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Existe-t-il un droit fondamental à la sécurité ?

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Le présent texte est issu du table ronde organisée dans le cadre d’un colloque “La sécurité : mutations et incertitudes” les 19-20 octobre 2017 à l’Université de Montpellier par l’IDEDH à l’initiative de M. Afroukh, Ch. Maubernard et Claire Vial. Il sera publié dans les actes du colloque.

Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’ISJPS (UMR 8003)

 

Force est de constater que le questionnement auquel ce texte tente d’apporter des éléments de réponse évoque surtout un débat de juristes, et même de juristes universitaires. Dans l’esprit du profane, la sécurité, en particulier la protection de l’intégrité physique de la personne, constitue un impératif premier, pour ne pas dire vital. L’homme et la femme de la rue ne comprendraient donc pas qu’une telle exigence ne soit pas érigée en droit fondamental alors qu’il en serait ainsi du droit de grève, de la liberté d’expression ou encore du droit au recours juridictionnel. Du côté de la doctrine juridique, ce questionnement est récurrent 1. Il est même lancinant. A l’ère contemporaine, il est intimement lié au développement des politiques publiques de sécurité notamment en matière de lutte contre le terrorisme et de récidive, qui se déploient dans les textes sous le frontispice d’un « droit fondamental à la sécurité ». Ce dernier jure au sein de la catégorie des droits fondamentaux puisqu’il fonde surtout la mise en place de dispositifs qui entravent l’exercice de nombreuses libertés à commencer par la liberté individuelle et la liberté d’aller et venir. Il s’inscrit donc dans un rapport dialectique avec la liberté. Ce débat classique pollue en partie la réflexion sur l’existence d’un droit fondamental à la sécurité. En effet, exposer une thèse revient aussi à choisir un camp dans un débat qui sent le soufre. On se propose ici d’apporter des éléments de réflexion sur cette question (II) à partir d’un état des lieux du droit positif (I). Afin de délimiter le propos, la sécurité sera ici entendue comme visant la protection de l’intégrité physique de la personne.

 

I/ Etat des lieux

 

Une étude du droit positif permet de mettre en valeur la prégnance de l’exigence de protection de l’intégrité physique des personnes (A) en même temps que le faible recours au registre des droits fondamentaux pour en assurer la garantie (B).

 

A/ La chose

Il n’est guère d’effort à faire pour constater que l’exigence de sécurité est prise en compte de manière massive dans les différentes branches du droit applicable en France. Ce constat fait écho à son éminence dans le champ social.

Droit supra-législatif. En droit constitutionnel, l’exigence de sécurité a pour support principal l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public entendu « notamment » comme « la sécurité des personnes et des biens » (Cons. const., n°80-127 DC, 20 janvier 1981, Loi Sécurité et liberté, Rec. p. 15). Dans ce cadre, elle est surtout mobilisée par le juge constitutionnel au soutien de dispositions législatives, de nature pénale en particulier, qui entravent l’exercice de certaines libertés (ex. Cons. const., n°2011-209 QPC, 17 janvier 2012). Dans la jurisprudence de la CEDH, elle a connu des développements remarquables à travers le recours à la technique des obligations positives. Les Etats partis n’ont pas seulement l’obligation (négative) de ne pas porter atteinte aux droits consacrés par la Convention mais aussi l’obligation de mettre les personnes en mesure d’en jouir de manière effective. Du côté du droit à la vie (art. 2), l’Etat a donc l’obligation de « prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction » (CEDH, 9 juin 1998, L.C.B. / Royaume-Uni, 14/1997/798/1001). Il s’agit de prendre des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (ex. : CEDH, 14 septembre 2010, Dink / Turquie, n°2668/07) mais aussi d’adopter des normes garantissant la protection des personnes dans les espaces publics (CEDH, 14 juin 2011, Ciechońska / Pologne, n°19776/04) ou encore de mettre en place « un cadre juridique et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations » (CEDH, 14 juin 2011, Trévalec / Belgique, n°30812/07, §73). Ces différentes décisions ont conduit des auteurs à poser l’hypothèse d’un droit à la sécurité des personnes en droit de la Convention (M. Afroukh, « L’émergence d’un droit à la sécurité des personnes dans la jurisprudence de la Cour EDH », RDP 2015/1 p. 139). La Chambre criminelle de la Cour de cassation elle-même a récemment fait écho à cette analyse lorsqu’elle a évoqué « l’obligation pour les Etats d’assurer le droit à la sécurité des citoyens par la prévention des infractions et la recherche de leurs auteurs » (Cass. crim., 20 décembre 2017, n°17-82435)

Droit administratif. L’exigence de sécurité est prégnante en matière de police administrative. On sait que la sécurité des personnes et des biens est la première des composantes de l’ordre public dans le cadre de la police générale. Par ailleurs, le juge du référé-liberté s’est approprié la technique des obligations positives en particulier lorsque sont en cause le droit à la vie et le droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants (CE Sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris, n°353172, Rec. p. 252 ; CE ord., 22 décembre 2012, Section française de l’OIP, n°364584). La sécurité est aussi au cœur des finalités de plusieurs polices spéciales. A titre d’exemple, l’État a été condamné à indemniser des victimes de l’amiante au motif qu’il n’avait pas pris les mesures réglementaires nécessaires pour prévenir les risques liés à l’exposition professionnelle à l’amiante (CE Ass., 3 mars 2004, Ministre de l’Emploi et de la Solidarité / Botella, Rec. p. 126). Le droit de la responsabilité administrative, à l’instar de son homologue civile, a largement participé au phénomène de socialisation des risques que le Conseil d’Etat décrivait de la manière suivante dans son rapport public de 2005 : « [l’exigence de sécurité] engendre la conviction que tout risque doit être couvert, [….] que la société doit, à cet effet, pourvoir non seulement à une indemnisation des dommages qu’elle a elle-même provoqués, mais encore de ceux qu’elle n’a pas été mesure d’empêcher, ou dont elle n’a pas su prévoir l’occurrence » (EDCE n°56, 2005, pp. 205).

Droit civil. Il connaît de multiples régimes de réparation des dommages aux personnes. En matière de responsabilité, le juge a « découvert » des obligations de sécurité à la charge du commerçant (Cass. civ. 1, 20 sept. 2017, n°16-19109) et de l’organisateur d’activités sportives (Cass. civ. 1, 30 novembre 2016, n°15-25249, Bull. ), typiques pour certaines d’entre elles de ce que l’on a appelé le « forçage » du contrat. Il est possible d’y agréger les nombreux régimes d’indemnisation mis en place par la loi qui visent d’abord à indemniser des atteintes à la personne (terrorisme, accidents de la circulation, acte médical, victime d’infractions, victime de l’amiante, etc.). De manière générale, le dommage corporel tient une place de premier rang au sein de la hiérarchie des intérêts protégés par le droit de la responsabilité (Ch. Quézel-Ambrunaz, « La responsabilité civile et les droits du titre I du livre I du code civil. A la découverte d’une hiérarchisation des intérêts protégés », RTDC 2012/2 p. 251).

Droit du travail. La sécurité des salariés a suscité des jurisprudences et un cadre législatif particulièrement denses. Le Code du travail affirme et décline l’obligation pour l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs (art. L. 4121-1 et s. du Code du travail). De son côté, la Chambre sociale a jugé que « l’employeur est tenu, à l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs » (Cass. Soc., 5 mars 2008, SNECMA, n°06-45888, Bull. V n°46 ; Cass. Soc., 16 juin 2009, n°08-41519).

Droit pénal. Il n’est pas nécessaire ici de recenser les multiples infractions qui sanctionnent des atteintes à l’intégrité physique des personnes, qu’elles soient volontaires ou involontaires.

 

B/ Le mot

L’exigence de protection de la sécurité des personnes est donc très largement prise en compte dans les différentes branches du droit. Cependant elle est rarement formulée à travers l’affirmation d’un droit fondamental à la sécurité.

Légistique. L’affirmation la plus nette en sens n’est pas la plus convaincante. On sait que plusieurs lois relatives à la sécurité publique ont retenu cette qualification (loi du 21 janvier 1995, loi du 15 novembre 2001 et loi 18 mars 2003) et qu’elle figure à présent dans le premier article du Code de la sécurité intérieure (art. L. 111-1). Cette démarche n’est pas sans évoquer une pratique courante de légistique qui consiste à exposer les fondements d’une législation ou d’un code dans ses dispositions liminaires (sur cette question, V. Champeil-Desplats, « Les enjeux normatifs de la fondamentalisation du droit à la sécurité », in M. Touillier (dir.), Le Code de la sécurité intérieure, artisan d’un nouvel ordre ou semeur de désordre, Dalloz, Coll. Les sens du droit, 2017, p. 81). Lesdits fondements sont désormais régulièrement formulés en termes de droits fondamentaux que le législateur se propose de réaliser à travers les dispositions subséquentes. Les articles liminaires du Code de l’éducation, du Code des transports, du Code de la santé publique et du Code de l’environnement affirment respectivement « le droit à l’éducation » (art. L. 111-1), « le droit au transport » (art. L. 1111-4), « le droit fondamental à la protection de la santé » (art. L. 1110-1) et « le droit de chacun à un environnement sain » (art. L. 110-2). Cette pratique s’illustre aussi dans l’article 1er de la loi du 6 juillet 1989 relative aux rapports locatifs qui se réfère au droit fondamental au logement. Dans tous ces cas, il s’est agi pour le législateur d’exprimer les principes qui légitiment et justifient la mise en place d’un arsenal de dispositions législatives plutôt que de poser un énoncé normatif ayant une portée contraignante. En atteste le peu de juridictions qui se sont saisies de ce type de dispositions. Et lorsque que cela a été le cas, elles ont surtout été mobilisées comme simple ressource argumentative au soutien d’une interprétation de la loi (Cass. civ. 3, 22 octobre 2003, n°02-14702 ; CA Reims, 30 novembre 1995, Jurisdata n°050729 ; CA Toulouse, 10 décembre 2001, Jurisdata n°163612).

Responsabilité civile. C’est du côté du droit privé qu’il convient de se tourner pour retrouver des raisonnements qui sont susceptibles d’évoquer un tel droit dans la jurisprudence. Encore faut-il relever qu’il est question d’un droit subjectif et non d’un droit fondamental à la sécurité. Il a déjà été relevé que la Cour de cassation a reconnu l’existence d’une obligation contractuelle de sécurité à la charge de différentes personnes, et en particulier l’organisateur d’une attraction et l’employeur. Or, l’obligation se définissant en droit privé, comme un lien de droit entre deux personnes, il peut en être déduit qu’à l’obligation de sécurité fait écho une créance au bénéfice de la victime, un droit personnel à la sécurité, un droit subjectif à la sécurité. La situation est alors particulière en ce que ce droit est « individualisé ». On veut dire par là que formellement, il s’inscrit dans le « colloque » singulier du contrat et ne se présente donc pas, à l’instar des droits fondamentaux, comme un droit reconnu à tous. La tendance contemporaine donne à voir un phénomène de « décontractualisation » de l’obligation de sécurité aussi bien en droit du travail (L. de Montvalon, « Le crépuscule de l’obligation de sécurité de résultat », Jurisprudence sociale Lamy 2018, n°448, p. 4) qu’en droit civil (J. Knetsch, « Faut-il décontractualiser la réparation du dommage corporel ? » Rev. des contrats 2016/4 p. 801). En ce sens, l’avant-projet de loi de réforme de la responsabilité civile dispose que « le dommage corporel est réparé sur le fondement des règles de la responsabilité extracontractuelle, alors même qu’il serait causé à l’occasion de l’exécution du contrat » (art. 1233 al. 2). La référence à un droit à la sécurité n’est pas absente du champ de la responsabilité délictuelle. Elle est même ancienne. Elle s’est inscrite dans les réflexions autour des fondements de la responsabilité civile. Historiquement, cette dernière est fondée sur la faute mais, il est apparu dès la fin du XIXe siècle que la faute n’épuisait pas lesdits fondements dans un contexte de développement du machinisme et des dommages qui pouvaient en résulter. Boris Starck en particulier a proposé un fondement complémentaire pour justifier la réparation du dommage corporel (« Domaine et fondement de la responsabilité sans faute », RTDC 1958 p. 475). Partant du constat que le dommage est souvent réparé en l’absence de faute, il a proposé de partir du point de vue de la victime. La réparation s’expliquerait alors par la lésion d’un droit de la victime, un droit à la sécurité, qu’il range au sein de la catégorie alors émergeante des droits de la personnalité. Son analyse a été reprise à l’époque contemporaine par Christophe Radé (« Réflexions sur les fondements de la responsabilité civile 2 – Les voies de la réforme : la promotion du droit à la sûreté », D. 1999/31 p. 323). Ce dernier s’est même efforcé de dégager une assise supra-législative à ce droit à la sécurité qu’il a trouvée du côté du droit à la sûreté proclamé par l’article 2 de la DDHC et l’article 5 de la CEDH.

Droit du travail. Même si l’expression ne s’est pas véritablement imposée en droit du travail, il peut être relevé que la Chambre sociale s’est référée à différentes reprises à un droit du salarié à la sécurité en tant que corollaire de l’obligation qui pèse sur l’employeur en ce domaine. Elle a évoqué à ces occasions l’existence d’un « droit à la sécurité dans le travail » (Cass. soc., 25 mars 2009, n°07-444408, Bull. V n°82 ; Cass. soc., 22 juin 2011, n°10-14316).

 

II/ Analyse

 

Il ressort de la description du droit positif que d’une part la protection de la sécurité des personnes est une exigence partagée dans les différentes branches du droit et d’autre part que cette exigence est rarement formulée en termes de « droit subjectif » voir de « droit fondamental ». Plutôt que de gloser sur l’existence ou non d’un droit fondamental à la sécurité qui supposerait une séquence fastidieuse sur la définition de la notion même de droit fondamental, il est proposé ici d’envisager deux autres pistes de réflexion. La première consiste à essayer de situer le droit à la sécurité au sein de la galaxie des droits fondamentaux en posant comme hypothèse qu’il bénéficierait de cette qualification. La seconde invite à se situer en amont en pointant la justification de la mise à l’agenda doctrinal de la question d’un droit fondamental à la sécurité.

 

A/ Le droit à la sécurité au pays des droits fondamentaux

La catégorie des droits fondamentaux est particulièrement dense, du moins si le choix est fait d’en développer une approche formelle, c’est-à-dire par référence aux grands textes supra-législatifs qui déclarent des droits de la personne. Un recensement opéré sans rigueur à partir des déclarations constitutionnelles et internationales permet d’identifier une trentaine de droits. Si l’on s’efforce de situer le droit à la sécurité au sein de la catégorie, deux pistes paraissent envisageables. On mettra au préalable de côté la proposition de Christophe Radé d’assimiler droit à la sécurité et droit à la sûreté qui, comme il l’a reconnu lui-même, jure avec le droit positif en ce qu’elle omet la signification contemporaine de la sûreté. Cette dernière renvoie désormais à la liberté individuelle, c’est-à-dire à la protection de l’individu contre la seule privation de liberté (ex. : P. Delvolvé, « Sécurité et sûreté », RFDA 2011/6 p. 1085).

Un droit relatif à la dignité de la personne humaine ? On sait que la CEDH ne garantit pas le droit à la sécurité mais que l’exigence de protection de la sécurité des personnes est prise en compte à travers le développement d’obligations positive déduites du droit à la vie proclamé par l’article 2 de la CEDH et du droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants de l’article 3. Le juge administratif s’est approprié ce raisonnement à partir du début des années 2010. Ces deux dispositions constituent des expressions juridiques du principe du respect de la dignité de la personne humaine comme l’illustre le titre premier de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. De son côté, le Conseil constitutionnel a souligné que le droit au respect du corps humain affirmé par l’article 16-1 du Code civil figure au nombre des principes qui « tendent à assurer le respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine » (Cons. const., n°94-343/344 DC, 27 juillet 1994, Lois bioéthiques, Rec. p. 100). Il semble donc évident que le droit à la sécurité cousine avec le droit à la protection de la dignité dont il contribue à assurer la réalisation.

Un droit de solidarité ? Une autre piste consiste à se tourner vers les droits de solidarité (ou droits sociaux créances). Comme l’a relevé le sociologue Hugues Lagrange il y a une dizaine d’années, la demande de sécurité est aussi une « demande d’Etat » (Demandes de sécurité. France, Europe, États-Unis, Seuil, 2003). Or, les droits de solidarité reposent d’abord sur l’obligation pour la collectivité et donc les institutions publiques, de mettre les individus en situation de pourvoir à leurs besoins essentiels dans différents domaines (santé, éducation, travail ou encore logement). Il n’est guère d’effort à faire pour y agréger la sécurité. Les questionnements contemporains sur l’existence d’un droit à la sécurité font d’ailleurs écho aux débats qu’ont suscités certains droits de solidarité il y a plus d’un siècle et en particulier ce que l’on appelait l’assistance. A l’instar de ce qu’il en est aujourd’hui pour la sécurité, la doctrine publiciste du siècle passé avait fait le constat que de véritables obligations d’agir pesaient sur les personnes publiques en matière d’assistance. Mais les auteurs les plus prestigieux, à commencer par Léon Duguit et Maurice Hauriou ont dénié l’idée que de telles obligations puissent justifier de manière corrélative la reconnaissance de droits à part entière. Leurs réticences se fondaient sur le refus de principe de la notion de droit subjectif (Duguit) ou sur l’idée que les bénéficiaires étaient dans une situation objective et statutaire (Hauriou). Elles n’étaient pas dénuées de considérations idéologiques de la part d’une doctrine attachée aux principes du libéralisme et rétive à l’érection des droits sociaux (B Plessix, « Droits publics subjectifs des administrés et doctrine de la IIIe République » in Les droits publics subjectifs, coll. Travaux de l’AFDA, LexisNexis, 2011 p. 33, pp. 36). A l’époque contemporaine, l’objection idéologique n’a pas disparu. Ce sont là-aussi les principes du libéralisme qui fondent le refus de reconnaître un droit fondamental à la sécurité mais d’une manière différente : au début du siècle dernier, ces principes étaient menacés par les idées socialistes ; aujourd’hui ils le seraient par les politiques « sécuritaires ». Enfin et surtout, le régime applicable à un tel droit serait probablement très proche de celui des droits de solidarité. Pour faire simple, ces droits ne se réalisent pas directement devant les juridictions mais par l’intermédiaire des dispositifs législatifs et réglementaires édictés pour assurer leur mise en œuvre. Cette solution se justifie par le constat que leurs contours sont largement indéfinis, que leur réalisation implique un lourd investissement humain et financier des collectivités publiques. Aussi appartiendrait-il aux autorités compétentes à commencer par le législateur, de définir ce que sont les obligations des différents acteurs en la matière. Il en résulte par exemple que pas plus que le droit à la santé (CE ord., 8 septembre 2005, Ministre de la Justice / Bunel, Rec. p. 388) et le droit au logement (CE ord. 3 mai 2002, Association de réinsertion sociale du Limousin, Rec. p. 168), le droit à la sécurité ne constitue-il une liberté fondamentale dans le cadre du référé-liberté (CE, ord., 20 juillet 2001, Commune de Mandelieu-la-Napoule, n°236196).

L’un et l’autre ? L’exigence de sécurité entendue comme la protection de l’intégrité physique trouve donc une traduction au sein de deux catégories de droits fondamentaux : les droits qui garantissent le respect de la dignité de la personne humaine et les droits qui assurent la solidarité sociale. Il est vain de vouloir attribuer un rattachement exclusif au droit à la sécurité. Cette lecture en termes de « droits fondamentaux » ne fait qu’exprimer la diversité des modes de réalisation de l’exigence de sécurité et de la « manière d’être » du droit qui pourrait en être déduit dans les différentes branches du droit. En caricaturant, il est possible d’en identifier deux grandes occurrences. Il est souvent question de stigmatiser les auteurs d’atteintes à l’intégrité physique commises dans le cadre d’activités humaines. L’exigences de sécurité évoque alors plutôt les droits en rapport avec la dignité de la personne humaine qui fonde la prohibition des atteintes à l’intégrité physique des personnes. A ce titre, l’exigence de sécurité bénéficie d’une garantie renforcée. En droit de la CEDH, les droits fondamentaux en cause (droit à la vie, droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants) sont dits « indérogeables ». Les dispositions qui les supportent (art. 2, 3 et 4) ne peuvent faire l’objet d’aucune restriction. Mais l’exigence de sécurité peut aussi s’exprimer à travers le droit d’exiger une action positive d’une entité responsable afin qu’elle prenne les dispositions nécessaires pour prévenir la réalisation de risques vitaux ou physiques. On pense bien sûr aux obligations des autorités de police administrative. Des obligations de nature proche pèsent sur les employeurs et commerçants. Le débat est alors celui du niveau de contrainte que l’on entend faire peser sur cette entité : une obligation de résultat ou une obligation de moyen. Cette interrogation traverse l’ensemble des disciplines concernées. En dernier lieu, la Chambre sociale de la Cour de cassation semble avoir abandonné l’idée d’imposer à l’employeur une obligation de résultat en la matière (L. de Montvalon, art. préc.). De son côté, le juge administratif des référés a jugé que « le caractère manifestement illégal de l’atteinte à la liberté fondamentale en cause doit s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente » (CE ord., 30 juillet 2015, Section française de l’OIP, n°392043, Rec. p. 305). Dans cette configuration, l’exigence de sécurité renvoie donc plutôt à la catégorie des droits de solidarité.

Le modèle du droit à la santé. En définitive, s’il devait être affirmé un droit à la sécurité, il évoquerait largement le droit fondamental à la santé. Une thèse récente s’est évertuée à en recenser les différentes implications (C. Roulhac, L’opposabilité des droits et libertés, Thèse Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, 2016, n°689 et s.). Une démarche similaire pourrait probablement être tentée au sujet d’un éventuel droit fondamental à la sécurité.

 

B/ De quoi la mise à l’agenda doctrinal de ce questionnement est-il le nom ?

Le débat sur l’existence d’un droit fondamental à la sécurité est récurrent au sein de la doctrine. Sa résurgence actuelle ne relève toutefois pas du simple jeu de l’esprit. Elle fait écho à l’exacerbation de la demande de sécurité dans le champ politique et social. Elle s’explique aussi par la mutation dans la façon de traduire cette exigence de protection de la sécurité dans le champ juridique. Pour la résumer en quelques mots, elle se serait surtout exprimée dans le passé à travers la mise en place de dispositifs de sanction (droit pénal) et de réparation (responsabilité civile) ; elle se décline de plus en plus souvent à travers le déploiement des mécanismes préventifs dans différentes branches du droit. Dit autrement, il ne s’agit plus seulement d’assurer a posteriori la réparation et la sanction des manquements ou des atteintes à la sécurité des personnes mais de prévenir en amont la survenance de ce type d’atteintes. La promotion d’un droit fondamental à la sécurité illustrerait donc une dynamique de renforcement de la prise en compte de la sécurité à travers la mise en place de dispositifs de prévention des atteintes à la sécurité.

Le droit à la sécurité comme droit individuel. Ce constat est avéré lorsque l’on s’intéresse plus spécifiquement aux prérogatives et voies de recours accessibles aux individus pour assurer la protection de leur intégrité physique. Il en est ainsi par exemple du référé-liberté. On a déjà signalé que dans un premier temps, le Conseil d’Etat a jugé que « si l’autorité administrative a pour obligation d’assurer la sécurité publique, la méconnaissance de cette obligation ne constitue pas par elle-même une atteinte grave à une liberté fondamentale » (CE ord., 20 juillet 2001, préc.). Désormais le juge du référé-liberté est en droit d’enjoindre à l’autorité publique de prendre des mesures en vue d’assurer la sécurité de personnes dès lors que « l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures ». Il s’est par exemple agi de protéger la sécurité des personnes contre l’effondrement d’une dalle (CE Sect., 16 novembre 2011, préc.) et des attaques de requins (CE ord., 13 août 2013, Ministre de l’Intérieur / Commune de Saint-Leu, n°370902), ou encore la sécurité des migrants vivant dans la « lande » de Calais (CE ord., 23 novembre. 2015, Asso. Médecins du Monde et a., n°394540, Rec. p. 401). La logique préventive est également prégnante en droit du travail. Depuis une loi de 1991 assurant la transposition d’une directive-cadre du 12 juin 1989, le Code du travail consacre un titre aux principes de prévention des risques (art. L. 4121-1 et s.) qui déterminent toute une série d’obligations à la charge de l’employeur en ce domaine. Surtout, le Code du travail connaît des mécanismes d’alerte et de retrait qui vont permettre de prévenir de manière effective la réalisation d’un danger pour la sécurité d’un ou plusieurs salariés. Il en résulte notamment qu’un salarié peut se retirer d’une situation dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé (art. L. 4131-1). De même, le représentant du personnel au comité économique et social dispose d’un droit d’alerte qui peut conduire au prononcé d’une mise en demeure par l’administration du travail et la saisine par l’inspecteur du travail du juge des référés qui peut « ordonner toutes mesures propres à faire cesser le risque, telles que la mise hors service, l’immobilisation, la saisie des matériels, machines, dispositifs, produits ou autres, lorsqu’il constate un risque sérieux d’atteinte à l’intégrité physique d’un travailleur » (art. L. 4732-1).

Le droit à la sécurité comme fondement des politiques publiques de sécurité. Au-delà des procédures permettant aux personnes concernées de parer aux risques pour leur propre sécurité, cette logique de prévention imprègne aussi les politiques publiques de sécurité. Il n’est alors plus question de garantir la sécurité de groupes de personnes déterminées (les salariés d’une entreprise, les usagers d’un service public) mais de protéger de manière générale la sécurité du public, la sécurité publique. Elle s’exprime de différentes manières (pour un recensement en droit pénal : J. Danet et S. Grunvald, « Le droit à la sécurité et le risque au cœur du nouveau droit pénal », in Perspectives du droit public. Mélanges offerts à Jean-Claude Hélin, Litec, 2004, p. 196). La plus topique est le développement des dispositifs préventifs qui visent des personnes dans le but d’empêcher qu’ils commettent des crimes ou de délits aussi bien en droit pénal qu’en droit administratif. Ils permettent la mise en œuvre de mesures (pénales ou administratives) à l’égard des personnes dont on soupçonne qu’elles pourraient avoir l’intention de commettre tel ou tel crime. La législation pénale comprend aujourd’hui toute une série d’infractions pénales dites de prévention qui permettent de réprimer des comportements dont on soupçonne qu’ils pourraient déboucher sur la commission d’un crime de terrorisme (A. Ponseille, « Les infractions de prévention, Argonautes de la lutte contre le terrorisme », RDLF 2017, chron. n°26). Dans un registre différent, la loi du 25 février 2008 a mis en place un dispositif qui autorise le maintien en détention dans un centre socio-médico-judiciaire de sûreté de personnes ayant accompli l’ensemble de leur peine mais qui « présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elles souffrent d’un trouble grave de la personnalité » (art. 706-53-13 du Code de procédure pénale). En dernier lieu, la loi n°2017-510 du 30 octobre 2017 (art. L. 228-1 et s. Code de la sécurité intérieure) a autorisé le ministre de l’Intérieur à prendre des mesures individuelles de contrôle et de surveillance telle que des interdictions de circuler, des obligations de pointage et le placement sous surveillance électronique mobile « aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme ». Elle a transposé dans le droit commun des mesures de nature préventive dont l’application n’était possible jusque-là que dans le cadre de l’état d’urgence.

 

Conclusion

Au terme de ce tour d’horizon, il apparaît donc que la protection de la sécurité est une exigence sociale toujours plus importante et qui, à ce titre, est largement prise en compte dans les différentes branches du droit. De même, le constat a été fait que cette protection n’a pas été assurée pour l’essentiel à travers l’affirmation d’un droit fondamental à la sécurité. A partir de là, la question qui constitue le titre de ce texte peut appeler des réponses variables en considération de la posture, de la démarche et des convictions de la personne interpelée. En mêlant les registres de discours, il nous semble que la promotion d’un droit fondamental à la sécurité serait inutile, perturbatrice et dangereuse. Inutile en ce que la protection de l’intégrité physique des personnes est déjà assurée dans les différentes branches du droit ; perturbatrice parce que la catégorie des droits et libertés fondamentaux est déjà guettée par l’embonpoint ; dangereuse en ce que cette promotion aurait essentiellement pour fonction d’affermir des politiques publiques de sécurité déjà fort « exubérantes ».

 

 

Notes:

  1. Notamment M.-A. Granger, « Existe-t-il un « droit fondamental à la sécurité ? », RSC 2009/2 p. 273 ; Didier Truchet, « L’obligation d’agir pour la protection de l’ordre public : la question d’un droit à la sécurité », in M.-A. Redor (dir.), L’ordre public : ordre public ou ordres publics. Ordre public et droits fondamentaux, Bruylant, Collection Droit et Justice, 2001, p. 310 ; P. Jourdain, « Existe-t-il un droit subjectif à la sécurité ? » in M. Nicod (dir.), Qu’en est-il de la sécurité des personnes et des biens ? Les travaux de l’IFR, Mutation des normes juridiques N° 7, Presses universitaires des sciences sociales de Toulouse, 2008, p. 83

Sur le principe constitutionnel de fraternité

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Le présent texte est une “porte étroite” rédigée par le Professeur Michel Borgetto pour l’ADELICO (Association de défense des libertés constitutionnelles) dans le cadre des QPC 2018-717 et 2018-718 portant sur le délit de solidarité (art. L. 622-1 et L. 622-4 CESEDA). Dans le cadre de ses décisions de renvoi, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a relevé que “la question, en ce qu’elle tend à ériger en principe constitutionnel, la fraternité, qualifiée d’idéal commun par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, et reconnue comme l’une des composantes de la devise de la République par l’article 2 de ladite Constitution, principe que méconnaîtraient les dispositions législatives contestées, présente un caractère nouveau” (Cass. crim., 9 mai 2018, n°17-85736 et n°17-85737).

 

Par Michel Borgetto, Professeur à l’Université Panthéon-Assas Paris 2 et directeur du CERSA (UMR 7106)

 

Par les dispositions litigieuses, le législateur a-t-il porté ou non atteinte au principe constitutionnel de fraternité ?

Poser cette question conduit à s’interroger d’une part, sur la valeur exacte revêtue par le principe de fraternité ; d’autre part, sur les implications juridiques susceptibles de lui être données. C’est-à-dire, ici, conduit à montrer que la fraternité est un principe de valeur constitutionnelle (I) doté d’un contenu juridique minimal (II).

 

I. Un principe de valeur constitutionnelle

 

Même si c’est cela est parfois contesté par certains, il ne fait guère de doute que la fraternité doit se saisir comme un principe de valeur constitutionnelle : c’est-à-dire comme un principe dont il ne saurait être question de contester aussi bien la juridicité (A) que la constitutionnalité (B).

 

A. La juridicité du principe

L’idée selon laquelle la fraternité a pleine vocation – au même titre que d’autres principes fondamentaux tels que, par exemple, ceux de liberté, d’égalité, de laïcité, d’indivisibilité… – à pénétrer dans les institutions ne va pas de soi. Dès la fin du 19ème siècle, nombreux furent les auteurs qui, soit parce qu’ils récusaient, soit au contraire parce qu’ils préconisaient une intervention accrue de l’Etat dans un certain nombre de domaines, et notamment dans le domaine social, contestèrent avec force cette idée.

Prenant appui sur la dimension d’amour et d’affection recélée par son concept, ils voyaient en effet, dans la fraternité, une notion totalement réfractaire à toute entreprise normative ou de juridicisation : ces auteurs faisant valoir, les uns, qu’elle se révèle absolument incapable d’être concrétisée 1 ; les autres, que son caractère présumé irrémédiablement vague, flou et imprécis lui interdit d’exercer une quelconque influence sur les institutions positives 2 ; d’autres, encore, qu’elle constitue en réalité non pas tant un principe qu’un simple sentiment dépourvu de toute sanction 3.

Or, même si elle n’a pas totalement disparu – certains commentateurs continuant plus ou moins implicitement de soutenir que si la liberté et l’égalité peuvent être plus ou moins garanties et traduites par des lois, la fraternité ne saurait être, elle, de « droit strict » dans la mesure où elle ne peut ni s’instituer ni se commander -, cette thèse n’en apparaît pas moins, aujourd’hui, très largement dépassée 4.

D’abord, parce que l’on pourrait dire la même chose, si l’on pose le problème en ces termes, des principes de liberté et d’égalité : le Droit n’étant pas plus capable, lorsqu’il se saisit de ces derniers, de décréter la liberté intérieure de chacun en faisant obstacle à tous les déterminismes auxquels se trouve confronté l’individu, ou encore d’annihiler toutes les inégalités naturelles en faisant en sorte que celui qui est frappé d’une disgrâce physique ne le soit plus, qu’il n’est capable, lorsqu’il se saisit de la fraternité, de décréter cette dernière en faisant en sorte que ceux qui ne s’aiment pas s’aiment… Or, il ne viendrait naturellement à l’esprit de personne de déduire d’un tel constat que la liberté et l’égalité ne sont pas de droit strict ou ne ressortissent pas au domaine juridique…

Ensuite et surtout, parce que, pour savoir si la fraternité est susceptible ou non d’impliquer un certain nombre de conséquences juridiques et/ou de faire l’objet d’un certain nombre d’applications concrètes, la question qu’il convient de se poser ne consiste nullement à se demander si et dans quelle mesure le Droit est capable de décréter la fraternité ou encore d’instituer l’Amour : sur le plan juridique, cette question n’a bien évidemment aucun sens. Elle est autre : elle consiste à se demander si, pourquoi et dans quelle mesure la fraternité constitue un principe fondamental et à part entière du Droit, susceptible d’inspirer et de fonder celui-ci, de donner lieu à certaines traductions juridiques concrètes et d’être sanctionné, le cas échéant, par les textes en vigueur et les autorités instituées.

Si l’on pose la question en ces termes, les choses ne sauraient faire aucun doute : que ce soit sous la Révolution française, où elle constitua l’un des mythes fondateurs du droit public nouveau (l’avènement de la liberté et de l’égalité étant censé déboucher sur l’avènement de la fraternité), sous la Seconde République, où elle fut solennellement promue au rang de « principe » essentiel de la République ou dans le cadre de nos institutions actuelles, où son statut de principe fondamental se trouve réaffirmé par sa présence dans le corps même de la Constitution, force est de constater que la fraternité a occupé et continue d’occuper une position stratégique au sein de notre ordonnancement juridique national.

Cela est clair, tout d’abord, pour ce qui est de la période de la Révolution : même si elle ne tarda pas à être démentie à la fois par les pratiques (distinction établie en 1791 entre citoyens « actifs » et citoyens « passifs »…) et les événements (guerres intérieure et extérieure rendant impossible la fraternité avec les « ennemis » de la Révolution…), l’affirmation selon laquelle tous avaient vocation à « demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité » 5 n’en déboucha pas moins – dès lors que les gouvernants n’avaient de cesse de proclamer que « l’Etat n’est pas composé de différentes sociétés étrangères l’une à l’autre (et que) tous les Français doivent se regarder comme de véritables frères, toujours disposés à se donner mutuellement toute espèce de secours réciproques » 6, que « tous les Français forment un peuple de frères (et) se doivent tous des secours mutuels » 7 et que « la fraternité est douce et modeste (…) et consiste à secourir les malheureux » 8 – sur un certain nombre de mesures positives.

Ainsi est-ce au nom et en vertu du principe de fraternité qu’est mise en œuvre, dans un premier temps en tout cas, une politique d’ouverture et de tolérance envers les étrangers et, en particulier, que sont abolies les mesures discriminatoires qui frappaient ces derniers sur le plan civil (droit d’aubaine) 9. De même, est-ce au nom et en vertu de ce principe que s’esquisse une politique d’éducation nationale 10 et surtout que s’affirme une politique d’assistance et de solidarité en faveur des plus démunis : proclamation du droit à l’assistance dans les textes constitutionnels 11 et législatifs 12 au profit des enfants trouvés ou orphelins, des personnes malades, handicapées, âgées… ; reconnaissance d’un devoir social à l’égard des sans-emploi ; politique d’aide aux victimes de dommages matériels ou physiques causés par la guerre 13 ; attribution de secours aux familles des « défenseurs de la patrie » dans le besoin, etc 14.

Cela est clair, également, pour ce qui est de la période de la Seconde République : considérée à la fois comme le principal symbole de la République nouvelle et comme l’un de ses trois principes constitutifs à l’instar de la liberté et de l’égalité, la fraternité est, à ce titre, directement invoquée à l’appui d’un grand nombre de revendications, civiles et politiques mais aussi et surtout économiques et sociales ; c’est en son nom que les républicains reconnaissent ou préconisent certains droits individuels tels que le droit au travail 15, à l’assistance et à l’instruction ; l’instauration d’un impôt progressif ; la mise en œuvre d’une politique de tolérance à l’égard des travailleurs étrangers ; la réduction de la durée du travail ; l’interdiction du marchandage ; l’abolition de l’esclavage et de la peine de mort en matière politique ; ou encore la suppression de la pratique du remplacement dans le cadre du service militaire 16

Mais cela est clair, aussi, pour ce qui est de la période actuelle : la fraternité ayant peu à peu retrouvé, après avoir connu, sous la 3ème République, une perte sensible d’influence (le législateur préférant s’appuyer, pour justifier ses réformes, non plus sur elle mais sur celle, jugée plus « moderne », de solidarité), la position éminente qui fut jadis la sienne au sein de l’ordonnancement politico-juridique français.

 

B. La constitutionnalité du principe

C’est pour l’essentiel à la Libération que cette position éminente a été recouvrée.

L’attestent, ici, non seulement l’inscription dans le texte suprême de la devise républicaine dont la fraternité forme le dernier terme 17 mais également le rappel solennel, par le constituant de 1958, des grands principes de la République, en particulier de celui de fraternité, lequel figure désormais nommément dans le texte suprême aux côtés de la liberté et de l’égalité ; ainsi peut-on lire, dans le Préambule de 1958, que « la République offre aux territoires d’Outre-Mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique » ; ou encore, à l’article 72-3 de la Constitution, que « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

Situation décisive, bien évidemment, dans la mesure où – nonobstant les autres dispositions du texte suprême la mentionnant (préambule, art. 72-3) -, la constitutionnalisation de la devise a bel et bien eu pour effet de conférer à la fraternité la qualité de « norme » ou de « principe » constitutionnels.

Pour s’en convaincre, on ne se contentera pas de faire valoir que la qualité de « principe » se révèle en quelque sorte inhérente à l’objectif même poursuivi par toute devise, lequel consiste à indiquer par quelques idées-forces les qualités ou les principes censés à la fois caractériser et guider l’action de ceux-là mêmes qui s’en prévalent 18. On fera valoir, surtout, que la thèse selon laquelle la fraternité constitue un principe général à la fois inspirateur et explicatif du droit est la plus conforme à la lecture que tous ceux qui s’y sont référés ont toujours faite de la devise nationale ; ainsi notamment, pour ne citer que ce seul exemple 19, des républicains de 1848, lesquels ne doutaient pas un instant que chacun des trois termes constitutifs de celle-ci devait s’analyser comme un principe à part entière du régime en place, c’est-à-dire comme un principe susceptible de donner lieu à l’inscription dans le texte constitutionnel d’un certain nombre de dispositions destinées à le concrétiser et ayant vocation, au delà, à inspirer constamment l’action du législateur et des gouvernants.

Compte tenu tout à la fois de sa présence au sein de la devise nationale, de l’insertion de celle-ci au sein de la Constitution et de la référence expresse qui y est faite dans certaines dispositions de celle-ci, la fraternité peut et doit donc se saisir, dans cette perspective, comme un principe à part entière du droit public français, ayant vocation à inspirer et à légitimer un certain nombre de solutions dans plusieurs domaines bien déterminés.

 

Position du Conseil Constitutionnel sur cette question

Les analyses qui précèdent se trouvent, au demeurant, avoir été approuvées par le Conseil constitutionnel lui-même ; dans le rapport qu’il a rendu à l’occasion du 3ème congrès de l’Association des cours constitutionnelles ayant en partage l’usage du français (ACCPUF) organisé à Ottawa en 2003, le Conseil a explicitement admis que la référence expresse au troisième terme de la devise nationale dans le texte suprême « a bien pour conséquence dernière de conférer à la fraternité la qualité de « norme » ou de « principe » constitutionnel » (p. 259).

 

II. Un principe doté d’un contenu juridique minimal

 

Même si le principe de fraternité n’a jamais été défini de manière précise par les textes constitutionnels et en particulier, par celui de 1958, il est néanmoins possible d’une part, d’en identifier un certain nombre de conséquences ou de traductions juridiques générales (A), d’autre part, au-delà, d’en déduire l’application particulière qui devrait en être faite s’agissant des dispositions litigieuses (B).

 

A. Les implications générales du principe

Depuis la Libération, la fraternité constitue une sorte de principe « matriciel » se déployant, pour l’essentiel, dans deux grandes directions.

La première direction concerne le domaine social et renvoie à la solidarité : dans la mesure où elle implique par définition un certain type de comportement se traduisant notamment par une aide et un soutien apportés à autrui en cas de besoin, il est clair que la fraternité a tout naturellement vocation à déboucher sur une forme plus ou moins raffinée de solidarité via la reconnaissance de droits (aide et action sociales, sécurité sociale, etc.) et la mise en œuvre de politiques de redistribution.

Mieux même : face aux insuffisances et limites revêtues par la solidarité (celle-ci se révélant, lorsqu’elle est réduite à elle-même, très fortement inhumaine, desséchante, déshumanisante, bureaucratique), elle peut également fonder et justifier certaines solutions originales visant à introduire davantage d’humanité et de considération dans les relations sociales ; tel a été le cas, par exemple, lors de l’adoption de la loi du 1er décembre 1988 instituant le revenu minimum d’insertion (RMI), de l’accent particulier mis par le législateur sur le devoir d’insertion incombant tant à la collectivité qu’au bénéficiaire du droit et adjoignant, à l’allocation : le principe de fraternité exigeant à l’évidence, ainsi qu’on n’a pas manqué de le souligner, que la société ne limite pas son effort à l’octroi d’une aide financière mais entreprenne au contraire d’aider les exclus à se réinsérer, seul moyen à la fois de respecter chez l’Autre sa dignité inhérente à sa qualité d’homme et de se conformer à un principe qui en fait l’égal et le frère de tous.

La seconde direction concerne le domaine civil et politique et renvoie au « vivre ensemble » : car s’il implique sans conteste la mise en œuvre d’une politique plus ou moins large de solidarité, le principe de fraternité va cependant bien au delà : pour autant qu’il prend appui non pas sur l’appartenance à un groupe mais sur l’éminente dignité attachée à la qualité d’Homme, il implique aussi, en toute logique et en toute hypothèse, l’exercice de la tolérance, la bienveillance pour autrui, le respect de l’autre, le rejet de toute attitude d’exclusion pouvant conduire notamment à des comportements à caractère raciste, le refus de recourir à la haine ou encore le refus de faire grief à quelqu’un de son appartenance à un groupe social, ethnique ou religieux, de son sexe ou de son âge.

Ce que le législateur a, au demeurant, fort bien admis lors de l’élaboration, par exemple, de la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme : « la France, affirma-t-on alors, doit se placer au premier rang pour faire valoir son humanisme fondé sur la fraternité entre tous les hommes. Ceux qui élèvent la voix pour insulter, diffamer, humilier des hommes et des femmes voire des enfants à cause de leur race ou de leur religion risquent de porter un coup mortel au prestige de notre pays (…). Nous voulons une France fidèle à sa devise de liberté et de fraternité » 20.

Là, bien entendu, réside notamment ce qui fait le caractère indépassable de la fraternité. Aussi, n’est-ce sans doute pas un hasard si, en réaction aux attentats terroristes qui ont frappé – et continuent de frapper – la France ainsi que d’autres pays depuis plusieurs années, le principe qui se trouve immédiatement invoqué par les uns et les autres soit, précisément, celui qui constitue à la fois une condition et une conséquence du « vouloir vivre ensemble », à savoir celui de fraternité : « contre l’abject, la fraternité » 21, peut-on lire ici ; « notre arme, c’est la fraternité » 22, peut-on lire là ; « la fraternité (est le) rempart contre la violence aveugle du terrorisme » 23, conclut-on.

De là, d’ailleurs, les mobilisations en faveur de la fraternité organisées depuis quelque temps à l’initiative de la société civile : qu’il s’agisse de l’appel lancé, en février 2015, en réponse aux attentats contre « Charlie Hebdo » et « l’Hyper Cacher » 24 ou qu’il s’agisse de la création, en 2016, du Mouvement intitulé « Fraternité générale » visant notamment, selon ses promoteurs, à « promouvoir la fraternité partout en France pour lutter contre les rejets, les replis communautaires et identitaires » 25

De là, encore, dans le sillage d’un rapport insistant sur l’importance décisive de la fraternité et donc sur la nécessité de lui donner corps 26, l’adoption d’un texte de loi visant à consacrer celle-ci à travers, notamment, la création d’une réserve citoyenne 27 : le législateur ayant souhaité, en vue d’« encourager l’engagement républicain de tous les citoyens pour faire vivre la fraternité », offrir « à toute personne volontaire la possibilité de servir les valeurs de la République en s’engageant, à titre bénévole et occasionnel, sur des projets d’intérêt général en s’inscrivant dans la réserve citoyenne » 28

 

Position du Conseil Constitutionnel sur cette question

Les analyses qui précèdent se trouvent, au demeurant, avoir été approuvées par le Conseil constitutionnel lui-même ; dans le rapport qu’il a rendu à l’occasion du 3ème congrès de l’Association des cours constitutionnelles ayant en partage l’usage du français (Ottawa, 2003), le Conseil a explicitement admis que « le principe de fraternité comprend deux grands volets qui renvoient l’un, à tout ce qui concerne la mise en œuvre de la solidarité, l’autre à tout ce qui concerne la mise en œuvre de la tolérance, du respect de l’autre, de la lutte contre les exclusions de toutes sortes et du respect d’autrui » (p. 293).

 

B. L’application particulière aux dispositions litigieuses

A la lumière de ce qui précède, on saisit mieux l’importance décisive que revêt la réponse apportée par le juge à la question prioritaire de constitutionnalité qui lui est soumise.

Cette importance ne résulte pas seulement ici du sort qui sera réservé aux articles L. 622-1 et L. 622-4 du CESEDA et, par là-même, à ceux qui fournissent ou ont fourni une aide à des étrangers en situation irrégulière. Elle résulte aussi – et peut-être surtout – de la « lecture » que le juge va faire du principe de fraternité, lecture qui par la force des choses fera date dans la mesure où c’est la première fois que le Conseil est amené à se prononcer sur le principe de fraternité. Autrement dit, il s’agit, pour lui, d’une occasion historique d’expliciter la portée du dernier terme de la devise.

Sans doute, le constituant de 1958 s’est-il abstenu, il est vrai, de préciser le contenu exact du principe : en d’autres termes, il n’a pas indiqué formellement ce que ce principe impose ou ce à quoi il s’oppose.

Mais ceci ne saurait constituer un obstacle à toute interprétation constructive du juge : après tout, ce dernier a bien accepté jadis de dégager le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine alors même que celui-ci d’une part, ne disposait que d’un fondement textuel pour le moins imprécis (le Préambule de 1946), d’autre part se voyait doté d’un contenu également non précisé par le constituant.

C’est dire que rien, sur le plan de la théorie juridique, n’empêche qu’il en aille pareillement du principe de fraternité : pour cela, il faut et il suffit, ainsi que le Conseil l’a d’ailleurs reconnu dans son rapport de 2003, que « le juge accepte de procéder à un travail de construction préalable grâce auquel il sera en mesure de dégager ce que la fraternité commande ou à tout le moins interdit de faire » (p. 258-259).

S’il allait dans cette direction, le Conseil n’aurait pas, bien évidemment, à énumérer toutes les implications susceptibles de découler, sur le plan juridique, du principe de fraternité ; la question qui lui est posée étant de savoir si les dispositions litigieuses portent ou non atteinte à ce dernier, il pourrait ainsi en circonscrire le périmètre et, par là-même, garder le pouvoir d’en préciser davantage, par la suite, le contenu.

Qui plus est, le juge ne ferait que tirer la conséquence logique de l’affirmation émise en 2003 à Ottawa : dès lors que l’on considère « que le principe de fraternité comprend deux grands volets qui renvoient l’un, à tout ce qui concerne la mise en œuvre de la solidarité, l’autre à tout ce qui concerne la mise en œuvre de la tolérance, du respect de l’autre, de la lutte contre les exclusions de toutes sortes et du respect d’autrui » et que, dans le second volet, prennent place « tous les droits qui expriment le respect de la dignité humaine ainsi que l’acceptation d’autrui (ce qui pourrait alors inclure un certain nombre de droits tels que le droit d’asile, le droit de mener une vie familiale normale, ou encore le droit aux soins pour les étrangers en situation irrégulière…) » (p. 293), on comprendrait mal que l’on puisse estimer que le fait de punir celui qui porte secours à un étranger en situation irrégulière ne soit pas contraire au principe de fraternité alors que le fait, pour la collectivité, de lui accorder l’asile ou de lui prodiguer des soins ne serait qu’une manifestation juridique de ce même principe…

 

 

Notes:

  1. F. Bastiat, Justice et fraternité (1848), in Sophismes économiques. Petits pamphlets, 1863, 2ème éd., p. 301 : « la fraternité est spontanée ou n’est pas. La décréter, c’est l’anéantir » ; dans le même sens, v. encore J. Barni, Manuel républicain, 1872, p. 6-7 : « la liberté et l’égalité sont (…) de droit strict (…), la fraternité qui n’est pas une chose de droit strict, mais de bienveillance et d’amour, depend plutôt des moeurs et de la legislation : elle ne se décrète pas » ; ou P. Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle, mot Fraternité : « que la fraternité se prêche et se conseille, nous le voulons bien : mais qu’elle se commande, nous ne le comprenons pas (…). La fraternité ne saurait être l’objet d’une loi écrite spéciale ».
  2. M. Block, Dictionnaire général de la politique (1873), mot Fraternité : « quand on prononce le mot de liberté, on sait ce que cela veut dire (…). De même, quand on parle d’égalité (…). Il n’en est pas ainsi quand il s’agit de fraternité : ici, tout est vague et indéfini (…). On est (…) évidemment en face d’un problème d’un ordre tout moral (…) pour lequel il n’y a pas de sanction dans l’organisation politique et civile » ; dans le même sens, v. encore F. Bastiat, op. cit., p. 303.
  3. J. Vacherot, La Démocratie, 1860, p. 9 : « la liberté et l’égalité sont des principes, tandis que la fraternité n’est qu’un sentiment. Or tout sentiment, si profond, si puissant, si général qu’il soit, n’est pas un droit »…
  4. Sur ce point, v. M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la solidarité, p. 619 et s., 1993, LGDJ.
  5. Serment prononcé à la fête de la Fédération, Arch. parl., séance du 14 juillet 1790, T. 17, p. 85.
  6. Arch. Parl., séance du 29 août 1789, p. 511, T. 8.
  7. Arch. Parl., séance du 13 janvier 1791, p. 174, T. 22.
  8. Moniteur universel (Réimpression), séance du 16 juillet 1794, p. 235, T. 21.
  9. V. par exemple l’exposé des motifs du décret du 6 août 1790 abolissant le droit d’aubaine : « considérant que le droit d’aubaine est contraire aux principes de fraternité qui doivent lier tous les hommes, quels que soient leur pays ou leur gouvernement ; que ce droit (…) doit être proscrit chez un peuple qui a fondé sa Constitution sur les droits de l’Homme et du citoyen »…
  10. V. not. la constitution de 1791, Titre premier et la déclaration des droits du 24 juin 1793, art. 22.
  11. V. not. la constitution de 1791, Titre premier et la déclaration des droits du 24 juin 1793, art. 21.
  12. V. not. les lois des 19 mars et 28 juin 1793, des 24 vendémiaire, 22 floréal et 23 messidor an II.
  13. V. par exemple l’exposé des motifs du décret du 11 août 1792 relatif aux secours et indemnities à accorder aux victims de dommages de guerre : « considérant que l’Etat doit (…) venir au secours de ceux qui (…) auraient perdu tout ou partie de leurs proprieties ; voulant donner auxnations étrangères le premier exemple de la fraternité qui unit les citoyens d’un people libre et qui rend commun à tous les individus du corps social le dommage occasionné à un se ses membres (…), décrète »…
  14. Sur tous ces points, v. M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français (op. cit.), p. 95 et s., p. 143 et s.
  15. V. par ex. A. Blanc, Compte rendu des séances de l’Assemblée nationale constituante, séance du 7 septembre 1848, p. 839, T. 3 : « la fraternité consiste dans le droit de chacun à la protection de tous. La société (…) assure (…) le travail à tous ceux qui sont valides ».
  16. Sur tous ces points, v. M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français (op. cit.), p. 248 et s.
  17. Constitution de 1946, art. 2 (« La devise de la République française est : “Liberté, Egalité, Fraternité” ») ; Constitution de 1958, art. 2 (« La devise de la République française est : “Liberté, Egalité, Fraternité” »).
  18. En ce sens, v. not. M. Borgetto, La devise « Liberté, Egalité, Fraternité », PUF, 1997, p. 5.
  19. Sur la question, v. not. M. Borgetto, La devise « Liberté, Egalité, Fraternité » (op. cit.).
  20. JO, Déb. parl., AN, séance du 7 juin 1972, intervention de L. Hélène, p. 2288.
  21. P. Le Hyaric, L’Humanité, 26 juin 2015.
  22. Marche à Lyon contre le terrorisme, BFM TV, 30 juillet 2016.
  23. ATD Quart monde, 18 novembre 2015.
  24. V. notamment l’appel « Maintenant, construisons la fraternité », lancé le 4 février 2015 par l’Observatoire de la laïcité, l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée (Odas) et le Collectif Appel à la fraternité.
  25. https://www.fraternite-generale.fr/.
  26. C. Onesta et J.-M. Sauvé, Pour que vive la fraternité. Propositions pour une reserve citoyenne (op. cit.), p. 99 : « la réserve citoyenne vise à renforcer le lien social et le sentiment d’appartenance à une même communauté autour d’un projet à vocation universelle. Elle est un instrument au service de la fraternité » ; v. aussi, p. 91 : « les auteurs du rapport insistent sur la singularité du projet républicain qui s’est construit à partir de la devise de la République et de principes tels que la tolérance, la laïcité, le refus des discriminations et du communautarisme. Ils soulignent l’importance centrale de la fraternité pour construire une société de bienveillance et de respect de l’autre qui rejette l’exclusion. La fraternité doit aider à restaurer une confiance partagée et donner un supplément d’âme à notre société »…
  27. V. la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.
  28. Loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017, art. 1er ; article qui précise encore que « la réserve citoyenne contribue à développer la fraternité, la cohésion nationale et la mixité sociale »…

La géolocalisation des sportifs de haut niveau ou quand le mythe sportif aliène la vie privée des individus

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La géolocalisation des sportifs de haut niveau heurte sensiblement les préceptes libéraux qui s’appliquent à l’encadrement des droits et libertés fondamentaux. Le dispositif, profondément restrictif du droit au respect de la vie privée et de la liberté d’aller et venir des sportifs, n’apparaît pas approprié pour atteindre le but avancé de protection de la santé publique et est disproportionné au regard de l’objectif de respect de l’éthique sportive. Pourtant, le Conseil d’État et récemment la Cour européenne des droits de l’homme ont reconnu sa licéité. Cette solution révèle la permanence du mythe sportif conférant une place particulière au sport et à ses acteurs dans notre société.

 

 Julie Arroyo, Maître de conférences à l’Université Grenoble-Alpes, CRJ EA 1965

 

Parce qu’il « vise à dépasser les limites, et donc à dépasser ce qui est contraint, ce qui emprisonne »[1], le sport pourrait a priori sembler difficile à dissocier de la notion de liberté. La réalité du quotidien des sportifs de haut niveau prouve qu’il n’en est rien. Les atteintes considérables portées à leurs droits fondamentaux sont régulièrement dénoncées[2]. Parmi elles, celles résultant du système de géolocalisation retiennent l’attention. En effet, les contraintes que ce dispositif fait peser sur la vie quotidienne des sportifs sont telles que nombre d’entre eux déclarent préférer se voir implanter une puce dans le corps ou porter un bracelet électronique à la cheville[3]. La surenchère a de quoi inquiéter…

Pour rappel, tout sportif est susceptible d’être soumis à un contrôle aux fins de détection de substances interdites[4] dans les lieux où se déroule un entraînement ou une manifestation, dans les établissements dans lesquels sont pratiquées des activités physiques ou sportives, dans tout lieu, y compris son domicile, dès lors que sa vie privée est préservée, ou encore dans le cadre de sa garde à vue[5]. Ces contrôles sont réalisés après notification[6]. Ils se déroulent soit à tout moment lorsque sont concernés les lieux ouverts au public ou qu’une manifestation sportive ou un entraînement y préparant est en cours, soit entre 6 heures et 23 heures dans tous les autres cas[7]. À cette organisation des contrôles antidopage, s’ajoute un système de contrôle encore plus contraignant réservé aux sportifs désignés par l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) comme faisant partie du « groupe cible », parmi les sportifs de haut niveau, professionnels, « Espoir » et ceux précédemment condamnés pour infraction à la réglementation[8]. Ces derniers doivent fournir des renseignements précis et actualisés sur leur localisation, afin de permettre des contrôles inopinés[9]. Cette obligation légale a été précisée par une délibération de l’AFLD[10]. En pratique, les sportifs doivent transmettre à l’Agence au début de chaque trimestre des informations permettant d’établir leur emploi du temps « quotidien et détaillé » afin de rendre possible des prélèvements sur leurs lieux d’entraînement, dans tout lieu permettant d’assurer le respect de leur intimité, ou à leur domicile[11]. Si en cours de trimestre l’emploi du temps change, le sportif doit notifier sa localisation au plus tard avant 17 heures la veille du jour concerné[12]. En outre, il est tenu de préciser, pour chaque jour, un créneau horaire de 60 minutes compris entre 6 heures et 21 heures au cours duquel il sera disponible pour un contrôle[13]. Si le sportif commet trois manquements – non-présentation ou non-respect de l’obligation de localisation – pendant une période de douze mois consécutifs, l’AFLD transmet un constat d’infraction à la fédération compétente qui sera à même d’engager une procédure disciplinaire[14].

Ce dispositif appliqué aux sportifs du « groupe cible » est critiqué[15]. Aucun autre individu – pas même dans le milieu professionnel – ne subit d’atteintes aussi importantes à ses droits à la vie privée et à la liberté d’aller et venir, à l’exception des personnes condamnées. Cela explique le parallèle, de prime abord surprenant, souvent établi entre le sort réservé aux sportifs et le sort réservé aux auteurs d’infractions sexuelles inscrits sur un fichier ou des personnes munies d’un bracelet électronique[16]. S’agissant des travailleurs, s’ils peuvent eux aussi être exposés à ces « techniques de détermination de la situation géographie précise […] à un instant donné d’une personne »[17], les préconisations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés[18] et la jurisprudence de la Cour de cassation apparaissent néanmoins protectrices à leur égard. La seconde n’admet ces procédés qu’à titre exceptionnel[19]. Surtout, la géolocalisation en droit du travail ne peut en aucun cas aboutir à « un contrôle permanent de l’employé concerné »[20], de sorte que, par exemple, le salarié doit pouvoir désactiver la fonction de géolocalisation de son véhicule à l’issue de son temps de travail[21]. De telles garanties ne profitent pas au sportif, assujetti de façon permanente à l’obligation de se localiser et à celle de demeurer dans un lieu défini à l’avance pendant une heure, y compris pendant les vacances et les jours fériés. Ce dernier apparaît bel et bien comme « un homme ordinaire à qui l’on demande des choses extraordinaires »[22] et à qui, surtout, on impose des atteintes « extraordinaires » à ses droits et libertés. Pourtant, appelés à statuer sur le dispositif, ni le Conseil d’État ni la Cour de cassation, ni, plus récemment, la Cour européenne des droits de l’homme n’ont remis en cause sa licéité.

Le Conseil d’État a été amené à se prononcer à plusieurs reprises. En premier lieu, il a statué en 2011 sur des recours pour excès de pouvoir dirigés contre l’ordonnance du 14 avril 2010 à l’origine de l’insertion dans le Code du sport des dispositions relatives au contrôle antidopage[23], et ce avant sa ratification par la loi du 1er février 2012[24]. Pour chaque atteinte à un droit fondamental invoquée, il a rejeté le moyen : les dispositions ne font pas obstacle à la liberté d’aller et venir et les atteintes qu’elles engendrent au droit au respect de la vie privée et familiale sont nécessaires et proportionnées aux objectifs d’intérêt général poursuivis[25]. Dans un deuxième temps, une fois l’ordonnance de 2010 ratifiée, le Conseil d’État a été saisi de demandes de renvoi de questions prioritaires de constitutionnalité relatives aux articles du Code du sport organisant les contrôles antidopage. En 2013, il a estimé, à chaque fois, que la question ne présentait pas un caractère sérieux[26]. En dernier lieu, il a réitéré sa position en 2014 à l’occasion d’un recours contre une délibération de l’AFLD désignant un sportif comme faisant partie du « groupe cible ». Exerçant un contrôle de conventionnalité des dispositions du Code du sport, il a estimé qu’elles ne portent atteinte ni à la liberté d’aller et venir ni à la liberté de circulation garantie par l’article 2 du protocole additionnel n° 4 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et que, si elles restreignent le droit au respect de la vie privée et familiale des sportifs garanti par l’article 8 de la Convention, ces atteintes sont nécessaires et proportionnées aux objectifs d’intérêt général poursuivis[27].

Pour sa part, la Cour de cassation a, elle aussi – et de façon plus étonnante –, eu l’occasion de se prononcer[28]. En l’espèce, deux sportifs désignés pour faire partie du « groupe cible » avaient assigné l’AFLD devant le Tribunal de grande instance de Paris afin d’obtenir leur retrait de ce groupe. Ils avaient, à cette occasion, soulevé une question prioritaire de constitutionnalité que la Cour de cassation a refusé de transmettre. Elle a rappelé qu’une action contre l’Agence relève de la compétence de la juridiction administrative, dans la mesure où il s’agit d’une autorité publique dont les décisions sont de nature administrative, et a noté l’absence de voie de fait[29]. En outre, les droits et libertés dont la violation était invoquée – à savoir le droit à l’inviolabilité du domicile, le droit au respect de la vie privée, la liberté d’aller et venir, le droit de mener une vie privée et familiale normale et le principe d’égalité – « ne relèvent pas de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel »[30]. Si l’article 66 permet en effet à l’autorité judiciaire de connaître des mesures susceptibles d’être qualifiées de détentions arbitraires, le Conseil constitutionnel différencie clairement cette liberté individuelle de la notion de liberté personnelle qui comprend la liberté d’aller et venir, les droits à la vie privée et à l’inviolabilité du domicile[31]. Ce raisonnement fait écho aux arrêts du Conseil d’État refusant de transmettre la question, puisque selon lui « les dispositions critiquées ne mettent pas en cause la liberté individuelle que l’article 66 de la Constitution place sous la protection de l’autorité judiciaire »[32]. Comme lui, la Cour de cassation soutient également que l’obligation de localisation ne constitue pas une restriction à la liberté d’aller et de venir[33]. Elle conclut qu’en l’absence d’atteinte à un droit ou une liberté placée sous la protection de la seule autorité judiciaire, « le moyen tiré de ce que les dispositions législatives contestées porteraient atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution ne saurait être présenté devant la juridiction judiciaire incompétente pour connaître du litige »[34].

Enfin, la Cour européenne a statué en janvier dernier[35]. Saisie de deux requêtes qu’elle a jointes en raison de leur similitude[36], l’une émanant de la FNASS[37], de plusieurs syndicats et de nombreux sportifs et l’autre de Jeannie Longo, la Cour a affirmé la conventionnalité du système de contrôle. Elle a déclaré dans un premier temps irrecevable la requête de la FNASS, des syndicats, et des sportifs ne faisant pas partie du « groupe cible » pour défaut de qualité de victime[38]. Dans un deuxième temps, elle a reconnu l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée protégé à l’article 8 de la Convention[39], mais a considéré qu’elle était prévue par la loi[40], poursuivait un but légitime[41] et apparaissait nécessaire dans une société démocratique[42]. Dans un troisième temps, elle a jugé inapplicable l’article 2 du protocole n° 4 relatif à la liberté de circulation après avoir pris acte « des décisions de juridictions nationales de ne pas qualifier l’obligation de localisation comme une restriction à la liberté d’aller et de venir et de distinguer les contrôles selon qu’ils relèvent ou pas des autorités judiciaires »[43].

Cet « unisson » des juridictions en faveur du dispositif de géolocalisation peut surprendre. Il semble en effet que les conditions qui, dans un État libéral, encadrent les restrictions apportées aux droits et libertés des individus ne sont pas remplies. Pour rappel, l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que « [l]a liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits ». Il implique, d’une part, que l’exercice d’une liberté ne puisse être limité uniquement lorsque celle-ci conduirait à porter atteinte aux droits d’autrui ou à l’ordre public, appréhendé comme « ce minimum de paix social sans lequel les libertés viennent à disparaître »[44]. Le contrôle des motifs de la limitation des libertés est une étape primordiale afin de s’assurer que l’État n’attente pas au pouvoir d’autodétermination des individus alors que cela n’apparaît pas justifié par les nécessités inhérentes à la vie en société. D’autre part, et toujours afin de s’assurer du primat de la liberté, les limitations des droits ne doivent pas excéder ce qui est nécessaire à la protection des droits d’autrui et du bien commun. Il s’agit de l’étape – crucial – du contrôle de proportionnalité de la mesure. Ce contrôle est constitué de trois éléments : « 1) la mesure en cause n’est appropriée que si elle est de nature à atteindre à coup sûr le résultat recherché. 2) La mesure appropriée n’est nécessaire que si d’autres moyens appropriés affectant de façon moins préjudiciable la personne concernée et la collectivité ne sont pas à la disposition de l’autorité en cause. 3) La mesure nécessaire ne présente un caractère de proportionnalité au sens étroit que si elle n’est pas hors de proportion avec le résultat recherché »[45]. Or, si les juridictions ont semblé respecter les différentes étapes du contrôle – en particulier le Conseil d’État et la Cour européenne, dans la mesure où la Cour de cassation s’est essentiellement livrée à un contrôle de la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction – « l’orthodoxie du raisonnement juridique » suivi n’est qu’apparente[46]. Non seulement le but légitime poursuivi par le dispositif de géolocalisation des sportifs de haut niveau peut être questionné (I), mais les atteintes engendrées à leurs droits et libertés apparaissent disproportionnées (II).

 

I – La légitimité du but poursuivi par le dispositif de géolocalisation des sportifs de haut niveau en question

 

            Il est classique de soutenir que « la légitimité de la lutte antidopage ne se discute pas »[47]. Pourtant, dans la mesure où cette lutte conduit à restreindre les droits fondamentaux des individus, il est primordial de s’assurer de l’existence des motifs classiques justifiant, dans un État libéral, que l’on restreigne le pouvoir d’autodétermination des personnes. Le Conseil d’État et la Cour européenne des droits de l’homme ont tous deux admis la légitimité des motifs à l’origine du dispositif de géolocalisation : la protection de la santé d’une part (A) et celle de l’éthique sportive d’autre part (B).

 

A – La protection de la santé

 

Le dispositif de géolocalisation des sportifs de haut niveau viserait à la protection de la santé, c’est-à-dire d’un « état physiologique normal de l’organisme […] qui fonctionne harmonieusement, régulièrement, dont aucune fonction vitale n’est atteinte »[48]. Au risque de se faire l’avocat du diable, il est possible de déconstruire la réalité même de ce premier motif de limitation des droits. Sans aller jusqu’à affirmer que le dopage ne présente aucun risque pour la santé[49], plusieurs auteurs ont relevé l’absence d’étude épistémologique d’ampleur suffisante pour apprécier la teneur exacte de ces risques[50]. D’aucuns vont même jusqu’à dénoncer l’existence de véritables mythes en la matière[51]. Ainsi, dans la presse sportive et même scientifique, les exemples fréquemment cités pour appuyer les dangers de l’utilisation de produits dopants concernent les décès de cyclistes tels qu’Arthur Lindon ou encore Thom Simpson[52]. B. Lopez a pourtant démontré que les liens causals entre ces décès et le dopage sont très faibles, voire absents[53]. En outre, l’ensemble des données à disposition révèle qu’une carrière de sportif d’élite, avec ou sans dopage, ne conduit pas à une mortalité précoce par rapport à la population générale, mais plutôt à une vie plus longue[54]. Dès lors, si l’on ne peut nier qu’un comportement de dopage puisse être dangereux, il semble que le risque pour la santé ne soit pas démontré de façon certaine[55].

Surtout, il est nécessaire de s’attarder sur les destinataires exactes de cette protection. La lutte contre le dopage, et plus précisément le dispositif de géolocalisation, entend-il garantir la santé publique ou la santé des sportifs de haut niveau ? Le questionnement est important, car si la protection de la santé publique constitue un motif traditionnel de restriction des libertés[56], car mettant en cause l’intérêt général, il devient hasardeux de limiter le pouvoir d’autodétermination d’un individu aux fins de le protéger contre lui-même, en l’absence d’incidences sur le bien commun.

 

La protection de la santé des sportifs de haut niveau

La protection de la santé des sportifs de haut niveau et professionnels est à plusieurs reprises avancée par la Cour européenne des droits de l’homme pour justifier le dispositif[57]. Le Conseil d’État se réfère quant à lui « notamment » à la protection de la santé des sportifs[58]. Ce motif de restriction des libertés ne peut être rattaché à la santé publique. Cette dernière intéresse « une “population” et non […] [les] aspects individuels des problèmes de santé »[59] et, au 15 novembre 2016, les sportifs de haut niveau étaient 6 225 et les Espoirs 7 313, soit moins de 0,02% de la population[60]. Il s’agit alors de défendre la santé des sportifs contre leur propre volonté de se doper, au motif que leur comportement leur est préjudiciable. Cette posture est contestable à plusieurs titres.

Tout d’abord, cet « ordre public de protection individuelle », pour reprendre les termes employés par G. Armand[61], est critiqué par de nombreux auteurs qui dénoncent sa contradiction avec des préceptes libéraux. Il repose en effet sur le postulat selon lequel l’individu n’agit pas conformément à son intérêt[62] et, de ce fait, nie les attributs propres à l’homme, tels que sa raison, son intelligence et sa liberté[63]. Il contredit le principe d’autonomie, qui, quant à lui, présume l’individu « apte à effectuer les actes l’engageant, à définir ce qui est bon pour son plaisir et nécessaire à son épanouissement »[64]. La Cour européenne des droits de l’homme a à cet égard admis que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme protège l’autonomie personnelle comprenant « la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme physiquement ou moralement dommageables ou dangereuses pour la personne »[65]. L’homme – en l’occurrence le sportif de haut niveau – étant libre et responsable, il n’aurait nul besoin d’être protégé contre lui-même[66]. Le prétexte tiré de sa protection, conduisant à se substituer à lui pour prendre les décisions concernant sa seule destinée[67], pourrait conduire conforter n’importe quelle restriction de sa liberté[68].

Cet ordre public de protection individuelle serait à même de justifier le dispositif de géolocalisation si les sportifs de haut niveau présentaient une vulnérabilité particulière, rendant nécessaire de les protéger contre leur propre volonté. En effet, l’existence de personnes insusceptibles d’exprimer un consentement libre et éclairé, et donc incapables d’exercer leur droit à l’autodétermination, explique les différents régimes d’incapacité et les dispositifs visant à les protéger du mal qu’ils pourraient inconsciemment se faire à eux-mêmes[69]. Il reste que cette voie semble difficile à emprunter en l’espèce. Certes, les sportifs de haut niveau sont soumis à des contraintes importantes. La Cour européenne des droits de l’homme évoque « les effets éprouvants [pouvant revêtir une dimension psychologique] des compétitions sportives de haut niveau »[70]. Les sportifs apparaissent également « vulnérable[s] et fortement suggestible[s] vis-à-vis d’un entourage sportif dont l’entraîneur reste la figure de prou incontournable »[71]. De même, le milieu sportif est parfois décrit comme un « terrain hautement propice à l’exercice d’une violence [en particulier psychologique] »[72]. Il reste malgré tout difficile de considérer que ces éléments affectent de manière générale et absolue la capacité de décision de l’ensemble des sportifs dans une mesure s’apparentant à des vices du consentement. Soutenir le contraire reviendrait à défendre un véritable paradoxe dès lors que le sport de haut niveau représente l’excellence sportive et requiert des capacités physiques, mais aussi cognitives importantes[73]. Érigé en véritable modèle à suivre[74], le sportif de haut niveau ne peut vraisemblablement pas être assimilé à une personne vulnérable qu’il convient de protéger contre sa propre volonté.

Ce motif avancé pour défendre la géolocalisation apparaît ensuite contestable, dans la mesure où le dopage ne constitue pas la première cause des risques sanitaires pesant sur les sportifs[75]. Celle-ci réside, en effet, dans la pratique du sport de haut niveau elle-même. Contredisant le dicton populaire selon lequel « le sport c’est la santé »[76], le sport intensif – qui implique une utilisation maximale de l’organisme à travers des entraînements quotidiens – induit de nombreux effets délétères : il abîme les articulations, les tendons, la colonne, le système nerveux, le cerveau, le cœur et peut créer des problèmes d’addictions, des pathologies locomotrices, etc.[77] Le meilleur moyen de protéger la santé des sportifs consisterait donc à leur interdire purement et simplement la pratique de leur activité[78]. Il reste que la Cour européenne des droits de l’homme refuse de souscrire à cette analyse. Si elle n’exclut pas que leur organisme « soit mis à mal pour des raisons étrangères à la prise de produits dopants, compte tenu de l’intensité et du niveau élevé des compétitions », elle voit « dans les effets éprouvants des compétitions sportives de haut niveau une raison supplémentaire de protéger la santé de ceux qui y sont soumis contre les périls que comportent le dopage et non un motif de réduire la lutte contre cette pratique »[79]. Le raisonnement peut être critiqué : il consiste à admettre les effets nocifs sur la santé de la pratique sportive intensive et à prohiber le dopage, sans que cette prohibition permette d’éviter ces effets.

Au contraire, le dispositif, dans la mesure où d’une part il ignore les contraintes inhérentes au sport de haut niveau, peut accroître les risques pesant sur la santé des participants. Les requérants ont, devant la Cour, tenté de mettre en évidence les effets nuisibles découlant du système de géolocalisation et des contrôles. Évoquant un « stress permanent destructeur de la santé physique et psychique », Jeannie Longo affirme que les prélèvements à répétition – un tous les trois-quatre jours – « endommagent les veines et la capacité du bras, et associés à des entraînements, aboutissent à une fatigue intense »[80]. L’argument n’a pas retenu l’attention des juges. Pourtant, dans la mesure où le sportif est « en permanence dans des processus d’accroissement ou de récupération de la fatigue »[81], le système de géolocalisation est de nature à fortement perturber ses périodes de repos, absolument indispensables à sa récupération et donc à sa santé. À propos des sportifs salariés, B. Fausher s’étonne ainsi que « cette finalité de protection de la santé puisse légitimer une immixtion dans la vie personnelle du sportif, venant ainsi contraindre l’exercice du droit au repos »[82].

D’autre part, le dopage pourrait diminuer le risque inhérent à la pratique du sport de haut niveau. En effet, selon certains, s’il peut présenter des risques, le dopage apparaît également comme une « compensation nécessaire à l’effort intensif »[83] de nature à provoquer des déséquilibres hormonaux, saturer l’organisme d’acide lactique toxique et engendrer des polytraumatologies[84]. Parce qu’il aiderait à « contrebalancer » les effets délétères de cette activité, il pourrait – dans une certaine limite – contribuer à protéger la santé des sportifs dans le cadre de leur pratique[85].

Enfin, si la protection de la santé des sportifs de haut niveau constituait le véritable motif de la lutte antidopage, d’autres pratiques devraient logiquement être interdites. Il en va ainsi de celles consistant à affamer les cyclistes de certaines formations sportives, au point de les voir « s’écrouler brutalement à cause d’un retard de quelques minutes dans la prise de […] [leur] ration »[86]. Réputées « naturelles », par opposition au dopage « artificiel », ces méthodes apparaissent problématiques du point de vue sanitaire[87]. Dès lors, le motif tiré de la protection de la seule santé des sportifs de haut niveau n’est pas légitime pour justifier le dispositif. En revanche, celui – traditionnel – se rapportant à la santé publique pourrait l’être.

 

La protection de la santé publique

Le Conseil d’État semble solliciter la protection de la santé publique en évoquant l’existence d’« objectifs d’intérêt général poursuivis par la lutte contre le dopage, notamment la protection de la santé des sportifs »[88]. Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, après avoir relevé que la Convention de l’Europe, le Code mondial antidopage et le Code du sport présentent la lutte contre le dopage comme une préoccupation de santé publique, elle admet que l’obligation de localisation entend protéger la santé des sportifs professionnels, « mais également celle des sportifs amateurs et en particulier les jeunes »[89]. Cette extension des destinataires de la norme au-delà du cercle restreint du sport de haut niveau permet de solliciter la notion de santé publique[90], dans la mesure où 64% des Français pratiquent une activité physique régulière[91] et que, en 2015, on dénombrait 24 licences sportives délivrées pour 100 habitants en moyenne[92]. La Cour s’appuie à cet égard sur un document adopté par l’Académie de médecine mettant en lumière des pourcentages significatifs de dopage chez les adolescents et un rapport du Sénat alertant sur un phénomène qu’il qualifie de dopage de masse[93]. Par ailleurs, en dehors même du cadre sportif, le dopage pourrait intéresser l’ensemble de la société[94]. Ainsi il arrive que des étudiants lors d’examens, des hommes d’affaires ou des hommes politiques en campagne ou encore des artistes consomment des produits à des fins de performance[95]. Alors que, comme le relève D. Roman, « l’argument de la protection de la santé publique reçoit une large acception » en France, la simple consommation personnelle de drogue étant par exemple interdite[96], il ne paraîtrait pas incohérent d’entendre protéger la population des dangers du dopage. Cependant, et mis à part l’argument déjà évoqué, reposant sur l’absence « de preuve d’une épidémiologie de morbidité et de mortalité associée au dopage avec une signification de santé publique »[97], l’épineux problème de l’adéquation de la mesure pour atteindre cet objectif se pose[98].

In fine, il est possible de douter que la protection de la santé constitue le véritable but du dispositif de géolocalisation. La circonstance que certains produits interdits ne soient pas dangereux et soient même recommandés aux personnes exerçant une profession nécessitant une attention soutenue, tels que certains militaires ou pilotes, abonde en ce sens[99]. En outre, si à l’origine les dispositions relatives à la lutte antidopage ont été codifiées dans le Code de santé publique[100], le législateur a ensuite fait le choix de les transférer dans le Code du sport[101], estimant ainsi que la lutte contre le dopage « était avant tout destiné[e] à assurer l’équité de la pratique sportive »[102]. À cet égard, le titre III du livre II du Code du sport est évocateur. Consacré à « la santé des sportifs et la lutte contre le dopage », il révèle la volonté des pouvoirs publics de distinguer les mesures sanitaires des mesures antidopage dont la finalité sanitaire apparaît uniquement secondaire[103]. Les termes employés dans le Code mondial antidopage sont eux aussi instructifs, puisqu’est évoqué le fait que « [l]es programmes antidopage visent à préserver la valeur intrinsèque du sport »[104]. La véritable raison d’être du dispositif de géolocalisation, comme du dispositif antidopage en général, réside donc dans la défense de l’éthique sportive[105].

 

B – L’éthique sportive

 

Le Conseil d’État affirme que la lutte contre dopage répond à des « objectifs d’intérêt général », notamment « la garantie de l’équité et de l’éthique des compétitions sportives »[106]. Ce propos fait écho à la définition du sport retenu par la juridiction, envisagé comme une activité visant la recherche de la performance physique au cours de compétitions organisées de manière régulière fondées sur des règles bien définies[107]. Ces règles peuvent concerner l’activité elle-même – la surface de terrain, les techniques devant être employées –, la sécurité ou encore l’éthique sportive[108]. À cet égard, la dimension éthique est traditionnellement considérée comme inhérente au sport afin de faire en sorte que celui-ci ne se réduise pas à une simple manifestation d’agressivité[109]. Elle est essentiellement « une ligne de conduite, une manière d’être et de penser sur laquelle repose la logique de la pratique »[110].

Cette sollicitation de l’équité et de l’éthique sportives conduit à fonder le dispositif de géolocalisation, et les atteintes qu’il engendre aux droits des sportifs concernés, sur un ordre public immatériel constitué par les valeurs essentielles du sport. S’il est admis que ce type d’ordre public, tendant à prévenir ou réprimer « certains actes pourtant dépourvus de conséquences matérielles », puisse constituer un motif valable de limitation des droits[111], il demeure critiqué[112]. L’une de ces critiques porte sur la difficulté de déterminer son contenu[113]. Elle peut trouver à s’appliquer en la matière. J. Kornbeck a ainsi contesté le fait que le concept de « l’esprit sportif » – renvoyant largement à l’équité et l’éthique des compétitions sportives évoquées par le juge ­– puisse présenter un degré de précision et de clarté suffisant pour fonder une politique antidopage justifiable[114]. Il apparaît, dans une certaine mesure, comme une notion de nature « vague et subjective »[115]. Les valeurs du sport apparaissent en effet pour le moins diverses et variées[116]. Le Code mondial antidopage évoque ainsi « l’esprit sportif » par référence à une liste de valeurs non exhaustive au premier rang de laquelle figurent « l’éthique, le franc jeu et l’honnêteté, la santé », mais comprenant aussi l’excellence dans la performance, le travail en équipe, le dévouement et l’engagement, le respect des règles et des lois, le courage, le divertissement et la joie, l’épanouissement de la personnalité et de l’éducation ou encore l’esprit de groupe et la solidarité[117]. À cet égard, si l’on comprend que le dopage, en améliorant artificiellement les performances, atteint l’égalité des participants et la loyauté des compétitions[118], il reste difficile d’identifier le contenu exact de l’éthique ou de l’esprit sportif sur lequel repose le dispositif tendant à l’éradiquer.

En outre, non seulement le contenu de cette éthique est en permanente évolution[119], mais il est contesté par certains. Selon eux, « le sport humain est différent du sport impliquant les animaux parce qu’il est créatif. Loin d’être contraire à l’esprit sportif, la manipulation biologique incarne l’esprit humain – la capacité à s’améliorer sur la base de la raison et du jugement »[120]. Dans la mesure où le sport repose, par définition, sur la recherche de la performance – le « plus vite, plus haut, plus fort » de la devise olympique[121] –, le dopage peut être considéré comme une hyper-conformité à ses valeurs[122]. D’autres, sans aller jusqu’à justifier le dopage au regard de l’esprit sportif, dénoncent la contradiction inhérente à la lutte contre celui-ci dans le sport de haut niveau. Parce que l’essence même de ce sport réside dans l’amélioration de la performance, ces « substances ou […] [ces] procédés de nature à accroître artificiellement les capacités physiques »[123] apparaissent comme une conséquence – si ce n’est éthique – du moins intellectuellement logique de cette pratique[124]. Le dopage serait « une exigence du métier […] la norme de l’institution »[125]. Il entretiendrait « une relation légitime avec la performance »[126].

La Cour européenne des droits de l’homme a, quant à elle, refusé de se placer exclusivement sur le terrain de l’ordre public immatériel. Elle soutient que « ce que le Gouvernement qualifie de moral, s’agissant de la recherche d’un sport égalitaire et authentique, se rattache également au but légitime que constitue la “protection des droits et libertés d’autrui”. En effet, l’usage de substances dopantes pour obtenir des résultats dépassant ceux des autres sportifs, d’abord, écarte injustement les compétiteurs de même niveau qui n’y recourent pas, ensuite, incite dangereusement les pratiquants amateurs, et en particulier les jeunes, à utiliser de tels procédés pour capter des succès valorisants et, enfin, prive les spectateurs d’une compétition loyale à laquelle ils sont légitimement attachés »[127]. Ces propos, outre qu’ils confirment la proximité conceptuelle des notions de « morale » et des « droits et libertés d’autrui » dans la jurisprudence européenne[128], révèlent une volonté de la Cour de se placer sur un terrain argumentatif plus solide que celui de l’ordre public immatériel. Dans la mesure où « la puissance d’un motif de limitation [des droits] est fonction de la visibilité des intérêts concurrents protégés »[129], elle choisit d’identifier ceux d’entre eux concrètement atteints par le dopage plutôt que de se référer à des valeurs morales impersonnelles et abstraites.

Cette identification apparaît néanmoins critiquable. Alors que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée des sportifs géolocalisés est longuement évoquée[130], la Cour ne précise pas quels droits fondamentaux d’autrui sont mis en cause par un comportement de dopage. S’il est possible de considérer que la déloyauté de la compétition attente aux libertés professionnelles des sportifs de même niveau qui s’en trouvent « injustement [écartés] »[131], aucun droit fondamental – si ce n’est l’« hypothétique droit au loisir »[132] – des spectateurs ne se trouve restreint. Quant à l’idée selon laquelle la géolocalisation des seuls sportifs de haut niveau contribuerait à protéger le droit à la santé des pratiquants amateurs, et en particulier des jeunes, l’inadéquation de la mesure prise est évidente[133]. Cette « capillotraction » des droits et libertés d’autrui[134] n’est pas nouvelle : elle avait déjà été dénoncée par B. Bonnet à l’occasion de l’arrêt SAS contre France dans lequel la Cour avait rattaché l’exigence de « vivre ensemble » – au fondement de l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public – aux « droits et libertés d’autrui »[135]. Selon l’auteur, les juges avaient à l’époque « ouvert une boîte de Pandore » difficile à refermer[136]. La décision semble confirmer cette crainte.

Pour finir, les requérants ont avancé, devant la Cour, l’idée selon laquelle la dimension éthique de la lutte antidopage devait être nuancée, dans la mesure où elle viserait en réalité à protéger les intérêts économiques du « spectacle sportif »[137]. À l’échelon du droit de l’Union européenne, le Tribunal de première instance des communautés européennes s’était employé à démontrer que la réglementation antidopage ne relevait pas des aspects économiques du sport. Selon lui, « s’il est certes vrai que le sport de haut niveau est devenu, dans une large mesure, une activité économique, il n’en demeurera pas moins que la lutte antidopage ne poursuit aucun objectif économique »[138]. Au soutien de sa démonstration, il avait eu recours à des arguments pouvant laisser dubitatifs[139] tel que celui selon lequel « le geste sportif est, dans son essence même, un acte gratuit, non économique, et cela alors même que l’athlète l’accomplit dans le cadre d’une activité sportive professionnelle »[140] et que, de ce fait, l’on devait constater que « la prohibition du dopage se fonde sur des considérations purement sportives […] étrangère[s] à toute considération économique »[141]. La Cour de justice des communautés européennes a adopté, quant à elle, une analyse plus nuancée. Elle a refusé de soustraire à son contrôle une norme antidopage, en considérant qu’une règle purement sportive telle que celle-ci peut relever du champ d’application du droit de la concurrence[142]. Elle a ainsi admis l’existence d’un lien – même ténu – entre les règles antidopage et l’éventuelle atteinte au droit de la concurrence[143]. En ce sens, force est de constater que le dopage porte atteinte au spectacle qu’est devenu le sport professionnel et diminue le profit – considérable – qui en découle[144]. Les origines de la lutte contre le dopage, et la mise en avant de sa dimension éthique, coïncident d’ailleurs avec l’expansion du phénomène sportif et de sa commercialisation[145]. La primauté accordée à la rentabilité et aux résultats est allée de pair avec la mise en avant de l’éthique et de l’esprit sportif pour dénoncer les pratiques dopantes. L’« ambivalence de la morale sportive invoquée par la lutte antidopage » apparaît ainsi clairement : celle-ci est au service du sport, mais aussi de son commerce[146]. Il reste que la Cour européenne des droits de l’homme a refusé de retenir cet argument – insuffisamment étayé[147] – selon lequel l’éthique serait en réalité une « façade pour protéger les intérêts économiques du sport »[148]. L’argument financier n’a pas non plus été mis en avant par le Conseil d’État.

Les doutes importants pesant sur la légitimité des buts poursuivis par le système de géolocalisation n’ont pas conduit les juges à le censurer. Cette abstention n’est guère surprenante de la part de la Cour européenne des droits de l’homme, dans la mesure où elle ne s’attarde que rarement sur la légitimité du but restrictif invoqué par un État à l’appui de ses ingérences[149]. Ceci est d’autant plus vrai que le Gouvernement invoquait, en partie, des raisons axiologiques et que, face à ce genre d’arguments, la Cour confère généralement un véritable « blanc-seing prétorien » à l’État[150]. Il reste que cette validation des motifs à l’origine de la restriction des droits fondamentaux des sportifs de haut niveau est problématique dans une perspective libérale. Elle conduit à attenter à leur droit au respect de la vie privée et à leur liberté d’aller et venir alors que le bien commun ou les droits d’autrui ne sont pas véritablement en jeu. Beaucoup d’auteurs ont, à cet égard, dénoncé la sollicitation opportuniste de la santé publique par les juges pour renforcer leur raisonnement et dissimuler le véritable objectif du dispositif, à savoir la défense de l’éthique sportive[151]. Il est vrai que le dispositif n’apparaît pas adéquat pour remplir l’objectif de protection de la santé publique avancé et que l’éthique sportive est, quant à elle, d’un faible poids dans la balance des intérêts en présence.

 

II – Les restrictions disproportionnées apportées aux droits et libertés des sportifs de haut niveau au regard du but poursuivi

 

La géolocalisation des sportifs de haut niveau, dans la mesure où elle conduit à restreindre leur liberté, doit, pour être valable, satisfaire au triple test du contrôle de l’adéquation de la mesure au regard du but poursuivi (A), de sa nécessité (B) et de la balance des intérêts en présence (C).

 

A – Le contrôle de l’adéquation du dispositif de géolocalisation

 

La vérification de l’appropriation ou de l’adéquation d’une mesure restrictive de liberté implique de s’assurer qu’elle est effectivement capable de protéger l’intérêt légitime que la liberté menace[152]. Elle consiste en un contrôle de l’existence d’« un rapport de cause à effet entre le moyen utilisé et l’objectif poursuivi »[153]. Cette vérification est en général présentée comme la première étape du contrôle de proportionnalité, naturellement reliée au contrôle de nécessité[154]. En l’espèce, il est possible de douter de l’adéquation de la géolocalisation au regard de l’objectif de protection de santé publique avancé.

D’une part, la géolocalisation n’apparaît pas efficace pour empêcher le dopage et, ainsi, protéger la santé. Les requérants invoquaient devant les juges européens une étude réalisée dans neuf pays d’Europe par la Fédération mondiale des syndicats sportifs révélant que sur 13 738 contrôles réalisés au cours des compétitions sur une année, 222 cas positifs avaient été relevés alors que sur 17 166 contrôles en dehors des compétitions, seules 28 violations aux règles antidopage avaient été mises en évidence[155]. Le constat de l’inefficacité de la lutte contre le dopage en général est connu[156]. Ses causes sont multiples[157] et résident notamment dans le fait que « les progrès en matière de recherches sur le dopage (dopage génétique, durée de vie de certains produits, produits innovants…) précèdent de très loin l’efficience des contrôles qui nécessitent la connaissance et la composition des produits et des processus »[158]. La Cour, si elle reconnaît que les contrôles opérés dans le cadre du dispositif n’aboutissent qu’à très peu de résultats positifs, soutient que « ces résultats sont dus, au moins pour partie, à l’effet dissuasif de la lutte antidopage »[159]. Il paraît néanmoins difficile d’appréhender la teneur exacte de cet effet dissuasif, le dopage demeurant un problème endémique dans le sport de haut niveau[160]. De plus, la circonstance que les contrôles avec un résultat positif soient plus nombreux lorsqu’ils sont effectués à l’occasion des compétitions est malgré tout révélatrice de l’inadéquation de la géolocalisation, conduisant à des contrôles en tout temps et en tous lieux beaucoup moins efficaces.

D’autre part, le dispositif de géolocalisation, dans la mesure où il est limité aux sportifs de haut niveau faisant partie du « groupe cible », n’est aucunement de nature à protéger la santé de l’ensemble des sportifs – y compris amateurs – ou de la population en général. L’on ne voit pas bien, en effet, comment le fait d’imposer des contrôles et de géolocaliser moins de 0,02% de la population peut empêcher son ensemble ou une plus grande partie de recourir à des produits à des fins de performance. La pusillanimité de la mesure apparaît évidente : pour être adéquate, ses destinataires auraient dû être substantiellement accrus.

Le Conseil d’État ne s’attarde aucunement sur cette incohérence. La Cour européenne relève pour sa part l’existence d’une communauté de vues en faveur du dispositif de géolocalisation[161] et, comme c’est souvent le cas quand elle reconnaît une marge d’appréciation à l’État[162], ne semble pas se livrer à un contrôle approfondi du caractère approprié de la mesure. Malgré tout, lorsqu’elle vérifie les « motifs pertinents et suffisants » de l’ingérence[163] – ce qui renvoie notamment au contrôle de l’adéquation de la disposition à l’objectif poursuivi[164] – elle insiste sur les répercussions importantes du dopage professionnel sur le monde sportif amateur. Selon elle, « [i]l est largement admis que les jeunes s’identifient aux sportifs de haut niveau qui constituent des modèles dont ils vont suivre l’exemple », ce qui « constitue une raison supplémentaire de légitimer les exigences qui […] sont imposées [à ces derniers] »[165].

Ce raisonnement – fondé sur l’exemplarité des sportifs de haut niveau – renvoie au mythe sportif prônant la perfection morale du sport et de ses acteurs. L’espace sportif constitue, selon B. Jeu, une « contre-société » c’est-à-dire un monde « projetant un idéal qui vient de la société, mais que la société se révèle précisément incapable de réaliser elle-même »[166]. Il est alors synonyme de méritocratie, d’égalité des chances, de loyauté, de transparence, de justice, etc. Dans cette vision, le sportif de haut niveau se voit reconnaître un rôle social, voire politique[167], important : il constitue un véritable modèle d’imitation[168]. Sa double dimension d’être d’exception et d’être semblable aux autres, car censé provenir de milieux populaires, permet à tout sportif, voire à tout individu, de s’approprier cette image idéalisée : « [u]ne image élevée au rang d’icône, de symbole de réussite absolue, et qui par là même va initier le processus identificatoire ou imitatoire »[169]. Le discours des juges, en prenant acte du phénomène d’identification des jeunes au champion sportif[170], érige ce dernier en modèle, faisant de lui un être « au-dessus de l’ordinaire social »[171]. Ce discours peut être critiqué. D’une part, alors que le mythe du champion sportif moralement irréprochable relève de l’artifice, il conduit à faire peser sur les seuls sportifs de haut niveau des contraintes – réelles – importantes. Selon I. Quéval, « [o]n ne demande ni aux artistes ni aux écrivains d’être les symboles des idéaux démocratiques. On ne leur demande pas d’incarner ce que la société peine, par ailleurs, à réaliser : l’égalité des chances, la transparence de la justice sociale, le fonctionnement sans faille de la justice »[172]. D’autre part, l’exemplarité imitative auquel se réfère la Cour, qui s’appuie sur un « bon exemple à imiter », présuppose selon le philosophe C. Pépin, « une conception perverse […], car elle laisse entendre que si les élites étaient parfaitement “bonnes”, alors, par imitation de ces modèles, les concitoyens auraient à leur tour un comportement vertueux », ce qui est loin d’être avéré[173]. En d’autres termes, la géolocalisation telle qu’elle existe aujourd’hui, même si elle aboutissait à éradiquer le dopage dans le sport de haut niveau, ne conduirait certainement pas à l’empêcher dans l’ensemble du milieu sportif ou de la population en général. Dès lors, si l’on pouvait douter de la réalité du but avancé de protection de la santé publique, il apparaît que la géolocalisation est de toute façon inappropriée pour le réaliser. Le doute pèse également sur la nécessité du dispositif.

 

B – Le contrôle de la nécessité du dispositif de géolocalisation

    

L’exigence de nécessité implique qu’entre les différents moyens de nature à atteindre l’objectif, le moins préjudiciable à la liberté soit choisi[174]. Pour être nécessaire, la géolocalisation doit donc constituer la mesure la moins liberticide permettant d’atteindre les objectifs avancés de défense de la santé et de l’éthique sportive.

Le Conseil d’État est habitué au contrôle de nécessité, comme en atteste le célèbre arrêt de principe Benjamin de 1933 dans lequel, pour annuler un arrêté de police municipale interdisant la tenue d’une conférence littéraire, il avait relevé l’existence d’autres moyens que l’interdiction pleine et entière de la réunion permettant de maintenir l’ordre[175]. Dans les arrêts relatifs à la géolocalisation, le juge administratif fait néanmoins preuve d’un certain laconisme. Il soutient que le dispositif permet l’organisation de contrôles « notamment inopinés, en vue de déceler efficacement la prise de substances dopantes, lesquelles peuvent n’être décelables que peu après leur utilisation alors même qu’elles ont des effets durables »[176]. Ces propos peuvent être analysés comme un contrôle – peu approfondi – de nécessité : la géolocalisation constituerait le seul moyen pour lutter contre le dopage – et ainsi protéger la santé et l’éthique sportive –, dans la mesure où elle permettrait des contrôles inopinés seuls capables de révéler la présence de produits décelables dans l’organisme pendant une brève période uniquement.

Ce raisonnement est repris par la Cour européenne des droits de l’homme[177]. N’ayant pas procédé à un contrôle approfondi de l’appropriation de la mesure de géolocalisation, elle se refuse, logiquement, d’examiner attentivement sa nécessité[178]. Après avoir relevé l’existence d’« une communauté de vues européenne et internationale sur la nécessité d’opérer des contrôles inopinés »[179], elle semble s’en remettre très largement à l’appréciation de l’État sur ce point[180] et ne recherche d’ailleurs pas l’existence de mesures alternatives[181]. Les juges procèdent également à un renversement contestable de la charge de la preuve en affirmant, pour rejeter l’hypothèse émise par les requérants de contrôles limités aux lieux d’entraînement et respectant les moments dédiés à la vie privée, qu’ils « ne démontrent pas que [ces contrôles] […] suffiraient pour réaliser les objectifs que se sont fixés les autorités nationales, face aux développements des méthodes de dopage toujours plus sophistiquées et aux très brefs espaces de temps pendant lesquels les substances prohibées peuvent être détectées »[182]. En principe pourtant, il appartient au Gouvernement défendeur de prouver l’inconvenance d’une solution de rechange et non au requérant d’apporter la preuve inverse[183]. En l’espèce, et en l’absence de toute étude scientifique sur la détectabilité des produits dopants et notamment sur leur durée de détection exacte, le doute profite – de façon contestable – au Gouvernement[184].

Par ailleurs, si le refus de la Cour de procéder à un contrôle de nécessité en présence d’une marge nationale d’appréciation comme en l’espèce[185] est classique[186], elle aurait pu adopter une position différente. Il lui arrive en effet de proposer des alternatives moins restrictives de la liberté présentant, quant à leur aptitude à la réalisation de l’objectif projeté, un coefficient de certitude inférieur[187]. Ainsi a-t-elle pu suggérer de remplacer l’exclusion totale des personnes homosexuelles de l’armée britannique par la mise en place de codes de conduites et de règles de tolérance mutuelle alors même que la première mesure réalisait plus sûrement l’objectif de « maintien de l’efficacité opérationnelle » de la troupe que la seconde[188]. Selon S. Van Drooghenbroeck, « sera tenue comme solution de rechange la mesure qui, sans pour autant dégager l’ensemble des bénéficies attachés à l’objectif précis fixé par l’État, réalise cependant une meilleure conciliation entre les intérêts opposés, un différentiel plus avantageux entre les bénéfices qu’elle génère et les préjudices qu’elle occasionne »[189]. Le contrôle tend alors à se rapprocher de l’examen de proportionnalité au sens strict, la solution de rechange devant faire l’objet d’une sorte de bilan « coût-avantage »[190]. Or, compte tenu de la radicalité du dispositif de géolocalisation, la Cour aurait pu envisager l’existence d’alternatives qui, sans conduire à une surveillance aussi extrême, auraient été à même de permettre des contrôles inopinés. Les solutions étaient nombreuses, comme celles consistant à prévoir une obligation de se localiser sur une demi-journée seulement, d’exclure l’obligation de présence dans un lieu et un créneau horaire quotidien ou, à l’inverse, d’obliger uniquement les sportifs à indiquer un lieu et un créneau horaire quotidien en les dispensant de préciser l’ensemble de leur emploi du temps, de prévoir des périodes – même brèves – de non-surveillance, d’imposer une obligation de renseigner la localisation uniquement à l’équipe dans les sports collectifs[191] ou encore d’imposer aux seuls clubs de mentionner le lieu de résidence lors d’un match à l’extérieur pour la réalisation des contrôles[192]. Rien de tout cela n’a été envisagé par les juges. Selon F. Sudre, cette abstention est d’autant plus critiquable que la Cour n’a pas contesté le peu de résultats positifs auquel conduisaient les contrôles dans le cadre de la géolocalisation[193].

 

C – Le contrôle de la balance des intérêts en présence

 

Le contrôle de la proportionnalité au sens strict – également appelé balance des intérêts – renvoie à l’exigence d’équilibre entre les inconvénients présentés par la disposition et ses bienfaits au regard de l’objectif poursuivi[194]. Ici, il ne s’agit plus de confronter les différents moyens de parvenir au but recherché pour retenir le moins attentatoire au droit fondamental, mais de « déterminer qui, de la liberté restreinte ou de l’intérêt promu par cette restriction, pèse “le plus lourd” »[195]. Si cette étape concentre en général l’essentiel du contrôle du juge[196], il se révèle très insuffisant en matière de géolocalisation des sportifs de haut niveau.

 

L’ampleur de l’atteinte à la liberté des sportifs

La restriction apportée à la liberté des sportifs est dans un premier temps étudiée. À cet égard, les juges refusent – unanimement – de reconnaître que la géolocalisation porte atteinte à leur liberté d’aller et venir : le Conseil d’État évoque l’« absence d’obstacle » à cette liberté[197] et la Cour européenne considère que l’article 2 du Protocole n° 4 relatif à la liberté de circulation n’est pas applicable en l’espèce et rejette le grief tiré de sa violation comme irrecevable[198]. Ce raisonnement a fait l’objet de critiques[199]. Même si le contenu de la liberté d’aller et venir n’est pas évident à définir, elle comprend indéniablement la liberté de se déplacer[200] qui se trouve doublement atteinte par le dispositif. D’une part, l’obligation de transmettre l’emploi du temps détaillé peut être comparée à un régime déclaratif de la liberté d’aller et venir, par définition restrictive de cette liberté. Les titulaires, avant de l’exercer, c’est-à-dire avant de se mouvoir, sont en effet tenus de déclarer à l’avance leur intention[201]. D’autre part, l’obligation de demeurer une heure par jour dans un endroit déterminé à l’avance limite matériellement les déplacements et, dans la mesure où le lieu choisi par les sportifs doit permettre la réalisation des contrôles, ces derniers se trouvent privés de la possibilité de se rendre où ils le désirent[202]. Alors que de simples contrôles d’identité peuvent être considérés comme restrictifs de la liberté d’aller et venir[203] et que le Conseil constitutionnel a jugé qu’il en était de même à propos des visites de véhicules[204], l’on peine à comprendre la logique ayant présidé à la solution en l’espèce. La Cour européenne avance le fait que les juridictions nationales n’ont pas « qualifi[é] l’obligation de localisation comme une restriction à la liberté d’aller et de venir et [ont] distingu[é] les contrôles selon qu’ils relèvent ou pas de l’autorité judiciaire »[205]. Cette assertion est critiquable, dans la mesure où le Conseil d’État ne motive pas ses décisions sur ce point. Du reste, lorsqu’il a été appelé, avec la Cour de cassation, à se prononcer sur des demandes de transmission de question prioritaire de constitutionnalité, ils se sont contentés de soutenir que le dispositif ne mettait pas en cause la liberté individuelle placée sous le contrôle de l’autorité judiciaire[206]. Or, la liberté individuelle, telle qu’interprétée par le Conseil constitutionnel, est désormais synonyme de droit à la sûreté et n’intéresse donc plus la liberté d’aller et venir, comme cela a pu être le cas dans le passé[207]. Selon F. Sudre, la Cour retient donc pour la première fois une conception étroite de la restriction à la liberté de circulation en l’appréhendant comme une mesure de surveillance relevant de l’autorité judiciaire alors que, jusque là, elle avait admis qu’une mesure administrative puisse méconnaître l’article 2 du Protocole n° 4[208]. La solution est d’autant plus contestable que la Cour relève que l’obligation faite à des requérants de se présenter à la police chaque fois qu’ils souhaitent changer de lieu de résidence ou rendre visite à leur famille ou à leurs amis constitue une restriction à la liberté de circulation examinée sous l’angle de l’article 2 du Protocole n° 4[209], alors même que ce dispositif impose moins de contraintes quotidiennes aux personnes assujetties que la géolocalisation.

S’agissant du droit à la vie privée, le Conseil d’État se refuse en 2011 à commenter l’ampleur de l’atteinte qui lui est portée, mais reconnaît par la suite que le dispositif « se révèle contraignant pour ces sportifs, notamment en les soumettant à l’obligation de fournir des renseignements précis et actualisés sur leur localisation »[210]. La Cour européenne des droits de l’homme se révèle plus prolixe[211]. Elle affirme notamment que le dispositif occasionne des « répercussions importantes » sur la vie quotidienne et considère que, compte tenu de l’ampleur des informations à fournir à l’AFLD et de la limitation de leur autonomie, des « atteintes significatives » sont portées à leur vie privée[212]. À cet égard, il est difficile de concevoir concrètement l’ampleur des restrictions apportées à ce droit tellement elles apparaissent considérables. Tout d’abord, les sportifs, tenus de transmettre leur emploi du temps détaillé, délivrent aux autorités des informations précises sur leur localisation, leurs lieux de résidence et activités, ce qui heurte frontalement leur droit à l’intimité, compris comme le droit de vivre autant qu’on le désire à l’abri des regards étrangers[213]. Ensuite, s’ils sont libres de choisir le lieu dans lequel ils doivent se rendre disponibles une heure par jour, ils sont parfois contraints, comme le relève la Cour, de le fixer à leur propre domicile[214], ce qui porte atteinte à leur droit à l’intimité, mais aussi à leur droit à la jouissance du domicile[215]. Dans la mesure où le dispositif impose la géolocalisation pendant les week-ends et les vacances, il limite également leur droit au respect de la vie privée et familiale[216]. Enfin, leur droit à l’épanouissement personnel, protégé par l’article 8 de la Convention, est atteint de plein fouet. Leur mode de vie leur est pleinement imposé, puisque l’ensemble de leur existence doit être planifié avec minutie et ne doit guère laisser de place à l’aléa ou à l’improvisation[217]. Il leur est par exemple impossible de prévoir une sortie entre amis au restaurant à la dernière minute, l’actualisation de leur planning devant avoir lieu au plus tard à 17 heures la veille[218]. Ils ne peuvent pas non plus se livrer aux activités qu’ils souhaitent : contraints de demeurer disponibles sept jours sur sept, il leur est impossible d’entreprendre un raid de plusieurs jours ou encore une sortie avec nuit en mer[219]. Dans la mesure où il les prive d’une grande partie de leur liberté de choix et de toute possibilité d’action spontanée, la géolocalisation contrarie profondément l’autonomie personnelle des sportifs de haut niveau et tend pratiquement à les déshumaniser en leur imposant une vie d’automate[220].

Il est dès lors difficile de comprendre le raisonnement du Conseil d’État qui, pour juger proportionnées les atteintes portées à la vie privée des sportifs, se contente d’affirmer que les dispositions en cause « encadrent strictement la localisation des lieux dans lesquels les contrôles de l’AFLD […] peuvent être diligentés ainsi que la période durant laquelle ces contrôles peuvent être effectués »[221]. S’il est vrai que les limitations dans le temps et dans l’espace d’une mesure restrictive de liberté contribuent généralement au constat de sa proportionnalité, de telles limitations sont difficiles à identifier en l’espèce. Les contrôles peuvent se dérouler dans tous les endroits intéressants l’activité sportive – lieux d’entraînement ou de compétition –, mais aussi dans tous lieux dès lors qu’il est choisi avec l’accord du sportif[222]. Le consentement est donc érigé en modalité d’encadrement du dispositif, ce qui apparaît douteux compte tenu des contraintes importantes pesant sur celui-ci à l’occasion d’un contrôle[223]. S’agissant de la période, les contrôles peuvent être réalisés non seulement pendant les manifestations sportives et les entraînements, mais aussi en dehors[224]. Dans ce cas, et en particulier lorsque le contrôle est réalisé au domicile du sportif, il était prévu, à l’époque où le Conseil d’État s’est prononcé, qu’il ne pouvait pas avoir lieu entre 21 heures et 6 heures du matin. Cette limitation temporelle – qui relevait d’un alignement sur le régime des perquisitions[225] – était déjà restreinte. Elle a été encore réduite par l’ordonnance de 2015[226] : désormais le créneau horaire a été repoussé à 23 heures et ne s’applique plus aux sportifs du « groupe cible » contrôlés au lieu de leur domicile ou de leur hébergement[227]. Les contrôles pouvant avoir lieu n’importe où et n’importe quand, la restriction apportée au droit à la vie privée apparaît substantielle.

 

La mise en balance avec le but poursuivi

Dans un second temps, la limitation de la liberté doit être mise en balance avec le but visé. Le résultat de l’opération dépend alors logiquement de l’importance attachée à ce dernier.

À cet égard, et dans la mesure où la défense de l’éthique sportive constitue le véritable objectif poursuivi par la lutte contre le dopage en général et la géolocalisation en particulier, la disproportion apparaît évidente[228]. Le sport constitue, par définition, un jeu. Le terme provient du vieux français desport qui signifie amusement[229] et il est défini comme une activité physique s’exerçant « sous forme de jeu ou de compétition »[230], « se présentant sous forme de jeux individuels ou collectifs »[231] ou encore « exercée dans le sens du jeu […] »[232]. Si les implications financières de l’activité sont non négligeables et qu’elle a toujours revêtu des fonctions importantes – éducatives, de santé ou encore culturelles[233] –, l’intérêt social qu’il convient de lui accorder ne doit pas être surestimé. Mise en balance avec l’ampleur – considérable – apportée à la liberté des sportifs de haut niveau, on peine à comprendre la validation du dispositif par les juges.

La solution de la Cour européenne des droits de l’homme peut être interprétée de deux façons. La première consiste à considérer que la Cour effectue un contrôle lacunaire de proportionnalité. Au lieu de rechercher si compte tenu de l’incidence de la mesure sur les droits des requérants, les moyens employés n’apparaissent pas excessifs au regard de l’importance du but poursuivi, elle se contente de vérifier que les conséquences de la mesure ne sont pas trop importantes sur les droits des justiciables. En d’autres termes, le contrôle de proportionnalité de l’ingérence ne s’effectue pas vis-à-vis de l’importance du but légitime, mais uniquement au regard de l’impact sur les droits et libertés des individus[234]. Ce type de contrôle de proportionnalité est relativement classique de la part de la Cour lorsque le but invoqué par l’État est d’ordre axiologique[235]. Il révèle une volonté des juges de reconnaître une marge d’appréciation à l’État[236], d’autant plus marquée lorsqu’est en cause une affaire impliquant, comme en l’espèce, des « questions scientifiques, juridiques et éthiques complexes »[237]. La Cour se contente alors de vérifier l’existence de garanties procédurales profitant aux sportifs de haut niveau. Elle constate que le cadre législatif et réglementaire du dispositif « ne saurait être sous-estimé » de ce point de vue[238]. Outre la qualité de la loi française, la durée de validité de la décision d’inscription d’un sportif dans le groupe cible est limitée à un an, même renouvelable, et un recours juridictionnel existe pour contester l’inscription dans le groupe cible ou la sanction en cas de manquement aux obligations de localisation[239].

Il est également possible de considérer que le Conseil d’État et la Cour confèrent une importance excessive à l’enjeu de la lutte contre le dopage au service de la défense de l’éthique sportive. La Cour affirme à cet égard ne pas sous-estimer l’impact que les obligations de localisation ont sur la vie privée des requérants, mais relève que « les motifs d’intérêt général qui les rendent nécessaires sont d’une particulière importance et justifient […] les restrictions apportées aux droits que leur accorde l’article 8 de la Convention »[240]. La sévérité de cette solution, consistant à valider un système profondément intrusif dans la vie privée des individus au motif qu’il vise à faire respecter des règles sportives, d’ailleurs non sanctionnées pénalement[241], constitue une illustration du « mythe sportif » déjà évoqué. Le sport apparaît ici différent des autres activités sociales, compte tenu de son rôle de modèle de société[242]. Selon I. Quéval, il représente « une pureté morale surinvestie, une fabrique de hérons “irréprochables”, un laboratoire de la performance humaine incarnant l’idée de progrès »[243]. A. Ehrenberg soutient également qu’il « met en scène l’image la plus populaire qui soit de l’égalité du mérite : ce que la vie devrait être pour chacun d’entre nous si elle était juste… »[244]. Dans la mesure où le dopage détruit les différents éléments constitutifs du mythe, à savoir le respect de la règle sportive, l’égalité, la loyauté[245] ou encore la quête de la santé[246], les règles visant à l’éradiquer n’intéressent pas uniquement le milieu sportif, mais l’ensemble de la société qui le prend pour modèle. Le dopage sportif se révèle alors « plus inacceptable que n’importe quelle performance sociale acquise par les mêmes moyens, mais non investie des mêmes valeurs symboliques »[247]. Pour préserver le mythe de la pureté du sport et de sa noblesse, la lutte contre le dopage doit donc conduire à identifier quelques boucs émissaires, mais pas davantage sous peine de voir l’ensemble de l’édifice s’effondrer[248]. Ces sportifs, parce qu’ils trahissent leur rôle mythique consistant à être exemplaire[249], parce qu’ils dérogent à l’idéal et déçoivent « l’investissement social fait sur [leur] […] image » peuvent être punis plus durement que les autres. Acteurs principaux d’un spectacle sportif qualifié d’« opium des peuples » par certains, car permettant de camoufler ou d’embellir la réalité sociale existante[250], ils sont véritablement honnis lorsqu’ils ne se conforment pas à leur image d’êtres au-dessus de l’ordinaire social[251]. La sévérité du dispositif traduit alors l’importance de ce déshonneur…

En outre, même si l’on admettait que la santé publique soit en cause, le contrôle de proportionnalité stricto sensu devrait malgré tout conduire à invalider la géolocalisation, beaucoup trop intrusive. A. Bretonneau soutient, à propos de la géolocalisation des salariés, que « le test de proportionnalité n’est remporté qu’à condition de démontrer qu’aucun autre outil ne permet d’atteindre un niveau satisfaisant de contrôle au regard des besoins légaux de l’employeur, même si ce degré satisfaisant n’est, par rapport à l’infaillibilité de la géolocalisation, qu’un optimum dégradé »[252]. Or, les mesures alternatives déjà envisagées[253], telles que l’obligation de se géolocaliser en demi-journée uniquement ou encore celle consistant à ne pas imposer de demeurer dans un lieu déterminé 60 minutes par jour pourraient, comme la géolocalisation actuelle, mais avec un degré moindre, permettre les contrôles inopinés et présenter un effet dissuasif. En outre, même en l’absence de mesures alternatives, la disponibilité constante demandée aux sportifs, l’obligation de transmettre l’ensemble de leur emploi du temps et le fait qu’ils puissent être contrôlés 24 heures sur 24 et sept jours sur sept pèsent trop lourd dans une balance des intérêts mettant en jeu non l’objectif maximal atteignable, mais l’objectif acceptable à atteindre dans une société démocratique[254]. Le raisonnement de l’avocat général H. Saugmandsgaard dans ses conclusions sur l’affaire Télé2 Sverige AB de la Cour de justice de l’Union européenne peut être transposé à l’espèce (d’autant plus que la géolocalisation a été comparée par certains sportifs à l’implantation de puces électroniques) : « [l]a spécificité de l’exigence de proportionnalité stricto sensu, par rapport aux exigences de caractère approprié et nécessaire, peut être illustrée par l’exemple suivant. Imaginons qu’un État membre impose l’injection d’une puce électronique de géolocalisation à toute personne résidant sur son territoire, cette puce permettant aux autorités de retracer les allées et venues de son porteur au cours de l’année écoulée. Une telle mesure pourrait être considérée comme étant “nécessaire” si aucune autre mesure ne permet d’atteindre le même degré d’efficacité dans la lutte contre les infractions graves. Cependant […] une telle mesure serait disproportionnée dans une société démocratique, étant donné que les inconvénients résultant de l’atteinte aux droits à l’intégrité physique, au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel seraient démesurés par rapport aux avantages en découlant dans la lutte contre les infractions graves »[255]. P. Collomb, pour souligner la disproportion de la géolocalisation comme instrument de protection de santé publique, insiste également sur le fait que les mesures prises en matière de lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme – qui représentent 12% de la mortalité en France – n’apparaissent pas coercitives contre les fumeurs ou consommateurs et visent la protection des tiers[256]. Partant « l’interdiction de recourir à certains produits est déjà extrêmement remarquable et, a fortiori, l’obligation de localisation excessive »[257].

Pour conclure, la géolocalisation ne vise vraisemblablement pas à protéger la santé des sportifs de haut niveau et apparaît inadéquate à défendre celle de l’ensemble des sportifs ou de la population. La protection de l’éthique sportive constitue le véritable motif de la restriction – substantielle – apportée à la liberté des individus géolocalisés. À cet égard, la mesure attente non seulement à leur liberté d’aller et venir – malgré le refus des juges de le reconnaître –, mais aussi à leur droit à la vie privée. Le mythe sportif pourrait expliquer le refus du Conseil d’État et de la Cour européenne de relever la disproportion – pourtant évidente – du dispositif. Seul le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé. Toutefois, compte tenu du filtre exercé par le juge administratif, il est peu probable qu’il soit un jour saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité en la matière[258]. Si tel était le cas, rien n’assurerait d’ailleurs qu’il rende une décision contredisant celle de la Cour européenne des droits de l’homme. Dès lors, ces « héros de la collectivité »[259] semblent condamnés, au nom du mythe sportif, à connaître une véritable « capitis diminutio en termes de droits fondamentaux »[260], d’autant plus inquiétante qu’elle ne résulte pas seulement du dispositif de géolocalisation. Il est par exemple prévu – à propos du déroulement du contrôle antidopage lui-même – que le sportif doive « retirer ses vêtements entre la taille et les genoux, pour donner au témoin […] une vue sans restriction de la fourniture de l’échantillon »[261] et que ce dernier observe « la fourniture de l’échantillon d’urine […], en ajustant sa position afin d’avoir une vue précise de l’échantillon quittant les corps du sportif »[262]. Une telle procédure interroge alors sur le respect de l’article 3 de la Convention interdisant les traitements inhumains et dégradants. Les sportifs de haut niveau connaissent donc – indubitablement – le revers de la médaille…

 

 

[1] AMEISEN M., « Table ronde sur le thème de l’éthique du sport », Le sport c’est la santé ?, Cahiers de l’INSEP, 2008, n° 41, p. 329.

[2] Voir récemment la décision du Conseil constitutionnel sanctionnant le défaut d’impartialité de la procédure de sanction de l’agence antidopage : décision du 2 février 2018, n° 2017-688 QPC, M. Axel N et voir les deux requêtes actuellement pendantes devant la CrEDH soutenant le manque d’indépendance du Tribunal arbitral du sport. : req. n° 4575/10 introduite le 13 juillet 2010, Adrian Mutu c/ Suisse ; et req. n° 67474/10 introduite le 11 novembre 2010, Claudia Pechstein c/ Suisse. Sur cette question en général : SOLA G., Sportifs et droits fondamentaux, Thèse, Droit Lyon II, 2009, dactyl.

[3] ELBE A.-M. BADAULT B. et OVERBYE M., « L’impact psychologique de la réglementation antidopage sur les athlètes », Psychologie du dopage, HAUW D. (dir.), de boeck supérieur, Ouvertures psychologiques, 2016, p. 242.

[4] L’article L. 232-9 du Code des sports interdit la détention et l’utilisation, sans raison médicale dûment justifiée, de substance ou méthode interdites (figurant sur une liste).

[5] Art. L. 232-13-1 du Code du sport.

[6] Art. L. 232-13-2 du Code du sport.

[7] Art. L. 232-14 du Code du sport.

[8] Art. L. 232-15 du Code du sport.

[9] Ibid.

[10] Délibération n° 54 du 18 octobre 2007 portant modalités de transmission et de gestion des informations de localisation des sportifs faisant l’objet de contrôles individualisés et de sanctions en cas de manquement, JORF n° 0283 du 6 décembre 2007 texte n°82. Voir aussi la délibération n° 2014-145 du 3 décembre 2014 modifiant la délibération n° 54 rectifiée des 12 juillet 2007 et 18 octobre 2007 portant modalités de transmission et de gestion des informations de localisation des sportifs faisant l’objet de contrôles individualisés et de sanctions en cas de manquement, JORF n°0286 du 11 décembre 2014 texte n° 77.

[11] Art. 2 de la délibération n° 54.

[12] Art. 7 de l’annexe de la délibération n° 54. En cas de circonstances exceptionnelles et à condition d’avoir préalablement tenté par tout moyen de prévenir l’AFLD, il lui est possible de modifier sa localisation jusqu’au début du créneau horaire.

[13] Art. 3 de l’annexe de la délibération n° 54.

[14] Art. 13 de l’annexe de la délibération n° 54.

[15] Notamment : COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », JCP G, 2011, 564, LAPOUBLE J.-C., « La localisation des sportifs : une atteinte excessive à la vie privée ou quand Big brother s’invite chez les sportifs », RTDH, 2011, n° 8, pp. 901-912 ; RASCHEL E., « Aspects répressifs de la loi du 1er février 2012 en matière de lutte contre le dopage », Les Cahiers de droit du sport, 2012, n° 27, pp. 119-124.

[16] Voir récemment l’argumentation des requérant devant la Cour : CrEDH, 18 janvier 2018, Fédération nationale des associations et des syndicats sportifs (FNASS) et autres c/ France, n° 48151/11 et 77769/13, JCP G, 2018, n° 8, 225, note SUDRE F., RDLF, 2018, chron. n° 9, note MAISONNEUVE M., Jurisport, 2018, n° 184, p. 10, note MONDOU J., Droit administratif, 2018, n° 3, p. 9, §. 125. Également : LAPOUBLE J.-C., « La localisation des sportifs : une atteinte excessive à la vie privée ou quand Big brother s’invite chez les sportifs », op. cit., p. 905 ; FRUMER P., « L’arbitrage sportif, la lutte contre le dopage et le respect des droits fondamentaux des sportifs : une incertitude peu glorieuse », RTDH, 2016, n° 108, p. 843.

[17] Définition de la géolocalisation du dictionnaire Larousse. Accessible en ligne : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/géolocalisation/10910233

[18] Délibération CNIL n° 2015-165 du 4 juin 2015 portant adoption d’une norme simplifiée concernant les traitements automatisés de données à caractère personnel mis en œuvre par les organismes publics ou privés destinés à géolocaliser les véhicules utilisés par leurs employés ; GARDIN A., « Géolocalisation du véhicule du salarié : quand finalité, proportionnalité et fiabilité font loi », RDT, 2015, p. 544.

[19] Elle juge que l’utilisation d’un système de géolocalisation pour assurer le contrôle de la durée de travail est exclue lorsque le salarié dispose d’une liberté d’organisation du travail et lorsque le contrôle peut être fait par d’autres moyens, ce qui limite très fortement les possibilités d’y avoir recours. Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-18.036, RDT, 2012, n° 3, note BOSSU B. et MORGENROTH T., CCE, 2012, n° 3, p. 35, note LEPAGE A. De même, une autre jurisprudence impose la consultation des inspecteurs du travail en cas de mise en place d’un système de géolocalisation dans les véhicules d’une société en vue de les tracer en cas de vol, au motif qu’il s’agit nécessairement d’un projet important pouvant affecter les conditions de travail des salariés. Cass. soc., 25 janvier 2016, n° 14-17.227, Cahiers sociaux du Barreau de Paris, 2016, n° 283, p. 153, note CANUT F.

[20] CNIL, délib. n° 2006-066 du 16 mars 2006 portant adoption d’une recommandation.

[21] BOSSU B. et MORGENROTH T., « La géolocalisation ne doit pas être détournée de sa finalité », note sous Cass. soc., 3 novembre 2011, op. cit., p. 56.

[22] BODIN D. et SEMPÉ G., « Faut-il légaliser le dopage ? », Revue du MAUSS, 2012/2, n° 40, p. 330.

[23] Ordonnance n° 2010-379 du 14 avril 2010. Cette ordonnance a mis le droit français en conformité avec le Code mondial antidopage. MARAMAYOU J.-M., « La mise en conformité du code du sport avec les principes du Code mondial antidopage », LPA, 2011, n° 72, p. 14.

[24] Loi n° 2012-158 du 1er février 2012 visant à renforcer l’éthique du sport et les droits des sportifs.

[25] CE, 24 février 2011, n° 340122, Union nationale des footballeurs professionnels, D., 2012, p. 704, spéc. 707, obs. DUDOGNON C., AJDA, 2011, p. 984, JCP G, 2011, p. 564, note COLLOMB P., Les Cahiers de droit du sport, 2011, n° 24, p. 68, note COLIN F. et n° 23, p. 79, note LAPOUBLE J.-C.

[26] CE, 29 mai 2013, n° 364839, AJDA, 2013, p. 1720, Les Cahiers de droit du sport, 2013, n° 32, p. 191, note COLIN F. « Un an de sport dans le droit de la communication », CCE, 2013, chron. 10, §. 3, note RABU G. ; CE, 18 décembre 2013, n° 364839 et 368890, Les Cahiers de droit du sport, 2014, n° 35, p. 160, note COLIN F.

[27] CE, 9 juillet 2014, n° 373304, Les Cahiers de droit du sport, 2014, n° 38, p. 78, note COLIN F., CCE, 2014, n° 11, p. 22, LPA, n° 105, p. 14, Chronique de droit du sport.

[28] Cass. 1re civ., 16 octobre 2013, n° 13-15.146, D., 2013, p. 2750, note BRIGNON B.

[29] La solution fait à cet égard écho à la décision Bergoend du Tribunal des conflits relative à la voie de fait : TC, 17 juin 2013, Bergoend c/ Société ERDF Annecy Léman, n° 3911.

[30] Cass. 1re civ., 16 octobre 2013, n° 13-15.146, op. cit.

[31] BRIGNON B., « Les sportifs ne sont pas libres d’aller et venir (ou le rejet par la Cour de cassation de la QPC relative à l’obligation de localisation », D., 2013, p. 2750.

[32] CE, 29 mai 2013, op. cit., considérant n° 5.

[33] CE, 29 mai 2013, op. cit., considérant n° 6.

[34] Cass. 1re civ., 16 octobre 2013, op. cit.

[35] CrEDH, 18 janvier 2018, Fédération nationale des associations et des syndicats sportifs (FNASS) et autres c/ France, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit.

[36] CrEDH, 18 janvier 2018, FNASS et autres c/ France, op. cit., §. 89.

[37] Fédération nationale des associations et syndicats sportifs.

[38] CrEDH, 18 janvier 2018, FNASS et autres c/ France, op. cit., §. 95 et §. 103. Elle a constaté que l’exigence d’épuisement des voies de recours était satisfaite pour les autres requérants (§. 104 et s.)

[39] CrEDH, 18 janvier 2018, FNASS et autres c/ France, op. cit., §. 159.

[40] CrEDH, 18 janvier 2018, FNASS et autres c/ France, op. cit., §. 163.

[41] CrEDH, 18 janvier 2018, FNASS et autres c/ France, op. cit., §. 164-165.

[42] CrEDH, 18 janvier 2018, FNASS et autres c/ France, op. cit., §. 167-191.

[43] CrEDH, 18 janvier 2018, FNASS et autres c/ France, op. cit., §. 199.

[44] ROMAN D., « “A corps défendant”. La protection de l’individu contre lui-même », D., 2007, p. 1284.

[45] MAURER H., Droit administratif allemand, trad. M. Fromont, LGDJ, Manuel, 1995, p. 248, n° 17.

[46] MAISONNEUVE M., « La CEDH et les obligations de localisation des sportifs : le doute profite à la conventionnalité de la lutte contre le dopage », RDLF, 2018, chron. n° 9.

[47] SUDRE F., « Droit au respect de la vie privée – Priorité au contrôle antidopage sur la vie privée du sportif », note sous CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, JCP G, 2018, n° 8, 225.

[48] Définition donnée par le CNTRL. Accessible en ligne : http://www.cnrtl.fr/definition/santé

[49] D’ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme relève l’existence d’un « vaste consensus des autorités médicales, gouvernementales et internationales pour dénoncer et combattre les dangers que le dopage représente pour l’organisme des sportifs qui s’y livrent ». CrEDH, 18 janvier 2018, FNASS et autres c/ France, op. cit., §. 171.

