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L’aide médicale à mourir au Canada : de Rodriguez à Carter

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Vingt-deux ans après avoir refusé de déclarer inconstitutionnelle une disposition législative interdisant l’aide à mourir, la Cour suprême du Canada dans un jugement unanime et anonyme renversa sa décision antérieure. Elle statua que l’alinéa 241(1)b) du Code criminel du Canada portait atteinte à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et que cette atteinte n’était pas sauvegardée par l’article premier de la Charte. Nous cherchons à expliquer ce qui a entrainé cette volteface. Selon la Cour, les faits sociaux et législatifs et les questions juridiques se sont transformés au cours des années. Depuis, le contexte social a évolué et une nouvelle interprétation des principes de justice fondamentale a vu le jour. La Cour a transformé une question d’interprétation de valeurs fondamentales en question de fait réglée par une enquête en première instance. Nous concluons en examinant la réponse du législateur qui soulève de nouvelles questions d’ordre constitutionnel.

Twenty-two years after refusing to find that legislation prohibiting assisted death was unconstitutional, the Supreme Court of Canada in a unanimous and anonymous judgment reversed itself. It found that paragraph 241(1)(b) of the Criminal Code of Canada violated section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms and that this infringement was not saved by section 1 of the Charter. We seek to explain what led to this dramatic turnaround. According to the Court, the legislative and social facts and the legal issues have changed over the years. Since then, the social context has evolved and the principles of fundamental justice are interpreted differently. The Court turned a question about the interpretation of fundamental values into a question of fact resolved by the trial judge. We conclude by examining the Parliament’s response which gives rise to new constitutional issues.

 

Michel Giroux, Professeur titulaire, Département de Droit et Justice (Université Laurentienne, Sudbury (Ontario), Canada) 1 et Henri Pallard, Professeur titulaire, Département de Droit et Justice et Directeur, Centre international de recherche interdisciplinaire sur le droit (Université Laurentienne, Sudbury (Ontario), Canada) 2.

 

Dans l’affaire Rodriguez 3, un jugement rendu en 1993, tout comme dans la cause Carter 4 de 2015, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la situation de femmes atteintes de sclérose latérale amyotrophique (SLA) 5 qui prétendaient que la disposition législative qui interdit l’aide médicale à mourir est inconstitutionnelle. Alors qu’une faible majorité de la Cour de cinq juges contre quatre a conclu dans Rodriguez à l’absence d’une violation de la Charte canadienne des droits et libertés, c’est par une décision unanime que la Cour s’est ravisée dans Carter pour conclure à l’inconstitutionnalité de l’alinéa 241(1)(b) du Code criminel 6. Pour nos fins, la question est de savoir essentiellement si l’alinéa 241(1)b) porte atteinte à l’article 7 de la Charte 7 et si, le cas échéant, cette atteinte aux droits garantis par l’article 7 est ou non sauvegardée par son article premier 8. Nous chercherons à expliquer ce qui a entrainé cette volteface étonnante dans un système juridique où le respect des décisions judiciaires antérieures joue, en principe, un rôle déterminant dans le raisonnement conduisant à la nouvelle décision.

Dans Rodriguez, le juge Sopinka, au nom de cinq juges, avait conclu que l’alinéa 241b) ne contrevenait pas à l’article 7 de la Charte, et que, s’il contrevenait à son article 15 9, il était justifié au regard de l’article premier de la Charte, car il n’existait aucune demi-mesure permettant d’assurer, avec toutes les assurances désirées, la protection des personnes vulnérables. Quatre juges se sont inscrits à l’encontre de cette conclusion, mais pour des motifs partagés. La juge McLachlin, telle qu’elle l’était, avec l’appui de la juge L’Heureux-Dubé, a jugé que la prohibition portait atteinte à l’article 7 de la Charte et qu’elle n’était pas justifiée eu égard à l’article premier. Le juge Lamer s’est dit d’avis que la prohibition enfreignait l’article 15 de la Charte et qu’elle n’était pas sauvegardée par l’article premier. Le juge Cory a conclu que cette prohibition enfreignait à la fois l’article 7 et l’article 15 et qu’elle ne pouvait être justifiée par l’article premier.

Vingt-deux ans plus tard, dans Carter, en première instance, la juge Lynn Smith, de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, secoue le système judiciaire et l’opinion publique en rendant une décision 10 qui semble, a priori, s’opposer à celle de la plus haute cour d’appel du pays. Ses opposants scandent haut et fort que l’ordre jurisprudentiel canadien est ainsi remis en question 11. Une majorité de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique lui donne raison 12, en jugeant que rien ne permettait à la juge Smith de s’écarter de l’arrêt Rodriguez. Or les juges des cours d’appel ont tout intérêt à obliger les juges de première instance de suivre la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, car ils peuvent alors, dans le respect de la hiérarchie des cours, insister sur le fait que les juges des cours inférieures ne s’écartent pas de leurs propres jugements au nom de la règle du précédent.

Tous ont alors les yeux rivés sur la Cour suprême du Canada. Un seul de ses membres, la juge McLachlin, maintenant la juge en chef, était membre de la Cour à l’époque où l’affaire Rodriguez a été rendue et elle s’était alors rangée du côté des juges dissidents. Les observateurs de la Cour se sont ainsi demandé si elle oserait suivre la voie proposée par la juge Smith. Le cas échéant, comment s’y prendrait-elle afin de réconcilier cette décision avec le principe du stare decisis et le précédent établi dans Rodriguez ?

Or, c’est en menant l’affaire tambour battant que la Cour suprême a donné raison aux requérants, et ce, à l’unanimité. Pour ceux qui s’intéressent à l’analyse rhétorique des décisions judiciaires 13, on note que, dès le premier paragraphe de la décision, le ton est donné.

“Au Canada, le fait d’aider une personne à mettre fin à ses jours constitue un crime. Par conséquent, les personnes gravement et irrémédiablement malades ne peuvent demander l’aide d’un médecin pour mourir et peuvent être condamnées à une vie de souffrances aigües et intolérables. Devant une telle perspective, deux solutions s’offrent à elles : soit mettre fin prématurément à leurs jours, souvent par des moyens violents ou dangereux, soit souffrir jusqu’à ce qu’elles meurent de causes naturelles. Le choix est cruel 14.” [Nous soulignons.]

On voit mal, après avoir écrit cela, comment la Cour aurait pu conclure que l’alinéa 241(1)b) est conforme à la Charte. Elle laisse entendre à l’État qu’il ne peut laisser souffrir inutilement ses citoyens et aux cours, en tant qu’instrument de justice, qu’elles ne peuvent se permettre d’avaliser un tel comportement étatique.

Une autre méthode ici employée par la Cour pour convaincre son auditoire du bienfondé de sa décision est d’occulter l’identité de son rédacteur en rendant une décision unanime au nom de « La Cour » sans être signée par aucun juge. Lorsqu’elle doit trancher une question fort controversée, comme c’est le cas en l’espèce, il lui arrive de recourir à ce stratagème afin de renforcer l’impression de consensus judiciaire qui se dégage déjà du caractère unanime de sa décision 15. Au cours des vingt dernières années, la Cour a rendu ainsi en moyenne deux jugements par année.

On comprend pourquoi la Cour ressentait le besoin d’accentuer sa rhétorique en prêtant à son jugement l’autorité de la Cour s’exprimant d’une voix unique. D’une part, la question de l’aide médicale à mourir divise profondément la population canadienne. Ensuite, la Cour devait justifier sa décision de renverser son propre précédent relativement à cette question tranchée à peine vingt-deux ans auparavant, dans l’affaire Rodriguez, dont les faits sont sensiblement les mêmes qu’en l’espèce 16. De plus, ce jugement impersonnel rendra plus difficile toute tentative de limiter son étendue ou de gruger sur le caractère absolu du principe qu’il établit. Enfin, dans l’année précédente, la Cour avait rendu une dizaine de jugements infirmant des décisions prises par le gouvernement fédéral dans divers domaines où elle affichait une approche plus libérale à des questions de liberté personnelle, entre autres. De tels facteurs ont vraisemblablement joué dans la décision de la Cour d’accorder le maximum de poids à son jugement, en rendant une décision impersonnelle.

Donc, d’emblée, la Cour se demande si la juge de première instance — qui, la première a invalidé l’alinéa 241(1)b) — a commis une erreur en ne s’estimant pas lié par l’affaire Rodriguez. Pour la Cour, les juridictions inférieures peuvent réexaminer les jugements des cours supérieures dans deux situations : tout d’abord, lorsqu’une modification de la preuve change radicalement la donne ; ensuite lorsqu’une nouvelle question juridique se pose. Ces deux possibilités reprennent les deux éléments constitutifs du précédent : les faits et la règle. Un précédent est obligatoire, d’abord, lorsqu’il y a une ressemblance suffisante entre les faits de la cause antérieure — le précédent — et ceux de la cause actuelle et, ensuite, lorsque l’ancienne legal rule (règle de droit) doit s’appliquer dans la situation actuelle 17. Or, la Cour est d’avis qu’elle est en présence d’une nouvelle question de droit et d’une nouvelle situation de fait. Elle peut alors écarter Rodriguez. D’une part, le cadre juridique applicable à l’analyse des principes de justice fondamentale auxquels réfère l’article 7 a subi une modification importante que la Cour a rendu son jugement dans Rodriguez. On pense particulièrement, en l’espèce, au principe de la portée excessive dont la Cour a reconnu l’existence dans l’affaire Bedford 18 et sur lequel nous serons appelés à revenir.

D’autre part, la preuve entourant les faits législatifs et sociaux a considérablement évolué depuis Rodriguez, eu égard à trois éléments que l’on tenait pour acquis dans cette affaire. Tout d’abord, à l’époque, il y avait une acceptation publique, supposément « générale » aux dires de la Cour dans Rodriguez, d’une distinction morale ou éthique entre l’euthanasie passive et l’euthanasie active, celle-là étant acceptable, celle-ci non. Pour la Cour, dans Carter, cette opposition s’est considérablement estompée au sein de l’opinion publique au cours des dernières décennies. Toutefois, tous ne sont pas d’accord qu’une telle évolution a effectivement eu lieu 19. Ensuite, par le passé, on avait identifié un « consensus important » dans les pays occidentaux selon lequel une prohibition générale est nécessaire pour empêcher un dérapage. Entre 1993 et 2015, plusieurs juridictions ont brisé le consensus : les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, l’Oregon, l’État de Washington, le Montana et la Colombie. Finalement, auparavant, il y avait une absence de demi-mesures susceptibles de protéger les personnes vulnérables. L’expérience post Rodriguez des pays qui ont instauré un régime permissif démontre, selon la Cour, qu’il est possible de concevoir une solution qui protège ces personnes dans le cadre d’un tel régime. Nous retrouvons dans l’identification de ces trois éléments le pouvoir de la Cour de « dire » les faits et de déterminer la pertinence du précédent à sa décision.

 

1.      L’alinéa 241(1)b) du Code criminel

Pour la Cour, les trois droits garantis par l’article 7 de la Charte — le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la sécurité de sa personne — sont ici enfreints par l’alinéa 241(1)b) du Code criminel d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale.

Eu égard au droit à la vie, la prohibition prive certaines personnes de ce droit en les forçant à s’enlever la vie plus tôt qu’elles ne le voudraient. Elles passent à l’acte prématurément de crainte que leur maladie les prive de cette possibilité par la suite. De même, la Cour se dit d’avis que le droit à la vie n’entraine pas l’obligation de vivre. Autrement, une personne ne pourrait consentir au retrait d’un traitement qui lui permet de demeurer en vie artificiellement. Les juges ne vont pas toutefois jusqu’à accepter l’argument des appelants selon lequel le droit à la vie irait au-delà de la protection de la préservation de la vie pour englober des éléments relatifs à la qualité de la vie de même qu’à l’autonomie personnelle. Ce faisant, la notion de mort, telle que la définit la Cour suprême dans Carter, doit se concevoir comme étant l’antithèse de la vie et non comme une partie intégrante de celle-ci, telle que se la représente le juge Cory dans Rodriguez. La Cour, dans Carter, adopte donc une conception plus restreinte de la notion de vie que celle du juge Cory, qu’on peut qualifier de notion qualitative du droit à la vie. À l’instar du juge de première instance, la Cour estime donc que le droit à la vie n’entre en jeu que si une menace de mort résulte d’une mesure ou d’une loi prise par l’État, comme ce serait le cas, par exemple, d’une disposition législative prévoyant la peine de mort.

La notion qualitative du droit à la vie trouve pour sa part son fondement juridique à travers le droit à la liberté et à la sécurité garantie par l’article 7. La liberté protège le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans intervention de l’État. La sécurité de la personne, pour sa part, englobe une notion d’autonomie personnelle qui comprend la maitrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État. L’alinéa 241(1)b) porte ainsi atteinte au droit à la liberté et à la sécurité du moribond en entravant la prise de décisions d’ordre médical fondamentalement importantes et personnelles, en lui causant de la douleur de même qu’un stress psychologique et en le privant de la maitrise de son intégrité corporelle. De plus, l’alinéa 241(1)b) prive le mourant de la possibilité de faire un choix important par rapport à son sentiment de dignité et son intégrité personnelle.

En quoi maintenant est-ce que ces atteintes au droit à la vie, la liberté et la sécurité de sa personne sont-elles incompatibles avec les principes de justice fondamentale ? Comme l’affirme la Cour :

“[…] trois principes centraux se sont dégagés de la jurisprudence récente relative à l’art. 7 : les lois qui portent atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne ne doivent pas être arbitraires, avoir une portée excessive ou entrainer des conséquences totalement disproportionnées à leur objet.

Chacun de ces vices potentiels suppose une comparaison avec l’objet de la loi contestée (Bedford, par. 123). La première étape consiste donc à cerner l’objet visé par la prohibition de l’aide à mourir 20.”

Or, l’objet de l’alinéa 241(1)b) demeure celui qui avait été identifié par la Cour dans Rodriguez : empêcher que les personnes vulnérables soient incitées à se suicider dans un moment de faiblesse.

En l’espèce, le principe du caractère arbitraire ne pose pas problème puisque le moyen choisi par le législateur — la prohibition de l’aide médicale à mourir — permet effectivement de minimiser le risque que des personnes vulnérables soient incitées à s’enlever la vie dans un moment de faiblesse. Par contre, l’alinéa 241(1)b) a une portée excessive. Pour la Cour, le législateur a choisi un moyen qui porte atteinte aux trois droits garantis par l’article 7 de la Charte d’une manière qui n’a aucun lien avec le mal que le Parlement avait à l’esprit. De fait, le Procureur général a reconnu lui-même que la loi s’applique à des gens qui n’entrent pas dans la catégorie des personnes vulnérables que l’objet de la loi vise à protéger. Par ailleurs, l’argument du gouvernement selon lequel il est difficile de distinguer entre la personne vulnérable et celle qui ne l’est pas doit, selon la Cour, plutôt être analysé dans le contexte de l’article premier de la Charte.

Quant au dernier principe de justice fondamentale ici concerné, le caractère disproportionné, il s’agit de se demander si l’effet de la loi sur le demandeur est totalement disproportionné par rapport à son objet. Pour la Cour, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question du fait qu’elle a déjà conclu que le principe de la portée excessive n’est pas respecté. La Cour a jugé aussi qu’elle n’était pas obligée de considérer l’argument subsidiaire des appelants selon lequel l’alinéa 241(1)b) va à l’encontre de l’article 15 de la Charte. Selon ses dires, cela est devenu inutile après qu’elle a conclu que cette disposition constitue, par ailleurs, une violation de l’article 7.

 

2.      Une limite raisonnable à l’article 7 de la Charte

Dans l’affaire Oakes, la Cour suprême a établi le critère que les cours doivent appliquer lorsque le gouvernement cherche à sauvegarder la constitutionnalité d’une règle de droit en tentant de démontrer qu’elle constitue une limite raisonnable et justifiable dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte.

“Pour établir qu’une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamentaux. En premier lieu, l’objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte, doit être « suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution » […] Il faut à tout le moins qu’un objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important.

En deuxième lieu, dès qu’il est reconnu qu’un objectif est suffisamment important, la partie qui invoque l’article premier doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l’application d’« une sorte de critère de proportionnalité » […] À mon avis, un critère de proportionnalité comporte trois éléments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu’il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter « le moins possible » atteinte au droit ou à la liberté en question […] Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l’objectif reconnu comme « suffisamment important » 21.”

De prime abord, la Cour reconnait qu’il est généralement difficile de justifier une violation de l’article 7 en fonction du critère Oakes. Après tout, une loi qui va à l’encontre des principes de justice fondamentale est de ce fait intrinsèquement lacunaire. C’est seulement lorsque le gouvernement peut démontrer que le bienêtre public — une considération qui ne relève pas de l’analyse de l’article 7 — justifie que l’on prive une personne de sa vie, sa liberté, ou sa sécurité, qu’une telle tentative peut s’avérer fructueuse.

Les appelants, en l’espèce, concèdent que l’objectif de protéger les personnes vulnérables qui ne désirent pas réellement mourir s’avère être urgent et réel. Tout revient donc à déterminer si le moyen législatif choisi afin de les protéger — la prohibition totale de l’aide médicale à mourir — respecte le critère de proportionnalité énoncé dans Oakes. Déférence à l’endroit du législateur oblige, la Cour reconnait que la proportionnalité ne nécessite pas la perfection. « Notre Cour a souligné qu’il peut y avoir plusieurs solutions à un problème social particulier et a indiqué qu’une mesure règlementaire complexe visant à remédier à un mal social commande une grande déférence » 22. Mais force est d’admettre qu’une prohibition totale et absolue peut difficilement être qualifiée de « mesure règlementaire complexe ».

L’exigence du lien rationnel, comme on pouvait s’y attendre, ne pose pas de difficulté à la Cour. Lorsqu’une activité pose un certain risque, la prohiber constitue un moyen rationnel de réduire ce risque.

Mais est-ce que le moyen choisi par le législateur porte atteinte le moins possible aux trois droits protégés par l’article 7 dans la poursuite de cet objectif ? C’est essentiellement cette question qui a fait polémique dans le cadre des débats entourant la présente affaire. Pour la Cour, l’application de cet élément de l’atteinte minimale doit être tranchée en faveur des appelants. L’argument du gouvernement s’appuie principalement sur la crainte que la légalisation de l’aide médicale à mourir conduise à un dérapage qui amènerait des personnes vulnérables, telles que celles souffrant de troubles émotifs passagers à pouvoir se prévaloir de cette aide. Ou encore, que certaines personnes malades dépendantes subissent un abus d’influence, notamment de la part de membres de leur famille qui, pour diverses raisons, voudraient qu’elles meurent. La Cour suprême n’estime pas que ces craintes soient fondées et rejette une approche qui nie l’existence de demi-mesures entre une interdiction absolue de l’aide médicale à mourir et un régime indument permissif. Elle rejette ainsi la prétention du gouvernement selon laquelle aucune forme juridique de protection pour les personnes vulnérables ne s’avère adéquate afin de suffisamment assurer leur sécurité en transformant la question de la protection adéquate en une question de faits médicaux et scientifiques qui a été tranchée par la juge en première instance.

Pour la Cour, la preuve médicale et scientifique entendue par la juge Smith, notamment celle en provenance de pays qui ont légalisé et règlementé l’aide médicale à mourir, s’inscrit à l’encontre du point de vue gouvernemental. Une prohibition absolue, nous dit la Cour, ne serait être justifiée que si la preuve permettait de conclure que les médecins sont incapables de mesurer adéquatement la capacité, la volonté et la non-ambivalence des patients, que les médecins interprètent mal la règle du consentement éclairé ou encore l’esquivent, finalement que « si la preuve émanant des endroits où l’aide à mourir est permise faisait état du décès fortuit d’une personne résultant de sévices, d’une insouciance, d’une insensibilité ou d’un dérapage » 23. Or, tel n’est pas le cas en l’espèce. Comme le note la Cour, la juge de première instance a jugé que la reconnaissance d’un droit à l’aide médicale à mourir pouvait être assortie de garanties élaborées avec soin assurant la sécurité des personnes vulnérables à l’encontre des abus et des erreurs. De l’avis de la juge Smith, l’expérience vécue au sein des pays qui reconnaissent l’existence d’un droit à l’aide médicale à mourir démontre que les risques inhérents à la création d’un régime permissif peuvent être adéquatement contrôlés si l’on veille à ce que les mesures préventives soient scrupuleusement respectées. L’expérience des autres pays est une question de fait que la juge de première instance, ayant entendu la preuve, est la personne la mieux placée pour les déterminer.

Eu égard plus particulièrement à la capacité mentale du patient d’effectuer un choix aussi crucial de même qu’au caractère volontaire de celui-ci, la Cour s’en est remis à la confiance exprimée par la juge du procès, selon laquelle un médecin qualifié possède le discernement nécessaire afin de relever l’existence d’un consentement réel et authentique exempt d’ambivalence, de contrainte ou d’abus d’influence. Celle-ci s’est dite rassurée par le fait que la culture médicale possède une longue tradition fondée sur le respect de la norme du consentement éclairé, notamment eu égard aux décisions de fin de vie, telles que le choix de mettre fin à un traitement conduisant normalement à la mort ou celui d’entreprendre des soins palliatifs qui accélèrent son arrivée. La reconnaissance d’un nouveau droit à l’aide médicale à mourir doit s’inscrire à l’intérieur de cette tradition. Les médecins doivent ainsi s’assurer que les patients soient correctement renseignés au sujet « de leur diagnostic et de leur pronostic ainsi que des soins médicaux qu’ils peuvent recevoir, y compris les soins palliatifs visant à calmer la douleur et à leur éviter la perte de leur dignité » 24. La compétence du personnel médical pour discerner les choix des personnes vulnérables et y donner suite est aussi représentée comme une question de fait qui relève de la compétence de la juge de première instance.

En ce qui concerne les personnes âgées et handicapées, la Cour suprême relève que la juge du procès n’a constaté aucune preuve émanant des endroits où le droit à l’aide médicale à mourir a été reconnu qui laisserait croire que ces personnes vulnérables sont plus exposées que d’autres à faire l’objet d’une aide médicale à mourir. À son avis, la crainte que le médecin puisse afficher une partialité inconsciente à leur égard, qui pourrait entacher le processus d’évaluation, est non fondée. Bref, selon elle, nous dit la Cour suprême, « aucune preuve convaincante n’indiquait que l’instauration d’un régime permissif au Canada aboutirait à un dérapage » 25. De nouveau, la question de la vulnérabilité des personnes agonisantes est considérée comme une question de fait du ressort de la juge en première instance.

En concluant qu’un régime permissif n’aboutirait pas à un dérapage, la juge du procès ne laisse toutefois pas entendre qu’il est possible de concevoir un système exempt de tous risques. Mais la Cour suprême approuve la décision de la juge Smith de refuser d’admettre l’argument du gouvernement « qu’il y a lieu de confirmer la validité d’une prohibition générale à moins que les appelants puissent démontrer qu’une autre mesure éliminerait tous les risques » 26. Tel que l’affirme la Cour suprême, cela aurait comme conséquence d’inverser le fardeau de preuve prévu par l’article premier et de requérir des demanderesses dont les droits ont été enfreints de démontrer qu’il existe des moyens qui portent moins atteinte à l’objet de la mesure contestée. Or, il est bien établi que le fardeau de la preuve, dans le contexte de l’article premier, incombe à l’État.

La décision du juge du procès, maitre des faits, dans cette affaire revêt une grande importance. Depuis l’affaire Bedford 27, il est clairement établi que l’appréciation du juge de première instance des faits législatifs et sociaux commande la même déférence que toute autre conclusion de fait. Nul doute que ce principe d’interprétation s’est avéré fondamental ici. La question clé dans cette affaire gravite autour de l’application de l’élément de l’atteinte minimale. Or, ce qui permet à la Cour de distinguer Rodriguez de l’espèce relève justement des conclusions du juge des faits, selon lequel les faits législatifs et sociaux ont considérablement évolué depuis que cette décision-là a été rendue. En ce qui concerne les faits législatifs, il est difficile de contester qu’alors qu’en 1993, l’année où la décision dans l’affaire Rodriguez a été rendue, aucune juridiction dans le monde n’avait légalisé l’aide médical à mourir, un bon nombre d’entre elles, comme nous l’avons vu, ont officiellement légalisé cette pratique depuis 28. Ce sont plutôt les faits sociaux qui doivent attirer notre attention ici. On pense plus spécifiquement à l’interprétation, par la juge de première instance, de ce type de preuve, qu’elle émane de témoins qui ont déposé de vive voix, d’affidavits ou d’études en provenance du domaine des sciences humaines. La jurisprudence canadienne a longtemps hésité à accorder trop de caractère probant à ce type de preuve. Le changement d’attitude à cet égard s’est révélé décisif en l’espèce. Bref, le passage de Rodriguez à Carter est présenté par la Cour comme étant moins dû à une évolution idéologique qu’à un changement d’attitude judiciaire eu égard au rôle plus important du juge des faits et à la nouvelle vision entourant l’admissibilité des faits législatifs et sociaux.

Ce constat est bien illustré par la réponse de la Cour à l’argument du gouvernement selon lequel la légalisation de l’aide médicale à mourir pourrait entrainer un dérapage. Pour la Cour, il s’agit là essentiellement d’une simple question de fait qui relève ainsi de la compétence de la juge de première instance, et à de multiples reprises, la Cour renvoie à ses conclusions à cet égard. Il s’agit essentiellement pour la Cour de s’assurer que la juge Smith n’a commis aucune erreur dans l’analyse de l’élément de l’atteinte minimale du critère Oakes. Après s’être assurée de cela, la Cour estime devoir témoigner de la déférence envers son point de vue. Et c’est ainsi qu’en dernière analyse, l’un des débats philosophique, politique et moral le plus crucial de l’époque contemporaine est tranché.

Puisque la Cour a conclu que l’alinéa 241(1)b) du Code criminel ne portait pas le moins possible atteinte à l’article 7 de la Charte, elle a jugé inutile de se demander s’il y a proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi. Après avoir conclu que l’alinéa 241(1)b) est inconstitutionnel, la Cour, s’inspirant une fois de plus du juge du procès, a conclu que la réparation appropriée consistait en un jugement déclarant que cette disposition, tout comme l’article 14 du Code criminel 29 étaient nuls

“[…] dans la mesure où ils prohibent l’aide d’un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition 30.”

La Cour a toutefois suspendu cette déclaration d’inconstitutionnalité pendant un an afin de permettre au dialogue avec le législateur de se poursuivre. Dès lors, le débat ne porte plus sur le principe de l’aide médicale à mourir, mais plutôt sur ses modalités.

 

3.      La réponse du législateur

Le projet de loi C-14, la loi concernant l’aide médicale à mourir, a reçu la sanction royale le 17 juin 2016. La Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) 31 contient onze articles, dont il ne nous appartiendra pas ici de faire une étude exhaustive. Eu égard aux conditions 32 que doivent remplir ceux qui désirent se prévaloir de cette loi, celle-ci prévoit un nouveau par. 241.2 du Code criminel qui reprend l’ensemble des exigences posées par la Cour suprême dans Carter 33 en y ajoutant toutefois quelques éléments, dont deux apparaissent essentiels. Le premier, relativement controversé, concerne l’âge minimal pour procéder à une demande d’aide médical à mourir qui a été fixé à 18 ans. Le deuxième suscite, quant à lui, une véritable polémique. Il prévoit que l’aide médicale à mourir ne s’appliquera qu’à la personne dont la mort est devenue « raisonnablement prévisible », encore qu’un pronostic concernant son espérance de vie ne soit pas requis. Cette nouvelle condition a notamment fait bondir les membres de la famille Carter. Selon eux, leur mère n’aurait pu bénéficier de l’aide à mourir en vertu du nouveau régime ; elle souffrait d’une maladie de la moelle épinière qui la faisait très souffrir, mais qui n’était pas considérée comme une maladie mortelle. Les avocats de la famille Carter prétendent que l’ajout de cette condition remet en question la constitutionnalité de la nouvelle loi.

C’est aussi l’opinion du British Columbia Civil Liberties Union, l’organisme qui a mis en oeuvre la contestation judiciaire de l’al. 241(1) (b) du Code criminel ayant finalement donné lieu à la déclaration d’inconstitutionnalité de cette mesure dans l’affaire Carter. À peine dix jours suivant l’adoption du projet de loi C-14, l’organisme a entrepris d’en contester la constitutionnalité eu égard notamment à l’exigence selon laquelle la mort doit s’avérer raisonnablement prévisible. L’organisme a toutefois essuyé un refus de la part de la Cour d’appel de Colombie-Britannique 34 face à sa tentative de faire en sorte que certaines conclusions de fait rendues par la Cour suprême du Canada dans Carter n’aillent pas à nouveau à être débattues dans le cadre de litiges subséquents. La Cour suprême du Canada rejeta par la suite une demande d’autorisation d’appel formulée à l’encontre de cette décision 35. Cette affaire concerne le cas de Julia Lamb qui avait 25 ans en 2016 lorsqu’elle déposait une demande contestant l’exigence dans la loi d’une mort « raisonnablement prévisible ». Elle souffre d’atrophie musculaire spinale 36. Si elle jouit bien de la vie aujourd’hui, elle s’inquiète de son avenir. Sa détérioration physique pourra lui occasionner des années de souffrance physique et mentale insupportable sans la possibilité de demander l’aide d’un médecin pour mettre fin à ces jours, et cela aussi longtemps que sa mort ne soit pas raisonnablement prévisible.

