le refoulement de toute exigence de liens permettrait, en outre, de satisfaire une doctrine majoritaire condamnant sévèrement le mécanisme de l’ordre public de proximité en raison de sa nature et de ses effets (K. Bihannic, Thèse précitée, n°39 et s.). On se souvient, en particulier, que son caractère prétendument relativiste et les conséquences discriminantes qui en découleraient ont été dénoncés avec véhémence (L. Gannagé, « A propos de l’ « absolutisme » des droits fondamentaux », in Vers de nouveaux équilibres entre ordres juridiques, Liber amicorum Hélène Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p.265 ; , « L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs », TCFDIP 2006-2009, p.205 ; id., Les méthodes du droit international privé à l’épreuve des conflits de cultures, RCADI, t.357, 2013, p.235, spé. p.331, n°124 et s.). Certains auteurs se sont particulièrement indignés de soutenir qu’un enfant aurait intérêt à n’avoir de père nulle part plutôt qu’une filiation boiteuse (Y. Lequette lors des débats ayant suivis la communication de L. Gannagé, « L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs », précité, p.240 ; L. Gannagé, Cours précité (2013), p.391, n°204). La décision gagnerait donc à s’interpréter comme la marque d’un abandon de l’ordre public de proximité en matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle. Ce faisant, elle ne ferait que s’inscrire dans un processus jurisprudentiel qui gagne en importance, l’ordre public de proximité ayant vu son domaine d’application se réduire largement au cours de la décennie (K. Bihannic, Thèse précitée, n°18 et s). Et pourtant, le constat d’un délaissement de la condition de proximité dans cette décision pourrait s’interpréter comme une simple réinterprétation des modalités de mise en œuvre de l’ordre public de proximité.

 

B – Une évolution dans les modalités de mise en œuvre de l’ordre public de proximité ?

 

  1. La critique du relativisme culturel formulée à l’encontre de l’ordre public de proximité pourrait, sous certaines conditions, sembler excessive. S’il est certain que l’exigence d’un lien ne peut pas se concilier avec l’idée d’absolu inhérent aux droits de l’homme, les enseignements du droit allemand, auquel l’ordre public de proximité a été emprunté (N. Joubert, La notion de liens suffisants avec l’ordre juridique (Inlandsbeziehung) en droit international privé, Litec, 2007), sont particulièrement utiles. Ils tendent, en effet, à souligner qu’il n’existe pas d’insurmontable antinomie entre les droits fondamentaux et la théorie de l’Inlandsbeziehung, pendant germanique de l’ordre public de proximité. En effet, cette théorie se voit généralement adjoindre un outil complémentaire, la proportionnalité inversée (Notamment, A. Bücher, L’ordre public et le but social des lois, RCADI, t.239, 1993, p.53, n°26). Concrètement, il s’agit de réduire l’exigence de proximité à mesure que le principe en cause est considéré comme essentiel. La condition de proximité pourra ainsi être assimilée au lien qui fonde la compétence du juge. A l’extrême, il serait possible d’en déduire que cet alignement revient à considérer qu’aucun lien de proximité n’est requis, en particulier lorsque le juge du for a été saisi d’un chef de compétence tenant à la particulière impérativité du principe en cause ou pour éviter un déni de justice ( P. Lagarde, Recherches sur l’ordre public en droit international privé, LGDJ, 1959, p.72, n°66). A cet égard, on évoquera un véritable effet paroxystique de la proportionnalité inversée, la condition de proximité étant purement et simplement supprimée compte tenu de l’extrême importance des valeurs en cause (K. Bihannic, Thèse précitée, n°291 et s.). Ainsi, la théorie allemande suppose que la dimension matérielle de l’exception d’ordre public n’est pas abandonnée au profit d’une conception strictement automatique du mécanisme défensif, fondée sur l’analyse de la seule proximité. Au contraire, une véritable hiérarchisation des principes s’opère, que les modalités de déclenchement de l’exception d’ordre public viennent éclairer. Appréhendée par le prisme du couple ordre public de proximité/proportionnalité inversée, la décision du 27 septembre 2017 témoignerait donc de l’accès du principe de l’établissement de la filiation paternelle naturelle « charnelle » et, peut-être, non incestueuse, au plus haut degré de fondamentalité de l’ordre juridique français.
  2. Il est toutefois nécessaire de s’interroger sur les motifs qui justifieraient cette analyse. Pourquoi faire le détour par cet instrument de hiérarchisation plutôt que d’affirmer simplement l’abandon de l’ordre public de proximité ? La raison est triple.
  3. En premier lieu, le fonctionnement de l’exception d’ordre public a toujours été fondé sur une logique hiérarchique plus ou moins consciente et apparente. A cet égard, la théorie de l’effet atténué permet, au moins en théorie, d’en rendre compte. Il s’agit de considérer que la réaction de l’exception d’ordre public n’est pas la même lorsqu’il s’agit de reconnaître les effets d’une situation valablement constituée à l’étranger. Dans cette hypothèse, l’exigence de respect de l’harmonie internationale est plus forte qu’au stade de la création de la situation si bien que l’exception d’ordre public, mécanisme de refoulement de la norme étrangère, se doit de faire preuve d’une tolérance accrue. L’ordre public ne devrait donc pouvoir jouer que de manière très exceptionnelle. La doctrine s’évertue toutefois, de longue date, à affirmer que l’effet atténué n’est pas un effet nul et que le mécanisme défensif peut être déclenché. S’il est possible de s’interroger sur le caractère incantatoire de cette affirmation tant les hypothèses de réactivation sont demeurées rares, le motif justifiant la réactivation de l’effet plein contribue à insuffler une forte composante hiérarchique au sein de l’exception d’ordre public. En effet, il n’est pas interdit de penser que le degré de fondamentalité reconnue à la valeur joue un rôle central dans l’opportunité d’en revenir à l’effet plein de l’ordre public (J. Guillaumé, « L’ordre public international selon le rapport 2013 de la Cour de cassation », précité, n°16 ; Contra, Boden, L’ordre public : limite et condition de la tolérance. Recherches sur le pluralisme juridique, Thèse Dactyl. Paris 1, 2002, p.742, n°674).
  4. En deuxième lieu, cette conception permettrait d’expliquer harmonieusement l’ensemble de la jurisprudence depuis 2011, sans tomber dans l’incohérence du rapport annuel de 2013. Si les décisions rendues postérieurement à la publication du rapport maintiennent, assez logiquement, la condition de proximité réhabilitée entre temps, il est possible de s’interroger sur les raisons qui avaient justifiées son maintien entre l’arrêt du 26 octobre 2011 et la diffusion du rapport. L’ensemble des magistrats était-il informé, de manière officieuse, de ce que la décision n’était qu’une mise en œuvre de l’ordre public de proximité ? Se peut-il, à l’inverse, que la décision de 2011 porte la marque de la proportionnalité inversée ? Aucune de ces interprétations ne peut être définitivement exclue… En revanche, il est possible d’identifier une forme de hiérarchisation – au moins indirecte – des valeurs dans la jurisprudence (K. Bihannic, Thèse précitée, n°357 et s). En effet, la quantité et la qualité de liens requis ne sont pas les mêmes selon la nature du contentieux en cause. La logique hiérarchique à l’œuvre serait ainsi le signe tangible de la proportionnalité inversée.
  5. En troisième lieu, enfin, si le recours à la proportionnalité inversée ne permet pas nécessairement de régler définitivement la problématique du relativisme culturel, elle apporte au moins de la souplesse dans la réponse que l’ordre public de proximité y apporte. En effet, elle permet de distinguer, ainsi qu’y appelait Hélène Gaudemet-Tallon, entre différents niveaux de fondamentalité des valeurs (H. Gaudemet-Tallon,« Nationalité, statut personnel et droits de l’homme », in Festchrift für Erik Jayme, Sellier. European Law Publishers, 2004, t.1, p.205, p.219 et s. ; , Le pluralisme en droit international privé : richesses et faiblesses (le funambule et l’Arc-en-ciel). Cour général, RCADI, t. 312, 2005, p. 409, n°469 et s.). La critique selon laquelle les valeurs les plus essentielles se réduiraient obligatoirement à une poignée de principes extrêmement rares, tels que l’esclavagisme ou la piraterie, serait ainsi opportunément contredite par la décision de 2017. Cette distinction serait l’occasion de rappeler que l’accès à la fondamentalité d’une valeur ne repose pas exclusivement sur une analyse de droit comparé conduite à l’échelle mondiale, voire simplement européenne. Le recours à la proportionnalité inversée permettrait ainsi d’affirmer qu’un principe strictement national peut encore être défendu au titre de l’exception d’ordre public (Comp. L. Usunier, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, pourvois nos 16-17.198 et 16-13.151, RTD civ. 2017, p.833). Au regard du poids croissant de la jurisprudence européenne (CEDH et CJUE) dans le fonctionnement de l’exception d’ordre public, l’affirmation pourrait sembler hasardeuse. La voie, nécessairement délicate, d’une conception hiérarchique est-elle opportune ? Peut-elle encore être conduite à une échelle strictement nationale ou, tout du moins intégrer, certaines spécificités locales ? Ne risque-t-elle de fausser la méthodologie à l’œuvre dans le fonctionnement de l’exception d’ordre public en favorisant un certain désintérêt pour l’incidence concrète de la norme étrangère sur les valeurs de l’ordre juridique du for ? Ce faisant, l’autorité de la rège de conflit du for ne risque-t-elle pas d’en pâtir, la désignation du droit étranger se révélant, peu à peu, n’être qu’une « façade ». Ces incertitudes contribuent certainement à envisager une rénovation méthodologique de l’exception d’ordre public.

 

II – Une conception méthodologique à analyser

 

  1. Mécanisme à la mode, la proportionnalité n’en finit plus de conquérir de nouveaux terrains et il n’est pas étonnant que la question de son utilisation en matière de droit international privé (J. Heymann, « Importing proportionality to the conflict of laws », in Private international law and global governance, H. Muir Watt et D. P. Fernández Arroyo (ed.), Oxford University press, 2014, p.277), en général, et d’exception d’ordre public (K. Bihannic, Thèse précitée ; J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité), en particulier, émerge. Les justifications de cette évolution méthodologique doivent être envisagées (A). A la suite, certaines interrogations pratiques dans sa mise en œuvre doivent être enviagées (B).

 

A – Les justifications de la proposition

 

  1. S’il est possible de questionner assez largement les motifs qui justifieraient le recours à un raisonnement fondé sur la proportionnalité en matière d’exception d’ordre public, trois raisons principales doivent être évoquées.
  2. En premier lieu, la place croissante occupée par les droits fondamentaux au sein de l’exception d’ordre public peut inciter à employer cet instrument. Il s’agirait, en effet, du modèle de raisonnement classique en ce domaine (Notamment G. Huscroft, B. W. Miller et G. Webber, « Introduction », in Proportionality and the Rule of Law, Rights, justification, Reasoning, Huscroft, B. W. Miller et G. Webber (ed.), Cambridge University Press, 2014, p.1; P. Deumier, « Repenser la motivation des arrêts de la Cour de cassation ? Raisons, identification, réalisation », op.cit, p.4 ; C. Jamin, « Juger et motiver : introduction comparative à la question du contrôle de proportionnalité en matière de droits fondamentaux », [e ligne] https://www.courdecassation.fr/cour_cassation_1/reforme_cour_7109/juger_motiver._31563.html ; Comp. cependant T. Marzal, « La cour de cassation à « l’âge de la balance ». Analyse critique et comparative de la proportionnalité comme forme de raisonnement » RTD civ. 2017, p.789). Ainsi, l’exception d’ordre public serait impactée par les droits de l’homme aussi bien dans son contenu que dans sa méthodologie. Ce constat n’est pas sans soulever d’importantes questions, notamment sur les capacités de maitrise des ordres juridiques nationaux sur le contenu de leur exception d’ordre public ou sur la préservation des spécificités méthodologiques du droit international privé. Il n’en reste pas moins que la fondamentalisation du contenu de l’ordre public a une incidence directe sur sa méthodologie. Cet impact ne serait être nié. La proportionnalité pourrait peut-être permettre de préserver le déclenchement de l’exception d’ordre que les droits fondamentaux peuvent avoir tendance à occulter. Pour ce faire, une précision sur la manière d’envisager le débat doit, néanmoins, être apportée. Le risque est grand, en effet, que les juridictions européennes (CEDH et CJUE) se laissent emportées par des biais interprétatifs dont le principal effet est de limiter à outrance la défense des valeurs de la société du for (T. Marzal, “The Constitutionalisation of Party Autonomy in European Family Law”, (2010) 155 JPIL 6:1, 167). En revanche, en prenant conscience qu’il s’agit le plus souvent d’opposer deux types de valeurs également connues et défendues par l’ordre juridique du for (fréquemment le droit au respect de la vie privée et familiale, d’une part et le principe d’égalité, d’autre part), ces dérives pourraient être dépassées. Les juridictions européennes seraient ainsi amenées à considérer que la finalité profonde dans le déclenchement de l’exception d’ordre public consiste à assurer un juste équilibre entre une pluralité de valeurs qui méritent toutes d’être protégées. Simplement, ainsi que l’a opportunément énoncé Paul Valadier, « tout n’est pas également important au même moment, leçon inverse de celle du relativisme, et donc qu’il est des temps pour chaque chose ou des valeurs à respecter pour chaque situation » (P. Valadier, L’anarchie des valeurs, Albin Michel, 1997, p.163). La proportionnalité permettrait alors de venir donner corps à cette réalité en incitant les juges européens à repenser l’opportunité du déclenchement de l’ordre public selon la logique du conflit de droits fondamentaux. Cette conception permettrait sans doute le dépassement des biais interprétatifs et la méfiance systématique manifestée par les juridictions européennes à l’encontre de l’exception d’ordre public.
  3. En deuxième lieu, ce qui découle directement de la logique de mise en balance, la proportionnalité fait un écho direct à la méthodologie traditionnelle de l’exception d’ordre public. En effet, il est communément affirmé que l’ordre public ne doit être déclenché qu’au regard des circonstances concrètes de la cause. La présente décision le réaffirme d’ailleurs expressément. Or, l’une des vocations premières de la proportionnalité consiste précisément à un effort d’adaptation de la solution aux spécificités du cas d’espèce. Dès lors, on peut se demander si le recours à la proportionnalité ne se contenterait pas, en pratique, de contribuer à l’individualisation des solutions et de renforcer le caractère in concreto de l’ordre public. En ce sens, la proportionnalité se présenterait comme un moyen d’affinement méthodologique ( J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité, p.2521). Deux conséquences principales en résulteraient. En premier lieu, le recours à la proportionnalité permettrait de lutter contre une volonté tenace de systématisation du déclenchement du mécanisme défensif au nom d’un impératif de sécurité juridique. En second lieu, la technique pourrait contraindre les juridictions à une meilleure extériorisation de leur argumentation sur la mise en œuvre de l’exception d’ordre public (Pour un débat sur la contribution de la proportionnalité à la justification du recours au mécanisme, K. Bihannic, Thèse précitée, n°918 et s. ; Adde., T. Marzal, « La cour de cassation à « l’âge de la balance ». Analyse critique et comparative de la proportionnalité comme forme de raisonnement », précité). On assisterait, à cet égard, à un véritable bouleversement dont il y aurait tout lieu de se réjouir.
  4. En troisième lieu, le recours à un raisonnement fondé sur la proportionnalité permettrait de réaffirmer une réalité qui s’efface peu à peu en raison de la place quasi-exclusive que tendent à prendre certains critères dans la mise en œuvre de l’exception d’ordre public (en particulier la proximité et la durée) : l’effet plein, l’effet atténué et l’ordre public de proximité ne sont que les différentes facettes d’un même mécanisme ayant en charge de déterminer le seuil de tolérance de l’ordre juridique du for aux valeurs et principes étrangers. Ainsi, le basculement vers un raisonnement fondé sur la proportionnalité permettrait de réaffirmer l’unicité fonctionnelle de l’exception d’ordre public en contribuant à ce que chaque élément de variabilité conserve sa seule dimension technique.
  5. Il convient en outre de souligner que cette évolution trouve désormais une assise en droit positif. En effet, les décisions rendues le même jour à propos de la conformité d’une loi ignorant la réserve héréditaire témoignent de l’utilisation de la proportionnalité pour la mise en œuvre de l’exception d’ordre public (Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, (deux arrêts), 2017, p.2185, note J. Guillaumé; RTD civ. 2017, p.833, note L. Usunier). Par conséquent, l’emploi de cette modalité de raisonnement apparait fondé en théorie et se développe en pratique. Cette rénovation méthodologique nécessite cependant d’être questionnée plus avant.

 

B – Les questions en suspend

 

  1. Si le principe du recours à la proportionnalité bénéficie d’un attrait non négligeable, il n’en demeure pas moins que sa modélisation pratique soulève un certain nombre de question qui méritent que l’on s’y attarde. A cet égard, deux éléments principaux retiennent l’attention.
  2. En premier, lieu, les critères utilisables en vue de décider s’il convient de faire prévaloir la défense des valeurs fondamentales ou l’harmonie internationale doivent être précisées. A cet égard, les décisions rendues à propos de la réserve héréditaire peuvent aider à leur identification. Dans les deux cas, il s’agissait de savoir si le family trust constitué selon le droit californien par le défunt qui résidait habituellement en Californie et par lequel il exhérédait totalement ses enfants issus d’un premier lit était ou non conforme à l’ordre public international. A cette occasion, la Haute juridiction a précisé qu’ « une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ». A la suite, en vue de déterminer si, en pratique, la loi prohibitive serait contraire à l’exception d’ordre public, la Cour de cassation s’efforce de comparer la situation du de cujus, de la situation des enfants exhérédés, des droits dont peuvent se prévaloir les tiers ou encore de la durée depuis laquelle le défunt résidait en Californie. Si ces éléments soulignent le besoin de comparer la situation de chaque partie, le caractère plus ou moins légitime de leurs prétentions ou encore de l’incidence de la décision sur des tiers, on peut s’interroger sur la place reconnue à la condition de proximité dans le raisonnement de proportionnalité. Celle-ci n’est pas totalement ignorée. Cependant, elle n’est pas envisagée par rapport à l’ordre juridique du for, d’une part, ni par rapport aux enfants, d’autre part. S’agit-il effectivement de tenir compte de la condition de proximité ? Si tel est le cas, quel est l’objectif recherché ? Il serait possible de penser que la juridiction s’efforce, par ce biais, de questionner le caractère non-frauduleux de la constitution d’un family trust de droit californien. Il faut dire que la difficulté de rapporter la preuve de la fraude invite à privilégier un raisonnement en termes d’ordre public (Notamment, P. Lagarde, obs. sous Cass Civ. 1ère, 27 septembre 2017, n°16-13.151 et n°16-17.198, « La réserve héréditaire n’est pas d’ordre public international : autres regards », AJ Fam. 2017, p.598). Peut-on aller plus loin et considérer que, derrière le questionnement, c’est aussi une détermination du milieu de vie de l’ensemble des intéressés qui est évoqué et de la légitimité des prévisions des parties ? Ce faisant, il y aurait tout lieu de croire que la détermination du cadre de vie habituelle des individus pèse sur la plus ou moins forte légitimité de déclencher l’exception d’ordre public.
  3. Dans un sens relativement similaire, la condition de proximité pourrait contribuer à légitimer le déclenchement de l’exception d’ordre public à l’encontre d’une décision rendue dans un autre Etat membre de l’Union européenne ou partie à la Convention européenne des droits de l’homme (Conv.EDH). Compte tenu de l’importance des liens entretenus par la situation avec l’ordre juridique du for, les juridictions européennes pourraient peut-être faire preuve de plus tolérance dans la mise en œuvre de l’exception d’ordre public vouée à assurer la défense d’un principe propre à l’État qui invoque son ordre public (Contra Usunier, note précitée sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017). De fait, le régime de l’exception d’ordre public serait désormais lié à la plus ou moins grande marge d’appréciation dont jouissent les États. Le recours à la condition de proximité servirait, uniquement, à venir renforcer l’opportunité du déclenchement du mécanisme défensif.
  4. En second lieu, le recours à la proportionnalité pourrait, selon certaines interprétations, faire craindre que l’ensemble du système ne dérive vers une logique arbitraire (T. Marzal, « La cour de cassation à « l’âge de la balance ». Analyse critique et comparative de la proportionnalité comme forme de raisonnement », précité). L’excessive liberté laissée aux juges serait, en la matière, particulièrement dommageable compte tenu de l’effet dévastateur de l’exception d’ordre public sur le droit international privé. Mais dans la mesure où la proportionnalité ne semble pas pouvoir être critiquée dans son principe, il conviendra certainement de veiller pour l’avenir, à ce que des conditions d’encadrement de cette technique de raisonnement soit envisagée. Si la place du précédent se dessine comme une option envisageable, le principe de cohérence peut, plus généralement, garantir une certaine harmonie jurisprudentielle (K. Bihannic, Thèse précitée, n°944 et s.). Il apparait, en tout cas, que les réflexions entamées par la Cour de cassation dans la rénovation de son office présentent un intérêt évident pour la question de l’avenir des modalités de mise en œuvre de l’exception d’ordre public.

 

 

L’accès au juge dans le domaine de l’environnement : le hiatus du droit de l’Union européenne

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L’accès à la justice est le moyen concret de faire valoir le droit de chacun au respect des dispositions protégeant l’environnement, l’élément essentiel de l’application de celles-ci. Dans quelle mesure l’ordre juridique de l’Union européenne, Union de droit ayant vocation à garantir une protection juridictionnelle effective, garantit-il un tel droit ? Comment sont mis en œuvre les dispositions de la Convention d’Aarhus qui font partie intégrante de l’ordre juridique européen ? Le présent article fait apparaître une différence de traitement par le droit de l’Union de l’accès aux juges nationaux et celui de l’accès à sa propre Cour. En effet, si l’accès aux juges nationaux dans les contentieux environnementaux, est largement promu par le droit de l’Union a contrario, l’accès à la Cour de justice est, au contraire, rigoureusement encadré dans le droit de l’Union et en dépit de propositions et revendications, aucune évolution substantielle ne peut être relevée dans le domaine de l’environnement.

Par Estelle Brosset, Professeure, Chaire Jean Monnet, Directrice du Master 2 Droit International et Européen de l’Environnement

Aix Marseille Univ, Université de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence, France

et Eve Truilhé-Marengo, Directrice de recherches CNRS, Directrice du Master 2 Droit International et Européen de l’Environnement

Aix Marseille Univ, Université de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence, France

Introduction

 

L’accès à la justice est le moyen concret de faire valoir le droit de chacun au respect des dispositions protégeant l’environnement et constitue de ce fait l’élément essentiel de l’application de celles-ci. Or, accéder à la justice au nom de la protection de l’environnement n’est pas chose aisée. D’abord, la nature, pas plus que ses éléments, ne peut défendre elle-même ses intérêts en justice[1]. Cette prérogative doit donc être transférée à des sujets de droit, des individus, seuls ou regroupés en association, agissant au nom de la défense de l’environnement contre une norme juridique insuffisamment protectrice ou contre une décision d’autorisation d’un projet, d’une activité ou d’une substance dangereuse pour l’environnement. Ensuite, même si des intérêts individuels peuvent également être en jeu, la protection de l’environnement constitue, par nature, un intérêt collectif alors que, dans de très nombreux systèmes juridiques, un intérêt personnel est requis pour qui prétend agir en justice. Un aménagement des règles procédurales applicables est donc généralement nécessaire pour que soit assuré le droit d’accès à la justice en matière d’environnement.

 

Qu’en est-il dans le cadre du droit de l’Union européenne ? C’est l’objectif du présent article que d’analyser dans quelle mesure l’ordre juridique de l’Union européenne garantit un tel droit entendu, dans le cadre de cette étude, comme le droit des personnes physiques et morales d’accéder à un juge. Le droit de l’environnement de l’Union européenne est dense, cumulant instruments sectoriels et instruments de nature transversale[2]. Il est donc pour le moins essentiel, pour en assurer l’effectivité, que les juges, les juges nationaux comme la Cour de justice de l’Union, puissent être saisis de tous les litiges liés à la mauvaise application des normes qui le composent. À première vue la situation s’annonce plutôt rassurante. Depuis son origine[3], l’Union se définit comme une Union de droit[4] qui a vocation à garantir une protection juridictionnelle effective désormais[5] consacrée dans le Traité[6] et dans l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. D’ailleurs, les voies de recours prévues dans le Traité sont nombreuses, « complètes »[7] nous dit même la Cour, destinées à permettre le contrôle par la Cour tant des actes pris par les institutions, organes et organismes de l’Union que des actes, comportement ou abstentions des Etats. S’y ajoutent celles prévues devant les juridictions nationales, l’article 19, paragraphe 1, deuxième phrase, du TUE, imposant aux États membres d’établir « les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». Dans le domaine de l’environnement, le principe est en outre particulièrement valorisé depuis l’adoption en 1998 de la Convention sur l’accès à l’information, à la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, convention approuvée au nom de la Communauté européenne par la décision 2005/370 du 17 février 2005[8]. Depuis lors, l’Union est, aux côtés des Etats membres, partie à la Convention qui fait donc partie intégrante de l’ordre juridique de l’Union et pour laquelle la Cour a compétence pour statuer à titre préjudiciel en interprétation[9]. Or, l’objectif de la Convention est ambitieux notamment – mais pas seulement- s’agissant du droit d’accès à la justice en matière d’environnement[10] organisé dans trois hypothèses distinctes : en relation avec l’accès à l’information[11], avec le processus décisionnel[12] et de façon plus générale afin de contester toute hypothèse de violation de dispositions nationales (et de droit de l’Union) protégeant l’environnement. En vertu du troisième paragraphe de l’article 9 du texte, les Parties à la Convention doivent en effet veiller à ce que « les membres du public qui répondent aux critères éventuels prévus par son droit interne puissent engager des procédures administratives ou judiciaires pour contester les actes ou omissions de particuliers ou d’autorités publiques allant à l’encontre des dispositions du droit national de l’environnement ».

 

Pourtant, dès que l’analyse se fait plus précise, l’impression se transforme singulièrement et devient plus contrastée. L’actualité la plus récente donne d’ailleurs quelques indices non négligeables. Pour la deuxième fois, dans une décision du 17 mars 2017[13], le comité d’examen du respect de la Convention d’Aarhus a constaté les insuffisances du droit de l’Union vis-à-vis du droit au juge en matière environnementale et conclu à la non-conformité du droit de l’Union vis-à-vis des prescriptions de la Convention en matière d’accès du public à la justice[14]. Et pourtant, dans la même période, la Commission publiait, plus précisément le 28 avril 2017, une Communication sur l’accès à la justice en matière d’environnement[15] en vue de recenser l’importante jurisprudence de la Cour en la matière et ce faisant, de « clarifier sensiblement les choses et constituer une source de référence » notamment pour « le public, notamment les personnes physiques et les ONG environnementales, agissant en défenseurs de l’intérêt général »[16]. En conclusion de son document, la Commission souligne que, de son point de vue, « les exigences figurant actuellement dans l’acquis de l’Union (…) fournissent déjà un cadre cohérent pour l’accès à la justice dans ce domaine[17]. D’ailleurs, l’arrêt rendu le 20 décembre dernier, Protect Natur[18], semble conforter cette conclusion. La Cour, sur le fondement de l’article 47 de la Charte et de l’article 9-3 de la Convention d’Aarhus, rappelle l’impossibilité pour les droits procéduraux nationaux de priver les organisations de défense de l’environnement de la possibilité de faire contrôler le respect des normes issues du droit de l’Union de l’environnement[19] et souligne, qu’en ce cas, il incombe à la juridiction nationale, de laisser inappliquée, dans le litige dont elle est saisie, la règle de droit procédural national.

 

Pour rendre compte de cette situation, il est utile d’envisager d’une part l’accès aux juges nationaux et les règles du droit de l’Union qui s’y appliquent, d’autre part, l’accès à la Cour de justice (et à son Tribunal)[20] en tant que tel. En effet, si l’accès aux juges nationaux est, s’agissant des contentieux environnementaux, largement favorisé par le droit de l’Union, a contrario, l’accès à la Cour de justice est, au contraire, rigoureusement encadré dans le droit de l’Union, et en dépit de propositions et revendications, aucune modification n’a eu lieu pour le domaine de l’environnement. Le droit de l’Union -et plus spécifiquement la jurisprudence de la Cour- semble exiger des États membres ce qu’elle n’exige pas pour elle-même. Certes, les conséquences peuvent, d’un certain point, de vue être relativisées car, c’est l’argument régulier dans la jurisprudence, les limites à l’accès à la Cour elle-même sont précisément compensées par l’accès aux juges nationaux qui peuvent connaître des mesures nationales de mise en œuvre du droit de l’Union et qui peuvent, le cas échéant, saisir la Cour d’une question préjudicielle. Toutefois, outre le fait que cela n’est pas toujours le cas, un hiatus existe dans la mesure où l’invalidité des mesures prises au niveau de l’Union elle-même ne peut que très difficilement être avancée devant le juge de l’Union. Il s’agira ici de rendre compte de l’importance d’un tel hiatus entre l’accès aux juges nationaux et l’accès au juge de l’Union en tant que tel. Dans le premier cas, une spécificité dans le domaine de l’environnement est promue (partie 1), dans le second cas, elle demeure encore largement déniée (partie 2.)

 

Première partie – L’accès aux juges nationaux : la spécificité environnementale promue par le droit de l’Union

 

Principe d’administration indirecte et autonomie institutionnelle et procédurale des Etats membres. Si le droit de l’Union peut être avancé au fond devant les juridictions nationales, juridictions de droit commun du droit de l’Union, celui-ci n’a pas, par principe, vocation à s’intéresser aux conditions de l’accès à de telles juridictions. Il faut rappeler en effet que, en vertu du principe d’administration indirecte, ce sont les Etats membres qui ont la charge de mettre en œuvre le droit produit par l’ordre juridique de l’Union qui, bien qu’autonome dans sa conception, « dépend des efforts des Etats membres » s’agissant du respect de ses dispositions[21]. Il faut également rappeler que, en ce but, l’article 19-1 du TUE consacre, de manière générale, l’obligation pour les Etats membres de garantir une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. Il convient enfin de rappeler qu’il est de jurisprudence constante qu’« il appartient à chaque Etat membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice »[22] visant à assurer le respect du droit de l’Union ce que l’on peut désigner sous le nom de principe de l’autonomie institutionnelle et procédurale. On remarquera que ce principe est compatible avec ce que prévoit la Convention d’Aarhus elle-même. Celle-ci accorde en effet aux Etats Parties une marge de manœuvre dans l’application du droit à l’accès à la justice et l’organisation des recours ayant pour objectif de contester un acte ayant été adopté en dépit des règles relatives à la participation du public ou plus largement de contester un acte portant atteinte à toute autre norme environnementale. Ainsi, pour le premier cas, l’article 9-2 prévoit que le droit de recours est accordé aux « membres du public concerné » ayant un intérêt suffisant pour agir ou faisant valoir une atteinte à un droit. Or, il est précisé que « ce qui constitue un intérêt suffisant et une atteinte à un droit est déterminé selon les dispositions du droit interne (…) ». Ainsi, les organisations non gouvernementales sont réputées avoir un intérêt et des droits auxquels il pourrait être porté atteinte lorsqu’elles œuvrent en faveur de la protection de l’environnement et qu’elles remplissent les conditions pouvant être requises en droit interne. Dans le second cas, l’article 9-3 prévoit que « les membres du public » doivent pouvoir engager des procédures administratives ou judiciaires pour contester les actes ou omissions de particuliers ou d’autorités publiques allant à l’encontre des dispositions du droit national de l’environnement, mais uniquement lorsqu’ils répondent « aux critères éventuels prévus par son droit interne ». Ces dispositions consacrent donc bien un droit au juge en matière d’environnement mais en aucune manière un accès inconditionnel des membres du public à la justice, une actio popularis environnementale, autorisant les Etats parties à établir des critères spécifiques auxquels ces derniers doivent répondre pour pouvoir effectivement exercer les recours prévus[23]. C’est d’ailleurs précisément pour cette raison que la Cour a, à l’occasion d’un renvoi préjudiciel formé dans un litige portant sur la protection d’une espèce d’ours brun en Slovaquie[24], conclu à l’absence d’effet direct de l’article 9-3, estimant que la disposition ne contient aucune obligation claire et précise de nature à régir la situation des particuliers[25].

 

On doit toutefois admettre que et ce, en dépit de l’autonomie institutionnelle procédurale sans cesse rappelée, le droit de l’Union dit beaucoup, et c’est là un élément important de spécificité, à propos des conditions d’accès aux juges des Etats membres de l’Union, notamment dans le domaine de l’environnement en arguant du principe de l’effectivité du droit de l’Union mais également de la nécessaire application des principes de la Convention d’Aarhus. Certes, les dispositions du droit dérivé se révèlent relativement limitées, sans doute ultime marque d’une volonté d’assurer le respect du principe de l’autonomie procédurale dont jouissent les Etats membres de l’Union (I). Mais, du côté de la jurisprudence de la Cour de justice, les prescriptions sont au contraire tout à fait nombreuses et précises et attestent clairement de ce que le juge de l’Union s’efforce, en la matière, à concilier autonomie procédurale et protection effective du droit d’accéder à la justice (II).

 

I – Un bilan législatif en demi-teinte : la marque de l’autonomie procédurale des Etats

 

Les prescriptions dans le droit dérivé de l’Union demeurent relativement rares mais surtout faiblement développées.

 

Eclatement des dispositions consacrant le droit au juge. Pendant longtemps, la question de l’accès au juge en matière d’environnement n’avait quasiment jamais été abordée en droit de l’Union européenne, si ce n’est, très succinctement par la directive 90/313 concernant la liberté d’accès à l’information en matière d’environnement[26]. La question est aujourd’hui régie par plusieurs directives : la directive 2003/4 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement ; la directive 2003/35 prévoyant la participation du public lors de l’élaboration de certains plans et programmes relatifs à l’environnement[27] ; la directive 2004/35 sur la responsabilité environnementale[28] ; la directive 2010/75 relative aux émissions industrielles[29] ; la directive 2011/92 relative à l’évaluation des incidences sur l’environnement[30] et la directive 2012/18 (dite Seveso III)[31]. À l’évocation de cette liste, on constate que le droit d’accès à la justice est envisagé uniquement dans des textes sectoriels imposant d’autres obligations environnementales (information, participation du public, évaluation des incidences…). L’option législative consistant à établir un instrument spécialement consacré à l’accès à la justice a en effet été écartée en 2003 alors que la Commission avait présenté une proposition dans ce sens[32] auxquels plusieurs Etats membres se sont opposés (au nom notamment du principe de subsidiarité[33]). C’est donc uniquement au sein de textes non spécifiques et épars qu’il est possible de trouver quelques dispositions relatives à l’accès aux juges nationaux et aux conditions qui l’entourent. En outre, à l’analyse, on ne peut que constater que les obligations y sont définies de manière relativement minimale.

 

Minimalisme des dispositions consacrant le droit au juge. La directive 2003/35 prévoyant la participation du public lors de l’élaboration de certains plans et programmes relatifs à l’environnement (qui est venue modifier les directive 85/337 concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement et la directive 96/61 relative à la prévention et à la réduction intégrées de la pollution) constitue une illustration très claire d’un tel minimalisme. La directive 85/337 prévoyait la possibilité de recours devant les instances judiciaires ou administratives en cas de refus de communication abusif et se contentait de souligner que ce recours sera conforme à l’ordre juridique national. Pour assurer la mise en conformité du droit de l’Union à la Convention d’Aarhus, la directive 2003/35 révise ladite directive et insère un article 10 bis, à première vue plus développé, rédigé d’ailleurs en termes très proches de ceux utilisés dans la Convention[34]. Toutefois, les obligations prévues dans l’article sont, au final, pour le moins générales puisqu’il est prévu que les Etats membres garantissent que les membres du public ayant un intérêt suffisant pour agir ou faisant valoir une atteinte à un droit (lorsque le droit administratif procédural d’un État membre impose une telle condition) puissent former un recours devant une instance juridictionnelle ou un autre organe indépendant et impartial établi par la loi pour contester la légalité des décisions, des actes ou omissions relevant des dispositions de la directive. Ainsi, la directive confie clairement le soin aux États membres de déterminer à quel stade les décisions, actes ou omissions peuvent être contestés, ainsi que ce que constitue un intérêt suffisant pour agir ou une atteinte à un droit et donc ne vient pas réellement ouvrir les possibilités de recours déjà existantes dans les droits nationaux. Les obligations prévues par les autres textes sectoriels sont aussi minimales et ce, sans aucun doute, afin d’assurer le respect de l’autonomie procédurale des Etats. L’article 25 de la directive 2010/75 relative aux émissions industrielles, tout comme l’article 11 de la directive 2011/92 relative à l’évaluation des incidences sur l’environnement sont rédigés en des termes identiques à la directive 2003/35. L’article 23 de la directive 2012/18 est rédigé encore plus succinctement puisqu’il prévoit une possibilité de réexamen des actes ou omissions d’une autorité compétente en lien avec une demande d’information et opère un renvoi à la directive 2011/92 s’agissant de l’accès à la justice[35]. La directive 2003/4 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement[36] prévoit, sans plus de précision, une possibilité de réexamen et un recours devant un organe indépendant et impartial établi par la loi. L’article 13 de la directive 2004/35 sur la responsabilité environnementale, qui a notamment pour objectif d’encourager les personnes physiques et morales à jouer un rôle actif pour aider les autorités compétentes à remédier aux dommages environnementaux, prévoit enfin le principe d’un droit au recours tout en précisant qu’elle ne porte atteinte pas atteinte aux dispositions nationales éventuelles réglementant l’accès à la justice.

 

Au-delà du droit au recours ? Au total, rien n’est prévu au-delà de l’affirmation d’un droit au recours. Pourtant, le droit d’accéder à la justice dépend clairement de ce qui peut être considérer comme un intérêt pour agir ou une atteinte à un droit ; en outre, il emporte des conséquences plus larges, comme la possibilité de demander des mesures provisoires, la limitation des coûts des procédures voire une aide juridictionnelle ou le droit d’accéder à l’expertise, qui peut être essentiel dans les litiges environnementaux. Or, rien n’est prévu à ce sujet dans le droit de l’Union et les Etats membres sont donc libre de prévoir –ou non- des aménagements permettant de rendre effectif en pratique le droit au recours en matière d’environnement. Le bilan législatif est donc relativement maigre. Mais il est en partie compensé par une jurisprudence exigeante vis-à-vis des Etats membres, développée sur le fondement du principe d’effectivité du droit de l’Union et de la nécessaire application de la Convention d’Aarhus.

 

II – Une jurisprudence exigeante : la volonté de garantir l’accès au juge en matière d’environnement

 

Contrairement aux prescriptions législatives, les prescriptions jurisprudentielles sont nombreuses et souvent exigeantes. Celle énoncée par la Cour dans l’affaire emblématique[37] des ours bruns slovaques[38] est tout à fait symptomatique : « [i]l appartient […] à la juridiction de renvoi d’interpréter, dans toute la mesure du possible, le droit procédural relatif aux conditions devant être réunies pour exercer un recours administratif ou juridictionnel conformément tant aux objectifs de (…) la convention d’Aarhus qu’à celui de protection juridictionnelle effective des droits conférés par le droit de l’Union, afin de permettre à une organisation de défense de l’environnement (…) de contester en justice devant une juridiction une décision prise à l’issue d’une procédure administrative susceptible d’être contraire au droit de l’Union de l’environnement »[39]. En application de cette prescription générale, les arrêts rendus en la matière ont précisé les contours du droit au recours (1.), mais, au-delà, ont également délimité les conditions pratiques essentielles à son effectivité (2.). Ces précisions s’imposent aux juridictions nationales qui ont l’obligation d’interpréter de façon conforme le droit procédural national voir même, dans le cas où une telle interprétation conforme devait s’avérer impossible, de laisser inappliquée, dans le litige dont elle est saisie, la règle de droit procédural national contraire, même postérieure, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel[40].

 

  1. Les contours du droit au recours

 

Généralités sur la notion d’atteinte à un droit. Dans la mesure où la protection de l’environnement a principalement pour but de défendre l’intérêt public général et non de conférer expressément des droits aux particuliers, l’obstacle principal au droit au recours en matière d’environnement réside probablement dans la « doctrine de l’atteinte à un droit » qui exige, pour pouvoir agir en justice, d’apporter la preuve d’une atteinte portée à un intérêt individuel. Or, la jurisprudence de la Cour a précisé les limites au recours à une telle doctrine, considérant que, s’il appartient aux États membres de définir ce qui constitue une atteinte à un droit, ce pouvoir doit être modulé par la nécessité de garantir un large accès à la justice pour le public concerné. Un arrêt rendu sur question préjudicielle le 12 mai 2011 dans l’affaire Bund für Umwelt und Naturschutz Deutschland[41] a porté précisément sur une telle doctrine, retenue en Allemagne où le droit de recours reconnu aux organisations non gouvernementales contre un acte administratif n’est considéré recevable que si l’acte porte atteinte aux droits subjectifs du requérant. Le litige opposait une association à une autorité administrative allemande, au sujet d’une autorisation accordée pour la construction et l’exploitation d’une centrale électrique à charbon situé dans une zone autour de laquelle se trouvent cinq zones protégées au titre directive « Habitats »[42]. La Cour va affirmer que les différentes dispositions de la directive 85/337 concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement telle que modifiée par la directive 2003/35 et particulièrement son article 10 dis déjà évoqué, doivent être interprétées à la lumière et compte tenu des objectifs de la convention d’Aarhus[43]. Elle insiste sur le fait qu’il convient de ne pas priver les associations de l’exercice du droit qui leur est reconnu par la Convention comme par le droit de l’Union[44] et déclare que la législation allemande en ce qu’elle restreint le droit d’accès au juge des associations de protection de la nature et s’avère contraire au droit de l’Union[45]. Restreindre le droit au recours des associations au seul motif que celles-ci protègent des intérêts collectifs, dit-elle, met à mal l’objectif « d’assurer au public concerné un large accès à la justice », en les privant « très largement de la possibilité de faire contrôler le respect des normes issues de ce droit, lesquelles sont, le plus souvent, tournées vers l’intérêt général et non vers la seule protection des intérêts des particuliers pris individuellement »[46]. On peut souligner que cette interprétation n’est pas isolée et a été, au contraire, confirmée, pour ce qui concerne la directive 2011/92 concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement, dans une affaire Gruber à propos d’une législation autrichienne [47].

 

Droit de recours des associations. Les conditions d’accès au juge propres aux associations ont également été envisagées dans la jurisprudence de la Cour. Rappelons simplement que, selon les dispositions de la Convention d’Aarhus et du droit dérivé rappelé plus haut, toutes les ONG (et tous les membres du public) ne se voient pas reconnaître automatiquement qualité pour agir. Des critères peuvent être valablement prévus par le droit interne. La jurisprudence est pourtant venue préciser ce que peuvent être ces critères admissibles. Dans un arrêt rendu le 15 octobre 2009 dans l’affaire Djurgarden [48], la Cour a confirmé qu’une loi nationale, ici la loi suédoise, peut exiger qu’une association – qui entend contester par la voie juridictionnelle un projet couvert par la directive évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement– ait « un objet social en rapport avec la protection de la nature et de l’environnement » [49]. Le juge de l’Union a estimé en revanche que la législation en cause, qui subordonne le droit de recours des associations de protection de l’environnement à l’exigence d’un nombre minimum d’adhérents (plus de 2 000), était incompatible avec le droit de l’Union.  Elle indique que si un tel critère peut s’avérer pertinent pour s’assurer de la réalité de l’existence et de l’activité d’une association, « le nombre d’adhérents requis ne saurait toutefois être fixé par la loi nationale à un niveau tel qu’il aille à l’encontre des objectifs de la directive 85/337 et notamment de celui de permettre facilement le contrôle juridictionnel des opérations qui en relèvent »[50]. En l’occurrence, selon la Cour, le niveau fixé par la législation suédoise -2000 adhérents minimum- risquait de priver, de fait, la plupart des associations de toute possibilité de recours[51].

 

Limites au droit de recours. Parmi les limites au droit de recours qui peuvent être prévues par les législations nationales, certaines tiennent non pas aux requérants (et à ses conditions en propre), mais aussi aux types d’actes attaquables. Rappelons d’ailleurs que l’article 2 de la Convention d’Aarhus exclut de son champ d’application les actes du pouvoir législatif et que l’article 1§5 de la directive n° 85/337 prévoit que celle-ci ne s’applique pas « aux projets qui sont adoptés en détail par un acte législatif national spécifique ». Dans l’affaire Boxus[52] la Cour a précisément eu à connaître de cette limite et a, en l’espèce, développé une position tout à fait favorable au recours et donc rigoureuse quant aux limites admises. Dans l’affaire, la Cour a d’abord clairement entendu élargir les actes contre lesquels les personnes physiques devraient pouvoir agir. Elle a en effet considéré qu’en dépit de la marge dont disposent les Etats membres qui leur permet notamment de déterminer quelle juridiction est compétente, les dispositions de la Convention et de la directive « perdraient cependant tout effet utile si la seule circonstance qu’un projet est adopté par un acte législatif (…) avait pour conséquence de le soustraire à tout recours permettant de contester sa légalité, quant au fond ou à la procédure »[53]. Et elle en conclut que dans l’hypothèse où aucun recours ne serait ouvert à l’encontre d’un tel acte, « il appartiendrait à toute juridiction nationale saisie dans le cadre de sa compétence d’exercer le contrôle décrit au point précédent et d’en tirer, le cas échéant, les conséquences en laissant inappliqué cet acte législatif »[54]. Dans la même affaire, la CJUE a par ailleurs eu à connaître d’autres limites posées au droit de recours. Elle a également à ces propos développé une jurisprudence rigoureuse. Elle a ainsi affirmé que « la participation au processus décisionnel en matière d’environnement […] est distincte et a une finalité autre que le recours juridictionnel ». Par conséquent, « les membres du public concerné […] doivent pouvoir exercer un recours contre une décision quel que soit le rôle qu’ils ont pu jouer dans l’instruction de ladite demande »[55]. Les Etats membres n’ont donc pas la possibilité de limiter le droit d’attaquer en justice une décision aux seuls membres du public concerné qui ont participé à la procédure d’adoption de celle-ci[56]. Dans un arrêt récent –Protect Natur déjà cité- relatif à une autorisation de captage d’eau dans une rivière afin d’alimenter les canons à neige d’une station de ski et où était en jeu l’application des dispositions de la directive-cadre sur l’eau[57], la Cour va plus loin encore s’opposant au droit autrichien qui prévoit que l’obtention de la qualité de « partie à la procédure » est une condition obligatoire pour pouvoir introduire un recours visant à contester la décision prise à l’issue de cette procédure, en ce que cette condition restreint le droit d’accéder à la justice car cela reviendrait à « priver le droit de recours de tout effet utile, voire de sa substance même, ce qui serait contraire à l’article 9, paragraphe 3, de la convention d’Aarhus, lu conjointement avec l’article 47 de la Charte »[58].

 

La Cour a également eu l’occasion d’affirmer que, conformément à l’objectif visant à lui donner un large accès à la justice, le public concerné doit pouvoir, par principe, invoquer tout vice de procédure à l’appui d’un recours en contestation de la légalité des décisions visées par ladite directive[59]. Saisie en manquement s’agissant du système juridictionnel allemand, la Cour a eu, en 2015[60], l’occasion de s’exprimer à nouveau sur les limites tenant à l’étendue du recours et notamment sur cette dernière limite. Le recours en manquement concernait en effet la législation allemande qui liait la possibilité d’invoquer un vice de procédure à la condition que celui‑ci ait eu une incidence sur le sens de la décision finale contestée. La Cour a considéré qu’une telle condition rendait excessivement difficile l’exercice du droit de recours visé à l’article 11 de la directive 2011/92 et portait atteinte à l’objectif de cette directive visant à offrir aux « membres du public concerné » un large accès à la justice en privant cette disposition de tout effet utile.  Il en irait autrement, selon elle, si la législation prévoyait une telle condition sans faire peser sur le demandeur la charge de la preuve du lien de causalité entre le vice de procédure invoqué et le résultat de la décision administrative attaquée, en renvoyant par exemple aux éléments de preuve fournis par le maître de l’ouvrage ou par les autorités compétentes et, plus généralement, de l’ensemble des pièces du dossier qui leur est soumis[61]. La législation allemande va également être condamnée par le juge de l’Union en ce qu’elle limite, au nom de l’efficacité des procédures administratives, les moyens susceptibles d’être invoqués par un requérant à l’appui d’un recours juridictionnel contre une décision administrative aux objections formulées durant la procédure administrative. Le fait de soulever un moyen pour la première fois dans le cadre d’un recours juridictionnel peut entraver le bon déroulement de cette procédure mais, selon la Cour, les dispositions du droit de l’Union visent à faire en sorte que le contrôle porte sur la légalité de la décision attaquée, quant au fond ou à la procédure, dans sa totalité[62]. Selon la Cour, les Etats demeurent toutefois libres de prévoir certaines limites à la recevabilité des recours au nom de l’efficacité des procédures, telle notamment l’irrecevabilité d’un argument présenté de manière abusive ou de mauvaise foi[63]. Il en va de même pour les règles de forclusion, à condition qu’elles ne restreignent pas excessivement le droit de recours juridictionnel[64].

 

Au terme de cette jurisprudence, qui est sans doute encore en construction, on constate donc que la marge de manœuvre des Etats au moment de fixer les critères encadrant le droit au recours, si elle existe, est bien loin d’être absolue. Qu’il s’agisse de l’intérêt à agir, du type d’associations pouvant saisir le juge, du type et de l’étendue du recours en cause, les prescriptions qui sont apportée par le juge de l’Union sont significatives et participent d’une certaine manière à une mise en œuvre satisfaisante des dispositions de la Convention d’Aarhus au niveau national, Convention qui est d’ailleurs utilisée systématiquement par la Cour en tant qu’élément d’interprétation. Mais la jurisprudence va plus loin, en consacrant, au-delà du droit au recours, les conditions visant à rendre celui-ci effectif en pratique.

 

  1. Au-delà du droit au recours

 

Si le droit au recours permet d’assurer l’effectivité des dispositions protectrices de l’environnement, sa consécration ne suffit pas à atteindre cet objectif. Encore faut-il que le justiciable puisse concrètement obtenir l’application des dispositions protectrices de l’environnement, en demandant par exemple, des mesures provisoires. Encore faut-il, en outre, que les coûts de procédure ne dissuadent pas celui-ci de faire usage de son droit.