[50] « Lutte contre dopage : avoir une longueur d’avance », rapport de M. Jean-Jacques LOZACH, fait au nom de la Commission d’enquête sur la lutte contre le dopage, n° 782 tome I (2012-2013), 17 juillet 2013 : « si les effets indésirables des produits dopants sont connus, il manque à la lutte contre le dopage des indicateurs sanitaires fiables reposant sur des données épidémiologiques précises (mortalité, morbidité…) » (voir la partie sur les dangers du dopage) ; COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », op. cit. ; RASCHEL E., « Aspects répressifs de la loi du 1er février 2012 en matière de lutte contre le dopage », op. cit., p. 123.

[51] KEYSER B. et BROERS B., « La politique antidopage : regards croisés », Psychologie du dopage, op. cit., p. 56.

[52] Ibid.

[53] LOPEZ B., « Creating fears : the “doping death”, risk communication and the anti-doping campaign », International Journal of Sport Policy and Politics, 6, 1-13, 2013.

[54] KEYSER B. et BROERS B., « La politique antidopage : regards croisés », op. cit., p. 57.

[55] MAISONNEUVE M., « La CEDH et les obligations de localisation des sportifs : le doute profite à la conventionnalité de la lutte contre le dopage », op. cit.

[56] Voir l’alinéa 2 des articles 8 à 11 de la Convention ; l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politique ou encore l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales disposant que « [l] a police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique ».

[57] Notamment voir §. 171 ou §. 175.

[58] Notamment : CE, 24 février 2011, op. cit. ; CE, 29 mai 2013, op. cit., considérant n° 6.

[59] COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », op. cit.

[60] Ministère de la ville, de la jeunesse et des sports et INJEP, Les chiffres clefs du sport, mars 2017, n° 19. Rapport accessible en ligne : https://fr.calameo.com/read/0047233181e8d93b9134c

[61] ARMAND G., « L’ordre public de protection individuelle », RRJ, 2004, n° 2, pp. 1583-1646.

[62] DESGORCES R., « Agir contre soi », RRJ, 2003, n° 1, spéc. p. 40 ; FABRE-MAGNAN M., « Le domaine de l’autonomie personnelle. Indisponibilité du corps humain et justice sociale », D., 2008, p. 31.

[63] « [L] a condition humaine correspond à un postulat de liberté ». SAVATIER R., Les métamorphoses économiques et sociales du droit civil d’aujourd’hui. Première série. Panorama des mutations, Dalloz, 3e éd., 1964, p. 47, n° 40. Sur les inconvénients présentés par la protection de la personne contre elle-même, voir FELDMAN J.-P., « Faut-il protéger l’homme contre lui-même ? La dignité, l’individu et la personne humaine », La liberté du consentement, le sujet, les droits de l’homme et la fin des « bonnes mœurs » 1, Droits, 2008, n° 48, p. 103 ; GUTMANN G., « Les droits de l’homme sont-ils l’avenir du droit ? », Mélanges en hommage à François Terré, l’avenir du droit, Dalloz, PUF, éd. JurisClasseur, 1999, pp. 329 et s., spéc. p. 336.

[64] ROMAN D., « “À corps défendant”, la protection de l’individu contre lui-même », op. cit., p. 1285.

[65] CrEDH, 29 avril 2002, Pretty c/ Royaume-Uni, n° 2346/02, Journal du droit international (Clunet), 2003, n° 2, p. 535, note DECAUX E. et TAVERNIER P., Droit et patrimoine, 2002, n° 110, p. 83, note LOISEAU G., JCP G, 2003, n° 15, p. 676, note GIRAULT C., AJDA, 2003, n° 26, p. 1383, note LE BAUT-FERRARÈSE B., §. 62.

[66] FELDMAN J.-P., « Faut-il protéger l’homme contre lui-même ? La dignité, l’individu et la personne humaine », op. cit., p. 103.

[67] Selon J.-M. Denquin, il convient d’éviter de chercher à faire le bonheur des gens sans eux, voire contre eux. DENQUIN J.-M., « Sur les conflits de libertés », Mélanges offerts au Professeur Robert-Édouard Charlier, service public et libertés, éd. de l’Université et de l’Enseignement Moderne, 1981, p. 554. Voir également : ARMAND G., « L’ordre public de protection individuelle », op. cit., p. 1646.

[68] Ibid.

[69] ARMAND G., « L’ordre public de protection individuelle », op. cit., p. 1618.

[70] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 175.

[71] PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, Presse universitaire du Mirail, Chemins cliniques, 2007, p. 128.

[72] PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, op. cit., p. 130.

[73] « Un sportif de haut niveau est forcément intelligent », interview de M. Salmi, Psychologue à l’INSEP, Le Nouvel Obs, 9 novembre 2012. Consulté en ligne le 27 avril 2018 : https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-sport/20121209.RUE4102/un-sportif-de-tres-haut-niveau-est-forcement-intelligent.html

[74] Cf. infra.

[75] YONNET P. CHAUDEL V. et FÉRAUD-COURTIN M., « Le sportif d’élite de demain, un produit de la société certifié conforme ? », Où va le sportif d’élite ? Les risques du star system, Dalloz, Presaje, 2006, p. 38.

[76] QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Bibliothèques des sciences humaines, MRF, Gallimard, p. 224.

[77] YONNET P. CHAUDEL V. et FÉRAUD-COURTIN M., « Le sportif d’élite de demain, un produit de la société certifié conforme ? », op. cit., p. 35 ; POUX D., « Problèmes posés par la traumatologie des sports de compétition aux médecins praticiens », Le sport c’est la santé ?, Cahiers de l’INSEP, 2008, n° 41, p. 145.

[78] YONNET P., Systèmes de sport, Gallimard, 1998, p. 202.

[79] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, §. 175.

[80] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, §. 120.

[81] YONNET P. CHAUDEL V. et FÉRAUD-COURTIN M., « Le sportif d’élite de demain, un produit de la société certifié conforme ? », op. cit., p. 35.

[82] FAUCHER B., La santé du sportif professionnel salarié, PUAM, Collection du Centre de Droit du Sport, 2015, p. 201.

[83] QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 273.

[84] YONNET P., Systèmes de sport, op. cit., pp. 206 et s.

[85] QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., pp. 273-274.

[86] QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 274.

[87] Sur les difficultés de distinguer les méthodes « naturelles » de celles « artificielles » en matière sportive : QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., spéc. pp. 274-275.

[88] Notamment : CE, 24 février 2011, op. cit. ; CE, 9 juillet 2014, op. cit., considérant n° 6.

[89] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 165.

[90] Le contenu de l’article L. 1411-1du Code de la santé publique, qui précise le champ couvert par la politique de santé publique, révèle que cette dernière intéresse l’ensemble de la population, mais aussi une partie de celle-ci. Est évoqué « la surveillance et l’observation de l’état de santé de la population » ou encore « la promotion de la santé maternelle et infantile ».

[91] Ministère de la ville, de la jeunesse et des sports et INJEP, Les chiffres clefs du sport, mars 2017, n° 1. Rapport accessible en ligne : https://fr.calameo.com/read/0047233181e8d93b9134c

[92] Ministère de la ville, de la jeunesse et des sports et INJEP, Les chiffres clefs du sport, mars 2017, n° 5.

[93] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 176. Voir le rapport de l’Académie nationale de médecine intitulé « La lutte contre le dopage : un enjeu de santé publique » de 2012 et celui de M. Jean-Jacques LOZACH, « Lutte contre dopage : avoir une longueur d’avance », op. cit.

[94] REEDIE C., « « La lutte antidopage : un enjeu préoccupant tant pour la société que pour le sport », Déclaration du Président de l’Agence mondiale antidopage, 2 février 2015, accessible en ligne : https://www.wada-ama.org/fr/media/nouvelles/2015-02/la-lutte-antidopage-un-enjeu-preoccupant-tant-pour-la-societe-que-pour-le

[95] PARQUET J.-F., « Quelques aspects cliniques du dopage et des conduites dopantes », Psychologie du dopage, op. cit., p. 24.

[96] ROMAN D., « “A corps défendant”. La protection de l’individu contre lui-même », op. cit., p. 1287.

[97] KEYSER B. et BROERS B., « La politique antidopage : regards croisés », op. cit., p. 56.

[98] Comme on le verra infra.

[99] COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », op.cit.

[100] Voir l’ordonnance n° 2000-548 du 15 juin 2000.

[101] Voir l’ordonnance n° 2006-596 du 23 mai 2006.

[102] DE SELVA I., « L’adoption du Code du sport, consécration pour le droit du sport ? », AJDA, 2007, 1623 ; GENEVOIS B., « La lutte contre le dopage dans le sport : une mission de service public en sport », Le service public, Liber amicorum en l’honneur de Marcel Long, Dalloz, 2016, p. 223.

[103] FAUCHER B., La santé du sportif professionnel salarié, op. cit., p. 35.

[104] Code mondial antidopage, version 2015 avec les amendements de 2018, p. 14.

[105] COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », op. cit. ; BOURG J.-F., « Le champion et le marché : l’avenir du dopage », Où va le sportif d’élite ? Les risques du star system, op. cit., p. 183.

[106] Notamment : CE, 24 février 2011, op. cit.

[107] CE, 13 avril 2005, n° 258190, Fédération française de paint ball sportif, Lebon, p. 147 ; CE, 26 juillet 2006, , n° 285529, Fédération française de bridge, Lebon, p. 1080.

[108] LEMAIRE F., « La définition juridique du sport », JCP A, 2008, n° 30, 2181.

[109] BOUET M., Signification du sport, Éditions Universitaires, 1968 ; Les motivations des sportifs, Editions Universitaires, 1969.

[110] PIGEASSOU C., « Les éthiques dans le sport : voyage au cœur de l’altérité », Corps et culture [En ligne], 1997, n° 2, mis en ligne le 12 octobre 2007, consulté le 3 mai 2018 : http://journals.openedition.org/corpsetculture/316.

[111] SCHOETTL E., « Réflexions sur l’ordre public immatériel », RFDA, 2018, p. 327.

[112] Ibid.

[113] À propos de la dignité de la personne humaine par exemple : CAYLA O., « Dignité humaine : le plus flou des concepts », Le Monde, 31 janvier 2003, p. 14 ; SAINT-JAMES V., « Réflexions sur la dignité de l’être humain en tant que concept juridique du droit français », D., 1997, pp. 61-66. À propos des bonnes mœurs : LOCHAK D., « Le droit à l’épreuve des bonnes mœurs », Les bonnes mœurs, CHEVALLIER J. (dir.), PUF, 1994, spéc. pp. 35 et s.

[114] KORNBECK J., « The Naked Spirit of Sport : “A Framework for Revisiting the System of Bans and Justifications in the Worl Anti-doping Code” », Sport, Ethics and Philosophy, 7(3), 313330, 2013, p. 323.

[115] MCNAMEE M. et BLOODWORTH A., « Éthique, dopage et esprit sportif », Psychologie du dopage, op. cit., p. 45.

[116] Est évoqué autant le « rapprochement entre les peuples », la « solidarité et la fraternité, le respect et la compréhension mutuels, la reconnaissance de l’intégrité et de la dignité des êtres humains » (Voir le Préambule de la Charte internationale de l’éducation physique et du sport de 1978 de l’UNESCO : http://www.unesco.org/education/pdf/SPORT_F.PDF) que la « protection de la santé, dans l’éducation morale, culturelle et physique » ou encore « la promotion de la compréhension internationale et de la paix » (Voir le Préambule de Convention internationale contre le dopage dans le sport de 2005 de l’UNESCO.)

[117] Code mondial antidopage, version 2015 avec les amendements de 2018, p. 14.

[118] QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 273 ; GENEVOIS B., « La lutte contre le dopage dans le sport : une mission de service public en sport », op. cit., p. 223.

[119] PIGEASSOU C., « Les éthiques dans le sport : voyage au cœur de l’altérité », Corps et culture [En ligne], 1997, n° 2, mis en ligne le 12 octobre 2007, consulté le 9 mai 2018 : http://journals.openedition.org/corpsetculture/316

[120] SAVULESCU J., FODDY B. et CLAYTON M., « Why we should allow performance enhancing drugs in sport », British Journal of Sports Medicine, 38, 666-670, 2004.

[121] « Citius, altus, fortius ». Elle a été proposée par le Baron Pierre de Coubertin lors du Congrès international athlétique de Paris en juin 1894. FAUCHER B., La santé du sportif professionnel salarié, op. cit., p. 209.

[122] MIGNON P., « Le dopage : état des lieux sociologique », Documents du CESAMES, Université René Descartes, Paris V, 2002, n° 10, pp. 51 et s.

[123] v° Dopage, in dictionnaire Larousse. Accessible en ligne : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sport/74327?q=sport#73493

[124] QUEVAL I., « Table ronde », Le sport c’est la santé ?, Cahiers de l’INSEP, 2008, n° 41, p. 345.

[125] GABORIAU P., Les spectacles sportifs. Grandeurs et décadences, L’Harmattan, Logiques sociales, 2003, p. 51.

[126] BOURG J.-F., « Le champion et le marché : l’avenir du dopage », op. cit., p. 177.

[127] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 166.

[128] Selon elle, il est « assez artificiel […] d’établir une distinction rigide entre la protection “des droits et libertés d’autrui” et celle “de la morale”. La seconde peut impliquer […] la défense des intérêts et du bien-être moraux d’une fraction donnée de [la société] ». CrEDH, Dudgeon c/ Royaume-Uni, 22 octobre 1981, n° 7525/76, JDI, 1985, p. 185, chron. ROLLAND P., GACEDH n° 44, §. 47.

[129] BIRDEN E., La limitation des droits de l’homme au nom de la morale. Étude de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Institut universitaire Varenne, Thèses, 2015, n° 532.

[130] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 155 et s.

[131] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 166.

[132] KOUBI G., « Le droit aux loisirs », RDSS, 2014, n° 1, p. 81.

[133] Comme on le verra infra.

[134] Pour reprendre l’expression de B. Bonnet. : « La CrEDH et la dissimulation du visage dans l’espace public – quand la marge nationale d’appréciation fait droit », note sous CrEDH, Gr. Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, JCP G, 2014, n° 29, 835.

[135]CrEDH, Gr. Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c/ Francen° 43835/11, JCP G, 2014, act. 826, obs. SURREL H., n° 29, 835, note BONNET B., n° 39, 74, note LEVADE A., RDLF, 2014, chron. n° 23, note BLAY-GRABARCZIK K.

[136] BONNET B., « La CrEDH et la dissimulation du visage dans l’espace public – quand la marge nationale d’appréciation fait droit », JCP G, 2014, n° 29, 835.

[137] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 120.

[138] TPICE, 30 septembre 2004, aff. T-313/02, Meca-Medina et Majcen c/ Commission CE, JCP G, 2005, II, 10124, note ALVES C. M, pt 144.

[139] MIÈGE C., « Contrôle d’une réglementation anti-dopage au regard des règles communautaires de concurrence », note sous CJCE, 18 juillet 2006, aff. C-519/04, P, Meca-Medina et Majcen c/ Commission CE, JCP G, 2006, II, 10194.

[140] TPICE, 30 septembre 2004, op. cit., pt 45.

[141] TPICE, 30 septembre 2004, op. cit., pt 47.

[142] CJCE, 18 juillet 2006, aff. C-519/04, P, Meca-Medina et Majcen c/ Commission CE, spéc. pts 25 et 26, JCP G, 2006, II, 10194, note MIÈGE C.

[143] ICARD P., « La spécificité du sport menacé ? », D., 2007, p. 635.

[144] GABORIAU P., Les spectacles sportifs. Grandeurs et décadences, op. cit., p. 50.

[145] PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, op. cit., p. 30.

[146] QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 291.

[147] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 165.

[148] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 164.

[149] FRUMER P., « L’arbitrage sportif, la lutte contre le dopage et le respect des droits fondamentaux des sportifs : une incertitude peu glorieuse », op. cit., p. 838.

[150] BLANC-FILY C., Les valeurs dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Essai critique sur l’interprétation axiologique du juge européen, Bruylant, 2016, p. 523, n° 813.

[151] COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », op. cit. ; RASCHEL E., « Aspects répressifs de la loi du 1er février 2012 en matière de lutte contre le dopage », op. cit., p. 123 ; MAISONNEUVE M., « La CEDH et les obligations de localisation des sportifs : le doute profite à la conventionnalité de la lutte contre le dopage », op. cit.

[152] Cette définition a été donnée par la Cour constitutionnelle allemande. BverfGE 16, 147 (180)

[153] SIMON D., « Le contrôle de proportionnalité exercé par la Cour de justice des Communautés européennes », LPA, 2009, n° 46, p. 20.

[154] MAURER H., Droit administratif allemand, op. cit., p. 248, n° 17.

[155] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 122.

[156] « Lutte contre dopage : avoir une longueur d’avance », rapport de M. Jean-Jacques LOZACH, fait au nom de la Commission d’enquête sur la lutte contre le dopage, op. cit. ; KAYSER B. et MAURON A., « En termes de santé publique, la guerre antidopage pourrait bien être un non-sens », Le Monde, mis en ligne le 8 septembre 2010, consulté le 4 juin 2018 : https://www.lemonde.fr/sport/article/2010/09/08/en-termes-de-sante-publique-la-guerre-antidopage-pourrait-bien-etre-un-non-sens_731067_3242.html

[157] BRIGNON B., « La lutte contre le dopage en France est-elle efficace ? », D., 2013, Point de vue, p. 2530.

[158] BODIN D. et SEMPÉ G., « Faut-il légaliser le dopage ? », op. cit., pp. 321 et s.

[159] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 188.

[160] Récemment : « Dopage en Russie : après l’athlétisme, le biathlon ? », L’Express, mis en ligne le 11 avril 2018, consulté le 2 juin 2018 : https://www.lexpress.fr/actualites/1/sport/biathlon-la-russie-soupconnee-d-avoir-corrompu-la-federation-internationale-le-monde_1999428.html. La Cour affirme que : « […] le caractère prétendument endémique du dopage dans le monde sportif ne saurait remettre en cause la légitimité de la lutte destinée à le juguler mais justifie au contraire la volonté des autorités publiques de la mener à bien ». CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 188.

[161] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 183.

[162] VAN DROOGHENBROECK S., La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, Bruylant, Publications des Facultés universitaires Saint Louis Bruxelles, 2001, pp. 174 et s., n° 224 et s.

[163] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 127 et s.

[164] SUDRE F., « Droit au respect de la vie privée – Priorité au contrôle antidopage sur la vie privée du sportif », note sous CrEDH, 18 janvier 2018, op. cit.

[165] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 176.

[166] JEU B., « La contre-société sportive et ses contradictions », Esprit, octobre 1973, pp. 391-92.

[167] GABORIAU P., Les spectacles sportifs. Grandeurs et décadences, op. cit., pp. 88 et s. : « [l] e sport a une fonction de légitimation de l’ordre établi. (…) Il a une fonction de stabilisation de l’ordre en place. Par le truchement de l’identification aux champions, le sport a des effets de dépolitisation ».

[168] PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, op. cit., p. 66.

[169] PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, op. cit., p. 67.

[170] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 176. Le phénomène d’identification des foules aux champions sportifs est connu en sociologie. BROHN J.-M., Sociologie politique du sport, Presses universitaires de Nancy, Collection Forum de l’IFRA, 1992, p. 344.

[171] PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, Presse universitaire du Mirail, Chemins cliniques, 2007, p. 25.

[172] QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Bibliothèques des sciences humaines, MRF, Gallimard, 2004, p. 249.

[173] PÉPIN C., « Un modèle est exemplaire et inspirant parce qu’il est inimitable », mis en ligne le 21/02/2017 et lu en ligne le 22 mars 2018, http://www.philomag.com/lactu/breves/charles-pepin-un-modele-est-exemplaire-et-inspirant-parce-quil-est-inimitable-21469.

[174] FRUMER P., « L’arbitrage sportif, la lutte contre le dopage et le respect des droits fondamentaux des sportifs : une incertitude peu glorieuse », op. cit., p. 842.

[175] CE, 19 mai 1933, n° 17413 17520, Benjamin, Lebon, p. 541, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, LONG M. WEIL P. BRAIBANT G. DELVOLVÉ P. et GENEVOIS B., Dalloz, 21e éd., 2017, p. 265 .Voir plus récemment : CE, Ass., 26 octobre 2011, n° 317827, Association pour la promotion de l’image, Lebon, p. 505.

[176] Notamment : CE, 9 juillet 2014, op. cit.

[177] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 168.

[178] VAN DROOGHENBROECK S., La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, op. cit., p. 192, n° 248.

[179] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., .. 181 et 184.

[180] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 182.

[181] SUDRE F., « Droit au respect de la vie privée – Priorité au contrôle antidopage sur la vie privée du sportif », note sous CrEDH, 18 janvier 2018, op. cit.

[182] CrEDH, op. cit., §. 190.

[183] Cette solution peut ne pas être appliquée lorsque la Cour reconnaît une large marge d’appréciation à l’État. VAN DROOGHENBROECK S., La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, op. cit., p. 210, n° 277 et pp. 232 et s., n° 309 et s.

[184] MAISONNEUVE M., « La CEDH et les obligations de localisation des sportifs : le doute profite à la conventionnalité de la lutte contre le dopage », op. cit.

[185] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 182.

[186] VAN DROOGHENBROECK S., La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, op. cit., pp. 192 et s., n° 248 et s.

[187] VAN DROOGHENBROECK S., La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, op. cit., p. 210, n° 277.

[188] CrEDH, Smith et Grady c/ le Royaume-Uni, 27 septembre 1999, n° 33985/96, 33986/96, spéc. §. 101 et s.

[189] VAN DROOGHENBROECK S., La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, op. cit., p. 211., n° 277.

[190] VAN DROOGHENBROECK S., La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, op. cit., p. 209., n° 275.

[191] PARQUET J.-F., « Quelques aspects cliniques du dopage et des conduites dopantes », Psychologie du dopage, op. cit., p. 16.

[192] FAUCHER B., La santé du sportif professionnel salarié, op. cit., p. 204.

[193] SUDRE F., « Droit au respect de la vie privée – Priorité au contrôle antidopage sur la vie privée du sportif », note sous CrEDH, 18 janvier 2018, op. cit.

[194] GOESEL-LE BIHAN V., « Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel : présentation générale », LPA, 2009, n° 46, pp. 62 et s.

[195] VAN DROOGHENBROECK S., La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, op. cit., p. 37, n° 33.

[196] MARGUÉNAUD J.-P., « Conclusions générales », LPA, 2009, n° 46, n° spécial sur les figures du contrôle de constitutionnalité en droit français, p. 122.

[197] Notamment : CE, 18 décembre 2013, op. cit., §. 6.

[198] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 200.

[199] Notamment : SUDRE F., « Droit au respect de la vie privée – Priorité au contrôle antidopage sur la vie privée du sportif », op. cit.

[200] PHILIPPE X., « La liberté d’aller et venir », Libertés et droit fondamentaux, CABRILLAC R. (dir), Dalloz, CRFPA grand oral, 2017, 23e éd., p. 384, n° 462.

[201] Voir la définition du régime préventif par X. Bioy : BIOY X., Droits fondamentaux et libertés publiques, LGDJ, Collection cours, 2016, 4e éd., p. 283, n° 514.

[202] COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », op. cit.

[203] PHILIPPE X., « La liberté d’aller et venir », op. cit., p. 390, n° 471.

[204] Conseil constitutionnel, 13 mars 2003, n° 2003-467 DC, Loi pour la sécurité intérieure, considérant n° 6 et 8.

[205] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 199.

[206] CE, 29 mai 2013, n° 364839, op. cit., considérant n° 5 ; Cass. 1re civ., 16 octobre 2013, op. cit.

[207] Conseil constitutionnel, 13 août 1993, n° 93-325 DC, Loi relative à la maîtrise de l’immigration. À comparer avec : Conseil constitutionnel, 13 mars 2003, Loi pour la sécurité intérieure, op. cit.. Sur cette question : ARMAND G., « Que reste-t-il de la protection constitutionnelle de la liberté individuelle », RFDC, 2006, n° 65, pp. 37-72.

[208] SUDRE F., « Droit au respect de la vie privée – Priorité au contrôle antidopage sur la vie privée du sportif », op. cit. L’auteur cite : CrEDH, gr. ch., 6 novembre 2017, Garib c/ Pays-Bas, n° 43494/09.

[209] CrEDH, 23 mai 2001, Denizci et autres c/ Chypre, nos 25316-25321/94 et 27207/95, §§. 346-347 et 403-404.

[210] Notamment : CE, 9 juillet 2014, n° 373304, op. cit., considérant n° 6.

[211] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 155 et s.

[212] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 169.

[213] Commission, 18 mai 1976, X. c. Islande, no 6825/74, DR 5 p. 88.

[214] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 158.

[215] CrEDH, 2 novembre 2006, Giacomelli c/ Italie, no 59909/00, § 76 : en vertu de l’article 8 de la Convention, « l’individu a droit au respect de son domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme le droit à la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace ».

[216] Sur le droit à une « vie familiale normale », voir CrEDH, Marckx c/ Belgique, 13 juin 1979, §. 31, série A no 31.

[217] LAPOUBLE J.-C., « La localisation des sportifs : une atteinte excessive à la vie privée ou quand Big brother s’invite chez les sportifs », op. cit., p. 906.

[218] Art. 2 de la délibération n° 54, op. cit.

[219] MAISONNEUVE M., « La CEDH et les obligations de localisation des sportifs : le doute profite à la conventionnalité de la lutte contre le dopage », op. cit.

[220] CrEDH, 11 janvier 2006, Sorensen et Rasmussen c/ Danemark, n° 52562/99 et 52620/99, §. 54 : « la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de la Convention. Cette notion doit donc être considérée comme un corollaire essentiel de la liberté de choix de l’individu […] ».

[221] Notamment : CE, 24 février 2011, op. cit.

[222] Art. L. 232-13-1 du Code du sport.

[223] On peine à croire en effet que le sportif contrôlé consentira librement au lieu du prélèvement proposé par les agents…

[224] Art. L. 232-14 du Code du sport.

[225] LAPOUBLE J.-C., « Sport. Contrôle des activités physiques et sportives », JurisClasseur administratif, Fasc. 268, 2017, n° 112.

[226] Ordonnance 2015-1207 du 30 septembre 2015 relative aux mesures relevant du domaine de la loi nécessaires pour assurer le respect des principes du Code mondial antidopage.

[227] Art. L. 232-14-1 du Code du sport.

[228] COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », op. cit.

[229] LEMAIRE F., « La définition juridique du sport », op. cit., n° 10.

[230] Définition proposés par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRTL (accessible en ligne : http://www.cnrtl.fr/definition/sport)

[231] Définition proposée par le Larousse (accessible en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sport/74327)

[232] Définition proposée par Le Petit Robert, éd. 2018, p. 2425.

[233] Document de travail des services de la Commission, « Évolutions et perspectives de l’action communautaire dans le sport », 29 septembre 1998, pp. 5-6.

[234] BLANC-FILY C., Les valeurs dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Essai critique sur l’interprétation axiologique du juge européen, op. cit., pp. 526, n° 817.

[235] Sur ce type de contrôle de proportionnalité : BLANC-FILY C., Les valeurs dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Essai critique sur l’interprétation axiologique du juge européen, op. cit., pp. 525 et s., n° 815 et s.

[236] Ibid.

[237] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 182.

[238] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 187.

[239] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 182.

[240] CrEDH, 18 janvier 2018, n° 48151/11 et 77769/13, op. cit., §. 191.

[241] L’usage de produits dopants a été dépénalisé par la loi n° 89-432 du 28 juin 1989 relative à la répression du dopage des animaux participant à des manifestations et compétitions sportives.

[242] PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, op. cit., spéc. pp. 24 et s.

[243] QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 294.

[244] EHRENBERG A., Le culte de la performance, Hachette Littéraire, 1999, p. 28.

[245] PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, op. cit., p. 25.

[246] ABASSI D., L’imaginaire sportif. Médias et Histoire dans le sport contemporain, mare et martin, 2007, pp. 19 et s.

[247] QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, op. cit., p. 290.

[248] VIGARRELO G., Du jeu ancien au show sportif, op. cit., spéc. pp. 178 et s. ; PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, op. cit., spéc. p. 153.

[249] VIGARRELO G., Du jeu ancien au show sportif, op. cit., p. 179.

[250] BROHN J.-M., Sociologie politique du sport, op. cit., p. 264.

[251] PROIA S., La face obscure de l’élitisme sportif, op. cit., p. 25.

[252] BRETONNEAU A., « Contrôle du temps de travail : l’illicéité de la géolocalisation », Conclusions sous CE, 15 décembre 2017, n° 403776, AJDA, 2018, p. 402.

[253] Cf. supra.

[254] BRETONNEAU A., « Contrôle du temps de travail : l’illicéité de la géolocalisation », Conclusions sous CE, 15 décembre 2017, op. cit., p. 402 : « le contrôle de proportionnalité s’effectue au regard de l’objectif acceptable à atteindre dans une société démocratique et non au regard de l’objectif maximal atteignable en l’état de la technologie ».

[255] CJUE, 21 décembre 2016, aff. C-203/15 et C-698/15, AJDA, 2016, p. 2466 et p. 1106, chron. BROUSSY E. CASSAGNABÈRE H. GÄNSER C. et BONNEVILLE P., D., 2017, p. 230, obs. FOREST D., RTD eur., 2017, p. 884, obs. BENLOLO CARABOT M., Rev. UE, 2017, p. 178, étude BRÉCHOT F.-X.

[256] COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », op. cit.

[257] Ibid.

[258] CE, 29 mai 2013, n° 364839, op. cit. ; CE, 18 décembre 2013, n° 364839 et 368890, op. cit.

[259] YONNET P. CHAUDEL V. et FÉRAUD-COURTIN M., « Le sportif d’élite de demain, un produit de la société certifié conforme ? », Où va le sportif d’élite ? Les risques du star system, op. cit., p. 34.

[260] COLLOMB P., « Les sportifs de haut niveau sont-ils des citoyens de seconde zone ? », op. cit.

[261] AMA (Agence mondiale antidopage), Lignes directrices pour le prélèvement des échantillons d’urine, version 5.1, novembre 2010, 7.2.4

[262] Op. cit., 7.2.5

Lutter contre les fausses informations : le problème préliminaire de la définition

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Aucune réflexion juridique ou politique sur la lutte contre les fausses informations ne peut se passer d’une définition suffisamment précise de ce phénomène. Les travaux du parlement français ne sont pour l’instant guère satisfaisants à cet égard, mais ils peuvent servir de base à la recherche d’une meilleure définition*.

 

Thomas Hochmann, Professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, Centre de Recherche Droit et Territoire

 

Après que le président Macron en a exprimé le souhait lors de ses vœux à la presse[1], plusieurs députés ont déposé une proposition de loi « relative à la lutte contre les fausses informations », ultérieurement rebaptisée en loi « relative à la lutte contre la manipulation de l’information ». Adoptée par l’Assemblée nationale le 3 juillet 2018, la proposition de loi a été repoussée par le Sénat à la fin du même mois, entraînant la convocation d’une commission mixte paritaire.

Le texte contient diverses mesures. Il impose notamment certaines obligations de transparence aux plateformes en ligne, attribue de nouveaux pouvoirs au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, et prévoit de renforcer « l’éducation aux médias et à l’information ». En outre, il crée un nouveau recours, utilisable pendant les trois mois qui précèdent une élection nationale, qui permettrait de demander au juge des référés de faire cesser la diffusion de fausses informations sur Internet. C’est essentiellement sur ce dernier outil que se sont concentrées les critiques lors des débats parlementaires, et c’est sur lui que porte la présente réflexion.

En dehors des questions relatives à son organisation procédurale et aux difficultés d’ordre technique que poserait son application, ce recours peut soulever des interrogations quant à sa conformité à la Constitution ainsi qu’à la Convention européenne des droits de l’homme. Plus largement, son opportunité même mérite sans doute d’être discutée. Toutefois, de telles réflexions ne peuvent être menées utilement que sur le fondement d’une définition suffisamment précise[2]. Les fake news ne sont qu’un type de fausse affirmation, leur encadrement est plus spécifique que le problème général de la vérité dans les campagnes électorales. Toute réflexion juridique ou politique sur la réglementation des fausses informations doit donc commencer par délimiter le phénomène concerné.

À cet égard, les travaux du parlement français ne sont pour l’instant guère satisfaisants. À l’origine, la proposition de loi ne contenait aucune définition. La commission des lois décida ultérieurement de décrire une fausse information comme « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable »[3]. Cette définition fut abandonnée en séance publique et remplacée par la formule suivante : « Toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse constitue une fausse information ».

À cette définition générale de la fausse information, la proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale ajoute plusieurs éléments supplémentaires qui devront être établis pour que le juge intervienne : la fausse information doit être « de nature à altérer la sincérité du scrutin », et sa propagation sur internet doit être « délibérée » et intervenir « de manière artificielle ou automatisée et massive »[4].

Cette définition est susceptible d’évoluer au fil des débats parlementaires, mais elle peut servir de point de départ à la recherche d’une meilleure description des fausses informations, laquelle est, répétons-le, une condition préalable nécessaire à toute réflexion juridique ou politique sur l’encadrement de ce phénomène. À l’état actuel, la définition porte sur le contenu des fausses informations (I), les conséquences de leur diffusion (II) et l’intention de leur propagateur (III). En affinant ces critères, on peut parvenir à une définition plus précise des fausses informations (IV).

 

I. Le contenu

 

Le contenu des fausses informations présente plusieurs caractéristiques.

 

A. Une fausse information factuelle

Une fausse information est d’abord une affirmation fausse. Ce critère doit apparaître explicitement dans toute définition des fake news. Il ne s’agit pas simplement d’une affirmation invérifiable ou invraisemblable, comme le prévoyait la première définition du parlement français[5]. Les termes « inexacte ou trompeuse », pour l’instant retenus par la proposition de loi, ne sont pas satisfaisants. La rapporteure de la commission des lois de l’Assemblée nationale, qui s’est inspirée du délit de diffusion de fausses informations en matière boursière[6], semble avoir pris trop au sérieux la métaphore américaine du « libre marché des idées »[7]. Les règles applicables aux marchés financiers ne sont pas forcément adaptées au débat démocratique. Ainsi, la conjonction « ou » indique qu’une affirmation exacte mais trompeuse pourrait constituer une « fausse information ». En outre, il faut sans doute préférer le terme de « faux » à celui d’« inexact », qui semble susceptible d’englober la moindre petite déviation par rapport à la vérité.

Le critère de la fausseté implique qu’une fausse information est forcément une affirmation factuelle. Les différentes conceptions du bien, les opinions, les jugements de valeur peuvent être absurdes ou détestables, mais ils ne peuvent être faux[8]. Dire que « la Creuse est un département tranquille où il fait bon vivre et passer ses vacances » n’est pas une affirmation factuelle[9].

Il en va de même des faits invérifiables. Ainsi, dans le monde réel, Lee Harvey Oswald a agi seul ou non, un autre individu a ou non tiré sur le président Kennedy. Mais il s’agit là, expliquait une juridiction américaine en 1995, d’« évènements qui ont résisté à une vérification objective depuis plus de trente ans ». Une affirmation défendant l’une ou l’autre thèse n’implique donc pas de de fait prouvable[10]. Les pronostics, les paris sur l’avenir relèvent de la même catégorie. Ainsi, « dire que le Brexit coûterait ceci ou cela », pour reprendre un exemple de Marine Le Pen[11], ne peut constituer une fausse information.

Dans le même ordre d’idée, les affirmations factuelles n’incluent pas les propos qui mêlent des aspects factuels et des appréciations subjectives de telle manière que les deux éléments ne peuvent être séparés sans fausser le sens de l’expression[12]. Cette précaution ne doit cependant pas être étendue à un point tel qu’elle supprimerait la notion même d’affirmation factuelle[13]. Une expression formulée sous la forme d’une opinion peut très bien contenir l’imputation d’un fait : « Si un locuteur dit « selon mon opinion John Jones est un menteur », il implique une connaissance de faits qui mènent à la conclusion que Jones a dit une contre-vérité. […] Se contenter de formuler de telles affirmations en des termes d’opinion ne fait pas disparaître ces implications »[14].

Pour déterminer le caractère factuel de l’affirmation, il convient donc de l’interpréter en tenant compte de son contexte. Les métaphores, les hyperboles et d’autres outils rhétoriques ne constituent pas des affirmations factuelles. Comme l’a exprimé une juridiction américaine, « la protection, par le premier amendement, du langage figuratif reflète la réalité selon laquelle l’exagération et le commentaire non-littéral sont devenus une partie intégrale de la communication sociale. Pour le meilleur ou pour le pire, notre société a depuis longtemps franchi l’étape durant laquelle l’emploi du mot « bâtard » aurait occasionné une enquête généalogique, ou le cri « espèce de porc ! » un examen du pedigree porcin »[15]. La Cour suprême américaine a souligné la nécessité de tenir compte de ce qu’elle appelle des « hyperboles rhétoriques ». Dans l’arrêt Greenbelt, elle examinait la condamnation en diffamation d’un journal local pour un article qui qualifiait les méthodes de négociation d’un promoteur immobilier de « chantage ». Selon la Cour, cette expression ne saurait être considérée comme une affirmation factuelle, car personne n’était susceptible de comprendre dans ces propos que l’individu était accusé d’avoir commis cette infraction. « Même le lecteur le plus inattentif doit avoir perçu que le mot n’était rien de plus qu’une hyperbole rhétorique, un qualificatif vigoureux utilisé par ceux qui considèrent que la position de négociation [du promoteur immobilier] est extrêmement irraisonnable »[16].

Plusieurs exemples sollicités lors du débat parlementaire pour dénoncer les dangers d’une loi contre les fausses informations ne constituent pas des affirmations factuelles, mais des opinions exprimées de manière imagée. Ainsi, l’affirmation de François Bayrou lors de la campagne du référendum sur le Traité établissant une Constitution européenne, selon laquelle, « si le non l’emporte, il pleuvra pendant plus de quarante jours »[17], ne peut être raisonnablement perçue comme une affirmation factuelle[18]. Lorsqu’une députée remarqua que « l’enfer est pavé de bonnes intentions », Jean-Luc Mélenchon qualifia ses propos de fake news[19]. Mais une telle expression ne constitue pas davantage une déclaration factuelle que l’affirmation selon laquelle tous les chemins mènent à Rome.

Le critère de la fausseté implique en outre que l’affirmation doit être sérieuse. Elle doit prétendre décrire des faits réels. Pour en juger, il convient toujours de se livrer à une interprétation raisonnable des propos litigieux dans leur contexte d’énonciation. Un site d’information parodique tel que le Gorafi ne publie pas de fausses informations, dès lors que ses publications ne sont pas susceptibles d’être raisonnablement interprétées comme des affirmations sérieuses relatives à des faits réels.

Enfin le critère de la fausseté implique bien sûr que l’affirmation doit sembler être prise à son compte par le locuteur. Un article qui cite une affirmation fausse pour la contredire ne peut évidemment être interprété comme endossant cette affirmation. De même, le fait « d’imaginer » ou de « supposer »[20] certains faits ne revient pas à les présenter comme vrais.

 

B. L’importance de la fausseté

Cet aspect de la fausse information est difficile à définir de manière précise, mais il n’en est pas moins essentiel. La fausseté ne doit pas porter sur un point mineur, mais sur une question suffisamment importante. Cet élément figurait par exemple dans une proposition de loi rejetée par le Congrès américain après le scandale du Watergate[21], et apparaît aux Etats-Unis en droit électoral[22], mais également en droit de la diffamation ou de la consommation[23].

Ainsi, l’affirmation que l’épouse d’un candidat a reçu une somme d’argent très importante pour écrire deux petits articles dans une revue dirigée par un riche ami de son mari porte sur un fait suffisamment important. Le fait qu’elle ait rédigé trois notes et non deux n’est en revanche pas pertinent.

Ce critère joue un double rôle. Il porte d’abord sur le degré d’écart par rapport à la réalité, mais il concerne aussi plus largement le thème auquel s’attache la fausseté. Dire d’un candidat né à Marseille qu’il a vu le jour à Lille ne semble pas suffisamment important. Mais, comme toujours, tout dépendra du contexte : si le candidat fonde sa campagne sur l’affirmation qu’il est, au contraire de ses adversaires, un « vrai marseillais », si ce thème semble jouer un rôle dans le choix des électeurs, alors cette fausseté peut s’avérer suffisamment importante.

La vérification de ce critère, il faut le souligner, doit être déconnectée de toute évaluation morale. Elle soulève en ce sens un problème bien connu en matière de diffamation. Un juge doit-il considérer qu’il est contraire à l’honneur et à la considération d’être qualifié d’homosexuel ou de juif ? Certains auteurs considèrent qu’une telle décision revient à « confirmer » les préjugés haineux, tandis que d’autres y voient une reconnaissance de l’existence d’opinions et d’actes discriminatoires dans la société[24]. En matière de discours électoral, c’est sans aucun doute la seconde opinion qui l’emporte. On peut souhaiter que la religion d’un candidat, au hasard l’islam, soit sans effet sur le choix des électeurs, mais on peut aussi en douter.

Le critère d’inexactitude qui figure pour l’instant dans la définition législative des fausses informations semble faire fi de cette exigence, en visant le moindre écart par rapport à la vérité, quel que soit le thème concerné. Mais le correctif intervient avec un autre élément de la définition : seules sont visées les affirmations « de nature à altérer la sincérité du scrutin », ce qui exclut les faits dénués de pertinence pour l’élection.

 

C. L’apparence d’une véritable information

Il est en revanche un point crucial qui n’apparaît pas dans la définition du parlement français. Toute fausse affirmation factuelle, y compris quand elle porte sur un fait pertinent pour l’élection, ne constitue pas une « fausse information ». L’expression doit en outre revêtir l’apparence d’une véritable information[25]. Elle doit être présentée comme un article de presse, comme le fruit d’un travail d’investigation. « [C]ette propagande », disait Emmanuel Macron aux journalistes, « adopte votre ton, parfois vos formats. Elle emploie votre vocabulaire »[26].

Cette idée apparaît doublement dans l’expression anglaise « fake news », et il ne faut donc pas être trompé par la prolifération de ces termes, qui sont désormais utilisés à tout va pour brocarder n’importe quelle affirmation prétendument fausse[27]. Une fausse information doit avoir l’apparence d’une « information », elle doit sembler relever de la catégorie des « nouvelles », des « news ». Elle doit être « fake », relever du faux, de la simulation, sans quoi elle ne participe pas à la « manipulation de l’information », pour reprendre l’intitulé de la proposition de loi française. Ainsi, la simple déclaration selon laquelle « Le nombre d’étrangers résidant en France a été multiplié par dix au cours des cinq dernières années »[28] est une affirmation fausse, et non une fausse information. Pour recevoir cette qualification, elle doit en outre prendre l’apparence d’un article de presse. Il est bien entendu délicat de définir précisément cet élément[29], mais cela n’implique pas forcément qu’il soit difficile de juger de sa satisfaction. Il en va des informations comme des éléphants ou des images pornographiques : I can’t define it, but I know it when I see it.

L’oubli de ce critère modifie complètement l’objet de la loi, qui se transforme en réglementation générale de la vérité dans le débat électoral. Les affirmations d’un candidat, par exemple, ne devraient pas relever d’une loi sur les fausses informations, pas plus que la diffusion d’un tract mensonger, même si ces propos sont ultérieurement répandus de manière « artificielle et massive » sur Internet. L’absence de ce critère essentiel fausse la réflexion sur le phénomène particulier des fake news.

 

D. L’évidence de la fausseté

La définition législative souffre d’une seconde lacune importante. Seules les affirmations manifestement erronées peuvent constituer des fausses affirmations. Ce critère est d’ailleurs nécessaire pour permettre une intervention du juge en quarante-huit heures. Les partisans de la proposition de loi semblent considérer que ce critère découle de l’intervention du juge des référés[30]. Mais la formule « le juge des référés est le juge de l’évidence », répétée à l’envi par les députés, n’est pas une norme juridique. Il revient aux textes qui prévoient son intervention d’en préciser les modalités. Le critère de l’évidence de la fausseté devrait apparaître expressément dans la loi[31].

Cet élément soulève une question qui sort du problème de la définition des fausses informations, mais qui mérite d’être rapidement évoqué. Un juge saisi d’une affirmation dont la fausseté n’est pas manifeste devra refuser d’intervenir. Bien sûr, une affirmation qui n’est pas évidemment fausse n’est pas vraie pour autant. Mais il n’en demeure pas moins que cette décision pourra faire naître une telle impression. Comme le remarque une sénatrice, « ce jugement ne constituera pas en droit un brevet de vérité sur la fausse information, mais ne manquera pas d’être utilisé tel quel par ses promoteurs »[32].

Qui plus est, la preuve du caractère évidemment faux de certaines affirmations peut être difficile à apporter, en particulier lorsqu’il s’agit d’établir qu’un candidat n’a pas commis le comportement qui lui est imputé[33]. Comment démontrer qu’on ne dispose pas d’un compte en Suisse, ou que l’on n’a pas eu de relation sexuelle avec une certaine personne ?

Les candidats devraient donc réfléchir à deux fois avant d’intenter un recours contre une fausse information. Dans sa version actuelle, néanmoins, la proposition de loi française ouvre le recours à « toute personne ayant intérêt à agir », ce qui pourrait être largement interprété comme tout électeur[34], et donner lieu à des procédures contre-productives, qu’elles soient ou non intenté de bonne foi.

Enfin, le caractère manifeste de la fausseté fait naître une difficulté : n’y a-t-il pas une contradiction entre l’évidence de la fausseté et son aptitude à fausser le scrutin ? Si la première condition est remplie, comment la seconde pourrait-elle l’être ? On peut apporter deux réponses à cette objection. La première, qui est sans doute la moins satisfaisante, repose sur un raisonnement paternaliste : ce qui apparaît manifestement faux à l’individu raisonnable et donc au juge pourrait tromper les lecteurs les moins éclairés[35]. La seconde, plus prometteuse, repose sur l’idée que l’on ne ressort pas indemne de sa confrontation aux fausses informations, même si l’on a parfaitement conscience de leur fausseté. Tout comme les œuvres fictionnelles, elles laissent des traces et influencent les croyances et les opinions de leurs lecteurs[36].

Le problème important des effets de la diffusion de fausses informations n’a pas besoin d’être davantage approfondi ici : il porte en effet sur l’opportunité et sur la constitutionnalité de leur réglementation. Dans le cadre de la présente étude, les conséquences des fausses informations ne sont pertinentes qu’en ce qu’elles relèvent de la définition du phénomène.

 

II Les effets

 

La proposition de loi ne permet l’intervention du juge des référés que si la fausse information est « de nature à altérer la sincérité du scrutin ». Cet élément a été vivement dénoncé par plusieurs parlementaires : comment le juge pourrait-il savoir, avant l’élection, qu’une expression a pour effet de la fausser[37] ?

Cette critique repose néanmoins sur une mécompréhension. Il ne s’agira pas, comme dans le cadre de l’article L97 du Code électoral, d’établir que les propos ont effectivement « détourné des suffrages ». Le juge ne devra pas démontrer que la fausse information développe effectivement une telle conséquence, mais apprécier si elle est susceptible de la produire. Une telle estimation raisonnable des effets des propos est un processus extrêmement courant dans l’encadrement juridique de la liberté d’expression. En droit français, cette condition n’est guère exigeante, comme l’illustre le délit de provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination contre certains groupes de population. Selon la Cour de cassation, il suffit que « les juges constatent que tant par son sens que par sa portée, le propos incriminé tend à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence »[38]. Au contraire de ce qui prévaut aux Etats-Unis, il n’est nullement exigé du juge qu’il établisse de manière empirique et concrète la vraisemblance de la conséquence redoutée[39]. Cette condition sera donc sans doute considérée comme remplie par toute fausse information relative à un candidat ou à un thème pertinent au sein de la campagne électorale. Comme évoqué précédemment, le réel apport de ce critère consiste à préciser le thème de la fausse information.

 

III L’intention

 

Après avoir un temps exigé la « mauvaise foi », la proposition de loi vise désormais la propagation « délibérée » de fausses informations susceptibles d’altérer la sincérité du scrutin. Dans l’esprit de la ministre Françoise Nyssen, responsable de cette modification, « il ne doit pas s’agir pour le juge d’analyser l’intention éventuellement déloyale de la personne ayant assuré la diffusion artificielle et massive de cette fausse information », mais uniquement de s’assurer que la diffusion « n’est pas accidentelle »[40].

On peut néanmoins avoir une interprétation plus large de cet élément moral et lui conférer un double aspect supplémentaire : le propagateur de la fausse information doit avoir conscience de sa fausseté – ou, dans la définition actuelle, de son caractère inexact ou trompeur –, et de son aptitude à altérer la sincérité du scrutin. Même appréciée de la sorte, cette condition n’est guère susceptible de limiter le champ des comportements concernés. L’élément intentionnel est en effet examiné à l’appui du standard de l’homme raisonnable. Si l’affirmation est manifestement fausse, il sera souvent aisé de considérer que celui qui la propage devait raisonnablement en être conscient. Et si le juge estime que la fausse information est raisonnablement susceptible d’altérer la sincérité du scrutin, cette appréciation raisonnable peut également être imputée à celui qui la diffuse[41]. Même si son but premier n’est pas d’ordre politique, mais par exemple financier[42], on peut estimer qu’il a dû être conscient des conséquences raisonnables de son expression. Celui qui « retweete » une fausse information uniquement parce qu’il la trouve amusante diffuse bien une fausse information, même s’il n’a aucune intention d’influencer les électeurs. Il convient néanmoins de souligner que ce type de comportement bénin n’est pas touché par la proposition de loi française, qui ne vise que la diffusion massive et artificielle.

Quoiqu’il en soit, l’élément intentionnel n’est pertinent qu’à l’égard de l’encadrement juridique de la fausse information : il peut être laissé en dehors de la définition du phénomène.

 

IV Conclusion : vers une définition plus précise des fausses informations

 

En partant de la proposition de loi française, il est possible de resserrer quelque peu la description des fausses informations pour parvenir à la définition suivante :

Une affirmation factuelle manifestement fausse qui revêt l’apparence d’une véritable information et qui est susceptible d’altérer la sincérité du scrutin.

Cette définition peut sans doute être améliorée. Par ailleurs, elle ne dit rien de la constitutionnalité, de l’efficacité ou de l’opportunité d’un système juridique de lutte contre les fausses informations. La réflexion sur ces questions ne peut cependant se passer d’une définition qui isole le phénomène concerné et ne transforme pas en « fake news » la moindre inexactitude matérielle proférée pendant une campagne électorale. Seule une délimitation suffisamment précise peut permettre de désarmer les références à Orwell[43], de remédier aux craintes pour la libre confrontation des opinions politiques, d’écarter les « chiffons rouges »[44] et les « épouvantails à moineaux »[45], afin de se concentrer sur les problèmes spécifiques soulevés par la lutte juridique contre les fausses informations.

 

 

* Ce texte a été rédigé en préparation du colloque Misinformation in referenda, organisé par Sandrine Baume, Véronique Boillet et Vincent Martenet à l’Université de Lausanne en août 2018.

[1] Discours du Président de la République Emmanuel Macron à l’occasion des vœux à la presse, 4 janvier 2018, http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-a-l-occasion-des-v-ux-a-la-presse/.

[2] Cf. en ce sens Mark Verstraete, Derek Bambauer et Jane Bambauer, « Indentifying and Countering Fake News », Arizona Legal Studies, Discussion Paper n° 17-15, 2017, p. 1 : « The lack of clarity around what exactly fake news is makes understanding the social harms that it creates and crafting solutions to these harms difficult ».

[3] La commission reprenait ainsi à peu près les termes du Conseil d’État dans son avis n°394641-394642 rendu sur la proposition de loi le 19 avril 2018, p. 10 : « cette notion ne vise toutefois que les informations dépourvues de tout élément de fait contrôlable de nature à les rendre vraisemblables ».

[4] Ce tout dernier critère joue sans doute un rôle essentiel, même si l’on peine à imaginer précisément comment il sera mis en œuvre. Il exclut notamment du champ d’application de la loi la diffusion isolée d’une fausse information par un internaute (cf. l’avis du Conseil d’État, cité, p. 18). Quoiqu’il en soit, les modalités de la diffusion ne ressortent pas de la définition de la fausse information, et seront donc laissées de côté ici.

[5] Cf. l’intervention d’Alexis Corbière lors du débat à l’Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018 : « Moi, j’ai longtemps jugé totalement invraisemblable qu’un ministre du budget puisse posséder un compte en banque en Suisse ».

[6] Intervention de Naïma Moutchou devant l’Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018 : « Vous prétendez que les adjectifs « inexact » et « trompeur » ne sont pas clairs : je vous renvoie à la décision du Conseil constitutionnel n2016-572, en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité. Vous la trouverez facilement ». La décision n° 2016-572 QPC du 30 septembre 2016 est relative à la diffusion de fausses informations en matière boursière. On peut remarquer qu’elle porte sur le cumul de sanctions, sans aborder la question de la prévisibilité de la loi.

[7] Cf. Alvin I. Goldman et James C. Cox, « Speech, Truth and the Free Market for Ideas », Legal Theory, 1996, p. 1-32

[8] Naïma Moutchou, 3e séance du 7 juin 2018 : « Quant aux opinions ou aux jugements de valeur, ils sont exclus : je vous rappelle que la fausse information est un fait ».

[9] Exemple donné par la députée Danièle Obono à l’Assemblée nationale, 2ème séance du 7 juin 2018.

[10] Lane v. Random House Inc., 985 F.Supp. 141 (1995), p. 151.

[11] Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018.

[12] Cf. en ce sens la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande, par exemple BVerfGE 85, 1 (9 octobre 1991). Un autre exemple donné par la députée Obono semble relever de cette catégorie : « Si un observateur s’exclame que GM&S ferme parce que l’entreprise n’est pas rentable, alors que d’autres observateurs et observatrices rejoignent les syndicats qui pointent le désengagement de l’État pour en faire une cause de fermeture, qui a raison ? ».

[13] Cf., courant ce risque, l’intervention de Danièle Obono à l’Assemblée nationale, 2ème séance du 7 juin 2018 : « À chaque étape, la subjectivité intervient. Ce n’est pas une information objective qui est transmise aux autres, mais bien une opinion sur un fait qui est survenu, lequel est nécessairement déformé par l’œil et la langue de l’observateur ou l’observatrice ».

[14] Cour suprême des Etats-Unis, Milkovich v. Lorain Journal, 497 U.S. 1 (1990), p. 18 s.

[15] Levinsky’s v. Wal-Mart Stores, 127 F.3d 122 (1997), p. 128. Cf. Richard H. W. Maloy, « The Odyssey of a Supreme Court Decision about the Sanctity of Opinions under the First Amendment », Touro Law Review, 2002, p. 129. Cf. aussi Frederick Schauer, « Language, Truth and the First Amendment: An Essay in Memory of Harry Canter », Virginia Law Review, 1978, p. 263-302.

[16] Greenbelt Cooperative Publishing Association, Inc. v. Bresler, 398 U.S. 6 (1970), p. 14.

[17] Cf. l’intervention d’Alexis Corbière lors du débat à l’Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018.

[18] Le jeu de l’interprétation décontextualisée non coopérative peut d’ailleurs être poursuivi. Comme le remarqua le député Balanant, « depuis 2005, il a bien plu plus de quarante jours ! ».

[19] Assemblée nationale, 2e séance du 7 juin 2018.

[20] Avis de M. Christophe-André Frassa fait au nom de la Commission des lois du Sénat, 17 juillet 2018, p. 36 : « Faut-il interdire, en raison des intentions malveillantes de certains, le droit d’imaginer, d’alléguer ou de supposer en période électorale ? ».

[21] Cette proposition de loi incriminait notamment le fait de tenir des propos faux sur un fait important relatif à un candidat : « utter a false oral or written statement concerning any material fact about a candidate ». Cité par Catherine J. Ross, « Ministry of Truth », First Amendment Law Review, 2018, p. 383.

[22] Cf. par exemple la loi de l’Oregon, cité dans ibid., p. 385, qui vise les fausses affirmations d’un « material fact relating to any candidate, political committee or measure ».

[23] Cf. Clay Calvert et Austin Winning, « Filtering Fake News Through a Lens of Supreme Court Observations and Adages », First Amendment Law Review, 2018, p. 158, note 26.

[24] Sur ces questions, cf. Thomas Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, Étude de droit comparé, Pedone, 2013, p. 410 s.

[25] Cf. Clay Calvert et Austin Winning, art. cit., p. 158 s. : « articles that suggest, by both their appearance and content, the conveyance of real news ». Cf. aussi la définition de l’association PEN America : « demonstrably false information that is being presented as a factual news report with the intention to deceive the public » (cité par Catherine J. Ross, art. cit., p. 408) ; et la définition retenue par Jessica Stone-Erdman, « Just the (alternative) facts, Ma’am: The Status of Fake News Under the First Amendment », First Amendment Law Review, 2018, p. 418 : « fake news refers to unequivocal falsehoods that are intentionally and deliberately passed off as accurate, legitimate news ».

[26] Discours du Président de la République Emmanuel Macron à l’occasion des vœux à la presse, 4 janvier 2018, cité.

[27] Sur l’utilisation de ces termes par Donald Trump, cf. Angie Holan, « The Media’s Definition of Fake News v. Donald Trump’s », First Amendment Law Review, 2017, p. 121 s. Cf. aussi l’intervention de la député Danièle Obono, in Avis fait au nom de la Commission des lois par Mme Naïma Moutchou, p. 48 : « lors des débats sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, des membres de votre majorité au sein de notre Parlement ont estimé que les critiques apportées à ce texte étaient des fake news ».

[28] Cet exemple est donné par la ministre Françoise Nyssen lors de son intervention devant les commissions compétentes de l’Assemblée. Cf. Rapport fait au nom de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation par M. Bruno Studer, 30 mai 2018, p. 50.

[29] Cf. Clay Calvert et Austin Winning, art. cit., p. 158, note 25.

[30] Cf. par exemple l’intervention du député Vuilletet, 3e séance du 7 juin 2018 : le juge des référés « est le juge de l’évidence. Il s’agit donc simplement de lui demander, lorsqu’une information est évidemment fausse, de la faire cesser […]. Et parce que le juge des référés est le juge de l’évidence, il ira évidemment avec une grande prudence et ce sont les nouvelles les plus manifestement erronées qui seront traitées ».

[31] La ministre de la Culture a évoqué à deux reprises un tel ajout, mais aucun amendement n’a jamais été proposé en ce sens. Cf. Rapport fait au nom de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation par M. Bruno Studer, 30 mai 2018, p. 50 : « Le juge des référés est le juge de l’évidence. Il ne fera usage de son pouvoir pour obtenir le retrait d’une information que s’il a la certitude qu’elle est manifestement fausse et qu’il n’existe aucun doute raisonnable et sérieux sur ce point. Cela peut contribuer à lever toute ambiguïté et à apaiser les craintes. Le texte pourrait être modifié pour ne viser que les ‘nouvelles manifestement fausses’ ». Cf. aussi le débat à l’Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018 : « cette rédaction aurait pu être encore améliorée en limitant la portée de la définition au seul référé, par l’ajout de l’adverbe ‘manifestement’ ».

[32] Rapport de Mme Catherine Morin-Desailly fait au nom de la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication, 18 juillet 2018, p. 37. Cf. aussi l’intervention d’Alexis Corbière devant la Commission des lois, in Avis fait au nom de la Commission des lois par Mme Naïma Moutchou, 23 mai 2018, p. 77.

[33] Cf. l’avis de M. Christophe-André Frassa fait au nom de la Commission des lois du Sénat, 17 juillet 2018, p. 45 : « il n’est que très difficilement possible de rapporter la preuve contraire de certaines affirmations ou allégations, même infamantes : comment établir des faits négatifs ? Comment prouver, par exemple, que l’on n’a pas commis une fraude fiscale ou que l’on ne dispose pas d’un compte offshore ? ».

[34] Cf. en ce sens ibid., p. 36, note 1.

[35] Sur ce « third-person effect », qui consiste à considérer qu’une expression est davantage susceptible de tromper autrui que nous-même, et qui risque de conduire à surestimer les effets de l’expression, cf. Cl. Calvert et A. Winning, art. cit., p. 162 s.

[36] Neil Levy, « The Bad News About Fake News », Social Epistemology Review and Reply Collective, 2017, p. 20-36.

[37] Cf. par exemple les intervention de Hervé Saulignac à l’Assemblée nationale lors de la troisième séance du 7 juin 2018 : « Qui peut croire sérieusement que l’on peut évaluer l’atteinte portée à la sincérité d’un scrutin quand celui-ci n’a pas eu lieu ? » ; Alexis Corbière, ibid. : « Comment est-il possible de juger qu’une information est de nature à remettre en cause la sincérité du scrutin avant que le scrutin ait eu lieu ? Comment sait-on par avance ce qui le modifiera ? » ; Emmanuelle Ménard, première séance du 3 juillet 2018 : « Comment prouver qu’une information, fût-elle erronée, puisse être la cause d’un transfert de voix quantifiable ? C’est tout simplement impossible » ; avis de M. Christophe-André Frassa fait au nom de la Commission des lois du Sénat, 17 juillet 2018, p. 32 : « comment le juge des référés pourrait-il, en 48 heures, établir a priori l’altération d’un scrutin qui n’a pas eu lieu ? ».

[38] Cf. par exemple Cass. crim., 29 janvier 2008, Légipresse, 2008, n° 253, III, p. 134, note E. Dreyer.

[39] Sur cette question, cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, op. cit., p. 421 s.

[40] Amendement n° 227. Comme le remarque la ministre, dès lors que la diffusion doit être massive et automatisée, l’apport d’une telle exigence est relativement faible voire inexistant. Cf. le débat à l’Assemblée nationale, première séance du 3 juillet 2018.

[41] Sur ces questions, cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, op. cit., p. 596 s.

[42] Cf. Richard L. Hasen, « Cheap Speech and What It Has Done (To American Democracy) », First Amendment Law Review, 2017, p. 207.

[43] Michel Larive, 2e séance du 7 juin 2018 ; Jean-Luc Mélenchon, 2e séance du 7 juin 2018 ; Emmanuelle Ménard, 3e séance du 7 juin 2018.

[44] Intervention du député Erwan Balanant, troisième séance du 7 juin 2018.

[45] Intervention du député Guillaume Vuilletet, ibid.

Les injonctions contradictoires en matière migratoire

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“Alors que la solidarité fait partie des « valeurs » hissées au rang du droit primaire (article 2 TUE et 2èmephrase du préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne), et qu’elle est sensée se diffuser au sein de la législation dérivée – notamment celle de la politique commune de l’asile (articles 67§2 et 80 TFUE) – l’Union, confrontée à des arrivées de population sans précédent depuis sa création, s’est emmurée dans une politique qui privilégie la sécurité plutôt que la liberté ; la fermeture plutôt que l’ouverture. Ce faisant, la manière dont elle appréhende la crise migratoire n’est empreinte d’aucune vision à long terme, ce qui se ressent largement sur la manière dont les multiples salves législatives ont été élaborées puis interprétées : l’ensemble est parcouru de multiples injonctions contradictoires.  Ce qui est en jeu ici est ni plus ni moins la légitimité du projet européen et, au-delà, son existence même. L’Union sera-t-elle capable d’un sursaut salvateur ?”

 

Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Ecole de droit de la Sorbonne (IREDIES)*

 

 

De dangereux paradoxes sont, plus que jamais, au cœur de la « crise migratoire » [1] que connaît le continent européen. Ils rendent particulièrement complexe le paysage juridique et politique en la matière. Ce « drame migratoire » – comme il conviendrait mieux de le nommer[2] – est en effet au cœur d’injonctions contradictoires qui obstruent la construction réfléchie, à long terme, d’une politique migratoire constructive. Elles sont, en germe, à la base de ce que pourrait être une véritable désintégration européenne, pour ne pas dire une dislocation du projet intégratif lancé il y a plus de 60 ans par des visionnaires réalistes. Or, cette funeste perspective ne doit pas être prise à la légère quand on sait que le Monde est aux prises avec des logiques disruptives depuis la chute de l’Union soviétique en 1991, c’est-à-dire depuis un peu moins de trente ans[3] ; quand on sait que la « déconsolidation » de la démocratie – pour reprendre une expression lancée outre-Atlantique[4] – est à l’œuvre un peu partout sur la planète et notamment en Europe. Si les démocraties établies peuvent se déconsolider, se disloquer, se déliter, il en est a fortiori de même pour l’Union européenne : elle peut se désintégrer et le Brexit en est un des signes les plus flagrants. Le problème est qu’aujourd’hui, de vision, il n’est plus question. Le court-terme a depuis longtemps intégré les cénacles politiques, nationaux et européens. L’approche migratoire le démontre à l’envi : elle n’est faite que de réactions et non d’anticipation ; elle répond plus à l’émotion qu’à la raison[5]. Or, le réalisme ou le pragmatisme sans vision, c’est la destruction. Pis, une Real Politik basée sur la peur, et l’instrumentalisation de cette peur, est le prélude d’une catastrophe, au sens où l’entend l’historien français Pascal Ory[6]. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui et seul un sursaut inouï permettrait de juguler l’inévitable : la perte de sens (et donc de légitimité) de la construction européenne qui pourrait à plus ou moins long terme participer de sa déflagration.

Les injonctions contradictoires du « drame migratoire » sont en effet très nombreuses et d’inégale intensité et ou portée. La plus évidente d’entre elle, celle qui est le germe fondamental (pour ne pas dire existentiel) de la dislocation, concerne les valeurs proclamées et affichées dans le droit primaire de l’Union d’un côté – autrement dit, c’est l’injonction du droit saisie par les valeurs – et leur négation pour ne pas dire leur reniement dans la pratique de l’autre (une pratique née du droit dérivé) ; autrement dit, ici, c’est l’injonction de la sécurité saisie par la politique (c’est l’injonction de l’ « Europe forteresse » pour reprendre un terme qui était déjà apparue dans la rhétorique européenne dès les années 1990). (I). A cette rupture politique radicale de l’Union avec ses valeurs (au centre desquelles se trouve la solidarité) – Solidarité versus Sécurité – s’ajoutent, se superposent, s’entremêlent, une infinie variété d’autres types de ruptures qui ne participent pas à penser, efficacement, ce qui devrait être une politique commune basée sur un bon sens humaniste allié à une dose de réalisme économique et démographique (II).

Ce kaléidoscope des ruptures laisse à voir l’hétérogénéité et non pas le commun ; le repli sur soi national (pour ne pas dire nationaliste) et non le sentiment d’appartenance à un ensemble commun, seule condition de l’adhésion au projet intégratif. Le danger de la désintégration, pour ne pas dire de la déflagration, ne doit donc pas être pris à la légère.

 

L’injonction contradictoire existentielle

 

L’injonction contradictoire existentielle, qui traverse toute la politique migratoire, est celle qui oppose la solidarité à la sécurité. Si la solidarité est clamée depuis les origines de la construction communautaire, si elle parcourt les textes telle une devise hautement symbolique (A), elle est largement niée, pour ne pas dire reniée, dans la pratique (B). La sécurité de l’Union l’emporte, dans les faits, sur la solidarité qu’elle doit pourtant incarner et mettre en œuvre selon le droit primaire.

 

A. La solidarité clamée

 

La solidarité[7] irrigue le projet intégratif [8]. On la débusque dans le courant du XXème siècle dans deux discours majeurs prononcés à 21 ans d’intervalles : celui d’Aristide Briand en 1929 et celui de Robert Schuman en 1950.

L’idée européenne apparaît, pendant l’entre-deux guerre, afin de créer un système institutionnel où les peuples européens seraient liés « par une sorte de lien fédéral » ; les peuples devaient pouvoir à tout instant entrer en contact entre eux notamment pour établir «un lien de solidarité qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître »[9]. Cette formule est celle du discours du 5 septembre 1929 d’Aristide Briand prononcé à la tribune de la Société des Nations (SDN). Quant à Robert Schuman, ce sont les « réalisations concrètes créant une solidarité de fait » qui irrigua sa déclaration du 9 mai 1950, devant mener à terme à des « solidarités de production »[10]. Si ces formules démontrent sans nul doute que la solidarité fut au cœur du projet intégratif, elle ne l’a évidemment pas été de la même manière. Robert Schuman, un des nombreux idéalistes pragmatiques d’après-guerre, pensa en termes de fonctionnalité, i.e., de rapprochement des économies. Aristide Briand quant à lui pensa en termes politiques en imaginant ce qui pourrait être les premières fondations d’une fédération. Le lien fédéral induisait le lien politique.

Il s’agit en quelque sorte d’une des premières ruptures dans la longue histoire de l’idée européenne – solidarité politique versus solidarité économique – qui n’a jamais été définitivement réglée.

Si la solidarité de type politique n’a pas brillé dans les textes fondateurs incarnant la logique fonctionnaliste (du Traité CECA, en passant par le Traité CEE et Euratom), elle réapparut à partir de 1992 dans la logique d’approfondissement lancée par le Traité sur l’Union européenne adopté à Maastricht, notamment à travers le lancement de la citoyenneté européenne. Aujourd’hui, elle trône à plusieurs endroits stratégiques du droit primaire, socle constitutionnel de l’Union européenne. De l’article 2, 2ème phrase du TUE (tel qu’adopté à Lisbonne), en passant par son article 3§3, au préambule de la Charte des droits fondamentaux ou encore aux articles 67§2 et 80 du TFUE, elle se veut être le porte étendard, non seulement du droit de l’Union comme tel, mais également de la philosophie politique que l’Union européenne est censée représenter et défendre, plus précisément dans le domaine de l’asile.

La lecture de l’article 2, 2ème phrase TUE démontre que la solidarité y est présentée comme une des valeurs consubstantielles aux sociétés européennes (elles-mêmes constitutives de l’Union)[11]. Quant à la Charte, la solidarité trône dès la deuxième phrase du Préambule – où elle fait figure de socle fondateur[12] – tandis qu’elle constitue également le titre du Chapitre IV consacré aux droits à finalité sociale. Si elle est censée être à la base de ce qui constitue le socle social de l’Union, mais également celui de sa cohésion territoriale[13], elle est également censée être au cœur de la politique commune de l’asile. Ici, ce sont des dispositions phares du Titre V, chapitre 2 du TFUE, plus spécifiquement les articles 67§2 TUE[14] et 80 TFUE[15], lesquels posent en curseur principal de l’action des institutions et des Etats membres, la solidarité dans l’élaboration et la mise en œuvre de cette politique. 

Cette solidarité clamée avec emphase est, dans les faits, totalement ignorée, pour ne pas dire niée voire reniée.

 

B. La solidarité reniée

 

La politique migratoire a connue plusieurs étapes marquantes[16] – de la phase intergouvernementale avec la Coopération Politique européenne (CPE) à celle se développant en marge des traités (avec les « accords de Schengen ») (1ère phase), en passant par sa « communautarisation » avec le Traité d’Amsterdam créant l’Espace de liberté, sécurité, justice[17] (2ème phase), puis sa transformation en une « politique commune d’immigration » à partir du Conseil européen de Tampere (15-16 octobre 1999) (3ème phase)[18]. A partir de ce Conseil européen et surtout à partir de celui de Séville en 2002, les quatrième et cinquième phases se sont caractérisées, tout d’abord, par une « externalisation graduelle » de la politique migratoire – en activant tous les mécanismes de la politique européenne de voisinage (PEV) afin d’exporter une partie de la gestion des frontières de l’UE avec les pays d’origine et de transit des migrants[19]; et, ensuite, par une militarisation des frontières de l’UE[20]. Ce furent les guerres en Irak et en Syrie et leur lot d’exodes sur les routes de Méditerranée orientale et centrale qui ont amené l’Union à réexaminer la Politique européenne de Voisinage. La Stratégie de sécurité intérieure renouvelée en 2015 pour 5 ans (2015-2020)[21] et la Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne de 2016[22] furent les textes permettant cette injonction militaire. Autrement dit, au-delà de l’injonction sécuritaire (consistant à sécuriser les frontières extérieures de l’Union en externalisant leur contrôle), nous assistons aujourd’hui ni plus ni moins à la confection d’une injonction militaire qui trouve, qui plus est, le renfort dans certaines dispositions du Traité de Lisbonne[23].

L’injonction de la solidarité – fondation de l’Union et curseur affiché de certaines de ses politiques, notamment celle de l’immigration et de l’asile – est mise en péril par l’injonction de la protection sécuritaire de l’Union, devenue le mantra européen, à l’instar de celui de nombreux Etats qui déploient exactement la même politique[24]. Or, l’injonction sécuritaire l’emporte très clairement sur celle de la solidarité. Par ce seul fait, il y a là le ferment de la dislocation de la raison d’être du projet intégratif à partir du moment où ce qui constitue une de ses valeurs premières est sacrifiée sur l’autel d’une Real Politik où le sentiment de peur et de rejet est cardinal.

*

Cette contradiction politique s’ajoute à de nombreuses autres oppositions, tout à la fois internes à l’Union et externes à celle-ci, lesquelles ne sont évidemment pas faites pour simplifier et améliorer la situation. Si elles sont qualifiées de subalternes, c’est avant tout pour signifier qu’elles découlent en réalité de l’injonction existentielle, principielle, qui est à l’œuvre dans la politique européenne de l’asile ; elles font tantôt peser la balance vers l’impératif de solidarité, tantôt vers celui de la sécurité, mais à travers d’autres notions et concepts. Ce qui, là encore, ne participe évidemment pas à construire, de manière réfléchie et positive, une politique qui prenne à bras le corps les défis auxquels le continent européen est confronté et continuera d’être confronté dans les années à venir.

Ces injonctions subalternes (i.e dérivées) ne sont pas toutes négatives. En effet, celles qui sont reliées, plus ou moins directement, à l’impératif de solidarité (à travers l’exigence de protection des droits des migrants par exemple), arrivent parfois à s’imposer. Le problème est que ces quelques victoires ne sont que très parcellaires et ont une portée limitée.

 

II. Les injonctions contradictoires subalternes

 

L’Union n’est pas un bloc monolithique, elle est faite d’institutions aux fonctions et légitimités différentes ; de même en leur sein, des acteurs peuvent agir de façon opposée et contradictoire ; surtout, l’Union, ce n’est pas qu’une somme d’institutions, c’est également un agrégat d’Etats qui eux-mêmes ne sont pas monolithiques ; ils sont logiquement traversés par des intérêts divergents et des logiques éparses qui se manifestent à travers l’action de différents protagonistes. Dans ce contexte, le tableau des injonctions contradictoires subalternes (qui dérivent de l’injonction existentielle) ne participe donc pas à penser la cohérence et l’effectivité dans le même temps.

Ces injonctions sont de deux types : elles sont tout d’abord internes à l’Union en ce qu’elles irriguent tout son droit dérivé (A), mais elles sont également externes à celle-ci, en ce qu’elles proviennent également de l’extérieur et plus particulièrement du droit conventionnel européen, tel que bâti par la Cour européenne des droits de l’homme (B).

 

A. Les injonctions contradictoires internes à l’Union

 

Le droit de l’asile est forgé tout à la fois par le législateur mais aussi le juge qui vient le préciser, pour ne pas dire le compléter et, au bout du compte, par finir de le « construire ».

C’est donc tout à la fois les injonctions contradictoires au sein de la législation (1) et au sein de la jurisprudence de la CJUE qui seront examinées plus avant (2), dont on verra qu’elles ont engendré (tout du moins pour les premières) une dislocation des responsabilités communes et donc de la confiance commune entre les Etats membres[25].

 

1. Les contradictions législatives

Si on a égard à la 3ème phase de l’édification de la politique migratoire européenne, celle concernant son harmonisation, les contradictions ont été nombreuses et plus ou moins dévastatrices[26].

La première génération de textes – résultant de la communautarisation de l’asile par le Traité d’Amsterdam – «a posé un ensemble de règles minimales devant s’appliquer aux Etats membres. Cette législation couvrait alors l’ensemble du spectre de la problématique de l’asile comme les conditions d’accueil, la procédure applicable à l’examen des demandes d’asile, ainsi que l’application des critères de qualification des demandes d’asile[27]. » Cette première salve législative a posé les fondations du système européen de l’asile en imposant d’une part des obligations protectrices pour les demandeurs d’asile, tout en donnant aux Etats, d’autre part et dans certains cas, la possibilité de s’en affranchir. Pour ce faire, l’Union a créé littéralement de nouveaux concepts, les uns porteurs de protection accrue, les autres particulièrement dangereux.

La protection subsidiaire et la protection temporaire ont été considérées comme des innovations passablement originales permettant, dans le premier cas, de combler certaines lacunes de la Convention de Genève de 1951[28], et dans le deuxième cas, de pouvoir être en mesure de réagir rapidement et efficacement à un afflux massif de migrants[29]. Toutefois, dans le même temps, les notions de « pays tiers sûrs »[30] et « pays d’origine sûr », porteuses de subjectivité et d’instrumentalisation potentielle, non seulement n’ont pas participé à l’effectivité du système, mais ont en outre mis en place toute une série de règles procédurales diminuant considérablement les garanties des migrants.

Le système initial découlant du traité d’Amsterdam ayant été un échec, il a été décidé de le « refondre » afin de constituer un véritable Régime d’asile européen commun (RAEC)[31]. Quand on pense que l’objectif officiel de la Commission européenne était de mettre en place « un niveau de protection commun plus élevé et une protection plus uniforme dans l’ensemble de l’UE et garantir une plus grande solidarité[32] », on ne peut que constater, une fois encore, que l’échec fut au rendez-vous… Car « l’harmonisation à marche forcée » – se traduisant par la réduction drastique de la marge d’appréciation des Etats membres et la limitation de leur autonomie procédurale – a été négociée « sous la pression de la Commission, en l’absence total de consensus et surtout en décalage avec les pratiques et les spécificités de chacun des Etats membres ». Elle ne pouvait être que vouée à l’échec[33].

Les errements de cette réglementation se manifestèrent de façon paroxystique dans la mise en œuvre erratique du système « Dublin III »[34] où les Etats du Nord de l’Europe n’ont pas joué le jeu de la solidarité (pourtant préconisée par la Commission européenne) en imposant un système où non seulement l’examen des demandes d’asile, mais encore et surtout l’établissement des demandeurs d’asile, furent mis à la charge des mêmes seuls Etats, ceux du Sud – la Grèce, l’Italie mais aussi l’Espagne – en première ligne géographique de l’arrivée des migrants[35]. La solidarité invoquée fut tronquée au profit des pays du Nord. Autrement dit, au sein même de la législation européenne de l’asile, l’injonction de la solidarité a été instrumentalisée et a logiquement fini par ne plus avoir aucune espèce de valeur aux yeux des Etats membres les plus affectés par l’arrivée des migrants. La conséquence ? La mise en place de « stratégies repoussoir[36] », littéralement catastrophiques sous l’angle humanitaire allant de l’érection de murs[37] à la conclusion d’accords de réadmission avec des pays tiers, dont on sait que certains ne sont guère recommandables sous l’angle démocratique[38]

 

2. Les contradictions jurisprudentielles

Les contradictions dans la jurisprudence de la Cour de justice sont apparues à deux niveaux, celui de l’interprétation du droit de l’Union (a), mais également celui de l’examen de sa validité (b).

a/ S’agissant du premier point – celui de l’interprétation du « Paquet asile » comme on a coutume de le nommer – la contradiction majeure est la suivante. Si la jurisprudence de la CJUE s’est avérée « plus libérale qu’attendue sur les questions de fond relatives à la protection internationale », elle a toutefois été peu protectrice des demandeurs d’asile concernant les questions de procédure[39].

La directive « accueil »[40] a donné l’occasion à la Cour de déployer une interprétation plutôt protectrice des demandeurs d’asile. Les obligations d’accueil imposées aux Etats membres ont été importantes, allant de la prise en charge de l’ensemble des demandeurs d’asile, au calcul du montant de l’allocation prévue par la réglementation européenne afin que les Etats soient en mesure d’assumer les frais d’hébergement requis pour pallier l’absence d’attribution d’un logement[41]. Toutefois, c’est sans doute concernant les conditions de reconnaissance du bénéfice de la protection internationale, que la Cour s’est avérée la plus audacieuse. Tout d’abord, elle a rendu pertinente la définition de la protection subsidiaire laquelle, compte tenu de la contradiction qu’elle comportait, était difficilement applicable.

En effet, selon les termes de l’article 15 de la première directive dite « qualification » du 29 avril 2009, la protection subsidiaire s’appliquait lorsqu’il existait « des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ». Tout demandeur d’asile devait réussir à apporter la preuve d’un risque réel individuel, alors qu’en réalité la source de la menace n’était pas dirigée spécifiquement contre lui. Afin de neutraliser cette contradiction, la Cour a développé une interprétation pro persona de l’article 15. Autrement dit, « plus la violence aveugle atteint un niveau élevé, moins le demandeur a à démontrer qu’il y est personnellement exposé, et, à l’inverse, moins le niveau de violence est élevé, plus le demandeur doit établir un lien entre un risque personnel et ce contexte de violence[42]. »

Le deuxième axe tout à fait remarquable de la jurisprudence protectrice de la CJUE, concerne la précision des motifs pour lesquels une personne est fondée à se réclamer du statut de réfugié. Elle a estimé que ces motifs pouvaient se rattacher à des persécutions en lien avec les droits protégés par la Charte. Ainsi, dans l’affaire du 5 septembre 2012, elle a considéré que l’existence d’un acte de persécution pouvait résulter d’une atteinte à la manifestation extérieure de la religion, dont l’exercice est garanti par l’article 10 de la Charte. Et d’estimer qu’il appartenait aux autorités responsables de vérifier si l’exercice de cette liberté exposait la personne concernée à un risque réel d’être poursuivie ou d’être soumise à des peines ou à des traitements inhumains et dégradants[43]. Dans la même lignée, elle a aussi étendu l’application de la convention de Genève aux personnes persécutées en raison de leur orientation sexuelle en les rattachant à un groupe social au sens de l’article 1. A de la convention[44].

A ces approches pro persona, la Cour de justice a également dans le même temps, développé des axes jurisprudentiels bien moins libéraux en matière procédurale. Elle a développé une interprétation des plus restrictives du caractère effectif du droit au recours « en procédure accélérée »[45], tandis qu’il en est allé de même du droit d’être entendu dans le cadre des procédures de réexamen[46]. Dans la même lignée, elle a validé des législations nationales qui ne confèrent pas d’effet suspensif à un recours exercé contre des décisions consistant à ne pas poursuivre l’examen d’une demande d’asile[47] ou encore qui permettent de ne pas auditionner un demandeur d’asile lorsque les circonstances factuelles ne laissent aucun doute quant au bien-fondé de cette décision[48].

Le problème est que cette jurisprudence a conforté les Etats dans la mise en œuvre de régimes dérogatoires prévus par leur législation afin de réduire drastiquement les garanties procédurales dans le cadre des procédures nationales d’asile.

b/ Il est temps désormais d’aborder le deuxième élément qui traverse la jurisprudence de la Cour quand elle intervient dans le cadre de recours en annulation et qu’elle est sollicitée afin d’examiner la validité du droit de l’Union. Ici, ce n’est ni plus ni moins la solidarité – dont on a vu qu’elle est censée être au fondement du projet intégratif et au cœur de la politique de l’asile – qui est contestée devant le juge de l’Union par certains de ses propres Etats membres. Cette logique disruptive est particulièrement dévastatrice car l’affront fait à la valeur « solidarité » est délibéré et assumé par des Etats membres qui entendent faire primer une autre logique, celle de leurs stricts intérêts nationaux sécuritaires. Une seule affaire participe à elle seule à démontrer que l’Union est aux prises avec des approches où la désintégration est à l’œuvre : celle rendue le 6 septembre 2017[49]. La Hongrie et la Slovaquie ont attaqué en annulation la décision du 22 septembre 2015 adoptée par le Conseil de l’Union[50] au plus fort de la « crise » migratoire ; cette décision avait pour objectif de réagir en urgence au poids démesuré que les règles européennes de l’asile (découlant du « Système Dublin III »)[51], faisaient peser sur la Grèce et l’Italie[52].

Alors que la Cour de justice rendait sa décision le 6 septembre 2017, soit deux ans après ce qui fut jugé comme le pic de la crise migratoire, elle savait que ce système mis en place en urgence n’avait pas globalement fonctionné[53] ; pis, que cela avait été un cuisant échec dans la mesure où la Hongrie et la Slovaquie – deux des quatre Etats du groupe de Visegrad[54] – avaient délibérément refusé toute relocalisation de personnes demandeurs d’asile et de protection internationale sur leur territoire[55]. De même, alors que la Commission avait enfin pris la mesure (à l’occasion de la crise de l’été 2015) des graves déficiences du « Système Dublin III », elle lança une réforme qui avait pour objet de pérenniser le mécanisme de « relocalisation ». Elle fut cependant enterrée lors du Conseil européen du 15 décembre 2017 les Etats du Groupe de Visegrád la rejetèrent en bloc…

Dans un tel contexte, il est durablement dommageable que dans l’arrêt dense et long du 6 septembre 2017[56] – qui répondit aux 16 moyens soulevés par les Etats demandeurs – la Cour de justice n’ait pas été plus audacieuse en valorisant le principe de solidarité et, par ricochet, la Charte des droits fondamentaux. Sert-il encore à quelque chose de jouer a minima quand certains Etats membres ont fondamentalement décidé de ne plus jouer le jeu ? S’il ne reste plus que les principes, alors autant les défendre haut et fort. L’Avocat général Bot n’aura pas, pour sa part, démérité ; il sut trouver les mots ; il sut rappeler les « fondamentaux » et ce dès les premières lignes de ses conclusions. Tout un symbole[57].

Si l’Avocat général proclama la solidarité comme étant le « socle de la construction communautaire » (pt.19), le préambule de la Charte des droits fondamentaux lui servit grandement pour ce faire[58]. La référence symbolique aux mots puissants de la Charte effectuée, l’Avocat général déclina la présence de la solidarité à d’autres endroits du droit de l’Union[59]. Autrement dit, alors que l’Avocat Général prit au sérieux la solidarité inscrite au sein des traités, ce ne fut pas le cas de la Cour de justice réunie en formation de grande chambre. A la volonté de l’Avocat général d’asseoir la force normative du principe de solidarité, la Cour préféra jouer une petite musique ô combien classique où elle mobilisa la marge d’appréciation du Conseil pour agir en urgence (pts 113-207) ; l’absence d’erreur manifeste dans l’adoption de la décision attaquée (pts 123, 236, 242, 245, 250, 253, 272) et le caractère exceptionnel des mesures adoptées afin de juguler les déficiences des systèmes nationaux d’asile grec et italien (pts 94, 216 et 295)…La solidarité brilla par son absence, tandis que la Charte fit quelques apparitions ad hoc dans le cadre de réponses techniques aux multiples griefs invoqués par les deux Etats agissant en annulation (pts. 305[60], 325[61], 337[62], 343[63]). Bien que la Cour de justice réunie en grande chambre débouta la Slovaquie et la Hongrie en déclarant la validité de la décision attaquée, on connaît la suite de l’histoire : le manquement délibéré des Etats requérants à l’obligation de relocalisation et l’enterrement de la réforme du système de l’asile lors du Conseil européen de décembre 2017.

En plus des injonctions contradictoires internes à l’Union qui traversent tout le droit dérivé, de la législation en passant par la jurisprudence, une série d’injonctions contradictions externes à celle-ci viennent rendre plus complexe et plus délicat le traitement de la question migratoire.

 

B. Les injonctions contradictoires externes à l’Union

 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a agi, à de multiples reprises, comme une sonnette d’alarme en mettant l’Union face à ses responsabilités internationales. Construire un système d’intégration en promouvant des concepts et procédures novateurs n’est évidemment pas remis en cause per se par la Cour européenne ; toutefois, elle se fait le gardien des droits élémentaires des personnes dans ce cadre. Autrement dit, devant les dérives de la législation européenne, le droit conventionnel vient, tel un contre-pouvoir, rééquilibrer la situation.

Le jeu des injonctions contradictoires s’est manifesté de deux manières. A l’injonction de l’application du principe de confiance mutuelle au sein de l’Union, s’est opposée celle de l’impératif d’assurer des conditions de vie digne de détention pour les migrants dans les pays de l’Union (1) ; à l’injonction sécuritaire de l’Union d’orchestrer des refoulements massifs de migrants, s’est opposée l’injonction du respect des garanties procédurales minimales (notamment s’agissant du droit au recours) (2).

Pour l’instant, s’agissant de ces deux injonctions contradictoires, les plus progressistes l’ont emporté grâce à l’aiguillon joué par la Cour européenne des droits de l’homme. Pour combien de temps encore ? C’est toute la question quand on sait que la propre Cour européenne est elle-même sujette à de multiples tensions internes comme à moult pressions externes.

 

1. Confiance mutuelle vs. conditions dignes de détention

La philosophie du « système Dublin » est basée sur le principe de confiance mutuelle. Partant du principe que tous les Etats membres de l’Union accordent aux migrants se trouvant sur leur territoire une protection des droits équivalente, le premier pays sur le territoire duquel arrive un demandeur d’asile se transforme en « l’Etat membre responsable » de l’examen de ladite demande. Or, de par la situation géographique de la Grèce ou encore de l’Italie, ces pays se sont retrouvés en première ligne pour accueillir et héberger les migrants et se retrouvèrent très vite dépassés, incapables d’assurer des conditions dignes d’accueil aux demandeurs d’asile. Les auteurs du règlement Dublin avaient toutefois prévu une dérogation mentionnée à l’article 3§2 en vertu de laquelle «chaque Etat membre peut examiner une demande d’asile qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement.» Ainsi, quand des Etats du Nord de l’Europe ont refusé de faire jouer cette exception en renvoyant vers des Etats du Sud des migrants alors qu’ils savaient que leurs conditions de détention n’étaient pas conformes aux règles élémentaires de dignité, la Cour européenne a sanctionné, sans état d’âme, de telles manœuvres.

La pression exercée sur l’Union européenne par la jurisprudence conventionnelle a, ce faisant, été une injonction subalterne supplémentaire qui eut, somme toute, quelques effets positifs. Le dialogue des juges entre les deux Cours européennes fut à son comble en la matière[64]. Il suffit d’égrener les arrêts M.S.S c. Belgique et Grèce[65] de la Cour européenne auquel la Cour de justice répondit par l’arrêt N.S[66], suivi d’un autre arrêt de la Cour européenne –Tarrakhel[67] – pour comprendre que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg fut un aiguillon non négligeable s’agissant de la nécessité de faire primer la protection des migrants et leurs conditions dignes de détention sur le principe de confiance mutuelle, fondement de la réglementation du « système Dublin ». Ainsi, alors que l’application dudit principe devenait attentatoire aux droits des personnes dans des pays comme la Grèce, la Cour européenne valorisa l’importance de la sauvegarde des droits élémentaires des personnes. La Cour européenne a fait comprendre au juge de l’Union, l’interprète authentique de la législation européenne, que la confiance mutuelle ne devait pas être aveugle…

A ce stade, une interrogation se fait jour. Cette injonction conventionnelle a-t-elle réellement participé à rendre meilleure, de façon drastique, la situation des migrants ? Si elle a pu améliorer les choses, ce n’est toutefois évidemment qu’à la marge. D’autant plus quand la propre politique de la Cour européenne est traversée par des contradictions notoires : celles inhérentes à une Cour internationale qui, face aux défiances répétées des Etats, oscille entre interprétation progressiste et self-restraint judiciaire tout stratégique[68]. Cette incise est fondamentale à l’heure d’analyser le second aiguillon joué par la jurisprudence de la Cour européenne, quand il s’agit de respecter les garanties procédurales des migrants quand les Etats membres de l’Union ne désirent pas les accueillir sur leur territoire. La jurisprudence de la Cour se déroule dans un contexte très sensible : si elle ne peut sacrifier les droits des migrants, elle ne peut non plus ignorer les souveraines nations, toujours majestueuses, à l’heure de « sélectionner » les personnes habilitées à séjourner sur leur territoire. Or, et c’est toute la difficulté de la situation, l’Union européenne est confrontée à l’arrivée de « flux mixtes » de migrants, demandeurs d’asile d’un côté, migrants économiques de l’autre…Les développements qui suivent démontrent à l’envi la complexité du réel.

 

2. Expulsions collectives vs. respect des garanties procédurales

La Cour européenne des droits de l’homme est confrontée à la complexité du réel migratoire[69], i.e. la diversité sociologique des flux de migrants. Car, aux côtés des réfugiés, il y a également les migrants économiques – le plus souvent en situation irrégulière – qui pensent et voient encore l’Europe comme l’Eldorado qui leur assurera une vie meilleure[70]. Or, la migration irrégulière et les trafics multiples qui l’entourent arrivent également devant le prétoire de la Cour de Strasbourg. L’affaire Khlaifia et autres c. Italie – qui concernait l’afflux massif en 2011 de migrants tunisiens placés dans un centre d’accueil sur l’île de Lampedusa, après leur sauvetage en mer par les garde-côtes italiens – le démontre[71]. Certains (à l’instar du seul juge dissident, le juge chypriote G. Serghides) y verront un très net recul de la jurisprudence de la Cour à l’endroit de l’article 4 du protocole n°4 (qui interdit l’expulsion collective des étrangers) et des exigences inhérentes au principe de non refoulement élevé au rang de droit coutumier. D’autres, à l’instar du Président de la Cour, G. Raimondi (qui explicite son changement de point de vue entre l’arrêt de chambre et celui de Grande chambre), considéreront qu’il y a somme toute une solution raisonnable trouvée par la Cour à l’endroit d’un pays, l’Italie, qui est en première ligne face à l’arrivée massive, comme en l’espèce, de migrants irréguliers. L’accord bilatéral conclu entre l’Italie et la Tunisie en 2011 fut considéré comme suffisamment pertinent par la Grande chambre pour justifier non seulement l’adoption de décrets de refoulement (exonérés de l’obligation de la tenue d’ « entretiens individuels »), mais également pour considérer que les recours interjetés à leur encontre n’étaient pas suspensifs au prix d’une réinterprétation toute stratégique de l’arrêt De Souza Ribeiro (Khlaifia et autres, §274, 275, 276). Il est évident qu’ici la sécurité de l’Etat italien (ou à tout le moins sa stabilité interne) face à des circonstances tout à fait exceptionnelles, ont eu raison de l’audace de la Cour qui lui préféra le réalisme.

Autre arrêt, autre politique jurisprudentielle. L’arrêt du 3 octobre 2017, N.D. et N.T.[72] s’inscrit dans le double scénario où de nombreux migrants sub-sahariens soit décident de quitter des zones de conflits, soit décident d’avoir l’espoir d’une vie meilleure. Passer par le Maroc pour accéder aux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla – vestiges d’un empire déchu – est une option de plus en plus suivie par les migrants qui savent que la route libyenne est un enfer au sens littéral du terme puisque l’esclavage y est au rendez-vous, comme si l’histoire était un éternel recommencement[73]. Alors, quand un Malien et un Ivoirien décident de saisir la Cour en alléguant une violation par l’Espagne de plusieurs dispositions de la Convention et plus particulièrement de l’article 4 du Protocole n°4 prohibant les expulsions collectives d’étrangers[74], on retient sa plume…Que va décider la Cour ? Va-t-elle s’arrimer à une approche réaliste caractérisée par l’affaire Khlaifia – où elle avait validé l’accord passé entre les autorités italiennes et tunisiennes pour mieux refouler les arrivées massives de migrants économiques [75]– ou va-t-elle renouer avec les fondamentaux du droit international public et, dans certaines circonstances, du droit de l’Union qui imposent l’individualisation des entretiens avant toute expulsion ? C’est la deuxième option qui a été choisie par la 3ème section de la Cour. Le tour d’horizon du « droit pertinent » est impressionnant et, avant même la transcription in extenso des règles d’interprétation telles que posées par les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne (pt.35-36), comme des indications de la Commission du droit international sur les règles gouvernant les expulsions (pt.37), c’est le droit de l’Union qui y trône de façon majestueuse[76]. Bizarrement, si cette toile de fond est très présente dans la partie « en fait », elle ne réapparaît pas dans le cadre de la motivation de la Cour. L’on pressent toutefois qu’il était impossible pour elle d’en faire fi ; partant, elle mobilisa sa jurisprudence – en accord avec les règles de droit international et de l’Union qui interdit les expulsions collectives (en imposant de vérifier si les décisions d’éloignement sont prises en considération de la situation particulière des individus) et qui impose l’existence de voie de recours pour les contester[77]. La condamnation à l’unanimité de l’Espagne pour une violation de l’article 4 du Protocole n°4 seul et combiné également avec l’article 13 (droit au recours effectif) sera-t-elle confirmée ? Le gouvernement espagnol a demandé le renvoi en Grande chambre. Il reste à espérer que la composition de celle-ci ne sera pas encline à revoir à la baisse le standard conservé dans la présente espèce et soutenu par toutes les règles du droit de l’Union et qu’elle ne s’alignera pas sur la dissidence du juge russe, qui reprocha à la Cour de maintenir « ses normes élevées » dans un contexte migratoire sensible.

**

L’Europe développe depuis plusieurs années une politique migratoire basée sur la peur, d’où son approche sécuritaire et militaire de ses frontières ; d’où l’oubli, pour ne pas dire le reniement de la valeur « solidarité » pourtant au cœur de son A.D.N. politique[78]. Or, la peur, c’est la catastrophe. Le président Roosevelt n’affirmait-il pas, en mars 1933, que la seule chose dont nous devons avoir peur, c’est la peur elle-même[79] ?

Alors, à quand un sursaut de conscience, de rationalité empathique, afin de construire une politique européenne constructive et imaginative qui propulserait l’Union européenne dans une dynamique d’acceptation et de valorisation de l’arrivée et de l’intégration des migrants[80] ?

A quand des injonctions constructives qui prendraient acte du fait qu’en 2035, le nombre de jeunes africains en âge de travailler excédera le reste des autres jeunes dans la même situation à travers le monde[81] ?

A quand la prise de conscience du fait qu’en 2050, un être humain sur quatre, sera africain[82] ?

Les ponts entre l’Union africaine et l’Union européenne devraient être établis et pérennisés sur la base de profonds changements de paradigme, basés sur de réels partenariats égalitaires où la coopération loyale serait à l’œuvre[83]. Il est nécessaire que l’Union africaine prenne également sa part de responsabilité ; qu’elle s’engage résolument dans un développement éducationnel et économique de premier ordre, en arrêtant de détourner une bonne part de la manne financière de l’aide au développement. Les défis, ici, sont majeurs.

Ce qu’il convient de réaliser (et une fois de plus d’accepter), c’est qu’il est tout simplement impossible de stopper ce qui est à l’œuvre, i.e. les déplacements massifs de populations en provenance d’Afrique, mais également du Moyen-Orient. L’Europe doit se faire à l’idée qu’elle n’est plus une terre de départ[84] et qu’elle doit fondamentalement se penser et se construire comme un continent d’immigration. La révolution, si elle doit être politique et juridique – si elle doit penser l’accueil, l’absorption et l’intégration de nouveaux venus qui ne feront qu’enrichir, à terme, son environnement – doit être avant tout et surtout culturelle et mentale.

 

 

 

* Cet article est le résultat d’une intervention au Collège de France les 18 et 19 juin 2018 dans le cadre du colloque organisé par Alain SUPIOT, Revisiter les solidarités en Europe.

[1] Parler rapidement, pour des commodités langagières, de « crise migratoire », c’est user d’un euphémisme prompt à estomper l’insupportable. L’insupportable, c’est le cimetière qu’est devenu la Méditerranée depuis 25 ans : près de 25.000 êtres humains y ont en effet perdu la vie (M-L. BASILIEN-GAINCHE, « L’Union et les réfugiés. Une Europe sans qualités ? », Revue de l’Union européenne, 2017, p. 598) ; l’insupportable, ce sont les camps de rétention, les fameux « hot spots » situés en des endroits stratégiques de l’Union et qui retiennent dans des conditions de vie inhumaines les plus vulnérables, ces migrants ayant fui tantôt les conflits, tantôt la misère, et qui représentent ce que l’on appelle dans un langage aseptisé, des « flux mixtes » (C. WIHTOL DE WENDEN, « Les incommunications de l’Europe sur la crise de l’accueil des migrants et des réfugiés », Hermès, La Revue, 2017/1, n°77, pp. 191-197, spec. p. 192). Il s’agit de flux de personnes qui réunissent tantôt des demandeurs d’asile, susceptibles d’obtenir le statut de réfugié, tantôt les migrants économiques. On sait que ces derniers, devant les restrictions posées à l’immigration légale, décident en désespoir de cause, d’opter pour la voie de l’illégalité pour entrer sur le territoire européen, risquant leur intégrité physique sur les routes de l’exil, notamment s’ils passent par la Libye, véritable enfer sur terre où l’esclavage a repris ses droits. Il s’agit en effet d’un recommencement dans la mesure où les tribus arabo-musulmanes ont maintenu en esclavage, pendant près de 12 siècles, les noirs sub-sahariens. Pour une présentation magistrale de cette histoire trop méconnue, on se reportera avec intérêt à l’ouvrage de l’anthropologue Tidiane N’DIAYE, Le génocide voilé. Enquête historique sur la traite négrière arabo-musulmane, Paris, Folio, 2008 (1ère édition de poche en 2017).

[2] Car ce dont il s’agit avant tout, c’est de la mort ou de la détention (dans des conditions indignes) de personnes qui désirent vivre Ailleurs que dans leur pays. Vouloir l’éradiquer ou la « contenir » est, in se, irréaliste puisque la migration, comme telle, est un phénomène naturel pour ne pas consubstantiel à l’activité humaine.

[3] « Le Monde au risque de la désintégration », Entretien avec N. GNESOTTO et P. LAMY, propos recueillis par A-L. BUJON et R. BAILLE, Esprit, 2017/6 Juin, pp. 86-97.

[4] R. STEFAN FOA, Y. MOUNK, « The Signs of Deconsolidation », Journal of Democracy, Vol. 28, n°1, January 2017, pp. 5-15.

[5] C’est en outre une question qui dure. Voir les travaux publiés en la matière, dès 2010, ad.ex. A.-S. MILLET-DEVALLE (dir), L’Union européenne et la protection des migrants et réfugiés, Paris, Pedone, 2010, 290 p. Pour une thèse de référence sur ces questions, Y. PASCOUAU, La politique migratoire de l’Union européenne. De Schengen à Lisbonne, Paris, 2011, 752 p. (Col. Institut Universitaire de Varenne).

[6] P. ORY, De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017, 252 p.

[7] La solidarité – qui fut longtemps l’apanage des politiques et des sociologues (de Léon Bourgeois à Emile Durkheim) a fait une irruption dans le droit – notamment français – grâce à des auteurs comme Léon Duguit ou encore le doyen Hauriou au début du siècle dernier. Plus près de nous, des auteurs comme Michel Borgetto et Robert Lafore ont revisité la doctrine dite « solidariste », R. LAFORE, « Solidarité et doctrine publiciste. Le solidarisme juridique hier et aujourd’hui», Solidarité(s), Perspectives juridiques ?, PUSS Toulouse, 2009, p.47.

[8] D. ESPAGNO-ABADIE, « La solidarité, une valeur de l’Union européenne », Revue de l’Union européenne 2017, p. 607.

[9] « Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d’établir entre eux un lien de solidarité qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître. »

[10] « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ». Elle devait déboucher sur la mise en œuvre d’une «solidarité de production » entre la France et l’Allemagne : « La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. »

[11] Article 2 TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.»

[12] 2ème phrase du Préambule de la Charte : « Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité».

[13] La troisième phrase de l’article 3§3 TUE se lit ainsi : « [L’Union] promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres. »

[14] Il se lit ainsi : l’Union « développe une politique commune en matière d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières extérieures qui est fondée sur la solidarité entre États membres et qui est équitable à l’égard des ressortissants des pays tiers ».

[15] Il se lit ainsi : « les politiques de l’Union visées [à ce] chapitre et leur mise en œuvre sont régies par le principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres, y compris sur le plan financier. Chaque fois que cela est nécessaire, les actes de l’Union adoptés en vertu [dudit chapitre] contiennent des mesures appropriées pour l’application de ce principe »

[16] Elles sont dûment rappelées par A. BERRAMDANE, « La militarisation des frontières de l’Union européenne », Revue de l’Union européenne, 2018, p. 222.

[17] Cette communautarisation a pris l’allure de la création de l’Espace de liberté sécurité et justice (ELSJ), réparti entre le pilier 1 et le pilier 3 et incorporant l’acquis Schengen.

[18] Il s’est fixé un objectif ambitieux de doter l’Union de « politiques communes dans les domaines de l’asile et de l’immigration, tout en tenant compte des nécessités d’exercer aux frontières extérieures un contrôle cohérent afin de stopper l’immigration clandestine ».

[19] I. ATAK, F. CREPEAU, « Managing migrations at the external borders of the EU : Meeting the human rights challenges », Journal européen des droits de l’homme/European Journal of Human Rights, n°5, Décembre 2014, pp. 591-622.

[20] Comme le souligne A. BERRAMDANE, « déjà, en effet, la PEV codifiée par le traité de Lisbonne (art. 8 du Traité sur l’Union européenne – TUE), a une dimension sécuritaire. Elle fait des voisins de l’Union des gardes-frontières, des auxiliaires politiques chargés de réguler et d’atténuer la pression migratoire sur l’Union, un glacis protecteur de l’Union, le premier cercle de défense des frontières. »

[21] Conseil de l’Union, Stratégie de sécurité intérieure renouvelée pour l’Union européenne 2015-2020, 9798/15, JAI 442, COSI 67, 10 juin 2015.

[22] Union européenne, Vision partagée, action commune : une Europe plus forte. Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne, 2016.

[23] A. BERRAMDANE, op.cit., p. 222 et ss.

[24] Il suffit ici de donner l’exemple de la politique sécuritaire (et, qui plus est, clairement xénophobe) de l’administration TRUMP à l’endroit des migrants en provenance d’Amérique centrale.

[25] Au sein de l’Union, il y a également des organismes qui, s’ils ne participent pas à « construire » le droit migratoire en tant que tel, ont pour fonction d’ « alerter » en mettant en avant les errements étatiques au sein de l’Union. A cet égard, le travail de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) est fondamental. Voir, parmi de nombreux travaux de terrain, les rapports périodiques sur la situation des migrants au sien des Etats, ad. ex. Periodic data collection on the migration issue in the EU, July Highlights, 1 May-30 June 2018, 29 p.

[26] C. POULY, « L’Européanisation du droit d’asile : 2003-2016 », Migrations sociétés, 2016/3, n°165, pp. 107-124.

[27] C. POULY, op.cit., p. 108.

[28] R. ERRERA, « La directive européenne du 29 avril 2004 sur le statut de réfugié, la protection internationale et les garanties contenues dans la Convention européenne des droits de l’homme », Revue Trimestrielle des droits de l’homme, n°74, avril 2008, pp. 347-381. Cette directive est connue sous le nom de « Directive qualification ». Elle a fait l’objet d’une refonte le 13 décembre 2011 (voir note 30). Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne dont la situation ne répond pas à la définition du statut de réfugié (selon la Convention de Genève), mais pour laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’elle courrait dans son pays un risque réel de subir l’une des atteintes graves suivantes : la peine de mort ou une exécution; la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants; pour des civils, une menace grave et individuelle contre leur vie ou leur personne en raison d’une violence aveugle résultant d’une situation de conflit armé interne ou international.

[29] Les personnes concernées sont des ressortissants non européens qui fuient massivement leur pays ou leur région d’origine et qui ne peuvent pas y retourner : en raison notamment d’un conflit armé ou de violences, ou parce qu’ils sont victimes de violations graves et répétées des droits de l’homme (art. 2 a. de la directive). Ce dispositif exceptionnel et temporaire est autorisé par une décision du Conseil de l’Union européenne (UE), qui définit les bénéficiaires et sa date d’entrée en vigueur. Il est décidé pour une période d’un an et peut être prolongé de 2 ans maximum. Le Conseil de l’UE peut à tout moment y mettre fin si la situation dans le pays d’origine permet un retour sûr et durable des personnes déplacées.

[30] De façon synthétique, ce concept permet de renvoyer les demandeurs d’asile vers un pays tiers non membre de l’Union européenne, par lequel ils ont transité, à condition qu’il existe dans ce pays des garanties nécessaires en matière d’asile et de respect des droits de l’homme. Les Etats membres peuvent en théorie appliquer le concept de « pays tiers sûr » « si les autorités compétentes ont acquis la certitude » que les demandeurs n’ont aucune crainte d’être persécutés sur la base d’un des motifs énoncés dans la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié ; que le principe de non-refoulement est respecté conformément à la Convention de Genève ; que l’interdiction de prendre des mesures d’éloignement en cas de risque de torture, de traitements cruels, inhumains ou dégradants est respectée ; et enfin que le demandeur peut solliciter une demande de reconnaissance du statut de réfugié et en bénéficier conformément à la Convention de Genève. La réalité est beaucoup plus complexe comme la doctrine l’a très tôt démontré : X. CREACH, « La notion de pays tiers sûr ou l’instrumentalisation des itinéraires par les Etats d’accueil », Recherche et asile, 1997, n°2. C. TEITGEN-COLLY, « Le concept de pays tiers sûr », Mélanges en l’honneur de F. Julien-Laferrière, Paris, 2011. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a régulièrement formulé des avis sur la politique migratoire de l’UE et sa traduction en droit français. Elle émit logiquement dans ce contexte un Avis sur le concept de ‘pays tiers sûr’ (19 décembre 2017), pointant les dangers de la notion de pays tiers sûr. Un de ces dangers concerne sa « relativité ». La CNCDH mentionne à juste titre la Déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 laquelle, même si elle ne mentionne pas expressis verbis la notion, en reprend la philosophie et est appliquée à un pays (la Turquie) qui viole le principe de non refoulement tel que consacré par la Convention de Genève. Le Conseil d’Etat grec a validé la Déclaration en refusant de poser une question préjudicielle à la CJUE. On lira avec le plus grand intérêt l’analyse percutante et sainement très critique du professeur Constantin YANNAKOPOULOS, « Un tiers pays nommé sûreté !, CE grec, 22 sept. 2017 », RTD eur. 2018, n° 1, p. 191.

[31] Aujourd’hui, le régime d’asile commun est constitué de trois directives et de deux règlements. La directive « procédure » [Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte)] ; la directive « accueil » [Directive 2013/33.UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte)] ;la directive « qualification » [Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés et les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte)] ; Le règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (refonte) ; le règlement (UE) n°603/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relatif à la création d’Eurodac pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement (UE) n°604/2013].

[32] COMMISSION EUROPÉENNE, Livre vert sur le futur régime d’asile européen commun, COM (2007) 301 final, 6 juin 2007.

[33] C. POULY, op.cit., p. 111. ; dans le même sens, V. CHETAIL, « Looking Beyond the Rhetoric of the Refugee Crisis : The Failed Reform of the Common European Asylum System », JEDH/EJHR, 2016/5, pp. 584-602.

[34] Règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 par lequel s’établissent des critères et des mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable d’une demande de protection internationale présentée dans un des Etats membres par un national d’un pays tiers ou par un apatride, 29 juin 2013, JO L 180, pp. 31-59 (Règlement dit « Dublin III », refonte).

[35] Partant du principe que tous les Etats membres de l’Union accordent aux étrangers se trouvant sur leur territoire une protection des droits équivalente, le premier pays sur le territoire duquel arrive un demandeur d’asile se transforme en « l’Etat membre responsable » de l’examen de ladite demande. Or, géographiquement, ce sont les Etats du Sud qui se retrouvent, systématiquement, les Etats membres « responsables ».

[36] C. POULY, op.cit., p. 111.

[37] En Espagne, la stratégie de « l’encagement » s’est manifestée au sein des enclaves espagnoles de Ceuta y Melilla au Maroc (il s’est agi de l’érection d’une série de triple murs afin d’empêcher les migrants de pénétrer le territoire espagnol). La même stratégie d’édification de murs barbelés s’est manifestée en Hongrie afin d’éviter que les migrants puissent, après la Grèce, passer sur ce territoire.

[38] Les accords de réadmission permettent de réacheminer vers leurs points de départ les migrants. On recense tout à la fois des accords bilatéraux (conclus entre un Etat membre et un Etat tiers), mais également des accords conclus par l’Union européenne comme telle avec des Etats tiers. 17 accords de ce type ont été conclu avec l’Albanie, l’ancienne République yougoslave de Macédoine, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Bosnie-Herzégovine, le Cap-Vert, la Fédération de Russie, la Géorgie, Hong-Kong, Macao, la Moldavie, le Monténégro, le Pakistan, la Serbie, le Sri Lanka, la Turquie et l’Ukraine. On trouvera l’intégralité de ces accords sur le site EuropeanMigrationLaw.eu.

[39] C. POULY, op.cit., p. 114.

[40] Directive n° 2003/9/CE, 27 janvier 2003, relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres (Directive « Accueil »).

[41] CJUE, 27 février 2014, Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers contre Selver Saciri, ECLI:EU:C:2014:103

[42] CJUE, 17 février 2009, Elgafaji, aff. C-465/07, ECLI:EU:C:2009:94

[43] CJUE, 5 septembre 2012, RFA c. Y. et Z., aff. C-71/11 et C-99/11, ECLI:EU:C:2012:518

[44] CJUE, 7 novembre 2013, X, Y et Z, C-199/12 et C-200/12, ECLI:EU:C:2013:720

[45] CJUE, 23 juillet 2013, Diouf, C-69/10, ECLI:EU:C:2011:524

[46] CJUE, 22 novembre 2012, M.M., C-277/11, ECLI:EU:C:2012:744

[47] CJUE, 17 décembre 2015, Amadou Tall, C-239/14, ECLI:EU:C:2015:824

[48] CJUE, 26 juillet 2017, Moussa Sacko, C-348/16, ECLI:EU:C:2017:591

[49] CJUE, Gde Ch., 6 septembre 2017, Hongrie et Slovaquie c/ Conseil, aff. C- C‑643/15 et C‑647/15, EU:C:2017:631.
Pour une analyse circonstanciée et critique de cette décision, v. J. ABRISKETA URIARTE, « La reubicación de los refugiados : un déficit de solidaridad y una brecha en la Unión europea. Comentario a la sentencia del Tribunal de justicia de 6 de septiembre de 2017, Asunto C-643/15 y C-647/15 Hungaria y Eslovaquia contra Consejo », Revista General de Derecho Europeo, 44, 2018, pp.122-154.

[50] Décision (UE) du Conseil du 22 septembre 2015 par laquelle sont établies des mesures provisoires dans le domaine de la protection internationale au bénéfice de l’Italie et de la Grèce (JO L 248 du 24 septembre 2015).

[51] Règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 par lequel s’établissent des critères et des mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable d’une demande de protection internationale présentée dans un des Etats membres par un national d’un pays tiers ou par un apatride, 29 juin 2013, JO L 180, pp. 31-59 (Règlement dit « Dublin III »).

[52] Lors des huit premiers mois de l’année 2015, ce sont 116.000 demandeurs d’asile et de protection internationale qui se présentèrent en Italie, tandis que la Grèce enregistrait quant à elle 211.000 demandes du même type ; c’est dans ce contexte que le Conseil décida d’adopter en urgence, de façon provisoire, une décision de relocalisation qui avait une double finalité : adopter des mesures concrètes de solidarité vis à vis des Etats membres qui sont en première ligne des afflux massifs de réfugiés et sauvegarder les droits des personnes qui nécessitent une protection internationale[52]. Il est important ici, pour ne pas dire fondamental, de préciser que cet acte juridique de l’Union fut adopté contre les voix de la Slovaquie et de la Hongrie (qui décidèrent in fine de l’attaquer devant la Cour), mais également de la Pologne et de la République tchèque, autant d’Etats qui se distinguèrent pendant les négociations d’adhésion en 2004 comme faisant partie du « Groupe de Visegrád », autrement dit un groupe d’Etats qui entendaient, ensemble, aborder l’insertion dans le concert européen, comme pour mieux faire valoir leur spécificité, pour ne pas dire leur identité.

[53] Le délai posé par la décision du Conseil de 2015 pour « relocaliser » les migrants et alléger le fardeau de l’Italie et de la Grèce avait été fixé au 27 septembre 2017. Or, le 6 septembre 2017, date de l’arrêt de la Cour, la Commission européenne publiait un rapport sur le sujet qui établissait qu’à la date du 4 septembre 2017, uniquement 23% des demandeurs d’asile avait été « relocalisés » (soit 27.000 personnes, 19.244 depuis la Grèce et 8.451 depuis l’Italie). Commission européenne, Rapport de la Commission et du Parlement européen au Conseil européen et au Conseil, 15ème rapport sur la relocalisation et installation, COM (2017) 456 final, 6 septembre 2017.

[54] L’histoire de la constitution du groupe de Visegrád (V4) et de la coopération en son sein entre ses quatre Etats constitutifs ne fut pas un long fleuve tranquille. Ce qui est sûr, c’est que ce sont deux thèmes précis qui ont participé, une fois membres de l’Union, à les souder : les questions budgétaires et la crise migratoire, v. M. NATANEK, « Le groupe de Visegrád, entre unité des intérêts et mythe de la coopération », Hermès, La Revue, 2017, pp. 132-140.

[55] Les statistiques concernant les Etats du « groupe des Quatre » » (i.e. du Groupe de Visegrád) sont édifiantes : la Pologne (avec 38 millions d’habitants) devait accueillir 6.182 personnes ; la Hongrie (avec 10 millions d’habitants) devait accueillir 1.294 personnes ; la République tchèque (avec 10 millions d’habitants) devait accueillir 2.691 personnes et la Slovaquie (avec une population de 5 millions d’habitants) devait quant à elle en recevoir 802. Au final, la Hongrie et la Pologne n’ont reçu aucun demandeur d’asile, alors que la Slovaquie en accueillait 16 et la République tchèque 12.

[56] Il est en effet constitué de 347 paragraphes.

[57] Lisons plutôt un passage significatif de celles-ci présentées le 26 juillet 2017 (ECLI:EU:C:2017:618) où il met très clairement en évidence l’enjeu de l’affaire : « Les présents recours nous donnent l’occasion de rappeler que la solidarité figure parmi les valeurs cardinales de l’Union et se trouve même être aux fondements de celle-ci. Comment serait-il possible d’approfondir la solidarité entre les peuples d’Europe et de concevoir une union sans cesse plus étroite entre ces peuples, comme le préconise le préambule du traité UE, sans une solidarité entre les États membres lorsque l’un d’entre eux fait face à une situation d’urgence ? Nous touchons là à la quintessence de ce qui constitue à la fois la raison d’être et l’objectif du projet européen. Il convient donc d’emblée de mettre l’accent sur l’importance de la solidarité en tant que valeur fondatrice et existentielle de l’Union.» (pts 17-18).

[58] On rappellera que son libellé permet en effet de découvrir que la solidarité fait partie des « valeurs indivisibles et universelles » sur lesquelles l’Union est fondée.

[59] De l’article 3§3 TUE relatif à la cohésion économique et sociale (où la solidarité entre générations et entre Etats membres est mentionnée) à ce qui caractérise la politique de l’Union en matière d’asile et d’immigration (Titre V, chapitre 2 TFUE, art. 67§2 TUE et 80 TFUE), ces références entendent démontrer qu’elle est également un principe directeur aux effets normatifs certains.

[60] Il se lit ainsi : « Il convient d’ajouter que des considérations liées à l’origine ethnique des demandeurs de protection internationale ne peuvent pas être prises en compte en ce qu’elles seraient, de toute évidence, contraires au droit de l’Union et notamment à l’article 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. »

[61] Il se lit ainsi : « En outre, un droit de recours effectif doit être assuré sur le plan national, conformément à l’article 47 de la Charte, contre toute décision devant être prise par une autorité nationale dans le cadre de la procédure de relocalisation, telle que prévue à l’article 5 de la décision attaquée. »

[62] Il se lit ainsi : « Enfin, si une certaine marge d’appréciation est réservée aux autorités des États membres bénéficiaires lorsque ceux-ci sont appelés, en vertu de l’article 5, paragraphe 3, de la décision attaquée, à identifier les demandeurs individuels pouvant être relocalisés vers un État membre de relocalisation déterminé, une telle marge est justifiée au regard de l’objectif de cette décision qui est de soulager les régimes d’asile grec et italien d’un nombre important de demandeurs en les relocalisant, dans de brefs délais et de manière effective, vers d’autres États membres dans le respect du droit de l’Union et, en particulier, des droits fondamentaux garantis par la Charte. »

[63] Le point 342 permet de comprendre le point 343. Le point 342 se lit ainsi : « Or, le transfert dans le cadre d’une opération de relocalisation d’un demandeur de protection internationale d’un État membre vers un autre aux fins d’assurer un examen de sa demande dans des délais raisonnables ne saurait être considéré comme étant constitutif d’un refoulement vers un État tiers. » Le point 343 se lit ainsi : « Il s’agit au contraire d’une mesure de gestion de crise, prise au niveau de l’Union, visant à assurer l’exercice effectif, dans le respect de la convention de Genève, du droit fondamental d’asile, tel que consacré à l’article 18 de la Charte. »

[64] Sur les détails techniques de ce dialogue des juges, on se permet de renvoyer à notre chronique annuelle publiée à la Revue du droit public, « Chronique de jurisprudence européenne comparée 2011 », 2012-n°4, pp.1730 et s.

[65] CEDH, Gde Ch., 21 janvier 2011, M.S.S. c/ Belgique et Grèce. La Grande chambre de la Cour européenne statua sur la requête d’un ressortissant afghan entré sur le territoire de l’Union par la Grèce avant de parvenir en Belgique, pays qui avait refusé d’activer la dérogation de l’article 3§2 afin de renvoyer le demandeur en Grèce. Les constats de violation dressés par la Cour dans cette affaire à l’encontre de deux Etats membres de l’Union furent un camouflet sans précédent à l’encontre de ces deux pays membres de l’Union dans la mesure où les articles 3 et 13 combinés avec les articles 2 et 3 de la Convention furent déclarés enfreints. Si l’Union européenne échappa à une condamnation en bonne et due forme – la Cour européenne écartant la jurisprudence Bosphorus au nom du « pouvoir d’appréciation » détenus par les Etats en vertu de l’article 3§2 du règlement Dublin – ce fut tout de même, en arrière-plan, le système commun européen de l’asile et le principe de la reconnaissance mutuelle qui fut mis en cause.

[66] CJUE, Gde Ch., 21 décembre 2011, N.S et M.E et autres (C-411/10 et 493/10). Le dialogue horizontal entre les deux Cours européennes fut à son zénith, puisque la Cour de justice prit en compte sans sourciller les enseignements de l’arrêt M.S.S. La CJUE imposa aux Etats d’activer la dérogation de l’article 3§2 du Règlement Dublin III et d’examiner « eux-mêmes» la demande d’asile quand il existe des risques sérieux et avérés de faire subir à des demandeurs d’asile des traitements inhumains et dégradants en les renvoyant vers l’Etat responsable au principal, du fait de la présence de « défaillances systémiques » en son sein (voir points 106, 107, 108).

[67] Cour EDH, gde Ch., 3 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse. Pour une présentation détaillée des enjeux et des conséquences de cette affaire, v. L. BURGORGUE-LARSEN, « Chronique de jurisprudence européenne comparée 2014 », 2015-n°4, pp.1143 et s.

[68] La littérature sur la défiance ou, plus radicalement, les contre-réactions négatives (« backlash ») des Etats est de plus en plus imposante. Pour une analyse en français, on renvoie à S. TOUZĖ, «La remise en cause de l’autorité des Cours supranationales », La protection des droits de l’homme par les Cours supranationales, J. Andriantsimbazovina, L. Burgorgue-Larsen, S. Touzé (dir.), Paris, Pedone, 2016. En anglais, voir, parmi moult références, S. FLOGAITIS, T. ZWART, J. FRASER(Eds.), The European Court of Human Rights and its discontents : turning criticism into strength, Edward Elgar, Cheltenham, 2013, 217 p.

[69] Elle est même allée jusqu’à développer une sorte de politique procédurale de radiation du rôle en la matière, qui n’a pas été sans de fortes dissidences, voir CEDH, Gde Ch., 17 novembre 2016, V.M. et autres c. Belgique; CEDH, Gde Ch., 21 septembre 2016, Khan c. Allemagne, L. BURGORGUE-LARSEN, « Chronique-Actualité de la Cour européenne des droits de l’homme », AJDA, 30 janvier 2017, 3/2017, pp. 157 et s.

[70] On signalera, en passant, que la jurisprudence interaméricaine en la matière est beaucoup plus protectrice que celle de la Cour européenne. Alors qu’elle est également confrontée à la complexité du réel, elle n’entend pas céder sur la nécessaire protection élémentaire des droits des migrants, et ce, quel que soit leur statut, H-M OLEA RODRIGUEZ, « Migración en la jurisprudencia de la Corte interamericana de derechos humanos », Enomía. Revista en Cultura de la Legalidad, n°9, Octubre 2015-Mayo 2016, pp. 249-272.

[71] CEDH, Gde Ch., 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie, req. n°16483/12.

[72] CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne.

[73] Voir la note n°1 et la référence à l’ouvrage de T. N’DIAYE.

[74] Il faut lire les passages relatifs à la description des faits pour comprendre que ces deux requérants faisaient partie d’un groupe de soixante-quinze à quatre-vingts migrants sub-sahariens qui ont plusieurs fois tenté d’escalader la succession de trois clôtures en fer qui entourent la ville de Melilla et qui ont été renvoyés de manière expéditive par la Guardia civil espagnole.

[75] Les autorités de ces deux pays avaient mis en place des « décrets de refoulement » les exonérant de l’obligation de la tenue d’« entretiens individuels » avant tout renvoi organisant également le caractère non-suspensif des recours interjetés à leur encontre.

[76] La nomenclature présentée commence logiquement par la présentation du droit primaire (pts 20-27) – des articles 2 (valeurs) et 6 (droits fondamentaux) TUE, en passant par les articles 18 (asile), 19 (éloignement, expulsion et extradition) et 47 (droit au juge) de la Charte des droits fondamentaux, pour arriver aux dispositions clés relatives à l’espace, de sécurité et de justice de l’Union (art. 67, 72) et aux politiques de l’asile et de l’immigration (art. 78) – et se poursuit par l’énumération des règles élémentaires du droit dérivé. La « directive retour » (pt.20) et son interprétation par la Cour de justice (pt.29) ; la « directive refonte » (pt.30) et le règlement instituant le « code frontières Schengen » (pt.32).

[77] La violation de l’article 4 du Protocole n° 4 a découlé de l’absence d’une procédure d’identification des requérants lors de leur expulsion tandis que la violation de l’article 13, combiné avec l’article 4 du Protocole n° 4, a résulté quant à elle de l’impossibilité, pour les requérants, de bénéficier d’une voie de recours contre leur expulsion.

[78] La solidarité n’est pas respectée à l’endroit des migrants vu comme des menaces et à l’égard desquels la logique sécuritaire et militaire a pour effet de les « criminaliser » ; la solidarité n’est pas respectée entre les Etats membres de l’Union puisque seuls quelque uns se retrouvent en première ligne d’une responsabilité qui devrait être collective ; la solidarité n’est pas élevée au rang de principe opérationnel par la Cour de justice de peur d’être taxée d’activiste ou tout simplement de peur de prendre ses responsabilités face à l’incurie du législateur de l’Union…

[79] « The only thing we have to fear…it is fear itself », cité par B. RIEMEN, To Fight Against This Age. On Fascism and Humanism, London and New York, Norton and Company, 2018, p.21.

[80] Or, ce qu’il faudrait, c’est une politique rationnelle qui prenne en compte le temps long, voir l’interview de F. CREPEAU, Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme des migrants, « Nous avons besoins d’une stratégie à long terme sur la migration ». Cet article a été publié en juin 2017 sur le site Refugees Deeply. Il est accessible en anglais à l’adresse suivante : https://www.newsdeeply.com/refugees/community/2017/06/08/u-n-rapporteur-we-need-a-long-term-strategy-for-human-migration. Il fut ensuite traduit de l’anglais par Yves PASCOUAU et publié sur le site EuropeanMigrationLaw.eu.

[81] S. BOOKER, A. RICKMAN, « The future is African, and the United States are not prepared », The Washington Post, June 7, 2018, p. A17. Les premières lignes de cet article qui met en évidence l’impréparation américaine à “miser” sur le continent africain, sont les suivantes : « Beginning in 2035, the number of young people reaching working age in Africa will exceed that of the rest of the world combined, and will continue every year for the rest of the century.”

[82] La lecture du rapport de l’Institut Montaigne est nécessaire afin de mettre en perspective les chiffres relatifs à ce que l’on appelle la « pression migratoire », Le défi migratoire : mythes et réalités, Note, Juillet 2018, 81 p. (voir plus particulièrement le fait que « la population de l’Afrique (2,52 milliards d’habitants) en 2050 sera plus de trois fois supérieure à celle de l’Europe », p.50).

[83] L’ouvrage de S. SMITH est, sur ces questions, exemplaire, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route vers le vieux continent, Paris, Grasset, 2018, 272 p.

[84] C. WIHTOL DE WENDEN, op.cit., p. 192 : : « L’Europe, ancienne terre de départ, ne s’est jamais pensée comme continent d’immigration et celle-ci apparaît illégitime à beaucoup de ceux qui refusent cette réalité. L’Europe a en effet longtemps été une terre de départ vers les grandes découvertes, la colonisation, le commerce international, les missions étrangères, le peuplement de pays vides. »

 

Le contrôle in concreto est-il un jugement en équité ?