Différents points de vue ont été avancés eu égard au sens à donner à la condition selon laquelle la mort est devenue « raisonnablement prévisible ». Pour certains, c’est le cas lorsque le requérant s’achemine vers une mort naturelle dont l’attente n’est pas trop éloignée. D’autres suggèrent une espérance de vie s’échelonnant entre six et douze mois. D’autres encore estiment qu’une personne souffrant d’une maladie occasionnant des douleurs intolérables est éligible même si l’on croit que cette dernière n’occasionnera pas sa mort avant plusieurs années. À l’égard justement du cas de la maladie non fatale, mais avancée et incurable, l’affaire AB v Canada (Attorney General) 37 rendue presque un an, jour pour jour, après que la loi modifiant le Code criminel est entrée en vigueur, nous offre un premier aperçu de ce que pourrait être la réaction des cours.

Mme A.B., une dame âgée de presque quatre-vingts ans, résidente d’une maison de soins, atteinte d’arthrose avancée et incurable, éprouvait des douleurs continues et intolérables depuis vingt-cinq ans, malgré de nombreuses chirurgies. Sa douleur allait de mal en pis. Deux médecins avaient certifié sa demande, mais un troisième refusait de conclure que sa mort était raisonnablement prévisible. Devant ce constat, l’un des deux médecins ayant précédemment donné son accord se désista, craignant une poursuite criminelle. Mme A.B. a alors déposé sa requête judiciaire afin d’obtenir une déclaration de la part de la Cour supérieure de justice de l’Ontario ayant pour objet de mettre les médecins à l’abri de toute poursuite criminelle.

Le juge Perell s’est dit d’avis qu’il n’avait pas la compétence requise pour accorder une telle requête, car la décision de déposer ou non une inculpation à l’encontre d’un justiciable relève du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Toutefois, il arrêta qu’en vertu de la preuve, la mort naturelle de A.B. était devenue raisonnablement prévisible. Le juge prit le soin de préciser que, n’étant pas médecin, sa décision n’était pas d’ordre médical, mais devait être considérée comme résultant de l’interprétation judiciaire de la disposition concernée. Puisque deux médecins, après avoir considéré l’ensemble des circonstances de l’espèce, ont conclu que la mort était devenue raisonnablement prévisible, la situation doit être considérée comme telle. Par ailleurs, selon le juge, la mort naturelle n’a pas besoin d’être imminente pour être qualifiée de « mort raisonnablement prévisible ». Cette notion fait appel à l’évaluation de l’ensemble des circonstances propre au cas particulier du requérant, y compris l’intensité de ses souffrances, la durée du calvaire subi par le malade, son espérance de vie, et son âge entre autres. Selon ce critère, il nous semble que les cours ne devraient pas, sauf exception de l’ordre d’une fraude médicale, remettre en question l’expertise des médecins dans leur domaine de compétence.

Nous sommes d’avis que la décision du juge Perell est bien fondée. D’une part, en faisant appel à une approche holistique, le critère qu’elle avance devrait pouvoir pleinement assurer le respect de la dignité des requérants. Ensuite, elle devrait pouvoir parvenir à rassurer les médecins qui cherchent à assurer cette mort dans la dignité, mais qui craignent l’éventualité d’une poursuite pénale.

En ce qui concerne les modalités visant la protection des personnes vulnérables, le nouveau par. 241.2(3) impose certaines obligations au médecin ou infirmier praticien appelé à fournir l’aide médicale à mourir. Il doit s’assurer, principalement, que la personne réponde aux critères prévus par la loi et que le consentement est valable. À cette fin, certaines exigences formelles doivent être respectées. Au nombre de celles-ci, le requérant doit tout d’abord formuler sa demande par écrit et la signer en présence de deux témoins qui doivent également apposer leur signature. Le médecin doit également aviser le requérant qu’il peut en tout temps retirer sa demande. Immédiatement avant de fournir l’aide médicale à mourir, il doit ainsi accorder une dernière possibilité au requérant de changer d’avis. De même, comme nous l’avons vu, un deuxième médecin ou infirmier praticien doit confirmer l’opinion du premier professionnel de la santé selon laquelle la condition médicale du requérant est suffisamment sérieuse pour le rendre éligible.

Par ailleurs, le gouvernement fédéral admet que certaines questions afférentes à l’aide médicale à mourir demeurent toujours à être étudiées en dépit de l’adoption de la loi. Les plus importantes concernent des demandes faites par des mineurs matures, des demandes où la santé mentale est le seul problème de santé sous-jacent et particulièrement le cas des demandes anticipées 38. On pense ici, par exemple, au cas où une personne qui, se sachant atteinte de la maladie d’Alzheimer, voudrait être en mesure de donner la permission à un proche de décider du moment de sa mort, à un stade de la maladie où elle n’aurait plus elle-même la capacité de donner son consentement. Le gouvernement fédéral est d’avis que ces questions posent toute une série de considérations forts complexes qui nécessitent une période d’étude qui exige plus de temps que celui qu’il avait à sa disposition afin de formuler la nouvelle loi. En vertu de celle-ci, il s’engage donc à ordonner la tenue d’études sur ces questions, qu’il sera appelé à trancher à l’avenir 39.

Les provinces et les territoires doivent respecter cette nouvelle loi criminelle. Par contre, ils peuvent créer leurs propres lois ou règlements supplémentaires en matière de santé tant et aussi longtemps que ceux-ci sont conformes à ce qui est contenu dans le droit criminel 40. À condition d’être du ressort des provinces, ces règles peuvent viser la santé et d’autres aspects de l’aide médicale à mourir, comme l’utilisation de formulaires précis à remplir, la formation médicale particulière pour fournir le service, la façon dont les renseignements et les données sur le service sont recueillis de même que les règles ou les exigences pour le type d’aide médicale à mourir.

 

 

 

 

 

Notes:

  1. MGiroux@laurentienne.ca ; Tél. +1 705-698-8464.
  2. HPallard@laurentienne.ca ; Tél. +1 705-692-7661.
  3. Rodriguez c Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 RCS 519 (Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada).
  4. Carter c Canada (Procureur général), [2015] 1 RCS 331.
  5. Pour l’une des requérantes dans Carter, il s’agissait plutôt d’une sténose du canal rachidien lombaire, une maladie qui entraine la compression progressive de la moelle épinière.
  6. Code criminel, LRC 1985, ch C-46, (Lois refondues du Canada) : « 241 (1) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, que le suicide s’ensuive ou non, selon le cas : […] b) aide quelqu’un à se donner la mort. »
  7. Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (Royaume-Uni), 1982, c 11 : « 7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. »
  8. « 1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. »
  9. L’article 15 de la Charte garantit le droit à l’égalité. Rodriguez prétendait que la loi ne la traitait pas également à ceux qui avaient la capacité physique de s’enlever eux-mêmes la vie. Cet argument n’a pas été considéré par la Cour suprême dans Carter, les juges préférant trancher la question à partir de la violation de l’article 7 de la Charte.
  10. 287 CCC (3d) 1 (Canadian Criminal Cases).
  11. Voir, entre autres, Dwight Newman, « Judicial Method and Three Gaps in the Supreme Court of Canada’s Assisted Suicide Judgment in Carter », 78 Saskatchewan Law Review, 2015, vol. 78, p. 217.
  12. 51 BCLR (5th) 213 (British Columbia Law Reports).
  13. Au sujet de cette approche théorique à la lecture de décisions judiciaires, voir Marc Gold, « La rhétorique des droits constitutionnels » Revue Juridique Thémis, 1988, vol. 22, p. 1-35.
  14. Carter c Canada (Procureur général), op. cit., note 2, par.  1.
  15. Peter McCormick, « The Political Jurisprudence of Hot Potatoes », National Journal of Constitutional Law, 2002, vol. 13, p. 271-305.
  16. La Cour suprême du Canada ne passe pas sous silence cette ressemblance remarquable entre les deux causes : « Les faits en litige dans Rodriguez étaient très semblables à ceux dont était saisie la juge de première instance. » Carter c Canada (Procureur général), op. cit., note 2, par. 42.
  17. Voir Christian Hyde, « La règle du précédent », in L. Bélanger-Hardy et A. Grenon, Éléments de la common law, Carswell, Scarborough (Ontario), 1997, p. 69-151 ; Donald Poirier, Sources de la common law, Montréal/Bruxelles, Éditions Yvon Blais/Bruylant, coll. Common law en poche, vol. 2, 1996, p. 27-51.
  18. Canada (Procureur général) c Bedford, [2013] 3 RCS 1101.
  19. En effet, pour certains auteurs, il est faux de croire que cette distinction n’est plus généralement acceptée. Voir, par exemple, John Keown, « A Right to Voluntary Euthanasia? Confusion in Canada in Carter », Notre Dame Journal of Law, Ethics & Public Policy, 2014, vol. 28, no1, p. 4-17.
  20. Carter c Canada (Procureur général), op. cit., note 2, par. 72-73
  21. [1986] 1 RCS 103, par. 69-71.
  22. Carter c Canada (Procureur général), note 2, par. 97.
  23. Ibid., par. 104.
  24. Ibid., par. 106. À ce sujet, voir également le mémoire déposé à la Cour suprême des États-Unis dans la cause Washington v Glucksberg, 521 US 702 (1997) par Amici, un regroupement de philosophes, dont Ronald Dworkin, Thomas Nagel, Robert Nozick, John Rawls et Judith Jarvis Thomson. On y avance, entre autres, la proposition selon laquelle la reconnaissance d’un droit à l’aide médicale au suicide entrainerait une amélioration des soins palliatifs pour un plus grand nombre de patients puisque les règlements afférents à ce régime permissif obligeraient notamment que toute la panoplie de ce type de soin soit épuisée avant que l’on puisse procéder à l’aide médicale à mourir. http://www.nybooks.com/articles/1997/03/27/assisted-suicide-the-philosophers-brief/.
  25. Ibid., par. 107.
  26. Ibid., par. 118.
  27. Canada (Procureur général) c Bedford, op. cit., note 10.
  28. Carter c Canada (Procureur général), op. cit., par. 114-121.
  29. Cette disposition prévoit : « Nul n’a le droit de consentir à ce que la mort lui soit infligée, et un tel consentement n’atteint pas la responsabilité pénale d’une personne par qui la mort peut être infligée à celui qui a donné ce consentement. » Elle va de pair avec l’article 241(1)b) dans le contexte de la présente affaire, bien que l’analyse de la Cour se soit plutôt concentrée sur ce dernier.
  30. Carter c Canada (Procureur général), op. cit., note 2, par. 127.
  31. LC 2016, ch 3 (Lois du Canada).
  32. La marche à suivre, au plan pratique, est indiquée au sein de ce document : https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/aide-medicale-mourir.html.
  33. Voir supra, note 28.
  34. Lamb v Canada (Attorney General), 2018 BCCA 266 (CanLII) (British Columbia Court of Appeal).
  35. Julia Lamb, et al c Procureur général du Canada, demande d’autorisation d’appel 38256 rejetée le 13 décembre 2018 (CSC).
  36. Lamb v Canada (Attorney General), 2017 BCSC 1802 (CanLII) (British Columbia Supreme Court); Lamb v Canada (Attorney General), 2018 BCCA 266 (CanLII) (British Columbia Court of Appeal).
  37. AB v Canada (Attorney General), 2017 ONSC 3759 (CanLII) (Cour supérieure de justice de l’Ontario).
  38. À ce sujet, voir David Lepofsky, « Carter v AG Canada (Attorney General), The Constitutional Attack on Canada’s Ban on Assisted Dying: Missing an Obvious Chance to Rule on the Charter’s Disability Equality Guarantee », Supreme Court Law Review (2d), 2016, vol. 76, p. 89-110; Barbara Von Tigerstrom, « Consenting to Physician-Assisted Death: Issues Arising from Carter v. Canada (Attorney General) », Saskatchewan Law Review, 2015, vol. 78, p. 233-239.
  39. Le gouvernement fédéral avait l’obligation de mettre en œuvre des examens indépendants de ces trois questions 180 jours à la suite de l’adoption de la loi. Le 13 décembre 2016, il a mandaté le Conseil des académies canadiennes, un organisme indépendant, sans but lucratif, afin d’évaluer les preuves qui existent sur ces enjeux éthiques et scientifiques dans le but de contribuer au débat public, sans toutefois y aller de recommandations. Le rapport a été rendu public le 12 décembre 2018 et est disponible sur le site web suivant : https://sciencepourlepublic.ca/.
  40. Le Québec avait déjà adopté sa propre loi, Loi concernant les soins de fin de vie, RLRQ, ch S-32.000 (Recueil des lois et règlements du Québec), avant même que la Cour suprême du Canada n’entende Carter c Canada (Procureur général).

Réflexions autour de la constitutionnalisation d’un point de procédure pénale : la motivation des peines en assises

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Le 2 mars 2018, le Conseil constitutionnel a rendu une décision remarquable en ce qu’elle devrait entraîner une évolution significative de la procédure pénale. Plus précisément, le Conseil constitutionnel, en déclarant le deuxième alinéa de l’article 365-1 du Code de procédure pénale contraire à la Constitution, entend obliger les cours d’assises à motiver leurs décisions de peine. En considération de principes constitutionnels abstraits, mais aussi d’une conception solidement établie de la bonne manière de prendre une décision de justice, le Conseil constitutionnel entend redessiner les contours d’une pratique juridictionnelle éprouvée, spécifique aux cours d’assises et justifiée par des considérations juridiques fortes. A travers l’analyse de ce cas particulier, c’est une réflexion plus générale sur le sens et la portée d’un phénomène en pleine expansion qui est proposée : la constitutionnalisation des branches du droit

Jérôme Prévost-Gella est Maître de conférences en droit public à l’Université Paris-Nanterre

La question de la motivation des décisions de justice, quel que soit le juge en cause et quelle que soit la matière traitée, à l’aune de son importance, est une invitation permanente à la recherche théorique et à la réflexion dogmatique. Le Conseil constitutionnel, au même titre que les autres juridictions, fait l’objet d’études foisonnantes sur la manière dont il motive ses décisions. Il ressort globalement de ces études que le travail de motivation du Conseil constitutionnel laisse souvent sceptiques les observateurs. La question a d’ailleurs débouché, avec l’arrivée de Laurent Fabius à la tête de l’institution, sur une réflexion et une réforme du mode de rédaction des décisions[1]. La motivation des décisions du Conseil constitutionnel intéresse toutefois encore la doctrine[2] et pourra continuer à susciter des doutes et interrogations. Laissant de côté ses propres difficultés de rédaction, dans sa décision du 2 mars 2018[3], le Conseil constitutionnel se penche sur celles des cours d’assises. Plus précisément, il est amené à se prononcer sur la conformité à la Constitution de l’absence de motivation des décisions de peine.

L’alinéa 2 de l’article 365-1 du Code de procédure pénale, qui occupe le Conseil constitutionnel, prévoit entre autres que la motivation d’un arrêt de cour d’assises « consiste dans l’énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés à l’accusé, ont convaincu la cour d’assises ». Le Conseil avait déjà été amené à se prononcer sur la constitutionnalité de ces dispositions dans une décision du 4 août 2011[4]. Il les avait alors jugées conformes à la Constitution. Dans sa décision du 2 mars 2018, il estime toutefois nécessaire de réexaminer l’alinéa 2 de l’article 365-1, eu égard à un changement de circonstance de droit. Il fait en effet état de la jurisprudence récente de la Cour de cassation ayant interprété les dispositions de l’article 365-1 comme excluant la possibilité de motiver la peine[5]. La loi permettant expressément la motivation de la culpabilité aurait, selon la Cour de cassation, exclu la possibilité de motiver la peine. En ce sens particulier, le Conseil estime l’alinéa 2 de l’article 365-1 du Code de procédure pénale contraire à la Constitution.

Afin de prévenir les « conséquences manifestement excessives » d’une abrogation immédiate des dispositions législatives en cause, le Conseil constitutionnel reporte l’abrogation au 1er mars 2019[6]. Le projet de loi de programmation 2019-2022 et de réforme pour la justice, adopté en dernière lecture par l’Assemblée nationale le 18 février 2019, prévoit une nouvelle version du deuxième alinéa de l’article 365-1 du Code de procédure pénale[7]. Sauf saisine et censure du Conseil constitutionnel, cette version sera applicable à compter du 1er mars 2019. L’essentiel de cette étude a été rédigé avant l’adoption de la nouvelle version de l’article 365-1. Cette dernière ne remet aucunement en cause les propos et analyses qui vont suivre. Bien au contraire, du fait notamment de la rédaction très succincte retenue pour le nouvel alinéa 2, elle ne fait qu’appuyer les éléments essentiels de la présente étude.

Notons pour commencer que l’interprétation retenue par la Cour de cassation n’était en rien une surprise. Elle est en effet en tout point conforme à l’esprit dans lequel la loi du 10 août 2011 a institué l’article 365-1. La circulaire du 15 décembre 2011 relative à la présentation des dispositions de la loi du 10 août 2011 en atteste d’ailleurs. Nous y reviendrons. Aussi apparaît-il déjà, du fait de ses hésitations, que le Conseil constitutionnel est peu à l’aise avec la procédure pénale, du moins en ce qui concerne la prise de décision en cour d’assises.

Chaque type de juge est en charge d’un contentieux qui lui est propre, eu égard à un corpus de règles particulières, de procédures spécifiques et de méthodes développées tout au long de son histoire. Le Conseil constitutionnel est une juridiction jeune, très jeune même, si l’on s’attache plus particulièrement à la question prioritaire de constitutionnalité qui fournit aujourd’hui, quantitativement, l’essentiel de ses décisions. En matière contentieuse, il ne peut donc pas se prévaloir d’une longue expérience, comme celle dont bénéficie par exemple le juge administratif ou le juge judiciaire. Cette jeunesse conduit parfois le Conseil constitutionnel à observer puis à s’inspirer prudemment des juridictions plus expérimentées. Il en est ainsi notamment lorsqu’il importe dans son contentieux les méthodes éprouvées du juge administratif. Sa jeunesse le conduit aussi parfois à plus de hardiesse comme nous le montre clairement la décision du 2 mars 2018. A cet égard, la décision est d’autant plus remarquable que le Conseil constitutionnel s’attaque à un contentieux particulier, celui des cours d’assises. Particulier en effet dans la mesure où les cours d’assises sont composées d’un jury populaire. Lorsqu’il est saisi de dispositions législatives de pure procédure contentieuse, comme cela est justement le cas, il est légitime de s’interroger sur sa capacité à s’extraire des considérations inhérentes à son propre contentieux en formation, afin de se pencher sur un contentieux différent, plus ancien, répondant à des logiques qui lui sont étrangères.

Cette interrogation peut d’ailleurs se prévaloir d’un précédent similaire, la décision n° 2015-499 QPC du 20 novembre 2015, concernant aussi la procédure pénale[8]. Le Conseil constitutionnel se penchait alors sur la constitutionnalité de l’article 308 du Code de procédure pénale, relatif à l’enregistrement des débats en cour d’assises. A la suite de la déclaration d’inconstitutionnalité de cet article par la décision du Conseil, Bertrand de Lamy s’exprimait en ces termes : « La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 novembre 2015 est de celles dont on se demande si elle est animée d’une formidable audace ou si elle pêche par une imprudente méconnaissance de la matière dans laquelle elle intervient. La portée de la décision d’inconstitutionnalité peut, en effet, potentiellement bouleverser très profondément la procédure pénale »[9].

Plus généralement, l’interrogation est potentiellement inhérente à toutes les branches du droit entraînées dans un phénomène profondément renouvelé et accentué par la question prioritaire de constitutionnalité : la constitutionnalisation des branches du droit[10]. La théorie de la constitutionnalisation des branches du droit, car c’est bien d’une théorie dont il est en réalité question, est ambiguë du fait des différentes significations qu’elle revêt. Elle est parfois employée comme le média d’une idéologie particulière et bien répandue : le constitutionnalisme[11]. Dans ce cas, la théorie ne sert pas la connaissance du droit positif, elle est le vecteur des valeurs portées par le constitutionnalisme et les conséquences qui doivent en être dégagées, pour faire évoluer le droit positif. Toute idéologie mise de côté, la théorie de la constitutionnalisation des branches du droit peut aussi être une proposition dont l’intérêt est heuristique. Elle tend alors à rendre compte de l’état du droit positif à un instant donné. Plus précisément, dans le cadre du schéma explicatif qu’elle propose, le droit positif serait marqué par la transformation des branches du droit sous la pression du droit constitutionnel. L’origine de ce phénomène serait à rechercher dans la période de l’après Seconde Guerre mondiale et il aurait atteint son point culminant, en France, plus récemment, avec la question prioritaire de constitutionnalité[12].

L’emploi du conditionnel s’explique par les difficultés que pose une telle théorie. Elle est souvent employée sans mesure, il en résulte ainsi des avis très divergents, d’un auteur à l’autre, d’une matière à l’autre, d’une époque à l’autre[13]. L’expression même de « constitutionnalisation des branches du droit » n’est probablement pas étrangère au doute qu’une telle théorie peut susciter. Elle propage l’image d’un raz-de-marée constitutionnel venant recouvrir l’ensemble des terres d’une branche donnée du droit, laissant ainsi l’observateur aguerri perdu, dépourvu de tout repère, en quête de reconstruction. Or aucune branche du droit, évidemment, n’a été atteinte par la constitutionnalisation de manière aussi radicale[14]. Pour autant, il ne serait pas pertinent de remettre en cause la constitutionnalisation des branches du droit. Le phénomène existe et doit seulement être apprécié justement, sans excès.

La constitutionnalisation peut être appréhendée comme un ensemble d’événements ponctuels – essentiellement les décisions du Conseil constitutionnel –, extérieur aux différentes branches du droit, qui entraîne une modification plus ou moins profonde de l’évolution « normale » desdites branches. La continuité d’une branche du droit, à travers des logiques internes propres à son évolution dans le temps, guidée par les réformes législatives et la jurisprudence, ne saurait en effet remettre en cause l’existence de phénomènes juridiques extérieurs et importants, susceptibles de produire des effets significatifs sur elle. Le constitutionnalisme post Seconde Guerre mondiale et, plus récemment, la question prioritaire de constitutionnalité font clairement partie de ces phénomènes juridiques. Cela ne signifie pas que les branches du droit ont toutes été bouleversées radicalement, seulement, nécessairement, certaines d’entre elles ont été touchées ponctuellement, parfois de manière très significative, par ces phénomènes[15].

A partir de ce postulat, il est possible d’entendre la constitutionnalisation des branches du droit comme l’ensemble des phénomènes ponctuels conduisant, au sein des différentes branches du droit, à des évolutions juridiques guidées par le droit constitutionnel et concernant des points de droit particuliers. Aussi serait-il peut-être plus juste de parler de constitutionnalisation ponctuelle au sein des branches du droit. C’est précisément à cela que nous confronte le Conseil constitutionnel dans sa décision du 2 mars 2018, la constitutionnalisation d’un point de droit donné, la motivation des décisions de peine en assises, dans la branche du droit qu’est la procédure pénale. Reconnaître ce phénomène particulier de constitutionnalisation est insuffisant, encore faut-il en apprécier la signification tant pour le droit constitutionnel que pour la procédure pénale. Plus encore, faut-il s’interroger sur la concordance de ces significations.

Ce qui surprend de prime abord, à la lecture de la décision, c’est certainement le décalage entre d’une part une décision essentiellement tournée vers des logiques juridiques générales et abstraites et, d’autre part, la particularité essentielle de la prise de décision en assises du fait de la présence d’un jury populaire. Le Conseil constitutionnel semble indifférent à cette particularité, comme si elle n’emportait aucune conséquence du point de vue du travail de motivation du juge. La motivation apparaît comme une opération essentiellement rationnelle détachée des contingences inhérentes à tout contentieux. Au contraire, la législation entourant la motivation des décisions d’assises, particulièrement la motivation des décisions de peine, semble très intimement liée à la particularité que représente la prise de décision par un jury populaire. Un tel décalage invite à s’interroger. Le Conseil constitutionnel est-il passé à côté du problème dont il était saisi ? Ou bien, la particularité supposée d’une prise de décision en assises est-elle en réalité largement fantasmée ? Nous pensons ici aux propos que formulait déjà Frédéric Zenati en 1996 : « le Conseil constitutionnel a besoin de se nourrir de pratique judiciaire. Son éloignement des prétoires nuit à son appréciation précise des enjeux »[16]. Quoi qu’il en soit, la décision du Conseil constitutionnel participe d’une atténuation certaine de cette particularité et il y a bien en cela la marque d’une constitutionnalisation d’un point de procédure pénale.

Cette constitutionnalisation est opérée indirectement au nom d’une conception dogmatique du droit : il doit tendre à la rationalité. De manière plus ou moins assumée, la rationalité du droit est, sinon une obsession, du moins une préoccupation centrale des juristes, universitaires comme praticiens. Les manifestations de cette « pré-obsession » sont nombreuses et prennent des formes bien différentes parfois peu compatibles les unes avec les autres. Il s’agit quelquefois d’un constat posé comme prémisse à l’analyse juridique, souvent sans justification. Il peut être alors postulé que le droit est rationnel, organisé, cohérent ou encore logique. Toutes les analyses et interprétations du droit positif sont alors orientées de manière à conforter ce postulat. Souvent, plus pragmatiquement, la rationalité du droit est mise au centre du débat juridique à la suite d’un constat d’irrationalité d’un pan du droit positif. L’appel à la rationalité est alors mis au soutien d’une exhortation au changement du droit. Le problème de la rationalité est le reflet des attentes en ce qui concerne la lisibilité et la clarté du droit, la stabilité des situations juridiques et leur prévisibilité. Ces préoccupations théoriques trouvent par ailleurs des traductions dans le droit positif. Le principe de sécurité juridique[17] est un des exemples les plus significatifs en la matière. Il a pris une importance centrale en droit positif, essentiellement dans la jurisprudence[18], et dans les analyses doctrinales.

La décision du 2 mars 2018 se comprend aisément comme un prêche constitutionnel, le Conseil se prononçant essentiellement sur la base de grands dogmes juridiques bien connus : rationalité du droit et rationalité de la décision judiciaire (I). Le prêcheur pèche souvent soit par excès, soit par manque de nuance et parfois aussi par refus de la complexité. C’est cette dernière hypothèse, le refus de la complexité, qui caractérise le plus clairement la décision du Conseil constitutionnel. En ne prenant pas sérieusement en compte la présence du jury populaire en assises, il prend l’apparence d’un prédicateur insuffisamment averti (II).

I – Un prêche constitutionnel sur la bonne motivation des décisions d’assises

Deux éléments dogmatiques forts peuvent être dégagés de la décision du 2 mars 2018. Ils sont intéressants en ce qu’ils sont extérieurs aux normes de référence du contrôle de constitutionnalité et font ainsi ressortir tout l’aspect idéologique du travail du Conseil constitutionnel. Il s’agit d’une part de la promotion d’une certaine cohérence législative (A) et d’autre part de la liaison opérée entre motivation et rationalité de la décision (B). Implicitement le Conseil constitutionnel défend par la même sa conception non pas tant du droit que de la justice.

A- Prendre la peine de motiver la peine : une exigence dogmatique de cohérence législative

Une lecture attentive de la jurisprudence du Conseil constitutionnel laisse apparaître que l’exigence de motivation des décisions n’est pas un impératif constitutionnel, mais seulement une garantie légale (1). En revanche, la cohérence des pratiques juridictionnelles en ce qui concerne le travail de motivation est une exigence constitutionnelle (2).

  1. L’obligation de motivation : une garantie légale

En ce qui concerne la motivation, les arrêts d’assises présentent des particularités remarquées et remarquables, s’expliquant très certainement, en partie au moins, par le type de décision qu’ils portent[19] et la procédure à laquelle ils répondent[20].

Jusqu’à récemment, la culpabilité comme la peine ne faisaient l’objet d’aucune motivation dans le sens habituel du terme en matière de décision de justice. De jurisprudence constante, en effet, la Cour de cassation considérait que l’ensemble des réponses, apporté dans l’arrêt de condamnation par les magistrats et jurés, aux questions retranscrites dans l’arrêt de renvoi, tenait lieu de motifs[21].

Par la loi du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs[22], en insérant l’article 365-1 dans le Code de procédure pénale, le législateur a imposé une motivation des arrêts d’assises. Le législateur prévoit ainsi clairement une obligation de motiver les décisions de culpabilité et d’acquittement[23]. En revanche, implicitement, il semble avoir exclu l’obligation de motiver la peine[24]. Cette lecture est corroborée par la circulaire du 15 décembre 2011 relative à la présentation des dispositions de la loi du 10 août 2011. Elle explique clairement que « l’objet de la réforme est de permettre à l’accusé condamné de connaître les principales raisons pour lesquelles il a été déclaré coupable, mais non pas de lui permettre de connaître les raisons ayant conduit la cour d’assises à prononcer telle ou telle peine ».

La Cour de cassation est allée plus loin dans l’interprétation en déduisant de l’article 365-1 une interdiction de motiver les peines dans les arrêts d’assises[25], ce que relève le Conseil constitutionnel dans le neuvième paragraphe de sa décision.