Possibilité de demander des mesures provisoires. La possibilité de demander l’adoption d’une mesure administrative ou judiciaire de nature provisoire en application du droit interne (par exemple, ordonner la suspension du caractère exécutoire de la décision intégrée), qui permette temporairement, c’est-à-dire jusqu’à la décision au fond, d’arrêter la réalisation d’un projet ou l’exécution d’une décision risqués pour l’environnement semble être essentielle pour assurer l’effectivité de la protection de l’environnement, parfois tout autant que le recours en tant que tel. L’article 9-4, de la Convention d’Aarhus, exige d’ailleurs pour cette raison que les recours prévus permettent l’adoption de mesures provisoires adaptées. Toutefois, le droit dérivé de l’Union européenne quant à lui est muet sur la question. Dans l’arrêt Križan[65], qui concernait une autorisation de décharge, la Cour a été interrogée sur la question de savoir si les dispositions en matière d’accès à la justice de la directive 96/61 devenue la directive 2010/75 relative aux émissions industrielles, permettait, y compris en l’absence de disposition expresse, aux membres du public concerné de demander au juge d’ordonner des mesures provisoires de nature à suspendre temporairement l’application d’une autorisation dans l’attente de la décision définitive à intervenir. La Cour va répondre par la positive. Elle estime que l’objectif de cette directive qui est la prévention et la réduction intégrées des pollutions (par la mise en œuvre de mesures visant à éviter ou à réduire les émissions dans l’air, l’eau et le sol) ne serait pas rempli « s’il était impossible d’éviter qu’une installation susceptible d’avoir bénéficié d’une autorisation accordée en violation de cette directive continue à fonctionner dans l’attente d’une décision définitive sur la légalité de ladite autorisation »[66]. Ayant rappelé que la possibilité́ d’ordonner des mesures provisoires était une exigence générale de l’ordre juridique de l’Union[67] et l’expression du droit à un recours effectif reconnu par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, le juge en conclut que la garantie de l’effectivité́ du droit d’exercer un recours prévu à l’article 15 bis exige que les membres du public concerné aient précisément le droit de demander à la juridiction des mesures provisoires de nature à prévenir ces pollutions, y compris, le cas échéant, par la suspension temporaire de l’autorisation contestée. En revanche, en conformité avec le principe de l’autonomie procédurale, il revient aux Etats membres qu’il appartient de fixer les modalités régissant l’octroi de mesures provisoires.

Limitation des coûts des procédures. La limitation des coûts des procédures participe à l’évidence au principe d’effectivité́ des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. Il s’agit en effet concrètement d’éviter que les requérants ne soient pratiquement empêchés de former ou de poursuivre un recours juridictionnel à cause de la charge financière qui pourrait en résulter. D’ailleurs le paragraphe 4 de l’article 9 de la Convention exige que les procédures prévues soient objectives, équitables et rapides et leur coût ne soit prohibitif, ce qui est repris dans les dispositions du droit de l’Union et notamment dans l’article 10 bis de la directive 85/337 ainsi que l’article 15 bis de la directive 96/61. L’article 9-5, de la Convention prévoit, en ce but, l’obligation de mise en place de mécanismes appropriés d’assistance visant à éliminer ou à réduire les obstacles financiers ou autres qui entravent l’accès à la justice. L’article 47, troisième alinéa, de la Charte des droits fondamentaux prévoit qu’une « aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité́ de l’accès à la justice » mais le droit dérivé de l’Union européenne ne met en place aucun mécanisme particulier en matière de protection de l’environnement. Or, certains systèmes nationaux, en particulier le système juridictionnel britannique, ont été soumis à l’appréciation de la Cour. Dans l’affaire Edwards et Pallikaropoulos, la Cour a considéré que l’interprétation de la notion de couts « prohibitifs » ne saurait relever du seul droit national et que, dans l’intérêt d’une application uniforme du droit de l’Union et en vertu du principe d’égalité́, cette notion devait trouver, dans l’Union, une interprétation autonome et uniforme. En vertu de cette exigence, et dans le cas des particuliers et des membres d’associations appelés à jouer un rôle actif dans la défense de l’environnement, selon la Cour, le coût d’une procédure ne doit « ni dépasser les capacités financières de l’intéressé ni apparaître, en tout état de cause, comme objectivement déraisonnable »[68]. L’affaire a conduit à ce que le juge se prononce sur la règle « perdant payeur », selon laquelle la juridiction nationale peut ordonner que la partie qui succombe supporte l’ensemble des dépens de la procédure, y compris les dépens de la partie adverse. Sans remettre en cause le principe de la condamnation de la partie défaillante, la CJUE affirme que l’exigence de coût non-prohibitif oblige la juridiction nationale appelée à statuer sur les dépens à tenir compte tant de l’intérêt de la personne qui souhaite défendre ses droits que de l’intérêt général lié à la protection de l’environnement. Dans le cadre de cette appréciation, le juge national ne saurait se fonder uniquement sur la situation économique de l’intéressé, mais doit également procéder à une analyse objective du montant des dépens. Il peut tenir compte de la situation des parties en cause, des chances raisonnables de succès du demandeur, de la gravité de l’enjeu pour celui-ci et pour la protection de l’environnement, de la complexité du droit et de la procédure applicables, du caractère éventuellement téméraire du recours à ses différents stades ainsi que de l’existence d’un système national d’aide juridictionnelle ou d’un régime de protection en matière de dépens. Saisie d’un recours en manquement contre le Royaume-Uni[69], la Cour a également envisagé un système de plafonnement des dépens et constaté qu’a priori, la possibilité́ pour le juge saisi d’octroyer une ordonnance de protection des dépens assure une plus grande prévisibilité́ du coût du procès et participe du respect de l’exigence relative aux coûts non prohibitifs. Elle a toutefois jugé que plusieurs caractéristiques du régime de protection des dépens de l’État membre – telles que l’absence d’obligation d’accorder la protection lorsque le coût de la procédure est objectivement déraisonnable et l’exclusion de la protection dans le cas où seul l’intérêt particulier du requérant est en cause – impliquaient que le régime en question ne pouvait satisfaire à l’exigence relative à l’absence de coût prohibitif.

 

Au terme de ce panorama, il apparaît clairement qu’en dépit du principe d’autonomie procédurale, le droit de l’Union, prioritairement jurisprudentiel, garanti de manière assez vigoureuse le principe d’un accès effectif au juge dans le domaine de l’environnement. Or, paradoxalement, le droit de l’Union ne garantit pas de manière équivalente l’accès à son propre prétoire.

 

Deuxième partie – L’accès à la Cour de justice de l’Union européenne : la spécificité environnementale déniée par le droit de l’Union

 

 Intérêt de la question. La question de l’accès à la Cour de justice de l’Union européenne présente, à première vue, un intérêt moindre que la précédente dans la mesure où le contentieux relatif aux actes et activités ayant possiblement un impact sur l’environnement se déroule principalement devant les juges nationaux, y compris lorsque le droit de l’Union européenne est en jeu. Et pour cause, ce que le droit de l’Union, au plan matériel, prévoit, ce sont principalement des obligations à destination des autorités nationales (en matière de qualité environnementale, de surveillance de l’état de l’environnement ou relatives à l’élaboration de plans et de programmes visant à réduire la pollution et les déchets ou encore relatives au conditionnement de certaines activités à l’octroi d’un permis ou d’une autorisation) qui se concrétisent par des réglementations générales internes, ainsi que par des décisions et actes spécifiques émanant des autorités publiques nationales. La question n’est pourtant pas, loin de là, marginale. Elle est ne l’est pas d’abord car, au plan pratique, un nombre non négligeable de décisions, plus exactement des autorisations de faire (ou de ne pas faire), sont prises au niveau de l’Union, par la Commission européenne qu’il s’agisse des décisions d’autorisation de dissémination d’OGM, d’utilisation d’herbicides, des décisions d’approbation de plans nationaux (en matière d’émissions industrielles, de réduction de gaz à effet de serre) ou encore des décisions de soutien d’activités (de financement de création de centrales électriques). Elle ne l’est pas ensuite au plan axiologique car, les personnes physiques et morales doivent, eu égard à l’objectif d’Union de droit, pouvoir accéder au juge de l’Union pour contester l’ensemble des actes – y compris de portée générale- pris par l’Union dans le secteur de l’environnement.

 

Rappels liminaires sur les voies de droit devant la Cour de justice. Envisager l’accès des personnes physiques et morales à la Cour impose d’effectuer quelques rappels liminaires. Il faut d’abord rappeler que certains recours ne sont pas ouverts aux particuliers. C’est le cas du recours en manquement. Certes, toute personne peut déposer, sans frais, une plainte auprès de la Commission contre un État membre et il n’a pas à démontrer l’existence d’un intérêt à agir. Toutefois, la Commission apprécie discrétionnairement si une suite doit être donnée ou non à une plainte. Il importe en outre de rappeler que certains recours, s’ils sont ouverts aux personnes physiques et morales ne sont, dans le domaine environnemental, quasiment jamais activés. C’est le cas du recours en responsabilité extracontractuelle de l’Union[70]. Dès lors, l’analyse se porte logiquement principalement sur les conditions de recevabilité du recours en annulation qui d’ailleurs déterminent en grande partie celles des recours complémentaires que sont l’exception d’illégalité et le recours en carence. La question centrale peut être résumée ainsi : dans quelles conditions, une personne physique ou morale peut-elle saisir la Cour de justice de l’Union européenne (entendu comme désignant en première instance le Tribunal, puis en pourvoi la Cour) lorsqu’elle estime que les institutions ou les organes européens ont violé les droits qu’elle tire des dispositions protectrices de l’environnement ? Plus spécifiquement, dans quelle situation se trouvent un individu ou une organisation non gouvernementale qui souhaitent remettre en question la validité d’un acte de l’Union susceptible de porter atteinte à la protection de l’environnement, que l’acte en question soit de nature législative ou exécutive ?

 

La réponse n’est pas a priori complexe : les conditions classiques (et génériques) d’accès au juge de l’Union pour les personnes physiques et morales telles qu’énoncées dans le traité s’appliquent, ce qui est n’est pas surprenant, dans le domaine de l’environnement. Il suffit dès lors de les rappeler pour rendre compte de l’accès au juge de l’Union dans la matière environnementale. Doit-on pourtant conclure- et c’est dès lors la question principale- à l’absence de spécificités procédurales en cette matière ? La question est d’autant plus importante que les conditions prévues par le traité et interprétées par le juge ne permettent qu’un accès étroit des personnes physiques et morales au juge. A l’examen[71], la conclusion est clairement positive. L’interprétation jurisprudentielle desdites conditions par le juge de l’Union dans les contentieux environnementaux est absolument identique à l’interprétation classique sans qu’aucune spécificité ne puisse être, en dépit de propositions en ce sens, relevée (I). Or, alors même que des potentialités étaient et sont espérées, pour l’heure, l’application de la Convention d’Aarhus et de ses prolongements dans l’Union n’a pas permis de modifier la situation d’un prétoire encore clairement verrouillé (II).

 

I- Le statu quo dans l’interprétation des conditions d’accès à la Cour

 

Délimitées à l’article 263 § 4 TFUE, substantiellement modifiées par le traité de Lisbonne[72], les conditions du recours en annulation pour les personnes physiques et morale envisagent trois hypothèses pour lesquelles les conditions fixées sont distinctes. Toute personne physique ou morale peut d’abord former un recours contre les actes dont elle est le destinataire. Elle peut aussi le faire contre les autres actes dont elle n’est pas le destinataire, mais qui la concernent directement et individuellement. Enfin, un recours peut être formé « contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution ». C’est précisément cette troisième hypothèse qui a été ajoutée dans le dernier traité et qui, en ne répétant pas, pour cette hypothèse, la condition contestée d’individualité visée dans la seconde, a vocation à élargir le droit de recours des personnes physiques et morales. Ces trois hypothèses et surtout les conditions qu’elles prévoient ont fait l’objet naturellement de nombreuses interprétations qu’il convient de rappeler (1) avant de constater qu’elles ont été absolument reprises, sans changement, dans les contentieux environnementaux (2).

 

1- Rappel des conditions « interprétées » du recours en annulation

 

Interprétation ancienne : l’exemple de l’interprétation de la condition d’individualité. Sans qu’il soit besoin d’y revenir tant la question est bien connue, l’interprétation la plus déterminante a longtemps été celle relative aux conditions prévues dans le cadre de la seconde hypothèse : soit celle qui exige qu’il soit démontré que l’acte -dès lors qu’il n’a pour destinataire le requérant- le concerne « individuellement » et « directement ». Elle est, on le sait, particulièrement stricte, notamment (mais pas seulement[73]) à propos du critère d’individualité, pour lequel le juge exige, depuis l’arrêt Plaumann, qu’il soit démontré que l’acte atteint le requérant « en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, l’individualise d’une manière analogue à celle d’un destinataire »[74]. Et l’invocation du droit à une protection juridictionnelle effective consacré sous la forme principe général du droit puis de l’article 47 de la Charte, pourtant « appelé à la rescousse pour servir de fondement à l’assouplissement des conditions de recevabilité du recours en annulation »[75], n’a pas permis de faire évoluer ladite interprétation. La Cour rappelle, sans déroger qu’elle ne peut, sans excéder ses compétences, s’écarter des conditions qui sont expressément prévues par le traité et ce même à la lumière du principe de protection juridictionnelle effective[76]. En conséquence, la recevabilité des recours relatifs aux actes de portée générale n’a été admise que dans des hypothèses particulières, lorsque les requérants ont fait partie d’un cercle restreint de personnes (opérateurs économiques) identifié ou identifiable au moment où l’acte a été pris[77] ou lorsqu’ils sont intervenus dans le processus menant à l’adoption de l’acte en application de garanties de procédure prévues par la réglementation de l’Union[78].

 

Interprétations récentes de l’hypothèse « Lisbonne ». Plus récemment, des interprétations importantes ont concerné la troisième branche de l’article 263 § 4, celle insérée à l’occasion du traité de Lisbonne. Elles ont d’abord concerné la notion d’« actes règlementaires » que le traité[79] n’avait pas défini ce qui ne pouvait manquer de provoquer de vives discussions[80]. Pour simplifier la querelle, « les uns estimaient qu’il fallait inclure les actes législatifs dans la catégorie des actes réglementaires, alors que les autres s’y opposaient »[81]. La première hypothèse semblait pouvoir être déduite des certaines versions linguistiques[82] et décisions jurisprudentielles[83]. Mais, eu égard à l’organisation du paragraphe comme du libellé du projet de traité constitutionnel[84] dont provenait, mot pour mot, la rédaction de l’article 263 TFUE, la seconde hypothèse paraissait également envisageable. C’est d’ailleurs celle qu’a retenu le Tribunal puis la Cour, les deux ayant considéré tour à tour que la notion d’acte réglementaire « doit être comprise (…) comme visant tout acte de portée générale à l’exception des actes législatifs »[85]. En conséquence d’une telle interprétation, il ne fait aucun doute que, pour les actes législatifs, avant ou après le traité de Lisbonne, la situation des requérants n’a pas changé et notamment « la teneur de la condition de l’affectation individuelle telle qu’interprétée par la Cour dans sa jurisprudence constante depuis l’arrêt Plaumann »[86]. D’autres interprétations à propos de cette troisième hypothèse attestent également de ce que les conditions ne sont finalement pas aussi souples que prévu et l’ouverture de l’accès au prétoire de l’Union sans doute moins importante qu’espéré. C’est le cas de l’interprétation de celle de « l’absence de mesure d’exécution » de l’acte réglementaire. Si les premières interprétations étaient plutôt favorables au requérant[87], la Cour a ultérieurement adopté une conception clairement plus restrictive. Selon elle, toute mesure nationale d’exécution d’un acte règlementaire doit être considérée comme faisant obstacle au recours en annulation à son encontre, y compris celles purement mécaniques qui ne pourtant laissent transparaître aucune intervention discrétionnaire des autorités nationales[88]. C’est aussi le cas de la troisième condition qui exige que l’acte règlementaire en cause « concerne directement » le requérant. Et pour cause, suivant sa jurisprudence classique sur l’affectation directe déjà envisagée[89], le juge exige la démonstration d’un effet sur la situation juridique du requérant[90]. Toutefois, souvent, les actes règlementaires de l’Union produisent non pas des effets de droit, mais des effets purement matériels, mais, pour l’heure, le juge ne les admet pas afin de déterminer si un requérant est ou concerné « directement »[91].

 

2- L’application – sans changement- aux actes susceptibles de porter atteinte à l’environnement

L’arrêt Stichting Greenpeace. Une telle configuration a été reproduite pour les contentieux environnementaux sans qu’aucune spécificité ne puisse être détectée. Il n’a en effet jamais été admis d’exception procédurale environnementale qui tiendrait compte du fait qu’en matière environnementale les intérêts sont par nature collectifs et qu’il est donc encore plus difficile d’identifier un cercle fermé de requérants satisfaisant aux critères retenus par la jurisprudence. La lecture du premier arrêt pertinent en la matière, l’arrêt Stichting Greenpeace[92] permet de l’illustrer. Au soutien de la recevabilité de leur recours en annulation d’une décision de la Commission relative au concours financier apporté par le Fonds européen de développement régional à la construction de deux centrales électriques aux îles Canaries, Greenpeace International ainsi que des associations locales et des résidents avaient en effet défendu l’idée que la jurisprudence Plaumann ne pouvait être transposée dans des cas où les intérêts légitimes affectés par la décision attaquée ne sont pas de nature économique, mais sont liés aux conséquences négatives pour l’environnement. Selon eux, pour vérifier si un particulier est concerné individuellement par un acte lorsqu’est invoquée une atteinte à l’environnement, le juge devrait exiger du requérant qu’il établisse les trois éléments suivants : a) qu’il a subi personnellement un préjudice (actuel ou potentiel), à cause du comportement prétendument illégal de l’institution communautaire concernée, par exemple la violation de ses droits en matière d’environnement ou l’atteinte à ses intérêts légitimes découlant de ce bien qu’est l’environnement ; b) que le préjudice résulte de l’acte attaqué ; et c) que le préjudice soit susceptible d’être réparé par une décision juridictionnelle. L’Avocat général lui-même avait plaidé en faveur d’un « souhaitable élargissement de la jurisprudence »[93] du fait de la nature particulière des actes dans le domaine de l’environnement qui, en effet, sont susceptibles d’affecter de larges catégories de citoyens de manière générale et abstraite ce qui peut aboutir à écarter, en application de la jurisprudence Plaumann, pour cette seule raison, tous les recours formés. Il proposait dès lors un schéma –distinct de celui des requérant- articulé autour du critère dit du « cercle fermé »[94] de sujets de droit affectées « de manière particulière » soit du fait de raisons géographiques[95] soit du fait d’autres raisons (qui se confondent assez nettement à la notion de préjudice[96]). Le Tribunal puis la Cour n’ont toutefois pas repris ces propositions et ont, au contraire, clairement affirmé que la jurisprudence Plaumann était applicable aux questions environnementales[97] pour conclure à l’irrecevabilité du recours. Selon la Cour, « le concours de circonstances suffisantes pour que le requérant puisse prétendre qu’il est affecté par la décision attaquée d’une manière qui le caractérise par rapport à toute autre personne, reste applicable, quelle que puisse être la nature des intérêts affectés, économiques ou autres, des requérants »[98] et « la seule référence à un préjudice que sont susceptibles de subir, de manière générale et abstraite, des particuliers (…) ne suffit pas à conférer au requérant la qualité pour agir »[99]. L’Avocat général explicite ce maintien : selon lui « reconnaître à tout sujet de droit dont l’intérêt à la préservation de l’environnement est affecté par un acte d’une institution communautaire le droit d’attaquer cet acte (…) équivaudrait à admettre l’action populaire dans toutes les affaires ayant une dimension environnementale »[100]. Or, « une évolution de la jurisprudence dans cette direction est impossible, parce que, outre les obstacles pratiques auxquels elle se heurte, elle va à l’encontre de la lettre (…) du traité »[101].

 

Les arrêts postérieurs. Cette jurisprudence n’a pas, depuis lors, changé[102] et ce d’autant plus que les hypothèses particulières reconnues par le juge pour d’autres domaines n’ont, dans le domaine de l’environnement, pas prospéré[103]. Certes, la modification induite par le traité de Lisbonne aurait pu modifier la donne. Elle devrait ouvrir par exemple, pour les opérateurs économiques affectés par des actes règlementaires de protection de l’environnement, de nouvelles opportunités d’accès au juge sous réserve, naturellement, que les conditions prévues par le traité soient bien remplies ce qui, pour l’heure, n’a pas été le cas[104]. En revanche, s’agissant des recours des associations ou ONG en matière d’environnement à l’encontre d’actes règlementaires susceptibles de porter atteinte à l’environnement, les opportunités ne devraient pas élargies, à moins que la mesure en question n’affecte, ce qui est hautement improbable, directement son statut juridique. On relèvera d’ailleurs qu’aucune action d’associations ou ONG en matière d’environnement n’a été considérée comme recevable par le juge de l’Union. N’a pas été jugé comme tel le recours en annulation de deux ONG de défense de l’environnement à l’encontre de deux décisions de la Commission européenne relatives à l’utilisation de deux herbicides ayant des effets négatifs potentiels sur l’environnement et la santé humaine (l’atrazine et la simazine)[105]. N’a pas non plus été jugée recevable[106] le recours d’une association de promotion de l’utilisation durable des ressources naturelles, WWF-UK, en annulation d’un règlement du Conseil établissant, pour 2007, les possibilités de pêche et les conditions associées pour certains stocks halieutiques applicables dans les eaux communautaires[107].

 

Recours considérés comme recevables. Les seuls recours recevables ont concerné les cas où les associations ou ONG étaient destinataires d’une décision. Cela a été le cas à propos de l’accès à l’information environnementale. Parce que les ONG avaient été destinataires de décision de refus de demande d’accès à un certain nombre de documents, lorsqu’elles ont décidé d’introduire des recours en annulation à l’encontre desdites décisions, elles ont mécaniquement été considérées comme recevables à agir[108]. Cela a été également le cas à propos de demandes de « réexamen » de mesures prises au titre du droit de l’environnement et ce, en application du règlement pris par l’Union pour appliquer la Convention d’Aarhus. Cela conduit naturellement, pour envisager ces recours, à interroger les effets d’une telle convention sur l’accès, à côté des prétoires nationaux, au prétoire de l’Union. Force est toutefois de constater que, pour l’heure, les effets de la Convention paraissent encore tout à fait limités, même si, pour l’avenir, ils ne peuvent pas être totalement exclus.

 

II- Les effets limités de la Convention d’Aarhus quant aux conditions d’accès à la Cour

 

L’Union est, on l’a dit, aux côtés des Etats, partie[109] à la Convention et à ce titre, ses institutions, dont la Cour, sont soumises aux obligations de la Convention, en particulier celle prévue à l’article 9-3 de la Convention. A d’ailleurs été adopté, en ce but, un règlement n° 1367/2006[110]  qui a pour objet de contribuer à l’exécution de ces obligations de la convention d’Aarhus par les institutions et organes de l’Union. La question est la suivante : la Convention d’Aarhus (et son règlement d’exécution) a-t-elle et peut-elle impliquer un changement s’agissant de l’accès au juge de l’Union dans le domaine de l’environnement ? Cette question de l’effet de la Convention est une question ancienne, aussi ancienne sans doute que la date de signature par l’Union de ladite Convention. Très tôt il a pu être souligné que « la signature par l’Union de la Convention d’Aarhus pourrait fournir « l’argument externe » quelque peu exonératoire des hésitations internes propres à accélérer de manière décisive l’évolution »[111] s’agissant de l’accès au prétoire. Toutefois, plusieurs années plus tard, l’effet de la Convention ne s’est pas encore réalisé. D’abord, on l’a vu, l’interprétation des conditions d’accès au juge –tel que prévues par le traité- n’a pas été modifiée sous l’influence de la Convention. Pourtant, certains requérants avaient fait valoir, devant la juridiction de l’Union, la Convention précisément en ce but. Il avait été en particulier avancé que les droits en matière d’information et de participation du public consacrés par la Convention devaient être considérés comme permettant de caractériser (individualiser) un requérant par rapport à toute personne ce que le Tribunal a refusé, soulignant que « les éventuels droits que la requérante tire de la Convention d’Aarhus (…) lui sont octroyés en sa qualité de membre du public » et ne sauraient donc avoir d’effet sur la situation des requérants[112]. « La Cour[113] a confirmé cette interprétation et n’a donc pas jugé utile de reconsidérer son interprétation du Traité à la lumière de la Convention d’Aarhus »[114]. Ensuite, les effets ne se sont pas réalisés car l’option retenue dans le cadre du règlement pris en exécution de la Convention a été pour le moins prudente (1) et en aucune manière compensé par la possibilité d’une invocabilité directe de la Convention que la Cour n’a pas admise (2) même si les pressions actuelles et non négligeables, en dehors de l’Union, doivent être considérées (3).

 

  • L’option prudente retenue dans le cadre du règlement Aarhus

 

La procédure de réexamen interne d’actes administratifs. Pour répondre à la question de savoir si la situation relative à l’accès au juge de l’Union a été modifiée par la Convention, il importe d’abord d’examiner les dispositions du règlement pris en application de ce texte dans l’Union afin d’identifier ce qu’elles permettent (ou non) de neuf. A priori, la réponse devrait être positive puisque le règlement prévoit une nouvelle procédure en vue de l’application de l’article 9-3 de la Convention, prévue à l’article 10-1 du texte, sous l’intitulé procédure de « réexamen interne d’actes administratifs ». Cette procédure permet à toute organisation non-gouvernementale s’occupant de la protection de l’environnement – et répondant aux critères fixés par l’article 11[115]– de formuler une demande écrite visant à un réexamen interne auprès de l’institution ou organe de l’Union[116] qui a adopté un acte (ou qui a omis d’adopter un acte qu’il était censé adopter) au titre du droit de l’environnement. La demande, faite dans un délai de 6 semaines après l’adoption de l’acte de notification ou de publication, devra être étudiée par l’institution ou l’organe en cause qui devra faire une réponse au demandeur dans un délai de 12 à 18 semaines suivant réception de la demande. Pour l’heure, 35 demandes de réexamen ont été adressées à la Commission. Elles ont toutes abouti à un rejet de l’admissibilité de la demande de réexamen ou un refus – au fond- de celle-ci. Selon l’article 12 du règlement, en cas de réponse défavorable à une demande de réexamen, l’association demanderesse pourra saisir la Cour -conformément aux dispositions pertinentes du traité- et notamment former un recours en annulation de la décision de rejet de la demande de réexamen adressée par l’institution ou l’organe saisi. Dans 15 cas, un recours a été déposé.

 

La question de la nouveauté au plan juridictionnel. Il faut admettre toutefois que, au-delà de la nouveauté administrative, la nouveauté au plan juridictionnel paraît toute relative : il a toujours été en effet possible pour un destinataire d’une décision individuelle – ici de rejet d’une demande de réexamen- de contester ladite décision sans avoir à démontrer un quelconque intérêt à agir (consubstantiel au fait d’être destinataire de l’acte). D’ailleurs, une telle contestation, le précise clairement l’article 12 devra être effectuée conformément aux dispositions pertinentes du Traité. Toutefois, en réalité, le règlement offre aux ONG, y compris quand à l’accès au prétoire, quelque chose de neuf : la possibilité de porter à l’attention du juge – sous couvert d’une décision de rejet d’une demande de réexamen- une décision « de base » qu’elles considèrent comme affectant la protection de l’environnement et ce, sans avoir à remplir les traditionnelles conditions de recevabilité pour les décisions adressées à des tiers et en dehors du délai de deux mois. Certes, l’objet du recours ne peut en aucun cas être de rechercher l’illégalité de la décision « de base », uniquement celle de la décision de rejet de la demande de réexamen. Cependant, les arguments avancés pour démontrer l’illégalité de la décision de rejet du réexamen peuvent également démontrer, par ricochet, l’illégalité de la décision de base et que, en cas d’annulation, la décision de base devra être soumise à une procédure administrative de réexamen. Que la question de l’articulation entre cette possibilité nouvelle et l’article 263 du TFUE ait été posée n’est de ce fait pas surprenant. Elle l’a été dans l’affaire TestBioTech[117] à propos du recours en annulation à l’encontre d’une décision de rejet d’une demande de réexamen (d’une décision de la Commission d’autorisation de mise sur le marché de produits contenant du soja modifié, consistant en ce soja ou produits à partir de celui-ci)[118]. Fort heureusement, le Tribunal a conclu que les deux voies, celle du réexamen et celle du recours en annulation, devaient être absolument déconnectées[119]. Selon lui, le recours en annulation doit être considérée comme recevable, y compris si, par ce biais, de façon « inhérente », il est « contesté la légalité ou le bien-fondé de l’acte visé par la demande de réexamen, à savoir en l’espèce la décision d’autorisation »[120], à condition toutefois que les moyens soulevés à l’appui dudit recours ne fassent valoir que l’illégalité de la décision attaquée[121].

 

L’obstacle du champ d’application du règlement. Quoique neuve, ladite procédure souffre d’un défaut majeur relié à son champ d’application[122]. Il faut dire que la procédure de réexamen ne s’applique pas à l’ensemble des actes adoptés par les institutions et organes de l’Union mais seulement aux « actes administratifs » adoptés en outre « au titre du droit de l’environnement ». S’agissant de l’exigence d’un acte administratif pris « au titre du droit de l’environnement », elle ne paraît pas très rigoureuse car la définition donnée par l’article 2-1, sous f), dudit règlement est plutôt compréhensive – quoique plus réduite que ce que prévoit la Convention d’Aarhus[123]-. Il s’agit de « toute disposition législative de l’Union qui, indépendamment de sa base juridique, contribue à la poursuite des objectifs de la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement tels que prévus par le traité : la préservation, la protection et l’amélioration de la qualité de l’environnement, la protection de la santé des personnes, l’utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles et la promotion, sur le plan international, de mesures destinées à faire face aux problèmes régionaux ou planétaires de l’environnement ». Sur cette base, le juge de l’Union a ainsi pu estimer qu’une décision d’autorisation de mise sur le marché (à l’exception de la culture) de produits contenant du soja modifié, consistant en ce soja ou produits à partir de celui-ci[124] qui, pourtant engageaient principalement des enjeux de santé humaine (liée à la consommation de denrées alimentaires)[125], pouvait être qualifiée d’acte adopté au titre du droit de l’environnement[126]. En revanche, tel n’est pas le cas de la notion d’acte administratif. En effet, le règlement en retient une définition plutôt stricte : doit être considérée comme un acte administratif, selon l’article 2-1, sous g) du texte, « toute mesure de portée individuelle (…) ayant un effet juridiquement contraignant et extérieur ». La procédure de réexamen ne vise donc que les mesures (contraignantes[127]) individuelles et exclut clairement les actes de portée générale (qu’ils soient législatifs ou règlementaires) [128]. Dans les faits, on doit admettre que seul un très petit nombre de décisions adoptées en matière d’environnement, principalement les permis et les autorisations, entrent sous l’empire du règlement et donc sont susceptibles de demandes de réexamen. Or, une tel champ d’application, au stade du contentieux, ne permet pas d’évolution substantielle. Et pour cause, ce type d’actes, les actes individuels, peuvent toujours être contestées devant le juge de l’Union par les destinataires desdits actes sans démontrer un quelconque intérêt supplémentaire à agir. Que l’évolution du champ d’application ait été envisagée et plaidée n’est donc guère surprenant et ce d’autant plus qu’il est clairement plus restrictif que ce que prévoit le texte plus libéral de la Convention d’Aarhus.

 

  • L’absence d’invocabilité directe de la Convention d’Aarhus devant la Cour

 

La question de la non- conformité du règlement à la Convention d’Aarhus. En effet, contrairement au règlement, le texte de la Convention d’Aarhus ne fait aucunement référence à la portée individuelle des actes et se limite à exclure de son champ d’application les actes législatifs[129]. On comprend que la question de la non- conformité du règlement aux dispositions de la Convention d’Aarhus ait précisément été soulevée et ce jusque devant le Tribunal d’abord puis la Cour ensuite. Elle l’a été dans le cadre de deux affaires, l’une relative à une décision de la Commission accordant au Royaume des Pays-Bas une dérogation temporaire aux obligations prévues par la directive 2008/50 sur la qualité de l’air[130], l’autre relative à un règlement de la Commission fixant les limites maximales applicables aux résidus de pesticides dans les produits [131]. Dans les deux cas, les demandes de réexamen de ces deux textes -formulées par plusieurs associations- avaient été rejetées par la Commission précisément au motif que les textes ne pouvaient être qualifiés de mesures de portée individuelle[132] et donc d’actes administratifs. Les associations avaient alors introduit un recours en annulation de ces décisions de rejet (des demandes de réexamen )[133] et avancé, au soutien, l’invalidité de l’article 10 §1 du règlement au regard de la Convention d’Aarhus[134]. En première instance, le recours a abouti car le Tribunal a annulé les décisions de rejet et, pour ce faire, a prononcé l’invalidité de l’article 10 § 1 : selon lui, « une procédure de réexamen interne qui ne concernerait que les mesures de portée individuelle aurait une portée très limitée dans la mesure où les actes pris dans le domaine de l’environnement sont le plus souvent des actes de portée générale. Or, au vu des objectifs et de l’objet de la convention d’Aarhus, une telle limitation n’est pas justifiée »[135]. La Cour, saisie en pourvoi, n’a pourtant pas suivi le Tribunal (ni d’ailleurs les conclusions de son Avocat général[136]) et a rejeté le recours en annulation. Le raisonnement de la Cour ne suit pas celui du Tribunal dès ses prémisses, plus précisément dès le stade de sa réponse à la question de la possibilité d’invoquer l’article 9-3 de la Convention d’Aarhus à l’appui d’un examen de la validité de l’article 10 § 1 du règlement.

 

Le refus de la Cour d’admettre l’invocabilité directe de la Convention d’Aarhus. Le Tribunal n’avait pas ignoré la question de l’invocabilité directe. Et pour cause, selon une jurisprudence constante, le juge de l’Union ne procède à l’examen de la validité d’une disposition d’un règlement au regard d’un traité international « que lorsque la nature et l’économie de celui-ci ne s’y opposent pas et que, par ailleurs, ses dispositions apparaissent, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises »[137]. Toutefois, par exception à cette jurisprudence et aux conditions fixées, la Cour avait pu admettre, dans l’hypothèse où l’Union a entendu donner exécution à une obligation particulière assumée dans le cadre d’un accord international (ou dans le cas où l’acte renvoie expressément à des dispositions précises de cet accord), de contrôler la légalité de l’acte en cause au regard des dispositions de cet accord[138]. Le Tribunal avait conclu que précisément, s’agissant du règlement, c’était le cas dans la mesure où il a clairement pour objet de mettre en oeuvre la Convention d’Aarhus[139]. La Cour ne va pourtant pas suivre cette position[140]. Selon elle, d’une part, l’article 9-3 de la Convention, ne contient pas d’obligation inconditionnelle et suffisamment précise[141] et d’autre part, l’article 10 § 1 du règlement ne peut être considéré comme « mettant en œuvre » la Convention. Pour asseoir cette seconde affirmation, sans doute la moins convaincante, la Cour ne se focalise pas à dessein sur le règlement – dont l’intitulé ne permettait guère de douter puisqu’il était un règlement d’application de la Convention- mais sur l’article 9-3 de la Convention. Soulignant que l’article organise pour les Parties contractantes « une large marge d’appréciation quant à la définition des modalités de mise en œuvre des « procédures administratives ou judiciaires »[142], dès lors, selon la Cour, le règlement ne peut être considérer comme étant un texte strictement d’application dudit article.

 

Appréciation de la jurisprudence. On doit admettre qu’à ce stade, le raisonnement de la Cour interroge tant il paraît excessivement exigeant et ce, à la fois à propos de la conclusion d’absence d’effet direct de la Convention[143] que de celle d’absence d’exécution par le règlement de ladite Convention. Et pour cause, le règlement a pour objectif – affiché[144]– d’assurer l’exécution des obligations découlant de la convention. Il paraît d’autant plus exigeant qu’à d’autres occasions, l’approche de la Cour a été sensiblement plus ouverte[145]. Il témoigne en fait, cela ne fait guère de doute, de la forte sensibilité de la Cour à l’égard – en général- de la place des accords internationaux dans l’ordre juridique de l’Union et notamment de leur invocabilité dans les contentieux relatifs au droit dérivé. Reste que, en l’espèce, ce faisant, la Cour a, sans avoir in fine adressé la question de la conformité du droit de l’Union à la Convention d’Aarhus[146], clairement réduit les potentialités de la Convention et permis le maintien de l’étroit champ d’application de la procédure de réexamen interne.

 

  • Les pressions en dehors de l’Union sur la base la Convention

 

Les deux décisions du Comité d’examen du respect de la Convention. Si les effets actuels sont clairement réduits, la question des effets futurs peut être posée. Elle peut l’être d’autant plus que, du côté de la Convention d’Aarhus, le travail d’interprétation a précisément abouti à exiger de la part du droit de l’Union et de son juge, une évolution. On rappellera que les Parties ont, dès leur première réunion, décidé de créer le Comité d’examen du respect de la Convention[147]. Or ce comité a adopté, en réponse à la communication de l’ONG ClientEarth[148], deux décisions sur les conditions d’accès au juge de l’Union et sur leur conformité avec l’article 9 de Convention[149]. Cela mérite d’être noté car le comité « est semble-t-il le premier organe indépendant extérieur à l’Union à se prononcer sur l’accès aux voies de droit de l’Union européenne » [150]…Cela mérite d’autant plus de l’être que, à deux reprises, le comité a mis en évidence des insuffisances du droit de l’Union vis-à-vis du respect de l’article 9. Dans une première décision rendue le 14 avril 2011[151], tout en admettant que le Traité peut être interprétée d’une manière qui satisferait au critère défini au paragraphe 3 de l’article 9 de la Convention, le comité a considéré que, pour l’heure, la jurisprudence de la Cour était « trop rigoureuse pour que les critères de la Convention puissent être remplis »[152]. Il en conclut mécaniquement au non-respect de l’article 9-3 (et de l’article 9-4) de la Convention et recommandé « de faire en sorte que toutes les institutions européennes pertinentes, dans le cadre de leurs compétences, prennent des mesures pour corriger les lacunes de la jurisprudence des juridictions européennes lorsqu’il s’agit d’assurer au public concerné l’accès à la justice en matière d’environnement »[153]. Dans une décision du 17 mars 2017[154], le comité a clairement enfoncé le clou considérant que le droit de l’Union, plusieurs années plus tard, ne respectait toujours pas la Convention d’Aarhus. Pourtant, entre temps, le Traité avait été révisé s’agissant des conditions du recours en annulation et le règlement 1367/2006 d’application de la Convention avait commencé à fonctionner[155]. Toutefois, le comité a estimé que l’interprétation du nouvel article 263, quatrième alinéa, du TFUE relatif aux aux actes réglementaires qui concernent directement la personne et qui ne comportent pas de mesures d’exécution[156] était excessivement restrictive[157]. Il a en outre considéré que le règlement Aarhus ne pouvait pas pallier ces déficiences étant donné qu’il est lui aussi contraire[158] à la Convention sur plusieurs points[159] notamment parce qu’il réserve la procédure de réexamen et les contestations contentieuses qui en découlent aux actes de portée individuelle[160] ce qui, selon lui, au vu des objectifs et de l’objet de la Convention d’Aarhus, est « une limitation non justifiée ». Le comité a recommandé que la jurisprudence de la Cour intègre pleinement la Convention ou, à titre subsidiaire, que l’Union européenne modifie son règlement Aarhus ou adopte une nouvelle législation[161]. Dans les deux décisions, le comité a bien rappelé que les voies de recours devant les tribunaux nationaux (conjuguées à la question préjudicielle) « ne doivent pas être un motif pour refuser »[162] une évolution de la jurisprudence rigoureuse à l’égard de laquelle elles ne sont pas une « contrepartie »[163].

 

La réaction de l’Union européenne. Il n’est pas surprenant, eu égard à l’importance des griefs, que l’Union ait réagi. Elle l’a fait à l’occasion même de l’adoption de la décision du comité d’examen par les Etats parties à la Convention[164]. La réaction a été forte car la Commission[165], puis le Conseil[166], quoiqu’avec quelques différences, ont argué, pas moins, que les conclusions du comité ne reconnaissaient pas la spécificité de l’ordre juridique de l’Union et de ses voies de droit et, ce faisant, « remettaient en question des principes constitutionnels de droit de l’Union qui revêtent un caractère à ce point fondamental qu’il est juridique impossible pour l’Union de suivre ces conclusions et de s’y conformer »[167]. Les arguments avancés au soutien sont classiques et rejoignent ceux avancés régulièrement par la Cour[168] : ils tiennent principalement[169] à l’existence, en sus de l’accès au juge de l’Union, d’un accès aux juridictions nationales qui peut permettre de compenser et compléter les voies de recours devant le juge de l’Union. En effet, selon eux, « les conclusions du comité ne reconnaissent ni le rôle central des juridictions nationales (…) ni la procédure de renvoi préjudiciel (…) en tant que voie de recours valide »[170]. La conséquence d’une telle mobilisation est que la proposition d’approbation de la décision du comité d’examen n’a pas réussi à réunir le consensus lors de la dernière réunion des Parties à la Convention[171]. Il a été convenu de créer un groupe informel pour continuer la discussion et de reporter la discussion à une prochaine réunion des Parties. Si l’Union a réussi à « temporiser », reste que ce contexte d’ensemble fait peser sur elle une contrainte politique non négligeable.

 

Pour conclure, on doit admettre que, jusqu’à présent, le droit au juge tel que consacré notamment dans le droit de l’Union, a principalement emporté des obligations pour les juridictions nationales sans déclencher, à côté de ces obligations « à usage externe »[172], des obligations « internes » qui concerneraient le juge de l’Union. Il y a clairement, dans cette situation pour le moins paradoxale, de sérieux motifs de déception sur le terrain de la reconnaissance d’un droit d’accès au juge dans le domaine de l’environnement. Certes, les raisons sont tout à fait déconnectées de la question de la protection de l’environnement. Et pour cause, la réticence de « consommer le mariage » »[173] entre droit au juge et règles relatives aux recours n’est pas spécifique au domaine, mais d’ensemble (liées à la crainte de l’engorgement du prétoire et à la place des juges nationaux). Cela est le cas aussi lorsqu’il est question de l’invocabilité de la Convention d’Aarhus car les enjeux de la réponse dépassent de loin le domaine de l’environnement pour toucher aux éléments fondamentaux de l’ordre juridique de l’Union européenne. On pourrait y voir un motif d’optimisme. Toutefois, il n’en reste pas moins que la réalité est la même : la situation en matière d’accès à la Cour pour les personnes physiques et morales, lorsque des actes « environnementaux » sont en jeu, demeure bien peu favorable. Certes, et c’est l’argument régulier dans la jurisprudence, une telle situation est en partie compensée par l’accès aux juges nationaux qui peuvent connaître des mesures nationales de mise en œuvre du droit de l’Union. L’effet compensatoire semble d’autant plus important que, par sa jurisprudence, la Cour a fixé des exigences nombreuses et favorables à l’accès aux juridictions nationales. Cependant, un hiatus persiste dans la mesure où en cas d’invalidité des mesures prises au niveau de l’Union elle-même, l’accès au juge de l’Union ne vient pas prolonger l’accès au juge national. Et le mécanisme de la question préjudicielle ne permet pas de résoudre entièrement un tel hiatus. Certes, en cas de doute sur la validité du droit de l’Union, le juge national a l’obligation de déférer ladite question (préjudicielle en appréciation de validité) à la Cour. Cependant, dans ce cadre, les possibilités pour les particuliers sont bien d’être équivalentes à celles ouvertes dans le cadre du recours en annulation, notamment (mais pas seulement[174]) parce que ces derniers n’ont pas la maîtrise du renvoi préjudiciel qui relève du pouvoir d’appréciation des juridictions internes[175]. Et les désavantages en comparaison d’une action directe devant le juge de l’Union (devant le tribunal) sont clairement plus nombreux, notamment en termes de coûts, de longueur voire de sûreté de la procédure[176].

* Le présent article est publié dans le cadre d’un projet de recherche collectif financé par la Mission de recherche Droit et Justice, intitulé « Le procès environnemental : du procès sur l’environnement au procès pour l’environnement », sous la direction de M. Hautereau-Boutonnet et E. Truilhé-Marengo.

[1] Certains auteurs ont développé des théories inverses, attribuant aux éléments de l’environnement le droit d’ester en justice : C. D. Stone, Should trees have standing ? Toward legal rights for natural objects, South California Law review, 1972, p. 450 et Should tree have standing ? And other essays on law, morals and environment, Oceana Publications, New York, 1996, 181 p.

[2] E. Truilhé-Marengo, Droit de l’environnement de l’Union européenne, Larcier, Bruxelles, 2015, 409 p.

[3] M. Dougan, The Treaty of Lisbonn 2007 : Winning Minds, Not Hearts, CML Rev., n° 45, 2008, 678. Voir aussi, A. Vauchez, L’Union par le droit, Les presses de Sciences Po, 2013, 398 p.

[4] CJUE, 29 juin 2010, E. et F. aff. C-550/09, Rec. p. 6213; CJUE, 19 décembre 2013, Telefonica / Commission européenne, aff. C-274/12 P, Rec. p. 852, pt. 56. Voir bien avant pour la consécration de la notion de « Communauté de droit » : CJCE, 23 avr. 1986, “Les Verts” / Parlement européen, aff. 294/83, Rec. p. 1339, pt. 23.

[5] La Cour de justice l’avait d’abord reconnu en tant que principe général de droit, inspiré de la Convention européenne des droits de l’homme et des traditions constitutionnelles communes aux États membres : CJCE, 15 mai 1986, Johnston, aff. 222/84, Rec. p. 1651, pt. 18. Voir pour une vue détaillée : F. Picod, Droit au juge et voies de droit communautaire : un mariage de raison, Mélanges en l’honneur de P. Manin, L’Union européenne, union de droit, union des droits, Pedone, 2010, pp. 907-920.

[6] Article 19 § 1 TUE.

[7] Le Traité FUE a institué, notamment par ses articles 263 et 277, d’une part, et 267, d’autre part, un « système complet de voies de recours et de procédures destiné à assurer le contrôle de la légalité des actes de l’Union, en le confiant au juge de l’Union » (CJUE, 19 déc. 2013, Telefonica / Commission européenne, précité, pt. 57).

[8] Décision 2005/370, du 17 février 2005, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, de la Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, JOCE du 17/05/2005, n° L 124.

[9] CJUE, 8 mars 2011, Lesoochranárske zoskupenie VLK, Affaire C-240/09, Rec. p. 1255, pt. 30.

[10] C. Larssen, B. Jadot, La convention d’Aarhus, dans L’accès à la justice en matière d’environnement, Bruylant, 2005, p. 219

[11] Article 9-1 : « Chaque Partie veille, dans le cadre de sa législation nationale, à ce que toute personne qui estime que la demande d’informations qu’elle a présentée en application de l’article 4 a été ignorée, rejetée abusivement, en totalité ou en partie, ou insuffisamment prise en compte ou qu’elle n’a pas été traitée conformément aux dispositions de cet article, ait la possibilité de former un recours devant une instance judiciaire ou un autre organe indépendant et impartial établi par la loi ».

[12] Article 9-2 : « Chaque Partie veille, dans le cadre de sa législation nationale, à ce que les membres du public concerné a) ayant un intérêt suffisant pour agir ou, sinon, b) faisant valoir une atteinte à un droit, lorsque le code de procédure administrative d’une Partie pose une telle condition, puissent former un recours devant une instance judiciaire et/ou un autre organe indépendant et impartial établi par loi pour contester la légalité, quant au fond et à la procédure, de toute décision, tout acte ou toute omission tombant sous le coup des dispositions de l’article 6 et, si le droit interne le prévoit et sans préjudice du paragraphe 3 ci-après, des autres dispositions pertinentes de la présente Convention ».

[13] Projet de décision du Comité d’examen du respect des dispositions de la Convention d’Aarhus concernant l’Union européenne n° ACCC/C/2008/32 adoptée le 17 mars 2017.

[14] J. Bétaille, Accès à la justice de l’Union européenne, le Comité d’examen du respect des dispositions de la Convention d’Aarhus s’immisce dans le dialogue des juges européens : à propos de la décision no ACCC/C/2008/32 du 14 avril 2011, RJE, n°4, 2011. pp. 547-562.

[15] COM du 28 avril 2017, C(2017) 2616 final. Cette communication peut être vue comme une réponse – anticipée- de la Commission précisément à la décision du Comité en charge de l’application de la Convention d’Aarhus : la jurisprudence de la Cour sur l’accès aux prétoires nationaux y est présentée comme la marque du respect de cet engagement international par les institutions de l’Union.

[16] Point 9 de la Communication.

[17] Point 210 de la Communication.

[18] CJUE, 20 décembre 2017, Protect Natur, C‑664/15. Le litige interne concernait une autorisation d’une installation de production de neige (appartenant à une station de ski) et comprenant un bassin de stockage alimenté par de l’eau prélevé dans une rivière situé en Autriche. En l’espèce, la procédure administrative avait été menée par l’autorité compétente suivant les prescriptions de la loi autrichienne relative au droit de l’eau destinée à transposer la directive-cadre sur l’eau qui ne prévoit pas de dispositions spécifiques relatives à la participation ou au droit de recours juridictionnel des ONG. Protect Natur, une organisation de défense de l’environnement, contestait la décision au motif que le projet en cause aurait des incidences notables sur des zones protégées au titre de la directive « habitats » et détériorerait l’état des masses d’eau. Mais, le droit de participation, en tant que partie à la procédure, à la procédure d’autorisation, lui avait été refusé (notamment car elle n’avait pas fait avoir à temps ses objections) et faute d’être reconnue comme ayant la qualité de partie à la procédure, l’ONG s’était vue également déniée la possibilité d’introduire un recours devant une juridiction nationale afin de contester une décision d’autorisation du projet.

[19] Pt. 47 de l’arrêt.

[20] Dans le cadre de l’étude, l’expression « Cour de justice de l’Union européenne » sera entendue, suivant le traité (article 19 § 1 TUE) comme désignant la Cour de justice et le Tribunal.

en première instance le Tribunal, puis en pourvoi la Cour)

[21] Conclusions rendues le 29 avril 2004 dans l’affaire Commission /France, C-304/02, pt. 29.

[22] CJCE, 16 décembre 1976, Rewe, aff. 33/76, Rec. p. 1989, pt. 5. Voir, par analogie, CJUE, 18 octobre 2011, Boxus e.a., C-128/09 à C-131/09, C-134/09 et C-135/09, Rec. p. 9711, pt. 52.

[23] K. Andrusevyvh, Case Law of the Aarhus Convention, 2004‑2011, p. 80.