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Première contribution publiée dans le cadre du dossier n°7 de la RDLF consacré à la reconfiguration de l’office du juge de la conventionnalité de la loi. Les contempteurs du contrôle de conventionnalité in concreto opèrent souvent un rapprochement avec  l’équité. Alice Lassale s’attache à évaluer la pertinence de ce rapprochement.

 

Alice Lassale, Équipe de Droit public de Lyon – Université Jean Moulin, Lyon III, CERCRID-UMR 51-37 – Université Jean-Monnet Saint-Étienne

 

La concrétisation de leur office par les juges de la loi serait, à en croire un certain nombre d’auteurs, la manifestation contemporaine d’un véritable « retour en grâce du jugement selon l’équité » pour reprendre le phrasé de Jacques Moury[1]. Ainsi, dans l’ordonnance de référé Gonzalez-Gomez, le Conseil d’État consacrerait-il une « solution qui, sous un habillage, relève de l’équité »[2].

Afin de déterminer si ces deux phénomènes sont si imbriqués qu’ils s’identifient l’un à l’autre, il faut avant tout s’entendre sur les termes. Or, une première difficulté intervient puisque les expressions de « jugement en équité » et de « contrôle in concreto de la loi » font l’objet de conceptions variées. Largement entendu, le jugement en équité serait le résultat d’un raisonnement téléologique du juge qui se fonde sur la « solution la plus acceptable »[3] en fait, pour induire la règle ou la combinaison de règles de droit permettant d’y parvenir. Partant, si le juge n’y applique pas strictement les termes de la loi, il ne s’affranchit pas pour autant de l’esprit du droit positif. Plus strictement entendu, le jugement en équité peut se définir comme une « manière de résoudre les litiges en dehors des règles du droit »[4] par référence exclusive au sentiment de juste du juge, dans chaque cas particulier. Pareille décision s’assimilerait, non pas à du droit, mais à du « romantisme »[5] et conduirait à la mise en place d’un « système de jurisprudence de pur sentiment »[6]. Les privatistes distinguent à cet égard deux catégories de jugements : le jugement d’équité d’une part et le jugement en équité d’autre part[7]. La distinction peut paraître malaisée mais se comprend à l’aune des fonctions de l’équité. En effet, le jugement d’équité fait référence à la fonction supplétive de cette notion, celle qui comble mais ne contredit pas le droit. Tandis que le second fait référence à la fonction correctrice de l’équité, celle qui permet au juge de rendre une solution qu’il estime juste, en soustrayant la résolution du litige au respect scrupuleux du droit. Certaines décisions du « bon juge » Magnaud constitueraient l’archétype des jugements en équité dès lors que sa méthode avait « pour conséquence dernière d’affranchir le juge du respect du droit »[8]. À cet égard, notons que les critiques se cristallisant autour du contrôle in concreto sont celles qui visaient les jugements en équité entendus selon cette deuxième acception. Il est principalement reproché aux juges de faire prévaloir leurs vues de l’équité sur celles du législateur. Certains auteurs avaient pourtant averti que le « « cas Magnaud », s’il fait exception dans une culture politique centrée sur la légalité, est annonciateur de la métamorphose contemporaine du juge »[9]. C’est donc bien à cette seconde signification des jugements en équité qu’est assimilé le contrôle in concreto de la conventionnalité de la loi. Cette expression semble a priori simple à saisir. De manière générale on peut dire que le contrôle concret est celui qui « intègre le fait »[10]. Plus précisément, cet instrument peut être défini comme l’examen, par le juge, de la compatibilité, à une norme internationale, de l’application de la loi aux circonstances d’une espèce donnée[11]. Négativement, le contrôle in concreto n’est pas le contrôle in abstrato de la conventionnalité de la loi qu’il complète. Cette nouvelle modalité de contrôle de conventionnalité a été explicitement consacrée par la Cour de cassation en 2013[12] et par le Conseil d’État en 2016[13]. Par ces décisions, « le contrôle de validité de la loi a donc été complété par un contrôle de son application valide »[14] ou de son « applicabilité »[15]. En dépit de cette apparente simplicité, certains auteurs ne manquent pas de relever que la notion de contrôle in concreto est « marquée du sceau de la polysémie et de l’ambivalence »[16]. En effet, ce contrôle de la conventionnalité, aux modalités spécifiques, ne doit pas être confondu avec celui de proportionnalité[17] et ce malgré l’ambiguïté conceptuelle entretenue par les juridictions elles-mêmes. Le contrôle concret n’est que « l’une des modalités possibles » du contrôle de proportionnalité[18] sans être le « seul lieu d’exercice de cette méthode »[19]. Par ailleurs, ce contrôle in concreto fait l’objet de plusieurs conceptions qui mettent respectivement l’accent sur son objet (la loi), sur les éléments de référence pris en compte par le juge (les faits) ou encore ses effets. C’est lorsque la définition se focalise sur ses conséquences que s’installe la confusion entre ce contrôle in concreto et le jugement en équité, en ce sens qu’ils peuvent, tous deux, conduire le juge à écarter l’application de la loi dans un cas particulier. À cet égard, Pascale Deumier relève que « le rapprochement entre contrôle concret et équité est délicat lorsqu’il assimile cette forme de contrôle à une décision qui, n’étant pas fondée sur la loi, serait ipso facto rendue en équité »[20]. Dès lors, il s’agira de comprendre les raisons qui peuvent conduire à faire l’amalgame entre ces décisions mettant en œuvre le contrôle in concreto de la loi et les jugements en équité, stricto sensu.

Pour saisir en quoi consiste cette nouvelle modalité de contrôle de conventionnalité de la loi et si elle peut s’assimiler à un retour du jugement en équité, il est indispensable de revenir aux décisions qui l’ont explicité. Notre étude se concentrera sur la jurisprudence administrative mais ne peut pas faire l’économie d’un détour par la décision de la Cour de cassation rendue en 2013, soit trois ans avant l’ordonnance Gonzalez-Gomez de 2016. La Cour de cassation, par son arrêt du 4 décembre 2013, a décidé que l’annulation du mariage d’un beau-père avec sa belle-fille constituait, à l’égard de cette dernière, une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale normale, garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). Pour rappel, Mme Denise X avait épousé le père de son ex-mari. Le couple avait vécu son union, « sans opposition »[21], pendant plus de vingt ans, jusqu’à la mort de l’époux. Suite à cet évènement, le fils et ex-conjoint de Mme X intenta une action en justice tendant à faire reconnaître la nullité de cette alliance sur le fondement de l’article 161 du Code civil qui prohibe le mariage entre alliés. Les juges du fond firent droit à sa demande. En revanche, la première chambre civile cassa et annula l’arrêt ayant prononcé l’annulation de ce mariage, en écartant, pour cette espèce, l’interdiction posée par la loi française. La méthode suivie par les juges n’est détaillée ni dans la motivation laconique de l’arrêt, ni dans le communiqué publié sur le site de la Cour où l’on apprend principalement que « les circonstances de fait ont joué un rôle déterminant dans cette affaire » et qu’ « en raison de son fondement, la portée de cette décision est limitée au cas particulier examiné. Le principe de la prohibition du mariage entre alliés n’est pas remis en question »[22]. À son tour et fort de l’audace de son homologue judiciaire, le Conseil d’État a ostensiblement concrétisé son office de juge de la loi[23] dans l’ordonnance de référé Gonzalez-Gomez rendue en Assemblée le 31 mai 2016[24]. Les circonstances de l’affaire étaient si particulières qu’elles ne pouvaient appeler une réponse juridiquement rigoureuse. En effet, Mme Gonzalez-Gomez et M. Turri, avant que ce dernier ne tombe gravement malade, projetaient d’avoir un enfant. Tragiquement, M. Turri décéda peu après avoir pu épouser sa compagne et déposer ses gamètes à l’Assistance publique, hôpitaux de Paris (AP-HP). Mais cette institution, ainsi que l’Agence de Biomédecine, refusa à sa veuve le transfert des gamètes vers l’Espagne, son pays d’origine, aux fins qu’elle procède à une procréation médicalement assistée (PMA) post-mortem. Suite au rejet de sa requête en référé-liberté, par le Tribunal administratif de Paris, Mme Gonzalez-Gomez saisit, en appel, le Conseil d’État aux fins qu’il enjoigne ces deux organismes de prendre les mesures nécessaires pour faire procéder au transfert des gamètes. Si l’urgence fut aisément caractérisée dès lors que la loi espagnole limitait le délai pour une PMA post-mortem à douze mois après le décès du donneur, deux autres problèmes se posaient. Le premier, touchant à la recevabilité de la requête, concernait la difficulté à caractériser une « atteinte manifestement illégale » au droit de mener une vie privée et familiale[25]. En effet, le refus opposé par les deux institutions, dans un domaine où elles ne disposaient d’aucun pouvoir discrétionnaire, était juridiquement fondé sur une application non erronée des dispositions du Code de la santé publique qui interdisent la PMA post-mortem ou le transfert de gamètes à l’étranger dans ce but. Le deuxième problème était afférent à l’office du juge des référés. En effet, ce dernier n’ayant jamais franchi le Rubicon du contrôle de conventionnalité de la loi (sauf pour le droit de l’Union européenne), l’invocation d’une violation de l’article 8 de la CEDH aurait dû être jugée irrecevable. Le Conseil d’État, suivant en tous points les conclusions de son rapporteur public, a fait d’une pierre deux coups. À ce deuxième problème, il a répondu en réformant l’office du juge des référés afin de lui permettre de contrôler la conformité de la loi au regard des stipulations invoquées, par un revirement de la jurisprudence Carminati[26]. Il a ainsi pu dépasser la deuxième difficulté en considérant que si la loi était abstraitement conforme au droit de mener une vie privée et familiale normale, son application lui portait, in concreto, une atteinte disproportionnée. In fine, ce raisonnement a permis au Conseil d’État de trancher le litige en faveur de la requérante. Les décisions de la Cour de Cassation et du Conseil d’État sont décrites, par les membres des juridictions, comme des évolutions rendues nécessaires par le système du Conseil de l’Europe et en particulier la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Selon certains auteurs, elles seraient plus largement motivées par des « considérations stratégiques » des juges de la loi, conscients de se trouver en concurrence les uns avec les autres[27]. Pour le dire autrement, les juges internes s’inscriraient dans une logique de compétitivité induite par la mission, désormais commune, de protection effective des droits et libertés fondamentaux. Force est alors de constater que la « concrétisation de leur office » par les juges de la loi est un phénomène « global »[28] au sens où toutes les juridictions, constitutionnelles et ordinaires, nationales et supranationales, s’alignent sur ce standard de contrôle. En attestent, par exemple, les conclusions de Nicolas Boulouis, sur deux décisions rendues par le Conseil d’État en 2010 qui procédaient à un contrôle concret de la loi sans en faire mention, dans lesquelles il faisait le parallèle avec la « distinction faite par la Cour suprême des États-Unis entre les cas de nullité relative et ceux de nullité absolue de la loi »[29]. Concernant le juge administratif français, il semble donc que ce processus soit le fruit – et même l’aboutissement – de la subjectivisation du contentieux et plus largement du renouvellement de son office[30]. À ce titre, Marie-Luce Pavia affirmait déjà en 2003, à propos des fonctions de référés, qu’elles tendaient « à faire du juge du fait et de l’urgence le juge de droit commun de l’équité » [31]. Ce processus de concrétisation de son office par le juge administratif comporte de nombreux enjeux, il « interroge par exemple l’équilibre des pouvoirs entre le juge et la loi […] et l’influence respective de l’égalité et de l’équité dans la mise en œuvre de la loi »[32]. En effet, la critique principale, faite tant au contrôle in concreto qu’aux jugements en équité, est que le juge se placerait au-dessus de la loi en se donnant à lui-même un titre pour écarter, dans certaines circonstances particulières, l’application de cette dernière. Avec cette nouvelle modalité de contrôle de conventionnalité, les juges sont, comme à la veille de la Révolution, accusés d’activisme, de subjectivisme et de défiance envers la loi voire d’arbitraire. La crainte dominante est qu’ils mettent en péril le principe d’égalité devant la loi ainsi que la prévisibilité du droit c’est-à-dire la sécurité juridique, comme lorsque les Parlements de l’Ancien Régime jugeaient au nom de l’équité.

Pour déterminer le bien-fondé de ces critiques, reposant toutes sur la confusion opérée entre le jugement en équité et cette nouvelle modalité de contrôle de la loi, il semble pertinent de se demander si la concrétisation de l’office du juge administratif l’érige véritablement en juge de l’équité, c’est-à-dire en législateur du cas particulier. Autrement dit, le contrôle de conventionnalité in concreto permet-il désormais au juge administratif de rendre des décisions en équité ?

L’affirmation, assez incontestable, selon laquelle il existe un lien entre ces instruments, ne doit pas nécessairement conduire à identifier le contrôle in concreto au jugement en équité du XXIème siècle. Là est toute la controverse (I). En effet, il ressort d’une analyse approfondie de la jurisprudence administrative que si le contrôle in concreto relève bien de cette logique, il est tout au mieux un instrument d’équité à la disposition du juge. Dès lors, ce contrôle concret ne saurait être considéré comme « le seul lieu d’exercice »[33] de l’équité qui est une notion dont l’influence, sur le juge administratif, dépasse largement le cadre de l’examen de la conventionnalité d’une loi. Dans cette perspective, toute assimilation de l’un à l’autre apparaît contestable sinon excessive (II). Il semble donc important de faire le point sur cette question du rapport entre contrôle concret et jugement en équité « afin d’éviter que ses contempteurs, trop heureux de jeter le bébé avec l’eau du bain, n’amalgament contrôle de proportionnalité, jugement en équité… et arbitraire »[34].

 

I. La nature controversée du lien entre le contrôle in concreto et le jugement en équité

 

« La loi vivante n’est plus celle du législateur »[35], voilà qui résume bien la controverse qui se noue actuellement autour du contrôle in concreto de la loi comme elle le fut autour du jugement en équité (A). En effet, dans les deux cas, la difficulté réside dans l’idée que le juge s’érigerait en législateur du cas particulier dès lors qu’il déciderait, seul, quelle règle appliquer ou écarter pour statuer sur le litige dont il est saisi. Afin d’éviter certains pièges et confusions, il devient alors nécessaire de saisir la nature du lien qui existe entre ces modalités de jugement. Cette démarche passera notamment par une comparaison de la mise en œuvre de ce nouvel outil avec celle d’un instrument d’équité plus ancien : la création d’un principe général du droit (B).

 

A. Une controverse relevant principalement de la doctrine privatiste

 

À la lecture des articles de doctrine sur le contrôle in concreto de la loi, force est de constater une divergence dans le traitement de ce sujet entre les auteurs publicistes et privatistes. Très schématiquement, les premiers sont relativement bienveillants à l’égard de la concrétisation de l’office du juge[36] alors que les seconds, relativement critiques, vont même jusqu’à suspecter le retour de la pratique tant décriée des jugements en équité des Parlements de l’Ancien régime[37]. Ce constat s’explique, en partie, par la façon dont les membres des juridictions présentent eux-mêmes cette évolution.

En effet, le Premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, a pu qualifier la décision de la première chambre civile rendue en 2013 « d’arrêt véritablement refondateur » des méthodes que le juge va employer pour s’inscrire dans une « nouvelle logique ». Il poursuivait, « là où le juge français était habitué à user de l’aphorisme « la loi, toute la loi, rien que la loi », la CEDH répond : oui, à condition que le résultat soit équitable, c’est-à-dire que l’application de la loi soit adaptée aux circonstances de l’espèce, nécessaire en raison de ces circonstances, et proportionnée à ces circonstances. Jus id quod justum est : « le droit, c’est ce qui est juste », dit la doctrine naturaliste »[38]. Il n’est sûrement pas très surprenant, dès lors, que certains privatistes, comme le Professeur Cadiet, se soient demandés, de manière presque rhétorique, si le contrôle opéré par la Cour était devenu « une autre manière, contemporaine, de nommer le jugement d’équité »[39]. Ni que certains autres aient répondu que la décision rendue par la première chambre civile en 2013 était un « arrêt en équité » [40] voire « un stratagème qui est de nature à émanciper le juge de la tutelle de la loi et à lui permettre de revenir au pouvoir qui lui était reconnu sous l’ancien droit de statuer en équité »[41]. Pour la majorité des privatistes « cette éviction (de la loi) se fait (…) en vertu d’une technique qui paraît à beaucoup sinon fort approximative, du moins aussi arbitraire que le recours à l’équité des anciens jugements, de sorte que l’on peut être tenté de qualifier le contrôle de proportionnalité de contrôle de l’opportunité »[42]. Ce mouvement de fond, par lequel la Cour de cassation se reconnaît le pouvoir de contrôler la loi in concreto est qualifié d’« auto-réforme », de « contre-révolution tranquille » voire de « régression aristocratique » déguisée en « avancée démocratique »[43]. Tant est si bien que, « sous couvert de modernité », la Cour de cassation reviendrait « à la pratique des Parlements d’Ancien régime »[44]. Ces auteurs mettent en garde contre les « dangers de l’équité au nom des droits de l’Homme »[45] ou insistent sur le « coup décisif » qui vient d’être porté « à la manière positiviste de penser le droit, qui était dominante depuis la codification, et fait entrer résolument dans l’ère post-positive »[46]. Les critiques qui se sont cristallisées autour de la décision de la Cour de cassation ont été anticipées et partiellement évitées par le Conseil d’État, même si le professeur Marguénaud, perçoit dans l’ordonnance Gonzalez-Gomez le « ferment » d’une « révolution tranquille au Conseil d’État »[47]. Et que, d’une manière plus mesurée, le Professeur Fulchiron se demande si elle est la mise en œuvre d’un « contrôle de proportionnalité »[48] ou une « décision en équité »[49].

L’ordonnance Gonzalez-Gomez semble avoir été mieux reçue chez les publicistes, parmi lesquels il est même possible d’identifier des promoteurs du contrôle concret. En ce sens, à ceux qui dénoncent l’inutilité de cette technique, le Professeur Dupré de Boulois réplique que « le contrôle in abstracto, parce qu’il amène le juge à appréhender la norme dans sa seule dimension générale et impersonnelle, ne permet pas de saisir l’ensemble des différentes situations concrètes qui entrent dans son champ d’application. L’intérêt du contrôle in concreto est justement de réintégrer les faits dans l’appréciation de la conventionnalité ou, plus concrètement, de saisir la norme au stade de son application en tenant compte des données du litige. Pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Marguénaud, il permet de « rendre flexible la loi d’airain républicaine » »[50]. De leur côté, Julien Bonnet et Agnès Roblot-Troizier ont pu affirmer que « la défense de valeurs comme la justice, l’équité […] explique les choix jurisprudentiels, et en particulier celui de la concrétisation »[51] mais selon eux, là n’est pas la cause première de ce changement[52]. De fait, la majeure partie de la doctrine publiciste a perçu la concrétisation de son office par le juge une évolution naturelle de ses pouvoirs en matière de contrôle de conventionnalité de la loi[53], à l’exception du Professeur Delvolvé. Selon ce dernier, « en écartant la loi « eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire », le Conseil d’État s’est comporté comme le bon juge Magnaud […] sous l’apparence d’une argumentation juridique » [54]. Pourtant, dans ses conclusions sur l’Ordonnance Gonzalez-Gomez[55], Aurélie Bretonneau se défendait de conduire la formation de jugement à « renoncer à la prudence » ou, pire encore, de proposer une solution en « équité » et de l’« habiller… de son nécessaire vêtement juridique »[56]. Elle affirmait plutôt la déférence du juge administratif à l’égard du législateur. Mais les mots ont du sens, le législateur n’est pas la loi. C’est ce qu’explicite le rapporteur public lorsqu’elle clôt ses conclusions, à la manière d’Aristote, sur « l’affirmation que le législateur français, tout fondé qu’il est à régler le sort des personnes qui se trouvent sous sa juridiction, y compris en entendant, au nom du principe de bienveillance, faire leur bien parfois malgré elles, ne peut pas être réputé avoir entendu régir des situations qui, par la force des circonstances, lui échappent désormais complètement » [57]. Cette conception sous-tend que le juge peut, au nom de la garantie des droits et libertés fondamentaux, écarter l’application de la loi, acte faillible, tout en respectant la volonté de son auteur, lui infaillible : le législateur. C’est bien cette vision qu’avait proposée le premier théoricien de l’équité lorsqu’il expliquait que « la nature de l’équitable, c’est d’être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité »[58]. Pour reformuler la pensée du philosophe grec, « la justice est foncièrement particulière et nécessite un ajustement à l’espèce de ce qui se dégage de la loi. Seul cet ajustement permet de rétablir la proportion entre les intérêts »[59].

Dans la décision Gonzalez-Gomez, le Conseil d’État a procédé à cette pondération in concreto des intérêts et la balance a penché en faveur de la requérante. Cela a conduit l’Assemblée du contentieux à écarter l’application de la loi pour la résolution du cas. Si la relation qui existe entre le contrôle concret et l’équité est alors incontestable, il reste à en déterminer la nature.

 

B. Une évidente corrélation entre l’équité et le contrôle concret

 

En dépit des divergences exposées plus avant, il apparaît, à la lecture des discours doctrinaux et juridictionnels, qu’un incontestable lien se noue entre l’équité et le contrôle in concreto. Cependant, il s’agit d’un rapport de corrélation plutôt que d’identité entre ces deux éléments qui ne jouent pas sur le même plan, l’un constituant la finalité (l’équité) et l’autre la méthode (contrôle concret).

Pour appuyer notre propos, il nous semble intéressant d’opérer une comparaison entre deux décisions qui, tout en étant subrepticement motivées par un objectif d’équité, n’emploient pas exactement la même méthode et surtout, n’aboutissent pas au même résultat. En matière de contrôle in concreto, l’ordonnance de référé de 2016 Gonzalez-Gomez[60] ainsi que les conclusions d’Aurélie Bretonneau[61], offrent de nombreux indices sur la mise en œuvre de ce nouveau pouvoir par le juge administratif. Dans l’ordonnance, la juridiction a clairement procédé en deux temps visuellement distingués. Dans le point 8, elle a affirmé la « compatibilité » in abstracto de l’interdiction posée par la combinaison des articles L. 2141-2 et L. 2141-11-1 du Code de la santé publique avec les stipulations de l’article 8 de la CEDH, en s’appuyant notamment sur la marge d’appréciation laissée, sur ce point, à chaque État, par la Cour de Strasbourg. Mais, dans le point suivant (point 9), elle a ajouté que le constat de la validité de la loi au regard de la Convention « ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. Il appartient par conséquent au juge d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive ». Dans cette espèce, l’Assemblée a jugé excessive l’atteinte concrète portée au droit de la requérante de mener une vie privée et familiale, notamment en raison de l’absence d’intention frauduleuse de cette dernière. Elle a donc écarté l’interdiction posée par la loi française pour accueillir positivement la requête de Mme Gonzalez-Gomez en enjoignant l’AP-HP et l’Agence de Biomédecine « de prendre toutes mesures afin de permettre l’exportation des gamètes litigieux vers un établissement de santé espagnol autorisé à pratiquer les procréations médicalement assistées, dans un délai de sept jours à compter de la notification de la présente décision ». De même, les conclusions du rapporteur public se décomposent en deux temps, en ce qui concerne le contrôle de la conventionnalité de la loi, le premier temps (contrôle in abstracto) permettant même de détecter un risque d’inconventionnalité concret. Pour opérer une comparaison de cette ordonnance avec un autre « jugement en équité », il est nécessaire de prendre pour point de départ une décision assez incontestablement rendue, non pas conformément à la loi, mais plutôt au regard des circonstances particulières et de l’environnement politique. Ces caractéristiques sont satisfaites par l’arrêt Dame Lamotte[62]. Dans ce jugement, le Conseil d’État a posé, contra legem, un principe général, consacrant un droit au recours pour excès de pouvoir. En effet, il a énoncé que le « recours en excès de pouvoir est ouvert contre les décisions administratives, même sans texte », nonobstant les dispositions contraires d’une loi vichyste[63] selon lesquelles « aucun recours » ne pouvait être formé contre les décisions de réquisition du ministre. Il est indéniable que ces deux décisions ont été rendues grâce à des modalités de jugement qui relèvent, au moins partiellement, d’une même logique d’équité. Elles réunissent effectivement les caractéristiques des jugements en équité[64] identifiées en introduction, en ce sens qu’elles constituent toutes deux des décisions juridictionnelles, rendues au terme d’un raisonnement finaliste basé sur les faits et qui a conduit les juges à écarter l’application de la loi. En 1950 comme en 2016, les faits du litige ont été, à la fois, les facteurs d’une prise de conscience par le juge de la trop grande rigidité de la règle applicable, mais aussi le prétexte à une évolution du droit plus générale, dépassant l’espèce jugée. Dans les deux affaires, le juge visait un but d’équité implicitement considéré comme « supérieur » à la loi écrite : la consécration d’un droit au recours (Lamotte) et l’évolution de son office devant lui permettre de s’ériger en gardien effectif des droits et libertés fondamentaux (Gonzalez-Gomez). Dans les deux cas, les conclusions rendues sur ces deux décisions laissent à penser qu’elles ont été dictées par un respect absolu du droit. À l’instar de ce que l’on peut lire dans les conclusions d’Aurélie Bretonneau sur l’ordonnance Gonzalez-Gomez, le commissaire du gouvernement sur l’arrêt Lamotte se défendait implicitement de faire œuvre d’équité. Il justifiait cette solution en se fondant sur l’un des « principes de droit public les plus importants »[65] : celui de légalité. Sa démonstration consistait à convaincre la formation de jugement qu’il fallait faire prévaloir l’esprit du législateur de 1944[66] sur la lettre dictée, en 1943, par le législateur de Vichy. Cela n’allait pas de soi puisque l’Ordonnance du 9 août 1944 de rétablissement de la légalité républicaine n’avait précisément pas déclaré la nullité de « l’acte dit loi » déféré au Conseil d’État. Dès lors, ce ne sont pas des considérations strictement juridiques mais plus réellement politiques qui ont déterminé le choix de la formation de jugement. Force est d’ailleurs de reconnaître qu’une conception si souple de la légalité, plus matérielle que formelle, fait une part belle à l’équité et, plus tard, à la concrétisation de son office de juge de la loi par le Conseil d’État.

Si l’esprit d’équité se retrouve bien dans ces deux décisions, il nous semble que les modalités de sa mise en œuvre sont assez différentes d’un cas à l’autre. En premier lieu, notons que le rapport aux textes n’est pas tout à fait le même entre ces deux décisions. Dans un cas, le juge confronte la loi à un principe qu’il crée lui-même, alors que dans l’autre il concilie l’application du texte avec un droit expressément inscrit dans la CEDH. En effet, dans l’arrêt Dame Lamotte, le Conseil d’État ne dispose d’aucun appui textuel de sorte qu’il n’a pas d’autre choix que de créer, contra legem, un principe général du droit pour statuer sur le litige conformément à l’objectif d’équité qu’il poursuit. L’équité apparaît ici dans sa fonction supplétive. Elle intervient, dans le raisonnement, au stade de la recherche de la majeure en ce sens que la notion constitue un standard pour la détermination du contenu de la règle à créer. Tandis que dans l’ordonnance Gonzalez-Gomez, l’Assemblée se fonde sur les dispositions normatives de l’article 8 de la CEDH. Elle dispose d’un appui textuel et son rôle ici n’est pas tant de créer des règles, suffisamment nombreuses, mais bien de les concilier pour aboutir au résultat recherché. Ici l’équité est avant tout correctrice[67], elle intervient lors de la phase de qualification juridique des faits, en l’occurrence de « l’atteinte excessive et illégale » qu’a constitué l’application de la loi au cas de la requérante. En second lieu, les effets de ces deux décisions n’ont pas été identiques puisque dans l’arrêt Lamotte, la règle ainsi créée par le juge a vocation à se substituer erga omnes à l’application de la loi écrite, là où elle est explicitement écartée inter partes dans l’ordonnance de 2016. Pour les chroniqueurs de l’ordonnance Gonzalez-Gomez, la faculté de juger en équité lato sensu c’est-à-dire « ce pouvoir d’écarter la loi au regard des circonstances de l’espèce est […] de la même nature que le contrôle de conventionnalité in concreto, l’équité étant définie de façon renouvelée et rigoureuse comme une atteinte disproportionnée à un droit fondamental » [68]. Autrement dit, l’objectif d’équité que les juges poursuivaient antérieurement lorsqu’ils dérogeaient à la loi pour la résolution de certains cas particuliers, prend aujourd’hui l’apparence et même la dénomination d’une protection effective des droits et libertés fondamentaux. Ces notions (équité et droits fondamentaux) semblent ainsi dicter le contenu des solutions rendues par les juges, selon des modalités qui peuvent être diverses et parmi lesquelles s’inscrit désormais le contrôle in concreto.

In fine, il est évident qu’à l’image d’autres méthodes utilisées par le juge pour rendre des décisions proches des faits et tendant au rétablissement d’une forme d’équilibre, le contrôle in concreto relève d’une logique d’équité. Ainsi, entre ces deux idées « l’opposition doit être nuancée car, à travers la prise en compte des droits et intérêts en présence », le contrôle concret a bien « pour fonction de restaurer l’équité »[69] qui en constitue donc la finalité et en dicte le contenu. Dès lors, le contrôle in concreto n’est qu’un des supports de l’équité du juge. Partant, il semble excessif de voir, entre ces instruments, une identité parfaite.

 

II. L’assimilation excessive entre le contrôle concret et le jugement en équité

 

Affirmer que le contrôle in concreto incarne, dans sa forme contemporaine, le jugement en équité c’est dire que le premier s’identifie au second. Cette confusion doctrinale entre le contenu (équité) et le contenant (contrôle concret) se dissipe dès lors que l’on constate que le contrôle in concreto est loin d’être l’unique instrument ou contenant de l’équité de juge administratif (A). Cette assimilation discutable semble ainsi révélatrice d’une survalorisation, par la doctrine, de la réalité, tant pratique que théorique, de ces instruments (B).

 

A. Une confusion théorique entre la stratégie et la finalité d’équité

 

L’assimilation du contrôle concret de la loi au jugement en équité est, avant tout, contestable d’un point de vue sémantique. En effet, il est nécessaire de s’accorder sur la définition que l’on entend donner au « jugement en équité ». En introduction celui-ci a été strictement défini comme une « manière de résoudre les litiges en dehors des règles du droit » par une référence à la manière dont le juge conçoit la justice. Selon cette acception, le contrôle in concreto n’est pas assimilable au jugement en équité. Il faut bien admettre qu’aujourd’hui « une décision peut ne pas être fondée sur la loi, et néanmoins être fondée sur du droit, puisé à une autre source, en l’occurrence supérieure à la loi, celle de la Convention »[70]. Ainsi d’un côté, le jugement en équité se fonderait sur le seul sentiment de justice du juge alors que, de l’autre côté, le contrôle in concreto s’appuierait, lui, sur le droit, fut-il d’origine conventionnelle et non légale. Pour le dire autrement, « faute de droits, il ne s’agirait que d’une pesée d’intérêts : le contrôle de proportionnalité deviendrait simple appréciation en équité »[71]. Or, la décision Gonzalez-Gomez s’écarte de la loi mais fonde bien la solution qu’elle consacre sur le droit positif, en l’occurrence le droit à une vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la CEDH. Dès lors, le contrôle de conventionnalité in concreto « n’est pas un simple avatar de l’équité : il ne s’agit pas seulement de dire ce qui est juste (le fantasme du bon juge Magnaud), en mettant dans la balance des faits et des intérêts, mais d’assurer le respect des droits de l’individu »[72]. En revanche, si le jugement en équité s’entend, plus largement, comme toute décision juridictionnelle rendue au terme d’un raisonnement finaliste, fondée sur la solution la plus acceptable en fait et dont est induite la combinaison de règles de droit permettant d’y parvenir, alors le contrôle in concreto est évidemment un outil d’équité du juge. Cependant, « les voies de l’équité sont diverses » [73] de sorte qu’il faut s’assurer de ne pas confondre le contenu (équité) et le contenant (contrôle in concreto) de la démarche du juge. L’équité étant bien entendue ici au sens de la recherche, par le juge administratif, d’un « équilibre » factuel « entre l’intérêt public et l’intérêt privé » [74] par des méthodes variées dont le contrôle in concreto fait désormais partie. Il apparait donc clairement que ces deux notions ne jouent pas sur le même plan : l’équité constitue l’objectif et dicte le contenu des décisions mettant en œuvre le contrôle in concreto et les jugements en équité. Force est d’ailleurs de reconnaître que l’objet du contrôle concret est bien plus restreint que celui ou ceux visés par l’équité du juge. Le contrôle in concreto vise uniquement à vérifier la compatibilité de l’application d’une loi à un droit garanti par une convention internationale. Le jugement qui met en œuvre l’équité peut, quant à lui, viser des objets variés qui ne touchent pas nécessairement au contrôle de la loi, comme l’arbitrage entre deux patrimoines en matière de responsabilité de la puissance publique.

Il existe ainsi de nombreux autres « outils d’équité que celui du contrôle concret »[75] tant il est vrai que « les situations atypiques n’ont pas attendu le contrôle de conventionnalité pour que les juges tentent de leur trouver une solution appropriée, généralement d’espèce, en jouant de leur pouvoir d’appréciation, de qualification ou d’interprétation »[76]. En effet, les juges de l’ordre judiciaire[77] comme administratif[78] ont pu procéder, en poursuivant une finalité d’équité, à des comblements, des ajustements voire à des corrections du droit positif, bien avant l’apparition du contrôle concret. Pour se focaliser sur la juridiction administrative, un certain nombre d’outils et de décisions, dont nous ne donnerons que quelques exemples, font clairement apparaître que des jugements en équité étaient rendues avant la concrétisation de son office par le juge administratif. Il en va ainsi de la création, par le Conseil d’État, de plusieurs des régimes de responsabilité de la puissance publique[79] ou de la découverte de certains principes généraux du droit définis par le Président Bouffandeau comme « une œuvre constructive de la jurisprudence, réalisée pour des motifs supérieurs d’équité, afin d’assurer la sauvegarde des droits individuels des citoyens »[80]. Dans la même veine, la mise en œuvre de certaines techniques d’interprétation a pu permettre au Conseil d’État de faire prévaloir une certaine forme d’équité. Tel est le cas, dans le cadre du contrôle abstrait de la loi, de l’interprétation neutralisante des dispositions de l’article L. 160-5 du Code de l’urbanisme au regard de l’article 1 du Protocole n°1 à la CEDH, à laquelle a procédé le juge administratif dans l’arrêt Bitouzet[81]. Pour rappel, l’article du code pose le principe selon lequel les servitudes d’urbanisme instituées sur son fondement n’ouvrent droit à aucune indemnité compensatrice, à une exception près, prévue par la loi elle-même[82]. En dépit de la clarté de ce texte, le Conseil d’État a interprété ces dispositions comme ne faisant « pas obstacle à ce que le propriétaire dont le bien est frappé d’une servitude prétende à une indemnisation dans le cas exceptionnel où il résulte de l’ensemble des conditions et circonstances dans lesquelles la servitude a été instituée et mise en œuvre, ainsi que de son contenu, que ce propriétaire supporte une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ». Outre le champ sémantique utilisé par l’arrêt, évocateur d’une idée de proportion concrète caractéristique de l’équité, il semble bien que le Conseil d’État a ici substitué « sa propre appréciation de l’équité à celle du législateur » [83]. Au-delà de cette équité supplétive, le juge fait aussi œuvre d’une équité plus correctrice et circonstanciée par la voie des certaines techniques de contrôle de l’Administration. Tel est le cas du contrôle de la nécessité des mesures de police[84] explicitement devenu le triple test de proportionnalité[85], de la théorie du bilan[86] ou encore du contrôle de l’appréciation des faits par l’Administration limité à l’erreur manifeste[87]. À propos de ces instruments, le Président Braibant a pu affirmer qu’ils ont « pour objet d’introduire des considérations d’équité dans l’examen des choix du gouvernement et de l’administration »[88]. Ces trois méthodes sont effectivement destinées à permettre aux juridictions de contrôler l’exercice concret de son pouvoir discrétionnaire par l’Administration dans des cas où « les conditions juridiques de mise en œuvre sont [pourtant] réunies in abstracto »[89]. Il s’agit donc pour le juge d’imposer une forme de « moralité » ou « d’éthique » administrative, au-delà des seules exigences légales, en sanctionnant les comportements abusifs (bilan, proportionnalité, erreur manifeste d’appréciation) voire déloyaux (détournement de pouvoir) des autorités publiques. Enfin et c’est assez logique, la grande majorité des manifestations de l’équité du juge administratif s’identifient dans des décisions d’espèce, dont nous épargnerons le catalogue au lecteur. Pour n’en donner qu’un exemple, il est possible d’évoquer la décision Dame Béry[90] qui fut jugée dans les années 1960, soit bien avant l’admission, par le Conseil d’État, de tout contrôle de conventionnalité de la loi, fut-il abstrait. En l’espèce, il s’agissait d’une petite fille, abandonnée par sa mère biologique, confiée à l’Assistance publique puis à une famille d’accueil désireuse de l’adopter. Le projet avait reçu l’aval des instances compétentes et se poursuivait jusqu’à ce que la mère naturelle demande et obtienne du tribunal administratif l’annulation de l’acte d’immatriculation de l’enfant. Dans ce « litige dramatique », où les faits ont pris une part prépondérante dans la solution choisie, le Conseil d’État a rendu un « jugement de Salomon »[91]. En effet, il a admis la tierce-opposition formée par la mère nourricière contre le jugement du tribunal administratif qui prononçait l’annulation de la décision d’immatriculation de l’enfant. Si cette solution n’était pas parfaitement conforme au droit, elle était « humainement nécessaire » et « pratiquement acquise » [92] en ce sens qu’elle était la seule à ne pas emporter de conséquences irréversibles. En effet, la mère nourricière aurait été privée de toute voie de recours contre le jugement de première instance si le Conseil d’État avait déclaré sa requête irrecevable conformément à la lettre du droit positif. Il est constant que la recevabilité de la tierce-opposition est soumise à deux conditions cumulatives[93] : l’action doit émaner d’une partie qui n’a pas été représentée à l’instance et elle doit être dirigée contre une décision contentieuse qui préjudicie aux droits du tiers-opposant[94]. Or, il ne fait pas de doute qu’une mère nourricière n’a aucun droit subjectif sur l’enfant dès lors qu’il s’agit d’une garde précaire. Pour autant, dans sa chronique à la Revue de Droit Public, Marcel Waline rapportait que le commissaire Rigaud invitait la formation à considérer que la Dame Béry (mère nourricière) avait bien des droits sur l’enfant auxquels préjudiciait le jugement. La formation se rangeant ainsi du côté de son commissaire fit « très exactement, « du droit prétorien » expression galvaudée mais idoine pour désigner le cas en présence, par lequel le juge décide d’abord la solution : celle d’accorder l’action à la tierce-opposante tout en prenant quelques libertés avec le texte » [95]. Cette décision serait un parangon de jugement en équité du Conseil d’État, ce que confirment des conclusions d’Anne Courrèges évoquant cet arrêt pour rappeler combien « la rigueur des principes peut se trouver à l’occasion atténuée par des raisons d’équité »[96].

Il devient alors parfaitement limpide que si le contrôle in concreto est un outil permettant au juge, dans certains cas et sous certaines conditions, de faire œuvre d’équité, il est loin d’être exclusif. Ce qui pose alors nécessairement la question de savoir pourquoi les critiques qui se cristallisent autour du contrôle in concreto invoquent un retour, qui n’en est pourtant pas un, des jugements en équité.

 

B. Une survalorisation des mises en œuvre concrètes de l’équité par le juge

 

Il a été établi que les auteurs, majoritairement privatistes, assimilent le contrôle in concreto au jugement en équité. Puis, nous avons constaté que les auteurs les plus critiques à l’égard de cette méthode sont ceux qui ont le plus tendance à l’assimiler au jugement en équité. Partant, nous formulons l’hypothèse selon laquelle cet amalgame résulte d’une valorisation excessive, par la doctrine, de la réalité théorique et pratique de ces instruments, voire qu’il constitue un argument rhétorique tendant à discréditer le contrôle concret en lui faisant endosser le poids de l’histoire des jugements en équité. 

Cet excès, conscient ou non, peut s’expliquer par plusieurs facteurs notamment historiques qui ont trait, tant à la familiarité des publicistes avec le pouvoir créateur – et parfois même correcteur – du juge, qu’à une crainte épidermique de certains privatistes à l’égard d’un retour aux jugements en équité des Parlements de l’Ancien régime. Or, il est aujourd’hui reconnu que le procès fait à ces Cours souveraines a largement été exagéré[97]. Si ces dernières jugeaient parfois en équité, elles cherchaient aussi une certaine cohérence et se voulaient respectueuses de la loi, au moins celle d’origine divine. Il en va de même des décisions rendues par le juge Magnaud. Certaines sont restées célèbres pour s’être soustraites au respect de la loi mais d’autres le sont, aussi, pour avoir été à l’origine de la création des mécanismes de droit, toujours pérennes[98]. Cette assimilation demeure contestable sous plusieurs autres aspects. D’abord, aucun des auteurs qui accusent les juges contemporains de revenir à cette pratique ne pourrait soutenir que les jugements en équité de l’Ancien régime seraient reproductibles dans un système juridique aussi riche et complexe que le nôtre. Il est bien évident que les manifestations contemporaines de l’équité du juge s’inscrivent, elles, dans un carcan normatif bien délimité par l’objectif fondamental de garantie des droits. Dans tous les cas, même à concéder que le contrôle in concreto est un des outils d’équité du juge, les liens établis entre ces notions n’auront probablement pas les conséquences désastreuses qu’on leur attache. Il est même possible d’avancer qu’un tel parallèle permet de faire du droit prospectif. En analysant l’utilisation par le juge des autres outils d’équité, il serait possible d’anticiper celle qu’il fera de ce nouvel instrument. À cet égard, force est de constater que le juge administratif use de cette nouvelle méthode avec la même circonspection que lorsqu’il mobilise des outils d’équité plus classiques. De la jurisprudence sur le contrôle in concreto, en particulier l’ordonnance Gonzalez-Gomez[99], il ressort deux limites très claires à l’exercice de ce contrôle : l’intention frauduleuse du requérant et la nature de l’interdit législatif. En outre, le juge administratif a déjà fait montre de ses réserves à étendre ce contrôle au-delà du domaine de la PMA post-mortem dans deux décisions récentes, notamment à raison de la nature de l’interdit en cause. Il a successivement refusé d’exercer le contrôle in concreto sur le principe de l’anonymat du don de gamètes dans une décision Molénat[100] et sur le système de contrôle juridictionnel des amendes fiscales, dans une décision Société Edenred[101]. Le débat de cette dernière affaire portait sur la conventionnalité de l’article 1734 ter du Code général des impôts, sur le fondement duquel la société avait été condamnée à une amende fiscale. Il s’agissait en particulier de vérifier la compatibilité du mécanisme avec les exigences de l’article 6 CEDH et de l’article 1 du Protocole additionnel n°1, eu égard à l’absence de contrôle de proportionnalité du juge en la matière. Le Conseil d’État a refusé de procéder à un contrôle in concreto de la proportionnalité de l’amende fiscale au motif que l’absence d’un tel contrôle dans les prévisions de la loi avait été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel. Dans l’affaire Molénat, le juge administratif a écarté, dans son principe, le contrôle de conventionnalité in concreto de la règle de l’anonymat du don de gamètes posée par les articles 16-8 du Code civil et L. 1211-5 du Code de la santé publique, au regard des articles 8 et 14 de la CEDH. Il a motivé son refus sur les « plusieurs considérations d’intérêt général (qui) ont conduit le législateur » à poser cette règle[102] parmi lesquelles prévenir le risque « d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps », une finalité « qui traduit la conception française du respect du corps humain » et qui fait obstacle à ce qu’il soit dérogé à la règle en raison de circonstances particulières propres à la situation d’un demandeur. Par ces arrêts « le Conseil d’État semble vouloir corriger ce qui a pu apparaître aux yeux de certains commentateurs comme un triple affront : l’affront du sentiment fait au droit, celui du juge à la loi, et celui de la pensée casuistique au raisonnement par syllogisme »[103]. Selon le professeur Dupré de Boulois cette prudence s’explique également par le scepticisme non dissimulé, à l’égard de ce contrôle concret, de certains membres du Conseil d’État dont le rapporteur public de l’arrêt Molénat. Le professeur rappelait qu’Édouard Crepey « n’a en effet pas caché ses réticences à l’égard de l’évolution initiée par l’arrêt Gonzalez-Gomez, en particulier en présence « d’un interdit absolu plaçant l’administration en situation de compétence liée » et que « si cette interprétation devait s’imposer, l’arrêt Gonzalez Gomez serait ravalé au rang d’une simple décision d’espèce sur ce point »[104]. Il faut toutefois relever, à raison de l’importance que le Conseil d’État attache aux formations de jugement pour déterminer la portée de ses décisions, que l’ordonnance Gonzalez-Gomez a été rendue en Assemblée alors que les derniers arrêts cités furent rendus par les 9e et 10e chambres réunies.

En tout état de cause, les craintes formulées par la doctrine peuvent désormais être relativisées. D’abord, il faut être attentif à bien distinguer l’équité et l’arbitraire du juge. Force est de reconnaître que le jugement arbitraire ne peut se définir que comme une décision particulière fondée sur le seul sentiment de justice du juge dans le cas particulier. Le jugement équitable, qui pourra parfois prendre la forme d’un contrôle de la conventionnalité in concreto, se matérialise, quant à lui, dans une décision particulière mais rendue grâce à la combinaison équilibrée des données de fait et des données juridiques pour une espèce donnée. Dans ce nouveau paradigme, s’il arrive au juge administratif de combler les vides juridiques ou d’écarter l’application des lois dans certains cas, il semble qu’il trouvera toujours une base textuelle pour la nouvelle règle qu’il pose ou le jugement qu’il rend. Loin de tout angélisme, il s’agit simplement d’affirmer que si un juge se fondait sur sa seule intuition de la justice pour rendre une décision, il n’échapperait pas à la censure des juridictions supérieures, voire au risque d’exposer la France à une condamnation de la Cour européenne des droits de l’Homme. Pour le dire autrement, les juges conservent une certaine faculté de rendre des décisions officieuses d’équité mais non des jugements arbitraires. En effet, certaines des garanties du procès équitable, telles que la motivation des décisions, les différents degrés de juridictions et la collégialité, semblent prémunir assez efficacement les justiciables contre l’éventualité de jugements arbitraires. Ensuite, il est important d’insister sur le fait que le juge est avant tout un juriste dont l’activité principale est bien d’appliquer le droit. Ce faisant, même lorsqu’il renverse le syllogisme en s’attachant aux faits et à la solution qui lui paraît la plus juste, le juge ne saurait faire fi des données proprement juridiques. Sur ce point, relevons le fort attachement que marque le juge administratif à l’égard du principe d’égalité, refusant d’ailleurs de consacrer un quelconque droit à une différence de traitement[105]. Mais il n’interprète pas ce principe comme impliquant un traitement identique de situations dissemblables[106] de sorte que « l’égalité devant la loi ne saurait conduire à ce qu’elle soit appliquée de manière systématiquement uniforme »[107]. Or, s’agissant de l’affaire Gonzalez-Gomez, « le demandeur d’une autorisation d’exporter n’est pas placé dans une situation comparable selon que sa demande repose sur une intention délibérée de contourner la loi française ou, comme dans la présente affaire, manifeste seulement l’exercice d’une forme de droit de suite sur un projet parental partagé et consenti »[108]. Il convient d’ajouter que le contrôle in concreto et le raisonnement téléologique sont de simples addendum qui viennent compléter, et non remplacer, le contrôle in abstracto et syllogistique. Il est bien évident que la loi va continuer de s’appliquer, également, aux situations prévisibles alors que le contrôle in concreto aura vocation à couvrir les situations les plus extraordinaires, comme le faisaient, en leur temps mais selon d’autres modalités, les principes généraux du droit. Dès lors, « la méthode ne prive pas pour autant de protection les situations typiques, c’est-à-dire celles que le législateur avait en vue, mais celle-ci devrait plus souvent être scellée par le contrôle abstrait : si le contenu de la loi, élaboré en vue de ces situations, n’est en lui-même pas inconventionnel, il sera difficile de démontrer en quoi son application le serait ». La loi reste donc, par principe, applicable à tous, certaines situations étant simplement désormais considérées comme trop marginales pour avoir été prévues par elle. D’ailleurs, ni l’égalité devant la loi, ni la sécurité juridique n’impliquent « la mise en œuvre mécanique de la loi »[109]. Concernant le risque d’imprévisibilité du droit, nous rejoignons la thèse de Pascale Deumier, Julien Bonnet et Agnès Roblot selon laquelle deux éléments pourraient permettre, à terme, de réintroduire de la sécurité juridique face aux nombreux mécanismes d’assouplissement du droit. D’une part, le plus grand respect des précédents par les juges impliquera une meilleure prévisibilité des décisions[110]. D’autre part, la motivation des jugements mettant en œuvre le contrôle in concreto semble aller en se densifiant et s’enrichissant[111], ce qui va ouvrir la voie à une meilleure lisibilité des décisions ainsi qu’à un contrôle plus efficace de la doctrine, des justiciables et de leurs conseils[112]. Les juridictions ont déjà entamé des efforts de simplification de leurs décisions dont le symbole, en contentieux administratif, est l’abandon ponctuel du « considérant » par le Conseil d’État. Cette suppression, la plus grande considération pour les faits et l’effort de densification des motivations pourraient conduire les juges internes à adopter des décisions juridictionnelles qui ressemblent formellement à celles des juridictions anglaises ou à celles de la Cour européenne des droits de l’Homme. Précisons à cet égard que le juge administratif français pratique, depuis longtemps déjà, le style discursif dans ses décisions en matière de responsabilité administrative, de sorte qu’il n’aura qu’à appliquer ce modèle de motivation aux décisions mettant en œuvre le contrôle concret. Dans cette perspective, il nous semble que le justiciable ne doit pas craindre l’arbitraire du juge dès lors qu’il est assuré qu’en règle générale, les dérogations faites à la loi, même au prix de la sécurité juridique, auront lieu en sa faveur[113] et en toute transparence.

Pour terminer sur la plus délicate des critiques, celle de la crainte du gouvernement des juges, il faut à nouveau s’entendre sur les termes. Si cette expression est comprise comme « une usurpation de pouvoirs vis-à-vis du législateur » par le juge[114], alors il paraît excessif de déceler une telle ambition dans la concrétisation de leur contrôle de la conventionnalité de la loi par les hautes juridictions françaises. Ce, d’autant plus au regard du faible nombre d’occurrences de mise en œuvre de cet instrument dans seulement deux arrêts, l’un de la Cour de cassation, l’autre du Conseil d’État. Rappelons, en outre, que le juge administratif a refusé, par deux décisions récentes, d’étendre matériellement ce contrôle au-delà du cas de Mme Gonzalez-Gomez. Enfin, ne faut-il pas se demander avec le Professeur Deumier « quel contrôle dénature le plus l’office du juge judiciaire ou administratif : celui par lequel, depuis plusieurs décennies, il condamne les vues générales du législateur ou celui par lequel, depuis quelques années, il en conteste une application particulière, sans remettre en cause son applicabilité générale »[115] ? Reste à observer si le juge fera un usage aussi parcimonieux de ce nouvel outil d’équité que des anciens.

 

 

[1] J. MOURY, « De quelques aspects de l’évolution de la jurisdictio, Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs ? » Mélanges Perrot, Dalloz, 1996, p. 302.

[2] P. DELVOLVE, Note sur l’arrêt du Conseil d’État, 31 mai 2016, Mme Gonzalez-Gomez, RFDA, 2016, p. 755.

[3] V. En ce s. M. HEERS, magistrat administratif, qui définit l’équité « comme la solution acceptable par tous, même si ce n’est pas la meilleure en soi … »  dans « Le juge administratif et l’équité en France », J-M.  Woehrling (Dir), Les transformations de la justice administrative, Economica, 1995, p. 210.

[4] G. CORNU, Entrée « équité », 4°, Vocabulaire juridique, 10e ed., PUF, 2013.

[5] G. RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ, 1926, p. 386.

[6] F. GENY, « Une passade de jurisprudence : le phénomène Magnaud », Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, Épilogue de la seconde édition, LGDJ, 1919, t. 2, p. 291.

[7] M.-A. FRISON-ROCHE, « Le modèle du bon juge Magnaud », De code en code: mélanges en l’honneur du doyen Georges Wiederkehr, Dalloz, 2009, p. 336-342.

[8] Y. GAUDEMET, Les méthodes du juge administratif, Thèse soutenue en 1972, LGDJ, 2014, p. 21.

[9] D. SALAS, « L’équité ou la part maudite du jugement », Justices, Revue générale de droit processuel, no 9, 1998, p. 116.

[10] J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, « La concrétisation des contrôles de la loi », RFDA, 2017, p. 821.

[11] V. en ce s. P. DEUMIER qui le définit même comme le « contrôle de compatibilité à la Convention européenne des droits de l’homme, non du contenu de la loi, mais de son application à des circonstances particulières » dans « Contrôle concret de conventionnalité : l’esprit et la méthode », RTD civ., 2016, p. 579.

[12] Civ., 1re, 4 décembre 2013, n° 12-26.066, Bull. civ. I, n° 234.

[13] Ord., CE, Ass., 31 mai 2016, Gonzalez-Gomez, n° 396848, Rec., p. 208.

[14] X. DUPRE DE BOULOIS, « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’État ? (CE, 28 déc. 2017, Molénat) », RDLF, 2018, Chron., 4.

[15] N. BOULOUIS, Concl. CE, Sect., 10 novembre 2010, Commune de Palavas Les Flots, Commune de Lattes, « La double notion d’inconventionnalité de la loi », RFDA, 2011, p. 124 s.

[16] J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, Op. cit., p. 821.

[17] V. J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, Op. cit., p. 821 s. ; P. DEUMIER, « Contrôle concret de conventionnalité : l’esprit et la méthode », RTD civ., 2016, p. 578 s.

[18] J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, Op. cit., p. 822.

[19] P. DEUMIER, Op. cit., p. 579, v. par ex. contrôle des sanctions.

[20] Ibid.

[21] B. LOUVEL, « Communiqué : mariage d’un beau-père et de sa belle-fille », décembre 2013, site de la Cour de cassation, https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/premiere_chambre_civile_568/beau_pere_27992.html.

[22] Ibid.

[23] J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, Op. cit., p. 821 s.

[24] Ord., CE, Ass., 31 mai 2016, Gonzalez-Gomez, n° 396848, Rec., p. 208.

[25] V. art. L. 521-2 CJA « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures »

[26] CE, 30 décembre 2002, Ministre de l’Aménagement du territoire c/ Carminati, n°240430, Rec. p. 510.

[27] J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, Op. cit., p. 836.

[28] Ibid., p. 823.

[29] N. BOULOUIS, Concl. CE, Sect., 10 novembre 2010, Commune de Palavas Les Flots, Commune de Lattes, « La double notion d’inconventionnalité de la loi », RFDA, 2011, p. 124 s.

[30] V. en ce s. P. DELVOLVE, Note sur l’arrêt du Conseil d’État, 31 mai 2016, Mme Gonzalez-Gomez, RFDA, 2016, p. 754.

[31] M.-L. PAVIA, « Remarques méthodologiques autour du retour de l’équité dans le jugement », L’équité dans le jugement, Actes du colloque de Montpellier, l’Harmattan, 2003, p. 139.

[32] J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, Op. cit., p. 822.

[33] P. DEUMIER, Op. cit., p. 579, v. par ex. contrôle des sanctions.

[34] H. FULCHIRON, « Contrôle de proportionnalité ou décision en équité ? », D., 2016, p. 1473.

[35] A. DESSENS, Essai sur la notion d’équité, F. Boisseau, 1934, p. 187.

[36] V. cependant P. DELVOLVE, Note sur l’arrêt du Conseil d’État, 31 mai 2016, Mme Gomez, RFDA, 2016, p. 754 s.

[37] V. cependant P. DEUMIER, « Contrôle concret de conventionnalité : l’esprit et la méthode », RTD civ., 2016, p. 578 s.

[38] B. LOUVEL, Discours « La Cour de Cassation face aux défis du XXIe siècle », mars 2015, site de la Cour de cassation,

https://www.courdecassation.fr/publications_26/discours_tribunes_entretiens_2039/discours_2202/premier_president_7084/discours_2015_7547/face_defis_31435.html.

[39] L. CADIET, « Introduction », Regards d’universitaires sur la réforme de la Cour de cassation, JCP G, supplément, 2016, p. 21.

[40] F. CHENEDE, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », D., 2016, p. 796.

[41] F. ZENATI-CASTAING, « La juridictionnalisation de la cour de cassation », RTD civ., 2016, p. 519.

[42] V. LARRIBAU-TERNEYRE « Quand l’ordre de la loi peut être contredit par le juge : le contrôle de conventionnalité in concreto appliqué à la prescription de l’action en recherche de paternité », JCP G, 2017, n° 3, p. 46.

[43] F. CHENEDE, Op. cit., p. 800.

[44] Ibid.

[45] F. CHENEDE, « Des dangers de l’équité au nom des droits de l’homme (à propos de la validation judiciaire d’un mariage illégal) », D., 2014, p. 179 s.

[46] F. ZENATI-CASTAING, « La juridictionnalisation de la cour de cassation », Op. cit., p. 526.

[47] J.-P. MARGUENAUD, « L’insémination post mortem, ferment de révolution tranquille au Conseil d’État », RTD civ., 2016, p. 802 s.

[48] L’auteur ne distingue pas, dans son article, le contrôle de proportionnalité et le contrôle de conventionnalité in concreto.

[49] H. FULCHIRON, Op. cit, p. 1472 s.

[50] X. DUPRE DE BOULOIS, « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’État ? (CE, 28 déc. 2017, Molénat) », RDLF, 2018, Chron., 4

[51] J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, « La concrétisation des contrôles de la loi », RFDA, 2017, p. 836.

[52] Évolution qui tient plus, selon eux, à des « considérations stratégiques » liées à un environnement de concurrence entre les différents juges de la loi.

[53] V. tout particulièrement J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, Op. cit., p. 821 s. ; A. BRETONNEAU, Concl. sur Ord., CE, Ass., 31 mai 2016, Gonzalez-Gomez, RFDA 2016, p. 740 s. qui se réfèrent au contrôle in concreto déjà implicitement opéré par le Conseil d’État dans des arrêts plus anciens : CE, 19 avril 1991, Belgacem, Rec., p. 152, n° 107470 ; CE, Sect., 10 novembre 2010, Commune de Palavas Les Flots, Commune de Lattes, Rec., p. 249, n°s 314449, 314580, Concl. N. Boulouis, « La double notion d’inconventionnalité de la loi », RFDA, 2011, p. 124 s. ou encore Concl. M. Guyomar, sur CE, Sect., 31 octobre 2008, Section Française de l’Observatoire des prisons, n° 293785, Rec., p. 374.

[54] P. DELVOLVE, Op. cit., p. 755.

[55] A. BRETONNEAU, Op. cit., p. 751.

[56] M. LAMARCHE, « Empêchement à mariage entre alliés et nullité : sentimentalisme ou pragmatisme de la Cour de cassation », Sem. Juridique, 27 janv. 2014, p. 93 cité par A. BRETONNEAU, Concl. sur Ord., CE, Ass., 31 mai 2016, Gonzalez-Gomez, Op. cit., p. 749.

[57] A. BRETONNEAU, Concl. sur Ord., CE, Ass., 31 mai 2016, Gonzalez-Gomez, Op. cit., p. 751.

[58] ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, J. Tricot (Trad.), Les échos du Maquis, 1959, Livre V, p. 126.

[59] F. ZENATI-CASTAING, « La juridictionnalisation de la cour de cassation », Op. cit., p. 519.

[60] Ord., CE, Ass., 31 mai 2016, Gonzalez-Gomez, n° 396848, Rec., p. 208.

[61] A. BRETONNEAU, Concl. sur Ord., CE, Ass., 31 mai 2016, Gonzalez-Gomez, Op. cit., p. 740 s.

[62] CE, 17 février 1950, Ministre de l’Agriculture c. Dame Lamotte, Rec. p. 110 s., n°86949.

[63] Acte « dit loi » du 23 mai 1943.

[64] Lato sensu.

[65] J. DELVOLVE, Concl. sur CE, 17 février 1950, Dame Lamotte, RDP, 1951, p. 478 s.

[66] En référence à l’Ordonnance du 9 aout 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ayant déclaré nuls un certains nombres d’actes législatifs pris par le régime de Vichy.

[67] Même si elle intervient également, suite à l’opération de qualification, au stade de l’interprétation des règles lorsque le juge combine les règles pour les interpréter dans le sens le plus favorable à la requérante.

[68] L. DUTHEILLET DE LAMOTHE, G. ODINET, « Contrôle de conventionnalité : in concreto veritas ? » Chron., AJDA 2016, p. 1404.

[69] H. FULCHIRON, « Contrôle de proportionnalité ou décision en équité ? », D., 2016, p. 1473.

[70] P. DEUMIER, « Contrôle concret de conventionnalité : l’esprit et la méthode », RTD civ., 2016, p. 585.

[71] H. FULCHIRON, Op. cit., p. 1473.

[72] Ibid.

[73] Ibid.

[74] M. FOULETIER, Recherches sur l’équité en droit public, Thèse soutenue en 1999, LGDJ, 2003, p. 105.

[75] P. DEUMIER, Op. cit., p. 585.

[76] Ibid.

[77] V. C. ALBIGES, De l’équité en droit privé, Thèse soutenue en 1997, LGDJ, 2000.

[78] V. L. BOHL, L’équité dans la jurisprudence administrative, Thèse soutenue en 2000. ; M. FOULETIER, Recherches sur l’équité en droit public, Thèse soutenue en 1999, LGDJ, 2003.

[79] V. régime de responsabilité sans faute fondée sur le risque (CE, 21 juin 1895, Cames, n° 82490, Concl. J. Romieu, p. 509) et celui fondé sur la rupture d’égalité devant les charges publiques (CE, 30 novembre 1923, Couitéas, n° 38384, 48688, Rec., p. 789, Concl. R. Rivet, D. 1923, 3, p. 59).

[80] T. BOUFFANDEAU, cité par M. LETOURNEUR, « Les principes généraux du droit dans la jurisprudence du Conseil d’État », EDCE, 1951, p. 19.

[81] V. en particulier CE, Sect., 3 juillet 1998, Bitouzet, n° 158592, Rec., p. 288, Concl. R. Abraham, RFDA, 1998, p. 1243 s.

[82] L’alinéa 2 de l’article L. 160-5 prévoyait une indemnité s’il résultait « de ces servitudes une atteinte à des droits acquis ou une modification à l’état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain… ».

[83] R. ABRAHAM, Concl. sur CE, Sect., 3 juillet 1998, Bitouzet, Op. cit.: le commissaire du Gouvernement rappelle à la formation de jugement qu’il ne lui appartient « pas de substituer [sa] propre appréciation de l’équité à celle du législateur »[83] et préconise pourtant la solution qui a été adoptée par laquelle le juge supplée, dans une volonté d’équilibre, au silence de la loi.

[84] CE, 19 mai 1933, Benjamin, n°s 17413, 17520, Rec. p. 541.

[85] CE, 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image et autres, n°317827, Rec., p 505.

[86] CE, Ass., 28 mai 1971, Ministre de l’Équipement et du Logement c. Fédération de défense des personnes concernées par le projet actuellement dénommé « Ville nouvelle Est », n° 78825, Concl. G. Braibant, Rec., p. 410 s. dans lesquelles il énonce que « ce qui importe, c’est que [son] contrôle permette de censurer les décisions arbitraires, déraisonnables… ».

[87] CE, Sect., 2 juin 1961, Leduc, Rec., p. 365. n° 43690, ; v. égal. CE, 6 novembre 1970, Sieur Guyé, Rec., p. 652, n° 70784, Concl. J. Baudouin, RDP, 1971, p. 517 s. où le commissaire du Gouvernement définit l’erreur manifeste d’appréciation comme un « mécanisme de secours en cas d’iniquité patente ».

[88] G. BRAIBANT, « Nouvelles réflexions sur les rapports du droit et de l’équité », RFAP, n°64, 1992, p. 688.

[89] M. FOULETIER, Op. cit., p. 105.

[90] CE, Ass., 29 octobre 1965, Dame Béry, Rec. p. 565 s., Concl. J.-M. Rigaud, RDP, 1966, p. 151s.

[91] M. WALINE, Note sur CE, Ass., 29 octobre 1965, Dame Béry, RDP, 1966,, p. 153.

[92] Ibid., p. 157.

[93] CE, 29 novembre 1912, Boussuge, Rec., p. 1128.

[94] Il s’agit d’une « règle générale » de procédure, tirée de l’art. 474 ancien Code de procédure civile selon l’arrêt CE, 29 novembre 1912, Boussuge, Op. cit.

[95] M. WALINE, Note sur CE, Ass., 29 octobre 1965, Dame Béry, préc., p. 160.

[96] A. COURREGES, Concl. CE, 16 novembre 2009, SARL les résidences de cavalière, n° 308623, Tables p. 983, AJDA, 2010, p. 454 s.

[97] M.-F. RENOUX-ZAGAME, « Le Royaume de la loi : équité et rigueur du droit selon la doctrine des parlements de la monarchie », Justices, Revue générale de droit processuel, no 9, 1998, p. 18-38.

[98] V. en ce s. F. CHENEDE, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », D., 2016, p. 799, note 25 qui invite à ne pas « discréditer toute l’œuvre du juge Magnaud : à côté des décisions « sentimentalistes » rendues contre la volonté du législateur (jugement en équité), on trouve nombre de jugements qui ne font que combler, avec esprit de justice, les insuffisances de la loi (jugement d’équité) ».

[99] Ord., CE, Ass., 31 mai 2016, Gonzalez-Gomez, n° 396848, Rec., p. 208.

[100] CE, 9e et 10e ch., réunies, 28 déc. 2017, Molénat, n°396571.

[101] CE, 9e et 10e ch., réunies, 4 déc. 2017, Société Edenred, n° 378795.

[102] Au rang desquelles :  « la sauvegarde de l’équilibre des familles et le risque majeur de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation, le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes »

[103] S. ROUSSEL, C. NICOLAS, « Ni vu ni connu : l’anonymat du don de gamètes à l’épreuve du contrôle de conventionnalité », AJDA, 2018, p. 499.

[104] X. DUPRE DE BOULOIS, « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’Etat ? (CE, 28 déc. 2017, Molénat) », RDLF, 2018, Chron., 4.

[105] CE, Ass., 28 mars 1997, Société Baxter, n°s 179050 ; 179054, Rec., p. 114.

[106] CE, 10 fév. 1928, Chambre syndicale des propriétaires marseillais, Rec., p. 222 ; CE Sect. 10 mai 1974, Denoyez et Chorques, n°s 88032, 88148, Rec, p. 274.

[107] M. GUYOMAR, « Référé-liberté et contrôle de conventionnalité de la loi : nouveau mode d’emploi », Gaz. Pal., n° 28, p. 29.

[108] Ibid.

[109] Ibid.

[110] À cet égard remarquons que le Conseil d’État fait parfois référence à ses arrêts dans certaines de ses décisions : ex. Ord, CE, 9 janvier 2014, Ministre de l’intérieur c. société de Production La Plume et M. Dieudonné M’Bala, M’ Bala, n°374508 citant les décisions Benjamin du 19 mai 1933, Commune de Morsang Sur Orge du 27 octobre 1995 et l’avis Hoffman-Glémane du 16 février 2009.

[111] À raison de la prise en compte accrue des faits dans les décisions juridictionnelles.

[112] V. en ce s. P. DEUMIER, « Contrôle concret de conventionnalité : l’esprit et la méthode », RTD civ., 2016, p. 578 s. ; J. BONNET, A. ROBLOT-TROIZIER, « La concrétisation des contrôles de la loi », RFDA, 2017, p. 821 s.

[113] v. en ce sens usage pouvoir modulation des effets dans le temps des nouvelles règles jurisprudentielles depuis CE, Ass., 16 juillet 2007, Sté Tropic Travaux, n° 291545, Concl. D. Casas, Rec., p. 360.

[114] M. GUYOMAR, Op. cit.

[115] P. DEUMIER, Op. cit., p. 581.

Données personnelles et transparence de la vie publique

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Depuis 2013, l’essor de la transparence de la vie publique s’est traduit par une amplification considérable des déclarations obligatoires imposées aux gouvernants et par l’ouverture au public de certaines de leurs données personnelles. Pour que chacun puisse évaluer dans quelle mesure le droit au respect de la vie privée des responsables publics et de leur entourage est atteint par l’exigence de transparence, il importe de faire la lumière sur les personnes assujetties à cette exigence, les données personnelles visées par celle-ci et les destinataires des données diffusées au nom de la transparence 1.

 

Charles-Édouard Sénac, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux – CERCCLE (EA 7436) – CURAPP ESS (UMR 7319)

 

I. Les personnes assujetties à l’exigence de transparence
A. Les fonctions ciblées
B. Les entourages touchés
II. Les données personnelles visées par l’exigence de transparence
A. Les données contenues dans la déclaration de situation patrimoniale
B. Les données présentes dans la déclaration d’intérêts
III. Les destinataires des données personnelles
A. La transparence sans publicité
B. La transparence avec publicité

 

 

« Je n’ai pas, je n’ai jamais eu de compte à l’étranger, ni maintenant, ni avant » (Jérôme Cahuzac, le 5 décembre 2012, à l’Assemblée nationale).

 

« On nous parle souvent de corruption, de fortunes scandaleuses. Pour connaître de quel côté a été la corruption, je demande que chaque député soit tenu de donner l’état détaillé de sa fortune ; que cet état soit imprimé ; et que celui qui aurait fait un faux bilan, soit déclaré infâme », s’exclama un membre de la Convention nationale lors de la séance du 14 mai 1793[1]. Aussitôt formulée, la proposition suscita la controverse au sein des révolutionnaires. Pour Cambacérès, la mesure « est sans utilité pour la chose publique ; elle est de plus immorale, et ne tend à rien moins qu’à compromettre la propriété et la sûreté de chacun de nous ». Le girondin Buzot la juge, en l’état, insuffisante. À ses yeux, la chambre doit décréter que « tous les députés à l’Assemblée constituante, à l’Assemblée législative, ou à la Convention, dont la fortune s’est accrue [depuis les débuts de la Révolution], seront tenus de déclarer, dans le délai d’un mois, par quels moyens ils l’ont augmentée, sous peine d’être condamnés à dix années de fers, et d’avoir leurs biens confisqués ». La Convention adoptera finalement, sur la proposition de Barbaroux, une déclaration de principe suivant laquelle « les représentants du peuple sont à chaque instant comptables à la Nation de l’état de leur fortune ». Et, deux années plus tard, elle consacrera la position défendue par le défunt Buzot, reprise par un autre girondin, Garrau. Le 4 vendémiaire an IV, elle décrète que « chaque représentant du peuple sera tenu, dans le délai d’une décade, et dans celui de deux décades pour ceux qui sont négociants ou marchands, de déposer au comité des décrets la déclaration, écrite et signée par chaque déclarant, de la fortune qu’il avait au commencement de la Révolution et de celle qu’il possède actuellement ; que cette déclaration sera imprimée et envoyée à toutes les communes, pour y être publiée, affichée, et soumise à la censure publique »[2]. Ainsi, la transparence de la vie publique était née.

La postérité de ces décrets révolutionnaires, au demeurant peu appliqués, sera faible, voire nulle[3]. L’idée de soumettre les élus à des obligations de déclaration des éléments de leur patrimoine – ou d’autres données personnelles – dans le but de contrôler leur intégrité et leur probité, tombe rapidement dans l’oubli. Il faut attendre la Cinquième République et la réaction législative à l’un de ses premiers scandales politico-financiers pour que l’exigence juridique de transparence de la vie publique voit véritablement le jour. Le scandale en question est l’affaire de la « Garantie foncière », du nom de la société civile de placement immobilier impliquée dans une vaste affaire d’escroquerie, dans laquelle le député UDR André Rives-Henrÿs, proche de Jacques Chaban-Delmas et ancien directeur de la société, fut inculpé d’escroquerie, d’abus de confiance et d’abus de biens sociaux, puis finalement condamné pour usage irrégulier de son titre de député à des fins publicitaires[4]. La réaction du législateur, initiée par l’Exécutif, consiste dans l’adoption de la loi organique du 24 janvier 1972, dont l’article 3 instaure une double obligation déclarative à la charge des députés et sénateurs[5]. Chaque parlementaire doit, d’une part, dans les huit jours qui suivent son entrée en fonction, « déclarer au bureau de l’Assemblée à laquelle il appartient toute activité professionnelle qu’il envisage de conserver » et, d’autre part, « déclarer toute activité professionnelle nouvelle qu’il envisage d’exercer » au cours de son mandat[6]. Depuis cette date, les déclarations obligatoires intègrent l’arsenal parlementaire de lutte contre les manquements à la probité des élus, à côté d’autres mesures telles que l’établissement d’une commission d’enquête ou le renforcement du régime des incompatibilités. La transparence de la vie publique revient périodiquement dans l’agenda du législateur, le plus souvent lorsqu’un scandale dégrade l’image de la classe politique française et accrédite l’idée d’une perte de confiance des citoyens dans leurs représentants. En 1988, les deux premières lois en matière de transparence financière de la vie politique sont adoptées à la suite des affaires « Luchaire »[7] et « Carrefour du développement »[8]. Elles exigent le dépôt obligatoire d’une déclaration de patrimoine pour un certain nombre de dirigeants publics, ainsi que pour les candidats à l’élection présidentielle, et créent une commission chargée de les contrôler[9]. En 1995, la législation relative aux déclarations de patrimoine des élus est sensiblement renforcée[10] dans un contexte marqué par de nombreux scandales politiques[11]. En 2013, même si les lois relatives à la transparence de la vie publique s’inspirent des travaux des commissions Sauvé et Jospin[12], la cause première de leur adoption est la retentissante affaire « Cahuzac »[13]. Ces lois instituent une Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), à la place de la commission créée en 1988, amplifient les déclarations obligatoires imposées aux gouvernants, imposent la publication de la « réserve parlementaire »[14] et développent l’accès du public à certaines données personnelles[15]. La dernière réforme en date ne dévie pas du modus operandi du législateur : les lois du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique sont le contrecoup des révélations, au cours de la campagne précédant l’élection présidentielle de 2017, sur les emplois familiaux de complaisance par François Fillon[16]. Si les mesures les plus emblématiques de ces lois, comme l’interdiction pour certains responsables publics de recruter comme collaborateur un proche parent ou la suppression de la « réserve parlementaire »[17], ne concernent pas la transparence, ces textes apportent néanmoins des changements au régime des déclarations obligatoires[18].

Le développement des exigences législatives en matière de transparence de la vie publique s’est fait au détriment du droit au respect de la vie privée des élus. En effet, dans la mesure où la transparence entraîne la diffusion de données personnelles (patrimoine, activités professionnelles et bénévoles, rémunérations, etc.), les obligations déclaratives portent nécessairement atteinte au droit à la confidentialité de ces données[19]. Or, en France comme ailleurs, le droit au respect de la vie privée est un droit fondamental pour tout individu, quel que soit son emploi ou à sa fonction[20]. En outre, en France plus qu’ailleurs, les médias et la population sont traditionnellement sensibles à la préservation de la vie privée de leurs dirigeants. Toutefois, la vie privée des puissants n’est plus le sanctuaire qu’elle était il y a une quarantaine d’années. D’une part, l’émotion de la population, à la suite de la divulgation de scandales, financiers ou non, a débouché sur une demande populaire de transparence. D’autre part, les élus eux-mêmes reconnaissent que leur vie privée peut intéresser l’opinion publique et font parfois le choix de la porter à la connaissance du public par le moyen des médias ou l’utilisation des réseaux sociaux.

Quoi qu’il en soit, le maintien d’un dispositif attentatoire au droit à la confidentialité des données personnelles n’est légitime que s’il satisfait à deux exigences élémentaires : l’efficacité du dispositif et la proportionnalité de l’atteinte. Concernant l’efficacité des déclarations obligatoires, il est encore trop tôt pour apprécier l’influence d’un dispositif profondément réformé en 2013 et retouché à plusieurs reprises depuis, tant sur l’objectif éthique – garantir la probité et l’intégrité des responsables publics – que sur la finalité politique – rétablir la confiance des gouvernés dans les gouvernants. S’agissant de la proportionnalité de l’atteinte, trois indicateurs sont, à nos yeux, déterminants pour évaluer sa portée. D’abord, il faut prendre en considération le type de données personnelles dont la communication est exigée : celles qui se rattachent à l’intimité de l’être (santé, convictions, orientation sexuelle, etc.) impliquent, selon nous, une protection accrue par rapport aux autres données personnelles. Ensuite, il faut regarder, d’une part, les personnes soumises à l’obligation de déclarer leurs données et, d’autre part, celles qui ont accès aux données d’autrui. Dans les deux cas, plus le nombre de personnes est potentiellement élevé, plus l’atteinte est forte. Pour que chacun puisse évaluer dans quelle mesure le droit à la confidentialité des données personnelles des responsables publics est atteint par les règles de transparence de la vie publique, nous présenterons les personnes assujetties à l’exigence de transparence (I), puis les données personnelles visées par celle-ci (II) et, enfin, les destinataires des données diffusées au nom de la transparence (III).

 

I. Les personnes assujetties à l’exigence de transparence

 

Depuis 1972, le cercle des individus assujettis à l’exigence de transparence de la vie publique n’a cessé de s’élargir. Initialement limité aux titulaires des plus hautes fonctions électives, ce sont désormais des dizaines de milliers de personnes qui sont soumises aux obligations déclaratives prévues par le droit français. D’une part, le nombre de fonctions publiques ou privées placées sous surveillance a considérablement augmenté au fil des années (A) ; d’autre part, l’exigence de transparence s’étend désormais à l’entourage familial et professionnel de certains titulaires de fonctions publiques (B).

 

A. Les fonctions ciblées

 

Au terme – sans doute provisoire – de l’évolution du champ des fonctions visées par l’exigence de transparence de la vie publique, les secteurs concernés par des obligations déclaratives sont au nombre de quatre.

Le premier secteur est celui des responsables politiques, au sens large du terme. Avec les élargissements successifs réalisés par les lois de mars 1988, de février 1995 et d’octobre 2013, ce sont désormais de nombreuses fonctions qui sont soumises à l’obligation de déposer une déclaration de situation patrimoniale et, depuis 2013, une déclaration d’intérêts. Au niveau national, sont visés les titulaires des fonctions de député[21], sénateur[22], député européen[23] et membre du gouvernement[24]. Le Chef de l’État est aussi concerné, de même que tous ceux qui ont été déclarés candidats à l’élection à la présidence de la République par le Conseil constitutionnel[25]. Les collaborateurs du Président de la République, du Président de l’Assemblée nationale, du Président du Sénat, et les membres des cabinets ministériels doivent également satisfaire à ces obligations déclaratives[26].

Au niveau local, les déclarations obligatoires imposées au nom de la transparence de la vie publique touchent les titulaires des fonctions de président de conseil régional, président de conseil départemental, président d’une assemblée territoriale d’outre-mer, président élu d’un exécutif d’une collectivité d’outre-mer, de maire d’une commune de plus de 20 000 habitants, et celles de président d’autres organes délibérants ou d’autres organes exécutifs locaux[27]. Depuis avril 2016, les directeurs, directeurs adjoints et chefs de cabinet de ces autorités territoriales sont également visés[28]. Qui plus est, l’exigence de transparence touche les conseillers régionaux, les conseillers départementaux, les conseillers à l’assemblée de Guyane et ceux à l’assemblée de Martinique, les conseillers exécutifs de Martinique et ceux de Corse, les adjoints aux maires des communes de plus de 100 000 habitants et certains vice-présidents des établissements publics de coopération intercommunale[29].

Deuxièmement, l’exigence de transparence s’étend à de nombreuses fonctions au sein du secteur public. Depuis les lois « Cahuzac » de 2013, les membres des collèges et, le cas échéant, les membres des commissions investies de pouvoirs de sanction, ainsi que les directeurs généraux et secrétaires généraux et leurs adjoints, de nombreuses agences publiques sont assujettis à des obligations déclaratives[30]. Sont aussi concernés le déontologue de l’Assemblée nationale[31], les présidents et directeurs généraux de nombreuses sociétés d’économie mixte, d’établissements publics nationaux à caractère industriel et commercial, de certains offices publics de l’habitat[32], ainsi que les présidents des fédérations sportives et des ligues professionnelles, du Comité national olympique et sportif français et du Comité paralympique et sportif français[33]. Plus généralement, toute personne exerçant un emploi à la décision du Gouvernement pour lequel elle a été nommée en conseil des ministres est astreinte à des obligations déclaratives[34].

On peut ajouter à cette liste déjà longue de nombreux agents publics depuis que la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires a étendu à certains agents publics la quête de transparence[35]. Avant cette loi, certains d’entre eux étaient certes déjà assujettis à des déclarations obligatoires. À ceux entrant dans le champ d’application de la législation d’octobre 2013, s’ajoutaient certains agents travaillant dans le domaine de la santé publique et soumis, depuis la réaction législative au scandale du Médiator, à des obligations déclaratives[36]. En 2016, le législateur a manifesté son intention d’élargir encore plus le champ des agents publics placés sous surveillance. Il a habilité le pouvoir réglementaire à fixer les listes des emplois et fonctions dont le niveau hiérarchique ou la nature justifie que le fonctionnaire, l’agent contractuel ou le militaire l’occupant ou en voie de l’occuper soit soumis à des déclarations obligatoires[37]. Les emplois et fonctions concernés sont détaillés dans deux décrets du 28 décembre 2016 pour la fonction publique[38] et un décret du 2 février 2018 pour le personnel militaire[39]. Conformément à ce qu’avait souhaité le législateur, le périmètre des agents astreints à déclarer leur patrimoine est plus restreint que celui des agents soumis à déclaration de leurs intérêts.

Le troisième secteur auquel ont été étendues les exigences de la transparence est celui de la justice. La loi du 20 avril 2016 a imposé des déclarations de données personnelles aux membres du Conseil d’État[40], conseillers des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel[41], membres et personnels de la Cour des comptes[42], magistrats du siège des chambres régionales des comptes, procureurs financiers et aux personnes mises à disposition pour exercer les fonctions de rapporteur auprès des chambres régionales des comptes[43]. Tous doivent fournir une déclaration d’intérêts mais seuls le vice-président et les présidents de section du Conseil d’État, les présidents des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, le premier président, le procureur général et les présidents de chambre de la Cour des comptes, les présidents de chambre régionale des comptes et les procureurs financiers sont soumis à l’obligation de déposer une déclaration de situation patrimoniale[44]. Le législateur organique a souhaité transposer ce système aux magistrats judiciaires et aux membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Initialement, la déclaration d’intérêts devait être remplie par tous et la déclaration de patrimoine par les seuls membres du CSM, premier président et présidents de chambre de la Cour de cassation, procureur général et premiers avocats généraux près la Cour de cassation, premiers présidents des cours d’appel et procureurs généraux près les cours d’appel, présidents des tribunaux de première instance et procureurs de la République près les tribunaux de première instance. Toutefois, le Conseil constitutionnel, au titre de son contrôle obligatoire des lois organiques avant leur promulgation, a jugé contraire au principe d’égalité devant la loi la discrimination établie entre ces magistrats judiciaires et les autres[45], ce qui laisse planer un doute sérieux sur la constitutionnalité des dispositions similaires du code de justice administrative et du code des juridictions financières. En tout état de cause, la censure de la loi organique sur ce point a conduit à supprimer l’obligation de déclaration de situation patrimoine pour tous les magistrats judiciaires[46]. Désormais seuls les membres du CSM y sont assujettis ; tous sont en revanche soumis à l’obligation de déclarer leurs intérêts et activités[47].

Enfin, le quatrième secteur visé par l’exigence de transparence de la vie publique ne concerne pas des responsables publics mais certains de leurs interlocuteurs : les représentants d’intérêts (ou « lobbyistes »), que la loi du 9 décembre 2016 dite « Sapin 2 » définit comme les personnes morales de droit privé, les établissements publics ou groupements publics exerçant une activité industrielle et commerciale, les chambres de commerce et de l’industrie et les chambres des métiers et de l’artisanat, dont un dirigeant, un employé ou un membre a pour activité principale ou régulière d’influer sur la décision publique ou bien comme les personnes physiques qui exercent à titre individuel une activité professionnelle ayant cette finalité[48]. Cette même loi instaure à la charge de ces représentants une obligation de se déclarer auprès de la HATVP et, notamment, de communiquer certaines données relatives à leur personnel[49]. L’identité du représentant d’intérêt, ainsi que l’ensemble des données transmises, sont mises à la disposition du public grâce à un registre numérique des représentants d’intérêts tenu par la Haute autorité[50]. Ce faisant, la loi prend le relais de pratiques mises en place à partir de 2009 par les chambres du Parlement pour encadrer l’activité de lobbying auprès des parlementaires[51], en posant des règles contraignantes, comme l’avait suggéré le président de la HATVP dans un rapport remis au Chef de l’État en janvier 2015[52]. Au demeurant, les obligations déclaratives imposées aux représentants d’intérêts sont bien moins intrusives que celles applicables aux responsables publics : aucune déclaration de patrimoine ou déclaration d’intérêts n’est exigée d’eux.

 

B. Les entourages touchés

 

La recherche de l’efficacité des mécanismes de déclarations obligatoires destinés à promouvoir l’exemplarité des responsables publics a conduit le législateur à étendre à leurs entourages les effets de la transparence. Sur ce sujet, comme d’autres, l’élargissement de la perspective est l’œuvre des lois d’octobre 2013. Ces dernières ont, comme on l’a vu, contraint les collaborateurs des plus hauts dirigeants politiques à remplir eux-mêmes des déclarations comprenant des données personnelles. Mais elles ont également astreint certains responsables publics à déclarer des informations relatives à leur entourage professionnel ou familial, et donc à divulguer des données personnelles d’autrui. Concernant l’entourage professionnel, seuls les parlementaires sont tenus de communiquer des informations personnelles d’autrui : ils doivent indiquer sur leurs déclarations d’activités et d’intérêts « les noms des collaborateurs parlementaires ainsi que les autres activités professionnelles déclarées par eux »[53]. En revanche, l’entourage familial de l’ensemble des personnes assujetties aux déclarations obligatoires est touché par les exigences de la transparence de la vie publique. En premier lieu, s’inspirant de l’adage selon lequel « la femme de César doit être au-dessus de tout soupçon », les pouvoirs publics ont décidé que les déclarations d’intérêts et d’activités des responsables publics doivent mentionner les activités professionnelles exercées à la date de la nomination ou de l’élection par leur conjoint, leur partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou leur concubin[54]. À l’origine, les déclarations devaient également inclure les activités professionnelles des enfants et des parents mais le Conseil constitutionnel a jugé que, pour ces proches, l’atteinte au droit au respect de la vie privée était disproportionnée et, partant, s’y est opposé[55]. En second lieu, la déclaration de situation patrimoniale doit préciser à chaque fois si le bien déclaré est un bien propre, un bien de la communauté ou un bien indivis[56]. Dans ces deux derniers cas, la déclaration de patrimoine du responsable public dévoile, le cas échéant, des informations patrimoniales d’autrui.

 

II. Les données personnelles visées par l’exigence de transparence

 

La détermination du type de données personnelles soumis à communication dépend de la finalité de la transparence. S’il s’agit de lutter contre l’enrichissement frauduleux des dirigeants publics ou, plus généralement, l’utilisation détournée des fonds publics, les données patrimoniales sont la cible principale, voire exclusive, des obligations déclaratives. À partir du moment où la transparence s’est imposée, plus largement, comme un instrument de lutte contre les conflits d’intérêts, définis par les lois de 2013 comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction », le champ des données dont la communication paraît légitime croît sensiblement. Aux données patrimoniales qui font l’objet d’une déclaration spécifique (A) se sont ajoutées diverses informations qui sont regroupées dans une déclaration d’intérêts (B).

 

A. Les données contenues dans la déclaration de situation patrimoniale

 

Les lois de mars 1988 relatives à la transparence financière de la vie politique constituent la base du système de déclaration obligatoire de la situation patrimoniale des gouvernants. Elles prévoyaient que chaque responsable public concerné dépose une déclaration « de sa situation patrimoniale concernant notamment la totalité de ses biens propres ainsi que, éventuellement, ceux de la communauté ou les biens réputés indivis » au moment de son entrée en fonction et une seconde déclaration du même type à la sortie de fonction[57]. Si les lois exigèrent une double déclaration, permettant de contrôler la variation du patrimoine du décideur public et ainsi de s’assurer qu’il n’a pas mis à profit sa fonction pour s’enrichir indument, elles ne détaillèrent pas leur contenu. Les lois de janvier et février de 1995 ne précisèrent pas les éléments devant intégrer les déclarations mais ajoutèrent l’obligation pour les déclarants de communiquer « toutes les modifications substantielles de leur patrimoine, chaque fois qu’ils le jugent utile » et exonérèrent les déclarants de l’obligation de déposer une déclaration de sortie dans le cas où ils ont établi depuis moins de six mois leur déclaration de sa situation patrimoniale[58].

En 2013, les pouvoirs publics profitent de la profonde refonte du droit de la transparence pour détailler le contenu des deux déclarations de patrimoine dans la loi et le règlement[59]. D’une part, les lois « Cahuzac » précisent que la déclaration initiale doit porter sur les dix éléments suivants : « les immeubles bâtis et non bâtis », « les valeurs mobilières », « les assurances vie », « les comptes bancaires courants ou d’épargne, les livrets et les autres produits d’épargne », « les biens mobiliers divers d’une valeur supérieure à un montant fixé par voie réglementaire », « les véhicules terrestres à moteur, bateaux et avions », « les fonds de commerce ou clientèles et les charges et offices », « les biens mobiliers, immobiliers et les comptes détenus à l’étranger », « les autres biens » et les éléments du « passif »[60]. La déclaration finale doit mentionner les mêmes éléments, auxquels s’ajoute une présentation des événements majeurs ayant affecté la composition du patrimoine depuis la précédente déclaration, présentation qui n’exonère pas de l’obligation de déclarer dans un délai de deux mois toute modification substantielle de la situation patrimoniale. Pour les deux déclarations, les lois d’octobre 2013 exigent que la déclaration de situation patrimoniale indique, pour chaque élément mentionné, s’il s’agit de biens propres, de biens de la communauté ou de biens indivis. D’autre part, un décret du 23 décembre 2013 complète le dispositif législatif en fixant à 10 000 euros le seuil au-dessus duquel un bien doit être déclaré et en déterminant minutieusement les informations devant figurer dans les déclarations patrimoniales[61]. Par exemple, pour la déclaration de compte bancaire, le déclarant doit indiquer le nom du titulaire du compte, l’établissement teneur du compte, la nature et le numéro de compte, le solde du compte à la date du fait générateur de la déclaration. Pour les immeubles bâtis et non bâtis, il doit mentionner l’adresse, la nature et la superficie du bien, son mode, sa date et son prix d’acquisition, sa nature juridique (bien propre, commun ou indivis), la quote-part du bien détenue par le déclarant ou, le cas échéant, par la communauté, le droit réel exercé sur le bien par le déclarant ou, le cas échéant, par la communauté (pleine propriété, usufruit ou nue-propriété), le montant des travaux effectués, le cas échéant, depuis l’acquisition, la valeur vénale, à la date du fait générateur de la déclaration, de la quote-part du bien détenue par le déclarant ou, le cas échéant, par la communauté.

 

B. Les données présentes dans la déclaration d’intérêts

 

Suivant les recommandations de la Commissions Sauvé formulées en 2011, reprises par la Commission Jospin en 2012, les lois « Cahuzac » ont consacré dans le domaine de vie publique les dispositifs de déclaration obligatoire d’intérêts. Ainsi que le soulignent les travaux de la Commission Sauvé, ces dispositifs « ont surtout vocation à prévenir des situations de conflit d’intérêts ponctuelles et à imposer l’abstention en cas de risque d’un tel conflit. Ils assurent une certaine transparence d’intérêts qui, sans nécessairement justifier immédiatement une mesure contraignante (comme l’obligation de s’en défaire), imposent une certaine vigilance »[62]. La déclaration vise donc à identifier les intérêts qu’un responsable public détient en relation avec les fonctions exercées ou susceptibles de l’être, qui pourraient susciter un doute raisonnable sur son impartialité et son objectivité. De la même manière que pour les déclarations de situation patrimoniale, le législateur et le pouvoir réglementaire ont défini avec précision le contenu des déclarations d’intérêts et d’activités[63]. Plusieurs éléments sont communs à toutes les déclarations ; d’autres diffèrent selon le type de déclarants.

Les informations dont la déclaration est exigée pour tous les responsables publics sont au nombre de six. D’abord, doivent être mentionnées les activités professionnelles donnant lieu à rémunération ou gratification et les activités de consultant exercées à la date de l’élection ou de la nomination et au cours des cinq dernières années précédant la déclaration, la participation aux organes dirigeants d’un organisme public ou privé ou d’une société à la date de l’élection ou de la nomination et au cours des cinq années précédant la date de la déclaration. Pour chacune de ces trois entrées, le déclarant doit préciser l’identification de l’employeur, la description de l’activité exercée, sa période d’exercice et la rémunération ou la gratification perçue annuellement pour chaque activité. La déclaration doit également faire état des participations financières directes dans le capital d’une société à la date de l’élection ou de la nomination, en détaillant le nom de la société, le nombre de part détenues dans la société et, lorsqu’il est connu, le pourcentage du capital social détenu, l’évaluation de la participation financière, et la rémunération ou la gratification perçue pendant l’année précédant l’élection ou la nomination. En outre, les déclarants doivent mentionner, le cas échéant, les fonctions et mandats électifs exercés à la date de l’élection ou de la nomination, en présentant la nature des fonctions et des mandats exercés, la date de début et de fin de fonction ou de mandat et les rémunérations, indemnités ou gratifications perçues annuellement pour chaque fonction ou mandat. Enfin, obligation est faite aux déclarants, comme on l’a vu, d’indiquer les activités professionnelles exercées à la date de l’élection ou de la nomination par le conjoint, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou le concubin. Sur ce dernier point, l’étendue des obligations est plus limitée : le déclarant précise l’identité de son conjoint, partenaire, ou concubin et de son employeur et indique l’activité professionnelle exercée mais non le montant de la rémunération ou la période d’exercice de l’activité.

Une septième information est présente dans certaines déclarations d’intérêts et selon une portée qui diffère : les fonctions bénévoles susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts. L’exigence de préciser le nom et l’objet social de la structure dans laquelle ces fonctions sont exercée et la nature de ces activités vaut pour tous les responsables publics, à l’exception des fonctionnaires, agents publics contractuels et militaires exerçant les fonctions ou emplois visés par la loi du 20 avril 2016[64]. De plus, certains déclarants sont contraints de mentionner, non seulement leurs fonctions bénévoles susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts, mais également celles de leur conjoint, partenaire, ou concubin. Cette exigence supplémentaire, absente des lois « Cahuzac », s’applique aux juges administratifs financiers, mais pas aux magistrats judiciaires[65].

Au sein des responsables publics, certains sont astreints à des obligations déclaratives supplémentaires. La déclaration d’intérêts des députés et sénateurs doit indiquer, comme on l’a vu, les noms de leurs collaborateurs et les autres activités professionnelles déclarées par ces derniers. En outre, la déclaration des parlementaires, ainsi que celles qui seront remplies par les candidats à la prochaine élection présidentielle, doivent mentionner les activités professionnelles ou d’intérêt général, même non rémunérées, que l’élu ou le candidat envisage de conserver durant l’exercice de son mandat[66]. Enfin, les lois du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique ont ajouté une rubrique supplémentaire aux déclarations d’intérêts des parlementaires, applicables aux candidats à l’Élysée et aux députés européens[67]. Ces déclarants doivent mentionner les participations directes ou indirectes détenues à la date de leur entrée en fonction qui leur confèrent le contrôle d’une société dont l’activité consiste principalement dans la fourniture de prestations de conseil[68]. À côté de ces règles législatives, les textes internes aux chambres sont également sources d’obligations déontologiques pour les députés et les sénateurs. En effet, l’article 7 du code de déontologie de l’Assemblée nationale oblige les députés à déclarer au déontologue de la chambre « tout don, invitation à un événement sportif ou culturel ou avantage d’une valeur qu’ils estiment supérieure à 150 euros dont ils ont bénéficié en lien avec leur mandat » et « toute acceptation d’une invitation de voyage émanant d’une personne morale ou physique ». De son côté, l’article 20 bis de l’Instruction générale du Bureau du Sénat prévoient que les sénateurs déclarent « les invitations à des déplacements financées par des organismes extérieurs au Sénat [à l’exception de ceux effectués à l’invitation des autorités étatiques françaises ou dans le cadre d’un mandat local], ainsi que les cadeaux, dons et avantages en nature – à l’exception des invitations à des manifestations culturelles ou sportives en métropole et des cadeaux d’usage – qu’ils pourraient être amenés à recevoir, dès lors que la valeur de ces invitations, cadeaux, dons ou avantages excède un montant de 150 euros ».

 

III. Les destinataires des données personnelles

 

La transparence implique une mise à disposition d’informations à destination d’autrui, en d’autres termes un dévoilement. Le cercle des personnes destinataires des informations dévoilées peut être plus ou moins large. Schématiquement, on peut distinguer deux systèmes de transparence. Le premier met en place une transparence sans publicité, autrement dit une transparence qui préserve en grande partie la confidentialité des données transmises. Le destinataire de la transparence n’est pas le public mais une (ou plusieurs) autorité habilitée, chargée de contrôler les informations et, in fine, de veiller à la probité des décideurs publics. Ce système implique que l’autorité concernée maintienne la confidentialité pour que le public n’ait pas accès aux informations communiquées. Le second système embrasse pleinement la philosophie de Jeremy Bentham selon laquelle « l’œil du public rend l’homme d’État vertueux »[69]. Il instaure une transparence avec publicité des données dévoilées : la population est le destinataire des informations et chacun peut, s’il le souhaite, les consulter. En France, la transparence sans publicité a pendant longtemps été la règle et la transparence avec publicité l’exception. Les lois d’octobre 2013 ont cependant réalisé une avancée majeure dans ce domaine : le public devient – enfin – le destinataire d’informations dont la connaissance est supposée rétablir sa confiance dans ses représentants. Si le droit positif met donc en œuvre les deux types de transparence, le champ de la transparence sans publicité (A) demeure plus vaste que celui de la transparence avec publicité (B).

 

A. La transparence sans publicité

 

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la transparence peut exister sans publicité. En effet, le droit peut instaurer une obligation de dévoiler des informations sans pour autant permettre à toute personne d’y accéder. Dans ce cas, une autorité est habilitée pour recevoir ces informations, en contrôler le contenu et veiller au respect de leur confidentialité. Telle a été la particularité du droit français applicable aux responsables publics jusqu’en 2013. Depuis, si certaines déclarations sont rendues publiques, il existe encore des déclarations qui demeurent confidentielles et dont le contrôle impartit exclusivement aux gardiens de la déontologie publique.

Le droit français de la transparence de la vie publique est traditionnellement un droit protecteur de la confidentialité des données personnelles. En effet, les lois de mars 1988 ont mis en place un dispositif largement dominé par l’objectif de préserver la vie privée des déclarants. En premier lieu, une seule autorité était, en principe, habilitée à recevoir les déclarations et à en contrôler le contenu : le Bureau de la chambre à laquelle appartient le parlementaire déclarant[70] et la Commission instaurée par la loi pour les déclarations des membres du Gouvernement et des plus hautes autorités locales[71]. Toutefois, pour ces dernières, si le déclarant est aussi parlementaire, le Bureau de la chambre concernée était également destinataire de la déclaration[72]. En outre, les déclarations des candidats à l’élection présidentielle étaient déposées sous pli scellé auprès du seul Conseil constitutionnel qui ne pouvait ouvrir que celle du candidat finalement proclamé élu, en vue de sa publication[73]. En second lieu, les lois de 1988 s’opposent à la publicité des informations contenues dans les déclarations : l’autorité destinataire n’a le droit de les communiquer à autrui qu’avec l’autorisation expresse du déclarant ou de ses ayant droit ou bien sur demande des autorités judiciaires à la condition que cette communication soit nécessaire à la solution du litige ou utile pour la découverte de la vérité. Les lois de 1995 ont réformé partiellement ce système en consacrant le principe d’un gardien unique des déclarations de situation patrimoniale. La Commission pour la transparence financière de la vie politique est alors le destinataire exclusif de ces déclarations, y compris-celles des députés et sénateurs[74], à l’exception toutefois de celles des candidats à l’élection présidentielle. Les lois d’octobre 2013, en remplaçant la Commission par la HATVP[75], ont maintenu la règle selon laquelle toute déclaration de situation patrimoniale doit être transmise au nouveau gardien de la déontologie de la vie publique, en l’élargissant aux candidats à l’élection présidentielle. Elles font également de la Haute autorité le destinataire systématique, mais pas exclusif, des nouvelles déclarations d’intérêts. Si l’une des innovations majeures des lois « Cahuzac » consiste, comme on le verra, à mettre un terme au caractère secret de certaines informations contenues dans ces déclarations, un grand nombre de données personnelles demeure protégé par le droit au respect de la vie privée. À cet égard, le nouveau dispositif prévoit que la publication d’informations dont la diffusion n’est pas autorisée est passible des peines prévues à l’article 226-1 du code pénal, soit un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende[76].

Depuis la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, la Haute autorité présidée par Jean-Louis Nadal n’est plus l’unique destinataire des déclarations qui demeurent confidentielles. Face à l’augmentation massive du nombre de décideurs publics soumis aux exigences de la transparence, le législateur n’a pas souhaité alourdir outre mesure la charge de travail de la Haute autorité[77]. Seules les déclarations de situation patrimoniale remplies par les fonctionnaires et agents contractuels, militaires, juges administratifs et financiers, magistrats judiciaires et membres du CSM sont communiquées à la Haute autorité qui veille au maintien de leur confidentialité[78]. Les déclarations d’intérêts ne lui sont pas transmises mais adressées à différentes autorités selon le type de déclarant. Par exemple, le fonctionnaire qui va être nommé dans l’un des emplois assujettis à l’obligation de déclaration d’intérêts doit préalablement transmettre sa déclaration à l’autorité investie du pouvoir de nomination, laquelle sera chargée, après la nomination, de transmettre ladite déclaration à l’autorité hiérarchique dont relèvera le fonctionnaire dans l’exercice de ses nouvelles fonctions[79]. Le magistrat d’un tribunal administratif ou d’une cour administrative d’appel remet une déclaration de ses intérêts au chef de la juridiction à laquelle il a été affecté et au vice-président du Conseil d’État ; le chef de l’une de ces juridictions transmet sa déclaration au président de la mission d’inspection des juridictions administratives et au vice-président du Conseil d’État[80]. La Haute autorité n’est pourtant pas totalement absente du dispositif de contrôle des déclarations d’intérêts. Les statuts de la fonction publique prévoient que l’autorité destinataire de la déclaration peut, en cas de difficulté pour apprécier si l’agent public déclarant est dans un cas de conflit d’intérêts, transmettre sa déclaration à la HATVP qui, après examen de l’affaire, adressera, le cas échéant, une recommandation en vue de faire cesser le conflit d’intérêts[81]. En tout état de cause, l’ensemble des déclarations dont le dépôt est rendu obligatoire par la loi du 20 avril 2016, ainsi que par la loi organique du 8 août 2016 pour les magistrats judiciaires et membres du CSM, doivent demeurer confidentielles. Les textes prévoient à cet égard que les déclarations de situation patrimoniale et d’intérêts ne sont ni versées au dossier de l’intéressé, ni communicables aux tiers. Sur ce point, leur régime est radicalement différent de celui prévu par les lois d’octobre 2013 pour certaines déclarations.

 

B. La transparence avec publicité

 

Pendant longtemps, la population a été tenue à l’écart de la transparence de la vie publique. À la différence de l’Allemagne et du Royaume-Uni, la publicité des déclarations des gouvernants était exclue[82], sauf pour une fonction publique. La loi organique de mars 1988 prévoyait la publication au Journal officiel de la République française de la déclaration de situation patrimoniale du candidat élu Président de la République et celle du Président à la fin de son mandat[83]. Les déclarations de patrimoine des autres responsables publics demeuraient confidentielles et les révélations de la presse d’investigation étaient la seule source d’information disponible pour la population. Les lois « Cahuzac » ont ébranlé le système français de la transparence-opaque en organisant la diffusion des déclarations de patrimoine et, dans une plus large mesure, des déclarations d’intérêts. Pour ce faire, deux mécanismes de publicité ont été mis en œuvre : la mise en ligne, sous la forme de données ouvertes, et la consultation en préfecture.

Une donnée ouverte (ou open data) est une information qui est librement accessible et réutilisable par tous. Si ce mode de publicité, indissociable de l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication, est principalement utilisé pour faciliter la consultation d’informations administratives[84], il s’applique à certaines données personnelles des gouvernants depuis 2013. Concernant les déclarations de situation patrimoniale, les lois « Cahuzac » ont instauré une publication en ligne des informations déclarées par les membres du gouvernement, les membres de la HATVP et les candidats à l’élection présidentielle, sous quelques réserves destinées à protéger la vie privée des déclarants, de leur entourage familial ou d’autres personnes. Les déclarations des membres du gouvernement et de la Haute autorité sont mises en ligne par la HATVP dans un délai maximal de quatre mois environ à la suite de leur transmission[85]. Celles des candidats à la présidence de la République sont rendues publiques par la HATVP au moins quinze jours avant le premier tour de scrutin[86]. Dans les deux cas, la loi interdit que soient rendus publics les éléments suivants : l’adresse personnelle du déclarant, les noms du conjoint, du partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou du concubin et des autres membres de la famille, les indications, autres que le nom du département, relatives à la localisation des biens, ainsi que les noms des personnes qui possédaient auparavant les biens mentionnés dans la déclaration et, le cas échéant, les noms des autres propriétaires indivis, les noms des usufruitiers, les noms des nus-propriétaires.

Le champ des déclarations d’intérêts mis en ligne sur le site www.hatvp.fr, qui accueille également le répertoire numérique sur les relations entre les représentants d’intérêts et les pouvoirs publics, est amplement plus vaste que celui des déclarations de patrimoine. En plus des membres du gouvernement et des candidats à l’élection présidentielle – la publication est alors réalisée dans les mêmes conditions que celles applicables aux déclarations de patrimoine – toutes les fonctions visées par l’article 11 de la loi du 11 octobre 2013 sont touchées. Les responsables politiques, à l’exception des députés et sénateurs, et les agents du secteur public, à l’exception de ceux relevant des régimes de déclarations obligatoires instaurés par la loi du 20 avril 2016, voient leur déclaration d’intérêts accessible en ligne. Ceci étant, certaines informations nominatives ne sont pas publiées par la HATVP pour préserver la vie privée des personnes concernées. Ainsi, il est interdit de divulguer l’adresse personnelle du déclarant, les noms du conjoint, du partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou du concubin et des autres membres de la famille et, s’agissant des instruments financiers, les adresses des établissements financiers et les numéros des comptes. On notera, par ailleurs, que la diffusion en ligne des déclarations d’intérêts n’empêche pas leur transmission préalable à d’autres autorités que la HATVP. Par exemple, le bureau de la chambre est destinataire des déclarations d’intérêts des députés et sénateurs[87] et le Premier ministre est destinataire des déclarations d’intérêts des membres du Gouvernement[88].

La mise en ligne des déclarations des responsables publics constitue une avancée majeure pour la transparence démocratique qui, pourtant, ne s’applique pas intégralement aux premiers représentants de la Nation que sont les députés et les sénateurs. Dans le but de limiter la publicité de leurs déclarations de patrimoine par rapport à celles des ministres, les parlementaires ont opté pour une modalité de consultation qui paraît archaïque. Elles ne sont pas publiées sous la forme de données ouvertes mais tenues à la disposition des personnes inscrites sur les listes électorales qui peuvent les consulter en préfecture mais non les reproduire ou les réutiliser[89]. En revanche, les mêmes omissions d’informations nominatives sont faites que pour les déclarations de situation patrimoniale des membres du gouvernement. Bien que ce mode de publicité tronquée ait été critiqué, notamment, par l’organe anti-corruption du Conseil de l’Europe[90], le législateur français n’a pas souhaité le modifier. Malgré cette résistance des parlementaires, la diffusion en ligne des données des responsables publics paraît s’imposer dans l’avenir comme le mode de publicité privilégié pour satisfaire les objectifs de transparence, en particulier le rétablissement de la confiance de la population dans ses dirigeants. Le droit au respect de la vie privée des gouvernants se trouve désormais confronté à la montée en puissance d’un droit de savoir et d’un pouvoir d’influence des gouvernés qu’ils veulent exercer pleinement[91]. Plus de deux siècles après son inscription à l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le droit de la société « de demander compte à tout agent public de son administration » semble enfin prendre vie.

 

 

 

[1] Archives parlementaires, vol. 64, séance du 14 mai 1793, p. 676.

[2] Bulletin des lois de la République française, vol. 6, n° 1132.

[3] Sur l’adoption du décret du 4 vendémiaire et sa mise en œuvre, v. P. Bourin, « Démocratie tronquée, Convention transparente. Les Deux Tiers au crible des déclarations individuelles d’état-civil et de patrimoine », Annales historiques de la Révolution française, 2015, n° 381, p. 155-187.

[4] Les dirigeants de la « Garantie foncière » avaient mis en place une escroquerie sur le modèle de la « pyramide de Ponzy » pour attirer plusieurs dizaines de milliers d’investisseurs. Sur cette affaire, v. J. Garrigues, Les scandales de la République. De Panama à l’affaire Cahuzac, Nouveau Monde éditions, 2013, coll. « Poche-Documents », p. 273 et s.

[5] La loi renforce également le régime des incompatibilités parlementaires. Sur ce point, v. F. Ancel, Les incompatibilités parlementaires sous la Vème République, PUF, coll. « Travaux et recherches de l’Université de droit, d’économie et de sciences sociales de Paris », série « Science politique », n° 4, 1975, p. 77 et s.

[6] Loi organique n° 72-64 du 24 janvier 1972 modifiant certaines dispositions du titre II de l’ordonnance n° 58-998 du 24 octobre 1958 portant loi organique relative aux conditions d’éligibilité et aux incompatibilités parlementaires.

[7] L’affaire « Luchaire », du nom de la société française accusée d’exportation illégale d’armes à destination de l’Iran entre 1983 et 1986 et soupçonnée de financement illégal du parti socialiste, éclate en 1987. Elle implique plusieurs personnalités politiques, dont le ministre de la Défense de l’époque, Charles Hernu. Sur cette affaire, v. J. Garrigues, op. cit., p. 387 et s.

[8] L’affaire « Carrefour du développement », du nom d’une association créée en 1983 à l’initiative du ministre délégué à la Coopération et au développement, Christian Nucci, éclate en juin 1986 lorsque son successeur, Michel Aurillac, diffuse un rapport de la Cour des comptes dévoilant que plusieurs millions de francs de fonds publics ont été détournés par les responsables de l’association. Sur cette affaire, v. J. Garrigues, op. cit., p. 395 et s.

[9] Loi organique n° 88-226 du 11 mars 1988 et loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relatives à la transparence financière de la vie politique.

[10] Loi organique n° 95-63 du 19 janvier 1995 relative à la déclaration de patrimoine des membres du Parlement et aux incompatibilités applicables aux membres du Parlement et à ceux du Conseil constitutionnel ; loi n° 95-126 du 8 février 1995 relative à la déclaration de patrimoine des membres du Gouvernement et des titulaires de certaines fonctions.

[11] Parmi les scandales ayant éclaté en 1994 figurent l’affaire « Dauphiné News », du nom d’un journal grenoblois créé à l’initiative d’Alain Carignon, qui entraîne en juillet sa démission du gouvernement avant sa mise en examen pour recel d’abus de sociaux, et l’affaire des HLM de la Ville de Paris qui provoque la démission du ministre Michel Roussin en novembre à la suite de sa mise en examen pour recel d’abus de biens sociaux. Un autre ministre, Gérard Longuet, démissionne en octobre avant d’être mis en examen dans deux affaires, l’une relative au financement occulte du Parti républicain et l’autre concernant le financement de sa villa tropézienne. Sur ces affaires, v. J. Garrigues, op. cit., p. 476-478, p. 484-486, p. 456-459 ; J. Georgel, A.-M. Thorel, Dictionnaire des « affaires ». Argent et Politique, Éditions Apogée, 1997, p. 50-54, p. 134-146, p. 107-109 et 147-154.

[12] La Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, présidée par Jean-Marc Sauvé, a présenté ses conclusions le 26 janvier 2011. La Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, présidée par Lionel Jospin, a remis son rapport le 9 novembre 2012.

[13] En décembre 2012, Jérôme Cahuzac, ministre délégué chargé du Budget, est accusé par le site d’information en ligne Mediapart d’avoir possédé des fonds non déclarés sur un compte en Suisse. Il démissionne le 19 mars 2013, après l’ouverture d’une information judiciaire contre X pour blanchiment de fraude fiscale, et finit par avouer les faits le 2 avril 2013. Sur cette affaire, J. Garrigues, op. cit., p. 554 et s.

[14] La « réserve parlementaire » est un ensemble de subventions d’État votées et modifiées en lois de finances initiales ou rectificatives permettant aux parlementaires de soutenir financièrement des investissements de proximité décidés par des collectivités locales et des activités menées par des associations.

[15] Loi organique n° 2013-906 et loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique.

[16] Loi organique n° 2017-1338 et loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.

[17] La suppression de la « réserve parlementaire » met logiquement fin à sa publication.

[18] Par ex., à propos de l’obligation désormais faite aux candidats à l’élection présidentielle de déposer une déclaration d’intérêts (art. 1er, de la loi organique n° 2017-1338 préc.).

[19] Ainsi que le rappelle le Conseil constitutionnel (CC, n° 2013-675 DC, 9 octobre 2013, cons. 6 ; CC, n° 2013-676 DC, 9 octobre 2013, cons. 13 ; CC, n° 2016-732 DC, 28 juillet 2016, cons. 48).

[20] Le droit au respect de la vie privée est garanti par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel (CC, n° 99-416 DC, 23 juillet 1999, cons. 45), et l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

[21] Art. LO 135-1 du code électoral.

[22] Les obligations déclaratives imposées aux députés par le code électoral s’appliquent aux sénateurs en vertu de l’article LO 296 du même code.

[23] Art. 11, § I, 1° de la loi n° 2013-907 préc.

[24] Art. 4 de la loi n° 2013-907 préc.

[25] Art. 3, § I, de la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel.

[26] Art. 11, § I, 4° et 5° de la loi n° 2013-907 préc.

[27] Art. 11, § I, 2° de la loi n° 2013-907 préc. Les autres fonctions visées sont celles de président de l’Assemblée de Corse, de président du conseil exécutif de Corse, de président de l’assemblée de Guyane, de président de l’assemblée de Martinique, de président du conseil exécutif de Martinique, de président du conseil de la métropole de Lyon, de président élu d’un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre dont la population excède 20 000 habitants ou dont le montant des recettes totales de fonctionnement figurant au dernier compte administratif est supérieur à 5 millions d’euros ainsi que les présidents des autres établissements publics de coopération intercommunale dont le montant des recettes totales de fonctionnement figurant au dernier compte administratif est supérieur à 5 millions d’euros.

[28] Art. 11, § I, 2° de la loi n° 2013-907 préc., dans sa version issue de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

[29] Art. 11, § I, 3° de la loi n° 2013-907 préc. Les vice-présidents concernés sont ceux des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre de plus de 100 000 habitants et du conseil de la métropole de Lyon lorsqu’ils sont titulaires d’une délégation de fonction ou de signature, respectivement, du président du conseil régional, du président du conseil exécutif, du président du conseil départemental, du maire, du président de l’établissement public de coopération intercommunale ou du président du conseil de la métropole de Lyon.

[30] La listes des agences, qui comprend notamment la HATVP est fixée à l’art. 11, § I, 6° de la loi n° 2013-907 préc. On peut y ajouter certains médiateurs visés par l’art. 11, § I, 6° bis de la loi n° 2013-907 préc.

[31] Art. 11, § I, 5° bis de la loi n° 2013-907 préc. À la différence du Déontologue de l’Assemblée nationale qui n’est pas un député, les membres du Comité de déontologie parlementaire du Sénat sont déjà soumis aux obligations déclaratives en leur qualité de sénateur.

[32] Sont concernés les présidents et directeurs généraux des sociétés et autres personnes morales dans lesquelles plus de la moitié du capital social est détenue directement par l’État, des établissements publics nationaux à caractère industriel et commercial, des sociétés et autres personnes morales dans lesquelles plus de la moitié du capital social est détenue, directement ou indirectement, séparément ou ensemble, par sociétés d’économie mixte nationales ou des établissements publics nationaux à caractère industriel et commercial, et dont le chiffre d’affaires annuel, au titre du dernier exercice clos avant la date de nomination des intéressés, est supérieur à 10 millions d’euros, des offices publics de l’habitat gérant un parc comprenant plus de 2 000 logements au 31 décembre de l’année précédant celle de la nomination des intéressés, des autres sociétés et personnes morales dont le chiffre d’affaires annuel, au titre du dernier exercice clos avant la date de nomination des intéressés, dépasse 750 000 €, dans lesquelles les collectivités régies par les titres XII et XIII de la Constitution, leurs groupements, leurs établissements publics industriels et commerciaux, leurs sociétés d’économie mixte possèdent, directement ou indirectement, plus de la moitié du capital social ou sont mentionnés au 1° de l’article L. 1525-1 du code général des collectivités territoriales (art. 11, § III de la loi n° 2013-907 préc.).

[33] Art. 11, § III bis de la loi n° 2013-907 préc.

[34] Art. 11, § I, 7° de la loi n° 2013-907 préc.

[35] Loi n° 2016-483 préc.

[36] Le Mediator est un médicament, mis au point et commercialisé par les Laboratoires Servier en 1976, qui se compose d’une molécule, le benfluroex, laquelle peut être à l’origine de graves troubles cardiaques. En dépit de plusieurs mises en garde, son autorisation de mise sur le marché ne sera suspendue que le 25 novembre 2009 par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, puis retirée le 20 juillet 2010. Un rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales dénoncera plus tard le comportement des laboratoires Servier « qui, pendant 35 ans, sont intervenus sans relâche auprès des acteurs de la chaîne du médicament pour pouvoir poursuivre la commercialisation du Mediator », ainsi que « l’incompréhensible tolérance de l’Agence à l’égard du Mediator » et « les graves défaillances du système de pharmacovigilance » (IGAS, 15 janvier 2011, « Enquête sur le Mediator », n° RM2011-001P). S’inspirant du Physician Sunshine Act voté en 2010 aux États-Unis, la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé oblige les professionnels de santé et décideurs publics à déclarer leurs liens d’intérêt et elle contraint à divulguer les avantages consentis par les entreprises du secteur à tous les professionnels de santé, ainsi qu’à leurs associations, fondations, sociétés, etc.

[37] Art. 25 ter et 25 quinquies de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ; art. L. 4122-6 et L. 4122-8 du code de la défense ; art. 6 de la loi n° 2016-483 préc.

[38] Décret n° 2016-1967 du 28 décembre 2016 relatif à l’obligation de transmission d’une déclaration d’intérêts prévue à l’article 25 ter de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires et décret n° 2016-1968 du 28 décembre 2016 relatif à l’obligation de transmission d’une déclaration de situation patrimoniale prévue à l’article 25 quinquies de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

[39] Décret n° 2018-63 du 2 février 2018 relatif aux obligations de transmission de déclarations d’intérêts et de situation patrimoniale prévues aux articles L. 4122-6 et L. 4122-8 du code de la défense. Initialement, les décrets n° 2017-38 du 16 janvier 2017 et n° 2017-39 du 16 janvier 2017 se bornaient à renvoyer aux listes établies par les décrets du 28 décembre 2016 préc.

[40] Art. L. 131-7 du code de justice administrative.

[41] Art. L. 231-4-1 du code de justice administrative.

[42] Art. L. 120-9 du code des juridictions financières.

[43] Art. L. 220-6 du code des juridictions financières.

[44] Art. L. 131-10 du code de justice administrative ; art. L. 120-12 du code des juridictions financières.

[45] CC, n° 2016-732 DC, 28 juillet 2016, cons. 45 et s.

[46] Le Conseil a également censuré la disposition visant à contraindre ses membres à déclarer leur situation patrimoniale et leurs intérêts au motif que l’amendement parlementaire à son origine était un « cavalier organique », c’est-à-dire une disposition ne présentent pas de lien, même indirect, avec celles qui figuraient dans le projet de loi organique (ibid., cons. 101). Sur ce point, v. J. Benetti, « Continuité jurisprudentielle ou (nouveau) revirement ? À propos de la censure de cavaliers organiques par la décision du Conseil constitutionnel du 28 juillet 2016 », Constitutions, 2016, p. 396 et s.

[47] Art. 7-2 et 7-3 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature et art. 10-1-1 et 10-1-2 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, créés par la loi organique n° 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature.

[48] Art. 18-2 de la loi n° 2013-907 préc., dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

[49] Art. 18-3 de la loi n° 2013-907 préc.

[50] Le répertoire est consultable à l’adresse suivante : http://www.hatvp.fr/le-repertoire. Au 8 février 2018, 958 représentants d’intérêts se sont inscrits.

[51] Sur ces pratiques, v. P. Jan, « Le droit parlementaire à l’épreuve du lobbying », Petites Aff., 11 avril 2013, n° 73, p. 4 et s.

[52] J.-L. Nadal, Renouer la confiance publique, rapport au Président de la République sur l’exemplarité des responsables publics, 2015 p. 68 et s.

[53] Art. LO 135-1, § III 10°, du code électoral.

[54] Art. LO 135-1, § III 6°, du code électoral ; art. 4, § III, 6°, et art. 11, §I, de la loi n° 2013-907 préc. ; annexe 3, 6°, du décret n° 2013-1212 du 23 décembre 2013 relatif aux déclarations de situation patrimoniale et déclarations d’intérêts adressées à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ; art. 7, 6° du décret n° 2016-1967 préc. ; art. R. 131-4, 6° et R. 231-4, 6° du code de justice administrative ; art. R. 120-1 et R. 220-1 du code des juridictions financières ; art. 3 du décret n° 93-21 du 7 janvier 1993 pris pour l’application de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature ; art. R. 4122-37, 6° du code de la défense.

[55] CC, n° 2013-675 DC préc., cons. 29 et 41 ; n° 2013-676 DC préc., cons. 15.

[56] Art. 4, § II, de la loi n° 2013-907 préc.

[57] Les candidats à l’élection présidentielle n’ayant pas remporté l’élection doivent seulement déposer la déclaration initiale.

[58] Art. 1er de la loi organique n° 95-63 préc. ; art. 1er de la loi n° 95-126 préc.

[59] Avant 2013, la Commission pour la transparence financière de la vie politique avait élaboré un modèle de déclaration de patrimoine qui détaillait son contenu mais il n’avait pas valeur contraignante. Le modèle en question, ainsi que les rapports de la Commission, sont consultables sur www.legifrance.gouv.fr.

[60] Art. 4, § II, de la loi n° 2013-907 préc. ; art. LO 135-1, § II, du code électoral.

[61] Annexes 1 et 2 du décret n° 2013-1212 du 23 décembre 2013 préc. Le décret étend aux « autres biens » visés par les lois de 2013 le seuil de dix mille euros en dessous duquel la déclaration n’est pas obligatoire. En outre, il donne un exemple de biens concernés : les comptes courants de société ou les stock-options.

[62] Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, remis au Président de la République le 26 janvier 2011, p. 55.

[63] Art. 4, § III, de la loi n° 2013-907 préc. ; art. LO 135-1, § III, du code électoral ; annexes 3 et 4 du décret n° 2013-1212 préc.

[64] Le décret n° 2016-1967 préc. et le décret n° 2018-63 préc., portant application de la loi d’avril 2016, ne comportent pas cette obligation déclarative.

[65] Art. R. 120-1 et R. 220-1 du code des juridictions financières (dans leur rédaction issue du décret n° 2016-1921 du 28 décembre 2016 relatif à l’obligation de transmission de la déclaration d’intérêts mentionnée aux articles L. 120-9 et L. 220-6 du code des juridictions financières ; art. R. 131-4 et R. 231-4 du code de justice administrative (dans leur rédaction issue du décret n° 2017-12 du 5 janvier 2017 relatif à l’obligation de transmission de la déclaration d’intérêts mentionnée aux articles L. 131-7 et L. 231-4-1 du code de justice administrative).

[66] Art. LO 135-1, § III, 11° du code électoral.

[67] Les représentants français au Parlement européen sont également soumis aux règles déontologiques prévues par le droit parlementaire européen.

[68] Art. LO 135-1, § III, 5° du code électoral (dans sa rédaction issue de l’art. 6 de la loi n° 2017-1338 du 15 septembre 2017).

[69] J. Bentham, The Works of Jeremy Bentham, édité par J. Bowring, William Tait, vol. XIX, 1842, p. 145 (“the eye of the public makes the statesman virtuous”).

[70] Art. 5 de la loi organique n° 88-226 préc. Le bureau est la plus haute autorité collégiale de la chambre ; il se compose de son président et de ses vice-présidents, ainsi que de ses questeurs et secrétaires (soit 22 membres pour l’Assemblée nationale et 26 pour le Sénat).

[71] Art. 1er et 2 de la loi n° 88-227 préc. La commission se composait du vice-président du Conseil d’État et des premiers présidents de la Cour des comptes et de la Cour de cassation.

[72] Art. 2 de la loi n° 88-227 préc.

[73] Art. 1er de la loi organique n° 88-226 préc. V. infra.

[74] Art. 1er de la loi organique n° 95-63 préc.

[75] La HATVP est une autorité administrative indépendante, dont le président est nommé par décret du président de la République et qui comprend, en outre, 2 conseillers d’État élus par l’assemblée générale du Conseil d’État, 2 conseillers à la Cour de cassation élus par l’ensemble des magistrats du siège hors hiérarchie de la cour, 2 conseillers-maîtres à la Cour des comptes élus par la chambre du conseil ; 2 personnalités qualifiées nommée, l’une par le président de l’Assemblée nationale, l’autre par le Président du Sénat, après avis conforme de la commission des lois de la chambre concernée.

[76] Art. 26 de la loi n° 2013-907 préc.

[77] À ce jour, plus de 15 000 responsables publics déclarent leur patrimoine et leurs intérêts auprès de la HATVP.

[78] Art. 25 quinquies de la loi n° 83-634 préc. ; art. 6, 14, § III et IV, 19, § III et IV, de la loi n° 2016-483 préc. ; art. L. 131-10 et L. 231-4-4 du code de justice administrative ; art. L. 120-12 et L. 220-9 du code des juridictions financières ; art. L. 4122-8 du code de la défense ; art. 7-3 de l’ordonnance n° 58-1270 préc.

[79] Art. 25 ter, § I, de la loi n° 83-634 préc.

[80] Art. L. 231-4-1 du code de justice administrative.

[81] Art. 25 ter, § II et III, de la loi n° 83-634 préc.

[82] À propos des déclarations obligatoires des députés, v. C. de Nantois, Le député : une étude comparative, France, Royaume-Uni, Allemagne, LGDJ – Lextenso éditions, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », 2010, t. 136, p. 150 et s.

[83] Art. 1er de la loi organique n° 88-226 préc.

[84] La plateforme ouverte des données publiques françaises est accessible à l’adresse https://www.data.gouv.fr/fr.

[85] Art. 5, § I, et 19, § IV, de la loi n° 2013-907 préc. Plus précisément, la HATVP transmet la déclaration à l’administration fiscale qui fournit en retour, dans les 30 jours suivant cette transmission, tous les éléments lui permettant d’apprécier l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité de la déclaration de situation patrimoniale. Puis, la HATVP rend publiques la déclaration dans un délai de 3 mois suivant la réception des éléments.

[86] Art. 3, § I, de la loi n° 92-1292 préc.

[87] Art. LO 135-1, § I, du code électoral.

[88] Art. 4, § I, al. 2, de la loi n° 2013-907 préc.

[89] Art. 135-2, § I, du code électoral.

[90] Le rapport d’évaluation de la France par le Groupe d’États contre la corruption du Conseil de l’Europe (GRECO) sur le thème « Prévention de la corruption des parlementaires, juges et procureurs », adopté en mars 2016, est accessible à l’adresse : https://rm.coe.int/16806c5dfc.

[91] B. Nabli, « Fondements de la « moralisation-juridicisation » de la vie politique », Pouvoirs, n° 154, 2015, p. 151-161, p. 160.

Notes:

  1. Ce texte fait partie des actes du colloque sur Le droit des données personnelles, organisé par Emmanuel Netter à Amiens les 7 et 8 novembre 2016, qui seront publiés prochainement aux éditions du CEPRISCA (www.ceprisca.fr). L’auteur remercie E. Netter et le CEPRISCA d’avoir accepté une publication anticipée de ce texte.