Quelques mois avant que le législateur ne vienne imposer la motivation des arrêts d’assises quant à la culpabilité, le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de se prononcer sur la constitutionnalité du dispositif législatif quant à la non motivation des arrêts d’assises. Suivant dans les grandes lignes la position de la Cour européenne des droits de l’homme, qui avait été amenée à se prononcer, elle aussi, sur la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Convention de la non motivation du verdict d’un jury populaire[26], le Conseil constitutionnel a considéré dans sa décision du 1er avril 2011 qu’un tel dispositif législatif n’était pas contraire à la Constitution. Plus précisément, la Conseil a d’abord précisé que la motivation constitue « une garantie légale » de nature à protéger le justiciable contre des décisions arbitraires, puis, il a rappelé que toutefois « la Constitution ne confère pas à cette obligation un caractère général et absolu »[27].

Fondée sur les articles 7, 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, cette solution est surprenante, en ce qu’elle semble s’inscrire en complète opposition avec la solution retenue dans la décision du 2 mars 2018. Dans cette dernière en effet sur le fondement des mêmes articles 7, 8 et 9, le Conseil constitutionnel dégage une obligation constitutionnelle de motiver la peine comme la culpabilité. Cet état de la jurisprudence peut paraître paradoxal, le Conseil offre la possibilité au législateur de ne pas opter pour la motivation des arrêts d’assises, mais lui interdit l’option consistant à ne motiver que la culpabilité, à l’exclusion de la peine. En d’autres termes, il n’existerait pas d’obligation constitutionnelle de motiver les arrêts d’assises, mais il existerait, en revanche, une obligation constitutionnelle de motiver la peine dès lors que le législateur aurait fait le choix d’imposer la motivation de la culpabilité. Le législateur est ainsi contraint par le Conseil constitutionnel à un choix entre le tout ou le rien, un choix entre l’absence totale de motivation des arrêts d’assises ou la motivation de ces arrêts dans tous leurs éléments.

  1. La cohérence des pratiques de motivation : un impératif constitutionnel

Le paradoxe n’est qu’apparent. La confrontation de ces deux décisions révèle que l’attention du Conseil ne porte pas tant sur la question de l’obligation de motivation, en tant que telle, que sur la lutte contre ce qui est souvent présenté comme de l’incohérence législative : incohérence résultant de la différence entre la motivation de la culpabilité et de la peine, d’une part, et de la différence entre juridictions criminelles et correctionnelles, d’autre part.

Le problème que pose pour le Conseil constitutionnel un dispositif législatif qui imposerait une motivation seulement pour la culpabilité, ressort subtilement de la rédaction de sa décision. Il précise que les exigences constitutionnelles issues des articles 7, 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 « imposent la motivation des jugements et arrêts de condamnation, pour la culpabilité comme pour la peine ». La référence ainsi faite à la motivation de la culpabilité apparaît surabondante, dans la mesure où elle n’est aucunement l’enjeu de la décision à prendre semble-t-il. Sauf que, précisément, par cette rédaction bien choisie, le Conseil constitutionnel substitue au problème particulier de l’absence de motivation de la peine, le problème plus général d’une différence entre l’obligation de motiver la culpabilité et l’interdiction de motiver la peine.

En ce qui concerne l’argument de l’incohérence d’un dispositif législatif établissant une différence entre juridictions criminelles et correctionnelles, en ce qui concerne les règles de motivation des peines, la décision du Conseil est silencieuse. Il y a toutefois de solides raisons de penser que cet argument a joué un rôle parmi d’autres dans l’esprit des membres du Conseil. Pour rappel, en matière correctionnelle, depuis trois arrêts de la Cour de cassation du 1er février 2017[28], les tribunaux se voient imposer une obligation de motiver les peines prononcées[29]. Cette obligation faite au tribunaux correctionnels tranche complétement avec l’interdiction de motiver les peines en assises. Largement, la doctrine critique cette différence de régime entre juridictions correctionnelles et criminelles[30]. Bien que la critique ne soit pas toujours aussi virulente[31], le problème juridique ainsi soulevé semble toutefois compris et envisagé avec sérieux par le Conseil constitutionnel. Dans le commentaire autorisé de sa décision, le Conseil évoque en ce sens les réticences doctrinales et qualifie cette différence de régime juridique de « dissymétrie ». Ainsi, même si l’argument n’apparaît pas explicitement dans sa décision, il ne semble pas déraisonnable de penser qu’il a joué un rôle, au moins secondaire, dans la solution retenue.

Au final, la solution adoptée par le Conseil constitutionnel est la conséquence d’une approche dogmatique de la rationalité du droit. Dogmatique pour plusieurs raisons. D’abord parce que la rationalité du droit est implicitement posée comme un impératif juridique devant être poursuivi, en l’occurrence, dans la décision qui nous occupe, par le législateur. Dogmatique ensuite, parce que la nécessité d’unifier les régimes juridiques en matière de motivation des décisions de culpabilité et de peine, en correctionnel comme en assises, ne repose in fine sur aucune raison objective. Cette nécessité est posée sans justification autre que l’existence d’une différence de régime juridique[32]. Or une telle différence ne saurait en elle-même remettre en cause le caractère rationnel ou non des dispositifs législatifs en cause, dans la mesure où ils concernent des types de décisions différentes pour des juridictions différentes. Il ne s’agit ici nullement d’abonder dans un sens ou dans un autre, la question dépassant largement notre propos, mais seulement de constater que le Conseil constitutionnel ne prend aucunement la peine d’expliquer en quoi une différence de régime juridique serait constitutionnellement problématique. Il semble donc bien que ce soit la différence en elle-même qui pose difficulté et non ce qu’elle signifie ou emporte comme conséquence. Aussi, par exemple, est-il frappant de constater que le Conseil ne développe absolument pas la question de l’existence ou non de différences objectives entre une décision de culpabilité et une décision de peine et entre un tribunal correctionnel et une cour d’assises. Dogmatique enfin, et cela découle directement des deux points précédents, parce que la décision relève manifestement plus d’une idée préconçue et théorique de ce que doit être un droit rationnel, que d’une analyse des difficultés propres à la question juridique particulière posée. La décision repose, en dernière analyse, sur un certain ressenti du juge constitutionnel. Ce dernier ressent qu’il est « anormal » que la peine ne soit pas motivée dans la mesure où la culpabilité l’est, bien qu’il soit probablement incapable d’expliquer objectivement les raisons de son ressenti. Il y a là des caractéristiques propres à une décision d’autorité.

Sous l’impulsion du Conseil constitutionnel, le législateur doit donc faire évoluer son dispositif législatif en matière de motivation des décisions d’assises et les magistrats devront bientôt prendre la peine systématiquement de motiver les peines prononcées en cour d’assises. L’idée au cœur de ces évolutions à venir n’est pas tant celle du bien fondé intrinsèque de la motivation d’une décision de peine en assises que celle d’une certaine conception de la cohérence globale des règles entourant l’ensemble des décisions en matière pénale. Cette généralisation de la motivation des décisions au nom, implicitement, d’une certaine conception de la rationalité du droit ne va pas sans poser des interrogations qu’il convient d’envisager.

B- La motivation comme fausse preuve du caractère juste de la décision

La motivation, forte de vertus qui lui sont artificiellement attribuées, est encouragée par le Conseil constitutionnel. Implicitement, ce dernier laisse entendre que la motivation est gage tout à la fois de sécurité juridique (1) et de rationalité (2).

  1. Motivation et sécurité juridique

S’il apparaît clairement que la décision est en premier lieu la résultante d’une certaine conception de la cohérence des régimes juridiques entourant la motivation des décisions judiciaires en matière pénale, il n’en reste pas moins qu’en imposant la motivation des peines en assises, elle entérine et renforce profondément dans l’ordre juridique français un modèle de décision particulier : la décision motivée.

Il n’y a là rien d’étonnant tant la motivation joue un rôle central dans la perception que tout à chacun peut se faire d’une « bonne » décision. Les termes de Sauvel expriment clairement ce rôle. Il explique en effet que « le jugement motivé remplace l’affirmation par un raisonnement et le simple exercice de l’autorité par un essai de persuasion ». L’auteur ajoute immédiatement à ce propos que le jugement motivé « joue à ce titre dans ce qu’il est permis d’appeler l’équilibre juridique et moral de notre pays un rôle absolument essentiel »[33]. Certains théoriciens du droit ont ainsi placé le travail de motivation des décisions par les juges au cœur d’une logique propre au monde du droit, afin de réfuter l’idée d’un travail judiciaire essentiellement arbitraire[34]. Car l’idée est bien celle de réfuter le risque de décisions arbitraires[35].

La garantie contre l’arbitraire des décisions de justice trouve une traduction en droit par le biais du principe de sécurité juridique. Comme ailleurs, la sécurité juridique joue un rôle essentiel dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel[36]. Elle s’y présente toutefois de manière discrète, d’abord, parce qu’elle n’est pas explicitement consacrée par un principe constitutionnel et, ensuite, parce que le Conseil constitutionnel ne prend pas la peine d’utiliser la notion de sécurité juridique en elle-même[37].

Aussi faut-il rechercher la sécurité juridique entre les lignes des décisions du Conseil constitutionnel. Il n’est pas nécessaire de jouer longtemps à ce jeu pour débusquer, dans la décision du 2 mars 2018, une manifestation des exigences de la sécurité juridique. L’idée que la motivation des décisions en général, et des décisions de peine en particulier, relève, directement ou indirectement, d’une question de sécurité juridique ne pose pas, en elle-même, de difficulté. Elle est toutefois peut-être insuffisante pour démontrer qu’il en est ainsi dans la décision en cause, mais les motifs de ladite décision nous apportent, en l’occurrence, une preuve supplémentaire : le conseil fonde l’obligation constitutionnelle de motiver la peine comme la culpabilité sur les articles 7, 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Or, en ce qu’il relève de la notion de « sûreté », l’article 7 se rattache, en partie du moins, à la notion de sécurité juridique[38].

Il faut donc admettre qu’en imposant une motivation des peines dans le procès d’assises, le Conseil constitutionnel véhicule une certaine conception de la sécurité juridique et plus largement de sa conception des décisions de justice rationnelles et non arbitraires. Il n’y a là rien de propre au procès d’assises, le triptyque motivation, sécurité juridique et rationalité de la décision ressortant largement des réflexions menées par le Conseil constitutionnel sur la motivation de ses propres décisions[39].

Ici ressort de manière évidente tout le caractère idéologique de la conception de la décision de justice du Conseil constitutionnel. La sécurité juridique, outre le fait qu’elle soit un principe aujourd’hui bien ancré dans le droit positif, n’en est pas moins avant tout une chimère, un objectif inlassablement poursuivi, mais jamais atteint. Elle a ainsi pu être qualifiée d’« incantation liturgique »[40] et a été présentée parfois comme « en partie fantasmée »[41]. Plus encore, les moyens de tendre efficacement vers un tel objectif sont largement sujets à caution et invitent à faire preuve de prudence, en premier lieu, si ce n’est de relativisme.

Patrick Raimbault présente en ce sens la composante subjective de la sécurité juridique[42], il s’agit avant tout d’une question de point de vue. Introduire la motivation de la peine, par exemple, est une avancée pour la sécurité juridique, en ce que la motivation peut être un garde-fou contre l’arbitraire de la décision. Mais, d’un autre côté, l’introduction de la motivation, c’est aussi l’introduction d’un élément supplémentaire dans la décision susceptible de faire l’objet d’une contestation en appel ou en cassation[43]. Or cette possibilité doit être analysée comme une limite à la sécurité juridique, en ce qu’elle porte l’éventuelle annulation de la décision motivée.

Rappelons encore que deux éléments sont essentiels et consubstantiels lorsque l’on traite de sécurité juridique : la stabilité et la prévisibilité des normes[44]. La prévisibilité suppose une certaine cohérence normative qui doit se manifester par la possibilité de connaître et de comprendre les motifs d’une décision, en l’occurrence un prononcé de peine. Cet impératif est essentiel, tant pour celui qui se voit infliger la peine, que pour ceux qui pourraient un jour se voir infliger une peine dans une affaire similaire. Pour sa part, la stabilité du droit passe par la pérennité des normes générales comme individuelles. Il est entendu que cette pérennité concerne aussi les décisions de justice qui doivent être analysées comme des normes individuelles. Elle commande, au minimum, de limiter les possibilités d’annuler les décisions de justice et, en conséquence, de les priver d’effets. Par conséquent, l’introduction d’une obligation de motiver les peines constitue bien de ce point de vue une entorse à la sécurité juridique.

  1. Motivation et rationalité de la décision

En réalité, la motivation ne saurait sérieusement être analysée comme un gage de cohérence et de sérieux de la décision. Pour preuve, les hypothèses courantes de divergences de motivations entre deux juridictions sur une question de droit identique[45]. Il semble donc plus juste de l’appréhender comme un révélateur. La motivation a la capacité de faire apparaître ouvertement la cohérence ou l’incohérence de la décision. Encore faut-il rester prudent, cela ne signifiant pas toujours grand-chose, le problème que constitue la motivation étant autrement plus complexe. Il faut en effet envisager la possibilité pour le juge d’adopter une motivation de circonstance bien éloignée des motifs réels. Il faut aussi envisager la possibilité d’une motivation trop lacunaire pour révéler quoi que ce soit de vraiment pertinent pour la bonne compréhension de la décision. Il faut bien sûr envisager la possibilité d’une motivation incohérente, voire absurde, mais néanmoins bien admise[46]. Il faut enfin envisager la possibilité contraire d’une motivation juridiquement solide, mais absolument pas admise. Il est probablement possible de continuer encore un moment, mais là n’est pas notre intention. L’intérêt d’une telle énumération est de démontrer que la simple motivation formelle des décisions est un problème mineur parmi d’autres. La décision du Conseil constitutionnel a pourtant comme conséquence de dissimuler l’ensemble des problèmes derrière la seule question de la motivation formelle.

Formellement, la motivation n’est pas en elle-même un gage de cohérence, de justice ou d’acceptation de la décision, sauf à lui attribuer une valeur intrinsèque qui conditionnerait la réalité. Autrement dit, en faisant de la motivation une fin en soi par sa décision, inconsciemment probablement, le Conseil constitutionnel véhicule une idéologie qui dépasse du cadre de la question de droit dont il était saisi. Plus précisément, il promeut une conception particulière de la motivation selon laquelle par définition elle serait une opération rationnelle propre à garantir la sécurité juridique. Aussi ne pourrait-il pas y avoir de motivation irrationnelle, du fait de la notion même de motivation.

Une telle approche peut sembler incongrue, mais c’est bien à cela que le Conseil constitutionnel nous confronte en élevant ainsi la décision formellement motivée au rang de modèle, sans égard pour la pratique concrète de la motivation. Cette approche intellectuelle consistant à attribuer des propriétés à une chose, non à partir de l’observation, mais à partir de la définition que l’on s’en fait n’est pas propre au Conseil constitutionnel. La théologie fait parfois usage de telle méthode de raisonnement. L’analogie est un peu osée mais néanmoins instructive. S’attachant à démontrer l’existence de Dieu de manière rationnelle, Descartes apporte ce qu’on appelle en philosophie une preuve ontologique. Afin de ne pas trahir la pensée du philosophe, le mieux est de céder un instant la place à sa plume :

« Par le nom de dieu j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites. Or ces avantages sont si grands et si éminents, que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par conséquent il faut nécessairement conclure de tout ce que j’ai dit auparavant, que dieu existe »[47].

On comprend que Descartes déduit l’existence de Dieu des éléments inhérents au concept même de Dieu. Selon le philosophe, ces éléments sont si importants qu’ils dépassent son entendement et ne peuvent donc pas être contingents à son esprit. Selon cette approche « l’essence et l’existence [de Dieu] sont indissociables »[48]. C’est précisément un raisonnement analogue qui est implicitement au cœur de la promotion du jugement motivé. Ce dernier est entendu comme un jugement rationnel par essence, ce dont il faudrait déduire par suite que ses mises en œuvre concrètes sont pareillement rationnelles. L’essence rationnelle du jugement motivé est indissociable de l’existence concrète de jugements motivés rationnels.

De telles manières de penser laissent perplexe, les définitions et les concepts sont stipulatifs, la réalité ne l’est pas. Il est absurde d’affirmer l’existence de quelque chose au nom d’une définition préconçue. Il est absurde de penser que les motivations réelles des décisions de justice sont rationnelles parce que la motivation est conçue de manière abstraite par le Conseil constitutionnel comme rationnelle. Enfin, il est absurde de fermer les yeux devant ce que le monde nous offre à observer. Or l’observation du travail de motivation des juges invite largement à adhérer à la comparaison d’Emmanuelle Jouannet entre la motivation d’une décision de justice et une boîte noire[49]. Toute la difficulté vient du fait que la rationalité de la décision n’est pas tant une question de forme que de fond. Or si les décisions des juges peuvent être facilement unifiées d’un point de vue formel, en imposant par exemple des décisions de peine motivées, il en va tout autrement du fond des décisions. Il y a en ce qui concerne le fond d’une décision, qu’elle soit ou non motivée, une part irréductible de subjectivité, d’arbitraire et de mystère. Cette part irréductible invite-t-elle au silence et à la renonciation ? Certes, non. Elle invite toutefois à envisager le problème de la motivation différemment, ce que le Conseil constitutionnel se garde de faire, probablement eu égard à la conception qu’il se fait de son office.

 

II – Un prédicateur constitutionnel mal averti ?

Le Conseil constitutionnel passe sous silence deux questions essentielles dont les réponses, manifestement laissées à l’appréciation d’abord du législateur et ensuite surtout du juge judiciaire, seront essentielles, en ce qu’elles détermineront seules la véritable portée de l’obligation de motivation des peines. Il s’agit d’abord de la question du passage d’une prise de décision de peine en assises à une motivation de cette décision (A) et, ensuite, de la question de la nature et de l’étendue d’un éventuel contrôle par la Cour de cassation de cette motivation (B). Nous pouvons aisément comprendre que le Conseil constitutionnel ne s’estime pas compétent pour ces questions. Toutefois, il faut bien admettre qu’en dehors des réponses qui y seront données par d’autres que lui, la décision du 2 mars 2018 ne présente qu’un intérêt pratique limité.

A- Le passage délicat de la décision sur la peine à sa motivation

Il n’est pas inutile de rappeler pour commencer que la décision sur la peine en cour d’assises résulte d’une procédure bien particulière et codifiée par l’article 362 du Code de procédure pénale. Ce dernier prévoit :

« En cas de réponse affirmative sur la culpabilité, le président donne lecture aux jurés des dispositions des articles 130-1, 132-1 et 132-18 du Code pénal. La cour d’assises délibère alors sans désemparer sur l’application de la peine. Le vote a lieu ensuite au scrutin secret, et séparément pour chaque accusé.

La décision sur la peine se forme à la majorité absolue des votants. Toutefois, le maximum de la peine privative de liberté encourue ne peut être prononcé qu’à la majorité de six voix au moins lorsque la cour d’assises statue en premier ressort et qu’à la majorité de huit voix au moins lorsque la cour d’assises statue en appel. Si le maximum de la peine encourue n’a pas obtenu cette majorité, il ne peut être prononcé une peine supérieure à trente ans de réclusion criminelle lorsque la peine encourue est la réclusion criminelle à perpétuité et une peine supérieure à vingt ans de réclusion criminelle lorsque la peine encourue est de trente ans de réclusion criminelle. Les mêmes règles sont applicables en cas de détention criminelle. Si la cour d’assises a répondu positivement à la question portant sur l’application des dispositions du second alinéa de l’article 122-1 du même code, les peines privatives de liberté d’une durée égale ou supérieure aux deux tiers de la peine initialement encourue ne peuvent être prononcées qu’à la majorité qualifiée prévue par la deuxième phrase du présent alinéa.

Si, après deux tours de scrutin, aucune peine n’a réuni la majorité des suffrages, il est procédé à un troisième tour au cours duquel la peine la plus forte proposée au tour précédent est écartée. Si, à ce troisième tour, aucune peine n’a encore obtenu la majorité absolue des votes, il est procédé à un quatrième tour et ainsi de suite, en continuant à écarter la peine la plus forte, jusqu’à ce qu’une peine soit prononcée.

Lorsque la cour d’assises prononce une peine correctionnelle, elle peut ordonner à la majorité qu’il soit sursis à l’exécution de la peine avec ou sans mise à l’épreuve.

La cour d’assises délibère également sur les peines accessoires ou complémentaires.

Dans les cas prévus par l’article 706-53-13, elle délibère aussi pour déterminer s’il y a lieu de se prononcer sur le réexamen de la situation du condamné avant l’exécution de la totalité de sa peine en vue d’une éventuelle rétention de sûreté conformément à l’article 706-53-14 ».

Le troisième alinéa est particulièrement représentatif du caractère essentiellement procédural de la prise de décision sur la peine. Cette procédure complexe et précise n’est pas remise en cause par le Conseil constitutionnel, pourtant elle pose des difficultés lorsqu’on l’envisage dans le cadre de l’obligation de motiver la peine. Les questions sont d’ordre pragmatique et juridique. Pragmatique parce qu’avec une telle procédure, il est difficile d’envisager concrètement la rédaction d’une motivation fidèle à l’esprit ayant guidé la décision du jury (1) ; juridique parce que l’obligation de motiver la peine pose problème quant à sa compatibilité avec le caractère secret du scrutin (2).

  1. Une difficulté pragmatique

Penchons-nous d’abord plus précisément sur la question pragmatique. Emmanuel Jouannet la formule très bien en ces termes : « il me semble qu’il demeure un décalage irréductible et à jamais infranchissable entre deux types de savoir : la façon dont le juge raisonne qui n’est pas forcément décrite comme telle dans sa motivation et la façon dont il motive qui n’est pas forcément la façon qui lui a permis de trouver la solution et de prononcer sa décision. La motivation est en cela une énigme déroutante. Elle est comme une boîte noire dont on n’arrive jamais à faire livrer tous les secrets. Plus précisément, la motivation crée ce que le grand sociologue Raymond Boudon appelle une « boite noire à jamais conjecturale » car les explications de la motivation ne semblent pouvoir être que des promesses d’explication »[50]. Nous souscrivons complétement et sans réserve à ses propos, ajoutons toutefois que le constat est plus prégnant encore en matière de motivation des décisions de peines en assises, pour deux raisons procédurales essentielles. La première tient évidemment au fait qu’une telle décision, bien que prise par un jury, ne peut être motivée que par un seul individu, un des magistrats de la Cour, le plus souvent plusieurs jours après le délibéré. Il semble difficile pour une personne seule de faire abstraction de sa propre compréhension du dossier, afin de restituer fidèlement les motivations d’un ensemble de personnes, dont les opinions divergent très probablement. La seconde raison tient à la procédure particulière au cœur de la formation de la décision sur la peine. Cette procédure repose plus sur une comptabilité des options de peine proposées par chaque membre composant la Cour que sur un dialogue nourri pour créer un consensus sur la peine la plus juste, au regard des éléments du dossier. En d’autres termes, la peine choisie est celle du plus grand nombre, plutôt que la meilleure intrinsèquement.

On se souvient de l’axiome employé de manière récurrente par Morris Zapp, un des personnages d’Un tout petit monde, le roman de David Lodge : « tout décodage est un nouvel encodage »[51]. La peine résulte de la volonté d’un ensemble, le jury, sa justification, en revanche, résulte seulement d’un individu. Or, dans ces conditions, la motivation de la peine imposée par le Conseil constitutionnel a toutes les caractéristiques d’une opération hasardeuse de décodage de la volonté d’un jury, pour aboutir à ce qui s’apparente à un nouvel encodage, à destination de ceux qui tenteront de décrypter la décision.

Cette difficulté est largement corroborée par une importante étude sur la motivation des décisions de cours d’assises, s’intéressant entre autres à la question de la motivation de la peine[52]. L’intérêt de cette étude est notamment son caractère empirique, elle s’appuie en effet sur de nombreux témoignages de magistrats et autres professionnels du monde judiciaire. L’étude montre que la plupart des magistrats et avocats interrogés craignent des motivations stéréotypées et donc dénuées d’intérêt réel pour la bonne compréhension de la peine[53]. Alors qu’un des magistrats évoque le risque d’ « une motivation un peu bateau sur la peine », un autre « crain[t] les formules de style […] des formules standard qui sont très vides de signification concrète »[54]. Cette crainte peut s’appuyer sur l’expérience des magistrats en correctionnel où l’obligation de motiver la peine existe déjà. En effet, un magistrat interrogé précise que dans ce cas, « la plupart du temps la motivation est assez formelle », avant de préciser qu’elle ne fait que reprendre « les mots magiques » du Code de procédure pénale[55]. Cette approche de la motivation de la peine n’est pas surprenante, si l’on en croit les propos d’un dernier magistrat, qui affirme que, fondamentalement, « l’évaluation de la peine c’est “une question de feeling” »[56].

  1. Une difficulté juridique

Ce scepticisme, quant à la possibilité concrète de dégager formellement des motivations représentant fidèlement la volonté d’un jury d’assises, s’accompagne, ensuite, d’une interrogation juridique non moins importante. Par le premier alinéa de l’article 362 du Code de procédure pénale, le législateur a offert aux jurés d’assises une garantie essentielle, le secret du scrutin. Or nous percevons mal comment les jurés pourraient donner des informations suffisamment précises sur les motifs de la peine que chacun parmi eux a proposée par bulletin secret, au magistrat chargé de la rédaction de la motivation, sans trahir le secret de leur vote. Ainsi dans l’hypothèse où la motivation est entendue sérieusement, c’est-à-dire en prenant compte la motivation réelle des membres du jury, c’est nécessairement au détriment du caractère secret du scrutin et donc de la protection offerte par le Code de procédure pénale aux jurés. On entend évidemment l’argument consistant à affirmer que dans la pratique les jurés échangent entre eux, accompagnés de près par les magistrats professionnels, et qu’ainsi le secret du scrutin est davantage théorique que pratique. Cet argument a néanmoins peu de poids, le principe du secret du scrutin est essentiel et se situe parfois au cœur d’affaires judicaires bien réelles[57]. En outre l’importance d’un droit, en l’occurrence le droit au secret du scrutin, ne réside pas forcément dans son usage concret et constant, mais résulte bien plus de la possibilité d’en user.

S’il est compréhensible que le Conseil constitutionnel ait ignoré la difficulté pragmatique de rédiger une motivation de peine, il est plus difficile d’admettre qu’il n’ait pas pris en compte le problème juridique essentiel que pose le secret du scrutin, alors qu’il semble si attaché à la cohérence des dispositifs législatifs en cause[58].

Les difficultés ne s’arrêtent pas là, il s’agit maintenant de faire un peu de prospective. La motivation de la peine va devenir obligatoire qu’elle soit ou non fidèle à la volonté réelle des jurés, qu’elle contrarie ou non le secret du scrutin. La motivation qui sera finalement retenue par le magistrat en charge de sa rédaction bénéficiera seule d’une réalité juridique et produira à ce titre des effets de droit. C’est pour cette raison qu’il convient d’envisager sérieusement la manière concrète dont la motivation de la peine pourra être rédigée et les conséquences qui en résulteront. Ce point, loin d’être évident, est d’une importance fondamentale, mais complétement laissé de côté par le Conseil constitutionnel.

L’étude précitée sur La motivation des décisions de cours d’assises[59] révèle la « diversité des usages et pratiques » qu’il peut y avoir en matière de motivation[60]. Plus spécifiquement sur la question de la motivation de la peine, l’étude laisse apparaître les nombreuses interrogations et difficultés que peut soulever concrètement une telle pratique[61]. En dehors du risque des motivations stéréotypées que nous avons évoqué plus haut, se pose la question du contenu de la motivation. Celle-ci peut très largement diviser les professionnels. L’étude montre par exemple un désaccord quant à la nécessité de motiver le quantum d’une peine. Certains professionnels estiment qu’il n’est pas pertinent « de motiver 13 ou 11 ans »[62], alors que d’autres pensent, au contraire, qu’une bonne motivation doit faire figurer les éléments qui ont conduit à un quantum précis. Par ailleurs, un des magistrats interrogés précise que la motivation devrait contenir les éléments propres à justifier la pertinence de la peine, eu égard aux objectifs poursuivis, que se soit la protection de la société, la réinsertion future du condamné ou encore la lutte contre la récidive[63]. Sans aller plus loin dans les exemples, nous pouvons déjà nous interroger sur le contenu de la motivation. Il semble évident qu’une motivation sur le quantum de la peine est bien différente d’une simple motivation sur le type de peine, il est tout aussi évident qu’une motivation de la peine par rapport aux faits reprochés est très différente d’une motivation par rapport aux objectifs poursuivis par la cour. Pourtant, il s’agit bien dans tous les cas d’une motivation de la peine. Affirmer qu’il faudra désormais motiver la peine, comme le fait le Conseil constitutionnel, sans autres explications, ne signifie donc pas grand-chose. Si le législateur ne se saisit pas lui non plus de cette question[64], et même s’il le fait d’ailleurs, c’est en réalité à la pratique des magistrats qu’il faudra s’en remettre pour déterminer la portée concrète de l’obligation de motiver la peine. Il y a ainsi fort à parier que cette pratique sera parfois très différente d’un magistrat à l’autre, d’une affaire à l’autre et peut être d’un condamné à l’autre.

Ce point soulève une dernière question essentielle, celle de l’étendue du contrôle exercé par la Cour de cassation sur les motivations de peines à venir.