[24] CJUE arrêt du 8 mars 2011, Lesoochranárske zoskupenie VLK, aff. C-240/09, Rec. p. 1255

[25] La Cour se fonde ici sur le fait que, comme évoqué plus haut, le texte fait référence à des critères spécifiques auxquels le public doit répondre selon le droit interne pour bénéficier de ce droit. Il nécessite donc un acte ultérieur pour son application et à ce titre ne peut prétendre à être qualifié d’effet direct.

[26] Directive 90/313 du 7 juin 1990, concernant la liberté d’accès à l’information en matière d’environnement, JOCE n° L 158 du 23/06/1990 p. 56. Article 4 : « Une personne estimant que sa demande d’information a été abusivement rejetée ou négligée, ou qu’elle n’a pas reçu une réponse satisfaisante de la part de l’autorité publique, peut introduire un recours judiciaire ou administratif à l’encontre de la décision, conformément à l’ordre juridique national en la matière ».

[27] Directive 2003/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 mai 2003 prévoyant la participation du public lors de l’élaboration de certains plans et programmes relatifs à l’environnement, et modifiant, en ce qui concerne la participation du public et l’accès à la justice, les directives 85/337/CEE et 96/61/CE du Conseil, JOCE n° L 156 du 25/06/2003 p. 17.

[28] Directive 2004/35 du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux, JOCE du 30/04/2004, n° L 143.

[29] Article 27.

[30] Article 11.

[31] Article 23.

[32] Proposition de directive relative à l’accès à la justice en matière d’environnement /COM/2003/0624 final- COD 2003/0246.

[33] J.-F. Delile, La protection juridictionnelle dans le domaine environnemental en droit de l’Union européenne : la victoire de l’incohérence. Julien Bétaille. Le droit d’accès à la justice en matière d’environnement, LGDJ, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2016, p. 100 ; L. Krämer, The Environement Complaint in the EU, Journal of European Environmental and Planning Law, 2009, p. 17.

[34] « Les États membres veillent, conformément à leur législation nationale pertinente, à ce que les membres du public concerné : a) ayant un intérêt suffisant pour agir, ou sinon b) faisant valoir une atteinte à un droit, lorsque le droit administratif procédural d’un État membre impose une telle condition, puissent former un recours devant une instance juridictionnelle ou un autre organe indépendant et impartial établi par la loi pour contester la légalité, quant au fond ou à la procédure, des décisions, des actes ou omissions relevant des dispositions de la présente directive relatives à la participation du public. Les États membres déterminent à quel stade les décisions, actes ou omissions peuvent être contestés. Les États membres déterminent ce qui constitue un intérêt suffisant pour agir ou une atteinte à un droit, en conformité avec l’objectif visant à donner au public concerné un large accès à la justice. À cette fin, l’intérêt de toute organisation non gouvernementale, répondant aux exigences visées à l’article 1er, paragraphe 2, est réputé suffisant aux fins du point a) du présent article. De telles organisations sont aussi réputées bénéficier de droits susceptibles de faire l’objet d’une atteinte aux fins du point b) du présent article ».

[35] Article 23 Accès à la justice : « Les États membres veillent à ce que a) toute personne qui demande des informations conformément à l’article 14, paragraphe 2, point b) ou c), ou à l’article 22, paragraphe 1, de la présente directive, puisse demander le réexamen, conformément à l’article 6 de la directive 2003/4/CE, des actes ou omissions d’une autorité compétente en ce qui concerne une telle demande, b) dans leur cadre juridique national respectif, les membres du public concerné aient accès aux procédures de recours visées à l’article 11 de la directive 2011/92/UE pour les affaires relevant de l’article 15, paragraphe 1, de la présente directive ».

[36] Directive n° 2003/4 du 28 janvier 2003 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement et abrogeant la directive 90/313/CEE du Conseil, JOCE n° L 41 du 14 février 2003.

[37] Elle l’est car elle concerne une décision d’une autorité publique d’autoriser la chasse à l’ours brun, dérogeant aux dispositions de la directive « Habitats » dont les dispositions « ne visent pas à protéger les personnes mais l’environnement, dans l’intérêt général du public ».

[38] CJUE, 8 mars 2011, Lesoochranárske zoskupenie VLK, Affaire C-240/09, Rec. p. 1255.

[39] Pt. 51 de l’arrêt.

[40] CJCE, du 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77, Rec. p. 629, pts. 21 et 24 et CJUE, 5 avril 2016, PFE, aff. C‑689/13, Rec. p. 199, pt. 40 ainsi que jurisprudence citée.

[41] CJUE arrêt du 12 mai 2011, Bund für Umwelt und Naturschutz Deutschland, Landesverband NordrheinWestfalen eV, aff. C-115/09, Rec. p. 3673.

[42] Directive 92/43 du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, dite « Habitats », JOCE du 22/7/1992, n° L 206.

[43] Pt 41.

[44] Pt 44.

[45] Pt 45.

[46] Pt 46.

[47] CJUE, 16 avril 2015, Karoline Gruber / Unabhängiger Verwaltungssenat für Kärnten e.a., Aff. C-570/13, Rec. p. 231, pts. 39 et 40.

[48] CJCE, 15 octobre 2009, Djurgården-Lilla Värtans Miljöskyddsförening et le Stockholms kommun genom dess marknämnd, aff. n° C-263/08, Rec. p. 9967.

[49] Pt 46.

[50] Pt 47.

[51] Le gouvernement suédois reconnaissait que seules deux associations répondaient en pratique à cette condition.

[52] CJUE, 18 octobre 2011, Boxus, aff. C-128/09 à 131/09 et C-134/09, 135/09, Rec. p. 9711. Voir : J.-F. Delile. La protection juridictionnelle dans le domaine environnemental en droit de l’Union européenne : la victoire de l’incohérence in J. Bétaille. Le droit d’accès à la justice en matière d’environnement, LGDJ, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2016, pp. 91-124.

[53] CJUE, 18 octobre 2011, Boxus, précité, pt. 53.

[54] Pt. 55 de l’arrêt.

[55] Pt. 38 de l’arrêt.

[56] Ce qui est conforme au Guide d’application de la Convention d’Aarhus, p. 195, disponible sur : https://www.unece.org/fileadmin/DAM/env/pp/implementation%20guide/french/aigf.pdf.

[57] CJUE, 20 décembre 2017, Protect Natur, aff. C‑664/15, Rec. p. 987.

[58] Pts. 68-69 de l’arrêt.

[59] CJUE, 7 novembre 2013, Gemeinde Altrip e.a., aff. C‑72/12, Rec. p. 712, pts 47 et 48.

[60] CJUE, 15 octobre 2015, Commission / Allemagne, aff. C-137/14, Rec. p. 683.

[61] Voir, CJUE, 7 novembre 2013, Gemeinde Altrip e.a., précité, pt. 53.

[62] CJUE, 15 octobre 2015, Commission c/ Allemagne, précité, pt. 80.

[63] Pt. 81 de l’arrêt.

[64] CJUE, 20 décembre 2017, Protect Natur, C‑664/15, pt. 101.

[65] CJUE, 15 janvier 2013, Jozef Križan, Aff. C‑416/10, Rec. p. 8.

[66] Pts. 108 et 109 de l’arrêt précité.

[67] CJCE, 19 juin 1990, Factortame e.a., C-213/89, Rec. p. 2433, pt. 21, CJCE, 13 mars 2007, Unibet, C-432/05, Rec. p. 2271, pt. 67.

[68] CJUE, 11 avril 2013, Edwards et Pallikaropoulos, Aff. C‑260/11, Rec. p. 221, Pt. 40.

[69] CJUE, 13 février 2014, Commission / Royaume-Uni, Aff. C‑530/11, Rec. p. 67.

[70] Cette voie est tout à fait ouverte aux personnes physiques et morales puisqu’aucune condition ne leur est imposée quant à leur intérêt pour agir. Toutefois, les conditions de la responsabilité sont telles que ce recours n’a quasiment jamais été activé pour demander la réparation de préjudices dans le domaine de l’environnement. Les contentieux portent pour l’heure exclusivement sur des comportements des institutions qui – dans l’objectif de protéger l’environnement- créent des préjudices économiques dans le chef de particuliers. Voir par exemple CJUE, 14 octobre 2014, Jean-François Giordano c/ Commission, Aff. C-611/12 P, Rec. p. 2282l. Des mesures d’urgence interdisant la pêche du thon rouge dans l’océan Atlantique et dans la Méditerranée adoptées par la Commission n’engagent pas la responsabilité de l’Union dans la mesure où elles sont prévues par le règlement (CE) no 2371/2002, relatif à la conservation et à l’exploitation durable des ressources halieutiques. Il n’y a dès lors pas d’illégalité du comportement de la Commission et les préjudices économiques liés à l’interdiction de l’activité de pêche ne pourront pas être indemnisées.

[71] Voir il y a quelques années, sur ce thème, l’excellent article de N. De Sadeleer et C. Poncelet, Contestation des actes des institutions de l’Union susceptibles de porter atteinte à l’environnement et à la santé humaine, un pas en avant, deux pas en arrière, RTDE, janv-mars 2013, p. 15.

[72] E. Brosset, Clartés et obscurités des actes de l’Union européenne dans le traité de Lisbonne in E. Brosset, C. Chevallier-Govers, V. Edjaharian, C. Schneider (Dir.), Le traité de Lisbonne, déconstitutionnalisation ou reconfiguration de l’Union européenne, Bruylant, 2009, pp. 107-138.

[73] La condition selon laquelle une personne physique ou morale doit être directement concernée par un acte communautaire pour être recevable à agir dans le cadre d’un recours en annulation requiert deux éléments. Premièrement, l’acte attaqué doit produire directement des effets sur la situation juridique du requérant. Deuxièmement, cet acte ne doit laisser aucun pouvoir d’appréciation aux autorités nationales chargées de sa mise en œuvre (Voir arrêt de la Cour du 5 mai 1998, Dreyfus/Commission, C-386/96 P, Rec. p. 2309, pt. 43 et arrêt du Tribunal du 27 juin 2000, Salamander e.a./Parlement et Conseil, T-172/98, T-175/98 à T-177/98, Rec. p. II-2487, pt. 62 et la jurisprudence citée). Ces critères ne sont pas négligeables et la démonstration n’est pas toujours facile : voir parmi d’autres exemples, Ordonnance du Tribunal du 22 juin 2006, Markku Sahlstedt et autres / Commission, aff. T-150/05, Rec. p. 172. Le recours en annulation introduit par les requérants contre la décision 2005/101/CE de la Commission, du 13 janvier 2005, arrêtant, en application de la directive « habitats », la liste des sites d’importance communautaire pour la région biogéographique boréale, n’est pas recevable car la décision litigieuse ne produit pas, par elle-même, des effets sur la situation juridique des requérants qui ont la qualité de propriétaire de terrains situés dans ces zones. Cette décision ne contenant aucune disposition quant au régime de protection des sites d’importance communautaire, telles des mesures de conservation ou des procédures d’autorisation à respecter, elle n’affecte ni les droits et obligations des propriétaires de biens fonciers ni l’exercice de ces droits.

[74] CJCE, 15 juillet 1963, Plaumann / Commission, aff. 25/62, Rec. p. 199

[75] S. Marciali, Enfin un élargissement des conditions de recevabilité des recours en annulation des personnes physiques et morales, RMUE, n° 509, juin 2007, p. 383.

[76] Voir par exemple pour une formulation déjà catégoriquement en ce sens : TPICE, 27 juin 2000, Salamander e. a. / Parlement et Conseil, T-172/98, Rec. p. II-2487, pt 75. Voir aussi, CJCE, 25 juillet 2002, UPA, aff. C-50/00 P, Rec. p. 3425, pt. 38.

[77] Lorsqu’un acte affecte un groupe de personnes qui étaient identifiées ou identifiables au moment où cet acte a été pris et en fonction de critères propres aux membres du groupe, ces personnes peuvent être individuellement concernées par cet acte en tant qu’elles font partie d’un cercle restreint d’opérateurs économiques, notamment lorsque cet acte modifie les droits acquis par les particuliers antérieurement à l’adoption dudit acte (voir, en ce sens, arrêt du 13 mars 2008, Commission/Infront WM, C‑125/06 P, Rec. p. 159, pts. 71 et 72 ainsi que jurisprudence citée).

[78] Voir, en ce sens, arrêt du 25 octobre 1977, Metro SB-Großmärkte/Commission, 26/76, Rec. p. 1875, pt. 13, ainsi que Tribunal, ordonnance, 25 mai 2004, Schmoldt e.a./Commission, aff. T- 264/03, Rec. p. 157, pt. 40 et jurisprudence citée.

[79] L’explication de cette négligence oscille entre celle reliée au « manque de temps » ou au « défaut de consensus » : J. Van Meerbeeck et A. Van Waeyenberge, Les conditions des recours introduits par les particuliers : au cœur du dédale européen in N. De Sadeleer et a., Les innovations du traité de Lisbonne : incidences pour le praticien, Bruylant, 2011, p. 178.

[80] Voir notamment K. Lenaerts, Le traité de Lisbonne et la protection juridictionnelle des particuliers en droit de l’Union, Cahiers de droit européen 2009, p. 711 à 745 (en particulier, 725 et suiv.) ainsi que M. Wathelet et J. Wildemeersch, Recours en annulation : une première interprétation restrictive du droit d’action élargi des particuliers ? Journal de droit européen 2012, p. 75 à 79.

[81] Conclusions de l’Avocat général Mme Kokott du 17 janvier 2013. Aff. C-583/11 P, pt 28.

[82] Voir les conclusions de l’Avocat général Mme Kokott du 17 janvier 2013. Affaire C‑583/11, pt 31. « C’est le cas de la version française : il existe une similitude incontestable entre la notion de « règlement » au sens de l’article 288-2 TFUE et l’expression « acte règlementaire ».

[83] L’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union par exemple est subordonné à l’existence d’une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers. La nature générale ou individuelle d’un acte n’est pas, en la matière, « déterminante pour établir si l’on se trouve en présence d’une telle violation » (Voir arrêt du 19 avril 2007 Holcim / Commission, aff. C-282/05, Rec. p. 2941, pts. 47 et 48).

[84] Dans le projet, au vu des nouvelles dénominations de lois et de lois-cadres pour viser les « actes législatifs », il ne faisait guère de doute que seuls les actes d’exécution étaient visés par l’expression « d’actes règlementaires ». Voir R. Mehdi et F. Picod, Article I-33 in A. Levade, L. Burgorgue-Larsen et F. Picod (Dir.) Traité établissant une constitution pour l’Europe, commentaire article par article, T1, Bruylant, 2005 p. 398.

[85] Trib. UE, Ord. 6 sept. 2011, déjà cité, pt. 56.

[86] Trib. UE, Ord. 6 sept. 2011, déjà cité, pt. 71.

[87] Trib. UE, 21 oct. 2011, Microban International Ltd et Microban (Europe) Ltd / Commission, aff. T-262/10, Rec. II- 7697. D. Simon, Actes attaquables, Europe n° 12, Décembre 2011, comm. 448. Selon le Tribunal, toute mesure nationale d’exécution ne doit pas être considérée comme faisant obstacle au recours en annulation, notamment celles purement techniques et automatiques qui ne laissent transparaître aucune intervention discrétionnaire des autorités nationales. A noter qu’il n’était toutefois pas si sûr que cette interprétation place le requérant dans une position si favorable puisque, avant l’adoption de quelconque mesure d’exécution, celui-ci a, dans un délai de deux mois, à analyser finement l’acte, sa nature afin de conclure ou non à « son aptitude ou son inaptitude (…) à requérir des mesures d’exécution » : C. Blumann, Actes législatifs et mesures d’exécution dans le projet de Constitution pour l’Europe, in Les dynamiques du droit européen en début de siècle. Etudes en l’honneur de Jean-Claude Gautron, Pedone, 2004, p. 267

[88] La recevabilité d’un recours notamment à l’encontre d’un règlement n° 302/2011, portant ouverture d’un contingent tarifaire d’importation exceptionnel en ce qui concerne certaines quantités de sucre est rejeté dans la mesure où le règlement ne déploie ses effets juridiques à l’égard des parties requérantes « que par l’intermédiaire d’actes pris par les autorités nationales (…) (qui) constituent des mesures d’exécution au sens de l’article 263, quatrième alinéa, dernier membre de phrase, TFUE. Cette conclusion n’est pas remise en cause par le prétendu caractère mécanique des mesures prises au niveau national étant donné que ce critère est dépourvu de pertinence à cet égard » (CJUE, 28 avr. 2015, T & L Sugars Ltd, aff. 456/13 P, Rec. p. 284, pts. 40-42).

[89] « Il est légitime de s’interroger sur le point de savoir si cette notion doit faire l’objet d’une interprétation différente de celle qui a été développée dans le cadre de la jurisprudence (…) Néanmoins, il y a lieu de relever (…) que l’article 263, quatrième alinéa, TFUE poursuit un objectif d’ouverture des conditions d’introduction des recours directs (…). Dès lors, la notion d’affectation directe telle que nouvellement introduite dans cette disposition ne saurait, en tout état de cause, faire l’objet d’une interprétation plus restrictive que la notion d’affectation directe telle qu’elle apparaissait à l’article 230, quatrième alinéa, CE » (Tribunal, 25 octobre 2011, Microban International Ltd et Microban (Europe) Ltd contre Commission européenne, précité, pts. 31 et 32).

[90] Ainsi, dans l’arrêt Microban, le Tribunal a ainsi admis la recevabilité d’un recours contre la décision de la Commission relative à la non-inscription d’un additif (le triclosan) sur la liste des additifs concernant les matériaux et objets en matière plastique destinés à entrer en contact avec les denrées alimentaires car, quoique de portée générale, produisait directement des effets sur la situation juridique des parties requérantes dès lors que celles-ci achètent du triclosan et l’utilisent pour fabriquer leurs produits.

[91] C’est la proposition de l’Avocat général dans l’affaire Inuit : Conclusions de l’Avocat général, Mme Kokott du 17 janvier 2013. Affaire C‑583/11 P, pt. 71. Voir : E. Brosset, Les enseignements de l’affaire Inuit Tapiriit Kanatami, RDUE, 2015, n° 586 p.173-188 ; F.-V. Guiot, L’affaire inuit : une illustration des interactions entre recours individuel et équilibre institutionnel dans l’interprétation de l’article 263 TFUE, RTDE 2014, p. 389. Voir enfin les quelques cas où la Cour, dans le domaine de la concurrence, les a admis : Voir arrêts du 28 janvier 1986, Cofaz e.a./Commission, 169/84, Rec. p. 391 et du 22 novembre 2007, Espagne/Lenzing, C-525/04 P, Rec. p. 9947. Voir aussi arrêts du Tribunal du 3 avril 2003, BaByliss/Commission, T‑114/02, Rec. p. II-1279, pt. 89, et du 30 septembre 2003, ARD/Commission, T-158/00, Rec. p. II-3825, pt. 60.

[92] Ordonnance TPICE du 9 août 1995, Greenpeace e.a./Commission (T-585/93, Rec. p. II-2205) confirmée par l’arrêt de la Cour du 2 avril 1998, Stichting Greenpeace Council (Greenpeace International) e.a. / Commission des Communautés européennes. Affaire C-321/95 P. Rec. p. 1651.

[93] Conclusions de l’Avocat général Georges Cosmas présentées le 23 septembre 1997, affaire C- 321/95 P, pt. 104.

[94] « La tâche du juge consiste alors à délimiter, sur la base de critères appropriés, l’ampleur de ce cercle fermé, la longueur de son rayon » (Pt. 104 des conclusions).

[95] « Les personnes se trouvant à proximité des travaux – ce qui est ici le cas- subissent les conséquences de ceux-ci d’une autre manière et plus intensément que celles se trouvant en un lieu plus éloigné, parce que précisément ces dernières se trouvent à une distance plus grande du centre de l’intervention touchant à l’environnement. Il en découle logiquement que l’on pourrait soutenir que les personnes de la première catégorie constituent un « cercle » particulièrement fermé et délimité et se trouvent donc dans une situation de fait qui les caractérise par rapport à tout autre sujet de droit » (Pt. 104 des conclusions).

[96] L’Avocat général estime en effet, suivant l’exemples des droits nationaux, que « la nature des conséquences qu’a ou est susceptible d’avoir l’intervention touchant à l’environnement et surtout que l’ampleur, c’est-à-dire la gravité de ces conséquences » devraient être pris en considération. Il cite d’ailleurs pour le droit français le voisinage qui constitue le critère de base en vertu duquel une qualité pour agir à l’encontre de permis de bâtir est reconnue aux personnes physiques ; or pour la reconnaissance de cette qualité de voisin, on prend en considération, outre la distance par rapport aux travaux projetés, la nature et la gravité des conséquences qu’ils comportent.

[97] On doit toutefois relever un passage qui laisse songer à une ouverture : la Cour, pour répondre aux arguments des requérants visant à démontrer que la jurisprudence ne tient pas compte de la nature et du caractère spécifique des intérêts environnementaux qui fondent leurs recours, souligne que « c’est la décision de construction des deux centrales en cause qui serait de nature à porter atteinte aux droits en matière d’environnement dont les requérants se prévalent » et que « la décision attaquée, relative au financement communautaire de ces centrales, ne peut avoir qu’une incidence indirecte sur ces droits » (pts 30 et 31 de l’arrêt de la Cour) ce qui a amené à considérer que, dans une autre hypothèse, l’argument aurait pu prospérer. Pour l’heure, il n’y a toutefois aucun exemple en ce sens.

[98] Pt. 8 de l’arrêt.

[99] Pt. 9 de l’arrêt.

[100] Pt. 103 des conclusions.

[101] Ibidem.

[102] Voir par exemple TPICE, 22 décembre 1995, Marie-Thérèse Danielsson, Pierre Largenteau et Edwin Haoa contre Commission des Communautés européennes, Aff. T-219/95 R, Rec. 1995 II-03051 : « À cet égard, à supposer même que les requérants puissent, le cas échéant, subir un préjudice personnel lié aux prétendues conséquences néfastes des essais nucléaires en cause pour l’environnement ou pour la santé de la population, cette circonstance ne suffirait pas, à elle seule, à les individualiser d’une manière analogue à celle du destinataire de la décision litigieuse […] dans la mesure où un préjudice du type de celui qu’ils invoquent pourrait affecter, de manière indifférenciée, toute personne résidant dans la zone considérée ». Voir aussi, TPICE, 28 novembre 2005, European Environmental Bureau (EEB) et Stichting Natuur en Milieu / Commission, Aff. jointes T-236/04 et T-241/04, Rec. 2005 II-04945, pt. 56 ou encore TPICE, 2 juin 2008, WWF-UK Ltd / Conseil, T-91/ 07, Rec. p. 170, pt. 82 et CJCE, 5 mai 2009, WWF-UK Ltd / Conseil et Commission, C-355/ 08, Rec. p. 286.

[103] Voir pour un bilan de la jurisprudence l’arrêt du 13 mars 2008, Commission/Infront WM, C‑125/06 P, Rec. p. 159, pts 71-72 ainsi que jurisprudence citée. Mais ladite jurisprudence n’a pas été souvent appliquée en matière d’environnement. Voir CJUE, 24 novembre 2016, Ackermann, Aff. jointes C-408/15 P et C-409/15, Rec. p. 893. Voir aussi TPICE, 2 juin 2008, WWF-UK Ltd / Conseil de l’Union européenne, T-91/ 07, Rec. p. 170 (WWF-UK n’a pas été considérée comme étant individuellement concernée et la qualité pour agir ne lui a pas été accordée, alors même le règlement contesté avait été pris en vertu d’un règlement du Conseil qui lui accordait, en tant que membre du Conseil consultatif régional de la mer du Nord, des droits procéduraux dans le processus décisionnel).

[104] Tribunal, du 4 juin 2012, Eurofer ASBL / Commission européenne, Affaire T-381/11, Rec. p. 273. La décision 2011/278/UE de la Commission définissant des règles transitoires pour l’ensemble de l’Union concernant l’allocation harmonisée de quotas d’émission (de gaz à effet de serre) à titre gratuit prévoit la détermination, par les États membres, de la quantité annuelle finale de quotas d’émission alloués à titre gratuit pour les installations concernées sur leurs territoires. Par conséquent, la décision attaquée ne constitue pas un acte réglementaire qui ne comporte « pas de mesures d’exécution » au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE (c’est nous qui soulignons).

[105] Trib. UE, 28 novembre 2005, European Environmental Bureau (EEB) et Stichting Natuur en Milieu / Commission, Aff. jointes T-236/04 et T-241/04, Rec. II-4945.

[106] TPICE, 2 juin 2008, WWF-UK Ltd / Conseil, T-91/ 07, Rec. p. 170, pt. 82 et CJCE, 5 mai 2009, WWF-UK Ltd c/ Conseil et Commission, C-355/ 08, Rec. p. 286.

[107] JOCE 2007, L 15, p. 1

[108] CJUE, 23 novembre 2016, Commission / Stichting Greenpeace Nederland et PAN Europe, aff. C-673/13 P, Rec. p. 889. Le 20 décembre 2010, Stichting Greenpeace Nederland et Pesticide Action Network Europe (PAN Europe) ont demandé l’accès à plusieurs documents relatifs à la première autorisation de mise sur le marché du glyphosate comme substance active.  L’accès leur a été refusé (au motif que les documents contenaient des informations confidentielles sur les droits de propriété intellectuelle des demandeurs de l’inscription du glyphosate) et le recours a été introduit à l’encontre de la décision de refus de la Commission.

[109] Décision 2005/370/CE du Conseil, du 17 février 2005, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, de la convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, JOCE L 124 du 17.05.2005

[110] Règlement n°1367/2006 du 6 septembre 2006 concernant l’application aux institutions et organes de la Communauté européenne des dispositions de la convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, JOCE du 25/9/2006 n° L 264, p. 13. L’adoption du règlement fait suite à un projet de directive de 2003 (COM (2003) 624 final) sur l’accès à la justice en matière environnementale qui visait à définir un ensemble d’exigences minimales relatives à l’accès aux procédures administratives et judiciaires en matière d’environnement, transposant ainsi en droit de l’Union et dans celui des États membres le troisième pilier de la convention d’Aarhus.

[111] G. Monédiaire, L’accès à la justice communautaire en matière d’environnement au miroir de la Convention d’Aarhus, RJE, 1999, n° spécial, p. 74.

[112] TPICE, 2 juin 2008, WWF-UK Ltd / Conseil, T-91/ 07, Rec. p. 170, pt. 82. Voir avant, TPICE, 28 novembre 2005, European Environmental Bureau (EEB) et Stichting Natuur en Milieu / Commission, Aff. jointes T-236/04 et T-241/04, Rec. II-4945.

[113] CJCE, 5 mai 2009, WWF-UK Ltd / Conseil et Commission, C-355/ 08, Rec. p. 286.

[114] J. Bétaille, Accès à la justice de l’Union européenne, le Comité d’examen du respect des dispositions de la Convention d’Aarhus s’immisce dans le dialogue des juges européens : à propos de la décision no ACCC/C/2008/32 du 14 avril 2011, RJE, n°4, 2011. pp. 547-562.

[115] Article 11 §1 : « Une organisation non gouvernementale est habilitée à introduire une demande de réexamen interne conformément à l’article 10, à condition que: cette organisation soit une personne morale indépendante et sans but lucratif en vertu du droit ou de la pratique nationaux d’un État membre ; que cette organisation ait pour objectif premier déclaré de promouvoir la protection de l’environnement dans le cadre du droit de l’environnement ; que cette organisation existe depuis plus de deux ans et l’objet de la demande de réexamen interne introduite par cette organisation s’inscrive dans son objectif et ses activités ».

[116] Le règlement ne limite pas la possibilité du réexamen aux seules institutions européennes, une telle demande peut être faite auprès de tout organe ou agence communautaire. Les décisions prises par l’Agence européen des produits chimiques (ECHA) ou par l’Autorité européenne pour la sécurité des aliments (AESA) par exemples pourront être soumises à réexamen à condition qu’elles aient un « effet juridiquement contraignant et extérieur ».

[117] Trib. UE, 15 décembre 2016, TestBioTech et a. / Commission, Aff. T-177/13.

[118] En défense, la Commission (ainsi que l’EFSA et Monsanto) avait avancé qu’un tel recours contre la décision de rejet du réexamen de la décision d’autorisation de mise sur le marché, parce qu’il est une tentative d’introduire un recours en annulation « déguisé » à l’encontre de la décision d’autorisation, en dehors de conditions prévues par l’article 263-4 TFUE devait être considéré comme irrecevable. Il faut dire qu’aucun recours en annulation n’avait été introduit, dans le délai de deux mois, à l’encontre de la décision d’autorisation. Il faut dire également, eu égard à la teneur des éléments avancés dans le recours, que les associations visaient conjointement à démontrer l’illégalité de la décision de rejet du réexamen, mais également, ce faisant, l’illégalité de la décision d’autorisation.

[119] « S’il est vrai que l’article 263, quatrième alinéa, TFUE détermine les conditions dans lesquelles une personne physique ou morale peut empêcher qu’un acte légal ne devienne définitif à son égard, il ne vise aucunement à limiter la possibilité d’une institution ou d’un organe de l’Union d’effectuer, dans les limites légales, une modification, une suspension, un retrait ou une révocation d’un acte adopté par elle ou par lui » (pt 44) et en sens inverse « le fait qu’une institution ou un organe de l’Union procède à la modification, à la suspension, au retrait ou à la révocation d’un de ses actes antérieurement adoptés ne peut pas être considéré comme élargissant la portée des conditions de recevabilité d’un recours en annulation introduit en vertu de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE à l’encontre dudit acte » (pt 46).

[120] Pt. 56 de l’arrêt.

[121] Pt. 60 de l’arrêt.

[122] La définition des bénéficiaires de la procédure peut aussi faire débat. L’article 10-1 du règlement prévoit en effet que la procédure de réexamen interne peut être uniquement enclenché par une ONG alors même que l’article 9-3 de la Convention prévoit que les membres du public doivent avoir accès à des procédures administratives ou judiciaires pour contester les actes ou omissions de particuliers ou d’autorités publiques » (c’est nous qui soulignons). Or, selon l’article 2.4, « le terme “public” désigne une ou plusieurs personnes physiques ou morales et, conformément à la législation ou à la coutume du pays, les associations, organisations ou groupes constitués par ces personnes ».

[123] Article la définition est plus étroite que celle impliquée par la Convention d’Aarhus. L’article 9 § 3 exige la mise en place de procédures administratives et judiciaires pour contester les actes « allant à l’encontre des dispositions du droit national de l’environnement ». Le règlement lui réserve la procédure de réexamen aux actes adoptés en vue de réaliser les objectifs de l’Union en matière d’environnement (c’est nous qui soulignons) ce qui est clairement un champ d’application plus réduit.

[124] Décision d’exécution 2012/347/UE, du 28 juin 2012 autorisant la mise sur le marché de produits contenant du soja modifié (MON 87701 x MON 89788), consistant en ce soja ou produits à partir de celui-ci, à l’exception de la culture, JOCE 2012, L 171, p. 13.

[125] Les enjeux environnementaux étaient réduits, limités puisque la mise en culture n’avait pas été autorisée par ladite décision.

[126] Trib. UE, 15 décembre 2016, TestBioTech et a. / Commission, Aff. T-177/13.

[127] Les demandes de réexamen qui ne concernent pas des actes ayant « un effet juridiquement contraignant et extérieur » ne sont pas considérées comme recevables. Par exemple, la demande de réexamen de la décision d’adoption par la Commission de la liste des candidats aux fonctions de directeur exécutif de l’ECHA a été rejetée car ladite décision ne possède pas un tel « effet externe » : Requests for internal review concerning the Commission’s decision of 12 September 2007 adopting the list of candidates for the appointment of the Executive Director of the European Chemicals Agency by the Management Board thereof : http://ec.europa.eu/environment/aarhus/requests.htm. Le réexamen d’un amendement du Parlement européen concernant la proposition de révision de la directive 2003/87 du 13 octobre 2003établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre a été rejeté car un tel amendement, de nature politique, ne possède pas « d’effet juridique ».

[128] Trib. UE, 17 juillet 2015, European Environmental Bureau (EEB) contre Commission européenne, Aff. T-685/14, Rec. II p. 560 : une décision de la Commission d’approbation concernant la notification par la Bulgarie d’un plan national pour les installations de combustions dans le cadre la directive 2010/75/UE relative aux émissions industrielles n’est pas une mesure individuelle. La directive 2010/75 étant un acte de portée générale dans la mesure où elle établit un régime général en matière de limitation de la pollution due aux activités industrielles, la décision qui n’émet aucune objection à l’égard d’un tel régime, participe au caractère général de cette directive.

[129] Voir l’article 2, paragraphe 2, de la Convention.

[130] CJUE, 13 janvier 2015, Conseil de l’Union européenne e.a. contre Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht, Affaires jointes C-401/12 P à C-403/12 P, Rec. p. 4. Voir L. Coutron, « Dur retour à la réalité pour la Convention d’Aarhus à la suite de l’annulation de l’audacieux arrêt Vereniging Milieudefensie », RTDE, 2016, p. 390.

[131] CJUE, 13 janvier 2015, Conseil de l’Union européenne et Commission européenne / Stichting Natuur en Milieu et Pesticide Action Network Europe, Aff. jointes C-404/12 P à C-405/12 P, Rec. p. 5.

[132] Ce que le Tribunal va confirmer pour la décision de dérogation adressée au Pays Bas. Une telle décision vient appliquer une directive générale (la directive 2008/50 qui « est un acte de portée générale dans la mesure où elle établit, en termes abstraits et objectifs, un régime général en matière d’évaluation et de limitation des émissions de polluants »pt 29) et concerne toutes les personnes physiques et morales résidantes aux Pays Bas (pt 32). Trib. UE, 14 juin 2012, Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht, Aff. T-396/09, Rec. II p. 301.

[133] Trib. UE, 14 juin 2012, Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht, Aff. T-396/09, Rec. p. 301. Voir également, pour la seconde affaire, Tribunal, 14 juin 2012, Stichting Natuur en Milieu et Pesticide Action Network Europe / Commission européenne, Aff. T-338/08, Rec. II p. 300.

[134] Toute partie le droit de contester par voie incidente, en vue d’obtenir l’annulation d’une décision lui faisant grief, la validité des actes antérieurs constituant la base juridique de la décision attaquée. Ici l’exception d’illégalité du règlement no 1367/2006 est soulevée à titre incident par les requérantes, en vue d’obtenir l’annulation de la décision attaquée adoptée sur la base de ce règlement.

[135] Trib. UE, 14 juin 2012, Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht, précité, pt. 65. Voir également, pour la seconde affaire, Tribunal, 14 juin 2012, Stichting Natuur en Milieu et Pesticide Action Network Europe / Commission européenne, précité, pt. 83.

[136] Conclusions de M. Niilo Jääskinen, rendues le 8 mai 2014 , aff. jointes C-402/12 P, C-403/12 P et affaire jtes C- 404/12 et C-405/12.

[137] Voir parmi plusieurs exemples : CJCE, 3 juin 2008, Intertanko e.a., C‑308/06, Rec. p. 4057, pt. 45.

[138] Voir en ce sens les arrêts de la Cour du 22 juin 1989, Fediol/Commission, 70/87, Rec. p. 1781, pts. 19 à 22, et du 7 mai 1991, Nakajima/Conseil, C‑69/89, Rec. p. 2069, pt. 31.

[139] Pt. 58 des deux arrêts.

[140] CJUE, 13 janvier 2015, Conseil e.a./Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht, précitée, pt. 61. CJUE, 13 janvier 2015, Conseil de l’Union européenne et Commission européenne contre Stichting Natuur en Milieu et Pesticide Action Network Europe, précitée, pt. 54.

[141] Elle rappelle que seuls « les membres du public qui répondent aux critères éventuels prévus par [le] droit interne » sont titulaires des droits prévus audit article 9-3. En conséquence, cette disposition est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l’intervention d’un acte ultérieur. Elle l’avait déjà dit dans l’arrêt CJUE, 8 mars 2011, Lesoochranárske zoskupenie VLK, Affaire C-240/09, Rec. p. 1255, pt. 45.

[142] CJUE, 13 janvier 2015, Conseil de l’Union européenne e.a. / Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht, précité, pts. 59 et 60. CJUE, 13 janvier 2015, Conseil et Commission / Stichting Natuur en Milieu et Pesticide Action Network Europe, précité, pts. 52-53.

[143] Il eut été possible de considérer que l’article 9-3 est une disposition « mixte », claire, précise et inconditionnelle dans certains de ses éléments : conclusions de l’Avocat général Jääskinen, présentées le 8 mai 2014, pt. 79.

[144] Le règlement est intitulé « règlement concernant l’application aux institutions et organes de la Communauté européenne des dispositions de la convention d’Aarhus… ». Voir également le considérant 18 et l’article 1-1 d du règlement : « Le présent règlement a pour objet de contribuer à l’exécution des obligations découlant de la convention (…) en garantissant l’accès à la justice en matière d’environnement au niveau de la Communauté, dans les conditions prévues par le présent règlement ».

[145] CJCE, 9 octobre 2001, Pays-Bas / Parlement et Conseil, aff. C-377/98, Rec. 2001, p. 7079, pt 54 : À supposer que la Convention sur la diversité biologique « contienne des dispositions dépourvues d’effet direct, en ce sens qu’elles ne créeraient pas de droits que les particuliers pourraient invoquer directement en justice, cette circonstance ne constituerait pas un obstacle au contrôle par le juge du respect des obligations qui s’imposent à la Communauté en tant que partie à cet accord ». Voir pour un développement en la faveur de cette interprétation : B. Pirker, Access to Justice in Environmental Matters and the Aarhus Convention’s Effects in the EU legal Order : No Room for nuanced self-executing effect ?, RECIEL, 25 (1), 2016, pp. 81- 91.

[146] A. Roger, A lost opportunity for improving access to justice in environmental matters : the CJE on the invocability of the Aarhus Convention, EU law analysis, 15 février 2015 : http://eulawanalysis.blogspot.fr/2015/02/a-lost-opportunity-for-improving-access.html.

[147] Décision I/7 « Examen du respect des dispositions » adoptée à la première réunion des Parties les 21 au 23 octobre 2002. Pour plus d’informations sur le comité du respect des dispositions, voir par exemple V. Koester, « Review of Compliance under the Aarhus Convention : a rather Unique Compliance Mechanism », Journal for European Environmental and Planning Law, vol. 2, n° 1 (JEEPL 1/2005). Voir aussi V. Koester, « Le comité d’examen du respect des dispositions de la Convention d’Aarhus : un panorama des procédures et de la jurisprudence », REDE, 2007, p. 251. 36.

[148] Pt. VI de la Décision I/7 : « un ou plusieurs membres peuvent adresser au Comité des communications concernant le respect par cette Partie des dispositions de la Convention ».

[149] Pour la première décision, le 1er décembre 2008, l’ONG ClientEarth a adressé une communication au Comité dans laquelle elle alléguait que l’Union européenne avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu du paragraphe 1 de l’article 3 et des paragraphes 2, 3, 4 et 5 de l’article 9 de la Convention

[150] J. Bétaille, Accès à la justice de l’Union européenne, le Comité d’examen du respect des dispositions de la Convention d’Aarhus s’immisce dans le dialogue des juges européens : à propos de la décision no ACCC/C/2008/32 du 14 avril 2011, RJE, n°4, 2011. pp. 547-562.

[151] Décision du Comité d’examen du respect des dispositions de la Convention d’Aarhus concernant l’Union européenne n° ACCC/C/2008/32 du 14 avril 2011 (disponible sur www.unece.org/env/pp/pubcom.htm).

[152] Pt. 87 de la décision.

[153] Pt. 98 de la décision.

[154] Projet de décision du Comité d’examen du respect des dispositions de la Convention d’Aarhus concernant l’Union européenne n° ACCC/C/2008/32 adoptée le 17 mars 2017.

[155] Il faut ici rappeler que dans sa première décision, le Comité avait indiqué que, en attendant que la CJUE statue sur l’affaire Stichting Milieu, il s’abstiendrait d’examiner la question de savoir si le règlement 1367/2006, ou toute autre procédure pertinente de réexamen administratif interne de l’Union européenne satisfaisait aux prescriptions de la Convention en matière d’accès à la justice. Ce qu’il a précisément fait dans sa seconde décision.

[156] Voir les pts. 60 à 84 des conclusions.

[157] Pt. 79.

[158] Tout au moins l’article 10-3. S’agissant de l’article 12 en effet, il semble possible selon le Comité que les juridictions européennes interprètent l’article d’une façon compatible avec les exigences de la Convention à condition que l’examen du manquement à la procédure de réexamen soit accompagné d’un examen quant au fond de l’acte initial, visé précisément par ladite procédure.

[159] Les points d’incompatibilité relevés concernent aussi (Voir les pts. 85-121 des conclusions) le champ d’application rationae personae de la procédure de réexamen (qui devrait être accessible, au-delà des ONG, aux membres du public) et le champ d’application rationae materiae (puisque la procédure devrait valoir pour tout acte administratif dès qu’il est « relatif » à l’environnement (par ex. qui y porte atteinte) et pas seulement les actes « au titre du droit de l’environnement » ainsi que pour tout acte y compris s’il ne produit pas d’effet juridiquement contraignant et extérieur).

[160] Pt. 51 : « En particulier, le Comité souscrit à l’analyse du Tribunal selon laquelle «il n’y a aucune raison d’interpréter la notion d’actes” au paragraphe 3 de l’article 9 de la Convention comme couvrant seulement les actes de portée individuelle» et «il n’existe pas de corrélation entre les actes de portée générale et ceux pris par une autorité publique dans l’exercice de son pouvoir judiciaire ou législatif» ».

[161] Voir les points 124 à 126 des conclusions.

[162] Pt. 90 de la première décision.

[163] Pt. 124 de la seconde décision.

[164] Voir le projet de décision VI/8f du 10 juillet 2017 qui propose de faire siennes les conclusions du Comité d’examen. Ce projet a été soumis aux Etats parties à la Convention lors de la sixième session de la réunion des Parties du 11 au 13 septembre 2017.

[165] Proposition de décision du Conseil relative à la proposition à prendre, au nom de l’Union européenne, lors de la 6ième session de la réunion des parties à la convention d’Aarhus sur une affaire ayant trait au respect des dispositions (ACCC/C/2008/32), COM (2017) 366 final.

[166] Projet de décision du Conseil relative à la position à prendre, au nom de l’Union, sur l’affaire ACCC/C/2008/32, 13 juillet 2017. La différence tient au fait que le Conseil n’a pas admis la proposition de vote négatif et a opté pour une acceptation du projet de décision « sous réserve » que la décision recommande à la partie concernée « de considérer » (et de non de faire) ce qui est une version positive d’un refus d’exécuter…

[167] COM (2017) 366 final, p. 7.

[168]Arrêt Conseil et Commission/Vereniging Milieudefensie e.a., précité, pt. 60; arrêt Conseil et Commission/Stichting Natuur en Milieu e.a., précité, pt. 52 : « les procédures judiciaires et administratives en matière environnementale relèvent «essentiellement» du droit des États membres ».

[169] En plus de rejeter les conclusions du comité d’examen, les institutions rappellent combien les implications desdites conclusions sont incompatibles avec : 1- le principe de séparation des pouvoirs s’agissant de la recommandation relative à une modification de l’interprétation par la Cour des conditions du Traité ; 2- la hiérarchie des normes s’agissant de la recommandation de modification du règlement Aarhus (dans la mesure où sa modification élargirait la catégorie des actes susceptibles de recours en application du Traité).

[170] COM (2017) 366 final, p. 5.

[171] Si tous les efforts sont vains, un vote a lieu à la majorité des 3/4 des parties présentes et votantes.

[172] D. Simon, Droit au juge et contentieux de la légalité en droit communautaire : la clé du prétoire n’est pas un passe-partout in Libertés, justice, tolérance, Mélanges en hommage au Doyen G. Cohen-Jonathan, Bruylant, 2004, p. 1399.

[173] F. Picod, Droit au juge et voies de droit communautaire : un mariage de raison, op. cit., p. 917.

[174] Leur situation est d’autant moins équivalente que, « homothétiques » (R. Mehdi, La recevabilité des recours formés par les personnes physiques et morales à l’encontre d’un acte de portée générale : l’aggiornamento n’aura pas lieu…, RTDE, 39 (1), janv-mars 2003, p. 32) que le recours en annulation et le recours préjudiciel en validité diffèrent ensuite du point de vue des possibilités d’intervention des requérants ou du public en général, le premier offrant une latitude plus grande que le second. Il implique un débat contradictoire complet avec les requérants individuels et le public, informé, peut, sous certaines conditions, intervenir. Dans les procédures préjudicielles, les particuliers intéressés ne peuvent présenter leurs observations que s’ils sont également intervenus dans le cadre de la procédure introduite devant la juridiction nationale.

[175] Elles ont été résumées parfaitement par l’Avocat général M. Jacobs dans ses conclusions présentées le 21 mars 2002, Affaire C-50/00 P, UPA : « Les juridictions nationales peuvent refuser de déférer des questions à la Cour et (…) les juridictions nationales – même au plus haut niveau – peuvent se fourvoyer dans leur examen préalable de la validité de mesures communautaires de portée générale et décider dès lors de ne pas déférer de questions sur la validité à la Cour de justice. En outre, lorsque la juridiction saisit la Cour d’une question préjudicielle, il lui revient en principe de formuler les questions auxquelles elle souhaite que la Cour réponde. Il est dès lors possible que les demandes de particuliers soient reformulées dans les questions soumises à la Cour. Les questions formulées par les juridictions nationales pourraient, par exemple, limiter le nombre de mesures communautaires contre lesquelles un requérant s’est pourvu en justice ou les moyens d’annulation sur lesquels il s’est fondé » (pt 42).

[176] Les conclusions de l’Avocat général M. Jacobs dans ses conclusions présentées le 21 mars 2002, Affaire C-50/00 P, UPA, évoquent notamment la question des mesures provisoires : pt 44 : « (…) bien que les juridictions nationales soient investies du pouvoir de suspendre une mesure nationale basée sur une mesure communautaire ou de prescrire des mesures provisoires dans l’attente d’une décision de la Cour, l’exercice de cette compétence est soumis à bon nombre de conditions et dépend – malgré les efforts de la Cour pour fournir des lignes directrices quant à l’application de ces conditions – dans une certaine mesure de l’appréciation discrétionnaire des juridictions nationales. En tout état de cause, des mesures provisoires octroyées par une juridiction nationale seraient limitées à l’État membre en question et des requérants pourraient dès lors se voir contraints à introduire des actions dans plus d’un État membre ».


Un scandale précurseur : Die Sünderin

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Quel régime pour l’expression artistique? Une œuvre qui traite de thèmes immoraux est-elle forcément immorale? Sur ces questions d’une actualité permanente, un ancien arrêt de la Cour administrative fédérale allemande mérite d’être redécouvert.

Thomas Hochmann, Professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

 

Un scandale précurseur : Die Sünderin[1]

 

En 1951, Veit Harlan, cinéaste de premier plan du régime national-socialiste et auteur, notamment, du film antisémite Jud Süss[2], présente au public allemand sa première réalisation d’après-guerre, intitulée Unsterbliche Geliebte[3]. La sortie de ce film se heurte à de nombreux opposants, qui appellent au boycott de l’œuvre de Veit Harlan. Ces évènements donneront lieu en 1958 à un arrêt très important de la Cour constitutionnelle allemande[4], qui tient une place essentielle dans l’organisation juridique de la liberté d’expression, et plus largement dans le régime des droits fondamentaux[5].

Cette affaire, néanmoins, ne concerne pas tant le contenu du film que l’identité de son auteur. Il en va autrement des évènements liés à un film sorti deux semaines avant celui de Veit Harlan[6], moins connu des juristes mais beaucoup plus célèbre auprès des cinéphiles germaniques : Die Sünderin, le film réalisé par Willi Forst, et souvent décrit comme le premier et le plus grand scandale de l’histoire du cinéma allemand[7]. L’accueil réservé à cette œuvre constitue, selon un auteur, un véritable lieu de mémoire, qui symbolise une Allemagne d’après-guerre caractérisée par l’hypocrisie sexuelle et politique[8].

Il est vrai que les thèmes abordés par ce film se prêtaient aux réactions les plus outrées. Au début du film, Marina, interprétée par Hildegard Knef, avoue avoir tué son amant, et se remémore les évènements qui l’ont conduite à ce geste. Elle retrace son adolescence, en compagnie de sa mère, de son beau-père et du fils de celui-ci. Elle échange régulièrement avec son beau-frère des faveurs sexuelles contre de l’argent et des bijoux, tandis que sa mère quitte chaque soir l’appartement pour retrouver des hommes différents. Mise à la porte par son beau-père, Marina se prostitue dans un bar de Munich. C’est là qu’elle rencontre le peintre Alexander, dont elle tombe amoureuse. Celui-ci est cependant atteint d’une tumeur cérébrale qui le rend progressivement aveugle. Afin de vendre une de ses toiles, puis de financer une opération qui pourrait lui rendre la vue, Marina reprend le chemin de la prostitution. L’intervention chirurgicale semble fructueuse, mais Alexander devient finalement aveugle et Marina accepte de l’empoisonner, comme il le lui avait demandé. A la fin du film, elle choisit de le suivre dans la mort.

Une scène de quelques secondes montre Marina entièrement nue, posant pour son peintre. On affirma longtemps que le scandale provoqué par le film était essentiellement dû à cette brève scène. Mais cette légende n’a plus cours aujourd’hui[9]. La présentation du film dans sa dernière édition sous format DVD[10] précise bien que « les quelques secondes de nudité d’Hildegard Knef firent fureur, mais ce sont les thèmes de l’inceste, de la prostitution et du suicide qui indignèrent ». Comme le remarque d’ailleurs Kirsten Burgardt, la scène de nudité évite, à travers le comportement du peintre, les implications érotiques et insiste uniquement sur le rôle de modèle artistique. Lorsque le peintre manifeste sa satisfaction sur l’évolution de son tableau, Marina croit percevoir un signe d’affection et lui adresse, de loin, un baiser. Alexander corrige le quiproquo en lui indiquant qu’il se réjouit de la manière dont il a peint le coude, partie du corps humain qui n’est pas, du moins pour la plupart des gens, la plus chargée de connotations érotiques. Le film semble même dénoncer le voyeurisme auquel pourrait se prêter la scène. Lorsque deux jeunes hommes s’introduisent dans le jardin pour observer Marina, le peintre les chasse en les traitant de porcs et en leur reprochant de tout salir avec leurs seuls regards[11].

Ce sont bien les thèmes abordés par le film, et non les quelques secondes de nudité, qui provoquèrent des contestations. L’œuvre évoque l’adultère, l’inceste, la prostitution et le suicide. Dans les années 50, un tel scénario vient heurter de nombreux tabous[12]. Le film entraîna des protestations et donna lieu à un arrêt de la Cour administrative fédérale dont l’importance ne semble pas avoir été appréciée à sa juste mesure.