Tous les chemins mènent… à Luxembourg. Analyse institutionnelle de l’accord PNR UE-Canada

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L’accord PNR UE-Canada est destiné à trouver un moyen terme entre deux impératifs inconciliables : d’un côté, la sécurité incarnée par les dispositifs de surveillance de masse, et de l’autre, la liberté et plus particulièrement la protection des données à caractère personnel. La Commission européenne et le Conseil de l’UE d’une part, et le Parlement européen d’autre part, ont eu l’occasion de confronter leurs points de vue quant aux garanties devant figurer dans l’accord. La dynamique institutionnelle se traduit par une évolution du rôle de la Cour qui n’apparaît pas seulement comme une instance chargée de veiller au respect des compétences. Celle-ci s’érige aussi en autorité gardienne de valeurs supérieures formulées par l’entremise des droits fondamentaux figurant la Charte, sans pour autant disqualifier tout dispositif de surveillance de masse.

Par Pierre Berthelet, Docteur en droit – Chercheur associé CESICE (UGA)

Le Passenger Name Record (PNR) est, depuis plusieurs années, un enjeu à la fois de préservation de la sécurité et de protection des libertés. Instauré dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, il s’agit d’un outil permettant de collecter et d’échanger des données sur les passagers des vols en vue de détecter des terroristes potentiels et de retracer leurs itinéraires. De manière plus précise, il peut être défini comme un ensemble de pratiques consistant à agréger des données collectées par les compagnies aériennes, en vue de les croiser avec celles issues des systèmes d’information existant en matière de police et de renseignement, le but étant d’identifier une personne présentant un risque particulier 1.

L’accord international Union-Canada sur le transfert des données PNR, destiné à fournir une base légale à la communication des données sur les passagers aériens (ci-après l’accord PNR UE-Canada) s’inscrit précisément dans cette logique d’anticipation d’un terrorisme devenu de nature transnationale. Plus exactement, il est destiné à trouver un moyen terme entre deux impératifs inconciliables : d’un côté, la sécurité incarnée par la lutte contre la criminalité et la criminalité de grande ampleur, et notamment les dispositifs de surveillance de masse déployés dans ce cadre, et de l’autre, la liberté au titre de la préservation de la vie privée et plus particulièrement la protection des données à caractère personnel 2. L’insertion des garanties destinées à contrebalancer les dispositions ayant une finalité exclusivement sécuritaire est inhérente à la dynamique de la négociation institutionnelle destinée à encadrer les échanges d’informations dans un contexte de prolifération des systèmes d’information à l’échelle de l’Union 3. La Commission européenne et le Conseil de l’UE d’une part, et le Parlement européen d’autre part, ont eu l’occasion de confronter leurs points de vue quant à celles devant figurer dans l’accord.

L’accord PNR UE-Canada est, en outre, l’occasion de montrer l’importance de la Cour de justice dans la construction européenne, en premier lieu concernant des problématiques nouvelles qui se posent avec acuité, à savoir la place de la protection des données dans le cadre de la lutte antiterroriste. Il est donc possible de distinguer deux étapes. Au cours de la première, au regard de laquelle l’accord PNR UE-Canada s’inscrit en toile de fond d’une dissension institutionnelle qui s’exprime autour de l’accord PNR UE-États-Unis, la question de la protection des données est mise en évidence, sans que l’équilibre liberté-sécurité ne soit tranché par le juge (I). Lors de la deuxième étape, l’équilibre liberté-sécurité est défini par lui. Il reflète l’évolution sensible de son rôle. Si ce dernier s’était posé en instance apte à assurer l’équilibre institutionnel en tranchant les contentieux qui lui sont soumis, il s’est progressivement érigé comme autorité capable de préserver les droits fondamentaux, en particulier celui à la vie privée, en traçant les contours de celui-ci. Comme l’écrit Jean-Paul Jacqué, « au-delà des cas d’espèce, la Cour construit progressivement une vision de ce que peut être l’essence d’un droit, laquelle est intangible selon la Charte, ainsi qu’une sorte de hiérarchisation des droits fondamentaux en fonction des intérêts qu’ils protègent » 4. Quant à l’accord PNR UE-Canada, il participe à échafauder cette vision qui reste malgré tout subtile au sens où elle admet, sous réserve de certaines conditions, le principe de la surveillance de masse.

Il constitue donc l’acte sur la base duquel la Cour va mener son raisonnement visant à assurer cette protection, en sanctionnant les ingérences au droit au droit à la vie privée 5. Autrement dit, cet accord passe de l’ombre à la lumière au sens où c’est à partir de lui que sont définis un ensemble de standards applicables à tous les actes ayant trait aux dispositifs PNR (II).

I. L’accord PNR UE-Canada à l’ombre de l’accord UE-États-Unis

L’issue de l’accord PNR UE-Canada est intimement liée à celle de l’accord PNR UE-États-Unis (A). L’imbrication des enjeux relatifs à ces deux accords permet de comprendre l’existence d’un affrontement institutionnel entre la Commission européenne et le Conseil de l’UE d’un côté, et le Parlement européen de l’autre. Les premiers tendent à analyser la question PNR sous un prisme sécuritaire, et le second comme une problématique de préservation de la vie privée et de protection des données. Pour autant, la situation est complexe car s’il existe des désaccords entre le Parlement européen et les autres institutions, celui-ci est en proie à d’importantes dissensions internes (B). Or, ces dissensions vont l’amener à modérer ses revendications en matière de défense des droits fondamentaux, pavant ainsi la voie du chemin que la Cour empruntera pour élaborer sa jurisprudence concernant l’accord PNR UE-Canada.

A. De l’accord PNR UE-Canada à l’accord UE-États-Unis

Comprendre la signature de l’accord PNR UE-Canada implique de remonter à l’origine de la lutte antiterroriste entreprise à la suite des attentats du 11 septembre 2011. Les États-Unis ont négocié un accord avec le Canada d’une part, et l’Union d’autre part. Ces discussions triangulaires ont conduit l’Union à signer deux accords, l’un avec les États-Unis en 2004 et l’autre avec le Canada dix ans plus tard. Les oppositions institutionnelles vont se concentrer non pas autour sur l’accord PNR UE-Canada, mais autour de l’accord PNR UE-États-Unis.

Suite aux attentats du 11 septembre 2001 contre les tours du Word Trade Center à New York, le Président Bush a signé, le 26 octobre 2001, une législation anti-terroriste (« Patriot Act »). Dans la foulée, le Canada a adopté une législation antiterroriste entrée en vigueur le 24 décembre 2001. À côté de cela, le Président des États-Unis a signé le 25 novembre 2002 le US Aviation and Transportation Security Act rendant obligatoire le transfert des API (Advance Passenger Information) et PNR de tous les passagers arrivant sur le territoire des États-Unis par voie aérienne. Dans cette perspective, le président Georges Bush et le premier ministre canadien de l’époque, Jean Chrétien, se sont rencontrés quelques semaines auparavant, en septembre 2002, pour faire le point sur la mise en œuvre d’un plan d’action qui englobe une mesure ayant trait au transfert de données sur les passagers aériens. Dans cette optique, deux unités d’analyse conjointes ont été créées, l’une à l’aéroport de Vancouver et l’autre à celui de Miami. Peu après, le système PAXIS (Passenger Information system) est devenu opérationnel. Il s’agit d’un système créé à la suite de la loi antiterroriste du 18 décembre 2001 et permettant d’évaluer automatiquement le degré de risque de chaque passager au regard des données communiquées par les compagnies aériennes 6. Entré en vigueur le 8 octobre 2002, il vise à rassembler les données API. Ce dispositif, qui concerne tous les aéroports canadiens, préfigure la mise en place d’un programme de transfert automatique de données API/PNR entre le Canada et les États-Unis. Un tel système, déployé en 2003, est conditionné à l’adoption d’une législation autorisant l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) à recueillir des données API et PNR de passagers désireux d’atterrir sur le sol du Canada. Le programme sur l’Information préalable sur les voyageurs/Dossier passager (IPV/DP), présenté dans la cadre du plan d’action douanes pour 2000-2004, et donc initié avant les attaques du 11 septembre 2001, se voit offrir par une base légale, à savoir un règlement de 2003 7. Des pénalités financières étant infligées à partir de 2005 aux compagnies aériennes ne transférant les données API/PNR, l’Union européenne et le Canada se sont engagés à négocier un accord destiné à définir le cadre juridique dans lequel sont transférées ces données.

Les compagnies aériennes, dont les passagers sont en partance pour le Canada, sont confrontées à un paradoxe : elles ont l’obligation de transférer à l’ASFC des données PNR issues de leurs systèmes de contrôle des réservations sous peine de sanction. En parallèle, elles doivent s’abstenir de communiquer de telles données au risque d’enfreindre les règles relatives à la vie privée telles qu’établies par l’Union. Il est remédié à cette injection paradoxale par la conclusion d’un accord entre l’Union et le Canada signé le 3 octobre 2005 (entré en vigueur le 22 mars 2006), visant à permettre à l’ASFC d’accéder, par voie électronique, aux données PNR provenant des systèmes de réservation se trouvant dans l’Union, ceci dans le respect des standards européens en matière de protection de la vie privée 8. Cet accord PNR UE-Canada provisoire, dans l’attente de la signature de l’accord définitif, trouve sa justification dans l’établissement de l’équilibre liberté-sécurité. Cependant, les modalités d’un tel équilibre sont en réalité celles issues de la négociation visant à concilier des points de vue différents sur les rapports entre la liberté et sécurité, entre d’un côté les autorités canadiennes, et de l’autre la Commission européenne et le Conseil de l’UE. Il existe à cet égard une ligne de fracture profonde au sujet de l’appréciation d’un tel équilibre entre les institutions de l’Union : pour la Commission européenne (autorité chargée de négocier l’accord) et le Conseil de l’UE (autorité chargée de signer et de le conclure), le positionnement trouvé est satisfaisant. Ce n’est pas le cas en revanche du Parlement européen.

Même s’il existe une divergence de vues considérable, l’accord PNR UE-Canada ne fait pas l’objet d’un contentieux institutionnel. Les oppositions institutionnelles vont se concentrer davantage autour l’accord PNR UE-États-Unis signé entre l’Union et les États-Unis le 17 mai 2004 (et qui préfigure l’accord PNR UE-Canada) 9. Les compagnies aériennes se sont retrouvées en effet dans la même situation avec la législation états-unienne qui, elle aussi, requiert le transfert des données passager sous peine d’amende. Plus exactement, cette cristallisation naît de la décision d’adéquation du 14 mai 2004 – c’est-à-dire la décision prise par la Commission européenne – considérant que le niveau de protection des données offert par le pays tiers, en l’occurrence les États-Unis, est suffisant pour autoriser le transfert 10. Le 31 mars 2004, les députés du Parlement ont adopté une résolution émettant des doutes quant à cette décision d’adéquation prise en vertu de la directive 95/96/CE 11 qui détermine les standards européens en matière de protection des données.

Le Conseil de l’UE, qui avait donné mandat à la Commission de négocier cet accord, a initié une procédure de consultation du Parlement européen le 25 mars 2004. Après avoir procédé successivement le 30 mars et 4 avril 2004 à cet examen, la commission des libertés et des droits des citoyens, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) a adopté le projet de résolution législative, rejetant ainsi la conclusion de l’accord. Elle s’interroge sur le caractère attentatoire à la vie privée des mesures prévue par cet accord 12. Confronté à la Commission européenne et au Conseil de l’UE, le Parlement européen s’efforce de faire prévaloir sa propre vision quant à la violation de la décision d’adéquation par rapport au droit européen relatif à la protection des données 13. Afin d’y parvenir, il saisit la Cour de justice.

B. Des désaccords entre le Parlement européen et les autres institutions, aux dissensions internes

Le Parlement européen prend l’initiative de se tourner vers la Cour et ce, au moment où les juges européens disposent d’un texte de première importance, assurant le processus de constitutionnalisation du droit européen autour de la défense des libertés, en l’occurrence la Charte des droits fondamentaux de 2000. Le Parlement européen, qui espère que la juridiction de Luxembourg se rangera à ses arguments, saisit donc celle-ci. Quant au Conseil de l’UE, il justifie dès lors l’adoption de la décision par l’impératif de lever cette incertitude juridique. C’est ce qu’il fait le 17 mai 2004. Soutenu par le Contrôleur européen de la protection des données, le Parlement européen attaque la décision du Conseil de l’UE concernant la conclusion d’un accord PNR UE-États-Unis en lui demandant d’annuler la décision du Conseil de l’UE ainsi que la décision d’adéquation sur la base de laquelle elle repose.

La Cour de justice se retrouve dans une situation habituelle, à savoir trancher un contentieux institutionnel. C’est pour elle l’occasion de se prononcer sur la validité de cet accord à la lumière du droit relatif à la protection des données à caractère personnel (puisque le différend porte sur la comptabilité de l’accord – et de la décision d’adéquation – au regard de cette Charte, notamment ses dispositions sur la vie privée). Cependant, dans un arrêt court rendu le 30 mai 2006 14, les juges s’abstiennent de le faire en éludant la question. Ils consacrent leur analyse aux compétences et le raisonnement porte sur le choix pertinent de la base juridique. De prime abord, le Parlement européen obtient satisfaction, puisque les juges répondent favorablement à sa demande en annulant les deux textes ce 30 mai 2006. En revanche, la Cour de justice ne se prononce pas sur la légalité de l’accord au regard des droits fondamentaux. La stratégie du recours du Parlement européen devant la Cour se révèle donc un échec.

Un accord provisoire est conclu entre l’Union et les États-Unis le 19 octobre 2006, et un autre le 23 juillet 2007. Le Conseil de l’UE reprend à son compte le raisonnement et la solution de la Cour de justice, pour légitimer le bien-fondé de l’accord PNR : les décisions ont été annulées pour les questions de vice de procédure, et non au motif qu’elles violent le droit de la protection des données.

Pour ce qui est du Parlement européen, il adopte une attitude ambiguë liée à deux exigences distinctes : sa participation au processus institutionnel d’une part, et la défense des libertés d’autre part. Ces deux exigences étaient conciliables à l’heure où il se trouvait en position d’outsider dans le jeu institutionnel. Elles se retrouvent difficilement compatibles à l’heure où il gagne davantage de pouvoir dans le processus décisionnel.

Historiquement, le Parlement européen ne possède que peu de prérogatives dans le processus décisionnel sur les questions relatives au domaine de la “Justice et affaires intérieures “(JAI). Cette position le conduit à revendiquer davantage de pouvoir en s’opposant à un Conseil de l’UE tout puissant, en puisant ses arguments dans le registre de la protection du droit des citoyens : le Parlement européen se présente comme le « Robin des bois » défenseur des libertés, face à un Conseil de l’UE, « Sheriff de Nottingham », davantage préoccupé par les problématiques sécuritaires 15. Concrètement, dans les différentes résolutions adoptées, par exemple celle de novembre 2010 sur l’approche globale de transfert des données aux États-Unis, à l’Australie et au Canada, il exprime sa vigilance à l’égard de mécanismes favorisant la mise en place d’une surveillance généralisée, et il souligne l’importance de la proportionnalité comme principe clé dans tout dispositif à finalité sécuritaire, au regard du droit à la protection des données 16. Dans différentes résolutions adoptées en 2006 et en 2007, il dénonce le fait que la Cour de justice n’ait pas statué sur la légalité de l’accord au regard des droits de l’homme 17.

La réforme introduite par le traité de Lisbonne modifie la donne sur le plan institutionnel, puisque le Parlement européen est désormais associé au processus décisionnel. Il se trouve dès lors en position favorable pour faire accepter sa deuxième revendication, à savoir une meilleure prise en compte du respect de la vie privée 18. Or, l’adoption du nouvel accord sur le transfert des données PNR avec les États‑Unis ne lui permet pas de faire valoir pleinement cette deuxième revendication.

Concernant ce nouvel accord, en l’espèce l’accord définitif sur le transfert des données PNR avec les États‑Unis, les députés européens ont été amenés à se prononcer à son égard le 19 avril 2012 et ce, en vertu de la procédure figurant à l’art. 218 TFUE. Un tel accord, que le Conseil de l’UE a autorisé à négocier le 2 décembre 2010, a été signé par lui le 13 décembre 2011 19. Quant au Parlement européen, il a été consulté et ce, au regard de la nouvelle procédure relative aux accords internationaux. Or, cette consultation lui donne un poids important, puisque les traités lui confèrent le pouvoir de rejeter en bloc l’accord (art. 218§6 al. a, v). Par contrecoup, un tel pouvoir lui fait perdre cette position d’outsider, à partir de laquelle il s’opposait au Conseil de l’UE en bâtissant son argumentaire autour de la défense des libertés.

Certes, la protection des données demeure un enjeu pour le Parlement européen, mais celui-ci modère ses revendications pour parvenir finalement à accepter le nouvel accord. Afin d’éviter un conflit potentiel avec une institution capable désormais d’annihiler purement et simplement les efforts entrepris pour parvenir à cet accord définitif, et ce, sans avoir à recourir au juge, la Commission européenne et le Conseil de l’UE invoquent le fait que de nouvelles garanties ont été ajoutées. Un tel vote met un terme au conflit institutionnel autour de l’accord PNR UE-USA 20. Cet accord désormais permanent s’inscrit dès lors dans l’ensemble des dispositifs PNR existants, institués par les accords internationaux signés entre l’Union et d’autres pays partenaires, à savoir l’Australie, le 19 septembre 2011 (entré en vigueur le 1er juin 2012) et le Canada, le 25 juin 2014 (la décision d’adéquation du 6 décembre 2005 ayant expiré). Une telle position pragmatique du Parlement européen, préférant obtenir la conclusion d’un accord européen, accompagné de quelques avancées du point de vue de la protection des libertés 21, va se retrouver dans la directive PNR intracommunautaire 22, dernière pièce, et non des moindres, d’un puzzle des actes instituant les dispositifs PNR qui se multiplient et se combinent. L’accord PNR UE-Canada va se retrouver néanmoins à l’avant-scène puisqu’il va se servir de texte sur la base duquel la Cour de justice va établir sa jurisprudence concernant l’équilibre liberté-sécurité des dispositifs PNR.

II. Le droit du PNR à l’aune de l’accord PNR UE-Canada

Les multiples attentats des années 2015 et 2016 conduisent le Conseil européen et le Conseil de l’UE à un changement de ton : pour eux la sécurité est une priorité et les différents dispositifs PNR, un complément indispensable. La reconfiguration des rapports institutionnels s’opère a priori de manière favorable à la Commission et au Conseil qui, après être parvenu à obtenu à l’approbation par le Parlement européen de l’accord PNR UE-Canada, ont obtenu de lui un vote en faveur de la directive PNR intracommunautaire (A). Pour autant, l’adoption de ce texte n’est en aucun cas une capitulation. Une telle attitude modifie les rapports institutionnels, au sens où il appartient à la Cour de justice d’assumer ce rôle de protecteur des droits fondamentaux (B). La saisine du Parlement européen lui permet de se prononcer sur les atteintes à la vie privée posé par les dispositifs PNR. L’accord PNR UE-Canada est pour elle l’occasion d’affirmer son autorité en définissant les standards à respecter en matière de protection des données dans ce domaine.

A. Une reconfiguration des rapports institutionnels a priori favorable au Conseil et à la Commission

L’adoption de la directive PNR intracommunautaire donne lieu, de nouveau, à une confrontation institutionnelle. Le scénario de l’accord PNR UE-États-Unis semble en effet se rejouer : désormais en position de force (la réforme introduite par le traité de Lisbonne accroît le poids du Parlement européen en matière législative), ce dernier peut se concentrer sur l’une de ses deux exigences, à savoir la protection des libertés.

Pour comprendre la raison de ce choix, il importe de rappeler que, en parallèle aux accords internationaux conclus par l’Union, un système similaire est envisagé à l’échelle européenne, de manière à ce que les voyageurs d’un vol intracommunautaire fassent également l’objet d’une analyse de risques 23. Ce projet fait consensus entre la Commission européenne et les États membres. Celle-ci, favorable à l’idée de la transposition à l’Union du projet états-unien du projet de smart borders, a en effet suggéré d’étendre le système Passenger Name Record au territoire européen. Un autre argument vient compléter ceux existants, il s’agit de la nécessité d’une approche harmonisée des législations nationales relatives aux données PNR. La mise en place d’une approche commune à toute l’Union est mise en avant par la Commission à l’appui de sa proposition de directive. Or, ces arguments ne trouvent pas un écho favorable au Parlement européen, du moins au sein de la commission LIBE, une majorité de députés de cette commission bloquant la proposition de directive sur le transfert des données de passagers aériens 24.

Les attentats de Paris de janvier 2015 servent de point d’appui au Conseil de l’UE et à la Commission européenne pour surmonter l’opposition existant au sein de la commission LIBE. La Commission reprend l’argument figurant dans sa proposition de directive de 2011. Celle-ci s’inscrit dans le droit fil des conclusions du Conseil européen qui, lors du sommet extraordinaire sur la question de la lutte anti-terroriste du 12 février 2015, souligne l’importance de progresser dans le projet dit de « PNR européen ». Cette priorité, formulée à la suite des attentats de Paris de janvier 2015, est à nouveau rappelée après ceux du 13 novembre 2015 25. L’adoption de cette directive est un thème prioritaire. Citée en tête des mesures à prendre, elle est perçue par le Conseil de l’UE comme celle se trouvant au cœur de l’arsenal antiterroriste à mettre en place. Faisant pression sur les députés du Parlement européen, celui-ci parvient à surmonter les réticences existantes, puisqu’un accord politique est conclu entre les représentants de ces institutions en décembre 2015.

La position pragmatique du Parlement européen, rejetant la stratégie de l’opposition radicale au texte, pour préférer parvenir un arrangement avec le Conseil de l’UE, en échange de quelques avancées du point de vue de la protection des libertés, se retrouve dans la directive PNR intracommunautaire. L’acceptation, qualifiée « d’accord historique » par la présidence luxembourgeoise du Conseil de l’UE 26, a lieu suite au compromis passé en décembre 2015 entre le Conseil de l’UE et le Parlement européen sur le paquet « protection des données » 27.

Cette position pragmatique du Parlement européen, qui renonce à sa stratégie d’opposition systématique à l’adoption de la directive PNR au nom du respect de ses exigences en matière de liberté, ne doit pas être interprétée comme une forme de faiblesse. Au contraire, depuis de nombreuses années, celui-ci acquiert davantage de poids dans le processus décisionnel et une attitude de blocage persistant le discréditerait aux yeux du Conseil de l’UE. La modération de ses exigences est donc le revers du renforcement de sa position dans le jeu décisionnel. Plutôt que de courir le risque de s’isoler en se confrontant de manière permanente, le Parlement européen opte en faveur d’une stratégie identique à celle réalisée une décennie plus tôt, à savoir la saisine du juge.

B. Le rôle de protecteur des droits fondamentaux de la Cour de justice

Avant d’être conclu par le Conseil de l’UE, cet accord UE-Canada a fait l’objet d’une saisine par le Parlement européen qui, une fois de plus, s’en remet à la Cour de justice pour statuer sur les atteintes de cet accord au droit européen de la protection des données 28. Suite à l’affaire Snowden, les députés européens s’adressent en effet à la Cour de justice en vue de savoir si l’accord est conforme ou non avec le droit de l’Union.

Cette défiance vis-à-vis du PNR est en réalité partagée dans la communauté des juristes européens : ceux du Contrôleur européen de la protection des données (CEPD), ceux du G 29 et ceux de la Cour de justice. Le Groupe G 29, organe regroupant les commissions nationales chargées de la protection de la vie privée, ou encore le CEPD, se sont prononcés défavorablement. Selon ce dernier, « le PNR a peu d’utilité pratique, coûte très cher et ses délais très longs de mise en œuvre ne répondent pas aux besoins des forces de l’ordre dans une phase d’urgence » 29. Ainsi, le CEPD a écrit dans son avis sur l’accord UE-Canada : « à cette date, [il] n’est pas convaincu par les éléments démontrant la nécessité et la proportionnalité du traitement massif et quotidien des données concernant les passagers qui ne sont pas considérés par les services de police comme suspects » 30.

Il en est ainsi également parmi les juges de la Cour. Même si une telle défiance existait déjà, elle s’est considérablement renforcée après l’affaire Snowden. Une telle hostilité s’explique par la réticence de leur part à l’égard des atteintes à la vie privée. Plusieurs arrêts, notamment Digital Rights Ireland (C-293/12 & C-594/12, 8 avril 2014), Schrems (C-362/14, 6 octobre 2015) et Tele2 Sverige (C-203/15, 21 décembre 2016), ont permis à la Cour de justice de poser les bases d’un droit jurisprudentiel en matière de protection des données personnelles. En effet, l’entrée au sein de la société numérique s’est accompagnée de décisions juridictionnelles très protectrices des droits des individus 31.

Sans entrer dans les détails, il est possible de retenir que la Cour de justice a rendu, pour ce qui est de l’arrêt Schrems, une importante décision dans laquelle elle remet en cause la légalité de la décision de la Commission européenne déclarant que le niveau de protection des données des États-Unis était équivalent à celui qui existe au sein de l’Union 32. Exigeant le respect d’un tel niveau d’équivalence, les juges ont considéré que la Commission européenne, en prenant une telle décision, avait manifestement violé le droit européen de la protection des données.

Plusieurs raisons expliquent cette évolution. D’abord, celle-ci est due à un « changement de l’équilibre institutionnel du pouvoir » 33 dans le domaine JAI. Ce changement s’opère par l’entrée de nouveaux acteurs dans un processus décisionnel dominé initialement par le Conseil de l’UE 34. Il s’agit du Parlement européen et de la Cour de justice. Le traité de Lisbonne a, quant à lui, accéléré un tel changement. Il se traduit d’abord, par davantage de pouvoir en faveur du Parlement européen dans le processus décisionnel, ensuite par un rapprochement toujours plus fort entre la Commission européenne et le Conseil de l’UE, enfin par le renforcement des prérogatives de la Cour dans le contrôle de légalité des actes en matière JAI 35.

De surcroît, la Cour de justice peut faire usage de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour de Strasbourg a, en effet, tracé la voie d’un cadre juridique européen destiné à poser des limites à la surveillance 36. Il existe à cet égard une convergence de vue notable entre les deux juridictions : leurs jurisprudences respectives constituent « le revers et l’avers d’une même médaille, à savoir la condamnation d’une surveillance tous azimuts » 37.

Par ailleurs, la Cour de justice dispose d’une assise jurisprudentielle importante en matière de protection des données. Elle a déjà statué sur l’équilibre liberté-sécurité concernant la surveillance de masse dans l’arrêt Digital Rights Ireland de 2014. L’attitude est très différente de l’arrêt de 2006, puisqu’elle n’hésite pas à invalider purement et simplement un texte jugé portant atteinte au droit à la vie privée, en l’occurrence la directive relative à la rétention des données de communication électroniques.

Au vu de ces éléments, l’accord PNR UE-Canada constitue une nouvelle étape de ce contrôle mené au nom de la préservation des libertés. La Cour de justice s’aventure à présent sur le terrain de relations extérieures de l’Union pour faire respecter la Charte européenne des droits fondamentaux 38. Autrement dit, celle-ci devient un instrument soft power européen en matière de protection des droits fondamentaux, en particulier la vie privée 39.

Avec cette jurisprudence Digital Rights Ireland combinée avec les autres arrêts rendus en matière de protection de la vie privée, la Cour de justice est en mesure de déclarer que l’accord PNR UE-Canada signé par le Conseil et le Canada 25 juin 2014, – et sur la base duquel le Parlement européen avait été invité par la Conseil, un mois après, à approuver la proposition de décision relative à la conclusion de cet accord –, était incompatible avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en particulier pour ce qui est du droit à la protection des données à caractère personnel. Reprenant les arguments figurant dans l’arrêt Digital Rights Ireland, elle trace ainsi les limites de ce qu’elle considère comme incompatible au regard des standards européens en matière de vie privée 40.

L’appréhension de la légalité des dispositifs PNR comme un enjeu de la vie privée permet à la Cour de justice d’assurer un contrôle de légalité plus étroit. En ce sens, l’évolution observée correspond au mouvement général constaté dans les pays occidentaux, à savoir une constitutionnalisation de la politique (c’est-à-dire un mouvement d’immixtion du juge constitutionnel destiné à encadrer celle-ci). Or, ce mouvement est observé au niveau de l’Union, même si ce contrôle de légalité plus étroit n’induit pas pour autant l’énonciation d’un droit absolu à la vie privée, bien au contraire.

La Cour trace les limites de ce qu’elle considère comme une violation du droit à la vie privée. Si d’un côté, l’avis sur l’accord UE-Canada consacre la prééminence du discours sur la protection des données à caractère personnel, de l’autre, la solution rendue ne fait pas de la protection des données un droit de nature à invalider tout dispositif PNR, au contraire. Dans leur avis du 26 juillet 2017, les juges se livrent à un examen circonstancié de la portée des dispositions du texte au regard de la stricte nécessité de l’ingérence dans les droits fondamentaux et du principe de proportionnalité. Ils en déduisent qu’en soi, le dispositif PNR ne porte pas atteinte à la protection des données 41.

En reprenant les arguments développés par l’avocat général Mengozzi 42, favorables à la qualification du problème généré par cet accord comme une atteinte grave à la vie privée, l’arrêt peut apparaître de prime abord comme une « bombe sur les données PNR EU-Canada » 43, mais en réalité, l’appréciation de la Cour de justice est nuancée. À l’instar du Parlement européen, les juges entendent éviter une confrontation institutionnelle avec le Conseil de l’UE soutenu par la Commission européenne.

À l’inverse de la situation de 2006, les juges décident d’investir de plain-pied le champ des dispositifs PNR en balisant le terrain, c’est-à-dire en précisant les interdictions quant aux techniques à utiliser, ceci au nom de la préservation de la vie privée. L’avis rendu est en effet d’autant plus important que les juges s’appuient sur l’accord PNR UE-Canada pour élaborer un cadre général applicable à l’ensemble des différents mécanismes PNR intéressant l’Union. D’ailleurs, l’extrapolation de l’avis à l’accord PNR UE-USA rend ce dernier incompatible avec la préservation de la vie privée 44.

Un parallèle avec la jurisprudence Rosneft peut être réalisé au sens où la Cour, d’un côté, à travers le contrôle de légalité effectué, considère que, à l’image de la PESC, les actes relatifs à la surveillance de masse font partie intégrante de l’ordre juridique et qu’à ce titre, les principes horizontaux du droit, en particulier celui relatif au respect des droits fondamentaux, s’appliquent 45. De l’autre, le contrôle de légalité demeure limité dans la mesure où les juges européens laissent un certain pouvoir d’appréciation à l’auteur de l’acte 46. En effet, s’ils dressent un cadre destiné à enserrer le droit de la surveillance de masse, de l’autre, cet avis permet de relativiser la portée des droits fondamentaux tels affirmés par les articles 7 et 8 de la Charte 47.

Certes, un tel avis est important donc, mais en parallèle, il conforte l’approche sécuritaire du Conseil de l’UE et de la Commission européenne 48. D’abord, la lecture d’une communication subséquente révèle à ce propos que pour la Commission, l’avis émis par la Cour de justice ne remet pas en cause la directive PNR intracommunautaire dont les mécanismes de surveillance prévus n’excèdent pas les limites posées 49. Ayant interprété l’avis de la Cour de justice comme l’aval donné aux dispositifs PNR sous réserve de certaines conditions, elle noue des contacts avec les autorités canadiennes, en particulier en marge de la réunion des ministres de l’Intérieur du G7 des 19 et 20 octobre 2017 à Ischia 50. Une révision du texte est actuellement en cours, les autorités canadiennes ayant répondu favorablement à l’ouverture de nouvelles négociations. Quant au Conseil de l’UE, il a donné mandat à la Commission européenne en vue de cette ouverture.

En outre, la Commission européenne et le Conseil de l’UE prennent appui sur cette distinction entre nécessité et proportionnalité, pour poursuivre les négociations d’accord actuellement en suspens (l’Argentine, le Mexique et le Japon) 51, ces pays ayant adopté des législations permettant d’infliger des sanctions à toutes compagnies aériennes qui ne leur transmettant pas les données concernant les passagers transportés.

En somme, l’avis formulé par la Cour n’a pas brisé l’élan sécuritaire. Il l’a seulement canalisé en formulant un corpus de règles à ne pas enfreindre au nom du respect de la protection de vie privée et du refus de toute surveillance systématique des citoyens 52.

***

Du point de vue de l’analyse institutionnelle, l’accord PNR UE-Canada reflète une double évolution : d’une part, celle du Parlement européen qui, désireux de ne pas s’opposer frontalement au Conseil, s’en remet au juge, pour apprécier la validité des actes adoptés au regard des droits fondamentaux ; d’autre part, celle de la Cour qui n’apparaît pas seulement comme une instance chargée de veiller au respect des compétences, mais qui s’érige aussi en autorité gardienne de valeurs supérieures formulées par l’entremise des droits fondamentaux figurant dans la Charte. À cet égard, cet accord traduit l’ancrage du juge comme institution soucieuse de la préservation des libertés. Il s’inscrit dans le droit fil d’une jurisprudence toujours plus abondante sur les droits fondamentaux, dans le domaine JAI en particulier. Cette jurisprudence participe, au surplus, à densifier un droit européen de la protection des données 53.

En parallèle, si cette jurisprudence marque un tournant au sens où les juges se prononcent clairement sur un dispositif PNR – ce qu’ils n’avaient pas encore fait jusqu’alors – , leur solution nuancée incarne un certain réalisme de leur part. Rejetant toute forme de position dogmatique, la Cour encadre la dynamique sécuritaire sans s’y opposer véritablement. Elle constitue dès lors une institution qui ne récuse pas le principe du développement d’un droit européen de la sécurité, mai qui se cantonne seulement à contenir les excès. Elle confirme ainsi son rôle d’arbitre, chargé de veiller à l’équilibre entre la liberté et la sécurité de l’autre, en endiguant de tels excès.

Ce droit européen relatif à la sécurité devient en effet toujours plus substantiel, en témoignent les nombreux actes relatifs à l’interopérabilité des bases de données sécuritaires et migratoires de l’Union, qui soient en discussion, ou qu’ils soient déjà adoptés. Nul doute que la Cour sera amenée tôt ou tard à se prononcer prochainement sur la légalité de certaines mesures y ayant trait.

Notes:

  1. De Hert, P., Bellanova, R., Transatlantic cooperation on travelers’ data processing : From sorting countries to sorting individuals, Washington, Migration policy Institute, 2011, p. 2.
  2. Doutriaux, C., « Cybersurveillance des citoyens et lutte contre le terrorisme », in Blandin-Obernesser, A. (dir.), Droits et souveraineté numérique en Europe, Bruxelles, Bruylant, coll. Rencontres européennes, 2016, p. 189-212.
  3. Kauff-Gazin, F., « Les fichiers dans le cadre de la coopération policière européenne », in Plessix, B., Deffains, N. (dir.), Fichiers informatiques et sécurité publique, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2013 p. 240-241.
  4. Jacqué, J.-P., « Protection des données personnelles, Internet et conflits de droits devant la Cour de justice », RTDE, avril-juin 2014, p. 283.
  5. Cour de justice, avis du 26 juillet 2017, n° 1/15.
  6. Hobbing, P., Tracing Terrorists: The EU-Canada Agreement in PNR Matters, Bruxelles, CEPS, Rapport spécial, 2008, p. 15-16.
  7. Règlement sur les renseignements relatifs aux passagers (douanes), Gazette du Canada Partie I, Vol. 137, n° 5, 2003, p. 231.
  8. Accord provisoire du 18 juillet 2005 entre la Communauté européenne et le gouvernement du Canada sur le traitement des données relatives aux informations préalables sur les voyageurs et aux dossiers passagers (J.O.U.E. L 82 du 21 mars 2006, p. 14).
  9. Décision 2004/496/CE du Conseil du 17 mai 2004 concernant la conclusion d’un accord entre la Communauté européenne et les États-Unis d’Amérique sur le traitement et le transfert de données PNR par des transporteurs aériens au bureau des douanes et de la protection des frontières du ministère américain de la sécurité intérieure (J.O.U.E. L 183, 20.5.2004, p. 83).
  10. Perez Asinari, M. V., Poullet, Y., « Données des voyageurs aériens : le débat Europe – États-Unis », Journal des tribunaux de droit européen, n° 113, 2004, p. 271.
  11. Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (J.O.U.E. L 281, 23.11.1995, p. 31).
  12. Parlement européen, rapport du 7 avril 2004 sur la proposition de décision du Conseil concernant la conclusion d’un accord entre la Communauté européenne et les États-Unis d’Amérique sur le traitement et le transfert de données PNR par des transporteurs aériens au bureau des douanes et de la protection des frontières du ministère américain de la sécurité intérieure (COM(2004) 190 – C5‑0162/2004 – 2004/0064(CNS)) (A5-0271/2004).
  13. Labouz, M.-F., « La renégociation des accords entre l’Union européenne et les États-Unis sur le transfert et le traitement des données personnelles numériques : le transport aérien des passagers (PNR) et la messagerie financière (SWIFT) », The European Union Review, vol. 16, n° 1, 2011, p. 49.
  14. CJCE, gde ch., 30 mai 2006, Parlement européen contre Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes, aff. jtes C-317 et 318/04.
  15. De Capitani, « The evolving role of the European Parliament in the AFSJ », in Monar, J. (dir.), The institutional Dimension of the European Union‘s area of freedom, security and justice, Bruxelles, Zürich, PIE-Peter Lang, coll. College of Europe Studies, n° 11, 2010, p. 135.
  16. Labouz, M.-F., « La renégociation des accords entre l’Union européenne », op. cit., p. 53.
  17. Par exemple : Parlement européen, 2007, Résolution du Parlement européen du 14 février 2007 sur SWIFT, l’accord PNR et le dialogue transatlantique sur ces questions (P6_TA(2007)0039).
  18. Labouz, M.-F., , « La renégociation des accords entre l’Union européenne”, op. cit., p. 68.
  19. Conseil de l’UE, 2011, doc. n° 17434/11, JAI 862, USA 85, RELEX 1234, DATAPROTECT 139.
  20. Labouz, M.-F., « Le nouvel accord sur les données de passagers aériens (PNR) entre l’Union européenne et les États-Unis », in Saulnier-Cassia, E. (dir.), La lutte contre le terrorisme dans le droit et la jurisprudence de l’Union européenne, Paris, LDGJ, 2014, p. p. 265-275.
  21. Peyrou, S., « La protection des données personnelles face aux programmes PNR. Une illustration du difficile équilibre entre lutte contre le terrorisme et protection des droits fondamentaux », in Collectif, Long cours. Mélanges Pierre Bon, Paris, Dalloz, 2014, p. 487-507.
  22. Directive (UE) 2016/681 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à l’utilisation des données des dossiers passagers (PNR) pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière (J.O.U.E. L 119, 4.5.2016, p. 132).
  23. McKenzie, A., « The external dimension of European homeland security », in Kaunert, C., Léonard, S., Pawlak, P. (dir.), European homeland strategy. A European strategy in the making ?, New York, Routledge, coll. Contemporary security studies, 2012, p. 104.
  24. Parlement européen, rapport du 29 avril 2013 sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’utilisation des données des dossiers passagers pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière (A7-0150/2013).
  25. Conseil de l’UE, conclusions du Conseil de l’UE et des États membres, réunis au sein du Conseil, sur la lutte contre le terrorisme, doc. du Conseil du 20 novembre 2015, n° 14406/15, p. 2.
  26. Présidence du Conseil, « Paquet ‘protection des données’ : un accord historique », communiqué de presse de la présidence du 15 décembre 2015
  27. En l’occurrence le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) (J.O.U.E. L 119, 4.5.2016, p. 1) et la directive (UE) 2016/680 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales, et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la décision-cadre 2008/977/JAI du Conseil (J.O.U.E. L 119, 4.5.2016, p. 89).
  28. Parlement européen, résolution du 25 novembre 2014 sur la saisine pour avis de la Cour de justice sur la compatibilité avec les traités de l’accord entre le Canada et l’Union européenne sur le transfert et le traitement de données des dossiers passagers (2014/2966(RSP)) (J.O.U.E. C 289 du 9.8.2016, p. 2).
  29. Propos repris dans Coulisses de Bruxelles, 2015, « PNR: un fichier des voyageurs aériens inutile », 21 décembre 2015
  30. CEPD, « Opinion of the European Data Protection Supervisor on the Proposals for Council Decisions on the conclusion and the signature of the Agreement between Canada and the European Union on the transfer and processing of Passenger Name Record data », 30 septembre 2013, considérant 3.
  31. Maubernard, C., « La protection des données à caractère personnel en droit européen. De la vie privée à la vie privée numérique », Revue de l’Union européenne, n° 600, 2016, p. 406-407.
  32. Voir commentaires de Tinière,R. in Picod, F. (dir.), Jurisprudence de la CJUE 2015 – Décisions et commentaires, Bruylant, 2016, p. 135 s.
  33. Monar, J., « The institutional Framework of the AFSJ. Specific Challenges And dynamics of change », in Monar, J. (dir.), The institutional Dimension of the European Union’s area of freedom, security and justice, Bruxelles, Zürich, PIE-Peter Lang, coll. College of Europe Studies, n° 11, 2010, p. 38.
  34. Monar, J., « Justice and home affairs : The treaty of Maastricht as a decisive intergovernmental gate opener », European Integration Review, vol. 34, n° 7, 2012, p. 730-731.
  35. Peers, S., « Mission accomplished? EU justice and home affairs law after the treaty of Lisbon », Common Market Law Review, vol. 48, 2011, p. 692.
  36. Bellanova, R., De Hert, P., “Protection des données personnelles et mesures de sécurité : vers une perspective transatlantique”, Culture et conflits, vol. 74, 2009, p. 14-15 ; « Le cas S. et Marper et les données personnelles : l’horloge de la stigmatisation stoppée par un arrêt européen », in Fichage et listing, quelles incidences pour les individus ?, Paris, L’Harmattan/Cultures et Conflits, vol. 76, n° 4, 2009, p. 101-113.
  37. Foegle, J.-P., « L’État de surveillance au régime sec : la CJUE renforce la prohibition de la surveillance “de masse” », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 8 février 2017, p. 5.
  38. R. Tinière, « L’influence croissante de la Charte des droits fondamentaux sur la politique extérieure de l’Union européenne », RDLF 2018, chron. n°02.
  39. S. Peyrou, « Le futur accord États-Unis – Union européenne relatif aux données à caractère personnel dans le cadre de la lutte contre le terrorisme : avancées décisives et soft power européen », RUEDELSJ, 28 juin 2014.
  40. Voir §232 de l’avis.
  41. §153 de l’avis.
  42. Conclusions de l’avocat général M. Paolo Mengozzi présentées le 8 septembre 2016, avis 1/15, (demande d’avis présentée par le Parlement européen).
  43. Castet-Renard, C., « Bombe sur les données PNR EU-Canada : avis 1/15 Conclusions de l’avocat général CJUE », 9 septembre 2016.
  44. Vedaschi, A., Graziani, G., « PNR Agreements between Fundamental Rights and National Security: Opinion 1/15 », EU Law Blog, 28 janvier, 2018.
  45. Van Elsuwege, P., « Judicial Review of the EU’s Common Foreign and Security Policy: Lessons from the Rosneft case », VerfBlog, 6 avril 2017.
  46. Juret, J., « L’arrêt Rosneft (C-72/15) : vers une normalisation ou une complexification du contrôle juridictionnel de la Politique étrangère et de sécurité commune ? », Case Notes, Collège d’Europe, 7 décembre 2017, p. 15.
  47. Peyrou, S., « Accord PNR UE-Canada : validation par la CJUE du système PNR, des modalités à revoir ! (réflexions sur l’avis 1/15 de la CJUE, 26 juillet 2017) », RUEDELSJ, 28 juilet 2017.
  48. Par exemple, Commission européenne, Onzième rapport sur les progrès accomplis dans la mise en place d’une union de la sécurité réelle et effective (COM(2017) 608).
  49. Commission européenne, Douzième rapport sur les progrès accomplis dans la mise en place d’une union de la sécurité réelle et effective (COM(2017)779).
  50. Commission européenne, recommandation de décision du Conseil autorisant l’ouverture de négociations en vue d’un accord entre l’Union européenne et le Canada aux fins du transfert et de l’utilisation de données des dossiers passagers (PNR) afin de prévenir et de combattre le terrorisme et d’autres formes graves de criminalité transnationale (COM(2017)605).
  51. Conseil de l’UE, « Information by the Commission on the PNR legislation adopted by Mexico and the Republic of Argentina requesting the transfer of PNR data from the EU », doc. du 5 mars 2015, n° 6857/15.
  52. La décision de la CEDH tend à s’inscrire dans une perspective similaire d’inflexion d’une jurisprudence en matière de surveillance de masse. Voir Cour EDH, 13 septembre 2018, Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, Req. n° 58170/13, 62322/14 et 24960/15 (commentaires de Christakis, T., « A fragmentation of EU/ECHR law on mass surveillance: initial thoughts on the big brother watch judgment », 20 septembre 2018; Peyrou, S., « Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, Cour EDH, 13 septembre 2018 : validation du principe de la surveillance de masse mais encadrement étroit de ses modalités », RUEDELSJ, 2 octobre 2018.
  53. Voir à ce sujet Castets-Renard, C. (dir.), Quelle protection des données personnelles en Europe ?, Bruxelles, Bruylant, coll. Droit de l’Union européenne, 2015, et notamment Blandin-Obernesser, A., « L’agencement des instruments juridiques européens de protection des données personnelles », op. cit., p. 53-63.

Mineurs isolés situés sur le territoire : une atteinte au droit de solliciter l’asile en France

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A l’heure où l’accès des mineurs isolés étrangers à la protection de l’enfance est de plus en plus controversé, leur situation au regard du droit d’asile mérite d’être appréhendée. Or, si le droit de solliciter l’asile est reconnu aux majeurs comme aux mineurs, ces derniers se trouvent fortement entravés dans l’exercice de leur droit : complexité et longueur de la procédure, incertitudes des acteurs …Et ces difficultés sont difficilement surmontées par le recours au juge administratif. Cette situation interpelle dans un contexte de réformes qui entendent durcir la politique migratoire en France et, plus largement, en Europe.

Delphine Burriez, Maitre de conférences à l’Université Panthéon Assas Paris 2

 

La problématique des mineurs isolés étrangers mêle des enjeux politiques, sociaux, financiers et juridiques. Ces mineurs, appelés également mineurs non accompagnés, peuvent être définis comme des ressortissants étrangers de moins de 18 ans qui se trouvent sur le territoire français sans représentant légal[1]. Conséquence de la crise migratoire qui secoue l’Europe depuis plusieurs années, le nombre de mineurs isolés étrangers (ci-après MIE) présents sur le territoire français ne cesse d’augmenter. Il reste difficile à appréhender dès lors que nombre d’entre eux, exclus des dispositifs de prise en charge, ne sont pas comptabilisés par les études menées. Un rapport d’information du Sénat évoquait ainsi le nombre de 18 000 MIE en France en juin 2017[2]. Mais ce chiffre ne renvoie qu’aux mineurs ayant fait l’objet d’une prise en charge par les départements. Les MIE relèvent en effet du droit commun de la protection de l’enfance. Considérés comme des enfants en situation de danger, ils entrent dans le champ de compétence des départements au titre de la protection de l’enfance[3]. Leur minorité et leur situation d’isolement, dès lors qu’elles sont établies[4], leur ouvrent accès à l’aide sociale à l’enfance (ci-après ASE). Mais nombreux sont les mineurs qui sont en cours de procédure ou qui ont essuyé un refus de prise en charge et ont saisi le juge des enfants. Et les critiques affluent à l’égard de ce système qui repose sur une contestation systématique de la minorité des jeunes et qui appréhende le MIE avant tout comme un étranger et non comme un mineur vulnérable.

Récemment, une autre dimension de la situation des MIE en France a été mise en avant : l’accès au droit d’asile. En tant qu’étranger, le mineur isolé est, comme l’être majeur[5], éligible à la protection conventionnelle ou subsidiaire. Si l’hypothèse qu’un mineur introduise une demande d’asile en son nom propre est restée longtemps un cas d’école, la pratique a été confrontée à la multiplication des demandes introduites par des mineurs non accompagnés ou par des parents au nom de leur enfant mineur sans qu’eux-mêmes n’introduisent une demande. Par un arrêt en date du 21 décembre 2012, le Conseil d’Etat admet la possibilité de reconnaître le statut de réfugié à une fillette lorsqu’il est établi qu’elle encourt un risque de mutilations sexuelles dans le pays dont elle a la nationalité, et ce indépendamment des risques de persécutions que sont susceptibles d’invoquer ses parents[6]. La loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d’asile est venue préciser les modalités de ces demandes d’asile introduites par ou au nom de mineurs. Pourtant les études révèlent un déficit important du nombre de demandeurs d’asile mineurs en France. Comme le soulignait le Défenseur des droits en 2017, Eurostat estimait en 2015 à 88 300 le nombre de jeunes considérés comme mineurs non accompagnés qui ont déposé une demande d’asile en Europe. En 2016, il y aurait eu plus de 95 000 enfants parmi les demandeurs d’asile et en 2017, plus de 63 000, en majorité des Afghans, Syriens, Erythréens et Irakiens[7]. Face à ces chiffres, le nombre de demandes d’asile déposées en France par les MIE a de quoi surprendre. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (ci-après HCR) faisait état de 492 demandes en 2012[8] ; l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (ci-après OFPRA), dans son rapport d’activité de l’année 2017, souligne une augmentation de ces demandes de 24,7% qui atteignent toutefois péniblement le nombre de 591 pour l’année écoulée[9]. Le décalage entre ces chiffres est saisissant[10]. Plusieurs éléments peuvent expliquer ce nombre limité de demandes d’asile mineurs en France : manque d’information des mineurs[11], attraction de la procédure de prise en charge par l’ASE, réticence des mineurs à l’égard de la procédure d’asile … Pourtant le droit d’asile présente des avantages indéniables. En premier lieu, le bénéfice de la protection conventionnelle ou subsidiaire a vocation à perdurer une fois la majorité acquise, là où la protection de l’enfance s’éteint par cette dernière. En second lieu, le taux de protection des MIE est particulièrement élevé. Il est de 67,4% pour l’année 2017[12] pour un taux de protection général de 27,2%. A cela s’ajoutent certaines spécificités de la procédure d’asile des MIE situés sur le territoire français, qui profitent à ces demandeurs particuliers. Premièrement, le MIE qui dépose une demande d’asile en France ne peut faire l’objet, en application du règlement Dublin III, d’un transfert vers un autre Etat membre de l’Union européenne au motif qu’il a déposé antérieurement une demande d’asile dans cet Etat membre. Cette exclusion n’est pas imposée par le droit de l’Union européenne, qui prévoit bien la possibilité pour les Etats membres de transférer un mineur non accompagné dans un autre Etat membre[13], mais d’un choix de la France qui s’est exprimé depuis 2009 et auquel elle semble se conformer depuis[14]. Deuxièmement, conformément à l’article L. 723-2 IV du CESEDA[15], la demande d’asile d’un MIE ne peut faire l’objetd’un traitement en procédure accélérée (réduction du délai théorique d’instruction de la demande de six mois à quinze jours) que dans trois hypothèses (parmi les dix applicables aux majeurs)  : lorsque le demandeur provient d’un pays considéré comme un pays d’origine sûr, lorsque le demandeur a présenté une demande de réexamen qui n’est pas irrecevable ou lorsque la présence en France du demandeur constitue une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat[16]. Le MIE échappe donc notamment au placement de sa demande en procédure accélérée lorsqu’il n’a pas présenté sa demande d’asile dans le délai de 120 jours (ramené à 90 jours en Métropole à compter du 1er janvier 2019[17]) suivant son entré sur le territoire français[18].

Troisièmement, la minorité du demandeur d’asile constitue un élément de vulnérabilité qui conduit l’OFPRA à aménager ses modalités d’examen[19]. On notera à cet égard que, depuis 2015, les demandes d’asile des mineurs isolés sont traitées par les officiers de protection spécialisés. Autant de facteurs qui devraient encourager la présentation d’une demande d’asile par le mineur isolé étranger présent sur le territoire français, qui est éligible à la protection conventionnelle ou subsidiaire. Mais confronté à la pratique, ce cadre juridique montre un tout autre visage, celui d’une procédure complexe, devenue presque inaccessible et particulièrement longue. Ce constat, qui remet directement en cause l’effectivité du droit d’asile des MIE, peut expliquer le nombre étonnement bas de demandeurs d’asile mineurs en France. Les observations faites sur le terrain[20] révèlent une procédure marquée par un positionnement incertain des acteurs institutionnels qui est préjudiciable au demandeur d’asile (I). Les difficultés se concentrent autour de la procédure de désignation de l’administrateur ad hoc (ci-après AAH), qui constitue aujourd’hui l’obstacle principal à l’accès à une protection conventionnelle ou subsidiaire (II).

 

I. Le positionnement incertain des acteurs de la procédure d’asile des mineurs isolés étrangers

 

Les règles applicables à la demande d’asile ne prévoient pas de procédure spécifique lorsque le demandeur d’asile est un mineur isolé. Celui-ci est soumis au même régime procédural que le majeur mais bénéficie, tout de même, de certains aménagements procéduraux. La procédure d’asile des MIE est donc placée dans les mains des acteurs traditionnels du droit d’asile : Plateformes d’accueil pour les demandeurs d’asile (ci-après PADA), préfecture, Office français de l’immigration et de l’intégration (ci-après OFII), OFPRA. La complexité de cette procédure a déjà fait l’objet de critiques[21], lesquelles ne peuvent être que réitérées lorsqu’est en cause un mineur isolé qui ne peut, sans aide extérieure, mener à bien les démarches nécessaires. Mais la pratique révèle une autre difficulté, qui tient en la réticence de certains acteurs à traiter les demandes d’asile des MIE (A). Egalement, l’intervention de l’administrateur ad hoc, acteur spécifique de la procédure d’asile du mineur qui est chargé de le représenter et de l’assister dans ses démarches, paraît trop tardive pour contribuer pleinement à la mise en œuvre du droit que détient le mineur de solliciter l’asile en France (B).

 

A. Les acteurs traditionnels fermés aux demandes d’asile des MIE

 

Depuis la transposition du « paquet asile » par la loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d’asile, la procédure à suivre par le demandeur d’asile comporte trois étapes. Le demandeur d’asile doit tout d’abord se présenter à une plateforme d’accueil des demandeurs d’asile (PADA) qui a reçu délégation[22] de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) des missions de pré-accueil (aide à l’enregistrement de la demande d’asile) et d’accompagnement (domiciliation, orientation vers une structure d’hébergement, aide à la constitution du dossier OFPRA…) du demandeur[23]. La procédure se poursuit par le passage au Guichet unique (ci-après GUDA) composé des services préfectoraux et de l’OFII, selon une convocation délivrée par la PADA. Les services préfectoraux procèdent à ce stade à l’enregistrement de la demande et l’OFII se charge d’évaluer les besoins du demandeur d’asile et de lui proposer les « conditions matérielles du demandeur d’asile ». Enfin, le demandeur d’asile fait parvenir son dossier de demandeur d’asile à l’OFPRA qui, suite à un entretien individuel, rend sa décision quant à son admission à la protection conventionnelle ou subsidiaire. Comme souligné précédemment, le demandeur d’asile mineur est tenu de suivre ce même chemin procédural. Etant donné la complexité de la procédure, cette solution se concilie mal avec la vulnérabilité particulière de ce demandeur d’asile particulier[24]. Et on notera à cet égard que le MIE bénéficie rarement d’un traitement préférentiel dans des différentes phases de la procédure[25]. Aucune disposition ne prévoit que les dossiers des MIE fassent l’objet d’un traitement prioritaire[26] ou qu’ils soient traités par un personnel spécialisé (en dehors de l’OFPRA). En Ile-de-France, les mineurs isolés ne sont d’ailleurs pas exclus de l’obligation qui s’applique depuis le 2 mai 2018 aux demandeurs d’asile d’utiliser une plateforme téléphonique pour obtenir un rendez-vous dans une PADA.

Mais c’est dans la pratique que l’on rencontre les solutions les plus critiquables. Ainsi, les mineurs isolés étrangers se trouvent parfois exclus de certaines étapes de la procédure, ce qui les prive d’un traitement égal de leur demande. Pendant un temps la PADA de Paris a refusé d’accueillir les mineurs isolés qui n’avaient pas intégré le dispositif de l’aide sociale à l’enfance. Une pratique similaire a pu récemment être observée à la PADA du département des Yvelines. Dans ce cas, le mineur est privé de la possibilité d’obtenir de la PADA un rendez-vous au Guichet unique, seconde étape de sa procédure. Il est contraint de se rendre directement aux services préfectoraux pour « introduire » sa demande d’asile. La pratique a révélé que cette solution, incertaine tant les services préfectoraux sont parfois réticents à recueillir la demande dans ces conditions, portait préjudice au mineur qui obtient généralement un rendez-vous à la préfecture plusieurs semaines après s’y être présenté, contre quelques jours avec un passage à la PADA. Egalement, le MIE exclu de la PADA ne peut bénéficier de l’accompagnement dû à tout demandeur d’asile. Cette exclusion, qui ne repose sur aucune disposition, porte sans conteste une atteinte du droit d’asile. Elle semble pourtant avoir reçu l’assentiment de l’OFII qui, dans le cadre de la nouvelle procédure de délégation des prestations de premier accueil des demandeurs d’asile, entend restreindre le pré-accueil en amont du GUDA aux seuls « mineurs non accompagnés assistés d’un administrateur ad hoc »[27]. De la même manière, le mineur isolé demandeur d’asile non pris en charge par l’ASE ne peut généralement pas accéder aux services de l’OFII dans la foulée de l’enregistrement de sa demande d’asile par les services préfectoraux. Le constat a du moins été fait pour la préfecture de Paris. En conséquence, il ne se voit pas proposer les conditions matérielles d’accueil que sont (pour le mineur) l’hébergement, la domiciliation[28] et l’accompagnement administratif et social. Là encore, une telle pratique est contraire au CESEDA qui ne prévoit pas une telle exclusion[29]. Tout au contraire, son article L. 744-6 charge l’OFII de « procéder, dans un délai raisonnable et après un entretien personnel avec le demandeur d’asile, à une évaluation de la vulnérabilité de ce dernier afin de déterminer, le cas échéant, ses besoins particuliers en matière d’accueil », cette évaluation de la vulnérabilité visant en particulier, poursuit le texte, « à identifier les mineurs non accompagnés ».

Cette solution qui conduit à exclure les MIE « non ASE » de certains dispositifs du droit d’asile établit une différenciation au regard de l’asile non seulement entre les majeurs et les mineurs mais aussi entre les mineurs « ASE » et les mineurs non « ASE ». Elle ne pourrait être admise que si le droit français liait effectivement l’accès à l’asile du mineur étranger à une prise en charge au titre de l’enfance en danger. Or, tel n’est pas le cas. D’une part, la présentation d’une demande d’asile n’est pas subordonnée à une telle prise en charge. D’autre part, le mineur isolé étranger ayant manifesté son intention d’introduire une demande d’asile ne fait pas automatiquement l’objet d’une prise en charge par le département durant le temps de sa procédure[30]. Les textes ouvrent donc bien la possibilité qu’un mineur isolé étranger non pris en charge par l’ASE sollicite l’asile. C’est d’ailleurs précisément pour cette hypothèse qu’est prévue la procédure de désignation de l’AAH dont il sera question plus loin, car si le mineur est pris en charge par l’ASE il n’est pas concerné par cette procédure[31].

En l’état actuel du droit positif, le lien qu’imposent dans la pratique les acteurs entre la demande d’asile et le placement à l’ASE n’est pas justifié. Il n’est pas certain qu’une réforme qui viendrait inscrire cette solution dans les textes puisse être admise à l’heure où la prise en charge des mineurs étrangers montre d’importantes faiblesses. Pour ne parler que d’eux, les délais ayant cours devant le juge des enfants afin d’obtenir le placement du mineur isolé étranger à l’ASE sont de plusieurs mois. Devrait-on exiger du mineur isolé qu’il attende ce délai avant de pouvoir exercer son droit à l’asile ? On soulignera par ailleurs que rien, dans les textes, n’oblige le MIE à demander le bénéfice de l’aide sociale à l’enfance. Comment pourrait-il par conséquent conditionner son accès au droit d’asile ? Ce serait certainement là porter une atteinte grave à son droit d’asile ainsi qu’à son corolaire le droit de solliciter l’asile.

 

B. Une intervention tardive de l’acteur spécifique de la procédure d’asile du MI

 

La particularité de la procédure d’asile des mineurs isolés étrangers réside essentiellement dans le bénéfice d’une représentation destinée à pallier, le temps de la procédure, l’absence de représentants légaux. Cette exigence est la première garantie accordée aux mineurs non accompagnés par la directive « Procédures ». Celle-ci prévoit, en son article 25, que les Etats membres « prennent, dès que possible, des mesures pour veiller à ce qu’une personne représente et assiste le mineur non accompagné pour lui permettre de bénéficier des droits et de respecter les obligations prévues dans la présente directive »[32]. En droit français, le dispositif est régi par les articles L. 741-3 et R. 111-13 à R. 111-23 du CESEDA. En application de ces dispositions, l’AAH peut être une personne physique ou une personne morale dont la mission est toutefois exercée par une personne physique préalablement identifiée. Dans les deux cas, la personne physique doit remplir plusieurs conditions, comme celle de « s’être signalée depuis un temps suffisant pour l’intérêt qu’elle porte aux questions de l’enfance et par sa compétence »[33]. Les textes précités n’exigent pas de compétence particulière en matière d’asile[34]. Toutefois, la pratique révèle une certaine spécialisation en la matière avec la présence sur la liste des administrateurs ad hoc relative aux mineurs isolés étrangers de personnes morales appartenant au milieu associatif venant en aide aux migrants[35]. Dans le ressort de la Cour d’Appel de Paris, ce sont surtout les associations actives dans le domaine (France Terre d’Asile, la Croix Rouge ou l’Association les Amis du Bus des Femmes) qui sont appelées à représenter et assister les mineurs isolés dans le cadre de leur procédure d’asile. Les missions confiées à l’AAH comportent une mission d’assistance (information du mineur, soutien moral…) et une mission de représentation dans les procédures administratives et juridictionnelles relatives à la demande d’asile (y compris le recours devant la Cour nationale du droit d’asile et la cassation devant le Conseil d’Etat)[36]. A ce titre, l’AAH est destinataire de tous les actes de procédure concernant le mineur, est informé de toute convocation du mineur et signe les actes de procédures notifiés au mineur. La mission de l’AAH prend fin dès la désignation d’un tuteur ou à l’issue de la procédure devant l’OFPRA ou, le cas échéant, devant la Cour nationale du droit d’asile (ci-après CNDA) ou le Conseil d’Etat. Elle tombe notamment dès lors que le mineur a été reconnu au titre de l’ASE.

En droit français, la désignation de l’administrateur ad hoc intervient tardivement dans la procédure d’asile du mineur. Elle est en effet initiée par les services de la préfecture, alors que le mineur isolé a déjà, en principe, fait l’objet d’un pré-accueil par le biais des structures associatives ayant reçu délégation de l’OFII et s’est présenté à la préfecture pour faire enregistrer sa demande d’asile. Ainsi, le représentant intervient alors que le mineur a déjà pris connaissance de son droit de solliciter l’asile ainsi que des démarches administratives à effectuer à ce sens. Cette situation ne semble pas en contradiction avec le droit de l’Union européenne qui reste vague quant au moment auquel la désignation doit intervenir. La directive « Procédures », qui prévoit tout de même que la désignation intervienne « dès que possible »[37], insiste surtout sur la présence du représentant tout juste en amont de l’entretien personnel[38]. Elle conduit toutefois à ce que le mineur prenne seul, sans soutien juridique ou autre forme d’accompagnement, la décision de solliciter l’asile. Pourtant, cette décision revêt d’importantes conséquences pour lui (difficulté du retour au pays, caractère éprouvant de la procédure …). Egalement, la désignation intervient souvent quelques semaines avant que le mineur soit convoqué pour enregistrer sa demande d’asile et retirer au GUDA son dossier de demande d’asile auprès de l’OFPRA. Ceci laisse donc peu de temps à l’AAH pour procéder à la constitution de ce dossier, et notamment à la préparation du récit écrit. Pour rappel, le dossier doit être envoyé à l’OFPRA dans les 21 jours suivants l’enregistrement de la demande. Selon les circonstances, ce délai peut s’avérer insuffisant pour créer le climat de confiance nécessaire à un véritable accompagnement du demandeur d’asile à ce stade déterminant de la demande d’asile. Enfin, l’administrateur est désigné après que la préfecture ait procédé au relevé d’empreintes du demandeur d’asile mineur aux fins de consultation du fichier EURODAC. Cette pratique heurte le droit à la protection des données personnelles du mineur (données biométriques mais aussi renseignements personnels demandés par les services préfectoraux au premier passage). Si la délivrance de ces données personnelles ne semble pas soumise au consentement de l’individu[39] – qui ne pourrait être donné qu’à travers l’AAH[40] – elle n’en reste pas moins assortie de droits (droit à l’information[41], à l’accès et à la modification des données), dont on peut douter qu’ils puissent être exercés par le mineur sans que celui-ci ne se soit vu désigner un représentant légal[42]. L’absence de l’AAH dans les premiers temps de la procédure de demande d’asile est en pratique palier par les associations impliquées dans la protection des mineurs isolés. Elle n’en relève par moins les défaillances du cadre juridique, qui confrontent le MIE à une procédure tout aussi complexe qu’incertaine du fait de la pratique de ses acteurs. Et la confrontation à ce monde hostile se fait, pour le mineur, sans réel soutien ou accompagnement, du moins durant les premières étapes de la procédure. On comprend que ce dispositif ait pu faire l’objet d’aménagements dans les circonstances particulières qu’a connues la ville de Calais, la PADA s’assurant en amont qu’un administrateur ad hoc serait présent le jour du rendez-vous fixé au GUDA. Rien n’empêche que cette pratique, plus respectueuse des droits des mineurs, ne soit généralisée.

 

II. Les difficultés entourant la procédure de désignation de l’administrateur ad hoc

 

Comme vu précédemment, la désignation de l’AAD caractérise la procédure d’asile du mineur isolé étranger. La procédure comporte deux étapes. La préfecture « avise immédiatement » le procureur de la République de la présentation par un mineur isolé d’une demande d’asile, après quoi le parquet « désigne sans délai un administrateur ad hoc »[43]. La désignation de l’AAH se trouve au coeur d’un paradoxe : conçue comme une garantie offerte au mineur isolé étranger, elle génère souvent des désordres dans la procédure d’asile qui portent préjudice à ce dernier. Les délais parfois à l’œuvre et le refus du procureur d’accorder une représentation légale au mineur créent des demandes d’asile « mi-mineur, mi-majeur » dont le traitement s’avère délicat (A). De plus, puisque les préfectures conditionnent l’enregistrement de la demande d’asile du mineur à la présence de l’AAH, l’absence de désignation constitue un obstacle au droit de solliciter l’asile qui peut être instrumentalisé par l’administration. La désignation de l’AAH apparaît comme une contrainte pesant sur le mineur situé sur le territoire français. Cette logique anime un contentieux spécifique à la désignation de l’administrateur ad hoc lorsqu’elle concerne la demande d’asile d’un mineur situé sur le territoire français (B).

 

A. Les désordres résultant de la procédure de désignation de l’administrateur ad hoc

 

La procédure de désignation de l’administrateur ad hoc est source de nombreux désordres.

Premièrement, elle allonge considérablement la durée de la procédure d’asile. En effet, la désignation du représentant peut prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois[44]. Puisque l’enregistrement de la demande d’asile ne peut se faire sans cette désignation, le délai imposé par la loi entre la présentation[45] et l’enregistrement de la demande d’asile du mineur (délai de trois jours ouvrés, porté à dix « lorsqu’un nombre élevé d’étrangers demandent l’asile simultanément »[46]) n’est en pratique pas respecté[47]. Rien ne justifie cette attente. L’article L. 741-3 du CESEDA impose d’ailleurs une désignation « sans délai » de l’AAH, formulation identique à celle retenue en matière de représentation du mineur en zone d’attente dont on sait que la désignation intervient généralement avec une plus grande célérité[48]. Et ce délai s’ajoute au délai théorique de six mois qui s’applique au traitement de la demande par l’OFPRA. En pratique, ce délai d’instruction par l’OFPRA a été ramené à trois moissi bien que le mineur isolé devra attendre en moyenne cinq mois au minimum avant d’obtenir une réponse quant à son admission à la protection internationale.

Et l’allongement de la procédure d’asile, qui contraint le mineur à une certaine endurance administrative, peut créer des situations juridiques complexes. Tel est le cas lorsque le mineur acquiert la majorité en cours de procédure[49]. La situation est loin d’être un cas école, dès lors que la majorité des demandeurs d’asile mineurs sont âgés de 16 à 17 ans. Elle a d’ailleurs fait l’objet en 2014 d’un rapport conjoint du HCR et du Conseil de l’Europe intitulé « Unaccompanied and separated asylium-seeking and refugee children turning eighteen : what to celebrate ? »[50]. Comment traiter une demande d’asile qui a été présentée par un mineur devenu majeur ? La question peut se poser aux services préfectoraux lorsque la majorité a été acquise entre la présentation et l’enregistrement de la demande ou à l’OFPRA lorsque celle-ci est intervenue avant le rendu de la décision d’admission à la protection internationale. C’est surtout le premier cas qui interroge car il peut modifier de manière substantielle le traitement de la demande d’asile[51]. Comme vu en introduction, la demande d’asile du mineur bénéficie de deux avantages : elle n’est pas soumise au règlement Dublin III et ne peut être placée en procédure accélérée que dans des hypothèses limitées. Ces garanties disparaissent-elles lorsque le mineur a acquis la majorité en cours de procédure ? La réponse affirmative ouvrirait la voie aux dérives de l’administration qui pourrait être encline à prolonger les délais afin de « transformer » une demande d’asile mineur en une demande d’asile majeur. Elle introduirait également une part d’imprévisibilité dans la procédure d’asile. Il est douteux que l’administration puisse à ce point « redistribuer les cartes » du droit d’asile. Récemment, la Cour de Justice de l’Union européenne a été appelée à préciser la date déterminante pour apprécier le statut de mineur non accompagné dans le cadre du droit européen de l’asile[52]. En l’espèce, l’enjeu était certes différent, puisqu’était en cause la possibilité pour un ressortissant d’un Etat tiers, ayant présenté sa demande d’asile en tant que mineur mais s’étant vu reconnaître le bénéfice de la protection une fois la majorité acquise, de bénéficier du droit absolu au rapprochement familial de ses ascendants directs[53]. Mais la solution de la Cour qui consiste à retenir comme date d’appréciation de la minorité aux fins de l’ensemble de la procédure d’asile la date de « l’introduction » de la demande devrait pouvoir être transposée à notre hypothèse. On soulignera à cet égard l’argument développé avec une certaine insistance par la Cour quant au respect du principe d’égalité de traitement et de sécurité juridique. Apprécier la minorité à une autre date que celle de l’introduction de la demande, relève la Cour, ferait dépendre le droit au regroupement familial « de la plus ou moins grande célérité avec laquelle la demande de protection internationale est traitée »[54] et aurait pour conséquence « que deux réfugiés mineurs non accompagnés de même âge ayant introduit au même moment une demande de protection internationale pourraient, en ce qui concerne le droit au regroupement familial, être traités différemment en fonction de la durée de traitement de ces demandes, sur laquelle ils n’ont généralement aucune influence et laquelle, au-delà de la complexité des situations en cause, peut dépendre tant de la charge de travail des autorités compétentes que des choix politiques effectués par les États membres en ce qui concerne les effectifs mis à la disposition de ces autorités et les cas à traiter prioritairement »[55]. Le même raisonnement pourrait être tenu à l’égard du bénéfice des avantages procéduraux de la demande d’asile du mineur[56].

Deuxièmement, le procureur dispose de peu de moyens pour fonder sa décision relative à la désignation, ce qui obscurcit considérablement la procédure. La circulaire de 2005 prise en application du décret n°2003-841 du 2 septembre 2003 relatif aux modalités de désignation et d’indemnisation des administrateurs ad hoc institués par l’article 17 de la loi n°2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale reconnaît la faculté pour le procureur d’opérer un « contrôle » de la minorité et de l’isolement du demandeur d’asile. Elle précise ainsi que ce dernier « s’assure par tous moyens de la minorité effective de l’intéressé et de l’absence de représentant légal sur le territoire national ». Elle ne précise toutefois pas quels sont les « moyens » que le procureur peut légalement mettre en œuvre à cette fin. Pourrait-il initier les mêmes mesures d’instruction que celles utilisées afin de statuer sur l’entrée du mineur dans le dispositif d’aide sociale à l’enfance (expertise documentaire et tests osseux) ? . L’expertise des documents d’identité par les services de police se heurte à la règle selon laquelle le droit de solliciter d’asile n’est pas conditionné par la possession de documents d’identité valides. La possibilité de procéder à un examen osseux est quant à elle bien prévue par la directive de 2013 en son article 25§5 mais cette disposition n’a pas été transposée en droit français. Finalement, l’appréciation du procureur ne peut reposer que sur des éléments extérieurs à son office.

Un récent rapport de l’Observatoire national de la protection de l’enfance évoque en la matière des liens qui semblent s’établir entre le parquet et le juge des enfants[57]. Dans ce sens, le jugement d’incompétence rendu par le tribunal des enfants à l’égard d’un individu pourrait justifier, de la part du procureur, un refus de désignation de l’AAH dans le cadre de la procédure d’asile[58]. Cette pratique a nécessairement aujourd’hui ses limites du fait des délais particulièrement longs qui ont cours devant le juge des enfants. Dans ces circonstances, une pratique qui consisterait pour le procureur à attendre systématiquement le jugement du tribunal des enfants afin de statuer sur la désignation de l’AAH entrerait en contradiction avec le droit de l’Union européenne[59] et porterait atteinte au droit d’asile et à son corolaire, le droit de solliciter l’asile. Le procureur pourrait également être tenté de consulter les fichiers

Visabio ou Eurodac, qui contiennent des informations relatives aux individus (et notamment la date de naissance) qui sont à l’origine d’une demande de visa (Visabio) ou d’une demande d’asile (Eurodac), informations susceptibles de confirmer ou infirmer la minorité du demandeur d’asile. Mais l’utilisation de ces fichiers dans ce cadre se heurte aux règles relatives à la protection des données personnelles, qui circonscrivent autant les autorités habilitées à consulter ces fichiers[60] que les finalités d’utilisation de ces fichiers[61]. En l’état actuel du droit positif, la consultation de ces fichiers par le procureur dans le cadre de l’article L. 741-3 du CESEDA n’est pas admise. Une telle utilisation de ces fichiers semble également dangereuse pour les mineurs, dans la mesure où ces derniers sont souvent contraints ou incités à transmettre aux autorités une date de naissance « majeure »[62].

On peine, dans ces circonstances, à voir quels éléments le procureur pourrait mobiliser pour contrôler la minorité et l’isolement du demandeur d’asile. Le risque est de voir, dans l’ombre, ce contrôle se déplacer du procureur à l’autorité administrative, qui pourrait être tentée de refuser d’initier la procédure de désignation de l’AAH après consultation des fichiers précités[63]. Dans ce contexte, on ne peut que s’inquiéter de l’introduction dans la loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie d’une disposition visant la création d’un fichier contenant les empreintes digitales et les photographies de toute personne se déclarant mineur non accompagné[64]. Si la disposition renvoie à un décret en Conseil d’Etat pour la fixation des modalités de son application, les débats parlementaires ont évoqué une prise en charge de ce fichier par les services préfectoraux[65]. La tentation pourrait être forte d’utiliser ce fichier afin de contester la minorité du demandeur d’asile, et donc de refuser la désignation de l’AAH, sur la base d’une évaluation négative rendue par un département. Mais un tel contrôle pourrait, selon nous, être difficilement admis dès lors que les textes le placent dans les mains de l’autorité judiciaire[66].

Enfin, le refus du procureur créé une situation complexe pour le traitement de la demande d’asile. Du point de vue de la préfecture, la demande a été présentée par un mineur ; devient-elle du fait du refus du procureur une demande présentée par un majeur, soumise notamment à l’application du règlement Dublin III ? Du point de vue de l’OFPRA, le dossier doit-il être traité comme un « dossier majeur », alors même que le demandeur affirme être mineur ? Ces difficultés ont été soulignées par le Défenseur des droits en 2016 dans une tierce intervention portée devant le Comité européen des droits sociaux : « Les textes prévoient que le formulaire de demande d’asile soit remis au représentant légal ou à l’AAH, dès que ce dernier est nommé. De nombreuses préfectures interprètent ces textes comme leur interdisant de remettre le formulaire au mineur, hors la présence de l’AAH ou du représentant légal. Or, lorsque sa minorité est contestée par les autorités judiciaires et que celles-ci, responsables de la désignation de l’AAH, le lui refusent, le mineur ne peut avoir accès la procédure d’asile, sauf à se déclarer majeur, ce que beaucoup d’entre eux sont légitimement peu enclins à faire. Dans les rares cas où l’on permet au mineur de déposer sa demande en préfecture en l’absence d’AAH, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) indique par la suite ne pouvoir traiter leur dossier sans ce représentant »[67].

 

B. Le contentieux spécifique issu du défaut de désignation de l’administrateur ad hoc

 

La désignation de l’administrateur ad hoc conditionne, aux yeux de l’autorité administrative, l’enregistrement de la demande d’asile du mineur. L’absence de désignation constitue donc un obstacle au droit de solliciter l’asile, que celle-ci tarde à être prononcée ou qu’elle ait fait l’objet d’un refus de la part du parquet. Dans le premier cas, le mineur se trouve ni plus ni moins empêché d’enregistrer sa demande. Dans le second, il est empêché de le faire en tant que mineur, le contraignant alors à modifier son âge parfois en contradiction avec les documents d’état civil qu’il a en sa possession.

Ces difficultés dans l’accès à l’asile donnent naissance à un contentieux qui vise à lever cet obstacle qui se dresse entre le mineur et le droit de solliciter l’asile. Ce contentieux de distingue de celui qui concerne le défaut de désignation de l’administrateur ad hoc pour le mineur placé en zone d’attente. Pour rappel, la loi impose une désignation « sans délai » pour tout mineur placé en zone d’attente, afin d’assurer sa représentation « dans le cadre des procédures administratives et juridictionnelles relatives » au maintien en zone d’attente[68]. Dans cette hypothèse, la présence de l’AAH conditionne la légalité des mesures adoptées à l’égard du mineur, au premier chef desquelles la décision de maintien en zone d’attente prise par le juge des libertés et de la détention. Elle exerce donc une contrainte sur l’administration et l’autorité judiciaire, qui explique que les désignations interviennent plus rapidement dans ce cadre que dans celui de la demande d’asile du mineur situé sur le terrain. Il s’ensuit également que l’absence de l’AAH est surtout invoquée pour obtenir la remise en liberté du mineur devant le juge des libertés et de la détention[69]. Le contentieux animant le droit d’asile du mineur situé sur le territoire présente un tout autre visage, puisqu’il a pour objet d’assurer l’effectivité d’un droit du mineur de solliciter l’asile qui se trouve entravé.

Comme vu précédemment, la désignation de l’AAH fait intervenir deux acteurs : le préfet qui initie la procédure et le procureur qui procède, en théorie, « sans délais » à cette désignation. Le contentieux en la matière se heurte donc au dualisme juridictionnel : compétence du juge administratif à l’égard de la décision préfectorale et compétence du juge civil à l’égard du procureur. Mais en pratique, cette répartition des contentieux est difficile à opérer, dès lors que le requérant est souvent dans l’impossibilité de savoir qui, du préfet ou du procureur, est responsable de la désignation tardive. Après son passage au GUDA, le demandeur d’asile n’est pas informé de ce que le préfet a, ou non, « avisé » le procureur en vue de la désignation d’un AAH. Cette « communication » ne fait en effet pas l’objet d’une décision formalisée et notifiée à l’intéressé. De la même manière, il n’est pas toujours informé de la décision du procureur de désigner, ou non, un AAH. Dans la mesure où cette désignation fait l’objet d’une décision de justice, elle devrait être notifiée à l’intéressé. Mais cette solution se heurte à des considérations pratiques tenant à la situation du mineur isolé qui, non pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, ne bénéficie d’aucune domiciliation[70].

Il n’est pas rare de voir des administrateurs ad hoc désignés « écumer » les réseaux associatifs à la recherche des mineurs dont ils doivent assurer la représentation et l’assistance. Face à ces incertitudes, le contentieux devrait se concentrer autour du juge administratif, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, il s’agit du juge « traditionnel » du droit d’asile, et le contentieux porte précisément sur l’accès à ce droit. Deuxièmement, le contentieux administratif offre une voie de recours qui pourrait dans certains cas s’avérer particulièrement efficace : le référé-liberté. Ce recours présente en effet plusieurs avantages (dispense du recours à un avocat[71], ouverture du prétoire malgré la minorité, toutefois uniquement dans des circonstances particulières[72], faculté du juge d’exercer un pouvoir d’injonction à l’encontre de l’administration, voire une astreinte, célérité de la procédure), là où le contentieux judiciaire offre des possibilités de recours plus incertaines[73]. Troisièmement, il pourrait permettre, selon les circonstances, non seulement d’obtenir la désignation de l’administrateur ad hoc mais aussi d’enregistrer la demande d’asile, malgré le défaut de représentation légale. Cela ressort par exemple d’une ordonnance du juge des référés dans laquelle le juge a considéré que « [l]e fait de différer, au-delà du délai de dix ouvrés fixé par les dispositions précitées, l’enregistrement de la demande d’asile fait obstacle à l’examen de celle-ci et empêche l’intéressé de bénéficier des conditions matérielles d’accueil »[74]. En l’espèce, il a enjoint au préfet de Paris de « saisir immédiatement le procureur » et d’enregistrer la demande d’asile dans un délai de trois jours ouvrés à compter de la notification de l’ordonnance. Quelques semaines plus tard, le tribunal administratif de Lyon a affirmé avec force que l’enregistrement de la demande d’asile « n’apparaît pas soumis, inconditionnellement, à la désignation préalable d’un administrateur ad hoc »[75]. L’administration doit donc enregistrer la demande d’asile, malgré l’absence d’AAH. Cette solution repose sur la violation du délai légal de trois jours (ou dix jours) entre la présentation et l’enregistrement de la demande d’asile qui résulte du retard pris dans la désignation, violation qui constitue aux yeux de ce juge administratif une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile. Elle fait preuve de pragmatisme en assurant l’effectivité du droit d’asile face à une administration habilement récalcitrante. D’ailleurs, le juge n’a pas manqué, dans l’une de ces espèces, de souligner qu’en raison de ces délais, le mineur s’approchait « dangereusement »[76] de la majorité. La conséquence est toutefois l’introduction des désordres déjà évoqués car la demande d’asile devient à moitié « mineur » – le demandeur se présentant comme mineur – et à moitié « majeur » – la demande ayant été introduire sans représentant ad hoc.

Néanmoins, la portée de cette jurisprudence, qui n’a pas été confirmée par le Conseil d’Etat, doit être nuancée. Si elle peut être admise sans difficulté lorsque l’intervention du préfet fait défaut[77], peut-elle s’appliquer lorsqu’il est établi que le préfet a bien saisi le procureur mais que celui-ci n’a pas rendu sa décision ? S’il est toujours cohérent dans cette hypothèse de faire prévaloir l’enregistrement de la demande d’asile sur le défaut de représentation, il n’en reste pas moins que le préfet ferait, dans ce cas, l’objet d’une injonction tout en n’étant pas à l’origine de l’atteinte au droit d’asile qui justifie cette injonction. Dans ce cas, le juge administratif peut être plus réticent à ordonner au préfet de procéder à l’enregistrement de la demande d’asile[78]. Reste également l’hypothèse d’un refus du procureur de procéder à la désignation de l’AAH. S’il ne peut être l’objet d’une action contentieuse devant le juge administratif, il peut toutefois être à l’origine d’une décision de l’administration ouvrant son prétoire. Il pourra notamment s’agir du classement de la demande, « devenue » majeure, en procédure « Dublin » ou en procédure accélérée. Et le juge administratif pourrait bien dans ce cas être amené à apprécier la minorité du demandeur d’asile et donc, indirectement la décision du procureur[79]. On le voit le contentieux relatif au défaut de désignation de l’administrateur ad hoc dans le cadre de la demande d’asile du mineur situé sur le territoire tend à se concentrer dans les mains du juge administratif.

***

Les mineurs isolés étrangers situés sur le territoire français sont l’un des parents pauvres du droit français de l’asile, qui ne fait que peu de cas de leur vulnérabilité pourtant incontestable[80]. L’étude révèle que la pratique tend de plus en plus à associer la possibilité de solliciter l’asile à une prise en charge par le biais de l’aide sociale à l’enfance, et d’exclure par conséquent les mineurs « non ASE » de l’accès à la protection conventionnelle ou subsidiaire. Les obstacles se sont en effet multipliés pour cette dernière catégorie de demandeurs d’asile. D’une part, ils ne bénéficient pas d’une pleine prise en charge par les acteurs de l’asile (PADA, OFII). D’autre part, ils se heurtent à la défiance des services préfectoraux et/ou du parquet, qui peuvent paralyser leur demande en refusant la désignation de l’administrateur ad hoc ou en retardant celle-ci jusqu’à leur majorité. Si le contentieux administratif permet très souvent de faire sauter ces verrous, c’est au prix d’une lutte parfois acharnée qui ferait presque oublier qu’est en cause le bénéfice d’une protection due au titre des persécutions subies par un mineur dans son pays d’origine. Pourquoi autant de réticence à l’égard du droit d’asile des MIE ? L’enjeu n’est pas, précisons-le, l’accès à un droit : le droit d’asile et son corolaire, le droit de solliciter l’asile, sont reconnus aux mineurs comme aux majeurs. Il se situe dans l’application du règlement Dublin III qui permet à la France de renvoyer le demandeur d’asile, dès lors qu’il n’est plus considéré comme mineur, dans un autre Etat de l’Union européenne. La condition juridique des mineurs isolés étrangers au regard du droit d’asile est donc une nouvelle illustration d’une politique migratoire qui se veut davantage quantitative que qualitative.

 

 

 

 

 

[1] Le droit de l’Union européenne utilise le terme de « mineur non accompagné » (voir la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection qui le définit – article 2 – comme « un mineur qui entre sur le territoire des Etats membres sans être accompagné d’un adulte qui est responsable de lui, de par le droit ou la pratique en vigueur dans l’Etat membre concerné »). La pratique française est plus incertaine. Longtemps, le terme de « mineurs isolés étrangers » a été préféré avant que celui de « mineurs non accompagnés » lui soit substitué afin d’être en adéquation avec les textes européens (voir sur ce point, le site du Ministère de la Justice http://www.justice.gouv.fr/art_pix/FAQ_mineurs_isoles.PDF, p. 4). Il est à noter toutefois que les textes législatifs et réglementaires français ne recourent pas à l’une ou l’autre de ces notions, dès lors appréhendent le « mineur privé temporairement ou définitivement de la protection de sa famille » (article L. 221-2-2 du Code de l’action sociale et des familles) indistinctement de sa nationalité, française ou étrangère. Certaines circulaires traitant de sujets propres aux mineurs étrangers utilisent néanmoins cette terminologie (voir par exemple la référence faite au « mineur isolé » dans la circulaire du 14 avril 2005 n° CIV/01/05 prise en application du décret n° 2003-841 du 2 septembre 2003 relatif aux modalités de désignation et d’indemnisation des administrateurs ad hoc institués par l’article 17 de la loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale).

[2] Rapport d’information n° 598 (2016-2017) de Mme Élisabeth Doineau et M. Jean-Pierre Godefroy, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 28 juin 2017.

[3] Article L. 112-3 du code de l’action sociale et des familles.

[4] Voir sur ce point, Carayon Lisa, Mattiussi Julie, Vuattoux Arthur, « « Soyez cohérent, jeune homme ! ». Enjeux et non-dits de l’évaluation de la minorité chez les jeunes étrangers isolés à Paris », Revue française de science politique, 2018/1 (Vol. 68), p. 31-52. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2018-1-page-31.htm

[5] La Convention de Genève ne fixe pas d’âge pour déposer une demande d’asile.

[6] CE, Assemblée, 21 décembre 2012, n° 332491.

[7] Voir Décision du Défenseur des droits n° 2017-205, 28 juin 2017, p. 2.

[8] UNHCR, UNHCR / Conseil de l’Europe, Unaccompanied and separated asylum-seeking and refugee children turning eighteen: what to celebrate? UNHCR / Council of Europe field research on European State practice regarding transition to adulthood of unaccompanied and separated asylum-seeking and refugee children, Strasbourg Mars 2014, p. 2.

[9] Rapport d’activité OFPRA, 2017, p. 11.

[10] Le rapport précité du HCR évalue à 10% seulement le ratio de mineurs isolés ayant déposé une demande d’asile par rapport au nombre de mineurs éligibles à la protection conventionnelle ou subsidiaire (précité, p. 22).

[11] Lors d’une table ronde organisée le 28 mars 2018 par FTDA et ARRECO, un membre de l’OFPRA a souligné la difficulté d’apporter l’information à ce jeune public.

[12] Rapport d’activité OFPRA, 2017, p. 11

[13] Dans la mesure où cela est conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant, voir Article 8 du règlement (UE) No 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

[14] Voir FTDA, Rapport sur la demande d’asile mineurs dans 27 Etats membre, p. 20. En pratique, la préfecture procède au relevé d’empreintes du demandeur d’asile mineur et interroge le fichier EURODAC. Toutefois, elle ne tire pas de conséquences des résultats obtenus quant à l’existence d’une demande d’asile dans un autre Etat membre. Le rapport précité révèle toutefois que « en 2011, il semble que la France ait remis 10 mineurs non accompagnés à d’autres Etats membres dans le cadre du règlement Dublin II. La Hongrie déclare également accueillir des mineurs transférés depuis la France ».

[15] Conformément à l’article 25§6a) de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

[16] Le rapport d’activités de l’OFPRA indique pour l’année 2017 que 87,1 % des demandes d’asile de mineurs ont été enregistrées en procédure normale par les services préfectoraux (p. 44).

[17] Article 6 de la Loi n°2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, publiée au JORF n°0209 du 11 septembre 2018.

[18] Voir article L. 723-2 du CESEDA.

[19] Voir article L. 723-3 du CESEDA et Article 31§7b) de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

[20] Certaines données de cette étude reposent sur une observation de la pratique faite par l’auteure dans le cadre du suivi de plusieurs mineurs isolés demandeurs d’asile en Ile-de-France. Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteure et n’engagent pas les associations et membres d’associations œuvrant en faveur des mineurs isolés étrangers. La présente étude se concentre sur la demande d’asile du mineur présent sur le territoire et non sur celle, particulière, applicable en zone d’attente. Sur cette dernière hypothèse, voir B. Hild, « L’accès du mineur isolé étranger à la demande de protection », in J. Fernandez, C. Laly-Chevalier (dir.), Droit d’asile. Etat des lieux et perspectives, Paris, Pedone, 2015, pp. 69-87, et spéc. pp. 73-81.

[21] CNCDH, Avis sur le régime d’asile européen commun, adopté le 28 novembre 2013, op. cit., § 17 et suivants qui recommande, de manière générale, un accès direct à l’OFPRA.

[22] En application de l’article L. 744-1 du CESEDA.

[23] Voir le Cahier des clauses techniques particulières du marché public relatif aux Prestations de premier accueil et d’accompagnement des demandeurs d’asile.

[24] Un régime plus protecteur aurait pu reposer sur un accès direct à l’OFPRA.

[25] Pour un constat analogue en ce qui concerne le traitement des mineurs étrangers en zone d’attente, B. Hild, « L’accès du mineur isolé étranger… », op. cit., p. 76 à propos de l’octroi du jour franc.

[26] A la différence d’autres Etats membres de l’Union européenne comme la Belgique, l’Estonie, la Grèce, l’Italie, la Roumanie, ou encore l’Espagne (voir l’étude coordonnée par FTDA, Le droit d’asile des mineurs isolés étrangers dans l’Union européenne. Etude comparative dans 27 pays de l’UE, p. 16). Voir à cet égard, l’Observation du comité des droits des enfants n°6 qui souligne (§70) que « la demande d’admission au statut de réfugié déposée par un enfant non accompagné ou séparé doit être traitée à titre prioritaire et tout devrait être fait pour rendre une décision rapide et équitable ».

[27] Marché n°190002 « Prestations de premier accueil des demandeurs d’asile », Cahiers des clauses Techniques Particulières, p. 5.

[28] Les textes prévoient que le demandeur d’asile qui ne dispose ni d’un hébergement ni d’un domicile stable « bénéficie du droit d’élire domicile auprès d’une personne morale conventionnée à cet effet par chaque département (…) » (article L. 744-1 al 3 du CESEDA). Cette domiciliation a été déléguée aux PADA, situation à nouveau préjudiciable aux mineurs isolés lorsqu’ils ne peuvent avoir accès à la PADA. Or, la domiciliation est une étape importante pour le demandeur d’asile. D’une part, elle assure les bases d’une future correspondance avec l’OFPRA et, d’autre part, elle permet l’ouverture des droits à la CMU.

[29] Voir l’article L. 744-1 du CESEDA qui prévoit que « Les conditions matérielles d’accueil du demandeur d’asile (…) sont proposées à chaque demandeur d’asile par l’Office français de l’immigration et de l’intégration après l’enregistrement de la demande d’asile par l’autorité administrative compétente (…) ».

[30] Voir toutefois, l’article L. 741-3 al 4 qui prévoit qu’en parallèle de la procédure de désignation de l’administrateur ad hoc « [l]e Président du conseil départemental est immédiatement informé (…) afin de lui permettre d’évaluer la situation du mineur sans représentant légal et de déterminer les actions de protection et d’aide dont ce mineur a besoin ». Lors de l’adoption de la loi du 29 juillet 2015, l’Assemblée nationale a adopté cet amendement, afin de « permettre l’accès le plus rapide possible du mineur isolé dans le dispositif de l’aide sociale à l’enfance » (Rapport n°425 de M. François-Noël Buffet fait au nom de la commission des lois du Sénat, 5 mai 2015, p. 156).

[31] C’est ainsi que la mission de l’administrateur ad hoc prend fin « dès la désignation d’un tuteur » (circulaire n°CIV/01/05 précitée).

[32] Article 25§1a) de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

[33] Article R. 111-14 du CESEDA.

[34] Voir toutefois, la circulaire n°CIV/01/05 précitée qui précise que « [l]a mission de l’administrateur ad hoc nécessite une bonne compétence juridique, notamment en matière de droit des étrangers, et requiert également une bonne appréhension de la psychologie des mineurs ».

[35] La liste des administrateurs ad hoc dissocie la représentation des mineurs victimes et celle de mineurs isolés étrangers.

[36] Article L. 741-3 du CESEDA, et les précisions apportées par le circulaire précitée.

[37] Article 25§1a)

[38] Article 25§1b) qui prévoit que les Etats membres « veillent à ce que le représentant ait la possibilité d’informer le mineur non accompagné du sens et des éventuelles conséquences de l’entretien personnel et, le cas échant, de lui indiquer comment se préparer à celui-ci ».

[39] Voir Article 6, c) et e) du règlement n° 2016/679 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données. Le traitement de ces données semble également exclu du droit d’opposition (voir Article 21 du règlement).

[40] Voir Article 8 du règlement précité.

[41] Les droits reconnus au demandeur d’asile dans le cadre du fichier EURODAC sont précisés par l’article 29 du règlement n° 603/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relatif à la création d’Eurodac pour la comparaison des empreintes digitales.

[42] On soulignera à cet égard la contradiction dans la pratique de certaines préfectures qui refusent de délivrer au mineur les informations relatives au droit d’asile (le Guide du demandeur d’asile) en l’absence de son administrateur ad hoc, mais qui procèdent sans ce dernier au relevé des données biométriques du mineur.

[43] Article L. 741-3 du CESEDA.

[44] Voir TA Paris, ordonnance du juge des référés du 5 février 2018, n°1801653/9 qui évoque une pratique « non contestée » de convocation en vue de l’enregistrement de la demande plus de deux mois après la présentation de la demande d’asile.

[45] La « présentation » de la demande d’asile par le mineur, qui correspond au passage en PADA ou, le cas échéant, au premier passage en GUDA. Voir dans ce sens, CAA Lyon, 20 mars 2018, n°17LY04037 et CAA Bordeaux, 30 mars 2018, n°18BX00074 (qui assimile d’ailleurs la « présentation » de la demande d’asile à son « introduction » au titre de la mise en œuvre du règlement Dublin III).

[46] Voir article L. 741-1 du CESEDA.

[47] A l’heure où une récente circulaire du Ministre de l’Intérieur demande aux préfets de « converger progressivement » vers le délai légal de trois jours (circulaire du 12 janvier 2018 relative à la réduction des délais d’enregistrement des demandes d’asile aux guichets uniques).

[48] Article L. 221-5 du CESEDA.

[49] Il se peut également que le mineur fasse l’objet durant ce délai d’un placement au titre de l’aide sociale à l’enfance. Dans ce cas, la règle voudrait que le bénéfice de l’administrateur ad hoc tombe. On a pu toutefois remarquer en pratique que la coordination entre le procureur, la préfecture d’une part et le juge des enfants n’est pas toujours établie.

[50] UNHCR, Conseil de l’Europe, « Unaccompanied and separated asylium-seeking and refugee children turning eighteen: what to celebrate?”, 2014, disponible sur internet (www.coe.int.).

[51] L’acquisition de la majorité entraine la fin de la mission de l’administrateur ad hoc. C’est une solution retenue par de nombreux Etats (voir sur ce point, le rapport du HCR, pp. 24-26) ; elle a pu être observée dans la pratique française. La directive « Procédures » prévoit d’ailleurs que l’Etat membre peut refuser de procéder à la désignation d’un administrateur ad hoc lorsqu’il est vraisemblable que le jeune atteigne l’âge de 18 ans avant la décision de première instance (article 25§2 de la directive). Du côté de l’OFPRA, des incertitudes semblent entourer le traitement des dossiers de demandeurs d’asile « devenus majeurs ». Sur le plan procédural, sont-ils toujours traités par des officiers de protection spécialisés ? Sur le plan substantiel, de quelle manière les officiers de protection prennent-ils en compte les persécutions ayant été portées à l’égard du demandeur alors encore mineur ? Comme le souligne un rapport, « [e]n France, les institutions responsables du droit d’asile affirment que même si la demande est traitée une fois l’âge de 18 ans atteint, le fait que le demandeur ait été victime de persécutions alors qu’il était mineur est pris en compte. En pratique, cependant, il semble que ce ne soit pas si évident » (rapport de FTDA, p. 37).

[52] CJUE, A et S contre Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, arrêt de la Cour du 12 avril 2018, C-550/16.

[53] Comme le précise la Cour, le droit au regroupement familial des ascendants ne peut faire l’objet d’aucune marge d’appréciation de la part des Etats, lorsqu’il est demandé par un mineur non accompagné (voir CJUE, précité, § 34).

[54] § 55.

[55] § 56. Voir dans le même sens, §§ 59-60.

[56] Notons que le raisonnement de la Cour se fonde sur le caractère déclaratif du statut du réfugié qui implique que le ressortissant de l’Etat tiers éligible à la protection internationale « bénéficie d’un droit subjectif à ce qu’il lui soit reconnu le statut de réfugié, et ce avant même qu’une décision formelle ait été adoptée à cet égard » (§54). Il reste à déterminer dans quelle mesure le caractère recognitif du statut de réfugié peut déployer ses effets sur les aspects procéduraux de la demande d’asile.

[57] Observatoire national de la protection de l’enfance, « Mineurs non accompagnés. Quels besoins et quelles réponses ? », février 2017, pp. 38-40.

[58] A contrario, un placement du mineur auprès des services départementaux de l’Aide sociale à l’enfance devrait conduire le procureur à reconnaître la qualité de mineur du demandeur d’asile (voir toutefois l’ordonnance du TA de Lyon précité qui montre qu’en l’espère le procureur n’avait pas suivi la position du juge des enfants qui avait placé le jeune jusqu’à sa majorité), mais qui a « perdu » son isolement. Cette situation devrait, en toute logique, conduire à un refus de désignation de l’administrateur ad hoc (voir dans ce sens, l’article L. 741-3 du CESEDA qui prévoit que « [l]a mission de l’administrateur ad hoc prend fin dès le prononcé d’une mesure de tutelle). Cette solution est conforme au droit européen qui apprécie l’isolement de manière continue à compter de son entrée sur le territoire de l’Etat membre. Ainsi, que l’a précisé il y a peu la Cour de Justice de l’Union européenne, « un mineur non accompagné au moment de son entrée, qui est ensuite pris en charge par un adulte responsable de lui par la loi ou la coutume, ne satisfait pas à [la condition qu’il soit non accompagné] » (voir CJUE précitée, § 38). On notera ici l’appréciation différente que retient la Cour en ce qui concerne la détermination de la qualité de « mineur » au sens du droit européen de l’asile.

[59] Qu’il s’agisse des règles concernant la désignation « immédiate » du représentant (article 25 de la directive « Procédures » précitée) ou de celles qui imposent la célérité dans le traitement des demandes d’asile (voir notamment le préambule de la directive précitée).

[60] Pour Visabio, voir article R. 611-12 du CESEDA (qui mentionne les « agents des préfectures et ceux chargés de l’application de la réglementation relative (…) au traitement des demandes d’asile (…) »).

[61] Pour Visabio, voir article R. 611-8 du CESEDA (qui prévoit de manière particulièrement large que le fichier a pour finalité « de mieux garantir le droit au séjour des personnes en situation régulière et de lutter contre l’entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France, en prévenant les fraudes documentaires et les usurpations d’identité »). Cette formulation pourrait permettre aux autorités habilitées (et à elles seules) d’interroger le fichier Visabio sur un demandeur d’asile mineur, afin de déterminer s’il est connu du fichier et le cas échéant en tant que majeur ou mineur (dans l’affaire portée devant le TA de Lyon précitée, le préfet semble avoir justifié le refus de désignation de l’administrateur ad hoc opéré par le procureur par les informations contenues dans le fichier Visabio).

Pour Eurodac, voir le préambule du règlement UE n° 603/2013 du 26 juin 2013 relatif à la création d’Eurodac (voir également, l’arrêt de la Cour d’appel de Toulouse du 16 février 2018 n° 2018/36, qui considère que « le relevé et la comparaison des empreintes par l’intermédiaire de ce fichier sont circonscrits à la détermination du pays responsable de la demande d’asile émanant d’une demandeur extérieur à l’union européenne ainsi qu’en matière répressive, à la consultation par les autorités de sûreté chargées de la sécurité intérieure dans le cadre de la recherche d’actes de terrorisme ou d’infractions graves, de sorte que son utilisation comme en l’espère, en matière de détermination de la minorité d’une ressortissant d’un pays extérieur à l’union européenne demandant à bénéficier du dispositif de protection des mineurs isolés, préoccupation étrangère à la finalité du fichier Euradac, constitue incontestablement un détournement de finalité au sens des dispositions de l’article 3 du (…) règlement »). Cette solution a été rendue à propos de l’utilisation par le juge des enfants des informations contenue dans le fichier Eurodac. On peut se demander si elle pourra valoir également lorsque le préfet consulte le fichier Eurodac, certes dans le cadre d’une demande d’asile mais dans le but de déterminer la minorité du demandeur (et non uniquement de déterminer l’Etat responsable). L’enjeu est d’importance car de nombreux migrants mineurs sont parfois contraints dans certains pays à se présenter comme majeurs lors des opérations à la frontière.

[62] Voir pour un exemple en ce sens, la décision du Défenseur des droits n°2017-158 du 3 mai 2017 qui indique à propos des deux enclaves espagnoles (Ceuta et Melilla) au Maroc que « lorsque les mineurs non accompagnés souhaitent poursuivre leur parcours migratoire, ils se déclarent majeurs dans l’espoir de rejoindre la péninsule espagnole et de pouvoir ainsi franchir la frontière avec la France » (p. 11).

[63] Comme vu précédemment, la légalité de cette consultation est conditionnée par le respect de la finalité desdits fichiers.

[64] Article 51 de la Loi n°2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, publiée au JORF n°0209 du 11 septembre 2018.

[65] Voir le contre rendu intégral des débats devant le Sénat pour la date du 25 juin 2018 à propos de l’article 26 quater du projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif.

[66] On notera que la circulaire de 2005 n’apporte aucune précision quant aux pouvoirs dont dispose la préfecture, contrairement aux directives qu’elle formule à l’égard de la police aux frontières lorsque le mineur est placé en zone d’attente (investigations en vue d’« établir clairement sa minorité »).

[67] Décision MDE-MSP-2016-002 du 26 février 2016 relative à une tierce intervention concernant l’accueil et la prise en charge des mineurs isolés étrangers portée devant le CEDS, p. 16.

[68] Article L. 221-5 du CESEDA.

[69] Voir par exemple, Cour de Cassation, 22 mai 2007, n°17-238 ; Cour de Cassation, 6 mai 2009, n°08-14519 (sous réserve toutefois de « circonstances particulières » qui peuvent justifier le retard à la désignation de l’AAH en zone d’attente).

[70] Les décisions du parquet mentionnent ainsi le fait que le mineur est « sans domicile fixe ».

[71] Même si on imagine mal un mineur isolé procéder lui-même à l’introduction d’une requête en référé, la dispense d’un avocat peut permettre à une association de rédiger le recours au nom du mineur.

[72] L’arrêt du Conseil d’Etat du 30 décembre 2011 « Lassana B. » est venu restreindre l’accès des mineurs non émancipés au prétoire du juge du référé-liberté. Après avoir indiqué que le « mineur non émancipé ne dispose pas, en principe, de la capacité pour agir en justice », la haute juridiction a considéré que seules des « circonstances particulières » pouvaient justifier l’ouverture du prétoire du juge des référés-liberté. Cette solution restreint les possibilités pour les mineurs de contester devant le juge administratif les refus de pris en charge par l’ASE dont ils font l’objet. En ce qui concerne l’asile, il ressort de la jurisprudence administrative que la circonstance que le mineur étranger isolé sollicite l’asile en France constitue une « circonstance particulière » ouvrant le prétoire du juge des référés (voir par exemple TA Lyon, ordonnance précitée, considérant 7).

[73] La circulaire précitée ne mentionne pas les voies de recours ouvertes à l’encontre de la décision du parquet.

[74] TA Paris, ordonnance du 5 février 2018, n°1801653/9, considérant 5.

[75] TA Lyon, ordonnance précitée, considérant 9.

[76] Le juge administratif soulève dans son ordonnance le risque que le demandeur d’asile de perdre les garanties dont bénéficient le demandeur d’asile mineur (examen spécifique par l’OFPRA, regroupement familial des ascendants…). Il semble ainsi considérer que la date d’enregistrement de la demande d’asile est pertinente pour déterminer l’application de ces garanties (voir considérant 8). Cette solution doit aujourd’hui être nuancée avec le récent arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne précité.

[77] Tel était le cas dans les deux espèces précitées. Dans l’affaire portée devant le Tribunal administratif de Lyon, la désignation de l’administrateur ad hoc avait été réalisée le jour du dépôt de la requête et le requérant s’était désisté de ces conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint au préfet de saisir le procureur de la République. Le juge administratif fit toutefois injonction au préfet d’enregistrer la demande d’asile au plus tard le jour de la prochaine convocation du demandeur à la préfecture.

[78] Voir dans ce sens, TA de Paris, ordo. du 27 juillet 2018, n°1813550/9, considérant 6 : « il [le requérant] n’est pas fondé à soutenir, en l’état de l’instruction, que le refus du préfet de police d’enregistrer sa demande d’asile, alors que la procédure de désignation de l’administrateur ad hoc par le procureur de la République est en cours, porte, dans ces conditions, une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile ».

[79] Dans l’ordonnance précitée du TA de Lyon, le juge des référés a considéré qu’aucun élément ne permettait de sérieusement remettre en cause la minorité du demandeur d’asile, si bien que « ce dernier ne peut qu’être regardé, à la date de la présente ordonnance, comme âgé de moins de 18 ans » (TA Lyon, préc., cons. 5). Dans cette affaire, c’est le préfet qui avait appuyé l’argument de la majorité (voir considérant 5 : « malgré les éléments figurant dans la fiche Visabio produite par le préfet »).

[80] La loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie ne prend pas en compte cette problématique. Le texte adopté apporte seulement deux modifications aux droits du mineur isolé étranger en matière d’asile. Premièrement, il étend la réunification familiale du mineur aux « mineurs non mariés dont [ses ascendants directs] ont la charge effective » (article 3 de la loi précitée). Deuxièmement, il accorde au mineur isolé le droit de poursuivre son contrat d’apprentissage ou de professionnalisation pendant la durée de traitement de sa demande d’asile (article 49).

Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Premier semestre 2018 

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Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à Université de Montpellier, IDEDH

Caroline Boiteux-Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH

Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS,

Après Interlaken (2010), Izmir (2011), Brighton (2012) Oslo (2014) et Bruxelles (2015), c’est à Copenhague qu’a eue lieu une nouvelle (encore une) Conférence de haut niveau sur la réforme du système de la Convention (12/13 avril 2018). Et le constat est toujours le même : « rien de très novateur, encore moins de révolutionnaire, n’en ressort » pour reprendre l’heureuse formule employée par les Professeurs S. Touzé et D. Szymczak à propos de la Déclaration de Bruxelles 1. Les thèmes abordés sont somme toute assez classiques (rôle des Etats dans la mise en œuvre de la Convention, exécution des arrêts, dialogue entre la Cour et les Etats…) et la prudence est de mise s’agissant des engagements pris. De sorte qu’il est bien difficile de mettre en exergue des avancées significatives en termes d’évolution du système européen de protection des droits de l’homme (voy. notamment D. Szymczak, « Putsch manqué ou marché de dupes? Retour sur la conférence de Copenhague des 12 et 13 avril 2018 », RTDH, 2018, p. 813). On retiendra surtout le décalage important entre le projet initial de la déclaration (très régressif au demeurant tant l’unique objectif semblait être la réduction du champ d’intervention de la Cour) et la version finale qui sauve l’essentiel. C’est ainsi qu’ont été supprimées toutes les recommandations qui empiétaient sur le rôle de la Cour 2. Le point 10 de la Déclaration rappelle, à juste titre, « que le renforcement du principe de subsidiarité n’a pas pour but de limiter ou d’affaiblir la protection des droits de l’homme ». Sans doute, faut-il contextualiser la Déclaration pour en avoir une vision moins négative. Comme on le perçoit aisément, le rappel de « l’importance de maintenir un budget suffisant pour que la Cour, ainsi que le Service de l’exécution des arrêts, puissent relever les défis actuels et futurs » a pour toile de fond les décisions prises par la Russie et la Turquie en 2017 de suspendre leur participation au budget de la Cour.

Lors du premier semestre 2018, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme s’est révélée particulièrement riche, avec notamment plusieurs arrêts importants sur le terrain de l’article 6, qu’il s’agisse de la question de la compétence civile universelle pour les actes de torture (Gde ch., 15 mars 2018, Naït-Liman c/ Suisse, n° 51357/07, JDI, chron. n° 5, obs S. Touzé), du droit pour un avocat de se défendre lui-même (Gde ch., 4 avr. 2018, Correia de Matos c/ Portugal, n° 56402/12) ou bien encore de l’exécution du mandat d’arrêt européen avec en filigrane la question des rapports entre le droit de l’Union européenne et la Convention (17 avr. 2018, Pirozzi c/ Belgique, n° 21055/11). Compte tenu de la période d’état d’urgence prolongée qu’a connue la France ces dernières années et du débat toujours ouvert sur la question du terrorisme et des droits de l’homme, il est logique que les arrêts relatifs à l’état d’exception en Turquie occupent le devant de la scène (20 mars 2018, Şahin Alpay c/ Turquie, n° 16538/17 ; 20 mars 2018, Mehemet Hasan Altan c/ Turquie, n° 13237/17). Il faut savoir gré à la Cour d’avoir clairement rappelé que l’article 15 n’autorise pas les Etats à s’affranchir à leur guise du respect de la Convention européenne. Les multiples violations de la Convention retenues dans ces arrêts ne constituent pas véritablement une surprise. Dès juillet 2016, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe soulignait que, même en tenant compte du recours à la clause dérogatoire, les mesures prises soulevaient de « très sérieux doutes quant à [leur] compatibilité avec la CEDH et les principes de l’état de droit » 3. Sans avoir cette vocation à passer à la postérité, les affaires françaises sur les violences policières (7 juin 2018, Toubache c/ France, n° 19510/15 ; 21 juin 2018, Semache c/France, n° 36083/16) méritent d’être mentionnées. La Cour y condamne la France pour violation de l’article 2 qui protège le droit à la vie en stigmatisant un recours à la force disproportionnée (dans la première affaire où était en cause un tir mortel sur un véhicule en fuite par un gendarme) et l’indifférence totale des policiers (dans la seconde affaire qui concernait le décès d’un arrêt cardiaque d’un homme dans un commissariat après avoir été menotté au sol dans son vomi durant plus d’une heure, sans soins ni surveillance médicale). Ce qu’il y a d’inquiétant dans ces deux arrêts est que les juges internes n’aient pas retenu une violation du droit à la vie… Aussi, l’actualité du semestre écoulé confirme la vitalité du « contentieux constitutionnel » 4 à un moment important, à savoir celui de l’entrée en vigueur le 1er août 2018 du Protocole 16 à la CEDH prévoyant la possibilité pour les plus hautes juridictions nationales des Etats d’adresser des demandes d’avis à la Cour européenne des droits de l’homme. A cet égard, l’arrêt de Grande chambre G.I.E.M. e. a. c/ Italie (28 juin 2018, n° 1828/06) fera date. La Cour y fait preuve d’ouverture et de fermeté face aux interprétations de la Cour constitutionnelle italienne sur la portée du principe de légalité des délits et des peines. Il est d’ailleurs pertinent de dresser un parallèle avec l’arrêt Taricco II 5 rendu par la Cour de justice de l’Union européenne 6 révélateur également des réticences de la Cour constitutionnelle italienne de se ranger à la jurisprudence de cette dernière, ce qui n’a pas été vain. À propos de cet arrêt, le Professeur Coutron écrit, en effet, que « c’est à un véritable numéro d’équilibriste que se livre la Cour en s’efforçant de préserver l’arrêt Taricco I, tout en acceptant d’y déroger et, partant, d’en réduire la portée à une peau de chagrin » 7. On sera moins critique à l’égard de la Cour de Strasbourg. Toujours ouverte au dialogue, elle ne transige pas sur l’essentiel : la portée contraignante de tous ses arrêts. C’est en ce sens qu’il convient de comprendre la formule, trop peu remarquée, selon laquelle « [tous les] arrêts ont tous la même valeur juridique. Leur caractère contraignant et leur autorité interprétative ne sauraient par conséquent dépendre de la formation de jugement qui les a rendus » (§ 252). Dans un contexte marqué par une forte contestation de son rôle, ce rappel en forme d’évidence est salutaire. Une fois n’est pas coutume, la question des rapports entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité en France a été abordée par la Cour dans une décision d’irrecevabilité 8. Ainsi, prend-elle soin d’affirmer que « le contrôle de conformité d’une mesure individuelle à la Convention effectué par le « juge ordinaire » est distinct du contrôle de conformité de la loi à la Constitution effectué par le Conseil constitutionnel : une mesure prise en application d’une loi dont la conformité aux dispositions constitutionnelles protectrices des droits fondamentaux est établie peut être jugée incompatible avec ces mêmes droits tels qu’ils se trouvent garantis par la Convention à raison par exemple de son caractère disproportionné dans les circonstances de la cause » (§ 28). C’est peu de dire qu’à travers cette motivation la Cour se fait l’écho des évolutions jurisprudentielles récentes tendant à généraliser le contrôle de conventionnalité in concreto 9. Au cas d’espèce, elle ne manque d’ailleurs pas de vanter ses mérites en déclarant une requête irrecevable au motif que les requérantes ont délaissé le recours pour excès de pouvoir, voie de recours qui aurait pu conduire à l’exercice d’un contrôle de proportionnalité in concreto. La motivation de la décision suggère en creux que les juges ordinaires sont encouragés « à l’exercer : c’est les avertir que le principe de subsidiarité ne peut s’épanouir que si les juridictions nationales jouent le jeu du contrôle du contrôle de proportionnalité in concreto » 10. Mais ce serait peut-être aller un peu vite en besogne que d’affirmer que la décision Charron Merle-Motet suggère que le contrôle de conventionnalité in concreto est le seul compatible avec la Convention européenne, d’autant que l’on sait que la Cour, elle-même, déplace de plus en plus son contrôle du concret vers l’abstrait. En un mot, la portée de cette décision d’irrecevabilité focalisée sur le respect de la règle d’épuisement des voies recours internes ne doit pas être exagérée. Il est cependant indubitable que ce phénomène de concrétisation renforce l’utilité et l’attractivité du contrôle de conventionnalité, même en cas d’utilisation de la nouvelle demande d’avis issue du Protocole n° 16 par le Conseil constitutionnel 11.

Enfin, last but not least, en ce qui concerne la composition de la Cour, on relèvera que trois nouveaux juges ont débuté leur mandat de neuf ans : Maria Elósegui Ichaso (au titre de l’Espagne) – qui a pour l’essentiel suivi une carrière universitaire et d’experte auprès du Conseil de l’Europe – Lado Chanturia (au titre de la Géorgie) – ancien Ministre de la Justice et Président de la Cour suprême de Géorgie – et Ivana Jelic (au titre du Monténégro) – universitaire, qui a été membre et vice-présidente du Comité des droits de l’homme des Nations Unies. Leur élection par l’Assemblée parlementaire n’a pas soulevé de difficultés majeures, sauf pour Maria Elósegui Ichaso qui n’avait pas été désigné comme la candidate la plus qualifiée par la Commission sur l’élection des juges à la Cour européenne des droits de l’homme 12, au profit de Monsieur José Martín y Pérez De Nanclares (universitaire reconnu ayant beaucoup publié dans le domaine des droits de l’homme). Reste qu’au moment de l’élection, l’Assemblée parlementaire lui a préféré Madame Elósegui Ichaso, sans doute pour des raisons politiques, José Martín y Pérez De Nanclares étant proche du Parti populaire en Espagne. Dans la dernière livraison de sa chronique « Actualité de la CEDH » à l’AJDA, le Professeur Burgorgue-Larsen se livre à une analyse très fine et incisive de « cette désastreuse péripétie » qui relance le débat sur les lacunes de la procédure d’élection des juges à la Cour 13. L’enjeu est pourtant de taille. La Déclaration de Copenhague sur la réforme du système de la Convention européenne des droits de l’homme ne souligne-t-elle pas qu’un « défi central pour garantir l’effectivité à long terme du système de la Convention est de veiller à ce que les juges de la Cour jouissent de la plus haute autorité en droit national et international ». En attendant, la juge espagnole a commencé son mandat… au sein de la 3ème section, avec une opinion dissidente déjà très remarquée qui fait froid dans le dos dans l’affaire Mariya Alekhina et autres c/ Russie 14.

Pour la période allant du 1er janvier au 30 juin 2018, l’accent sera mis sur six thématiques : le contrôle des mesures prises en période d’état d’urgence (I), le principe de légalité des délits et des peines (II), le droit à un procès équitable (III), la protection des demandeurs d’asile (IV), la protection des populations vulnérables (V) et le droit au respect de la vie privée et de la correspondance (VI).

I- La difficile protection de l’État de droit face aux mesures sécuritaires

Au cœur de ses préoccupations essentielles, la protection de l’État de droit amène régulièrement la Cour à en redessiner les contours 15, qu’il s’agisse de contrôler les dérogations aux exigences conventionnelles fondées sur l’article 15 (A) ou de sanctionner les États ayant procédé à des remises de prisonniers à la CIA et permis ainsi les mauvais traitements subséquemment infligés (B).

A- Le contrôle des dérogations fondées sur l’article 15

Deux arrêts turcs du 20 mars 2018 (Şahin Alpay, n° 16538/17 et Mehemet Hasan Altan, n° 13237/17) – concernant l’arrestation et la détention de journalistes accusés d’infraction en lien avec le terrorisme à la suite de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 ayant entraîné la mise en œuvre de l’état d’urgence – méritent de retenir l’attention. Le Secrétaire général du Conseil de l’Europe ayant été dûment informé, la Cour considère que la dérogation aux exigences de la Convention était bien justifiée par l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » et procède à l’examen au fond de la proportionnalité des ingérences contestées. Poursuivis devant une cour d’assises pour tentative de renversement des pouvoirs constitutionnels et commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans en être membre, les requérants formèrent chacun un recours constitutionnel pour tenter d’obtenir la levée de leur détention provisoire. Or, bien que la Cour constitutionnelle ait jugé qu’« en l’absence de tout motif concret autre que leurs articles ou interventions à la télévision, leur placement et leur maintien en détention provisoire étaient inconstitutionnels aussi bien sous l’angle des droits protégés par l’article 5 que de ceux protégés par l’article 10 de la Convention », les cours d’assises refusèrent cependant de les remettre en liberté, au motif que la Cour constitutionnelle n’avait pas compétence pour examiner des preuves.

Estimant que celle-ci n’« aurait pu examiner la légalité de la détention provisoire sans examiner les preuves figurant au dossier » et que « le caractère contraignant de ses arrêts [était] précisément l’un des motifs qui ont permis de considérer qu[’elle] offrait un recours effectif à épuiser en matière de détention provisoire » 16, la Cour conclut tout d’abord (par six voix contre une) à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention, au motif que « les tribunaux compétents […] doivent réagir d’une manière qui entraînerait nécessairement la libération du requérant, à moins que de nouveaux motifs et éléments de preuve justifiant le maintien en détention provisoire ne soient présentés » (Cour EDH, Şahin Alpay, § 115). En effet, comme elle l’a souvent répété 17, « [q]u’un autre tribunal remet[te] en question [en interprétant différemment le droit interne] les compétences d’une cour constitutionnelle, dotée de pouvoirs de rendre des arrêts définitifs et contraignants concernant les recours individuels, va à l’encontre des principes fondamentaux de l’État de droit et de la sécurité juridique » (§ 118). Le maintien en détention des requérants ne pouvait donc être considéré comme opéré « selon les voies légales ».

Concernant la durée d’examen des recours constitutionnels (respectivement seize et quatorze mois), elle conclut, en revanche, unanimement, à la non-violation de l’article 5 § 4 en considérant que, si cette durée aurait pu être jugée incompatible avec le « bref délai » généralement requis, les « questions nouvelles et compliquées » posées dans le contexte de l’état d’urgence et « la charge de travail de la Cour constitutionnelle » avaient toutefois engendré « une situation exceptionnelle » (§ 137). Néanmoins, tout comme elle affirme très clairement qu’une détention provisoire « qui n’est pas “régulière” et qui n’a pas été opérée “selon les voies légales” en raison de l’absence de raisons plausibles, ne peut pas être considérée comme avoir respecté la stricte mesure requise par la situation » (§ 119) motivant la mise en œuvre de l’article 15 (et en tire les conséquences en se réservant la possibilité de reconsidérer l’effectivité du recours constitutionnel pour la protection des droits garantis par l’article 5), elle précise ici que ce constat « ne signifie pas toutefois que la Cour constitutionnelle ait une carte blanche » (§ 138), sa compétence très vaste lui permettant d’exercer un contrôle y compris sur les recours constitutionnels.

Quant aux conclusions rendues sur le fondement de l’article 10, en dépit de « sérieux doutes » susceptibles de se faire jour quant à la prévisibilité de l’ingérence, la Cour choisit d’exercer son contrôle en affirmant que, quelles que soient les difficultés auxquelles l’État se trouve confronté, « l’existence d’un “danger public menaçant la vie de la nation” ne doit pas être le prétexte pour limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur-même de la notion de société démocratique ». Rappelant avec force la raison d’être de l’état d’urgence, elle souligne que toutes les mesures prises devaient « viser la défense de l’ordre démocratique menacé », les États parties devant « tout faire pour protéger les valeurs d’une société démocratique, comme le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture » (§ 180). Dès lors, non seulement « [l]e fait de formuler des critiques contre les gouvernements et […] de publier des informations qui sont considérées comme dangereuses pour les intérêts nationaux par les leaders et dirigeants d’un pays ne doivent pas aboutir à la formulation d’accusations pénales particulièrement graves » mais, même dans les cas d’accusations graves, la détention provisoire ne devrait être utilisée qu’« en dernier ressort » (§ 181) – car c’est « pour la société tout entière » que « [l]a mise en détention provisoire des voix critiques […] produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression, en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence » (§ 182). Ce n’est cependant que par six voix contre une qu’elle parvient à un constat de violation de l’article 10, le juge Ergül optant, pour sa part, pour une conception très extensive du principe de subsidiarité, mettant en avant le récit national 18.

B- La prohibition des opérations de « remise extraordinaire »

Par deux arrêts en date du 31 mai 2018, la Cour se penche une nouvelle fois sur les opérations de « remise extraordinaire » à la CIA d’individus accusés aux États-Unis de participation à la commission d’attentats terroristes. Faisant écho à l’arrêt El Masri c/ l’Ex-République yougoslave de Macédoine 19, elle y constate la violation de nombreux articles de la Convention : dans l’arrêt Al Nashiri c/ Roumanie (n° 33234/12), les articles 3 (pour défaut d’enquête effective et complicité de l’État avec les agissements de la CIA), 5, 8 et 13 combiné avec les articles 3, 5 et 8, mais aussi l’article 6 § 1 et les articles 2 et 3 combinés avec l’article 1er du Protocole n° 6 ; dans l’arrêt Abu Zubaydah c/ Lituanie (n° 46454/11), les articles 3, 5, 8 et 13 combiné avec l’article 3. Toutefois, concernant un système hautement attentatoire à l’État de droit désormais connu, c’est par la stratégie jurisprudentielle qu’ils révèlent qu’ils semblent destinés à faire date, la Cour parvenant à y établir les faits et à constater de multiples violations sans disposer du témoignage direct des requérants, détenus dans des conditions très restrictives, d’une manière qui n’est pas sans évoquer la jurisprudence interaméricaine en matière de disparitions forcées.

Dans la première, la Cour constate « avoir été privée de toute possibilité d’obtenir le récit direct des faits », le requérant n’ayant eu, depuis octobre 2002, aucun autre contact avec le monde extérieur qu’un entretien avec l’équipe du CICR en 2006 et ses rencontres avec les membres de la commission militaire et avec son représentant devant les autorités américaines. C’est donc en se fondant sur différents rapports 20 et « témoignages de spécialistes » 21 (résultat « du vaste et méticuleux travail effectué par des experts et des politiciens de la plus haute intégrité et compétence », § 524) qu’elle considère « établi au-delà de tout doute raisonnable que la Roumanie a accueilli le centre de détention secret de la CIA “Site Black” du 22 septembre 2003 au 5 novembre 2005 ; que le requérant y a été secrètement détenu du 12 avril 2004 au 6 octobre 2005 ou, au plus tard, au 5 novembre 2005 ; que la Roumanie connaissait la nature et les buts des activités de la CIA dans son pays et coopérait à l’exécution du programme HVD [high-value detainees] ; et […] savait qu’en permettant à la CIA de détenir des individus soupçonnés de terrorisme sur son territoire elle les exposait à un risque sérieux de traitement contraire à la Convention » (§ 601).

Dans la seconde, dépassant les difficultés à communiquer avec un requérant coupé du monde extérieur, elle utilise ses arrêts antérieurs pour reconstituer son parcours de supplices : sa capture, son transfert et sa détention secrète en Pologne (du 27 mars 2002 au 22 septembre 2003, « comme établi par la Cour dans l’affaire Husayn Abu Zubaydah c/Pologne et complété par le Rapport du Comité sénatorial des États-Unis de 2014 »), son transfert et sa détention de Pologne en Lituanie (du 22 septembre 2003 au 18 février 2005, « comme établi » de la même manière) et les allégations de détention secrète au Site Black de Lituanie (du 17 ou 18 février 2005 au 25 mars 2006, « telles que décrites par le requérant et reconstruites sur la base du rapport du Comité sénatorial […] et d’autres documents et corroborées par les experts entendus par la Cour »). Or, en s’appuyant aussi largement sur des preuves circonstancielles extraites de multiples sources, la Cour s’autorise un nouveau mode d’établissement de la preuve susceptible de faire évoluer durablement son approche en matière d’enquête (ne s’agit-il pas là d’une approche moins consommatrice de moyens humains et financiers ?) et d’engendrer également quelques difficultés…

Céline Husson-Rochcongar

II- Des valses-hésitations de la Cour sur la portée du principe nulla poena sine lege au « dialogue musclé» avec la Cour constitutionnelle italienne 

Pour la première fois, le principe de légalité des délits et des peines est à l’honneur dans cette chronique, avec une affaire italienne très complexe et discutée (arrêt de soixante-dix pages et quatre-vingt-treize pages d’opinions séparées !).