 

B- Une incertitude sur l’avenir de l’individualisation des peines

La question de l’exercice d’un contrôle sur la motivation des peines d’abord (1) et la question de l’intensité dudit contrôle ensuite (2) sont essentielles en ce qui concerne un principe fondamental en la matière : l’individualisation des peines.

  1. L’exercice d’un contrôle sur les motivations de peines

Au XVIIIe siècle, alors que la non motivation des décisions judiciaires prévalait, ayant valeur d’usage, Jousse la justifiait comme permettant « de ne pas donner lieu à des chicanes »[65]. Pour rappel, dans le cadre d’un procès, une chicane est un point de droit mineur ou subtil soulevé de mauvaise foi et sans fondement. Aujourd’hui, potentiellement, en imposant la motivation des peines, le Conseil constitutionnel ouvre en matière pénale la boîte de pandore. La future motivation des peines charriera immanquablement son lot de contestations, pour chaque peine rendue et motivée, ce qui constituera une source importante de difficultés nouvelles. A n’en pas douter, il y aura là matière à chicane, mais pas seulement. En effet les difficultés soulevées vont bien au-delà des inévitables questions pointilleuses et souvent infondées. La première de ces difficultés est celle relative à l’exercice même d’un contrôle à l’encontre des motivations de peines.

Le Conseil constitutionnel peut bien imposer toutes les motivations qu’il souhaite aux cours d’assises, si la Cour de cassation n’exerce pas de contrôle sérieux sur lesdites motivations, leur intérêt restera limité voire inexistant. Seul le contrôle de la motivation, et donc l’éventualité d’une censure des arrêts insuffisamment ou mal motivés, en effet, est susceptible de contraindre les juges de manière efficace. Sans contrôle de la Cour de cassation sur les motivations de peines en assises, la décision du Conseil constitutionnel n’aura qu’une portée théorique. Aussi faut-il reconnaître in fine que le juge judiciaire reste maître de la question. L’étude menée sur La motivation des décisions de cours d’assises[66] laisse apparaître en ce sens qu’à la suite du développement de la motivation des décisions de culpabilité en assises, depuis la loi du 10 août 2011, l’émergence progressive d’un contrôle de la Cour de cassation a conduit « les acteurs judiciaires [à adapter] leur pratique en fonction de ce qu’ils en perçoivent »[67].

Les suites que la Cour de cassation a données à la loi du 10 août 2011 laissent penser qu’elle effectuera bien un contrôle sur les motivations de peines à venir, elles laissent aussi supposer que ce contrôle sera limité. En matière de décision de culpabilité en effet le contrôle exercé par la Cour de cassation « peut être qualifié de souple ou de modéré »[68]. La Cour de cassation suit, dans la pratique de son contrôle de la motivation des décisions de culpabilité, les recommandations inscrites dans la circulaire du 15 décembre 2011[69]. Le contrôle semble ainsi pouvoir donner lieu à cassation, en l’état actuel de la jurisprudence, exclusivement en cas d’absence de motivation ou de contradiction de motifs, mais jamais en cas d’insuffisance des motifs[70]. Pour cause, la Cour de cassation est juge du droit et se garde à ce titre de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juges du fond. Il est par conséquent raisonnable de penser qu’en matière de motivation de la peine, le contrôle de la Cour de cassation sera restreint de la même manière, pour des raisons identiques.

  1. L’intensité du contrôle en question

Toutefois le questionnement ne s’arrête pas là. L’intensité du contrôle qu’exercera la Cour de cassation sur la motivation des peines est au cœur d’une tension juridique forte entre d’un coté l’effectivité de l’obligation de motivation et de l’autre un principe essentiel : l’individualisation de la peine[71]. C’est encore une fois un point essentiel que le Conseil constitutionnel ne semble pas envisager, alors même qu’il s’agit d’une tension entre deux impératifs constitutionnels[72]. Trop développé, le contrôle de la Cour de cassation tendra à une régulation de la jurisprudence des cours d’assises et donc potentiellement à une standardisation des peines[73]. Autrement dit, les cours d’assises auront tendance à appliquer des peines types pour certaines infractions afin d’éviter la censure en cassation, au détriment du principe de l’individualisation de la peine. Au contraire, pas assez développé, le contrôle de la Cour de cassation laissera passer des différences de traitement inhérentes à l’individualisation de la peine, mais peu compatibles avec une certaine idée de la justice que tout un chacun peut se faire. Tant que l’on ne peut qu’imaginer les motifs pour lesquels deux personnes ont été condamnées pour une même incrimination, il est aisément envisageable d’accepter la différence éventuelle de peine. Cette acceptation en effet est la conséquence directe de la mystification opérée par le principe de l’individualisation des peines. En revanche, si les motifs des peines en question apparaissent clairement sur les jugements de nos quidams et si ces motifs sont tout à fait similaires mais que leurs peines ne sont pas équivalentes, notamment bien sûr en matière de quantum, le principe de l’individualisation des peines sera impuissant à dissimuler le caractère profondément injuste d’une telle différence de traitement. L’insuffisance du contrôle exercé par la Cour de cassation sera alors le symbole des contradictions profondes au cœur de la mécanique judiciaire.

Cette tension inhérente au développement de l’obligation de motiver les peines en assises est bien perçue par certains professionnels. Un des avocats interrogés dans le cadre de l’étude précitée[74] se dit par exemple « favorable à la création d’une jurisprudence criminelle » quant aux prononcés des peines, en reconnaissant immédiatement après toutefois la nécessité de « s’attacher à la variabilité des peines prononcées »[75]. La pratique des juges du fond et la jurisprudence de la Cour de cassation vont se trouver au cœur d’un savant dosage d’ingrédients difficiles à marier, bien éloigné de la recette proposée par le Conseil constitutionnel. Imposer la motivation des peines n’est pas la solution miracle assurant la rationalité des décisions d’assises. Les juges judiciaires vont devoir adapter leur pratique de la motivation des peines en fonction de la nature et de l’intensité des contrôles que la Cour de cassation acceptera ou non d’effectuer. Il en résultera, par conséquent, non pas des décisions de peines rationnelles parce que formellement motivées, mais des décisions de peines rationnelles parce que répondant à une politique jurisprudentielle unique de la Cour de cassation entourant le contrôle des motivations.

***

La question prioritaire de constitutionnalité a ouvert des perspectives juridiques nouvelles et nombreuses encore mal perçues. Il faudra du temps pour que le Conseil constitutionnel se familiarise complètement avec cette nouveauté. Pour certaines questions dont les implications pragmatiques sont particulièrement prégnantes, les décisions fondées essentiellement sur de grands principes déconnectés de la pratique, manquent souvent leurs objectifs. La retenue est peut-être alors la meilleure des conseillères. Le 15 mai 2018, à peine deux mois après que le Conseil constitutionnel ait rendu sa décision, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé que l’absence de motivation d’une décision de cour d’assises, lorsqu’elle est « spécialement composée », en l’espèce d’un jury populaire, n’est pas contraire aux droits et garanties de la Convention[76], sous certaines conditions[77]. Le réalisme dont a ainsi su faire preuve le juge européen est presque une leçon donnée au Conseil constitutionnel. Il faut toutefois se garder des jugements hâtifs. La Fontaine disait que « D’un magistrat ignorant / C’est la robe qu’on salue »[78]. Avec la décision du 2 mars 2018, ne saluons pas trop vite le Conseil constitutionnel seulement pour sa robe. Bien sûr, si la motivation des peines en assises venait à être un succès, c’est très certainement la pratique des juges judiciaires qui en sera la cause la plus importante. Mais gardons à l’esprit que la constitutionnalisation des branches du droit doit être appréciée à sa juste valeur. Il s’agit de petits pas, accomplis les yeux bandés par le Conseil constitutionnel, qui peuvent parfois emporter dans leur foulée d’autres marcheurs. Mais on ne sait jamais à l’avance quand, comment et pourquoi ils suivront.

[1] Les deux premières décisions à avoir bénéficié de cette nouvelle méthode de rédaction sont les décisions n° 2016-539 QPC et n° 2016-540 QPC.

[2] Cf. dossier : réforme et motivation des décisions, in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, no 55-56, 2017.

[3] Décision no 2017-694 QPC.

[4] Décision no 2011-635 DC.

[5] Cass., Crim., 8 février 2017, nos 15-86.914 ; 16-80.389 ; 16-80.391.

[6] Cf. cons. 11 à 14 de la décision préc.

[7] Version envisagée par le projet de loi du deuxième alinéa de l’article 365-1 du Code de procédure pénale : « En cas de condamnation, la motivation consiste dans l’énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés à l’accusé, ont convaincu la cour d’assises et qui ont été exposés au cours des délibérations menées par la cour et le jury en application de l’article 356, préalablement aux votes sur les questions. La motivation consiste également dans l’énoncé des principaux éléments ayant convaincu la cour d’assises dans le choix de la peine, au vu des éléments exposés au cours de la délibération prévue à l’article 362. L’application des dispositions du troisième alinéa de l’article 706‑53‑13 est également motivée. La motivation des peines complémentaires obligatoires, de la peine de confiscation du produit ou de l’objet de l’infraction ou des obligations particulières de la peine de probation n’est pas nécessaire ».

[8] Décision n° 2015-499 QPC, 20 novembre 2015, M. Hassan B.

[9] B. de Lamy, Juridictionnalisation de la procédure pénale : l’aventureuse constitutionnalisation du « droit à », RSC, 2016, p. 393.

[10] Cette question a donné lieu à un colloque les 11 et 12 mai 2017, sur « la jurisprudence du Conseil constitutionnel et les différentes branches du droit : regards critiques ». La question de la constitutionnalisation des branches du droit inspire de nombreux auteurs, soit pour une analyse générale de la question (cf. M. Verpeaux, Brèves considérations sur la constitutionnalisation des branches du droit, RFDA, 2014, p. 1203), soit pour une analyse portant sur un pan déterminé du droit (cf. N. Molfessis, Conseil constitutionnel et droit privé, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 1997), soit enfin pour une analyse plus ciblée sur une question de droit en particulier (cf. I. Odoul-Asorey, Négociation collective et droit constitutionnel. Contribution à l’étude de la constitutionnalisation des branches du droit, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit social », 2013).

[11] Le constitutionnalisme n’est pas toujours idéologique, il peut aussi être une théorie descriptive du droit positif. Sur cette question cf. M. Troper, Le constitutionnalisme et la théorie moderne du droit, in Pour une théorie juridique de l’Etat, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 203.

[12] Bien que l’apport de la QPC en matière de constitutionnalisation des branches du droit puisse être discuté, cf. A. Botton, B. de Lamy, La QPC, révélateur des limites du droit constitutionnel ? Lectures contrariées et contradictoires (1), Recueil Dalloz, 2012, p. 2030 ; X. Magnon, La QPC, révélateur des limites du droit constitutionnel ? Lectures contrariées et contradictoires (2), Recueil Dalloz, 2012, p. 2032.

[13] Ainsi par exemple Christophe Radé a envisagé au commencement de la QPC les bouleversements profonds qu’une telle procédure pouvait entraîner pour le droit du travail, avant de dresser, quelques années plus tard, un bilan plus que mitigé, pointant du doigt notamment « la modestie du contrôle de constitutionalité opéré par le Conseil constitutionnel ». Cf. C. Radé, La question prioritaire de constitutionnalité et le droit du travail : a-t-on ouvert la boîte de Pandore ?, Droit social, 2010, p. 873 ; QPC et droit du travail : l’occasion manquée ?, Droit social, 2015, p. 497.

[14] Ainsi par exemple, en droit du travail, Antoine Jeammaud notait déjà en 1991 qu’ « il est avéré […] que l’assujetissement au droit constitutionnel n’a qu’un faible impact sur le quotidien et que, lorsqu’il inspire un recours au Conseil constitutionnel, les interprétations de celui-ci influencent modestement l’évolution du droit du travail ». Cf. A. Jeammaud, Le droit constitutionnel dans les relations du travail, AJDA, 1991, p. 612.

[15] Il en est ainsi entre autres avec la protection des victimes en droit pénal. Caroline Lacroix montre très bien l’importance prise en la matière par le Conseil constitutionnel. Cf. C. Lacroix, Aider et défendre les victimes : pour un ancrage durable de l’effectivité des droits des victimes, AJ Pénal, 2015, p. 12.

[16] F. Zenati, Caractère constitutionnel du droit de propriété, RTD Civ, 1996, p. 932.

[17] Pour une consécration du principe par le juge administratif, cf. CE, Ass., 24 mars 2006, Société KPMG et autres, no 288460.

[18] Cf. P. Brunet, La sécurité juridique, nouvel opium des juges ?, in V. Champeil-Desplats et N. Ferré (sous la dir.), Frontière du droit, critique des droits. Billets d’humeur en l’honneur de Danièle Lochak, Paris, LGDJ, 2007, p. 247.

[19] Des décisions relatives à la culpabilité et à la détermination de peine, reposant en premier lieu sur l’intime conviction des jurés.

[20] Une procédure fondée pour l’essentiel sur un mécanisme particulier de vote des jurés.

[21] Cf. entre autres, Cass. Crim., 30 avril 1996, no 95-85.638.

[22] Loi no 2011-939.

[23] La question de la motivation de l’acquittement est généralement moins envisagée par la doctrine. Pour cause l’absence d’une telle motivation ne porte pas réellement atteinte aux droits de l’accusé, elle peut donc apparaître comme moins importante. Par ailleurs, le législateur, avec l’article 365-1, développe plus particulièrement la question de la motivation des décisions en cas de condamnation.

[24] Pour rappel, l’alinéa 2 de l’article 365-1 dispose : « En cas de condamnation, la motivation consiste dans l’énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés à l’accusé, ont convaincu la cour d’assises. Ces éléments sont ceux qui ont été exposés au cours des délibérations menées par la cour et le jury en application de l’article 356, préalablement aux votes sur les questions ». Or l’article 356 étant relatif exclusivement à la question de la culpabilité, il apparaît que le législateur a entendu exclure les décisions sur la peine de l’obligation de motivation.

[25] D’abord cette interdiction a été affirmée dans trois arrêts de principe : Cass., Crim., 8 février 2017, nos 15-86.914 ; 16-80.389 ; 16-80.391. Ensuite, elle a été réitérée par la même chambre criminelle de la Cour de cassation : Cass., crim., 11 mai 2017, no 16-83.327 ; 28 juin 2017, no 16-85.904.

[26] CEDH, gr. ch., 16 novembre 2010, Taxquet c. Belgique, no 926/05.

[27] Décision no 2011-113/115 QPC du 1er avril 2011, M. Xavier P. et autre [Motivation des arrêts d’assises].

[28] Cass., crim., 1er février 2017, nos 15-83.984, 15-84.511, 15-85.199.

[29] Dans la décision Cass., crim., 1er février 2017, no 15-84.511, la Cour de cassation énonce qu’« en matière correctionnelle toute peine doit être motivée au regard de la gravité des faits, de la personnalité de leur auteur et de sa situation personnelle ».

[30] Cf. H. Dantras-Bioy, Qui peut motiver plus devra s’abstenir de le faire… Quelles perspectives pour la motivation sur la peine des arrêts d’assises ?, Dr. Pénal, 2017, étude 10 ; A. Ponseille, Rétrospective et prospective sur la motivation du choix de la peine en Droit français, Annales de l’Université de Bucarest, n° unique, 2017, p. 1.

[31] Cf. M. Giacopelli, Vers une généralisation de l’exigence de motivation en droit de la peine ?, Dalloz, 2017, p. 931. L’auteur, selon ses termes, « comprend les réticences de la chambre criminelle à imposer un nouveau cas de motivation en raison de l’existence d’un jury populaire » en matière criminelle.

[32] A ce titre le commentaire de la décision proposé par le Conseil constitutionnel lui-même sur son site internet est édifiant.

[33] T. Sauvel, Histoire du jugement motivé, RDP, 1955, p. 5-6.

[34] Cf. en particulier, C. Perelman, Logique juridique – Nouvelle rhétorique, Dalloz, 1999. Pour une synthèse de différentes théories en ce sens, cf. C. Leben, L’argumentation des juristes et ses contraintes chez Perelman et les auteurs du courant rhétorico-herméneutique, Droits, no 54, 2011, p. 49.

[35] Sauvel explique ainsi que motiver une décision « c’est éloigner tout arbitraire », cf. T. Sauvel, op. cit., p. 5.

[36] Cf. A.-L. Valembois, La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de sciences politiques », 2005 ; O. Dutheillet de Lamothe, La sécurité juridique. Le point de vue du juge constitutionnel, exposé fait à l’occasion de l’accueil de hauts magistrats brésiliens, le 20 septembre 2005 (une version écrite de l’exposé est disponible sur www.conseil-constitutionnel.fr).

[37] Précisons que le Conseil constitutionnel ne dispose pas parmi les normes de référence qu’il emploie dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois d’une disposition textuelle mentionnant la notion de sécurité juridique.

[38] Sur ce point, cf. O. Dutheillet de Lamothe, La sécurité juridique. Le point de vue du juge constitutionnel, op. cit.

[39] Cf. N. Belloubet, La motivation des décisions du Conseil constitutionnel : justifier et réformer, C.C.C., no 55-56/2017.

[40] P. Raimbault, Recherche sur la sécurité juridique en droit administratif français, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », 2009, p. 5.

[41] A.-L. Valembois, La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français, C.C.C, no 17/2004, p. 127.

[42] Cf. P. Raimbault, Recherche sur la sécurité juridique en droit administratif français, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », 2009, p. 7.

[43] Ce point fera l’objet d’une analyse plus approfondie dans la dernière partie de la démonstration.

[44] Stabilité et prévisibilité sont l’objet respectivement du premier chapitre et du second chapitre de la thèse de Philippe Raimbault. Cf. P. Raimbault, op. cit., p. 39-196.

[45] Un exemple topique de telles divergences nous a été offert par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat sur la question de la reconnaissance d’un préjudice du fait de la naissance pour les personnes nées avec un handicap. Cf. Cass., Ass. Plé., 17 novembre 2000, no 99-13701 ; CE, Sect., 14 février 1997, Epoux Quarez, no 133238. Pour un approfondissement des motivations de ces deux décisions, cf. O. Cayla, Y. Thomas, Du droit de ne pas naître, Paris, Gallimard, coll. « Le débat », 2002.

[46] Un exemple topique d’une telle motivation nous est offert par la Cour suprême des Etats-Unis en 1803 dans l’arrêt Marbury versus Madison. La Cour suprême justifie alors le contrôle matériel de constitutionnalité des lois en invoquant la hiérarchie structurelle entre Constitution et lois. Bien qu’une telle motivation défie toute logique, elle fut largement admise et est aujourd’hui au cœur de la justification de la plupart des résolutions de conflits de normes sur la base d’une méthode hiérarchique. Sur cette question cf. M. Troper, Le droit et la nécessité, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 2011, p. 139 et suiv.

[47] R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 2009.

[48] A. Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme – Introduction à une spiritualité sans dieu, Paris, Albin-Michel, 2006, p. 90.

[49] E. Jouannet, La motivation ou le mystère de la boîte noire, in H. Ruiz Fabri, J.-M. Sorel, La motivation des décisions des juridictions internationales, Paris, Pedone, coll. « Contentieux international », 2008, p. 251 et suiv.

[50] E. Jouannet, op. cit., p. 252-253.

[51] D. Lodge, Un tout petit monde, Paris, Payot et Rivages, 2014.

[52] Répondant à un appel d’offre de l’école nationale de la magistrature, le Centre de recherches critiques sur le droit, de l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne a produit cette étude. Cf. V. Perrocheau, D. Zerouki-Cottin, P. Milburn (sous la dir.), La motivation en actes. Analyse empirique de la motivation des décisions de cours d’assises, Janvier 2017.

[53] Ibid. p. 235-236.

[54] Ibid.

[55] Ibid.

[56] Ibid.

[57] Voir par exemple, Cass., crim., 25 mai 2016, no 15-84099.

[58] Cf. première partie de cette étude.

[59] V. Perrocheau, D. Zerouki-Cottin, P. Milburn (sous la dir.), La motivation en actes. Analyse empirique de la motivation des décisions de cours d’assises, op. cit.

[60] Ibid. p. 253.

[61] Ibid. p. 230 et suiv.

[62] Ibid. p. 242.

[63] Ibid. p. 243.

[64] Précisément, la version retenue du nouvel alinéa 2 de l’article 365-1 du Code de procédure pénale, dans le projet de loi de programmation 2019-2022 et de réforme pour la justice, confirme le silence du législateur sur ces questions.

[65] Cf. S. Dauchy et V. Demars-Sion, La non-motivation des décisions judiciaires dans l’ancien droit : principe ou usage ?, Revue Historique de Droit Français et étranger, t. 82 (2), avril-juin 2004, p. 171-188.

[66] V. Perrocheau, D. Zerouki-Cottin, P. Milburn (sous la dir.), La motivation en actes. Analyse empirique de la motivation des décisions de cours d’assises, op. cit.

[67] Ibid. p. 219. Pour plus de détails sur ce point, cf. ibid. p. 227-229.

[68] Ibid. p. 219.

[69] Circulaire du 15 décembre 2011 relative à la présentation des dispositions de la loi n°2011-939 du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs relatives à la cour d’assises applicables au 1er janvier 2012.

[70] Pour une analyse précise de la jurisprudence sur ce point cf. La motivation en actes. Analyse empirique de la motivation des décisions de cours d’assises, op. cit., p. 223-225.

[71] La mise en œuvre concrète du principe de l’individualisation de la peine pose des difficultés déjà bien connues et envisagées par la doctrine, aussi ne s’agit-il en réalité ici que d’envisager rapidement une difficulté supplémentaire. Sur ces questions en général, cf. R. Ottenhof (sous la dir.), L’individualisation de la peine – De Saleilles à aujourd’hui, Eres, coll. « Criminologie et sciences de l’homme », 2001.

[72] En effet, la décision no 2017-694 QPC du 2 mars 2018 fait de l’obligation de motiver la peine un impératif constitutionnel, mais de son côté, le principe de l’individualisation de la peine, est aussi une exigence constitutionnelle, puisqu’en 2005 le Conseil constitutionnel l’a rattaché à l’article 8 de la DDHC, cf. décision no 2005-520 DC du 22 juillet 2005, Loi précisant le déroulement de l’audience d’homologation de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité.

[73] En matière contraventionnelle et délictuelle un tel mouvement de standardisation existe déjà sous l’impulsion du législateur avec la création des amendes forfaitaires.

[74] V. Perrocheau, D. Zerouki-Cottin, P. Milburn (sous la dir.), La motivation en actes. Analyse empirique de la motivation des décisions de cours d’assises, op. cit.

[75] Ibid. p. 239.

[76] CEDH, 15 mai 2018, Ider c. France, no 20933/13.

[77] La non contrariété est conditionnée par le fait que l’ordonnance de mise en accusation soit suffisamment motivée et que les questions posées à la cour d’assises soient précises quant à la nature des faits reprochés à l’accusé. Ainsi, la Cour EDH s’assure que l’accusé soit en situation de pouvoir comprendre les décisions retenues à son encontre.

[78] J. La Fontaine (de), L’Âne portant des reliques, Livre V, fable 14.

Chronique de droit constitutionnel comparé – 2019 – Le mariage entre personnes de même sexe devant le juge

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La RDLF a décidé de publier, au moins une fois par an, une Chronique de droit constitutionnel comparé en matière de Droits et libertés fondamentaux. En décloisonnant les frontières de la réflexion juridique, cette Chronique entend, par la comparaison, révéler les problématiques constitutionnelles que soulève la consécration, l’interprétation, la protection ou l’exercice des droits et libertés ; elle a également vocation à faire émerger les dynamiques que les droits et libertés suscitent dans les systèmes constitutionnels nationaux. Privilégiant donc l’analyse comparée à l’exhaustivité, chaque numéro de la présente Chronique s’organisera autour d’une thématique ayant récemment occupé le débat politique ainsi que le contentieux constitutionnel dans un certain nombre d’Etats.

 

Jordane Arlettaz (Professeur de droit public, Université de Montpellier, CERCOP) ; Augustin Berthout (Doctorant contractuel, Université de Montpellier, CERCOP) ; Gohar Galustian (Doctorante vacataire, Université de Montpellier, CERCOP) ; Alice Mauras (Doctorante contractuelle, Université de Montpellier, CERCOP)

 

Un rapide tour d’horizon de l’actualité ayant agité les années 2017 et 2018 conduit sans difficulté à observer que les juges constitutionnels comme suprêmes ne cessent d’être saisis de requêtes plaçant le combat contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle dans le champ constitutionnel. Aux Etats-Unis[1] comme au Royaume-Uni[2], c’est la question inédite de « l’objection de conscience » des boulangers qui a occupé le contentieux, dans des affaires ayant vu d’un côté un boulanger américain refuser de réaliser un gâteau destiné à célébrer un mariage homosexuel et, de l’autre, son collègue nord-irlandais s’opposer à faire figurer, sur une pâtisserie, un slogan soutenant le mariage gay. Les deux Cours suprêmes ont en 2018 confirmé le refus des boulangers qui arguaient devant les juges, la défense de leur conviction religieuse. En Inde, c’est la constitutionnalité du Code pénal criminalisant les relations sexuelles qualifiées de relations « contre l’ordre de la nature » qui a été une nouvelle fois contrôlée par la Cour suprême ; déclarant l’inconstitutionnalité de l’article contesté, la Cour suprême indienne a opposé la notion de moralité constitutionnelle à celle de morale sociale[3].

Ailleurs, c’est plus précisément à la problématique de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe que furent confrontés les systèmes constitutionnels. De fait, dans cet ensemble hétérogène de combats contre les discriminations, celui revendiquant le droit au mariage pour les couples entre personnes de même sexe demeure singulier sur le plan juridique. La première de ces singularités tient notamment au fait que cette revendication soulève parfois une bataille sur ou par les mots. L’opposition à la reconnaissance du mariage homosexuel peut en effet prendre une voie originale qui, n’exprimant aucune interdiction, se limite en réalité à donner au mariage la définition d’une union entre un homme et une femme. Dans ce cas, nul droit explicitement nié, nulle exclusion pleinement assumée : l’opération juridique prend la figure d’une simple précision sémantique, faisant de la norme constitutionnelle sur le mariage, un texte qui pourrait tout aussi bien figurer dans un dictionnaire à l’entrée « mariage (n. m.) : union d’un homme et d’une femme ». Cette bataille de mots est celle qui a notamment conduit le pouvoir cubain, en décembre 2018, à renoncer, après consultation populaire, à inscrire dans le projet de nouvelle Constitution, une définition sexuellement neutre du mariage – l’union entre deux personnes – contrairement à la Constitution en vigueur qui décrit aujourd’hui le mariage comme l’« union entre un homme et une femme »[4]. Le pouvoir constituant géorgien a souhaité préciser dans la nouvelle Constitution de 2017 que « le mariage est l’union d’un homme et d’une femme dans le but de créer une famille »[5]. Le 7 octobre 2018, les Roumains se sont prononcés à l’occasion d’un référendum visant à définir le mariage mentionné dans la Constitution comme étant l’union « entre un homme et une femme »[6] ; de même en Autriche, la coalition actuellement au pouvoir et regroupant l’ÖVP et le FPÖ a envisagé de modifier la Constitution afin d’introduire une définition hétérosexuelle du mariage dans la Constitution avant d’y renoncer, faute de soutien politique suffisant[7].

Cette bataille sur les mots peut pourtant paraître vaine tant il est vrai que les juges savent s’émanciper de formules précises ou, au contraire, affirmer ce que le texte ne dit pas expressément ; c’est là la seconde des singularités du débat juridique portant sur le droit au mariage pour les couples homosexuels. Les précédents espagnol et italien le démontrent[8] : alors que la Constitution espagnole reconnaît que « l’homme et la femme ont le droit de contracter mariage » et la Constitution italienne, plus neutre, que « le mariage repose sur l’égalité morale et juridique des époux », le Tribunal constitutionnel espagnol a confirmé la constitutionnalité du mariage homosexuel[9] quand la Cour constitutionnelle italienne[10] consacrait l’hétérosexualité du mariage inscrit dans la Norme fondamentale. L’exemple français illustre pour sa part que, lorsque la Constitution ne dit rien, le juge constitutionnel peut décider d’en faire autant, validant d’abord l’interdiction du mariage homosexuel[11], confirmant ensuite sa reconnaissance par la loi[12]. L’attention des juristes et tout particulièrement des constitutionnalistes doit donc nécessairement porter sur le raisonnement jurisprudentiel, bien au-delà du verbe. En ce domaine justement, le mariage entre personnes de même sexe a récemment fait l’objet de riches jurisprudences en Australie, en Autriche, en Roumanie, devant la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme ainsi qu’au Costa Rica.