 

I- Un scandale surestimé

Un rapide aperçu du système allemand de censure du cinéma s’impose pour saisir toutes les composantes de l’affaire. À l’issue de la seconde guerre mondiale, les Alliés comme les Allemands étaient convaincus du pouvoir d’influence du cinéma. Les Américains, cependant, étaient opposés à toute censure étatique, et entendaient mettre en place un régime d’autocontrôle de l’industrie cinématographique, sur le modèle des États-Unis. Malgré l’opposition initiale des Britanniques, et surtout des Français, ce système de censure fut finalement introduit dans les trois zones d’occupation à la fin de l’année 1948. Contrairement à la situation américaine, cependant, l’État ne fut pas exclu de l’instance de contrôle. Les professionnels du cinéma considéraient que l’inclusion des autorités publiques donnerait davantage de légitimité à l’organisme de censure, et éviterait que les Länder édictent des réglementations supplémentaires. C’est ainsi que fut créé l’organisme d’autocontrôle volontaire de l’industrie cinématographique, la FSK (Freiwillige Selbstkontrolle der Filmwirtschaft)[13].

Le 15 janvier 1951, la commission de travail (Arbeitsausschuss) de la FSK, première instance de l’institution, interdit la diffusion de Die Sünderin, dont la sortie était prévue trois jours plus tard. Les membres de cette commission (quatre représentants des professionnels du cinéma et deux représentants de la sphère publique[14]) jugeaient inacceptable que Marina considère la prostitution comme un remède inéluctable à sa détresse économique. Le double suicide final fut également critiqué. Pour la FSK, cet acte était présenté comme une évidence, comme la seule bonne solution, le suicide apparaissait comme un idéal, et le film risquait d’inciter à imiter les protagonistes[15]. Enfin, il n’apparaissait pas suffisamment clairement que c’était à sa demande que Marina empoisonnait Alexander[16].

Cette décision constituait le premier grand test pour la FSK, et semble montrer les limites du système non étatique d’autocontrôle. Lors d’une réunion de crise tenue le 16 janvier, la production du film laissa clairement entendre que Die Sünderin serait projeté, avec ou sans l’accord de la FSK. Si sa décision était ainsi ignorée, l’existence de la jeune institution aurait été menacée. Aussi, l’instance d’appel (Hauptausschuss) revint, par neuf voix contre quatre, sur la décision de première instance. Cinq minutes avant le début de la première, le film fut autorisé, sans aucune coupe[17].

Le mouvement de protestation qui suivit cette décision et la diffusion du film est traditionnellement décrit comme une tempête d’une ampleur inégalée[18], mais cette appréciation a récemment été relativisée par Jürgen Kniep[19]. Il y eut certes une large discussion dans le public et les médias, mais l’image d’une vague de protestation nationale semble exagérée. Des manifestations de faible importance eurent lieu à des moments différents, au rythme de l’arrivée des copies du film en divers endroits du territoire, mais seules quelques villes connurent des heurts réellement importants entre les opposants au film, ses partisans, et les forces de police[20].

Les actions de protestation furent essentiellement provoquées par les critiques que l’Église adressa à Die Sünderin[21]. Elles conduisirent parfois à l’interdiction, le plus souvent provisoire, de diffuser le film[22]. Ces mesures se fondaient sur les articles 14 et 41 de la loi sur la police administrative (Polizeiverwaltungsgesetz), qui permettaient aux autorités de police de prendre les mesures nécessaires et adaptées à la préservation de l’ordre et de la sécurité publics.

Les autorités compétentes justifiaient de deux manières les décisions d’interdiction : les risques de violence entre manifestants, contre-manifestants et forces de l’ordre d’une part, le caractère immoral du film d’autre part. Cette immoralité entraînait, selon les autorités de police, deux conséquences préjudiciables : une atteinte aux convictions de la population bien-pensante, et un risque d’imitation chez les spectateurs les plus influençables.

Les interdictions furent, dans un premier temps, confirmées par les juridictions. Ainsi, selon le tribunal administratif de Coblence, l’« ordre éthique » était menacé par Die Sünderin. Les juges se référaient en particulier à l’appréciation du film réalisée par l’Église, considérée comme l’institution de « conservation et de renforcement des fondements religieux et moraux de la vie humaine ». Ainsi, selon le tribunal, le film blessait l’essentiel de la population catholique, et risquait d’avoir une influence pernicieuse, en particulier sur les jeunes privés d’encadrement parental dans cette période d’après-guerre : le « faux héroïsme » de Marina, qui choisit la prostitution pour aider son prochain, risquait d’être imité, tout comme le suicide, décrit comme une échappatoire à une condition difficile, alors qu’il est, d’un point de vue chrétien, « une fuite devant la responsabilité »[23].

Ce jugement fut confirmé en appel, la Cour brocardant l’apologie de la prostitution réalisée par le film :

« Avec l’argent gagné visiblement sans peine, [Marina] peut s’offrir des appartements invraisemblablement luxueux, d’innombrables vêtements élégants, et mener grand train dans de chics établissements de nuit. Le véritable visage de la prostitution, avec ses risques, son appauvrissement et son humiliation corporels et spirituels, n’est pas montré. […] L’amour de Marina pour le peintre n’entraîne aucune transformation fondamentale de sa vie. Lorsque l’argent vient à manquer, elle est aussitôt prête à se prostituer à nouveau […] »[24].

Plus largement, l’atteinte à l’ordre public résultait de ce que « les valeurs fondamentales protégées par la Constitution, telles que la dignité humaine, la vie, le mariage et la famille, [étaient] gravement blessées par la glorification […] des valeurs inverses : la prostitution, le suicide, le suicide assisté et le concubinage »[25]. À la société de production, qui arguait du succès du film pour prouver son acceptation au sein de la population, la Cour répondit que la rediffusion du film Jud Süss attirerait certainement par curiosité de nombreuses personnes dans les salles, sans que l’on puisse en déduire une quelconque tolérance pour l’antisémitisme[26].

Une autre procédure fut intentée suite à l’interdiction de la diffusion du film dans la ville de Lingen, en Basse-Saxe. Le tribunal administratif de Hanovre confirma la mesure de police, en considérant que Die Sünderin heurtait la morale chrétienne, laquelle relevait de l’ordre public. Il risquait en outre d’influencer les plus impressionnables, de relâcher les conceptions relatives à la pureté de la femme, au mariage et à la famille, et d’augmenter la prostitution[27]. En appel, cependant, la Cour de Lunebourg annula la décision de la commune. L’ordre public n’était pas menacé par la seule représentation de comportements pénalement répréhensibles, expliqua la Cour. Encore fallait-il que le film exprime une position favorable à ces actes. Tel n’était pas le cas, selon les juges, dans Die Sünderin[28]. La ville de Lingen intenta un recours devant la Cour administrative fédérale, donnant à la plus haute juridiction administrative l’occasion de se prononcer sur l’objet du scandale.

 

II – Un arrêt sous-estimé

L’arrêt du 21 décembre 1954[29] confirme l’arrêt de la Cour d’appel de Lunebourg, et rejette le recours de la ville de Lingen. Pour la première fois, le film est considéré comme une œuvre d’art. La Cour pose ainsi les fondements de la riche jurisprudence allemande qui devait se développer en matière de liberté artistique.

Contrairement à la situation dans d’autres pays, dont la France, la Constitution allemande, adoptée en 1949, prévoit une protection spécifique pour l’art. Le premier alinéa de l’article 5 de la Loi fondamentale garantit la liberté d’expression, et le deuxième alinéa énumère les limites qui peuvent lui être apportées, en particulier par les « lois générales ». Le troisième alinéa, cependant, précise que « l’art et la science, la recherche et l’enseignement sont libres »[30]. Les précédentes décisions judiciaires rendues à l’égard de Die Sünderin examinaient néanmoins la constitutionnalité des interdictions de diffusion sur le fondement des deux premiers alinéas de l’article 5. Le film constituait l’expression d’une opinion (article 5 alinéa 1er), et il s’agissait d’examiner si les mesures litigieuses formaient une limitation permise en vertu du deuxième alinéa. Le troisième alinéa n’était pas évoqué[31]. La Cour fédérale rejette cette démarche et situe son examen sous le signe de la liberté artistique :

« Die Sünderin n’est pas un reportage, mais un film qui relate une intrigue inventée, et qui ne prend pas position à l’égard des évènements représentés. Il ne s’agit donc pas de l’expression d’une opinion, et il ne relève pas des dispositions du premier alinéa de l’article 5 de la Loi Fondamentale. Un tel film, indépendamment de sa valeur artistique qui ne concerne pas la décision de la Cour, est bien davantage une création artistique, de la même manière qu’un roman ou une pièce de théâtre, qui relatent des évènements inventés sans prendre simultanément position à l’égard de certains problèmes. L’appréciation juridique doit donc se fonder sur l’article 5 alinéa 3 de la Loi Fondamentale »[32].

Certes, cette conception de l’art, qui semble exclure toute forme d’art engagé, peut paraître dépassée aujourd’hui. La jurisprudence allemande reviendra d’ailleurs sur ce point, pour juger que « l’art et l’expression d’opinions ne s’excluent pas »[33]. Mais il n’en demeure pas moins que pour la première fois, une haute juridiction contrôle sur le fondement du troisième alinéa de l’article 5 une atteinte à la liberté artistique. En outre la Cour, loin de considérer cette disposition comme une simple proclamation dénuée de valeur juridique, tranche en faveur de l’art un débat relatif à cet article et à son prédécesseur, l’article 142 de la Constitution de Weimar[34].

Dans les années 1920 et au début des années 1930, en effet, une partie importante de la doctrine considérait que la liberté artistique trouvait ses limites, comme toute expression, dans les lois générales, parmi lesquelles l’autorisation d’édicter des mesures de police, celle-là même sur le fondement de laquelle la diffusion de Die Sünderin avait fait l’objet d’interdictions locales. Ainsi, Gerhard Anschütz, l’un des principaux constitutionnalistes de l’époque et l’auteur du commentaire de référence de la Constitution, écartait la thèse d’une protection spécifique de l’art. L’absence, dans l’article 142, de la mention des limites de la liberté n’impliquait pas qu’il était interdit au législateur d’intervenir dans ce domaine. Il fallait au contraire considérer que l’art était encadré, comme toute expression, par les « lois générales » (allgemeine Gesetze). Seules les « lois spéciales », dirigées directement contre l’art ou contre un courant artistique, étaient interdites par la Constitution. Ainsi, la liberté artistique cédait devant les lois pénales, mais également face aux lois qui habilitaient les autorités de police à protéger l’ordre et la sécurité publics[35]. Sur ce dernier point, Anschütz s’opposait à un autre auteur qui, selon lui, plaidait pour une limitation trop large de la compétence de police face aux activités artistiques[36]. Friedrich Kitzinger considérait en effet que l’article 142 s’opposait à l’application de la compétence générale de police à l’encontre de l’art. La garantie prévue à l’article 142 n’aurait plus aucun sens si elle ne protégeait pas l’art contre ses principaux oppresseurs, l’administration et la police, si elle leur permettait de le restreindre pour protéger l’ordre public et les bonnes mœurs contre toute menace, sans davantage de conditions[37].

Dans l’arrêt de 1952, la Cour administrative fédérale tranche à l’aune de la Loi Fondamentale le débat entre ces deux auteurs, auxquels elle se réfère explicitement : « Le texte du troisième alinéa de l’article 5 garantit la liberté de l’art sans limitation. Dès lors, toute interprétation qui, en dépit de la lettre, conduit à restreindre une liberté garantie de manière illimitée nécessite le fondement juridique le plus sûr »[38]. Ainsi, contrairement aux juridictions inférieures qui, tel le tribunal administratif de Coblence, avaient considéré que la Loi Fondamentale ne présentait nul obstacle pour l’application de l’habilitation générale de police[39], la Cour fédérale juge que la liberté artistique n’est pas soumise aux lois générales. Ce faisant, la Cour, bien qu’elle cite à de nombreuses reprises Kitzinger, va en réalité beaucoup plus loin que lui. Cet auteur s’opposait à l’habilitation générale de police, mais confirmait longuement l’application des « lois générales » à l’encontre de la liberté artistique[40].

La lettre du troisième alinéa est donc prise au sérieux par la Cour, selon laquelle les larges possibilités de limitation de la liberté d’expression prévues au deuxième alinéa de l’article 5 ne concernent pas la liberté de l’art. Cette conception devait être confirmée par la Cour constitutionnelle dans un arrêt beaucoup plus célèbre, rendu au sujet du roman Mephisto de Klaus Mann[41]. Mais celui-ci n’intervint qu’en 1971, dix-sept ans après la décision de la Cour administrative fédérale, qui jouit pourtant d’une notoriété très inférieure.

Selon les juges administratifs, au vu des débats qui agitaient la doctrine de Weimar à l’égard de l’article 142, le Constituant de 1949 aurait prévu explicitement la soumission de l’art aux lois générales, si telle avait été son intention. En outre, l’organisation de l’article 5, où la garantie de l’art est placée postérieurement aux possibilités de limitation, plaide également pour un régime particulier[42]. La simple édiction d’une loi générale ne permet donc pas de limiter la liberté artistique. En particulier, les dispositions qui autorisent largement l’intervention des autorités de police pour la protection de l’ordre public ne suffisent pas à restreindre une activité artistique conformément à la Constitution.

Néanmoins, poursuit la Cour en suivant un raisonnement qui réapparaîtra également dans l’arrêt Mephisto[43], la liberté artistique n’est pas illimitée pour autant. De manière générale, l’exercice d’un droit fondamental ne doit pas porter atteinte à un autre droit garanti par la Constitution, ni menacer les « intérêts nécessaires à l’existence de la communauté étatique »[44]. Parmi ces derniers se trouvent les bonnes mœurs (Sittengesetz), prévues à l’article 2 de la Loi Fondamentale. La Cour les définit comme les conceptions fondamentales générales relatives aux obligations éthiques de l’individu au sein de la communauté[45]. Mais ces dernières ne doivent pas être confondues avec les opinions morales ou religieuses de certaines parties de la population géographiquement déterminées : une atteinte à de telles convictions locales ne justifie pas l’interdiction d’une œuvre d’art[46].

Par ailleurs, la Loi Fondamentale protège également en son article 6 la famille et le mariage, en tant qu’institutions de la vie en société. Ces « biens juridiques » permettent de justifier une limitation de la liberté de l’art. Ce raisonnement, qui a été développé suite à l’arrêt Mephisto, conduit à relativiser la protection spécifique dont jouit l’art. Il est en effet relativement aisé d’identifier un « ancrage constitutionnel » pour de nombreuses limitations de la liberté artistique. En particulier, le « droit général de la personnalité » (article 2) et la « dignité humaine » (article 1er) sont susceptibles de constituer l’« intérêt juridique protégé » de lois multiples et variées[47].

Aussi, le véritable intérêt du troisième alinéa de l’article 5 consiste dans l’obligation, pour les tribunaux et plus largement pour les autorités publiques, de tenir compte du caractère artistique de l’œuvre. Ainsi, explique la Cour administrative fédérale, la Constitution n’interdit pas les représentations artistiques qui ont pour objet des évènements méprisés par les bonnes mœurs, moralement malsains, pénalement répréhensibles, ou qui divergent des conceptions traditionnelles de la famille et du mariage. Une simple représentation de ces évènements ne nuit pas à ces biens juridiques. Il en irait autrement si le film honorait ces faits et les présentait comme des objectifs souhaitables, incitant ainsi à l’imitation les spectateurs dénués de sens critique. Mais Die Sünderin, explique la Cour fédérale en confirmant les conclusions de la Cour d’appel, ne prend pas position sur les évènements qu’il représente[48]. En effet, la narration est entièrement prise en charge par le personnage de Marina. Aucune instance supérieure, aucun narrateur « hétérodiégétique » ne vient délivrer une lecture moralisatrice du comportement des personnages[49]. Die Sünderin est en quelque sorte au cinéma allemand ce que Madame Bovary est à la littérature française.

Cette reconnaissance juridictionnelle de la fiction, cette prise en compte du point de vue narratif et du caractère artistique de l’œuvre pour juger de ses effets étaient promises à un grand destin au sein de la jurisprudence allemande, et en particulier sous la plume des juges constitutionnels de Karlsruhe[50]. La représentation d’évènements dans une œuvre d’art n’est pas une description de faits réels. En outre, représenter n’est pas forcément approuver ou glorifier. Selon un auteur, cette interprétation du film était très en avance eu égard aux conceptions contemporaines de l’art[51].

Si l’ampleur du mouvement de protestation provoqué par Die Sünderin est fréquemment exagérée, la signification de la décision de justice à laquelle il donna lieu est sous-estimée. L’arrêt de la Cour administrative fédérale, rendu dans les toutes premières années de la République allemande, fut le précurseur d’une jurisprudence élaborée et soucieuse de la spécificité de l’expression artistique[52].

 

 

[1]Willi FORST, Die Sünderin/Confessions d’une pécheresse, Allemagne, 1951.

[2] Veit HARLAN , Jud Süss/Le juif Süss, Allemagne, 1940

[3] Veit HARLAN , Unsterbliche Geliebte, Allemagne, 1951

[4] BVerfGE 7, 198 Lüth.

[5] Thomas HENNE et Arne RIEDLINGER (dir.), Das Lüth-Urteil aus (rechts-)historischer Sicht: Die Konflikte um Veit Harlan und die Grundrechtsjudikatur des Bundesverfassungsgerichts, Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2005.

[6] Jürgen KNIEP, Keine Jugendfreigabe!, Filmzensur in Westdeutschland 1949-1990, Göttingen, Wallstein, 2010, p. 60.

[7] Kirsten BURGHARDT, Werk, Skandal, Exempel, Tabudurchbrechung durch fiktionale Modelle : Willi Forsts Die Sünderin (BR Deutschland, 1951), Munich, Diskurs-Fim-Verlag Schaudig & Ledig, 1996, p. 11.

[8] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 53 et 68.

[9] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 53, 63 et 67.

[10] Art Haus, 2009.

[11] Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 221 et suiv.

[12] Cf. ibid., p. 239 et suiv.

[13] Ce paragraphe se fonde sur Jürgen KNIEP, op. cit., p. 38- 41.

[14] La composante publique de la FSK (« die öffentliche Hand ») comprenait alors des représentants des Länder, mais également des Églises. Il semblait évident aux hommes politiques, aux professionnels du cinéma, comme aux médias, que les institutions religieuses avaient un rôle à jouer dans le système de censure. Cf. ibid., p. 46.

[15] Une telle problématique évoque la vague de suicides qu’aurait provoquée la publication des Souffrances du jeune Werther de Goethe. Cf. Martin ANDREE, Wenn Texte töten, Über Werther, Medienwirkung und Mediengewalt, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2006, p. 9 et suiv. Le sociologue américain David Phillips a baptisé ce phénomène le « Werther effect », dans une étude où il entendait montrer que la publication par les journaux d’un article sur un individu s’étant donné la mort entraînait immédiatement une augmentation du nombre de suicides. David PHILLIPS, « The Influence of Suggestion on Suicide: Substantive and Theoretical Implications of the Werther Effect », American Sociological Review, vol. 39, 1974, p. 341.

[16] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 54 et suiv.

[17] Ibid., p. 53, 56 et suiv.

[18] Cf. par exemple Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 13.

[19] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 58 et suiv.

[20] Ce fut en particulier le cas à Ratisbonne. Cf. Jürgen KNIEP, op. cit., p. 60 ; et Hans KRATZER, « Die ‘Sünderin’ in Regensburg », Süddeutsche Zeitung, 5 octobre 2011.

[21] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 61. Suite à l’autorisation du film par la FSK, les représentants des Églises démissionnèrent de l’institution, avant de réintégrer rapidement ses commissions, dont la composition fut modifiée. En particulier, le nombre des sièges fut rééquilibré entre les représentants de l’Administration et ceux de l’industrie cinématographique, ceux-ci conservant cependant la majorité. Un représentant de la Fédération fut également inclus, alors que seul les Länder participaient auparavant à la FSK (ibid., p. 63 et suiv.). Depuis 1985, la personne publique a la majorité au sein de la FSK (ibid., p. 316).

[22] Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 31 et suiv.

[23] Jugement du 22 juin 1951, cité dans ibid., p. 264 et suiv.

[24] Arrêt de la cour administrative d’appel de Rhénanie-Palatinat du 29 mai 1952, cité dans ibid., p. 271, note 555.

[25] Ibid., p. 271.

[26] Ibid., p. 272.

[27] Jugement du 31 janvier 1952, cité dans ibid., p. 266 et suiv.

[28] Arrêt du 4 novembre 1952, cité dans ibid., p. 273 et suiv.

[29] BVerwGE 1, 303 (21 décembre 1954). L’abréviation BVerwGE signifie « Entscheidungen des Bundesverwaltungsgerichts », et désigne le recueil des arrêts de la Cour administrative fédérale. Le premier numéro indique le volume, le second la page où débute le texte de l’arrêt. Il en va de même avec le recueil des arrêts de la Cour constitutionnelle fédérale : BVerfGE.

[30] Traduction accessible sur le site du gouvernement fédéral, www.bundesregierung.de

[31] Tribunal administratif de Coblence, 22 juin 1951, cité dans Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 265 ; Tribunal administratif de Hanovre, 31 janvier 1952, cité dans ibid., p. 266 ; Cour administrative d’appel de Rhénanie-Palatinat, 29 mai 1952, cité dans ibid., p. 270.

[32] BVerwGE 1, 303 (21 décembre 1954), p. 305 : « Der Film “Die Sünderin” ist kein berichterstattender Film, sondern ein Spielfilm, der eine frei erdachte Handlung wiedergibt, zu den in ihm dargestellten Vorgängen aber selbst, wie das Berufungsgericht festgestellt hat, nicht Stellung nimmt. Damit ist er aber auch keine Meinungsäußerung. Er fällt deshalb nicht unter die Vorschriften des Art. 5 Abs. 1 GG. Vielmehr ist ein solcher Spielfilm – ungeachtet seines künstlerischen Wertes, der nicht zur Entscheidung des Gerichts steht – ein Erzeugnis der Kunst in gleicher Weise wie etwa ein Roman oder ein Theaterstück, die erdachte Handlungen zum Gegenstand haben, ohne zugleich erkennbar eine bestimmte Stellung zu irgendwelchen Problemen zu beziehen. Die rechtliche Beurteilung richtet sich demnach nach Art. 5 Abs. 3 GG ».

[33] BVerfGE 75, 369, Strauss-Karikatur (1987), p. 377 : « Kunst und Meinungsäußerung schließen sich nicht aus » ; BVerfGE 30, 173, Mephisto (1971), p. 191 : « l’art engagé n’est pas exclu de la garantie de la liberté artistique » (« der Bereich der “engagierten” Kunst ist von der Freiheitsgarantie nicht ausgenommen »). Cf. aussi plus récemment dans le même sens BGH (Bundesgerichtshof, Cour fédérale de justice), 26 mai 2009, Neue Juristische Wochenschrift, 2009, p. 3576, note Tobias GOSTOMZYK.

[34] « L’art, la science et l’enseignement sont libres. […] ».

[35] Gerhard ANSCHÜTZ, Die Verfassung des Deutschen Reichs vom 11. August 1919, Ein Kommentar für Wissenschaft und Praxis, Scientia Verlag Aalen, 14e éd., 1987 (1933), p. 659 et suiv.

[36] Ibid., p. 661, note 3.

[37] Friedrich KITZINGER, « Die Freiheit der Wissenschaft und der Kunst », in Hans Karl NIPPERDEY (dir.), Die Grundrechte und Grundpflichten der Reichsverfassung, tome 2, Berlin, Hobbing, 1930, p. 464, 477 et suiv.

[38] BVerwGE 1, 303, p. 306.

[39] Cf. Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 265.

[40] Cf. Friedrich KITZINGER , op. cit., p. 460 et suiv., 467 et suiv.

[41] BVerfGE 30, 173 (24 février 1971) Mephisto, p. 191. L’ombre de Veit Harlan continue de planer ici. Klaus Mann a reconnu avoir pris comme modèle l’acteur Gustaf Gründgens pour créer le personnage de Hendrik Höfgen, cet artiste qui se compromet avec le national-socialisme afin de faire carrière sous le troisième Reich (cf. ibid., p. 175). Mais selon Michel Tournier, ce personnage correspond en tous points au réalisateur du Juif Süss. Cf. Michel TOURNIER, « Préface », in Klaus MANN, Mephisto, trad. fr. Louise SERVICEN, Paris, Bernard Grasset, 1993, p. 9.

[42] BVerwGE 1, 303, p. 307.

[43] BVerfGE 30, 173, p. 193.

[44] BVerwGE 1, 303, p. 307 : « Wie der Senat in anderem Zusammenhang ausgesprochen hat […], darf ein Grundrecht nicht in Anspruch genommen werden, wenn dadurch ein anderes Grundrecht verletzt wird oder Güter, die für den Bestand der staatlichen Gemeinschaft notwendig sind, gefährdet werden ».

[45] Ibid. : « Zwar gehört zu diesen Gütern auch das Sittengesetz im Sinne der allgemeinen grundlegenden Anschauungen über die ethische Gebundenheit des einzelnen in der Gemeinschaft ».

[46] BVerwGE 1, 303, p. 308.

[47] La mention des bonnes mœurs comme limite à la liberté artistique ne semble pas avoir été maintenue dans la jurisprudence ultérieure à l’arrêt de 1952. Néanmoins, la « dignité humaine » et le « droit général de la personnalité » sont aisément susceptibles de justifier des restrictions autrefois fondées sur la protection des bonnes mœurs. Cf. notamment Danièle LOCHAK, « La liberté sexuelle, une liberté (pas) comme les autres ? », in Daniel BORILLO et Danièle LOCHAK, La liberté sexuelle, Paris, P.U.F., 2005, p. 24 et 35.

[48] BVerwGE 1, 303, p. 307.

[49] Cf. l’analyse de Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 175 et suiv.

[50] Cf. en particulier récemment BVerfGE 119, 1 (13 juin 2007) Esra, p. 28.

[51] Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 276.

[52] Pour de plus amples développement sur ce point, cf. Thomas HOCHMANN, « L’interprétation juridictionnelle d’un texte fictionnel », in Christine BARON (dir.), Littérature, droit, transgression, Presses universitaires de Rennes, coll. « La licorne », 2013, pp. 23-34.

La CEDH et les obligations de localisation des sportifs : le doute profite à la conventionnalité de la lutte contre le dopage

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Par Mathieu Maisonneuve, Professeur détaché à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth)

CEDH, 5e sect., 18 janvier 2018, Fédération nationale des associations et des syndicats sportifs (FNASS) et autres c. France, req. nos 48151/11 et 77769/13.

Tous (ou presque) dopés ? Cela n’engage que la vox populi. Tous (ou presque) soumis à un régime exorbitant du droit commun ? C’est ce que prévoit le droit mondial de la lutte contre le dopage. Un régime compatible avec le respect des droits et libertés fondamentaux des sportifs ? « Citoyens de seconde zone » 1, « sous citoyen[s] » 2, une partie de la doctrine s’interroge. Il est vrai que, du droit au procès équitable, et notamment à un tribunal indépendant et impartial 3, à la libre disposition de son corps, en passant par la nécessaire proportionnalité des sanctions, le droit au respect de la vie privée et familiale, ou encore la liberté d’aller et de venir, les risques de violation ne manquent pas 4.

Le 18 janvier 2018, il en est un que, par un arrêt de chambre 5, la Cour européenne des droits de l’homme a écarté 6 : celui de l’inconventionnalité des obligations de localisation imposées aux sportifs appartenant à un groupe dit « cible » ; autrement dit et en bref, de la triple obligation qui pèse sur eux, sous peine de sanctions disciplinaires, de transmettre trimestriellement des informations précises sur les lieux où ils se trouveront, d’indiquer pour chaque jour du trimestre concerné un créneau d’une heure pendant lequel ils seront disponibles pour un contrôle, et au besoin d’actualiser en temps utile ces différents renseignements.

Si les requêtes sur lesquelles la Cour a statué étaient formellement dirigées contre la France, la portée de l’arrêt rendu dépasse largement la question de la conventionnalité des dispositions nationales contestées. Les obligations de localisation en cause, prévues par le code du sport et précisées par des directives de l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD), ne sont en effet que la transposition en droit interne de dispositions du code mondial antidopage et de son standard international sur les contrôles et enquêtes.

L’arrêt retient d’autant plus l’attention que ces obligations font parties des moins bien ressenties par les sportifs 7 et des plus contestables en droit. Concrètement, elles impliquent que les sportifs ciblés ou leur délégué fournissent pour chaque trimestre à venir leur emploi du temps quotidien et détaillé, sept jours sur sept, y compris lorsqu’ils sont en vacances, et selon une plage horaire si large 8 que cela les contraint en pratique à indiquer l’endroit où ils dorment. Elles les astreignent aussi à rester dans un lieu fixe pouvant se prêter à un contrôle, au moins une heure par jour, ce qui, même si ce créneau et ce lieu sont choisis par eux, n’est pas forcément compatible avec l’exercice de certaines activités nomades, comme une simple randonnée d’un week-end ou une sortie nautique avec nuit en mer. Ces informations peuvent être transmises par courrier postal en utilisant un formulaire type, mais le sont généralement, pour des raisons de commodité, via une interface informatique dénommée ADAMS (pour Anti-doping Administration & Management System) et accessible à partir du site internet de l’Agence mondiale antidopage.

Est-ce plus que ce le droit au respect de la vie privée et familiale, ainsi que du domicile (article 8 de la Convention), voire la liberté de circulation (article 2 du protocole n° 4 à la Convention), ne peuvent en supporter ? C’était ce que soutenaient les requérants et c’était une éventualité que n’excluaient pas certains auteurs 9. Ce n’est pas ce qu’a jugé la Cour européenne des droits de l’homme, ni le Conseil d’Etat français avant elle 10. D’un strict point de vue juridique, cette confirmation de la conventionnalité des obligations de localisation des sportifs suit une logique difficilement contestable. D’un point de vue factuel, la motivation ne lève pas tous les doutes ou, plus exactement, repose implicitement sur l’idée que le doute doit profiter à la lutte contre le dopage. Ce n’est pas nécessairement inopportun, en tout cas dès lors que le doute est raisonnable.

I. La confirmation de la conventionnalité des obligations de localisation des sportifs

L’arrêt que le Conseil d’État a rendu le 24 février 2011 au sujet des mêmes dispositions que celles sur lesquelles la Cour européennes des droits de l’homme a été amenée à se prononcer contient un bon résumé de l’arrêt commenté : que ces dispositions, peut-on lire dans l’arrêt précité, soumettent les sportifs concernés, « eu égard aux nécessités de la lutte contre le dopage, à l’obligation de fournir des renseignements précis et actualisés sur leur localisation afin de permettre l’organisation de contrôles, notamment inopinés, en vue de déceler efficacement la prise de substances dopantes, lesquelles peuvent n’être décelables que peu après leur utilisation alors même qu’elles ont des effets durables ; qu’ainsi, les articles 3 et 7 de l’ordonnance attaquée, qui ne font pas obstacle à la liberté d’aller et de venir des sportifs, ne portent au droit au respect de la vie privée et familiale de ces derniers, garanti par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et à la liberté individuelle que des atteintes nécessaires et proportionnées aux objectifs d’intérêt général poursuivis par la lutte contre le dopage, notamment la protection de la santé des sportifs ainsi que la garantie de l’équité et de l’éthique des compétitions sportives ». La Cour européenne des droits de l’homme ne dit pas autre chose.

S’agissant de la prétendue violation de l’article 8 de la Convention, elle a, comme le Conseil d’Etat, estimé que, si les obligations de localisation des sportifs constituaient bien une ingérence dans l’exercice des droits qu’ils tiennent de cet article, cette ingérence était justifiée et nécessaire dans une société démocratique.

L’existence d’une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur vie privée et familiale ne faisait guère débat, le Gouvernement ne la contestant d’ailleurs pas. Tout au plus peut-on relever que la Cour a en plus ajouté une ingérence dans leur droit au respect de leur domicile, ce que ni le Conseil d’État ni le Gouvernement n’avait cette fois expressément admis. Sans exclure que les lieux d’entraînement et de manifestations sportives ou compétition, ainsi que leurs annexes, telle une chambre d’hôtel en cas de déplacement, puissent être assimilés à un domicile au sens de la Convention, la Cour affirme que, en tout état de cause, les sportifs ciblés n’ont, en pratique, parfois pas d’autre choix que d’indiquer leur domicile au sens strict comme lieu pour le créneau quotidien d’une heure pendant lequel ils doivent être disponibles pour un contrôle et que cela suffit à caractériser une ingérence.

Les obligations de localisation ayant pour objectif de lutter contre le dopage, la Cour a sans difficulté admis, comme le Conseil d’État, qu’elles pouvaient être justifiées par la protection de la santé publique et par la loyauté des compétitions sportives. Elle a toutefois rattaché ce dernier objectif, non à la morale, comme le prétendait le gouvernement, mais à la protection des droits et libertés d’autrui, en l’occurrence la protection des compétiteurs non dopés ou des spectateurs attachés à une compétition à armes égales. Les obligations contestées sont-elles nécessaires pour atteindre ces objectifs légitimes ? A cette question, la Cour a apporté une réponse positive selon un raisonnement qui peut être résumée ainsi : le dopage est dangereux pour la santé des sportifs ; les contrôles inopinés constituent le seul moyen de constater l’usage de substances dopantes, en tout cas lorsque, comme c’est fréquent, elles ne sont détectables dans l’organisme des sportifs que pendant une très brève période ; les obligations de localisation rendent concrètement réalisables de tels contrôles inopinés ; elles sont donc nécessaires.

Ces obligations ménagent-elles un juste équilibre entre les différents intérêts en présence ? Oui, selon la Cour, en raison de diverses garanties procédurales du droit français, en particulier de la durée de validité d’un an de la décision d’inscription d’un sportif dans le groupe cible de l’AFLD, même s’il est vrai qu’elle est renouvelable, et du droit au recours juridictionnel contre les décisions d’inscription ou de renouvellement dans le groupe cible de l’AFLD. La Cour ayant expressément souligné que « les contraintes imposées par le dispositif de localisation pouvant atteindre un degré d’ingérence quotidienne préoccupant sur une longue période » (§185), il faut probablement y voir une invitation lancée aux juridictions nationales de censurer, sauf cas particuliers, les renouvellements trop fréquents. Malgré tout, ne serait-ce pas encore trop d’ingérence quand on connaît le très faible taux de contrôles antidopage positifs, y compris inopinés ? Tout ça pour ça ? Non, affirme la Cour. Ce serait oublié l’ « effet dissuasif » (§188) de la possibilité de tels contrôles.

S’agissant de la prétendue violation de la liberté de circulation, la Cour européenne des droits de l’homme a, comme le Conseil d’État, jugé que les contraintes résultant des obligations de localisation des sportifs n’étaient tout simplement pas suffisantes pour caractériser une restriction au sens de la Convention. Selon elle, ces obligations n’interdisent pas aux sportifs concernés de librement circuler à l’intérieur du territoire national ni même de le quitter. Elles imposent « seulement » de rester une heure par jour à endroit fixe, choisi par eux. Ce peut certes limiter l’exercice de certaines activités nomades, mais cela ne saurait suffire, pour la Cour, à assimiler les obligations litigieuses à un placement sous surveillance électronique utilisé comme une mesure d’aménagement de peine ou décidé dans le cadre d’une assignation à résidence.

II. Une motivation au bénéfice du doute en faveur de la lutte contre le dopage

L’orthodoxie du raisonnement juridique suivi par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt commenté ne saurait occulter le fait que certaines des propositions qui le structurent, sans pour autant être erronées, sont parfois plus supposées que prouvées. A quatre étapes clefs du raisonnement, la Cour a, en l’absence de certitudes, choisi de s’appuyer sur les affirmations du Gouvernement français ou de l’Agence mondiale antidopage (AMA), qui était tiers intervenant, plutôt que sur celles des requérants. Il s’agit toutefois moins de déférence à leur égard que d’une forme de mise en œuvre d’un principe de précaution. Dans le doute, l’incertitude doit, selon elle, profiter à la lutte contre le dopage.

Premièrement, le droit de l’antidopage vise-t-il bien à protéger la santé publique ? Le gouvernement français et l’AMA le prétendaient. Les requérants le contestaient. Qu’il puisse avoir cet effet est une chose ; qu’il ait cet objectif en être une autre. Le fait, par exemple, que la cocaïne figure sur la liste des produits interdits seulement en compétition, et donc pas hors compétition, aurait pu en faire douter. Pour répondre sans surprise par l’affirmative à la question posée 11, tant il est vrai qu’elle n’a pas l’habitude de s’attarder sur les buts légitimes invoqués, la Cour s’est toutefois contentée de prendre acte de l’inscription rituelle de cet objectif dans les principaux textes internationaux relatifs à la lutte contre le dopage (la convention du Conseil de l’Europe contre le dopage, le code mondial antidopage, la convention de l’UNESCO contre le dopage dans le sport) et dans le code français du sport. Il s’agissait pourtant d’une question déterminante. La seule loyauté des compétitions n’aurait en effet pas pu justifier des ingérences aussi importantes que cumulée à la protection de la santé publique.

Deuxièmement, le dopage présente-t-il vraiment un risque sanitaire ? Pour l’admettre, la Cour « constate un vase consensus des autorités médicales, gouvernementales et internationales pour dénoncer et combattre les dangers que le dopage représente pour l’organisme des sportifs qui s’y livrent » (§171). C’est exact. Mais la dénonciation d’un danger et un appel à le combattre ne prouve pas sa réalité. Au-delà des textes juridiques, les seuls rapports sur lesquels s’appuient la Cour, un rapport de l’Académie nationale de médecine 12 et un rapport du Sénat 13, reconnaissent d’ailleurs qu’il n’existe pas, à ce jour, d’études épidémiologiques d’ampleur suffisante. L’existence de quelques cas individuels de sportifs dopés dont la santé en a fait les frais ne prouve pas l’existence d’un problème de santé publique. En l’état actuel des connaissances, un risque pour la santé publique est possible. Mais il n’est pas scientifiquement certain. La probabilité a toutefois été jugé suffisante par la Cour pour considérer nécessaire une ingérence dans l’exercice des droits que les requérants tiennent de l’article 8 de la Convention.

Troisièmement, des contrôles inopinés sont-ils indispensables pour lutter contre le dopage ? La Cour s’en remet sur ce point à l’appréciation des Etats. Plus précisément si elle note l’existence d’une communauté de vues aux niveaux européen et international sur la nécessité de tels contrôles 14, elle n’en affirme pas moins que, « pour résoudre dans leurs ordres juridiques les problèmes concrets posées par la lutte antidopage, les Etats doivent jouir d’une ample marge d’appréciation au regard des questions scientifiques, juridiques et éthiques complexes qu’elle pose » (§182). Autrement dit, des contrôles inopinés sont indispensables si l’Etat en cause les estiment indispensables. Les Etats étant en pratique tenus de respecter le code mondial antidopage et ses standards internationaux, la liberté que la Cour européenne des droits de l’homme laisse à chacun d’eux mériterait d’être relativisée. Cela ne change toutefois rien au fait que, en l’espèce, les doutes émis par les requérants sur la nécessité des contrôles inopinés ne leur ont pas profité.

Quatrièmement, les obligations de localisation qui visent à rendre réalisables ces contrôles inopinés sont-elles proportionnées ? N’aurait-il pas été envisageable, comme le proposaient les requérants, de les soumettre à des obligations moindres tout en préservant l’efficacité de la lutte contre le dopage ? Par exemple en ne les obligeant que d’indiquer un lieu et un créneau horaire quotidien pour un hypothétique contrôle, sans fournir leur emploi du temps détaillé ; ou bien en les dispensant de leurs obligations de localisation le week-end. Pour la Cour, rien ne prouverait que cela serait suffisant eu égard aux très brefs espaces de temps pendant lesquels certaines substances prohibées seraient détectables. Peut-être. Sauf que, là encore, aucune étude scientifique ne vient étayer cet argument. Simple illustration que la preuve incombe au demandeur ? Ce serait réducteur. Nouveau doute profitant à la lutte contre le dopage ? C’est, semble-t-il, l’esprit qui a animé la Cour européenne des droits de l’homme tout du long de l’arrêt. Si « victoire majeure » 15 il y a pour la lutte antidopage, c’est aussi et surtout là qu’elle se situe.

Notes:

  1. COLLOMB (Pierre), « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone », JCP G, 2011, II, n° 564, p. 936.
  2. PECHILLON (Eric), « Le sportif surhomme et sous-citoyen : faut-il renoncer à sa liberté individuelle pour faire du sport de compétition ? », Movement & Sport Sciences, 2016, vol. 92, n° 2, p. 5.
  3. Deux requêtes actuellement pendantes devant la CEDH reposent sur le prétendu manque d’indépendance du Tribunal arbitral du sport. V. req. n° 4575/10 introduite le 13 juillet 2010, Adrian Mutu c. Suisse ; et req. n° 67474/10 introduite le 11 novembre 2010, Claudia Pechstein c. Suisse.
  4. Pour une vue d’ensemble de la question, v. notamment KORCHIA (Nathalie) et PETTITI (Christophe) (dir.), Droits fondamentaux du sport et dopage, Institut de formation en droits de l’homme du barreau de Paris, 2012. Et l’avis de droit qu’a rendu en 2013 le président J.-P. COSTA au sujet du projet de révision du code mondial antidopage.
  5. Sur lequel, v. aussi VIALLA (Thomas) et VIALLA (François), « Respect de la vie privée (dopage des sportifs) : conformité de l’obligation de localisation », D., 2018, p. 171.
  6. Au moment de l’écriture de ces lignes, bien qu’écarté à l’unanimité, il ne l’avait toutefois pas encore été tout à fait définitivement, le délai de trois mois pour demander un renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, selon les articles 43 et 44 de la Convention, n’ayant pas encore expiré.
  7. En témoigne notamment le fait que la Cour avait été saisie, non seulement par des sportifs soumis aux obligations de localisation contestées, mais aussi par des associations représentatives des sportifs professionnels. La requête n° 77769/13 émanait de Mme Jeannie Longo ; la requête n° 48151/11 de 99 sportifs ainsi que de la Fédération nationale des associations et des syndicats sportifs, le Syndicat national des joueurs de rugby, l’Union nationale des footballeurs professionnels, l’Association des joueurs professionnels de handball et du Syndicat national des basketteurs. Conformément à sa jurisprudence traditionnelle (v. notamment, dans le domaine sportif, Association de défense des intérêts du sport c. France (déc.), n° 36178/03, 10 avril 2007), la Cour a toutefois déclaré irrecevable la demande de ces différentes personnes morales, faute de lien suffisant entre elles et les violations alléguées.
  8. A l’époque des faits, cette période s’étendait en principe, pour les sportifs du groupe cible, de 6h à 21h. Depuis une ordonnance du 30 septembre 2015, modifiant notamment l’article L. 232-14 du code du sport, elle s’étend désormais de 6h à 23h. Il s’agissait d’aligner le droit français sur le standard international de l’AMA sur les contrôles et enquêtes, lequel s’étend toutefois depuis 2017 de 5h à 23h.
  9. V. par ex. FRUMER (Philippe), « L’arbitrage sportif, la lutte contre le dopage et le respect des droits fondamentaux des sportifs professionnels : une incertitude peu glorieuse », RTDH, 2016, p. 817 ; SIMON (Gérald), « Dopage et droit des personnes », 14e colloque national de lutte et de prévention du dopage, Paris, les 14 et 15 mars 2014, p. 95 ; RASCHEL (Evan), « Le dopage face à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme », Cah. dr. sport, 2013, n° 31, p. 81 ; COLLOMB (Pierre), Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone », préc. ; LAPOUBLE (Jean-Christophe), « La localisation des sportifs : une atteinte excessive à la vie privée, ou quand big brother s’invite chez les sportifs », RTDH, 2011, p. 901 ; MARMAYOU (Jean-Michel), « Et si la lutte antidopage était contraire au droit des droits de l’Homme ? », Blog Dalloz, 28 avril 2009 ; VERBIEST (Thibault), « La lutte antidopage est-elle conciliable avec le droit à la vie privée du sportif ? », Cah. dr. sport, 2008, n° 13, p. 63.
  10. CE, 24 février 2011, Union nationale des footballeurs professionnels, req. n° 340122 ; JCP G, 2011, p. 936, note P. Collomb ; Cah. dr. sport, 2011, n° 23, p. 79, note J.-C. Lapouble ; Cah. dr. sport, 2011, n° 24, p. 68, note F. Colin ; RJES, 2011, n° 109, p. 9, note P. Rocipon. En revanche, entre la décision du Conseil d’Etat et celle de la Cour européenne des droits de l’homme, l’Audience nationale espagnole en avait, le 24 juin 2014, jugé différemment. Pour un commentaire, v. DUVAL (Antoine), « Right to Privacy 1:0 Wherabouts Requirement – A Case Note on a Recent Decision by the Spanish Audiencia Nacional », Asser International Sports Law Blog, 29 juillet 2014.
  11. V. déjà, CEDH, 28 juin 2012, Ressiot et autres c. France, req. n° 15054/07 et 15066/07, où la Cour lie dopage et santé publique avec la force de l’évidence : « le dopage dans le sport professionnel, en l’occurrence le cyclisme, et donc les problèmes de santé publique en découlant, concerne un débat qui était d’un intérêt public très important » (§114).
  12. Sport et dopage. Un danger pour la santé publique, juin 2012.
  13. Rapport au nom de la commission d’enquête sur l’efficacité de la lutte contre le dopage, 17 juillet 2013.
  14. Dans la lignée de son arrêt de Grande Chambre du 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, req n° 34503/97.
  15. « La CEDH offre une victoire majeure à la lutte antidopage », LeMonde.fr, 18 janvier 2018.

L’équilibre du droit d’auteur à la lumière des droits fondamentaux

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Cet article constitue un résumé de la thèse rédigée par l’auteur sous la direction de Mme Laure Marino, Professeure à l’Université de Strasbourg et soutenue le 12 décembre 2017 à Strasbourg. Le jury était composé de M. Jean-Michel Bruguière, Professeur à l’Université Grenoble Alpes (Président du jury, rapporteur), M. André Lucas, Professeur émérite à l’Université de Nantes (rapporteur), M. Jean-Pierre Marguénaud, Professeur à l’Université de Limoges et M. Théo Hassler, Professeur à l’Université de Strasbourg.

Thomas Lemieux, Docteur en droit, ATER à l’Université de Strasbourg

 

 

« Les droits fondamentaux émancipent le juge : l’exemple du droit d’auteur »[1], « Droit d’auteur et droit du public à l’information »[2], « Droit d’auteur et droits de l’Homme »[3], « Création et droits fondamentaux »[4] : les rapports entre la propriété intellectuelle – plus particulièrement le droit d’auteur – et les droits fondamentaux ont, depuis quelques années, fait l’objet de nombreux travaux. Cela s’explique par l’actualité d’un tel sujet. En effet, si le droit d’auteur est, depuis sa naissance juridique au XVIIIe siècle, le théâtre de rencontres plus ou moins pacifiques entre les différents intérêts en présence – ceux de l’auteur et de ses ayants droit, ceux du public, ceux des exploitants et désormais les intérêts des intermédiaires techniques de l’Internet, les droits fondamentaux constituent aujourd’hui un fondement juridique puissant pour la défense des différentes revendications.

Dans une approche tout autant « positiviste » que « systématique et dogmatique »[5], ne prenant en compte que les droits reconnus comme fondamentaux dans des textes de valeur supra-législative, les auteurs peuvent faire valoir leur droit de propriété[6], le public celui de la liberté d’information[7] ou au respect de la vie privée[8], les intermédiaires techniques la liberté d’entreprendre[9]. Quant aux exploitants qui se trouvent au carrefour de ces différentes revendications, ils peuvent invoquer chacun de ces droits selon la situation en cause.

            Face à ses tensions, la législation du droit d’auteur établit une proportion heureuse dans la prise en compte des différents intérêts. Cette proportion peut être qualifiée d’équilibre. Les droits fondamentaux permettant d’apporter un nouvel éclairage à cet équilibre, il est alors nécessaire de s’interroger sur la réalité et l’étendue de l’influence de ces droits tant sur la mise en place de l’équilibre que sur sa mise en application. L’analyse permet de démontrer que l’influence reste faible dans la mise en place du droit d’auteur (I) alors qu’elle est beaucoup plus forte dans la mise en application de ce droit (II).

 

I/ La faible influence des droits fondamentaux sur la mise en place du droit d’auteur

 

L’examen de la mise en place du droit d’auteur porte tant sur les fondations de ce droit que sur le périmètre de celui-ci. Le premier point est relatif aux prérogatives accordées à l’auteur et à l’objet protégé. Le second concerne les exceptions au droit exclusif ainsi que les sanctions de la violation de ce droit. Si l’influence des droits fondamentaux est absente des fondations du droit d’auteur (A), il existe une dynamique récente de prise en compte de ces droits au niveau du périmètre du droit d’auteur (B).

 

A/ L’absence d’influence des droits fondamentaux sur la mise en place des fondations du droit d’auteur

 

L’analyse de la mise en place des prérogatives de l’auteur[10] démontre que les droits fondamentaux ne sont pas explicitement intervenus. Cette absence d’influence claire vaut tout autant pour les prérogatives patrimoniales[11] que pour les prérogatives morales du créateur[12]. Le législateur a seulement souhaité définir le contenu du droit accordé aux créateurs en leur réservant les utilités de l’œuvre de l’esprit. Ainsi, l’instauration du droit de représentation a pour objectif de permettre que les auteurs « tirent quelques fruits de leur travail » intellectuel[13]. Quant au droit de reproduction, il est perçu, au moment de son introduction législative, comme « l’exercice utile » de la propriété de l’auteur sur son œuvre[14]. Si les textes originaires ont subi des évolutions, cela se justifie par une volonté pragmatique de précision du texte en incluant dans le champ d’application du droit d’auteur les représentations partielles[15], la représentation d’œuvres musicales[16] et en définissant la notion de théâtre public contenue dans la loi de 1791[17] ou d’adaptation au progrès technique que constituaient le disque ou le cinéma[18]. Aucun droit pouvant aujourd’hui être qualifié de fondamental n’est ainsi intervenu.