Invitée à clarifier la portée du principe nulla poena sine lege dans le contentieux du régime italien en matière de lotissement illicite sur fond d’un conflit d’interprétation avec la Cour constitutionnelle italienne, l’arrêt de Grande chambre G.I.E.M. S.r.l. et autres c/ Italie – rendu après dessaisissement d’une chambre de la 2ème section – se place, du moins en apparence, dans la lignée des arrêts Sud Fondi S.r.l. et autres c/ Italie (arrêt du 10 mai 2012) et Varvara c/ Italie (29 oct. 2013). Si une première lecture laisse apparaître une reprise littérale de solutions déjà développées précédemment sans valeur ajoutée, la portée de l’arrêt demeure équivoque. Le moins qu’on puisse dire est que le raisonnement retenu par la Grande chambre n’est pas des plus concluants, eu égard aux hésitations de la Cour quant à l’interprétation des solutions retenues dans ces précédentes affaires et à la cohérence globale de l’arrêt qui portait sur plusieurs dispositions conventionnelles (art. 7 et 6 à titre principal). En l’occurrence, le litige s’est noué autour de la confiscation des terrains des sociétés requérantes pour violation des règles d’urbanisme applicables, alors qu’aucune d’elles n’était présente dans les procédures judiciaires engagées. Le droit italien en vigueur à l’époque des faits prévoyait en effet que les sociétés à responsabilité limitée ne pouvaient pas, en tant que telles, être parties à un procès pénal, malgré leur personnalité juridique distincte. Se posait notamment la question de savoir si ces confiscations étaient prévues par la loi sous l’angle de l’article 7 qui consacre notamment le principe de la légalité des délits et des peines.

Aussi, la démarche du gouvernement italien – assez désespérante il faut bien le dire – visant à contester vigoureusement la conclusion de la Cour dans l’affaire Sud Fondi S.r.l. et autres c/ Italie selon laquelle la confiscation litigieuse constituait une peine au sens de l’article 7 de la Convention, était vouée à l’échec. Cependant, la Cour prend soin d’y revenir en appliquant les principes généraux issus de sa jurisprudence. Au premier chef est mis en exergue une conception autonome de la peine « au sens de la Convention européenne des droits de l’homme » dont le champ d’application se définit par référence aux critères « Engel » 22 utilisés pour déterminer l’applicabilité de l’article 6 à la matière pénale. Ainsi la Cour rappelle-t-elle la solution selon laquelle « la confiscation pour lotissement illicite subie par les requérants s’analysait en une peine au sens de l’article 7 de la Convention, malgré le fait qu’aucune condamnation pénale préalable n’avait été prononcée à l’encontre des sociétés requérantes ou de leurs représentants » (§ 212). À vrai dire, il aurait été difficile de raisonner autrement en l’occurrence au seul motif que le gouvernement italien contestait pour la première fois le rattachement de la mesure litigieuse à une infraction pénale. Preuve du caractère éminemment sensible de l’affaire et de sa volonté de convaincre, la Cour n’hésite pas à recourir à une motivation surabondante. Ni sa qualification en droit interne, ni son but essentiellement punitif, ni la gravité de ses effets ne permettent d’exclure la mesure de confiscation du champ de l’article 7, d’autant qu’elle est bien « ordonnée par les juridictions pénales » (§ 228). La Cour va même jusqu’à affirmer que « comme l’a souligné la Cour constitutionnelle italienne (…), elle n’exclut pas la possibilité pour les autorités nationales d’imposer des « peines » à travers des procédures autres que des procédures pénales au sens du droit national » (1er assouplissement).

A la question de savoir si de telles mesures pouvaient être appliquées sans être précédées de condamnations formelles et sans que les sociétés n’aient été parties aux procédures en cause, il ne pouvait être répondu que par la négative compte tenu de la jurisprudence antérieure de la Cour (arrêt Varvara préc.) considérant que les mesures de confiscation litigieuses ne peuvent pas être appliquées en l’absence de condamnations formelles. Là encore, le gouvernement italien appelait la Cour à revenir sur sa jurisprudence et à « confirmer la position des juridictions internes, en particulier celle de la Cour constitutionnelle » (§ 249). Tout en rappelant sa jurisprudence, la Cour se livre à un numéro d’équilibriste en faisant droit à un des arguments avancés par la Cour constitutionnelle. A ses yeux, « l’article 7 s’oppose à ce qu’une sanction de nature pénale puisse être imposée à un individu sans que soit établie et déclarée au préalable sa responsabilité pénale personnelle. Sans cela, la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention serait, elle aussi, méconnue » (§ 251) sans toutefois imposer que tout litige relevant doive être traité dans le cadre d’une procédure pénale (2ème assouplissement). Dans ce qui s’apparente à « je t’aime moi non plus », la Cour soucieuse sans doute de ne pas donner l’impression d’être « sur le reculoir » va affirmer vigoureusement au paragraphe 252 qu’un arrêt de chambre devenu définitif a autant de valeur qu’un arrêt de grande chambre et qu’il n’appartient pas aux juges nationaux de dire quel arrêt fait jurisprudence. Autant dire qu’elle n’a pas « fait dans la dentelle » pour rappeler à l’ordre la Cour constitutionnelle, celle-ci ayant jugé dans un arrêt en date du 26 mars 2015 (arrêt n° 49) que lorsque certains critères sont réunis (présence d’opinions dissidentes, arrêt non confirmé en Grande chambre …) « il n’y a aucune raison d’obliger les tribunaux ordinaires à suivre l’interprétation retenue par la Cour de Strasbourg afin de trancher un litige particulier, sauf si celui-ci relève d’un « arrêt pilote » au sens strict» ou d’une jurisprudence établie. Il est permis de dénoncer la légèreté d’une telle démarche à une époque où le dialogue des juges n’a jamais été aussi intense.

Reste que la jurisprudence Varvara subit encore quelques inflexions à propos de la situation d’un des requérants M. Gironda (dirigeant de l’une des sociétés requérantes), coupable de l’infraction de lotissement illicite même en l’absence de condamnation pour prescription. Alors que d’ordinaire, la Cour recherche l’existence d’un « jugement de condamnation » du requérant, elle se contente ici d’une simple « déclaration de responsabilité ». Ce qui lui permet en l’espèce d’affirmer que « lorsque les juridictions saisies constatent la réalisation de tous les éléments de l’infraction de lotissement illicite tout en concluant au non-lieu, en raison de la seule prescription, ces constatations s’analysent, en substance, en une condamnation au sens de l’article 7, lequel en pareil cas n’est pas violé » (§ 261, 3ème assouplissement), conclusion désavouée plus loin sur le terrain de l’article 6 § 2, l’arrêt retenant une violation de la présomption d’innocence. L’architecture de l’arrêt pose ici un problème de cohérence. Le parti pris fait fi de l’impératif d’une interprétation harmonieuse des dispositions de la Convention. En effet, la Cour n’a-t-elle pas affirmé qu’elle « ne saurait faire abstraction de ces considérations dans l’application de l’article 7 en l’espèce, pour autant que les juridictions en question aient agi dans le strict respect des droits de la défense consacrés par l’article 6 de la Convention » (§ 261) ? Sur le même problème de droit, l’arrêt augure d’une évolution régressive de la jurisprudence des garanties de l’article 7 et traduit une protection toujours effective du droit à la présomption d’innocence. Ainsi que l’expose le juge Pinto de Albuquerque, cette contradiction est hautement problématique : « Dans cet état d’esprit erroné, en appliquant l’article 7 à M. Gironda, la majorité va jusqu’à admettre l’inadmissible dans un État régi par le principe de la primauté du droit : elle troque en effet les garanties de l’article 7, insusceptibles de dérogation, contre les droits reconnus par l’article 6, auxquels il peut être dérogé » (opinion en partie concordante, en partie dissidente). Le juge portugais a raison de pointer du doigt une curieuse hiérarchisation des droits et libertés garantis par la Convention…

A contrario, dès lors que les sociétés requérantes n’ont pas été poursuivies comme telles et n’étaient pas parties à la procédure, elles ne peuvent pas avoir fait l’objet d’une déclaration de responsabilité préalable. La démarche de la Cour s’oriente alors vers un contrôle in abstracto de la législation italienne et une critique du principe societas delinquere non potest (« les personnes morales ne peuvent pas commettre des infractions pénales »). Et de souligner que la punition d’une société pour des agissements commis par des tiers est contraire au principe de légalité. C’est ce dont témoigne bien les faits de l’espèce : les sociétés ont été sanctionnées pour les actes de leurs dirigeants (§ 271). Le constat de violation de l’article 7 est sans appel. C’est donc un arrêt en demi-teinte qu’a rendue la Grande chambre. Donnant l’impression de s’inscrire dans une lignée jurisprudentielle relativement bien balisée, la Cour, en signe d’ouverture à l’égard de la Cour constitutionnelle italienne, assouplit en réalité sa jurisprudence sur plusieurs points. On relèvera avec la juge Motoc l’utilité qu’aurait pu avoir ici le Protocole 16 s’il avait été en vigueur…. En effet, une saisine de la Cour aurait pu permettre à la Cour constitutionnelle d’engager une véritable discussion sur l’interprétation de l’arrêt Varvara, plutôt que de s’égarer dans une lecture approximative de la jurisprudence européenne.

Mustapha Afroukh

III- Le droit à un procès équitable

Parmi de nombreuses affaires, plusieurs livrent une interprétation étroite du droit au juge (A), d’autres éclairent les relations entre la Convention et le droit de l’Union (B).

A- Une interprétation étroite du droit au juge

Le premier arrêt (Gde ch., 15 mars 2018, Naït-Liman c/ Suisse, n° 51357/07) concerne ce que l’on pourrait qualifier de « remise ordinaire » d’un individu à des autorités consulaires, la Grande chambre statuant sur le refus des tribunaux suisses d’examiner une action portant sur des actes allégués de torture commis en Tunisie, sur un Tunisien arrêté en Italie par la police locale et remis aux autorités tunisiennes, ayant par la suite obtenu l’asile puis la nationalité suisse. En 2001, le requérant avait déposé plainte au pénal avec constitution de partie civile à Genève contre l’ancien ministre de l’Intérieur tunisien, sur ordre duquel il avait été torturé en 1992. Le séjour de celui-ci, venu en Suisse subir des soins médicaux, étant déjà terminé, sa plainte fut classée sans suite. Il entama alors en 2004 une procédure civile en dommages et intérêts contre la Tunisie et son agent, invoquant la compétence des juridictions suisses sur le fondement de la loi fédérale sur le droit international privé prévoyant un for de nécessité (forum necessitatis). Les juridictions internes se déclarèrent toutefois incompétentes ratione loci, faute de lien suffisant de la cause avec la Suisse. La Grande chambre accueille cette solution en considérant que la limitation du droit d’accès à un tribunal ainsi imposée au requérant était légitime au regard d’une exigence de bonne administration de la justice, faisant droit aux arguments du Gouvernement qui alléguait notamment qu’il s’agissait de dissuader le forum shopping, qui représentait un risque de surcharge pour les juridictions nationales. Reconnaissant à l’État une ample marge d’appréciation, elle estime que ses juridictions n’étaient pas tenues d’ouvrir leur for au requérant pour lui permettre de chercher à obtenir réparation du préjudice subi, ni à travers la reconnaissance d’une compétence universelle en matière civile, ni en vertu du for de nécessité.

Bien qu’elle ne figure guère qu’un statu quo sur une question déjà traitée par la Grande chambre, cette solution éclaire néanmoins la jurisprudence antérieure. En effet, le raisonnement adopté par la même formation dans l’arrêt Al-Adsani c/ Royaume-Uni 23 – dans lequel elle avait souligné que « selon plusieurs décisions de justice, l’interdiction de la torture a désormais valeur de norme impérative » et estimé que l’article 6 § 1 garantit à chacun « le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil » – avait semblé laisser ouverte la possibilité d’une évolution (prochaine ?) de sa position sur la question 24. Si le fait qu’elle évoque « le droit international » pouvait cependant laisser craindre une posture plutôt attentiste, la décision Ould Dah c/ France 25 avait pu en faire douter, la Cour y considérant de la manière la plus claire, « en accord avec la jurisprudence du TPIY, que l’interdiction de la torture a valeur de norme impérative, c’est-à-dire de jus cogens » et que « l’impérieuse nécessité de l’interdiction de la torture et de la poursuite éventuelle des personnes qui enfreignent cette règle universelle, ainsi que l’exercice par un État signataire de la compétence universelle prévue par la Convention contre la torture, seraient vidés de leur substance s’il fallait retenir seulement la compétence juridictionnelle de cet État, sans pour autant admettre l’applicabilité de la législation pertinente dudit État », ajoutant que « l’amnistie est généralement incompatible avec le devoir qu’ont les États d’enquêter sur de tels actes ». Il semble pourtant que cette lecture doive bien aujourd’hui être privilégiée (même si ce n’est pas sous l’angle de l’immunité de l’État, non retenue par les juridictions internes, que la Grande chambre se prononce), confirmant en cela une tendance des juges strasbourgeois à se montrer moins innovants que leurs aînés.

Le deuxième arrêt (Gde ch., 5 avr. 2018, Zubac c/ Croatie, n° 40160/12) porte sur la restriction du droit d’accès à la Cour suprême croate, laquelle ne peut connaître de pourvois ordinaires en matière civile que si « la partie contestée de la décision attaquée » représente une valeur supérieure à 100 000 kunas (HRK), soit environ 13500 euros. En l’espèce, après une première estimation fixée à 10 000 HRK, l’enjeu du procès fut réévalué à 105000 HRK suite à un changement d’avocat. Toutefois, la demande civile définissant l’action ne pouvant plus être modifiée à ce stade de la procédure, le pourvoi formé fut déclaré irrecevable ratione valoris, alors même que les juridictions du fond retinrent ce nouveau chiffre pour calculer frais de justice et dépens 26. Contrairement à la chambre – parvenue à un constat de violation de l’article 6 § 1 par quatre voix contre trois en considérant que l’interprétation excessivement formelle retenue par la Cour suprême avait porté atteinte à l’équité procédurale dans la mesure où les erreurs commises par les autorités publiques « ne devaient pas être corrigées au détriment des personnes concernées » (6 sept. 2016) – la Grande chambre conclut unanimement que cette restriction de l’accès à une juridiction supérieure n’était pas disproportionnée.

Considérant que la fixation d’un seuil de ressort vise « à garantir que la Cour suprême ne soit appelée à traiter que d’affaires présentant un niveau d’importance seyant à son rôle », comme le contrôle qu’elle exerce sur la fixation de la valeur du litige par les juridictions inférieures vise la prééminence du droit et la bonne administration de la justice, la Grande chambre examine la proportionnalité de la mesure contestée à ces buts légitimes en reconnaissant à l’État une large marge d’appréciation, au triple motif que la cause avait été examinée par deux degrés de juridiction, qu’aucune question ne se posait sous l’angle d’un manque d’équité et que le contrôle de la Cour suprême se limitait à vérifier la bonne application du droit interne. Estimant que les conditions d’ouverture d’un pourvoi, établies par une jurisprudence constante de la Cour suprême, étaient prévisibles en dépit de la modification tardive de la valeur de l’objet du litige, elle considère que des actes de procédure erronés ne pouvaient faire naître aucune « attente légitime » 27 et que les erreurs constatées étaient « principalement et objectivement imputables à la requérante » (§ 120-121), laquelle était représentée par un avocat et avait notamment « le droit de fixer la valeur de l’objet du litige à un montant qui ne correspondait pas nécessairement à la valeur marchande des biens litigieux » (§ 116). Ainsi, l’interprétation du droit interne adoptée par la Cour suprême n’était ni arbitraire ni manifestement déraisonnable, le fait que les juridictions aient commis l’erreur de se baser sur le montant modifié ne pouvant « passer pour justifier l’erreur faite par la requérante dans la manière dont elle a demandé la modification de la valeur du litige », car cela « serait contraire au principe de la prééminence du droit, à l’exigence d’une conduite diligente et correcte de la procédure et à la prudence dans l’application des règles de procédure pertinentes » (§ 119). Sans excès de formalisme, la décision rendue visait donc, au contraire, sécurité juridique et bonne administration de la justice. Ne pouvant se trouver liée par une erreur de tribunaux inférieurs alors que le droit interne l’autorisait à filtrer les affaires, la Cour suprême avait « simplement rétabli la prééminence du droit après un acte de procédure erroné accompli par la requérante et les deux juridictions inférieures » (§ 123).

Résultant d’un dessaisissement de la chambre (déc., 13 sept. 2016), le dernier arrêt (Gde ch., 4 avr. 2018, Correia de Matos c/ Portugal, n° 56402/12) – dans lequel la Grande chambre conclut difficilement (neuf voix contre huit) que l’obligation faite à un avocat d’avoir lui-même recours à un défenseur dans une procédure pénale n’emportait violation ni du droit à l’assistance (art. 6 § 3 c) ni du droit à un procès équitable à travers le principe de l’égalité des armes (art. 6 § 1) – déçoit. En effet, validant le raisonnement des juges nationaux (qui soulignaient que la réglementation ne visait pas à restreindre les droits de la défense mais à protéger les accusés dans les affaires susceptibles d’aboutir à une peine privative de liberté ou à une ordonnance d’internement), la Grande chambre le considère d’autant plus « légitime » que le requérant, qui avait été suspendu du barreau, n’était pas autorisé à fournir une assistance juridique à des tiers. Elle juge également qu’ayant déjà été inculpé d’outrage à magistrat, il existait « des motifs raisonnables de considérer que [celui-ci] n’avait peut-être pas l’approche objective et dépassionnée qui était nécessaire selon le droit portugais à la conduite effective par un accusé de sa propre défense » (§ 154). Eu égard à l’ensemble du contexte procédural et à la latitude dont jouissait le requérant pour « peser sur la façon de conduire sa défense » et d’y « participer activement », elle estime que cette obligation reposait sur des raisons « pertinentes et suffisantes » visant à garantir « une bonne administration de la justice et un procès équitable respectant le droit de l’accusé à l’égalité des armes » (§ 158-159).

Or, le raisonnement surprend : dans la mesure où rien ne permet de mettre en doute la qualité de la défense assurée au requérant ni l’équité de la procédure, les juges retiennent que « [s]es observations [et] requêtes répétées auprès de la Cour […] montrent que [s]a principale préoccupation n’était pas [cette] procédure pénale particulière […] mais son souhait de défendre sa position de principe contre l’obligation en droit portugais d’être assisté par un avocat » (§ 167). En effet, s’il n’est guère contestable, comme affirmé par la Cour d’appel, que « la mise en œuvre d’une défense en matière pénale constituait un intérêt d’ordre public », depuis quand l’intention du requérant doit-elle cependant se voir prise en compte de cette manière ? De plus, bien que la Grande chambre déclare attacher « un poids considérable » à la qualité des contrôles parlementaires et juridictionnels de la mesure litigieuse, force est de constater avec le juge Pinto de Albuquerque que l’attention qu’elle prête effectivement à ces contrôles s’avère en réalité extrêmement limitée. Plus largement, c’est toute l’argumentation adoptée qui se trouve déséquilibrée, la Grande chambre décidant de reconnaître une très large marge d’appréciation à l’État alors même que « [n]i le requérant ni le Gouvernement n’ont affirmé que les accusés pouvaient mener leur propre défense technique et soumettre des observations sur des questions de droit » mais ont « tous deux avancé l’exact opposé, de manière claire et concordante » 28. Soulignant avec la même énergie que la Cour se livre ici à un examen de divers critères qui fut rendu impossible aux juridictions portugaises par le droit interne, lequel aboutit « de facto [à] une interdiction absolue d’assurer sa propre défense » 29, les juges Tsotsoria, Motoc et Mits critiquent eux aussi très durement la solution adoptée, qui ne fait guère de cas de l’harmonisation du droit international des droits de l’homme en s’opposant nettement à la solution rendue par le Comité des droits de l’homme sur le fondement de l’article 14 § d) du Pacte sur la communication n° 1123/2002 (28 mars 2006), qui concernait le requérant. Ainsi, c’est en fait à double titre que l’on peut déplorer une occasion manquée…

B- Les relations avec le droit de l’Union européenne

Dans l’affaire Baydar c/ Pays-Bas (24 avr. 2018, n° 55385/14), tout d’abord, la Cour conclut à l’unanimité qu’une cour supérieure nationale peut refuser sommairement de saisir la CJUE d’une question préjudicielle dès lors que les griefs sous-tendant le pourvoi ne font apparaître aucun point de droit à trancher. S’appuyant sur une directive et une décision-cadre du Conseil, le requérant soutenait que la cour d’appel n’avait pu à bon droit considérer que le passage de migrants irakiens – pour la traite desquels il avait été condamné – par les Pays-Bas et l’Allemagne (où ils avaient été interceptés) alors qu’il les emmenait au Danemark pouvait s’assimiler à un « séjour ». Mais la Cour de cassation avait refusé de donner suite à sa demande de renvoi préjudiciel visant à ce que la CJUE définisse ce terme au sens du droit de l’Union tel qu’appliqué dans le code pénal néerlandais.

Soulignant que, si la confiance du public dans un système judiciaire « objectif et transparent » repose sur l’État de droit et la prévention de l’arbitraire, la Convention ne garantit pas cependant « en tant que tel le droit à voir une affaire transmise par une cour nationale à une autre ou à la Cour de justice de l’Union européenne par la voie d’un recours préjudiciel » (§ 39), la Cour précise que les obligations découlant de l’article 6 § 1 n’impliquent pas qu’une réponse détaillée doive être apportée à chaque argument mais exigent au contraire un examen au cas par cas. Rappelant sa jurisprudence Dhahbi c/ Italie (8 avril 2014, n° 17120/09) pour noter que le rejet d’un grief « par simple référence aux dispositions légales pertinentes » n’est pas contraire à cet article dès lors qu’il ne soulève aucune « question de droit fondamentale » (§ 46), elle applique ce principe « dans le cadre des procédures accélérées » (§ 50). Jugeant que la possibilité de déclarer irrecevable ou de rejeter par un raisonnement sommaire un pourvoi en cassation comprenant une demande de renvoi préjudiciel qui n’impliquait pas de trancher un point de droit important était ici justifiée par la nécessité de garantir la durée raisonnable de la procédure et de permettre aux cours de cassation de « se concentrer efficacement sur leurs tâches principales » (§ 47), l’application uniforme et l’interprétation correcte de la loi, elle considère d’évidence qu’une juridiction n’a pas à poser une question préjudicielle lorsqu’un pourvoi est rejeté, puisque l’affaire ne soulève pas de question de droit à trancher, le droit de l’Union n’obligeant d’ailleurs pas les juridictions nationales à poser à la Cour de justice de l’Union européenne les questions d’interprétation de ce droit soulevées devant elles auxquelles la réponse serait « sans incidence sur l’issue de l’affaire » (§ 49). Se bornant donc à vérifier que les décisions rendues n’étaient ni « entachées d’arbitraire » ni « manifestement déraisonnables » (puisque la Cour de cassation avait dûment examiné les moyens du pourvoi et entendu l’avis consultatif de l’avocat général), elle ne constate aucun apparent défaut d’équité dans la procédure et conclut à la non-violation de l’article 6.

Dans l’affaire Pirozzi c/ Belgique (17 avr. 2018, n° 21055/11), ensuite, le requérant, condamné en Italie à 14 ans d’emprisonnement pour trafic de stupéfiants, avait été arrêté par la police belge en exécution d’un mandat d’arrêt européen (MAE) et remis aux autorités italiennes. Les pièces relatives aux moyens mis en œuvre pour le localiser et l’arrêter n’ayant pas été versées au dossier du parquet, il alléguait, d’une part, avoir été victime d’une arrestation illégale, faute pour les juridictions italiennes d’avoir pu contrôler la légalité et la régularité de ces moyens et, d’autre part, que sa remise aux autorités italiennes portait atteinte à son droit à un procès équitable du fait de cette absence de contrôle alors que ce mandat se basait sur une condamnation prononcée au terme d’une procédure par contumace.

Quant au grief relatif à l’article 5 § 1, la Cour conclut à la non-violation après avoir constaté que le MAE délivré « constituait un titre d’arrestation » et que la loi belge « conf[érait] aux services de police la tâche de rechercher les personnes dont l’arrestation est prévue par la loi, de s’en saisir, de les arrêter et de les mettre à la disposition des autorités compétentes » (§ 46). La procédure ayant été respectée, l’arrestation avait donc bien été effectuée « selon les voies légales », nonobstant le fait que les juridictions belges s’étaient déclarées incompétentes pour examiner les opérations préalables ayant permis de localiser puis d’arrêter le requérant. En effet, en l’absence d’« indices factuels attestant de manœuvres abusives de la part des services de police », la légalité de sa privation de liberté « ne dépendait pas […] de la légalité des opérations préalables […] étrangères à l’arrestation […] qui en aurait résulté » 30.

Quant au grief relatif à l’article 6 § 1, au vu de « l’importance des mécanismes de reconnaissance mutuelle pour la construction de l’espace de liberté, de sécurité et de justice et de la confiance mutuelle qu’ils nécessitent » (§ 59), la Cour souligne que le système du MAE – qui « concrétise » ce principe de reconnaissance mutuelle « dans le domaine dont l’objectif est d’assurer la libre circulation des décisions judiciaires en matière pénale » (§ 59) – ne se heurte pas, « en soi » à la Convention (§ 60). Puis, rappelant que la création de cet espace, « entièrement légitime » au regard de la Convention, ne peut néanmoins attenter aux droits fondamentaux dans ses « modalités de création », elle précise que « lorsque les autorités internes mettent en œuvre le droit de l’UE sans disposer d’un pouvoir d’appréciation, la présomption de protection équivalente établie dans l’arrêt Bosphorus [de 2005] s’applique », les mécanismes de reconnaissance mutuelle « oblige[a]nt le juge à présumer le respect suffisant des droits fondamentaux par un autre État membre » (§ 61). S’agissant d’une présomption réfragable, son contrôle consiste alors à vérifier que le principe de reconnaissance mutuelle « n’est pas appliqué de manière automatique et mécanique » (§ 62), les juridictions nationales lui donnant pleinement effet « en l’absence de toute insuffisance manifeste des droits protégés par la Convention » 31. Toutefois, la Cour considère ici que celles-ci ne peuvent, en revanche, renoncer à examiner un grief « sérieux et étayé » (§ 64) alléguant pareille insuffisance à laquelle le droit de l’Union ne permettrait pas de remédier, puisqu’il leur appartient d’assurer l’application de celui-ci conformément à la Convention. Dans la mesure où c’était aux autorités judiciaires italiennes qui l’avaient délivré d’apprécier la légalité et la régularité du mandat, le fait que le ministère public belge n’ait joui d’aucun pouvoir d’appréciation « quant à l’opportunité de l’arrestation » et que les juridictions n’aient pu « en refuser l’exécution que pour les motifs fixés par la loi belge » n’est pas contraire à la Convention dès lors que le bien-fondé des griefs tirés de celle-ci a bien été examiné, les juges belges ayant vérifié que l’exécution du mandat n’entraînait pas une telle « insuffisance manifeste ».

Quant à la condamnation par contumace, la situation du requérant 32 n’exigeait pas que les juridictions belges refusent l’exécution du MAE, alors même que la loi les y autorisait. Sa mise en œuvre n’était dès lors « pas entachée d’une insuffisance manifeste susceptible de renverser la présomption de protection équivalente dont bénéficient tant le système du MAE – tel que défini par la décision-cadre et précisé par la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne – que sa mise en œuvre par le droit belge », ni la remise du requérant aux autorités italiennes « basée sur un procès constituant un déni de justice flagrant » (§ 71).

Céline Husson-Rochcongar

IV- Des garanties réduites dans le domaine de l’asile

Moins sensible aux difficultés matérielles des individus qu’à celles auxquelles sont confrontées les autorités, la Cour a rendu au cours du premier semestre 2018 des arrêts d’espèce qui déçoivent tant sur le problème des rétentions aux frontières extérieures de l’Union (A) que sur la question des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans les Etats membres (B), neutralisant à chaque fois le critère de la vulnérabilité des intéressés (C).

A- La légitimation des enfermements à fins d’identification et d’enregistrement aux frontières extérieures

Portant sur la détention de trois ressortissants afghans, demandeurs d’asile, dans un « hot spot » grec en vue d’un renvoi vers la Turquie conformément à la très controversée Déclaration UE – Turquie du 18 mars 2016 33, l’affaire J.R. et autres c/ Grèce (25 janv. 2018, n° 22696/16) confronte un des instruments-clés mis en place par l’UE dans la crise migratoire à deux droits essentiels protégés par la Convention : le droit à la liberté et à la sûreté (art. 5) et le droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants (art. 3). Même si le risque d’un refoulement arbitraire n’était pas constitué en l’espèce 34, l’enjeu de principe était donc d’importance. Destinés à sécuriser les frontières extérieures à des points soumis à forte pression, les « hot spots » sont en effet des « centres d’accueil, d’identification et d’enregistrement » censés recevoir le concours de plusieurs Etats afin de déterminer rapidement lesquels des migrants pourraient être admis sur un territoire européen au titre de l’asile et ceux dont l’entrée ne saurait à l’inverse, être autorisée. Aussi l’institution de ces centres de crise n’a-t-elle pas manqué de susciter les plus vives interrogations quant à l’enfermement massif de tous les migrants sans discernement, quant à l’effectivité de l’accès aux procédures de l’asile et quant au respect de la dignité humaine. Sous ce prisme, l’arrêt ne satisfera cependant guère ceux qui en auraient espéré un rappel rédempteur aux droits de l’homme. Certes, il n’appartient pas à la Cour de statuer sur des questions qui débordent les griefs dont elle est saisie. Mais il n’en est pas moins permis de regretter qu’en dehors de la violation alléguée (et reconnue) de l’article 5§2 pour manque d’informations adéquates et absence d’assistance juridique, des analyses passablement lénifiantes contribuent à diluer les droits des demandeurs d’asile dans les impératifs publics de gestion des flux.

Concernant l’article 5§1, la grille de contrôle reste très classique. Au titre de l’applicabilité, on pointera toutefois la différenciation que la Cour établit (non sans biaiser quelque peu la jurisprudence Amuur c/ France dont elle se réclame) 35 entre la restriction à la liberté imposées aux réfugiés dans les centres d’accueil, d’identification et d’enregistrement des migrants fraîchement arrivés et celle subie dans les centres de rétention par les étrangers qui sont en attente d’expulsion ou de reconduite à la frontière (§ 84). Car de facto, les uns comme les autres peuvent pourtant être soumis aux mêmes conditions au sein des « hot spots », de sorte que la distinction semble davantage relever d’une pétition de principe que d’une réalité. Cette première considération n’empêchant néanmoins pas de constater l’existence d’une privation de liberté jusqu’à transformation du hot spot en centre semi-ouvert, on retiendra ensuite et surtout l’indication qu’une détention d’une durée d’un mois ne doit pas, « en principe », être considérée comme un délai excessif pour l’accomplissement des formalités administratives (§ 114). L’absence d’arbitraire étant encore corroborée par un rappel purement abstrait des conditions et garanties prévues en droit interne, la conclusion de non-violation ne convainc pas, malgré sa belle unanimité, en faisant notamment l’impasse sur l’exigence d’un lien entre les motifs et le régime de la détention 36 alors que les trois requérants étaient accompagnés de deux jeunes enfants (cf infra).

Concernant l’article 3 et les conditions matérielles de détention au sein du hot spot, les appréciation paraissent à cet égard d’autant plus expéditives que plusieurs ONG ont confirmé dans leurs rapports certaines des allégations des requérants (§§ 141-142). L’argument de la surpopulation et de la promiscuité est ainsi balayé faute d’être étayé par le nombre des mètres carrés disponible dans les conteneurs où étaient hébergés les migrants (§ 144), tandis que la brièveté de la privation de liberté est à nouveau mise en exergue pour justifier que le seuil de gravité requis ne soit pas atteint en l’espèce (§§ 145-146). Comme dans l’arrêt Khlaifia et autres c/ Italie 37, sur lequel elle s’appuie d’ailleurs, la Cour entend visiblement garder à l’esprit les difficultés exceptionnelles auxquelles les autorités nationales avaient dû faire face à l’époque litigieuse (§ 143 et §§ 138-139). L’interdiction absolue des traitements inhumains et dégradants s’en trouve singulièrement relativisée.

Quoiqu’avec d’autres motifs, c’est encore le cas en matière de conditions d’accueil des demandeurs d’asile.

B- La banalisation de la précarité de l’accueil

En concluant à une violation de l’article 3 à raison des conditions d’existence d’un demandeur d’asile en Grèce, l’arrêt M.S.S. 38 avait paru ouvrir la voie à une obligation conventionnelle d’assurer à cette population des conditions d’accueil conformes à la dignité humaine – du moins dans les chefs des Etats parties, membres de l’Union, liés à ce titre par la directive 2003/09 établissant des normes minimales communes en la matière. Loin d’accréditer cette évolution qui aurait été souhaitable eu égard à la situation matérielle dramatique dans laquelle peuvent se trouver de nombreux demandeurs dans l’attente de leur enregistrement en Préfecture 39, voire durant l’examen de leur demande 40, l’arrêt N.T.P. c/ France (24 mai 2018, n° 68862/13) tend plutôt à circonscrire la caractérisation des traitements inhumains et dégradants à des hypothèses de complet dénuement, où l’inertie de l’administration abandonne les intéressés à eux-mêmes.

Alors que deux autres affaires mettant également en cause les conditions d’accueil des demandeurs d’asile en France ne semblent pas avoir eu de suites depuis leur communication 41, la Cour oppose ici au griefs des requérants – une ressortissante congolaise et ses trois enfants âgés de 2, 3 et 4 ans, n’ayant disposé pendant trois mois que d’un hébergement de nuit dans un foyer associatif – qu’ils avaient néanmoins pu faire face à leurs besoins élémentaires et que les autorités n’étaient pas restées indifférentes à leur situation. D’une part, deux des enfants avaient été scolarisés en école maternelle, où ils déjeunaient à la cantine tandis que l’hébergement de la famille au foyer, financé par des fonds publics, assurait un petit déjeuner et un dîner chaud ainsi que l’accès à des sanitaires ; de l’aide avait été fournie par d’autres ONG ou par des paroisses pour leur alimentation et leur habillement ; l’accès au régime général de l’assurance maladie avait permis un suivi médical (§ 45). D’autre part, la convocation en préfecture, trois mois après leur arrivée, leur ouvrait la perspective de voir leur situation s’améliorer (§ 47). Cette motivation abrupte, articulée autour de la technique du distiguishing, banalise ainsi une situation très précaire – tributaire de l’action et des moyens d’associations caritatives – sous prétexte qu’elle est moins pire que d’autres, sans égard pour les affres qu’ont dû pourtant connaître une mère et sa fillette, contraintes d’errer dans les rues d’une ville étrangère, de 7 h 30 du matin jusqu’à 19 h le soir, du 18 août au 20 novembre, en quête d’un refuge dans une permanence associative. C’est faire beau jeu de la qualification d’un traitement comme dégradant au sens de l’article 3 « s’il témoigne d’un manque de respect pour la dignité d’un individu, voire la diminue, ou s’il suscite chez lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique » 42. Et c’est encore plus négliger que l’Etat est censé protéger, au titre des articles 1 et 3 de la Convention, l’intégrité physique et morale des personnes vulnérables.

C- La neutralisation répétée du critère de la vulnérabilité

Au-delà de l’identification d’une situation de « vulnérabilité inhérente à la qualité de demandeur d’asile » (§ 233), l’arrêt M.S.S. c/ Grèce et Belgique 43 avait marqué par l’affirmation que les demandeurs d’asile constituent un « groupe de la population particulièrement défavorisée et vulnérable qui a besoin d’une protection spéciale » (§ 251)ce qui avait clairement pesé dans l’appréciation des conditions de détention aussi bien que d’existence du requérant en Grèce et contribué à la conclusion de violation de l’article 3 sous ce double chef. A rebours de cette jurisprudence, les motifs développés par la Cour dans ses deux arrêts J.R. et autres c/ Grèce (préc.) et N.T.P. et autres c/ France (préc.) n’intègrent pourtant guère cette considération.

S’agissant du contrôle des conditions de détention au sein d’un hot pot, ni la vulnérabilité des demandeurs d’asile, ni celle des enfants mineurs ne sont même évoquées dans l’arrêt J.R.. L’omission dans les principes généraux comme dans l’application à l’espèce est étonnante, et les explications qu’on pourrait lui trouver restent fragiles. Primo, il ne serait guère cohérent avec la différenciation postulée – sur le terrain de l’article 5 – entre les restrictions de liberté imposées aux réfugiés et celles subies par les étrangers en rétention (cf. supra) de supposer que l’absence de référence à la vulnérabilité des demandeurs d’asile tienne à la mixité des flux filtrés dans les centres d’accueil, d’identification et d’enregistrement, où s’y mêlent des migrants irréguliers (dont la propre vulnérabilité est peu actée vis-à-vis de l’Etat). Secundo, si l’hypothèse est alors que la Cour s’est dispensée de mentionner une vulnérabilité catégorielle parce qu’elle a déjà pu être jugée insuffisante – suivant certains précédents 44 – pour influer sur la qualification des conditions de détention en l’absence de facteurs plus spécifiques et personnels (tenant par exemple à l’âge, ou à l’état de santé), on peine néanmoins à comprendre son indifférence à la circonstance que les requérants étaient accompagnés de deux enfants, de 4 et 7 ans, qui ont subi la même détention, sans que des aménagements spécifiques aient apparemment été prévus. Tertio, à envisager que le juge de la Convention n’a finalement accordé aucune considération à la vulnérabilité de ces mineurs pour la bonne raison qu’aucune requête n’avait été introduite en leur nom, contrairement aux causes qui lui ont été portées en matière de rétention des familles accompagnés de mineurs 45, on observera qu’une requête en bonne et due forme n’a pourtant pas modifié sa posture dans l’affaire N.T.P.

S’agissant du contrôle des conditions d’accueil des demandeurs d’asile, la vulnérabilité des enfants mineurs est certes rappelée au titre des principes généraux (alors que l’ellipse sur la protection spéciale due aux demandeurs d’asile reste, pour le coup, aussi inexplicable que contestable). Pour autant, elle-même n’emporte aucune conséquence dans l’application à l’espèce, où la Cour occulte jusqu’au cas particulier de la quatrième requérante, sans prendre la peine de relever ni, a fortiori, d’évaluer au regard de l’article 3 les effets psychiques, sur une fillette de deux ans, d’une errance quotidienne durant trois mois pour trouver un refuge de jour et un déjeuner, fût-elle accompagnée par sa mère… Manifestement, la juridiction européenne est plus attentive aux angoisses induites par l’environnement carcéral des centres français de rétention 46.

Aussi le sentiment se crée-t-il d’un jeu de « deux poids-deux mesures » dans la prise en considération de la vulnérabilité selon les cas et les types de contentieux.

Caroline Boiteux-Picheral

V – La protection protéiforme des populations vulnérables

En dehors des demandeurs d’asile (cf. supra, rubrique IV), bien d’autres individus ou catégories de sujets sont caractérisés par leur vulnérabilité dans la jurisprudence européenne. A survoler la période du premier semestre 2018, il peut s’agir d’une personne internée, sous l’entier contrôle de psychiatres entendant lui faire adopter un point de vue critique à l’égard de sa religion (Cour EDH, 27 févr. 2018, Mockuté c/ Lituanie, n°66490/09, § 125), d’un homme âgé et en état d’ébriété, soumis à une technique d’immobilisation policière dangereuse (Cour EDH, 21 juin 2018, Semache c/ France, n° 36083/16, § 88 et § 92), d’une jeune femme, victime d’exploitation sexuelle (Cour EDH, 19 juil. 2018, S.M. c/. Croatie. n°60561/14, § 80)… Dans chacun de ces cas et selon la cause, le critère de la vulnérabilité peut jouer de manière distincte et servir à établir dans les exemples cités, soit l’existence d’une ingérence dans la liberté de conscience, soit l’existence d’un manquement aux obligations matérielles au titre de l’article 2, soit une méconnaissance des obligations procédurales résultant de l’article 4. A travers cette diversité de figures et de fonctions se dessine néanmoins des lignes de fond, que d’autres arrêts encore mettent en relief, s’agissant des devoirs des Etats envers les enfants (A), les personnes handicapés (B) et les personnes dépendantes de la protection sociale (C).

A- Une obligation de protection renforcée à l’égard des enfants

Alors que la protection due aux enfants tend à devenir un principe général transversal dans le droit de la Convention, divers arrêts récents développent une dynamique qui accuse – directement ou indirectement – l’obligation pour l’Etat de prendre des mesures raisonnables propres à préserver leur intégrité physique et morale et empêcher qu’ils ne soient l’objet de sévices en présence de faits ou de risques réels dont les pouvoirs publics avaient (ou auraient dû avoir) connaissance, y compris lorsque les mauvais traitements sont administrés par des particuliers 47.

Cette obligation innerve directement l’arrêt V.C. c/ Italie (1er févr. 2018, n°54227/14) qui condamne un manque de diligence du tribunal pour enfants et, surtout, des services sociaux dans l’application des mesures de protection demandées par le Parquet, sur signalement des parents, à l’égard d’une mineure, toxicomane, victime d’un réseau de prostitution d’enfants, puis d’un viol en réunion précisément survenu dans l’intervalle de 4 mois entre la décision et la réalisation effective de son placement dans un établissement spécialisé. A travers cette affaire, qui se conclut par un constat prévisible de violation des articles 3 et 8 combinés, la « vulnérabilité particulière » des requérants se confirme donc à la fois comme un critère assumé de qualification des traitements subis (§§ 83-84) et comme un élément renforçateur des devoirs incombant à l’Etat (§ 110), à l’instar de ce qui a pu déjà être relevé dans le contentieux des violences domestiques 48. L’obligation de protection constitue aussi l’enjeu, sous une autre forme, de l’affaire Hadzhieva c/ Bulgarie (1er février 2018, n° 45285/12), où la requérante – âgée de 14 ans seulement à l’époque des faits – reprochait aux autorités de ne pas s’être assurées des conditions de sa prise en charge lorsque ses père et mère, sous le coup d’une demande d’extradition, ont été arrêtés et détenus pendant 13 jours. Outre son contexte inédit, du moins sous l’angle de l’article 8 49, l’intérêt de l’arrêt est de mesurer alors la responsabilité de l’Etat envers l’enfant à l’aune de l’attitude et du niveau socio-professionnel des parents, dont l’avocat était de surcroît le voisin. La mère ayant affirmé lors de sa première audition qu’il y avait quelqu’un pour s’occuper de la requérante, l’Etat se voit dédouané pour toute la période subséquente et n’est jugé avoir failli à son devoir de vigilance et de soins que pendant l’intervalle de deux jours entre l’arrestation et ladite audience.

Mais l’importance attachée à la protection des enfants en fonction de leur vulnérabilité se manifeste également de façon indirecte, quand elle exerce une fonction légitimante à l’égard des décisions contestées devant la Cour. Cette configuration trouve une illustration significative dans le contentieux des placements d’enfants, avec l’arrêt Tlapak et autres c/ Allemagne (22 mars 2018 n°11308/16 et 11344/16) 50 concernant une violation alléguée du droit au respect de la vie familiale. En effet, le besoin pour les mineurs de bénéficier du secours de l’Etat lorsque leur bien-être physique et moral est menacé (§ 87) contribue largement à justifier qu’en l’occurrence, les requérants aient été partiellement déchus de leur autorité parentale et séparés de leurs enfants, à raison des punitions corporelles qu’ils leur infligeaient régulièrement avec des baguettes selon la doctrine de leur mouvement religieux en matière éducative. Ajoutés aux garanties dont se sont entourées les procédures internes, la nature même des châtiments (ressortant au type de traitements interdits par l’article 3) et leur fondement dogmatique (qui faisait craindre leur perpétuation) emportent ainsi la conviction du juge européen, malgré la gravité de l’ingérence. C’est dire que l’obligation positive d’empêcher la maltraitance des enfants prévaut in fine sur celle visant à « déployer des efforts adéquats et suffisants » pour préserver le lien familial 51.

A la lumière des arrêts Tlapak et surtout Hadhzieva, il reste à noter, néanmoins, combien le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant peut corroborer – voire éclipser – l’argument de la vulnérabilité, dans l’appréciation des responsabilités imputées aux Etats.

B- Une obligation nouvelle d’aménagements en faveur des personnes handicapées

Bien qu’itérativement rappelé 52 le principe selon lequel l’interdiction des discriminations peut requérir des traitements différenciés pour corriger une inégalité ne s’est pas si souvent concrétisé en contentieux européen. Il reçoit une application constructive dans l’affaire Enver Şahin c/ Turquie (30 janv. 2018, n° 23065/12), qui marque une avancée importante de la jurisprudence relative aux droits des personnes handicapés, à la faveur d’une interprétation doublement systémique de la Convention.

Etudiant devenu paraplégique à la suite d’un accident, le requérant se plaignait en l’occurrence d’avoir été empêché de poursuivre ses études, faute de travaux lui rendant les locaux universitaires accessibles et praticables. Ses griefs sont alors l’occasion pour la Cour de consacrer, dans le sillage de l’arrêt Çam c/ Turquie 53 mais de façon plus manifeste, une véritable obligation de faire au titre de l’interdiction des discriminations, non seulement dans la jouissance du droit d’accès à l’éducation (ici en cause) mais aussi plus largement de tous les droits protégés par la CEDH. En effet, il est désormais acquis qu’incorporant – dans une première forme d’interprétation systémique – les exigences posées par la Convention des Nations Unies du 30 mars 2007 relative aux droits des personnes handicapées (§ 67), le champ d’application de l’article 14 de la Convention inclut une « responsabilité pour les Etats d’assumer ‘des aménagements raisonnables’ à même de corriger des inégalités factuelles qui, ne pouvant être justifiées, constitueraient une discrimination » (§ 32). Et si conformément au principe de subsidiarité, la définition desdits aménagements est renvoyée à la compétence des autorités nationales, ces dernières n’en sont pas moins engagées à se montrer « particulièrement attentives à leurs choix dans ce domaine, compte tenu de l’impact […] sur les individus en situation de handicap, dont la particulière vulnérabilité ne peut être ignorée » (§ 68). Bien plus, sous le bénéfice d’une seconde forme d’interprétation systémique du droit à l’instruction, lu à la lumière du droit au respect de la vie privée (§ 59), et par référence à nouveau à la norme internationale (§ 70), le juge européen ne se contente pas de cette pieuse exhortation mais soumet le caractère raisonnable des aménagements au respect de l’autonomie personnelle des intéressés – ce qui suppose de se fonder sur un examen réel et individuel des besoins en prenant en considération les effets potentiels des solutions proposées sur la sécurité, la dignité et l’autonomie de la personne handicapée (§ 71, in fine). Après avoir retoqué l’argument pris de l’absence de ressources financières pour réaliser des aménagements architecturaux à court terme (§ 65), la Cour ne tient donc pas pour appropriée, en l’espèce, l’offre faite au requérant d’une aide humaine dans ses déplacements, qui l’aurait rendu tributaire d’un tiers.

S’appropriant le concept d’éducation inclusive (§ 62), martelé par le Comité européen des droits sociaux 54, l’arrêt Enver Şahin c/ Turquie fait ainsi la démonstration que loin d’être antinomiques, la prise en considération de la vulnérabilité et le principe de l’autonomie personnelle peuvent opérer de manière synergique.

C- Une obligation de précaution particulière à l’égard des personnes dépendantes de la protection sociale

Dans la ligne de l’arrêt Moskal c/ Pologne 55, l’arrêt Čakarević c/ Croatie (26 avr. 2018, n°48921/13) se signale par la sanction, au regard du droit au respect des biens, d’une exigence de « bonne gouvernance » dans le domaine des politiques sociales (§ 84) qui, sans empêcher les autorités de corriger leurs erreurs dans la distribution des ressources, leur impose toutefois d’agir dans des délais convenables, de manière appropriée et cohérente, en veillant notamment à ce que les personnes concernées par cette rectification n’en pâtissent pas excessivement . D’abord consacré dans le cadre du droit à un procès équitable 56, le principe selon lequel l’Etat ne saurait faire payer le prix de ses bévues aux intéressés avait déjà été transposé à l’interprétation du droit au respect des biens, concernant l’annulation d’un titre de propriété sans compensation 57 puis le retrait d’une pension attribuée par erreur et tardivement remplacée par une prestation de moitié inférieure (Moskal c/ Pologne, préc., § 73). L’affaire Čakarević lui confère néanmoins une nouvelle coloration, dès lors que la requérante ne contestait pas ici une cessation de versement qui la priverait d’une source de revenus mais l’obligation qui lui était imputée de rembourser le montant – majoré des intérêts légaux – d’une indemnité chômage pour toute la période (de presque trois ans) où cette prestation de sécurité sociale avait continué de lui être servie après expiration du délai légal (§ 80). Le fait que cette obligation de remboursement procède exclusivement d’une erreur de l’administration elle-même, sans qu’aucune fraude puisse être reprochée à l’intéressée, justifie alors d’autant plus que la marge d’appréciation traditionnellement consentie aux Etats en matière de politique économique et sociale soit réduite (§ 78) – l’iniquité de la condamnation pour enrichissement sans cause étant encore accentuée par la relative indifférence des autorités administratives et judiciaires aux conséquences sur la situation personnelle de la requérante (§ 89). C’est donc également par égard au piètre état de santé de cette dernière et à son manque de ressources économiques que l’obligation de remboursement – même échelonnée sur six mois- est jugée constituer une charge individuelle excessive au regard de la première norme de l’article 1 Protocole I.

Si la Cour n’use pas expressément de l’argument de la vulnérabilité et si d’autres arrêts condamnant une cessation ou une réduction d’allocation suggèrent mieux l’évolution vers une protection par ricochet du droit de bénéficier de ressources pour assurer sa subsistance 58, la logique à l’œuvre en l’occurrence ne rejoint pas moins, là encore, celle du Comité européen des droits sociaux dans l’idée d’une obligation de précaution particulière à l’égard des catégories de la population les plus vulnérables.

Caroline Boiteux-Picheral

VI – De l’étendue du contrôle européen sur les mesures de localisation et de surveillance des salariés : évolution ou révolution ?  

A- Surveillance des salariés : applications contrastées des « critères Barbulescu »

Le souci du juge européen de revêtir l’habit du « juge pédagogue » l’a conduit ces dernières années à systématiser dans quelques domaines sa jurisprudence par le biais de critères d’appréciation de la proportionnalité. On le sait, ce phénomène particulièrement marquant dans le domaine des conflits de droits a été étendu à d’autres hypothèses. Ainsi, dans l’arrêt de Grande chambre Barbulescu c/ Roumanie 59, la Cour a mis au jour une liste de critères permettant d’apprécier la conventionnalité de mesures de surveillance des salariés dans le contexte de leur vie professionnelle. Dans cette affaire, le constat de violation du droit au respect de la vie privée et de la correspondance du salarié fut justifié par le fait que les juges nationaux n’avaient pas vérifié s’il avait été préalablement averti par son employeur de la possibilité que ses communications électroniques soient surveillées. Décidément, ce contentieux continue à prospérer devant la Cour européenne. Les arrêts Libert c/ France (22 févr. 2018, n° 588/13) et Lopez Ribalda et a. c/ Espagne (9 janv. 2018, n° 1874/13, renvoyée en Gde ch.) constituent des applications intéressantes mais contrastées du mode d’emploi Barbulescu.

Sur le terrain de l’applicabilité de l’article 8 tout d’abord, l’arrêt Libert c/ France apporte des précisions importantes mais pas nécessairement rassurantes. En l’espèce, était en cause le licenciement d’un employé de la SNCF après que la saisie de son ordinateur par son employeur a révélé le stockage de fichiers à caractère pornographique et de fausses attestations réalisées au bénéfice de tiers. Assez logiquement, la Cour européenne a fait la sourde oreille à l’argument du gouvernement français selon lequel « la SNCF ne pouvait être regardée à la date des faits ou de l’introduction de la requête comme une autorité publique, au sens du second paragraphe de l’article 8 » (§ 21) en estimant qu’il concernait le fond de l’affaire et non l’applicabilité de cette disposition. A ce stade, il lui suffit de relever qu’elle « peut donc admettre que, dans certaines circonstances, des données non professionnelles (…) sont susceptibles de relever de sa vie privée » (§ 25), d’autant qu’en l’espèce la SNCF avait toléré que « ces agents utilisent ponctuellement à titre privé les moyens informatiques mis à leur disposition » (§ 25). Cette formulation sibylline intrigue et est, par conséquent, source d’interrogations dès lors qu’elle suggère, a contrario, que dans certaines circonstances, le salarié n’aurait aucune espérance légitime au respect de sa vie privée. La Cour aurait été mieux inspirée d’opter pour la formulation plus audacieuse de « la vie privée sociale sur le lieu de travail » issue de l’arrêt Barbulescu. Dans l’arrêt Lopez Ribalda relatif à la vidéosurveillance dissimulée d’employées d’une chaîne espagnole de supermarchés, elle est d’avis, conformément à une jurisprudence européenne des plus constantes, que « la surveillance vidéo secrète d’un salarié sur son lieu de travail doit être considérée comme une ingérence considérable dans sa vie privée » (§ 59).

Sur le terrain de la proportionnalité des mesures de surveillance, ensuite, les arrêts rendus illustrent une application contrastée du mode d’emploi Barbulescu. En effet, la méthode diffère dans l’affaire Libert. Alors que dans l’arrêt Barbulescu l’atteinte au droit au respect de la vie privée était le fait d’un employeur privé – ce qui amena la Cour à envisager l’affaire sous l’angle des obligations positives – , en l’espèce était en cause une ingérence d’une autorité publique – la SNCF – au sens de l’article 8 de la Convention. Le rejet de l’argumentation farfelue du gouvernement français – qui appelait la Cour à ne pas se prononcer sur l’ingérence au motif que la SNCF n’est pas une autorité publique – était particulièrement aisé. Comme si la qualification de la SNCF en personne morale de droit privé aurait changé la donne ! Ce faisant, il convient, selon la Cour, de raisonner en termes d’obligations négatives et de vérifier notamment si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique. La dimension horizontale n’est pas totalement absente de l’arrêt puisque la Cour considère que l’ingérence visait à garantir la protection des « droits (…) d’autrui », « ceux de l’employeur, qui peut légitimement vouloir s’assurer que ses salariés utilisent les équipements informatiques qu’il met à leur disposition pour l’exécution de leurs fonctions en conformité avec leurs obligations contractuelles et la règlementation applicable » (§ 46). Cette angle d’analyse mixte n’empêche pas toutefois la Cour de se placer sous les auspices du mode d’emploi Barbulescu en vérifiant notamment que les mesures de surveillance de la correspondance et des autres communications, « quelles qu’en soient l’étendue et la durée, s’accompagne[nt] de garanties adéquates et suffisantes contre les abus » (§ 47). Comme il a déjà été observé 60, la mise au jour de critères d’appréciation de la proportionnalité va de pair avec une valorisation du principe de subsidiarité. De ce lien, l’arrêt Libert constitue un témoignage supplémentaire en ce qu’il renvoie constamment en les validant aux appréciations des juges nationaux. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, « les fichiers créés par le salarié à l’aide de l’outil informatique mis à sa disposition par l’employeur pour le besoin de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel, de sorte que l’employeur est en droit de les ouvrir en dehors de sa présence, sauf s’ils sont identifiés comme étant personnels » 61. Au cas d’espèce, la question centrale était celle de savoir si les fichiers litigieux, ouverts hors la présence du requérant, constituaient des fichiers « personnels ». La Cour répond par la négative en reprenant à son compte le raisonnement des juges internes, en particulier celui de la Cour d’appel d’Amiens qui jugea que la dénomination des fichiers litigieux « D:/données personnelles » visait bien des documents professionnels et que le requérant ne pouvait pas utiliser l’intégralité d’un disque dur, censé enregistrer des données professionnelles, pour un usage privé. Et de relever, à l’instar de la Cour d’appel, que la Charte informatique de l’entreprise prévoyait clairement que les informations à caractère privé devaient être clairement identifiées comme telles (§ 52). Ainsi la Cour n’entend-elle pas remettre en cause la pertinence et la suffisance des motifs invoqués par les juridictions nationales. De façon assez surprenante, le constat de non-violation de l’article 8, qui n’avait rien d’évident, est adopté à la majorité de six voix contre une. Dans une récente étude parue au JCP, le Professeur Sudre a montré que l’utilisation de la proportionnalité par la Cour était loin de répondre à une démarche rigoureuse 62. Aussi, prête à interrogation la démarche de la Cour dans l’arrêt Libert, laquelle se focalise sur le contrôle de la pertinence et suffisance des motifs sans vérifier si l’objectif poursuivi aurait pu être atteint par des « moyens et des mesures moins intrusifs ». Il s’agit là pourtant d’un critère énoncé expressément par la Cour dans son arrêt Barbulescu. Elle se contente de noter que la Cour d’appel a jugé que la mesure de radiation n’était pas disproportionnée. Quid également des garanties procédurales évoquées par l’arrêt Barbulescu qui imposent notamment d’informer au préalable le salarié de la possibilité que l’employeur prenne des mesures de surveillance. Dans le cas présent, le simple fait que le requérant n’ait pas identifié les données comme ayant un caractère « privé » semble neutraliser tout examen sérieux de ce critère.

Rien de tel dans l’arrêt Lopez Ribalda qui est plus en phase avec l’esprit de l’arrêt Barbulescu.

En l’espèce, la législation espagnole prévoyait le droit pour les requérants d’être préalablement et explicitement informés de l’existence et des caractéristiques particulières d’un système de collecte de données personnelles. Or, cette exigence n’a pas été respectée par l’employeur qui a installé un système de vidéosurveillance secrète sur les caisses sans en informer les salariés. Apparaît significatif, et pour tout dire décisif, le recours à la technique du distinguishing afin de ne pas suivre le constat de non-violation retenu dans l’affaire Kopke c/ Allemagne dans laquelle le système de surveillance vidéo était limité dans le temps et à certains employés (§ 67). Ce qui n’était pas le cas en l’espèce, puisque la surveillance avait duré plusieurs semaines et que « la décision d’adopter des mesures de surveillance s’appuyait sur une suspicion générale à l’égard de tout le personnel en raison des irrégularités qui avaient été précédemment révélées par le gérant du magasin » (§ 68). En outre et surtout, contrairement à l’arrêt Libert, la Cour opère un véritable contrôle de proportionnalité en vérifiant l’existence de « mesures moins intrusives ». Il aurait suffi alors à l’employeur d’informer clairement les employés de l’installation d’un système de vidéosurveillance ainsi que le prévoyait la loi. La Cour juge que l’Espagne n’a pas ménagé un « juste équilibre » entre les intérêts concurrents et conclut à la violation de l’article 8. La solution conforte le principe de subsidiarité en sanctionnant une pratique elle-même contraire au droit interne de l’Etat…. On souhaitera que cette heureuse conclusion ne soit pas désavouée par la Grande chambre, à laquelle l’affaire a été renvoyée le 28 mai 2018 sur demande du gouvernement espagnol. A dire vrai, on peine à saisir les raisons pour lesquelles la demande de renvoi a été acceptée par le collège des cinq juges. Et il y a de quoi être sidéré par la lecture de l’opinion dissidente du juge Dedov. Fidèle à sa posture conservatrice, le juge russe dénonce pêle-mêle le recours à la technique du distinguishing, une démarche tendant à couvrir les abus des salariés, l’importance prêtée à l’information des salariés quant au système de surveillance mis en place, la minoration des pertes subies par l’employeur … La conclusion de l’opinion dissidente est inquiétante : « les requérants ne devraient pas être légalement autorisés à tirer profit de leurs propres actes répréhensibles (…). Par conséquent, la Convention ne peut être interprétée et interprétée de manière à permettre des actes répréhensibles ». En un mot, à suivre le juge russe, le fait que l’employeur ait été victime de vols lui donnait carte blanche pour porter atteinte au droit au respect de la vie privée de ses employés…. Il y a là une curieuse façon de concevoir les droits de l’homme. Mais le juge Dedov n’en est pas là à son coup d’essai… 63.

B- Mesures de géolocalisation : un contrôle européen à géométrie variable

Dans le prolongement de l’arrêt Uzun c/ Allemagne (2 sept. 2010, n° 35623/05), la Cour européenne développe progressivement sa jurisprudence sur les dispositifs de géolocalisation. Elle entend exercer un contrôle circonstancié l’amenant à tenir compte de la nature de la mesure de géolocalisation, de la gravité de l’atteinte à la vie privée et des motifs d’intérêt général avancés par l’Etat pour la justifier. C’est ainsi qu’elle fait preuve de davantage de sévérité à l’égard des mesures de géolocalisation en temps réel par GPS. L’arrêt Ben Faiza c/ France (8 févr. 2018, n° 31446/12) témoigne de cette sévérité sur le terrain du contrôle de la base légale, la Cour stigmatisant, dans la droite ligne de la jurisprudence Kruslin (24 avr. 1990, n° 11801/85) l’imprécision de de la loi française (art. 81 CPP) « de portée très générale » (§ 58) à propos des actes susceptibles de justifier une géolocalisation en temps réel 64. L’arrêt est intéressant en ce qu’il traduit un changement d’attitude de la Cour lorsqu’est en cause une mesure de réquisition judiciaire à un opérateur de téléphonie mobile permettant une géolocalisation a posteriori (art. 77‑1-1 du CPP). Tout en admettant que l’article 71 du code de procédure pénale offre moins de garanties que par la loi du 28 mars 2014 relative à la géolocalisation, la Cour est d’avis que « la communication de la liste des cellules déclenchées par une ligne téléphonique permet certes de connaître, a posteriori, le positionnement géographique passé de l’utilisateur de cette ligne. Mais il s’agit de la transmission à l’autorité judiciaire de données existantes et conservées par un organisme public ou privé et non de la mise en place d’un dispositif de surveillance, consistant à repérer spécifiquement les déplacements qu’une personne est en train de réaliser, par le biais d’un suivi dynamique d’une ligne téléphonique ou au moyen de la pose d’une balise sur un véhicule » (§ 74). La mesure litigieuse, entourée de garanties suffisantes contre l’arbitraire (autorisation du parquet, contrôle juridictionnel) était donc bien prévue par la loi. La même indulgence est de mise au stade du contrôle de nécessité dans une société démocratique (§ 79). Ce qui est ici très net, c’est l’attention particulière prêtée par la Cour aux motifs d’intérêt général avancés par le gouvernement (lutte contre un trafic de stupéfiants de grande ampleur) pour justifier le constat de non-violation de l’article 8.

C’est en suivant cette même logique que la Cour a reconnu, dans un arrêt largement commenté 65 la conventionnalité des obligations de localisation imposées aux sportifs appartenant à un groupe dit « cible », prévue par l’ordonnance du 14 avril 2010 (18 janv. 2018, Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs c/ France, n° 48151/11). L’issue du test de conventionnalité a été en grande partie déterminée par la légitimité de la lutte contre le dopage et la protection de la santé des sportifs. A cet égard, la Cour a pu mobiliser l’interprétation consensuelle pour affirmer qu’il « existe, au regard des normes et de la pratique internationales, une communauté de vue européenne et internationale sur la nécessité d’opérer des contrôles inopinés » (§ 181). Compte tenu des questions scientifiques juridiques et éthiques complexes posées par la lutte antidopage, il n’est pas étonnant qu’elle accorde une large marge nationale d’appréciation aux Etats en la matière. Toujours est-il que l’Etat doit ménager un juste équilibre entre les motifs d’intérêt général (de protection de la santé publique et de la loyauté des compétitions sportives) et le droit au respect de la vie privée des requérants. Sur ce point, on observe une certaine auto-limitation du contrôle européen qui s’oriente suivant une tendance assez répandue vers un contrôle in abstracto de la réglementation du dispositif de localisation. Les garanties procédurales contre les risques d’abus dont bénéficient les sportifs et le caractère limité dans le temps de l’obligation de géolocalisation sont autant d’arguments avancés pour justifier un constat de non-violation de l’article 8. La Cour européenne n’a pas été très sensible au plaidoyer développé par les requérants quant à l’inefficacité des contrôles réalisés. La solution conforte ainsi l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 24 février 2011 66. Les sportifs n’auront donc pas eu gain de cause dans cette affaire très médiatisée qui aura placé la Cour sous les feux des projecteurs. Très récemment, le Conseil d’Etat a confirmé la suspension d’un an du boxeur Tony Yoka (14 août 2018, n° 422878 en jugeant qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité à la Constitution des dispositions des articles L. 232-23 et L. 232-23-3-2 du code du sport[/foot]. Progressivement, un contentieux « sportif » se développe devant la juridiction strasbourgeoise. Le temps est peut-être venu d’y consacrer une thèse…

Mustapha Afroukh

Notes:

  1. « Cour européenne des droits de l’homme et droit international général (2015) », AFDI, 2016, p. 518
  2. Par exemple, pt. 24 et 25 du projet
  3. https://www.coe.int/fr/web/commissioner/-/measures-taken-under-the-state-of-emergency-in-turkey
  4. L’on entend par là les affaires qui ont une envergure constitutionnelle
  5. CJUE, gde ch., 10 oct. 2017, n° C-413/15
  6. d’autant que les deux affaires se recoupent sur la question de l’importance à accorder aux règles pénales de prescription constitueraient
  7. « Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (2017) », RDP, 2018, p. 1537
  8. 16 janv. 2018, déc. Charron et Merle-Motet c/ France, n° 22612/15 : refus d’une demande de PMA par insémination avec donneur ou fécondation in vitro opposée à deux homosexuelles
  9. Le gouvernement s’appuyait sur la décision Gonzalez Gomez du Conseil d’Etat du 31 mai 2016 pour soutenir que le recours pour excès de pouvoir, à la disposition des requérantes, était une voie de recours effective et accessible
  10. J.-P. Marguénaud, « Le refus de la procréation médicalement assistée à un couple d’homosexuelles mariées ou la subsidiarité otage de la proportionnalité », RTDCiv., 2018, p. 349
  11. sur ce point, v. T. Larrouturou, « Le Protocole n° 16 à la CEDH, nouveau terrain de rencontre des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité », RDP, 2018, p. 475. Pour une approche pluridisciplinaire de cette reconfiguration de l’office du juge de la loi, voy. le dossier publié dans cette Revue sous la direction de J. Bonnet et M. Afroukh, 2018, dossier n° 7
  12. Rapport d’activité | Doc. 14455 Add. 2 | 17 janvier 2018
  13. AJDA, 2018, p. 1770 qui évoque également les propositions d’amélioration de la procédure d’élection. Déjà en 2010, le Professeur Flauss, qui tenait la chronique à l’AJDA, déplorait des « menaces sur la composition de la Cour européenne », 2010, p. 2362
  14. s. 17 juill. 2018, n° 38004/12, v. obs. L. Burgorgue-Larsen, chron. préc.
  15. v. C. Husson-Rochcongar, « La redéfinition permanente de l’État de droit par la Cour européenne des droits de l’homme », Civitas Europa, 2016/2, n° 37, p. 183-220
  16. Cour EDH, déc., 30 avr. 2013, Uzun c/ Turquie, n° 10755/13 et déc., 1er juil. 2014, Koçintar c/ Turquie, n° 77429/12
  17. Gde ch., 28 juil. 1999, Immobiliare Saffi c/ Italie, n° 22774/93, § 63 et Gde ch., 28 oct. 1999, Brumărescu c/ Roumanie, n° 28342/95, § 61
  18. « Le peuple turc, en empêchant ce grand danger public qui menaçait la vie de la nation, a montré comment un peuple peut sauvegarder la démocratie, l’état de droit et la civilisation, et prendre son avenir en main », Op. partiellement dissidente, § 16
  19. Cour EDH, Gde ch., 13 déc. 2012, n° 39630/09
  20. Elle utilise ici le résumé analytique du rapport de la commission d’enquête du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA, rendu public en décembre 2014, les documents expurgés publiés par la CIA elle-même, mais aussi le rapport du CICR comportant le témoignage du requérant, ses dépositions au tribunal d’examen du statut de combattant et les trois rapports établis par Dick Marty auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
  21. Elle a entendu D. Marty, deux spécialistes du programme de remises de la CIA et le rapporteur d’une enquête diligentée par le Parlement européen, G.C. Fava, et a tenu compte d’une déclaration sous serment de l’ancien Commissaire aux droits de l’homme, Th. Hammarberg
  22. 8 juin 1976, Série A/22
  23. n° 35763/97, 21 novembre 2001, § 60. Du même jour : n° 37112/97, Fogarty c/ Royaume-Uni et n° 31253/96
  24. il n’était pas encore « établi qu’il soit déjà admis en droit international que les États ne peuvent prétendre à l’immunité en cas d’actions civiles en dommages-intérêts pour des actes de torture qui auraient été perpétrés en dehors de l’État du for », § 66
  25. n° 13113/03, 17 mars 2009, portant elle aussi sur la reconnaissance de la responsabilité d’un individu pour actes de torture et non sur l’immunité d’un État
  26. La requérante ne forma pas de pourvoi extraordinaire visant à « assurer l’interprétation uniforme de la loi »
  27. le remboursement de l’augmentation des frais de justice qu’ils avaient entraînée aurait d’ailleurs pu être demandé
  28. Op. diss. Pinto de Albuquerque à laquelle s’est rallié le juge Sajó, pt. 257
  29. Op. diss. Cne, pt. 200
  30. § 49. Les faits révèlent ici une situation différente de celle de l’arrêt Čonka c/ Belgique, 5 février 2002, n° 51564/99, dans lequel la Cour avait dénoncé le comportement d’une administration qui « décide consciemment de tromper des personnes, même en situation illégale, […] pour mieux pouvoir les priver de leur liberté » en rappelant que le « caractère exhaustif » de la liste des exceptions au droit à la liberté figurant à l’article 5 § 1 impliquait son interprétation étroite, § 41-43
  31. § 63. Gde ch., 23 mai 2016, Avotiņš c/ Lettonie, n° 17502/07, sp. § 113-114 et § 116
  32. qui avait été informé officiellement de la date et du lieu de son procès devant la cour d’appel, lors duquel il avait pu être défendu par un avocat qu’il avait désigné, obtenant même une réduction de la peine prononcée en première instance. Situation différente de celle qui avait entraîné un constat de violation de l’article 6 § 3 dans l’arrêt Sejdovic c/ Italie, Gde ch., 1er mars 2006, n° 56581/00
  33. Voir notamment les observations de Ch. Maubernard, in « Droits fondamentaux », Ann. Dr. UE, 2016, spéc. p. 538
  34. la demande d’asile des requérants ayant bien été enregistrée en Grèce et l’exécution de leur expulsion ayant en conséquence été suspendue
  35. Cour EDH, 25 juin 1996, n° 19776/92, § 43
  36. Cour EDH, 12 oct. 2006, Mubilanzila Mayeke et Kaniki Mitunga c/ Belgique, n° 13178/03, § 102
  37. Gde ch., 15 déc. 2016, n° 16483/12, § 185
  38. Cour EDH, Gde ch., 21 janv. 2011, n° 30696/09
  39. voir pour des faits assez similaires, CE, réf., 6 août 2009, n° 330.536 qui contraste avec la position des juridictions administratives en l’espèce
  40. Rapport CFDA, Droit d’asile en France : conditions d’accueil – état des lieux 2012, spéc. p. 96 ; Rapport. IGAS 2013, no 13‑028/12‑123/01
  41. Gjutaj et autres c/ France, n° 63141/13 ; N.H. c/ France, n° 28820/13
  42. Gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c/ Grèce et Belgique, préc., § 220
  43. Gde ch., 21 janv. 2011, n° 30696/09
  44. Cour EDH, 26 nov. 2015, Mahamed Jama c/ Malte, n° 10290/13, § 100 ; 14 mars 2017, Ilias et Ahmed c/ Hongrie, n° 47287/15, § 87
  45. Cour EDH, 19 janv. 2010, Muskhadzhiyeva et a. /. Belgique, n° 41442/07,: JCP G 2010, act. 194, obs. L. Milano ; 19 janv. 2012, Popov c/ France, n° 39472/07 ; 12 juil. 2016, A.B. et autres c/ France, n° 11593/12, et quatre autres arrêts, n° 33201/11, n° 24587/12, n° 68264/14, n° 76491/14
  46. Voir notamment, A.B. et autres c/ France, n° 11593/12, § 114
  47. Voir notamment, au titre de l’article 3, Cour EDH, 23 sept. 1998, A. c/ Royaume-Uni, n° 25599/94, § ; au titre des articles 8 et 3 combinés, Cour EDH, 4 déc. 2003, M.C. c/ Bulgarie, n° 39272/98, §§ 149-150 ; au titre de l’article 8, Cour EDH, 2 déc. 2008, K.U. c/ Finlande, n° 2872/02, § 41 et § 49
  48. Voir notamment Cour EDH, 2 mars 2017, Talpis c/ Italie, n° 41237/14, cette Chron., n° 31, RDLF 2017, obs. C. Picheral
  49. pour des faits comparables examinés sous l’angle de l’article 3, voir déjà Cour EDH, 6 déc. 2016, Ioan Pop et autres c/ Roumanie, n° 52924/05
  50. Voir également pour une cause identique, Cour EDH, 22 mars 2018, Wetjen et autres c/ Allemagne n° 68125/14
  51. Cour EDH, 13 oct. 2015, S.H. c/ Italie, n° 52557/14, § 58
  52. Cour EDH, Gde Ch., 12 avr. 2006, Stec et autres c/ Royaume-Uni, § 51 ; Gde ch., 13 nov. 2007, D.H. et autres c/ République tchèque, n° 57325/00, § 175
  53. Cour EDH, 23 févr. 2016, n° 51500/08, § 67: « la discrimination fondée sur le handicap englobe également le refus d’aménagements raisonnables »
  54. Voir notamment CEDS, 16 oct. 2017, Centre de Défense des droits des personnes handicapées mentales (MDAC) c/ Belgique, Réclamation n° 109/2014, § 61
  55. Cour EDH, 15 sept. 2009, n° 10373/05, § 72
  56. Cour EDH, 11 janv. 2001, Platakou c/ Greece, n° 38460/97, § 39 ; 24 mai 2007, Radchikov c/ Russie, n° 65582/01, § 50 ; 19 juil. 2007, Freitag c/ Allemagne, n° 71440/01, §§ 37-42
  57. Cour EDH, 13 déc. 2007, Gashi c/ Croatie, n° 32457/05, § 40
  58. Voir par ex. Cour EDH, 7 mars 2017, Baczúr c/ Hongrie, n° 8263/15
  59. Gde. Ch., 5 sept. 2017, n° 61496/08, obs. C. Husson-Rochcongar, préc. chron., RDLF, 2018, n° 11
  60. nos obs., cette chron. n° 11 sur les critères « Von Hannover n° 2 »
  61. arrêt de la chambre sociale du 4 juillet 2012 cité par la Cour
  62. « Le contrôle de proportionnalité de la Cour EDH. De quoi est-il question ? », JCP, 2017-11, doctr. 289
  63. On laissera le lecteur apprécier ses opinions dissidentes s. CourEDH, 3 oct. 2017, N.D. et N.T. c/ Espagne, n° 8675/15 et 8697/15 renvoyé en grande chambre ; 28 mars 2017, Z.A. et autres c/ Russie, n° 61411/15
  64. Un satisfecit est néanmoins décerné à la loi du 28 mars 2014 qui prévoit un encadrement du recours à la géolocalisation et renforcer la protection du droit au respect de la vie privée
  65. voy. notamment F. Marchadier, Jurisport 2018, n°187, p.35 ; M. Maisonneuve, RDLF, 2018, chron. n° 9 et J. Arroyo, RDLF, 2018, chron. n° 15
  66. Union nationale des footballeurs professionnels, n° 340122

Non, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas reconnu l’existence d’un délit de blasphème !

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La Cour européenne “contre la liberté d’expression”, la Cour consacrant “un délit de blasphème anti-islam”, la Cour retenant une “conception musulmane” de la liberté d’expression “conforme à la Charia”, “la Cour européenne n’est pas Charlie”…. Le moins que l’on puisse dire est que l’arrêt E.S. c/ Autriche rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 25 octobre 2018 n’a pas laissé indifférent la presse généraliste et les sites d’information, qui en ont donné une lecture souvent orientée reposant sur une vision partielle et partiale de la jurisprudence européenne. Si la solution adoptée est critiquable à bien des égards, les procès d’intention visant la Cour sont particulièrement injustes. Il faut notamment réaffirmer avec force qu’elle n’a pas consacré l’existence d’un délit de blasphème.

 

Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public, Université de Montpellier ; IDEDH EA 3976

 

Décidément, les pourfendeurs de la Cour européenne des droits de l’homme ne ratent jamais une occasion de remettre en cause son rôle. La charge menée à son encontre est lourde : elle réduirait à néant la liberté de conscience des maires, constituerait un « inquiétant filtre moral » sur la question du recours à la force par les gendarmes, empêcherait les Etats de lutter contre le terrorisme… Autant dire que les procès d’intention dans le but de la décrédibiliser sont légion, avec des arguments aux relents les plus nauséabonds. On ne peut se défendre d’un sentiment de malaise face à la manière dont certains journaux et sites d’information ont rendu compte de l’arrêt E.S/ Autriche du 25 octobre 2018 dans lequel la Cour retient un constat de non-violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme qui protège la liberté d’expression. L’affaire concernait la condamnation de la requérante pour dénigrement de doctrines religieuses, l’intéressée ayant accusé le prophète Mahomet de pédophilie. Selon ses détracteurs, la Cour aurait, ce faisant, reconnu l’existence du délit de blasphème, introduit une différence de traitement entre les critiques à l’égard de l’islam et celles visant la religion chrétienne, aurait opté pour une conception musulmane de la liberté d’expression conforme à la Charia…. En somme, elle ne serait pas « Charlie ».

Ce n’est pas la première fois que la Cour européenne est amenée à se prononcer sur des affaires mettant en cause « la liberté d’expression contre la religion ». Déjà en 1994, saisie de la confiscation d’un film satirique tirée d’une pièce écrite par Oskar Panizza prenant pour cible « les représentations figuratives simplistes et les excès de la foi chrétienne », elle avait conclu à une non-violation de l’article 10 en s’appuyant sur la large publicité dont avait fait l’objet le film dans une région, le Tyrol. Le fait que la religion catholique romaine était celle de l’immense majorité de la population avait également constitué un élément déterminant (CourEDH, 20 septembre 1994, Otto-Preminger-Institut c/ Autriche, A-295/A. Adde l’arrêt Wingrove c/ Royaume-Uni du 25 novembre 1996, où était en cause l’interdiction de diffuser une vidéo mettant en scène la vie sexuelle de Sainte-Thérèse d’Avila, religieuse carmélite ayant vécu au XVIe siècle). Cette jurisprudence stigmatisant la représentation provocatrice d’objets de vénération religieuse a été reprise à l’identique en 2006 dans une affaire turque (CourEDH, 13 septembre 2005, I.A. c/ Turquie, Rec. 2005-VIII) : où le requérant avait été condamné pénalement pour avoir publié un ouvrage traitant de questions théologiques et comportant certains passages sur la vie du prophète Mahomet. Il y affirmait que « le messager de Dieu rompait le jeûne par un rapport sexuel, après le dîner et avant la prière. Mohammed n’interdisait pas le rapport sexuel avec une personne morte ou un animal vivant ». Dans son arrêt rendu à une très courte majorité (quatre voix contre trois), la Cour va encore conclure à une non-violation de l’article 10 de la Convention en suivant une argumentation très vivement critiquée par les juges dissidents, qui dénoncèrent une jurisprudence faisant la part belle « au conformisme, à la pensée unique, et [qui] tradui[t] une conception frileuse et timorée de la liberté de la presse ». En pointant du doigt une « attaque injurieuse contre la personne du prophète de l’islam » la Cour pouvait, en effet, donner l’impression d’une confusion entre société démocratique et société théocratique (op. diss. des juges Costa, Cabral Barreto et Jungwiert). A contrario, en l’absence d’une attaque injurieuse contre un symbole sacré d’une religion, la liberté d’expression semble l’emporter (CourEDH, 2 mai 2006, Aydın Tatlav c/ Turquie, n° 50692/99 ; 31 octobre 2006, Klein c/ Slovaquie, n° 72208/01). L’arrêt E.S. Autriche, si décrié, s’inscrit donc dans la droite ligne de cette jurisprudence valorisant peut-être à l’excès, mais pas de façon absolue, le droit au respect des sentiments religieux (à comparer avec l’approche plus libérale des juridictions françaises. Par exemple Cour d’appel, Paris, (pôle 2 – ch. 7), 2 juillet 2015, AGRIF c/ E. Fottorino et a. : qui retient l’absence de provocation à la discrimination envers les membres de la communauté catholique à propos de la caricature du dessinateur Plantu qui représentait le Pape benoît XVI sodomisant un enfant de chœur)

Elle ne serait pas Charlie. Mais comment peut-on sérieusement en arriver à cette conclusion simpliste alors que la Cour ne s’est jamais prononcée dans l’affaire des caricatures de Mahomet. Il faut rappeler que les juges français avaient estimé que ces caricatures participaient d’un débat d’intérêt général sur les dérives des musulmans qui commettent des attentats au nom de la religion (v. Cour d’appel de Paris, 11ème ch., 12 mars 2008, Ph. Val et Société éd. rotative c. Union des organisations islamiques de France, Légipresse, 2008, n° 252, p. 107). Or, ce raisonnement s’appuyait sur la jurisprudence européenne qui valorise la liberté d’expression lorsqu’elle porte sur un sujet d’intérêt public (CourEDH, 31 janvier 2006, Giniewski c/ France, Rec. 2006-I : s’agissant de la publication d’un article de presse reprochant à une encyclique papale de comporter des ferments d’antisémitisme). Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, ce critère est essentiel – l’arrêt E.S. c/ Autriche l’illustre encore (en l’espèce, il a été jugé que les propos ne contribuaient à un débat d’intérêt général, sur le mariage d’un enfant par exemple, mais visaient principalement à diffamer le prophète Mahomet) – si bien que l’article 10 de la Convention européenne ne protège pas toutes les attaques et critiques contre les religions. Des affaires récentes montrent cependant que la Cour européenne emprunte une ligne libérale lorsque sont en cause des affiches publicitaires jugées blasphématoires (Cour EDH, 30 janvier 2018, Sekmadienis Ltd. c/ Lituanie, n° 69317/14 ; Cass., 1ère ch. civ., Bull. 2006, I, n° 485, p. 417 : publicité parodiant « La Cène ») ou des propos ne s’accompagnant d’aucun appel à la violence ou à la haine (Pussy-Riots tentant d’interpréter l’une de leurs chansons protestataires dans une cathédrale moscovite : 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c/ Russie, n° 38004/12). Aussi, si la Cour accepte une législation sur le blasphème pour les propos les plus injurieux, affirmer qu’elle consacre un délit de blasphème serait aller vite en besogne. Aucune obligation n’impose aux Etats d’adopter une législation spécifique pénalisant la liberté d’expression contre le respect des convictions religieuses.

De surcroît, il est cocasse de constater que ceux-là même qui critiquent la Cour comme étant « trop intrusive » sont ici les premiers à être choqués par sa prudence. Sur une question aussi sensible, elle a toujours concédé aux Etats une marge d’appréciation importante dans le cadre de l’atteinte aux convictions religieuses. Ce qu’elle rappelle d’ailleurs dans l’arrêt E.S. c/ Autriche, en relevant que les autorités sont mieux placées pour déterminer quelles étaient les déclarations susceptibles de troubler la paix religieuse dans le pays. La Cour aurait-elle rendu la même solution si l’affaire concernait les mêmes accusations, dans un contexte comparable, contre Jésus ? Sans aucun doute. L’argument selon lequel le Conseil de l’Europe, la Cour en particulier, aurait succombé au lobby islamique est un moyen de jeter le discrédit sur les solutions rendues. Outre que le reproche nous paraît totalement infondé et grotesque, la thèse d’une différence de traitement entre islam et christiannisme ne résiste pas à l’analyse. La jurisprudence de la Cour européenne montre au contraire que tant la religion chrétienne que l’islam bénéficient de cette protection contre la représentation provocatrice d’objets de vénération religieuse. La Cour a même validé une législation sur le blasphème qui ne concernait que la protection de la foi chrétienne (arrêt Wingrove c/ Royaume-Uni préc.). Ajoutons que contrairement à ce qui a été écrit ici et là, la Cour n’a pas été saisie par une association musulmane dans l’affaire E.S. !

Disons-le clairement : l’arrêt E.S. c/ Autriche, rendu à l’unanimité, n’innove pas. Il applique une jurisprudence classique de la Cour. On peut tout à fait critiquer cette jurisprudence, estimer qu’elle est trop protectrice du droit au respect des sentiments religieux et donc espérer le renvoi de l’affaire en Grande chambre… C’est d’ailleurs notre avis. Mais cessons, une fois pour toute, les procès d’intention consistant à faire dire à la Cour européenne ce qu’elle n’a jamais jugé.

 

 

Pour une rationalisation de l’indemnisation des privations indues de libertés

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Les régimes actuels d’indemnisation des privations indues de liberté n’assurent ni l’égalité de traitement des différentes victimes, ni l’indemnisation intégrale des préjudices en résultant. Par conséquent, une condamnation de la France est à craindre, sur le fondement des articles 5§5 et 14 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Une unification des régimes s’impose donc, à travers, notamment, l’utilisation d’une nomenclature commune.

Manon Viglino, Doctorante contractuelle à l’Université Savoie Mont Blanc, CDPPOC EA 4143

 

Prison Criminal Prisoner Prison Cell Jail Crime

« On blâme l’injustice, non par l’aversion qu’on a pour elle, mais pour le préjudice qu’on en reçoit »[1]. Lorsque « la justice, en tant qu’institution, n’a pas apporté de réponse adéquate ou parce qu’elle s’est trompée » [2], qu’une personne « a été privée de sa liberté à tort »[3], l’injustice résulte alors de « l’appréciation erronée d’une situation par un juge (…) gardien des libertés individuelles, donnant lieu à une décision elle-même fausse »[4]. Elle couvre tant la condamnation d’une personne innocente, que la violation des règles de procédure, tant le placement abusif en détention provisoire que sous le régime de l’hospitalisation sous contrainte. De manière générale, dans un contexte de croissance du nombre de mesures de privation de liberté[5], à défaut de pouvoir empêcher toute injustice, il faut à tout le moins indemniser correctement ceux qui en sont victimes.

L’État, au-delà de la reconnaissance de ces injustices, a en effet le devoir « de réparer équitablement le préjudice de tous ceux qui ont vu leurs vies impactées par des poursuites qui se sont finalement révélées injustes ou dénuées de fondement »[6]. Cette exigence émane notamment des articles 5§5, 6§1 et 8§2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Il convient de noter que la Cour européenne des droits de l’Homme retient une conception très large de la privation de liberté, et ne la limite pas à la détention[7]. Elle n’est pas tenue par les définitions posées en droit interne[8], et n’exclue ni les mesures très brèves[9] ni celles prises dans l’intérêt de leur destinataire[10]. Selon elle, « [p]our déterminer si un individu se trouve privé de sa liberté au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée »[11].

Dès lors que la privation de liberté ne respecte pas les exigences posées par cet article[12], même si elle est conforme au droit interne[13], le droit national doit prévoir une procédure effective d’indemnisation[14], sans formalisme excessif[15]. À défaut, un droit à réparation est prévu par l’article 5§5 de la Convention. Et si, après épuisement des voies de recours interne, aucune indemnisation n’est allouée à la victime, la Cour pourra accorder une satisfaction équitable sur le fondement de l’article 41.

Des régimes ont été créés en droit interne pour indemniser les erreurs judiciaires, les détentions provisoires injustifiées, et les hospitalisations sous contrainte abusives. La création de tels régimes d’indemnisation doit bien évidemment être saluée. Toutefois, l’hétérogénéité des mécanismes et l’absence de prévisibilité des montants alloués ne peuvent qu’être regrettées, et il n’est donc pas certain que ces régimes satisfassent aux exigences posées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Un risque de condamnation de la France existe ainsi, et une évolution de l’indemnisation de la privation indue de liberté s’impose.

Le maintien des différentes procédures d’indemnisation peut nuire à l’efficacité du système mis en place, et décourager nombre de victimes d’intenter une action pour obtenir réparation. L’ensemble des procédures gagnerait ainsi à être repensé afin d’assurer l’égalité entre les justiciables, l’indemnisation intégrale des victimes et par conséquent le respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. Le système actuel conduit en effet à une indemnisation complexe (I), et incomplète (II).

 

I. Une indemnisation complexe

 

L’indemnisation de la privation de liberté recouvre plusieurs réalités : une détention provisoire qui se révélerait, a posteriori, injustifiée, la condamnation d’un innocent, ou encore une hospitalisation sous contrainte abusive. Or, à chacune de ces situations correspond un régime qui lui est propre[16] et cette diversité de régimes nuit bien évidemment, tant à l’égalité entre les différentes victimes qu’à la cohérence même du système.

La détention provisoire. L’augmentation du recours à la détention provisoire amorcée en 2010 s’est accentuée depuis 2014, et le nombre de détentions provisoires de très longue durée ne diminue pas[17]. L’enjeu est donc important. La Commission de suivi de la détention provisoire estime qu’environ 1200 personnes par an pourraient demander une telle indemnisation[18]. Or, l’indemnisation des différents postes de préjudices supposera, la plupart du temps, une pluralité d’actions. L’article 149 du Code de procédure pénale prévoit un mécanisme dédié. S’il proclame que la réparation offerte est intégrale, elle se cantonne en réalité aux conséquences de la détention elle-même. Les préjudices résultant du rejet des demandes de mise en liberté ou des prolongations de détention devront être indemnisés sur le fondement de la responsabilité pour fonctionnement défectueux du service public de la justice[19]. Le préjudice moral résultant du retentissement médiatique de l’affaire et de la détention provisoire, quant à lui, ne pourra être indemnisé que sur le fondement de l’article 9-1 du Code civil.

La condamnation définitive de la personne innocente. Son indemnisation est prévue à l’article 626-1 du Code de procédure pénale et à l’article 3 du protocole 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Le régime instauré en droit interne diffère de celui prévu pour la détention provisoire. Il est en effet moins restrictif s’agissant des postes de préjudices et des victimes à indemniser, ce qui ne semble absolument pas justifié. Malgré la différence notable que représente la condamnation définitive intervenue, de nombreux postes de préjudices devront être indemnisés tant pour la détention provisoire que pour la condamnation définitive de la personne innocente. Un rapprochement de ces deux régimes d’indemnisation semble donc opportun.

Le fonctionnement défectueux du service public de la justice. La possibilité d’engager une action sur ce fondement est prévue à l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire disposant que « [l]’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice ». Après avoir été définie comme celle « qui a été commise sous l’influence d’une erreur tellement grossière qu’un magistrat normalement soucieux de ses devoirs n’y eut pas été entraîné »[20], il est désormais admis que la faute lourde est caractérisée par « toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi »[21]. Cet élargissement est de nature à favoriser l’indemnisation, et pourtant, la brièveté des motivations comme la collégialité rendent la preuve d’une telle déficience malaisée.

Les hospitalisations sous contrainte. Le Code de la santé publique s’attache principalement, en cas d’irrégularité, au prononcé de la mainlevée de la mesure[22], mais une action en indemnisation est prévue à l’article L. 3216-1 alinéa 3[23]. Il s’agit d’une action en responsabilité contre l’autorité administrative[24] devant le Tribunal de Grande Instance[25]. L’indemnisation est automatique dès lors que la violation de la procédure a été judiciairement constatée. Toutefois, lorsque le caractère abusif de l’hospitalisation ne découle, non pas d’une violation de la procédure, mais d’une faute médicale, la preuve de cette faute, c’est-à-dire de l’erreur dans le diagnostic ou du caractère infondé de la mesure d’hospitalisation d’office, sera presque impossible à rapporter[26]. Coupés du monde extérieur, les patients hospitalisés ont des moyens d’information limités et se retrouvent, de fait, en position de faiblesse face aux médecins et à l’autorité administrative. Le contrôle judiciaire des mesures d’hospitalisation sous contrainte est récent[27], et relève de la compétence du Juge des Libertés et de la Détention[28]. En 2016, 13% des hospitalisations sous contrainte soumises à ce dernier ont donné lieu à une décision de mainlevée[29]. Or, d’un patient à un autre, les montants de l’indemnisation varient, parfois du simple au quadruple[30], les postes de préjudices n’étant pas précisément définis[31]. L’intervention judiciaire dans le milieu hospitalier doit donc être saluée, même si l’indemnisation des préjudices subis lors d’hospitalisations sous contrainte reste imparfaite.

L’égalité des victimes devant la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. L’article 14 de la Convention dispose que « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune (…) ». Des situations similaires doivent être traitées de manière égale. Or, l’indemnisation de la détention diffèrera en fonction du cadre de cette détention. S’il s’agit d’une détention provisoire, l’exigence de causalité encadrera plus strictement les postes de préjudices réparables[32]. Ces derniers devront être exclusivement causés par la détention provisoire[33] et seront interprétés de manière plus restrictive : la médiatisation des conditions de détention, le rejet des demandes de mise en liberté, des prolongations de la détention, des retards dans la procédure judiciaire ne seront pas indemnisés sur ce fondement[34]. La victime sera alors contrainte de multiplier les recours (sur le fondement du fonctionnement défectueux de la justice ou pour atteinte à la présomption d’innocence)[35], ou d’abandonner l’espoir d’une indemnisation intégrale. Le condamné reconnu innocent à la suite d’une révision pourra quant à lui obtenir l’indemnisation des « répercussions de la détention mais également celles de la condamnation »[36]. Le retentissement médiatique, qui peut tout aussi bien exister dans le cadre d’une détention provisoire, et ses conséquences seront cette fois inclus dans la réparation[37], le lien de causalité sera apprécié plus largement, une causalité exclusive n’étant pas exigée, et l’indemnisation des proches du condamné sera assurée[38]. Une distinction existe donc bien entre les différentes victimes de privations de liberté injustes, même lorsque les préjudices subis sont comparables, ce qui semble contraire à l’exigence posée par la Convention. Et cette distinction est d’autant plus critiquable que l’exigence d’une causalité exclusive avec la détention ne résulte d’aucun texte, et est étrangère aux règles de droit commun de la responsabilité civile qui n’exigent qu’un lien de causalité direct et certain.

Une simplification des différentes procédures, pouvant prendre la forme d’une unification du contentieux de l’indemnisation de la privation de liberté, favoriserait l’égalité entre les victimes et l’effectivité de l’indemnisation. Mais il convient également d’assurer l’indemnisation intégrale des victimes et d’améliorer l’évaluation des différents postes de préjudice afin d’assurer la conformité des régimes d’indemnisation aux exigences européennes.

 

II. Une indemnisation incomplète

 

L’indemnisation offerte par les différents régimes paraît à la fois insuffisante et inadaptée au regard de l’exigence de réparation intégrale.

L’exclusion du contrôle judiciaire et des autres mesures privatives de liberté. Le régime prévu pour l’indemnisation des détentions provisoires trouve son application limitée à cette seule mesure de liberté. Le contrôle judiciaire en est exclu. Il « ne suffit pas »[39]. S’il n’est évidemment pas aussi attentatoire aux libertés que la détention provisoire[40], le contrôle judiciaire emporte néanmoins diverses entraves, notamment à la liberté d’aller et venir[41], qui ne sont pas négligeables, sans compter les répercussions psychologiques de la mise en examen, et l’exposition médiatique qui peut en résulter. En outre, la Cour européenne des droits de l’Homme prend en compte, pour déterminer l’existence d’une privation de liberté : de l’intensité de la surveillance, du contrôle exercé sur les déplacements, du degré d’isolement et des occasions de contacts sociaux[42]. Le contrôle judiciaire pouvant répondre à ces différents critères, il apparaît donc nécessaire, lorsqu’il se révèle injustifié, de l’inclure dans un régime d’indemnisation.

La limitation aux cas de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement. L’article 149 du Code de procédure pénale limite l’indemnisation aux cas : de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement. Toutefois, cette restriction paraît inopportune, notamment au regard de l’article 5§5 de la Convention selon lequel « toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation ». Or, l’arrestation ou la détention peuvent être injustifiées au regard de la peine qui sera prononcée. Lorsque la peine d’emprisonnement est inférieure à la période de détention provisoire effectuée, ou lorsque le justiciable est condamné à une autre peine que l’emprisonnement, le refus de toute indemnisation apparaît incompréhensible[43]. Au regard de l’exigence posée, tant par les textes nationaux qu’internationaux[44], de la proportionnalité des peines[45] et malgré le rejet d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité en ce sens[46], il semble qu’une indemnisation doive être envisagée en cas d’absence de condamnation à une peine d’emprisonnement ferme, ou en cas de condamnation à une peine d’emprisonnement ferme inférieure à la durée de la détention provisoire.

La limitation des postes de préjudice réparables. Certains postes de préjudices semblent exclus des régimes d’indemnisation applicables aux différentes hypothèses de privations indues de liberté. L’indemnisation est ainsi refusée s’agissant des atteintes à la vie privée[47] subies durant la détention ou l’hospitalisation sous contrainte, ainsi que des conséquences futures de la détention[48] ou de l’hospitalisation (difficultés pour la recherche d’emploi, difficultés pour fonder une famille après plusieurs années passées isolé de la société…)[49] . Par ailleurs, la médiatisation de la détention, et les éventuelles atteintes à la présomption d’innocence, ne sont pas non plus incluses dans le régime d’indemnisation de la détention provisoire[50]. Enfin, la Commission nationale de réparation des détentions ne semble pas admettre les préjudices par ricochet s’agissant de la détention provisoire « même si ces préjudices sont en relation avec la détention »[51] . La répercussion de la détention sur l’état de santé des proches ne sera prise en compte, par le juge, que pour apprécier le préjudice moral du demandeur[52]. Or, cela semble injustifié, car il est indéniable que la détention, même provisoire, a des répercussions sur les proches de la victime. Et cela est d’autant moins équitable que le régime d’indemnisation prévu pour les condamnations injustifiées admet, quant à lui, tant les victimes que les préjudices par ricochet.

L’évaluation des préjudices. L’évaluation du préjudice moral notamment soulève de nombreuses difficultés. Nul ne niera la souffrance ressentie par les victimes de ces différentes privations de liberté. Et il est indéniable que si une indemnisation s’envisage à leur égard, elle ne peut être limitée aux préjudices matériels au risque de laisser sans indemnisation nombre de victimes. Dès la première moitié du XIXe siècle, la question de l’indemnisation de la détention se posait, et ne se limitait en rien aux préjudices matériels : « Qui oserait dire que cette réputation, polluée par le seul souffle de l’accusation, que ces inquiétudes, ces soucis dévorants qu’elle entraîne avec elle, ne réclament aucun dédommagement ? »[53]. Mais comment évaluer cette souffrance ?[54] Comment déterminer son importance ?[55] Son évaluation actuelle semble contestable, en ce qu’elle apparaît non seulement trop restrictive quant aux éléments sur lesquels elle se fonde mais aussi insuffisamment individualisée[56].

Ne sont pas pris en compte, pour l’évaluation du préjudice moral, les « protestations d’innocence au cours de la procédure pénale comme le sentiment d’injustice éprouvé de n’être pas entendu »[57], une rupture[58], un divorce et la vente d’une maison à prix minoré[59], une tentative d’autolyse et une grève de la faim[60], faute, la plupart du temps, pour le lien de causalité d’être suffisamment étroit selon la Commission nationale de réparation des détentions. En outre, le refus de prendre en compte des lésions attestées par un certificat médical, et résultant, selon l’intéressé, de violences[61], ou des conditions d’incarcération dénoncées par des articles de presse sans document d’une autorité publique[62] paraît également critiquable en ce que la preuve des préjudices subis durant la détention s’avère extrêmement malaisée à rapporter. De plus, certains montants semblent très faibles par rapport aux circonstances relevées par la commission. Ainsi, une personne mariée, avec deux enfants mineurs à charge, gérant une société, sans le moindre antécédent judiciaire, arrêtée devant son épouse et ses enfants, et dont l’affaire a été médiatisée n’a perçu qu’une indemnisation de 1.000 euros au titre de son préjudice moral[63].

S’agissant du choc carcéral, il n’est pas défini par la commission. Il correspond à « l’effet que produit sur la conscience le brutal décalage entre l’existence du dehors et celle du dedans : la coupure d’avec les siens, la réduction de l’espace, la perte de l’intimité, la dépossession des biens, la confrontation avec un univers matériel contraint et souvent sordide, les ordres, le bruit, la solitude, la violence »[64]. Ce choc est éminemment subjectif, dépendra de chaque individu, et rien ne permet d’affirmer qu’il est systématiquement moins important à la seconde incarcération. En effet, les conditions de détention peuvent être très différentes (incarcération dans un quartier pour mineur puis dans un établissement pour majeurs notamment, gravité des faits reprochés laissant penser que la durée de l’incarcération va être importante…), et le choc sera plus ou moins intense selon la personne, son entourage, ses possibilités de réinsertion et son vécu. Or, la commission peine à l’admettre, posant comme principe que « l’indemnisation du préjudice moral doit tenir compte d’un choc carcéral majoré en l’état d’une première incarcération »[65], et qu’une incarcération antérieure « est de nature à minorer le choc carcéral ressenti »[66] alors que son évaluation mériterait d’être davantage individualisée.

Les frais de défense. Devant la Commission Nationale de Réparation de la Détention, « seuls peuvent donner lieu à indemnisation les frais d’avocat engagés et susceptibles d’être identifiés et individualisés comme se rapportant au contentieux de la détention »[67]. La commission réforme les décisions ayant déduit de la convention d’honoraire la part consacrée au contentieux de la liberté, ces frais n’étant, selon elle pas « directement et exclusivement liés à la détention subie » [68]. Or, exiger la précision, sur les conventions ou factures d’honoraires, de la part consacrée au contentieux de la détention provisoire ne permet pas de prendre en compte la réalité pénale qui est que la procédure forme un tout. La question de la détention provisoire est indivisible du fond du dossier. La Commission admet elle-même que lors d’une procédure de comparution immédiate notamment, « le contentieux de la liberté doit nécessairement être abordé »[69]. Il semble dès lors justifié d’admettre l’indemnisation des frais de défense en lien avec l’accusation, le contentieux de la détention n’apparaissant que comme sa conséquence. Il s’agit ici d’un obstacle supplémentaire à l’indemnisation, qui aboutira régulièrement à l’absence de réparation de ce préjudice, la facture d’honoraires omettant d’individualiser les sommes dues à raison du contentieux de la liberté.

L’importance d’une reconnaissance judiciaire. Au-delà de l’indemnisation purement pécuniaire, la procédure revêt un aspect psychologique très important. Il s’agit d’une véritable reconnaissance de l’erreur commise, et du statut de victime pour le justiciable qui a subi injustement cette privation de liberté[70]. En d’autres termes, « [c]e qu’un tribunal a fait, un autre tribunal doit le défaire »[71]. Et il appartient à ce tribunal de reconnaître l’intégralité des préjudices qui auront été subis. C’est cette reconnaissance, bien plus que le montant qui sera finalement alloué à la victime, qui lui permettra de se reconstruire. Loin d’être une réparation, il serait illusoire de prétendre compenser ce qui a été vécu par l’allocation d’une somme d’argent, c’est vers le rétablissement d’un certain équilibre que l’indemnisation doit tendre.

L’exigence d’une indemnisation intégrale selon la Cour européenne des droits de l’Homme. L’article 5§5 de la Convention ne limite pas l’indemnisation à celle des préjudices matériels. La Cour a déjà souligné, à plusieurs reprises, que le sentiment d’angoisse, d’anxiété, de tension ou de frustration ressenti par la victime devait également donner lieu à réparation[72]. En outre, le montant de l’indemnisation ne doit pas être négligeable[73] ou disproportionné par rapport à la gravité de la violation. Il ne doit pas non plus être nettement inférieur à ce qu’accorderait la Cour dans un cas similaire[74]. Enfin, le fait d’imposer un formalisme excessif s’agissant de la preuve du préjudice moral viole le droit à indemnisation reconnu par la Convention[75]. La Convention et l’interprétation qui en est donnée par la Cour visent donc non seulement à prévenir l’arbitraire, mais également à assurer l’indemnisation intégrale des différents préjudices subis par les victimes de privations injustes de liberté, ce que le système d’indemnisation actuel ne garantit pas.

Ainsi, alors que l’accès, pour la justice, aux milieux fermés que sont les hôpitaux et les prisons s’améliore, permettant une meilleure détection des différentes irrégularités, l’indemnisation de leurs conséquences, elle, n’évolue que trop peu. L’absence de cohérence, de vision d’ensemble, et le fractionnement des procédures aboutissent à la multiplication des actions, à de nombreuses disparités entre les victimes, nuisent à leur efficacité, sans garantir aucunement la réparation intégrale des préjudices subis par les victimes. L’issue pourrait être une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme, en raison du traitement inégal des différentes victimes et de l’absence de réparation intégrale. Ainsi, une harmonisation des actions en réparation en cas de privation de liberté indue s’impose, avec, dans un premier temps, l’utilisation d’un référentiel commun pour les postes de préjudices. La possibilité, pour les victimes de détentions provisoires ou de contrôles judiciaires injustes notamment, d’obtenir l’indemnisation tant des conséquences du fonctionnement défectueux du service public de la justice, que de la violation de leur vie privée et des répercussions de la mesure en cause au cours d’une seule action serait une avancée notable. Dans un objectif d’unification des procédures et d’égalité de traitement entre les justiciables, il serait également profitable que les recours, tant pour la détention provisoire, que pour les condamnations définitives ou les hospitalisations sous contrainte injustes, s’exercent auprès de l’actuelle Commission nationale de réparation des détentions. Cette dernière deviendrait alors une véritable commission d’indemnisation des privations injustes de liberté et veillerait au respect des législations nationales et supranationales. Enfin, une nomenclature des postes de préjudices réparables, sur le modèle de celle adoptée pour l’indemnisation du dommage corporel et qui lui serait complémentaire, permettrait de favoriser une indemnisation intégrale, compréhensible et claire, des conséquences de la privation indue de liberté.

 

PROPOSITION DE NOMENCLATURE POUR L’INDEMNISATION DES PRIVATIONS INDUES DE LIBERTÉ

 

[1] F. de LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions, ou Sentences et maximes morales, textes de 1665 et de 1678 revus par Charles Royer, A. Lemerre, P.30, LXXXX

[2] D. LUCIANI-MIEN, Indemnisation des détentions provisoires abusives, AJ Pénal 2011, p.338

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Références statistiques justice de 2016, publiées en 2017, pp.16-18 et 27-29 (http://www.justice.gouv.fr/art_pix/stat_Chiffres%20Cl%E9s%202017.pdf)

[6] P. REVIRON, « L’incontournable unification de l’indemnisation des victimes d’erreurs judiciaires », AJ Pénal 2017, p.387

[7] CEDH, 6 nov. 1980, Affaire Guzzardi c. Italie, Req. n° 7367/76, §95

[8] CEDH, 5 oct. 2004, Affaire H.L. c. Royaume-Uni, Req. n°45508/99, §90

[9] CEDH, 7 janv. 2010, Affaire Rantsev c. Chypre et Russie, Req. n°25965/04, §317 ; CEDH, 23 sept. 2010, Affaire Iskandarov c. Russie, Req. n°17185/05, §140

[10] CEDH, 15 déc. 2016, Affaire Khlaifia et autres c. Italie, Req n°16483/12, §71

[11] « Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme en matière pénale. Les quatre saisons de la Cour : printemps-été 2010 1er avril 2010 – 30 septembre 2010 », Revue internationale de droit pénal 2010/3 (Vol. 81), pp. 633-671

[12] CEDH, 18 déc. 2002, Affaire N.C. c. Italie, Req. n°24952/94, §49 ; CEDH, 3 juin 2003, Affaire Pantea c. Roumanie, Req. n°33343/96, §262 ; CEDH 8 juil. 2004, Affaire Vachev c. Bulgarie, Req. n°42987/98, §78

[13] CEDH, 11 juil. 2006, Affaire Harkmann c. Estonie, Req. n°2192/03, §50

[14] CEDH, 15 oct. 2009, Affaire Dubovik c. Ukraine, Req. n°33210/07 et 41866/08, §74 ; CEDH, 18 janv. 2007, Affaire Chitaïev c. Russie, Req. n° 59334/00, §195

[15] CEDH, 2 sept. 2010, Affaire Danev c. Bulgarie, Req. n°9411/05 §§34-35

[16] A. LEPAGE, « Détention provisoire : pas de réparation du préjudice médiatique sur le fondement de l’article 149 du Code de procédure pénale », Communication Commerce électronique n°10, Octobre 2015, comm.83

[17] Références statistiques justice de 2016, publiées en 2017, pp.16-18 et 27-29 (http://www.justice.gouv.fr/art_pix/stat_Chiffres%20Cl%E9s%202017.pdf)

[18] Rapport 2017-2018 de la Commission de suivi de la détention provisoire, remis en mai 2018 au Ministère de la Justice, spéc. p.6 (http://www.justice.gouv.fr/art_pix/rapport_csdp_2018.pdf)

[19] D. LUCIANI-MIEN, « Indemnisation des détention provisoires abusives », AJ Pénal 2011, p.338

[20] Cass. Civ. 1ère, 13 oct. 1953 ; Cass. Civ. 1ère, 10 juin 1999, n° 97-11780

[21] Cass. Ass. pl., 23 fév. 2001 (n° 99-16.165)

[22] Article L. 3216-1 du Code de la Santé Publique

[23] E. PECHILLON, « Hospitalisation jugée illégale et indemnisation des préjudices subis », Santé Mentale n°195, Février 2015

[24] TGI Paris, 8 février 2012, RG n°11/01631

[25] M.-L. MOQUET-ANGER, « Soins psychiatriques, garanties. Répartition du contentieux en matière de soins sous contrainte – mainlevée et contrôle de la régularité », JCP A n° 1, 9 Janvier 2017, 2001

[26] L. FRIOURET, « L’antagonisme entre les exigences médicales et juridiques révélé par les conséquences de l’irrégularité des soins forcés », L’information psychiatrique, vol. 91, n◦ 6 – Juin-Juillet 2015

[27] « L’extension du contrôle : le cas du milieu carcéral » – Étude Table-ronde présentée et animée par J.-P. DUBOIS avec la participation de M. PELEGRY, M. GUYOMAR et E. PÉCHILLON, JCP A n° 7, 15 Février 2010, 2065

[28] Loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge

[29] Références statistiques justice de 2016, publiées en 2017, p.22

[30] Par exemple : TGI Versailles, 28 juin 2016, RG n°14/05224 (5.000 euros pour 19 jours) ; TGI Paris, 23 janv. 2013, RG n°11/13619 (20.000 euros pour 19 jours)

[31] J.-M. PANFILI, « Le Juge, l’avocat et les soins psychiatriques sans consentement : analyse de la jurisprudence depuis la loi du 5 juillet 2011 », publié sur le site du Cercle de Réflexion et de Proposition d’Actions sur la psychiatrie (https://psychiatrie.crpa.asso.fr/), 19 octobre 2017, pp.45 à 47

[32] CNRD, 23 octobre 2006, n°06CRD022 exigeant un « lien direct et exclusif avec la détention »

[33] CNRD, 21 octobre 2005, n°04CRD010, Bull. crim. 2005, n°7 dans laquelle le requérant n’a pas été indemnisé pour la perte de son fonds de commerce, son état pathologique n’étant pas imputable de façon certaine et exclusive à la détention.

[34] CNRD, 20 février 2006, n° 05CRD007 ; CNRD, 31 mars 2006, n° 05CRD057, Bull. crim. 2006, n°6

[35] A. LEPAGE, « Détention provisoire : pas de réparation du préjudice médiatique sur le fondement de l’article 149 du Code de procédure pénale », Communication Commerce électronique n°10, Octobre 2015, comm.83

[36] CNRD, 11 juin 2004, n° 03CRD075

[37] Ibid.

[38] P. REVIRON, « L’incontournable unification de l’indemnisation des victimes d’erreurs judiciaires », AJ Pénal 2017, p.387

[39] A. GIUDICELLI, « L’indemnisation des personnes injustement détenues ou condamnées », RSC 1998. 13

[40] J.-M. DELARUE, « Continuité et discontinuité de la condition pénitentiaire », Revue du MAUSS, vol. 40, n°2, 2012, pp. 73-102.

[41] Article 138 du Code de procédure pénale

[42] CEDH, 26 fév. 2002, Affaire H.M. c. Suisse, Req. n°39187/98, §45 ; CEDH, 6 nov. 1980, Affaire Guzzardi c. Italie, Req. n°7367/76, §95 ; CEDH, 16 juin 2005, Affaire Storck c. Allemagne, Req. n°61603/00, §73

[43] D. LUCIANI-MIEN, « Indemnisation des détention provisoires abusives », AJ Pénal 2011, p.338

[44] Article 8 de la DDHC de 1789, loi n°2007-308 du 5 mars 2007, article 130-1 du Code pénal et article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne notamment.

[45] A. GUILMAIN, « Sur les traces du principe de proportionnalité : une esquisse généalogique », McGill Law Journal, Vol. 61, n°1, sept. 2015, pp. 87–137

[46] CNRD, 9 juillet 2014, n°14CRD024

[47] F. ROGUE, « Hospitalisation sans consentement irrégulière : pas d’atteinte en soi à la vie privée », LEFP juin 2018, p.2 ; Cass. 1ère civ., 11 avr. 2018, n°17-15294

[48] CA Nancy, 8 juill. 2015, n° 14/03293

[49] M. DELAHOUSSE, La chambre des innocents, Flammarion, 2017, pp. 15-17,

[50] CNRD, 24 janv. 2002 : Bull. crim. 2002, CNRD, n°4 ; CNRD, 5 déc. 2005, n°05CRD017, Bull. n°14

[51] CNRD, 5 avr. 2004, n°03CRD045

[52] CNRD, 6 févr. 2004, n°03CRD024 ; CNRD, 26 juin 2006, Bull. crim., n°9

[53] A. CHAUVEAU et H. FAUSTIN, Théorie du Code Pénal, Tome I, E Legrand et Descauriet, 1837, pp.286 et 287

[54] S. LAVRIC, « Commission nationale de réparation des détentions : rapport 2008 », D.2009.1679

[55] R. GOMA MACKOUNDI, « La réparation des préjudices nés de la détention provisoire et du placement sous contrôle judiciaire », AJ Pénal 2013, p.391 ; Écrits de J. CARBONNIER (1908-2003), textes et auditions rassemblées par R. VERDIER, PUF, 2008, pp. 804-808

[56] D.-N. COMMARET, « L’indemnisation de la détention provisoire », RSC 2001, p.117

[57] CNRD, 12 septembre 2017, n°16CRD058

[58] CNRD, 12 septembre 2017, n°16CRD056

[59] CNRD, 12 septembre 2017, n°16CRD061

[60] CNRD, 20 janvier 2014, n°13CRD021

[61] CNRD, 27 octobre 2014, n°14CRD012

[62] CNRD, 17 juin 2013, n°12CRD041

[63] CNRD, 10 novembre 2015, n°15CRD007

[64] J.-M. DELARUE, « Continuité et discontinuité de la condition pénitentiaire », Revue du MAUSS, vol. 40, n°2, 2012, pp. 73-102.

[65] CNRD, 12 juin 2018, n°17CRD059

[66] CNRD, 12 septembre 2017, n°16CRD059

[67] CNRD, 13 janvier 2015, n°14CRD034

[68] CNRD, 7 décembre 2009, n° 9CRD037, Bull. n° 7

[69] CNRD, 13 janvier 2015, n°14CRD034

[70] R. GOMA MACKOUNDI, « La réparation des préjudices nés de la détention provisoire et du placement sous contrôle judiciaire », AJ Pénal 2013, p.391

[71] D. SALAS, Erreurs judiciaires, Dalloz, 2015, p.175

[72] CEDH, 10 nov. 2015, Affaire Sahakyan c. Arménie, Req. n°66256/11, §29 ; CEDH, 15 mars 2018, Affaire Teymurazyan c. Arménie, Req. n°17521/09, §76

[73] CEDH, 27 nov. 1996, Affaire Cumber c. Royaume Uni, Req. n°28779/95

[74] CEDH, 17 mai 2011, Affaire Ganea c. Moldova, Req. n°2474/06, §30 ; CEDH, 27 sept. 2011, Affaire Cristina Boicenco c. Moldova, Req. n°25688/09, §43

[75] CEDH, 2 sept. 2010, Affaire Danev c. Bulgarie, Req. n°9411/05, §§34-3

L’exercice par la Cour de cassation d’un contrôle concret de conventionnalité

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Par Jean-Pierre Marguénaud, Professeur de Droit privé à l’Université de Limoges, Membre de l’IDEDH, EA 3976

Inviter l’un des membres du trio infernal qui a mis en effervescence la doctrine – en tout cas la doctrine privatiste et plus particulièrement la doctrine civiliste peu coutumière des circonstances atténuantes – pour avoir qualifié de « révolution tranquille » le mouvement placé en pleine lumière par l’arrêt de la première chambre civile du 4 décembre 2013 à partir duquel la Cour de cassation, stimulée par la Cour européenne des droits de l’homme, passe pour s’être aventurée dans le domaine des faits pour fonder officiellement sa décision sur leur appréciation plutôt que sur la loi 1, à participer quatre ans plus tard à une réflexion sur « la reconfiguration de l’office du juge de la conventionnalité des lois » avec pour mission particulière de faire le point sur le contrôle concret de conventionnalité des lois exercé par la Cour de cassation, c’est d’une certaine manière le pousser à revenir sur les lieux de son crime. Il est donc assez naturel que, avant de s’exécuter, il éprouve une certaine émotion, voire un léger malaise.

Cette gêne se nourrit d’une contrariété informatique et d’une ambiguïté thématique.

La contrariété est née de la difficulté à se servir efficacement du site de la Cour de cassation pour faire le point en 2018 sur le maintien de son cap européen. C’est ainsi que, au titre des « arrêts classés par rubriques », on trouve une entrée « CEDH », une entrée « Convention de sauvegarde des droits de l’homme » et une troisième dénommée « Convention européenne des droits de l’homme » : une seule devrait d’autant plus sûrement suffire que les deux premières ne sont respectivement nourries que de 8 et 1 arrêts. Surtout, on ne comprend pas par quel sortilège il a bien pu se faire que ni les arrêts de l’Assemblée plénière du 15 avril 2011 qui ont reconnu l’autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ni l’arrêt fondateur du 4 décembre 2013 n’aient trouvé place dans aucune des trois listes. Comme il manque l’essentiel, celui qui n’a pas pris la précaution élémentaire d’archiver lui-même au jour le jour depuis 2013 – ou en tout cas depuis la publication en avril 2017 du Rapport de la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation rédigé sous la direction du Président J-P Jean qui a consacré à « la construction progressive d’une doctrine du contrôle de proportionnalité » un important chapitre éclairé par de précieuses données statistiques- tous les arrêts de la Cour de cassation visant la CEDH ou les arrêts de la Cour de Strasbourg est à peu près assuré de passer à côté de quelque chose s’il veut étudier la manière dont elle continue d’exercer le contrôle de conventionnalité. Ce sont là les risques du métier tel qu’il se pratiquait dans les années 1970….

L’ambiguïté vient de ce que dans le prolongement de l’arrêt du 4 décembre 2013, qui rappelons-le se rapportait à l’annulation d’un mariage célébré au mépris de l’article 161 du Code civil prohibant le mariage incestueux y compris entre alliés, l’habitude s’est prise de parler tantôt de contrôle de conventionnalité in concreto, tantôt de contrôle de proportionnalité in concreto. Or la proportionnalité in concreto qui s’est attirée les foudres d’une partie de la doctrine, peut servir à déterminer la conventionnalité d’une loi mais elle peut avoir aussi une autre fonction. En effet, comme l’a très clairement fait observer Peggy Ducoulombier 2, le contrôle de proportionnalité y compris in concreto ne date pas de 2013 : la Cour de cassation l’appliquait déjà, dans le sillage de la Cour européenne des droits de l’homme, pour combler le silence de la loi afin d’arbitrer un conflit de droits entre lesquels n’existe aucune hiérarchie. La révolution de 2013 a consisté à mobiliser le contrôle de proportionnalité pour pouvoir juger inconventionnelle in concreto une loi parfaitement conventionnelle dans l’abstrait. C’est avec ce contrôle de la conventionnalité in concreto des lois qu’aurait joué le Conseil d’État avec son arrêt Molénat du 28 décembre 2017 3 en affirmant qu’aucune circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur (et non pas du demandeur) ne saurait conduire à regarder la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes comme portant une atteinte excessive aux droits et libertés protégés par la CEDH. Dès lors, la tentation pourrait-être de vérifier si la Cour de cassation s’est laissée gagner par cet esprit régressif pour renier son arrêt de 2013 ou si, comme le suggère Xavier Dupré de Boulois (op. cit.), elle a dépassé ce stade. Seulement, cette approche pourrait donner une fausse idée de l’importance prise par le contrôle de proportionnalité in concreto exercé par la Cour de cassation. Si l’on ne veut pas prendre le risque de filtrer le moustique pour laisser passer le chameau, il sera plus prudent de distinguer l’exercice du contrôle de proportionnalité in concreto destiné à apprécier la conventionnalité des lois (I) qui, au grand dam de quelques courageux auteurs 4, n’a pas été abandonné et l’exercice du contrôle de proportionnalité in concreto aux fins de résolution de conflits de droits fondamentaux (II) qui est en plein essor.

I – L’exercice du contrôle de proportionnalité in concreto destiné à apprécier la conventionnalité des lois

Pour rendre compte de l’exercice, dans 41 affaires au 31 mars 2017, du contrôle de proportionnalité « au cas d’espèce », par presque toutes les chambres, le Rapport de la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation a distingué deux hypothèses. Dans la première les juges du fond n’avaient pas eux-mêmes procédé au contrôle en sorte que la Cour de cassation a pu soit casser, généralement pour manque de base légale, l’arrêt déféré qui n’avait pas répondu à la demande qui avait été faite de l’exercer, soit, s’il a été demandé pour la première fois devant elle, y procéder elle-même ou encore, comme dans l’arrêt pionnier du 4 décembre 2013, y procéder d’office. Dans la seconde hypothèse les juges du fond avaient exercé un contrôle de proportionnalité in concreto : alors la Cour de cassation, à l’issue d’un contrôle normatif variant de léger à lourd peut soit rejeter le pourvoi soit casser l’arrêt déféré selon que la proportionnalité a été ou n’a pas été convenablement mise en œuvre. Or, la construction d’une doctrine du contrôle de proportionnalité préconisée par le Rapport de la Commission Jean-Paul Jean est tellement progressive que cette grille de lecture ne permet d’identifier que de rares cas dans lesquels il s’est indiscutablement agi d’un contrôle in concreto de la conventionnalité d’une loi dont la conventionnalité in abstracto avait été admise. Ainsi dans la liste des arrêts proposés par X. Dupré de Boulois (op. cit.) pour accréditer l’idée suivant laquelle, depuis l’arrêt Molenat, le juge administratif tergiverse tandis que la Cour de cassation continue d’aller de l’avant en imposant « aux juridictions de veiller à une application valide de la loi », seuls s’inscrivent résolument dans le sillage de l’arrêt du 4 décembre 2013 ceux relevant des domaines de l’urbanisme (A) et de la filiation (B) où, comme en matière de prohibition de mariage la loi appliquée intéresse autant l’intérêt général que les intérêts particuliers lesquels ne sont d’ailleurs pas nécessairement en présence.

A- Le contentieux de l’urbanisme

Pour autant qu’il relève de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire, il a d’autant plus vocation à s’inscrire dans l’esprit du 4 décembre 2013 qu’il confronte un justiciable à l’application inflexible d’une loi qui n’a pas d’influence directe sur la situation de tel ou tel autre particulier antagoniste. Cet esprit a manifestement soufflé sur l’arrêt de la chambre criminelle du 31 janvier 2017 (n°16- 82945). Dans cette affaire avait été ordonnée sur le fondement de l’article L. 480-5 du Code de l’urbanisme, la remise en état des lieux par destruction d’une habitation construite en infraction aux règles de l’urbanisme. Or, visant principalement l’article 8 de la CEDH, la chambre criminelle a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Montpellier qui avait ordonné cette mesure assortie d’une astreinte de 100 euros par jour de retard au motif qu’il n’avait pas été répondu aux conclusions du prévenu selon lesquelles cette démolition porterait une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile en ce qu’elle viserait la maison d’habitation dans laquelle il vivait avec sa femme et ses deux enfants et que la famille ne disposait pas d’un autre lieu de résidence malgré une demande de relogement. Il s’agit bien d’un contrôle de proportionnalité in concreto qu’il est reproché aux juges du fond de n’avoir pas exercé en vue d’une éventuelle neutralisation, au nom d’un article de la CEDH, de l’application dans un cas particulier d’une loi, l’article L. 480-5 du Code de l’urbanisme, dont la conventionnalité in abstracto ne fait pas de doute. Un autre arrêt de la chambre criminelle du 16 janvier 2018 (n°17 -81884) fait écho à celui du 31 janvier 2017 en rejetant le pourvoi dirigé contre un arrêt de la Cour d’appel de Nîmes parce qu’il avait convenablement vérifié, lui, que l’on ne pouvait pas invoquer de disproportion manifeste entre l’atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile et la démolition d’une habitation ordonnée sur le fondement de l’article L. 480-5 du Code de l’urbanisme au nom d’impératifs d’intérêt général, dès lors que la construction litigieuse avait été établie en zone inondable. Il s’agit bien là d’un contrôle de proportionnalité in concreto comme dans l’affaire précédente mais qui conduit cette fois à justifier l’application au cas d’espèce de la loi abstraitement conforme à la Convention au lieu de la neutraliser.

On peut trouver encore, en matière d’urbanisme, un autre exemple de neutralisation par l’effet d’un contrôle de proportionnalité in concreto de règles issues du Code de l’urbanisme ne soulevant aucune difficulté de conventionnalité in abstracto. Il résulte d’un arrêt de la troisième chambre civile du 17 décembre 2015 (n°14-22095). Dans cette affaire, la Cour d’appel de Versailles avait accédé à la demande d’une commune d’ordonner l’enlèvement de caravanes et de cabanons installés en violation du plan local d’urbanisme en affirmant catégoriquement que ni l’article 8 de la CEDH ni le droit au logement ne pouvait faire obstacle au respect des règles du droit de l’urbanisme. Cette déclaration de guerre au contrôle de proportionnalité in concreto destiné à s’assurer de la conventionnalité de l’application des lois a été sèchement désamorcée par la troisième chambre civile qui, au visa de l’article 8 a cassé l’arrêt de la Cour de Versailles parce qu’elle n’avait pas recherché, comme il lui avait été demandé, si les mesures ordonnées étaient proportionnées au regard du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile des occupants.

B – Le contentieux de la filiation

C’est lui qui se rapproche le plus de l’hypothèse de l’arrêt du 4 décembre 2013 dans laquelle se profilait l’intérêt successoral de l’ex-époux de la femme qui était devenue sa belle-mère en épousant son père. Il a donné lieu à un certain nombre d’arrêts qui, dans des contextes de fortes tensions successorales, ont conduit à subordonner l’application des règles du Code civil relatives à la contestation de filiation à la vérification concrète de ce qu’elle n’avait pas entraîné pour leur destinataire de conséquences disproportionnées.

Le premier d’entre eux est l’arrêt de la première chambre civile du 10 juin 2015 5 qui, comme celui du 4 décembre 2013, a cassé un arrêt de la Cour d’appel d’Aix en Provence. Dans cette affaire où une contestation de paternité s’était heurtée à l’obstacle d’une possession d’état ayant duré au moins 5 ans dressé par l’article 333 du Code civil, cette juridiction méridionale avait, cette fois, écarté la demande du ministère public- qui est le seul à pouvoir agir dans ce cas- parce qu’elle ne répondait pas, notamment, aux conditions de l’article 336 du Code civil. Cette application implacable d’articles du Code civil a été jugée contraire aux exigences de l’article 8 de la CEDH parce que les juges du fond n’avaient pas cherché à ménager un juste équilibre entre l’intérêt de celui qui invoquait le droit de voir sa filiation biologique établie et les intérêts de celles dont la part successorale aurait été ultérieurement réduite si l’action en contestation de paternité avait abouti. Le contrôle de proportionnalité in concreto en arrive donc à permettre au Ministère public de contester une filiation légalement établie même lorsque les conditions de l’article 366 du Code civil ne sont pas réunies.

Le second est l’arrêt de la première chambre civile du 6 juillet 2016 (n°15-19.583) rendu dans une autre affaire ou une action en contestation de paternité avait échoué en raison de la prescription instaurée par l’article 333 du Code civil. Cette fois le pourvoi a été rejeté parce que la Cour d’appel de Versailles, relevant que la demande ne poursuivait qu’un intérêt patrimonial, avait pu décider que l’application des règles prévues par ce texte ne portait pas au droit au respect de la vie privée « une atteinte excessive au regard du but légitime poursuivi, justifiant que ces règles fussent écartées et que l’action fût déclarée recevable ». Il s’agit bien là d’une consolidation de l’idée suivant laquelle, dans les circonstances de l’espèce, le juge peut s’écarter de la loi pour éviter que son application ne devienne inconventionnelle. S’il fallait une preuve de ce que, dans le contentieux de la filiation, où s’entrechoquent l’ordre public, le droit de connaître ses origines et les droits successoraux, l’application des règles du Code civil est toujours aussi résolument subordonnée à un contrôle de proportionnalité in concreto permettant « la révolte des faits trop longtemps tenus en laisse par la règle de droit » (Ph Jestaz, J-P Marguénaud et Ch. Jamin op.cit.), il suffisait d’attendre l’arrêt de la première chambre civile du 7 novembre 2018 (n°17-25.938).