Une rapide présentation s’impose. Alors que le Parlement australien a, en 2004, inséré une définition hétérosexuelle du mariage dans la loi, la Haute Cour a jugé en 2013 que la Constitution donnait compétence au législateur fédéral pour consacrer le mariage homosexuel[13] ; de fait, la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe a, après consultation postale, été adoptée en Australie le 9 décembre 2017. Quelques jours plus tôt, le 4 décembre 2017, la Cour constitutionnelle autrichienne censurait tout à la fois le mariage exclusivement hétérosexuel et le partenariat enregistré strictement homosexuel ; selon les juges en effet, cette double restriction organisée par le législateur conduisait à ce que la mention, inscrite à l’état civil, de la situation de « marié(e) » ou « en partenariat enregistré » emportait de facto la révélation de l’orientation soit hétérosexuelle – mariage – soit homosexuelle – partenariat enregistré – de la personne[14]. En Roumanie, une association luttant contre la reconnaissance du mariage homosexuel fut à l’origine d’une proposition de révision constitutionnelle tendant à préciser dans la Constitution que le mariage demeure l’union « entre un homme et une femme » ; la Cour constitutionnelle a en juillet 2016[15] reconnu la constitutionnalité de cette proposition qui a donc pu faire l’objet d’un référendum en octobre 2018. Faute de participation suffisante, le référendum a néanmoins été reconnu comme non valide[16]. Parallèlement, la Cour constitutionnelle roumaine a saisi la Cour de Justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle dans une affaire concernant la reconnaissance d’un mariage homosexuel célébré en Belgique entre un ressortissant américain et un citoyen roumain. En juin 2018, le juge du Luxembourg a précisé que le droit européen imposait aux Etats membres d’accorder tous les effets juridiques découlant de ce type d’unions, même lorsque le droit national ne reconnaît pas ces unions[17]. En septembre 2018, la Cour constitutionnelle a fidèlement appliqué la jurisprudence européenne[18]. Enfin, en novembre 2017, la Cour interaméricaine des droits de l’homme rendait, à la demande du Costa Rica, une opinion consultative relativement à la question du mariage homosexuel[19] : se distinguant très nettement de la Cour européenne des droits de l’Homme tout en la citant longuement, elle a invité les Etats parties, au nom du principe de non-discrimination, à ouvrir leurs institutions existantes, y compris le mariage, aux couples homosexuels. Suivant l’opinion consultative de la Cour interaméricaine qu’elle avait sollicitée, la Cour suprême de Justice du Costa Rica a, par une résolution en date du 8 août 2018, enjoint le législateur à modifier le cadre juridique en vigueur afin de reconnaître le mariage entre personnes de même sexe[20].

Sans doute est-il d’abord nécessaire de relever que les contentieux ici analysés se présentent comme fort divers : l’Australie a abordé le mariage à travers la seule question fédérale, la Cour interaméricaine a rendu une opinion consultative exclusivement fondée sur les droits, les juges autrichiens ont exercé un « classique » contrôle de constitutionnalité de la loi quand la Cour roumaine a apprécié la conformité d’une proposition citoyenne de référendum constitutionnel. Pourtant, une telle diversité n’empêche nullement de faire émerger quelques enseignements qu’offre la comparaison : le premier informe de ce que le juge appréhende le mariage certes dans sa spécificité mais en soulignant néanmoins la réalité sociale et juridique d’une pluralité des formes d’union (I). Le second éclaire sur le fait que le juge est par ailleurs contraint de s’appréhender lui-même dans une pluralité des lieux de pouvoir, devant composer en matière de mariage homosexuel, avec un législateur issu du processus démocratique ou avec un peuple souhaitant s’exprimer démocratiquement (II).

J. Arlettaz

 

I. Le juge face à la pluralité des formes d’union

 

L’étude des jurisprudences relatives au mariage témoigne de la difficulté devant laquelle se trouvent les juges à l’heure d’exercer leur office. Au sein des Tribunaux, le débat sur les droits comprend en effet celui interrogeant la fonction sociale du mariage, très largement discutée par le juge (A). Une autre réalité sociale s’impose : celle de l’existence, de fait ou de droit, des unions homosexuelles qui participe alors devant le juge au questionnement sur l’ouverture et la définition du mariage (B).

 

A. La fonction sociale du mariage discutée par le juge

Mariage et société – La lecture des jurisprudences récentes et relatives au mariage homosexuel, révèle que le forum juridictionnel n’est pas épargné par les débats qui agitent régulièrement l’arène politique autour de la fonction sociale du mariage ; sous la plume des juges, se dessine en effet un mariage qui, loin d’être réduit à un simple engagement juridique entre deux personnes, est majoritairement appréhendé à travers la notion d’institution, intégré dans celle de tradition ou de religion, incorporé dans celle de famille ou associé à celle de procréation. Certes, le juge peut soit confirmer cette fonction sociale – voire la juridiciser – soit au contraire rejeter une interprétation cristallisée du mariage, pareille alternative révélant sans surprise une diversité de solutions jurisprudentielles. Les décisions diffèrent donc entre les Cours mais ne remettent nullement en cause un premier enseignement issu de l’analyse comparée des jurisprudences : les juges ne semblent pouvoir faire l’économie, sur le plan argumentatif, de la fonction singulière conférée au mariage dans l’histoire de nos sociétés. La Cour européenne des droits de l’Homme ne fait pas exception lorsqu’elle s’évertue à relever que « l’institution mariage »[21] possède « des connotations sociales et culturelles profondément enracinées »[22]. En matière de reconnaissance juridique du mariage homosexuel donc, le combat pour les droits ainsi que la bataille sur les mots se présentent de manière spécifique devant le juge, comme si le mariage était plus qu’une union, comme si les époux formaient plus qu’un couple.

Il est vrai que les juges composent avec des textes constitutionnels qui, dans certains des Etats ici étudiés, appréhendent le mariage dans sa fonction sociale. Ainsi, liant mariage et famille, l’article 48 de la Constitution roumaine dispose que « la famille est fondée sur le mariage librement consenti entre les époux »[23] quand la Constitution du Costa Rica consacre solennellement que « le mariage est la base fondamentale de la famille »[24]. La Constitution australienne, qui se présente plus comme une Norme sur les pouvoirs que comme une Déclaration de droits, n’envisage le mariage qu’en tant que matière relevant de la compétence fédérale[25] ; c’est donc en convoquant des précédents britanniques, sans fondement constitutionnel, que la Haute Cour a souligné tout au long du XXe siècle – avant de s’en émanciper récemment – l’importance du mariage dans le Christianisme, ce dernier ayant grandement participé selon les juges à faire du mariage une « institution sociale […] fondamentale et universelle »[26]. Enfin, si de son côté la Constitution autrichienne ne définit ni le mariage ni la famille, la Cour constitutionnelle a néanmoins jugé en 2003 que le mariage était « orienté vers la possibilité fondamentale de la parentalité »[27]. Cette position jurisprudentielle, que les juges autrichiens ont renversé par leur arrêt en date du 4 décembre 2017[28], tendait dès lors à placer la procréation au cœur du projet marital. Le silence du texte constitutionnel autrichien explique d’ailleurs pour partie que le revirement de jurisprudence récemment opéré par la Cour ait contourné le débat institutionnel pour privilégier le terrain du principe de non-discrimination.

Que le mariage soit donc qualifié d’institution sociale – Australie – ou qu’il soit considéré comme étant au fondement d’une autre institution sociale qu’est la famille – Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, n’importe cependant guère tant il est vrai que l’une comme l’autre de ces acceptions conduit tout naturellement à faire de la définition du mariage un enjeu tout à la fois juridique et social. Sans doute est-ce là l’explication de quelques prudences argumentatives dont ont fait preuve les juges sans que ces précautions langagières n’affectent la réalité de solutions souvent ambitieuses. La Cour interaméricaine en est une illustration lorsqu’elle aborde la problématique des convictions religieuses ou philosophiques qui animent parfois, selon elle, les oppositions au mariage entre personnes de même sexe. A ce sujet, elle tient certes à préciser « l’importance du rôle de ces convictions dans la vie et la dignité des personnes » mais refuse de les élever au rang de paramètre de conventionnalité : « ces convictions ne peuvent conditionner ce qui est établi par la Convention »[29]. Les juges de la Salle constitutionnelle de la Cour suprême de Justice du Costa Rica, à l’origine de la saisine consultative de la Cour interaméricaine, emprunteront la même voie ; dans leur résolution du 18 août 2018, les juges ont entendu disserter sur la distinction qu’il conviendrait d’opérer entre mariage religieux et institution civile, le premier reposant sur les croyances spirituelles de chacun quand la seconde demeure un cadre juridique fixé par les représentants démocratiques du peuple[30]. Ce cadre juridique, justement, est bien celui qu’a construit en décembre 2017 le Parlement australien en votant la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe ; dans un même élan législatif cependant, qui se saisit entièrement de la fonction sociale du mariage, furent également adoptées des dispositions visant à protéger la liberté religieuse[31]. L’amendement à la Loi australienne sur le mariage s’est en effet accompagné de la reconnaissance du droit des ministres du culte de refuser de célébrer un mariage au nom de leur doctrine religieuse.

La définition – sexuelle – du mariage présente donc bien un enjeu tant juridique que social que la jurisprudence ne fait que refléter. Devant une Cour, cet enjeu devient par ailleurs juridictionnel en contraignant le juge à choisir entre une interprétation évolutive du mariage ou, à l’inverse, une lecture originaliste des textes qui enferme les mots dans le sens qui était le leur au moment de leur adoption. Ce triple enjeu social, juridique et juridictionnel se dévoile sans difficulté dans l’avis rendu par la Cour interaméricaine quand celle-ci précise que « ce n’est pas parce que la Cour considère que les couples homosexuels forment une famille qu’elle méconnaît l’importance de cette institution »[32]. Tout est dit : comment interpréter une norme qui a fait société ?

Mariage et interprétation – En réponse à cet enjeu essentiel qui est incontestablement d’ordre herméneutique, les juges australiens, interaméricains et, sous l’impulsion de ces derniers, les juges costaricains, ont opté pour une interprétation évolutive du mariage sans pour autant nier la spécificité de cette union au regard de sa fonction sociale ; à l’inverse, la Cour constitutionnelle roumaine a pour sa part défendu une approche originaliste de la Constitution et, avec elle, une définition strictement hétérosexuelle du mariage.

Une comparaison plus fine permet néanmoins de distinguer la Haute Cour d’Australie, défendant le strict raisonnement juridique, de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme aux accents bien plus sociologiques. Pour la première en effet, le mariage est certes une institution sociale[33], mais devient en droit et plus prosaïquement, une catégorie ou un régime juridique. Cette approche est cependant récente : en 1962 en effet, le mariage est encore reconnu par les juges australiens comme cette « institution sociale […] fondamentale et universelle »[34] et ne devient qu’en 2013 et à l’unanimité de la Haute Cour, un « statut, reflet d’une institution sociale, auquel sont rattachées des conséquences juridiques ». De « l’institution » au « reflet d’une institution », le mariage est désormais appréhendé en Australie par ses (seuls) effets en droit. Il faut néanmoins concéder que la jurisprudence de 2013 doit beaucoup à celle de 1962 et notamment au juge Windeyer qui y affirmait déjà que « l’interprétation constitutionnelle [étant affectée] par les usages construits dans le langage juridique », « le terme “mariage” inscrit dans la Constitution se réfère [certes] au mariage en tant qu’institution mais comme le comprend un juriste et non au sens d’un anthropologue ou d’un sociologue ». Se trouve ainsi acquis en 2013, ce que le juge Windeyer défendait quarante ans plus tôt : le droit n’étant pas fidèle traduction de faits sociaux ni le juge simple traducteur des usages en cours dans une société, le mariage est un « élément reconnu dans la classification juridique »[35]. Il est vrai que comme l’affirme désormais la Haute Cour : la question « quelle est la nature de [l’]institution [du mariage] au sens de la Chrétienté ? » n’équivaut pas à celle qui interroge pour savoir « quelle est la nature […] du mariage dans la Constitution australienne ? ».

Pour la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, l’interprétation évolutive du mariage doit, comme en Australie, l’emporter sur toute lecture originaliste des textes mais l’argumentation déployée par les juges de San José s’agrémente largement d’observations sociologiques dont les juges australiens ont usé avec parcimonie. Selon la Cour interaméricaine en effet, la famille est une institution sociale dont le mariage et les autres formes d’union sont au fondement ; si donc le mariage peut aujourd’hui être juridiquement ouvert aux couples homosexuels, c’est parce que la famille, en tant qu’institution sociale, « n’est pas restée en marge du développement des sociétés. Sa conceptualisation a [au contraire] varié et évolué en fonction des époques ». Plus généralement constate la Cour, « à plusieurs reprises, l’évolution [des] notions dans les sociétés a eu lieu bien avant que la législation d’un Etat ne s’adapte à celles-ci »[36]. De fait poursuit-elle, « il existe plusieurs formes de famille qui ne se limitent pas aux relations fondées sur le mariage », concluant que « la famille peut être composée de personnes ayant différentes identités de genres et/ou orientations sexuelles »[37]. Le juge de la Cour interaméricaine a donc, sans sourciller, revêtu les habits de ce sociologue que la Haute Cour d’Australie a refusé d’être. Certes, le juge australien ne fut pas indifférent aux grandes mutations de nos sociétés mais lorsqu’il s’en est saisi, c’est pour les appréhender dans leur seule traduction juridique. Ainsi, si toute interprétation originaliste de la Constitution doit être rejetée, c’est aussi parce que cette interprétation n’a déjà plus de raison d’être selon la Haute Cour : en 1901, date d’adoption de la Constitution australienne, le mariage s’entendait ainsi « pour la vie » quand le législateur a depuis organisé les modalités de sa dissolution. C’est reconnaître que « les droits et obligations qui s’attachent au statut du mariage n’ont jamais été et ne sont toujours pas immuables »[38]. Les deux visages offerts par les juges interaméricain et australien pour une même interprétation s’expliquent certainement en ce que les premiers remplissent la fonction de juges des droits de l’Homme quand les seconds jouent les arbitres du fédéralisme. La Cour interaméricaine peut ainsi défendre l’idée selon laquelle une « interprétation restrictive du concept de famille irait à l’encontre de l’objectif poursuivi par la Convention, c’est-à-dire protéger les droits de l’Homme »[39] ; la Haute Cour d’Australie se contentera pour sa part de conclure que le mariage entre personnes de même sexe ne peut être consacré que par une loi fédérale, les Etats fédérés ne disposant pas d’une telle compétence.

La décision rendue par la Cour constitutionnelle roumaine se démarque très nettement de la jurisprudence issue des contrées américaine ou australienne. Il est vrai que les juges roumains ont été saisis d’un contentieux fort singulier : nulle législation mais un projet de révision constitutionnelle, pas de contrôle de l’œuvre politique d’un Parlement mais celui d’une initiative citoyenne, pas de question de constitutionnalité portant sur l’interdiction du mariage homosexuel mais celle relative au contraire à l’affirmation du mariage hétérosexuel. Alors que l’article 48 de la Constitution roumaine reconnaît la famille comme « fondée sur le mariage librement consenti entre les époux », les juges vont néanmoins articuler leur raisonnement autour d’une dissociation minutieuse entre le droit au mariage d’un côté et le droit à la vie familiale de l’autre. La proposition citoyenne de révision constitutionnelle tendant à inscrire à l’article 48 que le mariage est librement consenti « entre un homme et une femme » en lieu et place de la référence asexuée des actuels « époux », la Cour roumaine juge dans sa décision du 20 juillet 2016 que la proposition ne vise ni à supprimer ni à affecter le droit au mariage ; la modification constitutionnelle opèrerait plus justement une « précision sur l’exercice de ce droit ». Or une telle précision, selon les juges constitutionnels, correspond « à la signification originaire du texte »[40]. En 1991 en effet, le constituant roumain entendait le mariage dans sa conception traditionnelle, soit l’union entre un homme et une femme ; en ce sens, inscrire le mariage hétérosexuel dans la Constitution ne serait qu’expliciter aujourd’hui l’œuvre constituante implicite de 1991. Si, pour d’aucuns, la Cour constitutionnelle roumaine a, à travers une interprétation originaliste, réalisé une « palissade apte à cacher les préférences des juges »[41], il demeure que l’interprétation strictement hétérosexuelle du mariage effectuée par la Cour ne se comprend qu’associée à la reconnaissance par celle-ci de l’absence de toute « différence affective, juridique et morale entre les conjoints mariés et ceux vivant dans une union consensuelle »[42]. Car une autre problématique juridique apparaît en matière de reconnaissance de l’égalité des droits pour les couples homosexuels : le juge peut-il demeurer – totalement – indifférent à la réalité sociale des autres formes d’union ?

J. Arlettaz

 

B. La réalité sociale de l’union homosexuelle soumise au juge

C’est un lieu commun de rappeler que le droit se modifie selon l’évolution de la société. Particulièrement à l’égard du droit de la famille, Jean Carbonnier constatait déjà en 1979 que « la loi reconnaît aux familles constituées selon la nature le pouvoir extraordinaire de se créer leur propre droit en le vivant »[43]. Par là, le Doyen civiliste faisait observer que le législateur tendait de plus en plus à consacrer en droit les nouvelles réalités sociales familiales. Aussi résumait-il ainsi la politique législative française en la matière : « En France, nous disons à la famille : “vous affirmerez votre droit en vous aimant” – et au voisinage : “vous les aiderez à affirmer leur droit en les regardant s’aimer”. Du moins est-ce à peu près cela »[44]. Ce phénomène d’adaptation des règles du droit de la famille aux évolutions sociales perdure bel et bien, même hors de France, car il s’agit d’un phénomène observable dans les récentes actualités des jurisprudences ici étudiées. Saisis particulièrement de la demande de reconnaissance du mariage homosexuel, les juges se trouvent toutefois dans des environnements juridiques différents qu’ils ne peuvent ignorer. Alors que certains États, tout en réservant le mariage aux seuls couples hétérosexuels, ont consacré un régime juridique parallèle pour sécuriser les unions homosexuelles, d’autres laissent ces unions dans un vide juridique qui les condamne à demeurer des unions de fait. L’un comme l’autre de ces environnements juridiques influe nécessairement sur le contrôle de constitutionnalité ou de conventionnalité effectué par les juges.

Les juges face à l’existence des unions homosexuelles de fait – L’existence de couples homosexuels dans nos sociétés a récemment entrainé les juges à s’interroger sur la reconnaissance juridique de telles unions de fait. Excluant la possibilité d’ignorer le réel, les juges n’ont guère que deux possibilités afin de conférer en droit un régime stabilisant les unions homosexuelles. Ou bien ils déclarent inconstitutionnel ou inconventionnel le caractère hétérosexuel du mariage afin de permettre à deux hommes ou à deux femmes de conclure un mariage. Ou bien ils incitent le législateur à créer une institution parallèle ouverte aux couples homosexuels. Certaines décisions récentes ont choisi la première option ; celle de la déclaration d’inconstitutionnalité ou d’inconventionnalité du caractère hétérosexuel du mariage et donc de son ouverture subséquente aux couples homosexuels. Que cela soit l’opinion consultative de la Cour IDH du 24 novembre 2017 ou l’arrêt de la Cour Suprême de Justice du Costa Rica du 8 août 2018, ces deux interventions jurisprudentielles ont ouvert la voie à l’élargissement du mariage aux couples homosexuels. De façon peu surprenante, elles se sont toutes les deux basées sur le principe de non discrimination pour justifier de l’inconventionnalité ou de l’inconstitutionnalité du caractère hétérosexuel du mariage.

C’est d’abord la Cour IDH qui a estimé qu’il convenait d’ouvrir le mariage aux couples de personnes de même sexe. Quand bien même l’article 17.2 de la CADH dispose que « le droit de se marier, et de fonder une famille est reconnu à l’homme et à la femme […] », le juge a estimé qu’il ne fallait pas restreindre le mariage aux seuls couples hétérosexuels. A la différence de la Cour EDH qui n’avait pas reconnu l’obligation pour les États membres du Conseil de l’Europe d’ouvrir le mariage entre personnes de même sexe[45], mais seulement de créer un cadre légal en vue de reconnaître juridiquement les unions homosexuelles stables et établies[46], la Cour IDH a considéré quant à elle que la création d’une institution parallèle spécialement ouverte aux couples de personnes de même sexe serait contraire au principe d’égalité et de non discrimination en ce qu’une telle distinction n’aurait aucune finalité conventionnellement acceptable pour être considérée comme nécessaire et proportionnée[47]. Aussi, le juge américain préconise-t-il d’étendre les figures juridiques existantes, y compris le mariage, aux couples homosexuels[48] dans la mesure où il s’agit, selon lui, du « moyen le plus efficace et le plus simple pour assurer leurs droits »[49]. Sur ce point, la comparaison avec la Cour EDH est particulièrement intéressante car, précisément, les juges strasbourgeois ont considéré à l’inverse que la création d’une institution parallèle au mariage comme une union civile ou un partenariat enregistré pour reconnaitre juridiquement les relations homosexuelles stables et établies « constituerait le moyen le plus approprié pour les couples homosexuels tels que ceux des requérants de voir leur relation reconnue par la loi »[50]. A la suite et dans le sens de l’opinion de la Cour IDH, la Cour Suprême de Justice costaricaine considéra que l’article 14 alinéa 6 du Code de la famille costaricain rendant « légalement impossible le mariage entre des personnes du même sexe »[51] était inconstitutionnel et inconventionnel au motif qu’il était contraire au droit à l’égalité garanti par l’article 33 de la Constitution costaricaine[52] et par l’article 24 de la CADH[53]. Au soutien de cette affirmation, le juge estimait qu’une telle disposition interdisait l’accès au mariage sur le seul fondement de l’orientation sexuelle[54].

Les juges face à l’existence des unions homosexuelles de droit – Parallèlement à la question de la reconnaissance juridique des unions homosexuelles de fait, les juges ont également été confrontés à l’existence d’unions homosexuelles de droit dans deux situations assez différentes. D’une part, dans le cas autrichien, la Cour constitutionnelle a été amenée à se prononcer sur le caractère uniquement hétérosexuel du mariage alors même que le droit autrichien prévoyait une union de droit, le partenariat enregistré, exclusivement ouverte aux couples homosexuels. D’autre part, le juge constitutionnel roumain a, lui, été soumis à l’épineuse question de la reconnaissance des unions homosexuelles de droit légalement conclues à l’étranger.

Par son arrêt en date du 4 décembre 2017, la Cour constitutionnelle autrichienne a censuré le caractère uniquement hétérosexuel du mariage[55] et l’accès exclusif des couples homosexuels au partenariat enregistré[56]. Ce dernier avait été institué en 2010 afin de permettre aux couples homosexuels une reconnaissance juridique possible de leur relation, sans toutefois modifier le caractère hétérosexuel du mariage, « conformément à une certaine interprétation traditionnelle du mariage »[57]. En décembre 2017, le juge constitutionnel autrichien a considéré que l’existence de deux institutions juridiques, chacune spécialement ouverte aux couples hétérosexuels (mariage) ou aux couples homosexuels (partenariat enregistré), ne pouvait plus être maintenue sans discriminer les couples homosexuels, et ce quand bien même les régimes juridiques des deux institutions étaient globalement équivalents[58]. C’est sur le fondement de l’article 7 de la Constitution autrichienne, qui pose le principe d’égalité devant la loi[59], que le juge constitutionnel estima que l’existence de deux institutions distinctes pour l’encadrement juridique des relations stables hétérosexuelles et homosexuelles était contraire à la Constitution[60]. Plus précisément, la Cour constitutionnelle a considéré que la législation autrichienne, en réservant le mariage uniquement aux couples hétérosexuels et le partenariat enregistré exclusivement aux couples homosexuels, exprimait l’idée que « les personnes ayant une orientation homosexuelle ne sont pas pareilles [gleich] que les personnes ayant une orientation hétérosexuelle »[61]. La Cour a poursuivi en expliquant que l’existence d’une telle séparation a une répercussion pratique importante, à savoir que l’inscription à l’état civil des personnes ayant conclu un partenariat enregistré dévoile de facto leur orientation sexuelle dans des situations où cette dernière « ne joue et ne doit jouer aucun rôle »[62]. En révélant indirectement leur orientation sexuelle, la législation exposait donc les personnes en partenariat enregistré à des discriminations[63]. Il est par ailleurs à noter que la situation autrichienne antérieure à cette décision est très similaire à l’état du droit italien en vigueur aujourd’hui, lequel ne réserve aussi le mariage qu’aux couples hétérosexuels[64] et l’union civile qu’aux couples homosexuels[65]. Mais plus fondamentalement, il convient de souligner que la position de la Cour constitutionnelle autrichienne est non seulement bien plus protectrice que celle de la Cour EDH mais qu’en outre elle affaiblit le raisonnement des juges de Strasbourg considérant implicitement que la jurisprudence européenne entraine une rupture du principe d’égalité.

Du côté de la Roumanie, c’est la problématique de la reconnaissance des unions homosexuelles de droit légalement conclues à l’étranger qui s’est posée au juge constitutionnel. Plus précisément, la Cour constitutionnelle roumaine et la Cour de Justice de l’Union européenne se sont prononcées sur le droit au regroupement familial des couples homosexuels mariés dans le cadre de la liberté de circulation et de séjour des citoyens européens. A l’origine de l’affaire, il s’agit d’un couple homosexuel marié en 2010 en Belgique et composé de deux hommes dont l’un est de nationalité états-unienne, M. Hamilton, et l’autre de nationalité roumaine, M. Coman. En vue de s’installer en Roumanie, le couple a effectué une demande relative aux conditions d’octroi d’un droit de séjour de plus de trois mois en Roumanie pour M. Hamilton. L’administration roumaine leur ayant notifié que ce dernier ne pouvait obtenir un droit de séjour de plus de trois mois dès lors que la Roumanie ne reconnaissait pas les mariages homosexuels légalement conclus à l’étranger, le couple forma un recours devant les juridictions roumaines visant notamment « à faire constater l’existence d’une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’exercice du droit de libre circulation dans l’Union »[66]. A l’occasion du litige, les requérants ont soulevé une exception d’inconstitutionnalité contre les alinéas 2 et 4 de l’article 277 du Code civil roumain qui énoncent respectivement que « 2. Les mariages entre personnes de même sexe conclus ou contractés à l’étranger par des citoyens roumains ou par des étrangers ne sont pas reconnus en Roumanie » et « 4. Les dispositions légales relatives à la libre circulation sur le territoire roumain des citoyens des États membres de l’Union européenne et de l’Espace économique européen sont d’application ». L’affaire touchant à la liberté de circulation garantie aux citoyens européens par l’article 21 du TFUE et « aux membres de leur famille » au sens de l’article 2 de la directive 2004/38 du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leur familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, la Cour constitutionnelle décida de poser une question préjudicielle à la CJUE le 29 février 2016. La question principale posée par le juge roumain était de savoir si la notion de « conjoint », au sens de l’article 2 de la directive 2004/38, s’appliquait à un ressortissant d’un État non membre de l’Union européenne, légalement marié dans un État membre de l’Union autre que l’État d’accueil, avec un citoyen européen de même sexe que lui[67].

Par son arrêt en date du 5 juin 2018[68], la CJUE a répondu que la notion de « conjoint » désignait « une personne unie à une autre personne par les liens du mariage »[69] et précisa en outre que « la notion de “conjoint”, au sens de la directive 2004/38, est neutre du point de vue du genre et est donc susceptible d’englober le conjoint de même sexe du citoyen de l’Union concerné »[70]. Aussi, si elle rappelle que les États demeurent compétents pour régir l’état des personnes et particulièrement les conditions du mariage[71], elle conclut néanmoins qu’un État membre ne saurait invoquer son droit national pour s’opposer à l’entrée et au séjour sur son territoire d’un ressortissant d’un État tiers, marié dans un État membre avec un citoyen de l’Union du même sexe que lui[72]. Suivant le raisonnement de la Cour de Justice de l’Union, le juge constitutionnel roumain, par son arrêt du 18 juillet 2018, déclara les alinéas 2 et 4 de l’article 277 du Code civil conforme à la Constitution roumaine sous réserve qu’ils permettent de garantir le droit de résider en Roumanie, dans les conditions posées par le droit de l’Union, pour un couple homosexuel marié dans un État membre de l’Union et dont au moins un des époux est citoyen européen[73].

Cette affaire illustre « la loi du libéralisme maximum » que Hughes Fulchiron concevait déjà en 2005 et qu’il résumait ainsi : « dans un ensemble de systèmes coordonnés où la liberté des individus constitue une valeur essentielle, le système le plus libéral tend “naturellement” à s’imposer aux autres, soit directement, soit indirectement »[74]. Particulièrement dans le cadre de l’Union européenne, la reconnaissance du mariage homosexuel dans un État donné n’est pas sans conséquence sur le droit des États voisins. Les unions homosexuelles de droit tendent ainsi à s’imposer indirectement même aux États et aux sociétés qui refusent une telle conception du mariage, ce qui pourrait bien aboutir à terme à une « sorte de standard commun » européen[75]. C’est dire que la dynamique décrite par Jean Carbonnier à propos du droit de la famille en 1979 reste éminemment la même aujourd’hui. La différence, du moins dans les cas ici étudiés, réside dans le fait que ce n’est plus le législateur qui discute ou consacre les différentes formes d’unions mais le juge, lequel reste néanmoins contraint de faire face à la pluralité des autres lieux de pouvoir.

A. Berthout

 

II. Le juge face à la pluralité des lieux de pouvoir

 

Par-delà la question des droits, l’ouverture du mariage aux couples homosexuels présente une autre difficulté pour le juge ; ce dernier doit en effet non seulement décider mais également imposer. Dans ce cadre, il a soit contraint le législateur (A) soit validé le vote populaire (B), plaçant la thématique du mariage dans la problématique plus générale des rapports entre les pouvoirs au sein d’une démocratie.