La constatation de l’absence d’influence des droits fondamentaux peut étonner du fait que dans le Code de la Propriété intellectuelle, le droit d’auteur est qualifié de propriété[19], droit qui a une valeur fondamentale[20]. La qualification du droit d’auteur en tant que droit de propriété a été validée au niveau jurisprudentiel pour accueillir le droit d’auteur parmi les droits fondamentaux par le Conseil constitutionnel[21], par la CJCE[22] et par la Cour européenne des droits de l’homme[23]. Même si une telle reconnaissance du droit d’auteur en tant que propriété est relativement récente, les débats autour d’une telle qualification remontent au XIXe siècle[24] et étaient encore vifs au début du XXe siècle[25]. Il existe donc depuis longtemps une proximité entre la propriété littéraire et artistique et le droit de propriété. Cependant, s’il est clair que c’est grâce à la qualification de propriété que le droit d’auteur a pu intégrer les droits fondamentaux[26], le caractère fondamental de la propriété n’a pas influencé la définition des prérogatives accordées au créateur.

Il n’y a pas eu non plus d’influence des droits fondamentaux sur la mise en place des notions-cadre du droit d’auteur. Deux notions encadrent la protection par le droit d’auteur : il s’agit de la création et de l’originalité qui définissent l’objet protégé. Celui-ci n’était pas précisément défini dans les lois révolutionnaires. La loi de 1791, dans ses articles 2 à 5 qui traitent des droits des auteurs, ne fait référence qu’aux « ouvrages » des auteurs[27]. Quant à l’article 1er de la loi de 1793 qui semble définir l’objet de la protection reprend le titre très général de la loi : « Les auteurs d’écrits en tout genre, les compositeurs de musique, les peintres et dessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la république et d’en céder la propriété en tout ou en partie »[28]. Cette énumération montre, à part pour les peintures ou dessins qui doivent être gravés, qu’aucun élément discriminant ne permet de savoir ce qui est protégé ou exclu de la loi de 1793. Ce sont donc la doctrine et la jurisprudence qui, à partir du XIXe siècle, se sont efforcées de délimiter les contours précis de l’objet protégé. Ainsi, la notion de création se retrouve dans les travaux de Gastambide[29] et Pouillet[30] qui la rapprochent du travail justifiant la propriété sur l’objet créé[31]. L’expression fait également son apparition dans les décisions de justice[32]. Parallèlement la notion d’originalité se développe dans la jurisprudence jusqu’à devenir un critère de protection de la création[33]. Le terme a ensuite été précisé[34].

La définition de l’objet en tant que création originale est donc acquise. À l’analyse, il apparaît que seule l’exclusion des idées du champ d’application du droit d’auteur puisse être influencée par les droits fondamentaux que sont la liberté d’expression[35] et la liberté du commerce et de l’industrie[36]. Cependant ces références aux droits fondamentaux sont apparues récemment et n’étaient pas présentes dans les écrits des auteurs contemporains du développement de la définition de l’objet protégé[37]. L’intervention des droits fondamentaux n’est donc pas ici déterminante.

 

B/ La dynamique récente de prise en compte des droits fondamentaux dans la mise en place du périmètre du droit d’auteur

 

Au niveau du périmètre du droit d’auteur, il apparaît que peu d’exceptions actuelles du droit d’auteur[38] sont originairement justifiées par les droits fondamentaux. Même si certaines exceptions peuvent donner prise à un raisonnement sur le fondement des droits fondamentaux[39], la plupart de ces exceptions n’ont pas été pensées, lors de leur adoption, en termes d’oppositions supra-législatives. Il s’agissait simplement, pour le législateur d’établir un équilibre entre deux intérêts antagonistes. Seules quelques exceptions sont clairement fondées sur les droits fondamentaux. Ainsi, pouvons-nous constater une prise en compte de la liberté d’expression pour l’exception de parodie, pastiche et caricature[40]. De la même manière, l’exception de l’article L. 122-5, 9° du Code de la Propriété intellectuelle permettant « la reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d’une œuvre d’art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans un but exclusif d’information immédiate et en relation directe avec cette dernière » résulte d’un litige judiciaire dans lequel les droits fondamentaux avaient été invoqués[41].

En revanche, il est indéniable que pour les évolutions à venir sur la définition du périmètre du droit d’auteur, le législateur européen prend en compte les droits fondamentaux. Les projets de révision en cours de la directive européenne 2001/29/CE[42] publiés le 14 septembre 2016 l’attestent[43] : la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et les droits fondamentaux en général sont clairement invoqués à l’appui des règles proposées que ce soit dans la proposition de règlement[44], dans la proposition de directive en faveur des aveugles et déficients visuels[45] et dans celle sur le droit d’auteur dans le marché numérique[46]. Cette place accordée aux droits fondamentaux au niveau des textes européens devrait mécaniquement se retrouver au niveau du droit interne.

En ce qui concerne la mise en place des sanctions de la contrefaçon classique – en constante aggravation –, les droits fondamentaux ont toujours été tenu à l’écart des justifications avancées. Cela vaut tant pour les anciennes lois – 1791[47], 1793[48], 1810[49] – que pour les plus récentes – 1994[50], 2004[51], 2007[52] et 2014[53]. L’analyse des travaux préparatoires de ces différents textes[54] montre ainsi que le législateur est resté imperméable à l’influence de normes supra-législative.

Il en va bien autrement avec les sanctions pour les atteintes au droit d’auteur sur Internet. Dans ce cas, les droits fondamentaux ont clairement joué un rôle. Les interventions successives du Conseil constitutionnel[55] dans le contrôle des textes législatifs avant leur promulgation ont été déterminantes. En effet, une sorte de dialogue s’est instauré entre les Sages et le Parlement dans le cadre des lois Hadopi[56], la seconde loi adoptée prenant en compte la censure antérieure du Conseil constitutionnel[57] fondée sur la liberté d’expression et de communication[58]. Une nouvelle fois saisi, le Conseil constitutionnel a ainsi validé les dispositions de la loi Hadopi II[59]. Le régime mis en place pour les atteintes au droit d’auteur sur Internet est donc né sous le signe des droits fondamentaux et ceux-ci devront en toute logique être pris en compte pour toute évolution à venir sur cette question.

Même s’il existe une dynamique de prise en compte des droits fondamentaux en ce qui concerne les atteintes au droit d’auteur sur Internet et dans les projets de révision des règles européennes de la matière, il apparaît que, quantitativement, les droits fondamentaux ont malgré tout peu influencé la mise en place de l’équilibre du droit d’auteur. La faiblesse de cette influence est d’autant plus criante qu’en ce qui concerne la mise en application de cet équilibre, les droits fondamentaux interviennent fortement.

 

II/ La forte influence des droits fondamentaux sur la mise en application du droit d’auteur

 

Au niveau de la mise en application du droit d’auteur, il existe une distinction claire entre la pratique des juridictions supranationales européennes et celle des juridictions françaises internes. Dans le premier cas, l’influence des droits fondamentaux sur l’application du droit d’auteur est indéniable (A). Dans le second, elle est en devenir et une telle influence est tout à fait souhaitable (B).

 

A/ L’influence indéniable des droits fondamentaux sur l’application européenne du droit d’auteur

 

L’étude de la jurisprudence européenne démontre que le raisonnement fondé sur les droits fondamentaux est utilisé en matière de droit d’auteur par la Cour EDH[60] et la CJUE[61]. Ces juridictions ont alors une approche in concreto[62] des affaires qui leur sont soumises dans le but d’arriver à un équilibre entre les droits fondamentaux concurrents invoqués par chacune des parties. Dans ce cadre, la Cour EDH suit une démonstration précise et rigoureuse dans laquelle les différentes étapes de l’argumentation – vérification de l’existence d’une ingérence dans un droit fondamental puis justification de l’ingérence du fait de son caractère légal, légitime et proportionné – sont mises en valeur[63].

Au niveau de la CJUE, le respect des étapes du raisonnement et l’intensité du contrôle effectué diffèrent selon les affaires étudiées. Tout d’abord, dans l’arrêt Promusicae[64], la résolution concrète du conflit entre droit d’auteur et droit au respect des données personnelles est renvoyée aux juges nationaux[65]. Puis, les arrêts SABAM et l’arrêt UPC Telekabel[66] illustrent bien la capacité de la CJUE à avoir un raisonnement fondé sur les droits fondamentaux même si l’imprécision de ce raisonnement laisse des questions ouvertes[67]. Enfin, dans l’arrêt GS Media[68] les juges de la CJUE évoquent les droits fondamentaux sans suivre de raisonnement précis[69]. Jusqu’à présent, il semble donc que les juges de Luxembourg soient encore à la recherche de la bonne méthode de motivation des décisions dans l’application des droits fondamentaux en matière de droit d’auteur.

Ainsi, le droit d’auteur a été intégré de manière plus ou moins maîtrisée au sein du raisonnement des droits fondamentaux. Cela a pu influencer la recherche de l’équilibre entre les différents intérêts en cause dans l’application européenne du droit d’auteur.

Pour la Cour EDH, la principale conséquence de l’application du raisonnement des droits fondamentaux au droit d’auteur réside dans l’accueil, désormais favorable, par la juridiction strasbourgeoise, des demandes fondées sur la violation d’un droit de propriété littéraire et artistique[70]. Cependant, il faut également noter que lorsque le droit d’auteur est invoqué en défense, la qualification de droit fondamental de celui-ci permet l’attribution par la Cour EDH d’une marge d’appréciation plus importante aux juridictions nationales dans la résolution des conflits[71]. Les autorités internes sont ainsi plus libres dans l’équilibre qu’elles souhaitent déterminer entre le droit d’auteur et d’autres droits fondamentaux.

En ce qui concerne le droit de l’UE, l’intervention des droits fondamentaux dans le droit d’auteur crée de nouvelles obligations envers les États membres dans ce domaine. Il est ainsi indiqué dans l’arrêt Promusicae qu’ « il incombe aux États membres, lors de la transposition des directives susmentionnées, de veiller à se fonder sur une interprétation de ces dernières qui permette d’assurer un juste équilibre entre les différents droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique communautaire. Ensuite, lors de la mise en œuvre des mesures de transposition de ces directives, il incombe aux autorités et aux juridictions des États membres non seulement d’interpréter leur droit national d’une manière conforme auxdites directives, mais également de veiller à ne pas se fonder sur une interprétation de celles-ci qui entrerait en conflit avec lesdits droits fondamentaux »[72]. Les États membres doivent donc, en matière de droit d’auteur, respecter les droits fondamentaux tant au niveau législatif que judiciaire. En revanche, l’influence des droits fondamentaux sur la distribution des rôles entre la CJUE et les juridictions nationales dans la détermination des équilibres entre intérêts concurrents reste floue[73]. Il est d’ailleurs difficile de trouver une cohérence de la part de la Cour dans son utilisation des droits fondamentaux : ainsi dans l’arrêt Bonnier Audio[74] elle s’en saisit d’office pour régler des questions d’équilibre du droit d’auteur alors que dans l’arrêt Eva-Maria Painer[75] elle résout le même type de problème sans référence aux droits fondamentaux. Il faut donc souhaiter que la CJUE clarifie sa position sur la question de l’application des droits fondamentaux dans la mise en œuvre de l’équilibre du droit d’auteur.

Malgré ces réserves, l’influence des droits fondamentaux sur le droit d’auteur au niveau européen est indéniable et d’ores et déjà acquise. En revanche, au niveau des juridictions françaises, l’influence des droits fondamentaux est en devenir.

 

B/ L’influence souhaitable des droits fondamentaux sur l’application interne du droit d’auteur

 

La question de l’application des droits fondamentaux dans les décisions judiciaires en droit d’auteur est âprement débattue par la doctrine française (1), ce qui n’a pas empêché la Cour de cassation de se prononcer dans un sens plutôt favorable à la prise en compte des droits fondamentaux sur le droit d’auteur (2).

 

1. L’existence d’un débat sur l’opportunité de l’influence des droits fondamentaux sur l’application du droit d’auteur

Dans le débat est en premier lieu avancé que le dispositif légal du droit d’auteur s’opposerait à toute intervention des droits fondamentaux dans les décisions des juges, notamment du fait du caractère limitatif de la liste légale des exceptions[76]. Les droits fondamentaux auraient déjà été pris en compte dans la construction législative du droit d’auteur[77]. Dans le même esprit, la jurisprudence traditionnelle du droit d’auteur prendrait suffisamment en compte les droits fondamentaux, ce que les affaires Utrillo[78] et Hachette Filipacchi[79] illustreraient. Aucune évolution du raisonnement ne serait alors nécessaire.

En réponse à ces arguments, la compatibilité de la loi sur le droit d’auteur avec une application judiciaire des droits fondamentaux est mise en avant. D’une part, les exceptions au droit d’auteur ne se fondent pas forcément sur des droits fondamentaux[80] et la liste qu’elles constituent n’est pas nécessairement fermée[81]. Dans cette optique, il apparaît alors que les droits fondamentaux sont insuffisamment pris en compte dans le raisonnement classique de la jurisprudence : la logique des droits fondamentaux n’est pas complètement respectée[82] voire purement occultée[83].

 

2. La prise de position de la Cour de cassation en faveur de l’influence des droits fondamentaux

Face au débat qui vient d’être exposé la Cour de cassation semble avoir pris parti, avec un arrêt rendu le 15 mai 2015[84], pour l’influence assumée des droits fondamentaux dans la mise en application de l’équilibre du droit d’auteur. Cette décision s’inscrit dans un contexte plus large de réforme de la Cour de cassation et doit être saluée.

Dans cette affaire, un artiste peintre avait intégré dans plusieurs de ses œuvres des photographies d’un tiers sans autorisation. Ce dernier avait alors assigné le peintre en contrefaçon. La cour d’appel ayant fait droit à la demande du photographe, l’artiste peintre forma un pourvoi devant la Cour de cassation. Les juges du fond ont considéré qu’il ne pouvait y avoir d’atteinte à la liberté d’expression artistique du peintre. En effet, pour faire prévaloir le droit concernant ses œuvres sur ceux qui existaient concernant les photographies reprises dans les tableaux, il aurait fallu qu’existe un « intérêt supérieur ». Celui-ci n’existant pas pour la cour d’appel, faire prévaloir la liberté d’expression du peintre revenait « à méconnaître le droit à la protection des droits d’autrui en matière de création artistique »[85]. Les juges du droit vont casser l’arrêt en indiquant, au visa de l’article 10 § 2 de la Convention EDH, que la cour d’appel aurait dû « expliquer de façon concrète en quoi la recherche d’un juste équilibre entre les droits en présence commandait la condamnation qu’elle prononçait »[86]. La décision a suscité de vives discussions au sein de la doctrine.

D’un côté, le conflit pouvant exister entre le droit d’auteur et la liberté d’expression est relativisé[87] et il est soutenu que la solution retenue est contraire à la logique du droit français[88]. Ainsi, les craintes d’un accroissement du rôle du juge de nature à rapprocher le droit français du fair use américain[89] et d’une insécurité juridique croissante[90] sont évoquées. La portée de l’arrêt est alors relativisée[91] en rappelant la marge d’appréciation dont le juge interne bénéficie d’après la Cour EDH[92].

De l’autre côté, il faut prendre en compte l’argument selon lequel l’arrêt ne remet pas forcément en cause le principe de la liste fermée des exceptions[93]. Soulignons également que le raisonnement suivi par la Cour de cassation se distingue clairement du fair use[94]. De manière plus générale, le respect de la logique du droit par les juges de cassation est mis en lumière[95]. La portée conférée à l’arrêt est alors indubitablement importante[96].

D’ailleurs, la décision du 15 mais 2015 s’inscrit dans un mouvement général qui promet un bel avenir à la solution adoptée dans cet arrêt. En effet, la Cour de cassation a initié une dynamique tendant à accorder de plus en plus de place aux droits fondamentaux dans le raisonnement suivi par le juge[97].

Là encore, l’évolution engagée est diversement appréciée. Ainsi, le contrôle de proportionnalité est critiqué quant à sa pertinence[98]. Il remettrait en cause le syllogisme traditionnel[99], constituerait une prise de pouvoir illégitime de la part du juge[100] et serait source d’insécurité juridique et d’éclatement du droit[101]. Cependant, le contrôle de proportionnalité permet une motivation de meilleure qualité[102] et renforce ainsi la légitimité du juge[103]. Enfin, l’application d’un tel contrôle est rendue nécessaire du fait de son origine supra-législative et supranationale[104].

L’évolution semble dès lors irrémédiable. Ainsi, l’influence des droits fondamentaux sur la jurisprudence française en général et sur les décisions concernant le droit d’auteur en particulier devrait se renforcer dans un avenir proche. Soulignons de nouveau que le contrôle de proportionnalité ne remettra pas forcément en cause les solutions concrètes retenues par le juge[105]. En revanche, le fait que les juridictions internes se saisissent de ce raisonnement est de nature à leur permettre d’être actrice de l’évolution, et de participer activement à celle-ci. L’intensité de l’influence des droits fondamentaux sur le fond du droit d’auteur français dépendra donc de la manière dont les juridictions internes vont utiliser cette méthode de résolution des conflits. Il faut souhaiter que celles-ci se montreront volontaires dans cette démarche.

 

 

 

[1] L. Marino, Les droits fondamentaux émancipent le juge : l’exemple du droit d’auteur, JCP G 2010, doctr. 829.

[2] C. Geiger, Droit d’auteur et droit du public à l’information, Approche de droit comparé, Litec/IRPI, Coll. Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, no 25, 2004.

[3] A. Zollinger, Droits d’auteur et droits de l’Homme, Université de Poitiers/LGDJ, Collection de la Faculté de droit et des sciences sociales, 2008.

[4] A. Latil, Création et droits fondamentaux, LGDJ/Lextenso, Bibliothèque de droit privé, Tome 554, 2014.

[5] Sur ces qualificatifs voir É. Picard, L’émergence des droits fondamentaux en France, AJDA 1998, 20 juillet/20 août Numéro spécial, p. 6-42, spéc. p. 7.

[6] Protégé par exemple par l’article 17 al. 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[7] Protégé par exemple par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[8] Protégé par exemple par l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[9] Protégé par exemple à l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[10] Art. L. 111-1 CPI : le droit d’auteur « comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial ».

[11] L’article L. 122-1 CPI distingue deux prérogatives patrimoniales, le droit de représentation défini à l’article L. 122-2 CPI et le droit de reproduction précisé à l’article L. 122-3 CPI.

[12] Le droit moral de l’auteur comprend le droit de paternité et le droit au respect de l’œuvre (art. L. 121-1 CPI) ainsi que le droit de divulgation (art. L. 121-2 CPI), le droit de repentir et de retrait (art. L. 121-4 CPI).

[13] Rapport Le Chapelier sur la loi des 13-19 juillet 1791 relatives aux spectacles, cité par A.-C. Renouard, Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences et les beaux arts, Paris, 1839, Tome 1, p. 309.

[14] Rapport de Lakanal sur la loi des 19-24 juillet 1793, cité par A.-C. Renouard, Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences et les beaux arts, précité, Tome 1, p. 326.

[15] O. Laligant, La Révolution française et le droit d’auteur, RRJ 1989, p. 343-391, spéc. p. 383.

[16] E. Pouillet, Traité théorique et pratique de propriété littéraire et artistique et du droit de représentation, Paris, Marchal et Billard, 3e édition, par Georges Maillard et Charles Claro, 1908, no 747 et s..

[17] O. Laligant, La Révolution française et le droit d’auteur, précité, p. 384.

[18] Voir sur ce point H. Desbois, Les droits d’auteur : aspects essentiels de la jurisprudence française, in Le droit privé français au milieu du XXe siècle : études offertes à Georges Ripert, Tome II, LGDJ, 1950, p. 60-78, spéc. à partir de la p. 64.

[19] Art. L. 111-1 CPI : « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre […] d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ».

[20] Voir art. 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; art. 17 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; art. 1er du Premier protocole de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; art. 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[21] Cons. const., déc. n° 2006-540 DC, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information ; M. Vivant, Et donc la propriété littéraire et artistique est une propriété…, Propr. Intell. 2007, no 23, p. 193-201 ; C. Caron, La nouvelle loi sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel, Comm. com. électr. 2006, comm. 140 ; V.-L. BÉnabou, Patatras ! À propos de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006, Propr. Intell. 2006, no 20, p. 240-242 ; C. Castets-Renard, La décision no 2006-540 DC du 27 juillet du Conseil constitutionnel sur la loi du 1er août 2006 : une décision majeure, D. 2006, p. 2157-2159.

[22] CJCE, gr. Ch., 29 janvier 2008, aff. C-275/06, Promusicae c/ Telefonica ; E. Derieux, Le droit communautaire n’impose pas que les législations nationales prévoient l’obligation de communiquer des données personnel dans le cadre d’une procédure civile, JCP G 2008, II, 10099 ; RTD Com. 2008, p. 303-306, obs. F. Pollaud-Dulian ; L. Szuskin et M. de Guillenschmidt, L’arrêt « Promusicae » : beaucoup de bruit pour rien ?, RLDI 2008, no 37, p. 6-8 ; Gaz. Pal. 14 mars 2008, p. 21-22, note J.-C. Zarka ; C. Caron, La communication de données personnelles dans le cadre d’une procédure civile à l’aune du droit communautaire, Comm. com. électr. 2008, comm. 32 ; L. Djolakian, Lutte contre les activités illicites en ligne : Quelques commentaires sur l’approche de l’Union européenne en matière de vie privée et de « droits et libertés d’autrui », Gaz. Pal. 7 mai 2008, p. 38-40.

[23] CEDH, 29 janvier 2008, n° 19247/03, Balan c/ Moldavie ; J. Schmidt-Szalewski, Propriété intellectuelle et droits fondamentaux, RTD E 2008, p. 405-416 ; A. Zollinger, Premiers (faux) pas de la Cour EDH en matière de droit d’auteur, JCP E 2008, no 1934 ; RTD Com. 2008, p. 732-735, obs. F. Pollaud-Dulian ; J.-M. BruguiÈre, Le droit d’auteur et le droit au respect des biens, Propr. Intell. 2008, no 28, p. 338-339 ; J. Lesueur, La balance sans épée : le droit fondamental sans effectivité, Légipresse avril 2008, no 54, p. 57-65.

[24] Pour une présentation de ces débats voir L. Pfister, La propriété littéraire est-elle une propriété ? Controverses sur la nature du droit d’auteur au XIXème siècle, RIDA juillet 2005, no 205, p. 117-209.

[25] Voir P. Roubier, Droits intellectuels ou droits de clientèle, RTD Civ. 1935, p. 251-304.

[26] Voir Cons. const., déc. n° 2006-540 DC, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, précitée ; CJCE, gr. Ch., 29 janvier 2008, aff. C-275/06, Promusicae c/ Telefonica, précitée ; CEDH, 29 janvier 2008, n° 19247/03, Balan c/ Moldavie, précitée.

[27] Loi des 13-19 janvier 1791 relative aux spectacles, citée par A.-C. Renouard, Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences et les beaux arts, précité, Tome 1, p. 315-316.

[28] Art. 1er de la loi des 17-24 janvier 1793 relative aux droits de propriété des auteurs d’écrits en tout genre, des compositeurs de musique, des peintres et des dessinateurs, citée par A.-C. Renouard, Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences et les beaux arts, précité, Tome 1, p. 327.

[29] A. Gastambide, Traité théorique et pratique des contrefaçons en tous genres ou de la propriété en matière de littérature, théâtre, musique, peinture, dessin, gravure, dessins de manufacture, sculpture, sculptures industrielles, marques, noms, raisons commerciales, enseignes, etc., Paris, Legrand et Descauriet, 1837, spéc. p. 47-48.

[30] E. Pouillet, Traité théorique et pratique de propriété littéraire et artistique et du droit de représentation, précité, no 12.

[31] Voir aussi sur ce point A.-C. Renouard, Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences et les beaux arts, précité, Tome 2, spéc. no 47.

[32] Voir ainsi : CA Paris, ch. correctionnelle, 11 juin 1890, Mme Lescuyer c/ Chineau, Ann. propr. ind. 1892, p. 244-249 ; Tribunal civil de la Seine, 1ère ch., 10 février 1905, Peignot et fils, Grasset, Auriol c/ Renault et Giroux, Ann. propr. ind. 1905, p. 352-357 ; Tribunal de commerce Guéret, 23 mai 1911, Delagrave c/ Vallet, Gehl et Bougerolle, Ann. propr. ind. 1913 p. 9-13 ; Tribunal civil de la Seine, 23 mars 1914, Dreyfus c/ Arger et Cie, Ann.propr. ind. 1914, p. 128-130 ; Cass. crim., 30 mars 1908, Dame Vernisse, épouse Heuze c/ Bruyère, D. H. 1938 p. 324 ; Tribunal civil d’Angers, 25 juillet 1924, Muller et Roger, Doyer et autres c/ Laigle, Ann. propr. ind. 1927, p. 121-129 ; Cour d’appel de Rouen, 21 octobre 1930, Lefèvre c/ Normandie-Publicité, Ann. propr. ind. 1931, p. 167-171.

[33] O. Laligant, La véritable condition d’application du droit d’auteur : originalité ou création, PUAM 1999, nos 52 et s..

[34] Sur cette définition voir H. Desbois, Le droit d’auteur en France, Dalloz, Propriété littéraire et artistique, 2e édition, 1966, p. 5 et s. ; A. Lucas, H.-J. Lucas et A. Lucas-Schloetter, Traité de la propriété littéraire et artistique, LexisNexis, Traités, 4e éd., 2012, no 110 ; C. Caron, Droit d’auteur et droits voisins, LexisNexis, Manuels, 5e éd., 2017, nos 81 et s. ; P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, PUF, collection Droit fondamental, 9e édition, 2015, nos 34 et s. ; L. Marino, Droit de la propriété intellectuelle, PUF, coll. Thémis, 2013, p. 182 ; N. Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Manuel, 3e éd., 2014, no 31.

[35] C. Caron, Droit d’auteur et droits voisins, précité, no 68 ; évoquant plutôt la liberté de création, N. Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, précité, no 28.

[36] C. Caron, Droit d’auteur et droits voisins, précité, no 68.

[37] E. Pouillet, Traité théorique et pratique de la propriété littéraire et artistique et du droit de représentation, précité, p. 45 ; H. Desbois, Le droit d’auteur en France, précité, p. 20 et s..

[38] Voir art. L. 122-5 CPI.

[39] Voir L. Marino, Droit de la propriété intellectuelle, précité, nos 100-101 ; A. Lucas, H.-J. Lucas et A. Lucas-Schloetter, Traité de la propriété littéraire et artistique, précité, nos 351 et 356 ; C. Caron, Droit d’auteur et droits voisins, précité, no 355.

[40] H. Desbois, Le droit d’auteur en France, précité, no 254.

[41] TGI de Paris, 3e ch., 23 février 1999, Jean Fabris c/ Société France 2, RIDA, avril 2000, no 184, p. 374-379 ; CA Paris, 4e ch. A, 30 mai 2001, Fabris c/ France 2, Légipresse 2001, III, p. 137-139 qui a fait l’objet d’un pourvoi rejeté par Cass. civ. 1ère, 13 novembre 2003, pourvoi no 01-14385, SA nationale de télévision France 2 c/ Fabris et autre ; voir sur cette affaire notamment C. Caron, La Convention européenne des droits de l’homme et la communication des œuvres au public : une menace pour le droit d’auteur ?, Comm. com. électr. 1999, chron. 1 ; B. Edelman, Du mauvais usage des droits de l’homme (à propos du jugement du TGI de Paris du 23 février 1999), D. 2000, chron. p. 455 ; et sur la reprise de cette solution dans la loi A. Zollinger, Droit d’auteur et liberté d’expression : le discours de la méthode, Comm. com. électr. 2013, étude 8, no 30 ; voir aussi A. Bensamoun, La loi du 1er août 2006 : nouvelle manifestation du dialogue entre le juge et le législateur, D. 2007, p. 328-335, spéc. no 12.

[42] Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.

[43] Proposition de règlement établissant des règles sur l’exercice du droit d’auteur et des droits voisins applicables à certaines diffusions en ligne d’organismes de radiodiffusion et retransmissions d’émissions de télévision et de radio, Bruxelles, 14 septembre 2016, COM(2016) 594 final ; Proposition de directive sur certaines utilisations autorisées d’œuvres et d’autres objets protégés par le droit d’auteur et les droits voisins en faveur des aveugles, des déficients visuels et des personnes ayant d’autres difficultés de lecture des textes imprimés et modifiant la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, Bruxelles, 14 septembre 2016, COM(2016) 595 final ; Proposition de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, Bruxelles, 14 septembre 2016, COM(2016) 593 final.

[44] Proposition de règlement établissant des règles sur l’exercice du droit d’auteur et des droits voisins applicables à certaines diffusions en ligne d’organismes de radiodiffusion et retransmissions d’émissions de télévision et de radio, précitée, p. 7 ; voir aussi le considérant 16 du projet, p. 12-13.

[45] Proposition de directive sur certaines utilisations autorisées d’œuvres et d’autres objets protégés par le droit d’auteur et les droits voisins en faveur des aveugles […], précitée, p. 6 ; voir aussi les considérants 12 (p. 11), 14 et 18 (p. 12) du projet.

[46] Proposition de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, précitée, p. 10 ; voir aussi les considérants 45 et 45 du projet, p. 23-24.

[47] Art. 3 de la loi des 13-19 janvier 1791 relative aux spectacles, précitée.

[48] Art. 4 et 5 de la loi des 17-24 janvier 1793 relative aux droits de propriété des auteurs d’écrits en tout genre, des compositeurs de musique, des peintres et des dessinateurs, précitée.

[49] Art. 425 à 429 du Code pénal de 1810 cités par A.-C. Renouard, Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences et les beaux arts, précité, Tome 1, p. 397-398.

[50] Loi no 94-102 du 5 février 1994 relative à la répression de la contrefaçon et modifiant certaines dispositions du code de la propriété intellectuelle, JORF 8 février 1994, p. 2151.

[51] Art. 34 de la loi no 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, JORF 10 mars 2004, p. 4567, modifiant l’art. L. 335-2 CPI.

[52] Loi no 2007-1544 du 29 octobre 2007 relative à la lutte contre la contrefaçon, JORF 30 octobre 2007, p. 17775.

[53] Loi no 2014-315 du 11 mars 2014 renforçant la lutte contre la contrefaçon, JORF 12 mars 2014, p. 5112.

[54] Pour les textes de 1791, 1793 et 1810 voir A.-C. Renouard, Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences et les beaux arts, précité, Tome 1, respectivement p. 301 et s., p. 325 et s., p. 393 et s..

[55] Cons. const., déc. n° 2006-540 DC, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information ; Cons. const., 10 juin 2009, déc. no 2009-580 DC, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet ; Cons. constit., 22 octobre 2009, déc. no 2009-590 DC, Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet.

[56] Loi no 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, JORF 13 juin 2009, p. 9666 ; Loi no 2009-1311 du 28 octobre 2009 relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet, JORF 29 octobre 2009, p. 18290.

[57] Cons. const., 10 juin 2009, précité ; A. Zollinger, Les droits de l’Homme opposés à la riposte graduée : le Conseil constitutionnel tranche, JCP E 2009, no 40, p. 17 ; J.-M. BruguiÈre, Loi « sur la protection de la création sur Internet » : mais à quoi joue le Conseil constitutionnel ?, D. 2009, p. 1770-1771 ; I. Boubekeur, De la « loi Hadopi » à la « loi Hadopi 2 », Analyse de la décision du Conseil constitutionnel 2009-580 DC et de ses conséquences, RLDI 2009, no 51, p. 107-113 ; voir aussi L. Marino, La loi du 28 octobre 2009 relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet (dite Hadopi 2), D. 2010, p. 160-164.

[58] Cons. const., 10 juin 2009, précité, cons. 15 et 16.

[59] Loi no 2009-1311 du 28 octobre 2009 relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet, précitée.

[60] Voir CEDH, 4e section, 29 janvier 2008, n° 19247/03, Balan c/ Moldavie ; CEDH, 5e section, 10 janvier 2013, n°36769/08, Ashby Donald e. a. c/ France ; CEDH, 5e section, 19 février 2013, n°40397/12, Neij et Kolmisoppi c/ Suède.

[61] Voir CJCE, gr. Ch., 29 janvier 2008, aff. C-275/06, Promusicae c/ Telefonica ; CJUE, 3e ch., 24 novembre 2011, aff. C-70/10, Scarlet Extended c/ SABAM ; CJUE, 3e ch., 16 février 2012, aff. C-360/10, SABAM c/ Netlog NV ; CJUE, 4e ch., 27 mars 2014, aff. C-314/12, UPC Telekabel Wien GmbH c/ Constantin Film Verleih GmbH et Wega Filmproduktionsgesellschaft ; CJUE, 2e ch., 8 septembre 2016, aff. C-160/15, GS Media BV c/ Sanoma Media Netherland BV et a..

[62] Pour la Cour EDH voir notamment P. Ducoulombier, Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, Publications de l’Institut international des droits de l’homme, Institut René Cassin de Strasbourg, 2011 ; J. Schmidt-Szalewski, Propriété intellectuelle et droits fondamentaux, RTD E 2008, p. 405-416, spéc. p. 411 ; P. Kamina, Droit d’auteur et article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, Légicom 2001/2, no 25, p. 7-16. Pour la CJUE voir notamment C. Castets-Renard, Protection du droit d’auteur confrontée aux droits fondamentaux : point trop n’en faut, RLDI 2012, no 79, p. 6-10 ; P. Sirinelli, RIDA janvier 2012, p. 185-325, à partir de la p. 264.

[63] Sur ce point voir P. Ducoulombier, Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme, précité, nos 554 et s., no 640.

[64] CJCE, gr. Ch., 29 janvier 2008, aff. C-275/06, Promusicae c/ Telefonica.

[65] Voir sur ce point V.-L. BÉnabou, Propr. Intell. 2008, no 27, chron., p. 239-240, spéc. p. 240 ; C. Caron, La communication de données personnelles dans le cadre d’une procédure civile à l’aune du droit communautaire, Comm. com. électr. 2008, comm. 32, spéc. no 3.

[66] CJUE, 3e ch., 24 novembre 2011, aff. C-70/10, Scarlet Extended c/ SABAM ; CJUE, 3e ch., 16 février 2012, aff. C-360/10, SABAM c/ Netlog NV ; CJUE, 4e ch., 27 mars 2014, aff. C-314/12, UPC Telekabel Wien GmbH c/ Constantin Film Verleih GmbH et Wega Filmproduktionsgesellschaft.

[67] Voir pour les arrêts SABAM : P. Sirinelli, RIDA janvier 2012, p. 311 et A. Zollinger, Le filtrage à la lumière de la liberté d’entreprise, JCP E 2013, p. 44-45, spéc. p. 45.

[68] CJUE, 2e ch., 8 septembre 2016, aff. C-160/15, GS Media BV c/ Sanoma Media Netherland BV et a..

[69] S. Dormont, L’arrêt GS Media de la Cour de justice de l’Union européenne : de précisions en distinctions, l’hyperlien lui fait perdre son latin…, Comm. com. électr. 2017, étude 4, spéc. p. 17.

[70] Voir sur ce point F. Pollaud-Dulian, RTD Com. 2008, p. 732-735, spéc. p. 735 ; M. Dupuis, L’immixtion de la Convention EDH dans la propriété industrielle, RLDA 2009, no 41, p. 67-75, spéc. p. 71.

[71] CEDH, Ashby Donald e. a. c/ France, précité, points 40 et 41 ; sur cette marge d’appréciation voir A. Zollinger, Droit d’auteur et liberté d’expression : le discours de la méthode, précité ; M. Afroukh, La Cour EDH aux prises avec un nouveau conflit de droits : liberté d’expression versus droit de propriété intellectuelle, JCP G 2013, p. 673-676 ; plus généralement sur l’arrêt voir J.-M. BruguiÈre, La condamnation pour contrefaçon ne porte pas (ici) atteinte à la liberté d’expression, Propr. Intell. 2013, no 47, p. 216-218 ; RTD Com. 2013, p. 274-277, obs. F. Pollaud-Dulian ; L. Costes, Droit d’auteur et liberté d’expression : l’analyse de la CEDH, RLDI 2013, no 92, p. 16-17 ; C. Caron, Une condamnation pour contrefaçon porte-t-elle atteinte à la liberté d’expression ?, Comm. com. électr. 2013, comm. 39.

[72] CJCE, gr. Ch., 29 janvier 2008, aff. C-275/06, Promusicae c/ Telefonica, cons. 68.

[73] Sur ce point voir par ex. : P. Sirinelli, RIDA janvier 2012, p. 301-303 et voir l’arrêt CJUE, 4e ch., 27 mars 2014, aff. C-314/12, UPC Telekabel Wien […], précité dans lequel la CJUE renvoie la recherche de l’équilibre au fournisseur d’accès à Internet.

[74] CJUE, 3e ch., 19 avril 2012, aff. C-461/10, Bonnier Audio AB e. a. c/ Perfect Communication Sweden AB ; sur cet arrêt voir V. –L. Bénabou, Propr. Intell. 2012, no 45, p. 438-439.

[75] CJUE, 3e ch., 1er décembre 2011, aff. C-145/10, Eva-Maria Painer c/ Standard VerlagsGmbH e. a. ; RIDA avril 2012, p. 324-337, note P. Sirinelli ; J. Antippas, Liberté, créativité, égalité, devise de la Cour de justice de l’UE en matière d’œuvres intellectuelles ?, Légipresse mars 2012, no 292, p. 161-166 ; V. Dahan et C. Bouffier, Arrêt Painer du 1er décembre 2011 : la CJUE poursuit son œuvre d’harmonisation du droit d’auteur, RLDI 2012, no 80, p. 14-18 ; C. Caron, Droit d’auteur de l’Union européenne : des photographies et des exceptions, Comm. com. életr. 2012, com. 26 ; N. Martial-Braz, Cliché d’une harmonisation du droit d’auteur par la CJUE : du grand art !, D. 2012, p. 471-474 ; Propr. Intell. 2012, no 42, p. 30-31, note A. Lucas ; RTD Com. 2012, p. 109-110 et 118-120, obs. F. Pollaud-Dulian ; L. Costes, Utilisation d’une photographie de portrait comme modèle pour établir un portrait-robot : l’analyse de la CJUE, RLDI 2012, no 78, p. 14-15.

[76] M. Vivant et J.-M. BruguiÈre, Droit d’auteur et droits voisins, Dalloz, Précis, 3e éd., 2015, nos 575 et 602 ; A. Lucas, H.-J. Lucas et A. Lucas-Schloetter, Traité de la propriété littéraire et artistique, précité, no 349 ; F. Pollaud-Dulian, Le droit d’auteur, Economica, Corpus Droit Privé, 2e éd., 2014, nos 1096 et 1125 ; pour une analyse de cette liste exhaustive voir, B. Galopin, Les exceptions d’usage public en droit d’auteur, LITEC/IRPI, Coll. Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, no 41, 2012, nos 47 et s. ; N. Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, précité, no 605.

[77] A. Lucas, H.-J. Lucas et A. Lucas-Schloetter, Traité de la propriété littéraire et artistique, précité, no 350, p. 331-332 ; A. Bensamoun, Essai sur le dialogue entre le juge et le législateur en droit d’auteur, no 738 ; Pour une présentation puis une critique de cette position, voir : L. Marino, Droit de la propriété intellectuelle, précité, no 68.

[78] TGI de Paris, 3e ch., 23 février 1999, Jean Fabris c/ Société France 2, RIDA, avril 2000, no 184, p. 374-379 : C. Caron, La Convention européenne des droits de l’homme et la communication des œuvres au public : une menace pour le droit d’auteur ?, Comm. com. électr. 1999, chron. 1 ; B. Edelman, Du mauvais usage des droits de l’homme (à propos du jugement du TGI de Paris du 23 février 1999), D. 2000, chron. p. 455 ; A. KÉrÉver, note sous TGI de Paris, 3e ch., 23 février 1999, Jean Fabris c/ Société France 2, RIDA avril 2000, no 184, p. 379-386 ; P. Kamina, note sous note sous TGI de Paris, 3e ch., 23 février 1999, Jean Fabris c/ Société France 2, D. 1999, jurispr. p. 582-587 ; CA Paris, 4e ch. A, 30 mai 2001, Fabris c/ France 2, Légipresse 2001, III, p. 137-139 : C. Caron, Les droits de l’homme réconciliés avec le droit d’auteur, D. 2001, jurispr. p. 2505-2508 ; Cass. civ. 1ère, 13 novembre 2003, pourvoi no 01-14385, SA nationale de télévision France 2 c/ Fabris et autre.

[79] CA Paris, 4e ch. A, 9 mars 2005, Fédération internationale de football c/ SNC Hachette Filipacchi associés : A. Lucas, Propr. Intell. 2005, no 16, chronique p. 337-338 ; Cass. civ. 1ère, 2 octobre 2007, pourvoi no 05-14928, Sté Hachette Filipacchi associés (HFA) c/ la FIFA.

[80] Voir par ex. : F. Pollaud-Dulian, Le droit d’auteur, précité, no 1103.

[81] M. Vivant et J.-M. BruguiÈre, Droit d’auteur et droits voisins, précité, no 602 ; B. Galopin, Les exceptions à usage public en droit d’auteur, précité, nos 48 et s. ; sur l’application des droits fondamentaux même avec une liste fermée d’exception voir F. Marchadier, Le conflit entre le droit d’auteur et la liberté d’expression devant la Cour européenne des droits de l’Homme, Légipresse 2013, III, p. 2221-226, spéc. p. 226 ; voir aussi A. Zollinger, Droit d’auteur et liberté d’expression : le discours de la méthode, précité, no 20.

[82] Voir sur l’affaire Utrillo les arrêts CA Paris, 4e ch. A, 30 mai 2001, Fabris c/ France 2, précité et Cass. civ. 1ère, 13 novembre 2003, SA nationale de télévision France 2 c/ Fabris et autre, précité et les notes : C. Geiger, note sous CA Paris, 4e ch. A, 30 mai 2001, Fabris c/ France 2, GRUR Int. 2002, p. 330-333 ; C. Geiger, Exception de citation et droits fondamentaux, une occasion manquée de faire avancer le discours sur les exceptions au droit d’auteur ?, JCP G 2001, II, p. 956-957 ; V. Varet, Droit d’auteur et liberté d’expression : en un combat douteux ?, Légipresse 2001, III, p. 139-143 ; P. Kamina, Droit d’auteur et article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, précité, p. 12.

[83] Voir les arrêts Cass. 1ère civ., 30 janvier 2007, pourvoi no 04-15543, Les Misérables ; Cass. civ. 1ère, 2 octobre 2007, Sté Hachette Filipacchi associés (HFA) c/ la FIFA, précité ; Cass. civ. 1ère, 22 janvier 2014, pourvoi no 12-35264, Nikiel c/ Alexandre et Ottavi, Propr. Intell. 2014, no 51, p. 162-163, note A. Lucas invoquant l’article 10 de la Convention EDH sans recourir à un véritable raisonnement fondé sur les droits fondamentaux.

[84] Cass. civ. 1ère, 15 mai 2015, pourvoi no 13-27391, Klasen c/ Malka ; A. Zollinger, Droit d’auteur et liberté d’expression : nécessité d’une appréciation de proportionnalité in concreto, JCP E 2016, 1078 ; M. Vivant et C. Geiger, France 2015 : la découverte d’une vieille idée ?, Propr. Intell. 2016, no 58, p. 89-90 ; L. Marino, Quand le droit d’auteur rencontre la liberté d’expression artistique, Gaz. pal. 2015, jurispr., p. 3673-3675 ; M. Vivant, La balance des intérêts… enfin, Comm. com. électr. 2015, étude 17 ; C. Geiger, Droit d’auteur et liberté d’expression artistique : art « autorisé » et libre création ne font pas bon ménage, JCP G 2015, p. 1620-1624 ; V. Varet, Liberté d’expression vs droit d’auteur : haute tension, Légipresse septembre 2015, no 330, p. 474-480 ; . Bensamoun et P. Sirinelli, Droit d’auteur vs liberté d’expression : suite et pas fin…, D. 2015, p. 1672-1677 ; F. Pollaud-Dulian, Liberté de création. Droit d’adaptation. Droit moral. CEDH., RTD com. 2015, p. 509-513 et 515-526; A. Lucas, Droit exclusif de l’auteur d’une œuvre préexistante – Nécessité d’un juste équilibre avec la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre dérivée – 1er commentaire, Propr. Intell. 2015, no 56, p. 281-285; J.-M. BruguiÈre, Droit exclusif de l’auteur d’une œuvre préexistante – Nécessité d’un juste équilibre avec la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre dérivée – 2e commentaire, Propr. Intell. 2015, no 56, p. 285-287; C. Caron, Droit d’auteur versus liberté d’expression : exigence d’un « juste équilibre », Comm. com. électr. 2015, comm. 55 ; Pierre-Yves Gautier et Alice Pezard, Nouvelle méthode de raisonnement du juge ?, L’arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 2015 sur le « juste équilibre » des droits, Legicom, no 57, 2016/2, p. 5-15 ; L. Costes, Droit d’auteur et droit à la protection des droits d’autrui en matière de création artistique, RLDI 2015, no 116, p. 17.

[85] Cass. civ. 1ère, 15 mai 2015, Klasen c/ Malka, précité.

[86] Cass. civ. 1ère, 15 mai 2015, Klasen c/ Malka, précité.

[87] Voir par ex. A. Bensamoun et P. Sirinelli, Droit d’auteur vs liberté d’expression : suite et pas fin…, précité, p. 1675 ; J.-M. BruguiÈre, Droit exclusif de l’auteur d’une œuvre préexistante – Nécessité d’un juste équilibre avec la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre dérivée – 2e commentaire, précité, p. 287 ; F. Pollaud-Dulian, Liberté de création. Droit d’adaptation. Droit moral. CEDH., précité, p. 517.

[88] A. Lucas, Droit exclusif de l’auteur d’une œuvre préexistante – Nécessité d’un juste équilibre avec la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre dérivée – 1er commentaire, précité, p. 283-284 ; A. Zollinger, Droit d’auteur et liberté d’expression : nécessité d’une appréciation de proportionnalité in concreto, précité, p. 58 ; J.-M. BruguiÈre, Droit exclusif de l’auteur d’une œuvre préexistante – Nécessité d’un juste équilibre avec la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre dérivée – 2e commentaire, précité, p. 286 ; F. Pollaud-Dulian, Liberté de création. Droit d’adaptation. Droit moral. CEDH., précité, p. 519.

[89] J.-M. BruguiÈre, Droit exclusif de l’auteur d’une œuvre préexistante – Nécessité d’un juste équilibre avec la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre dérivée – 2e commentaire, précité, p. 286 ; F. Pollaud-Dulian, Liberté de création. Droit d’adaptation. Droit moral. CEDH., précité, p. 519 ; C. Caron, Droit d’auteur versus liberté d’expression : exigence d’un « juste équilibre », précité, p. 30 ; sur l’incompatibilité du fair use avec le droit français voir par ex. : A. Lucas, H.-J. Lucas et A. Lucas-Schloetter, Traité de la propriété littéraire et artistique, précité, no 351, p. 333.

[90] J.-M. BruguiÈre, Droit exclusif de l’auteur d’une œuvre préexistante – Nécessité d’un juste équilibre avec la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre dérivée – 2e commentaire, précité, p. 286 ; A. Zollinger, Droit d’auteur et liberté d’expression : nécessité d’une appréciation de proportionnalité in concreto, précité, p. 58 ; F. Pollaud-Dulian, Liberté de création. Droit d’adaptation. Droit moral. CEDH., précité, p. 520 ; C. Caron, Droit d’auteur versus liberté d’expression : exigence d’un « juste équilibre », précité, p. 30-31 ; A. Lucas, Droit exclusif de l’auteur d’une œuvre préexistante – Nécessité d’un juste équilibre avec la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre dérivée – 1er commentaire, précité, p. 284.

[91] A. Zollinger, Droit d’auteur et liberté d’expression : nécessité d’une appréciation de proportionnalité in concreto, précité, p. 58 ; A. Bensamoun et P. Sirinelli, Droit d’auteur vs liberté d’expression : suite et pas fin…, précité, p. 1676.

[92] A. Zollinger, Droit d’auteur et liberté d’expression : nécessité d’une appréciation de proportionnalité in concreto, précité, p. 58 ; dans le même sens F. Pollaud-Dulian, Liberté de création. Droit d’adaptation. Droit moral. CEDH., précité, p. 519.

[93] M. Vivant, La balance des intérêts… enfin, précité, no 4.

[94] M. Vivant, La balance des intérêts… enfin, précité, nos 5-6 ; L. Marino, Quand le droit d’auteur rencontre la liberté d’expression artistique, précité, p. 3674.

[95] M. Vivant, La balance des intérêts… enfin, précité, no 7 ; M. Vivant et C. Geiger, France 2015 : la découverte d’une vieille idée ?, précité, p. 90.

[96] [96] L. Marino, Quand le droit d’auteur rencontre la liberté d’expression artistique, précité, p. 3673 ; M. Vivant et C. Geiger, France 2015 : la découverte d’une vieille idée ?, précité, p. 89 ; J.-M. BruguiÈre, Droit exclusif de l’auteur d’une œuvre préexistante – Nécessité d’un juste équilibre avec la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre dérivée – 2e commentaire, précité, p. 285 ; voir aussi C. Geiger, Droit d’auteur et liberté d’expression artistique : art « autorisé » et libre création ne font pas bon ménage, précité, p. 1620.

[97] Voir H. BÉranger, Pour exercer pleinement son office de Cour suprême, la Cour de cassation doit adapter ses modes de contrôle, Entretien avec Bertrand Louvel, JCP G 2015, p. 1906-1912 et également B. Louvel, Discours d’installation en qualité de Premier président de la Cour de cassation, 16 juillet 2014, disponible sur le site de la Cour de cassation :

https://www.courdecassation.fr/publications_26/discours_entretiens_2039/discours_entretiens_2202/premier_president_7084/discours_2014_7546/qualite_premier_35615.html.

[98] P.-Y. Gautier, Contre la « balance des intérêts » : hiérarchie des droits fondamentaux, D. 2015, p. 2189-2190 ; P.-Y. Gautier et A. Pezard, Nouvelle méthode de raisonnement du juge ?, L’arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 2015 sur le « juste équilibre » des droits, Legicom, no 57, 2016/2, p. 5-15, spéc. p. 10 ; voir aussi J. Lesueur, Conflits de droits, Illustrations dans le champ des propriétés incorporelles, PUAM 2009.

[99] Voir notamment P.-Y. Gautier, Éloge du syllogisme, JCP G 2015, p. 1494-1497, spéc. p. 1494.

[100] F. ChÉnedÉ, Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ?, D. 2016, p. 796-806, spéc. p. 800 ; voir aussi A. BÉnabent, Un culte de la proportionnalité… un brin disproportionné ?, D. 2016, p. 137.

[101] F. ChÉnedÉ, Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ?, précité, p. 802 ; P.-Y. Gautier et A. Pezard, Nouvelle méthode de raisonnement du juge ?, L’arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 2015 sur le « juste équilibre » des droits, précité, p. 9 ; A. BÉnabent, Un culte de la proportionnalité… un brin disproportionné ?, précité.