Cet arrêt est particulièrement important non seulement sur le fond mais également pour sa limpidité méthodologique.

Là encore, une action en contestation de paternité légalement établie, préalable indispensable à l’établissement d’une autre filiation, biologique celle-là, s’était heurtée à la prescription dans des conditions techniquement complexes tenant au raccourcissement du délai par l’ordonnance du 4 juillet 2005 qui a modifié les articles 321 et 334 du Code civil. Ce texte l’avait en effet réduit, en l’absence de possession d’état, de 30 à 10 ans tout en faisant courir le nouveau délai plus court à partir de sa date d’entrée en vigueur. Or, en pareille hypothèse l’article 2222 alinéa 2 du Code civil prévoit que la durée totale du délai ne peut excéder la durée prévue par la loi antérieure ; ce qui contrariait beaucoup le demandeur lequel, comptant sur le délai de 10 ans qui avait commencé à s’écouler en 2005 s’était soudain avisé d’introduire en 2014 une action en contestation de paternité, trois ans après l’expiration en 2011 du délai initial de 30 ans pendant lequel il était resté en léthargie procédurale. Comme dans l’arrêt du 6 juillet 2016, le pourvoi a été rejeté parce que la Cour d’appel de Bourges avait, elle aussi, conduit les vérifications nécessaires pour pouvoir déduire que le délai de prescription qu’elle avait opposé au demandeur par application des règles du Code civil respectait un juste équilibre et qu’il ne portait pas, au regard du but légitime poursuivi, une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale. Ce qui est particulièrement remarquable et réjouissant, en tout cas du point de vue de l’un des trois observateurs bienveillants de la « révolution tranquille », c’est que pour arriver à cette conclusion, la première chambre civile, plus encore qu’elle avait déjà eu le mérite de le faire dans son arrêt du 6 juillet 2016, a développé un raisonnement calé sur celui que la Cour de Strasbourg conduit d’ordinaire pour apprécier la conventionnalité d’une ingérence dans un des droits garantis par la CEDH ou ses protocoles additionnels.

Il faut observer, tout d’abord, que la première chambre civile ne s’en est pas tenue à viser l’article 8 de la CEDH comme elle l’avait fait dans l’arrêt du 4 décembre 2013 et tous ceux qu’elle a inscrits dans sa lignée : comme le fait systématiquement la Cour européenne des droits de l’homme, elle l’a, elle aussi intégralement reproduit. Cette européanisation de la présentation amorce une référence appuyée à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle le droit à l’identité, dont relève le droit de connaître et de faire connaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée. Même si elle n’a cité aucun arrêt, tel l’arrêt Bensaïd c/ Royaume-Uni du 6 février 2001, célèbre pour avoir expressément raccordé le droit à l’identité à l’article 8, la première chambre civile fait indéniablement écho à la reconnaissance de l’autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme par les arrêts de l’Assemblée plénière du 15 avril 2011 sans lesquels il n’y aurait sans doute pas eu de « révolution tranquille ». L’impossibilité pour une personne de faire reconnaître sa filiation paternelle ayant été dès lors qualifiée, sans difficulté, d’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée enrichi du droit à l’identité, la première chambre civile a continué son travail de transposition de la structure du raisonnement de la Cour de Strasbourg en soumettant ladite ingérence consacrée par l’arrêt de la Cour d’appel de Bourges au triple test de la légalité, de la légitimité et de la nécessité renvoyant à la proportionnalité qui permet de vérifier si des atteintes aux droits relatifs de l’homme sont compatibles avec le respect de la Convention. Il n’a fallu que trois lignes à la première chambre civile pour constater que l’ingérence dont le demandeur se plaignait était prévue par la loi, en l’occurrence les règles du Code civil fixant un délai de prescription à l’action en contestation de paternité et qu’elle poursuivait un but légitime au sens du paragraphe 2 de l’article 8 à savoir « les droits des tiers et la sécurité juridique ». Avoir désigné par « droits des tiers » ce que l’article 8§2 nomme « droits et libertés d’autrui » n’appelle pas d’observation particulière tellement la synonymie des locutions est évidente. Peut-être, en revanche aurait-il fallu prendre le temps de lire le texte, pourtant recopié, de l’article 8 §2 pour constater que « la sécurité juridique » n’y figure pas en tant que telle. Quoi qu’il en soit le test de nécessité a donné lieu, par contraste, a des développements particulièrement denses. On pourra certes reprocher à la première chambre civile d’avoir limité le contrôle de nécessité à un contrôle de proportionnalité au sens strict et d’avoir laissé passer une chance d’affirmer clairement qu’il comprend aussi un contrôle de la pertinence et de la suffisance des motifs de l’ingérence 6. Il faut néanmoins souligner un effort méthodologique qui, s’il n’est pas tout à fait sans précédent -comme en témoigne, dans un autre domaine l’arrêt de la même première chambre civile du 30 novembre 2016 (n°15-621946) qui après avoir reproduit le second alinéa de l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 et s’être expressément référé à l’arrêt Perdigao c/ Portugal rendu par la Cour EDH le 16 novembre 2010 avait cassé un arrêt de la Cour d’appel de Caen parce qu’elle avait condamné une association au paiement de cotisation sans chercher à ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde des droits de l’individu- n’en est pas moins remarquable. On doit à cet égard souligner la quantité de données factuelles établissant la nonchalance du demandeur pendant que courait le délai que la première chambre civile fait remonter dans son propre raisonnement pour pouvoir apprécier que les juges du fond n’avaient pas consacré une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée. En lisant cet arrêt, on en viendrait presque à se demander par instant si on s’est connecté à Légifrance ou à Hudoc… En tout cas, cet arrêt rendu à la fin de l’année 2018 montre avec éclat que, pratiquement un an après, il n’y a pas eu « d’effet Molénat » sur la Cour de cassation, en tout cas sur sa première chambre civile, et que l’esprit proportionnaliste et européen insufflé par le Premier Président Bertrand Louvel sur la Cour de cassation 7 est très loin d’être retombé.

Dans ces affaires qui permettent d’attester de la vitalité du contrôle in concreto de la conventionnalité par la Cour de cassation, il y a bien un contrôle de proportionnalité conduisant à la neutralisation au cas d’espèce de l’application d’une loi conforme, dans l’abstrait à la Convention, mais au lieu de s’inscrire strictement dans un rapport vertical comme dans l’affaire jugée le 4 décembre 2013, il est mâtiné d’horizontalité puisqu’il sert davantage à arbitrer un conflit entre des intérêts privés antagonistes qu’à rechercher le point d’équilibre entre l’intérêt général et l’intérêt d’un particulier. Il est d’autres hypothèses dans lesquelles le contrôle concret de proportionnalité est tellement absorbé par l’objectif de trouver un juste équilibre entre des intérêts privés en conflit que la conventionnalité d’aucune loi n’est plus véritablement en jeu.

II – L’exercice du contrôle de proportionnalité in concreto aux fins de résolution des conflits de droits fondamentaux

Comme on le sait, l’exercice du contrôle de proportionnalité in concreto par la Cour de cassation n’a pas attendu l’arrêt du 4 décembre 2013 pour se mettre en place : il existait déjà pour aider à résoudre des conflits de droits entre lesquels aucune loi n’établit de hiérarchie. Vérifier si ce mouvement s’est confirmé, atténué ou amplifié depuis 2013 et depuis l’arrêt Molenat est certes un peu en marge du sujet concernant le contrôle concret de la conventionnalité des lois puisqu’il n’a pas pour vocation d’obliger les juges du fond à écarter l’application de la loi en raison de circonstances particulières propres à la situation du demandeur. Il convient néanmoins de s’y livrer car le contrôle de proportionnalité in concreto qui conduit à résoudre des conflits de droits qui peuvent parfois être protégés par la même loi qui quoi qu’il arrive sera appliquée, n’en est pas moins placé sous l’influence déterminante de la Cour européenne des droits de l’homme. Or, cette autre influence proportionnaliste et européenne semble se renforcer considérablement dans le contentieux de la liberté d’expression (A) et dans celui des propriétés intellectuelles (B).

A – Le contentieux de la liberté d’expression

Le droit à la liberté d’expression qui est garanti par l’article 10 de la CEDH peut entrer en conflit avec d’autres droits consacrés par la Convention et en particulier avec ceux qui sont reconnus par l’article 8 ou qui lui ont été rattachés par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg : droit au respect de la vie privée ; droit à l’image (arrêt Von Hannover c/ Allemagne 24 juin 2004) ou droit à la réputation (arrêt Pétrina c/ Roumanie 14 octobre 2008). Pour résoudre de tels conflits de droits fondamentaux, dont l’importance et la complexité grandissantes ont été mis en évidence par la thèse pionnière de Peggy Ducoulombier 8, la Cour de Strasbourg a mis au point une méthode qui récuse la recherche d’une improbable hiérarchie entre les droits en présence et procède à une rationalisation du principe de proportionnalité pour l’adapter à la recherche d’un équilibre entre des intérêts privés identifiés en tant que tels et non plus, comme dans le schéma classique, entre l’intérêt général et un intérêt privé . Elle l’a fait à partir de deux arrêts de Grande chambre du 7 févier 2012 Axel Springer A G c/ Allemagne et Von Hannover n° 2 c/ Allemagne bientôt imités par d’autres arrêts importants comme l’arrêt de Grande chambre Couderc et Hachette Filipacchi Associés rendu contre la France le 10 novembre 2015 9. Cette méthode, inspirée du droit allemand que l’on pourrait donc au prix d’une traduction périlleuse dénommer la méthode du « corridor de solutions » consiste à poser un certain nombre de critères adaptés à la mise en balance des droits en présence (à savoir la contribution des propos ou des images litigieux à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies). Or, la Cour de cassation a tonifié son engagement proportionnaliste et européen en adoptant cette méthode de résolution des conflits entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée par deux arrêts remarquables de sa première chambre civile, décidément aimantée par le cap fixé par le Premier président Louvel, du 21 mars 2018 (n°16- 28.741) et du 11 juillet 2018 (n°17- 22.381) qui concernaient respectivement la révélation du mariage religieux d’un membre d’une famille royale héréditaire et du baptême de son enfant et celle de l’homosexualité d’un homme politique dont le parti ne s’était pas opposé autant qu’on aurait pu le croire à la légalisation du mariage entre personnes du même sexe

S’étant clairement écartés d’une logique de contrôle de la conventionnalité d’une loi en affirmant que le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression revêtent la même valeur normative, ces deux arrêts ont en effet vérifié, par référence expresse à l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés marquant une nouvelle fois la vitalité de l’autorité interprétative de la Cour européenne des droits de l’homme reconnue par les arrêts de l’Assemblée plénière du 15 avril 2011, si les juges du fond avaient appliqué les critères de la méthode du « corridor de solutions » pour justifier leurs décisions. Comme la Cour d’appel de Versailles et la Cour d’appel de Paris, qui dans les deux affaires avaient donné l’avantage au droit au respect de la vie privée, ne les avaient mis en œuvre ni l’une ni l’autre, les deux arrêts ont été cassés.

Il importe cependant de souligner que, dans les deux cas, le critère du « corridor de solutions » auquel les juges du fond n’avaient pas su accorder l’importance qu’il méritait est celui de la contribution de la publication à un débat d’intérêt général. La première chambre civile a, en effet, reproché à la Cour d’appel de Versailles de n’avoir pas recherché, dans l’affaire du 21 mars 2018, si le public avait un intérêt légitime à être informé du mariage religieux d’un membre d’une monarchie héréditaire et à la Cour de Paris dans l’affaire du 11 juillet 2018 de n’avoir pas tiré les conséquences logiques du constat selon lequel l’évolution de la doctrine d’un parti politique présenté comme plutôt homophobe sous l’influence de l’orientation sexuelle de certains de ses membres relevait d’un débat d’intérêt général. Ainsi, ces deux importants arrêts qui transposent expressément la solution de l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France du 10 novembre 2015 consolident le particularisme de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et des droits consacrés par l’article 8 que cet arrêt de la Cour de Strasbourg avait aidé à mettre en évidence. Il apparaît de plus en plus nettement, en effet, que dans ce type de conflits de droits fondamentaux, la solution dépend de l’aptitude du titulaire du droit à la liberté d’expression- qui d’après le célèbre arrêt Handyside c/ Royaume-Uni du 7 décembre 1976 est l’un des fondements essentiels d’une société démocratique- à mobiliser l’intérêt général à ses côtés si bien que le contrôle de proportionnalité ne s’inscrit pas dans une perspective d’effet horizontal des droits conventionnels en présence mais plutôt d’effet oblique, plus tout à fait vertical mais pas vraiment horizontal de l’un d’entre eux. Il en résulte un contrôle de proportionnalité in concreto qui a ses exigences propres 10.

Le rôle déterminant de la contribution d’une publication à un débat d’intérêt général vient encore d’être mis en relief par un autre arrêt rendu le 11 juillet 2018 (n°17-21.457) de la première chambre civile 11. En l’espèce, le droit à la liberté d’expression n’était pas opposé au droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la CEDH mais à l’article 1382 devenu 1240 du Code civil convoqué, notamment, pour réparer le préjudice provoqué par un dénigrement, au sens du droit des affaires, dont aurait été victime le fabriquant d’un complément de vitamines pour nourrissons à la suite de la publication sur le site internet d’une revue diffusant des informations médicales d’un article qualifiant son produit de complément empoisonné ou inquiétant pour les enfants. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris qui avait condamné la société éditant la revue à 5 000 euros de dommages-intérêts pour dénigrement fautif a été cassé par la première chambre civile parce que les publications litigieuses s’inscrivant dans un débat d’intérêt général portant sur la santé publique signalé par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, les critiques en cause même sévères, ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression. Pour court-circuiter le dénigrement par la liberté d’expression (l’expression est de J. Raynaud op cit.), la première chambre civile a donc emprunté à la Cour européenne des droits de l’homme, mais cette fois sans la citer, le critère dominant de la contribution à un débat d’intérêt général pour le faire servir à la résolution d’un type de conflits interindividuels différent de celui en considération duquel il a été forgé. Cet autre arrêt du 18 juillet 2018 n’en contribue pas moins, lui aussi, à renforcer le contrôle de proportionnalité in concreto, puisque, pour une des rares fois depuis l’arrêt du 4 décembre 2013, elle ne se contente pas de vérifier si les juges du fond l’avaient correctement effectué pour, selon la réponse, rejeter le pourvoi ou casser l’arrêt avec renvoi : elle l’exerce elle-même pour casser sans renvoi. Pour vérifier, d’une manière qui ne pouvait prétendre à l’exhaustivité, que le contrôle de proportionnalité in concreto déjà à l’œuvre avant même l’arrêt pivot du 4 décembre 2013, il reste un dernier domaine à explorer.

B- Le contentieux des propriétés intellectuelles

Deux arrêts déjà repérés par Xavier Dupré de Boulois (op. cit.) méritent d’être à nouveau exploités car ils abordent des conflits de droits mettant en jeu la liberté de création artistique qui sont de plus en plus nombreux et de plus en plus insolites puisqu’ils en arrivent même à opposer des acteurs privés qui ne sont même pas toujours des personnes comme en témoigne la retentissante affaire du selfie du singe Naturo qui a, notamment, donné lieu à une décision californienne du 28 janvier 2016 12. Les deux affaires respectivement tranchées par des arrêts du 15 mai 2015 (n°13-27391) et du 22 juin 2017 (n°15-28467) ne sont pas tout à fait aussi atypiques mais elles ont d’ores et déjà permis à la première chambre civile de jeter les bases d’une résolution des conflits de droits en matière de propriété intellectuelle grâce à la technique d’un contrôle de proportionnalité in concreto privatisée, indemne de toute référence directe ou indirecte à l’intérêt général, qui vise à trouver le point d’équilibre entre des intérêts strictement privés. Dans la première affaire, la Cour d’appel de Paris avait condamné un artiste peintre qui, sans autorisation, avait intégré dans plusieurs de ses œuvres des photographies d’un photographe connu à 50 000 euros de dommages-intérêts en réparation de l’atteinte aux droits patrimoniaux et au droit moral de l’auteur parce que les droits sur des œuvres arguées de contrefaçon ne sauraient, faute d’intérêt supérieur, l’emporter sur ceux des œuvres dont elles sont dérivées, sauf à méconnaître le droit à la protection des droits d’autrui en matière de création artistique. Par son arrêt du 15 mai 2015, la première chambre civile a sévèrement condamné cette argumentation en affirmant que, en se déterminant ainsi, sans expliquer de façon concrète 13 en quoi la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts en présence commandait la condamnation qu’elle prononçait, la cour d’appel avait privé sa décision de base légale au regard de l’article 10 de la CEDH au visa duquel la cassation avec renvoi est prononcée. Dans la seconde affaire, le conflit opposait les héritiers de Georges Bernanos et de Francis Poulenc à l’Opéra de Munich et à une société de production audiovisuelle qui avaient représenté et commercialisé sous la forme de vidéogrammes l’opéra tiré du « Dialogues des carmélites » dont le metteur en scène avait, au finale, dénaturé l’esprit. La Cour d’appel de Paris avait, notamment, ordonné sous astreinte à la société de production de prendre toute mesure pour que cesse immédiatement et en tous pays la commercialisation du vidéogramme litigieux. Avec à peine un peu moins d’énergie que dans la précédente affaire, la première chambre civile par l’arrêt du 22 juin 2017 a également cassé au visa de l’article 10 de la CEDH l’arrêt de la cour d’appel parce qu’elle n’avait pas examiné, alors qu’elle y avait été invitée, en quoi la recherche d’un juste équilibre entre la liberté de création du metteur en scène et la protection du droit moral du compositeur et de l’auteur du livret justifiait la mesure qu’elle avait ordonné. Peut-être la première chambre civile, habituée aux conflits entre le droit à la liberté d’expression reconnu par l’article 10 et les droits rattachés à l’article 8 dans le prolongement du droit au respect de la vie privée, aurait-elle pu assumer une confrontation entre le droit garanti par l’article 10 et les droits découlant de l’article 1 du Protocole n° 1 consacré au droit au respect des biens puisque les propriétés intellectuelles ont été intégrées au champ d’application de cet article à partir de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Anheuser-Busch Inc. c/ Portugal du 11 janvier 2007. Elle n’en a pas moins marqué sa volonté d’étendre le contrôle de proportionnalité in concreto à un nouveau domaine où se multiplient des conflits de droits fondamentaux entre particuliers ; ce qui témoigne d’une diffusion de plus en plus horizontale de ce contrôle révolutionnaire.

Certes, la première chambre civile, agent principal mais non exclusif 14 de la propagation de l’esprit proportionnaliste européen, n’est pas toute la Cour de cassation. Elle accrédite cependant l’idée forte suivant laquelle, après comme avant l’arrêt Molénat rendu par le Conseil d’État à la fin de l’année 2017, qu’il s’agisse de contrôle de la conventionnalité des lois ou de résolution des conflits de droits fondamentaux, une révolution organisant une prise en compte des circonstances particulières à l’espèce est en cours au Quai de l’horloge. D’ailleurs il n’y a plus guère matière à discuter du point de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas de révolution : il reste juste à déterminer si elle est seulement tranquille….

Notes:

  1. Ph. Jestaz,J-P Marguénaud, Ch. Jamin, « Révolution tranquille à la Cour de cassation» D. 2014.2061
  2. in « Contrôle de la conventionnalité des lois : de la méthode avant toute chose » D.2017.1778 où est présentée une analyse critique du rapport précité de la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation
  3. Cf. X. Dupré de Boulois « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’État ? », RDLF 2018, chron. n°4
  4. notamment B. Bénabent « un culte de la proportionnalité… un brin disproportionné » D.2016.137 ; F. Chénédé « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? « D.2016.796
  5. RTDCiv. 2015.825
  6. sur le reproche adressé au Rapport de la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation d’avoir gardé le silence sur cet aspect du contrôle de conventionnalité, V. Peggy Ducoulombier op . cit.
  7. B. Louvel « Réflexions à la Cour de cassation D. 2015.326
  8. « Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme » Bruylant, 2011
  9. AJDA 2016,143, chron. L. Burgorgue-Larsen
  10. Cf. RTDCiv. 2016.297
  11. JCP G 2018. 1807 comme. J. Raynaud
  12. Cf. RSDA n° 2/2015.208 note A. Zollinger
  13. souligné par nous
  14. Cf. par exemple l’arrêt de la troisième chambre civile du 5 octobre 2017 n°16-21971 relatif au mesurage des lots de copropriété

Femme-père et homme-mère, quand les minorités de genre interrogent nos catégories juridiques

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Le présent texte s’interroge, à droit constant, sur la question de la filiation des personnes transgenres, question laissée partiellement sans réponse par le législateur en 2016, car politiquement trop sensible, et question que le Conseil constitutionnel avait également refusé d’examiné dans une précédente décision ici commentée. Ce texte commence par proposer une solution à ce problème, en recourant à trois principales distinctions, celle de l’établissement et des effets de la filiation, celle du sexe et du genre et celle du registre et du titre d’identité. Ensuite, ce texte pose un regard critique sur les solutions retenues par les juges montpelliérains, en montrant comment leur décision paraissent méconnaître tant les textes internes sur le droit de la filiation ou l’état civil, que les droits fondamentaux de l’enfant et de sa père.

Benjamin Moron-Puech, Laboratoire de sociologie juridique, Université Panthéon-Assas

 

La cour d’appel de Montpellier s’est prononcée, dans une décision du 14 novembre 2018, sur la question de savoir comment établir la filiation d’an* 1 enfanx* issux* d’un engendrement charnel 2 entre deux personnes mariées dont l’une est une personne transgenre.

À notre connaissance, il s’agit de la première affaire française 3 dans laquelle des juges ont été amenæs* à statuer sur la question de l’application des règles du droit de la filiation en présence d’an parenx* transgenre 4.

Pour comprendre les difficultés soulevées par cette question — dont on a pu dire qu’elle constitue « sans doute le plus grand défi des prochaines années » en droit de la famille 5 —, il faut garder en tête que les règles du droit de la filiation ont été construites à une époque où les notions de sexe, de genre, d’expression de genre ou d’identité de genre n’étaient pas distinguées*. Pendant longtemps cette indifférenciation a paru sans conséquences, tant les hypothèses de discordance entre le sexe et le genre apparaissaient peu au grand jour. Les personnes transgenres n’étaient ainsi pas reconnues par la société en tant que telle et, jusqu’aux années 60-70 l’on ne connaissait que des personnes disant appartenir à un autre sexe, personnes que la médecine considérait volontiers comme atteintes d’une pathologie mentale (situation malheureusement aujourd’hui pas totalement révolue 6) et dont on disait encore, jusqu’aux années 60-70, qu’elles ne devaient surtout pas à être prise au sérieux : « l’on ne soigne pas an foux en participant de son délire », disait-on alors 7. Le seul cas où la dissociation du sexe et du genre était un tant soit peu reconnue — même si les termes n’étaient pas alors utilisés — concernait les personnes intersexuées dont l’on admettait certes la condition biologique particulière, mais à qui l’on imposait de choisir leur « vrai sexe », c’est-à-dire de se rattacher à une des deux seules identités de genre alors reconnues 8. La meilleure protection contemporaine des droits fondamentaux de ces minorités de genre et sexuées a néanmoins conduit à la reconnaissance progressive par le droit de concepts que les philosophes et sociologues de la fin du siècle passé avaient fait émerger, à savoir les concepts de sexe et d’identité de genre. Ainsi, un peu partout en droit français, la notion juridique de sexe est-elle progressivement en train d’éclater pour laisser place à une notion plus restreinte du sexe, strictement biologique, coexistant — et non remplaçant comme veulent parfois le laisser croire les pourfendeurs d’une « théorie du genre » — avec les notions de genre, d’identité de genre et d’expression de genre.

Cette dissociation est cependant loin d’avoir abouti. Si l’identité de genre est désormais bien prévue et protégée par certaines dispositions 9, elle est encore à l’ombre de la notion de « sexe » dans de nombreux domaines où elle n’a pas encore reçu l’autonomie conceptuelle qu’elle mériterait 10. En particulier, la mention du sexe inscrite à l’état civil, notamment sur l’acte de naissance 11, renvoie, comme cela a pu être écrit ailleurs 12, tantôt au sexe biologique, lorsque le sexe est assigné à la naissance, tantôt à l’identité de genre, lorsque la mention du sexe est modifiée par une personne transgenre sur la seule preuve d’éléments étrangers à sa biologie, ce que permettent désormais les articles 61-5 et 61-6 du code civil.

Cette confusion est également présente en droit de la famille et explique les difficultés rencontrées par les magistraz* de la cour d’appel de Montpellier et en première instance par cauz* du Tribunal de grande instance de la même ville 13. Faute d’avoir répondu à la question première de savoir à quoi renvoient les termes de « père » et de « mère » dans les textes relatifs à la filiation et à aux effets de celle-ci — s’agit-il du sexe, réalité biologique et construite 14, ou de l’identité de genre, réalité sociale tout aussi construite ? 15 — ces magistraz ont rendu des décisions pour le moins discutables, tant dans leur raisonnement que dans leur résultat.

C’est donc à cette question première du sens des termes de « père » et de « mère » qu’il conviendra d’abord de répondre (I) afin, ensuite, de mieux percevoir le caractère discutable des décisions rendues par les juges montpelliérains (II).

 

I. Les notions de « père » et de « mère » à l’épreuve de la distinction du sexe et de l’identité de genre

 

Commençons par examiner à quoi renvoie les termes de père et de mère employés dans les textes (A). Puis, appliquons cette analyse au cas d’espèce, c’est-à-dire à la situation d’une personne ayant une identité de genre « distincte » de son sexe biologique (B).

A. Le code civil emploie les termes de « père » et « mère » à de très nombreux endroits, en particulier dans les règles relatives aux modes d’établissement de la filiation (art. 310 et s.) ou dans ceux relatifs à l’autorité parentale (art. 371 et s.). Ces termes sont mêmes centraux au point qu’on les trouve dans les deux premiers articles des titres VII et IX consacrés respectivement à la filiation et à l’autorité parentale. Depuis la réforme de l’autorité parentale en 1970, être père ou mère est en principe 16 sans incidence sur les pouvoirs des titulaires de l’autorité parentale et, plus généralement, sur les effets de la filiation. En revanche, les qualités de père et de mère conservent bien un rôle pour les règles d’établissement de la filiation, conformément aux cadres initiaux de pensée des rédacteurs du code civil. Ainsi, pour la 17 mère, était-il prévu un mode spécifique résultant de la preuve de l’accouchement (art. 311-21 c. civ. actuel), tandis que pour le père — du moins celui étant marié —, il était prévu que sa seule qualité d’époux permette en principe d’établir sa paternité (art. 312 c. civ.), l’idée étant, pour les rédacteurs du texte, que par l’engagement du mariage le mari a entendu procréer avec son épouse et que si celle-ci met un enfant au monde il doit en être le père. Ce système initial différentialiste perdure, le choix d’un droit de la filiation indifférencié n’ayant pas à ce jour été retenu par le législateur 18. D’où l’importance de la question de savoir si la personne transgenre doit être considérée comme « père » ou « mère » dans les textes du droit français.

Pour répondre à cette question d’une manière satisfaisante, il nous semble nécessaire de procéder à des distinctions selon que les textes se rapportent à l’établissement de la filiation ou aux effets de la filiation et en particulier de l’autorité parentale qui peut découler de l’établissement du lien de filiation. Dans le premier cas, les notions de père et de mère renvoient selon nous au sexe (biologique) du parenx*. En effet, l’établissement de la filiation dépend d’éléments biologiques traditionnellement associés au sexe (disposer d’un utérus pour la personne accouchant ou disposer de spermatozoïdes pour lu* conjoinx* mariæ*, présumæ* être père). Dans le second cas, en revanche, les notions de père et mère doivent être comprises comme renvoyant à l’identité de genre du parenx, ce que semble confirmer la lecture combinée de l’article 61-7 du code civil et de la circulaire du 10 mai 2017 relative au livret de famille, laquelle permet de remplacer le nom de père par celui de mère sur le livret de famille, afin de respecter « l’identité de genre » du parent, dit le texte.

B. Muni de cette clef de lecture il est à présent possible de répondre très simplement à la question posée à la cour d’appel de Montpellier. Lu* mère de l’enfant, au sens de l’article 311-21, est la personne qui a accouché. Lu* père de l’enfant, est lu conjoinx de cæ* derniær, en l’espèce l’épouz* de la femme ayant accouché. Voilà ce qu’il fallait inscrire sur l’acte de naissance.

Mais, nous dira-t-on : que faire de la « reconnaissance de maternité » réalisée en l’espèce par la 19 père biologique de l’enfant ? 20 Deux solutions sont possibles. Soit considérer que cette reconnaissance est impossible, par une interprétation a contrario de l’article 315 du code civil 21 et plus généralement du caractère subsidiaire de la reconnaissance par rapport aux autres modes légaux d’établissement de la filiation 22 ; d’où alors la conclusion que la présomption de paternité a bien vocation ici à s’appliquer. Soit considérer que la reconnaissance est bien valable et, étant antérieure au jeu de la présomption 23, qu’elle doit produire ses effets, en tant toutefois que présomption de paternité et non de maternité 24.

Ainsi doit être réglée la question de l’établissement de la filiation de l’enfant. L’on relèvera pour finir que la solution ici proposée est parfaitement conforme à l’intérêt de l’enfant puisque sa filiation d’une part sera établie et d’autre part le sera d’une manière en tout point identique à celle des ses frères et sœurs 25.

Reste alors à régler la question des effets de cette filiation établie et notamment la question de la publicité qui sera donnée à cette filiation dans les rapports avec les tiers. Assurément, qualifier auprès des tiers cette père biologique de « père », alors qu’elle a une identité et une expression de genre féminine serait attentatoire à sa vie privée. En effet, cela révélerait aux tiers qu’elle est une personne transgenre et risquerait en outre de l’exposer à des discriminations.

Pour éviter ceci, il pourrait être envisagé de procéder, a posteriori, une fois la mention de père inscrite sur l’acte de naissance de l’enfant, à une  modification de cette mention. Concrètement, et dans le cadre d’une procédure propre, il faudrait tenter de convaincre le juge d’admettre une action en modification de l’état civil sui generis 26, action semblable à celle qu’avaient acceptée les juridictions 27, antérieurement à l’introduction en 2016, dans le code civil, d’une action en modification de la mention du sexe sur l’acte de naissance 28.

Si cette solution serait envisageable compte tenu de la pratique dominante en droit français, où tous les documents d’identité sont établis à partir de l’acte de naissance 29, elle aboutirait néanmoins à rendre plus difficile pour l’enfant l’accès à ses origines, ce qui pourrait être jugé contraire à ses droits fondamentaux. En outre, elle impliquerait une procédure plus lourde pour la demanderesse, contrainte de saisir un juge du Tribunal de grande instance. Voilà pourquoi il nous paraît plus juste (mais aussi plus simple ! 30) de modifier non pas le registre d’identité dans lequel figure l’acte de naissance de l’enfant, mais les titres d’identité rendant public les informations  de ce registre 31. Ainsi la père biologique pourrait simplement, dans notre affaire, demander à l’officiær* d’état civil de lui délivrer un extrait d’acte de naissance ou une copie du livret de famille la mentionnant comme mère. Pour mieux convaincre l’officiær* d’état civil de faire droit à cette demande, la père biologique pourrait s’appuyer sur la circulaire du 10 mai 2017 qui, à propos du livret de famille, a prévu la possibilité de modifier les mentions de père et de mère pour respecter l’identité de genre du parenx ayant changé la mention de son sexe à l’état civil 32. Cette personne pourrait en outre ajouter que ce changement serait sans effets substantiels, les droits des titulaires de l’autorité parentale étant en principe les mêmes, qu’als* soient mère ou père.

Telle est la solution qui aurait à nos yeux dû être appliquée dans l’affaire montpelliéraine, solution qui repose, on l’aura compris, sur le bon usage de la distinction des notions juridiques de sexe et d’identité de genre ainsi que de celle de registre d’identité et de titre d’identité. Telle n’a cependant pas été la démarche des juges montpelliérains qui en sont arrivés à violer les textes du code civil, tout comme les droits fondamentaux de l’enfant et de sa parente transgenre.

 

II. L’application discutable de ces notions par les juges montpelliérains

 

Commençons par présenter brièvement la solution à laquelle sont parvenus les juges montpelliérains dans cette affaire (A), avant ensuite que d’en montrer les limites (B).

A. La cour d’appel de Montpellier, composés de juges semble-t-il mal-formæs* à la problématique de l’identité de genre, a confondu les concepts de sexe et de genre, à la fois dans la manière de poser le problème — puisque les juges parle de « transsexualisme », révélant par là une confusion patente du sexe et du genre — que dans la manière de le résoudre. En effet, sur ce dernier point, considérant que la personne qu’als* avaient devant auz* était une personne de sexe féminin, als lui ont refusé le bénéfice de la présomption de paternité et ont considéré qu’il ne lui était pas possible d’établir sa filiation maternelle dès lors qu’une autre filiation maternelle était déjà établie : celle à l’égard de la femme ayant accouché 33.

Alors que les juges de première instance avaient conseillé à la père biologique de recourir à l’adoption ou de modifier à nouveau la mention de son sexe à l’état civil pour établir sa filiation — solution assurément discriminante et illégale 34 —, les juges de la cour d’appel ont tenté d’éviter toute discrimination, sans pour autant reconnaître la double maternité. D’où leur proposition de permettre à la père biologique d’inscrire la mention « parent biologique » afin, disent-als*, de concilier l’intérêt de l’enfant avec le droit au respect de la vie privée de sa père.

B. Que penser de cette solution ? Au regard des textes régissant le droit de la filiation, cette solution nous paraît très discutable. En effet, dès lors que cæt* enfant était næ* en mariage et qu’aucun doute ne se posait sur le lien biologique l’unissant aux membres du couple marié, il fallait appliquer la présomption de paternité. Même à supposer que cette présomption eût pu être écartée et qu’il eût fallu appliquer la règle suivant laquelle il ne peut y avoir qu’une seule mère établissant son lien de filiation, l’on peine à comprendre pourquoi les juges ont ici fait le choix de la mère ayant accouché : la père biologique ayant fait une reconnaissance pré-natale, antérieure par définition à l’accouchement, n’aurait-elle pas dû être celle dont la filiation maternelle aurait dû être reconnue ?

Au regard ensuite des textes sur l’état civil, la décision est incompréhensible. Aucun texte dans les décrets ou circulaires régissant l’état civil 35 ne nous semblent permettre l’inscription, en lieu et place des mentions de « père » et de « mère », de la mention de « parent », pas plus qu’aucun de ces textes ne permet d’indiquer que ce parent est « biologique », ce que fait pourtant l’arrêt d’appel. Ces textes permettent seulement d’inscrire les mots « père » ou « mère », éventuellement suivi de l’adjectif « adoptif », dans l’hypothèse d’une adoption, mais assurément pas du terme « biologique ».

Enfin, au regard des droits fondamentaux, la solution retenue nous semble méconnaître tant le principe d’intérêt supérieur de l’enfant, pourtant largement évoqué par la cour d’appel, que le droit au respect de la vie privée de celui-ci et de sa « parent biologique ». Du côté de l’enfant, en effet, al* risque d’être stigmatisæ* par cette mention sur son acte de naissance, mention qui n’est partagée à l’heure actuelle par aucan* autre enfant et qui est dès lors susceptible de jeter un doute sur la véracité de l’extrait ou de la copie d’acte de naissance présentée. En outre, pour dissiper le doute, cela lu* contraindra à révéler sa vie privée et l’histoire personnelle de sa père biologique, ce qui semble bien constituer une violation disproportionnée de sa vie privée.

Quant à la « parent biologique », non seulement, celle-ci se voit affublée d’un terme au genre masculin — il est question de « parent » et non de « parente » comme l’imposerait les usages habituels du français —, mais en outre lui est accolé l’adjectif « biologique » qui, loin de rassurer les tiers, risque au contraire, en raison de sa présence exceptionnelle sur un acte de naissance, de jeter un doute sur l’authenticité de l’acte et de la filiation qui s’y trouve établie. Le seul moyen pour la parente de lever le doute étant alors, contrainte et forcée, de révéler son histoire personnelle.

Reste à espérer qu’un pourvoi — à tout le moins dans l’intérêt de la loi — soit formée contre cette décision et que les magistrats de la Cour de cassation remettent un peu d’orthodoxie car manifestement ici, comme l’aurait dit l’une des mes maîtres, Dominique Fenouillet, « on marche sur la tête ! ».

 

 

Notes:

  1. Les mots suivis d’un astérisque sont accordés suivant les régularités du genre neutre proposées dans AlpheratzGrammaire du français inclusif, Vent Solars, 2018.
  2. Sur cette notion d’engendrement, cf. V. Deschamps,  Le fondement de la filiation : etude sur la cohérence du Titre VII du Livre premier du Code civilLe fondement de la filiation : étude sur la cohérence du Titre VII du Livre premier du Code civil, thèse sous la dir. de D. Fenouillet, 2018.
  3. Le droit comparé nous donne en revanche des illustration de telles affaires. Cf. par exemple, en droit allemand, Bundesgerichtshof, 6 sept. 2017, n° ECLI:DE:BGH:2017:060917BXIIZB660.14.0, où il est jugé que la personne enceinte ayant mis au monde un enfant, après le changement de la mention de son « sexe » à l’état civil, doit être considérée comme mère de l’enfant. L’affaire a été portée devant le Tribunal fédéral constitutionnel qui a jugé la requête irrecevable, au motif que cette solution ne soulevait pas de problème de constitutionnalité.
  4. La doctrine y avait cependant depuis un temps réfléchi. V. not. cet article, n° 16 ; S. Paricard, « Vers un droit spécial de la filiation », D. 2018, p. 75-81, L. Hérault, dir., État civil de demain et transidentité, rapport à la Mission de Recherche Droit & Justice, 2018, P. Murat, préc., p. 63-64, V. Deschamps, préc., n° 638-648.
  5. P. Murat, préc., p. 71.
  6. En effet, même si les « troubles de l’identité de genre » ont a été sortis de la liste des affections longue durée par le décret n° 2010-125 du 8 févr. 2010 ; leur remboursement perdure via un mécanisme d’« ALD hors liste », lequel suppose, en application de l’article L. 322-3, 4°, a) du code de la sécurité sociale, que le transsexualisme soit une « affection grave caractérisée ». Le problème est le même au niveau international où la nouvelle version de la CIM (Classification internationale des maladies) conserve une entrée pour l’incongruence de genre, même si celle-ci n’est plus formellement rattachée à la catégorie des troubles mentaux. Cette solution nous paraît malheureuse tant il nous semble, avec l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, que la pathologisation des identités de genre constitue une violation du droit au respect de la vie privée des personnes concernées (La discrimination à l’encontre des personnes transgenres en Europe, résolution 2048, 2015). Contra CEDH, 6 avr. 2017, AP, Garçon et Nicot c/ France, § 139.
  7. Sur la lente admission par le corps médical des opérations de réassignation sexuée, cf. P. Lewis, « The Lawfulness of Gender Reassignment Surgery », American Journal of Legal History, Volume 58, Issue 1, 1 Mars 2018, p. 56–85.
  8. Cf. E. Wilhelm, L’hermaphrodite et le droit, Revue d’anthropologie criminelle, 1911 et la présentation qui en fut faite sur ce carnet par Régis Schlagdenhauffen. Sur le « vrai sexe », voir évidemment l’article de M. Foucault, « Le vrai sexe », Arcadie, 27e année, n° 323, nov. 1980, p. 617-625, republié dans Dits et écrits, tome IV : 1980-1988, Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard, 1994, p. 115-123. Adde la belle postface d’Éric Fassin à la réédition des mémoires d’Herculine Barbin chez Gallimard, en 2014.
  9. Cf. en matière de discrimination, l’art. 225-1 c. pén.
  10. Nous disons « mériter » car, sans cette distinction, la question du « sexe » d’une personne « transsexuelle » aboutit sur une aporie : par certains de ses attribués « sexués » cette personne serait une « femme », par d’autre un « homme ». Le seul moyen de résoudre cette aporie est de distinguer le sexe de l’identité de genre ; d’où l’intérêt scientifique de ce dualisme des concepts.
  11. Art. 57 c. civ.
  12. M. Mesnil, « La démédicalisation du changement de sexe à l’état civil : une conception renouvelée du sexe et du genre », Journal de droit de la santé et de l’assurance maladie, no 16, p. 61-69 ; B. Moron-Puech, « Intersexuation et binarité, un état des lieux du droit français (2018) », in A. Giami et B. Py, Éditions des archives contemporaines, 2018, à paraître ou From assigning sex to affirming gender, remarks on an ongoing evolution, intersentia, 2019 à paraître.
  13. TGI Montpellier, 22 juill. 2016, n° 15/05019, in J.-P. Vauthier et F. Vialla, « Matres semper certae sunt ? Un pluriel bien singulier », Rec. Dalloz, 2017, p. 1373-1374.
  14. Le nombre et les frontières des catégories sont en effet bien construites de manière plus ou moins arbitraire. Cf. l’arrêt du 4 mai 2017 refusant de reconnaître en droit français une troisième catégorie de sexe pour une personne pourtant considérée comme intersexuée par les médecins l’ayant examinée.
  15. Ce caractère construit est manifeste lorsqu’on s’intéresse aux situations des personnes que nous appelons aujourd’hui transgenre et intersexuées, appréhendées et reconnues selon les lieux et les espaces.
  16. Une exception notable à signaler concerne le nom de famille où le père peut encore dans certains cas l’emporter sur la mère. Cf. A. Dionisi-Peyruss et M. Pichard, « Le genre dans le droit de la filiation (à propos du titre VII du livre premier du Code civil) », in La loi et le genre, Édition CNRS, 2014.
  17. Nous employons ici le féminin car nous nous reprenons à ce stade de l’analyse le raisonnement des rédacteurs du code civil qui n’imaginaient pas la situation de l’homme-mère ou de la femme-père.
  18. Pour une telle proposition, cf. T. Linard, Filiation dès la naissance. Réflexions autour d’une proposition de loi tendant à réformer le droit de la filiation, UFAL, 2014.
  19. Nous utilisons ici le genre féminin puisque la demanderesse à une identité de genre féminine
  20. Reconnaissance dont la cour d’appel nous donne les termes exacts : « reconnaissance prénatale […] déclarée être de nature maternelle, non gestatrice ».
  21. Le texte permettant à la reconnaissance de produire effet lorsque la présomption de paternité est écartée en application des articles 313 et 314, l’on pourrait dire a contrario que la présomption n’étant pas ici écartée, la reconnaissance doit jouer.
  22. Cf. J. Garrigues, Droit de la famille, 1re éd., 2015, n° 654.
  23. À supposer même que la présomption doive intervenir. La présomption étant en effet une règle de preuve, elle n’a vocation à intervenir que si un problème de preuve se pose. Or, ici, point de problème de preuve de la paternité puisque celle-ci est déjà établie par une reconnaissance non contestée !
  24. L’acte juridique de reconnaissance étant autrement dit requalifié par le juge, pouvoir qu’il détient en vertu de l’art. 12 du code de procédure civile.
  25. Comp. avec les arguments des plaidaires* dans cette affaire.
  26. La loi de modernisation de la justice n’a en effet pas voulu régler la question de la filiation établie après le changement de la mention du sexe à l’état civil, en raison de la crainte que cette question complexe n’empêche l’adoption de toute la loi. Cf. les entretiens réalisés avec deux députées et reproduits dans le rapport précité, p. 155. Rappr. V. Deschamps, préc., note 2856, se demandant si « ce silence n’est pas volontaire, le législateur, informé des difficultés, ayant choisi de se taire afin de remettre en cause le caractère sexué́ de la filiation du titre VII du Code civil ».
  27. Cass., AP, 30 déc. 1992.
  28. Actuels art. 61-5 et s. c. civ.
  29. D’où le combat des personnes transgenre pour obtenir la modification de la mention du sexe à l’acte de naissance afin d’obtenir ensuite la modification de la mention du « sexe » présente sur leur carte d’identité, leur passeport ou encore le premier chiffre de leur NIR (le numéro figurant sur la « carte VITALE »).
  30. V. en ce sens B. Moron-Puech, From assigning sex to affirming gender, remarks on an ongoing evolution, Intersentia, 2019, à paraître.
  31. Sur la distinction du titre et du registre d’identité cf. B. Moron-Puech, La mention du sexe sur les documents d’identité. Par-delà une binarité obligatoire, Journées d’étude « Dimension sexuée de la vie sociale : État civil, genre et identité », juin 2016.
  32. Les textes suggèrent que l’accord de l’enfant ou de ses représentants légaux serait nécessaire, ce qui peut paraître discutable. Cf. en ce sens le L. Hérault (dir.), précité, p. 41
  33. Conclusion certes exacte si la prémisse en était correcte. En effet, actuellement, en droit français, une personne ne peut avoir sa filiation établie à l’égard de deux mères que dans l’hypothèse de l’adoption. La solution évoluera peut-être si une distinction est faite entre la mère biologique et la mère gestatrice.
  34. TGI Montpellier, 22 juill. 2016, n° 15/05019, J.-P. Vauthier et F. Vialla, « Matres semper certae sunt ? Un pluriel bien singulier », Rec. Dalloz, 2017, p. 1373-1374.
  35. Principalement la Circulaire du 28 octobre 2011 relative aux règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation, la Circulaire du 23 juillet 2014 relative à l’état civil et le Décret du 6 mai 2017 relatif à l’état civil.

Admettre un droit à changer d’âge ?

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Le rapport à l’âge renvoie à des problématiques majeures où se mêlent comportements discriminatoires et construction de l’identité. Il n’est pas étonnant, dès lors, que la récente demande d’un néerlandais devant les juridictions de son pays pour obtenir une modification de son âge ait défrayé la chronique. Dans l’attente de la décision néerlandaise, il a paru légitime de se demander quel sort le droit français réserverait à une telle demande. Loin des préjugés, il apparaît que notre droit, faisant une place de plus en plus importante à la dimension psychologique de l’identité, portée en cela par l’interprétation particulièrement souple du droit au respect de la vie privée développée par la CEDH, pourrait se montrer tolérant face à de telles requêtes. Si tel venait à être le cas, il s’ensuivrait pourtant des difficultés auxquelles des réponses doivent être envisagées.

 

Kévin BIHANNIC, Docteur en droit, Titulaire du CAPA, ATER – Université de Versailles Saint-Quentin

 

Le changement d’âge et l’âgisme. – Jean-Claude Michéa a récemment soutenu qu’il n’était pas sûr « si puissants sont encore de nos jours les stéréotypes âgistes […], que nos valeurs stakhanovistes de la déconstruction aient réellement pris conscience de l’enfer quotidiennement vécu par ces hommes que notre société […] s’obstine encore à enfermer dans la catégorie de « seniors », alors même qu’aucun d’entre eux ne se reconnaît dans cette construction sociale arbitraire et que certains vont jusqu’à éprouver, au plus profond d’eux-mêmes, le sentiment enivrant d’avoir toujours vingt ans »[1]. Il faut cependant souligner ce qu’il y a de sarcastique dans le propos. En effet, l’auteur s’efforce de dénoncer le postulat d’une axiologie neutre de l’Etat, impliquant d’envisager tout débat de société sur le mode du « après tout, pourquoi pas ? »[2]. Néanmoins, ce sarcasme s’ancre dans la réalité, la souffrance des personnes âgées exposées à des comportements discriminatoires et violents étants reconnus par la médecine[3]. Si l’âgisme constitue un phénomène psychosocial déjà ancien[4], et peut s’expliquer par une multitude de raisons[5], sa prise en considération dans nos sociétés peut paraître insuffisante. Ce concept demeure ainsi largement ignoré du grand public, aussi bien dans sa nature que dans son étendue[6]. Bien que la définition de cette notion ait varié au fil du temps[7], on peut y voir, en retenant une conception relativement basique et synthétique, un processus de « dévalorisation systématique du statut social » et de « déni de l’individualité » des personnes âgées[8]. Bien entendu, le droit ne pouvait pas rester muet face à la montée en puissance de ce processus plus ou moins conscient[9]. C’est donc sur le terrain de la discrimination que la réponse s’est construite, avec une vigueur et un succès relatif[10]. Il n’est pas certain, cependant, que cette réponse satisfasse pleinement les revendications des individus.

Le changement d’âge et l’identité. – La problématique dépasse de loin la question de l’accès à l’emploi des personnes âgées ou du droit d’être traité avec respect et dignité, notamment par le personnel soignant des EHPAD. L’âge renvoie directement à la détermination de l’identité de l’individu[11]. On perçoit dès lors le lien étroit qui existe entre l’âgisme, l’état des personnes et l’état civil. Pourtant, malgré l’ampleur des réflexions conduites sur l’évolution des caractères de l’état civil[12], aucune étude approfondie n’a, à notre connaissance, envisagé l’incidence de ces évolutions sur le critère de l’âge. Deux raisons pourraient justifier cette faible attention.

D’une part, l’âge ne présenterait que « peu d’intérêt pour l’état », hormis pour la question de la capacité[13]. On pourrait même être tenté de se demander si ce critère appartient véritablement à l’état civil[14]. Cependant, la date de naissance constitue, sans aucun doute possible, un élément de l’état de civil[15]. Par conséquent, l’âge, déterminé par le calcul de l’écoulement du temps depuis cette date[16], constitue nécessairement un élément de l’état, au moins à titre incident.

D’autre part, l’âge est un facteur naturel sur lequel l’individu n’a guère d’emprise[17]. Dans ces conditions, l’évolution scientifique resterait incapable d’interférer avec ce critère, l’écoulement du temps restant toujours le même. Ainsi, il a pu être affirmé que « si certaines modifications peuvent intervenir [à propos du lieu et de la date de naissance], il s’agirait davantage de rectifications d’erreurs que de véritables changements »[18].

Le changement d’âge face au droit. – C’est pourtant contre ce phénomène inéluctable que prétend s’élever un ressortissant néerlandais, Emile Ratelband. Estimant que son âge lui serait préjudiciable dans de multiples aspects de sa vie, il a ainsi saisi les juridictions de son pays pour faire modifier son âge légal[19]. Face à une telle demande, on pourrait choisir de rire[20] ou pleurer, évoquer les dérives du postmodernisme[21] ou s’inquiéter de ce que cette requête soit une manifestation de l’adulation outrancière portée à la jeunesse dans les pays occidentaux[22]. Surtout, il semble nécessaire de s’interroger sur l’incidence de l’évolution des règles relatives à l’état des personnes et à l’état civil sur l’immutabilité de l’âge légal. Le recul du principe d’indisponibilité, et l’éveil simultané à une possible mutabilité des éléments composant l’état civil[23], s’appuie en effet sur une primauté reconnue à la dimension sociale et psychologique de l’identité, où prime la perception que les individus se font d’eux-mêmes[24]. Dès lors que l’âge serait un construit comme un autre, « plus psychologique que biologique »[25], serait-il alors possible que l’on admette en France une modification de l’âge légal ? Si des arguments juridiques semblent pouvoir être invoqués en ce sens (I), il y a tout lieu de souligner les difficultés – voire les dangers – qui pourraient en découler (II).

 

I – Des arguments juridiques en faveur du changement d’âge

 

Entre situation existante et droit en construction. – Il convient de souligner que le droit français admet déjà, en certaines hypothèses, de faire modifier son âge en justice. Ces modifications visent, en toute hypothèse, à faire coïncider l’âge légal et l’âge réel. Il apparaît néanmoins que, dans cet exercice, des considérations psycho-sociales ne sont pas exclues, si bien que l’on pourrait y voir les indices d’une prise en compte à venir de l’âge ressenti (A).

Parallèlement, afin de faire reconnaître son changement d’âge devant les juridictions néerlandaises, le demandeur invoque la similitude de sa situation avec celle des transsexuels, ces derniers pouvant, à certaines conditions, obtenir une modification de l’indication de leur sexe à l’état civil. La comparaison n’est pas nouvelle[26]. De même que le sexe tient désormais compte du sexe ressenti, l’âge légal devrait s’aligner sur l’âge subjectif[27]. In fine, il s’agit de soutenir l’émergence d’un droit à l’autodétermination de son identité dont les limites ne cesseraient de s’étendre par l’effet d’un raisonnement a pari (B).

 

A – Les indices d’une prise en compte de l’âge ressenti

Contre toute attente, le droit français a déjà admis la possibilité de modification de la date de naissance et, par conséquent, l’âge d’un individu. Une demande de modification de son âge en justice n’apparaîtrait donc pas nécessairement aussi loufoque que les journaux tendent à la présenter. Néanmoins, pour jauger des chances de succès d’une telle entreprise, il est nécessaire de préciser à quelles conditions une telle requête a été admise. C’est sur cette base qu’il sera possible de déterminer si, dans une situation comparable à celle de la demande néerlandaise, le droit au changement d’âge serait admis en France.

Le changement d’âge rectificatif. – L’âge est classiquement présenté comme un élément ressortant du seul fait de la nature et, à ce titre, insusceptible de modification[28]. Pourtant, le droit français a déjà permis la modification de la date de naissance d’un individu. On peut citer à cet égard au moins deux arrêts de Cours d’appel[29]. Dans les deux cas, la situation était sensiblement la même. Des enfants avaient été adoptés par des ressortissants français à l’étranger et les actes d’états civils remis par ces Etats précisaient des dates de naissance erronées. Or, l’article 47 du code civil conditionne la reconnaissance des actes d’état civil étranger au fait qu’ils ne contiennent pas d’erreurs matérielles[30]. En vertu de cette disposition, ces actes de naissance ne pouvaient donc pas être admis. Une procédure judiciaire en rectification de l’état civil fut donc engagée[31]. Dans ce cadre, des expertises médicales furent entreprises afin de déterminer l’âge des enfants. L’action permise vise donc à rétablir la réalité biologique. On se situe pleinement dans l’hypothèse d’une rectification d’erreur préalablement envisagée plutôt que face à une véritable modification de l’âge[32]. Par conséquent, on ne peut pas tirer argument de cette situation pour prétendre fonder une demande en modification de son âge en raison d’un décalage entre l’âge réel et l’âge subjectif. Pour qu’un parallèle puisse opportunément être effectué, il faudrait que le droit français permette une modification de l’âge fondée sur des considérations d’ordre social. Or, tel semble être partiellement le cas dans une hypothèse particulière. Il s’agit du cas dans lequel un individu ne disposant pas d’acte d’état civil prétend au bénéfice du statut de mineur non accompagné.

Une conception partiellement sociale de l’âge : le cas du mineur non accompagné. – Dans la mesure où la minorité entraîne un régime juridique spécifique, sa détermination est éminemment importante[33]. Cette exigence est particulièrement manifeste s’agissant du régime spécifiquement mis en place pour les mineurs non accompagnés[34]. Compte tenu de l’importance de la question, l’ordre juridique français aurait pu faire le choix de privilégier une conception purement scientifique de l’âge. Pourtant, tel n’est pas le cas. Il ressort de l’article 388 du code civil que « les examens radiologiques osseux aux fins de détermination de l’âge, en l’absence de documents d’identité valables et lorsque l’âge allégué n’est pas vraisemblable, ne peuvent être réalisés que sur décision de l’autorité judiciaire et après recueil de l’accord de l’intéressé. Les conclusions de ces examens, qui doivent préciser la marge d’erreur, ne peuvent à elles seules permettre de déterminer si l’intéressé est mineur. Le doute profite à l’intéressé ». Par conséquent, la réalité scientifique de l’âge aurait un caractère subsidiaire par rapport à une détermination non-médicale. En effet, l’expertise médicale n’est admise qu’à la double condition que le prétendu mineur ne dispose pas de document valable et que son âge allégué ne semble pas vraisemblable[35]. On sait que le recul de la place réservée aux examens médicaux – en particulier des examens osseux – résulte de leur caractère invasif et de leur faible niveau de fiabilité[36]. La situation est telle qu’une proposition d’amendement – finalement rejeté – avait préconisé l’interdiction du recours à de telles pratiques[37]. Indépendamment du sort de cette proposition, la loi impose de se référer à un faisceau d’indices en cas de doute sur la minorité du mineur, l’expertise ne pouvant suffire à déterminer l’âge du mineur. Partant, c’est une petite révolution dans le rapport à l’âge qui se dessine. L’âge ne serait plus appréhendé uniquement par le prisme scientifique mais également en fonction d’une analyse pluridisciplinaire, intégrant une dimension psycho-sociale[38].

Cette modalité de détermination de la minorité ne se fait pas nécessairement sans difficulté. Bien souvent les magistrats refusent le bénéfice de la présomption de validité des actes d’état civil étranger et sollicitent le recours à une expertise médico-légale[39]. Difficile dans ses conditions de prétendre tirer argument de la montée en puissance de la dimension sociale de l’âge pour ouvrir sur une véritable possibilité de changement de la date de naissance en justice.

En outre, il s’agit de procéder à une détermination de l’âge réel du prétendu mineur en recourant à une hiérarchisation entre différentes réalités de l’âge. Il ressort ainsi de l’article 388 du code civil que la primauté est reconnue à l’âge légal et à l’âge psychosocial. C’est uniquement en dernier recours, lorsque le doute demeure, qu’il sera possible de procéder à une détermination scientifique de l’âge. Cette hiérarchisation des différentes techniques de détermination de l’âge rend ainsi compte de la place croissante prise par la dimension subjective de l’âge par rapport à l’âge médical. En soi, cette situation ne suffit pas à permettre une modification de l’âge légal en France. Elle peut néanmoins s’interpréter comme un indice de l’émergence d’un véritable droit à l’autodétermination de son état.

 

B – L’émergence d’un droit à l’autodétermination de son état

Un droit existant ?Pour prétendre invoquer un quelconque droit à l’autodétermination de son état il est nécessaire, au préalable, de vérifier son existence ou, à tout le moins, l’existence d’un processus de construction de ce droit. C’est donc sur la base de la situation existante à propos des autres éléments de l’état civil que l’on peut s’interroger sur l’émergence d’un tel droit et de la possibilité de l’invoquer aux fins de modification de l’âge.

L’existence discutable d’un droit à l’autodétermination de son état. – De prime abord, la revendication d’un droit à l’autodétermination de son état peut sembler douteux. L’état civil vise, en effet, à « assurer une représentation fidèle de la réalité captée par le droit »[40]. Cette exigence de conformité à la situation réelle s’est toujours pleinement manifestée, s’agissant de la détermination du lieu de naissance de l’enfant. Il ressort ainsi de la jurisprudence de la Cour de cassation que « sauf les cas limitativement prévus par l’article 58 du même Code, l’acte de naissance doit énoncer le lieu réel de la naissance de l’enfant ; que cette disposition impérative doit être respectée dans tous les actes inscrits sur les registres français de l’Etat civil et par les jugements qui tiennent lieu d’un acte de l’état civil »[41]. Difficile d’affirmer plus clairement qu’il s’agit d’un fait de nature qui s’impose à tous. Cette exigence de conformité au réel, explicitée par le célèbre article 47 du code civil, va pourtant au-delà de la seule question de la détermination des faits de nature. Il est en effet communément admis que l’état civil et l’état des personnes sont marqués par le principe d’indisponibilité[42]. La volonté serait donc impuissante à venir modifier les éléments constitutifs de l’état civil. Cette situation se justifierait in fine d’un objectif d’identification des individus. Encore faut-il savoir ce qu’il convient d’entendre par là. Selon Astrid Marais, « identifier une personne, c’est dégager les éléments qui permettent de cerner son identité afin de l’individualiser dans la société, en la distinguant des autres »[43]. L’identification renvoie ainsi à une conception plurielle de la notion d’identité où coexistent une dimension civile et une dimension sociale[44]. Tandis que l’identité civile renverrait à une logique d’identification de l’individu par le droit et intéresserait principalement l’Etat (notamment son pouvoir sur les individus), l’identité sociale mettrait en cause la construction de l’identité et serait le théâtre d’intérêts privés, concernant prioritairement l’être et le ressenti des individus. Cette double dimension engendre nécessairement des tensions entre représentation du soi et intérêts publics. Pourtant, ainsi que le souligne Eric Millard, « la logique de l’identification doit clairement être séparée de la logique de la constitution de l’identité : elles ne s’opposent pas mais elles visent deux choses parfaitement distinctes »[45]. L’interférence entre les deux dépendra donc de la plus ou moins grande tolérance de l’Etat à tenir compte de la perception que les individus se font d’eux-mêmes. La possibilité de solliciter auprès de l’Etat la reconnaissance d’une évolution de l’identité évoque ainsi le développement de la « mutabilité contrôlée »[46], voire d’une « disponibilité encadrée »[47].

La « mutabilité contrôlée » de l’état civil. – Concrètement, il s’agit de la faculté de demander une modification des éléments identifiants de la personne à l’état civil en vue de faire correspondre l’identité civile et l’identité sociale. En ce sens, il s’agit d’un droit de contrôle reconnu aux individus sur la manière dont l’Etat les identifie officiellement[48]. Le fondement justifiant cette possibilité varie cependant selon les hypothèses. Ce sera donc l’occasion de vérifier l’opportunité d’évoquer chacun de ces fondements dans le cadre d’une demande de modification de l’âge.

Intérêt légitime et demande de changement d’âge.Tout d’abord, les individus peuvent invoquer un « intérêt légitime » pour faire modifier certains éléments de leur état civil. Tel est particulièrement le cas en matière de nom et de prénom[49]. La question se pose alors de savoir si un argument similaire pourrait être invoqué en vue de faire modifier l’âge.

A priori, rien ne semble s’y opposer, dès lors au moins que l’on retiendra une conception psychologique de l’âge. Il serait ainsi parfaitement concevable d’admettre qu’un intérêt légitime en justifie la modification. Tel pourrait être le cas, notamment, de la difficulté à trouver un emploi. Ce critère objectif confinant à la discrimination devrait pouvoir constituer un motif légitime. L’hypothèse évoque, en effet, le cas d’une demande de changement de nom en raison de sa consonnance étrangère[50]. On pourrait, de la même manière, envisager le changement d’âge pour un homme ayant un enfant vers la fin de sa vie pour que son enfant ne subisse pas les quolibets de ses camarades d’école. Les hypothèses pourraient se multiplier à l’envie et n’auraient de limites que la capacité des plaideurs à convaincre le juge de la réalité de l’intérêt à admettre un tel changement. Un doute est cependant permis. La possibilité de demander une modification du nom ou du prénom trouve en effet une assise légale qui fait défaut à la possibilité de faire modifier l’âge. L’obstacle n’est pas forcément dirimant. Ne peut-on pas arguer que si la possibilité de changer de nom ou de prénom découle de la loi, c’est parce que le principe de l’immutabilité de ces éléments est lui-même d’origine légale ? Tel n’est pas le cas à propos de l’âge, dont la modification ne semble découler que du principe d’indisponibilité de l’état, lequel est d’origine jurisprudentielle[51]. Par une sorte de parallélisme des formes, le changement d’âge pourrait ainsi résulter d’une simple décision jurisprudentielle. La question se pose néanmoins et nécessiterait, en tout état de cause, l’adhésion à une conception sociologique de l’âge qui reste à démontrer.

Droits fondamentaux et changement d’âge. – En second lieu, les individus peuvent invoquer leurs droits fondamentaux et, en particulier, le droit au respect de la vie privée. La Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après CEDH) a en effet largement étendu les limites de cette notion en y rattachant un véritable droit à l’identité[52]. Ce dernier se décline de différentes manières et emporte, notamment, « le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain »[53], un principe interprétatif fondé sur la « notion d’autonomie personnelle »[54], le « droit à l’autodétermination »[55] ou encore le « droit au développement et à l’épanouissement personnel »[56]. Par conséquent, on perçoit immédiatement que les éléments de l’état peuvent être impactés[57]. La question de l’incidence des droits fondamentaux sur la reconnaissance des effets en France d’une gestation pour autrui pratiquées à l’étranger ne sera pas envisagée[58]. En effet, elle concerne l’indisponibilité de l’état plutôt que celle de l’immutabilité.

En revanche, l’incidence de ces droits sur les demandes de changement de sexe peut justifier la comparaison. Non seulement il s’agit d’une problématique de mutabilité de l’état mais, en outre, cette question appelle, comme pour la demande de changement d’âge, à un recul de la dimension biologique au profit d’une conception psychologique. A l’origine, la France, contrainte par la CEDH[59], n’a autorisé une modification du sexe inscrit qu’à la condition que le demandeur ait adopté de manière irréversible l’apparence physique et le comportement social de l’autre sexe[60]. L’apparence justifiait ainsi l’appartenance. Ce faisant, le principe selon lequel l’état ne serait que la prise en compte de la réalité captée par le droit demeurait. Simplement, la réalité devait également pouvoir s’entendre d’une vérité apparente.

Une démarche similaire pourrait-elle prévaloir en matière de demande de changement d’âge ? C’est en tout cas ce que soutient Emile Ratelband. A cette fin, il se fonde sur un certificat médical. Il s’efforce donc de démontrer que la réalité captée par le droit ne correspond pas à la réalité biologique. La difficulté de sa démarche résulte cependant de ce qu’il oppose deux techniques scientifiques de détermination de l’âge. D’un côté, l’âge civil se détermine par computation d’un délai. De l’autre, l’âge sollicité se détermine sur la base d’une analyse médicale spécifique à chaque individu. Il n’est pas certain que l’Etat accepte de s’aventurer sur cette pente[61].

Plutôt que sur le terrain de la vérité scientifique, serait-il possible d’invoquer une modification en raison de l’apparence ? Le parallèle avec la jurisprudence relative au changement de sexe des personnes transsexuelles suppose une modification irréversible de l’apparence. Une telle exigence disqualifierait ainsi les simples demandes fondées sur le strict comportement social et impliquerait une médicalisation et une pathologisation de la demande de changement d’âge[62]. Il serait donc tout à la fois nécessaire de se présenter socialement comme étant plus jeune que son âge mais, également, de subir une chirurgie esthétique en vue de réduire le nombre de rides et de faire observer par un psychiatre des désordres liées au refus du vieillissement. Ce n’est qu’à ces conditions que l’on pourrait éventuellement admettre le changement d’âge. Envisageable, cette situation n’est toutefois pas nécessairement du goût des individus qui prétendent simplement opposer à leur âge réel un âge subjectif.

Le sort d’une demande en changement d’âge pourrait donc sembler irrémédiablement compromis. Ce serait oublier l’importante réforme des conditions relatives au changement de sexe intervenue avec la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle[63]. S’affranchissant de la rigueur jurisprudentielle passée, l’article 61-5 du code civil issue de cette loi dispose désormais que « toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification. Les principaux de ces faits, dont la preuve peut être rapportée par tous moyens, peuvent être : Qu’elle se présente publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ; Qu’elle est connue sous le sexe revendiqué de son entourage familial, amical ou professionnel ; Qu’elle a obtenu le changement de son prénom afin qu’il corresponde au sexe revendiqué ». Le sentiment que le législateur fait ainsi primer la conception sociale du sexe sur la conception scientifique est confirmée par l’article 61-6, lequel précise, en son 3ème, alinéa que « le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande ». Ainsi, la loi opère un glissement de « l’assignation du sexe à l’affirmation du genre »[64], où le sexe social peut s’imposer au sexe légal. Cette solution, déjà connue d’autres systèmes juridiques[65], témoigne de l’incidence du droit européen sur la manière de concevoir l’identité[66]. Au cœur de ces évolutions, on retrouve en effet l’argument du respect du droit à sa vie privée et, particulièrement du droit à l’autodétermination de son identité et au plein épanouissement social[67]. Reste que l’invocation de la vie privée connaît des limites. Si la Cour affirme que sa conception de la vie privée peut avoir une incidence, notamment en matière d’identification sexuelle, de nom, d’orientation sexuelle et de vie sexuelle, le champ d’application de l’article 8 de la convention européenne des droits de l’Homme connaît nécessairement des limites, au moins temporaires[68]. Tel est ainsi le cas, au moins pour l’instant, de la possibilité d’invoquer un sexe neutre[69]. De la même manière, la jurisprudence de la Cour n’a pas encore débouché sur un « libre choix » du nom[70]. La question se pose donc de savoir s’il serait possible d’invoquer le droit au respect de la vie privée pour justifier un droit de changer son âge. Le propos ne semble pas déraisonnable. La question de l’âge touche aussi bien à l’intimité de la vie personnelle qu’à l’exercice de la vie sociale. Malgré tout, si la question ressort probablement du champ d’application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, il n’est pas certain que le droit de modifier son âge sera nécessairement reconnu. L’admission d’un tel droit pourrait contrevenir à un certain nombre d’intérêts légitimement défendus par le caractère indisponible de l’âge. De fait, l’aptitude d’une demande à changer d’âge ne sera possible qu’à la condition de passer avec succès le test de proportionnalité. En somme, il ne doit pas déboucher sur des difficultés insolubles.

 

II – Les difficultés engendrées par le changement d’âg

 

Ce n’est pas parce qu’un fondement peut utilement être invoqué au soutien de l’émergence d’un nouveau droit qu’il faut nécessairement l’admettre. Son admission implique en effet de s’interroger sur sa mise en œuvre. Le critère de l’âge a en effet une place importante dans un certain nombre de domaines. En tant qu’il permet de départager entre majeurs et mineurs, sa place est évidemment centrale. Mais cet élément sert également de base au fonctionnement du droit de la sécurité sociale en matière de retraite. Il s’agit encore d’un critère utilisé en matière d’assurance pour la détermination du risque… La liste n’est pas exhaustive, mais elle fait ressortir l’impossibilité qu’il y aurait à ne pas encadrer un tel droit. La politique d’évitement des questions techniques, de peur qu’elles ne fassent obstacles à l’évolution sociale, ne paraît pas franchement opportune[71]. C’est donc à l’aune du caractère plus ou moins facilement soluble des problématiques soulevées par le changement d’âge que l’admission d’un tel droit doit être envisagée.

On constatera alors que dans de nombreuses hypothèses, la possibilité de modifier son âge en vue de la faire coïncider avec son âge subjectif engendre des problèmes auxquels le droit peut aisément apporter des réponses opportunes. Il s’agirait simplement d’adapter les réponses déjà offertes en matière de changement d’état sur d’autres questions. Ce sont les problématiques solubles liées au changement d’âge (A). Sur d’autres questions, en revanche, les réponses offertes par le droit sont plus incertaines et pourraient éventuellement justifier un refus du droit à changer d’âge. Ce sont les difficultés critiques (B).

 

A – Les problématiques solubles liées au changement d’âge

Changement d’âge et distinction mineur/majeur. – Il ne serait être question d’envisager, dans le cadre de cette étude, l’ensemble des questions qui pourraient résulter d’un changement d’âge. La question de l’incidence du changement d’âge sur la distinction mineur/majeur et les difficultés pouvant en résulter doit, en revanche, être envisagée. En effet, dans la mesure où l’âge permet de distinguer entre majeurs et mineurs, il ouvre sur des régimes spécifiques aussi bien en matière civile que pénale. La question se pose donc de savoir si un individu pourrait voir sa situation modifier en termes de capacité ou de responsabilité pénale par l’effet d’une mutation volontaire de l’âge.

Possibilité de changement d’âge à double sens. – Cette situation implique au préalable de déterminer s’il serait possible de solliciter indifféremment un rajeunissement ou un vieillissement, et dans quelle proportion. La possibilité d’une modification dans les deux sens paraît a priori certaine. Sans doute, la plupart des individus ont tendance à se sentir plus jeunes que ce qu’ils sont véritablement. Néanmoins, il arrive que certaines personnes se sentent plus âgées que ce que leur âge chronologique indique[72]. Par conséquent, dans l’hypothèse où une modification de l’âge serait possible, il serait nécessaire de plaider en faveur d’une faculté de modification à double sens. A dire vrai, le refus de reconnaitre un des deux biais, qu’il s’agisse du « biais de rajeunissement » ou du « biais du vieillissement[73], pourrait s’analyser comme une forme de discrimination fondée sur l’âge[74].

Amplitude du changement d’âge.Une fois ce point éclairci, reste à se demander s’il serait possible de solliciter une demande de changement d’âge qui transformerait un mineur en majeur ou, inversement, impliquerait le passage d’une situation de majorité à une situation de minorité. Soulignons au préalable que, à notre connaissance, seule l’hypothèse dans laquelle des mineurs ont un ressenti plus âgé a été constatée et étudiée[75]. Si les majeurs revendiquent souvent un âge subjectif plus jeune que leur âge réel, parfois dans proportions importantes, cela ne semble pas aller jusqu’à solliciter le passage à la minorité. Cette situation pourrait être de nature à rassurer. En effet, la demande d’émancipation traduit déjà une aptitude reconnue d’échapper à certains des effets juridiquement attachés à la minorité[76]. Dès lors, les conséquences pratiques résultant d’un changement d’âge pourraient sembler moins nouvelles qu’on aurait pu le croire.

Toutefois, cette affirmation doit être doublement relativisée. D’une part, le bénéfice de l’émancipation ne peut être accordée qu’à des mineurs de 16 ans révolus[77]. Il n’est pas certain que l’âge ressenti s’inscrive nécessairement dans cette limite. Par conséquent, les actes accomplis en violation des dispositions protectrices des mineurs ne pourraient plus faire l’objet d’une quelconque protection. D’autre part, il faut tenir compte de l’incidence du droit sur l’évolution des mœurs. Une reconnaissance de la faculté de modifier son âge en justice pourrait en effet favoriser des demandes de modification de l’âge dans des proportions telles que le demandeur redeviendrait mineur. Cette affirmation pourrait surprendre. Elle est néanmoins fondée sur un motif bien particulier : le développement de demande à finalités dilatoires. Ainsi qu’on a déjà pu le souligner « l’âme humaine étant ce qu’elle est, il est sans doute plus raisonnable d’envisager le pire »[78]. La tentation pourrait sembler grande de prétendre modifier son âge afin d’invoquer la nullité de certains des actes accomplis. En réalité, ces effets délétères peuvent aisément être combattus, de plusieurs façons.

Encadrement juridique du changement d’âge. – La première technique envisageable consiste à jouer sur la manière de déterminer l’âge ressenti. Si l’âge subjectif peut être fixé sur la base de méthodes directes, il peut également l’être sur la base de méthodes indirectes[79]. Chacune peut aboutir à des résultats sensiblement différents. C’est principalement le recours à l’âge identitaire, où la personne détermine seule son âge ressenti, qui risquerait de produire les résultats les plus néfastes. Il semble donc préférable de privilégier l’emploi de l’âge perçu, lequel entremêle des critères psychologiques, sociaux et physiques. Cette technique, fondée sur l’échelle de Kastenbaum, est d’ailleurs réputée être la plus fiable[80]. Face à une demande de changement d’âge, le juge serait ainsi tenu de procéder à la mise en œuvre de cette technique pour donner une assise scientifique à l’âge ressenti. Et, en tout état de cause, d’autres outils juridiques sont à sa disposition pour éviter que le passage de part et d’autre de la barrière de la majorité ne soit préjudiciable aux individus. Deux moyens principaux peuvent être envisagés.

D’une part, le moyen de protection le plus évident des droits passés des tiers (passage vers la minorité) comme du demandeur au changement d’âge (passage vers la majorité) consiste à reconnaître un simple effet constitutif à la modification d’âge. Il n’y a pas lieu de s’étonner outre mesure de cet effet. La jurisprudence a, en effet, retenu une solution similaire pour changement de sexe en vue de défendre les droits des tiers et des enfants nés antérieurement à la modification[81]. L’objectif poursuivi étant le même – la protection des actes antérieurement accomplis – il est nécessaire de prôner pour une solution similaire.

D’autre part, il serait possible de s’inspirer des règles retenues pour le fonctionnement de la théorie de l’apparence. Si celle-ci n’a pas, en principe, d’effet en matière de capacité, il arrive cependant qu’on l’emploie en vue d’éviter l’application d’un régime protecteur[82]. Ces dérogations, fondées sur l’apparence de la capacité, pourraient ainsi s’avérer particulièrement utiles en vue d’assurer la protection des droits des tiers en relation avec des individus ayant fait modifier leur âge de telle sorte qu’ils seraient devenus mineurs.

Ainsi, le caractère constitutif de l’action en changement d’âge, la théorie de l’apparence et l’encadrement de la modification de l’âge par le juge peuvent contribuer à régler les conséquences dommageables que pourrait avoir cette action sur les engagements de la personne vis-à-vis des tiers. S’agissant en revanche des conséquences à venir du changement d’âge, en particulier lors de l’invocation de droits à l’encontre de l’Etat, la situation est plus délicate.

 

B – Les difficultés critiques

La remise en cause des politiques publiques. – Une fois la modification de l’âge constaté, les individus peuvent revendiquer les droits éventuellement rattachés à leur nouveau statut. Le critère de l’âge sert en effet de base au fonctionnement d’un certain nombre de politiques publiques. Cette situation ne surprendra guère dans la mesure où l’état civil joue un rôle particulier dans le fonctionnement de l’Etat[83]. Cette situation risque d’être à l’origine de difficultés, le changement d’âge pouvant, en l’espèce, fragiliser ou ruiner la portée des politiques publiques.

Tel est particulièrement le cas en matière de travail et de retraite[84]. Si des individus modifient leur âge de tel façon qu’ils puissent prétendre au bénéfice de la retraite, la situation ne risque-t-elle pas de dégénérer ? Pour s’opposer à cette crainte, on pourrait affirmer que, le plus souvent, la situation jouera au bénéfice de l’Etat. En effet, dans l’immense majorité des cas, la demande consiste à un obtenir un rajeunissement, si bien qu’il y aura maintien en activité. En outre, le taux de la retraite dépend directement du nombre d’années de cotisations[85]. Par conséquent, même dans l’hypothèse d’une demande de vieillissement, les conséquences ne seront pas nécessairement néfastes. Néanmoins, la réduction du nombre d’actifs par l’effet du changement d’âge pourrait avoir un effet néfaste général. De la même manière, l’ensemble des avantages, notamment fiscaux, reconnus aux personnes âgées pourraient nuire au budget de l’Etat. On pourrait s’interroger, de la même manière, sur le risque attaché à la sécurité, dans certaines professions, d’admettre qu’une personne puisse modifier son âge en dépit de l’existence de limitation d’âge[86].

Le recours au principe de proportionnalité.L’idée n’est pas ici de recenser l’ensemble des hypothèses dans lesquelles le changement pourrait être problématique mais, sur la base de ces exemples succincts, de souligner que la question met également en balance l’efficacité de l’équilibre de l’Etat providence en France. Par conséquent, des moyens de luttes contre ces risques doivent être identifiés. Or, s’agissant de l’opposition entre un droit à changer d’âge, découlant d’un droit de l’homme, et une politique publique, il est tout naturel de penser au fonctionnement du principe de proportionnalité[87]. A cet égard, les chances que l’ingérence soit considérée comme proportionnelle sont sérieuses, en dépit du caractère biaisé du fonctionnement de ce principe[88]. La Cour de justice a ainsi admis que l’interdiction d’exercer une activité de dentiste conventionné au-delà de 68 ans n’était pas critiquable en soi dans la mesure où cette prohibition se justifierait d’un objectif de santé publique, appréhendé « sous le double angle de la compétence des dentistes et de la préservation de l’équilibre financier du régime légal »[89]. Autant dire que la demande de changement d’âge, admissible dans son principe, ne produirait que des effets restreints, sauf à ce que la mise en balance emporte le refus de la modification.

Le changement d’âge, une solution opportune ?On pourrait bien sûr tempérer le propos en soulignant que les personnes désireuses de changer d’âge, particulièrement en vue d’obtenir un vieillissement, ne sont pas légion. La manière de déterminer l’âge subjectif pourrait d’ailleurs contribuer à limite l’impact social de ces actions en modification d’âge. Il importe cependant de prendre une pleine conscience de l’impact potentiel de ce droit sur l’efficacité des politiques publiques.

Au-delà, il est aussi nécessaire de se demander s’il est vraiment souhaitable que les individus puissent solliciter à leur gré un changement d’âge. Cette situation, qui contribue à troubler un peu plus la stabilité de l’état des personnes[90], témoigne en effet d’un problème de perception des seniors dans nos sociétés à forte tendance narcissique. Il est peut-être préférable de s’efforcer de traiter le problème à la racine, en luttant contre les phénomènes de rejet et de marginalisation des personnes âgées sachant que tout individu est – encore (?) – destiné à vieillir.

Changement d’âge et déification de l’homme. – Par ce biais, on entrevoit qu’une éventuelle demande de changement d’âge n’est pas anodine. Elle questionne le rapport au temps et à la nature humaine, jusqu’à présent mortelle. En admettant un changement d’âge, la société n’encourage-t-elle pas à élever l’Homme au-dessus de sa propre condition ? Si cette demande appelle à la reconnaissance juridique de la bonne santé d’un homme, elle s’inscrit également en lien avec les concepts de posthumanisme et de transhumanisme dont elle tend à faciliter et accélérer l’admission sociale.

La notion de transhumanisme n’est pas aisée à cerner[91]. On l’assimile souvent à l’expression d’une « utopie technologique » qui permettrait à l’homme d’atteindre à l’immortalité[92]. Mais elle entretient aussi des liens étroits avec la théorie rousseauiste de perfectibilité, selon laquelle, par l’effet de sa propre volonté, l’homme parviendrait à se hisser au-dessus des fatalismes, et notamment de la mort[93]. La volonté de rajeunissement qui s’exprime au travers de la requête en changement d’âge serait donc un signe flagrant du posthumanisme et de la volonté de nier la mort. Se faisant, elle rend compte d’une évolution historique réelle, en même temps qu’elle pose une question sociale fondamentale. L’homme est-il prêt à vivre une révolution copernicienne dans son rapport au temps et à sa finitude ?

 

N.B – Depuis la rédaction de cet article, la justice néerlandaise a refusé la demande de Monsieur Ratelband notamment parce que « cela entrainerait toutes sortes de conséquences juridiques et sociales indésirables »[94].

 

[1] J.-C. Michéa, Le loup dans la bergerie. Droit, libéralisme et vie commune, Climats, Flammarion, 2018, p.94.

[2] Ibid., p.34.

[3] Notamment, L. Bizzini et C.-H. Rapin, « L’âgisme », Gérontologie et société, 2007/4, p.306 ; V. Boudjemadi, L’âgisme : étude de la nature, des théories explicatives et des mesures directes et indirectes d’un phénomène psychosocial, Thèse dactyl., Nancy-Université, 22 juin 2009, [en ligne], (ci-après L’âgisme).

[4] Pour une présentation de l’ambiguïté du traitement de l’âge et des personnes âgées à travers l’histoire, J. Schwartz, La fureur de se distinguer : réflexions sur la vieillesse et l’âgisme, l’utopie et le racisme,

[5] V. Boudjemda, L’âgisme, p.72 et s.. L’auteur identifie ainsi parmi des critères d’explication possibles, la peur de la mort, l’engouement de la société pour la jeunesse, la question de la productivité et le fonctionnement des familles.

[6] Ibid., p.15.

[7] Ibid., p.11 et s.

[8] C. Lafontaine, « Le corps régénéré : la lutte anti-âge et la quête d’immortalité », in L’humain, l’humanité et le progrès scientifique, C. Hervé, P. Molinari, M.-A. Grimaud et E. Laforêt (Dir.), Dalloz, 2009, p.45, spé. p.49.

[9] Sur le caractère largement implicite, voire inconscient de l’âgisme, V. Boudjemda, L’âgisme, p.96 et s.

[10] Pour un article déjà ancien soulignant l’insuffisance de la réaction juridique aux discriminations fondées sur l’âge, M. Mercat-Brun, « La discrimination fondée sur l’âge : un exemple d’une nouvelle génération de critères discriminatoires ? », Rev. Dr. Trav. 2007, p.360 ; adde, soulignant l’augmentation des discriminations fondées sur l’âge, D. Baudis, « Les discriminations liées à l’âge sont en régulière augmentation », La Croix, 30 septembre 2013, [en ligne] https://www.la-croix.com/Actualite/France/Dominique-Baudis-Les-discriminations-liees-a-l-age-sont-en-reguliere-augmentation-2013-09-30-1029462

[11] Plus généralement sur la question de l’identité en droit, voir notamment B. Mallet-Bricourt et T. Favario (Dir.), L’identité, un singulier au pluriel, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2015 ; S. Bollée et E. Pataut, L’identité à l’épreuve de la mondialisation, IRJS, 2016

[12] Notamment, L’Etat civil dans tous ses états, C. Neirinck (dir.), LGDJ, 2008 ; T. Boudjelti, « Le soi et le droit. Du changement d’état civil à la reconnaissance légale », Terrain 66/2016, p.126, [en ligne] https://journals.openedition.org/terrain/16038#quotation ; Sur l’incidence spécifique de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, voir notamment, F. Viney, « Les dispositions relatives à l’état civil dans la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle », AJ Fam. 2016, p.577 ; adde, par rapport à la question spécifique du transsexualisme, L. Hérault (dir.), « Etat civil de demain et transidentité », GIP Mission droit et Justice, rapport final, mai 2018, [en ligne] http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2018/05/15-24-Rapport-final_État-civil-de-demain-et-transidentité_mai-2018.pdf  

[13] C. Neirinck, « Les caractères de l’état civil », in L’Etat civil dans tous ses états, C. Neirinck (dir.), LGDJ, 2008, p.41, spé. p.42.

[14] Soulignant « l’imprécision qui entoure sa composition [de l’état civil] », A.- M. Leroyer, « La notion d’état des personnes », in Ruptures, mouvements et continuité du droit, Autour de Michelle Gobert, Economica, 2004, p.247, citée par C. Neirinck, « Les caractères de l’état civil », Op.cit., p.42.

[15] L’article 34 du code civil fait ainsi obligation de rapporter la date de naissance.

[16] Sur le mode de calcul de l’âge, Y. Buffelan-Lanore et C.-M. Péglion-Zika, « Minorité. – Droits propres de l’enfant », Juris. Cl. Civil code, art. 388, 22 février 2018, n°9.

[17] Rappelant ainsi que les changements affectant l’âge sont involontaires, Y. Buffelan-Lanore et V. Larribau-Terneyre, Droit civil. Introduction. Biens, Personnes, Famille, Sirey, 20ème éd., n°°815, p.344.

[18] T. Boudjelti, « Le soi et le droit. Du changement d’état civil à la reconnaissance légale », op.cit., n°8, spé. nbp n°9 (l’italique est de nous). Dans le même sens, D. Fenouillet et F. Terré, Droit civil. Les personnes. Personnalité – Incapacité – Protection, Précis Dalloz, 8ème éd., 2012, p.146, n°132, soulignant que « il des éléments immuables tels que la date de naissance, quels que puissent être les effets salutaires des cures de rajeunissement ».

[19] Notamment, Le figaro, « Pays-Bas : un homme exige que son âge légal soit rajeuni de 20 ans », 8 novembre 2018, [en ligne] http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/11/08/97001-20181108FILWWW00121-pays-bas-un-homme-exige-que-son-age-legal-soit-rajeuni-de-20-ans.php

[20] Telle fut, à en croire les articles de presse, la réaction première des magistrats néerlandais.

[21] Notamment, L. Lecomte, « Changer d’âge à l’état civil, le dernier caprice à la mode », Le Figaro, 14 novembre 2018, [en ligne] http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/11/14/31003-20181114ARTFIG00287-changer-d-age-a-l-etat-civil-le-dernier-caprice-a-la-mode.php ; J.-C. Michéa, op.cit.

[22] Le fait de vouloir changer d’âge peut s’interpréter comme la tentative de quitter un groupe dont la représentation sociale est insatisfaisante afin d’intégrer un groupe plus positivement évalué. Ainsi, ce sont les catégorisations fondées sur des préjugés positifs ou négatifs qui engendreraient la demande de modification d’âge, les jeunes étant mieux perçus que les seniors. Pour une analyse en termes de catégorisation, V. Boudjemadi, L’âgisme, p.22 et s., spé. p.60, soulignant que « lorsque l’identité sociale est insuffisante les individus essaieront de quitter leur groupe actuel et de joindre un groupe positivement évalué ».

[23] C. Neirinck, « Les caractères de l’état civil », op.cit., p.49, relève ainsi que c’est le principe d’indisponibilité qui a empêché de se pencher sérieusement sur la question de l’immutabilité de l’état. Il s’ensuit que le recul de ce principe emporte avec lui la montée en puissance de la question des changements d’état.

[24] « Conclusion », in L’Etat civil dans tous ses états, C. Neirinck (dir.), LGDJ, 2008, p.185, spé. p.190.

[25] V. Boudjemadi, L’âgisme, p.12.

[26] J. Hauser, « Un sexe évolutif ? Du transsexualisme, du trans-genre et des prénoms », RTD civ. 2010, p.759, soulignant que « la simple indication de la date de naissance est une intrusion inadmissible dans la sphère privée, que l’on a l’âge que l’on ressent et pas celui que la nature inexorable nous donne. Ainsi, chaque matin, il conviendra de décider ce que nous sommes, hors de toute référence à ce que la nature nous a donné, dans l’ivresse finale de l’individualisme absolu. C’est à cette condition qu’il pourrait être tenu compte du syndrome ‛trans-genre’ qui ne conduit à aucune modification physique mais à un sentiment d’appartenir à l’un et l’autre sexe, selon les moments et les situations ».

[27] Sur la notion d’âge subjectif, C. Fantini-Hauwel, M.-C. Gély-Nargeot, S. Raffard, Psychologie et psychopathologie de la personne âgée vieillissante, Dunad, 2014, p.7 et s.

[28] Supra n°4.

[29] CA Paris, 30 sept. 1986, RG no 86/7405 ; Juris-Data no 1986-026165 ; CA Rennes, 6 août 2007, RG no 06/06457, JCP 2008. IV. 1896, cités par P. Salvage-Gerest, « Adoption internationale », in Dalloz action Droit de la famille, P. Murat (dir.), 2016, n°224.111.

[30] Article 47 cciv : « Tout acte de l’état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d’autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité » (L’italique est de nous).

[31] Sur la procédure pour la modification de l’état civil, voir notamment Y. Buffelan-Lanore et T. Douville, « Actes de l’état civil. – Annulation ou rectification. – Rectification », Juris Cl. Civil code, art.99 à 101, Fasc.20, spé. n°69 et s. pour les erreurs sur les âges, dates et lieux de naissance.

[32] T. Boudjelti, « Le soi et le droit. Du changement d’état civil à la reconnaissance légale », op.cit., n°8, spé. nbp n°9.

[33] Y. Buffelan-Lanore et C.-M. Péglion-Zika, « Minorité. – Droits propres de l’enfant », op.cit.

[34] Sur cette question, voir notamment A. Meier-Bourdeau, « La détermination de la minorité », AJ Fam. 2014, p.97 ; adde, S. Bernigaud, « Situation du mineur non accompagné », in Droit de la famille, Dalloz action 2016/2017, n°243 et s. ; J.-L. Rongé, « Les « mineurs isolés étrangers » (MIE) deviennent des « mineurs non accompagnés » (MNA) – Que tout change… pour que rien ne change ! », Journal du droit des jeunes, 2016/8-9-10 (n°s358, 359, 360), p.20.

[35] Ce caractère est expressément précisé par la Circulaire du 19 avril 2017 relative à la protection judiciaire de l’enfant (NOR : JUSF1711230C) p.3.

[36] Notamment, Défenseur des droits, décision n°2018-125, 6 avril 2018 ; G. Lamarche-Vadel, « Tests osseux pour les mineurs étrangers isolés », Multitudes 2016/2, p.151 ; Pour un aperçu plus complet, voir les références recensées sur le site InfoMIE, [en ligne] http://www.infomie.net/spip.php?article1680

[37] Amendement n°COM – 147, 3 juin 2018, [en ligne] https://www.senat.fr/amendements/commissions/2017-2018/464/Amdt_COM-147.html ; déjà dans le même sens, B. Voss, « Pour le respect des droits fondamentaux des mineurs isolés étrangers et l’abandon de la pratique des tests », Travaux de la commission liberté et droits de l’homme, CNB, Assemblée générale du 16 juin 2017, [en ligne] http://encyclopedie.avocats.fr/GED_BWZ/117328093550/06._CNB-RP2017-16-06_LDH-Migrants-Mineurs-non-accompagnes-Tests_osseux_Voss%5BP%5D%5BK%5D.pdf

[38] Pour un appel à procéder de la sorte dans l’ensemble des pays européen, D. Wenke, Détermination de l’âge : politiques, procédures et pratiques des Etats membres du Conseil de l’Europe respectueuses des droits de l’enfant, Conseil de l’Europe, division des droits de l’enfant, Septembre 2017, p.25, n°107 et s. (en ligne https://asile.ch/wp/wp-content/uploads/2017/09/conseil_determination.pdf )

[39] Soulignant cette difficulté, S. Bernigaud, « Situation du mineur non accompagné », op.cit., n°243.53 ; Témoignant d’une interprétation qui oscille entre rigueur du raisonnement et souplesse de l’interprétation des dispositions de l’article 388 du code civil, Cass. Civ. 1ère, 3 octobre 2018, n°18-19.442, AJDA 2018, p.1936 ; D. Actu., 19 octobre 2018, obs. N. Peterka ; Dr. Fam. n°12, décembre 2018, obs. I. Maria

[40] B. Ancel, « L’épreuve de vérité. Propos de surface sur la transcription des actes de naissance des enfants issus d’une gestation pour autrui délocalisée », in Le droit entre tradition et modernité, mélanges à la mémoire de Patrick Courbe, Dalloz, 2012, p.1, spé. p.4. (L’italique est de nous).

[41] Cass. Civ. 1ère, 19 novembre 1991, n°90-19.377 ; dans le même sens, Cass. Civ. 1ère, 12 novembre 1986, n°85-10.183, D. 1987, p.157, note J. Massip ; rev.crit.DIP. 1987, p.557 ; note E. Poisson-Drocourt ; JDI 1987, p.322, note H. Gaudemet-Tallon ; Cass. Civ. 1ère, 20 novembre 1990, n°89-13.726, Defrénois 1991, p.290, obs. J. Massip. Ces trois décisions sont cités par Cour de cassation, « L’ordre public », rapport annuel 2013, p.265, [en ligne] https://www.courdecassation.fr/IMG/pdf/cour_de_cassation_rapport_2013.pdf

[42] Notamment, I. Gallmeister, « Etat et capacité des personnes », Rép. Dr. civ. Dalloz, 2016 (Actualisation : juillet 2018), n°25 et s. ; comp. M. Gobert, « Réflexions sur les sources du droit et les « principes » d’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes », RTD civ. 1992, p.489, spé. n°31 et s. ; adde, très critique sur l’existence de ce principe d’origine jurisprudentielle, P. Guez, « Indisponibilité de l’état des personnes v. libertés individuelles ? », in L’identité et le droit, colloque du LARJE, Université de Nouvelle Calédonie, 3 novembre 2016, C. Bidaud-Garon (Dir.), [en ligne] http://tv.univ-nc.nc/a400/20161103100441/

[43] A. Marais, Droit des personnes, Cours, Dalloz, 3ème éd., 2018, n°123.

[44] G. Loiseau, « L’identité… finitude ou infinitude », in L’identité, un singulier au pluriel, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2015, B. Mallet-Bricourt et T. Favario (Dir.), p.29.

[45] E. Millard, « Le rôle de l’état civil dans la construction de l’Etat », in Mélanges en l’honneur du doyen François-Paul Blanc, Presses Universitaires de Perpignan et Presses universitaires de Toulouse 1 Capitole, 2011, t.II, p.721,

[en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00617835

[46] D. Fenouillet et F. Terré, Droit civil. Les personnes. Personnalité – Incapacité – Protection, op.cit., p.146, n°132 ; Cour de cassation, « L’ordre public », rapport annuel 2013, op.cit., p.266.

[47] P. Guez, « Indisponibilité de l’état des personnes v. libertés individuelles ? », op.cit.

[48] E. Millard, « Le rôle de l’état civil dans la construction de l’Etat », op. cit.

[49] F. Laroche-Gisserot, « Nom-Prénom », Rép. Dr. civil, Dalloz, avril 2014 (actualisation : septembre 2017), n°175 et n°322 ; N. Lapierre, « Changer de nom », in Communications, n°49, 1989, p.149 ; A. Marais, Droit des personnes, op.cit., n°145 et s. et n°167 et s.; Article 60 et s. du code civil.

[50] Sur le cas des changements de noms sollicités par des personnes françaises ayant un nom à consonnance juive ou allemande au lendemain, N. Lapierre, « Changer de nom », op. cit., p.155.

[51] P. Guez, « Indisponibilité de l’état des personnes v. libertés individuelles ? », op.cit.

[52] Sur cette question, voir notamment A. Dionisi-Peyrusse, « Le droit à l’identité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in L’identité et le droit, colloque du LARJE, Université de Nouvelle Calédonie, 3 novembre 2016, C. Bidaud-Garon (Dir.), [en ligne] http://tv.univ-nc.nc/a400/20161103152532/ ; S. Hennette-Vauchez et D. Roman, Droits de l’homme et liberté fondamentales, Hypercours, Dalloz, 3ème éd., 2017, p.523, n°642 et s.

[53] CEDH, 11 juillet 2002, Christine Goodwyn c./ Royaume-Uni, req. n°28957/95, §90.

[54] Notamment ; CEDH, 10 mars 2015, Y.Y c./ Turquie, req. n°14793/08, §57 ; CEDH, 29 avril 2002, Pretty c./ Royaume-Uni¸ req. n°2346/02, §61. Sur cette notion, voir notamment, M. Levinet, « La notion d’autonomie personnelle dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Droits 2009/1, n°49, p.3 ; adde, E. Lagarde, Le principe d’autonomie personne. Etude sur la disposition corporelle en droit européen, Thèse dactyl., Université de Pau et des pays de l’Adour, 12 juillet 2012.

[55] CEDH, gd. Ch., 27 août 2015, Parrilo c./ Italie, req. n°46470/11, §153.

[56] Notamment ; CEDH, 10 mars 2015, Y.Y c./ Turquie, req. n°14793/08, §58

[57] Sur cette question, voir notamment S. Hennette-Vauchez et D. Roman, Droits de l’homme et liberté fondamentales, op.cit., p.523, n°644 et s.

[58] CEDH, 26 juin 2014, Mennesson et Labassée c./ France, n°s 65192/11 et 65941/11 ; CEDH, 21 juillet 2016, Foulon et Bouvet C./France, n°s 9063/14 et 10410/14 ; CEDH, 19 juillet 2017, Laborie c./France, n°44024/13 ; CEDH, gd. Ch., 24 janvier 2017, Paradisio c./ Italie, n° 25358/12 ; Ass. Plén., 3 juillet 2015, n°s 15-50002 et 14-21323 ; Cass. Civ. 1ère, 5 juillet 2017, n°15-28597 et 16-16901 ; Civ. 1ère, 29 novembre 2017, n°16-50061.

[59] CEDH, 25 mars 1992, B. c./ France, requête n°13343/87.

[60] Ass. Plén., 11 décembre 1992, nos 91-11.900 et 91-12.373 ; Cass. Civ. 1ère, 7 juin 2012, n°s10-26.947 et 11-22.490 ; Cass. Civ. 1ère, 13 février 2013, n°11-14.515, Dr. Fam. 2013/4, p.18, note P. Reigné ; RTD civ. 2013, p.344, obs. J. Hauser ; RJPF 2013-2/22, obs. I. Corpart.

[61] Infra.

[62] Sur la dimension psychologique du refus du vieillissement, voir notamment, C. Fantini-Hauwel, M.-C. Gély-Nargeot, S. Raffard, Psychologie et psychopathologie de la personne âgée vieillissante, Dunod, 2014.

[63] L. Hérault (dir.), « Etat civil de demain et transidentité », op.cit., p.27 et s., spé. p.31 et s.

[64] Id., p.23 et s.

[65] Pour une analyse de droit comparé, Ibid., p.47 et s.

[66] Ibid., p.134 et s.

[67] Pour un exemple récent, CEDH, 11 octobre 2018, S.V. c./Italie, req. n°52216/08, n°54 et s.

[68] L. Hérault (dir.), « Etat civil de demain et transidentité », op.cit., p.144.

[69] Cass. Civ. 1ère, 4 mai 2017, n°16-17.189, D. 2017, p.1399, note J.-P. Vauthier et F. Vialla ; AJ Fam. 2017, p.354, note J. Houssier ; adde, M. Gobert, « le sexe neutre ou la difficulté d’exister », JCP 2017, p.716.

[70] S. Hennette-Vauchez et D. Roman, Droits de l’homme et liberté fondamentales, op.cit., p.524, n°645.

[71] Comp. L. Hérault (dir.), « Etat civil de demain et transidentité », op.cit., p.120, affirmant que l’absence de règle de droit international privé lié à la question du changement de sexe à l’état civil traduit « le souci des parlementaires de faire évoluer les principes du droit français sur la question du changement de sexe, en laissant les questions techniques de côté, de peur que celles-ci ne fassent obstacle à cette évolution ».

[72] C. Fantini-Hauwel, M.-C. Gély-Nargeot, S. Raffard, Psychologie et psychopathologie de la personne âgée vieillissante, op.cit., p.7 et s. ; J. Montepare, « Subjective age : Toward a guiding lifespan framework », International Journal of behavioral Development 2009, 33 (1), p.42.

[73] L’expression est empruntée à C. Fantini-Hauwel, M.-C. Gély-Nargeot, S. Raffard, Psychologie et psychopathologie de la personne âgée vieillissante, op.cit., p.8.

[74] Sur la question des discriminations fondées sur l’âge, voir notamment, M.-C. Amauger-Lattes, « La discrimination fondée sur l’âge : une notion circonstancielle sous haute surveillance », Retraite et société 2007/2 (n°51), p.27 ; S. Maillard, « Discrimination en raison de l’âge : définition », D. 2009, p.1359 ; E. Bribosia et T. Bombois, « Interdiction de la discrimination en raison de l’âge : du principe, de ses exceptions et de quelques hésitations… Réflexions autour des arrêts Wolf, Petersen et Kücükdeveci de la Cour de justice de l’Union européenne », RTD eur. 2011, p.41 ; N. Moizard, « Le principe de non-discrimination en raison de l’âge doit constituer une liberté fondamentale », Droit social 2018, p.537.

[75] D. Guiot, « Subjective Age Biases Among Adolescent Girls », Advances in Consumer research, 2000, 27, p.225, [en ligne] https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00169543/document

[76] Sur l’émancipation, voir notamment I. Corpart, « Emancipation », Rép. Dr. Civil, 2015 ; N. Peterka, F. Arbellot, A. Caron-Deglise, Protection de la personne vulnérable 2017/2018, Dalloz action, mai 2017, n°125.00 et s.

[77] Article 413-2 Cciv. Une exception à ce principe est possible, lorsque l’émancipation découle de l’effet du mariage. Cependant, son champ d’application est particulièrement restreint puisque, le mariage étant réservé aux majeurs, il faudra une dispense du procureur de la République pour motif grave.

[78] G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations. Commentaire et pratique dans l’ordre du Code civil, Dalloz, 2ème éd., 2018, p.832, n°918.

[79] D. Guiot, « Tendance d’âge subjectif ; quelle validité prédictive ? » in Recherche et application en marketing , SAGE Publications, 2001, 16 (1), p. 25, [en ligne] https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00167929/document

[80] Idem, p.7.

[81] Cass. Civ. 1ère, 14 novembre 2006, n°04-10.058, Defrénois 2007, p.779, obs. J. Massip ; RTD civ. 2008, p.78, obs. J. Hauser.

[82] M. Boudot, « Apparence », Rép. Dr. civil, mai 2018, n°84 et s.

[83] E. Millard, « Le rôle de l’état dans la construction de l’Etat », op.cit.

[84] Sur cette question, Y. Leroy, « Age du salarié », Rép. Dr. trav., avril 2016 (actualisation : juin 2018)

[85] Dalloz, « Assurance vieillesse », Fiche d’orientation, Septembre 2018.

[86] Comp. CJUE, 12 janvier 2010, Petersen, aff. C-341/08, AJDA 2010, p.248, chron. M. Aubert et F. Donnat ; RTD eur. 2010, p.673, chron. S. Robin-Olivier ; Rev. Dr. Trav., 2010, p.237, obs. M. Schmitt.

[87] Sur le lien entre fonctionnement des droits fondamentaux et principe de proportionnalité, voir notamment G. Huscroft, B. W. Miller et G. Webber, « Introduction », in Proportionality and the Rule of Law, Rights, justification, Reasoning, Huscroft, B. W. Miller et G. Webber (ed.), Cambridge University Press, 2014, p.1; P. Deumier, « Repenser la motivation des arrêts de la Cour de cassation ? Raisons, identification, réalisation », op.cit, p.4 ; C. Jamin, « Juger et motiver : introduction comparative à la question du contrôle de proportionnalité en matière de droits fondamentaux », [e ligne] https://www.courdecassation.fr/cour_cassation_1/reforme_cour_7109/juger_motiver._31563.html ; Comp. T. Marzal, « La cour de cassation à « l’âge de la balance ». Analyse critique et comparative de la proportionnalité comme forme de raisonnement » RTD civ. 2017, p.789.

[88] Sur ce biais interprétatif, T. Marzal, “The Constitutionalisation of Party Autonomy in European Family Law”, (2010) 155 JPIL 6:1, 167.

[89] M. Schmitt, obs. sous CJUE, gd. Ch., 12 janvier 2010, Petersen, aff. C-341/08, op. cit.

[90] Tel est également le cas du changement de sexe depuis que la condition d’irréversibilité a été abandonnée.

[91] Notamment F. Damour, « Le mouvement transhumaniste. Approches historiques d’une utopie technologique contemporaine », vingtième siècle. Revue d’histoire, 2018/2, n°138, p.143.

[92] Id.

[93] N. Le Dévédec, « Retour vers le futur transhumaniste », Esprit 2015/11, p.89.

[94] C. Vaillant, « Le néerlandais Emile Ratelband ne rajeunira pas de 20 ans », Huffpost, 3 décembre 2018, [en ligne] https://www.huffingtonpost.fr/2018/12/03/le-neerlandais-emile-ratelband-ne-rajeunira-pas-de-20-ans_a_23607374/


L’impact des droits fondamentaux sur le contrat… dans les manuels de droit des obligations

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La réforme du droit des contrats, désormais intégrée dans les manuels de droit des obligations, a été adoptée après vingt ans d’immixtion des droits fondamentaux européens en matière contractuelle. Comment les auteurs desdits manuels intègrent-ils les libertés fondamentales aux notions purement civilistes, et sur quels grands arrêts s’appuient-ils majoritairement ?

Julien Raynaud, Maître de conférences à la Faculté de droit de Limoges (OMIJ)

En vertu de l’alinéa 2 de l’article 1102 du Code civil, issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, « la liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public ». La formule est beaucoup moins complète que celle qui figurait dans le projet de 2015 : « la liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public, ou de porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées, à moins que cette atteinte soit indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché »[1]. Cette rédaction aurait sans doute dérouté le non-juriste, mais pas plus que d’autres dispositions consacrées en 2016 [2]. En décidant de s’en tenir au minimum, et de ne pas mentionner les droits et libertés fondamentaux dans le corps des règles s’imposant au contrat, le législateur a ainsi donné le sentiment trompeur que la question ne se posait pas, ou du moins que sa réponse était évidente [3]. Comment dès lors aborder cette thématique, délaissée par le législateur, dans un manuel de droit des contrats ou de droit des obligations ? Faut-il lui accorder de l’importance au vu du contentieux potentiel en la matière et de son intérêt théorique, ou la traiter avec parcimonie en faisant le pari que le lecteur saura bien se reporter aux nombreux manuels sur les droits de l’homme et que ces derniers auront la lucidité d’aborder les enjeux contractuels ?

Des pistes de réponse seront recherchées dans un échantillon partial de manuels, le parti ayant été pris de ne pas analyser les traités et encyclopédies qui, compte tenu du volume de leurs pages, ont naturellement la possibilité de traiter dans le détail et avec rigueur l’articulation entre la liberté contractuelle et les droits fondamentaux[4]. Lorsque l’influence des libertés, singulièrement européennes, sur le contrat est effectivement abordée par les auteurs de manuels [5], il est possible d’examiner sur quel fondement cette question est rattachée aux règles s’imposant aux conventions (I), quels sont les grands arrêts cités pour illustrer cette influence (II) et quelle appréciation les auteurs portent sur cette emprise (III).

I) Le fondement de l’immixtion des droits fondamentaux en droit des contrats

A quel moment signaler au lecteur que les droits fondamentaux peuvent s’inviter dans la matière contractuelle ? Dès le menu, ou lorsque la nécessité de ce noble condiment se fait sentir ? Ce sera selon le choix du chef… Certains auteurs décident ainsi de traiter la question dès l’étude de l’autonomie de la volonté, pour définir la notion de contrat, ou dès la présentation des principes directeurs, notamment celui de liberté contractuelle [6]. Un tel parti pris présente l’avantage de montrer que la fondamentalisation est un phénomène général, susceptible d’imprégner toutes les notions étudiées par la suite, mais donnera l’impression, peut-être justifiée, que la thématique reste imperméable aux concepts classiques (cause, objet, etc…) abordés dans les chapitres suivants. En tous cas, cette présentation peut s’appuyer sur l’article 6 de Code civil qui lui aussi impose le respect de l’ordre public avec une espèce d’urgence [7]. Elle n’implique pas en outre que la question sera sacrifiée en quelques lignes [8].

D’autres auteurs prennent le parti de présenter l’influence des droits fondamentaux à l’occasion de l’examen des conditions de validité du contrat. L’inclusion des libertés au sein même des règles civilistes traditionnelles est alors privilégiée. La question est dans ce cas traitée à l’occasion de l’examen de la licéité de l’objet du contrat, de son but ou contenu, selon la terminologie privilégiée par le manuel [9]. Les droits fondamentaux peuvent ainsi investir, notamment, le périmètre de l’article 1162 du Code civil, premier article de la sous-section 3 du Code, consacrée au contenu du contrat.

Un troisième groupe d’auteurs abordent la question à la fois dès l’introduction, et lors de l’étude du contenu des stipulations contractuelles. Dans ce cas, cet éclatement n’est pas propice à un examen très poussé [10].

Quel que soit le moment où les droits fondamentaux sont présentés au lecteur, il est systématique en revanche que l’ordre public ne soit jamais bien loin. Sur ce point, deux tendances se dégagent clairement. Soit les droits et libertés sont présentés comme une composante même de l’ordre public, soit ils sont envisagés comme un bloc d’une espèce différente (étrangère au droit civil ?) mais qui comme l’ordre public vient borner la liberté contractuelle. Le rôle résiduel des bonnes mœurs peut venir perturber la présentation.

L’inclusion des droits fondamentaux, notamment européens, au sein de l’ordre public est retenue par MM. Malinvaud, Fenouillet et Mekki [11]. La question se complique pour qualifier dans quel type d’ordre public ils se rangeraient alors : ordre public moral pour M. Bénabent, ordre public traditionnel pour MM. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck [12], ordre public de l’Union européenne (sic) selon MM. Delebecque et Pansier… Si l’on veut compliquer, on signalera que pour Mme Larribau-Terneyre, les droits fondamentaux doivent bien être intégrés au sein de l’ordre public, mais en gardant à l’esprit qu’ils donnent lieu à un contrôle particulier : la balance des intérêts, inspirée par les juridictions européennes.

Un autre groupe d’auteurs envisagent au contraire les droits fondamentaux comme un bloc autonome par rapport à l’ordre public, ce qui implique de trouver des différences entre les deux, et donc des spécificités aux droits fondamentaux. Deux caractéristiques propres à ces derniers se dégagent. En premier lieu, ils s’imposent aux parties contractantes malgré la version édulcorée de l’article 1102 retenue en 2016, et cela en raison du rang supra-législatif des textes qui les consacrent [13]. C’est donc la hiérarchie des normes qui commande le respect des droits fondamentaux en matière contractuelle, sans qu’il faille sous-estimer aussi, de manière spécifique, l’impact du contrôle exercé par la Cour européenne des droits de l’homme [14]. On soulignera qu’il devient alors presque superflu de convoquer ici le mécanisme spécifique de l’effet horizontal des textes consacrant des droits fondamentaux [15].

En second lieu, contrairement aux règles d’ordre public qui sont synonymes d’interdits sociaux et de protection de l’intérêt général, les droits fondamentaux visent à la protection de l’individu [16]. Cette différence de nature n’est pas sans conséquence quant à la manière d’apprécier les entorses faites à chacun des deux blocs. Alors que l’ordre public constitue une barrière indérogeable [17], les droits fondamentaux tolèrent certaines atteintes contractuelles, dès lors que celles-ci sont justifiées et proportionnées [18]. Où l’on retrouve ici la précision « fantôme »[19] de l’article 1102, qui figurait dans le projet de 2015…

II) Les arrêts retenus pour illustrer l’application des droits fondamentaux en matière contractuelle

L’arrêt le plus cité dans les manuels est assez logiquement « la décision inaugurale »[20] par laquelle le respect de la Convention européenne des droits de l’homme a été imposé à un contrat de bail par la Cour de cassation. Il s’agit de l’arrêt Mel Yedei de 1996, simple arrêt de rejet, mais qui a l’honneur de figurer dans les grands arrêts de la jurisprudence civile [21]. La Cour d’appel de Paris a eu raison de refuser à l’OPAC de Paris la résiliation d’un bail dont la clause d’habitation personnelle n’avait pas été respectée par la locataire, cette dernière ayant le droit d’héberger ses proches en vertu de l’article 8, § 1, de la Convention européenne. Cette décision emblématique est presque toujours complétée par la mention d’un arrêt similaire, rendu dix ans plus tard, toujours par la troisième Chambre civile, annulant une décision de la Cour d’appel de Fort-de-France qui n’était manifestement pas disposée à appliquer l’arrêt Mel Yedei. Cette décision de 2006 est reproduite in extenso par MM. Delebecque et Pansier [22]. Ces auteurs font le même honneur à la décision Arlatex de 2003, toujours rendue par la troisième Chambre civile, qui retient, au visa de l’article 11 de la Convention européenne, la nullité absolue de la clause d’un bail commercial obligeant le preneur à adhérer à une association de commerçants [23].

Si l’on met de côté l’arrêt Spileers, qui relève du droit du travail [24], deux autres décisions internes sont quelquefois citées et concernent l’article 9 de la Convention européenne. Elles présentent la particularité de limiter l’impact de cet article sur le contrat, mais cela est peut-être dû avant tout au fait que la liberté de manifester sa religion bénéficie d’égards mesurés de la part des tribunaux. Il faut citer en premier lieu l’arrêt Amar de 2002, classé aux grands arrêts du droit des libertés fondamentales [25] : les pratiques dictées par les convictions religieuses des locataires n’entrent pas normalement dans le champ contractuel et ne font naître à la charge du bailleur aucune obligation spécifique. Pour Mme Fabre-Magnan, c’est une illustration du fait que les libertés fondamentales doivent se concilier « avec l’impératif de sécurité contractuelle »[26].

La seconde décision est l’arrêt Amsellem, dans lequel la Cour de cassation, en 2006, approuve la Cour d’appel d’Aix-en-Provence d’avoir retenu que la liberté religieuse ne peut rendre licite la violation d’un règlement de copropriété [27]. Les auteurs qui mentionnent cette décision [28] ne relèvent pas que si cet arrêt était rendu aujourd’hui, la Cour de cassation exercerait certainement un contrôle de proportionnalité, qui s’avèrerait le cas échéant favorable aux copropriétaires de confession juive souhaitant seulement édifier une cabane en végétaux sur leurs balcons pour une durée d’une semaine. Ce soin dans le raisonnement éviterait une possible mauvaise surprise à Strasbourg.

Les manuels songent parfois en effet à mentionner des arrêts de la Cour européenne elle-même, surtout s’ils sont potentiellement dangereux pour le droit des contrats. Deux décisions se détachent ici. D’abord l’arrêt Pla et Puncernau c/ Andorre de 2004, dont M. Fages comme M. Houtcieff reproduisent la formule menaçante : la Cour ne saurait rester inerte lorsque l’interprétation faite par une juridiction nationale d’un acte juridique ou d’un contrat apparaît déraisonnable ou en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination posée à l’article 14 ou avec les principes sous-jacents à la Convention [29]. On peut peut-être pourtant, avec le recul, se montrer moins inquiet : la Cour se recentre plus actuellement sur le principe de subsidiarité et sur la marge nationale d’appréciation [30]. La menace de l’arrêt Pla suppose un juge interne qui, statuant en matière contractuelle, bafoue radicalement la Convention. La France paraît peu concernée.

D’autres auteurs signalent pour leur part la décision Khurshid c/ Suède de 2008, qui offre le mérite indéniable de fournir un exemple de condamnation d’un Etat dont les juridictions n’ont pas accordé à un locataire, d’origine irakienne, le plein usage de l’article 10 de la Convention (liberté de recevoir des informations, les cas échéant par une parabole)[31]. En dépit du bail de droit privé, dont le gouvernement suédois ne se sentait pas responsable, qui interdisait l’installation d’une antenne extérieure, il était disproportionné d’expulser le locataire (et ses enfants) qui avait ignoré l’interdiction et procédé à une installation non dangereuse et seule susceptible de lui permettre de rester en contact avec sa culture. Pour ce qui est de la France, une loi du 2 juillet 1966 interdit aux propriétaires d’immeubles de s’opposer, sans motif sérieux et légitime, à l’installation d’une antenne individuelle ; il convient de l’appliquer en réalisant une juste pesée des intérêts.

III) L’appréciation portée sur la fondamentalisation du droit des contrats

Il est bien possible que cette question ne relève pas, précisément, d’un manuel de droit des obligations. Les auteurs renvoient donc souvent à des éléments bibliographiques d’une autre ampleur ou d’une autre nature : mélanges, colloques, thèses [32]. Les manuels s’en tiennent donc, dans leur grande majorité, à souligner, sans vraiment la juger, l’influence grandissante de la Convention européenne des droit de l’homme [33]. Deux ouvrages seulement se singularisent ici. Le premier est un traité, le second s’en rapproche fortement en volume.

MM. Ghestin, Loiseau et Serinet font le diagnostic que l’intrusion des droits fondamentaux (et du mode de raisonnement qu’ils induisent) dans la matière contractuelle a « revivifié la défense des valeurs fondamentales » en même temps qu’elle déstabilise le droit des contrats [34]. Il y a donc un bénéfice pour les victimes et la morale contractuelle, mais aussi un coût en terme de prévisibilité juridique…

MM. Terré, Simler, Lequette et Chénedé se montrent les moins enthousiastes [35]. Après avoir prouvé de manière convaincante que la prise en compte des droits fondamentaux existait déjà en droit des contrats avant que la Convention européenne ne soit sollicitée par les juges, ils estiment qu’il ne faut pas exagérer la portée des décisions rendues dans la lignée de l’arrêt Mel Yedei. Surtout, ils jugent le fondement européen superflu [36]. Enfin, ils ne sont pas convaincus par le fait que seul un examen au nom des droits fondamentaux permettrait un contrôle souple et circonstancié : le contrôle exercé au nom de l’ordre public ne sanctionnerait lui aussi que les atteintes injustifiées ou disproportionnées. Leur présentation habile de la jurisprudence sur les clauses de célibat ou de non-concurrence sert l’argumentation, mais l’honnêteté oblige à dire que lorsque les juridictions ont tranché pendant tout le XXe siècle les litiges engendrés par ces stipulations, elles le faisaient dans le plus grand désordre et les arrêtistes n’y décelaient nullement une démarche rigoureuse et uniforme.

Quoi qu’il en soit, MM. Terré, Simler, Lequette et Chénedé concèdent bien volontiers que du fait de la fondamentalisation « de l’esprit des juristes », « le contrôle de conformité du contrat aux droits et libertés a sans aucun doute de beaux jours devant lui ». Ce contrôle promis à des développements substantiels est d’ailleurs lui-même à l’origine d’autres mutations, plus générales, comme celle de la motivation des décisions [37]. Le développement du contrôle de proportionnalité en la matière ne permet-il pas de répondre à la « préoccupation de la Cour de cassation de rendre ses décisions plus persuasives », comme un remède au caractère obscur d’une motivation traditionnellement « syllogistique et laconique »[38] ? Ce débat est vif, et certains ne souhaitent pas que la Cour de cassation abandonne « son syllogisme bicentenaire », soulignant que le standard européen de proportionnalité menace le droit lui-même, car « il n’y a pas de droit sans généralité de la règle »[39]. Où l’on voit que l’impact des droits fondamentaux sur le contrat peut aussi de fil en aiguille intéresser les manuels d’introduction au droit…

 

 

 

[1] Cf. Gaël Chantepie, La liberté contractuelle : back to basics, sur Blog Dalloz Réforme du droit des obligations.

[2] Prenons au hasard l’article 1170 du Code civil : « Toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite ». Il faudra que le citoyen lambda ait suivi les sagas Chronopost et Faurecia.

[3] En ce sens : F. Marchadier, Le contrôle du contrat au regard des droits fondamentaux : une question qui ne se pose pas et dont la réponse est évidente ?, RDC 2016, p. 518.

[4] Cf. notamment J. Ghestin, G. Loiseau et Y.-M. Serinet, Traité de droit civil, la formation du contrat, tome 1, LGDJ, 4° éd. 2013, spéc. n° 587s et 652s ; Lamy Droit du contrat, éd. 2017, p. 515s, Le respect des droits et libertés fondamentaux, par E. Garaud. On s’étonnera au contraire du quasi-silence de Ch. Larroumet et S. Bros (Traité de droit civil, t. 3, Economica 8° éd. 2016, n° 457), qui règlent la question en une ligne et une note.

[5] On relèvera d’emblée le silence de P. Ancel (Droit des obligations en 12 thèmes, éd. Dalloz 2018), S. Porchy-Simon (Droit civil, les obligations, Dalloz 9° éd. 2016), J. Julien (Droit des obligations, Bruylant, 3° éd. 2017), L. Andreu et N. Thomassin (Cours de droit de obligations, Gualino, 3° éd. 2018) et M. Brusorio Aillaud (Droit des obligations, Bruylant, 9° éd. 2018).

[6] V. ainsi : R. Cabrillac (Droit des obligations, Dalloz, 12° éd. 2016, n°21), M. Fabre-Magnan (Droit des obligations, t. 1, PUF, 4° éd. 2016, n° 68s), Ch. Lachièze (Droit des contrats, Ellipses, 4° éd. 2016, n° 60s).

[7] Selon les mots de B. Fages, Droit des obligations, LGDJ, 8° éd. 2018, n°157.

[8] V. ainsi M. Fabre-Magnan, qui y accorde plus de six pages.

[9] On renverra à : Ph. Delebecque et F.-J. Pansier (Droit des obligations, contrat et quasi-contrat, LexisNexis 7° éd. 2016, n° 189s, spéc. n° 199), D. Houtcieff (Droit des contrats, Bruylant 3° éd. 2017, n° 464), B. Fages (op. cit., n° 158), ainsi qu’à F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et Fr. Chénedé (Droit civil, les obligations, Dalloz, 12° éd. 2018, n° 501s).

[10] Cf. Y. Buffelan-Lanore et V. Larribau-Terneyre (Droit civil, les obligations, Sirey, 15°éd. 2017, n° 881 et 1311), A. Bénabent (Droit des obligations, LGDJ, 15° éd. 2016, n° 6 et 175).

[11] Droit des obligations, LexisNexis, 14° éd. 2017, n° 282.

[12] Droit des obligations, LGDJ, 10° éd. 2018, n°649.

[13] M. Fabre-Magnan, op.cit., n° 71.

[14] Impact souligné par D. Houtcieff, op. cit., n° 466.

[15] La notion est cependant abordée chez D. Houtcieff, F. Terré et alii, B. Fages, ou encore Ch. Lachièze.

[16] D. Houtcieff, op.cit., loc. cit. Même quand elle est retenue, cette présentation est parfois immédiatement relativisée par les auteurs, car les droits fondamentaux font en même temps partie des « valeurs essentielles de la Cité » : F. Terré et alii, op.cit., n° 483, qui rangent ainsi les droits fondamentaux dans une vaste section sur la sauvegarde de l’intérêt général.

[17] Ainsi l’article 1388 du Code civil interdit aux époux de déroger aux règles de l’autorité parentale.

[18] En ce sens Ch. Lachièze, ainsi que F. Terré et alii, qui nuancent cependant le propos (op.cit., n° 504, v. infra).

[19] A.-A. Hyde, Contrats et droits fondamentaux : propos critiques sur le “membre fantôme” de l’article 1102, al. 2, nouveau du Code civil, RDLF 2016, chron. n° 20.

[20] F. Terré et alii., op. cit, n° 503.

[21] Cass. Civ. 3°, 6 mars 1996, GAJC, Dalloz éd. 2015, t. II, n° 273.

[22] Cass. Civ. 3°, 22 mars 2006, LPA 26 juill. 2006, n. E. Garaud ; RDC 2006, p. 1149, obs. J.-B. Seube ; RTDCiv. 2006, p. 722, obs. J.-P. Marguénaud.

[23] Cass. Civ. 3°, 12 juin 2003, RDC 2004, p. 231, obs. J. Rochfeld ; JCP éd. E 2004, 334, n° 7. L’arrêt est mentionné par B. Fages, et par F. Terré et alii.

[24] Cass. Soc. 12 janvier 1999, D. 1999 p. 649, n. J.-P. Marguénaud et J. Mouly. L’arrêt est mentionné par Ch. Lachièze, B. Fages, M. Fabre-Magnan, A. Bénabent ou F. Terré et alii.

[25] Cass. Civ. 3°, 18 décembre 2002, GADLF, éd. Dalloz 2017, n° 68, obs. P. Deumier. L’arrêt est cité notamment chez R. Cabrillac, D. Houtcieff, M. Fabre-Magnan et B. Fages.

[26] Op. cit., n° 70.

[27] Cass. Civ. 3°, 8 juin 2006, D. 2006 p. 2887, n. Ch. Atias ; LPA 2006, n° 133, p. 9, n. D. Fenouillet ; AJDI 2006 p. 609.

[28] Cf. notamment D. Houtcieff, M. Fabre-Magnan, ainsi que F. Terré et alii.

[29] CEDH 13 juillet 2004, RTDCiv. 2004, p. 804, obs. J.-P. Marguénaud ; RDC 2005, p. 645, obs. J. Rochfeld.

[30] F. Sudre, La Convention EDH a 65 ans, Un acquis remarquable, un avenir incertain, JCP 2018, p. 1798.

[31] CEDH 16 décembre 2008, RTDCiv. 2009, p. 281, obs. J.-P. Marguénaud ; AJDI 2009, p. 438. La décision est mentionnée par A. Bénabent, R. Cabrillac, ainsi que F. Terré et alii.

[32] V. par exemple chez R. Cabrillac ou Ch. Lachièze.

[33] Cf. D. Houtcieff, B. Fages ou encore M. Fabre-Magnan.

[34] Op. cit., n° 652 et 597. Compte tenu du choix de n’étudier que les manuels, nous renvoyons ici le lecteur aux arguments des auteurs.

[35] Op. cit., n° 504.

[36] Ils renvoient à la thèse d’A. Debet, L’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur le droit civil, Dalloz, 2002, n° 428 et 463.

[37] C. Jamin, Motivation des arrêts, une alternative, D. 2015 p. 2001, qui fait référence notamment à la décision Amsellem.

[38] Selon les termes du débat posés par T. Marzal, La Cour de cassation à « l’âge de la balance », analyse critique et comparative de la proportionnalité comme forme de raisonnement, RTDCiv. 2017, p. 789.

[39] P.-Y. Gautier, Eloge du syllogisme, JCP 2015, 902.

Les « jurisprudences établies » de la Cour européenne des droits de l’homme

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Qu’est-ce qu’une « jurisprudence établie » au sens de la Cour européenne des droits de l’homme ? L’expression diffère-t-elle de celle de « jurisprudence constante » ? Comment comprendre l’apparition récente du vocable « jurisprudence consolidée » ? C’est à ces questions que l’étude systématique de plus de 2500 décisions rendues par la Cour permet notamment de répondre. Si, de prime abord, la variété des expressions laisse présager le développement d’une pluralité de significations, c’est en réalité une unité conceptuelle que l’on peut esquisser entre les « jurisprudences établies » : celle de jurisprudences stabilisées temporellement et/ou hiérarchiquement. Plus encore, le Palais des droits de l’homme a assigné à l’ensemble des « jurisprudences établies » une unité fonctionnelle : qu’elles soient désignées comme « établie », « bien établie », « constante », « consolidée », elles servent un même discours de la Cour ainsi que de mêmes finalités dans le procès qui se tient devant elle.

Mathilde Kamal Girard est Docteur en droit de l’Université de Montpellier

Pierre Bruegel l’Ancien, La Tour de Babel, 1563, Peinture sur bois, 114×155 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre (Genèse 11.9)

Comme les hommes après que Dieu a confondu leur langage, la Cour européenne des droits de l’homme utilise parfois des mots différents pour désigner un même objet. Il en va ainsi de ce que l’on pourrait regrouper sous le nom générique de « jurisprudences établies ». Ce terme, mis au pluriel, ne figure pas dans les décisions de la Cour. Il s’agit là d’une construction doctrinale ayant pour point de départ l’étude d’une pluralité de vocables qui sont eux employés à Strasbourg. Derrière la variété, quand la Cour fait référence à une « jurisprudence établie », à une « jurisprudence bien établie » », à une « jurisprudence constante » ou encore à une « jurisprudence consolidée », se cache une même idée. Ce paradoxe entre l’apparence – la diversité – et la réalité – l’unité – justifie le recours à une expression particulière permettant de mettre en lumière le lien qui existe entre ces diverses déclinaisons : les « jurisprudences établies ».