 

A. L’intervention du législateur imposée par le juge

 

La comparaison des jurisprudences autrichienne[76] et costaricaine[77] enseigne que le juge constitutionnel interfère avec l’activité normative future du législateur en exerçant une activité positive, au sens kelsénien[78] du terme. En censurant le caractère uniquement hétérosexuel du mariage et en couplant sa déclaration d’inconstitutionnalité d’un effet différé, la Cour constitutionnelle autrichienne invite le législateur à venir clarifier la situation lorsque la Cour Suprême de Justice du Costa Rica use directement de son pouvoir d’injonction. Il en ressort que le surplus d’activisme des juges constitutionnels se manifeste de deux façons différentes. Le juge latino-américain oblige le législateur à intervenir alors que le juge européen adopte – à première vue – une attitude moins offensive vis-à-vis du pouvoir législatif en ayant recours à une interférence non obligatoire. L’intensité de l’interférence peut alors s’analyser à travers la dichotomie élaborée par Christian Behrendt. Par interférence, l’auteur désigne « l’habilitation qui confère à son destinataire le pouvoir de produire à l’avenir, des normes dotées d’un certain contenu, étant entendu que (…) l’auteur de la norme d’habilitation est le juge constitutionnel et que son destinataire est le législateur »[79]. Il dégage, par la suite, la distinction relative aux interférences non obligatoires – lesquelles sont appelées lignes directrices – et aux interférences obligatoires – qui se manifestent sous la forme d’injonction. La jurisprudence autrichienne appartient donc à la catégorie des lignes directrices – puisque le juge suggère l’intervention du législateur en prononçant une abrogation différée de la disposition législative – et la jurisprudence costaricaine rentre dans la deuxième catégorie relative aux injonctions. Une lecture sommaire de cette dichotomie donne à penser que l’intensité des pouvoirs du juge s’amplifie dans le cadre de l’injonction et s’amoindrit lorsqu’il se contente d’énoncer des lignes directrices. Paradoxalement l’observation inverse se dégage de l’analyse comparée des deux décisions. Autrement dit, l’intensité de la contrainte qui pèse sur le législateur témoigne de l’autolimitation du juge constitutionnel. En prononçant une injonction, le juge entend obliger le législateur à adopter une réglementation conforme à la Constitution et force, dans le même temps, une assemblée élue à endosser la responsabilité politique. En ce sens, l’injonction vise à empêcher l’érosion du pouvoir législatif et à redonner sa compétence au législateur. Pourtant la critique concernant l’atteinte à la séparation des pouvoirs n’a pas épargné le juge costaricain. De manière moins surprenante, celle-ci a également été formulée à l’égard du juge autrichien. Finalement ces deux décisions se rejoignent sur ce point.

Sur l’atteinte à la séparation des pouvoirs – La Cour constitutionnelle autrichienne a gagné la bataille sur les mots en empruntant les habits du législateur. C’est en rayant d’un trait de plume les expressions « de sexe différent » (verschiedenen Geschlechtes) de l’article 44 du Code civil et « couples homosexuels » (gleichgeschlechtlicher Paare) et « de même sexe » (gleichen Geschlechts) des articles 1 et 2 de la loi fédérale sur le partenariat enregistré, qu’elle a ouvert de facto l’accès aux deux figures juridiques. C’est ainsi que depuis le 1er janvier 2019, l’article 44 du Code civil autrichien dispose que « le contrat de mariage constitue la base des relations familiales. En vertu de pareil contrat, deux personnes de sexe différent déclarent leur intention légitime de vivre ensemble et d’être unies par les liens indissolubles du mariage, de procréer et d’élever des enfants et de se porter aide et assistance mutuelles ». Cette nouvelle formulation révèle que la Cour constitutionnelle a décidé de mettre un point final au débat sur le mariage en supprimant la condition d’hétérosexualité. C’est la raison pour laquelle le Professeur Khakzadeh-Leiler rappelle que « la Cour constitutionnelle pourrait être accusée d’avoir méconnu la marge de manœuvre du législateur en matière de politique juridique »[80]. Partant, la frontière entre décision audacieuse et atteinte à la séparation des pouvoirs s’avère poreuse. Un juge non élu[81] a effectivement fait le choix de régler un problème de société politiquement controversé. C’est justement pour éviter de tomber dans cet écueil que le juge costaricain a prononcé une « sentence exhortative d’inconstitutionnalité simple » par laquelle il a enjoint l’Assemblée législative d’exercer sa compétence. Nestor Pedro Saguës définit ce type de sentences de la manière suivante : « le tribunal constitutionnel constate qu’une norme est inconstitutionnelle mais ne l’invalide pas (en raison des effets désastreux que l’annulation pourrait produire). Il impose au Pouvoir législatif de supprimer la situation d’inconstitutionnalité et de modifier le régime légal en vigueur pour l’adapter à la Constitution. La loi réputée inconstitutionnelle continue à s’appliquer jusqu’à ce qu’une nouvelle norme conforme à la Constitution soit adoptée »[82]. Face à la prudence de cette solution, la doctrine costaricaine a déversé son flot de critiques, notamment en qualifiant la sentence émise par la Cour Suprême de Justice de « blandengue » [83], c’est-à-dire de « molle ». Au lieu de clore le débat sur l’ouverture du mariage homosexuel, le juge constitutionnel l’a, en effet, prolongé dans le temps en fixant à dix-huit mois le délai dans lequel le législateur devait intervenir. Ce choix peut sembler surprenant dans la mesure où le juge costaricain disposait de l’assentiment de la Cour interaméricaine[84] pour régler directement la question.

Par ailleurs, la doctrine n’a pas oublié de mentionner les imperfections du mécanisme de l’injonction, classiquement considéré comme un empiètement du juge sur le domaine conféré au législateur. Alex Solís Fallas estime, à ce titre, que le magistrat constitutionnel a violé l’article 9 de la Constitution costaricaine[85] qui garantit la séparation et l’indépendance des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. C’est probablement en vue d’anticiper de telles observations que la Cour Suprême de Justice s’est engagée dans une motivation particulièrement élaborée. C’est ainsi que le juge latino-américain a commencé par citer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[86], notamment l’affaire Chapin et Charpentier contre France[87], dans laquelle la Cour soutient qu’il appartient au législateur de régler la question du mariage. Il a continué sa démonstration en qualifiant la discrimination dont font l’objet les couples homosexuels de problème systémique : « ce problème se convertit en un modèle discriminatoire qui se configure de manière systémique »[88]. Autrement dit, les magistrats constitutionnels envisagent la situation des couples homosexuels à travers le prisme des violations structurelles – pour reprendre l’expression dégagée par le docteur Jack Geiger. Celles-ci se caractérisent par des « actions et politiques personnelles et institutionnelles omniprésentes qui, intentionnellement ou par omission, entrainent des préjudices prévisibles pour des groupes importants de la population et la violation de leurs droits » [89]. C’est la raison pour laquelle les juges constitutionnels ont estimé que « l’annulation de la norme législative ne restaure pas de manière automatique l’ordre constitutionnel puisqu’il s’agit d’un problème de nature structurelle et polyédrique qui s’étend par-delà les frontières de l’acte ou de la norme individuelle »[90]. Dans ce cadre, l’injonction adressée au législateur fait sens. Le changement de paradigme – visant à garantir les droits des couples homosexuels – entraîne une révision générale de l’ordonnancement juridique qui ne peut être réalisée que par la voie législative.

Ainsi l’analyse comparée des deux décisions informe que le juge autrichien agit là où le juge costaricain s’engage dans une rhétorique habile en vue de restituer son pouvoir de décision au législateur. Finalement l’atteinte à la séparation des pouvoirs n’est qu’une question de perspective conditionnée par la position du curseur. D’ailleurs, si des excès peuvent apparaître dans la jurisprudence constitutionnelle, il n’en reste pas moins que le juge constitutionnel n’a pas le dernier mot. Le constituant peut à tout moment intervenir pour modifier la Constitution et désamorcer sa jurisprudence même s’il n’est pas nécessaire d’attendre que le souverain se manifeste. L’inertie du législateur peut, dans une certaine mesure, suffire à neutraliser la jurisprudence constitutionnelle, spécialement dans le cas où le juge prononce une sentence exhortative d’inconstitutionnalité simple.

Sur la réalité de la contrainte – Les cas costaricain et autrichien sont particulièrement intéressants lorsqu’il s’agit de mesurer la réalité de la contrainte qui pèse sur le législateur. L’affaire autrichienne démontre que le législateur n’est aucunement obligé d’intervenir pour réparer la discrimination puisque le juge ouvre directement le mariage aux couples homosexuels. Néanmoins le choix d’une déclaration d’inconstitutionnalité assortie d’un effet différé[91] encourage le législateur à s’emparer de la question. Cette possibilité n’a pourtant pas été saisie par ce dernier qui se caractérise davantage par son inaction. Le contexte politique rend finalement compte de la complexité de la situation. La coalition regroupant l’ÖVP[92] et le FPÖ[93] a obtenu 62 sièges pour le premier et 51 pour le second au Conseil National, lors des élections législatives du 15 octobre 2017. Cette coalition conservatrice occupe 113 sièges sur 183 à la Chambre basse. La configuration politique éclaire davantage sur les raisons ayant animé la Cour constitutionnelle à résoudre elle-même le conflit. Consciente que la réforme n’aboutirait pas, elle a pris le soin de clôturer le débat tout en considérant l’intérêt des parties. Même si aucun couple homosexuel ne pouvait se marier avant le 1er janvier 2019 et aucun couple hétérosexuel ne pouvait accéder au partenariat enregistré, la Cour a posé une exception à l’égard des parties[94] ayant saisi la juridiction constitutionnelle. En effet, dans une seconde décision en date du 4 décembre 2017, elle a précisé que les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité étaient directement applicables aux deux personnes du couple à l’origine du recours[95]. En d’autres termes, seul ce couple homosexuel a été autorisé à se marier avant le 1er janvier 2019[96].

Ainsi, le constat émis par le Professeur Khakzadeh-Leiler a le mérite de synthétiser la logique institutionnelle autrichienne : « à la différence de la plupart des autres États, ce n’est pas le législateur qui a pris directement en charge cette tâche, laquelle a nécessité au contraire une décision de la Cour constitutionnelle » [97].  Le législateur se voit donc épargné de quelque contrainte que ce soit puisqu’il est évincé du débat.

C’est probablement pour se prémunir de cette critique que la Cour Suprême de Justice a prononcé une injonction. Mais qu’en est-il de la réalité de la contrainte ? Il ne serait pas absurde d’envisager que le législateur puisse laisser la situation inconstitutionnelle prospérer. D’autant plus que – tout comme en Autriche – le contexte politique n’est pas propice à la consécration juridique du mariage homosexuel. Suite à la décision rendue par le juge constitutionnel, le gouvernement du Président Carlos Alvaro, a certes déposé un projet de loi[98] sur le bureau de l’Assemblée législative, cependant il faut désormais que celui-ci soit soumis à la discussion et au vote des députés. Or ce passage n’est pas chose simple étant donné la composition de l’Assemblée législative qui se caractérise par une tendance fortement conservatrice[99]. En effet, 29 assembléistes sur 57 – élus au scrutin proportionnel plurinominal[100] – se déclarent fermement opposés au mariage homosexuel. Alors pourquoi le juge a t-il déplacé le débat dans l’arène politique ? La réponse tient surement à l’idéologie des juges constitutionnels qui motivent cette décision en déployant largement l’argument démocratique[101]. Néanmoins la date à laquelle la décision a été rendue fournit quelques indices. En été 2018, l’Assemblée législative était majoritairement composée d’élus émanant de partis progressistes[102]. Le projet avait donc ses chances d’aboutir.

En outre, il convient d’avoir à l’esprit que la question du mariage homosexuel n’est pas récente[103] et provoque encore, à ce jour, une division au sein de la société, notamment en raison du fait que le Costa-Rica soit un État confessionnel. Ce thème a toujours animé les débats présidentiels, et les plus hauts responsables étatiques se prononcent régulièrement sur la question[104]. Par exemple, en 2003, le Procureur Général de la République déclarait publiquement que si le changement de nature de l’institution maritale devait avoir lieu, elle devrait se faire au moyen d’une réforme législative et non par le biais d’un critère de constitutionnalité[105]. Le Procureur a, sans aucun doute, été inspiré dans la première partie de sa réflexion, étant entendu qu’il ne pouvait pas, à cette époque, deviner quel serait le contenu de la jurisprudence future. Et pourtant le raisonnement du juge se rapproche de celui formulé par le Procureur, du moins à une chose près. Le juge ne considère pas qu’il faille régler la question du mariage sous le prisme de l’alternative juge-législateur, mais au regard de sa jurisprudence, il apparaît clairement que c’est l’intervention des deux organes qui permet de résoudre le problème. Ainsi le juge costaricain appréhende sa relation avec le législateur de la manière suivante : c’est parce qu’il constate l’inconstitutionnalité de la loi que le législateur doit intervenir. Néanmoins l’injonction ne sera réellement contraignante que si le législateur l’envisage comme tel.

En définitive, la comparaison révèle que le caractère contraignant de l’interférence importe peu. L’intervention du législateur est davantage conditionnée par le contexte politique du moment que par la décision du juge. Il y a certes une interférence normative entre l’action du juge et celle du législateur mais loin de contraindre réellement le législateur, le juge endosse davantage le rôle de guide dans la confection des lois. Le législateur reste libre de suivre la voie recommandée par le juge. Ce constat s’applique également lorsque les représentants du peuple doivent composer avec la décision populaire.

A. Mauras

 

B – L’intervention du Peuple autorisée par le juge

La question du mariage homosexuel a été tranchée dans certains Etats par le recours au vote populaire qui s’est interféré dans le jeu des compétences institutionnelles. Les exemples australien et roumain ont montré récemment de quelle manière le peuple a pu intervenir dans la définition du droit au mariage homosexuel qui fait débat depuis plusieurs années dans les pays concernés. En Australie, où l’opinion publique était majoritairement favorable à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, le vote populaire a joué un rôle crucial dans la résolution du blocage politique sur la question et a permis à l’Etat australien de s’aligner en la matière sur les autres pays occidentaux. En Roumanie, le blocage par le peuple du référendum d’initiative populaire largement soutenu par les institutions publiques a infligé un revers au gouvernement roumain qui mène une politique à rebours de l’évolution des droits des homosexuels.

A l’origine de la consultation populaire dans ces deux Etats, se trouve la volonté politique de reconnaître légalement, en Australie, ou au contraire d’interdire constitutionnellement[106], en Roumanie, le mariage entre les personnes de même sexe. Paradoxalement au regard de la dichotomie classique des idées politiques, c’est le gouvernement conservateur australien qui s’est efforcé de soutenir l’ouverture du mariage aux couples homosexuels, alors que le gouvernement social-démocrate roumain a pris fait et cause pour les défenseurs de la famille traditionnelle et a cherché à mettre un verrou constitutionnel sur la possibilité d’une telle ouverture.

Si le recours à la consultation populaire sur cette question était inévitable en Roumanie, tel n’était pas du tout le cas en Australie où l’instrument mis en place par le gouvernement a été qualifié d’« inédit »[107]. En effet, le remplacement dans la Constitution roumaine de l’expression sexuellement neutre de « l’union entre les conjoints»[108] par celle de « l’union entre un homme et une femme » supposait nécessairement une révision de la Norme suprême ; cette dernière exige le recours au référendum qui est donc obligatoire et décisionnel[109]. Le référendum peut être d’initiative populaire ou organisé sous l’impulsion des pouvoirs publics. En l’occurrence, c’est la Coalition pour la famille, une association défendant la famille traditionnelle, qui a lancé le recueil de signatures en faveur de la tenue du référendum visant à inscrire le mariage exclusivement hétérosexuel dans la Constitution. En Australie au contraire, la question de la définition du mariage et de son régime juridique relève du domaine législatif et donc de la compétence exclusive du Parlement, ce qui a été rappelé d’ailleurs par la Haute Cour en 2013[110]. Mais soumettre au vote parlementaire un projet de loi légalisant le mariage homosexuel était voué à l’échec dans la mesure où la coalition nationale-libérale – alors majoritaire à la Chambre basse – ainsi que le Sénat y étaient très hostiles. Le Premier ministre, Malcolm Turnbull, n’avait que le soutien de quelques députés frondeurs de son propre camp. Dans ce contexte politicien et afin de respecter sa promesse de campagne électorale, il propose un plébiscite sur la question de l’ouverture du mariage aux couples homosexuels.

Une précision sémantique s’impose dès lors. Si les Roumains ont été consultés par la voie référendaire, en Australie, le référendum ne peut être organisé que pour les questions qui relèvent de la matière constitutionnelle. Le régime juridique du mariage, appartenant au domaine législatif, y échappait donc mais pouvait être traité dans le cadre du plébiscite. Alors que ce terme est souvent utilisé comme synonyme du référendum, en Australie ces deux formes de consultation populaire sont bien distinctes. Si sa tenue, comme celle du référendum est autorisée par le Parlement, le plébiscite peut être organisé sur toute question d’importance significative à l’échelle locale ou nationale. Par ailleurs, son résultat, contrairement à celui d’un référendum, n’est pas juridiquement contraignant, il n’acquiert valeur normative qu’une fois validé par le vote du Parlement.

Le projet gouvernemental visant à organiser un plébiscite sur la question du mariage homosexuel a été rejeté à deux reprises par le Sénat[111], ce qui rendait juridiquement impossible sa tenue. Face à cette « obstruction parlementaire » le Premier ministre australien lance cette idée originale d’une consultation postale. Il s’agit pour les Australiens de s’exprimer sur la question de savoir s’ils sont pour ou contre l’ouverture du mariage aux couples homosexuels, par le retour postal d’un bulletin de vote reçu également par courrier. La consultation se passe sur la base du volontariat, alors que le vote référendaire et plébiscitaire est obligatoire. La plupart des critiques, même venant de la part des associations défendant les droits des homosexuels, tenaient à ce caractère volontaire du vote. Il semblait discutable de soumettre une question liée aux droits fondamentaux à un vote d’opinions où une partie de la population seulement allait s’exprimer. Cette consultation n’est donc pas un référendum faute de question constitutionnelle, n’est pas un plébiscite faute d’autorisation parlementaire, et n’est pas non plus un sondage faute de viser un échantillon représentatif. Si l’origine purement politique de cette consultation lui permet d’échapper à l’intervention parlementaire en amont, il prive en même temps son résultat de tout caractère juridiquement contraignant, ce qui permet – en apparence en tous cas – de ne pas perturber la répartition institutionnelle des compétences.

Avant que le Peuple ne puisse s’exprimer, les juges ont dû se prononcer quant à la validité de ces deux consultations respectives. D’une part, la Norme suprême roumaine soumet toute initiative populaire de référendum à un contrôle ex officio par la Cour constitutionnelle. D’autre part, la Haute Cour australienne a été saisie pour contrôler la validité du projet soumis à la consultation vis-à-vis des exigences budgétaires prévues par la Constitution. En effet, au regard du caractère hybride de la consultation, confier son organisation au Bureau australien électoral était impossible, c’est donc le Bureau australien des statistiques qui en a été chargé, ce qui a provoqué des dépenses supplémentaires non prévues dans le budget fédéral initial. Les juges avaient donc à ce stade le pouvoir de bloquer le processus d’élaboration normative. Mais par les décisions du 20 juillet 2016[112] et du 28 septembre 2017[113], la Cour constitutionnelle roumaine et la Haute Cour australienne ont validé ces projets, ce qui a rendu possible le vote populaire.

Quant à la première décision, après avoir contrôlé le respect des exigences formelles, et notamment la régularité des signatures, ainsi que le respect des limites temporelles de la réforme constitutionnelle, la Cour constitutionnelle roumaine procède au contrôle substantiel du projet de révision proposé. Ainsi, elle apprécie le respect par ce dernier des limites matérielles énoncées dans les articles 152.1 et 152.2 de la Constitution, et notamment du principe de l’interdiction pour le pouvoir constituant dérivé de supprimer ou d’abolir un droit ou une liberté fondamentale, ainsi que les garanties qui en découlent. La Cour en conclut que le projet de réforme n’enfreint pas une « clause d’éternité » et est donc constitutionnel. La Haute Cour australienne, quant à elle, valide le projet de la consultation postale en concentrant son raisonnement sur la problématique budgétaire sans se prononcer sur toute autre question de constitutionnalité.

Les juges ont ainsi évité de s’immiscer dans le dialogue entre le gouvernement et le peuple mais aussi et surtout se sont déchargés de la responsabilité de bloquer le vote populaire et donc d’empêcher l’expression souveraine du Peuple. La consultation populaire a ainsi pu avoir lieu aussi bien en Roumanie qu’en Australie mais avec des conséquences différentes.

Le référendum constitutionnel roumain s’est tenu les 6 et 7 octobre 2018, mais son résultat a été invalidé faute de quorum. Alors même que le vote était organisé sur deux journées pour inciter à une participation électorale forte, en méconnaissance de l’interdiction législative de procéder ainsi[114], seuls 21% des électeurs inscrits se sont mobilisés sans atteindre le seuil de participation de 30% exigé par la Constitution. Dès lors, quand bien même 90% des votes exprimés se sont prononcés pour cette modification constitutionnelle, cette dernière n’a pas pu être validée.

Cette forte abstention peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Tout d’abord, la réforme étant soutenue par le Parti social-démocrate, le vote se présentait alors comme un test de popularité de ce dernier. Boycotter le scrutin revenait à exprimer son mécontentement vis-à-vis de la politique nationale en général. Ensuite, un certain désintérêt s’observait auprès de la population quant à la question posée. Le mariage homosexuel étant très éloigné des problématiques quotidiennes des Roumains, ces derniers semblent ne pas y attacher beaucoup d’importance. Enfin, la société roumaine majoritairement traditionnelle et conservatrice[115] semble tout simplement rejeter l’idée de l’homosexualité, le mariage entre les personnes de même sexe étant alors une question sans objet qui ne mérite pas d’être posée ni débattue. Le paradoxe de l’exemple roumain consiste dans le fait que le Peuple a réussi à mettre en échec la volonté politique en s’abstenant, il a tranché sans s’exprimer et s’est tu en décidant.

Quant à la consultation postale australienne, 61,6% des voix se sont exprimées en faveur de la reconnaissance du mariage homosexuel. Même si, sur le plan strictement juridique, la consultation demeurait non-contraignante, elle était symbolique sur le plan politique, et le Parlement ne pouvait pas ignorer ce résultat. D’autant plus que le gouvernement s’était engagé à introduire un projet de loi de légalisation du mariage homosexuel au cas où le « oui » l’emporterait. Le Parlement n’a pas pu s’opposer ouvertement à l’opinion exprimée par les Australiens, et la loi autorisant le mariage entre personnes de même sexe a alors été adoptée. Le juge australien ne trouva donc rien à redire à cet usage politique d’un outil de démocratie participative. Le coup politique monté et réussi par le gouvernement australien est d’autant plus remarquable qu’il a permis d’outrepasser le blocage parlementaire dans un Etat fortement marqué par la culture politique britannique dont le cœur se situe dans la souveraineté parlementaire.

Ces deux exemples montrent les vertus de la démocratie participative capable, en cas d’usage raisonnable, de discipliner la démocratie représentative. Ils sont également révélateurs d’une inévitable interaction entre différentes sources du pouvoir. L’intervention du peuple voulue par les pouvoirs publics aurait pu être empêchée par les décisions prétoriennes. C’est grâce au self-restraint dont les juges ont fait preuve, que l’expression populaire a pu s’insérer dans le jeu institutionnel et encadrer la volonté politique en lui donnant raison ou au contraire allant à son encontre.

 

L’actualité 2017-2018 autour de la reconnaissance du mariage homosexuel, après étude, ne surprend guère. Cette question tout à la fois sociale que juridique, soulève en effet des problématiques qui irriguent l’ensemble du champ constitutionnel : la conception de la norme juridique à travers le départ entre société et droit, l’appréhension de la notion d’institution, la consécration ou l’interdiction d’un régime juridique particulier pour des unions nouvelles, l’interprétation des silences constitutionnels ou l’insertion dans la Constitution de mots excluant, le pouvoir créateur du juge, la légitimité de ce dernier à l’égard d’un Parlement élu ou de la volonté populaire. Questionner le mariage est donc questionner l’ensemble du système constitutionnel et laisse augurer de nouveaux soubresauts jurisprudentiels.

G. Galustian

 

 

[1] Cour suprême des Etats-Unis, Masterpiece Cakeshop, ltd. v. Colorado Civil Rights Commission [584 U.S. _ 2018], 4 juin 2018. [https://www.scotusblog.com/case-files/cases/masterpiece-cakeshop-ltd-v-colorado-civil-rights-commn/]

[2] Cour suprême du Royaume-Uni, Lee v. Ashers Baking Company Ltd [2018 UKSC 49], 10 octobre 2018. [https://www.supremecourt.uk/cases/uksc-2017-0020.html]

[3] Cour suprême indienne, Navtej Singh Johar et Ors v. union of India, 6 septembre 2018 [https://www.sci.gov.in/supremecourt/2016/14961/14961_2016_Judgement_06-Sep-2018.pdf]

Cf. H. ROUSSE, « Légalisation de l’homosexualité en Inde, illustration de l’activisme de la Cour Suprême indienne », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 03 octobre 2018, consulté le 10 février 2019. [http://journals.openedition.org/revdh/4791]

[4] https://www.lemonde.fr/international/article/2018/12/19/cuba-renonce-a-inscrire-le-mariage-homosexuel-dans-sa-nouvelle-constitution_5399519_3210.html

[5] https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-AD(2017)013-f

[6] https://www.lemonde.fr/europe/article/2018/10/07/roumanie-echec-d-un-referendum-anti-mariage-gay-en-raison-d-une-abstention-massive_5366042_3214.html

[7] « Ehe für alle: Erstes homosexuelles Paar hat geheiratet », Kurier, 12 octobre 2018, disponible en ligne : https://kurier.at/chronik/wien/ehe-fuer-alle-erstes-homosexuelles-paar-traute-sich/400144034 (consulté le 20 janvier 2019).

[8] La Cour européenne des droits de l’Homme a également jugé que « l’article 12 consacrait le concept traditionnel du mariage, à savoir l’union d’un homme et d’une femme et que, s’il était vrai qu’un certain nombre d’États membres avaient ouvert le mariage aux partenaires de même sexe, cet article ne pouvait être compris comme imposant pareille obligation aux États contractants » tout en validant, bien entendu, la consécration du mariage homosexuel par les Etats. Cf. CEDH, Chapin et Charpentier c. France, 9 juin 2016 (Requête n° 40183/07) https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-163436%22]}

[9] Tribunal constitutionnel espagnol, STC 198/2012, 6 novembre 2012 [http://hj.tribunalconstitucional.es/es/Resolucion/Show/23106]. Cf. H. ALCARAZ, « La Constitution et le mariage gay en Espagne. A propos de l’arrêt STC 198/2012 du Tribunal constitutionnel », RDLF, 2014, Chron. n° 01 [http://www.revuedlf.com/droit-constitutionnel/la-constitution-et-le-mariage-gay-en-espagne-a-propos-de-larret-stc-1982012-du-tribunal-constitutionnel-article/]

[10] Cour constitutionnelle italienne, arrêt 138/2010, 14 avril 2010 [https://www.cortecostituzionale.it/actionSchedaPronuncia.do?anno=2010&numero=138]. Cf. F. LAFFAILLE, « Les droits des couples de même sexe dans la jurisprudence italienne : du refus de consacrer le droit au mariage à la protection de droits fondamentaux (à propos de l’application de la pénible doctrine “separate but equal”) », RDLF 2013, chron. n° 28 (http://www.revuedlf.com/droit-constitutionnel/les-droits-des-couples-de-meme-sexe-dans-la-jurisprudence-italienne-article/)

[11] Conseil constitutionnel, Décision n° 2010-92 QPC du 28 janvier 2011, Mme Corinne C. et autre [Interdiction du mariage entre personnes de même sexe].

[https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2011/201092QPC.htm]

[12] Conseil constitutionnel, Décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. [https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2013/2013669DC.htm]

[13] The Commonwealth v Australian Capital Territory [2013] HCA 55, 12 December 2013. http://eresources.hcourt.gov.au/downloadPdf/2013/HCA/55

[14] VfGH G 258/2017, 4 décembre 2017.

https://www.vfgh.gv.at/downloads/VfGH_Entscheidung_G_258-2017_ua_Ehe_gleichgeschlechtl_Paare.pdf

[15] Cour constitutionnelle de Roumanie, décision n.580/2016 du 20 juillet 2016 [https://www.ccr.ro/files/products/Decizie_580_2016.pdf].