[102] C. Jamin, Cour de cassation : une question de motivation, JCP G 2015, p. 1446 ; voir également C. Jamin, Motivation (suite) : quelle tradition civiliste défendre ?, D. 2016, p. 1073 ; P. Jestaz, J.-P. MarguÉnaud et C. Jamin, Révolution tranquille à la Cour de cassation, D. 2014, p. 2061-2070, spéc. p. 2068.

[103] P. Jestaz, J.-P. MarguÉnaud et C. Jamin, Révolution tranquille à la Cour de cassation, précité, p. 2069 ; C. Jamin, Juger et motiver, Introduction comparative à la question du contrôle de proportionnalité en matière de droits fondamentaux, RTD civ. 2015, p. 263-281, spéc. à partir de la p. 267.

[104] P. Jestaz, J.-P. MarguÉnaud et C. Jamin, Révolution tranquille à la Cour de cassation, précité, p. 2066-2067.

[105] Sur ce point concernant l’arrêt du 15 mai 2015 voir : M. Vivant, La balance des intérêts… enfin, précité, no 10 ; C. Caron, Droit d’auteur versus liberté d’expression : exigence d’un « juste équilibre », précité, p. 30.

Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Second semestre 2017

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Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à Université de Montpellier, IDEDH

Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS,

Caroline Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH

Human Rights Building

Dans le registre des symboles, le second semestre 2017 aura sans conteste été marqué par le discours du premier Président français en exercice devant la Cour européenne des droits de l’homme le 31 octobre 2017. Prononcée le jour de l’application de la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, la déclaration d’Emmanuel Macron a immédiatement été décriée comme relevant d’une démarche opportuniste de défense d’un texte liberticide. Peut-être faut-il être moins cynique et reconnaître avec le Professeur Burgorgue-Larsen que « le discours du 31 octobre 2017 prononcé au palais des droits de l’homme a eu pour ambition, tout en assumant une part de tactique diplomatique, de réaffirmer haut et fort l’engagement de la France en faveur du système européen de garantie, dernier rempart contre les dérives totalitaires » 1, et, ce, dans un contexte où la Convention européenne a mauvaise presse. La défense du rôle de la Cour, la nécessité de bien exécuter ses arrêts, le dialogue des juges sont autant de sujets sur lesquels la France entend se montrer exemplaire. Sur ce dernier point, Emmanuel Macon s’est d’ailleurs engagé à ce que la France soit le 10ème État à ratifier le Protocole 16, ce qui permettra son entrée en vigueur. Une loi de ratification du protocole a été adoptée le 3 avril 2018 2. Le moins que l’on puisse dire est que l’intérêt porté au Protocole 16 n’est pas partagé par tous, de nombreux parlementaires, apparemment peu au fait du cadre conventionnel et du mécanisme de contrôle, considérant qu’il traduit un nouveau coup de canif à la souveraineté. On épargnera au lecteur la lecture des attaques les plus virulentes tant le propos est caricatural. De ce point de vue, un passage du discours du Président français retient particulièrement l’attention. Celui sur « la relation entre la souveraineté juridique des États et celle de la Cour ». A travers deux affirmations fortes, le Président français a déclaré que la Convention n’entraîne pas une perte de souveraineté : « Nous n’avons pas remis (…) entre les mains de la Cour notre souveraineté juridique. Nous avons donné aux Européens une garantie supplémentaire que les droits de l’homme sont préservés » et souligné la force du principe de subsidiarité qui valorise les juridictions nationales, « la place primordiale des juges nationaux n’est aucunement remise en cause », loin s’en faut. A l’occasion de cette déclaration, le Président a également identifié trois défis à relever : la lutte contre le terrorisme, la gestion des flux migratoires et l’état des prisons. Ces thématiques sont également des défis pour la Cour européenne. Le juge Sicilianos l’a très bien montré dans une magistrale étude publiée à la Revue trimestrielle des droits de l’homme en 2016 (« La Cour européenne des droits de l’homme face à l’Europe en crise », RTDH, 2016, p. 5). Or, en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, la jurisprudence récente a de quoi inquiéter. D’aucuns ont vitupéré, à juste titre, une diffusion préoccupante de « l’exception terroriste » au sein du droit conventionnel 3. Il reste à espérer que la Cour se montrera plus courageuse lorsqu’elle aura à examiner l’application de la législation antiterroriste adoptée au titre de l’état d’urgence ainsi que les dispositions issues de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

Autre défi essentiel pour le système européen de protection des droits de l’homme, l’exécution des arrêts de la Cour 4. A cet égard, il convient de souligner que le 5 décembre 2017, le Comité des ministres a activé, pour la première fois, la procédure en manquement prévue à l’article 46 § 4 de la Convention 5, laquelle lui permet de saisir la Cour pour déterminer si un Etat a refusé de se conformer à un arrêt définitif. En l’occurrence, constatant que l’arrêt Mammadov du 13 octobre 2014 par lequel la Cour condamna l’Azerbaïdjan (pour l’arrestation et la détention arbitraires du requérant et détournement de pouvoir) n’avait toujours pas été exécuté, le Comité, après mise en demeure de l’État défendeur, a adopté une résolution intérimaire 6 à la majorité des deux tiers afin de saisir la Cour. C’est la Grande Chambre qui examinera l’affaire. Alors que l’arrêt rendu en 2014 supposait conformément à l’obligation de restitio in integrum la libération du requérant, celui-ci purge toujours une peine d’emprisonnement. Dans ces conditions, la violation de l’article 46 § 1 apparaît inévitable. Près de huit ans après la date d’entrée en vigueur du Protocole 14, il était temps que le Comité des ministres prenne enfin ses responsabilités en usant de cette procédure. Pourquoi ne pas l’avoir activé à propos d’autres cas d’inexécutions, certes plus sensibles, mais tout aussi importants ? 7. Sa première application en appellera-t-elle d’autres ? La nouvelle condamnation sera-t-elle prise en compte par un régime autoritaire peu préoccupé par le respect de la Convention européenne ? 8. Bref, le recours en manquement cessera-t-il d’être un simple tigre de papier ? A suivre donc !

Enfin, le défi de l’effectivité des droits demeure tout aussi important, surtout dans une période où cette exigence a souvent été malmenée. On ne le dit pas assez, mais l’effectivité ne concerne pas seulement le contenu du droit mais également ses conditions d’exercice. Or, de jurisprudence constante, la Cour a toujours considéré que les limitations aux droits appellent une interprétation étroite. Il en va ainsi dans le cadre de la clause d’ordre public. De même, parce qu’elle conduit à la déchéance pure et simple d’un droit, l’utilisation de la clause d’interdiction d’abus de droit doit demeurer exceptionnelle. En bonne logique, l’article 18 qui prévoit que les restrictions aux droits « ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues » devrait faire l’objet d’une interprétation rigoureuse. Or, l’arrêt de Grand chambre du 28 novembre 2017 Merabishvili c/ Géorgie (n° 72508/13) témoigne d’une certaine frilosité du juge européen. Se donnant pour but de clarifier sa jurisprudence sur l’application de l’article 18 de la Convention dans une situation de pluralité de buts, la Cour met au jour le « but prédominant », apprécié selon « la nature et le degré de répréhensibilité du but non conventionnel censé avoir été poursuivi » (§ 307). Il est dès lors assez troublant de constater que l’existence d’un but non légitime au sens de la clause d’ordre public n’est pas nécessairement contraire à l’article 18 (!). Dans une logique qui recoupe en partie la théorie de substitution des motifs en contentieux administratif, la Cour est d’avis qu’un tel but peut être couvert par un but légitime. Autant dire que le détournement de pouvoir est à géométrie variable et qu’il n’est pas ici interprété dans un sens favorable aux requérants 9. Ceci a d’ailleurs conduit à une critique assez vive des juges dissidents (au nombre de huit).

Pour la période allant du 1er juillet au 31 décembre 2017, cette quatrième livraison s’articulera autour de sept thématiques qui entendent rendre compte de tendances significatives qui marquent la jurisprudence européenne : l’effectivité du système européen de protection des droits de l’homme (I), le contentieux des étrangers (II), les devoirs de l’Etat dans le domaine de la santé (III), les questions économiques et la gestion de la crise (IV), le droit au respect de la vie privée (V), la liberté de religion (VI) et la liberté d’expression (VII).

I- L’équation équivoque de l’effectivité par la subsidiarité du système européen de protection des droits de l’homme

Alors que la Cour identifie un nouveau défaut systémique dans l’accès à la justice en Russie, dû à l’absence de détermination objective et uniforme de la date à partir de laquelle les délais d’appel commencent à courir 10, l’efficacité « durable » du système de la Convention semble de plus en plus devoir reposer sur la subsidiarité 11. Cependant, il ne s’agit plus tant, alors, de concevoir le principe comme un facteur de retenue judiciaire, que d’insister sur les propres responsabilités des Etats dans la protection des droits de l’homme (A), voire – s’ils y manquent et dans l’attente qu’ils y pourvoient – de s’investir à leur place (B).

A – L’efficacité discutée de la subsidiarité comme principe de responsabilisation des Etats en matière d’exécution

Selon les points de vue, l’arrêt Burmych et al. c/ Ukraine 12 apparaîtra comme salvateur ou « sacrificiel » 13. Confrontée à une impasse, la Grande chambre y redéfinit en effet le rôle de la Cour lorsqu’à la suite d’un arrêt pilote, l’Etat défendeur n’a pas pris de mesures générales de redressement dans un délai raisonnable, avec pour conséquence d’entretenir un flux croissant de requêtes répétitives.

Celles traitées en l’occurrence procèdent d’un problème structurel en Ukraine d’inexécution ou d’exécution tardive de décisions de justice internes faisant droit aux créances détenues par diverses personnes privées contre le gouvernement et d’autres débiteurs publics, et s’inscrivent ainsi dans un contentieux de masse nourri par l’inexécution de l’arrêt pilote Ivanov du 15 octobre 2009 14, qui avait conclu à la violation du droit à un procès équitable et du droit au respect des biens, engagé le gouvernement défendeur à introduire sous un délai d’un an des recours internes effectifs permettant aux justiciables d’obtenir un remède approprié et ajourné, dans l’attente, l’examen de 1400 affaires similaires. Faute de réformes nationales opérantes, de nouvelles requêtes, toujours plus nombreuses, étaient donc introduites, décidant la Cour à en reprendre l’examen par deux fois, en février 2012 et en janvier 2015. Bien que durant cette période, quelques 14.430 affaires de la lignée d’Ivanov aient de la sorte été traitées, 12.143 étaient encore pendantes en octobre 2017. A travers les affaires Burmych et autres, l’enjeu était alors de déterminer si la Cour européenne des droits de l’homme devait persister à suppléer à l’absence de mécanismes internes de redressement, en répétant les constats de violation établis dans l’arrêt pilote et en allouant aux requérants une indemnité forfaitaire individuelle. La Grande chambre s’y refuse, en se réclamant de la logique de la procédure de l’arrêt-pilote et du principe de subsidiarité (§ 156). Quoique dense, l’argumentaire, parfois itératif, est simple : la mission que l’article 19 de la Convention attribue à la Cour – d’assurer le respect des engagements souscrits par les Etats – ne saurait être transformée en allocation de dédommagements financiers individualisés (§ 181), tandis que son rôle au titre de l’article 46 se limite, dans le cadre d’une procédure d’arrêt pilote, à indiquer le type de mesures propres à résoudre le problème systémique identifié (§ 194), sans que la juridiction puisse être transformée en un organe de surveillance de ses propres arrêts (§ 193). Conformément à l’article 46§2 de la Convention, cette tâche incombe au seul Comité des Ministres, eu égard à « la responsabilité collective partagée des Etats parties en matière d’exécution » (§ 185). En bref, les questions juridiques ayant déjà été résolues dans l’arrêt pilote, veiller à ce que chaque victime d’une défaillance structurelle bénéficie ensuite d’une réparation n’est pas du ressort de la Cour, mais de celui de l’Etat défendeur et de l’organe politique du Conseil de l’Europe (§ 197), qui doivent « assumer leurs responsabilités découlant de l’article 46 » (§ 195). Dès lors, les mêmes considérations qui rendent inutiles la poursuite de l’examen des requêtes du point de vue des buts de la Convention justifient, aux yeux d’une faible majorité de dix juges, qu’elles puissent être purement et simplement rayées du rôle, en vertu de l’article 37 § 1 c) de la Convention.

Le virage opéré est aussi drastique que pragmatique.

Il est indubitablement drastique pour les requérants, puisque la Grande chambre s’arroge, par surcroît, la nouvelle faculté de joindre aux cinq cas dont elle était saisie toutes les autres affaires réputées procéder de la lignée d’Ivanov, soit l’ensemble des 12.143 requêtes actuellement pendantes plus les futures requêtes qui seraient du même type ! Toutes les victimes en Ukraine d’une inexécution prolongée des décisions de justice rendues en leur faveur 15 sont donc renvoyées à l’hypothétique introduction en droit interne de mécanismes effectifs de redressement, qui – vu l’expérience 16 – ne garantiraient probablement pas les mêmes standards de réparation que l’octroi d’une indemnité au titre de l’article 41, quoiqu’ils soient censés jouer le « même rôle » (§ 196). En écho à la virulente opinion dissidente des sept juges minoritaires, qui fustigent ce procédé sommaire de radiation massive et l’abdication par la Cour de ses tâches judiciaires, on ne peut que douter de l’effectivité qui sera en l’occurrence assurée à la sauvegarde des droits individuels, alors qu’en dix ans, la surveillance politique de l’exécution de l’arrêt Ivanov n’a guère produit de résultats. En contrepoint, et au risque de paraître iconoclaste, il ne nous semble cependant pas acquis que la protection des droits de l’homme aurait été mieux servie par le maintien de la procédure groupée et accéléré mise en place depuis juillet 2012 (qui a donné lieu à 8.563 décisions d’irrecevabilité, 2.376 décisions de radiation – dont 1.233 consécutives à une déclaration unilatérale du gouvernement qui n’a pas toujours été respectée – et 3.491 arrêts sur le fond).

A cet égard, le virage apparaît résolument pragmatique pour « le bon fonctionnement du système de la Convention ». La mission de la Cour étant de statuer sur les violations alléguées de la CEDH, il serait, tout d’abord, assez théorique et illusoire d’occulter les 27.000 requêtes portant par ailleurs sur des questions juridiques nouvelles, qui sont déjà en attente d’être jugées, et de nier l’impact sur leur délai d’examen d’une politique judiciaire consistant à continuer de traiter les requêtes de la lignée d’Ivanov, à finalité principalement indemnitaire désormais, jusqu’à épuisement d’un stock qui – sans élimination de la cause structurelle de violation – pourrait se renouveler longtemps. La question n’est pas en ce cas de l’ordre de la performance administrative, mais de l’ordre de la justice au regard des intérêts et de l’effectivité du droit de recours individuel de ces autres victimes… Ensuite et surtout, le constat, cruel, se fait que le contrôle de la Cour n’a pas produit tellement plus d’effets sur le règlement du problème systémique dégagé par l’arrêt Ivanov que la douzaine de résolutions intérimaires du Comité des Ministres. En revanche, la reprise des examens individuels a incité de plus en plus de justiciables à se tourner vers son prétoire, au point que le juge de la Convention était en passe de devenir un « rouage du système ukrainien d’exécution des décisions de justice » (§ 155), d’ailleurs invité en l’espèce à modifier l’évaluation de l’indemnité allouée au titre de l’article 41 pour intégrer les pertes causées par l’inflation galopante dans le pays (§ 137). Son office risquait d’en être dénaturé. Ces considérations de fait ne rendent donc pas si incongrue, au regard du but et des valeurs de la CEDH, l’affirmation que « la répétition des mêmes conclusions dans une longue série d’arrêts serait vaine et ne contribuerait pas de manière utile ou sensée au renforcement de la protection des droits de l’homme dans le système de la Convention » (§ 174). Mais le poids même accordé à ces deux séries de données (§ 152, §§ 169 – 171, § 182) invite alors à se demander quelle portée doit être attribuée à la nouvelle politique initiée par l’arrêt Burmych, en tant qu’il consacre la possibilité de rayer du rôle toutes les requêtes faisant suite à une procédure d’arrêt pilote qui n’a pas atteint ses objectifs.

Car en définitive, le virage ne pourrait-il pas, dans une certaine mesure, être qualifié de casuistique ? Certes, à une question de principe, qui a justifié le dessaisissement en faveur de la Grande chambre, cette dernière répond par des formules de principe, non seulement sur le rôle respectif de la Cour et du Comité des Ministres (cf. supra), mais aussi sur la procédure même de l’arrêt pilote. Fondamentalement, la logique en serait d’incorporer à l’exécution des mesures générales requises de l’Etat défendeur les intérêts de toutes les victimes actuelles ou potentielles de la même défaillance systémique (§ 159, § 161, § 166, § 181), à charge pour le Comité des ministres de veiller au règlement définitif de leur situation et à la réparation des violations subies par chacune. Toutefois, ce recadrage, qui exonère la Cour du devoir de poursuivre l’examen individuel des griefs, ne s’inscrit pas moins dans un contexte particulier, singularisé à la fois – comme on vient de le voir – par le volume du contentieux et par l’échec des efforts déployés par la juridiction européenne des droits de l’homme depuis seize ans, en termes de rétablissement d’un aspect important de l’état de droit en Ukraine.

Conformément aux intitulés qui structurent la motivation de l’arrêt Burmych, c’est pour les affaires de la lignée d’Ivanov que la nécessité d’une nouvelle approche s’établit et c’est pour les requêtes de ce type que la poursuite des examens individuels est jugée ne plus se justifier au regard des articles 19 et 46 de la Convention. A cette aune, on veut donc croire que la Grande chambre n’a pas entendu fermer de manière générale les portes de la Cour aux requérants qui auraient matière à se plaindre d’un problème systémique préalablement identifié dans un arrêt pilote, en les condamnant tous désormais à s’en remettre aux bons offices du Comité des ministres, sans plus concevoir de reprendre jamais l’examen des affaires similaires ajournées. Au demeurant, même pour ce qui est du contentieux Ivanov, la radiation pourrait bien n’être qu’une mesure d’ajustement conjoncturel et non définitif : outre que la Cour n’exclut pas de réexaminer la situation dans deux ans, afin de déterminer s’il ne convient pas de réinscrire à son rôle les affaires radiées ou toute autre requête future du même type (§ 223), leur transfert immédiat au Comité des Ministres pourrait d’autant plus inciter l’organe politique à enclencher contre l’Ukraine la procédure en manquement prévue à l’article 46§4 de la Convention, comme il l’a fait contre l’Azerbaïdjan 17… Il est donc à espérer que la radicalité de l’option retenue dans l’arrêt Burmych aura valeur d’électrochoc et rappellera aux Etats que les vertueuses déclarations de la Conférence de Bruxelles du 27 mars 2015, concernant leur responsabilité première de garantir l’application effective de la Convention, ne sauraient se passer d’actes concrets. Et si le pari de la subsidiarité pour remédier aux dysfonctionnements de la subsidiarité peut alors sembler assez paradoxal et hasardeux, il n’empêche pas le juge européen de donner au principe une autre dimension dans des contextes qui n’ont pas (encore ?) atteint le même seuil critique.

B – L’efficacité précaire de la subsidiarité comme principe d’habilitation de la Cour en termes de réparation

La nature, dite « exceptionnelle », des affaires Chiragov et autres c/ Arménie (n° 13216/15), d’une part, et Sargsyan et autres c/ Azerbaïdjan (n° 40167/06), d’autre part, ne cesse d’inspirer à la Grande chambre des solutions volontaristes en faveur des victimes collatérales du conflit du Haut-Karabakh. Après des décisions du 14 décembre 2011 sur la recevabilité, qui ont revisité l’obligation de diligence raisonnable des requérants dans des situations continues, puis des arrêts au principal du 16 juin 2015, qui ont retenu une conception extensive de la juridiction des Etats défendeurs pour conclure à la violation des articles 8, 13 et 1 du protocole 1, la dernière touche est apportée à l’édifice par les arrêts du 12 décembre 2017 statuant sur la satisfaction équitable due – en application de l’article 41 – aux requérants, personnes déplacées qui n’ont pu reprendre possession de leurs biens depuis le début du conflit en 1992, sans avoir pourtant reçu aucune indemnisation, ni bénéficié de recours internes effectifs.

Par contraste avec l’arrêt Burmych (§ 159), évoqué ci-dessus, et en rupture avec le principe martelé depuis la décision Demoupoulos et autres c/ Turquie 18, on voit en effet une Grande chambre unanime accepter en l’espèce « d’agir comme une juridiction de première instance en établissant les faits de la cause, dont certains datent de plusieurs années, en appréciant des éléments de preuve relatifs à des droits de propriété et enfin en déterminant le montant de l’indemnité pécuniaire à accorder » 19. Bien plus, elle s’en justifie par le manquement même des Etats défendeurs « tant aux engagements […] pris lors de [leur] adhésion qu’aux obligations qui [leur] incombent en vertu de la Convention » 20 L’intérêt vient ainsi de l’interprétation du principe de subsidiarité, mis en exergue dans les « remarques liminaires », autant – sinon plus – que de la fixation en équité, face au nombre élevé de facteurs impondérables, d’une réparation globale de 5000 euros tous chefs de dommages confondus, qui donne l’exemple d’un net assouplissement des exigences probatoires 21. Car si la subsidiarité s’entend toujours de la responsabilité première des Etats dans la garantie des droits protégés par la Convention, cette dimension juridique classique connaît ici deux prolongements notables : elle se double, en premier lieu, d’une nouvelle dimension politique qui fait devoir à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan de « trouver un règlement politique au conflit dans lequel ils sont impliqués » 22 ; elle amène la Cour, en second lieu, à sortir des limites de son office quand il ne se trouve pas de juridictions internes pour assurer un redressement approprié.

L’enjeu, pour le système de la Convention, n’est pas moindre que dans les cas de violation systémiques : en effet, plus d’un millier de requêtes individuelles du même type sont déjà pendantes et à la lumière des arrêts Chiragov et Sargsyan, érigés en affaires de principe, beaucoup d’autres pourraient affluer dès lors qu’on estime à plus d’un million le nombre des personnes déplacées, privées de la jouissance de leurs biens par le conflit du Haut-Karabakh. Il apparaît donc que, quoi qu’ait pu suggérer l’arrêt Burmych, la charge de travail n’est pas en soi de nature à dissuader le juge européen de suppléer les carences nationales et de s’efforcer de protéger les droits individuels… Pour autant, et comme en témoigne – dans un autre contexte – l’expérience du contentieux Ivanov (cf. supra), cette substitution de la Cour de Strasbourg aux juridictions internes ne saurait constituer une solution viable à long terme. Aussi les décisions prises en l’occurrence au titre de la satisfaction équitable ne dispensent-elles nullement les Etats défendeurs de mettre en place des mesures générales au niveau national, en particulier un mécanisme de revendication des biens qui soit aisément accessible et qui offre des procédures fonctionnant avec des règles de preuve souples. Une « exécution effective et constructive » des arrêts rendus au principal le commande au contraire 23 : la boucle est bouclée !

C. Boiteux-Picheral

II- Nouvelle valse à deux temps en contentieux des étrangers

Au cours du second semestre 2017, il semblerait que la protection des droits des étrangers marque encore un pas en avant pour un pas en arrière … Si, après la désillusion de l’arrêt Khlaifia et autres c/ Italie 24, le risque d’un effritement de l’interdiction des expulsions collectives paraît au moins conjuré (A), le contrôle européen des atteintes portées au droit au respect de la vie privée et familiale s’édulcore singulièrement en matière d’éloignement des étrangers délinquants (B).

A – Le rappel à l’interdiction des expulsions collectives dans le cadre de la lutte contre l’immigration irrégulière

S’inscrivant dans la lignée des arrêts Hirsi Jamaa et autres c/ Italie 25 et Géorgie c/ Russie I 26, l’arrêt N.D. et N.T. c/ Espagne 27 ne renouvelle guère, en substance, l’interprétation des notions de « juridiction », au sens de l’article 1 de la Convention, ou d’« expulsion », au sens de l’article 4 du Protocole 4. Mais c’est précisément son apport, dans une affaire dont les enjeux sont manifestés par l’intervention du HCR et du Commissaire aux droits de l’homme.

En ces temps de crise migratoire, les faits tendent à devenir tristement banals : les deux requérants, d’origine malienne et ivoirienne, ont été arrêtés par la police espagnole et derechef refoulés, alors qu’avec un groupe de 75 à 80 autres migrants subsahariens, ils étaient montés à l’assaut de la clôture frontalière de Melilla. Dans ce contexte, l’essentiel des débats tenaient donc à la compatibilité ratione personae et materiae des griefs pris de l’article 4 Protocole 4. La Grande chambre ayant déjà pris acte des « nouveaux défis » que rencontrent les Etats européens dans la gestion des flux migratoires et posé que l’interdiction des expulsions collectives ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien individuel 28, on pouvait craindre que la portée de la norme européenne n’enregistre un second recul. Au contraire, l’arrêt N.D et N.T c/ Espagne revient à condamner toute politique de refoulement automatique et indifférenciée. S’abstrayant des discussions autour du statut des frontières et de leur inclusion (ou non) dans le territoire d’un Etat, la Cour s’en tient fermement à sa propre jurisprudence sur les applications extraterritoriales de la Convention pour constater, d’une part, que les intéressés se trouvaient bien sous la juridiction de l’Espagne (dès lors qu’ils avaient été soumis au contrôle continu et exclusif de la Guardia civil – cf. § 54) et établir d’autre part qu’ils avaient été de facto expulsés (puisqu’ils ont été renvoyés manu militari vers le Maroc contre leur gré – § 105). A partir de là, toute exception d’irrecevabilité devant être écartée, les modalités même de l’expulsion ne laissaient guère de doute sur sa nature collective, en l’absence de toute mesure préalable d’identification et de la moindre décisions administratives ou judiciaires (§ 107), même si le groupe concerné ne partageait pas d’autres caractéristiques communes et spécifiques que le franchissement irrégulier de la frontière au même moment.

Alors que d’autres Etats parties s’engagent depuis 2015 dans l’édification de « murs » pour repousser les migrants 29 et que, postérieurement aux faits de l’espèce, l’Espagne a elle-même introduit un régime dérogatoire d’interception pour les enclaves de Melilla et de Ceuta 30, le juge de la Convention signifie ainsi que la surveillance des frontières n’est pas « hors droit », autant qu’il préserve indirectement le droit d’asile, compris comme droit d’accès à une procédure effective et diligente permettant de faire valoir des craintes fondées de persécutions 31. On souhaitera alors que cette heureuse conclusion de violation de l’article 4 du Protocole n° 4 ne soit pas désavouée par la Grande chambre, à laquelle l’affaire a été renvoyée le 29 janvier 2018 sur demande du gouvernement espagnol…

B – Une régression singulière du contrôle européen sur les atteintes à la vie privée et familiale en matière d’éloignement des étrangers délinquants

La systématisation des critères permettant de fixer le point de juste équilibre entre les nécessités de l’ordre public et le respect de la vie privée et familiale 32 n’a sans doute jamais assuré une parfaite linéarité à la jurisprudence européenne sur l’éloignement des étrangers délinquants, dès lors que le poids accordé – notamment – à l’intérêt (direct ou indirect) des enfants et à la durée du séjour reste variable, d’une espèce à l’autre, face à la nature et à la gravité des infractions commises. Une nouvelle surpondération des considérations d’intérêt général n’aurait donc pas surpris, s’agissant d’un nigérian qui, pour avoir vécu quelques trente-deux ans au Royaume-Uni, s’y est signalé dès sa minorité par des infractions de plus en graves jusqu’à sa condamnation pour trafic de stupéfiants – crime qui a souvent légitimé une grande fermeté aux yeux de la Cour 33.

La particularité de l’arrêt Ndidi 34, cependant, tient à la relecture que la Cour fait de sa compétence même (§ 76). Certes, la formule selon laquelle il ne lui appartient pas, sauf raisons sérieuses, de substituer sa propre appréciation à celle de juridictions nationales, indépendantes et impartiales, qui ont soigneusement examiné les faits, appliqué des standards de protection des droits de l’homme conformes au droit de la Convention et dûment mis en balance les intérêts en présence n’est pas inédite 35. Mais à notre connaissance, c’est la première fois que cet esprit de subsidiarité, version conférence de Brighton, s’applique à la protection de la vie privée et familiale des étrangers menacés d’expulsion pour menace à l’ordre public. En général dans ce type de contentieux, et contrairement à ce que déclare l’arrêt Ndidi en son paragraphe 76, la Cour s’est plutôt employée à soupeser elle-même les divers éléments de la « grille Boultif » 36, y compris dans ses arrêts de non-violation 37. Plus ou moins préfigurée par deux décisions d’irrecevabilité 38, une rupture s’opère donc en l’occurrence dans le mode de contrôle, qui n’impliquerait pas que la Cour doive nécessairement s’assurer à nouveau de la proportionnalité, en particulier dans ses « détails factuels » (§ 76).

Conclure à un tournant régressif de la jurisprudence européenne pourrait toutefois être hâtif. Dès 2010-2012, une Grande chambre – statuant dans le cadre de l’article 13 – a certes répété « qu’en ce qui concerne les requêtes relatives à l’immigration, telles que celle du requérant, [la Cour] se consacre et se limite, dans le respect du principe de subsidiarité, à évaluer l’effectivité des procédures nationales et à s’assurer que ces procédures fonctionnent dans le respect des droits de l’homme » 39. Depuis, néanmoins, les arrêts sont demeurés assez isolés, qui ont donné effet à cette autolimitation en requalifiant les griefs 40. Bien que l’arrêt Ndidi puisse être considéré comme une autre manifestation du même principe, un abandon général du contrôle de proportionnalité ne saurait donc en être encore inféré.

C. Boiteux-Picheral

III. Clarification stérilisante des responsabilités des Etats en matière de soins de santé

A défaut d’être reconnu en tant que tel, un droit à des soins de santé a du moins pu émerger par « ricochet » dans le droit de la Convention, à travers les obligations positives de protection qui incombent aux Etats au titre des articles 2, 3 ou 8. Alors que, récemment, sa promotion semblait même devoir bénéficier d’une appréciation plus exigeante des responsabilités publiques, dans des cas de défaut de traitements d’urgence en milieu hospitalier 41, la Grande chambre recadre sèchement ces évolutions dans l’affaire Lopes de Sousa Fernandes c/ Portugal 42. Se donnant pour but de clarifier l’approche de la Cour, elle livre une lecture, à tous égards, restrictive des obligations matérielles qui pèsent sur les Etats sur le terrain du droit à la vie, au profit de leurs obligations procédurales.

Sur le plan des principes, il en ressort d’abord – sur le ton de la confirmation – qu’en dehors du contexte particulier des privations de liberté ou des placements de personnes vulnérables sous la garde des autorités (§ 163), les obligations matérielles des États en matière de traitement médical se limitent « au devoir de mettre en place un cadre réglementaire effectif obligeant les établissements hospitaliers, qu’ils soient publics ou privés, à adopter les mesures appropriées pour protéger la vie des patients » (§ 186). De cette première pétition, il est ensuite et surtout déduit que seules des « circonstances tout à fait exceptionnelles », de deux ordres, peuvent alors engager la responsabilité de l’État (§ 190), lorsque l’accès à un traitement d’urgence vital est délibérément refusé, au mépris des dangers pour la vie du patient (§ 191) ou qu’il est empêché par un dysfonctionnement systémique ou structurel dans les services hospitaliers, dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance sans avoir pris les mesures nécessaires pour y remédier (§ 192). Bien que formellement distingués, les deux séries d’exceptions se rejoignent ainsi autour de l’idée que l’Etat doit seulement répondre de circonstances qui accusent une défaillance sévère de son cadre réglementaire (soit parce qu’il a permis le recrutement d’un personnel dangereux, bafouant ses obligations déontologiques, soit parce que sa propre mise en œuvre n’est de notoriété publique pas adéquate ou effective). Données pour alternatives, ces deux hypothèses tendent enfin à fusionner quand, en dernier lieu, la Grande chambre systématise les critères cumulatifs qui permettent de faire le départ avec les affaires dites « de simple négligence médicale » (§§ 194-196). Car, pour espérer obtenir gain de cause au titre du volet matériel de l’article 2, le requérant doit établir à la fois, et tout ensemble, que les prestataires de santé savaient pertinemment que leur refus exposait le patient à un risque vital, que le dysfonctionnement en cause est objectivement systémique ou structurel et, troisièmement, que ce dysfonctionnement a non seulement provoqué le préjudice allégué mais qu’il est aussi dû au non-respect par l’État de son devoir de règlementation. A une telle aune, la garantie conventionnelle du droit substantiel à des soins de qualité est plus ou moins enterrée.

Les applications à l’espèce en font au demeurant la démonstration. Excluant qu’une erreur alléguée de diagnostic retardant l’administration du bon traitement ou le caractère supposément tardif d’une intervention puisse être mis sur le même plan qu’un refus de soins (§ 200), la Grande chambre n’admet pas – à rebours de la chambre qui avait statué en l’espèce le 15 décembre 2015 43 – qu’un dysfonctionnement des services hospitaliers puisse être révélé à partir d’un manque de coordination interne dans un cas particulier (ici, entre le service ORL qui avait pris en charge le mari de la requérante pour une banale polypectomie et le service des urgences du même hôpital, où il a par la suite été plusieurs fois admis en raison tout d’abord d’une méningite bactérienne directement consécutive à l’opération, puis d’ulcère et de colites, jusqu’à une péritonite généralisée et une perforation viscérale qui lui ont coûté la vie). Dès lors, seule une violation de l’article 2 dans son volet procédural est retenue avec une belle unanimité, faute pour le système judiciaire portugais d’avoir effectivement permis d’établir les causes du décès et obligé les éventuels responsables à répondre de leurs actes. Dans une logique de subsidiarité qui ne dit pas son nom, la Convention ne semble donc pénétrer que par une porte dérobée dans le milieu des responsabilités médicales…

C. Boiteux-Picheral

IV – Questions économiques et gestion de la crise

A – Un contrôle minimal des mesures d’austérité

Depuis 2011, les conséquences de la crise économique et financière ont amené la Cour à examiner la compatibilité de diverses mesures d’austérité avec la Convention. Deux décisions récentes lui ont permis de préciser sa jurisprudence Valkov et a. c/ Bulgarie (25 oct. 2011, n° 2033/04 et a.), dans laquelle elle avait conclu que le plafonnement du montant des retraites – qui visait un but légitime dans la mesure où il permettait de faire des économies et n’entrainait qu’une « réduction raisonnable » du droit à pension des requérants – n’était pas contraire à l’article 1er du Protocole n° 1.

Portant à nouveau sur la réduction d’une prestation sociale, l’affaire Mockienė c/ Lituanie (4 juil. 2017, n° 75916/13) concerne toutefois une pension de service et non de retraite. Se plaignant d’une diminution de 15% de sa pension pour les années 2010 à 2013, la requérante affirmait avoir subi une discrimination dans la mesure où, contrairement à celle des pensions de retraite, la diminution des pensions de service (versées en fonction du mérite ou des services rendus à l’Etat et non liées à des cotisations sociales) n’avait pas donné lieu à indemnisation. Jugeant l’article 1er du Protocole n° 1 applicable puisque la requérante pouvait se prévaloir d’une espérance légitime à continuer à percevoir sa pension, la Cour constate que l’ingérence était bien prévue par une loi de 2010 et se dit « convaincue » qu’une telle « réduction temporaire du montant des pensions de service et d’autres prestations sociales poursuivait un but légitime dans l’intérêt général » eu égard au fait que l’ingérence « visait à faire baisser les dépenses publiques pendant la crise économique, à stabiliser la hausse du déficit budgétaire et à garantir la capacité de l’Etat à offrir une protection aux groupes les plus vulnérables ». Elle se contente donc de conclure à l’irrecevabilité pour défaut manifeste de fondement en estimant n’avoir aucune raison de conclure que les autorités n’avaient pas ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la société et les droits individuels de la requérante : non seulement la diminution de sa pension – limitée à la fois quant à son montant (supérieur au seuil minimum fixé par la loi) et à sa durée (plafonnée à quatre ans) – ne risquait pas de la priver de ses moyens de subsistance mais, de plus, cette mesure faisait partie d’un vaste plan austéritaire touchant nombre de prestations sociales de même que le salaire des fonctionnaires. Estimant impossible de conclure à l’existence d’une charge individuelle exorbitante supportée par la requérante, la Cour rejette également le grief relatif à l’article 14 en refusant de comparer la situation des bénéficiaires de pensions de service à celle des bénéficiaires de pensions de retraite, dont l’existence est constitutionnellement garantie aux personnes indigentes ou vulnérables. Paradoxalement, c’est donc lorsque la situation s’avère la plus difficile (et lorsque les prestations sociales risquent d’être le plus impactées) que son contrôle se fait le plus distendu puisque, enfermée dans le principe de subsidiarité, elle se contente de considérer que l’Etat peut réduire certaines prestations sociales, en dépit de l’existence d’une espérance légitime de leurs bénéficiaires, dès lors qu’il l’affiche comme un moyen de continuer à « offrir une protection aux groupes les plus vulnérables ».

L’affaire P. Plaisier B.V. c/ Pays-Bas (14 nov. 2017, n° 46184/16) concernait quant à elle une taxe d’austérité sur les hauts salaires, visant elle aussi, avec quelques autres (hausse de l’âge de départ à la retraite, gel des salaires dans le secteur public et hausses d’impôts), à lutter contre les conséquences de la crise économique et financière, les autorités entendant ainsi réduire de 12 milliards d’euros le déficit budgétaire pour 2013 en vue de se conformer aux critères définis à l’article 121 du Traité de Maastricht. En l’espère, deux holdings financières et le club de football professionnel du Feyenoord Rotterdam contestaient cette « surtaxe de crise » qui leur avait été appliquée en tant qu’ils employaient une ou plusieurs personnes touchant plus de 150000 € par an 44. Alléguant d’une violation de l’article 1er du 1er protocole combiné avec l’article 14, ils arguaient que cette surtaxe, votée en 2013 mais appliquée aux salaires versés en 2012 et restée en vigueur pour l’exercice budgétaire 2014, était imprévisible (car d’application rétroactive), injuste (car, ne reposant pas sur une appréciation adéquate des modalités de répartition de la charge fiscale, elle ne visait qu’un petit groupe d’employeurs et était disproportionnée au montant réellement recouvré – le Feyenoord la jugeait également « déraisonnable » par son absence de prise en compte d’éventuelles difficultés financières) et discriminatoire (car imposée arbitrairement à un petit nombre de contribuables). La Cour rejette ces griefs comme manifestement mal fondés en considérant qu’eu égard à la marge d’appréciation dont il dispose en matière fiscale, l’Etat partie n’a pas rompu l’équilibre entre intérêt général et protection des droits individuels. Relevant que « l’objectif visé était ici de ‘respecter les règles budgétaires fixées par l’UE’ », elle semble considérer le respect des critères de convergence comme l’une des « raisons spécifiques et impérieuses » dont elle avait précédemment jugé que l’intérêt du justiciable de connaître à l’avance sa charge fiscale pouvait s’effacer devant elles. Or, en faisant siens les objectifs du Traité de Maastricht (auxquels elle accorde un poids essentiellement politique en affirmant que « les considérations qui ont guidé les autorités […] n’étaient pas seulement économiques »), la Cour ne contrôle pas réellement ceux que l’Etat affirme se fixer (« provided that the legislature chose a method that could be regarded as reasonable and suited to achieving the legitimate aim being pursued, it was not for the Court to say whether the legislation represented the best solution for dealing with the problem or whether the legislative discretion should have been exercised in another way »). Ainsi, elle n’entend pas vérifier si la mesure contestée a effectivement permis aux Pays-Bas de ramener leur déficit budgétaire sous la barre des 3 % de PIB, laissant entendre qu’en matière budgétaire « c’est l’intention qui compte » … De la sorte, il semble que tout argument fondé sur la nécessité de s’adapter à la contrainte budgétaire – induite notamment par la crise – doive être perçu comme légitime, et ainsi considéré comme susceptible de prévaloir sur la protection des droits individuels. Ce choix s’avère d’autant plus problématique qu’il s’inscrit dans une tendance plus vaste de la Cour à envisager les questions économiques du point de vue suggéré par l’Etat.

B – Politique urbanistique vs liberté de circulation : ou quand la Cour confond légitimité d’une politique publique et conformité de son application à la Convention

De cette tendance récente, l’arrêt Garib c/ Pays-Bas (6 nov. 2017, Gde Ch., no 43494/09) constitue un exemple paradigmatique. Comme l’écrit le juge Kūris, « le problème essentiel de cet arrêt tient à ce que son raisonnement défie la logique et que la démarche sur laquelle il s’appuie est un affront à la liberté individuelle, et donc à la justice ». La consternation se fait d’ailleurs d’autant plus grande que le raisonnement menant à ce constat sévère concerne des faits relativement simples : désireux de le rénover pour son usage personnel, le propriétaire du logement de la requérante (qui élevait seule deux enfants) l’avait invitée à quitter les lieux pour un appartement – plus grand – qu’il proposait de lui louer dans le même quartier. Toutefois, celle-ci n’avait pu y emménager car elle ne remplissait pas le double critère nécessaire à l’obtention d’une autorisation de résidence dans ce quartier : avoir vécu pendant au moins six ans dans la région métropolitaine de Rotterdam juste avant le dépôt de sa demande, à moins de percevoir un revenu du travail. Cette exigence découlait du classement en 2006 du quartier parmi les zones dans lesquelles une telle autorisation était nécessaire en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Limitant temporairement la liberté de résidence, cette mesure devait permettre « une répartition équilibrée et équitable des logements » afin d’« inverser le processus de saturation et de dégradation de la qualité de vie » dans certains quartiers « sensibles » « en y favorisant la mixité socioéconomique » 45.

Dans son arrêt du 23 février 2016, la chambre avait jugé la mesure proportionnée au but légitime « d’inverser le mouvement de déclin des zones urbaines déshéritées et d’améliorer de manière générale la qualité de vie » et tenu compte des garanties prévues 46, la requérante n’ayant pas été empêchée de s’établir ailleurs qu’à Rotterdam. Constatant que la mesure était prévue par la loi (même si elle n’avait pu être anticipée par la requérante lors de son installation en 2005) et qu’il n’avait pas été contesté qu’elle servait bien « l’intérêt public » conformément aux exigences de l’article 2 § 4 du Protocole n° 4 47, la Grande chambre se concentre sur un contrôle de proportionnalité. S’attachant au fait que ce système « ne prive personne de logement et ne contraint personne à quitter son habitation » et ne concerne que « les personnes qui se sont installées relativement récemment » (§ 144), elle juge non pertinent un rapport universitaire ne constatant « aucune amélioration notable » dans les quartiers concernés, au motif qu’« appelée à apprécier des choix opérés dans le domaine socioéconomique, elle doit en principe s’appuyer sur la situation telle qu’elle se présentait aux autorités à l’époque des faits et non se fonder, avec le bénéfice du recul, sur celle qui prévalait à une date ultérieure » 48.

Considérant que « la question essentielle […] n’est pas celle de savoir si le législateur aurait pu adopter des règles différentes [ce qu’elle s’affirme « disposée à admettre »], mais si, en ménageant comme il l’a fait l’équilibre entre les intérêts en jeu, le Parlement a outrepassé [s]a marge d’appréciation dont il bénéficiait » (§ 157), elle s’arrête curieusement sur la nécessité de rénover l’appartement que la requérante avait dû quitter (§ 160) et adopte « une conception de l’‘intérêt général’ identique à celle qu’elle applique dans le domaine de la protection de l’environnement ». Dans cette perspective, « pour apprécier à quel point un hébergement de remplacement était adapté, il fallait prendre en considération, d’une part, les besoins particuliers de l’individu concerné – à savoir les besoins de sa famille et ses ressources financières – et, d’autre part, les intérêts de la population locale », ce qui implique une large marge d’appréciation des autorités nationales. Or, ce faisant, elle néglige totalement les arguments relatifs à la conduite de la requérante (« toute vertueuse qu’elle fût, [elle] ne peut à elle seule emporter la décision lorsqu’elle est mise en balance avec l’intérêt public que sert l’application constante d’une politique publique légitime », § 158) et surtout au fait qu’elle résidait déjà dans le quartier (« Si les modalités spécifiques de ce système relèvent de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales […], on peut tout de même supposer que son application aux habitants de Tarwewijk a pu avoir pour effet d’en inciter certains, comme la requérante […], à quitter le quartier, […] contribuant ainsi à renforcer la mixité sociale conformément à l’objectif défini par les autorités », § 159). Considérant comme légitime que la requérante libère ainsi un logement dans le quartier à un ménage aux revenus plus élevés ou plus stables, l’argument paraît consternant. Alors que le juge Pinto de Albuquerque y voit de la « pauvrophobie », le juge Kūris évoque pour sa part une « erreur méthodologique » tenant au fait que « les intérêts de la requérante considérée à titre individuel sont mis en balance avec des restrictions découlant de la loi, c’est-à-dire des mesures générales en tant que telles, et non avec leur application à cette personne précisément ». Soulignant que « les ‘pauvres’ ne se conçoivent pas seulement comme une ‘classe sociale’, mais aussi comme des individus », il va jusqu’à citer une chanson de Leonard Cohen 49 pour dénoncer le sacrifice des intérêts de la requérante. Face à une politique de lutte contre la stigmatisation de certains quartiers qui a manifestement contribué à stigmatiser une femme en raison de sa situation socioéconomique, il est urgent en effet de rappeler qu’il n’appartient pas à la Cour de délivrer des satisfecit aux Etats pour leurs politiques publiques mais bien de vérifier que leur mise en œuvre n’entraîne pas de violation des droits individuels protégés.

C. Husson-Rochcongar

V- Droit à la vie privée : le délicat équilibre entre intérêt de la société et droits individuels

A – Droit à la vie privée et interdiction de la discrimination à l’encontre des homosexuels : un pas en avant… ou en arrière ?

Deux arrêts récents illustrent de manière complémentaire un paradoxe concernant le traitement soi-disant non-discriminatoire des homosexuels en matière de droit à la vie privée. Basé sur le recours d’un couple hétérosexuel qui se plaignait de ne pouvoir conclure un partenariat civil 50, le premier (26 oct. 2017, Ratzenböck et Seydl c/ Autriche, n° 28475/12) met en lumière la volonté des autorités autrichiennes de distinguer la vénérable institution du mariage du plus récent partenariat civil. S’appuyant sur l’arrêt Schalk et Kopf (CEDH, 24 juin 2010, n° 30141/04), dans lequel la Cour avait considéré que le statut juridique découlant de ce partenariat était essentiellement analogue à celui du mariage, la Cour constitutionnelle jugea que, tout comme l’ouverture du mariage aux homosexuels, celle du partenariat civil aux hétérosexuels relevait du législateur. Considérant que « les cadres juridiques régissant l’une et l’autre forme de reconnaissance juridique de la relation ont été encore harmonisés » depuis lors, la Cour prolonge ici sa jurisprudence antérieure en estimant qu’« il ne subsiste entre ces deux institutions aucune différence substantielle », les requérants n’ayant d’ailleurs pas soutenu avoir été « spécialement lésés » par une différence de traitement. Le constat de non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 auquel elle parvient repose ainsi sur l’affirmation selon laquelle les requérants « ne se trouvent donc pas dans une situation analogue ou comparable à celles des couples homosexuels […] qui ont besoin du partenariat civil pour pouvoir faire reconnaître juridiquement leur relation », ce qui délie l’Etat de toute obligation positive d’ouvrir une même institution à l’ensemble des couples quelle que soit leur orientation sexuelle. Or, s’attachant aux catégories juridiques plutôt qu’à la réalité sociale, l’argument surprend dans la mesure où la solution dégagée dans l’arrêt Schalk et Kopf reposait justement sur le constat selon lequel les requérants se trouvaient « dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel pour ce qui [était] de leur besoin de reconnaissance juridique et de protection de leur relation » (§ 99) … Comment expliquer alors qu’un individu puisse se trouver dans une situation comparable à celle d’un autre sans que celui-ci se trouve en retour dans une situation comparable à la sienne ? 51. Si l’objectif de la Cour reste manifestement d’assurer une forme de « protection équivalente » aux homosexuels, on ne saurait cependant apporter meilleure preuve de ce que la non-discrimination demeure manifestement tout autre chose que l’égalité…

Relative à l’impossibilité pour des couples homosexuels s’étant mariés à l’étranger d’obtenir en Italie la reconnaissance légale de leur union sous quelque forme que ce soit, la seconde affaire (14 déc. 2017, Orlandi et a. c/ Italie, n° 26431/12) s’inscrit dans le prolongement de l’arrêt Oliari et a. c/ Italie (21 juill. 2015, n° 18766/11). Celui-ci a constitué un tournant puisque la Cour y a conclu à la violation de l’article 8 après avoir constaté les « progrès rapides » des législations reconnaissant les couples homosexuels au sein du Conseil de l’Europe (dont 24 Etats membres disposaient alors) et au-delà 52. Pourtant, ici encore, la jurisprudence semble paradoxale. En effet, en dépit de l’évolution législative induite par l’arrêt Oliari relativement aux unions civiles homosexuelles, l’Italie se voit à nouveau condamnée sur le fondement de l’article 8 (et non de l’article 12, ni de l’article 14) car son droit interne n’avait pas offert aux requérants une protection adaptée avant le 5 juin 2016 – date de l’entrée en vigueur de la loi 76/2016 – alors même que certains d’entre eux avaient pu depuis lors bénéficier de décrets légalisant leur union et permettant l’enregistrement de leur mariage (comme le souligne le juge Koskelo, ce n’est pas l’absence d’enregistrement de leur union qui a privé les requérants de protection légale mais l’absence de cadre légal prenant en compte cette union). Or, la Cour parvient à cette solution après avoir rappelé que l’Etat jouit ici d’une marge d’appréciation d’autant plus large que seuls trois Etats parties autorisent l’enregistrement de mariage entre individus de même sexe contractés à l’étranger (§ 192-210, sp. 205). C’est qu’en réalité, comme nous avons pu l’écrire dès 2014 53, la Cour semble désormais contraindre les Etats à tirer toutes les conséquences de leur libéralisme, imposant des obligations sans cesse plus précises à ceux qui ont entrouvert leur législation interne à une protection de couples précédemment perçus comme non-légitimes, au risque de renforcer ainsi la ligne de fracture existant, au sein du Conseil de l’Europe, concernant la préservation de l’institution du mariage.