L’affirmation de l’existence d’un tel lien est, évidemment, contre-intuitive. De prime abord, la multiplicité des vocables se présentait comme un premier argument en faveur d’une diversité des significations. Qui plus est, l’existence, quoique marginale, d’association de qualificatifs comme dans l’expression « jurisprudence établie et constante » 1 semblait venir à l’appui d’une telle hypothèse. Pourtant, une étude menée sur un corpus total de plus de 2500 décisions permet de soutenir la proposition inverse.Pour parvenir à étayer le propos, il a fallu définir une méthode qui se caractérise, avant toute chose, par l’étude systémique de ce que l’on pourrait désigner sous le nom de « jurisprudence massive » 2. En repérant des « mots-clés » récurrents dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, nous avons pu relever diverses occurrences dans un panel significatif de décisions. Ainsi, apparaissent une ou plusieurs fois l’expression « jurisprudence établie » dans 324 décisions ; « jurisprudence établie et constante » dans 2 décisions, sans que son alter ego la « jurisprudence constante et établie » ne soit jamais mentionnée ; « jurisprudence bien établie » dans 655 décisions et « jurisprudence consolidée » dans 33 décisions. L’expression la plus fréquemment maniée au Palais des droits de l’homme demeure néanmoins « jurisprudence constante », employée dans 2009 décisions, dont 232 rendues en Grande chambre. Ce tour d’horizon permet également de noter que, très souvent, dans la même décision, la Cour – ou ses juges dans les opinions séparées – peuvent employer plusieurs de ces expressions.La dispersion des termes a conduit à s’interroger sur leurs définitions usuelles. L’étude statistique se double ainsi d’une approche lexicale. Le qualificatif « établi » est peut-être le plus difficile à appréhender, dans la mesure où il n’est pas répertorié dans l’ensemble des dictionnaires 3. Le Dictionnaire Le Littré en donne surtout des synonymes tels que « fixé et assis », « institué », « reçu, admis » 4. Quant au Larousse, il propose « être stable, solide » ou « être solidement ancré quelque part ; être en place, être admis, reconnu et respecté comme tel » 5. La signification de l’adjectif « constant » se présente de manière plus sédimentée. Construit au XIIIème siècle à partir du latin constans, –antis, « ferme, inébranlable », « constant » est le participe présent de constare, « s’arrêter, se tenir ferme ». Il est souvent défini par rapport au substantif « constance », qui renvoie à la « persévérance » ou la « stabilité » 6, à la « fermeté », à la « permanence » voire à la « fidélité » 7 ainsi qu’à la « patience » 8. C’est que ce qui est « constant » a tout à voir avec la durée, et particulièrement la longue durée, en renvoyant à « ce qui ne varie pas » 9, ce qui « dure ou se reproduit » 10. Ainsi, dans une acception simple, être « constant » est proche d’être « bien établi » 11, quand dans une acception enrichie, il paraît signifier être « bien établi » dans le temps. La pluralité des vocables, et leur proximité lexicale, conduit alors à s’interroger sur la généalogie de chacun des termes employés. Par exemple, lorsque la Cour européenne des droits de l’homme fait référence à la « jurisprudence bien établie » pour la première fois, cela se fait sous l’influence juge Rudolf Bernhart 12. Or ce dernier a fait sa thèse d’habilitation sur l’interprétation des traités internationaux (1963) 13, dont les règles contiennent la référence à la « jurisprudence bien établie » 14). La présence du juge Bernhart a certainement joué dans son intégration à la jurisprudence européenne. Cela semble confirmé par le fait qu’il est le premier à employer l’expression dans l’opinion dissidente qu’il émet sur l’arrêt Öztürk contre Allemagne 15. On peut donc émettre l’hypothèse que, pour comprendre cette expression, il est nécessaire de prendre en compte son origine en droit international, ainsi que sa modélisation par le juge Rudolf Bernhart, sans pour autant considérer que l’expression en droit européen en soit un simple décalque. Cette précaution vaut d’autant plus que l’étude des « jurisprudences établies » ne peut s’opérer sans s’intéresser à la question du multilinguisme 16 des arrêts : il est essentiel de faire des allers-retours entre le français et l’anglais, langues officielles de la Cour, pour prendre la mesure de la richesse de chaque expression. Si certaines d’entre elles se traduisent toujours de la même manière du français vers l’anglais et inversement, comme « jurisprudence bien établie » qui donne invariablement « well established case-law », d’autres, à l’instar de « jurisprudence constante », sont traduites très diversement. Les variations dans les traductions obligent ainsi à aller plus loin qu’une opposition entre les termes. « Constant » peut être tout aussi bien évoqué par la forme adjectivale « constant » que « established » ou « well-established » ou par des constructions grammaticales plus complexes où la Cour favorisera tantôt l’idée de complétude – « all the decisions » – tantôt l’idée d’homogénéité – « uniform on this point ».En croisant les différentes approches méthodologiques, il est apparu que nous ne pouvions nous satisfaire de l’idée que la pluralité des vocables traduisait une pluralité de significations. C’est tout l’inverse que donne à voir la Cour européenne des droits de l’homme. La véritable richesse de sa jurisprudence en la matière réside dans la capacité à créer une unité conceptuelle (I) et une unité fonctionnelle (II) des « jurisprudences établies ».

I- L’unité conceptuelle des « jurisprudences établies »

L’idée de « concept » dans la science et dans la théorie du droit a fait l’objet de débats et de critiques, portées notamment par les différentes écoles du réalisme juridique 17. S’y référer, en parlant d’« unité conceptuelle » pour traiter des « jurisprudences établies » de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait s’inscrire dans cette controverse. Levons immédiatement l’équivoque : le « concept » est entendu ici comme renvoyant à un outil de communication « systématisant des règles » et dont l’utilité réside en ce qu’il permet « de clarifier et ordonner un ensemble complexe de règles juridiques » 18. À cet égard, les « jurisprudences établies » se présentent comme un concept rendant possible la systématisation de règles qui, prises isolément, masquent une unité (A), laquelle a besoin d’être construite grâce à une entreprise de clarification et d’ordonnancement d’un ensemble complexe (B)

A- Une unité masquée

Qu’on lise les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme en français (1) comme en anglais (2) l’unité conceptuelle des « jurisprudences établies » n’apparaît pas de manière évidente : elle est masquée.

1- Une unité masquée dans la version française des arrêts

Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme sont riches d’expressions sémiologiquement distinctes, mais sémantiquement proches. Parmi les différentes expressions, on trouve : « jurisprudence bien établie » ; « jurisprudence bien établie et constante » ; « jurisprudence consolidée » ; « jurisprudence constante » ; « jurisprudence constante et limpide » ; « jurisprudence de longue date » ; « jurisprudence de principe » ; « jurisprudence établie » ; « jurisprudence établie en la matière » ; « jurisprudence établie et constante » ; « jurisprudence établie et publiée » ; « jurisprudence prévisible » ; « nouvelle jurisprudence établie » ; « jurisprudence établie depuis longtemps ».

À s’en tenir à cette énumération, le premier élément remarquable réside dans les diverses déclinaisons de la « jurisprudence établie ». Cela peut être expliqué par le caractère chronologiquement premier de l’expression, que l’on trouve dès 1971 dans les affaires dites du « vagabondage » mentionnée dans l’opinion séparée des juges Balladore Pallieri et Verdross 19. Sa proche cousine, la « jurisprudence bien établie », est quant à elle la première à figurer dans la motivation de la Cour 20. Leur prédominance s’explique certainement par la formation en droit international des juges Giorgio Balladore Pallieri 21, Alfred Verdross 22 et Rudolf Bernhart 23 – et donc à la connaissance qu’ils avaient des standards d’interprétation de la Cour international de justice 24) -, ainsi qu’à la position éminente de deux d’entre eux au sein du Palais des droits de l’Homme. Exclusivement utilisées jusqu’en 1995, « jurisprudence établie » et « jurisprudence bien établie » sont concurrencées à partir de cette date par l’apparition de l’expression « jurisprudence constante » 25. La référence à la « jurisprudence constante » se fait alors progressivement de plus en plus fréquente, jusqu’à atteindre une récurrence maximale dans les arrêts de la Cour de Strasbourg. Il ne faudrait pas croire cependant que, de 1971 à aujourd’hui, les expressions aient succédé les unes aux autres, avec quelques périodes de chevauchement marquant une transition entre elles. Les « jurisprudences établies » ne se substituent pas les unes aux autres : elles coexistent dans leurs diverses variations. Ce constat ne s’est pas démenti au fil des années ; il vaut encore aujourd’hui. On peut d’ailleurs observer que cette coexistence est double. Il s’agit d’abord, effectivement, d’une concomitance, c’est-à-dire une coexistence temporelle. Mais c’est aussi une correspondance, autrement dit, une coexistence spatiale. En effet, la Cour peut utiliser dans un même arrêt plusieurs des variations qui ont été mises en évidence.

À l’occasion de l’affaire Gasus Dosier, la Cour emploie, à quelques paragraphes d’intervalles et lors de l’examen de la violation du même article de la Convention, l’article 1P1, les expressions « jurisprudence bien établie » 26 et « jurisprudence établie » 27. Cohabitent, à la même période, quoique dans la motivation de la Cour et dans celle de l’opinion dissidente du juge Gölcüklü, les termes « jurisprudence bien établie » 28 et « jurisprudence constante » 29. Elles sont, depuis, parfois elles aussi utilisées ensemble par la Cour lorsqu’elle se penche sur la violation d’un même article de la Convention 30, de même que par certains juges dans un même paragraphe de leur opinion séparée 31.Le constat de la concomitance et de la correspondance des diverses « jurisprudences établies » peut être prolongé pour l’ensemble des expressions qui ont été relevées. Indéniablement, une telle variété apparaît de prime abord incompatible avec l’idée d’une unité conceptuelle. L’une des pistes envisagées pour lever cet obstacle a été de se servir du multilinguisme qui caractérise les arrêts de la Cour, en s’appuyant sur l’autre version linguistique officielle, l’anglais.

2- Une unité masquée dans la version anglaise des arrêts

Une fois que la variété des expressions a été caractérisée en français, trois hypothèses pouvaient être faites quant à la saisie, par l’anglais, des « jurisprudences établies ». Première hypothèse, celle de la transcription : à chaque expression française correspondrait une même expression anglaise. Deuxième hypothèse, celle de la réduction : à l’ensemble des expressions françaises correspondrait une seule et unique expression anglaise. La variété laisserait alors place à la singularité. Troisième hypothèse, celle de la translation : une expression en français correspondrait à diverses expressions en anglais, et inversement. C’est là l’hypothèse d’une traduction au sens propre.

Un rapide tour d’horizon permet de constater que c’est cette dernière hypothèse qui se vérifie, quoique dans une variante légèrement atténuée. Certes, une expression en français peut correspondre à diverses expressions en anglais, mais certaines manifestations des « jurisprudences établies » sont tout de même majoritairement ou essentiellement traduites d’une seule manière. Les deux cas de figure les plus symptomatiques de cette oscillation impliquent les expressions « jurisprudence établie » ou « jurisprudence bien établie », d’une part et l’expression « jurisprudence constante », d’autre part.

Ainsi, « jurisprudence établie » se traduit systématiquement par « established case-law », « jurisprudence bien établie » donnant quant à elle « well-established case-law ». À l’inverse, « jurisprudence constante » connaît un certain polymorphisme en anglais. Si elle est majoritairement traduite par « established case-law » 32, « well-established case-law » 33 ou encore « settled case-law » 34, surtout lorsqu’il s’agit d’arrêts de Grande chambre, elle peut aussi être rendue par les expressions « constant case-law » 35 ou « consistent case-law » 36. Le radical « consistent » peut d’ailleurs donner lieu à d’autres formules, comme dans la proposition « The Court has consistently held » 37. Si, dans une approche littérale, celle-ci peut se traduire par « La Cour a constamment jugé », elle est aussi l’une des manières de dire « Selon la jurisprudence constante de la Cour », au même titre que les propositions « According to the Court’s established case-law » ou « In accordance to the Court’s established case-law ». On peut également trouver des phrases telles que « As the Court has repeatedly ruled », qui met l’emphase sur la répétition d’une jurisprudence, « long-established case-law » 38, avec l’idée de longue durée, ou bien « apparent in all the Commission’s decisions » 39, rendant plutôt l’idée de complétude d’un corpus jurisprudentiel, voire « are uniform on this point » 40, dont la signification tend plus à souligner l’homogénéité de solutions, et qui sont néanmoins toutes traduites en français par « jurisprudence constante ».Le passage à l’anglais nous permet de tirer plusieurs enseignements quant au concept de « jurisprudences établies ». D’abord, l’anglais connaît des nuances sémantiques similaires au français. Les expressions « (well) established case-law » et « settled case-law » sont surreprésentées : elles concernent respectivement 1815 décisions et 725 décisions, soit l’essentiel du corpus à elles seules. Cela se retrouve également en langue française avec la domination quantitative de « jurisprudence constante » et de « jurisprudence (bien) établie ». En revanche, certaines expressions répertoriées en français ne connaissent pas de véritable équivalent en anglais. Il en va ainsi de « jurisprudence consolidée », mentionnée dans 32 décisions dans leur version française. Ce manque s’explique, avant tout, par le fait que les décisions concernées sont rarement traduites en anglais : à peine 4 sur 33. Et, lorsque la traduction existe, elle présente un fort polymorphisme, avec quatre expressions différentes : « established case-law » 41, « well-established case-law » 42, « settled case-law » 43 ainsi que « consolidated case-law » 44 qui constitue en soi une occurrence tout à fait exceptionnelle dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Au final, l’expérience de la traduction nous permet de montrer, grâce à la présence d’un phénomène que l’on pourrait qualifier de « translation atténuée » des expressions des « jurisprudences établies », que les distinctions entre les divers syntagmes présents dans la version linguistique française doivent a minima être relativisées. Nous irons plus loin, en défendant l’idée que les diverses manifestations des « jurisprudences établies » participent à la construction d’un même concept.

B- Une unité construite

L’utilisation de nombreuses expressions par la Cour européenne des droits de l’homme pourrait être un obstacle à la reconnaissance d’une unité conceptuelle des « jurisprudences établies ». Pourtant, la manière qu’a la Cour de Strasbourg d’utiliser les expressions témoigne de ce qu’elle a su créer pragmatiquement les conditions de construction de cette unité (1) dont on peut rendre compte doctrinalement (2).

1- Une unité construite pragmatiquement

Au Palais des droits de l’homme, les « jurisprudences établies » ne connaissent pas d’unité formelle, mais bien une unité de sens dont on peut supposer qu’elle provient en partie de la constitution de la Cour de Strasbourg. La composition de la Cour, où l’on trouve des juges venant de chacun des États membres du Conseil de l’Europe, rend nécessaire que ces derniers puissent discuter et délibérer entre eux, ce qui implique de partager un langage commun. Concrètement, cette communauté de langage a pu être mise en place par la règle de la dualité de langues officielles 45, le français et l’anglais. Ainsi, les délibérations font l’objet d’une traduction simultanée du français vers l’anglais ou de l’anglais vers le français 46 et les décisions 47 et arrêts 48 sont rendus soit en français, soit en anglais, soit dans ces deux langues 49.Comme le souligne James Brannan, cela signifie que « les juristes de la Cour […] rédigent donc dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle » 50, à moins d’être francophones ou anglophones. D’où une conséquence importante : « l’existence d’un “garde-fou” : le contrôle linguistique (language checking) par un locuteur natif […] assuré à la fois par des traducteurs et par une équipe de correcteurs linguistiques » 51. Ce service n’est pas obligatoire, quoique très fréquemment utilisé pour les décisions et arrêts les plus importants, et n’a été mis en place qu’à partir de 2007. Dans la pratique, cela signifie que « la correction linguistique donne lieu à un échange entre le linguiste et le juriste » 52. Au vu de ces divers éléments, tout choix linguistique se présente alors comme un « compromis » 53. Cela signifie par conséquent que si l’on peut se fier aux mots, il ne faut pas considérer ces derniers dans un sens figé, avec toutes les gradations que l’on pourrait leur accorder soit en français, soit en anglais, mais plutôt rechercher là où se situe la jonction en termes de compréhension, a minima entre le français et l’anglais 54.Partant de ce que les choix terminologiques sont des compromis linguistiques, on peut alors envisager de manière souple les différentes épithètes que sont « constante », « établie », ainsi que leurs combinaisons, soit entre elles (établie et constante), soit avec un adverbe (bien établie), ce qui permet d’envisager leur rapprochement. Celui-ci est d’ailleurs facilité par les usages en langue anglaise, dont nous avons vu qu’ils témoignaient, eux aussi, du caractère labile de la traduction. Au fond, l’emploi des différents adjectifs ne serait qu’un phénomène symptomatique de la capacité de la Cour européenne des droits de l’homme à manier le « compromis linguistique », il ne serait qu’un « outil de communication » 55 au service d’un « régime linguistique » propre à la Cour.L’idée de « compromis linguistique », qui sert indéniablement celle de l’unité conceptuelle des « jurisprudences établies », laisse une question en suspens, liée à la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme : les traducteurs à la Cour se sont-ils déjà penchés sur le cas des « jurisprudences établies » pour chercher à les harmoniser ou éventuellement pour rejeter cette option ? Pour le dire autrement, a-t-il déjà été envisagé de créer un « précédent linguistique » 56 concernant les « jurisprudences établies » ? Pouvoir y répondre aiderait certainement à comprendre de quelle manière s’est construit le concept de « jurisprudences établies » ; ne pas avoir accès aux éléments de réponse n’empêche toutefois pas d’effectuer un autre pas en avant pour dévoiler la consistance de celui-ci.Ainsi, rien, dans la pratique de la Cour, n’empêche de penser la construction des « jurisprudences établies » comme concept unitaire. Au contraire, l’ensemble des éléments récoltés permet de mettre en évidence les ressorts qui l’ont rendu possible. Il nous revient alors de le construire – ou plutôt de le reconstruire – d’un point de vue doctrinal.

2- Une unité construite doctrinalement

Pour tenter de construire l’unité conceptuelle des « jurisprudences établies », partons des définitions que l’on peut trouver dans la doctrine interne et externe à la Cour européenne des droits de l’homme, avant de proposer grâce aux autres indices précédemment collectés, une définition de son contenu.

Au sein de la Cour, le premier texte à tenter de définir une jurisprudence bien établie est le rapport explicatif au Protocole n° 14 à la Convention européenne des droits de l’homme. À suivre l’explication donnée, la jurisprudence bien établie de la Cour « est la plupart du temps une jurisprudence constante d’une Chambre » 57. En pratique, il y a donc une large correspondance entre jurisprudence bien établie et jurisprudence constante, ou encore entre well-established case-law et case-law which has been consistently applied by a Chamber 58. Le rapport précise qu’il « est néanmoins possible, par exception, qu’un seul arrêt de principe de la Cour constitue une “jurisprudence bien établie”, particulièrement s’il s’agit d’un arrêt de la Grande Chambre » 59. Lorsque la constance ne peut être caractérisée, il faut donc être face à une jurisprudence de principe pour considérer la présence d’une jurisprudence bien établie. On comprend alors mieux la formule « jurisprudence établie et constante », qui désigne une jurisprudence de principe qui a été appliquée de manière constante par la Cour 60. Une autre définition, cette fois par la négative, a été récemment proposée par le juge Pinto de Albuquerque dans son opinion séparée à l’arrêt G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie, où il cherche à faire la part entre « jurisprudence bien établie » et « jurisprudence consolidée » 61. Le juge portugais commence d’abord en soulignant « l’apparente similitude » entre l’une et l’autre, sans pour autant désigner ce qui les rapproche. On peut penser que la similitude va, en quelque sorte, de soi si l’on s’en tient au sens comment des adjectifs « établi » et « consolidé ». Par la suite, il met en exergue le jeu d’opposition entre jurisprudence bien établie/well-established case-law et jurisprudence consolidée/consolidated case-law. La position du juge Pinto de Alburquerque peut alors être résumée ainsi : sur le plan des notions, jurisprudence bien établie et jurisprudence consolidée sont assimilables tandis que sur le plan des fonctions, elles doivent être distinguées. Il n’est d’ailleurs pas innocent que, très rapidement dans son argumentaire, le juge Pinto de Alburquerque abandonne l’expression qu’emploie parfois la Cour de jurisprudence consolidée, pour celui de droit consolidé/consolitaded law qu’il préfère d’ailleurs manier en italien – diritto consolidato – afin de le réinscrire dans son contexte d’origine, celui de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne. Ainsi, l’opinion séparée nous informe plus sur la fonction discursive des « jurisprudences établies » que sur le concept lui-même. Nous y reviendrons. Avant cela, faisons un tour à l’extérieur de la Cour, où la doctrine n’hésite pas à parler de « notions synonymes » 62 lorsqu’il est question de « jurisprudence constante » et de « jurisprudence bien établie ». La différence n’est d’ailleurs pas toujours faite entre l’une et l’autre, souvent visées ensemble, en ajoutant, généralement, l’expression « jurisprudence établie ». Chemin faisant, cela amène parfois les auteurs à attribuer à ces dernières des qualités qui ne sont pas forcément vérifiées 63), peut-être à force d’une trop grande focalisation sur un seul item. Dès lors, et bien que ces approches soient basées sur des éléments fondés, elles achoppent pour rendre compte de ce que sont les « jurisprudences établies ». Cela s’explique peut-être parce que la doctrine a préféré, jusqu’à présent, prendre les « jurisprudences établies » comme un donné de la Cour, sans véritablement s’interroger sur son caractère construit. En outre, lorsque les auteurs ont cherché à analyser les différentes expressions, ils se sont souvent attardés sur l’une d’entre elles pour généraliser aux autres. Il est alors arrivé que l’on prête à une expression des caractères qui ne lui convenaient pas toujours, influençant le contenu qui lui était attribué. Or, en considérant les « jurisprudences établies » comme un concept au sens d’« outil de communication » 64 de la Cour européenne des droits de l’homme, dont les propriétés résident dans sa capacité de systématisation, de clarification et d’ordonnancement des règles juridiques, il est possible d’en proposer un contenu global spécifique.Selon nous, les « jurisprudences établies » s’entendent comme des jurisprudences stabilisées par la Cour hiérarchiquement et/ou temporellement. Plusieurs remarques doivent être faites : le terme « stabilisé » a été préféré à celui de « stable », dont on pourrait penser qu’il était voisin de ceux d’« établi », « bien établi », « constant », « consolidé », etc. « Stabiliser » signifie en effet « rendre stable, améliorer la stabilité de » 65, et permet de mettre en évidence un processus plutôt qu’un état. Cela présente plusieurs avantages : permettre tout d’abord d’envisager une gradation dans la stabilisation, plutôt que de considérer un état figé ; rendre possible la prise en compte d’une dynamique où la Cour, en disant ce qui est établi, construit elle-même la stabilisation des jurisprudences ; donner à voir les moyens pour y parvenir, plutôt que le seul résultat. À cet égard, nous avons fait le choix de préciser « hiérarchiquement et/ou temporellement » afin de souligner la pluralité de forces à l’œuvre dans ce processus. Ainsi, une chambre peut décider de désigner une jurisprudence comme étant « bien établie », sans que la Grande chambre l’ait fait auparavant comme dans l’affaire Fredin c. Suède (n°1) 66. Autrement dit, les « jurisprudences bien établies » ne sont pas toujours actées par la Grande chambre : un simple critère temporel, de simple antériorité ou de récurrence, manié par une chambre peut suffire, quoiqu’il puisse tout aussi bien être complété par un critère hiérarchique 67. Enfin, une définition fondée sur l’idée de « stabilisation » permet de s’interroger sur la raison d’être d’un tel processus.

C’est pourquoi il est maintenant temps de questionner la fonction des « jurisprudences établies » de la Cour européenne des droits de l’homme en tant que processus de stabilisation.

II- L’unité fonctionnelle des « jurisprudences établies »

La fonction désigne le rôle, la destination ou encore l’activité joués par un élément dans un ensemble ou le rôle exercé au sein d’une activité 68. Elle permet, étymologiquement, de s’acquitter d’un acte 69. Étudier la fonction des « jurisprudences établies » de la Cour européenne des droits de l’homme revient alors à évaluer la manière dont le recours à ces dernières opère. Là encore, l’étude de l’ensemble du corpus des arrêts permet de démontrer une unité dans le rôle attribué par la Cour de Strasbourg aux diverses manifestations des « jurisprudences établies ». Originellement, cette unité fonctionnelle concerne la construction du discours de la Cour (A), à laquelle s’est ajoutée, progressivement, une unité processuelle (B).

A- Une unité discursive

Pourquoi se référer aux « jurisprudences établies » ? On peut supposer que si la Cour européenne des droits de l’homme n’y trouvait aucune utilité, elle ne s’embarrasserait pas de telles circonvolutions langagières. L’hypothèse peut donc être faite que l’unité fonctionnelle des « jurisprudences établies » sert un discours au sein de la Cour visant à assurer son autonomie (1) ainsi que son autorité (2).

1- Une unité servant l’autonomie de la Cour

Sans que l’on puisse affirmer que « les jurisprudences établies » puissent être rangées parmi les « notions autonomes » de la Cour européenne des droits de l’homme au sens de « technique d’interprétation uniforme » 70 visant à « détache[r] » des notions « du contexte juridique national pour les doter d’un sens “européen” valable pour tous les États contractants » afin d’assurer « l’indispensable uniformité d’interprétation de celle-ci et tend[re] à éviter que les normes européennes de protection des droits de l’homme ne varient selon les qualifications juridiques propres aux droits nationaux » 71, il n’en reste pas moins qu’elles participent à construire l’autonomie de la Cour de Strasbourg. Cette autonomie est triple : elle se manifeste d’abord comme une autonomie de la juridiction par rapport à ses juges ; elle se présente ensuite comme une autonomie du système conventionnel par rapport aux systèmes juridiques nationaux ; elle peut enfin être comprise comme une autonomie vis-à-vis de Cours, nationales et internationales, hors Conseil de l’Europe.

Ainsi, la motivation de la Cour ne peut être ramenée à celle de ses juges, quand bien même il apparaît que ceux-ci ont influencé ou étaient en mesure d’influencer la signification de l’une ou l’autre des expressions des « jurisprudences établies ». Dès lors, si l’on peut trouver pour telle expression une parenté avec tel juge, cela n’influence pas pour autant la généalogie du concept 72, qui appartient à la seule Cour européenne des droits de l’homme. Par exemple, quand bien même le juge Bernhart aurait participé à l’import de l’expression « jurisprudence bien établie », dont on peut penser qu’elle était riche, dans son initiative, de la signification en émanant dans ses travaux de recherche, on ne peut que remarquer la judicieuse irrévérence de la Cour elle-même envers son ancien Président. L’hypothèse peut être ainsi émise que le développement d’autres vocables, en parallèle de celui de « jurisprudence bien établie », a permis au Palais des droits de l’homme de construire une autonomie face aux propositions discursives du juge Rudfolf Bernhart, autant d’ailleurs que vis-à-vis de la Cour internationale de justice qui est à la source de cette expression 73.

À une période plus proche de la nôtre, s’observe également un jeu d’influence et d’autonomisation autour du couple jurisprudence consolidée/consolidated case-law 74), similaire dans les rapports qu’il met en évidence entre la Cour et ses juges, mais dont il est possible de tirer d’autres leçons. Un peu d’analyse statistique tout d’abord : sur les 35 décisions où apparaissent les syntagmes jurisprudence consolidée ou consolidated case-law, 31 concernent l’Italie. Dans l’ensemble de ces cas, l’expression est employée pour viser un certain type d’interprétation judiciaire présente de l’autre côté des Alpes. Elle se rapporte alors à la jurisprudence consolidée des tribunaux italiens, renvoyant à ce que l’on nomme la « doctrine du droit vivant » 75, développée par la Cour constitutionnelle italienne 76). En italien déjà, l’assertion du Palazzo de la Consulta est synthétisée, « traduite » par la doctrine, comme signifiant « la loi selon son interprétation consolidée » 77. Or à qui doit-on cette expression ? À Gustavo Zagrebelsky 78 ! À cet égard, il n’est pas anodin que l’expression jurisprudence consolidée n’apparaisse devant le prétoire de Strasbourg qu’à partir du moment où ce dernier est nommé juge, en 2001.

Mais, en même temps qu’elle est massivement utilisée pour parler d’une certaine interprétation jurisprudentielle culturellement liée au système italien et doctrinalement apparentée à Gustavo Zagrebelsky, on peut observer un phénomène progressif de « détachement » de l’adjectif de son contexte géographique. À partir de 2011 et de l’arrêt Halat c. Turquie, l’expression est en quelque sorte « captée » par la Cour européenne des droits de l’homme 79 qui en décale l’usage : c’est alors que l’on peut considérer qu’elle fait partie des manifestations des « jurisprudences établies ». Depuis lors, il est possible de parler d’autonomisation de l’usage de l’expression « jurisprudence consolidée ». Le fait que Gustavo Zagrebelsky ait quitté la Cour en 2010 ne paraît pas, lui non plus, étranger à ce phénomène.

Reste que le processus d’autonomisation qui a cours sous nos yeux peut engendrer une certaine confusion, car dans une partie des arrêts de la Cour, ceux qui concernent l’Italie, la « jurisprudence consolidée » se rapporte à une fonction interprétative d’une Cour étatique tandis que dans une autre partie, pour les arrêts rendus contre d’autres États, son sens s’autonomise pour participer aux « jurisprudences établies » au sens de la Cour européenne des droits de l’homme. D’où la tentative de systématisation et de distinction proposée par le juge portugais Pinto de Albuquerque dans son opinion séparée sur l’arrêt G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie entre « jurisprudence bien établie » et « jurisprudence consolidée ».

Au départ de sa réflexion, se trouve un arrêt de la Cour constitutionnelle italienne 80 sur l’articulation entre le droit conventionnel et le droit constitutionnel. Ne souhaitant ni la « confrontation directe » 81, ni la « subordination directe » 82 à la Cour européenne des droits de l’homme, le Palazzo della Consulta estime que « les arrêts de la Cour de Strasbourg n’avaient pas la même importance selon qu’ils étaient ou non le produit de la procédure pilote et selon qu’ils s’inscrivaient ou on dans une ligne de jurisprudence bien établie » 83, considérant in fine que les tribunaux ordinaires n’ont à suivre l’interprétation de la Cour de Strasbourg pour trancher un litige particulier que dans la mesure où cette interprétation relève d’un « arrêt pilote » ou d’une « jurisprudence établie » de la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour constitutionnelle italienne fait alors jouer à la « jurisprudence établie » un rôle similaire à celui de sa propre « jurisprudence consolidée » dans le système italien. C’est justement cette équivalence fonctionnelle qui est remise en cause par le juge Pinto de Albuquerque. Et, dans le très dense argumentaire où il démêle ce qui relève de la « jurisprudence consolidée » et ce qui relève de la « jurisprudence établie », on observe que le juge lui-même se prend au jeu de l’autonomisation : « jurisprudence consolidée » est progressivement abandonnée dans le discours pour « droit consolidé » ou « diritto consolitado » lorsqu’il est question de l’interprétation italienne.

Le phénomène d’autonomisation, qui se produit au long cours en intégrant au fur et à mesure des expressions nouvelles, est parfois revendiqué 84). D’où l’idée qu’en la matière il existerait une véritable volonté de la Cour de Strasbourg de ne pas s’attacher à un terme en particulier 85 : ni « jurisprudence bien établie », trop liée au droit international, ni « jurisprudence consolidée », trop liée à un système national, et qu’elle ait refusé toute importation de formules entièrement exogènes au système conventionnel 86). Avec un autre avantage : asseoir l’autorité de ses décisions.

2- Une unité servant l’autorité de la Cour

L’autorité des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme ne peut être réduite à une autorité de la chose jugée ; elle est aussi une autorité de la chose interprétée. Pour la Professeure Aurélia Schahmaneche, c’est la motivation qui « va permettre le passage de la règle juridictionnelle à la jurisprudence » 87. Au sein de celle-ci, la référence aux « jurisprudences établies » joue alors un rôle particulier qu’Élisabeth Lambert 88 avait déjà pu mettre en évidence concernant le cas spécifique de la radiation du rôle, mais qui peut être élargi hors de ce cadre, notamment parce qu’elle participe des « nombreux efforts [de la Cour] pour améliorer la cohérence et la constance de son œuvre prétorienne et assurer, par là même, aux décisions la pleine et entière légitimité et autorité qu’elles méritent aux yeux de l’auditoire » 89, et particulièrement auprès des autres juridictions.

Auprès des cours nationales, la Cour européenne des droits de l’homme va utiliser les « jurisprudences établies » de deux manières différentes. Selon la première manière, la Cour va dire quelles sont, au sein des jurisprudences nationales, les « jurisprudences établies » 90. Il ne s’agit pas seulement de reprendre les arguments des requérants ou du gouvernement, ce qui pourrait apparaître comme une simple citation des prétentions de l’une des parties. Dans un certain nombre de cas, la Cour, en constatant l’existence d’une « jurisprudence établie », « bien établie » ou « constante », affirme qu’elle est face à une disposition législative au sens de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour de Strasbourg a par exemple recours à la rhétorique des « jurisprudences établies » en matière d’atteinte au droit aux biens rappelant que « l’espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du bien doit reposer sur une “base suffisante en droit interne”, par exemple lorsqu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux » 91. Avec une conséquence, puisque cela lui permet de considérer que l’un des critères d’applicabilité de la Convention est rempli : ouvrir l’une des portes lui permettant d’exercer son contrôle. La référence aux « jurisprudences établies » est donc un instrument d’accroissement de l’applicabilité du contrôle de la Cour.

En outre et selon une deuxième manière, la Cour européenne des droits de l’homme va dire quelles sont, parmi ses propres jurisprudences, celles qui sont « établies ». Ce faisant, la Cour va justifier son positionnement dans une affaire par un certain classicisme quant à la solution adoptée, reliée à une ou plusieurs autres. Sa démarche se rapproche, en la matière, de celle de la Cour de justice de l’Union européenne qui procède, de plus en plus, par la construction de ce que la Professeure Brunessen Bertrand dénomme les « blocs de jurisprudence » 92. Mais, en mentionnant expressément, les « jurisprudences établies », la Cour européenne des droits de l’homme ne laisse pas à son auditoire la possibilité de dessiner de lui-même la « continuité » 93 ou la « discontinuité » 94 jurisprudentielle : elle impose elle-même ses propres lignes jurisprudentielles.

Le paradoxe se trouve alors dans la manière qu’a la Cour de présenter les « jurisprudences établies », après y avoir fait référence. On peut noter trois cas de figures. En premier lieu, la Cour de Strasbourg peut, après avoir dit qu’elle « rappelait » ou qu’elle « réitérait » une jurisprudence constante ou établie, citer quelques arrêts 95. En opérant de la sorte, la Cour intègre la décision dans le corpus jurisprudentiel 96, dont on peut remarquer qu’il est lui-même évolutif, puisque les arrêts choisis ne sont pas toujours les mêmes pour un même principe 97. En deuxième lieu, la Cour peut ne viser qu’un seul arrêt 98. En troisième lieu, la Cour peut simplement affirmer qu’elle suit une jurisprudence établie, sans en justifier l’existence 99 : au lecteur de dessiner le lien. Cette variété dans la motivation peut laisser soupçonner que la Cour puisse instrumentaliser les « jurisprudences établies ». Pour cette raison, et aussi parce qu’elle peut créer un doute chez les destinataires de la norme au-delà des Cours elles-mêmes 100, il semble préférable que la Cour vise le ou les arrêts qui sont appelés au renfort de la jurisprudence visée.

La bonne réception des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme est, nous semble-t-il, à ce prix-là, qu’il s’agisse de la réception par les Cours nationales comme de celle faite par la Cour de Justice de l’Union Européenne. Dans l’arrêt Bosphorus, où la Cour pour la première fois examine au fond un grief concernant des mesures d’application du droit communautaire prises sans marge d’appréciation par un État, posant la règle de la protection équivalente du droit communautaire, le juge Ress fait valoir, dans son opinion séparée, le rôle que peuvent être amenées à remplir les « jurisprudences établies » dans les rapports entre la Cour de Strasbourg et la Cour de Luxembourg. Ainsi, pour ce dernier, l’existence d’une « jurisprudence bien établie » de la Cour européenne des droits de l’homme est le gouvernail permettant à la Cour de Justice de l’Union européenne de s’assurer qu’elle poursuit bien une « protection équivalente ».

Pour le juge allemand, « si la question qui est à l’origine de l’affaire concerne une interprétation ou une application de la Convention (ou de ses Protocoles) qui font déjà l’objet d’une jurisprudence bien établie de la Cour », alors « on conclurait que la protection du droit garanti par la Convention est entachée d’une insuffisance manifeste si, en tranchant la question principale dans une affaire, la CJCE s'[en] écartait ». La difficulté se poserait dans les cas « concernant des questions nouvelles d’interprétation ou d’application d’un droit garanti par la Convention ». En effet, « il se pourrait que la CJCE suive dans ses arrêts une direction que la CEDH ne serait pas disposée à emprunter dans des affaires futures, mais il serait difficile en pareil cas de dire que l’insuffisance était déjà manifeste ». D’où la nécessité d’assurer la bonne réception de ce que sont les « jurisprudences établies » en les étayant par des exemples d’arrêts stabilisant la jurisprudence en cause.

La fluctuation dans la justification du caractère véritablement stabilisé des « jurisprudences établies », et ce qu’elle implique quant à la volonté de la Cour européenne des droits de l’Homme d’asseoir son autorité, explique peut-être la réticence des cours nationales françaises à s’y référer afin de ne pas s’y sentir trop liées. À notre connaissance 101, seule la Cour d’appel de Paris a fait mention expresse de l’une des « jurisprudences établies » de la Cour de Strasbourg, en la désignant comme telle. Dans une affaire de divorce, la Cour d’appel relève que la défenderesse « estime que le juge aux affaires familiales a violé le contradictoire et porté atteinte aux droits de la défense, protégés par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme établie par un arrêt du 24 février 1995, ainsi que les articles 15 et 16 du nouveau code de procédure civile » 102). L’arrêt auquel il est fait référence est l’arrêt McMichael c. Royaume-Uni 103. Or la Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais présenté cette décision comme fondant ou s’intégrant au sein de ses « jurisprudences établies ». Cette distorsion témoigne d’à quel point le discours sur les « jurisprudences établies » cristallise des enjeux de pouvoirs, et de son potentiel en matière d’autorité pour la Cour qui les manie. C’est pourquoi la moindre des précautions pour la Cour européenne des droits de l’homme est d’en renforcer la motivation, afin d’énoncer un discours pleinement légitime.

En outre, renforcer la motivation de ses décisions quant à ce qu’intègrent les « jurisprudences établies », n’entraînerait pas seulement, pour la Cour, un accroissement de son autorité. Cela ajouterait aussi une plus-value à l’unité processuelle des « jurisprudences établies ».

B- Une unité processuelle

L’autre fonction des « jurisprudences établies » a trait au déroulement du procès devant la Cour européenne des droits de l’homme. En faisant le partage entre ce qui est établi et ce qui ne l’est pas, la Cour « stabilise » la jurisprudence (1). Cela n’a pas uniquement un impact sur le justiciable qui argumentera pour la continuité ou la rupture ; désormais, le juge européen est lui-même concerné, dans la mesure où les « jurisprudences établies » permettent d’accélérer le jugement de l’affaire (2).

1- Une unité dans la stabilisation des arrêts

Les « jurisprudences établies » de la Cour européenne des droits de l’homme ont ceci de particulier qu’elles ne figent ni ne sont figées : elles permettent la stabilisation des arrêts en désignant une jurisprudence qui, elle-même, est caractérisée par le renvoi à des décisions dont l’énumération peut varier dans le temps. Elles possèdent par conséquent une nature flexible, malléable, plastique, tout en présentant une certaine solidité.

La fonction de stabilisation des « jurisprudences établies » peut être appréhendée grâce à quelques arrêts dans lesquels leur rôle est précisé, lorsqu’il est question des jurisprudences établies par les juridictions nationales. En 2009, pour la première fois dans l’arrêt Unedic c. France, il est ainsi affirmé que « les exigences de la sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante » 104. Deux ans plus tard, dans l’arrêt Legrand, la Cour ajoute qu’« une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à une bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive empêcherait tout changement ou amélioration » 105. L’articulation de ces deux points a donné lieu à un considérant de principe 106, que le juge de Strasbourg développe exceptionnellement en soulignant qu’« il [ne lui] appartient pas […] d’apprécier l’opportunité des choix de politique jurisprudentielle opérés par les juridictions internes » 107. Si la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas procédé à de pareilles spécifications quant aux « jurisprudences établies » par sa propre juridiction, rien dans sa jurisprudence n’indique que l’on ne puisse retenir une même approche quant à leur fonction.

D’où le schéma suivant : la fonction de stabilisation des « jurisprudences établies » participe des exigences de sécurité juridique et de confiance légitime des justiciables ; elle n’exclut pas le dynamisme et l’évolutivité ; elle reste un choix politique au sens où il relève de l’arbitrage entre la stabilité et la mutabilité. En se fondant sur ces trois points, on modélisera alors le processus de stabilisation par analogie avec les lois de Newton en physique mécanique. Selon la première loi du mouvement, également dénommée « principe d’inertie », « tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d’état ». Ici, le « corps » est un principe de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui, dans le référentiel « galiléen » des « jurisprudences établies », est généralement « inerte », « au repos ». La Cour peut décider d’exercer sur lui une force qui le contraindra à « changer d’état », à évoluer. Cette évolution ne remet pas en cause le référentiel des « jurisprudences établies », elle en est une des conditions. Ainsi, dès lors que la force d’évolution cesse d’être appliquée sur le principe en cause, celui-ci redevient inerte : la stabilisation ne requiert pas l’immuabilité dudit principe, ce qui est « établi » n’est pas pour autant « figé ».

Une telle conceptualisation entraîne deux séries de remarques, l’une sur la nature, l’autre sur l’intensité des « jurisprudences établies » considérées dans leur fonction de stabilisation. En elle-même, la fonction de stabilisation des « jurisprudences établies » conduit à les rapprocher, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, des « précédents », et ce d’autant plus que l’on adopte une « définition large » de ces derniers, entendus comme « l’arrêt ou la décision rendue par la Cour ou la Commission et servant ultérieurement de référence au sein de la motivation d’un autre arrêt ou d’une autre décision de la Cour » 108. En s’inscrivant dans cette perspective, il est alors possible de considérer que les « jurisprudences établies » sont une forme de précédent ou, du moins, une forme d’utilisation de ces derniers. Frédéric Zénati relève à ce titre que lorsqu’une jurisprudence est qualifiée de « constante », cela est un gage de sûreté pour l’auditoire qui la réceptionne, et particulièrement pour le juge, avec pour particularité que « la certitude affecte non pas la détermination [de celui-ci], mais le précédent lui-même, dans sa vocation à être contredit ou abandonné » 109. La particularité des « jurisprudences établies » résiderait alors dans ce qu’elles ne peuvent faire l’objet d’un revirement : elles peuvent seulement, éventuellement, l’acter. Par exemple, d’un point de vue doctrinal, il est tout à fait possible d’envisager que les arrêts J.K. et autres c. Suède 110 et Paposhvili c. Belgique 111 puissent constituer des revirements vis-à-vis d’une « jurisprudence établie » de la Cour en matière de risques de mauvais traitement dans le pays de destination suite à une mesure d’expulsion 112, sauf que la Cour ne désigne pas la jurisprudence antérieure comme étant « établie », « bien établie », « constante » ou « consolidée ». Ce faisant elle empêche un phénomène de « déstabilisation » des « jurisprudences établies ». Celles-ci ne connaissent alors qu’un phénomène de stabilisation.

Dans cette optique, il est alors possible, dans un second temps, de considérer la question de l’intensité des « jurisprudences établies ». Car celles-ci portent en elles une gradation. Pour le dire autrement, elles sont « plus ou moins établies », indépendamment d’ailleurs du vocable employé « établie », « bien établie », « constante », « consolidée », etc. Là encore, il est possible de réfléchir à partir des lois de Newton, et plus particulièrement de la deuxième loi. D’après celle-ci, « les changements qui arrivent dans le mouvement sont proportionnels à la force motrice ; et se font dans la ligne droite dans laquelle cette force a été imprimée ». On en déduit alors que l’accélération subie par ce corps dans un référentiel galiléen est proportionnelle à la résultante des forces qu’il subit, et inversement proportionnelle à sa masse m. Il est ainsi possible d’imaginer qu’un principe, selon qu’il est « plus ou moins établi », « pèse » plus ou moins lourd. En fonction de la « masse » qui est la sienne, il faudra donc, pour le remettre en cause, des forces plus ou moins fortes. Avec une question : qu’est-ce qui peut moduler la « masse » du principe ? Dans le référentiel des « jurisprudences établies », il nous semble possible de distinguer au moins deux facteurs de variation. Il y aurait, d’une part, une variation temporelle, mettant en tension arrêt de principe et répétition d’arrêts et, d’autre part, une gradation hiérarchique, entre les chambres et la Grande chambre 113.

Cette hypothèse paraît corroborée par l’autre fonction processuelle des « jurisprudences établies », que nous avons choisi de dénommer « fonction d’accélération ».

2- Une unité dans l’accélération des arrêts

Le recours aux « jurisprudences bien établies » possède une fonction plus récente dans le système de la Convention européenne des droits de l’homme : une fonction d’accélération du procès 114. Ce sont les protocoles n° 14 et n° 15 à la Convention ainsi que la pratique de la Cour relative aux demandes de renvoi formulées au titre de l’article 43 de la Convention qui permettent de mettre celle-ci en évidence.

Le Protocole n° 14 vient modifier l’article 28 de la Convention européenne des droits de l’homme en élargissant les compétences des comités de trois juges. Faisant expressément référence à la « jurisprudence bien établie », l’article 28 1.b énonce qu’« un comité saisi d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 peut, par vote unanime, la déclarer recevable et rendre conjointement un arrêt sur le fond lorsque la question relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses Protocoles qui est à l’origine de l’affaire fait l’objet d’une jurisprudence bien établie de la Cour ». Le rapport explicatif à ce protocole considère que « par rapport à la procédure contradictoire ordinaire de la Chambre, elle sera simplifiée et accélérée en ce sens que la Cour se limitera à porter l’affaire (éventuellement un groupe d’affaires semblables) à la connaissance de la Partie défenderesse en précisant qu’elle concerne une question qui fait l’objet d’une jurisprudence bien établie » 115. La fonction d’accélération est bien l’une des fonctions attribuées aux « jurisprudences établies » au sein du procès qui se déroule à Strasbourg.

Il convient alors de souligner que les fonctions de stabilisation et d’accélération ne sont évidemment pas exclusive l’une de l’autre. Plus encore, l’accélération ne peut se faire sans stabilisation. À suivre le rapport explicatif, cela apparaît d’autant plus fortement que « la Partie défenderesse a la possibilité de contester l’application de l’article 28, paragraphe 1.b – par exemple si […] le cas d’espèce diffère, selon elle, des requêtes qui ont donné lieu à la jurisprudence bien établie » 116. Par conséquent, s’il y a contestation fondée sur le caractère « bien établi » de la jurisprudence il n’y aura pas d’accélération du procès et l’on peut même se demander si un débat sur ce point ne serait pas en mesure d’éventuellement le retarder. Il en ressort que si la Cour veut être en mesure de mettre en œuvre la fonction d’accélération, elle doit travailler à leur stabilisation, notamment grâce à la motivation pour laquelle elle opte, en visant le ou les arrêts qui établissent lesdites jurisprudences.

Ce travail vaut d’autant plus que les Etats membres du Conseil de l’Europe semblent vouloir favoriser des règles de droit processuel pouvant être lues comme favorisant l’accélération du jugement. Il en va ainsi par exemple du Protocole n° 15, qui prévoit la modification de l’article 30 de la Convention européenne des droits de l’homme afin que les parties ne puissent plus s’opposer au dessaisissement d’une affaire par une chambre en faveur de la Grande Chambre. Selon le rapport explicatif relatif à ce protocole, « cette mesure est destinée à contribuer à la cohérence de la jurisprudence de la Cour, qui a indiqué qu’elle envisageait de modifier son Règlement (article 72) de manière à ce que les chambres soient tenues de se dessaisir en faveur de la Grande Chambre lorsqu’elles envisagent de s’écarter d’une jurisprudence bien établie » 117. La suppression du droit des parties au dessaisissement en faveur de la Grande chambre peut alors être considérée comme un facteur d’accélération du jugement.

La réflexion sur l’accélération du jugement, de plus en plus prégnante dans les textes additionnels à la Convention et leurs explications, est certainement le résultat d’une pratique de la Cour européenne des droits de l’homme dans ce sens. En juin 2011, le Bureau approuvait la proposition du greffier adjoint de la Cour consistant à « communiquer aux États un exposé général de la pratique du Collège [de la Grande chambre] qui donnerait des indications claires sur les affaires qui risquent d’être rejetées et sur celles qui sont susceptibles d’être acceptées » 118. L’exposé distingue les « affaires où une demande de renvoi peut être acceptée » et celles des « demandes en principe rejetées ». Parmi ces dernières, quatre cas sont présentés, dont celui de « l’application de la jurisprudence bien établie ». En la matière, la pratique de la Cour veut que « sauf si le collège estime que le moment est venu de faire évoluer la jurisprudence de la Cour […], les affaires ayant donné lieu à une application « normale » de la jurisprudence constante de la Cour ne sont en principe pas renvoyées devant la Grande Chambre » 119. Les « jurisprudences bien établies » favorisent ainsi l’accélération du procès : en vouant à l’échec, par principe, le renvoi devant la Grande chambre, il permet d’obtenir plus rapidement un arrêt de chambre définitif en clôturant le procès devant la Cour de Strasbourg.

Reste que, dans l’ensemble de ces cas, l’accélération recherchée ne peut avoir lieu que dans la mesure où les « jurisprudences bien établies » ont, au préalable, rempli leur fonction de stabilisation. La nouvelle fonction des « jurisprudences établies » constitue donc une fonction non seulement récente, mais dépendante de la fonction de stabilisation. Le lien entre elles est fort, dans la mesure où il semble, en l’état actuel des textes conventionnels, que ce n’est qu’au moyen d’une stabilisation suffisamment prégnante des « jurisprudences établies » que pourra s’envisager l’accélération du procès à Strasbourg.

***

Au départ, il y a la variété : variété des expressions et variété des domaines d’utilisation des « jurisprudences établies ». La Cour européenne des droits de l’homme se réfère aux jurisprudences « établie », « constante », « bien établie », « consolidée », lorsqu’elle examine la recevabilité de la requête, lorsqu’elle statue au fond sur les violations de la Convention, quel que soit l’article en cause, ainsi qu’en matière de satisfaction équitable. La première intuition est alors d’envisager que chacune des expressions ait une signification particulière ou un usage spécifique. Poussant l’idée à son paroxysme, on regardera alors volontiers si « jurisprudence constante » mobilisée sur une question de recevabilité équivaut à « jurisprudence constante » considérée sur le fond, démultipliant à l’envi en fonction des violations alléguées. Puis, on comparera si « jurisprudence constante » dans le premier cas n’est pas proche de « jurisprudence établie » dans le second cas. Prise dans un tourbillon de significations potentielles on se demande alors si la Cour n’a pas perdu son latin, entraînant son auditoire avec elle. Bien heureusement, non. Forte de sa composition, solide dans le syncrétisme de ses influences, pointilleuse quant à son autonomie, la Cour s’est appuyée sur la souplesse du langage et la flexibilité du multilinguisme pour créer une unité des « jurisprudences établies ». Ces dernières se doivent d’être prises comme un tout, tant d’un point de vue conceptuel que d’un point de vue fonctionnel. Considérées comme des jurisprudences stabilisées par la Cour hiérarchiquement et/ou temporellement, elles sont elles-mêmes stabilisantes. Cette dialectique porte avec elle bien d’autres avantages à la Cour. Mais pour qu’elle soit pleinement légitime à en profiter, encore est-il nécessaire qu’elle affermisse la motivation les concernant, notamment en veillant toujours à viser le ou les arrêts qui participent de la stabilisation des jurisprudences dites « établies ».

Notes:

  1. Cour eur. dr. h., arrêt Bourdov c. Russie (n° 2), 15 janvier 2009, § 114 ; arrêt Kalinkin et autres c. Russie, 17 avril 2012, § 36
  2. Marie-Anne FRISON-ROCHE, Serge BORIES, « Chronique. La jurisprudence massive », D., 1993, n° 39, p. 287. Voy. également : Serge BORIES, « L’informatisation des données judiciaires et doctrinales : une contribution à la connaissance et à la recherche juridiques », Documentaliste – Science de l’information, 2003, n° 4, vol. 40, p. 80
  3. Ni le Dictionnaire de l’Académie française, ni Trésor de la langue française ne connaissent d’autre « établi » que de table longue et étroite
  4. Dictionnaire Le Littré, en ligne, « établi », consultable sur : www.littre.org
  5. Dictionnaire Le Larousse, en ligne, « établi », consultable sur : www.larousse.fr
  6. Dictionnaire Le Littré, « constance », consultable en ligne : www.littre.org
  7. Dictionnaire de L’Académie française, « constance », consultable en ligne : http://www.cnrtl.fr/definition/academie
  8. Dictionnaire Le Larousse, « constance », consultable en ligne : www.larousse.fr
  9. Dictionnaire Le Littré, « constant », consultable en ligne : www.littre.org ; Dictionnaire de l’Académie française, « constant », consultable en ligne : www.cnrtl.fr/definition/academie ; Dictionnaire Le Larousse, « constant », consultable en ligne : www.larousse.fr
  10. Dictionnaire Trésor de la langue française, « constant », consultable en ligne : www.cnrtl.fr/definition. Le Dictionnaire de l’Académie française propose « Caractère de ce qui ne change pas, se répète invariablement ou reste identique »
  11. Dictionnaire Le Littré, « constant », consultable en ligne sur : www.littre.org
  12. Cour eur. dr. h., arrêt Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §67
  13. Rudolf BERNHART, Die Auslegung völkerrechtlicher Verträge, [Th. Hab : Université d’Heidelberg], 1963
  14. Cour I.J., Affaire du temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) exceptions préliminaires, 26 mai 1961, Recueil 1961, p. 17 : « Ce faisant, la Cour doit appliquer ses règles normales d’interprétation dont la première est, d’après sa jurisprudence bien établie, qu’il faut interpréter les mots d’après leurs sens naturel et ordinaire dans le contexte où ils figurent » (Nous soulignons
  15. Cour eur. dr. h., arrêt Öztürk c. Allemagne, 21 février 1984, opinion dissidente du juge Bernhart
  16. Sur ce sujet, voir not. : F. OST, Traduire. Défense et illustration du multilinguisme, Paris, Fayard, 2009
  17. Voy. C. M. HERRERA et A. LE PILLOUER (dir.), Comment écrit-on l’histoire constitutionnelle ?, Kimé, 2012
  18. É. MILLARD, « Le concept : outil de communication », Revue de la Recherche Juridique – Droit prospectif, PUAM, 2012, p. 2179 [p. 2185]
  19. Cour eur. dr. h., De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (au principal), 18 juin 1971, opinion séparée commune aux juges Balladore Pallieri et Verdross
  20. Cour eur. dr. h., Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, préc., § 67
  21. Giorgio Balladore Pallieri est juge de 1959 à 1980. Il préside la Cour entre 1974 et 1980
  22. Alfred Verdross est juge de 1959 à 1977
  23. Rudolf Bernhart est juge de 1981 à 1998. Il préside la Cour quelques mois durant l’année 1998
  24. La Cour internationale de justice fait mention pour la première fois de l’expression « d’après sa jurisprudence bien établie » dans l’arrêt rendu sur l’affaire du temple de Préah Vihéar (Cour I.J., Affaire du temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) exceptions préliminaires, 26 mai 1961, préc.). Elle renvoie implicitement, ce faisant, à deux autres de ses décisions où elle fonde son interprétation sur le sens naturel et ordinaire des mots : l’avis consultatif du 3 mars 1950 (Cour I.J., Avis consultatif sur la compétence de l’assemblée générale pour l’admission d’un État aux Nations Unies, 3 mars 1950, Recueil 1950, p. 4 : « La Cour croit nécessaire de dire que le premier devoir d’un tribunal, appelé à interpréter et à appliquer les dispositions d’un traité, est de s’efforcer de donner effet, selon leur sens nature et ordinaire, à ces dispositions prises dans leur contexte ») et l’avis consultatif du 8 juin 1960 (Cour I.J., Avis consultatif sur la composition du comité de la sécurité maritime de l’organisation intergouvernementale consultative de la navigation maritime, 8 juin 1960, Recueil 1960, p. 150 : « Les termes de l’article 28 a) doivent être interprétés suivant leur signification naturelle et ordinaire, selon le sens qu’ils ont normalement dans leur contexte »
  25. Cour eur. dr. h., Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 62
  26. Cour eur. dr. h., Gasus Dosier-Und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, 23 février 1995, § 62
  27. Ibid., § 72
  28. Cour eur. dr. h., Akdivar c. Turquie, 16 septembre 1996, opinion dissidente de M. le juge Gölcücklü, § 16. Voy. également : Cour eur. dr. h., Aydin c. Turquie, 25 septembre 1997, opinion dissidente de M. le juge Gölcücklü
  29. Cour eur. dr. h., Akdivar c. Turquie, 16 septembre 1996, préc., § 78. Voy. également : Cour eur. dr. h., Aydin c. Turquie, 25 septembre 1997, préc., § 70
  30. Cour eur. dr. h., Frydlender c. France, 27 juin 2000, § 29 « jurisprudence constante » et § 30 « jurisprudence bien établie»
  31. Cour eur. dr. h., Ilhan c. Turquie, 27 juin 2000, opinion dissidente de M. Gölcüklü, § 11 : « 11. Dans la présente affaire, la Cour, ignorant sa jurisprudence constante, s’est bel et bien livrée à des “calculs d’actuaire” spéculatifs, mais elle a de surcroît estimé juste et raisonnable d’allouer au requérant une somme plus qu’exorbitante (80 000 livres sterling (GBP)), jamais atteinte à ce jour. Les montants ordinairement accordés se situent entre 15 000 et 20 000 GBP. J’estime que la crédibilité et la force de conviction des décisions de justice proviennent de la constance et du suivi de la jurisprudence établie, ce qui exclut les hauts et bas extrêmes  » (Nous soulignons).
  32. Voy. par ex. : Cour eur. dr. h., Loizidou c Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, préc., § 62
  33. Voy. par ex. : Cour eur. dr. h., Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 74
  34. Voy. par ex. : Cour eur. dr. h., Tanrikulu c. Turquie, 8 juillet 1999, § 67
  35. Voy. par ex : Cour eur. dr. h., N. c  Royaume-Uni, 27 mai 2008, § 29
  36. Voy. par ex : Cour eur. dr. h., Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France, 27 juin 2000, § 86
  37. Voy. par exemple : Cour eur. dr. h., Liechtenstein c. Allemagne, 12 juillet 2001, § 91
  38. Cour eur. dr. h., Medvedyev et autres c. France, 29 mars 2010, § 124
  39. Cour eur. dr. h., Neumeister c. Autriche, 27 juin 1968, § 29
  40. Cour eur. dr. h., De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, préc., § 37
  41. Cour eur. dr. h., Beneficio Cappella Paolini c. Saint-Marin, 13 juillet 2004, § 16.
  42. Cour eur. dr. h., Del Rio Prada c. Espagne, 10 juillet 2012, § 28
  43. Cour eur. dr. h., Avotins c. Lettonie, 23 mai 2016, § 52
  44. Cour eur. dr. h., G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie, 28 juin 2018, opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque
  45. Article 28.1 du règlement de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Résolution 1202 (1999) adoptée le 4 novembre 1999) avec modifications ultérieures du Règlement ; art. 34.1 du règlement de la Cour
  46. A. SCHAHMANECHE, La motivation des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, [Th. doct. : Droit public : Université Montpellier I], L.G.D.J., 2012, p. 185, nbp n° 1002
  47. Article 57.1 du règlement de la Cour
  48. Article 77.2 du règlement de la Cour
  49. Rappelons que jusqu’à l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 en novembre 1998, tous les arrêts étaient rendus dans les deux langues officielles. Sur le « régime linguistique » de la Cour européenne des droits de l’homme et le rôle du traducteur, voir J. BRANNAN, « Le rôle du traducteur à la Cour européenne des droits de l’homme », Traduire. Revue française de la traduction, 2009, n° 220 : Organisations internationales, p. 24
  50. J. BRENNAN, Loc. Cit. Bien que les juges ne soient pas tous francophones ou anglophones, composition de la Cour européenne des droits de l’homme oblige, ils doivent avoir acquis ou acquérir rapidement entre leur nomination et leur prise de fonction les « connaissances linguistiques nécessaires » à l’exercice de leur office (A. SCHAHMANECHE, Op. Cit., p. 185).
  51. J. BRENNAN, Loc. Cit.
  52. Ibid.
  53. J. BRENNAN, Loc. Cit.
  54. On peut d’ailleurs s’interroger sur l’uniformité de sens de certains mots ou de certaines expressions au sein de la francophonie et de l’anglophonie
  55. Cela vaut d’autant plus que « la question de la traduction des arrêts de la Cour est une question cruciale car elle subordonne la connaissance de la jurisprudence de la Cour » (F. TULKENS, « Quelle réforme pour la Cour européenne des droits de l’homme ? Les réformes à droit constant », R.U.D.H., 2002, n° 7-8, vol. 14, p. 265).
  56. M. WESTON, « Characteristics and constraints of producing bilingual judgments: the example of the European Court of Human Rights », in GEMAR J.-C. and KASIRER N. (dir.), Jurilinguistique : entre langues et droits – Jurilinguistics: Between Law and Language, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 458
  57. Protocole additionnel n° 14, rapport explicatif, STCE n° 194, p. 13
  58. Protocol n° 14, Explanatory report, CETS 194, p. 12
  59. Protocole additionnel n° 14, Rapport explicatif, Loc. Cit.
  60. En ce sens voir : Cour eur. dr. h., Kalinkin et autres c. Russie, 17 avril 2012, préc. La Cour se dit « surtout frappée par le fait que les deux seuls exemples de jurisprudence interne invoqués par le Gouvernement à l’appui de sa thèse dans la présente affaire sont exactement les mêmes que ceux déjà cités dans de très nombreuses autres affaires jugées par elle depuis plusieurs années. Elle tient à redire à cet égard que les jugements en question constituent des cas exceptionnels et isolés et non la preuve d’une jurisprudence établie et constante (Bourdov (no 2), précité, §§ 92 et 114-115). Le fait que le Gouvernement présente à la Cour depuis des années les mêmes rares exemples d’application du chapitre 59 du code civil relativement à l’indemnisation de retards dans l’exécution de décisions de justice internes confirme amplement cette conclusion »
  61. Cour eur. dr. h., G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie, 28 juin 2018, préc., opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque
  62. A. SCHAHMANECHE, Op. Cit., p. 160
  63. Ainsi, pour Élisabeth Lambert, une jurisprudence constante présente deux caractéristiques : elle ne doit jamais avoir été contredite ; elle doit être suffisamment claire. Déjà, la Professeure Aurélia Schahmaneche avait montré qu’il « fa[llait] désormais relativiser l’importance de cette première qualité », au regard notamment du Protocole additionnel n° 14 (A. SCHAHMANECHE, Op. Cit., p. 161
  64. É. MILLARD, Loc. Cit.
  65. Dictionnaire Trésor de la Langue française, « stabiliser », consultable en ligne : http://tfli.org
  66. Cour eur. dr. h., Fredin c. Suède (n°1), 18 février 1991, § 51 : « Selon une jurisprudence bien établie, le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1-2) doit se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase de l’article (voir, en dernier lieu, l’arrêt Mellacher et autres précité, série A no 169, p. 27, § 48) »
  67. On remarque d’ailleurs que ce sont les chambres qui mentionnent principalement les « jurisprudences établies ». Les chiffres sont les suivants : « Jurisprudence établie » : expression mentionnée dans 53 arrêts de Grande chambre et 275 arrêts de chambre ; « Jurisprudence bien établie » : expression mentionnée dans 77 arrêts de Grande chambre et 484 arrêts de chambre ; « Jurisprudence constante » : expression mentionnée dans 238 arrêts de Grande chambre et 1790 arrêts de chambre ; « Jurisprudence consolidée » : expression mentionnée dans 2 arrêts de Grande chambre et 31 arrêts de chambre
  68. Dictionnaire Le Larousse, en ligne, « fonction », consultable sur : www.larousse.fr
  69. Le mot « fonction » dérive du latin functionem, de fumgor, je m’acquitte
  70. D. EVRIGENIS, « Réflexions sur la dimension nationale de la CEDH », in Actes du colloque sur la CEDH par rapport à d’autres instruments internationaux pour la protection des droits de l’homme, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1979, p. 71
  71. F. SUDRE, « Le recours aux notions autonomes », in F. SUDRE, L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’Homme, Bruxelles, Bruylant, p. 94
  72. Sur l’an-historicité des concepts : M. TROPER, « Les concepts de l’histoire constitutionnelle » in C. M. HERRERA et A. LE PILLOUER (dir.), Op. Cit., p. 57
  73. Il ne nous semble pas que d’étude spécifique ait été réalisée sur les notions de  « jurisprudence bien établie » ou de celle, plus rare, de « jurisprudence établie » devant la Cour internationale de justice. Pour notre part, nous notons simplement, au vu des quelques recherches que nous avons pu mener pour cette étude que lorsque la Cour internationale de justice emploie l’expression, elle renvoie indifféremment à ses arrêts ou à ses avis consultatifs. Ainsi, dans l’arrêt rendu sur l’affaire du temple de Préah Vihéar (Cour I.J., Affaire du temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) exceptions préliminaires, 26 mai 1961, préc.), elle met en évidence une « jurisprudence bien établie » au regard de deux avis consultatifs (Cour I.J., Avis consultatif sur la compétence de l’assemblée générale pour l’admission d’un État aux Nations Unies, 3 mars 1950, préc. et Cour I.J., Avis consultatif sur la composition du comité de la sécurité maritime de l’organisation intergouvernementale consultative de la navigation maritime, préc.). En outre, la Cour internationale de justice renvoie parfois à une « règle bien établie » (voy. par ex. : Cour I.J., Avis consultatif sur le différend relatif à l’immunité de juridiction d’un rapporteur spécial de la commission des droits de l’homme, Recueil 1999, p. 62 : « Selon une règle bien établie du droit international, le comportement de tout organe d’un Etat doit être regardé comme un fait de cet Etat »). Nous pensons qu’alors que « jurisprudence bien établie » renvoie à une fonction d’interprétation de la Cour, une « règle bien établie » a plutôt trait au fond du droit. Nous laissons de prochaines recherches faire la lumière sur ce point
  74. Revenons quelques instants à un problème terminologique. Du français vers l’anglais, « consolidé » donne « established », « settled » ou « consolidated » ; de l’anglais vers le français « consolidated » est rendu soit par « consolidé », soit par « constant » (Cour eur. dr. h., Axel Springer AG c. Germany, 7 février 2012, opinion dissidente du juge Lopez Guerra à laquelle se rallient les juges Jungwiert, Jaeger, Villiger et Poalelungi).

    Le terme « consolidated » est d’ailleurs extrêmement rare en anglais, puisqu‘il ne figure que dans 4 décisions (outre les arrêts Cour eur. dr. h., Axel Springer AG c. Allemagne, 7 février 2012, préc. et Cour eur. dr. h., G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie, 28 juin 2018, préc., voy. : Cour eur. dr. h., Azienda Agricola Silverfunghi S.A.S. et autres c. Italie, 24 juin 2014, § 50 et § 81), dont seulement la moitié existe dans les deux versions linguistiques. Il est parfois doublé d’un autre adjectif, comme dans l‘expression « consistent consolidated case-law » (Cour eur. dr. h., Azienda Agricola Silverfunghi S.A.S. et autres c. Italie, 24 juin 2014, préc.

  75. Sur ce thème : C. SEVERINO, La doctrine du droit vivant, Economica-Puam, Paris, 2003 ; J.-J. PARDINI, « Réalisme et contrôle des lois en Italie », C.C.C., juin 2007, n° 22 (Dossier : Le réalisme en droit constitutionnel) ; G. ZAGREBELSKY, « La doctrine du droit vivant et la question de constitutionnalité », Constitutions, mars 2010, n° 1, p. 9
  76. La Cour de Rome considère en effet, depuis un arrêt du 15 juin 1956, qu’elle doit prendre en considération « l’interprétation jurisprudentielle constante qui confère au principe législatif sa valeur effective dans la vie juridique s’il est vrai – et cela est vrai – que les normes ne sont pas telles qu’elles apparaissent fixées dans l’abstrait, mais telles qu’elles sont appliquées dans l’œuvre quotidienne du juge qui s’attache à les rendre concrètes et efficaces » (Corte costituzionale, Sentenza 15 Giugno 1956, 3/1956, § 6
  77. Gustavo ZAGREBELSKY, Loc. Cit.
  78. On note que, d’une manière plus indirecte, la conception de Gustavo Zagrebelsky a aussi influencé la conception du “droit vivant” au sein du Conseil constitutionnel. Sur ce sujet, voy. : M. KAMAL, Le Conseil constitutionnel et le temps, [Thèse doct. : Droit public], 2018, p. 594 et s.
  79. Cour eur. dr. h., Halat c. Turquie, 8 novembre 2011, opinion partiellement dissidente des juges Tulkens et Raimondi ; arrêt Del Rio Prada c. Espagne, 10 juillet 2012, préc., § 28 ; arrêt Avotins c. Lettonie, 23 mai 2016, préc., § 52 ; arrêt Arrozpide Sarasola et autres c. Espagne, 23 octobre 2018, § 119
  80. Cour constitutionnelle italienne, 1er avril 2015, n° 49/2015
  81. Cour eur. dr. h., G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie, 28 juin 2018, préc., opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque
  82. Ibid.
  83. Pour reprendre les mots de la juge Motoc : Cour eur. dr. h., G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie, 28 juin 2018, préc., opinion séparée de la juge Motoc
  84. En témoigne ainsi l’opinion dissidente des juges Tulkens et Jociene sur l’arrêt Sabri Günes c. Turquie (Cour eur. dr. h., Sabri Günes c. Turquie, 24 mai 2011
  85. On en retrouve une trace dans l’Exposé général de la pratique suivie par le collège de la grande chambre pour statuer sur les demandes de renvoi formulées au titre de l’article 43 de la Convention (octobre 2011). Ainsi, dans un titre dédié aux « Demandes en principe rejetées » dans lequel figure un sous-titre « d) L’application de la jurisprudence bien établie » (nous soulignons), il est expliqué que « Sauf si le collège estime que le moment est venu de faire évoluer la jurisprudence de la Cour (voir point IV b) ci-dessus), les affaires ayant donné lieu à une application « normale » de la jurisprudence constante de la Cour ne sont en principe pas renvoyées devant la Grande Chambre 
  86. Il nous semble ainsi tout à fait significatif que la formulation américaine « unbroken line of decisions », appartenant à la Cour suprême des Etats-Unis et inspirée de la métaphore du roman de Ronald Dworkin, n’ait pas du tout prospéré à Strasbourg (Cour eur. dr. h., Sergueï Zolotoukine c. Russie, 10 février 2008, § 44. La Cour européenne des droits de l’homme cite un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis où il est mention de « jurisprudence constante » (version française), traduction choisie pour l’original anglais « unbroken line of decisions »
  87. A. SCHAHMANECHE, Op. Cit., p. 325
  88. É. LAMBERT, Les effets des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme : contribution à une approche pluraliste du droit européen des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 297
  89. A. SCHAHMANECHE, Op. Cit., p. 192
  90. Voy. pour la première utilisation : Cour eur. dr. h., Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 67
  91. Cour. eur. dr. h., Ceni c. Italie, 4 février 2014, §39 ; Valle Pierimpiè Societa Agricola S.P.A. c. Italie, § 38
  92. B. BERTRAND, « Les blocs de jurisprudence », R,T,D, Eur., 2012, p. 741
  93. Ibid.
  94. Ibid.
  95. Voy., parmi beaucoup d’autres : Cour eur. dr. h., Probstmeier c. Allemagne, 1er juillet 1997, § 46  et Cour eur. dr. h., M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, § 365
  96. A. SCHAHMANECHE, Op. Cit., p. 192
  97. Prenons par exemple la motivation relative aux « jurisprudences établies », en lien avec l’article 3 de la Convention (non combiné avec l’article 14), et le point particulier de l’examen des faits par la Cour. Dans l’arrêt Selmouni c. France (Cour eur. dr. h., Selmouni c. France, 28 juillet 1999, § 86), la Cour vise « notamment », au titre de sa « jurisprudence constante » les arrêts Cruz Varas et autres c. Suède, McCann et autres c. Royaume-Uni et Aksoy c. Turquie. Quelques années plus tard, c’est l’arrêt Selmouni c. France qui devient l’une des références d’une « jurisprudence bien établie », avec les arrêts Assenov et autres c. Bulgarie, Raninen c. Finlande, V. c. Royaume-Uni, Chahal c. Royaume-Uni, Klaas c. Allemagne et Labita c. Italie [GC], dans les arrêts Zeynep Avci c. Turquie (Cour eur. dr. h., Zeynep Avci c. Turquie, 6 février 2003, § 62), Karagöz c. Turquie (Cour eur. dr. h., Karagöz c. Turquie, 8 novembre 2005, § 73), Oya Ataman c. Turquie (Cour eur. dr. h., Oya Ataman c. Turquie, 5 décembre 2006, § 24), Ciloglu c. Turquie (Cour eur. dr. h., Ciloglu c. Turquie, 6 mars 2007, § 25), sans qu’aucun de ses arrêts, pourtant rendus chacun à une ou plusieurs années d’intervalle, ne figure parmi les références choisies par la Cour
  98. Voy. parmi beaucoup d’autres : Cour eur. dr. h., Nikolova c. Bulgarie, 25 mars 1999, § 69 et Cour eur. dr. h., Taddeucci et McCall c  Italie, 30 juin 2016, § 81
  99. Voy. parmi beaucoup d’autres : Cour eur. dr. h., Bladet Tromso et Stensaas c. Norvège, 20 mai 1999, § 84 et Cour eur. dr. h., M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, préc., § 422
  100. A. SCHAHMANECHE, Op. Cit., p. 160
  101. En se fondant sur une recherche menée sur les bases de données de Legifrance (www.legifrance.gouv.fr) relatives aux jurisprudences constitutionnelle, administrative et judiciaire
  102. Cour d’appel de Paris, 28 février 2002, n° 2001/04343 (Nous soulignons
  103. Cour eur. dr. h., McMichael c. Royaume-Uni, 24 février 1995
  104. Cour eur. dr. h., Unedic c. France, 18 décembre 2009, § 74
  105. Cour eur. dr. h., Legrand c. France, 26 mai 2011, § 37
  106. Cour eur. dr. h., Nedjet Sahin et Perihan Sahin c. Turquie, 20 octobre 2011, § 58 : « La Cour précise toutefois que les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas un droit acquis à une jurisprudence constante (Unédic c. France, n° 20153/04, § 74, 18 décembre 2008). En effet, une évolution de jurisprudence n’est pas en soi contraire à une bonne administration de la justice dans la mesure où l’absence d’une approche dynamique et évolutive serait susceptible d’entraver tout changement ou amélioration (Atanasovski c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », n° 36815/03, § 38, 14 janvier 2010).  ». Voy. également : Cour eur. dr. h., Vuckovic et autres c. Serbie, 28 août 2012., § 54 vi) ; Ferreira Santos Pardal c. Portugal, 30 juillet 2015, § 42 g) ; arrêt Hayati Celebi et autres c. Turquie, 9 février 2016, § 52 g) ; arrêt Paroisse Gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie, 29 novembre 2016, § 116 c) ; arrêt Allègre c. France, 12 juillet 2018, § 52
  107. Cour eur. dr. h., Fazli Aslaner c. Turquie, 4 mars 2014, § 53
  108. A. PALANCO, Le précédent dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, [Th. Doct. : Droit public : Université de Montpellier], 2017, p. 16
  109. F. ZENATI, La jurisprudence, Dalloz, 1991, p. 163
  110. Cour eur. dr. h., J.K. c. Suède, 23 août 2016
  111. Cour eur. dr. h., Paposhvili c. Belgique, 13 décembre 2016
  112. C. HUSSON-ROCHCONGAR et M. AFROUKH, « Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RDLF 2017, chron. n° 13
  113. Cette hypothèse, particulièrement stimulante, mériterait à partir de l’ensemble des jurisprudences collectées dans ce corpus de 2500 décisions, de déterminer chacun de ces critères, mais aussi leur pondération afin de dessiner la courbe du rapport de forces entre les uns et les autres
  114. Sur la notion d’accélération, voy. part. : P. GÉRARD, F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, L’accélération du temps juridique, 1ère éd., Facultés universitaires Saint Louis, 2000 ; H. ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps, 2ème éd., Paris, Éditions La Découverte/Poche, 2013. ; H. ROSA, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, 2ème éd., Paris, Éditions La Découverte, 2014 ; B. BASTARD et al., Justice ou précipitation. L’accélération du temps dans les tribunaux, 1ère éd., PUR, 2016
  115. Protocole additionnel n° 14, Rapport explicatif, STCE n° 194, préc., p. 13 (Nous soulignons).
  116. Ibid., p. 13
  117. Protocole additionnel n° 15, Rapport explicatif, STCE n° 213, préc., p. 3 (Nous soulignons).
  118. Exposé sur la pratique suivie par le collège de la Grande chambre pour statuer sur les demandes de renvoi formulées au titre de l’article 43 de la Convention, préc., p. 1, nbp n° 1
  119. Ibid., p. 13

Contrôle abstrait / contrôle concret : l’impossible systématisation de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne relative au contrôle des actes des États membres

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Laurent Coutron est Référendaire à la Cour de justice de l’Union européenne 1 et Professeur à l’Université de Montpellier

De prime abord, l’utilité même d’une étude de la nature du contrôle juridictionnel auquel se livre la Cour de justice de l’Union européenne lorsqu’elle est amenée à apprécier, peu ou prou, la conformité des mesures prises par un État membre au regard du droit de l’Union peut se poser. Si les interrogations relatives à la nature du contrôle juridictionnel pratiqué par tel ou tel juge ne semblent pas avoir gagné les rangs des communautaristes, ce n’est pas nécessairement un mal, tant la doctrine a l’habitude de céder à des phénomènes de mode, en hissant sporadiquement une notion au rang de « nouvel opium juridique » 2 au point de s’y focaliser pendant une certaine période, avant de la laisser retomber progressivement, sinon dans l’oubli, du moins dans un relatif anonymat.
Ce sont cependant principalement d’autres raisons qui peuvent expliquer les hésitations, voire les réticences à appréhender du point de vue du droit de l’Union cette dialectique du contrôle abstrait et du contrôle concret. En particulier, cette terminologie ne cadre pas nécessairement bien avec les compétences variées dont dispose la Cour de justice. Sur ce point et afin de pouvoir procéder à une comparaison intéressante avec les autres ordres juridiques étudiés dans le cadre de ce dossier, il a paru opportun de se restreindre à l’examen des deux voies de droit par lesquelles la conventionnalité des actes des États membres de l’Union est contrôlée par la Cour de justice, à savoir le recours en constatation de manquement et le renvoi préjudiciel en interprétation. Ne sera donc pas étudiée dans cette contribution l’attitude adoptée par la Cour dans le cadre des recours en annulation, en responsabilité, du renvoi préjudiciel en appréciation de validité ou encore du pourvoi par exemple. En outre et surtout, la terminologie « contrôle abstrait – contrôle concret » n’est pas familière au juriste spécialisé en droit de l’Union. À notre connaissance, les compétences de la Cour n’ont jamais été présentées autour de cette dichotomie. Au-delà, que désigne chacune de ces deux expressions ? La notion de « contrôle abstrait » semble, spontanément, coïncider assez largement avec la mission qui est confiée à la Cour dans le renvoi préjudiciel en interprétation. Elle y est en effet uniquement chargée d’interpréter le droit de l’Union, sans pouvoir, théoriquement, apprécier ni la validité du droit national, ni appliquer le droit de l’Union aux circonstances de l’affaire au principal. Le rôle de la Cour dans le renvoi en interprétation consiste ainsi à se charger seulement de la majeure du syllogisme judiciaire, les autres étapes incombant au juge national. Pour le reste, l’approche constitutionnelle classique du contrôle concret, qui renvoie au contrôle décentralisé de la constitutionnalité des lois, est ici hors de propos de sorte que le contrôle concret doit correspondre à l’hypothèse dans laquelle la Cour ne s’en tient pas à la seule interprétation abstraite du droit de l’Union mais s’aventure dans son application aux faits de l’espèce. Le renvoi en interprétation paraît ainsi taillé pour se couler dans le moule du contrôle abstrait, d’autant plus que les juridictions nationales ont pour mission de « participe[r] de façon étroite à la bonne application et à l’interprétation uniforme du droit de l’Union ainsi qu’à la protection des droits conférés par cet ordre juridique aux particuliers » 3. Selon une formulation encore plus solennelle, « la clef de voûte du système juridictionnel ainsi conçu est constituée par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE qui, en instaurant un dialogue de juge à juge précisément entre la Cour et les juridictions des États membres, a pour but d’assurer l’unité d’interprétation du droit de l’Union 4, permettant ainsi d’assurer sa cohérence, son plein effet et son autonomie ainsi que, en dernière instance, le caractère propre du droit institué par les traités » 5. On peut considérer que ce n’est qu’en déconnectant les questions préjudicielles du contexte de l’affaire au principal que le juge national peut véritablement contribuer à l’édification de l’ordre juridique de l’Union et œuvrer à l’uniformisation du droit de l’Union par le prisme du litige au principal dont il est saisi. L’abstraction semble ainsi être consubstantielle à la procédure préjudicielle et constituer la condition de son succès.
Le lien entre le recours en manquement et le contrôle abstrait peut paraît, de prime abord, moins ontologique. À partir du moment où cette procédure se noue à partir d’un contexte factuel et juridique donné, la place allouée au contrôle concret semble d’emblée plus importante. Pourtant, dans ce recours également, le constat de l’existence d’un manquement ou de son absence est intimement lié à l’interprétation de la norme supposément méconnu par l’État incriminé. Aussi comprend-on que la Cour ait valorisé le caractère objectif du recours en manquement, c’est-à-dire sa très large déconnexion des caractéristiques du manquement.

Il ressort d’un examen partiel et subjectif de la jurisprudence de la Cour de justice relative au renvoi préjudiciel en interprétation et au recours en manquement que le contrôle abstrait constitue une caractéristique commune à ces deux voies de droit. Cela étant, on peut déceler une tendance non négligeable de la Cour à s’engager sur la voie du contrôle concret, ce qui conduit à s’interroger sur les relations de concurrence ou de complémentarité qu’entretiennent ces deux formes de contrôle. Il paraît, dès lors, possible de présenter le contrôle abstrait comme la clé d’entrée dans le recours en manquement et le renvoi préjudiciel en interprétation (I) avant de se demander si le contrôle concret représente une alternative ou une étape supplémentaire au contrôle abstrait (II).

I. Le contrôle abstrait, clé d’entrée dans le recours en manquement et le renvoi préjudiciel en interprétation

Dans le cadre de cette contribution, le contrôle abstrait sera assimilé à un contrôle objectif, lequel se focalise sur l’aspect du contrôle qui confine à l’interprétation de la norme de référence et, partant, du droit de l’Union, dans le cadre du contrôle de conventionnalité. Bien que ni le traité sur l’Union européenne ni le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne prévoient l’objectivité du recours en manquement et du renvoi en interprétation, la Cour s’est empressée de reconnaître ce caractère à ces deux voies de droit. Tandis que cette caractéristique paraît inhérente au renvoi en interprétation (B), son association au recours en manquement relève peut-être davantage du construit que de l’inné (A).

A. L’objectivisation revendiquée du recours en manquement

Véritable trait saillant du recours en manquement (1), l’objectivité permet d’appréhender le spectre des manquements le plus vaste possible (2).

1. L’objectivité, trait saillant du recours en manquement

Même si les arrêts de la Cour de justice mettant en exergue son caractère objectif sont assez rares 6, celui-ci n’en constitue pas moins le trait saillant du recours en manquement.
En premier lieu, l’objectivité du recours en manquement transparaît d’un simple constat statistique. Depuis l’entrée en vigueur du traité de Rome en 1958, seuls cinq recours en manquement semblent avoir été introduits par un État membre, le recours en manquement interétatique n’ayant manifestement pas la cote ! 7. Ce n’est donc qu’à la marge que le recours en manquement tend à départager des égoïsmes nationaux. De fait, cette procédure, qui est, en pratique, l’apanage de la Commission, contribue grandement à lui permettre d’assurer son rôle de gardienne des traités 8.

En deuxième lieu, l’objectivité du recours en manquement présente assurément une dimension utilitariste puisqu’elle contribue grandement à garantir l’efficacité du droit de l’Union européenne. Ainsi explique-t-elle l’indifférence de la Cour quant à la nature de la norme méconnue. La Cour se borne en effet à répondre à la question de savoir si l’État poursuivi a manqué à une obligation qui lui incombe en vertu des traités et elle ne peut y répondre que par « oui » ou par « non » 9. Étant contrainte de choisir entre l’une des deux branches de cette alternative, la Cour se voit privée de la possibilité d’opter pour une réponse nuancée, à son grand dam parfois. Ainsi l’avocat général Mischo se déclarait-il « enclin à proposer à la Cour de retenir de larges circonstances atténuantes [en faveur du Portugal], voire même de proposer une dispense de peine. Mais le recours en manquement est un recours objectif et cette voie ne m’est pas ouverte » 10. La simplicité, voire la brutalité, du recours en manquement présente toutefois un avantage dans la mesure où un constat de manquement est dépourvu de toute connotation morale, l’exclusion de tout jugement de valeur étant censée contribuer à faciliter l’acceptation du constat de manquement par l’État condamné.
Enfin, l’objectivité du recours en manquement exclut, par nature, la quasi-totalité des circonstances exonératoires avancées par les États pour tenter d’échapper à un constat de manquement ou, à tout le moins, d’en atténuer la rigueur. Sont notamment irrecevables les arguments tirés de la prescription du manquement, de l’exception d’inexécution 11, de l’illégalité de la norme prétendument méconnue 12, sauf s’il s’agit d’un règlement 13 ou encore de la prétendue impossibilité d’exécuter l’arrêt constatant le manquement. Cette dernière hypothèse peut être illustrée par l’important arrêt Commission / Hongrie du 8 avril 2014. En l’occurrence, la Hongrie concluait à l’irrecevabilité du recours en manquement au motif que, eu égard aux circonstances de l’espèce, pour se conformer à l’arrêt constatant le manquement et ainsi mettre fin au manquement, il serait nécessaire de violer le droit de l’Union. Rien moins ! En effet, si la Cour devait « constat[er] qu’il a été mis fin à la fonction de commissaire [à la protection des données] en violation de la directive 95/46, il ne serait possible de remédier à une telle illégalité qu’en révoquant le président de l’Autorité [nationale chargée de la protection des données et de la liberté de l’information] et en le remplaçant par l’ancien commissaire, ce qui reviendrait à répéter le manquement allégué. […] De plus, mettre fin de manière anticipée au mandat du président de l’Autorité violerait le principe d’indépendance de l’Autorité, prévu par la Loi fondamentale ». Une telle argumentation ne manque pas de piquant, surtout si on précise que c’est en raison de la pusillanimité des États membres et de leur refus d’enclencher la procédure prévue par l’article 7 TUE à l’encontre de la Hongrie que la Commission en a été réduite à contester, par la voie du recours en manquement, les lois les plus attentatoires aux valeurs démocratiques que l’Union entend incarner. Dès lors, recevoir des leçons de démocratie de la part d’un État qui confine à ce qu’un néologisme conduit à qualifier de « démocrature » en dit long sur le sans-gêne de certains dirigeants actuels de l’Union 14.
L’objectivité du recours en manquement se révèle ici d’un précieux secours pour la Cour qui n’a pas à entrer dans le détail d’une argumentation scabreuse et peut se contenter d’affirmer, de façon péremptoire, que cette prétendue « impossib[ilité] de remédier au manquement allégué sans violer la directive 95/46 ou le principe de sécurité juridique, à la supposer établie, relève […], en tout état de cause, de l’exécution de l’arrêt constatant le manquement et est, partant, sans influence sur la recevabilité du présent recours ». En outre, « il est de jurisprudence constante qu’un État membre ne saurait exciper de dispositions de son ordre juridique national, même constitutionnel, pour justifier le non-respect des obligations résultant du droit de l’Union » 15.

En pratique, le caractère objectif du recours en manquement apparaît avec le plus d’évidence lorsque la Cour est précisément invitée par la Commission à se livrer à un contrôle abstrait de compatibilité d’une norme nationale avec une norme de l’Union, en ce sens que ce contrôle est déconnecté de toute application de la norme nationale litigieuse. L’exemple le plus topique est probablement fourni par les recours par lesquels la Commission conteste devant la Cour la qualité de la transposition d’une directive effectuée par un État membre. Tel est le cas, par exemple, lorsque, par sa requête, la Commission « demande à la Cour de constater que, en n’ayant pas transposé correctement dans son ordre juridique interne les directives [marchés publics] 93/36/CEE […] et 93/37/CEE […], et, en particulier, en excluant du champ d’application de la […] loi relative aux marchés passés par les administrations publiques[, d’une part], les entités de droit privé qui remplissent les conditions énoncées à l’article 1er […] de chacune desdites directives[, ainsi que, d’autre part,] les accords de collaboration conclus entre les administrations publiques et les autres entités publiques et, partant, également les accords qui constituent des marchés publics au sens de ces mêmes directives […] le royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions du traité CE et de ces directives » 16. En pareils cas, la Cour procède quasiment à une comparaison terme à terme de la directive et de son acte de transposition et peut relever, à l’occasion, qu’une norme nationale est « en tant que telle » 17 contraire au droit de l’Union.

L’objectivité de son contrôle transparaît également dans le mode d’appréhension du droit national. Seule voie de droit ayant précisément pour objet une mesure nationale, la Cour est régulièrement invitée à prendre position sur la signification de la norme nationale qui est suspectée de constituer une violation du droit de l’Union 18. Elle s’efforce alors de retenir l’interprétation qui lui paraît prêter le moins le flanc à la critique, ce qui la conduit, fort logiquement, « dans le cadre d’une procédure en manquement, [à] fonder son analyse d’abord et avant tout sur une lecture littérale du texte de la législation nationale ». C’est ainsi qu’elle « ne peut qu’exceptionnellement aller au-delà du sens littéral des dispositions nationales. L’un de ces cas est notamment celui où il résulte de la jurisprudence des juridictions nationales que la législation nationale doit être interprétée d’une certaine manière » 19.

Il se peut néanmoins que « [l]es parties so[ie]nt […] en désaccord sur la portée de la législation nationale ». Tel fut notamment le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Commission / Italie du 10 juillet 2006. En l’occurrence, le gouvernement italien se prévalait au soutien de son interprétation du droit italien de « l’interprétation donnée par la Corte suprema di cassazione », « d’une jurisprudence établie », bref, de « plusieurs arrêts » de cette juridiction. En comparaison, la Commission se contentait d’affirmer « qu’il n’existerait pas de jurisprudence suffisamment claire et constante » sur la question litigieuse. Contrainte de trancher cette querelle, la Cour a affirmé que « [l]a décision sur cette question dépend de l’application dans la pratique des dispositions nationales en question, notamment par les juridictions compétentes. A cet égard, le gouvernement italien a présenté plusieurs décisions jurisprudentielles. En revanche, la Commission n’a fourni aucun élément susceptible de justifier ses doutes et, en particulier, n’a pas produit de jurisprudence allant dans le sens qu’elle indique et n’a mentionné aucun cas concret dans lequel les droits des travailleurs concernés n’auraient pas été sauvegardés dans toute leur étendue au niveau prescrit par la directive » 20.
Il arrive, en effet, que le contrôle de la réglementation nationale se double d’un contrôle de la jurisprudence de la ou des juridiction(s) suprême(s) 21, sachant que « l’exigence d’une interprétation conforme inclut l’obligation, pour les juridictions nationales, de modifier, le cas échéant, une jurisprudence établie si celle-ci repose sur une interprétation du droit national incompatible avec les objectifs d’une directive » 22. L’exemple le plus connu à cet égard est assurément l’arrêt Commission / Italie du 9 décembre 2003 dans lequel la Cour a puissamment suggéré un manquement judiciaire, sans toutefois aller au bout de son raisonnement. Dans cet arrêt, la Cour avait mis en exergue que la disposition législative qui avait motivé l’introduction du recours en manquement était « en elle-même neutre au regard du droit communautaire » de sorte que « [s]a portée d[eva]it être déterminée compte tenu de l’interprétation qu’en donn[ai]ent les juridictions nationales » 23. Dans ce contexte, nul n’a été dupe lorsque la Cour a conclu son raisonnement en « constat[ant] que, en ne modifiant pas l’article [législatif litigieux], qui est interprété et appliqué par l’administration et une part significative des juridictions, y compris la Corte suprema di cassazione, d’une manière telle que l’exercice du droit au remboursement de taxes perçues en violation de règles communautaires est rendu excessivement difficile pour le contribuable, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CE » 24. La Cour de cassation italienne avait d’ailleurs parfaitement saisi le message puisque, à peine quelques mois plus tard, elle procédait à un revirement de jurisprudence 25.

2. Une objectivité permettant d’appréhender le spectre des manquements le plus vaste possible

Le recours en manquement a, dès l’origine, été conçu par la Cour de justice, dans une formule singulièrement énergique, comme « l’ultima ratio permettant de faire prévaloir les intérêts communautaires consacrés par les traités contre l’inertie et contre la résistance des États membres » 26. Aussi devrait-il n’être introduit que lorsque l’État membre concerné campe sur ses positions et conteste le bien-fondé des prétentions de la Commission 27. On peut cependant interpréter ce dictum de la Cour comme suggérant que cette voie de recours a vocation à porter sur des violations du droit de l’Union européenne lourdes de conséquences. Ainsi dramatisée, la raison d’être de ce recours serait alors de s’attacher à remédier aux violations les plus patentes et les plus attentatoires à l’« exigence fondamentale » 28 d’uniformité du droit de l’Union. Si cette vision du manquement pouvait sembler quelque peu exagérée lorsqu’il s’agissait de lutter contre les réticences des États membres face à l’avènement du marché commun, elle semble malheureusement revêtir aujourd’hui une dimension quasi prophétique, eu égard aux atteintes portées aux valeurs de l’État de droit dans certains États membres. À plusieurs reprises en effet, devant l’inaction du Conseil européen, la Commission a dû se résoudre à utiliser la procédure en manquement comme un palliatif de l’absence d’activation du mécanisme prévu par l’article 7 TUE. Tel fut le cas en 2012 lorsque de l’adoption des premières reformes portées par le gouvernement Orban en Hongrie 29.
Tel est encore le cas aujourd’hui afin de tenter d’enrayer les réformes délétères adoptées en Pologne par le parti Paix et Justice, tout particulièrement celles qui menacent l’intégrité du système juridictionnel polonais 30. La seule satisfaction liée à ces affaires, dont, à vrai dire, on se serait bien passé, réside dans la démonstration que le recours en manquement, tout comme le renvoi préjudiciel en interprétation d’ailleurs 31, peut constituer une « arme contentieuse » 32 aux effets non négligeables.
Bien qu’aisément compréhensible, cette acception du recours en manquement, qui incite à se focaliser sur les transgressions les plus graves du droit de l’Union ne rend pas pleinement compte du caractère objectif de ce recours. L’objectivité du recours en manquement va en effet de pair avec sa ductilité. Ainsi le spectre des manquements susceptibles d’être appréhendés par le droit de l’Union se révèle-t-il particulièrement large, englobant aussi bien les violations vénielles que les plus patentes du droit de l’Union. L’objectivité de ce recours peut dispenser la Cour de s’intéresser aux conséquences concrètes du manquement poursuivi par la Commission. Ainsi l’avocat général Mischo « écart[ait-il], dès l’abord, toute discussion sur l’effet concret, pour les assujettis, des décrets-lois [litigieux], car […] l’existence du manquement est totalement indépendante de cet effet ». Aussi n’était-il pas nécessaire, à ses yeux, de s’ « attarde[r] sur les considérations présentées par la Commission quant à la gravité particulière du manquement » 33. Plus largement, le caractère objectif du recours en manquement conduit à rejeter l’exception « de minimis ». C’est ainsi que « le fait que [la] disposition [litigieuse] n’a reçu que de très rares applications dans la pratique […] ne suffi[t pas] pour faire disparaître cette infraction » 34. Effectivement, même confrontée à un manquement de « portée réduite et [aux] conséquences pratiques négligeables », la Cour juge constamment que « le recours en manquement a un caractère objectif et [que], en conséquence, le manquement aux obligations qui incombent aux États membres en vertu du traité ou du droit dérivé est considéré comme existant, quelles que soient l’ampleur ou la fréquence des situations incriminées » 35. Dans de telles circonstances, l’introduction d’un recours en manquement peut, malgré tout, conserver un intérêt afin de permettre, par exemple, à la Commission de faire avaliser par la Cour une interprétation contestée par un ou plusieurs États membres.
La Cour a même pu donner l’impression de s’aventurer sur la voie de la sanction des violations purement virtuelles du droit de l’Union. Le caractère purement abstrait du contrôle auquel elle se livre est alors porté à son acmé. Dans les années 70’, la France a ainsi été poursuivie pour avoir maintenu, dans son Code du travail maritime, l’obligation d’employer un certain quota de marins français 36. Or, sans nier que « des directives données verbalement aux administrateurs des services maritimes imposeraient “de traiter les ressortissants de la Communauté comme les Français” », la Cour a néanmoins souligné que l’ « insécurité [juridique] ne peut qu’être renforcée par le caractère interne et verbal des instructions purement administratives qui écarteraient l’application de la loi nationale ». En conséquence, elle a enjoint aux autorités françaises de lever toute ambiguïté quant aux possibilités pour les marins des autres États membres de solliciter le droit communautaire afin d’être recrutés à bord de navires français. La même conclusion s’impose en présence d’une pratique consistant à « écart[er la disposition nationale litigieuse] chaque fois qu’elle s’avérerait incompatible » avec le droit de l’Union 37.
De même, « l’existence d’un accord entre les autorités centrales et régionales pour ne plus appliquer [une] disposition [contraire au droit de l’Union] ne suffi[t pas] pour faire disparaître cette infraction » 38. On pourrait encore rattacher à ce courant jurisprudentiel, l’important arrêt Ullens de Schooten. Procédant à une sorte de comparaison entre le recours en manquement et le renvoi préjudiciel en interprétation, la Cour y affirme que si, dans le renvoi préjudiciel, l’établissement de sa compétence « présuppose qu’il soit établi que [le droit de l’Union est applicable [au] litige », cette exigence est amoindrie ou abaissée d’un cran dans le recours en manquement. Il y suffit en effet que « la Cour vérifie si la mesure nationale contestée par la Commission est, d’une manière générale, susceptible de dissuader les opérateurs d’autres États membres de faire usage de la liberté [de circulation] en cause » 39.
Il ne faudrait toutefois pas surestimer la portée de ce courant jurisprudentiel, lequel coexiste avec d’autres décisions dans lesquelles la Cour se montre beaucoup plus exigeante vis-à-vis de la Commission et paraît hisser bien davantage le niveau de preuve requis de cette institution afin de pouvoir dresser le constat du manquement 40. Peut-être d’ailleurs faut-il considérer qu’il n’est possible, pour reprendre les formules de l’avocat général Mischo, d’ « écart[er], dès l’abord, toute discussion sur l’effet concret, pour les assujettis, des décrets-lois [litigieux] » ou de ne pas s’ « attarde[r] sur les considérations présentées par la Commission quant à la gravité particulière du manquement » 41, que dans l’hypothèse où la Commission a apporté la preuve de l’existence de ce manquement ?

B. L’objectivisation inhérente au renvoi préjudiciel en interprétation

Le caractère objectif du renvoi préjudiciel en interprétation est intimement lié à la nature de cette voie de droit, ainsi qu’à son objet même.
En premier lieu, le fait que le renvoi préjudiciel repose sur un « dialogue de juge à juge » 42 et que le juge national constitue « l’interlocuteur privilégié de la Cour » 43 induit une certaine distanciation par rapport à l’objet du litige au principal, même si celle-ci ne doit pas être exagérée, notamment parce que la Cour requiert de la juridiction de renvoi qu’elle lui présente le cadre factuel et réglementaire du litige au principal, sous peine de voir sa demande de décision préjudicielle déclarée irrecevable 44.
En deuxième lieu, dès l’arrêt Van Gend en Loos, la Cour a affirmé que « la vigilance des particuliers intéressés à la sauvegarde de leurs droits entraîne un contrôle efficace qui s’ajoute à celui que les articles [258] et [259 TFUE] confient à la diligence de la Commission et des États membres » 45. La très large consécration de l’effet direct du droit de l’Union permise par cet arrêt a d’ailleurs eu pour effet d’inverser les rôles, l’application effective du droit de l’Union étant depuis lors, clairement et prioritairement, assurée à l’initiative des justiciables tandis que la Commission ne joue finalement qu’un rôle d’appoint à travers le recours en manquement. L’arrêt Van Gend en Loos a ainsi érigé le renvoi préjudiciel en interprétation en un recours en manquement bis 46. La parenté entre le renvoi préjudiciel en interprétation et le recours en manquement transparaît d’ailleurs régulièrement dans la jurisprudence. Ainsi arrive-t-il parfois à la Cour d’indiquer que la juridiction de renvoi « s’interroge sur la conformité » de la disposition nationale litigieuse avec le droit de l’Union, sans user de la précaution rituelle selon laquelle il convient de déterminer si le droit de l’Union doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition telle que celle en cause au principal 47. Même si cette solution demeure rare, il peut également survenir que la juridiction de renvoi fonde sa demande de décision préjudicielle tant sur les arguments avancés devant elle par les parties litigantes que sur les « motifs invoqués par la Commission européenne dans la procédure en manquement dirigée contre [un État membre, en l’occurrence,] la République slovaque[,] à raison des irrégularités qui entacheraient la procédure d’appel d’offres en cause au principal » 48. Au-delà, la proximité de ces deux voies de droit a été récemment exprimée par M. l’avocat général Bobek dans ses conclusions dans l’affaire Cresco Investigation : « Dans le cadre de l’examen de la question de la compatibilité abstraite d’une disposition de droit national avec la charte des droits fondamentaux et une directive de l’Union, le point de savoir ce qui est exactement appliqué au cas d’espèce revêt […] une importance secondaire » 49. Cette démarche abstraite explique que la Cour ne cherche régulièrement pas entrer dans les détails de l’affaire au principal. En témoigne, par exemple, en droit de la consommation, l’affirmation selon laquelle, « [s]’agissant des critères qui permettent d’apprécier si un contrat peut effectivement subsister sans les clauses abusives, […] tant le libellé de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 que les exigences relatives à la sécurité juridique des activités économiques militent en faveur d’une approche objective lors de l’interprétation de cette disposition » 50. La même démarche était déjà observable dans l’arrêt Defrenne dont il résultait que, « parmi les discriminations directes, susceptibles d’être constatées à l’aide des seuls critères fournis par l’article 119 [du traité CEE], il faut compter notamment celles qui ont leur source dans des dispositions de nature législative ou dans des conventions collectives du travail, de telles discriminations étant décelables sur base d’analyses purement juridiques » 51.
En troisième lieu, l’objectivité du renvoi préjudiciel en interprétation repose encore sur la distinction, théorique et fréquemment difficile à respecter, entre l’interprétation et l’application du droit de l’Union. Cette césure, formulée par la Cour dans le célèbre arrêt Costa / ENEL de 1964, justifie que la Cour « ne p[uisse], ni appliquer le traité à une espèce déterminée, ni statuer sur la validité d’une mesure de droit interne au regard de celui-ci, comme il lui serait possible de le faire dans le cadre de l’article [258 TFUE] » 52. Elle est cependant compétente pour « fournir à la juridiction nationale les éléments qui [lui] permettront […] de trancher le litige dont elle est saisie, notamment en ce qui concerne une éventuelle incompatibilité entre des dispositions nationales et communautaires » 53. Il faut donc s’y résoudre, dans la procédure préjudicielle, la Cour de justice est un juge du droit et non des faits. Dans ces conditions, la Cour étant seulement compétente pour interpréter le droit de l’Union européenne, elle ne saurait préjuger de son application au cas d’espèce et doit s’en tenir à une appréciation abstraite de la compatibilité au droit de l’Union d’une mesure nationale. Un nouvel exemple tiré du droit de la consommation en fournit une illustration. Ainsi la Cour relève-t-elle, dans son arrêt Banco Primus, que, « en se référant aux notions de “bonne foi” et de “déséquilibre significatif” au détriment du consommateur entre les droits et les obligations des parties découlant du contrat, l’article 3, paragraphe 1, de la directive 93/13 ne définit que de manière abstraite les éléments qui donnent un caractère abusif à une clause contractuelle n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle » 54. Il arrive d’ailleurs que le constat d’incompatibilité de la norme nationale mise en cause découle précisément du fait qu’elle ne permette pas au juge national de procéder à une appréciation concrète des circonstances particulières de l’espèce. Cette censure de la norme nationale repose, plus ou moins explicitement, sur l’impossibilité de respecter le principe de proportionnalité au moment de procéder à son application individuelle 55.

Enfin, la Cour peut parfois exploiter à son profit cette césure entre l’interprétation et l’application afin de s’en tenir strictement à sa compétence interprétative. Tel fut notamment le cas dans l’affaire Anstar dans laquelle elle était invitée par la juridiction de renvoi à déterminer la norme technique applicable à toute une série de produits qui n’étaient nullement décrits dans la décision de renvoi. On comprend alors que la Cour ait préféré s’en tenir à l’énoncé de grands principes d’interprétation et ne pas entrer dans le détail d’un dossier particulièrement technique pour lequel elle était singulièrement mal outillée 56.

Bien que le recours en manquement et le renvoi préjudiciel en interprétation apparaissent fondamentalement comme des voies de droit reposant sur un contrôle abstrait, la Cour a su y ménager une certaine place pour le contrôle concret.

II. Le contrôle concret : alternative ou étape supplémentaire au contrôle abstrait ?

Bien qu’il paraisse assez évident que les contrôles abstrait et concret sont complémentaires et qu’ils doivent être menés successivement, certains arrêts de la Cour tendraient plutôt à suggérer leur caractère alternatif (A). Il conviendra toutefois de dépasser cette alternative (B) et de s’intéresser aux raisons qui amènent la Cour à juxtaposer ou à mêler ces deux formes de contrôle.

A. L’alternative apparente

Deux types d’arrêts militent en faveur du caractère alternatif des contrôles abstrait et concret. Les premiers correspondent à ce que l’on pourrait qualifier de manquement « concrétisés » (1), les seconds aux réponses « fermées » que la Cour délivre parfois en matière préjudicielle (2).

1. La poursuite de manquements “concrétisés”

L’expression « manquements concrétisés » désigne des recours en manquement dont l’objet peut sembler passablement limité et dont on peut, par conséquent, s’étonner qu’ils justifient la mobilisation d’importants moyens de la part de la Commission. Ce genre de recours peut s’expliquer par le fait que la Commission ait souhaité apporter sa caution à une revendication, le plus souvent, d’un opérateur économique, mais aussi parfois d’un “simple” justiciable, qui l’ont saisie d’une plainte, voire même d’un député européen qui lui a adressé une question écrite 57. On peut, malgré tout, être surpris de voir la Commission introduire un recours en manquement pour contester les conditions de passation d’un marché afférent à la fourniture et à la maintenance d’un poste de travail météorologique, d’autant plus lorsque l’arrêt ne comporte aucune allusion à l’existence d’une plainte 58. Certes, dans cette affaire Commission / Pays-Bas en particulier, l’avis de marché « ne comportait aucune mention relative aux personnes admises à assister à l’ouverture des offres, ainsi qu’aux date, heure et lieu de l’ouverture ». Bien qu’il s’agisse indéniablement d’une grave méconnaissance des règles élémentaires de passation des marchés publics, on peut s’interroger sur les raisons qui ont pu inciter la Commission à contester la passation de ce marché. Le fait qu’elle a peut-être, en l’occurrence, entendu tirer les conséquences de son échec à empêcher l’attribution du marché en question 59 ne constituant pas nécessairement un indice décisif.
On peut néanmoins postuler que la subjectivisation du recours en manquement résulte de la concrétisation d’une plainte. De nombreux arrêts en constatation de manquement portent d’ailleurs la trace de cette origine individuelle ou égoïste du recours. À titre d’exemples, c’est à la suite de plaintes que la Commission a sollicité le gouvernement belge pour qu’il intervienne auprès des autorités compétentes afin de suspendre les effets juridiques d’un contrat 60. De même, a-t-elle contesté l’attribution, en Italie, des services de transport sanitaire à diverses associations concernées en vertu d’accords contestés dans une plainte. La Cour a cependant relevé que « la simple indication, par [la Commission], de l’existence d’une plainte qui lui a été adressée en relation avec le marché en cause ne saurait suffire à démontrer que ledit marché présentait un intérêt transfrontalier certain et, par conséquent, à constater l’existence d’un manquement » 61. En opposant à la Commission la condition tenant à l’exigence d’un lien transfrontalier certain, condition à laquelle est subordonnée l’applicabilité des principes généraux du droit de l’Union aux marchés publics qui n’atteignent pas le seuil requis par les directives marchés publics, la Cour assujettit l’introduction d’un recours en manquement à la démonstration de l’existence d’une sorte d’intérêt “communautaire”, comme c’est le cas dans le contentieux des pratiques anticoncurrentielles 62.
Cette exigence peut, malgré tout, surprendre, eu égard à la prétendue discrétionnalité dont est censée disposer la Commission au moment d’introduire un recours en manquement. En outre, ainsi que cela résulte de l’arrêt Ullens de Schooten (Voir supra, I, B), l’applicabilité du droit de l’Union est, d’ordinaire, appréciée avec mansuétude par la Cour dans le cadre du recours en manquement, la Cour pouvant se contenter d’une atteinte seulement potentielle au droit de l’Union. La solution de l’arrêt Commission / Italie peut toutefois se justifier au regard du principe selon lequel « la Commission doit apporter à la Cour tous les éléments nécessaires à la vérification, par celle-ci, de l’existence du manquement, sans pouvoir se fonder sur une présomption quelconque » 63. De surcroît, lorsque la Commission entend faire constater un manquement lié à la mise en œuvre d’une disposition nationale, surtout lorsque celle-ci semble, de prime abord, compatible avec le droit de l’Union 64, il lui incombe de produire des « éléments de preuve d’une nature particulière par rapport à ceux habituellement pris en compte dans le cadre d’un recours en manquement visant uniquement le contenu d’une disposition nationale [… L]e manquement ne peut [en effet] être établi que grâce à une démonstration suffisamment documentée et circonstanciée de la pratique reprochée à l’administration et/ou aux juridictions nationales et imputable à l’État membre concerné » 65.
Le gouvernement italien a tenté de profiter du fait que la charge pèse sur la Commission pour tenter d’échapper à une condamnation pécuniaire dans le cadre d’un recours en manquement sur manquement. Il a ainsi allégué, non sans une certaine audace, que l’arrêt de manquement « ne fait aucune référence à des insuffisances affectant la législation italienne et que la Commission n’a pas identifié les dispositions spécifiques de cette législation qu’elle juge inadéquates. À défaut de telles indications, la République italienne serait placée dans l’impossibilité de se défendre et le recours serait irrecevable ». Sans répondre directement à cet argument, la Cour objecte néanmoins que la directive 75/442/CEE laisse une certaine marge d’appréciation aux États membres, si bien qu’il n’est « pas possible, en principe, de déduire directement de la non-conformité d’une situation de fait avec les objectifs fixés à l’article 4, premier alinéa, de cette directive que l’État membre concerné a nécessairement manqué aux obligations imposées par celle-ci. Toutefois, la Cour a déjà constaté qu’une dégradation significative de l’environnement pendant une période prolongée sans intervention des autorités compétentes révèle, en principe, que l’État membre concerné a outrepassé la marge d’appréciation que lui confère cette disposition » 66. Dans une telle hypothèse, l’arrêt en manquement ne vient alors pas sanctionner l’incompatibilité de la norme nationale avec le droit de l’Union européenne mais seulement son application au cas d’espèce. Néanmoins, une multiplication des hypothèses de violations du droit de l’Union européenne laisserait présumer l’inadéquation de la réglementation nationale.

La Commission n’indiquant pas ses intentions lorsqu’elle introduit un recours en manquement concrétisé ou, du moins, l’arrêt ne comportant aucune indication à cet égard, il est difficile de percevoir ce qui peut amener cette institution à consacrer d’importants moyens à des violations du droit de l’Union qui peuvent sembler relativement modestes. Malgré tout, on peut supposer que la revendication subjective d’un ou de plusieurs plaignants est alors relayée par une démarche objective de la Commission parce que cette plainte est révélatrice d’une atteinte au droit de l’Union européenne qui peut être grave, systémique, ou soulever une question de principe. La saisine de la Cour viserait ainsi à clarifier un point de droit de l’Union dont l’application est sujette à controverse dans différents États membres ou encore, à travers un contentieux d’intensité limitée, à susciter une sorte d’arrêt pilote de la Cour afin de condamner une pratique bien plus largement répandue.

2. Les réponses “fermées”

Bien qu’elle soit censée interpréter le droit de l’Union de manière abstraite dans le renvoi préjudiciel afin d’assurer le rayonnement optimal de ses arrêts, la Cour laisse parfois transparaître des signes d’hésitation ou de prudence, que l’on peut d’ailleurs parfois trouver excessifs. Il est parfois reproché à la Cour d’avoir cédé au charme du distinguishing 67 et, partant, d’avoir renoncé à rendre des arrêts de principe, ce à quoi il a été objecté que l’ère (heureuse) des arrêts de principe avait été supplantée par celle des « blocs de jurisprudence » 68. Cette dernière construction doctrinale insiste davantage sur le caractère évolutif de la jurisprudence et semble s’accommoder du fait que la jurisprudence ne puisse plus être saisie qu’à travers de nombreux arrêts, qui interagissent parfois de façon fort malheureuse. Si la connaissance de la jurisprudence devient de plus en plus difficile, cela tient cependant surtout à la complexification du droit de l’Union, qui découle elle-même de la profusion de normes, de leur spécialisation croissante, de l’absence fréquente de prise en compte par le législateur de leur intrication… Ces éléments contribuent à expliquer que la Cour, confrontée à ce type de difficultés, n’entende fréquemment plus raisonner en termes péremptoires et qu’elle s’abstienne de donner l’impression que ses décisions sont gravées dans le marbre.
Ces raisons ne sauraient toutefois expliquer, à elles seules, cette tendance durable de la jurisprudence. La portée, somme toute limitée, de certains arrêts préjudiciels en interprétation vise également à ne pas stigmatiser exagérément un État à travers une procédure qui ne lui offre pas une protection de ses droits de la défense équivalente à celle prévue dans le recours en manquement. Le relatif inconfort dans lequel se retrouve l’État dont le droit est contesté à travers un renvoi préjudiciel contribue à expliquer la réticence de certains juges à faire le procès d’une législation ou d’une jurisprudence nationale à travers cette voie de droit. Il est vrai que, dans un renvoi préjudiciel, l’État membre dont le droit est mis en cause dispose seulement du droit de soumettre des observations écrites à la Cour. Cependant, ses agents rédigent leurs observations “à l’aveugle”, en ce sens que, à ce stade de la procédure, ils n’ont pas connaissance des autres observations déposées devant la Cour, ce qui obère manifestement le caractère contradictoire de cette procédure. Ce n’est que si une audience est organisée, ce qui n’est pas systématique, que l’État ainsi mis en cause pourra indirectement répliquer aux arguments avancés à l’encontre de sa législation. Cette moindre prise en compte des droits de la défense de l’État dans la procédure préjudicielle par rapport au recours en manquement concerné conduit ainsi peut-être parfois la Cour à minimiser la portée du constat d’inconventionnalité.
La volonté d’en dire le moins possible, en rendant une décision d’espèce présente, en outre, l’avantage de coller au plus près aux circonstances du litige au principal. Ainsi en va-t-il lorsque la Cour, dans l’arrêt Asturcom, insiste sur « la passivité » de la requérante au principal pour justifier qu’il ne soit pas dérogé au principe de l’autorité de la chose jugée, quand bien même la décision juridictionnelle mise en cause a été rendue en violation du droit de l’Union 69. La volonté de ne pas trancher de façon définitive le conflit entre la primauté du droit de l’Union et le respect dû à l’autorité de chose jugée semble évidente 70. Une décision prudente peut encore offrir l’avantage de permettre à la Cour de disposer d’un temps de réflexion supplémentaire, temps qu’elle peut éventuellement mettre à profit pour voir quel accueil sera réservé à la solution qu’elle s’apprête à rendre 71. Enfin, une décision calibrée pour correspondre exactement aux circonstances du litige au principal évite d’avoir à examiner l’euro-compatibilité d’une loi nationale, surtout lorsque l’affaire porte sur une question sensible sur le plan sociétal. Ainsi pourrait s’expliquer la rédaction du point 43 de l’arrêt Römer qui s’apparente fort à une sorte d’avertissement destiné à informer le lecteur que la Cour n’entend pas se saisir de cette affaire pour comparer, une bonne fois pour toutes, le traitement des couples homosexuels par rapport aux couples mariés et donc hétérosexuels à cette époque en Allemagne. Il ressort en effet de cet arrêt que « la comparaison des situations doit être fondée sur une analyse focalisée sur les droits et obligations des époux mariés et des partenaires de vie enregistrés, tels qu’ils résultent des dispositions internes applicables, qui sont pertinents compte tenu de l’objet et des conditions d’octroi de la prestation en cause au principal, et non pas consister à vérifier si le droit national a opéré une assimilation juridique générale et complète du partenariat de vie enregistré au mariage » 72.
On peut néanmoins se demander s’il n’y a pas un certain confort pour la Cour à s’engouffrer dans ces voies privilégiant la casuistique, sachant que la technique en vogue du distinguishing lui permet, en quelque sorte, de se dédire à peu de frais, moyennant la mise en évidence d’une différence contextuelle qui aurait cependant tout aussi bien pu être négligée…
Enfin, il semble logique d’établir une corrélation entre le caractère concret du contrôle opéré par la Cour et la dimension horizontale du litige. Ce lien ne saurait toutefois s’observer systématiquement. En effet, si la contestation du comportement d’un employeur par exemple ne paraît pas se prêter à de grandes envolées interprétatives, il n’en va pas toujours ainsi. Lorsque le comportement de l’employeur se fonde sur une règle interne à l’entreprise, la probabilité de voir le contrôle concret (de l’attitude de l’employeur) succéder à un contrôle abstrait (du règlement intérieur de l’entreprise) s’accroît 73. Par ailleurs, les questions récurrentes de l’éventuel effet direct horizontal des directives ou celle de la responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union témoigne à l’évidence de l’importance que certains litiges horizontaux recèlent des problématiques d’essence constitutionnelle.

À ce stade de l’analyse, l’approche concrète semble faire figure d’une solution alternative au contrôle abstrait. L’observation de la jurisprudence révèle toutefois une situation plus complexe qui oblige à dépasser la thèse de la simple alternative.

B. Le dépassement de l’alternative

Il semble ressortir de l’examen de la jurisprudence que, le plus souvent, les contrôles abstrait et concret ne sont pas alternatifs mais qu’ils sont, au contraire, unis dans un rapport de complémentarité, lequel s’exprime tantôt dans leur conjonction (1), tantôt dans l’adjonction du contrôle concret au contrôle abstrait (2).

1. La conjonction

Il arrive régulièrement que les contrôles abstrait et concret fusionnent au point de ne plus faire qu’un. Ils se révèlent alors unis par une relation symbiotique. Telle est finalement l’essence même du renvoi préjudiciel en interprétation. En effet, cette voie de droit repose sur la prémisse que l’interprétation délivrée à l’occasion d’un litige au principal particulier sera utile à toutes les autorités et juridictions nationales 74, ce qu’illustre, peu ou prou, l’article 94 du règlement de procédure de la Cour puisque le respect de cette disposition place la Cour en situation d’éprouver ou de concrétiser son interprétation abstraite.
L’hypothèse de la conjonction des contrôles peut également se rencontrer dans le recours en manquement. L’arrêt Commission / Allemagne du 29 avril 2010 75, qui met en exergue l’ambiguïté inhérente aux manquements faisant suite à des plaintes, surtout lorsque celles-ci sont nombreuses, en fournit une illustration. En l’espèce, s’appuyant sur différentes plaintes émanant, notamment, d’entreprises établies dans d’autres États membres (point 18), la Commission contestait les modalités de passation de marchés relatifs à la fourniture de services de transport médical d’urgence ou de transport sanitaire qualifié dans cet État membre. Le caractère convergent de ces plaintes a, semble-t-il, incité la Commission à extrapoler et à solliciter de la Cour la constatation d’une pratique généralisée à l’échelle de l’ensemble du territoire fédéral, quand bien même elle ne disposait d’indices d’une violation du droit de l’Union des marchés publics que pour quatre Länder. Ce faisant, la Commission tentait de susciter une sorte d’arrêt pilote de la Cour et, partant, de basculer, par une logique inductive, des cas concrets qui lui avaient été signalés au constat d’un manquement généralisé à l’échelle de l’ensemble du territoire allemand. Cette tentative ne s’est toutefois soldée que par une demi-victoire, en ce sens que la Cour n’a validé ce raisonnement inductif que pour les quatre Länder pour lesquels les infractions étaient documentées, les conclusions de la Commission relatives à d’autres Länder étant irrecevables (point 51). Il ressort en effet de l’arrêt que « les indications de la Commission, que n’a pas contestées la République fédérale d’Allemagne, attestant du nombre très limité de cas d’attribution d’un marché de services publics de transport sanitaire dans le respect du droit de l’Union, corroborent l’existence, dans les quatre Länder en cause, d’une pratique allant au-delà des cas particuliers mis en avant par la Commission dans le présent recours » (point 110). En l’occurrence, la Commission relevait que seulement treize avis de marché auraient été publiés au Journal officiel de l’Union européenne sur une période de six ans, par onze collectivités locales alors que l’Allemagne compte plus de quatre cents arrondissements et villes-arrondissements (points 25 et 55). Ces allégations constituaient des indices suffisamment sérieux de l’existence de cette pratique pour entraîner un renversement de la charge de la preuve. Il incombait donc au gouvernement allemand d’apporter la preuve contraire (point 94). Or, celui-ci s’en étant abstenu, le manquement devait être tenu pour établi en ce qui concerne les quatre Länder en cause. Cet arrêt démontre ainsi, au grand dam du gouvernement allemand, comment il est possible « de se prévaloir de cas individuels pour exciper de l’existence d’une pratique générale de passation de marchés de services publics de transport sanitaire contraire au droit de l’Union » (points 105-106). À cet égard, la Cour précise que « [l]a constatation d’un manquement allégué sur la base de la pratique administrative suivie dans un État membre implique cependant la production, par la Commission, d’une démonstration suffisamment documentée et circonstanciée de la pratique reprochée. Il doit en ressortir que cette pratique administrative présente un certain degré de constance et de généralité », sans que « la Commission ne p[uisse] se fonder sur une présomption quelconque » (point 107) 76.

2. L’adjonction

Lorsque le contrôle concret succède au contrôle abstrait, la Cour poursuit principalement deux finalités. Le plus souvent, la succession de ces deux contrôles témoigne de sa volonté de rendre la décision la plus utile possible (a) que ce soit pour la juridiction de renvoi ou l’auteur du manquement. Au-delà, l’utilisation de ce séquençage binaire semble réservée à des affaires sensibles et paraît susceptible d’impacter l’intensité de la condamnation du droit national (b).

a) La concrétisation de l’interprétation délivrée : la volonté d’assurer l’effet utile de son arrêt

Après s’être livrée à une interprétation abstraite du droit de l’Union ou avoir procédé à l’examen objectif de la compatibilité d’une norme nationale avec le droit de l’Union, il arrive parfois que la Cour, régulièrement à l’initiative du juge de renvoi lui-même, franchisse le Rubicon censé séparer l’interprétation du droit de l’Union de son application. La détermination par la Cour de la solution du cas d’espèce présente notamment l’avantage pour une juridiction nationale, surtout s’il s’agit d’une juridiction du fond, de ne pas avoir à assumer la responsabilité de l’éviction du droit national inconventionnel. En oblitérant la distinction interprétation/application, la Cour de justice s’efforce ainsi le plus souvent d’apporter son soutien au juge de renvoi. L’arrêt Köbler de 2003 en fournit une illustration emblématique. En l’espèce, une juridiction civile du premier degré souhaitait savoir si la responsabilité de l’État pouvait être engagée lorsque la violation du droit de l’Union était imputable à sa juridiction suprême. Dans l’affirmative, elle invitait la Cour à endosser la responsabilité d’une condamnation éventuelle de l’État autrichien. Consciente de l’embarras d’un juge du premier degré appelé à évaluer une décision de sa juridiction suprême, la Cour de justice a conclu, elle-même, à l’absence de violation manifeste du droit de l’Union « dans l’espèce au principal » 77.
Dans d’autres hypothèses, sans y être invitée par le juge de renvoi, la Cour, emportée par son élan et, à sa décharge, parce que la distinction entre l’interprétation et l’application du droit de l’Union n’est pas aussi étanche qu’il n’y paraît, tranche le litige au principal en quelque sorte. Cette volonté de répondre utilement s’exprime tout particulièrement dans les affaires où l’interprétation du droit de l’Union suppose que la Cour veille au respect du principe de proportionnalité. À tout le moins lorsqu’elle aborde le contrôle de proportionnalité stricto sensu, la Cour entre dans des appréciations concrètes ou pragmatiques. Ainsi, précise-t-elle, dans l’affaire Léger, que « ce principe n’est respecté que si un niveau élevé de protection de la santé des receveurs ne peut pas être assuré par des techniques efficaces de détection du VIH et moins contraignantes que l’interdiction permanente du don de sang pour l’ensemble du groupe constitué des hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes ». Elle enjoint ensuite au juge national « d’examiner si le questionnaire et l’entretien individuel avec [le médecin] peuvent permettre d’identifier plus précisément les comportements présentant un risque pour la santé des receveurs, afin d’établir une contre-indication moins contraignante qu’une contre-indication permanente pour l’ensemble du groupe constitué des hommes ayant eu des rapports sexuels avec un homme » 78.

Cette attitude a pu être critiquée en doctrine. Fabrice Picod considère, à ce propos, qu’ « [i]l existe ainsi un paradoxe dans la jurisprudence de la Cour consistant à affirmer que c’est au juge national d’apprécier la réalité d’un besoin ou la réalité d’un risque, au regard des circonstances et, en même temps, à procéder à des appréciations qui lui laissent une très faible marge de manœuvre, lesquelles sont d’autant plus critiquables que la Cour n’est généralement pas la mieux placée pour cela » 79. Il est d’ailleurs arrivé que la Cour se fasse rappeler à l’ordre, parfois vivement même, par la juridiction de renvoi. Tel fut le cas lorsque, dans l’affaire de l’échalote 80, le Conseil d’Etat français reprocha à la Cour d’avoir trop hâtivement considéré que le droit de l’Union « n’autorisait pas un Etat membre à interdire qu’un légume puisse être vendu sur son territoire sous le nom d’espèce échalote, au seul motif qu’il se reproduit par semis et non par plant ». Pour le Conseil d’Etat, une telle appréciation requérait en effet que l’instruction soit poursuivie afin de comparer principalement les propriétés organoleptiques des deux variétés en cause. Or, il résulte « du supplément d’instruction ordonné par le Conseil d’Etat en juin 2006, qui a conduit notamment les parties à produire des témoignages de chefs cuisiniers et les résultats de tests de dégustation, à l’aveugle ou non, […] qu’outre des différences de propriétés organoleptiques, […] c’est principalement au regard des propriétés gustatives que les gourmets distinguent les échalotes de plant, reconnues, surtout après cuisson, comme plus parfumées, plus puissantes et corsées, longues en bouche, par rapport aux produits des requérantes, à la saveur moins prononcée et typée, plus neutre et fade ; […] toutefois, il résulte également du dossier que ces deux produits partagent avec certaines variétés d’échalotes de plant traditionnelles de nombreuses propriétés, qui les distinguent ensemble des oignons » 81
On pourrait ainsi se demander si la cohabitation des contrôles abstrait et concret ne constitue pas l’apanage des affaires impliquant le principe de proportionnalité ou invitant la Cour à veiller au respect des droits fondamentaux. Dans ces deux hypothèses en effet, le constat de violation du principe de proportionnalité, d’une part, ou qu’une atteinte a été portée à la substance d’un droit, d’autre part, postule la succession de ces contrôles. Le basculement du contrôle abstrait vers le contrôle concret s’observe ainsi au troisième stade du contrôle de proportionnalité 82 lorsque le juge passe de l’abstrait au concret, d’un contrôle théorique à un contrôle casuistique.