[16] https://www.lemonde.fr/europe/article/2018/10/07/roumanie-echec-d-un-referendum-anti-mariage-gay-en-raison-d-une-abstention-massive_5366042_3214.html

[17] CJUE, arrêt de grande chambre dans l’affaire C-673/16, 5 juin 2018. [http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=202542&doclang=FR]

[18] https://www.liberation.fr/direct/element/roumanie-la-cour-constitutionnelle-appelle-a-reconnaitre-les-couples-gays_87940/

[19] Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Opinion consultative, OC-24/17 du 24 novembre 2017 [http://www.corteidh.or.cr/docs/opiniones/seriea_24_esp.pdf]

[20] Cour suprême de Justice du Costa Rica, salle constitutionnelle, Sentence n° 12782, 8 août 2018. [https://nexuspj.poder-judicial.go.cr/document/sen-1-0007-875801]

[21] CEDH, Schalk et Kopf c. Autriche, 24 juin 2010, (Requête n° 30141/04).

https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22dmdocnumber%22:[%22870457%22],%22itemid%22:[%22001-99605%22]}

[22] CEDH, Chapin et Charpentier c. France, 9 juin 2016 (Requête n° 40183/07).

https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-163436%22]}

[23] L’article 48 de la Constitution roumaine de 1991, relatif à « La famille », est ainsi rédigé : « (1) La famille est fondée sur le mariage librement consenti entre les époux, sur leur égalité et sur le droit et le devoir des parents d’assurer la croissance, l’éducation et l’instruction des enfants. (2) Les conditions de conclusion, dissolution et annulation du mariage sont fixées par la loi. Le mariage religieux ne peut être célébré qu’après le mariage civil. (3) Les enfants sont égaux devant la loi, qu’ils soient nés d’un mariage ou hors mariage ».

[24] L’article 52 de la Constitution du Costa Rica de 1949 dispose que « Le mariage est la base fondamentale de la famille et repose sur l’égalité de droits des conjoints ».

[25] Constitution australienne de 1901, s. 51 (xxi).

[26] Attorney-General (Vic) v Commonwealth (“Marriage Act case”) [1962] HCA 37, 1er août 1962.

https://jade.io/article/65638

[27] VfSlg 17.098/2003, 12 décembre 2003, II. Cette jurisprudence s’appuyait alors sur l’article 44 du Code civil général autrichien (Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch) de 1812, dans sa version antérieure au 1er janvier 2019 et qui disposait que « le contrat de mariage constitue la base des relations familiales. En vertu de pareil contrat, deux personnes de sexe différent déclarent leur intention légitime de vivre ensemble et d’être unies par les liens indissolubles du mariage, de procréer et d’élever des enfants et de se porter aide et assistance mutuelles ».

https://www.ris.bka.gv.at/Dokument.wxe?Abfrage=Vfgh&Dokumentnummer=JFT_09968788_03B00777_00

[28] VfGH G 258/2017, 4 décembre 2017.

[29] Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Opinion consultative, OC-24/17 du 24 novembre 2017§ 223.

[30] Cour suprême de Justice du Costa Rica, salle constitutionnelle, Sentence n° 12782, 8 août 2018, Point VI.

[31] Marriage amendment (Definition and Religious Freedoms) Bill 2007.

[32] Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Opinion consultative, OC-24/17 du 24 novembre 2017§ 192.

[33] L’exemple australien, en associant institution et interprétation évolutive, rappelle la contrainte argumentative qui fut celle du Tribunal constitutionnel espagnol dans sa décision du STC 198/2012. Cf. H. ALCARAZ, « La Constitution et le mariage gay en Espagne. A propos de l’arrêt STC 198/2012 du Tribunal constitutionnel », RDLF, 2014, Chron. n° 01 (http://www.revuedlf.com/droit-constitutionnel/la-constitution-et-le-mariage-gay-en-espagne-a-propos-de-larret-stc-1982012-du-tribunal-constitutionnel-article/)

[34] Attorney-General (Vic) v Commonwealth (“Marriage Act case”) [1962] HCA 37, 1er août 1962.

[35] C. J. DOWSON, « Beyond juristic classification: the High Court’s decision in Commonwealth v. Australian Capital Territory (Same-sex marriage case) », The Western Australian Jurist 2014, vol. 5, p. 293.

[36] Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Opinion consultative, OC-24/17 du 24 novembre 2017, § 177.

[37] Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Opinion consultative, OC-24/17 du 24 novembre 2017, § 179.

[38] The Commonwealth v Australian Capital Territory [2013] HCA 55, 12 December 2013.

[39] Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Opinion consultative, OC-24/17 du 24 novembre 2017, § 187.

[40] Cour constitutionnelle de Roumanie, décision n.580/2016 du 20 juillet 2016.

[41] E. S. TĂNĂSESCU, « La Roumanie : chronique d’un référendum échoué », International Association of Constitution Law (IACL) blog, post 2018 [https://blog-iacl-aidc.org/blog/2018/10/17/partie-i-la-roumanie-chronique-dun-rfrendum-chou].

[42] Cour constitutionnelle de Roumanie, décision n.580/2016 du 20 juillet 2016.

[43] J. CARBONNIER, « A chacun sa famille, à chacun son droit », in Essais sur les lois, Répertoire du notariat Defrénois, 1979, p. 167-180, p. 180.

[44] Ibid.

[45] CEDH, Schalk et Kopf c. Autriche, 24 juin 2010, (Requête n° 30141/04), §61.

https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22dmdocnumber%22:[%22870457%22],%22itemid%22:[%22001-99605%22]}

[46] CEDH, Oliari et autres c. Italie, 21 juillet 2015, (Requêtes n° 18766/11 et 36030/11), §185 : « l’Italie n’a pas respecté l’obligation qui lui incombe de veiller à ce que les requérants disposent d’un cadre juridique spécifique apte à reconnaître et protéger leurs unions ».

http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-156265

[47] Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Opinion consultative, OC-24/17 du 24 novembre 2017, § 220.

[48] Idem, § 228.

[49] Idem, § 218.

[50] CEDH, Oliari et autres c. Italie, 21 juillet 2015, (Requêtes n° 18766/11 et 36030/11), § 174.

[51]Article 14 du Code civil costaricain : « Es legalmente imposible el matrimonio: […] 6) Entre personas del mismo sexo. […] ».

[52] L’article 33 de la Constitution costaricaine énonce que : « Tous les hommes sont égaux devant la loi et ne pourront être victimes d’une discrimination quelconque contraire à la dignité humaine ».

[53] Cour suprême de Justice du Costa Rica, salle constitutionnelle, Sentence n° 12782, 8 août 2018, Point VII.

[54] Ibid : « la norma cuestionada se traduce por sí misma en una prohibición para el matrimonio entre personas del mismo sexo, negándoseles con base en su orientación sexual el acceso a tal instituto ». Il est à noter que l’interdiction faite aux couples homosexuels emporte une seconde conséquence en vertu de l’article 242 du Code de la famille qui pose la condition de « l’aptitude légale pour contracter le mariage » pour accéder au régime de l’union de fait. Aussi, l’interdiction du mariage aux couples de même sexe impliquait en outre l’impossibilité de reconnaître leur relation en tant qu’union de fait.

[55] Article 44 du Code civil autrichien dans sa version antérieure au 1er janvier 2019, voir note 27.

[56] La loi sur le « partenariat enregistré » (Eingetragene Partnerschaft-Gesetz), adoptée le 30 décembre 2009 et entrée en vigueur le 1er janvier 2010, permettait seulement aux couples homosexuels de contracter un tel partenariat. Ainsi l’article 2 disposait notamment qu’« un partenariat enregistré ne peut être conclu que par deux personnes de même sexe (partenaires enregistrés). […] ».

[57] VfGH G 258/2017, 4 décembre 2017, III, 2.3.

[58] Idem, III, 2.4. Sur le rapprochement matériel entre le mariage et le partenariat enregistré voir L. KHAKZADEH-LEILER, « Öffnung der Ehe für gleichgeschlechtliche Paare », Zeitschrift für Familien und Erbrecht, 2018/2, p. 52 et s.

[59] L’article 7 al. 1 de la Constitution autrichienne dispose que : « Tous les citoyens de la Fédération sont égaux devant la loi. Les privilèges tenant à la naissance, au sexe, à l’état, à la classe et à la religion sont exclus. Nul ne peut être défavorisé en raison de son handicap. La République (la Fédération, les Laender, les communes) s’engage à assurer, dans tous les domaines de la vie quotidienne, l’égalité de traitement entre les personnes handicapées et celles qui ne le sont pas ».

[60] VfGH G 258/2017, 4 décembre 2017, III, 2.5.

[61] Ibid : « Die Trennung in zwei Rechtsinstitute bringt somit – auch bei gleicher rechtlicher Ausgestaltung – zum Ausdruck, dass Personen mit gleichgeschlechtlicher sexueller Orientierung nicht gleich den Personen mit verschieden- geschlechtlicher Orientierung sind ».

[62] Ibid.

[63] Ibid. « Die damit verursachte diskriminierende Wirkung zeigt sich darin, dass durch die unterschiedliche Bezeichnung des Familienstandes (“verheiratet” versus “in eingetragener Partnerschaft lebend”) Personen in einer gleichgeschlechtlichen Partnerschaft auch in Zusammenhängen, in denen die sexuelle Orientierung keinerlei Rolle spielt und spielen darf, diese offen legen müssen und, insbesondere auch vor dem historischen Hintergrund, Gefahr laufen, diskriminiert zu werden ».

[64] Voir note 10.

[65] Legge 20 maggio 2016, n. 76, disponible sur http://www.gazzettaufficiale.it/eli/id/2016/05/21/16G00082/sg.

[66] CJUE, arrêt de grande chambre dans l’affaire C-673/16, 5 juin 2018, § 13.

[http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=202542&doclang=FR]

[67] Idem, § 17.

[68] Pour une analyse détaillée de l’arrêt voir G. WILLEMS, « Le droit au regroupement familial des époux homosexuels consacré par la Cour de justice de l’Union européenne », JCP G, n° 30-35, 23 Juillet 2018, p. 874 ; G. KESSLER, « Mariage entre personnes de même sexe – La consécration par la CJUE du droit de séjour du conjoint de même sexe du citoyen européen : un pas supplémentaire vers la libre circulation des situations familiales au sein de l’Union européenne ? », Journal du droit international (Clunet), n° 1, Janvier 2019, doctr. 2.

[69] Idem, § 34.

[70] Idem, § 35.

[71] Idem, § 37.

[72] Idem, § 39.

[73] Cour constitutionnelle roumaine, 18 juillet 2018, N° 534. Version anglaise de la décision : https://www.ccr.ro/files/products/Decizia_534_EN.pdf

[74] H. FULCHIRON, « Existe-t-il un modèle familial européen? », Defrénois, n° 19, 2005, p. 1461 et s.

[75] G. KESSLER, « Mariage entre personnes de même sexe … », op. cit..

[76] VfGH G 258/2017, 4 décembre 2017.

[77] Cour suprême de Justice du Costa Rica, salle constitutionnelle, Sentence n° 12782, 8 août 2018.

[78] H. KELSEN, Théorie pure du droit, 2ème éd., trad. Ch. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962.

[79] C. BEHRENDT, « Quelques réflexions sur l’activité du juge constitutionnel comme législateur-cadre », Les Cahiers du Conseil Constitutionnel n°20, 2006, p.7.

[80] L. KHAKZADEH-LEILER, « Öffnung der Ehe für gleichgeschlechtliche Paare »…, op.cit., p. 56.

[81] L’article 86 de la Constitution autrichienne dispose que : « (1) Sauf disposition contraire de la présente loi, les juges sont nommés, sur proposition du gouvernement fédéral, par le président fédéral ou, sur délégation de celui-ci, par le premier-ministre fédéral compétent ; le gouvernement fédéral ou le ministre fédéral compétent doivent inviter les chambres, prévues à cet effet par la loi sur l’organisation judiciaire, à soumettre des propositions de nominations. (2) Les propositions de nomination, soumises au ministre fédéral compétent et transmises par celui-ci au gouvernement fédéral, comprendront, si le nombre de candidats est suffisant, au moins trois noms et, si plus d’un poste est à pourvoir, au moins deux fois autant de noms que de juges à nommer ».

[82]N. P. SAGUËS, Las sentencias constitucionales exhortativas. Estudios Constitucionales [en linea] 2006, 4 (noviembre), p.194: Disponible en:<http://www.redalyc.org/articulo.oa?id=82040109> ISSN 0718-0195

[83]A. SOLÍS FALLAS, “Una sentencia blandengue y arbitraria”, Delfino, 17 de agosto 2018.

[84] Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Opinion consultative, OC-24/17 du 24 novembre 2017.

[85] L’article 9 de la Constitution costaricaine dispose que : « Le gouvernement de la République est populaire, représentatif, alternatif et responsable. Il est exercé par les trois pouvoirs distincts et indépendants qui sont : le Législatif, l’Exécutif et le Judiciaire. Aucun de ces trois pouvoirs ne peut déléguer l’exercice de ses fonctions qui lui sont propres (…)»

[86] CEDH, Oliari et autres c. Italie, 21 juillet 2015, (Requêtes n° 18766/11 et 36030/11).

[87] CEDH, Chapin et Charpentier c. France, 9 juin 2016, (Requêtes n°40183/07).

[88] Cour suprême de Justice du Costa Rica, salle constitutionnelle, Sentence n° 12782, 8 août 2018, Point VII.

[89] Voir en ce sens les écrits du juge à la Cour européenne Peter Jambrek, faisant référence au Docteur Jack Geiger. P. JAMBREK, « Violation structurelles ou massives des droits de l’homme : prévention et réponses », in Conseil de l’Europe, Tous concernés. L’effectivité de la protection des droits de l’homme 50ans après la Déclaration universelle, Éditions du Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1998, pp. 83-91, p. 83.

[90] Cour suprême de Justice du Costa Rica, salle constitutionnelle, Sentence n° 12782, 8 août 2018, Point VII.

[91] La cour précise que : « Die Aufhebung tritt mit Ablauf des 31. Dezember 2018 in Kraft. » (« L’abrogation entre en vigueur au terme du 31 décembre 2018. »)

[92] L’ÖVP est le parti populaire autrichien, d’orientation chrétien-démocrate-conservateur.

[93] Le FPÖ est le parti politique nationaliste autrichien

[94] Pour information, à l’origine du recours il y avait trois personnes : deux personnes homosexuelles en couple et leur enfant.

[95] VfGH E230/2016 ua, 4 décembre 2017, 1-3, spéc. §3.

[96] Il convient néanmoins de souligner que le communiqué de presse de la Cour précise qu’il y a quatre autres affaires pendantes relatives à ce problème au 4 décembre 2017. Voir en ce sens : VfGH G 258/2017 Press release, 5 décembre 2017, p. 3.

[97] L. KHAKZADEH-LEILER, « Öffnung der Ehe für gleichgeschlechtliche Paare »…, op.cit., p. 52.

[98] Ce projet tend à modifier une série d’articles du Code de la famille et du Code civil pour éliminer les références hétérosexuelles caractérisant le mariage et les unions de fait. L’objectif poursuivi par le gouvernement consiste donc à réparer les violations structurelles.

[99] Quatorze membres sur 57 sont issus du « Partido Restauración Nacional » diffusant des valeurs évangéliques et clairement défavorable à l’adoption de ce projet. Le « Partido Integración Nacional », porteur d’une idéologie très conservatrice a obtenu quatre sièges lors des élections législatives du 4 février 2018, lorsque le « Partido Unidad Social cristiana » occupe désormais neuf sièges et le « Partido Republicano Social Cristiano » a remporté deux sièges.

[100] L’article 106 de la Constitution costaricaine prévoit que : « (..) les députés sont élus par province. L’Assemblée est composée de cinquante-sept députés. À chaque recensement de la population, le Tribunal Suprême Électoral assignera aux provinces, les députés proportionnellement à la population. »

[101] Cour suprême de Justice du Costa Rica, salle constitutionnelle, Sentence n° 12782, 8 août 2018, Point IX.

[102] Dix-huit sièges étaient attribués aux membres du « Partido de la liberación nacional », treize sièges aux membres du « Partido Acción ciudadana » et 9 sièges aux membres du « Frente Amplio », qui défendent tous une idéologie sociale-démocrate.

[103] Pour creuser ce sillon, se référer à J. JIMÉNEZ BOLAÑOS, Matrimonio igualitario en Costa-Rica : los orígenes del debate 1994-2006. Revista de Ciencias Sociales (Cr) [en linea] 2017, I (Sin mes): Disponible en:<http://www.redalyc.org/articulo.oa?id=15352346010> ISSN 0482-5276

[104] Idem, p.162. En 2001, Ana Virginia Calzada Miranda, magistrate de la Salle Constitutionnelle, affirmait lors d’une interview que « dans notre législation, les droits des couples homosexuels ne pourront jamais être consacrés, en raison de notre concept culturel et religieux du mariage, lequel doit se réaliser entre un homme et une femme, condition nécessaire à l’adoption d’enfants ».

[105] Idem, p.166.

[106] Le mariage strictement hétérosexuel est déjà inscrit dans la Constitution en Pologne, en Bulgarie, en Lettonie, en Lituanie.

[107] L’interview de l’ancien juge à la Haute Cour, Mickael Kirby
https://www.abc.net.au/news/2017-08-22/fact-check-same-sex-marriage-postal-survey/8826300

[108] L’article 48 de la Constitution de la Roumanie de 1991

[109] L’article 151, alinéa 3 de la Constitution de la Roumanie de 1991

[110] Haute Cour d’Australie, décision du 12 décembre 2013, The Commonwealth of Australia v. the Australien Capital Territory, [2013] HCA 55 [www.austlii.edu.au/au/cases/cth/HCA/2013/55.html].

[111] P. KILDEA, « The Constitutional and Regulatory Dimensions of Plebiscites in Australia », Public Law Review 290, [2017].

[112] Cour constitutionnelle de Roumanie, décision n.580/2016 du 20 juillet 2016

[https://www.ccr.ro/files/products/Decizie_580_2016.pdf].

[113] Wilkie v The Commonwealth et Australian Marriage Equality Ltd v Cormann [2017] HCA 40, 28 septembre 2017

[https://static1.squarespace.com/static/580025f66b8f5b2dabbe4291/t/59cc4994d2b857c0e1628b21/1506560408589/High+Court+Judgment+marriage+equality+postal+survey+challenge.pdf].

[114] En 2003, le gouvernement a fait recours à la législation déléguée pour organiser le référendum qui se déroule sur deux jours. En 2018, la loi relative au référendum a été modifiée, en faisant mention dans la loi organique que le jour du référendum serait le dernier dimanche existant à l’intérieur d’un délai de 30 jours à partir de la date de l’adoption de la loi de révision constitutionnelle. Cette modification rendait a priori impossible le déroulement du référendum sur plusieurs jours

[115] La dépénalisation de l’homosexualité en Roumanie date de 1996 seulement

Les misères du droit : au sujet de l’ouvrage de Laurent Bouvet, « La nouvelle question laïque. Choisir la République » (Flammarion, 2019)

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L’ouvrage de Laurent Bouvet « La nouvelle question laïque. Choisir la République » publié récemment promeut une conception républicaine de la laïcité. L’ambition de la présente contribution est d’analyser cet ouvrage dans une perspective juridique. Il propose une lecture contestable tant de la lettre et de l’esprit de la loi de Séparation des églises et de l’Etat du 9 décembre 1905 que des jurisprudences respectives des juridictions françaises et européennes. Il interroge aussi sur le rôle du droit dans la régulation du fait religieux puisque cet ouvrage s’inscrit surtout dans un combat mené par l’auteur dans l’espace public. Or, comme l’atteste la séquence récente autour du hijab de course commercialisé par Décathlon, ce combat produit une forme de normalisation qui va au-delà de la régulation juridique voire contre elle.

 

Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR 8103)

 

Laurent Bouvet est un Professeur de sciences politiques très engagé dans la défense de la laïcité notamment à travers sa participation à la création du Printemps républicain et un activisme important sur les réseaux sociaux où il ne rechigne pas au combat rapproché. La publication de l’ouvrage « La nouvelle question laïque. Choisir la République » est donc un nouveau maillon dans une stratégie d’occupation de l’espace public vu comme un lieu de conflit entre plusieurs visions de la place du fait religieux dans notre société. Le dernier chapitre de son ouvrage a d’ailleurs les atours d’un manifeste pour une « voie républicaine de la laïcité ». Le propos n’est pas ici de discuter du projet politique porté par Laurent Bouvet. On se reportera aux multiples recensions souvent bienveillantes dont cet ouvrage a fait l’objet dans la presse généraliste. Il est plutôt de se concentrer sur la mobilisation du droit dans le discours et le combat porté par l’auteur. Car s’il invite à se « défaire du juridisme qui paralyse trop souvent la réflexion en la matière » (p. 209), il ne s’en réfère par moins de manière massive au droit pour défendre sa cause et plus précisément aux textes juridiques (à commencer par la loi de Séparation des églises et de l’Etat du 9 décembre 1905), aux jurisprudences des différentes juridictions européennes et françaises et aux écrits de la doctrine juridique. Il propose une lecture du droit qui nous semble à tout le moins contestable (I.). Par ailleurs, il interroge sur le rôle du droit dans la régulation du fait religieux. Car si Laurent Bouvet participe à travers cet ouvrage au combat pour le droit, il prétend aussi s’inscrire dans une lutte qui dépasse le droit. L’affaire récente du hijab de course proposé par l’enseigne Décathlon montre que ce dépassement peut jouer contre le droit lui-même (II).

 

I. Misère du droit : le droit défiguré

 

L’ouvrage de Laurent Bouvet repose sur une thèse : la loi du 9 décembre 1905 aurait posé les principes de la conception républicaine de la laïcité, en particulier dans ses dispositions liminaires. Elle aurait été pervertie à partir des années 1980 par les juridictions françaises et européennes et des universitaires ayant pignon sur rue (à commencer par Jean Baubérot), au profit d’une lecture libérale d’inspiration anglo-saxonne. La charge est sévère puisqu’il est non seulement question d’une lecture restrictive (p. 81), d’une interprétation a minima (p. 90) et d’une modification du sens (p. 153) de la loi de 1905 mais aussi de « récits manipulateurs et normalisateurs » (p. 208). Bref, la loi de 1905 aurait subi une normalisation libérale (chapitre IV) à rebours des intentions de ses rédacteurs. Sa tare principale étant qu’elle est utilisée « pour faire accepter et reconnaître la visibilité de la présence musulmane essentiellement à travers le voile, que ce soit dans l’espace public ou dans les entreprises, suivant une logique d’accommodements raisonnables » (p. 81). Le récit du destin juridique de la laïcité proposé par Laurent Bouvet appelle plusieurs réserves. Il nous semble à la fois partial et partiel. Il l’est lorsque l’auteur s’attache à définir l’esprit et l’essence de la loi de 1905 à travers sa lettre et les intentions de ses initiateurs (A). Il l’est encore quand il s’efforce de rendre compte de l’esprit libéral, au sens anglo-saxon, des jurisprudences respectives des juridictions françaises et européennes (B).

 

A. Le retour sur la loi de Séparation du 9 décembre 1905

Le point de départ de l’analyse proposée par Laurent Bouvet est de remettre en cause une conception de la laïcité « qui résulte d’une lecture politique, voire idéologique, de ses fondements comme de son histoire » (p. 144). Elle aurait en particulier dévoyé le sens des deux premiers articles de la loi de 1905. Pour mémoire, son article 1er dispose que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » et son article 2 affirme que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». La liberté de conscience aurait été rabattue sur la seule liberté religieuse ; le principe de séparation exprimé par les obligations de non salariat et le non-subventionnement aurait été défini à sens unique comme n’impliquant que la seule neutralité de l’Etat (p. 144 et p. 153). Laurent Bouvet entend alors rétablir le sens initial de ces dispositions. La liberté de conscience ne s’épuise pas dans la liberté religieuse mais suppose également le droit d’être laissé tranquille en matière religieuse (p. 95) ; l’article 2 implique aussi de « préserver l’Etat et la sphère publique des pressions et des intérêts religieux » (p. 153) et que l’Etat protège de l’influence des cultes (p. 161). Comme on le verra (II. B.), l’auteur est plutôt flou sur ce que recouvre cette lecture républicaine de la laïcité. Elle paraît justifier une certaine invisibilisation du fait religieux dans l’espace public au sens large (en y intégrant le lieu de travail) dès lors notamment que le port de signes religieux est analysé comme relevant d’une démarche prosélyte et revendicative (p. 81).

Afin d’attester que cette interprétation républicaine correspond au sens initial de la loi de 1905, Laurent Bouvet cite des acteurs importants de son élaboration tels Aristide Briand (p. 153) et Jean Jaurès (p. 156). Le problème est que ces citations ne disent pas ce que l’auteur leur fait dire. Lorsque, par exemple, Jaurès affirme que « la laïcité assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, mais qui ne fait d’aucun dogme la règle de fonctionnement de la vie sociale », il ne dit pas que cette laïcité implique que d’une manière ou d’une autre l’Etat neutralise l’expression du fait religieux dans l’espace public. Surtout, une analyse des travaux préparatoires de la loi et des écrits de ses contemporains laisse entendre que la loi de 1905 a plutôt été pensée comme un texte libéral. Ainsi, revenant sur l’article 1er, Aristide Briand relevait que « par cette disposition, la République assure la liberté de conscience c’est-à-dire la liberté de toutes les croyances, de toutes les religions » et protège « les manifestations extérieures des croyances et des religions » (A. Briand, La séparation : discussion de la loi (1904-1905), Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, 1908, p. 82.). Dans son rapport sur la future loi de 1905, il affirmait aussi que l’article 1er visait aussi à proclamer que « la République ne saurait opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux » et concluait que « le libre exercice des cultes tel qu’il est prévu et garanti par le projet réalise un progrès notable dans la voie du libéralisme » (A. Briand, La loi de Séparation des églises et de l’Etat. Rapport fait un nom de la commission de la Chambre des députés, ARD Cornély, 1905, p. 265-266). Cette proclamation solennelle de la liberté de conscience visait en réalité à rassurer les catholiques et s’inscrivait dans une logique d’apaisement (en ce sens, L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, Boccard, 2e éd., 1925, T5, p. 503).

Au surplus, il peut être relevé que la Fédération nationale de la Libre pensée, gardienne sourcilleuse et « quérulente » du temple et des principes de la loi de 1905, n’en développe pas du tout la même interprétation que Laurent Bouvet. Au nom de la fidélité à son héritage laïque, cette association se montre ainsi très réservée à l’égard des restrictions aux ports de signes religieux par des particuliers dans l’espace public et au sein des entreprises (voir par ex. l’analyse de l’affaire Baby loup dans le mensuel de la Libre pensée : La Raison, nov.-déc. 2018, n°636, p. 11).

 

B. L’inclination libérale des juges français et européens

Laurent Bouvet stigmatise une rupture libérale dans l’interprétation de la loi de 1905 à partir des années 1980 et plus encore dans les années 2000 (p. 165). Il pointe en particulier le rôle joué par les différentes juridictions françaises et européenne dans ce processus de normalisation libérale de la laïcité. Là-encore, son analyse peine à convaincre parce qu’elle nous semble biaisée. Il en est ainsi au sujet des quatre juridictions dont l’auteur rend compte de la jurisprudence.

Le Conseil d’Etat d’abord, aurait joué un rôle-clé dans cette normalisation libérale (p. 166 et s.). L’auteur se fonde essentiellement sur son avis du 27 novembre 1989 sur le foulard islamique et sur les arrêts d’assemblée du 19 juillet 2011 qui ont précisé les modalités selon lesquelles une collectivité publique peut être amenée à prendre en charge certaines dépenses en rapport avec des équipements ou pratiques cultuelles (dont CE Ass., 19 juill. 2011, Commune de Trélazé, Rec. p. 370). L’avis marquerait son adhésion à une nouvelle orientation en ce que la liberté de conscience serait déclinée avant tout comme liberté religieuse dont le sens profond serait la tolérance à l’égard des religions (p. 168). Quant aux cinq arrêts de 2011, ils « assouplissent considérablement les modalités de financement public des cultes » (p. 171). L’interprétation de ces différentes décisions en termes de rupture libérale est en soi contestable. Jean Rivero avait en son temps résumé l’avis de 1989 dans les termes suivants : « un principe clairement posé qui confirme et enrichit la tradition libérale de la laïcité scolaire, des orientations moins précises quant aux limites qu’appelle la mise en œuvre de la liberté reconnue aux élèves » (RFDA 1990 p. 1). Les cinq arrêts de 2011 évoquent surtout une clarification du droit applicable et ont été présentés comme perpétuant la conception traditionnelle du régime de séparation (J.-F. Amédro, JCP éd. Adm. 2011, n°39-40, 2307). Dans les deux cas, il est donc plutôt question de tradition que de rupture. Ce constat peut être complété à deux égards.

En premier lieu, la tradition libérale évoquée par Jean Rivero renvoie en réalité aux principes d’interprétation mis en œuvre par le Conseil d’Etat dès l’entrée en vigueur de la loi de 1905. Le juge administratif déférait alors à l’invitation du principal inspirateur de cette loi, Aristide Briand. Il présentait l’article 1er proclamant la liberté de conscience et de culte comme un guide pour l’interprétation des dispositions de la loi : « le juge saura, grâce à l’article placé en vedette de la réforme, dans quel esprit tous les autres ont été conçus et adoptés. Toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur » (rapport préc., p. 266). Tel a été l’esprit dans lequel le Conseil d’Etat a fait application de la loi de 1905 dès son entrée en vigueur. Beaucoup d’auteurs ont relevé que le juge administratif a développé une lecture libérale de la loi de 1905 à l’occasion des nombreux litiges qui ont émaillé les premières années d’application de la loi (pour une analyse récente : Ph. Nélidoff, « Les premières interprétations de la loi du 9 décembre 1905 par le Conseil d’État », Mélanges en l’honneur de Bernard Pacteau. Cinquante ans de contentieux publics, Mare & Martin, 2018, p. 577). Ce libéralisme assumé dès 1906 n’a pas grand-chose à voir avec le libéralisme anglo-saxon stigmatisé par l’auteur. En atteste d’ailleurs la jurisprudence du Conseil d’Etat.