B – Interprétation extensive de la notion de « vie privée » dans un cadre professionnel : une salutaire réaction de la Cour face au développement des mesures de surveillance

Dans la plupart des affaires dans lesquelles elle a été amenée à connaître d’allégations de violation de la Convention liées à l’usage d’internet, la Cour s’est contentée d’appliquer le droit en vigueur à ce nouveau cadre d’exercice des droits et libertés. L’approche adoptée par les différentes organisations internationales l’y invitait, le principe – posé notamment par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies dans sa résolution 20/8 du 5 juillet 2012 sur la promotion, la protection et l’exercice des droits de l’homme sur l’Internet – étant que « les droits dont jouissent les personnes hors ligne doivent également être protégés en ligne, en particulier le droit de toute personne à la liberté d’expression ». Toutefois, confrontée à l’a-territorialité qui accompagne l’usage d’internet, la Cour dut faire face à des difficultés liées à l’imputation des faits et à leur qualification juridique, à l’établissement des responsabilités, à l’incrimination et à la détermination de la compétence territoriale, la question du droit applicable se posant à tous les niveaux. Face à ces multiples obstacles, elle n’a statué qu’avec prudence et très largement au cas par cas, affirmant par exemple que le législateur « aurait dû en tout cas prévoir un cadre permettant de concilier les différents intérêts à protéger dans ce contexte » 54 sans s’avancer à établir un standard de protection ni à dégager de véritables principes directeurs. Pourtant, la spécificité du fonctionnement d’internet l’a progressivement amenée à examiner des questions de plus en plus précises et à reconnaître certaines spécificités à l’exercice des droits sur internet. En effet, en démultipliant les possibilités de communiquer, ce dernier rend également possible une surveillance des comportements inédite tant par son ampleur potentielle que par sa possible systématisation.

C’est à ce titre que l’arrêt Bărbulescu c/ Roumanie (Gde. Ch., 5 sept. 2017, n° 61496/08) marque un tournant majeur. En effet, dans cette affaire relative au licenciement d’un salarié pour avoir échangé pendant ses heures de travail des messages de nature strictement privée avec sa fiancée et avec son frère via un compte Yahoo Messenger qu’il avait créé pour répondre aux questions de clients, la chambre avait conclu le 12 janvier 2015 à la non-violation du droit à la vie privée, par six voix contre une. C’est ici par onze voix contre six que la Grande chambre parvient au constat inverse. Considérant que l’usage d’une messagerie instantanée relève de l’exercice d’une « vie privée sociale » et que « la notion de ‘correspondance’ s’applique à l’envoi et à la réception de messages, même depuis l’ordinateur de l’employeur » 55, elle juge l’article 8 applicable et relève que, si le requérant avait bien « été informé de l’interdiction d’utiliser internet à des fins personnelles » par le règlement intérieur, en revanche il n’avait pas été « informé à l’avance de l’étendue et de la nature de la surveillance opérée par son employeur, ni de la possibilité que celui-ci ait accès à la teneur même de ses communications ». Estimant que « les instructions d’un employeur ne peuvent pas réduire à néant l’exercice de la vie privée sociale sur le lieu de travail », elle fait donc prévaloir le respect de la vie privée et de la confidentialité des communications, qui « continue à s’imposer » (§ 80) même si des limitations peuvent y être nécessaires. Ce faisant, elle prolonge la jurisprudence qui a progressivement étendu la protection du droit au respect de la vie privée en considérant que celui-ci implique « le droit d’établir et d’entretenir des relations avec d’autres êtres humains, notamment dans le domaine affectif pour le développement et l’accomplissement de sa propre personnalité » 56 et que sa protection comprend « le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables » 57 et « peut inclure les activités professionnelles » 58, ce qui l’amène à souligner que « des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8 lorsqu’elles se répercutent sur la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement de relations avec autrui » (§ 71).

Peu d’Etats partie à la Convention ayant choisi de réglementer spécifiquement l’exercice du droit des employés au respect de leur vie privée et de leur correspondance sur leur lieu de travail, la Cour se veut conciliante en reconnaissant une marge d’appréciation étendue à l’Etat quant à ses obligations positives. Se disant « consciente que la situation évolue rapidement dans ce domaine », elle insiste néanmoins sur l’importance de la proportionnalité et des garanties procédurales dans la protection contre l’arbitraire et procède en réalité à une application très extensive de l’arrêt Söderman c/ Suède (12 nov. 2013, Gde. Ch., no 5786/08), selon lequel cette marge se restreint lorsqu’« un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, ou que les activités en cause concernent un aspect des plus intimes de la vie privée », se livrant à un contrôle approfondi de la solution retenue par les juridictions internes.

Or, validant l’approche retenue – laquelle a fait application des principes de nécessité, finalité, transparence, légitimité, proportionnalité et sécurité figurant dans la Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données 59 – elle considère en revanche que « les juridictions nationales ont omis de rechercher si le requérant avait été averti préalablement de la possibilité que l’employeur mette en place des mesures de surveillance ainsi que de l’étendue et de la nature de ces mesures » en soulignant que « l’avertissement de l’employeur » devait être donné « avant que celui‑ci ne commence son activité de surveillance » (§ 133). Et c’est après avoir posé 7 critères sur lesquels fonder son examen qu’elle parvient ici à un constat de violation : information relative à la possibilité que l’employeur prenne des mesures de surveillance de la correspondance et des autres communications de ses employés comme de la mise en place ces mesures, étendue de la surveillance opérée et degré d’intrusion dans la vie privée, raisons avancées à l’appui de cette surveillance, possibilité de recourir à des moyens moins intrusifs, conséquences de la surveillance, existence de garanties adéquates (notamment en cas de mesures intrusives) et d’une voie de recours devant une juridiction compétente.

Se concentrant sur le point de savoir si l’Etat partie a mis en place un « cadre juridique adapté » en se limitant à l’examen du contrôle pratiqué par les juridictions internes, la démarche adoptée par la majorité pourra surprendre dans la mesure où, comme le relèvent les juges dissidents, « seulement six des 34 États membres du Conseil de l’Europe étudiés encadrent explicitement la question de l’exercice de la vie privée sur le lieu de travail » 60. Ainsi, la Roumanie

– dont le cadre législatif pourtant détaillé n’a guère été examiné – pourrait sembler avoir fait les frais d’une volonté évidente de la Cour de prendre (enfin) la mesure de l’ampleur des atteintes susceptibles d’être portées aux droits fondamentaux qui s’exercent sur internet, via différents types de mesure de surveillance – qu’elles soient mises en place par des personnes publiques ou privées. Par l’importance de la solution adoptée, la Cour retrouve cependant la mesure du rôle qui est le sien dans la protection européenne et internationale des droits de l’homme. Et, de cela, il y a tout lieu de se féliciter.

Cette interprétation extensive de la notion de « vie privée sociale » se retrouve dans l’arrêt Antović et Mirković c/ Monténégro (28 nov. 2017, n° 70838/13) par lequel la Cour, faisant application de sa jurisprudence Bărbulescu, conclut par quatre voix contre trois que l’installation d’un système de vidéosurveillance dans les amphithéâtres d’une Université avait constitué une ingérence dans l’exercice du droit à la vie privée des requérants, qui y enseignaient, en violation du droit interne. Elle considère pour cela que s’il s’agissait bien de leur lieu de travail, c’est toutefois « là où ils n’enseignaient pas seulement à des étudiants, mais aussi interagissaient avec eux, y développant donc des relations mutuelles et y construisant leur identité sociale ». Dans leur opinion concordante, les juges Vučinić et Lemmens s’attachent également au fait que ce soit le doyen qui avait accès aux enregistrements pour considérer qu’il s’agissait tout autant de surveiller les activités d’enseignement que d’assurer la sécurité des personnes et des biens, concluant – avec une actualité étonnante – que « [s]urveillance as a measure of control by the dean is […] not something a teacher should normally expect »…

C. Husson-Rochcongar

VI – Précisions significatives de l’acquis jurisprudentiel en matière de liberté de religion

Au courant du second semestre 2017, la Cour européenne des droits de l’Homme aura été appelée à préciser l’acquis jurisprudentiel important en matière de liberté de religion sur deux thématiques assez classiques : le droit à l’objection de conscience et le port des signes religieux. En premier lieu, c’est dans le sillon bien balisé par l’arrêt de Grande chambre Bayatyan c/ Arménie 61 que la Cour a examiné la nature du service de remplacement proposé aux objecteurs de conscience de 2004 à 2013 en Arménie dans l’affaire Adyan et a. c. Arménie (12 oct. 2017, n° 75604/11). En effet, le test de conventionnalité appliqué a permis au juge européen de vérifier si l’Arménie a tiré toutes les conséquences de son arrêt Bayatyan (A). La Cour ajoute ainsi une pierre à l’édifice de sa jurisprudence sur le droit à l’objection de conscience. En second lieu, c’est par opposition à sa jurisprudence sur le port de signes religieux au travail, notamment par des agents publics, que la Cour examine, dans l’arrêt Hamidović c/ Bosnie-Herzégovine (5 déc. 2017, n° 57792/15), l’étendue de la liberté de manifester ses convictions religieuses dans l’enceinte d’un tribunal. (B). C’est dire, en d’autres termes, que l’autolimitation du contrôle européen topique de la démarche de la Cour sur ces questions laisse place ici à une certaine audace.

A – Raffermissement du droit à l’objection de conscience

Marqué du sceau des grands arrêts, l’arrêt Bayatyan (Gde. ch., 7 juill. 2011, n° 23459/03) avait relégué aux rangs de l’Histoire une jurisprudence pour le moins anachronique de la défunte Commission européenne des droits de l’homme selon laquelle le droit à l’objection de conscience ne relève pas des droits protégés par la liberté de religion. Pareille réécriture de la Convention était alors justifiée par l’existence d’un « consensus quasi général sur la question en Europe et au-delà » tant sur la reconnaissance du droit à l’objection de conscience que sur la nécessité de mettre en place des « solutions de remplacement viables et effectives propres à ménager les intérêts concurrents en présence ».

A l’évidence, l’Arménie n’a pas tiré toutes les conséquences de cet arrêt. Alors que dans cette affaire, était seulement en cause la condamnation d’un objecteur de conscience – témoin de Jéhovah – qui avait refusé d’accomplir son service militaire, l’arrêt Adyan et autres c/ Arménie concerne la nature du service de substitution proposé aux objecteurs de conscience. In casu, les requérants – quatre jeunes Témoins de Jéhovah – ont refusé d’accomplir un service civil de remplacement prévu en droit interne depuis 2004 au motif qu’il ne présentait pas un caractère véritablement civil. Ce qui leur a valu d’être condamnés en 2011 à deux ans et six mois d’emprisonnement. A la faveur d’une amnistie générale résultant d’un amendement législatif du 2 mai 2013 qui modifie également en profondeur les dispositions sur le service de remplacement, ils furent libérés de prison en octobre 2013. Compte tenu du revirement de jurisprudence opéré dans l’arrêt Bayatyan, l’option en faveur de l’applicabilité de l’article 9 s’impose avec la force de l’évidence, la Cour ne doutant pas que « l’objection des requérants au service tant militaire que de remplacement a été motivée par des convictions religieuses, sincères et profondes, en conflit insurmontable avec l’obligation d’effectuer un tel service » (§ 53). A vrai dire, elle entend surtout se focaliser sur la question de savoir si la mise en place d’un service de remplacement en Arménie depuis 2004 répond aux exigences de l’article 9. Car, à ses yeux, « le seul fait [d’introduire un service de remplacement] ne suffit pas pour conclure que les autorités nationales se sont acquittées [de leurs obligations conventionnelles] au titre de l’article 9 de la Convention » (§ 67). Ce faisant, par l’entremise du principe d’effectivité, elle doit s’assurer que celui-ci n’était ni dissuasif ni punitif « que ce soit en droit ou en pratique » (§ 67). L’assertion n’est évidemment pas sans évoquer le célèbre dictum de l’arrêt Airey selon lequel « la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs ».

Or, ne satisfait pas à pareille exigence le service de remplacement proposé aux objecteurs de conscience arméniens depuis 2004 (correspondant à la date d’entrée en vigueur de la loi du 17 décembre 2003 sur le service de remplacement). Primo, la juridiction européenne des droits de l’homme n’a guère été convaincue par la distinction service militaire/service de remplacement dès lors que celui-ci est effectué sous la surveillance d’autorités militaires et que certains de ses aspects étaient régis par le règlement intérieur du service dans les forces armées (§ 69). Les recrues du service civil étaient même tenues de porter un uniforme. Comme elle l’avait fait dans son arrêt Bayatyan, la Cour mobilise des sources externes de nature diverse, en particulier les conclusions très nettes de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance sur cette étanchéité entre service militaire et service civil. Secundo, est stigmatisée, sur la base des travaux du Comité européen des droits sociaux et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (§ 70), la durée excessive du service de remplacement qui était environ une fois et demie plus long que le service militaire (42 mois au lieu des 24 mois du service militaire). Tertio, les lacunes du système de remplacement ont été admises par le gouvernement et le Parlement arméniens (§ 71). Ce dernier, plus critique sur les questions de la surveillance militaire et de la durée, y a d’ailleurs remédié en adoptant de nouvelles dispositions législatives en 2013. Et d’accorder une importance décisive au fait que ces insuffisances ont également été soulignées dans un certain nombre de rapports nationaux et internationaux (Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, Comité européen des droits sociaux…). Façon de dire, aussi, que l’Etat défendeur était à la traîne en la matière et que les modifications législatives de 2013 sont les bienvenues (la durée du service de remplacement est désormais de 36 mois). Parce qu’elles ne proposaient pas, à l’époque des faits, un véritable un système de service civil de remplacement respectueux des convictions des requérants, les autorités arméniennes n’ont pas « ménagé un juste équilibre entre les intérêts de la société dans son ensemble, d’une part, et ceux des requérants, d’autrepart » (§ 73). Le constat de violation de l’article 9 est sans appel. Heureusement pour l’Etat défendeur, l’intervention des modifications législatives de 2013 lui évite une condamnation pour violation systémique ou structurelle.

Dès lors, au fil des arrêts de la Cour, se construit un véritable droit européen de l’objection de conscience. Doit également être soulignée la solution de l’arrêt Hamidovic c/ Bosnie-Herzégovinequi constitue une pièce supplémentaire à verser au dossier déjà étoffé du port des signes religieux.

B – Rétrécissement de la marge d’appréciation en matière de port des signes religieux : ou l’art du distinguishing !

Relatif à la condamnation du requérant (membre d’un groupe wahhabite/salafiste), témoin dans le cadre d’un procès pénal, à verser une amende pour outrage à magistrat pour avoir refusé d’enlever sa calotte, l’arrêt Hamidovic ne devrait pas passer inaperçu tant il est patent que la démarche suivie tranche avec une attitude réservée de la Cour, voire même timorée sur la question du port des signes religieux. D’emblée, la Cour donne l’impression d’être imperméable à la sensibilité politique de l’affaire en ce qu’elle n’entend pas se laisser influencer par les mesures récentes prises en Bosnie-Herzégovine pour interdire le port des signes religieux par les juges, procureurs et officiers de justice (§ 26). En ce qui concerne l’applicabilité de l’article 9, l’arrêt confirme une certaine neutralité du juge européen qui ne vérifie pas si la pratique invoquée est bien dictée par une religion ou si elle correspond à une pratique minoritaire. Ainsi, in specie, l’applicabilité de l’article 9 tient au seul fait que le requérant considère le port d’une calotte comme étant dicté par ses croyances religieuses. Il importe peu, à cet égard, que tous les membres de la communauté musulmane ne le considèrent pas comme un devoir religieux (§ 30). L’architecture de l’arrêt est des plus classique. Ayant reconnu l’existence d’une base légale tenant au pouvoir du juge de réglementer la conduite de de l’audience devant le tribunal et d’un but légitime centré sur la protection des droits d’autrui (par la défense ici des valeurs laïques et démocratiques), l’arrêt se focalise sur l’étape décisive du contrôle, à savoir la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique. Avançant avec méthode, la Cour commence par rappeler que sa retenue sur les questions relatives aux rapports entre l’État et les religions n’est pas remise en cause si bien que l’Etat se voit allouer une large marge nationale d’appréciation (§ 38). À ce stade du raisonnement, la démarche du requérant d’obtenir une violation de l’article 9 ne paraissait pas devoir faire long feu. Pourtant, il n’en est rien. Apparaît significatif, et pour tout dire décisif, le recours à la technique du distinguishing afin de ne pas suivre les arrêts rendus sur le port des signes religieux au travail, notamment par les agents publics (§ 40, sont notamment citées les affaires Eweida et Ebrahimian). Or, le requérant est un simple témoin dans un procès.

Fort de ce constat, la Cour va encore préciser sa démarche en soulignant que la fondamentalité de la liberté de manifester sa religion est indissolublement liée aux valeurs de pluralisme et de diversité. C’est donc sous les auspices du célèbre dictum de l’arrêt Young, James et Webster – « bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité » – qu’elle décide d’envisager l’affaire (§ 41). L’arrêt peut alors constater, par six voix contre une, l’existence d’une violation de l’article 9 au motif que le requérant n’était pas soumis à une obligation de neutralité et qu’il n’avait pas eu un comportement irrespectueux. La condamnation pour outrage à magistrat n’est pas jugée nécessaire dans une société démocratique. Est-ce à dire pour autant que toute interdiction d’un signe religieux par un témoin est inconventionnelle ? A l’évidence, la réponse est négative, l’arrêt n’écartant pas les cas de figure où une interdiction peut être justifiée. Ainsi que l’observe le Professeur Gonzalez (« Le juge, le salafiste et sa calotte », JCP G, 2018, act. 29), cela pourrait concerner le port d’une burqa ou niqab 62. Pour paraphraser une formule classique, la liberté doit rester ici la règle et la restriction l’exception. S’agissant du cas français, on relèvera qu’il appartient au président de l’audience d’apprécier si le port d’un signe religieux par une personne assistant à l’audience est de nature à porter atteinte à la sérénité de la justice 63. En revanche, une certaine obligation de neutralité s’impose aux jurés, désignés ou suppléants, du moins lors de la prestation de serment 64.

La conclusion à laquelle parvient la Cour suscite deux réflexions.

D’une part, si elle n’évoque pas explicitement dans l’affaire Hamidovic la notion de « vivre ensemble », dont on sait qu’elle a été utilisée dans plusieurs arrêts relatifs à l’interdiction du voile intégral 65, on peut se demander si la référence au respect du pluralisme, de la diversité n’en constitue pas une déclinaison. La Cour n’a-t-elle pas rappelé dans l’affaire S.A.S. qu’il « entre assurément dans les fonctions de l’État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité ». Alors oui, dans cet arrêt, le « vivre ensemble », invoqué par l’Etat français et repris par la Cour, a été mobilisé pour justifier une atteinte à l’exercice de la liberté de manifester sa religion mais il n’y a pas d’obstacle majeur s’opposant à ce que cette notion soit dotée d’une finalité protectrice …

D’autre part, et surtout, la solution de l’arrêt Hamidovic est remarquable par son audace. La Cour n’a pas été inhibée par la circonstance que les Etats disposent habituellement d’une large marge nationale d’appréciation en la matière. Il est rassurant de constater que ce principe n’a pas vocation à constituer une solution générale valable dans tous les cas. En ce sens, l’arrêt ouvre des perspectives intéressantes. Et pourtant, dans une opinion dissidente très critique, le juge Ranzoni vitupère une démarche ne faisant pas suffisamment confiance aux autorités nationales sur une question sensible : « Est-ce notre rôle de dicter, de loin (…), quelles sont les politiques qu’un État doit mener dans le contexte d’une situation nationale difficile ? ». Dans la même veine, est dénoncée une exagération du consensus sur la question puisque, à ses yeux, on ne peut pas tirer des enseignements de l’absence de réglementation du port des signes religieux dans le prétoire au sein de 38 Etats membres. Enfin, le contrôle de proportionnalité aurait été biaisé en ce que la Cour n’aurait pas pris en considération l’importance de la laïcité en Bosnie-Herzégovine. Autant dire que la Cour n’avait pas son mot à dire ! On peine à comprendre cette posture conservatrice. Au contraire, il faut savoir gré au juge européen de ne pas s’être laissée impressionner par la « sensibilité » de l’affaire. De même qu’il est impossible de faire droit à l’idée selon laquelle l’affaire aurait dû être examinée sur la base des critères « Von Hannover n° 2 » pour la simple et bonne raison qu’elle ne concerne pas un conflit entre deux droits subjectifs.

M. Afroukh

VII. Variations autour des limites de la liberté d’expression

La liberté d’expression alimente toujours un contentieux important avec peu de solutions innovantes mais plutôt des arrêts appliquant des principes solidement ancrés dans la jurisprudence européenne. On pourrait évoquer une jurisprudence “routinisée“. Pourtant, la permanence n’empêche pas de constater, dans le même temps, des évolutions importantes. Deux tendances peuvent être identifiées : la confirmation de la vitalité de l’article 17 face aux usages abusifs de la liberté d’expression (A) et l’appréhension équivoque de l’application des critères « Von Hannover n° 2 » (B).

A – Condamnation énergique d’un discours de haine en ligne

Pendant longtemps, la jurisprudence européenne a semblé s’orienter vers une « neutralisation » 66 de la clause d’interdiction d’abus de droit alors envisagée comme un simple principe d’interprétation. Il a fallu attendre 2003 et une décision Garaudy c/ France 67 pour assister à un renouveau de l’« effet guillotine » de l’article 17, la Cour n’hésitant plus à fustiger des propos incitant à la haine ou à la violence. Tel un phénix, la clause de l’article 17 renaît alors de ses cendres. En procédant ainsi, la Cour ne s’embarrasse guère d’une mise en balance des intérêts puisque le conflit de droits est par nature ici nié. La décision Dieudonné l’a confirmé, le juge européen affirmant sans détours que « que si l’article 17 de la Convention a en principe été jusqu’à présent appliqué à des propos explicites et directs, qui ne nécessitaient aucune interprétation, elle est convaincue qu’une prise de position haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte. Elle ne mérite donc pas la protection de l’article 10 de la Convention » (10 nov. 2015, n° 25239/13). Pareille aversion s’étend aux discours haineux en ligne. Pour la Cour de Strasbourg, en effet, « des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps » (Grd. Ch., 16 juin 2015, Delfi AS c/ Estonie, n° 64569/09, § 110).

Le point notable de la décision Belkacem c/ Belgique (27 juin 2017, n° 34367/14) est d’appliquer, pour la première fois, la clause d’interdiction d’abus de droit à un discours de haine en ligne. Etait en cause la publication par un dirigeant d’une organisation salafiste radicale d’une série de vidéos sur la plateforme Youtube appelant les auditeurs à dominer les personnes non-musulmanes et à les combattre. Il appert de la jurisprudence que si le juge européen se réfère dans ses arrêts à des définitions des discours haineux, son contrôle obéit à une démarche casuistique. En l’occurrence, l’examen du but poursuivi par l’auteur des propos et le support utilisé suffisent à justifier l’application de l’article 17. Selon la Cour, il est manifeste que « l’intéressé cherchait, par ses enregistrements, à faire haïr, à discriminer et à être violent à l’égard de toutes les personnes qui ne sont pas de confession musulmane » et qu’une « attaque aussi générale et véhémente est en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention ». De jurisprudence constante, le fait de défendre la Charia en appelant à la violence peut constituer un discours de haine 68. Par conséquent, compte tenu du motif tiré de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention, le droit invoqué – la liberté d’expression – n’est pas protégé par la Convention. On ne peut qu’approuver la fermeté de la Cour.

B – Appréhension équivoque des critères « Von Hannover n° 2 »

Si le succès rencontré par les critères « Von Hannover n° 2 » 69 est indéniable, leur mise en œuvre par la Cour demeure encore incertaine. Depuis 2012, les critères « Van Hannover n°2 » ont pu être précisés et mis à l’épreuve de situations conflictuelles jusqu’alors inédites. Les arrêts rendus montrent que le juge européen applique de façon quasi-systématique cette grille de lecture lorsque sont en cause des conflits entre les droits à la liberté d’expression et au respect de la vie privée 70. Si bien que l’on peut avancer l’hypothèse d’une réelle attractivité des critères « Van Hannover n°2 ». D’un autre côté, il est, à nos yeux, indiscutable en y regardant d’un peu plus près, que le contrôle européen, qui porte moins sur l’application des critères que sur leur interprétation par les juges nationaux, est surtout un moyen pour la Cour de ménager « le caractère discrétionnaire de son propre pouvoir d’appréciation » 71. Inévitablement, celle-ci est amenée à vérifier si son approche des critères a été respectée par les juges nationaux. En ce sens, ce n’est pas la finalité ces critères qui sera discutée, mais leur mise en œuvre qui illustre le très grand subjectivisme de l’exercice. L’examen des arrêts rendus lors du second semestre 2017 montre que la Cour a plutôt tendance à privilégier, dans ces champs de bataille, le droit au respect de la vie privée. Or, dans la plupart des cas, cette prévalence est plus que discutable.

Plutôt que d’analyser successivement les arrêts pertinents, on se propose de présenter leur intérêt tant en ce qui concerne le champ d’application des critères « Von Hannover n° 2 » que de leur contrôle.

En premier lieu, les principes énoncés en 2012 valent pour tous les conflits entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée, quel que soient leur configuration et les aspects en jeu de ces deux droits. C’est ainsi que la Cour a pu reconnaître, dans l’affaire Egill Einarsson c/ Islande (7 nov. 2017, n° 24703/15) l’existence d’un conflit de droits entre le droit à la réputation, comme « élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention » (§ 33), et la liberté d’expression à propos du rejet d’une action en diffamation formée par un blogueur face à une accusation de viol. A l’instar de l’affaire Von Hannover n° 2, l’affaire mettait en cause sur le terrain de l’article 8 l’inaction de l’Etat à protéger le droit à la vie privée du requérant d’atteintes commises par des tiers. On sait également que des conflits ont déjà impliqué le droit à l’image 72, le droit au prénom 73, le droit à la protection des données personnelles 74…. Mais la Cour entend toutefois circonscrire cette extension du champ d’application de l’article 8 dans certaines limites. L’affaire Frisk et Jensen c/ Danemark 75, où était en cause la condamnation pour diffamation de deux journalistes en raison d’une émission ayant critiqué le traitement du cancer dans un hôpital, le prouve. En effet, la Cour ne se place pas sur le terrain d’un droit subjectif à la réputation de l’hôpital, arguant du fait que si « la réputation de l’hôpital universitaire, [est bien] couverte par la “réputation de … autrui” au sens de l’article 10 § 2, [la réputation du médecin mis en cause] [est pour sa part] couverte par la même disposition mais (…) également par le droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 § 1 de la Convention » (§ 55). Autrement dit, en raisonnant en termes d’opposabilité, elle hiérarchise clairement ces deux aspects du droit au respect de la vie privée 76. Au cas d’espèce, l’importance prise par la logique des conflits de droits ne manque pas d’avoir une répercussion sur le contrôle européen focalisé ici sur le juste équilibre entre deux droits d’égale valeur, la liberté d’expression de deux journalistes et le droit à la réputation du médecin.

En second lieu, s’agissant de la résolution des conflits, il faut en convenir, la tâche de la Cour est des plus délicate. Raison pour laquelle le contrôle des critères « Von Hannover n° 2 » semble a priori placé sous les auspices du principe de subsidiarité. Ce lien a d’ailleurs été formalisé par la Cour à travers le principe selon lequel si les juges nationaux appliquent lesdits critères, « la Cour ne répétera pas le test de proportionnalité qui a été mené au niveau national » 77 sauf pour des « raisons impérieuses ». Selon la solution recherchée par la Cour, le contrôle desdits critères pourra aussi bien conforter la marge d’appréciation des autorités nationales que la résorber, témoignant ainsi d’une subsidiarité réversible.

Schématiquement, trois cas de figure peuvent être distingués.

Il est, tout d’abord, une première hypothèse où la sévérité de la Cour se justifie aisément. L’encadrement de la subsidiarité s’impose lorsque les autorités nationales privilégient de façon automatique un droit sur un autre, mettant à mal la logique du juste équilibre entre les intérêts en présence et l’absence de hiérarchie entre eux. En témoigne de manière évidente l’arrêt Novaya Gazeta et Milashina c/ Russie (3 oct. 2017, n° 45083/06) relatif à une condamnation pour diffamation d’une maison d’édition et d’une journaliste à la suite de la publication de deux articles relatifs au naufrage du sous-marin nucléaire lanceur d’engins russe Koursk. En l’espèce, il fut reproché aux autorités nationales de raisonner comme si « les intérêts relatifs à la protection de « l’honneur et la dignité d’autrui » l’emport(aient) sur la liberté d’expression en toutes circonstances » (§ 69).

Deuxième hypothèse, la neutralisation discutable de la marge d’appréciation. A cet égard, l’arrêt Egill Einarsson c/ Islande précité mérite de retenir l’attention. La question centrale était de savoir ici si l’emploi des mots « va te faire foutre, sale violeur » dans un message sur Instagram constituait une déclaration factuelle ou un jugement de valeur. Conformément à une jurisprudence bien établie, il importe de distinguer les allégations factuelles des jugements de valeurs : si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Privilégiant une approche contextualisée des faits de l’espèce chère à la Cour européenne, la Cour suprême était d’avis que l’expression utilisée s’analysait en un jugement de valeur, notamment parce qu’elle était intervenue dans le cadre d’un « débat public impitoyable » que le requérant, personnage public, avait lui-même lancé par des commentaires provocants livrés à un magazine sur les accusations d’infraction à caractère sexuel dont il faisait l’objet. La Cour européenne va retenir une conclusion diamétralement opposée via une approche chronologique des faits de l’espèce très discutable. A ses yeux, dès lors que les poursuites pour viol avaient été abandonnées une semaine avant

la publication du message, l’expression utilisée ne pouvait plus être considérée comme un jugement de valeur (§§ 50-51). Un autre élément intéressant de l’arrêt tient à l’affirmation inédite à notre connaissance selon laquelle « même si elles ont déclenché un vif débat, les personnes publiques n’ont pas à tolérer d’être accusées d’actes criminels violents sans que pareils propos soient étayés par des faits » (§ 52). A la majorité de cinq voix contre deux, l’arrêt retient un constat de violation de l’article 8. Une telle solution interpelle à plusieurs titres. D’abord, si l’on comprend bien la démarche de la Cour, l’analyse erronée de la Cour suprême constitue une « raison sérieuse » justifiant un nouveau test de proportionnalité. Il y avait peut-être place pour une interprétation moins rigoriste du mode d’emploi « Von Hannover n° 2 », d’autant que la Cour suprême a appliqué une approche contextualisée qui, d’ordinaire, a les faveurs du juge européen. Aussi, comment ne pas suivre le juge Lemmens lorsqu’il souligne que « compte tenu de la nature subsidiaire du rôle de la Cour européenne, il n’y a, à notre avis, aucune “raison impérieuse” de s’écarter de cette appréciation ». Ensuite, qu’advient-ildu critère relatif au comportement antérieur de la personne ? Dans la mesure où parmi les nombreuses déclarations du requérant, figuraient notamment des propos très dégradants à l’égard des femmes …

Enfin, dernière hypothèse, la valorisation excessive de la marge d’appréciation. En ce sens, peut être évoquée l’affaire Frisk et Jensen c/ Danemark relative à la condamnation pour diffamation de deux journalistes en raison d’une émission ayant critiqué le traitement du cancer dans un hôpital. Là encore, en dépit de son aspect central, la présence d’un débat d’intérêt général, qui va de pair avec une marge d’appréciation étroite, est minorée par la Cour afin d’insister sur d’autres critères ou domaines favorables au droit au respect de la vie privée. Aussi, le juge européen se focalise-t-il sur la distinction entre les allégations de fait et les jugements de valeur en s’en remettant largement aux conclusions des juges nationaux, lesquels ont estimé que les allégations, selon lesquels l’hôpital et un spécialiste en charge du traitement du cancer avaient mal soigné certains patients souffrant du cancer (en privilégiant une chimiothérapie qui s’inscrivait dans le cadre de tests au détriment d’autres options), entraînant leur décès ou le raccourcissement de leur durée de vie pour renforcer leurs propres intérêts personnels, étaient erronées sur le plan factuel (§ 67). Poursuivant le copier-coller, l’arrêt reproche aux journalistes d’avoir occulté une note d’un cancérologue aboutissant à une conclusion inverse et relève les conséquences négatives des déclarations litigieuses sur la réputation de l’hôpital et du médecin, celles-ci ayant été diffusées à une heure de grande écoute sur une chaîne de télévision nationale (§ 65). Toutefois, cette analyse, si elle est compréhensible du point de vue de la protection de la vie privée, néglige l’idée qu’il y a ici un juste équilibre à respecter et qu’il n’appartient pas à la Cour « de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter » 78. Qu’il est bien loin le temps où, se prononçant sur la conventionnalité d’une condamnation pour diffamation en raison de la publication d’une série d’articles relatant les expériences traumatisantes de plusieurs patientes chez un chirurgien plasticien, le juge européen pouvait considérer « l’intérêt évident du Dr R. à protéger sa réputation professionnelle comme [insuffisant] pour primer l’important intérêt public à préserver la liberté pour la presse de fournir des informations sur des questions présentant un intérêt public légitime » 79.

A la lecture de ces affaires, on constate une certaine rupture avec l’approche libérale dont faisait l’objet la notion de jugement de valeur. L’impression qui domine est que les critères « Von Hannover n° 2 » se révèlent finalement très malléables et sont plutôt utilisés dans un sens favorable au respect de la vie privée. Bien entendu, la jurisprudence est marquée par une casuistique qui rend difficile tout exercice de systématisation. Mais la tendance observée semble ici bien profonde…

M. Afroukh

Notes:

  1. « Actualité de la CEDH », AJDA, 2018, p. 150
  2. http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl0510.asp
  3. F. Sudre, « La Cour européenne des droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme », RDP, 2017, p. 795
  4. Les arrêts rendus sur ce point font d’ailleurs l’objet de développements substantiels dans le I
  5. Issu du Protocole 14
  6. CM/ResDH(2017)429
  7. Par exemple, voy. l’indulgence difficilement compréhensible du Comité à propos de l’exécution des arrêts sur l’interdiction du droit de vote des détenus au Royaume-Uni : CM/Del/Dec(2017)1302/H46-39, 1302e réunion, 5-7 décembre 2017 (DH)
  8. Etant précisé qu’en vertu de l’article 46 § 5 : « Si la Cour constate une violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres afin qu’il examine les mesures à prendre »
  9. Sauf sur le terrain de la preuve du détournement de pouvoir où la Cour applique le critère de la preuve au-delà de tout doute raisonnable
  10. Cour EDH, 7 nov. 2017, Cherednichenko et al. c/ Russie, n° 35082/13, § 72 ; voir précédemment Cour EDH, 26 janv. 2017, Ivanova et Ivashova c/ Russie, n° 797/14
  11. En ce sens, voir notamment l’avant-propos du président de la Cour européenne des droits de l’homme, Guido Raimondi, dans le Rapport annuel d’activités 2017, p. 7
  12. Cour EDH, Gde ch., 12 oct. 2017, n° 35589/08
  13. G. Gonzalez, « Bénie soit la subsidiarité ! A propos du rapport d’activités 2017 de la Cour EDH », JCP G, 2018, Act. 169, spéc. p. 287
  14. n° 40454/04
  15. Elles seraient 120.000, selon les chiffres fournis par le gouvernement défendeur
  16. Voir sur ce point, J.F. Flauss, « Actualités de la CEDH », AJDA, 2007, p. 902
  17. Résolution intérimaire du 5 décembre 2017, CM/ResDH(2017)429
  18. Cour EDH, gde ch., 1er mars 2010, n° 46113/99, § 69 : il n’entre ni dans la capacité ni dans les fonctions de la Cour « de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière – deux tâches, qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes »
  19. Chiragov et autres, préc., § 51 ; Sargsyan et autres, préc., § 33
  20. ibid.
  21. Chiragov et autres, préc., § 51 ; Sargsyan et autres, préc., § 56-57
  22. Chiragov et autres, préc., § 48 ; Sargsyan et autres, préc., § 30
  23. Chiragov et autres, préc., § 52 ; Sargsyan et autres, préc., § 34
  24. CourEDH, Gde ch., 15 déc. 2016, n° 16483/12, cette Chron., RDLF 2017, n° 13, obs. M. Afroukh
  25. Cour EDH, Gde ch, 23 février 2012, n° 27765/09 – interception de migrants en haute mer
  26. Cour EDH, Gde ch., 3 juil. 2014, n° 13255/07- refus d’entrée à la frontière
  27. Cour EDH, 3 oct. 2017, n° 8675/15 et 8697/15
  28. Khlaifia, préc., § 248
  29. tels la Hongrie à ses frontières terrestres avec la Serbie et la Croatie, ou encore la Turquie à sa frontière avec la Syrie
  30. loi organique 4/2000 du 11 janvier 2000 relative aux droits et libertés des étrangers en Espagne et à leur intégration sociale – « la LOEX – telle que modifiée par .la loi organique 4/2015 du 30 mars 2015 relative à la protection de la sécurité des citoyens
  31. voir sur ce point l’interprétation constructive de l’article 8 dans CEDH, 28 oct. 2016, B.A.C. c/ Grèce, n° 11981/15, § 37 et § 46
  32. Cour EDH, 2 août 2001, Boultif c/ Suisse, n° 54273/00 ; Gde ch., 18 oct. 2006, Üner c/ Pays-Bas, n° 46410/99, GACEDH, n° 55
  33. voir par ex. Cour EDH, 2 juin 2015, K.M. c/ Suisse, n° 6009/10
  34. Cour EDH, 14 sept. 2017, Ndidi c/ Royaume-Uni, n° 41215/14
  35. Cour EDH, Gde ch., 12 sept. 2011, Palomo Sánchez et al. c/ Espagne, n° 28955/06, § 57 ; Gde ch., 7 février 2012, Von Hannover c/ Allemagne (n° 2), n° 40660/08, § 107
  36. Voir, par ex., Gde ch. 23 juin 2008, Maslov c/ Autriche, n° 1638/03 ; Cour EDH, 23 sept. 2010, Bousarra c/ France, n° 25672/07 ; 20 sept. 2009, A.A. c/ Royaume-Uni, n° 8000/08…
  37. CourEDH, 17 fév. 2009, Onur c/ Royaume-Uni, n° 27319/07 ; 25 mars 2010, Mutlag c/ Allemagne, n° 40601/05 ; 2 juin 2015, K.M. c/ Suisse, préc.
  38. Cour EDH, déc., 16 mai 2017, Hamesevic c/ Danemark, n° 25748/15, et 6 juin 2017, Alam c/ Danemark, n° 33809/15
  39. CourEDH, Gde Ch., 13 déc. 2012, De Souza Ribeiro c/ France, n° 22689/07- § 84 ; voir également Gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c/ Grèce et Belgique, n° 30696/09, § 298
  40. CourEDH, 25 sept. 2012, Ahmade c/ Grèce, n° 50520/09, § 111 ; 2 oct. 2012, Singh et autres c/ Belgique, n° 33210/01, § 55
  41. Voir en ce sens, les conclusions de violation de l’article 2, sous son volet matériel, dans les arrêts Cour EDH, 9 avr. 2013, Mehmet et Bekir Şentürk c/Turquie, n° 13423/09 ; 5 déc. 2013, Arskaya c/ Ukraine, n° 45076/05 ; 27 janv. 2015, Asiye Genç c/ Turquie, n° 24109/07 ; 22 mars 2016, Elena Cojocaru c/ Rouamnie, n° 74114/12 ; 30 août 2016, Aydoğdu c/ Turquie, n° 40448/06
  42. Cour EDH, Gde ch., 19 déc. 2017, n° 56080/13
  43. Voir B. Pastre-Belda, « L’engagement de la responsabilité étatique pour négligence médicale facilité par la Cour européenne des droits de l’Homme », RDS, n° 70, 2016, p. 254-259
  44. Les premières avaient chacune un unique employé, qui était également l’unique actionnaire, quant au Feyenoord, 25 personnes y étaient concernées
  45. Voir les arguments du bourgmestre et des échevins de Rotterdam et du Tribunal d’arrondissement § 14 et 16
  46. Existence d’une offre de logements adaptés dans d’autres quartiers ou dans la région, sans quoi le classement d’une zone serait annulé ; limitations temporelles et géographiques ; obligation pour le ministre compétent de rendre compte de l’efficacité du système au Parlement tous les cinq ans ; existence d’une clause dérogatoire individuelle permettant d’éviter « des conséquences excessivement dures » et possibilité d’un contrôle administratif et juridictionnel
  47. Selon lequel le droit de choisir librement sa résidence peut, « dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique »
  48. § 147, Voir CEDH, 8 juil. 1986, Lithgow et a. c/ Royaume-Uni, 9006/80 et s., § 132
  49. « Everybody knows the fight was fixed; The poor stay poor, the rich get rich; That’s how it goes; Everybody knows »
  50. réservé en Autriche aux couples homosexuels
  51. En la matière, la Grande chambre a récemment précisé qu’« il y a lieu d’apprécier les éléments qui caractérisent des situations différentes et déterminent leur comparabilité à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause » (Gde. Ch., 5 sept. 2017, Fábián c/ Hongrie, n° 78117/13, § 121
  52. ils sont désormais 27
  53. C. Husson-Rochcongar, « Les apports des revendications de la communauté LGBTI à l’évolution de la notion de ‘famille’ en droit européen des droits de l’homme », in C. Casonato et A. Schuster (eds.), Rights on the Move. Raimbow families in Europe, Udine, Forumeditrice, 2015, p. 81-107, sp. 106-107, consultable en ligne : href=”http://eprints.biblio.unitn.it/4448/1/Casonato-Schuster-ROTM_Proceedings-2014.pdf”>http://eprints.biblio.unitn.it/4448/1/Casonato-Schuster-ROTM_Proceedings-2014.pdf
  54. CEDH, 2 déc. 2008, K.U. c/ Finlande, n° 2872/02, § 49 : l’affaire concernait l’impossibilité, pour les parents d’un jeune garçon, d’intenter une action contre le gérant d’un fournisseur d’accès qui avait publié sur son site de rencontre une fausse annonce prétendant que leur fils recherchait des expériences sexuelles et communiquant des informations personnelles le concernant, sans vérifier l’identité de l’auteur
  55. § 74, Elle étend ainsi le principe de l’arrêt Copland c/ Royaume-Uni du 3 avr. 2007, n° 62617/00
  56. Com EDH, X. c/ Islande, 13 mai 1976
  57. Cour EDH, 16 déc. 1992, Niemetz c/ Allemagne, n° 13710/88, § 29
  58. Cour EDH, Gde ch., 12 juin 2014, Fernández Martínez c/ Espagne, no 56030/07, § 110
  59. Sur l’interprétation qu’en a livré la CJUE à la lumière de l’article 8 de la CEDH : Österreichischer Rundfunk et a. (C-465/00, C‑138/01 et C‑139/01, arrêt du 20 mai 2003, ECLI:EU:C:2003:294, pts 71 et s.
  60. Ils estiment de ce fait que « la Cour est au mieux appelée à se prononcer sur la protection d’un degré élémentaire ou minimum de vie privée et de correspondance sur le lieu de travail contre une atteinte de la part d’un employeur de droit privé »
  61. Gde. ch., 7 juill. 2011, n° 23459/03
  62. voir l’aff. Lachiri c/ Belgique, n° 3413/09 en cours
  63. art. 438 et 439 du code de procédure civile ; art. 404 du code de procédure pénale
  64. art. 304 du code de procédure civile
  65. Cour EDH Gde. Ch., 1er juill. 2014, S.A.S. c/ France, n° 43835/11 ; Cour EDH, 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c/ Belgique, n° 37798/13 ; Cour EDH, 11 juillet 2017, Dakir c/ Belgique, n° 4619/12
  66. O. De Frouville, L’intangibilité des droits de l’Homme en droit international. Régime conventionnel des droits de l’Homme et droit des traités, Pedone, 2004, p. 236
  67. 24 juin 2003 : à propos de la publication d’un ouvrage remettant en cause de manière systématique des crimes contre l’humanité commis par les nazis envers la communauté juive
  68. Le principe est solidement ancré dans la jurisprudence depuis l’arrêt Refah Partisi
  69. Gde Ch., 7 févr. 2012, Von Hannover c/ Allemagne n° 2, n° 40660/08; Axel Springer c/ Allemagne,
    n° 39954/08 : de manière inédite, la Cour a énoncé un mode d’emploi de résolution des conflits entre les droits à la liberté d’expression et au respect de la vie privée, articulé autour de plusieurs critères et destiné aux juges nationaux
  70. voir nos obs., précédentes livraisons de cette Chron.
  71. J.-F. Flauss, « Actualités de la CEDH », AJDA, 2008 p. 1931
  72. aff. Von Hannover n° 2 préc.
  73. 19 févr. 2015, Ernst August von Hannover c/ Allemagne, n° 53649/09
  74. Gde ch., 27 juin 2017, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c/ Finlande, n° 931/13
  75. 5 déc. 2017, n° 19657/12
  76. voir, également en ce sens, un arrêt Uj c/ Hongrie du 19 juill. 2011, n° 23954/10
  77. Document publié par la Cour le 30 janvier 2015 intitulé « Subsidiarité : une médaille à deux faces » (http://www.echr.coe.int/Documents/Seminar_background_paper_2015_FRA.pdf
  78. Cour EDH, Gde Ch., 23 sept. 1994, Jersild c/ Danemark, A/298, § 31
  79. 2 mai 2000, Bergens Tidende et autres c/ Norvège, Rec. 2000-V

La mise à l’honneur du principe de subsidiarité en matière de réparation des dommages découlant de situations de conflit non résolu

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En jugeant qu’il est de la responsabilité de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan de trouver un règlement politique au conflit du Haut-Karabakh, de même qu’en exigeant de ces deux États de mettre en place des mesures générales au niveau interne afin de remédier à la situation des requérants et d’autres personnes se trouvant dans la même situation que ces derniers, la Grande chambre souligne l’importance du principe de subsidiarité dans les affaires découlant de situations de conflit non résolu. En outre, l’indication précise par la Cour des mesures générales à mettre en place au niveau national suggère une mutation du principe de subsidiarité dans le sens d’une plus grande responsabilisation des États.

Par Françoise Améyo Délali Kouassi, Docteur en droit public, Chercheur associée au Centre d’étude sur la coopération juridique internationale — Université de Poitiers (CECOJI-UP — EA 7353), Enseignante contractuelle à l’Université de La Rochelle

(Obs. sous Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêts Chiragov et autres c/ Arménie et Sargsyan c/ Azerbaïdjan (Satisfaction équitable), 12 décembre 2017)

Le principe de subsidiarité n’a jamais été aussi d’actualité. Le récent engouement pour ce principe a eu pour résultat l’adoption d’un nouveau protocole d’amendement  1 prévoyant, pour la première fois, de l’inscrire expressément dans le préambule de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après la Convention). La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la Cour) rappelle l’importance de ce principe à l’occasion des arrêts rendus sur la satisfaction équitable dans deux affaires, Chiragov et autres c/ Arménie et Sargsyan c/ Azerbaïdjan. Celles-ci trouvent leur origine commune dans le conflit du Haut-Karabakh qui met aux prises l’Azerbaïdjan et l’Arménie depuis la fin des années quatre-vingt.
À l’époque de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), l’Oblast autonome du Haut-Karabakh (l’OAHK) était une province autonome de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan (la RSS d’Azerbaïdjan). Après la désintégration de l’URSS, le contrôle de la province, peuplée majoritairement d’arméniens (77%) cohabitant avec une forte minorité azérie (22%), passa entre les mains des arméniens du Karabakh. Entre temps, des manifestations sur fond de revendications territoriales et ethniques en faveur du rattachement de l’OAKH à l’Arménie ont abouti à la création de la « République du Haut-Karabakh » (RHK), dont les autorités ont proclamé l’indépendance à l’égard du gouvernement azéri. Au début de l’année 1992, le conflit territorial et ethnique va dégénérer en véritable guerre. Celle-ci a donné lieu à des allégations de nettoyage ethnique par les deux parties. Le camp arménien conquiert rapidement plusieurs districts voisins de la RHK, dont celui de Lachtin. Le conflit a fait des centaines de milliers de réfugiés et de personnes déplacées des deux côtés. C’est précisément dans ce contexte que les requêtes dans les deux affaires analysées ont été introduites devant la Cour.

Dans l’affaire Chiragov et autres c/ Arménie, les six requérants de nationalité azerbaïdjanaise, allèguent avoir été contraints de fuir leur domicile situé dans le district de Lachtin, non-loin du Haut-Karabakh, et être depuis dans l’impossibilité d’y retourner et de reprendre possession de leurs biens. Ils s’estiment victimes d’une violation de leur droit de propriété, garanti par l’article 1 du Protocole 1, ainsi que d’une atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention. La requête formulée dans l’affaire Sargsyan c/ Azerbaïdjan repose sur les mêmes griefs. Le requérant, cette fois arménien, reproche aux autorités azerbaïdjanaises de l’avoir contraint à fuir avec sa famille le village azéri de Golestan où il disposait d’une maison et des dépendances. Il se plaint en outre de l’impossibilité d’y retourner, d’accéder à ses biens, ou de percevoir une indemnisation pour leur perte.

Dans les arrêts au principal, la Cour, réunie en Grande chambre, a conclu dans les deux affaires qu’il y avait violation continue de l’article 1 du Protocole 1 et des articles 8 et 13 de la Convention. Elle a considéré que l’Arménie n’avait invoqué aucun but « qui eût été susceptible de justifier l’impossibilité faite aux requérants d’accéder à leurs biens et l’absence d’indemnisation pour cette ingérence »  2. Quant à la République d’Azerbaïdjan, « même si l’impossibilité pour le requérant d’accéder à ses biens à Golestan avait été justifiée par des considérations de sécurité, le fait [qu’elle] n’ait pas pris la moindre mesure pour rétablir les droits de l’intéressé sur ses biens ou l’indemniser pour la perte de leur jouissance avait fait peser sur celui-ci une charge excessive »  3.

La question de la satisfaction équitable ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité les parties à lui soumettre par écrit leurs observations sur la question, et à la tenir informée de tout accord auquel elles auraient pu aboutir. Les parties n’étant pas parvenues à un accord, les requérants, dans l’affaire Chiragov et autres c/ Arménie, ont sollicité au titre de l’article 41 une satisfaction équitable s’élevant à plusieurs millions d’euros pour dommage et pour frais et dépens. En ce qui concerne la victime dans l’affaire Sargsyan c/ Azerbaïdjan, elle réclamait plusieurs dizaines de milliers d’euros au titre de la satisfaction équitable pour les dommages matériel et moral qu’elle estimait être résulté des violations constatées ainsi que pour les frais et dépens exposés devant la Cour.