Enfin, la volonté d’assurer l’effet utile de son arrêt se rencontre également dans le recours en manquement, tout particulièrement lorsque, à la faveur des motifs de son arrêt, la Cour identifie, peu ou prou, le comportement ou la réforme que l’État membre condamné à tout intérêt à adopter afin de se conformer à ses obligations issues du droit de l’Union.

b) L’incidence du contrôle concret sur l’intensité de la condamnation du droit national

Doubler le contrôle abstrait par un contrôle concret ne manque pas de rejaillir sur l’intensité de la condamnation du droit national et semble même, de prime abord, atténuer la portée de cette condamnation.
En premier lieu, confier à la juridiction de renvoi le soin de procéder à un contrôle concret se révèle plutôt habile, en ce que l’adjonction de cette étape supplémentaire du contrôle juridictionnel permet à l’État dont la réglementation est mise en cause de conserver l’espoir d’échapper aux fourches caudines du droit de l’Union européenne. Cet espoir est pourtant vain, chaque fois que la délégation du contrôle concret au juge national s’avère singulièrement artificielle. Il semble en aller ainsi lorsque la Cour constate que « l’article 141 CE s’oppose, en principe à une législation qui, en violation de la CEDH, empêche un couple tel que K. B. et R de remplir la condition de mariage nécessaire pour que l’un entre eux puisse bénéficier d’un élément de la rémunération de l’autre ». Ayant constaté que « [l]a source de cette impossibilité objective » résidait dans la loi britannique, on voit mal quel intérêt il peut y avoir à ajouter qu’ « [i]l incombe au juge national de vérifier si, dans un cas tel que celui de l’affaire au principal, une personne dans la situation de K. B. peut se fonder sur l’article 141 CE afin de se voir reconnaître le droit de faire bénéficier son partenaire d’une pension de réversion » 83.
On peut ainsi émettre l’hypothèse que le fait de confier au juge de renvoi le soin d’opérer, lui-même, le contrôle concret présente une vertu diplomatique pour la Cour.
En deuxième lieu et bien que cette attitude demeure exceptionnelle, la Cour a déjà constaté, dans un recours en manquement, l’incompatibilité d’une mesure nationale avant d’absoudre l’État poursuivi en raison du « caractère équivoque de la situation […] créée » par « le silence du règlement » litigieux 84. Cette solution, inaugurée en 1970 dans un arrêt Commission / France, a été réitérée, pour ne pas dire exhumée, dans l’affaire dite des Notaires au motif que les États pouvaient légitimement penser que la directive relative à la reconnaissance des diplômes ne s’appliquait pas à cette profession. Pour ce faire, la Cour a mis en exergue, d’une part, les « circonstances particulières qui ont accompagné le processus législatif » et, d’autre part, qu’elle « n’avait pas encore eu l’occasion de se prononcer sur [cette] question ». Dès lors, « il n’apparaît pas possible de constater qu’il existait, au terme du délai imparti dans l’avis motivé, une obligation suffisamment claire pour les États membres de transposer la directive 89/48 en ce qui concerne la profession de notaire » 85.
L’incertitude quant à l’état du droit de l’Union peut également jouer ce rôle de circonstance atténuante pour l’État dont la réglementation est mise en cause dans le renvoi préjudiciel en interprétation. En revanche, l’exonération de responsabilité de l’État ne se traduira pas ici par un constat de compatibilité de l’acte national litigieux au droit de l’Union mais par une limitation des effets dans le temps de l’arrêt interprétatif de la Cour 86. Ainsi, dans l’affaire Defrenne / Sabena, la Cour avait relevé que « le défaut, par la Commission, d’avoir introduit, à l’encontre des États membres concernés, des recours en manquement au titre de l’article [258 TFUE], malgré les avertissements donnés, a été de nature à consolider une impression erronée quant aux effets de l’article 119 [CEE 87] » 88. On peut rapprocher de cet arrêt, l’arrêt X du 3 septembre 2014. Bien qu’elle ne paraisse pas adhérer à la thèse selon laquelle la loi finlandaise litigieuse constituerait une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union de nature à engager la responsabilité de cet État, la Cour semble suggérer une solution de compromis pour le cas où la juridiction de renvoi conclurait malgré tout en ce sens. À cette fin, elle paraît inciter le juge national à opter pour une voie médiane consistant à n’engager la responsabilité de cet État qu’à partir du moment où l’un de ses propres arrêts a dissipé le mystère entourant la portée de la disposition d’une directive dont la méconnaissance était alléguée dans le litige au principal. Or, cette disposition n’a « jusqu’à présent pas fait l’objet d’un arrêt de la Cour [et] ni la législation finlandaise en cause au principal ni aucune autre législation nationale n’ont à ce jour été visées par un recours en manquement au titre de l’article 258 TFUE pour une violation de [la disposition litigieuse] » 89.
Cependant, depuis le 1er mars 2011, date du prononcé du retentissant arrêt Association belge des Consommateurs Test-Achats 90, la tolérance dont pouvait faire preuve le législateur de l’Union vis-à-vis de législations telles que la loi finlandaise en cause dans l’affaire X n’est plus de mise. Il se dégage ainsi de la lecture de l’arrêt X que le comportement des autorités finlandaises n’atteint pas le seuil requis par la jurisprudence de la Cour pour constituer une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union. Cependant, si le juge de renvoi devait retenir une conclusion différente, il pourrait considérer que la violation du droit de l’Union est suffisamment caractérisée depuis le 1er mars 2011, soit postérieurement au prononcé de l’arrêt Association belge des Consommateurs Test-Achats e.a. 91.
Enfin, en troisième et dernier lieu, l’insertion dans le raisonnement de la Cour de développements relatifs au contrôle concret peut se révéler profondément ambivalente, en ce qu’elle s’apparente parfois à une sorte de réponse de normand ou de jugement de Salomon, c’est selon. Cette solution de compromis peut notamment être retenue lorsqu’il paraîtrait excessif de conclure à l’inconventionnalité de la mesure nationale contestée, sans toutefois que la Cour puisse totalement certifier que l’application de cette mesure sera toujours respectueuse des prescriptions du droit de l’Union. L’arrêt Amt Azienda Trasporti e Mobilità en fournit une illustration. En l’occurrence, la Cour était invitée à préciser l’étendue du droit de recours d’un opérateur économique qui s’est volontairement abstenu de participer à une procédure de passation d’un marché public au motif que les termes de l’appel d’offres le privaient de toute chance de remporter ledit marché. Si, par principe, le droit de contester une procédure de passation d’un marché public est réservé aux soumissionnaires, on ne saurait exclure, à titre exceptionnel, qu’un opérateur n’ayant pas soumis d’offre soit néanmoins lésé par une violation du droit des marchés publics et que, à ce titre, il faille admettre son intérêt à agir 92. Cette exception avait notamment été admise dans l’arrêt Grossmann Air Service, dans lequel la Cour avait relevé que les chances pour cette société de se voir attribuer le marché étaient « nulles » 93. Or, il s’avère que, en Italie, dans une situation équivalente, tant le Conseil d’État que la Cour constitutionnelle subordonnent l’octroi du bénéfice de cette exception à la démonstration par le “non-soumissionnaire” que ses griefs soient dirigés à l’encontre de « clauses de l’avis de marché […] qui rendent impossible la formulation même d’une offre ». La juridiction du fond qui a saisi la Cour estimait, pour sa part, que cette jurisprudence était disproportionnée et qu’il convenait d’abaisser l’exigence d’un cran, un droit de recours devant être attribué à l’opérateur qui s’est abstenu de participer à la procédure de passation du marché au motif que ses chances d’emporter le marché seraient presque réduites à néant. On mesure ainsi que la Cour était, en réalité, à faire œuvre de philologue puisqu’il était attendu d’elle qu’elle compare l’impossibilité d’obtenir un marché à la réduction quasiment à néant des chances de succès. Il semble pour le moins périlleux et, pour tout dire, vain de tenter de proposer une distinction claire et praticable entre les situations dans lesquelles les chances de succès sont respectivement impossibles et quasiment réduites à néant. On perçoit alors tout l’intérêt du dédoublement de l’approche abstraite par un contrôle concret. Si, en effet, le droit italien, tel qu’interprété par le Conseil d’État et la Cour constitutionnelle de cet État, semble conforme au droit des marchés publics de l’Union, il ne bénéficie toutefois que d’une présomption réfragable. En s’engageant sur la voie du contrôle concret, la Cour entrouvre ainsi la porte à une éventuelle condamnation ponctuelle du droit italien, par le jeu du principe de proportionnalité. L’adjonction du contrôle concret relativise ainsi quelque peu le brevet de conventionnalité décerné au droit italien puisque le juge italien se voit habilité à sanctionner toute application abusive 94. On peut estimer que si la Cour a opté pour cette solution de compromis c’est parce que tant le brevet de conventionnalité que le constat d’inconventionnalité s’avéraient aussi insatisfaisants l’un que l’autre.

S’il arrive fréquemment que la Cour se limite à constater que, à tout le moins dans la configuration qui lui est soumise (« dans des circonstances telles que celle du litige au principal »), la norme nationale litigieuse ne semble pas compatible avec le droit de l’Union, la démarche inverse se conçoit tout aussi aisément. Aussi serait-il erroné de prétendre que l’adjonction du contrôle concret au contrôle abstrait se solderait systématiquement par une atténuation de la condamnation de la mesure nationale en cause. Tout d’abord, le contrôle concret peut parfaitement jouer le rôle d’un argument a fortiori. Tel sera fréquemment le cas dans les recours en manquement concrétisés et dans les arrêts préjudiciels en interprétation dans lesquels la Cour s’efforce de trancher le litige au principal. La Cour constate alors que le droit national est per se contraire au droit de l’Union, ce qui se vérifie tout particulièrement dans l’affaire au principal. En outre et surtout, le dédoublement du contrôle juridictionnel peut même assez clairement déboucher sur une accentuation de la portée de la condamnation du droit national.
Certes, le contrôle concret est censé relativiser ou tempérer le poids du contrôle abstrait. La relation qu’entretiennent ces deux formes de contrôles semble cependant moins univoque qu’il n’y paraît au premier abord, à tel point qu’elle semble même empreinte de réversibilité. Ne peut-on en effet pas concevoir que le recours par la Cour au contrôle concret aboutit à mettre le focus sur la dimension potentiellement généralisable et, partant, abstraite de la condamnation ? Dans certaines hypothèses, le contrôle concret sonne comme un argument massue largement réutilisable. Ainsi lorsque, dans l’affaire Calfa, la Cour censure la législation grecque qui réprime la consommation de cannabis notamment par une expulsion et une interdiction de séjour dans cet État 95, il est clair que, par-delà le cas de Mme Calfa, c’est la législation grecque elle-même qui se trouve en porte-à-faux avec le droit de l’Union. La meilleure illustration de cette hypothèse est néanmoins fournie par les arrêts Aranyosi et Căldăraru du 5 avril 2016 96, d’une part, et Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaires), du 25 juillet 2018 97. Dans la première de ces affaires, la Cour a été interrogée par une juridiction allemande sur la possibilité de ne pas exécuter des mandats d’arrêt européens émis par des juridictions roumaine et hongroise en vue d’obtenir la remise, aux fins d’exécution de leur peine, de personnes condamnées, l’une en Roumanie, l’autre en Hongrie, lorsqu’il y a de sérieuses raisons de penser que les conditions de détention dans l’État membre d’émission du mandat d’arrêt européen violent les droits fondamentaux de l’intéressé et les principes généraux du droit consacrés à l’article 6 TUE. On perçoit évidemment l’intérêt qu’il y aura à répondre à une telle question préjudicielle par un arrêt de principe et donc en délivrant une réponse abstraite, déconnectée des circonstances de l’espèce. La sécurité juridique et, plus largement, les principes de l’État de droit, en sortiraient manifestement ragaillardis. Il n’était toutefois pas possible pour la Cour de se limiter à un tel degré d’abstraction, la lettre de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres faisant obstacle à une telle approche. « En effet, il ressort du considérant 10 de la décision-cadre 2002/584 que la mise en œuvre du mécanisme du mandat d’arrêt européen ne peut être suspendue qu’en cas de violation grave et persistante par un des États membres des principes énoncés à l’article 2 TUE, constatée par le Conseil européen en application de l’article 7, paragraphe 2, TUE, avec les conséquences prévues au paragraphe 3 du même article. » 98. Même si cette limitation figurait uniquement dans l’exposé des motifs de cette décision-cadre et non pas dans son dispositif, il s’avérait pour le moins difficile de contourner cette contrainte textuelle. La Cour s’y serait-elle risquée que les critiques récurrentes sur sa légitimité auraient fort probablement refait surface. L’attitude de la Cour doit donc être approuvée tant il est évident que seule une décision du Conseil européen constatant une violation grave et persistante des principes de l’État de droit par l’un des États membres disposerait d’une légitimité politique suffisante pour ostraciser les juridictions de cet État. En outre, loin de capituler, la Cour considère tout simplement que, faute de disposer d’une telle habilitation, il est nécessaire d’étayer les indices de violations systémiques des droits fondamentaux et de les corroborer par une approche concrète. « Il s’ensuit que, lorsque l’autorité judiciaire de l’État membre d’exécution dispose d’éléments attestant d’un risque réel de traitement inhumain ou dégradant des personnes détenues dans l’État membre d’émission, à l’aune du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union et, en particulier, de l’article 4 de la Charte […], elle est tenue d’apprécier l’existence de ce risque lorsqu’elle doit décider de la remise aux autorités de l’État membre d’émission de la personne concernée par un mandat d’arrêt européen. En effet, l’exécution d’un tel mandat ne saurait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de cette personne. À cette fin, l’autorité judiciaire d’exécution doit, tout d’abord, se fonder sur des éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés sur les conditions de détention qui prévalent dans l’État membre d’émission et démontrant la réalité de défaillances soit systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes, soit encore certains centres de détention. Ces éléments peuvent résulter notamment de décisions judiciaires internationales, telles que des arrêts de la Cour EDH, de décisions judiciaires de l’État membre d’émission ainsi que de décisions, de rapports et d’autres documents établis par les organes du Conseil de l’Europe ou relevant du système des Nations unies. […] Toutefois, le constat de l’existence d’un risque réel de traitement inhumain ou dégradant en raison des conditions générales de détention dans l’État membre d’émission ne saurait conduire, comme tel, au refus d’exécuter un mandat d’arrêt européen. En effet, une fois constatée l’existence d’un tel risque, encore faut-il, ensuite, que l’autorité judiciaire d’exécution apprécie, de manière concrète et précise, s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée courra ce risque en raison des conditions de sa détention envisagées dans l’État membre d’émission » 99. Cette approche en deux temps, qui conduit à faire se succéder une appréciation abstraite à l’échelle de l’État mis en cause du respect des standards européens de protection des droits de l’homme, puis une appréciation concrète du traitement potentiel du justiciable visé par le mandat d’arrêt européen, doit également être suivie dans l’hypothèse où la Commission aurait recommandé au Conseil européen de recourir à la procédure visée à l’article 7 TUE. En effet, dans cette hypothèse, il est seulement suggéré au Conseil européen d’activer cette procédure, qui est parfois qualifiée de « nucléaire » tellement ses effets seraient dévastateurs, de sorte que l’obstacle représenté par la lettre du considérant 10 de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen joue à plein ici aussi 100.
Au vu de la motivation, aussi forte qu’abondante, des arrêts Aranyosi et Căldăraru, d’une part, et Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), d’autre part, on peut considérer que l’adjonction du contrôle concret renforce plus qu’il n’affaiblit le constat d’inconventionnalité. Premièrement, et pour l’exprimer de manière imagée, à l’instar d’un gyrophare, ces arrêts sont aisément repérables et représentent une critique patente du régime politique mis en cause qui n’échappera pas aux médias, même généralistes. Deuxièmement, il y a une part d’hybridité dans ces arrêts, en ce sens que la nécessité du contrôle concret étant énoncée abstraitement, on peut se demander si l’adjonction des contrôles ne doit pas plutôt être appréhendée comme une hypothèse de conjonction des contrôles abstrait et concret 101.

En guise de conclusion

L’impression qui prédomine à l’issue de cette étude est celle d’avoir ouvert une boîte de Pandore de sorte qu’il faudrait assurément être inconscient pour vouloir formuler des conclusions définitives tant les limites de cet article sont importantes. À la subjectivité des exemples retenus fait écho la subjectivité des interprétations retenues, sachant que certains arrêts se prêtent à une interprétation différente à chaque lecture ! Mais la subjectivité est également décelable dans le chef de la Cour de justice elle-même, ce qui transparaît clairement à la lecture de ses arrêts. De manière schématique, on peut dire que la moitié des arrêts préjudiciels de la Cour procèdent à un contrôle abstrait tandis que l’autre moitié bascule dans le contrôle concret, ce qui s’explique aisément par le fait que les thuriféraires d’une réponse utile de nature à “trancher” le litige au principal y sont aussi nombreux que les contempteurs de cette pratique. Cependant, quelles que soient les prédispositions mentales des juges, qu’ils soient rapporteurs ou assesseurs, et de leurs collaborateurs, on ne saurait négliger l’importance cruciale que revêt non seulement l’objet du recours au principal, selon qu’il présent un caractère objectif ou subjectif, mais aussi, voire surtout la demande de décision préjudicielle car, bien souvent, le « style de l’arrêt » ou de la réponse de la Cour dépendra des informations qu’elle contient, un déficit d’information empêchant presque irrémédiablement la Cour de se lancer dans un contrôle concret.
Si l’on admet que les arrêts préjudiciels sont largement tributaires de la rédaction de la décision de renvoi, de sorte que le contrôle qu’elle privilégie fluctue nécessairement, il semble possible de renforcer l’objectivité du recours en manquement. Celui-ci pourrait être bâti sur un contrôle d’autant plus abstrait qu’un contrôle concret pourrait être opéré dans le cadre d’un éventuel recours en manquement sur manquement introduit sur le fondement de l’article 260 TFUE, ce dernier permettant de tenir compte de l’intensité de la violation du droit de l’Union, de sa gravité, de sa durée…
Alors même que toutes ces questions restent posées, l’adjonction du contrôle concret au contrôle abstrait ou l’intrication de ces contrôles paraît motivée par le désir de la Cour d’introduire une dose d’équité 102 et un zeste de proportionnalité dans ses décisions et, in fine, de rendre des décisions équilibrées et prudentes. Peut-être s’agit-il là d’une des nombreuses traductions de l’impératif pour la Cour, en tant que juridiction internationale, de savoir « jusqu’où ne pas aller trop loin » ?
Cependant, bien que cet objectif paraisse, de prime abord, louable, on ne saurait occulter l’effet potentiellement déstabilisateur du contrôle concret. La touche d’équité qu’il comporte ne risque-t-elle pas, en effet, de saper l’autorité du résultat du contrôle abstrait et, au-delà, d’altérer l’uniformité du droit de l’Union en offrant une porte de sortie ou une faculté de dérogation au juge national ?

Notes:

  1. Les opinions exprimées dans cet article sont purement personnelles
  2. P. Brunet, La sécurité juridique, nouvel opium des juges ?, in Frontières du droit, critique des droits. Billets d’humeur en l’honneur de Danièle Lochak, LGDJ, 2007, p. 247
  3. CJUE, Plén., 8 mars 2011, Avis 1/09 (Accord sur la création d’un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets), point 84
  4. voir, en ce sens, arrêt van Gend & Loos, EU:C:1963:1, p. 23
  5. CJUE, Plén., 18 décembre 2014, Avis 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), point 176
  6. Voir notamment : – CJCE, 10 décembre 1968, Commission / Italie, aff. 7/68, Rec. p. 617, spéc. p. 625 : « il appartient à la Commission, en vertu de l’article 169 du traité [devenu 258 TFUE], d’apprécier le choix du moment auquel elle introduit une action devant la Cour, les considérations qui déterminent ce choix ne pouvant affecter la recevabilité de l’action, laquelle obéit seulement à des règles objectives ». – CJCE, 21 juin 1988 (2 arrêts), Commission / Irlande, aff. 415/85, point 9 et Commission / Royaume-Uni, aff. 416/85, point 9 : « dans l’équilibre institutionnel établi par le traité, il n’appartient pas à la Cour d’examiner quels sont les objectifs poursuivis par un recours en manquement dont elle est saisie en vertu de l’article 169 du traité [devenu 258 TFUE]. Il lui appartient, en revanche, de constater si le manquement reproché existe ou non. [… U]n recours en manquement, dont la Commission apprécie seule l’opportunité d’une introduction devant la Cour, a un caractère objectif »
  7. Voir, CJCE, 4 octobre 1979, France / Royaume-Uni, aff. 141/78 ; CJCE, 16 mai 2000, Belgique / Espagne, aff. C-388/95 ; CJCE, gde ch., 12 septembre 2006, Espagne / Royaume-Uni, aff. C-145/04 et CJUE, gde ch., 16 octobre 2012, Hongrie / Slovaquie, aff. C-364/10. Un autre recours de ce type est actuellement pendant devant la Cour dans une affaire Autriche / Allemagne, C-591/17
  8. Sur cette question, voir notre contribution « La Commission européenne, gardienne des traités dans le prétoire de l’Union européenne : une présomption réfragable », in J. Auvret-Finck (dir.), La Commission européenne en voie de redynamisation ?, Paris, Pedone, 2017, p. 121
  9. Un recours en manquement constitue « un recours objectif, où la question est de savoir si oui ou non un État membre pouvait, sans violer le droit communautaire, ne pas donner effet à une décision de la Commission et où, par conséquent, les reproches de déloyauté ne nous semblent pas avoir véritablement leur place et sont, en tout état de cause, sans conséquence pratique », Conclusions Mischo sur CJCE, 13 octobre 2001, Commission / Italie, aff. C-1/00, point 143
  10. Conclusions Mischo sur CJCE, 4 juillet 2000, Commission / Portugal, aff. C-62/98, point 78
  11. CJCE, 13 novembre 1964, Commission / Luxembourg et Belgique, aff. 90/63
  12. CJCE, 10 décembre 1969, Commission / France, aff. 6/69; CJCE, 30 juin 1988, Commission / Grèce, aff. 226/87 ; et CJCE, 27 octobre 1992, Commission / Allemagne, aff. C-74/91
  13. CJCE, 18 septembre 1986, Commission / Allemagne, aff. 116/82
  14. Voir également, CJUE, gde ch., 6 septembre 2017, Slovaquie et Hongrie / Conseil, aff. jointes C-643 et 647/15, points 302 à 305. La Pologne est intervenue au soutien de la Hongrie et de la Slovaquie afin de contester le mécanisme de relocalisation des migrants, lequel serait susceptible d’affecter « des États membres qui sont “presque ethniquement homogènes comme la Pologne” et dont la population différerait, d’un point de vue culturel et linguistique, des migrants devant être relocalisés sur leur territoire. » (point 302). Voir nos observations critiques sur cet arrêt, in « Chronique de jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne 2017 », RDP, 2018, p. 1515
  15. CJUE, gde ch., 8 avril 2014, Commission / Hongrie, aff. C‑288/12, points 26, 34 et 35
  16. CJCE, 13 janvier 2005, Commission / Espagne, aff. C‑84/03, point 1. Voir également, CJCE, 10 juillet 1986, Commission / Italie, aff. 235/84, point 6 ou CJCE, 14 octobre 2004, Commission / Pays-Bas, aff. C‑299/02, point 1
  17. CJCE, 18 janvier 2001, Commission / Italie, aff. C‑162/99, point 32 à 34, spéc. point 32
  18. Sur cette problématique, voir M. Prek et S. Lefèvre, « The EU Courts as “national” courts: National law in the EU judicial process », CML Rev.vol. 54, n° 2, april 2017, p. 369
  19. « En vertu de cette jurisprudence, la portée des dispositions législatives, réglementaires ou administratives nationales doit s’apprécier compte tenu de l’interprétation qu’en donnent les juridictions nationales (voir, notamment, arrêt du 9 décembre 2003, Commission/Italie, C‑129/00, EU:C:2003:656, point 30 et jurisprudence citée). Par ailleurs, lorsqu’une législation nationale fait l’objet d’interprétations juridictionnelles divergentes pouvant être prises en compte, les unes aboutissant à une application de ladite législation compatible avec le droit de l’Union, les autres aboutissant à une application incompatible avec celui-ci, il y a lieu de constater que, à tout le moins, cette législation n’est pas suffisamment claire pour assurer une application compatible avec le droit de l’Union (ibidem, point 33). Cette démarche a notamment été exposée récemment par l’avocat général Sharpston dans ses conclusions sous CJUE, 21 juin 2018, Commission / Malte, aff. C‑557/15, points 60 et 62
  20. CJCE, 10 juillet 1986, Commission / Italie, aff. 235/84, points 7 à 9, 11 et 14. Voir également, CJCE, 18 janvier 2001, Commission / Italie, aff. C‑162/99, points 2 à 262 ; CJCE, 13 décembre 2007, Commission / Irlande, aff. C‑418/04, points 166-167
  21. Voir, notamment : CJCE, 20 septembre 1988, Beentjes / Pays-Bas, aff. 31/87, points 26-27 : « La compatibilité d’une telle disposition avec la directive dépend de son interprétation dans le cadre du droit national » ; CJCE, 10 septembre 2009, Sea, aff. C‑573/07, point 68 : « En adoptant ces termes, le législateur italien a repris textuellement le libellé des conditions énoncées au point 50 de l’arrêt Teckal, précité, et confirmées dans plusieurs arrêts ultérieurs de la Cour. Une telle législation nationale est en principe conforme au droit communautaire, étant précisé que l’interprétation de cette législation doit également être conforme aux exigences du droit communautaire (voir, en ce sens, arrêt ANAV, précité, point 25) » ; CJUE, 23 décembre 2009, CoNISMa, aff. C‑305/08, points 20 et 46 à 51 ; CJUE, 2 juin 2016, Pippo Pizzo, aff. C-27/15, point 50
  22. CJUE, gde ch., 19 avril 2016, DI, aff. C-441/14, point 33
  23. Point 31 de l’arrêt Commission / Italie
  24. Point 41 de l’arrêt Commission / Italie
  25. Dans un arrêt Società Sief e. a. / Ministero dell’Economica e delle Finanze e. a., la Corte di cassazione insiste sur le fait que la Cour de justice a souligné la neutralité de l’article 29, paragraphe 2, de la loi n° 428. Le manquement identifié par la Cour de justice concernait donc « le comportement de l’Etat dans son ensemble, à savoir la législation, la jurisprudence et la pratique administrative ». Tirant les conséquences de l’arrêt Commission / Italie, la juridiction suprême italienne a affirmé qu’un revirement jurisprudentiel et de la pratique administrative était nécessaire. Elle a donc annulé le pourvoi dirigé contre un arrêt de la cour d’appel de Trento qui faisait application de la jurisprudence antérieure, Corte du cassazione, sezione tributaria, 14 juillet 2004, n° 13054, Reflets n° 1/2005, p. 16-17
  26. CJCE, 15 juillet 1960, Pays-Bas / Haute Autorité, aff. 25/59, Rec. p. 723, spéc. p. 761
  27. Les arrêts de la Cour portent ainsi parfois la trace du fait que la Commission s’est déclarée prête, lors de la phase précontentieuse, à se désister de son recours si l’État met fin au manquement, par exemple, en adoptant les amendements législatifs annoncés dans le délai imparti par l’avis motivé, CJUE, gde ch., 8 avril 2014, Commission / Hongrie, aff. C‑288/12, point 22
  28. CJCE, 21 février 1991, Zuckerfabrik Süderdithmarschen et Zuckerfabrik Soest, aff. jointes C-143/88 et C‑92/89, point 26
  29. CJUE, 6 novembre 2012, Commission / Hongrie, aff. C-286/12 et CJUE, gde ch., 8 avril 2014, Commission / Hongrie, aff. C-288/12
  30. Voir CJUE, ord. de la vice-présidente, 19 octobre 2018, Commission / Pologne, aff. C-619/18 R, suivie de CJUE, gde ch., ord., 17 décembre 2018, aff. C-619/18 R
  31. Sur ce point, voir infra, p. 24
  32. Selon l’expression d’Aude Bouveresse, « Le recours en constatation de manquement : l’arme contentieuse », RAE 2013/3, p. 495
  33. Conclusions Mischo sur CJCE, 25 octobre 2001, Commission / Italie, aff. C-78/00, point 62
  34. CJCE, 7 février 1984, Commission / Italie, aff. 166/82, point 24. Voir également, les conclusions Mischo sur CJCE, 25 octobre 2001, Commission / Italie, aff. C-78/00, point 62 : « Le recours en manquement étant un recours objectif et la Cour n’ayant, en aucune manière, à prononcer une quelconque sanction, pour laquelle la gravité de l’infraction pourrait revêtir de l’importance, il nous semble que, même si cette circonstance relevée par la Commission est effectivement de nature à rendre encore plus patent le manquement de la République italienne, la Cour n’a pas à la mentionner dans le dispositif de son arrêt ». Voir encore, CJCE, 26 juin 2003, Commission / France, aff. C-233/00, point 62 : « S’agissant de l’argument du gouvernement français selon lequel il n’y aurait jamais eu de plainte de particuliers au sujet de l’application incorrecte de l’article 3, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive 90/313, il doit être rejeté au regard de la jurisprudence de la Cour, dont il résulte que le non-respect d’une obligation imposée par une règle de droit communautaire est en lui-même constitutif d’un manquement et que la considération que ce non-respect n’a pas engendré de conséquences négatives est dépourvue de pertinence (voir arrêts du 21 septembre 1999, Commission/Irlande, C-392/96, Rec. p. I-5901, points 60 et 61, et du 1er février 2001, Commission/France, C-333/99, Rec. p. I-1025, point 37). Il en découle également que l’argument selon lequel aucun cas contraire à la directive n’a été signalé dans la pratique ne saurait être retenu, voir arrêt du 28 février 1991, Commission/Allemagne, C-131/88, Rec. p. I-825, point 9
  35. CJCE, 30 janvier 2003, Commission / Danemark, aff. C‑226/01, point 32. Voir déjà, CJCE, 21 mars 1991, Commission / Italie, aff. C-209/89, points 6 et 19 ; CJCE, 29 mars 2001, Commission / France, aff. C-404/99, point 51
  36. CJCE, 4 avril 1974, Commission / France (aff. dite du « Code du travail maritime »), aff. C167/73. On pourrait rapprocher de cette hypothèse l’arrêt Commission / Italie (CJUE, 24 novembre 2011, aff. C-379/10, points 15, 44 et 45). Voir nos observations sur ce dernier arrêt, RTDE, 2012, n° 1, p. 179
  37. CJUE, 18 décembre 2014, Commission / Royaume-Uni, aff. C-640/13. La Cour a implicitement rejeté cette argumentation en se bornant à souligner que le Royaume-Uni « ne conteste pas le manquement reproché », point 41
  38. CJCE, 7 février 1984, Commission / Italie, aff. 166/82
  39. CJUE, gde ch., 15 novembre 2016, Ullens de Schooten, aff. C-268/15, point 49. Cette affirmation doit toutefois être rapprochée de l’arrêt Guimont dans lequel la Cour avait “censuré” une incompatibilité seulement potentielle d’une règle de droit français (CJCE, gde ch., 5 décembre 2000, aff. C-448/98, point 17). Comment ne pas penser également à l’affaire dite des « juges portugais », CJUE, gde ch., 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C‑64/16
  40. Voir notamment, CJCE, 29 mai 1997, Commission / Royaume-Uni, aff. C-300/95, point 32, 33 et 37 à 39, ainsi que CJCE, 26 juin 2003, Commission / France, aff. C-233/00, points 84 à 86. Sur cette question, voir notamment, L. Prete, Infringement Proceedings in EU Law, Wolters Kluwer, 2017, p. 60
  41. Conclusions Mischo sur CJCE, 25 octobre 2001, Commission / Italie, aff. C-78/00, point 62
  42. Selon l’expression de l’Avocat général Dutheillet de Lamothe dans ses conclusions sous CJCE, 27 octobre 1971, Rheinmühlen Düsseldorf / Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel, aff. 6/71, Rec. p. 823, spéc. p. 854-855
  43. Conclusions Wahl sur CJUE, 27 février 2014, Pohotovost’s/Vašuta, aff. C-470/12, point 27
  44. Conformément à l’article 94 du règlement de procédure de la Cour
  45. CJCE, 5 février 1963, Van Gend en Loos, aff. 26/62, Rec. p. 1, spéc. p. 25
  46. Dans l’affaire SAG ELV Slovensko e.a., la juridiction de renvoi fonde sa demande de décision préjudicielle tant sur les arguments avancés devant elle par les parties litigantes que sur les « motifs invoqués par la Commission européenne dans la procédure en manquement dirigée contre la République slovaque à raison des irrégularités qui entacheraient la procédure d’appel d’offres en cause au principal », CJUE, 29 mars 2012, aff. C‑599/10, point 13. Rappr. de CJUE, 3 septembre 2014, X, aff. C-318/13, points 46-47
  47. Voir notamment, CJUE, 6 novembre 2014, Cartiera dell’Adda, aff. C‑42/13, point 34
  48. Voir, CJUE, 29 mars 2012, SAG ELV Slovensko e.a., aff. C‑599/10, point 13
  49. Point 3 des conclusions Bobek dans l’affaire Cresco Investigation, aff. C‑193/17. L’avocat général ajoute au point 38 : « la réponse que je propose d’apporter à la question 1 de la juridiction de renvoi […] est une réponse générale qui concerne uniquement le contrôle (abstrait) de la compatibilité de règles »
  50. CJUE, 30 mai 2013, Jőrös, aff. C‑397/11, point 47
  51. CJCE, 8 avril 1976, Defrenne, aff. 43/75, point 21. Voir également les points 25 et 26
  52. CJCE, 15 juillet 1964, Costa / ENEL, aff. 6/64, Rec. p. 1141, spéc. p. 1158
  53. CJCE, 23 novembre 1977, Enka, aff. 38/77, point 21
  54. CJUE, 26 janvier 2017, Banco Primus, aff. C‑421/14, point 58
  55. Pour des exemples puisés dans le domaine des marchés publics, voir notamment, CJCE, gde ch., 16 décembre 2008, Michaniki, aff. C-213/07, points 62-63 ; CJCE, 19 mai 2009, Assitur, aff. C-538/07, points 24 et 28 à 32 ; CJUE, 23 décembre 2009, Serrantoni et Consorzio stabile edili, aff. C‑376/08, point 40 ou CJUE, 8 février 2018, Lloyd’s of London, aff. C-144/17, points 36 à 44
  56. Voir, par exemple, en matière d’interprétation de normes techniques d’harmonisation, CJUE, 14 décembre 2017, Anstar, aff. C-630/16
  57. CJCE, 18 janvier 2001, Commission / Italie, aff. C‑162/99, point 9
  58. CJCE, 24 janvier 1995, Commission / Pays-Bas, aff. C‑359/93, points 5 à 9
  59. La Commission a cherché à empêcher la passation de ce marché mais en vain, cf. point 9
  60. CJCE, 25 avril 1996, Commission / Belgique, aff. C‑87/94, point 25
  61. CJCE, 29 novembre 2007, Commission / Italie, aff. C‑119/06, points 21 et 66
  62. CJCE, 13 novembre 2007, Commission / Irlande, aff. C‑507/03, points 33-34
  63. CJCE, 13 novembre 2007, Commission / Irlande, aff. C‑507/03, point 33
  64. Sans revenir sur l’arrêt Commission / Italie du 9 décembre 2003 (aff. C-129/00), l’arrêt Commission / Hongrie du 23 février 2016 constitue une autre illustration, aff. C‑179/14, points 2 et 83
  65. CJCE, 12 mai 2005, Commission / Belgique, aff. C-287/03, point 28 ou CJCE, 27 avril 2006, Commission / Allemagne, aff. C‑441/02, point 49
  66. CJUE, gr. ch., 2 décembre 2014, Commission / Italie, aff. C-196/13, points 24 et 51
  67. Pour une illustration parmi tant d’autres, voir CJUE, 27 juin 2018, SGI et Valériane, aff. jointes C‑459 et 460/17, points 20 à 22 et 45 à 47. Plus largement, voir notre étude, « Style des arrêts de la Cour de justice et normativité de la jurisprudence communautaire », RTDE, 2009, p. 643
  68. B. Bertrand, « Les blocs de jurisprudence », RTDE, 2012, p. 740
  69. CJCE, 6 octobre 2009, Asturcom, aff. C-40/08
  70. D’autant plus que, à l’époque, la jurisprudence ne semblait pas encore fixée, compte tenu des positions différentes adoptées dans les arrêts Kapferer, CJCE, 16 mars 2006, aff. C-234/04, et Lucchini, CJCE, 18 juillet 2007, aff. C-119/05
  71. On peut notamment penser au réexamen des actes administratifs définitifs et à l’évolution jurisprudentielle initiée par l’arrêt Kühne & Heitz, CJCE, 13 janvier 2004, aff. C-453/00, et poursuivi par les arrêts i-21 Germany, CJCE, 19 septembre 2006, aff. jointes C-392 et 422/04, Kempter, CJCE, 12 février 2008, aff. C-2/06, ou encore Byankov, CJUE, 4 octobre 2012, aff. C-249/11
  72. CJUE, 10 mai 2011, Römer, aff. C‑147/08, point 43
  73. Voir, par exemple, CJUE, gde ch., 14 mars 2017, Achbita, aff. C-157/15, points 43-44 ou CJUE, gde ch., 17 avril 2018, Egenberger, aff. C-414/16, point 59
  74. Voir, en particulier, CJCE, 29 avril 1999, Ciola, aff. C‑224/97, points 29 à 32
  75. CJUE, 29 avril 2010, Commission / Allemagne, aff. C‑160/08, EU:C:2010:230
  76. Pour des exemples de refus de constater l’existence d’une pratique généralisée contraire au droit de l’Union, voir CJCE, 12 mai 2005, Commission / Belgique, aff. C-287/03, point 30 ; CJCE, 27 avril 2006, Commission / Allemagne, aff. C‑441/02, point 99 ou CJCE, 7 juin 2007, Commission / Grèce, aff. C‑156/04, points 47 à 53
  77. CJCE, gde ch., 30 septembre 2003, Köbler, aff. C-224/01
  78. CJUE, 29 avril 2015, Léger, aff. C-528/13, points 59 et 66
  79. Voir la contribution de F. Picod, in G. Drago et M. Lombard, Les libertés économiques, éd. Panthéon-Assas, 2003, p. 153, spéc. p. 164
  80. CJCE, 10 janvier 2006, De Groot en Slot Allium et Beko Zaden, aff. C-147/04
  81. CE, Ass., 11 décembre 2006, Sté De Groot en Slot Allium, req. n° 234560. Voir également, CE, Ass., 27 mars 2015, Quintanel, n° 372426
  82. La mise en balance des avantages et des inconvénients d’une mesure qui poursuit un but légitime et nécessaire à cet effet. Cette mise en balance peut également avoir pour effet de démontrer l’inaptitude de la mesure à atteindre l’objectif prétendument poursuivi, voir notamment, CJCE, 27 novembre 2003, Commission / Finlande, aff. C-185/00, points 102, 103, 108 et 109
  83. CJCE, 7 janvier 2004, K. B., aff. C‑117/01, points 31 à 36, spéc. poins 32 et 36
  84. CJCE, 9 juillet 1970, Commission / France, aff. 26/69, points 18-19, 24 à 27, 31 et 32
  85. CJUE, 24 mai 2011, Commission / Luxembourg, aff. C-51/08, resp. points 143 et 139
  86. La Cour se montre, en revanche, très prudente quant à la possibilité de limiter les effets dans le temps d’un arrêt en constatation de manquement. Ainsi a-t-elle déclaré que « à supposer même que les arrêts rendus au titre de l’article 258 TFUE aient les mêmes effets que ceux rendus au titre de l’article 267 TFUE et que, partant, des considérations de sécurité juridique puissent rendre nécessaire, à titre exceptionnel, la limitation de leurs effets dans le temps, dès lors que sont remplies les conditions établies par la jurisprudence de la Cour dans le cadre de l’article 267 TFUE (voir, notamment, arrêts Commission/Grèce, C‑178/05, EU:C:2007:317, point 67 et jurisprudence citée, ainsi que Commission/Irlande, C‑82/10, EU:C:2011:621, point 63 et jurisprudence citée), il y a lieu de constater que, en l’occurrence, la Hongrie n’a pas établi que ces conditions étaient satisfaites. En particulier, eu égard au manquement constaté au point 62 du présent arrêt, l’expression «en toute indépendance» contenue à l’article 28, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 95/46 est claire en soi et, en tout état de cause, cette expression avait déjà fait l’objet d’une interprétation de la Cour dans son arrêt Commission/Allemagne, EU:C:2010:125, antérieur de plus d’un an audit manquement. À la suite de cet arrêt, le droit de l’Union ne pouvait, en effet, être raisonnablement compris comme autorisant la Hongrie à mettre fin de manière anticipée au mandat du commissaire » (CJUE, gde ch., 8 avril 2014, Commission / Hongrie, aff. C‑288/12, point 64). Voir déjà, CJCE, 7 juin 2007, Commission / Grèce, aff. C‑178/05, point 67 ; CJUE, 15 décembre 2009, Commission / Finlande, aff. C‑284/05, point 58 ou CJUE, 29 septembre 2011, Commission / Irlande, aff. C‑82/10, point 63
  87. Voir désormais les articles 10 et 19 TFUE
  88. CJCE, 8 avril 1976, Defrenne / Sabena, aff. 43/75, points 71 à 75, spéc. point 73
  89. CJUE, 3 septembre 2014, X, aff. C-318/13, points 46 à 49, spéc. points 46-47
  90. CJUE, gr. ch., 1er mars 2011, Association belge des Consommateurs Test-Achats e.a., aff. C-236/09, point 32. Voir le commentaire d’Edouard Dubout, « En matière d’assurance, la femme est un homme comme les autres. Première invalidation d’une disposition d’une directive relative à la lutte contre les discriminations », RAE, 2011/1, p. 211
  91. Voir, dans le même sens, CJUE, 19 juin 2014, Specht, aff. C-501/12, point 105 : « si l’interprétation que la Cour donne d’une règle du droit de l’Union, dans le cadre d’une demande de décision préjudicielle, éclaire et précise, lorsque besoin en est, la signification et la portée de cette règle, telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur (voir en ce sens, notamment, arrêt RWE Vertrieb, C‑92/11, EU:C:2013:180, point 58), il revient au juge national d’apprécier si, néanmoins, la nature et l’étendue des obligations qui incombent aux États membres en vertu de l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2000/78 à l’égard d’une législation telle que celle en cause au principal ne pouvaient être considérées comme claires et précises qu’à compter de l’arrêt Hennigs et Mai (EU:C:2011:560), à savoir le 8 septembre 2011 (voir, par analogie, arrêt Hogan e.a., C‑398/11, EU:C:2013:272, points 51 et 52). Le cas échéant, il y aurait lieu de conclure à l’absence de violation suffisamment caractérisée avant cette date
  92. Sur la base notamment de l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO 1989, L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007 (JO 2007, L 335, p. 31
  93. CJCE, 12 février 2004, Grossmann Air Service, aff. C-230/02, point 29
  94. CJUE, 28 novembre 2018, Amt Azienda Trasporti e Mobilità e.a., aff. C-328/17, points 54-55
  95. CJCE, 19 janvier 1999, Calfa, aff. C-348/96
  96. CJUE, gde ch., 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, aff. jtes C‑404 et 659/15 PPU
  97. CJUE, gde ch., 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), aff. C‑216/18 PPU
  98. CJUE, gde ch., 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), aff. C‑216/18 PPU, point 70. Voir déjà, le point 81 de l’arrêt Aranyosi et Căldăraru
  99. Points 88, 89, 91 et 92 de l’arrêt Aranyosi et Căldăraru
  100. Voir le point 70 précité de l’arrêt Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire) et, plus largement, les points 68 à 79 de cet arrêt
  101. Cette hybridation transparaît également au point 76 de l’arrêt Minister for Justice and Equality
  102. Voir, à titre d’illustration, CJUE, 23 décembre 2009, Serrantoni et Consorzio stabile edili, aff. C‑376/08, points 34 s. En l’occurrence, une réglementation nationale est jugée inconventionnelle en ce qu’elle établit une présomption irréfragable qu’il n’est pas possible de renverser sur la base d’un examen des circonstances de l’espèce

Le contrôle de conventionnalité in concreto  est-il vraiment « dicté » par la Convention européenne des droits de l’homme ?

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Le contrôle de conventionnalité in concreto a souvent été présenté comme une simple transposition du contrôle concret de la Cour européenne des droits de l’homme. La présente étude se propose d’interroger ce constat à la lumière des mutations récentes que connaît le contrôle européen en mettant l’accent sur un paradoxe. Au moment même ou la Cour de cassation et le Conseil d’Etat systématisent le contrôle de conventionnalité in concreto en s’appuyant sur la Convention EDH, l’on assiste au développement d’une logique abstraite et objective dans le cadre du contrôle opéré par la Cour de Strasbourg.

Mustapha Afroukh est Maître de Conférences, Université de Montpellier, IDEDH – EA 3976

La concrétisation du contrôle juridictionnel de la loi est bien un processus sous influence. Ces influences sont tantôt endogènes, tantôt exogènes. Au terme d’une analyse globale des discours du droit et des métadiscours, apparaît une donnée intéressante reposant sur la mise en évidence de l’incidence de la Convention européenne des droits de l’homme sur la mutation du contrôle de conventionnalité. En effet, la nature concrète du contrôle opéré par la Cour européenne des droits de l’homme a souvent été présentée comme l’argument principal tendant à justifier l’exercice du contrôle de conventionnalité in concreto par la Cour de cassation, puis par le Conseil d’Etat 1. Au regard des différents écrits sur le sujet, l’exercice d’un tel contrôle concret des effets de la mise en œuvre de la loi a surtout été appréhendé dans le cadre d’une approche harmonieuse ayant comme point de départ le dialogue des juges et l’appropriation par les juges internes d’une méthode caractéristique de l’office de la Cour de Strasbourg. Cette approche est d’ailleurs clairement assumée par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat qui exercent ce contrôle dans une logique préventive afin d’éviter une éventuelle condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme 2. Ainsi, dans ses conclusions sous la décision Gonzalez Gomez 3, A. Bretonneau, s’y réfère avec force, affirmant à propos du contrôle concret : « Y renonceriez-vous d’ailleurs que la Conv. EDH finirait par l’exercer pour vous. (…) nous trouverions paradoxal, alors que la Convention vous invite, dans le champ des droits fondamentaux qu’elle protège, à ne pas vous voiler la face sur les conséquences concrètes de la législation, que les limites inhérentes à un contrôle abstrait de la norme vous handicapent au point de vous empêcher de vous saisir de conséquences inconventionnelles de l’application de la loi lorsqu’elles se présentent à vous » 4. Le Premier président de la Cour de cassation ne dit pas autre chose : « si rien ne change, la France continuera d’être condamnée à Strasbourg à travers les arrêts de sa Cour de cassation, ce qui traduit le fait que notre Cour, à la fois, n’est pas adaptée au contrôle de type européen et ne remplit pas son rôle de Cour suprême » 5. Pour le dire plus abruptement, s’est imposée l’idée selon laquelle l’évolution du contrôle de conventionnalité répondait à la nécessité de se conformer à la jurisprudence européenne, ou du moins qu’il fallait se rapprocher de l’office concret de la Cour 6, certains estimant même que ce rapprochement peut-être perçu comme « un signe de soumission, suivisme et asservissement » 7, d’autres y voyant une adaptation aux exigences européennes favorisée par le renouveau du principe de subsidiarité 8. Tout se passe comme si les Cours suprêmes 9 approfondissaient (enfin !) la logique « concrète » du contrôle de conventionnalité, alors que les termes de cette concrétisation font partie de la vulgate européenne depuis la célèbre formule de l’arrêt Airey de 1979 10 et que la Cour se réfère au principe de proportionnalité depuis 1968 (Aff. Linguistique Belge). Une telle entreprise implique de bien évaluer les méthodes de contrôle de la Cour européenne, surtout si l’on s’en réclame. Or, le moins que l’on puisse dire est que l’office de la Cour et l’objet du contrôle européen ne se résument pas au règne absolu du contrôle concret, comme il a souvent été écrit. De même, on ne saurait se contenter de présenter les étapes du contrôle in concreto et du contrôle abstracto sans rendre compte des évolutions de chacune de ces deux formes de contrôle et de leur articulation 11.

Il est à relever que la Cour n’est pas indifférente à ces évolutions touchant la nature du contrôle de conventionnalité. Elle s’est récemment fait l’écho des évolutions jurisprudentielles récentes tendant à généraliser le contrôle de conventionnalité in concreto, ainsi qu’en atteste la décision d’irrecevabilité Charron et Merle-Motet c. France 12 relative au refus d’une demande de PMA par insémination avec donneur ou fécondation in vitro opposée à un couple homosexuel. Au cas d’espèce, la Cour ne manque pas de vanter les mérites du contrôle de conventionnalité in concreto en déclarant la requête irrecevable au motif que les requérantes ont délaissé le recours pour excès de pouvoir, voie de recours qui aurait pu conduire à l’exercice d’un contrôle de proportionnalité. Bref, il n’était pas du tout sûr que ce recours était voué à l’échec, surtout depuis la décision Gonzalez Gomez du 31 mai 2016 (invoquée par le gouvernement en l’espèce) dans laquelle le Conseil d’Etat a écarté l’interdiction de l’insémination post mortem sur la base d’un contrôle de proportionnalité in concreto. La motivation de la décision Charron et Merle-Motet suggère en creux que les juges ordinaires sont encouragés « à l’exercer : c’est les avertir que le principe de subsidiarité ne peut s’épanouir que si les juridictions nationales jouent le jeu du contrôle du contrôle de proportionnalité in concreto » 13, même dans les cas où une loi a déjà été déclarée conforme à la Constitution puisque, comme le souligne la Cour, « le contrôle de conformité d’une mesure individuelle à la Convention effectué par le « juge ordinaire » est distinct du contrôle de conformité de la loi à la Constitution effectué par le Conseil constitutionnel : une mesure prise en application d’une loi dont la conformité aux dispositions constitutionnelles protectrices des droits fondamentaux est établie peut être jugée incompatible avec ces mêmes droits tels qu’ils se trouvent garantis par la Convention à raison par exemple de son caractère disproportionné dans les circonstances de la cause » (§ 28). A notre sens cependant, ce serait peut-être aller un peu vite en besogne que d’affirmer que la décision Charron Merle-Motet suggère que le contrôle de conventionnalité in concreto est le seul compatible avec la Convention européenne, d’autant que l’on sait que la Cour, elle-même, déplace de plus en plus son contrôle du concret vers l’abstrait. En un mot, la portée de cette décision d’irrecevabilité focalisée sur le respect de la règle d’épuisement des voies recours internes ne doit pas être exagérée.

A rebours des enseignements de la doctrine dominante qui considèrent que l’exercice d’un tel contrôle concret des effets de la mise en œuvre de la loi est plus ou moins dicté par la Cour européenne des droits de l’homme, l’objet de cette étude est de suggérer une autre hypothèse, sans doute plus provocatrice : et si le Conseil d’Etat et la Cour de cassation avaient surévalué la portée du contrôle concret ? Et si « le contrepoint apporté par la décision Molenat » rendue par le Conseil d’Etat le 28 décembre 2017 (X. Duprè de Boulois, préc.), tant critiquée en doctrine, qui juge qu’aucune « circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur ne saurait conduire à regarder la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes, qui ne pouvait conduire qu’au rejet des demandes en litige, comme portant une atteinte excessive aux droits et libertés protégés par [la CEDH] » n’était finalement que l’expression de la logique de « désubjectivisation » 14 à l’œuvre dans le contentieux européen des droits de l’homme ? Il n’est pas sûr que la jurisprudence européenne dictait la solution retenue dans l’affaire Gonzalez Gomez, la Cour n’hésitant plus à relativiser les conséquences concrètes sur le requérant de l’application d’une norme générale sur l’autel d’impératifs objectifs comme la sécurité juridique ou la cohérence du droit 15. Bien que séduisante de prime abord, l’analyse consistant à souligner l’influence « européenne » de la concrétisation du contrôle ne rend cependant que partiellement compte de l’office de la Cour qui est profondément marqué par le « développement d’un contrôle, abstrait et objectif, débordant le cadre strict de la requête individuelle ». Celle-ci fait souvent le choix « de ne plus se focaliser sur une définition casuistique du contrôle de conventionnalité » 16. Ce qui ressort de la jurisprudence récente n’est pas une simple reconnaissance d’un contrôle abstrait qui aurait vocation à rester exceptionnel 17. Il s’agit plus radicalement d’une « évolution structurelle du contentieux européen des droits de l’homme » 18. En dépit de la réitération sacramentelle de l’impossibilité pour les particuliers de se plaindre d’une loi in abstracto, la Cour semble, malgré tout, porter un coup de boutoir à cette règle.

L’idée générale que l’on voudrait donc explorer est que, contrairement à ce que certaines solutions jurisprudentielles auraient pu laisser accroire, l’exercice d’un contrôle concret des effets de la mise en œuvre de la loi n’est pas dicté ipso facto par la Convention européenne des droits de l’homme. Tout bien considéré, en forçant le trait, on pourrait affirmer que la Cour de cassation et le Conseil d’Etat se sont montrés plus « royalistes » que le Roi (ici la Cour EDH). On a beau chercher, on peine à trouver dans la jurisprudence de la Cour européenne un principe qui imposerait aux juges nationaux d’exercer en toutes circonstances et dans tous les domaines un contrôle de conventionnalité in concreto. De surcroît, il est piquant de constater qu’au moment même où le contrôle de conventionnalité interne se concrétise, la tendance à l’objectivisation du contrôle s’accentue dans le cadre de la Convention européenne. Au fil de sa jurisprudence, la Cour a même systématisé le contrôle abstrait. D’où un certain paradoxe, « quand la base juridique de l’ingérence réside dans l’application de mesures générales, la Cour européenne transforme peu à peu son office en déplaçant le curseur de son contrôle (d’un contrôle concret vers un contrôle abstrait), en dénaturant du coup ce qui faisait jusqu’alors le sel de son contrôle de proportionnalité et qui a (justement) poussé la Cour de cassation à lancer une petite révolution… » 19. L’argument selon lequel le respect de la Convention justifie de faire du contrôle concret le centre névralgique du contrôle de conventionnalité paraît essentiellement rhétorique.

Il est, dès lors, possible d’avancer l’hypothèse de la conventionnalité du contrôle juridictionnel interne in abstracto (I) avant de mettre en évidence l’approfondissement du contrôle abstrait au niveau européen, par opposition à la systématisation dont il fait l’objet le contrôle concret au niveau interne (II).

I – La conventionnalité du contrôle abstrait exercé par les juges internes

A priori, il n’y a aucun sens à s’étonner de ce que la démarche de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat soit influencée par la Cour européenne. Nul besoin d’insister sur que le fait que celle-ci statue in concreto pour déterminer si une mesure appliquée in casu au requérant est compatible ou non avec les droits garantis par la Convention : dès 1962 à l’occasion de l’affaire De Becker c. Belgique, la Cour a ainsi affirmé qu’elle ne peut statuer que « sur le cas concret de l’application d’une [norme nationale] à l’égard du requérant et dans la mesure où celui-ci se trouverait, de ce fait, lésé dans l’exercice des droits garantis par la Convention » 20. Elle ne cesse de marteler depuis lors qu’il ne lui appartient pas de se livrer à un contrôle in abstracto. « C’est là le domaine du contrôle de constitutionnalité » 21. Ce rappel en forme d’évidence est nécessaire pour comprendre les interactions entre l’objet du contrôle européen et l’office du juge national dans le cadre du contrôle de conventionnalité (A). Soucieuse d’adapter son contrôle aux situations qui lui sont soumises, la Cour n’est pas arc-boutée sur une défense absolue du contrôle concret, ce qui l’a conduit d’ailleurs à souligner les avantages du contrôle de conventionnalité in abstracto opéré par les juges nationaux (B).

A- Objet du contrôle européen et office du juge national

 

 

La nature du recours individuel explique en grande partie l’office concret de la Cour. À partir du moment où l’article 34 de la Convention européenne précise que la Cour peut être saisie par toute personne s’estimant victime d’une violation de la Convention en droit interne, la dimension concrète du contentieux européen des droits de l’homme s’impose avec la force de l’évidence. Contrairement au requérant étatique, l’individu doit se prétendre effectivement lésé par la violation qu’il allègue. Il doit établir l’existence d’un intérêt personnel à agir. Sans que l’on puisse évidemment parler d’un désintérêt de la Cour vis-à-vis de la conventionnalité du droit national 22, c’est sous l’angle de la mesure individuelle d’application d’une loi que la Cour européenne envisage son contrôle. Par conséquent, compte tenu de cette concrétisation du caractère subsidiaire du contrôle européen, la Cour reconnaît que « si sa décision produira (…) fatalement des effets débordant les limites du cas d’espèce, (…) elle ne saurait annuler ou abroger par elle-même les dispositions litigieuses » 23.

Aussi, ce positionnement de la Cour européenne doit être apprécié à la lumière du principe de subsidiarité, principe directeur commun à l’ensemble des traités en matière de protection des droits de l’homme. En ce sens, la règle de l’épuisement des voies de recours internes révèle bien que c’est d’abord le juge interne qui doit se prononcer sur un grief tiré d’une violation de la Convention et éventuellement retenir un constat de violation. Qu’impose alors le principe de subsidiarité s’agissant de l’office du juge national dans le cadre de ce contrôle de conventionnalité ? Le juge conventionnel de droit commun doit-il nécessairement se livrer au même contrôle concret que la Cour ?

Il y a ici deux approches qui peuvent être retenues :

– L’une considérant que « la logique du principe de subsidiarité conduit le juge national à pratiquer un contrôle similaire et à adjoindre au contrôle abstrait de la conventionalité de la règle un contrôle de conventionalité de l’application de cette règle dans un cas particulier » 24.

– L’autre estimant qu’il suffit que le juge national soit en mesure de « de sanctionner si besoin la mesure interne contraire aux droits individuels sur le fondement de la Convention », avec la difficulté que « la fonction du juge [interne] sera (…) tributaire des compétences que lui attribue le droit interne (comme de « sa sensibilité » conventionnelle) » 25.

L’examen de la jurisprudence, si elle ne permet pas de vider cette controverse, révèle que s’il existe bien des arguments en faveur d’un contrôle juridictionnel interne similaire à celui de la Cour, on ne peut pas en déduire une superposition exacte entre l’objet du contrôle européen et l’office du juge national. Ou, pour dire les choses autrement, la logique du principe de subsidiarité n’implique pas toujours que le juge interne exerce un contrôle concret.

a) Arguments en faveur d’un contrôle similaire (essentiellement concret) :

A première vue, la cause semble entendue. La mise en balance des (ou entre) droits conventionnels et des impératifs d’intérêt général, étant inhérente à la Convention européenne, elle ne peut que rejaillir sur l’office du juge national. « Technique avérée de conciliation des droits et libertés » 26, la proportionnalité ne s’exprime pleinement que dans un cas concret et compte tenu de circonstances précises. Or, une parenté intime unit la proportionnalité à la casuistique. En effet, « le contexte de l’espèce offre un cadre adapté afin d’estimer si, dans la situation particulière, une mesure moins contraignante aurait ou non suffi. […] Un contrôle abstrait (…) rend [le test de nécessité] plus difficile à réaliser » 27. La condition « nécessaire dans une société démocratique » énoncée dans la clause d’ordre public exprime d’ailleurs bien la nécessité « de mettre en balance les éléments du cas individuel dont il s’agit » 28. Aussi, la Cour considère-t-elle que, dans le cadre du contrôle de conventionnalité que le juge national est amené à exercer au niveau interne, cet exercice de mise en balance circonstancié ne saurait être éludé et que le contrôle doit prendre en considération les faits de l’espèce, ce qui revient de fait à souligner l’intérêt du contrôle concret. A titre illustratif, il est possible de se référer à l’arrêt Palau-Martinez c. France (16 déc. 2003) dans lequel la Cour juge très sévèrement la décision du juge interne de fonder la fixation de la résidence de l’enfant sur l’orientation religieuse de la mère « en fonction de considérations de caractère général, sans établir de lien entre les conditions de vie des enfants auprès de leur mère et leur intérêt réel ». De même, dans le domaine des conflits de droits, elle sanctionne toute démarche consistant à privilégier systématiquement un droit sur un autre. En témoigne l’arrêt Novaya Gazeta et Milashina c. Russie (3 oct. 2017, n° 45083/06) relatif à une condamnation pour diffamation d’une maison d’édition et d’une journaliste à la suite de la publication de deux articles relatifs au naufrage du sous-marin nucléaire lanceur d’engins russe Koursk. En l’espèce, il fut reproché aux autorités nationales de raisonner comme si « les intérêts relatifs à la protection de « l’honneur et la dignité d’autrui » l’emport(aient) sur la liberté d’expression en toutes circonstances » (§ 69). En somme, il résulterait de la jurisprudence européenne « une sorte d’obligation positive de mettre en œuvre une nouvelle figure du contrôle de proportionnalité, que l’on pourrait nommer le contrôle de proportionnalité privatisée » 29.

Pour autant, il serait naïf de croire que cette obligation s’impose dans tous les domaines. Elle connaît un cantonnement de son champ d’application. La jurisprudence dont il est ici question se rapporte bien souvent à des conflits entre intérêts privés pour lesquels le droit interne ne prévoit déjà nulle hiérarchie. L’obligation de mise en balance vient donc en soutien d’un devoir de conciliation qui est déjà prévu par les droits nationaux.

b) Arguments en faveur d’un contrôle effectif (qu’il soit abstrait ou concret) :

Au regard d’autres arrêts, il nous semble plus risqué d’avancer que l’office du juge national est « identique » à celui de la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, ce qui importe pour la Cour, c’est que le juge national dispose de pouvoirs pour remédier aux violations des droits. Par exemple, la logique du principe de subsidiarité peut conduire à reconnaître aux juges nationaux « la possibilité de trancher les questions de compatibilité du droit interne avec la Convention (Gde. Ch., 29 avr. 2008, Burden c. Royaume-Uni, n°13378/05). Plus encore, dans certains domaines, la Cour n’exige pas des autorités nationales qu’elles procèdent à une mise en balance des intérêts en présence. Ainsi, « en ce qui concerne les requêtes relatives à l’immigration, telles que celle du requérant, [la Cour] se consacre et se limite, dans le respect du principe de subsidiarité, à évaluer l’effectivité des procédures nationales et à s’assurer que ces procédures fonctionnent dans le respect des droits de l’homme » 30. La Cour ne dit mot ici du contrôle de proportionnalité. Que dire enfin de la jurisprudence relative aux droits politiques issus de l’article 3 du protocole n°1. Depuis l’arrêt Zdanoka c. Lettonie, la Cour juge que « l’exigence d’“individualisation“, c’est-à-dire la nécessité d’un contrôle par les autorités judiciaires internes de la proportionnalité de la restriction légale litigieuse à la lumière des particularités de chaque espèce, ne constitue pas une condition préalable à la conformité de cette restriction à la Convention ». On le sait bien, le contrôle de proportionnalité réalisé par le juge est casuistique en ce qu’il porte sur l’application d’une mesure restrictive à un cas individuel. Seules les circonstances de l’espèce vont permettre de dire si la limitation d’un droit est proportionnée ou non. A partir de là, on attend, d’une part, d’une norme limitative d’un droit qu’elle soit individualisée et, d’autre part, que le contrôle du juge porte sur cette exigence d’individualisation. Or, avec cette jurisprudence, la Cour permet aux juges nationaux de ne pas exercer un contrôle de conventionnalité in concreto 31, notamment lorsqu’ils ne peuvent pas user de leur pouvoir d’appréciation. Leur analyse in abstracto de la législation est reprise par la Cour. Alors certes, l’on pourrait nous objecter qu’il ne s’agit ici que de solutions d’espèce ne remettant nullement en cause le principe selon lequel la Convention européenne dicte bien l’exercice d’un contrôle concret pour garantir l’effectivité des droits. L’un des traits caractéristiques de cette jurisprudence est le pragmatisme de la Cour. Mais, d’un autre côté, les arrêts validant l’exercice d’un contrôle abstrait se multiplient.

Dans ces conditions, il nous paraît difficile de soutenir que la Cour européenne impose au juge national de pratiquer systématiquement un contrôle de conventionnalité de l’application de la norme au regard des circonstances de l’espèce. Cette analyse est corroborée par le fait que l’article 13 de la Convention ne va pas jusqu’à exiger une forme particulière de recours et que l’organisation des voies de recours internes relève de la marge d’appréciation des Etats, formule faisant écho au principe de l’autonomie institutionnelle et procédurale des Etats en droit de l’Union européenne 32. S’il est des domaines où seule une voie de recours permettant un contrôle concret constitue un recours effectif, il n’en va pas toujours ainsi. Pour preuve, la Cour n’hésite pas à souligner les vertus d’un contrôle in abstracto.

B- Les avantages du contrôle de conventionnalité in abstracto

Disons-le clairement : l’exercice par les juges nationaux d’un contrôle de conventionnalité abstrait, de norme à norme, n’est pas jugé contraire en soi à la Convention européenne 33. Lorsque la Cour est confrontée à des affaires dans lesquelles les juges nationaux se sont contentés d’exercer un contrôle abstrait sur la disposition législative litigieuse, elle ne cherche pas à discréditer un tel contrôle, loin s’en faut. C’est ce dont témoigne l’hypothèse où la disposition législative litigieuse place les autorités d’application (voire même les juges) dans une situation de compétence liée. L’un des exemples emblématiques est sans conteste l’arrêt Evans c. RoyaumeUni qui juge, à propos d’une loi britannique autorisant sans exception les participants à un traitement par FIV à revenir sur leur consentement à l’utilisation des gamètes prélevés, qu’elle « vise à promouvoir la sécurité juridique et à éviter les problèmes d’arbitraire et d’incohérence inhérents à la mise en balance, au cas par cas, de ce que la Cour d’appel a décrit comme étant des intérêts “parfaitement incommensurables“ » 34. Or, la requérante dénonçait en l’espèce les dispositions de la loi britannique ayant permis à son compagnon de rétracter son consentement. A ses yeux en effet, le problème central était de savoir si, au regard des circonstances concrètes de l’affaire, le refus de l’Etat de la laisser se faire implanter les embryons conçus à partir de ses ovules et du sperme de son compagnon est nécessaire et proportionné. La Cour, comme les juges nationaux, n’entre pas dans une analyse in concreto. Il lui suffit de relever les avantages du cadre juridique reposant sur des règles claires et intangibles, à savoir la sécurité juridique et la cohérence du droit. Procédant à une théorie du bilan, elle donne même l’impression de stigmatiser les dangers d’une proportionnalité concrète qui déboucherait sur un risque d’arbitraire. Le contrôle abstrait exercé par les juges nationaux est donc pleinement compatible avec la Convention. En l’espèce, la Cour va conclure à une non-violation de l’article 8 de la Convention en suivant une argumentation très vivement critiquée par les juges dissidents : « si les effets de la législation sont tels que d’une part ils donnent à une femme le droit de décider d’avoir un enfant de son sang mais que d’autre part ils la privent de toute possibilité de se retrouver en position de faire ce choix, ils font supporter à l’intéressée une charge morale et physique d’après nous disproportionnée qui ne peut guère être compatible avec l’article 8 et avec les buts mêmes de la Convention, qui sont de protéger la dignité et l’autonomie humaines ».

Dans une affaire Hristozov et autres c. Bulgarie (13 nov. 2012, n° 47039/11) qui concernait des patients en phase terminale se plaignant du refus des autorités de les laisser accéder à un produit anticancéreux expérimental mis à leur disposition par une entreprise canadienne, la Cour va même plus loin en énonçant, dans une formule qui a été, à notre sens, trop peu remarquée, que la critique selon laquelle la réglementation en vigueur (qui énonçait une interdiction générale) n’aurait pas suffisamment permis de tenir compte des circonstances individuelles « n’est pas nécessairement incompatible avec l’article 8 ». Quid alors de la mise en balance des intérêts concurrents ? L’exigence d’individualisation de la norme est jugée nocive par la Cour. Dans le même ordre d’idées, confrontée à la question de savoir si l’impossibilité faite à un ressortissant britannique, résidant en Italie depuis 1982 de voter aux élections législatives est contraire au droit de vote garanti à l’article 3 du Protocole 1, elle prête une importance particulière aux lourdes charges qui pourraient peser sur les autorités si elles devaient contrôler, dans chaque cas, que l’intéressé a des liens suffisamment étroits avec le pays. Soulignant les vertus d’une règle générale et intangible plus respectueuse de la sécurité juridique, le juge européen conclut logiquement à la non-violation de l’article 3 du Protocole 1. A contrario, le contrôle concret est source de difficultés, comment « savoir quand l’interdiction s’applique et quand elle ne s’applique pas » 35.

Une autre illustration est fournie par l’arrêt Almeida Ferreira et Melo Ferreira c. Portugal, où était en en cause l’application automatique de l’exception au droit du propriétaire de résilier le bail prévue par la loi portugaise. Là encore, la solution retenue n’a pas débouché sur une solution heureuse pour le requérant. La Cour y juge en termes très clairs qu’il « est vrai que la limitation en cause est appliquée de manière automatique, les juridictions saisies ne pouvant pas peser les intérêts respectifs du propriétaire et du locataire. La Cour estime cependant que le caractère absolu d’une loi n’est pas, en soi, incompatible avec la Convention, même si des situations assimilables à une présomption irréfragable doivent demeurer exceptionnelles. De telles règles absolues visent d’abord, de toute évidence, à promouvoir la sécurité juridique et à éviter les incohérences dans un domaine sensible comme celui du logement » 36. Si un contrôle de proportionnalité n’a pas été mené, c’est qu’il est considéré comme problématique et même dangereux.

De fait, il semble qu’au-delà de la situation factuelle de l’espèce, la Cour prête une considération croissante à l’origine de l’ingérence. Lorsque la norme nationale laisse une faible marge d’appréciation aux autorités d’application, il lui est difficile de ne pas faire sienne l’approche abstraite et objective des autorités nationales. C’est ainsi qu’il faut comprendre la Cour lorsqu’elle énonce dans l’arrêt Animal Defenders c. Royaume-Uni « que plus les justifications d’ordre général invoquées à l’appui de la mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l’importance à l’impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen » 37. Par cet énoncé de principe, le juge reconnaît sans ambiguïtés que le contrôle abstrait s’opère au détriment d’une appréciation individuelle et concrète de la situation soumise à la Cour.

Dans ces conditions, on peine à comprendre l’argument du risque de condamnation par la Cour afin de justifier la nouvelle méthodologie empruntée par le Conseil d’Etat dans l’affaire Gonzalez Gomez. En ayant à l’esprit cette jurisprudence européenne, il n’était pas du tout acquis que la Cour aurait condamné le principe d’une interdiction de l’insémination post-mortem. Le Conseil d’Etat a-t-il fait preuve d’un zèle excessif ? A l’évidence, la Convention européenne n’en demandait pas tant, en ce qu’elle n’imposait pas dans le cas d’espèce l’exercice d’un contrôle in concreto des effets de l’application de la loi sur la situation individuelle de la requérante. Mais à l’heure où le principe de subsidiarité connaît un succès grandissant, il n’est pas sans importance de rappeler que la Convention européenne ne constituant qu’un standard minimum de protection des droits et libertés, les Etats peuvent la dépasser. Reste que le Conseil d’Etat semble avoir été effrayé par sa propre audace, en jugeant dans l’affaire Molenat qu’aucune « circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur ne saurait conduire à regarder la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes, qui ne pouvait conduire qu’au rejet des demandes en litige, comme portant une atteinte excessive aux droits et libertés protégés par [la CEDH] ». Le juge semble écarter ici tout contrôle in concreto sur cette question. D’aucuns ont émis des doutes sur la conventionnalité de cette solution en misant sur une condamnation de la France dans une affaire mettant en cause le refus opposé à une personne née d’une insémination de transmettre des informations sur le donneur de gamètes dont il est issu, en raison de l’absence de prise en considération de la situation concrète du requérant qui l’aurait saisie 38. Pour ce faire, a été mise en exergue la solution de l’arrêt Godelli c. Italie (25 sept. 2012,33783/09), dans laquelle la Cour européenne a condamné l’Italie pour violation de l’article 8, en raison du caractère absolu du principe de l’anonymat. La législation française sur l’anonymat du don de gamètes, par son caractère absolu, connaîtra-t-elle le même sort ? Rien n’est moins sûr. La question jugée dans l’affaire Godelli, relative à l’accouchement anonyme, était différente. Surtout, depuis 2012, la Cour se montre plus respectueuse du principe de subsidiarité et le contrôle abstrait qui n’était qu’un épiphénomène s’est banalisé dans sa jurisprudence. La prise en compte des finalités poursuivies par le législateur français sera un élément important du contrôle de la Cour.

Au bout du compte, l’objet concret du contentieux européen des droits de l’homme ne discrédite pas le contrôle de conventionnalité abstrait exercé par les juges internes. D’autant que ce contrôle connaît un regain d’intérêt dans la jurisprudence européenne, au moment même où les jurisprudences de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat valorisent le contrôle de conventionnalité in concreto

II – L’approfondissement du contrôle abstrait au niveau européen

Il faut en convenir, le contrôle in abstracto n’est plus une exception dans la jurisprudence européenne. On assiste à sa banalisation. Et à y regarder de plus près, il est même possible de relever une systématisation du contrôle abstrait (A). Se pose dès lors la question de son articulation avec le contrôle concret (B). Sur ces deux points, les différences avec le contrôle de conventionnalité interne sont aisément perceptibles.

A- La systématisation du contrôle abstrait

Force est de constater que, dans le système européen, l’exercice d’un contrôle in abstracto de la norme nationale a longtemps été rattaché à l’élargissement de la notion de victime, en particulier à la notion de victime potentielle. L’originalité de ce type de situations est qu’elle permet « à un individu d’agir contre une règle de droit qui ne lui a pas été appliquée » 39 et dont il risque de subir les effets. C’est ainsi que dans l’arrêt Klass c. Allemagne, « la Cour accepte (…) qu’un individu puisse, sous certaines conditions, se prétendre victime d’une violation entraînée par la simple existence de mesures secrètes ou d’une législation en permettant, sans avoir besoin d’avancer qu’on les lui a réellement appliquées » 40. Le récent arrêt Roman Zakharov c. Russie relatif à la législation russe autorisant l’interception secrète de communication de téléphonie mobile précise d’ailleurs les conditions « dans lesquelles un requérant peut se prétendre victime d’une violation de l’article 8 sans avoir à démontrer que des mesures de surveillance secrète lui ont bien été appliquées, de manière à permettre l’adoption d’une approche uniforme et prévisible ». Il lui faut rechercher si le requérant peut éventuellement être touché par la législation litigieuse et si le droit national comporte des recours effectifs. Mais dans ce type d’hypothèses, le contrôle abstrait est envisagé comme une exception : « un contrôle accru par la Cour s’avère donc nécessaire et il se justifie de déroger à la règle selon laquelle les particuliers n’ont pas le droit de se plaindre d’une loi in abstracto ».

La jurisprudence récente tend néanmoins à montrer que le contrôle abstrait du droit national a été déconnecté de ces hypothèses particulières mettant en cause des victimes potentielles. S’il convient d’admettre que chaque arrêt doit être contextualisé, il appert de la jurisprudence que le contrôle abstrait est surtout privilégié lorsque l’atteinte alléguée aux droits garantis est directement imputable à une norme générale. Dans ce cas, le juge va se désintéresser de l’application de la norme au cas individuel du requérant. Les illustrations sont multiples 41 et permettent de mesurer la logique tentaculaire de ce contrôle. Le contrôle abstrait va même jusqu’à porter sur une disposition constitutionnelle 42. Autre exemple significatif, le contrôle abstrait peut porter sur une pratique administrative. L’arrêt Dickson c. Royaume-Uni, dans lequel était en cause la pratique administrative ministérielle de l’accès à l’insémination artificielle au profit des détenus condamnés, en constitue une bonne illustration 43. Surtout, ce qui est remarquable, c’est que ce contrôle s’étend même aux discussions législatives qui ont précédé l’adoption d’un texte. Au point même qu’on a pu évoquer « une obligation de « bonne tenue » du débat législatif » 44. Qu’on en juge. Ayant eu à se prononcer dans l’arrêt Animal Defender c. Royaume-Uni (préc.) sur la conventionnalité de l’interdiction générale posée par la législation britannique, de toute publicité politique payante à la télévision et à la radio, le juge européen relève ainsi qu’à « tous les stades ultérieurs de l’examen pré-législatif, l’impact de [cette interdiction] sur la compatibilité de l’interdiction avec la Convention a été examiné de manière approfondie » et que cette interdiction est « l’aboutissement d’un examen exceptionnel, effectué par les organes parlementaires, de tous les aspects culturels, politiques et juridiques de cette mesure ». Révélatrice d’un enrichissement du contrôle abstrait qui porte sur les modalités d’élaboration de la loi 45, la jurisprudence européenne démontre que ce contrôle intervient souvent pour conforter la marge nationale des Etats sur des questions sensibles. L’idée étant que si la Cour juge aux termes de ce contrôle que la loi a pris en compte les différents intérêts en présence, elle ne s’engagera pas ou peu sur le terrain de la proportionnalité concrète. Aussi, même en présence d’un droit interdisant de manière absolue le don d’embryons à des fins de recherche scientifique, le juge européen se contente d’affirmer que « lors du processus d’élaboration de la loi litigieuse, le législateur avait déjà tenu compte des différents intérêts ici en cause, notamment celui de l’État à protéger l’embryon et celui des personnes concernées à exercer leur droit à l’autodétermination individuelle sous la forme d’un don de leurs embryons à la recherche » 47Gde ch., 27 juin 2017, n° 931/13" id="return-note-7072-46" href="#note-7072-46">46. L’appréhension de ces éléments relatifs aux choix adoptés par le législateur et aux arguments pris en considération par le législateur devient systématique 48. Or, semblable posture appelle inévitablement la question de la légitimité de la Cour pour évaluer directement la qualité du débat démocratique à l’origine d’une législation nationale. Il est vrai qu’elle n’est pas la mieux placée pour réaliser un contrôle dont l’objet est d’évaluer et de « corriger l’inaccomplissement démocratique » 49.

Du reste, la motivation de l’arrêt Animal Defenders International témoigne d’une systématisation du contrôle de proportionnalité en fonction de l’origine de l’ingérence. Le caractère abstrait du contrôle est alors porté à son acmé. En ce sens, pour la première fois, la Cour affirme « que plus les justifications d’ordre général invoquées à l’appui de la mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l’importance à l’impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen ». Ce faisant, elle donne l’impression de faire preuve de davantage de « tolérance » à l’égard des atteintes résultant d’une mesure générale. La contextualisation ici laisse place à la généralité de la norme et à un contrôle restreint de proportionnalité. L’arrêt a déclenché une salve de critiques des juges dissidents dénonçant une dérive problématique du contrôle européen : « il ne peut y avoir deux poids et deux mesures, en matière de protection des droits de l’homme, selon l’« origine » de l’ingérence. Pour un droit fondamental, et de ce fait pour la Cour, peu importe que l’atteinte au droit tire son origine de la législation ou d’un acte ou d’une omission judiciaire ou administratif ». Tournant résolument le dos au contrôle concret, cette approche implique, que sur les questions les plus sensibles, la Cour reste en retrait en contrôlant uniquement les garanties procédurales offertes par le droit interne. Avec cette tendance à la procéduralisation des droits, la question posée n’est plus de savoir si les droits subjectifs du requérant ont été méconnus mais si « la décision [litigieuse] a été adoptée selon un processus décisionnel de qualité » 50.

Ces exemples conduisent à se demander si le contrôle abstrait s’opère toujours au détriment des droits subjectifs. On peut certes observer que l’exercice de contrôle abstrait va de pair avec une valorisation de la subsidiarité mais il n’en va pas toujours ainsi. L’utilisation du contrôle in abstracto dans une fonction de renforcement de l’effectivité des droits ne doit pas être écartée, comme l’illustre le contentieux sur le terrain du droit à la vie 51 et du principe de non-discrimination 52. Relativement à cette fonction du contrôle abstrait, l’on peut également mentionner la question de l’exécution des arrêts avec la procédure de l’arrêt pilote.

Cette systématisation du contrôle abstrait interroge quant à son articulation avec le contrôle concret. Il faut, en effet, déterminer si les relations qu’entretiennent ces deux formes de contrôle s’envisagent dans une logique de concurrence ou de complémentarité 53.

B- Quelle articulation des contrôles ?

Dans sa décision Gonzalez Gomez, le Conseil envisage l’articulation entre les deux étages du contrôle de conventionnalité de la manière suivante : saisi d’un moyen d’inconventionnalité, le juge du référé-liberté ne doit pas s’en tenir à un contrôle abstrait des dispositions législatives au regard des engagements internationaux, étant précisé qu’il n’est pas fait référence ici au critère de la « méconnaissance manifeste » qui commande normalement le contrôle du juge du référé-liberté. Il doit également s’assurer que l’atteinte à une liberté fondamentale ne résulte pas de la mise en œuvre de ces dispositions. Bref, il lui appartient « d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive ». Autant dire que l’inconventionnalité d’une disposition législative peut procéder soit d’une démarche abstraite, soit d’une démarche concrète prenant en considération les circonstances particulières de l’espèce. Le contrôle concret n’intervient dès lors que si la disposition législative a été déclarée conventionnelle in abstracto. De même, dans la jurisprudence de la Cour de cassation, on constate que le contrôle concret intervient après qu’une disposition législative ait été jugée conventionnelle dans l’abstrait. Se dévoilent alors les trois figures principales du contrôle de conventionnalité : « Certains arrêts (…) procèdent exclusivement à un contrôle de conventionnalité d’un texte interne au regard du droit conventionnel (contrôle in abstracto), les autres (…) exclusivement à un contrôle de l’application qui a été faite d’un texte au cas d’espèce (contrôle in concreto). Trois arrêts rendus par la première chambre civile (…), non inclus dans les calculs précités, effectuent les deux types de contrôle » 54. En revanche, il ressort des décisions Gonzalez Gomez et Molenat que le contrôle in concreto suit nécessairement le contrôle in abstracto. En réalité, comme le soulignait N. Boulouis dans ses conclusions sous l’arrêt Commune de Palavas, tout est fonction des situations examinées 55.

Si l’on esquisse un parallèle avec la jurisprudence de la Cour européenne, on peut constater que l’articulation entre les deux formes de contrôle ne répond pas toujours au même mode d’emploi. Le contrôle in concreto semble « secondaire » dans la jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat. Pour la Cour européenne, la démarche suivie est la suivante : soit la Cour en vient directement au contrôle in concreto, soit elle examine le cadre législatif en tant que tel, puis elle se penche sur son application au cas d’espèce. Mais, de plus en plus, les deux contrôles se chevauchent, voire même se neutralisent.

i) Contrôle abstrait puis éventuellement concret :

Dans le cadre de l’article 2 de la Convention, la Cour ne se prononce classiquement que sur des cas précis d’utilisation de la violence publique meurtrière. Le contrôle porte notamment sur la manière dont a été préparé et organisé le recours à la force. A quoi s’ajoute, depuis l’arrêt Makaratzis 56, un contrôle abstrait du « cadre juridique et administratif » interne. Coexistent dès lors dans le cadre d’une même disposition deux logiques distinctes mais dont l’articulation est finalement révélatrice d’une certaine complémentarité.

En bonne logique, le juge européen se polarise d’abord sur le contrôle abstrait. De deux choses l’une : soit la législation applicable est jugée suffisamment claire et précise pour éviter tout abus de la force et la Cour poursuit son contrôle sur le terrain de la proportionnalité concrète ; soit la législation est jugée défaillante et le constat de violation devient quasi inévitable. La première hypothèse peut être illustrée par l’arrêt Guerdner c. France 57. Etait en cause, dans cette affaire, la mort d’un gardé à vue, tué par un gendarme lors de sa tentative d’évasion. Dans un premier temps, la Cour se livre à un contrôle in abstracto pour vérifier si l’article L. 2338-3 du Code de la défense, qui énumère les situations dans lesquelles les gendarmes peuvent faire usage des armes à feu, offre « un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force ». A cette fin, elle prend en considération d’autres textes, des circulaires principalement, visant expressément l’article 2 de la Convention, le critère de l’absolue nécessité ainsi que la jurisprudence de la Cour de cassation énonçant que « le recours à la force pour effectuer une arrestation régulière n’est possible qu’à condition qu’il est absolument nécessaire » 58. Elle considère in fine que le droit français répond aux exigences conventionnelles. C’est dire, en d’autres termes, que la norme nationale est appréciée à l’aune de son interprétation par le juge. Poursuivant, dans un second temps, son contrôle sur le terrain de la proportionnalité concrète, la Cour parvient à une solution différente. Au regard des circonstances de l’espèce, la force utilisée contre M. Guerdner est jugée manifestement excessive.

S’agissant de la seconde hypothèse, à savoir l’inadéquation de la législation qui emporte en soi un constat de violation, il est possible d’évoquer l’arrêt Saoud c. France 59 dans lequel le constat de violation de l’article 2 s’appuie sur la défaillance de la réglementation interne relative à l’emploi de la technique de « decubitus ventral » (qui consiste à menotter les bras de la personne arrêtée en la maintenant plaqué au sol sur le ventre). Dans plusieurs arrêts rendus contre la Turquie, la Cour a également stigmatisé l’absence de « disposition spécifique réglementant l’utilisation [des grenades lacrymogènes] pendant les manifestations et [de] directive concernant leur mode d’emploi » 60.

ii) Chevauchement contrôle abstrait et concret :

Il advient que le contrôle abstrait de la législation nationale soit regardé comme un élément du contrôle de proportionnalité concret. Le comportement « inconsidéré » des agents de l’Etat s’explique souvent par l’absence de règles claires relatives à l’utilisation des armes à feu. D’ailleurs, par souci de pédagogie, la Cour peut juger utile de poursuivre son raisonnement sur le terrain du contrôle concret après avoir pointé du doigt un cadre normatif insuffisant 61.

iii) Contrôle abstrait sans contrôle concret :

L’examen du seul droit national en cause sans appréciation individualisée de la violation alléguée est courante (CEDH, 3 juin 2010, Dimitras et autres c/ Grèce, no 42837/06). L’exercice du seul contrôle abstrait est même assumé par la Cour. De nombreuses solutions peuvent être rattachées à cette hypothèse. Ainsi, la Cour affirme-t-elle dans l’affaire Carson et autres c. Royaume-Uni (CEDH 16 mars 2010, n° 42184/05), qu’elle « est appelée à se prononcer sur une question de principe, celle de savoir si, en tant que telle, la législation incriminée opère une discrimination illicite entre les personnes se trouvant dans une situation analogue ». Une telle démarche se retrouve dans les arrêts Konstantin Markin c. Russie et Vallianatos c. Grèce (préc.), également rendus sur le terrain de l’article 14.

Dans ce cas de figure, le contrôle abstrait se substitue au contrôle concret. Se prononçant dans l’affaire Garib c. Pays-Bas 62 sur une loi conditionnant l’emménagement dans un nouveau logement à l’obtention d’une autorisation de résidence, la Grande chambre estime que « la question centrale s’agissant de telles mesures n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’Etat peut prouver que sans l’interdiction, l’objectif légitime visé ne pourrait être atteint. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation ». De cette façon, le juge évite de se prononcer sur l’application concrète de cette législation à la situation spécifique de la requérante. Ainsi que l’écrit le Professeur Burgorgue-Larsen, « il ressort très clairement que le contrôle in abstracto de la loi l’emporta sur l’approche in concreto relative aux effets de celle-ci » 63. Ce qui conduit in fine à mettre en évidence un « phénomène paradoxal » : la promotion du contrôle abstrait se manifeste dans une période où la Cour de cassation, et à un degré moindre, le Conseil d’Etat valorisent au contraire le contrôle concret.

Cette tendance de la Cour à s’en tenir à une appréciation générale et abstraite de la situation encourt la critique car elle revient à dénaturer la lettre et l’esprit même de son office. Bien qu’à la mode, cette pratique n’en suscite donc pas moins beaucoup d’interrogations et de critiques au sein même de la Cour. On ne compte les opinions dissidentes dénonçant la marginalisation du contrôle concret.  L’opinion du juge Villiger sous l’arrêt Vinter e.a. c. Royaume-Uni (9 juill. 2013, sur les peines de perpétuité réelle) nous en offre une éclatante illustration : « l’arrêt se livre à une appréciation abstraite et ne procède à aucun examen concret de la situation de chaque requérant à la date où elle connaît des faits » ; « cette application générale et abstraite de l’article 3 en l’espèce ne cadre guère, à mes yeux, avec le principe de subsidiarité qui est à la base de la Convention, surtout lorsque, comme l’arrêt le reconnaît lui-même, les questions relatives au caractère juste et proportionné de la peine donnent matière à des débats rationnels et à des désaccords courtois » 64.

En guise de conclusion, que dire si ce n’est que les enjeux liés aux évolutions du contrôle de conventionnalité ne se posent pas dans les mêmes termes en France et au niveau européen. En France, la concrétisation du contrôle de conventionnalité déclencha une déferlante doctrinale impressionnante plutôt critique (insécurité juridique, jugement en équité, gouvernement des juges …) alors que, dans le même temps, les critiques se focalisent au niveau européen sur la marginalisation du contrôle concret au profit d’un contrôle abstrait qui ne cesse de prendre de l’importance. Sans doute, un tel constat doit-il être replacé dans un contexte marqué (depuis 2013) par une valorisation du principe de subsidiarité synonyme de retenue judiciaire. Un tel décalage nous conforte dans l’idée que la concrétisation du contrôle de conventionnalité procède plutôt d’une démarche volontariste des juges français alimentée par des enjeux de pouvoirs très marqués dans le domaine des droits et libertés. Bref, il s’agit surtout de reprendre la main sur le contrôle a posteriori de la loi au regard des droits et libertés. En 2014, le Professeur Wachsmann écrivait que l’intérêt du contrôle concret était de « permettre [aux juges nationaux] d’intégrer aussitôt, pour les appliquer à l’espèce, les éventuelles évolutions jurisprudentielles de la Cour européenne des droits de l’homme » 65. Pour ce qui est des évolutions récentes que connaît le contrôle de conventionnalité, on préférera plutôt dire qu’elle leur permet également d’aller au-delà du standard conventionnel. N’est-ce pas là finalement l’expression de la logique subsidiaire de la Convention… Il n’en demeure pas moins que ces quelques lignes auront montré que la question de l’objet du contrôle européen est loin d’être épuisée. La systématisation du contrôle autour du principe du contrôle concret et de l’exception le contrôle abstrait, qui a d’ailleurs servi de modèle de référence aux juges nationaux, ne nous semble plus correspondre à la réalité du prétoire. Il convient de déconstruire ce schéma et de proposer d’autres grilles de lecture prenant en considération la logique tentaculaire du contrôle abstrait…

Notes:

  1. Déjà en 1991, cet argument était mis en exergue par R. Abraham dans ses conclusions sous les arrêts Babas et Belgacem : « D’un point de vue général, nous dirons que, si rien ne vous oblige en droit à adhérer aux constructions jurisprudentielles de la Cour européenne, il importe, dès lors que la France a reconnu le droit de recours individuel devant les organes de Strasbourg, que le juge national que vous êtes ne s’en tienne pas à l’exercice d’un contrôle moindre que celui du juge européen, sur des questions analogues », RFDA, 1991, p. 497
  2. voy. notamment l’analyse développée par J. Bonnet et A. Roblot-Troizier, « La concrétisation des contrôles de la loi », RFDA, 2018, p. 821
  3. Ass., 31 mai 2016 n° 396848
  4. RFDA 2016 p.740 ; Adde L. Louis Dutheillet de Lamothe, G. Odinet, « Contrôle de conventionnalité : in concreto veritas ? », AJDA, 2016, p. 1399 : « la Cour européenne des droits de l’homme, dont la jurisprudence est en grande partie à l’origine de la solution »
  5. B. Louvel, « Pour exercer pleinement son office de Cour suprême, la Cour de cassation doit adapter ses modes de contrôle », JCP G 2015, n° 43, 1122
  6. X. Duprè de Boulois, « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’Etat ? », RDLF, 2018, chron. n° 4
  7. P. Deumier, « Contrôle concret de conventionnalité : l’esprit et la méthode », RTD Civ. 2016 p. 579
  8. P. Chauvin, « La question de la proportionnalité dans la pratique jurisprudentielle – L’exemple français », intervention lors du séminaire France-Israël, 7/9 novembre 2016
  9. Avec ses arrêts Babas et Belgacem du 19 avril 1991, le Conseil d’Etat s’était engagé dans la voie du contrôle de conventionnalité in concreto de la loi, en opérant une distinction contrôle abstrait/concret en matière de contrôle de mesures d’éloignement des étrangers. Le juge administratif pouvait juger qu’une mesure d’éloignement, prise en application d’une loi conventionnelle, porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Dans le sens d’un double contrôle, il est possible de se référer également au contentieux des lois de validation législative CE, 10 novembre 2010, Commune de Palavas Les Flots et de Lattes, n° 314449 et 314580. C’est la raison pour laquelle la thèse du changement doit être nuancée (voir M. Guyomar, « Contrôle in concreto : beaucoup de bruit pour rien de nouveau », Mélanges en l’honneur du Professeur Frédéric Sudre. Les droits de l’homme à la croisée des droits, Lexisnexis, 2018, p. 323). La Cour de cassation était peut-être moins familière de ce contrôle, quoique certains contentieux – on songe aux conflits de droits – lui permettaient de donner une coloration concrète à son contrôle de conventionnalité : Cass. 1re civ., 9 juill. 2003, n° 00-20.289, SA Figaro et al. c/ V
  10. « la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs »
  11. voir en ce sens les obs. critiques du Professeur Ducoulombier sur le rapport de la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation (2017) « Contrôle de conventionnalité et Cour de cassation : de la méthode avant toute chose », Rec. Dalloz 2017 p. 1778
  12. 16 janvier 2018, n° 22612/15, obs. T. Larrouturou, Constitutions, 2018, p. 74 ; H. Fulchrion, Dalloz, 2018, p. 649
  13. J.-P. Marguénaud, « Le refus de la procréation médicalement assistée à un couple d’homosexuelles mariées ou la subsidiarité otage de la proportionnalité », RTD Civ. 2018 p. 349.
  14. F. Krenc, « “Dire le droit“ “Rendre la justice“. Quelle Cour européenne des droits de l’homme ? », RTDH, 2018, p. 338 : terme qui désigne ici « la mise en retrait du cas individuel au profit d’un contrôle plus abstrait et, en même temps, plus large du droit interne »
  15. Voir nos deux études « L’identification d’une tendance récente à l’objectivisation du contentieux dans le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme », RDP, 2015/5, p. 1355 ; « L’objectivisation du contrôle », in. S. Touzé, J. Andriantsimbazovina, L. Burgorgue-Larsen (dir.), La protection des droits de l’homme par les Cours supranationales, Pedone, 2016, p. 100
  16. S. Touzé, « Intérêt de la victime et ordre public européen », in J. Arlettaz et J. Bonnet (dir.), L’objectivisation du contentieux des droits et libertés – Du juge des droits au juge du droit ?, Pedone, 2015, p. 67
  17. Contra., L. Louis Dutheillet de Lamothe, G. Odinet, préc.
  18. Ce constat était déjà formulé en 2010 par le Professeur J.-F. Flauss, « Actualité de la CEDH », AJDA 2010 p.2362
  19. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la CEDH », AJDA, 2018, p. 160
  20. 27 mars 1962, De Becker c. Belgique, § 14, A/4 ; également, 21 février 1975, Golder c. Royaume-Uni, § 39, A/18
  21. Opinion dissidente commune aux juges Sajo, Kuris et Vucinic sous l’arrêt Biao c. Danemark du 25 mars 2014. Adde Gde, ch., 15 oct. 2015, Perinçek c. Suisse, n° 27510/08, § 225 : « À l’inverse des juridictions constitutionnelles [qui doivent] examiner dans l’abstrait les dispositions législative (…), la Cour, dans une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle, est tenue par les faits de la cause »
  22. Il est parfois inévitable que la Cour contrôle la conventionnalité du droit national. Tel est le cas lorsque la norme nationale litigieuse laisse une faible marge d’appréciation aux autorités d’application, voir l’opinion individuelle du juge Bratza sous l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni du 22 avril 2013, n° 48876/08 : « La réponse à la question de la compatibilité ne peut alors être donnée en fonction de la situation particulière du requérant visé par la disposition de loi en cause »
  23. 13 juin 1979, Marckx c. Belgique, § 58, GACEDH, n° 51
  24. F. Sudre, « Le contrôle de proportionnalité de la Cour européenne des droits de l’homme. De quoi est-il question ? », JCP G, 2017, doctr. 289
  25. S. Touzé, « La complémentarité procédurale de la garantie conventionnelle », in F. Sudre (dir.), Le principe de subsidiarité au sens du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Anthemis, 2014, p. 66 ; « Pour une lecture « anzilottienne » de la Convention européenne des droits de l’homme. A travers la subsidiarité, un dualisme oublié ? », Droits, 2012, p. 255
  26. D. Symczak, « Le principe de proportionnalité comme technique de conciliation des droits et libertés en droit européen », in L. Potvin-Solis (dir.), La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens, Bruylant, 2012, p. 445
  27. E. Dubout, L’efficacité structurelle de la question prioritaire de constitutionnalité en question, RDP, 2013/1, p. 130
  28. Opinion concordante du juge Martens sous l’arrêt Manoussakis c. Grèce du 26 sept. 1996
  29. Ph. Jestaz, J.-P. Marguénaud, Chr. Jamin, « Révolution tranquille à la Cour de cassation », 2014, p. 2061
  30. Gde Ch., 13 déc. 2012, De Souza Ribeiro c. France, n° 22689/07- § 84 ; voir également Gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c. Grèce et Belgique, n° 30696/09, § 298
  31. Gde. Ch., 16 mars 2006, Zdanoka c. Lettonie, GACEDH, n° 65
  32. De manière plus générale, « aucun texte ni aucun principe de droit national n’exige l’établissement d’un moyen spécifique pour protéger les droits fondamentaux garantis par le droit international et le droit européen », J. Andriantsimbazovina, « L’enrichissement mutuel de la protection des droits fondamentaux au niveau européen et au niveau national. Vers un contrôle de fondamentalité ? », RFDA 2002. p. 133
  33. On doit rappeler qu’en France le contrôle de conventionnalité a d’abord été un contrôle abstrait de validité de loi (CE, 21 déc. 1990, n° 105743, Confédération nationale des associations familiales catholiques, Rec. 368
  34. Gde. Ch., 10 avr. 2007, Evans c. Royaume-Uni, n° 6339/05
  35. L. Louis Dutheillet de Lamothe, Guillaume Odinet, préc.
  36. Adde CEDH, 21 déc. 2010, Almeida Ferreira et Melo Ferreira c. Portugal, § 33, n° 41696/07
  37. gde. Ch, 22 avr. 2013, Animal Defenders International c. Royaume-Uni, n° 48876/08
  38. X. Duprè de Boulois, « Contrôle de conventionnalité in concreto : a quoi joue le Conseil d’Etat ? », préc. ; N. Le Bonniec, « L’anonymat du don de gamètes en France : un possible terrain d’inconventionnalité ? », RDSS 2017 p. 281
  39. H. Raspail, Le conflit entre droit interne et obligations internationales de l’Etat, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2013, vol. 129, p. 498
  40. CEDH, 6 septembre 1978, Klass et autres c. Allemagne, A/28
  41. voir les exemples cités dans nos études précitées
  42. Pour un exemple récent, voir CEDH, 4 juillet 2013, Anchugov et Gladkov c. Russie, n°11157/04 et 15162/05 : disposition de la Constitution russe privant du droit de vote tous les détenus. La Cour a logiquement rejeté l’argument du gouvernement défendeur selon lequel la présente espèce se distinguerait des affaires déjà examinées eu égard au fait que l’interdiction de vote imposée aux détenus en Russie est prévue dans la Constitution
  43. Gde. Ch., 4 déc. 2007, Dickson c. Royaume-Uni, n° 44362/04
  44. S. Touzé, « Intérêt de la victime et ordre public européen », préc.
  45. Déjà à l’œuvre dans l’arrêt Hisrt c. Royaume-Uni, 6 octobre 2005, n° 74025/01
  46. Gde. Ch., 27 août 2015, Parrillo c. Italie, n° 46470/11). Pareillement, dans une affaire Satakunnan Markkinapörssi Oy et a. c. Finlande, où était en cause la publication par les sociétés requérantes de données fiscales relatives aux revenus imposables de personnes physiques dans un magazine et par un système de transmission de ces données à un service de SMS, la Cour reprenant la ligne développée dans l’arrêt Animal Defender c. Royaume-Uni, met en exergue la qualité du contrôle parlementaire de la législation finlandaise et l’équilibre entre les intérêts en présence auquel est parvenu le législateur en adoptant l’article 2 § 5 de la loi sur les données à caractère personnel (qui énonce la dérogation à des fins de journalisme) pour mieux souligner la large marge d’appréciation des autorités nationales, y compris des juges nationaux 66Gde ch., 27 juin 2017, n° 931/13
  47. voir parmi d’autres, Gde. Ch., 6 nov. 2017, Garib c. Pays-Bas, n° 43494/09 ; Gde. Ch., 4 avr. 2018, Correia de Matos c. Portugal, n° 56402/12 ; Gde. Ch., 11 déc. 2018, Lekić c. Slovénie, n° 36480/07
  48. P. Rosanvallon, La légitimité démocratique, Seuil, 2008, p. 195
  49. E. Dubout, « La procéduralisation des droits », in F. Sudre (dir.), Le principe de subsidiarité au sens du droit de la convention européenne des droits de l’homme, Némésis-Anthémis, coll. « Droit&Justice », n° 108, 2014, p. 300
  50. voy. les exemples dans notre étude précitée « L’identification d’une tendance récente à l’objectivisation du contentieux dans le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme »
  51. Gde ch., 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie, n° 30078/06 ; Gde. Ch., 7 nov. 2013, Vallianatos c. Grèce, n° 29381/09 et 32684/09
  52. Pour faire notamment écho à la contribution du Professeur L. Coutron
  53. Voir le rapport de la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation, 2017, p. 163
  54. Concl. s/ CE, 10 novembre 2010, Commune de Palavas Les Flots et de Lattes, n° 314449 et 314580, RFDA 2011 p.124
  55. Gde Ch., 20 déc. 2004, Makaratzis c. Grèce, Rec. 2004-XI
  56. CEDH, 17 avr. 2014, Guerdner c. France, n° 68780/10
  57. Cass. crim., 18 févr. 2003, n° 02-80.095 : JurisData n° 2003-017922
  58. CEDH, 9 oct. 2007, Saoud c. France, n° 9375/02
  59. Voir, parmi d’autres, CEDH, 22 juill. 2014, Ataykaya c. Turquie, n° 50275/08
  60. En ce sens, voir spécialement Grde. Ch., 6 juill. 2005, Natchova et autres c. Bulgarie, n° 43577/98 et 43579/98
  61. Gde. Ch., 6 novembre 2017, Garib c. Pays-Bas, n° 43494/09
  62. AJDA 2018 p.158
  63. Adde l’opinion séparée de la juge Nussberger sous l’arrêt Delecolle c. France du 25 octobre 2018 concernant le droit pour une personne âgée placée en curatelle renforcée de se marier sans l’autorisation de son curateur ou du juge des tutelles
  64. P. Wachsmann, « Question prioritaire de constitutionnalité et convention européenne des droits de l’homme », in L’homme et le droit, en hommage au Professeur Jean-François Flauss, Pedone, 2014, p. 816

Clauses de désignation : le Conseil constitutionnel désavoué par le Comité européen des droits sociaux (CEDS, 3 juillet 2018, CGT-FO c/ France, n°118/2015)

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Aux termes de sa décision du 3 juillet 2018, le Comité européen des droits sociaux vient d’affirmer que l’interdiction des clauses de désignation dans les accords de branche n’était pas conforme à l’article 6.2 de la Charte sociale européenne. Ce faisant, le Comité désavoue notre Conseil constitutionnel qui avait imposé cette interdiction en 2013 au nom de la liberté contractuelle des employeurs et de la liberté d’entreprendre. Par des arguments qui replacent le sujet sur le terrain des finalités sociales de ce type de clauses, le Comité rouvre le champ des perspectives d’évolution de notre modèle social. Il rappelle en tout cas que le droit de négociation collective sert l’objectif de solidarité, lequel ne peut être péremptoirement écarté au nom des logiques marchandes fondamentales.

 

Benoît Petit, Maître de conférences en droit, Université de Versailles-Saint-Quentin (Université Paris-Saclay), Co-directeur du Master « Droit des ressources humaines et de la protection sociale », Observatoire « Droit, Ethique & RSE », Laboratoire DANTE

 

1. Le 3 juillet 2018, le Comité européen des droits sociaux (ci-après « le Comité ») a rendu une décision aux termes de laquelle l’interdiction française des clauses de désignation est considérée – à l’unanimité de ses membres – comme contraire à l’article 6.2 de la Charte sociale européenne 1. Cette décision est remarquable à tous points de vue : d’une part parce qu’elle désavoue clairement une position ferme prise par notre Conseil constitutionnel en 2013 2 ; d’autre part parce qu’elle nous interpelle, au fond, sur l’essence profonde du droit de négociation collective, dans une période clairement marquée par la volonté de valoriser les intérêts de l’entreprise dans le jeu global du dialogue social et, admettons-le, cette tendance à faire primer la considération des performances économiques sur celle des performances sociales.

2. Rappelons que les clauses de désignation sont celles qui permettent aux partenaires sociaux d’une branche de confier à une personne morale désignée le monopole de la gestion d’un régime complémentaire de santé et de prévoyance dont les conditions ont été déterminées au niveau de cette branche, pour toutes les entreprises qui appliquent la convention collective. Par l’effet d’un arrêté d’extension pris par le Gouvernement, toutes les entreprises du secteur concerné peuvent ensuite se retrouver liées par cette désignation. Ce n’est donc pas une mince affaire.

En tout état de cause, ce sujet a toujours soulevé des polémiques, évidemment en raison de l’ampleur des effets contraignants associées à ces clauses, mais aussi par réflexe de suspicion, les uns accusant parfois les autres de chercher à désigner la personne morale qui serait la plus proche de leurs intérêts.

Il semblait, pourtant, que l’apaisement des esprits avait été acquis en 2013, à l’occasion de la conclusion de l’Accord national interprofessionnel du 11 janvier portant, notamment, généralisation des couvertures complémentaires en matière de santé et de prévoyance. Les partenaires sociaux 3 s’étaient en effet accordés sur le principe de ne plus procéder par clause de désignation, mais de laisser les entreprises libres de leurs choix quant à l’organisme qui allait gérer leurs couvertures. Ils proposaient néanmoins que l’accord de branche formule des recommandations en la matière 4.

Le législateur, toutefois, ne l’a pas entendu de cette oreille et, lors de l’élaboration de la loi de transcription de l’ANI, sous la pression certaine des organisations syndicales défavorables au nouveau dispositif, a réintroduit le mécanisme des clauses de désignation. Ce fut peine perdue : en juin 2013, le Conseil constitutionnel a sanctionné le principe de ces clauses 5, contraignant le législateur à s’adapter. Depuis lors, notre droit consacre les clauses de recommandation 6.

3. Farouche partisan des clauses disparues, le syndicat CGT-FO n’a pas désarmé. Le 29 avril 2015, il a introduit une réclamation devant le Comité, alléguant une violation de l’article 6.2 de la Charte. Etaient notamment visées le principe de l’interdiction des clauses de désignation, le constat d’une chute du nombre des accords conclus en matière de prévoyance, le dispositif de mise en concurrence préalable des organismes avant recommandation au niveau de la branche et, aussi, les délais qui ont séparé le vote de la législation litigieuse de la parution des décrets d’application.

Tous les moyens avancés par le syndicat ont été rejetés par le Comité, sauf le principal : le principe de l’interdiction. Pour le Comité, s’il est évident que l’interdiction constitue une atteinte au droit de la négociation collective consacré à l’article 6.2 de la Charte 7, il s’avère également qu’elle ne satisfait pas les conditions d’une restriction admissible. Certes, l’interdiction est fondée sur une disposition légale, et poursuit sans doute un but légitime (la protection légitime de la liberté contractuelle des entreprises) 8. Mais pour le Comité, la mesure n’est pas nécessaire dans une société démocratique pour remplir ce but 9.

Voici donc que le sujet des clauses de désignation se réinvite à la table de notre droit social, et par la grande porte des droits fondamentaux. La France va devoir, désormais, communiquer au conseil des ministres du Conseil de l’Europe les mesures qu’il envisage de prendre pour se mettre en conformité. Sans doute voudra-t-elle éviter que soit adoptée contre elle une recommandation qui serait du plus mauvais effet… Mais le sujet ayant fait l’objet d’une décision contraire de son Conseil constitutionnel, la France se retrouve avec une belle épine à son pied, forcément délicate à retirer.

Il reste que si l’on lit attentivement la décision de bien-fondé du Comité, ladite épine méritait amplement d’y être logée.

4. Avant l’interdiction : consensus autour de la validité juridique des clauses de désignation. Le premier argument développé par le Comité est assez factuel. Il s’interroge en effet sur le revirement brutal d’approche des clauses de désignation en droit français. Ce qui était considéré hier comme parfaitement admissible et juridiquement valide, devient tout à coup absolument inconcevable et indéfendable. Ce qui faisait consensus hier, devient soudainement objet de conflit. La France est certes un pays qui aime les ruptures, mais à ce point-là…

Ainsi le Comité rappelle (utilement) à nos souvenirs que la pratique des clauses de désignation a été consacrée par la loi n°94-698 du 8 août 1994 10, dans un contexte fortement marqué à l’époque par des mises-en-causes de nos logiques de protection sociale à l’aune des règles de la concurrence. Présentée par certains comme constitutive d’une entente prohibée entre entreprises, la clause de désignation a rapidement bénéficié de la protection de la Cour de cassation qui, dans une décision du 10 mars 1994, déclarait « que les régimes de sécurité sociale complémentaires qui reposent, comme les régimes de sécurité sociale de base, sur des mécanismes d’affiliation obligatoire pour les employeurs et travailleurs compris dans son champ d’application, et qui imposent aux établissements qui perçoivent les cotisations et répartissent les prestations, quelle que soit leur nature juridique, des sujétions particulières en vue de répondre à la mission sociale qui leur est confiée, ne sont pas visés par les dispositions des articles 7 et 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, ni par celles des articles 85 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne » 11. Le législateur, sur la même longueur d’ondes, avait naturellement suivi.

Quelques temps plus tard, c’est la CJCE qui a fermement clôt toute possibilité de débat sur le sujet : dans sa décision Albany International BV du 21 septembre 1999, elle affirmait sans ambages que si « certains effets restrictifs de la concurrence sont inhérents aux accords collectifs conclus entre organisations représentatives des employeurs et des travailleurs (…), les objectifs de politique sociale poursuivis par de tels accords seraient sérieusement compromis si les partenaires sociaux étaient soumis à l’article 85, paragraphe 1, du traité dans la recherche en commun de mesures destinées à améliorer les conditions d’emploi et de travail ». En conséquence, les « accords conclus dans le cadre de négociations collectives entre partenaires sociaux en vue de tels objectifs doivent être considérés, en raison de leur nature et de leur objet, comme ne relevant pas de l’article 85, paragraphe 1, du traité » 12.

Depuis lors, la haute juridiction européenne n’a jamais varié dans sa position 13 : en raison de la nature particulière des partenaires sociaux (et donc de leur fonction sociale spécifique), les accords que ceux-ci sont amenés à conclure dans le cadre de leurs prérogatives ne peuvent être jugés et sanctionnés à l’aune des règles de la concurrence, ce principe valant notamment pour les clauses de désignation qui structurent éventuellement ces accords collectifs 14.

Cette position s’est même affinée et renforcée. Dans sa décision AG2R Prévoyance du 3 mars 2011 15, la CJUE a considéré qu’était conforme au droit de la concurrence, la décision prise par les autorités publiques d’étendre à tout un secteur d’activité l’avenant à une convention collective par lequel l’affiliation à un organisme unique et désigné de gestion d’un régime complémentaire de soin de santé, devient obligatoire pour tous, peu importe si l’entreprise était auparavant liée à un autre organisme. La CJUE a ainsi qualifié AG2R d’entreprise chargée de la gestion d’un service d’intérêt économique général, et lui a reconnu à ce titre le bénéfice d’un droit exclusif dont la suppression mettrait gravement en péril le haut degré de solidarité qui caractérise ce service d’intérêt économique général 16. Ce qui était ici en jeu était moins l’accord collectif initial que la décision d’extension prise par les pouvoirs publics. Mais la protection accordée est elle aussi étendue, au nom de la finalité sociale particulière qui la fonde.

Ainsi, de façon très claire au plan national comme au niveau européen, s’était constitué un consensus autour de l’idée que le droit de la concurrence n’est pas l’arme juridique par laquelle certains pouvaient espérer remettre en question notre approche des accords collectifs et, au travers elle, les fondements logiques de notre système de protection sociale. Les clauses de désignation contenues éventuellement dans ces accords ne posaient alors aucun problème en soi, en tant qu’expression naturelle du droit de négociation collective. Certes, leurs effets aboutissent à des atteintes majeures portées contre les logiques marchandes mais ces distorsions étaient parfaitement justifiées pour les juges français et européen au regard de leur fonction sociale particulière.

5. L’inconstitutionnalité des clauses de désignation prononcée au nom de la liberté contractuelle des employeurs. Que s’est-il donc passé, qui explique la remise en cause brutale de la validité des clauses de désignation ? Une décision du Conseil constitutionnel qui, visiblement, n’est pas très bien passée auprès des membres du Comité…

Saisis du projet de loi sur la sécurisation de l’emploi, nos « Sages » ont en effet considéré que si, « en vertu des dispositions du premier alinéa de l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale, toutes les entreprises qui appartiennent à une même branche professionnelle peuvent se voir imposer non seulement le prix et les modalités de la protection complémentaire mais également le choix de l’organisme de prévoyance chargé d’assurer cette protection parmi les entreprises régies par le code des assurances, les institutions relevant du titre III du livre IX du code de la sécurité sociale et les mutuelles relevant du code de la mutualité ; que, si le législateur peut porter atteinte à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle dans un but de mutualisation des risques, notamment en prévoyant que soit recommandé au niveau de la branche un seul organisme de prévoyance proposant un contrat de référence y compris à un tarif d’assurance donné ou en offrant la possibilité que soient désignés au niveau de la branche plusieurs organismes de prévoyance proposant au moins de tels contrats de référence, il ne saurait porter à ces libertés une atteinte d’une nature telle que l’entreprise soit liée avec un cocontractant déjà désigné par un contrat négocié au niveau de la branche et au contenu totalement prédéfini ; que, par suite, les dispositions de ce premier alinéa méconnaissent la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre » 17.

6. Voici qu’est réapparue dans le débat la « sacro-sainte » liberté contractuelle, celle-là même que l’on brandit lorsque plus aucun autre argument ne peut prospérer. Que l’on laisse tranquille les opérateurs économiques, nous dit le Conseil. Qu’on leur recommande, éventuellement, un organisme gestionnaire. Mais qu’on ne les contraigne surtout pas dans leur choix, et de façon quasi-immédiate de surcroit ! Ainsi par une affirmation totalement péremptoire, le Conseil constitutionnel dit sa vérité. Une vérité particulièrement étriquée, gorgée d’idéologie libérale. Une vérité qui, pour le moins, ignore superbement d’autres, qui ont pourtant fondé notre modèle social.

Car si la liberté contractuelle est en effet une liberté fondamentale importante, il existe un droit fondamental tout aussi essentiel : celui de la négociation collective. Or pour le Comité, le Conseil constitutionnel a un peu trop rapidement évacué la question de leur articulation : « en fondant sa décision sur la liberté contractuelle de l’employeur, le Conseil constitutionnel a fait prévaloir la liberté contractuelle sur le droit de négociation collective. De l’avis du Comité, il n’y a pas de raison fondamentale d’accorder plus d’importance à la liberté contractuelle au détriment du droit de négociation collective » 18.

Diplomate, le Comité n’en est pas moins cinglant dans son appréciation. Car la position du Conseil constitutionnel revient, quelque part, à nier la spécificité des accords collectifs de travail dans l’univers des conventions. Une spécificité qui, précisément, justifie que l’on écarte l’application de la liberté contractuelle classique de l’employeur. Puisqu’ enfin : c’est bien à partir d’elle, de cette singularité de nature, que l’ensemble de notre droit social s’est construit dans l’Histoire. Pour le dire autrement : si la liberté contractuelle fonde la capacité des personnes privées à entreprendre un projet économique, le droit à la négociation collective fonde la capacité des salariés à protéger leur droit au travail – comprenons : leur droit à des conditions de travail dignes et aptes à leur ouvrir le bénéfice d’un développement personnel soutenable – contre les menaces que la libre entreprise fait peser sur lui. L’on ne négocie pas des accords collectifs pour empêcher l’entreprise : ils sont conclus pour satisfaire un but légitime qui dépasse, en nature et en effets, l’entreprise.

Et c’est du reste autour de cette idée simple, totalement occultée par notre Conseil constitutionnel, que le Comité déploie son dernier argument.

7. Les clauses de désignation sont indispensables pour garantir la solidarité des régimes complémentaires obligatoires. Le Comité note en effet que « la désignation d’un organisme assureur par les partenaires sociaux était un mécanisme fondé sur le principe de la solidarité. Cette solidarité se manifestait par l’obligation pour toutes les entreprises de la branche d’accéder à une couverture dans les mêmes conditions et aux mêmes tarifs, quelle que soit leur taille ou leur sinistralité. Le principe de solidarité résultait également de l’effectivité réelle de la mutualisation et garantissait l’accès aux entreprises présentant des risques importants rencontrant des difficultés pour accéder, dans des conditions économiques adaptées à leurs capacités financières, à une couverture complémentaire de qualité ; ce mécanisme offrait des garanties importantes à un moindre coût aux entreprises présentant des besoins spécifiques, dites à « mauvais risques » d’un point de vue de la prévoyance, c’est-à-dire celles comptant notamment des salariés âgés ou connaissant des risques particuliers de pathologie liés à l’activité, ou encore exerçant des activités où les salariés changent fréquemment d’employeurs comme l’hôtellerie, la restauration mais aussi les intermittents des spectacles. » 19.

Là où le Conseil constitutionnel n’a retenu que l’effet des clauses de désignation (la contrainte pesant sur l’employeur), le Comité met en évidence leur finalité sociale : la concrétisation du principe de solidarité qui fonde les couvertures complémentaires obligatoires. Une solidarité que les employeurs n’ont peut-être pas personnellement intérêt à voir se déployer – et parfois même pour des raisons liées à l’intérêt de leurs salariés, qui peuvent être mieux couverts par le contrat que l’employeur aura conclu pour eux – mais une solidarité que la société considère comme nécessaire pour mieux protéger l’ensemble des salariés d’un secteur. Ce dont il est question ici, c’est le dépassement de sa propre sphère d’intérêt pour satisfaire une sphère plus large, plus collective, où le renoncement à son propre bénéfice profite à ceux, semblables, qui n’en ont aucun.

Là où le Conseil constitutionnel a pensé le droit sur l’idée de conscience de soi, le Comité pense le droit sur celle de conscience sociale. Dans cette approche, et sauf si l’on est en mesure de démontrer qu’une alternative moins contraignante pourrait produire un effet social similaire, les clauses de désignation se justifient. Elles sont, nous dit le Comité, « nécessaires dans une société démocratique » jusqu’à preuve du contraire.

8. L’on notera que la position du Comité vient préserver l’édifice jurisprudentiel hérité de la CJCE et de la CJUE en matière de protection sociale. Dans un premier temps, le juge européen a identifié et sacralisé les logiques de « solidarité nationale » qui fondent les couvertures sociales de base 20 : elles sont hors du jeu de la concurrence et du Marché. Puis, ont été identifiées d’autres formes de solidarité qui, bien qu’organisées au sein du secteur marchand de la protection sociale, présentent un intérêt social de grande importance que le jeu du Marché ne doit pas remettre en question : l’attribution d’un droit exclusif est possible pour assurer la finalité sociale particulière de ces couvertures complémentaires 21.

L’on reproche souvent à l’Union européenne ses interventions trop libérales dans notre droit. Dans le cas de la structuration de notre protection sociale, non-seulement ce n’est pas le cas, mais en l’espèce, l’attaque libérale provient de notre propre Conseil constitutionnel lequel, pourtant, s’est maintes fois distingué dans le passé dans la défense de notre modèle social. Une couverture sociale, ce n’est pas uniquement un ensemble de prestations et de tarifs. C’est aussi (et avant tout) une communauté d’intérêts et de destin qui constitue l’alpha et l’oméga des échanges inférés. Réduire le droit exclusif dont peut bénéficier le régime complémentaire à la seule édiction des conditions d’échanges, en laissant en parallèle se constituer (au nom de la liberté contractuelle des employeurs) une myriade de micro-périmètres indépendants à l’intérieur desquels ces interactions ont lieu, revient ni plus ni moins à gommer l’échelon intermédiaire de couvertures que le juge européen avait admis entre la solidarité nationale et le tout-Marché ; revient ni plus ni moins à fragmenter la cohésion sociale dont notre système de protection sociale a besoin pour prospérer qualitativement ; revient ni plus ni moins à aggraver la fracture sociale qui sépare les salariés des grandes entreprises de ceux des plus petites organisations.

L’enjeu des clauses de désignation n’est donc pas uniquement celui de la liberté contractuelle, ou des dérogations aux règles de concurrence. C’est l’enjeu de notre capacité civilisationnelle à organiser, y compris contre les volontés individuelles, des sphères de solidarité susceptibles d’assurer à tout un chacun, et notamment les plus précaires, les conditions de son développement personnel. C’est l’enjeu d’admettre et de permettre que le Marché puisse, lui-aussi, générer de telles sphères de solidarité, non parce que cela correspondrait à sa nature propre, mais parce que telle est l’expression de l’intérêt général affirmée contre sa nature. Les clauses de désignation sont un moyen parmi d’autres de soumettre le Marché à l’intérêt social, en jouant sur une force qui l’anime en son cœur, et non plus à partir d’une opposition conflictuelle extérieure avec l’Etat.

La décision du Comité est, dans cette perspective, particulièrement essentielle : elle nous rappelle que le Marché sera ce que la société décidera qu’il soit… et qu’en tout état de cause, le Droit est là pour empêcher que ce soit la société qui se trouve totalement façonnée par le Marché.

C’est là, une décision pleine d’espoirs.

9. Demain, des branches en capacité d’imposer une régulation économique et sociale effective des secteurs d’activité ? C’est aussi une décision qui, sur le plan plus pratique, devrait redynamiser l’évolution de notre modèle social (à condition, bien sûr, que la France accepte de modifier sa législation pour se mettre en conformité).

Car à la suite des ordonnances « Macron » qui ont totalement redessiné le paysage de nos accords collectifs, il convient de constater que les « 3 blocs » qui articulent les compétences respectives des accords de branche et des accords d’entreprises, positionnent désormais les branches comme les principales garantes du système de rémunération des salariés d’un secteur d’activité. Rappelons en effet que parmi leurs compétences exclusives, l’on retrouve les salaires minima hiérarchiques, les classifications, l’égalité professionnelle femmes-hommes et les garanties collectives complémentaires mentionnées à l’article L.912-1 du Code de la Sécurité sociale.

Jusqu’à présent, par les clauses de recommandation, les entreprises conservaient indirectement la main sur ce dernier point. Si mise-en-conformité de notre législation il y a demain, les branches retrouveront leurs pleins pouvoirs pour mettre en place ce que certains en doctrine ont qualifié de « convention collective de sécurité sociale », « marquée par la poursuite d’un haut degré de solidarité et fondée sur l’autogestion par les employeurs et leurs salariés, peu important le recours à un opérateur d’assurance pour mettre en œuvre ce qui est alors un régime de sécurité sociale de nature conventionnel et pas seulement un système de prévoyance collective » 22. Notre système de protection sociale changera alors fondamentalement de nature, et dans la période actuelle, marquée par les nécessités d’assurer des transferts de niveaux de couverture des régimes de base vers les régimes complémentaires, cette évolution capitale sera sécurisante pour tous.

Par ailleurs, dans le contexte du moment, fortement marqué par les restructurations des périmètres des branches (dont le nombre devrait fortement diminuer), cette consolidation de leurs compétences en matière de rémunération devrait revaloriser considérablement leur position dans le paysage des relations de travail. C’est un pan essentiel des conditions de travail (la rémunération minimale sous toutes ses dimensions) qui serait ainsi totalement extirpé du niveau de la négociation d’entreprise, avec comme effet premier d’assurer une régulation économique et sociale forte, plus effective, dans des secteurs d’activité plus cohérents et plus larges.

10. La France osera-t-elle cette audace sociale ? Osera-t-elle agir contre son Conseil constitutionnel, au nom des droits sociaux fondamentaux ? Au nom d’une vision résolument nouvelle de son modèle social ? Les prochains mois nous le diront. Mais déjà, la décision du Comité nous autorise à l’espérer. Plus encore : à l’argumenter !

 

 

 

 

Notes:

  1. Art. 6.2, CSE : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties s’engagent (…) à promouvoir, lorsque cela est nécessaire et utile, l’institution de procédures de négociation volontaire entre les employeurs ou les organisations d’employeurs, d’une part, et les organisations de travailleurs, d’autre part, en vue de régler les conditions d’emploi par des conventions collectives»
  2. Cons. constit., 13 juin 2013, n°2013-672 DC
  3. Les signataires de l’accord ont été, pour le patronat, le MEDEF, l’UPA et la CGPME ; pour les organisations syndicales, il s’agissait de la CFE-CGC, la CFDT et de la CFTC
  4. L’art. 1-1° de l’ANI du 11 janvier 2013 prévoit en effet que : « les parties signataires sont convenues que : 1°/ Les branches professionnelles ouvriront des négociations avant le 1 er avril 2013, en vue de permettre aux salariés qui ne bénéficient pas encore d’une couverture collective à adhésion obligatoire en matière de remboursements complémentaires de frais de santé au niveau de leur branche ou de leur entreprise, d’accéder à une telle couverture. Dans le cadre des futurs accords de branche qui seront signés pour parvenir à cet objectif : les partenaires sociaux de la branche laisseront aux entreprises la liberté de retenir le ou les organismes assureurs de leur choix. Toutefois, ils pourront, s’ils le souhaitent, recommander aux entreprises de s’adresser à un ou plusieurs organismes assureurs ou institutions pouvant garantir cette couverture après mise en œuvre d’une procédure transparente de mise en concurrence. Les accords de branche pourront définir, quels que soient les organismes éventuellement recommandés, les contributions dédiées au financement de l’objectif de solidarité, notamment pour l’action sociale et la constitution de droits non contributifs »
  5. Cons. constit., préc. : considérants 11 à 13
  6. Art. L.912-1, C. Sécu. soc.
  7. CEDS, 3 juill. 2018, récl. n°118/2015 : point 62
  8. CEDS, préc. : point 64
  9. CEDS, préc. : point 76
  10. Art. L.912-1 (anc.), C. Sécu. soc.
  11. Cass. Soc., 10 mars 1994, n°91-11.516
  12. CJCE, 21 sept. 1999, C-67/96, “Albany International BV vs. Stichting Bedrijfspensioenfonds Textielindustrie” : points 59 et 64 ; v. aussi CJCE, 21 sept. 1999, C-115/97 à C-117/97, « Brentjens’ Handelsonderneming BV contre Stichting Bedrijfspensioenfonds voor de Handel in Bouwmaterialen » et CJCE, 21 sept. 1999, C-219/97, « Maatschappij Drijvende Bokken BV contre Stichting Pensioenfonds »
  13. V. ntm. CJCE, 21 sept. 2000, C-222/98, « Hendrik van der Woude vs. Stichting Beatrixoord » ; CJUE, 4 déc. 2014, C-413/13, « FNV Kunsten Informatie en Media / Staat der Nederlanden »
  14. A rapprocher de CJCE, 12 sept. 2000, C-180/98, « Pavel Pavlov e.a. contre Stichting Pensioenfonds Medische Specialisten » qui ne reconnait pas la qualité de partenaires sociaux aux organisations représentatives des travailleurs indépendants, et qui dès lors, ne confère pas la même protection aux accords conclus par eux
  15. CJUE, 3 mars 2011, C-437/09, « AG2R Prévoyance »
  16. CJUE, 3 mars 2011, préc., point 76
  17. Cons. constit., préc. : considérants 11 à 13
  18. CEDS, préc., : point 68
  19. CEDS, préc., : point 72
  20. CJCE, 17 fév. 1993, C-159/91 et C-160/91, « Poucet & Pistre »
  21. CJCE, 21 sept. 1999, préc.
  22. Barthélémy (J.), « Clauses de désignation : le rebondissement grâce à l’Europe », RF social, 14 août 2018
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