Dans la première affaire, la Grande chambre a, à l’unanimité, retenu le principe de la satisfaction équitable, mais n’a alloué aux requérants qu’un montant de 5 000 euros chacun. Dans la seconde, elle a, suivant les mêmes modalités, accordé le même montant à la victime, au titre des dommages matériel et moral. En outre, l’Arménie et l’Azerbaïdjan doivent verser aux requérants respectivement environ 32 000 euros et 30 000 euros pour frais et dépens.
En plus de ce que ces décisions de principe serviront de référence à de nombreuses autres affaires semblables  4, l’apport des arrêts Chiragov et autres c/ Arménie et Sargsyan c/ Azerbaïdjan réside dans le fait que le principe de subsidiarité y occupe une place de choix. L’importance accordée à ce principe dans le raisonnement de la Cour se justifie en effet par la nature exceptionnelle des affaires en cause, lesquelles portent sur un conflit en cours.
Principe directeur du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, le principe de subsidiarité énonce qu’il incombe en priorité aux États parties d’assurer le respect des droits garantis. Ce principe trouve sa matérialisation dans les articles 1er (lu avec l’article 19)  5 et 35, § 1 (lu avec l’article 13)  6 de la Convention. Dans le cas particulier du contentieux indemnitaire, c’est l’article 41 de la Convention qui indique que la Cour joue un rôle subsidiaire par rapport à celui des États parties. Il en ressort, en effet, que la Cour n’accorde à la partie lésée une satisfaction équitable, après un constat de violation, que « si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation ».
Dans les cas d’espèce, la valorisation par la Grande chambre du principe de subsidiarité est fondée. Car dans les situations de violations de droits individuels découlant de conflits politiques non résolus, il reviendra aux parties concernées d’y remédier en trouvant une solution au niveau politique, indispensable au rétablissement des droits violés. Ainsi, étant incompétente pour résoudre les différends politiques entre États, la Cour rappelle dans ses arrêts sur la satisfaction équitable qu’il est de la responsabilité de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan de résoudre de manière rationnelle le conflit du Haut Karabakh, compte tenu de l’obligation première pour l’État défendeur de réparer les conséquences d’une violation de la Convention  7. C’est également la logique subsidiaire du système européen de protection des droits de l’homme qui a guidé la Grande chambre lorsqu’elle prend le soin de rappeler la nécessité pour les États responsables de prendre des mesures générales appropriées au niveau interne pour rétablir les droits des requérants ainsi que ceux des autres personnes se trouvant dans les mêmes situations qu’eux  8.
En prenant en compte le caractère obligatoire des décisions de la Cour, l’on peut raisonnablement avancer que les arrêts rendus sur la satisfaction équitable (et au principal), dans les affaires Chiragov et autres c/ Arménie et Sargsyan c/ Azerbaïdjan, auront un impact sur les parties prenantes au conflit du Haut-Karabakh. En effet, ces deux arrêts pourront servir d’éléments de référence dans le cadre des négociations orchestrées par le groupe dit de Minsk (États-Unis, France, Russie) sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). D’autant que cette mise en l’honneur du principe de subsidiarité, qui au demeurant est tout à fait appropriée (I), s’inscrit dans une logique de responsabilisation des États en cause, comme en attestent les modalités de réparation du dommage qui sont retenues par la Cour (II).

I- La subsidiarité, un principe idoine dans les affaires liées aux situations de conflit non résolu

Étant saisie de violations des droits de l’homme découlant de situations de conflit non résolu, la Grande chambre souligne l’importance du principe de subsidiarité, qui, en plus de sa portée juridique classique, s’enrichit d’une dimension politique en raison des circonstances de la cause (A). Dans ce contexte, il est donc exceptionnel que la Cour exerce les fonctions d’une juridiction de première instance (B).

A. Le dédoublement du contenu du principe de subsidiarité

Dès les premières lignes de son raisonnement, la Grande chambre a mis en évidence la nature exceptionnelle des affaires en cause. Cette particularité réside dans le fait qu’elles portent sur « une situation continue qui trouve son origine dans le conflit non résolu du Haut-Karabakh et les territoires environnants et qui touche toujours un grand nombre d’individus »  9. À cet égard, la Cour a souligné l’importance du principe de subsidiarité qui, au vu des circonstances de l’espèce, revêt une double dimension, à la fois politique et juridique.
Ainsi, sur le plan politique, la Cour a rappelé qu’il était de la responsabilité de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan de trouver un règlement pacifique au conflit du Haut-Karabakh dans lequel ils sont impliqués  10). Cette solution est entièrement concevable puisque avant leur adhésion au Conseil de l’Europe, les deux États s’étaient engagés à régler ce conflit par des moyens pacifiques  11. Or il s’est désormais écoulé une quinzaine d’années depuis que l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont ratifié la Convention  12, sans qu’une solution politique ne soit encore en vue. La situation semble donc s’enliser : malgré la conclusion d’un cessez-le- feu en mai 1996 et les négociations en vue d’un règlement pacifique du conflit dans le cadre du Groupe de Minsk de l’OSCE, les parties ne sont toujours pas parvenues à un accord de paix  13. De surcroît, des violations du cessez-le-feu sont fréquentes comme le montre l’accroissement des violences le long de la ligne de contact au cours des affrontements militaires qui ont eu lieu début avril 2016.
Il est indéniable que la protection effective des droits des requérants, ainsi que ceux des autres personnes se trouvant dans les mêmes situations que ces derniers, passera par la signature d’un accord de paix entre les belligérants. De ce point de vue, la Cour – organe judiciaire et non politique – semble disposer d’une marge de manœuvre limitée et ne peut s’en remettre qu’à la responsabilité des États concernés. Il en est précisément ainsi lorsqu’elle « se trouve […] confrontée à des affaires lourdes d’une complexité politique, historique et factuelle tenant à un problème qui aurait dû être résolu par toutes les parties ayant la pleine responsabilité de trouver une solution au niveau politique »  14. De même, étant invitée dans l’affaire Kovačić et autres c/ Slovénie à se pencher sur un certain nombre de questions portant sur les circonstances de la dissolution de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY), sur le système bancaire de celle-ci et celui des États qui lui ont succédé, ainsi que sur la répartition entre les États continuateurs de la charge de la garantie à laquelle la RSFY était tenue, la Cour n’a eu d’autre choix que de souscrire à la position de l’Assemblée parlementaire, selon laquelle « la question du dédommagement de tant de milliers de personnes doit être résolue par un accord entre États successeurs »  15. En l’espèce, étaient en cause les dispositions de la législation slovène empêchant les requérants de retirer les fonds en devises qu’ils avaient déposés auprès de la « Banque de Ljubljana – Agence principale de Zagreb » avant la dissolution de la RSFY.
Il est en outre intéressant de rappeler que la Cour n’a pas toujours fait appel à la dimension politique de la subsidiarité, lorsque les circonstances de la cause l’exigeaient. Ainsi, dans les affaires Loizidou  16 et Chypre c/ Turquie  17, qui trouvent leur origine dans l’invasion de la partie Nord de Chypre par la Turquie en 1974, la Cour a conclu à la violation de plusieurs dispositions de la Convention  18, sans prendre en compte la situation politique qui régnait dans la région. Cette approche lui a d’ailleurs valu des critiques de la part des juges de la minorité qui préconisaient qu’avant toute décision, que le juge international s’emploie à établir si l’affaire en cause n’est pas trop controversée ou politique. Une telle vérification préalable est nécessaire dans la mesure où il se peut – pour ce qui est des affaires précitées – qu’« un arrêt de la Cour nuise aux efforts entrepris actuellement par l’ONU, les Communautés européennes et d’autres organisations internationales pour parvenir à un règlement pacifique du problème cypriote »  19). C’est pourquoi, les circonstances politiques entourant certaines affaires complexes devraient amener la Cour à garder une réserve pour laisser le champ libre à la diplomatie.

Pourtant, malgré le caractère controversé et politique de l’affaire Géorgie c/ Russie (I) – mettant en cause l’arrestation, la détention et l’expulsion collective de ressortissants géorgiens de la Fédération de Russie – la Grande chambre conclut sans réserve à la violation de l’article 4 du Protocole 4, des articles 3, 5, et 13 de la Convention  20. De même, la Cour affiche la « marque d’une politique jurisprudentielle offensive »  21 en déclarant, contrairement à la Cour internationale de Justice  22, recevable la requête de la Géorgie introduite le 12 août 2008 contre la Fédération de Russie  23. Or les requêtes formulées devant la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour internationale de Justice concernent essentiellement le même litige, notamment la mise en cause des attaques indiscriminées et disproportionnées commises contre des civils et leurs biens dans les deux régions autonomes de Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, par l’armée russe et/ou les forces séparatistes placées sous son contrôle.

Dans la perspective où la réserve judiciaire devrait être de mise en présence d’affaires à forte connotation politique, les arrêts Chiragov et autres c/ Arménie et Sargsyan c/ Azerbaïdjan (satisfaction équitable), qui substantialisent la subsidiarité politique dans le cas particulier du conflit du Haut-Karabakh, arrivent donc à point nommé.

La déclinaison du principe de subsidiarité selon une dimension politique enrichit ainsi considérablement son contenu ; ce principe ayant été jusqu’ici principalement appréhendé sur le plan juridique. À ce dernier égard, la Grande chambre rappelle que le principe de subsidiarité est à la base du système de la Convention  24, et ce sous trois aspects.

D’une part, il « sous-tend l’obligation pour les requérants d’épuiser les voies de recours interne conformément à l’article 35, § 1 ainsi que l’obligation correspondante pour les États contractants d’ouvrir conformément à l’article 13 des voies de recours effectives contre les violations de la Convention ». D’autre part, il « guide aussi la démarche de la Cour lorsque celle-ci, saisie de cas de violations systémiques de la Convention, applique la procédure d’arrêt pilote élaborée sur le fondement de l’article 46 »  25. Par ailleurs, selon une approche substantielle, le principe de subsidiarité découle également de la lecture combinée des articles 1er et 19 de la Convention  26.

En effet, aux termes de l’article 1er, les États reconnaissent les droits et libertés garantis par la Convention à toute personne relevant de leur juridiction. Plus précisément, cette disposition impose aux États une obligation positive et négative de respect des droits et libertés garantis par la Convention  27 et leur confère, de ce fait, la responsabilité première dans le rôle de la protection des droits de l’homme. L’organe de contrôle de la Convention souligne aussi bien le lien entre l’article 1er et le principe de subsidiarité dans la décision Uzun c/ Turquie en ces termes : « en vertu de l’article 1, […] la mise en œuvre et la sanction des droits et libertés garantis par la Convention revient en premier chef aux autorités nationales. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt donc un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux »  28. De plus, lu à la lumière de l’article 1er, l’article 19 confirme la conception selon laquelle la Cour n’est instituée que dans le but d’assurer le respect des engagements des États, auxquels il revient donc, en priorité, d’assurer la mise en œuvre des droits garantis.

Sur un plan rétrospectif, les arrêts Loizidou et Chypre c/ Turquie précités, éclairent le contenu de la subsidiarité juridique telle qu’il découle de la lecture combinée des article 1er et 19 de la Convention, à travers le concept de l’ordre public européen  29. En effet, dans l’arrêt sur les exceptions préliminaires en l’affaire Loizidou c/ Turquie, la Cour conclut à l’invalidité des restrictions territoriales dont sont assorties les déclarations turques relatives aux anciens articles 25 (reconnaissance du droit de recours individuel) et 46 (reconnaissance de la compétence de l’ancienne Cour) de la Convention  30, en raison de la nature particulière de la Convention, instrument de l’ordre public européen pour la protection des êtres humains  31. Au regard de la solution retenue, l’article 1er de la Convention exige des États parties d’assurer la jouissance des droits de l’homme à tous les individus relevant de leur juridiction, qu’ils soient sur le territoire national ou sur un territoire étranger soumis à leur contrôle. Une telle lecture de la disposition précitée s’avère nécessaire au risque d’amoindrir « l’efficacité de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen » et d’affaiblir « gravement le rôle de la Cour dans l’exercice de ses fonctions »  32.

En tant que gardienne de la Convention – en vertu de la mission qui lui est conférée par l’article 19 – la Cour doit ainsi, afin d’éviter « les lacunes regrettables dans le système de protection des droits de l’homme »  33, œuvrer pour que la protection des droits de l’homme s’étende au maximum. Cette mission peut au demeurant la conduire à jouer exceptionnellement un rôle de premier plan dans la protection des droits individuels.

B. L’exercice exceptionnel par la Cour des fonctions de juridiction de première instance

Si l’on retient la définition selon laquelle les violations systémiques ont trait aux affaires mettant en cause un problème structurel qui touche un si grand nombre de victimes qu’une multitude d’affaires répétitives risquent d’engorger la Cour  34, il semble aisé de les rapprocher, comme l’a fait la Grande chambre, des affaires découlant de situations de conflit non résolu, pour justifier l’action prioritaire des juridictions internes. En effet, l’une des données caractéristiques de la jurisprudence de la Cour sur les violations systémiques et qui pourrait être en lien avec des cas résultant de situations de conflit en cours est que les premières sont des violations touchant ou susceptibles de toucher non seulement le demandeur, mais aussi une pluralité d’individus ou une catégorie de personnes. Or les juridictions internationales ne disposent pas de moyens (matériels, humains et financiers) nécessaires pour traiter les contentieux à grande échelle, comme les cas des personnes déplacées et des réfugiés en masse dans les conflits armés  35. Aussi, la Cour a-t-elle souvent souligné dans des affaires révélant des violations systémiques ou découlant de situations de conflit non résolu qu’« elle n’est pas une juridiction de première instance » et qu’« elle n’a pas la capacité, [étant donné qu’] il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires »  36. La raison en est que l’examen des affaires à grande échelle « suppose d’établir des faits précis […], tâche, qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombe aux juridictions internes »  37. Cette mission devient encore plus laborieuse pour le juge international lorsqu’il s’agit de se prononcer sur « une situation […] qui touche toujours un grand nombre d’individus »  38. La Grande chambre a ainsi relevé dans les espèces Chiragov c/ Arménie et Sargsyan c/ Azerbaïdjan que « plus d’un millier de requêtes individuelles introduites par des personnes déplacées pendant le conflit sont pendantes devant elle […]. Les requérants dans ces affaires ne représentent qu’une petite partie des personnes, dont le nombre est estimé à plus d’un million, qui ont dû fuir le conflit et qui n’ont pas pu depuis lors reprendre possession de leurs biens »  39.

Dans la réalité, l’établissement des faits nécessite des ressources considérables. De plus, il prolonge la durée de la procédure dans les affaires à grande échelle en raison de la complexité des enquêtes y afférentes. De telles situations peuvent au demeurant être amplifiées par un certain nombre de facteurs, comme le temps écoulé depuis les faits allégués. De ce point de vue, il est à observer avec E. Lambert-Abdelgawad qu’« à la lumière des développements liés aux victimes de crimes internationaux », la Cour de Strasbourg, et plus généralement les tribunaux internationaux, n’ont pas les moyens appropriés pour juger un contentieux de masse  40. L’auteur ajoute également que « historiquement les actions collectives ont d’ailleurs été mieux réglées […] au niveau inter-étatique »  41.

Ce dernier constat suggère que les autorités nationales, parce qu’elles sont proches des questions en jeu, seraient mieux placées pour traiter les affaires touchant un grand nombre de personnes. En ce sens, la Cour, qui par ailleurs justifie la nature subsidiaire de son contrôle, en raison de son éloignement avec les conditions d’application de la Convention  42, n’a de cesse de rappeler que « grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international »  43 pour « apprécier les difficultés particulières qu’implique la sauvegarde de l’ordre démocratique de leur État »  44 ou pour « déterminer ce qui est d’utilité publique »  45. Il en résulte que les autorités nationales bénéficient d’une meilleure position que le juge international du fait de leur contact direct avec les réalités locales impliquant une meilleure connaissance des besoins qui s’y rapportent. De la sorte, un lien direct peut être établi entre l’idée de proximité des autorités étatiques et celle de l’efficacité de leur action car, cette proximité suppose une « plus grande justesse d’analyse » et leur offre un pouvoir de contrainte plus efficace que « l’intervention simplement déclaratoire du juge européen »  46. Le principe de subsidiarité trouverait donc une explication logique dans le fonctionnement du couple proximité/efficacité.

La « subsidiarité-proximité » exige de la Cour de faire preuve de retenue quant au moment de son intervention  47, des modalités d’exercice et de l’étendue de son contrôle. Dans tous les cas, elle ne devra intervenir qu’en cas de carence ou de défaillance des autorités nationales. À cet égard, il est remarquable que la Cour adopte une attitude de self-restraint, tout particulièrement à l’égard des investigations nationales relatives à l’établissement des faits. Elle a ainsi affirmé dans l’arrêt Kemmache c/ France qu’il ne lui appartient pas « d’apprécier elle-même les éléments de faits ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre »  48. De même, la Cour a à moult reprises martelé qu’« elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes dans l’établissement des faits »  49. Dès lors, il n’est pas surprenant que la Grande chambre ait mis en avant l’établissement des faits – incombant par principe aux tribunaux internes – pour soutenir, en l’espèce, qu’elle n’est pas une juridiction de première instance  50.

Toutefois, même si la Cour n’est pas nécessairement mieux qualifiée pour établir les faits dans les situations de violations massives des droits de l’homme, elle est néanmoins amenée à le faire dans les affaires dont l’importance politique, sociétale et juridique est souvent exceptionnelle. Tel est le cas dans les espèces Chiragov et Sargsyan, où la Cour s’estime obligée « d’agir comme une juridiction de première instance en établissant les faits (…), en appréciant les éléments de preuve (…) » du fait que « la présente affaire constituera l’affaire de principe appelée à servir de modèle pour des centaines d’autres affaires semblables dirigées contre l’Arménie/l’Azerbaïdjan et toujours pendantes devant [elle] »  51. Autrement dit, dans les affaires revêtant un grand intérêt et pourvues d’une portée juridique considérable, la Cour de Strasbourg doit exercer pleinement sa fonction de juridiction et ainsi connaître de toutes les questions de fait nécessaires au bon examen des questions en cause  52. C’est ainsi que dans l’affaire Géorgie c/ Russie (I)  53, faisant suite à l’expulsion de la Fédération de Russie de plus de 4 500 ressortissants géorgiens à la fin des années 2006/début de l’année 2007, elle a mené des missions d’enquête et a tenu une audition visant à établir les faits. De même, l’ex-commission européenne des droits de l’homme a parfois mené des enquêtes en vue d’établir les faits dans les affaires interétatiques mettant en cause des violations des droits de l’homme à grande échelle  54).

Il est d’ailleurs intéressant de faire le rapprochement avec le système interaméricain plus habitué aux contentieux de masse. En effet, en raison de la spécificité des infractions qui sont traitées  55, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a enquêté, conformément à l’article 48, §1, d) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme  56, sur de nombreux cas spécifiques de violations massives des droits de l’homme. Il en est ainsi dans les affaires Massacre Plan de Sánchez c/ Guatemala  57, Caracazo c/ Venezuela  58 et González et autres c/ Mexique  59.

Ajoutons en dernière analyse qu’outre l’importance de l’affaire en cause, et ce conformément au principe de subsidiarité, le comportement défaillant de l’État responsable peut conduire la Cour à agir comme une juridiction de première instance. À ce propos, la Cour a tenu à préciser dans les affaires Chiragov et Sargsyan que si elle en est arrivée à établir les faits de la cause ou apprécier les éléments de preuve relatifs au droit de propriété, c’est parce que le gouvernement (arménien/azerbaïdjanais) a manqué « tant aux engagements qu’il a pris lors de son adhésion qu’aux obligations qui lui incombent en vertu de la Convention »  60. Cette solution appelle quelques observations.

En effet, elle indique que la proximité des autorités nationales avec les réalités locales n’est pas forcément gage d’efficacité de leurs actions en termes de protection effective des droits de l’homme. Ce critère peut donc, au regard des circonstances de l’espèce, être relégué au second plan au profit de celui de l’efficacité et de l’effectivité des droits, pour justifier l’intervention du juge européen. Par conséquent, le principe selon lequel les autorités de l’État se trouvent mieux placées que le juge international reste une simple présomption pouvant être renversée lorsque le couple proximité/efficacité ne fonctionne plus  61.

Il ne fait aucun doute que la Cour, à travers son raisonnement dans les affaires Chiragov et Sargsyan, veuille restaurer au maximum la logique subsidiaire du système de la Convention en matière de violations à grande échelle. Ce constat se confirme par ailleurs avec les mesures retenues au titre de la réparation du dommage.

II. L’influence du principe de subsidiarité sur les modalités de réparation du dommage

Dans les espèces Chiragov et Sargsyan, la Grande chambre marque du sceau de la subsidiarité les obligations mises à la charge des États responsables en rappelant, d’une part, le caractère subsidiaire de la satisfaction équitable (A) et, d’autre part, la nécessité pour l’Arménie et l’Azerbaïdjan de prendre des mesures générales au niveau interne (B).

A. Le caractère subsidiaire de la satisfaction équitable octroyée au niveau européen

La mise en œuvre de la responsabilité internationale engendre pour l’État concerné une triple obligation de résultat : faire cesser la violation lorsqu’elle perdure, réparer ses conséquences dommageables et prévenir sa répétition à l’avenir. Ces obligations, codifiées dans le Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite  62 et également rappelées par la Grande chambre dans les arrêts Chiragov et Sargsyan, doivent en effet permettre de « rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à une [violation] »  63. Pour ce faire, les États, conformément au principe de subsidiarité tel qu’il ressort de l’obligation primordiale des parties contractantes d’assurer le respect des droits et libertés conventionnels, disposent en principe  64) d’une liberté dans le choix des moyens de mise en conformité avec l’arrêt de la Cour. Dans la pratique, si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État responsable de la réaliser par l’édiction de mesures individuelles, ce d’autant que la Cour n’a ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même.

En revanche, l’organe de contrôle européen peut, au titre de l’article 41 de la Convention, accorder une satisfaction équitable à la partie lésée. Cependant, cette réparation ne reste pas moins subsidiaire puisqu’elle n’est décidée que lorsque le droit interne « ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation »  65. Autrement dit, ce n’est qu’en cas d’impossibilité de la restitutio in integrum que l’article 41 de la Convention permet à la Cour d’accorder une satisfaction équitable  66. Dans les faits, la Cour a plusieurs façons de procéder pour souligner le caractère subsidiaire de la satisfaction équitable. À cet effet, elle a tendance à favoriser les réparations pécuniaires attribuées au niveau national lorsque la nature de la violation ne permet pas la restitutio in integrum. Ainsi, la Cour considère dans l’arrêt Scordino c/ Italie que lorsque le droit interne offre une voie de recours permettant d’obtenir une réparation adaptée de la violation, celle-ci doit être prioritaire étant donné qu’elle est « plus proche et accessible que le recours devant la Cour », mais également « plus rapide et se déroule dans la langue de la partie requérante »  67. En l’espèce, les requérants alléguaient une violation de leur droit tiré de l’article 1 du Protocole n° 1 pour avoir supporté une charge disproportionnée à raison du montant inadéquat de l’indemnité d’expropriation. De même, si le requérant a la possibilité d’entamer « une action devant les juridictions civiles afin d’obtenir un dédommagement, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’attribuer une somme à titre de dommage matériel »  68. Cette propension du juge de Strasbourg à privilégier l’« attribution de la satisfaction équitable par les autorités nationales »  69 est portée à son plus haut niveau dans les affaires révélant des violations systémiques ou découlant de situations de conflit non résolu, comme en l’espèce, où la Grande Chambre martèle qu’il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale de calculer une compensation financière ; cette fonction revenant, par principe, aux juridictions internes  70. En ce sens, il est par ailleurs important de relever que, dans son rapport de novembre 2006, le Groupe des Sages  71 a proposé que la fixation du montant de la compensation « soit renvoyée à l’État concerné »  72 dans un délai imparti et conformément aux critères établis par la jurisprudence européenne.

Sur un autre plan, la nature subsidiaire de la satisfaction équitable implique que la Cour prenne en compte les mesures prises (ou à prendre) par les autorités internes au moment de statuer au titre de l’article 41. Plus précisément, elle estime que « la question de l’application de l’article 41 devait être résolue non seulement compte tenu de la possibilité que les parties parviennent à un accord, mais aussi à la lumière de toute mesure à caractère individuel ou général que le gouvernement pourrait prendre en exécution de l’arrêt au principal »  73. C’est ainsi que dans l’affaire Doğan et autres c/ Turquie, relative au préjudice subi par des villageois dans l’impossibilité d’accéder à leurs maisons pendant près de dix ans, la Cour a considéré que, « compte tenu des mesures prises par les autorités de l’État défendeur pour remédier à la situation des requérants et des autres déplacés internes, l’arrêt au principal constituait en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral ayant pu naître des violations [constatées] »  74. En revanche, dans les affaires Chiragov et Sargsyan, la Grande chambre estime que le constat d’une violation ne constitue pas en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi car, « il apparaît qu’à ce jour, le Gouvernement n’a pas mis en place de mécanisme de revendication des biens ni d’autres mesures au bénéfice des personnes se trouvant dans la situation du requérant »  75.

Le fait de prendre en compte les mesures retenues au niveau interne dans l’application de l’article 41 est par ailleurs manifeste, lorsque la Cour, dans l’affaire Xenides-Arestis c/ Turquie  76, alloue au titre de la satisfaction équitable une somme conforme à celle proposée par la Commission d’indemnisation mise en place dans le cadre de l’exécution de l’arrêt pilote rendu dans la même affaire  77. Il en est de même dans l’affaire Tomasi c/ Croatie  78, où elle suspend l’examen de la requête au titre de l’article 41 et prend en compte la somme éventuellement octroyée au niveau interne avant de se prononcer elle-même, ou lorsque la Cour accorde, dans le but de réparer le dommage, une somme modeste au regard des mesures à prendre à l’échelon national par l’État responsable. Ce dernier aspect correspond précisément à l’esprit des arrêts Chiragov et Sargsyan dans la mesure où la Grande chambre octroie une somme dont l’écart est très considérable avec celle réclamée par les requérants, en soulignant l’obligation première des États responsables de réparer les conséquences d’une violation. En l’espèce, l’obligation de réparation exige des deux États concernés de résoudre de manière rationnelle le conflit du Haut Karabakh. En ayant à l’idée ce dernier facteur, il est raisonnable d’avancer que le montant de la satisfaction équitable octroyée par la Cour a été fixé en fonction des mesures générales qu’il y a lieu de prendre au niveau interne  79. La première de ces mesures reste, en tout état de cause, celle devant permettre de trouver une solution au niveau politique. C’est ainsi que peut être comprise la conclusion selon laquelle, « étant donné qu’il n’a pas encore été trouvé de solution au niveau politique, [la Cour] estime qu’il y a lieu d’octroyer une somme globale au titre du dommage matériel et moral. Statuant en équité, elle octroie au requérant 5 000 EUR tous chefs de dommage confondus »  80.

B. L’exigence de mesures générales au niveau national

Il était reproché à la Cour d’avoir, dans l’arrêt sur la satisfaction équitable rendu en l’affaire Loizidou c/ Turquie  81, privilégié, malgré le contexte politique  82, l’intérêt individuel de la requérante au détriment de l’intérêt général. Ainsi, dans son opinion partiellement dissidente, le juge Morenilla regrettait le fait que la majorité ait négligé de manière irréaliste la situation politique générale régnant dans la région où est sise la propriété de l’intéressée, lorsqu’elle a examiné la demande de réparation de la requérante pour préjudice matériel  83). Le juge Gölcüklü, qui, pour sa part, était radicalement opposé à l’octroi de la satisfaction équitable à la requérante ainsi qu’au remboursement des frais et dépens, considérait que la majorité ne devait pas ignorer la complexité et les difficultés politiques liées à l’affaire Loizidou et la renfermer dans une dimension individuelle. Il ajoutait qu’une telle approche ne contribuera sûrement pas à la solution rapide du problème cypriote  84.

Par ces propos, les juges de la minorité mettent en exergue la nécessité de retenir, dans les affaires trouvant leur source dans un conflit politique et touchant un grand nombre de personnes, une approche plus générale dépassant le cas de l’espèce. La Grande chambre semble prendre en compte ces remarques dans les affaires Chiragov et Sargsyan parce que, en plus de souligner la responsabilité des deux États en cause dans le règlement politique du conflit du Haut-Karabakh, elle exige qu’ils mettent en place des mesures générales au niveau interne. Plus exactement, la Cour affirme qu’« indépendamment de toute indemnité pouvant être octroyée au titre de la satisfaction équitable en l’espèce, l’exécution effective et constructive de l’arrêt au principal commande de mettre en place des mesures générales au niveau national »  85. Elle indique d’ailleurs de manière précise le contenu de ces mesures en soulignant, dans la droite ligne des arrêts rendus au principal  86, que :

« […] il paraît particulièrement important de mettre en place un mécanisme de revendication des biens qui soit aisément accessible et qui offre des procédures fonctionnant avec des règles de preuve souples, de manière à permettre au requérant et aux autres personnes qui se trouvent dans la même situation que lui d’obtenir le rétablissement de leurs droits sur leurs biens ainsi qu’une indemnisation pour la perte de jouissance de ces droits »  87.

En exigeant de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan de mettre en place des mesures générales – qui ne sont autre que des garanties de non répétition de l’illicite – à l’échelon national, la Grande chambre confirme l’opinion selon laquelle « un arrêt de la Cour n’est pas une fin en soi : il est la promesse d’un changement pour l’avenir, le début d’un processus qui doit permettre aux droits et libertés d’entrer dans la voie de l’effectivité »  88. Toutefois, la Cour aurait pu dans cette perspective rendre plus contraignantes les mesures exigées en activant l’article 46, §1 de la Convention 89 et en énonçant ces mesures dans son dispositif, comme elle le fait habituellement dans les arrêts pilotes  90. Certes les arrêts Chiragov et Sargsyan ne s’inscrivent pas dans la procédure d’arrêt pilote. Mais à partir du moment où la Grande chambre a semblé faire un rapprochement entre les cas de violations systémiques – dans lesquels la Cour applique la procédure d’arrêt pilote – et les affaires découlant de situations de conflit non résolu  91, elle aurait dû aller au bout de sa logique et appliquer dans les cas d’espèce les deux techniques précitées de la procédure d’arrêt pilote.

Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute qu’en indiquant de manière précise le contenu des mesures générales que l’Arménie et l’Azerbaïdjan doivent prendre au niveau interne, la Grande chambre limite considérablement le principe de la liberté des États dans le choix des moyens de se conformer aux arrêts de la Cour. D’aucuns ont d’ailleurs pu voir dans cette approche directive de la Cour une remise en cause du principe de subsidiarité  92. Pourtant, il n’en est rien. En effet, loin d’être perçue comme un coup porté au principe de subsidiarité, l’indication des mesures d’ordre général par la Cour confirme plutôt une mutation du principe de subsidiarité dans le sens d’une plus grande responsabilisation des États  93. Plus précisément, autrefois invoqué pour justifier une certaine retenue du juge, ou sauvegarder la liberté des États dans l’application de la Convention en droit interne, le principe de subsidiarité devient, avec l’approche directive de la Cour, une source de légitimation de nouvelles obligations positives mises à la charge des États, en l’occurrence l’obligation procédurale de réparation.

Par ailleurs, le fait pour la Cour de retenir dans les affaires Chiragov et Sargsyan une solution allant au-delà du cas de l’espèce, en exigeant la mise en place au niveau interne des mesures générales, traduit une certaine objectivisation du contentieux des droits de l’homme, ce qui n’est pas sans poser de difficultés s’agissant de la mise en balance des intérêts individuels et l’intérêt général dans les affaires de violations systémiques ou celles découlant de situations de conflit non résolu. La pratique de la Cour montre en effet qu’il n’est pas toujours possible de maintenir le juste équilibre entre les exigences de la « justice individuelle » et celles de la « justice collective », qui sont en réalité concurrentes  94. Dans les affaires de violations structurelles notamment, l’intérêt du requérant individuel à obtenir la réparation du préjudice peut entrer en conflit avec l’intérêt général à la résolution du problème systémique concerné. Ainsi, la Cour a-t-elle souvent privilégié l’intérêt collectif, en soulignant que sa fonction principale est d’assurer « le respect des droits de l’homme tels que garantis dans la Convention et ses Protocoles, plutôt que de compenser les préjudices subis par les requérants minutieusement et de manière complète »  95 et en indiquant qu’elle ne s’acquitte pas forcément au mieux de cette fonction « en répétant les mêmes conclusions dans un grand nombre d’affaires »  96.

Néanmoins, dans les cas d’espèce, l’on peut remarquer que la Grande chambre a su maintenir un juste équilibre entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif en allouant une satisfaction équitable– certes modeste – aux personnes lésées et en exigeant de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan de mettre en place des voies de recours internes afin de remédier à la situation des requérants et d’autres personnes se trouvant dans la même situation qu’eux. Cette manœuvre d’« équilibrage » entre intérêts individuels et l’intérêt général est à mettre sans conteste à l’actif de la Cour.

Notes:

  1. Protocole n° 15 portant amendement à la Convention européenne des droits de l’homme, adopté le 16 mai 2013
  2. CrEDH, 16 juin 2015, Chiragov et autres c/ Arménie (Gde Ch.), Req., n° 13216/05, § 201
  3. CrEDH, 16 juin 2015, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (Gde Ch.), Req., n° 40167/06, § 241
  4. CrEDH, 12 décembre 2017, Chiragov et autres c/ Arménie (Gde Ch.) (SE), Req., n° 13216/05, § 51 ; CrEDH, 12 décembre 2017, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (Gde Ch.) (SE), Req., n° 40167/06, § 33
  5. Aux termes de l’article 1er de la Convention, « Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention ». L’article 19 de la Convention énonce que « le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention et de ses protocoles » est assuré par la Cour européenne des droits de l’homme.
  6. Il résulte des termes de l’article 35, § 1 de la Convention que « La Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus […] ». Quant à l’article 13 de la Convention, il exige des États parties de mettre en place des recours effectifs au niveau interne.
  7. CrEDH, 12 décembre 2017, Chiragov et autres c/ Arménie, op. cit., § 80 ; CrEDH, 12 décembre 2017, Sargsyan c/ Azerbaïdjan, op. cit., § 57
  8. CrEDH, 12 décembre 2017, Chiragov et autres c/ Arménie, op. cit., § 52. Voir également, CrEDH, 16 juin 2015, Chiragov et autres c/ Arménie (Arrêt au principal), op. cit., § 199 ; CrEDH, 12 décembre 2017, Sargsyan c/ Azerbaïdjan, op. cit., § 34. Voir également, CrEDH, 16 juin 2015, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (Arrêt au principal), op. cit., § 238
  9. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 46 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 28
  10. Ibid., § 48 (Chiragov) ; § 30 (Sargsyan
  11. Voir, l’Avis 221 (2000) de l’Assemblée parlementaire sur la demande d’adhésion de l’Arménie au Conseil de l’Europe, § 13.2a et l’Avis 222 (2000) de l’Assemblée parlementaire sur la demande d’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe, § 14.2a
  12. L’Arménie et l’Azerbaïdjan ont ratifié la Convention respectivement le 26 avril 2002 et le 15 avril 2002
  13. Voir la description détaillée du contexte et de la situation actuelle dans les arrêts au principal : CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (Arrêt au principal), op. cit., § 12‑31 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (Arrêt au principal), op. cit., § 14‑28
  14. CrEDH, Décision du 1er mars 2010, Demopoulos et autres c/ Turquie (Gde Ch.), Req., n°S 46113/99 et s., § 85
  15. CrEDH, 3 octobre 2008, Kovačić et autres c/ Slovénie (Gde Ch.), Req., n°S 44574/98, 45133/98 et 48316/99, § 256
  16. CrEDH, 18 décembre 1996, Loizidou c/ Turquie (arrêt au principal), Req., n° 15318/89, Recueil 1996-VI
  17. CrEDH, 10 mai 2001, Chypre c/ Turquie (Gde Ch.), Req., n° 25781/94
  18. Violation de l’article 1 du Protocole 1 (Loizidou c/ Turquie) ; violation des articles 2, 3, 5, 6, 8, 9, 10, 13 de la Convention et article 1 et 2 du Protocole 1 (Chypre c/ Turquie)
  19. Voir, l’opinion dissidente du juge Jambrek sous l’arrêt Loizidou c/ Turquie (arrêt a principal). Voir dans le même sens, opinion dissidente du juge Pettiti sous l’arrêt Loizidou c/ Turquie (arrêt au principal
  20. CrEDH, 3 juillet 2014, Géorgie c/ Russie (I) (Gde Ch.), Req., n° 13255/07
  21. Ancelin (Julien), « L’arrêt de la Cour EDH, Géorgie c/ Russie (II) sur les exceptions préliminaires, marque d’une politique jurisprudentielle offensive », in Journal d’Actualité des Droits européens, consulté le 18 avril 2018
  22. CIJ, 1er avril 2011, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c/ Fédération de Russie) (Exceptions préliminaires), Recueil CIJ, 2011, p. 70, § 184 : la Cour fonde son incompétence sur le fait que la Géorgie n’a pas tenté d’avoir recours, avant de la saisir, aux procédures de règlement des différends expressément prévues par la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination, au rang desquelles figurent les négociations
  23. CrEDH, décision du 13 décembre 2011, Géorgie c/ Russie (II), Req., n° 38263/08
  24. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 49 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 31
  25. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 49 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 31
  26. Idem. Voir également CrEDH, 12 octobre 2017, Burmych et autres c/ Ukraine (Gde Ch.), Req., n°S 46852/13 et s, § 181 et 185
  27. L’article 1er de la Convention exige en effet des États parties de s’abstenir de toute ingérence dans les droits individuels et de prendre des mesures positives en vue de prévenir, sanctionner et réparer leur violation
  28. CrEDH, Décision du 30 avril 2013, Uzun c/ Turquie, Req., n° 10755/13, § 37. Voir dans le même sens, CrEDH, 29 mars 2006, Scordino c/ Italie (n° 1) (Gde Ch.), Req., n° 36813/97, Recueil 2006‑V, § 140 ; CrEDH, 26 octobre 2000, Kudla c/ Pologne (Gde Ch.), Req., n° 30210/96, Recueil 2000-XI, § 152
  29. La notion d’ordre public au sens de la Convention européenne des droits de l’homme renvoie à un ensemble de valeurs communes et supérieures qui transcendent la volonté des États parties, voir Picheral (Caroline), L’ordre public européen. Droit communautaire et droit européen des droits de l’homme, La documentation française, 2001, 426 pages, p. 188 ; Sudre (Frédéric), « Existe-t-il un ordre public européen ? », in Tavernier (Paul) (Dir.), Quelle Europe pour les droits de l’homme ? : La Cour de Strasbourg et la réalisation d’une union plus étroite (35 ans de jurisprudence 1959‑1994), Bruxelles, Bruylant, 1996, p. 39‑80.
  30. En effet, dans les déclarations d’acceptation du droit de recours individuel et de la juridiction obligatoire de la Cour, la Turquie limitait la compétence des organes de contrôle de la Convention aux seuls faits commis sur le territoire national et visait à exclure, en particulier, toute responsabilité pour les violations commises dans la partie Nord de Chypre dont elle avait le contrôle.
  31. CrEDH, 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie (Exceptions préliminaires), Req., n° 15318/89, Série A, n° 310, § 75, 89. Voir également, CrEDH, décision du 14 décembre 2011, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (Gde Ch.), Req., n° 40167/06, § 70
  32. CrEDH, 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie (Exceptions préliminaires), op. cit., § 75
  33. CrEDH, 10 mai 2001, Chypre c/ Turquie, op. cit., § 78
  34. Lambert-Abdelgawad (Elisabeth), « La Cour européenne au secours du Comité des ministres pour une meilleure exécution des arrêts « pilote » », RTDH, 61/2005, p. 203‑224, p. 204
  35. Casanovas (Oriol), « La protection internationale des réfugiés et des personnes déplacées dans les conflits armés », RCADI, 2003, vol. 306, p. 1‑176, p. 147
  36. CrEDH, 12 octobre 2017, Burmych et a. c/ Ukraine, op. cit., § 159 ; CrEDH, Décision du 1er mars 2010, Demopoulos et autres c/ Turquie, op. cit., § 69 ; CrEDH, 16 juillet 2014, Ališić et autres c/ Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et « l’ex-République yougoslave de Macédoine » (Gde Ch.), Req., n° 60642/08, § 142‑143
  37. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 50 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 32
  38. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 46 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 28
  39. Idem.
  40. Lambert-Abdelgawad (Elisabeth), « La Cour européenne au secours du Comité des ministres pour une meilleure exécution des arrêts « pilote » », op. cit., p. 223
  41. Idem.
  42. Audouy (Laurèn), La subsidiarité au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Thèse, Université Montpellier, 2015, 638 p., p. 179
  43. CrEDH, 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, Req., n° 5493/72, Série A, n° 24, § 48
  44. CrEDH, 22 avril 2013, Animal Defenders International c/ Royaume-Uni (Gde Ch.), Req., n° 48876/08, § 111
  45. CrEDH, 4 février 2014, Mottola et autres c/ Italie, Req., n° 29932/07, § 47
  46. Verdussen (Marc), « La protection des droits fondamentaux en Europe : subsidiarité et circularité », in Delperee (Francis) (Dir.), Le principe de subsidiarité, Bruxelles, Bruylant, 2002, p. 311‑333, p. 318
  47. en raison de la règle de l’épuisement des voies de recours internes
  48. CrEDH, 24 novembre 1994, Kemmache c/ France (n° 3), Req., n° 17621/91, Série A, n° 296-C, § 44
  49. CrEDH, 10 février 2011, 3A.CZ S.R.O c/ République tchèque, Req., n° 21835/06, § 47 ; CrEDH, Décision du 14 juin 2011, Ivanov et petroca c/ Bulgarie, Req., n° 15001/04, § 44 ; CrEDH, Décision du 10 mars 2015, Kosiński c/ Pologne, Req., n° 23534/12, § 13 et s. ; CrEDH, 13 octobre 2015, Riza et autres c/ Bulgarie, Req., n° 48555/10, § 143
  50. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 50 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 32
  51. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 51 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 33
  52. Voir l’article 38 de la Convention aux termes duquel, « La Cour examine l’affaire de façon contradictoire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires ».
  53. CrEDH, 3 juillet 2014, Géorgie c/ Fédération de Russie (I) (Gde Ch.), op. cit.
  54. Par exemple, dans la première affaire grecque introduite en 1967 par la Danemark, la Norvège, la Suède et les Pays-Bas (Commission européenne des droits de l’homme, Rapport du 5 novembre 1969, Req., n°s 3321/67 à 3323/67 et 3344/67) pour dénoncer les violations massives des droits de l’homme par le régime militaire en Grèce, elle a établi les faits de manière détaillée ; le rapport final comportant plus de 1 000 pages. Il en a été de même dans les affaires Irlande c/ Royaume (CrEDH, Plénière, 18 janvier 1978, Req., n° 5310/71) et Chypre c/ Turquie (CrEDH, Grande Chambre, 10 mai 2001, op. cit
  55. Il s’agit de pratiques graves et systématiques commises contre des personnes appartenant à certains groupes : violation de l’interdiction de l’esclavage, expulsions massives, exécutions sommaires et disparitions forcées…
  56. « Si l’affaire n’a pas été classée, dans le but de vérifier les faits, elle procédera, en pleine connaissance des parties, à un examen de la plainte énoncée dans la pétition ou la communication. Si cela s’avère nécessaire et approprié, elle entreprendra une enquête, pour la conduite efficace de laquelle elle sollicitera, et les États intéressés lui fourniront, tout le concours nécessaire ».
  57. CrIADH, 29 avril 2004, Massacre Plan de Sánchez c/ Guatemala (Fond), Série C, n° 105 : cette affaire trouve son origine dans le massacre qui a eu lieu dans le village Guatémaltèque de Plan de Sánchez le 18 juillet 1982, au cours duquel plus de 250 personnes (principalement des enfants et des femmes de l’ethnie Achi Maya) furent maltraitées et assassinées par les membres des forces armées guatémaltèques et leurs alliés paramilitaires.
  58. CrIADH, 11 novembre 1999, Caracazo c/ Venezuela (Fond), Série C, n° 58 : cette affaire est relative à la mort de 300 à 3 000 personnes du fait des forces de l’ordre vénézuéliennes dans le cadre des manifestations et émeutes survenues à Caracas le 27 février 1989.
  59. CrIADH, 19 novembre 2009, González et autres c/ Mexique, Série C, n° 205 : cette affaire a trait à une série d’assassinats commis depuis 1993 dans la ville frontière de Ciudad Juárez au nord du Mexique. Selon les rapports des organisations non gouvernementales, plus de 1653 cadavres ont été trouvés jusqu’en juin 2008 et plus de 2 000 femmes sont considérées comme disparues.
  60. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 51 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 33
  61. Audouy (Laurèn), La subsidiarité au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 185 et s.
  62. Texte adopté par la Commission du droit international (CDI) à sa cinquante-troisième session, en 2001, in Annuaire de la CDI, 2001, vol. II (2), p. 32 et s. Voir spécialement les articles 30 sur la cessation et non-répétition et 31 sur la réparation
  63. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 53 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 35
  64. Il arrive toutefois que la Cour propose certaines options aux États responsables, d’une manière parfois assez précise, notamment en cas de violations systémiques ou structurelles (CrEDH, 16 juillet 2014, Ališić et autres c/ Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et « l’ex-République yougoslave de Macédoine », op. cit., § 11 du dispositif et § 146 de l’arrêt ; CrEDH, 26 juin 2012, Kurić et autres c/ Slovénie (Gde Ch.), Req., n° 26828/06, § 9 du dispositif et § 415 de l’arrêt), voire très précise, lorsqu’un seul moyen lui paraît adapté au regard de la nature de la violation (CrEDH, 12 mai 2005, Öcalan c/ Turquie (Gde Ch.), Req., n° 46221/99, § 210 ; CrEDH, 25 novembre 2014, Fatma nurerten et adnan erten c/ Turquie, Req., n° 14674/11, § 37
  65. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 53 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 35
  66. CrEDH, 31 octobre 1995, Papamichalopoulos et autres c/ Grèce (art. 50), Série A, n° 330‑B, § 38 et 39
  67. CrEDH, 29 mars 2006, Scordino c/ Italie (n° 1) (Gde Ch.), Req., n° 36813/97, Recueil 2006‑V, § 268
  68. CrEDH, 24 mai 2007, Paudicio c/ Italie, Req., n° 77606/01, § 59 ; CrEDH, 17 juillet 2007, Vitiello c/ Italie, Req., n°6870/03, § 53
  69. Lambert-Abdelgawad (Elisabeth), L’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 2ème édition, Éditions du Conseil de l’Europe, 2008, p. 13
  70. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 50 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 32
  71. Composé de onze personnalités issues de domaines universitaire, judiciaire et politique, le Groupe des Sages a été chargé par le Conseil de l’Europe d’examiner la question de l’efficacité à long terme du mécanisme de contrôle de la Convention européenne des droits de l’homme.
  72. Rapport du Groupe des Sages au Comité des Ministres CM (2006)203, 15 novembre 2006, § 96
  73. CrEDH, 12 mars 2014, Kurić et autres c/ Slovénie (Gde Ch.) (SE), Req., n° 26828/06, § 9
  74. CrEDH, 16 juillet 2006, Doğan et autres c/ Turquie (SE), Req., n°s 8803-8811/02, 8813/02 et 8815-8819/02, § 61
  75. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 75 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 52
  76. CrEDH, 7 décembre 2006, Xenides-Arestis c/ Turquie (SE), Req., n° 46347/99, § 42
  77. CrEDH, 22 décembre 2005, Xenides-Arestis c/ Turquie, Req., n° 46347/99
  78. CrEDH, 19 octobre 2006, Tomasi c/ Croatie (Au titre de l’article 41, la Cour tient compte de la somme accordée par la Cour constitutionnelle). Voir, Lambert-Abdelgawad (Elisabeth), L’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 15
  79. D’autant que la Cour a rappelé en amont la nécessité pour les États responsables de prendre des mesures générales appropriées au niveau interne pour rétablir les droits des requérants ainsi que ceux des autres personnes se trouvant dans les mêmes situations qu’eux.
  80. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 80 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 57
  81. CrEDH, 28 juillet 1998, Loizidou c/ Turquie (art. 50), Req., n° 40/1993/435/514
  82. En effet, l’affaire Loizidou trouve son origine dans l’invasion de la partie nord de Chypre par la Turquie entraînant le déplacement forcé de plusieurs personnes.
  83. Opinion partiellement dissidente sous l’arrêt Loizidou c/ Turquie (art. 50
  84. Opinion dissidente sous l’arrêt Loizidou c/ Turquie (art. 50), § 1‑3
  85. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 52 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 34
  86. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (Arrêt au principal), op. cit., § 199 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (Arrêt au principal), op. cit., § 238
  87. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 52 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 34
  88. Tulkens (Françoise), « L’exécution et les effets des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Le rôle du judiciaire » in Cour européenne des Droits de l’homme, Dialogue entre juges, Éditions du Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2006, p. 9‑18, p. 12
  89. Aux termes de cet article (intitulé « force obligatoire et exécution des arrêts »), « Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ».
  90. Voir entre autres, CrEDH, 16 juillet 2014, Ališić et autres c/ Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et « l’ex-République yougoslave de Macédoine », op. cit., § 139 et s. de l’arrêt et § 11 du dispositif ; CrEDH, 26 juin 2012, Kurić et autres c/ Slovénie, op. cit., § 397 et s. de l’arrêt et § 9 du dispositif.
  91. CrEDH, Chiragov et autres c/ Arménie (SE), op. cit., § 50 ; CrEDH, Sargsyan c/ Azerbaïdjan (SE), op. cit., § 32. En effet, ce rapprochement se justifie par le fait que dans ces deux types de situations les violations concernent non seulement le requérant, mais aussi une pluralité d’individus ou une catégorie de personnes.
  92. Kovler (Anatoly), « La Cour européenne des droits de l’homme face à la souveraineté d’État », L’Europe en Formation, 2013/2 (n° 368), p. 209‑222, p. 212
  93. Pour plus de précisions sur la mutation du principe de subsidiarité en raison de l’encadrement par la Cour du libre choix des moyens de mise en conformité de l’État, voir Audouy (Laurèn), La subsidiarité au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Université Montpellier, 2015, op. cit., p. 422 et s.
  94. Christoffersen (Jonas), « Individual and Constitutional Justice : Can the power balance of adjudication be reversed ? », in Christoffersen (Jonas), Madsen (Mikael R.) (Dir.), The European Court of Human Rights between Law and Politics, Oxford, 2011, p. 181‑203, p. 181 et s.
  95. CrEDH, 21 décembre 2010, Gaglione et autres c/ Italie, Req., n°S 45867/07 et s., § 67
  96. CrEDH, 15 janvier 2009, Bourdov et autres c/ Russie (n° 2), Req., n° 33509/04, § 127
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