En effet et en second lieu, l’analyse de la jurisprudence administrative proposée par Laurent Bouvet nous semble très sommaire. Il focalise son propos sur un avis et une série de cinq arrêts dont on a vu qu’il en malmène la signification. Il ignore l’essentiel de la jurisprudence administrative sur le fait religieux, musulman en particulier. Elle est loin d’évoquer une ouverture vers le libéralisme à l’anglo-saxonne. Elle ne l’est pas en matière d’interdiction de ports de signe religieux par les agents publics lorsque le juge en impose le respect aux agents telles les assistantes maternelles, dont l’activité se déroule à leur domicile (CAA Versailles, 23 févr. 2006, n°04VE03227). Elle ne l’est pas non plus à l’occasion de l’application de la loi du 15 mars 2004 prohibant le port de signes ou tenues religieuses quand le Conseil d’Etat analyse le port d’un bandana sur les cheveux comme une manifestation ostensible d’une appartenance religieuse au regard des circonstances de l’affaire (CE 5 déc. 2007, Ghazal, n°295671, Rec. 464). Elle ne l’est toujours pas lorsque le Conseil d’État juge que « l’administration pénitentiaire n’est pas tenue de garantir aux personnes détenues, en toute circonstance, une alimentation respectant leurs convictions religieuses (CE 25 févr. 2015, Stojanovic, n°375724). Elle ne l’est pas enfin lorsque le Conseil d’Etat estime qu’une femme n’est pas éligible à la nationalité française en raison de son défaut d’assimilation à la communauté française attesté par « une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes » (CE, 27 juin 2008, Mabchour, n°286798).

Au débit du Conseil constitutionnel, Laurent Bouvet place son refus de reconnaître la valeur constitutionnelle du principe de non-subventionnement à l’inverse des autres composantes des articles 1 et 2 de la loi de 1905 (Cons. const. n°2012-297 QPC, 21 févr. 2013, APPEL, Rec. 293). Il omet de souligner que ce refus s’explique d’abord par le constat que ce principe connaît de nombreuses exceptions légales souvent anciennes. La loi de 1905 dans sa version d’origine autorisait déjà l’inscription aux budgets des personnes publiques, des « dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons » (art. 2).

L’auteur ne manque pas non plus de s’en prendre à la Cour européenne des droits de l’homme et aux normes européennes « inspirées par la vision libérale du droit que l’on trouve dans le cadre globalisé du libéralisme à l’anglo-saxonne » (p. 173). La manière dont il rend compte de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg est pour le moins contestable. Il se garde d’abord de préciser que compte tenu de la diversité de la place du fait religieux au sein des 47 Etats parties à la CEDH, la Cour laisse une importante marge de manœuvre aux Etats et pratique donc une forme de self-restraint. Cette volonté de laisser une grande liberté aux Etats explique que d’un côté la Cour n’a pas condamné une loi turque prohibant le port du foulard islamique dans les universités (CEDH [GC], 10 nov. 2005, Leyla Sahin / Turquie, n°44774/98), l’interdiction française de ports de signes religieux par les agents publics (CEDH 26 nov. 2015, Ebrahimian / France, n°64846/11) et les lois du 15 mars 2004 et du 11 octobre 2010 prohibant respectivement les portes de signes religieux ostensibles par les élèves (CEDH déc., 30 juin 2009, Aktas c/ France, n°43563/08) et le voilement intégral dans l’espace public (CEDH [GC], 1er juill. 2014, SAS / France, n°43835/11) et que d’un autre côté, sont jugées licites au regard de la Convention tant la présence de crucifix dans les salles de classe d’une école publique italienne (CEDH [GC], 18 mars 2011, Lautsi / Italie, no30814/06) que des dispositions nationales incriminant le blasphème ou le dénigrement des religions (CEDH, 25 oct. 2018, E.S / Autriche, n°38450/12). Une lecture simpliste de la démarche de la Cour pourrait donc laisser à croire selon les cas qu’elle est partisane d’une ferme laïcité ou à l’inverse qu’elle valorise surtout l’exercice de la liberté religieuse (pour un ex. récent de ce type de confusion, M. Afroukh, « Non, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas reconnu l’existence d’un délit de blasphème !”, RDLF 2018 chron. n°23). Laurent Bouvet n’évoque pas non plus la prise de position très explicite de la plus importante formation de jugement de la Cour au sujet de la Charia : « il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses » (CEDH, 13 févr. 2003, Refah Partisi, n°41340/98). L’auteur se réfère aussi dans une note de bas de page à une série d’arrêts de la Cour qui illustreraient une « tendance jurisprudentielle à favoriser la liberté religieuse des citoyens des pays européens qui ne sont pas de la religion dominante » (p. 176). Or certains de ces arrêts évoquent plutôt la protection des individus contre la promotion d’une religion par l’Etat et donc une exigence qui fait écho à la laïcité française dans ce qu’elle a de moins incertain à savoir la neutralité de l’Etat : condamnation de l’obligation d’acquitter un impôt ecclésial (CEDH, 23 oct. 1990, Darby / Suède, n°11581/85) et de l’obligation pour les élèves de l’enseignement primaire de suivre un cours sur la religion principalement axé sur le christianisme (CEDH, 28 juin 2007, Folgero / Norvège, n°15472/02). Enfin, Laurent Bouvet semble faire une confusion sur la signification du recours à la technique des obligations positives dans la jurisprudence de la Cour. Elle s’illustrerait selon lui dans l’affirmation par la Cour que la liberté religieuse comprend aussi la possibilité de manifester ses croyances et elle transformerait « de facto sinon de jure, la liberté de religion en véritable mission de la puissance publique » (p. 180). Il incombe aux Etats de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les ingérences émanant notamment de particuliers dans l’exercice des droits proclamés dans la CEDH. Il en résulte par exemple que les autorité géorgiennes ont violé la Convention en s’abstenant de prendre les mesures pour assurer la protection de témoins de Jéhovah contre un groupe d’extrémistes chrétiens orthodoxes qui les ont agressés, humiliés et violemment frappés (CEDH, 3 mai 2007, Membres de la congrégation des témoins de Jehovah de Gldani / Georgie, n°71156/01). Il est donc simplement question d’une mission de police au sens classique du terme et sûrement pas d’une obligation de promouvoir l’exercice de la liberté religieuse par exemple en mettant en place des accommodements raisonnables.

Sur sa lancée, Laurent Bouvet évoque aussi rapidement le droit de l’Union européenne et la Cour de justice de l’Union européenne (p. 175). On peut regretter qu’il ne mentionne pas à cette occasion les arrêts rendus par la Cour de Luxembourg en 2017 qui ont rendu possible la mise en œuvre d’une politique de neutralité par les entreprises dans leurs relations avec leurs clients et qui font donc écho aux vœux de l’auteur (CJUE, 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH / Micropole SA, Aff. C-188/15 ; CJUE, 14 mars 2017, Achbita / G4S Secure Solutions NV, Aff. C-157/15).

Au total, le regard sur le droit proposé par Laurent Bouvet est donc très lacunaire. Il semble difficile d’invoquer les mânes des rédacteurs de la loi de 1905 au soutien de la conception républicaine de la laïcité telle qu’entendue par l’auteur. De même, le récit d’une normalisation libérale à l’anglo-saxonne de la laïcité dans les jurisprudences des juridictions françaises et européens a des assises très fragiles. Au demeurant, Laurent Bouvet ne paraît pas toujours convaincu par sa propre narration. Il affirme ainsi que « les bouleversements des décennies récentes, dont l’émergence de l’islam comme religion visible […] ont rendu caduque la grille traditionnelle de la laïcité » (p. 141). Il laisse ainsi entendre que la lecture républicaine de la laïcité qu’il promeut constitue une rupture avec les intentions des auteurs de la loi de 1905 et la jurisprudence qui s’est développée sur son fondement. On ne le démentira pas sur ce point.

 

II. Misère du droit : le droit impuissant

 

On l’aura donc compris, le propos de Laurent Bouvet n’est pas de faire un cours d’histoire du droit des religions et son ouvrage n’est pas destiné aux chercheurs et aux étudiants en droit. Il s’inscrit dans un combat mené par l’auteur en faveur d’une lecture républicaine de la laïcité afin de contrecarrer les revendications religieuses et en particulier islamistes. Ce combat mobilise une lecture du droit de la laïcité (A). Mais il s’inscrit aussi dans l’espace politique et social où cette lecture du droit produit une forme de normalisation qui se substitue en partie à la régulation juridique (B).

 

A. Le combat pour le droit : quel droit ?

Laurent Bouvet défend une interprétation républicaine de la laïcité qui s’inscrit, en partie du moins, en rupture avec la tradition juridique française. Son ouvrage peut être donc lu comme une revendication en faveur d’un droit nouveau et donc d’un aggiornamento du Parlement et des juges. Cette promotion de la conception républicaine de la laïcité a vocation à influencer le législateur en tant qu’il assure la régulation du fait religieux à travers la loi mais aussi les différentes juridictions dans leurs activités d’interprétation et d’application des textes supra-législatifs et législatifs. Aussi peut-il être intéressant à ce stade d’approfondir la signification juridique de cette laïcité. En réalité, elle n’est pas dénuée d’ambiguïté.

Comme il a déjà été relevé, le point de départ de son discours sur le droit sont les deux premiers articles de la loi du 9 décembre 1905. L’article 1er proclame la liberté de conscience et du culte : elle devrait être comprise comme garantissant la liberté religieuse mais aussi le droit « de toute personne privée, individuelle ou collective de se protéger de l’influence, de la pression, etc. religieuse » (p. 76) et le droit d’être laissé tranquille en matière religieuse (p. 95). L’article 2 dispose que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte : il devrait s’entendre comme impliquant que l’Etat « protège de l’influence des cultes » (p. 161) et « de préserver l’Etat et la sphère publique des pressions et des intérêts religieux » (p. 153). La portée de cette interprétation de la loi de 1905 peut paraître incertaine mais Laurent Bouvet mobilise la cartographie des territoires de la laïcité proposée par Gwenaëlle Calvès (Territoires disputés de la laïcité, 44 questions (plus ou moins) épineuses, PUF, 2018) pour en préciser la signification (p. 216 et s.). Il distingue donc l’espace privé compris comme le for intérieur et la sphère intime, l’espace public qui renvoie aux services publics et l’espace civil qui recouvre la rue, les lieux ouverts au public mais aussi les entreprises. Dans les deux premiers lieux de cette cartographie, l’interprétation républicaine de la laïcité renvoie en substance à l’acception habituelle du principe de laïcité dans la jurisprudence française. Dans l’espace privé, « chacun est totalement libre de sa conscience et bien évidemment de son expression, comme des pratiques qui sont liées à sa croyance, etc., dans la seule limite du respect strict de ces mêmes libertés pour chacun, et bien évidemment des lois en vigueur » (p. 218). Dans l’espace public, le principe de neutralité s’impose aux collectivités publiques et à leurs agents (p. 221).

C’est donc au sujet du troisième territoire, – l’espace civil -, que s’illustre la rupture résultant de la nouvelle lecture de la laïcité proposée par Laurent Bouvet. Ses contours sont incertains et l’auteur évoque un chemin de crête étroit et difficilement praticable (p. 221). Le principe de laïcité imposerait la non-participation des responsables politiques aux activités religieuses comme des responsables religieux aux activités politiques (p. 225), l’impossibilité pour un citoyen ou un parti de se présenter à une élection politique en se réclamant d’une confession ou d’un culte (p. 226). Par ailleurs, l’espace civil doit rester un lieu où la liberté de conscience prédomine avec cette précision que cette liberté fonctionne aussi contre la religion (p. 227). Laurent Bouvet n’en dit guère plus sur ce « conflit des consciences » de telle sorte que l’on ne comprend pas bien ce qu’il implique en droit. Suppose-t-il en particulier que les personnes qui le souhaitent ne soient pas confrontées à la vue de signes ou de manifestations religieuses dans cet espace civil ? Il pourrait en être ainsi dès lors que l’auteur semble percevoir le port du voile comme une forme prosélyte ou radicalisée de l’islam (p. 81) et une revendication radicale (p. 177). Il ajoute aussi que « l’islamisme est contraire à la laïcité […] parce qu’il entraîne, en tant qu’opinion dans l’espace civil, des conséquences pratiques sur la liberté de conscience, et donc sur la liberté d’expression et sur le mode de vie de certains citoyens, ceux de confession ou de culture musulmane, au premier rang desquels les femmes » (p. 254). L’auteur approuve donc la loi du 15 mars 2004 qui prohibe les signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires (p. 229). De même, il estime que les entreprises doivent pouvoir se doter de règles internes, qui obligent les salariés qui y travaillent à garder leurs convictions religieuses pour eux-mêmes en échange d’une flexibilité des horaires et du temps de travail qui leur permette répondre à leurs obligations religieuses (p. 233). En revanche, il n’envisage pas la mise en place d’une prohibition du voile dans les établissements universitaires et encore moins dans les lieux publics (p. 270).

Force est de constater que le combat pour le droit mené par les tenants de cette nouvelle laïcité dont Laurent Bouvet est un acteur visible a porté des fruits. Il a influencé le législateur à travers les lois du 15 mars 2004 et du 11 octobre 2010 prohibant respectivement les portes de signes religieux ostensibles par les élèves et la dissimulation du visage dans l’espace public. Il a aussi eu un rôle dans l’évolution des jurisprudences européenne et judiciaire sur le port des signes religieux dans l’entreprise. La Chambre sociale de la Cour de cassation estime désormais que « l’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise […] une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients » (Cass. soc., 22 nov. 2017, n°13-19855, Bull.). Mais le combat mené par Laurent Bouvet ne vise pas seulement à influencer la production et l’application du droit. Il prétend aussi conquérir les esprits pour produire une forme de normalisation qui se déploie en marge du droit. Elle en constitue même un dépassement.

 

B. Le combat au-delà du droit

Laurent Bouvet ne prône pas la prohibition généralisée du port de signes ou de vêtements religieux dans ce qu’il appelle l’espace civil. S’il estime que les débats récurrents sur le port du voile sont légitimes puisqu’ils n’impliquent « aucune police du vêtement » (p. 269), il précise qu’il s’agit là, « pour les républicains laïques, d’un combat politique, culturel et idéologique, et certainement pas d’une demande juridique » (p. 270). Toutefois, il n’est guère d’effort à faire pour constater que ce combat participe d’une nouvelle forme de normalisation des comportements qui se situent en marge de la régulation juridique voire contre elle.

La séquence récente sur la commercialisation d’un hijab de sport par Décathlon en est une bonne illustration. On sait qu’elle a suscité de nombreuses critiques en particulier sur les réseaux sociaux. La porte-parole des Républicains, Lydia Guirous, a ainsi reproché à l’enseigne rien moins que de se soumettre « à l’islamisme qui ne tolère les femmes que la tête couverte d’un hijab pour affirmer leur appartenance à la oumma et leur soumission aux hommes et renie donc les valeurs de notre civilisation sur l’autel du marché et du marketing communautaire » (Tweet du 24 février 2019). Laurent Bouvet n’a pas manqué de participer à la dénonciation de l’entreprise sur les réseaux sociaux. Dans un premier temps, l’entreprise a choisi de maintenir son offre en se prévalant d’un engagement sociétal et en précisant que Décathlon demeure une marque apolitique et non religieuse. Puis sous la pression, elle a renoncé à vendre son hijab de course en France. Elle a justifié cette volte-face expresse par son souci de préserver l’intégrité et la sécurité de ses personnels. Elle s’est aussi préoccupée de son image auprès de sa clientèle et ainsi de la préservation de ses parts de marché. L’entreprise a donc été la victime de la pratique du « name and shame ». Cette dernière consiste à stigmatiser une personne ou une entreprise dans l’espace public au nom d’une cause (féminisme, environnement, etc.) en jouant notamment sur la puissance démultiplicatrice et délétère des réseaux sociaux, afin par exemple qu’elle mette fin à une campagne de publicité (par ex. jugée sexiste ou raciste comme y ont été confrontées la société Heineken et la société GAP récemment), à sa participation à des activités polluantes ou encore à la commercialisation d’un produit (ex. du pull évoquant le blackface de Gucci). Cette pratique n’a rien de spécifique à la question religieuse puisqu’elle joue un rôle important en matière de lutte contre le sexisme, le racisme ou encore pour la promotion de la protection de l’environnement ou des droits sociaux. La puissance publique y recourt parfois (par ex. en matière d’égalité salariale homme-femme) et elle figure désormais au nombre des mesures que l’administration fiscale peut décider en matière de fraude fiscale depuis la loi du 23 octobre 2018 (art. 1729 A bis CGI).

En l’espèce, la campagne engagée contre Décathlon l’a été par les tenants d’une certaine conception de la laïcité et elle a conduit l’enseigne à écarter la commercialisation de ce hijab. Cette séquence, à l’instar de bien d’autres, évoque donc un dépassement du droit. En effet, rien ne semble en droit positif fonder la prohibition du port ou de la commercialisation de ce type de vêtement. Laurent Bouvet évoque bien l’existence de zones grises : « là où le législateur ne s’est pas aventuré (…), ou encore lorsque des principes concurrents sinon contradictoires sont en jeu et demandent aux juges un effort de discernement jurisprudentiel qu’il s’agisse par exemple, de la question du burkini » (p. 211-212). Il semble méconnaître un principe rappelé par le commissaire de gouvernement Corneille en son temps dans de célèbres conclusions à savoir que « toute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle et la restriction de police, l’exception » (concl. sur CE, 10 août 1917, Baldy, Rec. p. 639). Comme s’est borné à le rappeler le Conseil d’Etat au sujet du burkini (CE, 26 août 2016, LDH, n°402742), dès lors que la réglementation n’en interdit par le port et que ce dernier ne s’analyse pas comme une atteinte à l’ordre public, le port du hijab de course est licite en droit français. Il en est de même de sa commercialisation.

Il y a donc quelque chose de troublant pour le juriste à constater que la pratique du « name and shame » produit concrètement le même effet que la mise en œuvre des règles juridiques mais en dehors d’elles et même, en l’espèce, contre elles. Elle participe donc d’une forme de normalisation des comportements et des expressions en marge de la régulation juridique. Cette normalisation ne présente pas les mêmes qualités que la régulation juridique : elle ne procède pas d’autorités légitimes sauf à considérer que la clameur publique virtuelle bénéficie d’une telle aura ; elle s’exonère des formes et des garanties du droit (délibération, droits de la défense, etc.). Cette normalisation est aussi incertaine : elle dépend avant tout de la capacité d’acteurs sociaux à médiatiser leurs causes via les réseaux sociaux en particulier, sachant que tous ne sont pas égaux à cet égard. A travers son ouvrage, Laurent Bouvet fournit donc des ressources argumentatives au soutien d’un combat qui se joue dans l’espace public. Il a cela de paradoxal que d’un côté, il prétend légitimer ses convictions laïques en les fondant sur le droit et que de l’autre, il aspire à une forme de normalisation au-delà du droit. Par le droit et contre le droit en quelque sorte…

 

 

Vulnérabilité et cellule familiale

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CHAPITRE 1 – Vulnérabilité et cellule familiale

 

La cellule familiale qui peut assez spontanément être envisagée comme un lieu de protection et d’accompagnement de ses membres en situation de vulnérabilité se révèle parfois le terreau de vulnérabilités. Le défi – dans ce cercle intime – est alors de parvenir à identifier ces situations de vulnérabilité, souvent cachées et tues, d’inviter chacun à en prendre conscience et de proposer un accompagnement associatif et institutionnel adapté, au plus près des intéressés, construit avec eux et pour eux. Libérer la parole implique également de travailler sur le poids des représentations sociales et des habitudes et de renforcer la prévention.

 CONTRIBUTIONS :

Vulnérabilité et cellule familiale. Le regard du juriste.

Cathy POMART, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles,

Université de La Réunion.

 

Il s’agit de réfléchir sur la place que le droit de la famille réserve à la notion de vulnérabilité. Plus précisément, quelle protection la matière familiale garantit-elle aux personnes vulnérables et à leurs droits fondamentaux ?

Il semble important de signaler que la notion de vulnérabilité n’est pas affichée de manière transversale, ni même clairement affirmée en droit de la famille mais cette notion n’est cependant pas totalement absente de la matière familiale, loin s’en faut. Ainsi, il existe un lien évident entre la notion de vulnérabilité et le droit des personnes, plus précisément les régimes de protection qui sont dépendants du concept de vulnérabilité. La notion de vulnérabilité est une notion sous-jacente en droit de la famille.

Notre législation ne vise pas en tant que telle la personne vulnérable. Pourquoi un tel manque de succès de la notion de vulnérabilité ? Trop souvent encore le droit de la famille propose un raisonnement catégoriel (il vise l’enfant, la femme, l’époux, etc.) même si des efforts de bilatéralisation et de décloisonnement sont opérés.

La famille est classiquement perçue comme devant être un lieu privilégié de protection. L’accompagnement au sein de la famille est d’ailleurs privilégié par le droit français car il est censé répondre au mieux aux attentes de l’intéressé et ne pèse pas sur la société. Si la cellule familiale est a priori un outil d’accompagnement des vulnérabilités (I°), elle peut cependant se révéler être une source de vulnérabilités (II°).

 

I – La cellule familiale, outil d’accompagnement des vulnérabilités

 L’accompagnement familial se caractérise par la diversité de dispositifs adoptés par le législateur (A) et l’adaptabilité des mesures prononcées dans les faits (B).

 A – Une diversité de dispositifs d’accompagnement reposant prioritairement sur la cellule familiale

 L’identification et l’analyse des dispositifs qui – au sein de la cellule familiale – permettent de garantir la protection d’une personne vulnérable invite à conclure à leur grande diversité.

On songe d’abord au devoir de secours entre époux (art. 212 Cciv.) et aux obligations alimentaires au sein de la famille (art. 205 s. Cciv.). La solidarité conjugale et familiale repose sur une réciprocité des obligations commandées par un besoin. On peut également penser aux prérogatives d’autorité parentale, droit fonction finalisé (art. 371-1 al. 1 Cciv.). L’objectif de ces prérogatives est bien de protéger l’enfant « dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne » (art. 371-1 al. 2 Cciv.). L’intervention de l’autorité – administrative ou judiciaire – dans le cadre de l’exercice des droits et devoirs parentaux est par principe exceptionnelle et est justifiée tantôt par un danger avéré, un risque de danger, un danger présumé, un danger manifeste, un désintérêt ou encore un délaissement[1]. On peut encore envisager la protection judiciaire de la personne majeure souffrant d’une incapacité (d’exercice). Cette mesure prévoit une priorité familiale (art. 449 et 450 Cciv.) et n’est envisageable que si le régime matrimonial ne suffit pas à pourvoir aux intérêts de la personne vulnérable (art. 428 Cciv. réf. aux art. 217, 219, 220-1, 1426, 1429 Cciv).

Plus récemment, des dispositifs nouveaux sont apparus et cherchent encore, pour certains, leur place. On songe ici à l’habilitation familiale (art. 494-1 à -12 Cciv. et 1260-1 à -12 Cpc), mesure permettant aux proches d’une personne hors d’état de manifester sa volonté de la représenter ou de passer des actes en son nom sans avoir à se soumettre au formalisme habituel des mesures de protection judiciaire (en particulier aucun compte de gestion), voire au mandat de protection future. Le mandataire est librement choisi par le mandant (art. 480 Cciv.) et peut être un membre de la famille ou un proche. De même, l’articulation de la déclaration judiciaire de délaissement parental avec le retrait de l’autorité parentale fondé sur le désintérêt à l’égard du mineur devra encore être précisée par la pratique.

Il ressort de ces nombreux dispositifs de protection que tout un chacun peut se retrouver dans une situation de vulnérabilité. La vocation de la cellule familiale est de permettre de surpasser ces situations, transitoires ou durables. La force des mesures qui peuvent être prononcées réside dans leur adaptabilité à la situation concernée et à son évolution.

 

B – L’adaptabilité des mesures et de la protection

 Les mesures de protection doivent être nécessaires, subsidiaires et individualisées. Le cadre familial permet cette souplesse et favorise assurément l’association de la personne vulnérable aux décisions qui la concerne.

Pour illustrer cette exigence d’adaptabilité, on peut évoquer la protection de l’incapable majeur, protection qui n’est pas uniforme mais pour laquelle une individualisation est possible. Le législateur en 1968[2] et en 2007[3] a en effet prévu une gradation des mesures de protection. L’étendue de la protection varie en fonction de la gravité de l’altération des facultés du majeur. Le régime de protection doit répondre aux besoins effectifs de l’intéressé (art. 428 Cciv.) : le juge des tutelles peut ainsi valablement énumérer les actes que le majeur conserve la possibilité d’effectuer seul[4]. Par ailleurs, l’évolution de l’état de la personne – qu’il s’agisse d’une amélioration ou d’une dégradation – peut nécessiter une adaptation de la protection et les changements de régime sont possibles. Enfin, des mesures de protection allégées peuvent être envisagées selon les circonstances : le juge peut ne mettre en place qu’une simple administration légale sous contrôle judiciaire si un conjoint / un proche peut assurer la gestion des biens du majeur (art. 497 Cciv.).

 De la même manière, l’habilitation familiale peut être conçue « à la carte » (la représentation aura lieu pour tous les actes de la vie ou certains seulement, en fonction de l’état de l’intéressé) et le juge peut y mettre fin à tout moment dès lors que la mesure n’apparaît plus nécessaire (art. 494-1 s. Cciv.).

On peut encore envisager les décisions prises en matière d’autorité parentale, décisions révisables à tout moment par le juge[5]. Ces mesures doivent notamment intégrer la prise en compte de l’avis du mineur et composer avec l’autonomie croissante qu’il lui est reconnue[6]. L’article 371-1 alinéa 3 du Code civil énonce d’ailleurs que « les parents associent l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité ».

La diversité des mesures de protection permet – en théorie en tout cas – d’adapter ces mesures au degré de vulnérabilité. L’adaptation « prêt à porter » du législateur est complétée par un travail de « sur mesure » confié au magistrat. L’adaptation est donc in fine le défi du juge. L’enjeu est de ne pas surprotéger pour ne pas être contreproductif : il faut garantir les meilleures chances d’inclusion dans la société à terme et ne pas exclure définitivement.

La famille apparaît donc être le premier garant de la protection d’un individu. Parfois, cependant, la cellule familiale ne parvient cependant pas à protéger, voire expose ses membres à des dangers en étant source de vulnérabilités.

 

II – La cellule familiale, source de vulnérabilités

La famille n’est pas nécessairement cette sphère garantissant la protection de la personne vulnérable, au contraire. Dès lors, il est nécessaire de trouver d’autres outils permettant la protection de la personne en situation de vulnérabilité. C’est en raison de la vulnérabilité d’un membre de la famille que le législateur s’est reconnu et se reconnaît encore aujourd’hui la faculté de s’immiscer dans la sphère des relations privées des parents et des enfants (A). Les outils contemporains de protection des plus vulnérables que sont les droits fondamentaux et le contrôle de proportionnalité jouent pleinement en droit de la famille (B).

 

A – La protection de la personne vulnérable par l’intervention étatique dans la cellule familiale

Cette protection du législateur concerne la personne en situation de vulnérabilité au sein de sa propre famille. Une telle protection n’allait pas de soi. Initialement en effet, la famille était un groupe fermé sur lui-même, placé sous la puissance du chef de famille. Les prérogatives discrétionnaires liées à la qualité de chef de famille étaient nombreuses (conception consacrée dans le Code civil de 1804). La puissance maritale et la puissance paternelle justifiaient le pouvoir déterminant du père / mari. Une évolution progressive s’est opérée avec les lois Carbonnier de 1965[7], 1985[8], 1970[9]. Chaque membre de la famille est reconnu dans son individualité. Le législateur a progressivement admis l’intervention étatique dans la sphère familiale. Ce contrôle judiciaire sur la famille encouragé par le législateur permet d’assurer la protection du « plus faible », du « plus vulnérable » au sein de la cellule familiale (protection de la femme mariée contre son mari, protection de l’enfant, etc.) a en outre été conjugué à un mouvement d’égalité en droit de la famille (égalité des époux, des parents, des enfants). La principale méthode mise en œuvre par le législateur pour garantir ce contrôle consiste en l’intégration de notions à contenu variable dans les textes législatifs (intérêt de l’enfant, du conjoint, etc.)[10].

Au titre des mesures protectrices des personnes vulnérables, leur vulnérabilité ayant pour source la famille, on peut songer à la protection du logement familial (art. 215 Cciv.), à la protection contre les violences conjugales (art. 515-9 à 515-12 Cciv. applicable aux (ex)époux, (ex)partenaires pacsés ou (ex)concubins – ordonnance de protection / éloignement du compagnon violent) ; au cas particulier du mariage forcé (art. 515-13 Cciv.) ; à la protection de l’enfant en danger – mesures d’assistance éducative (art. 375 à 375-9 Cciv.), de retrait de l’autorité parentale (art. 378 – 381 Cciv.) mais également de déclaration judiciaire de délaissement parental (art. 381-1 Cciv.) –.

A la vérité, le droit de la famille français ne protège pas « la personne vulnérable » mais l’enfant, la mère, le père, etc. Ces derniers ne sont pas nécessairement en situation de vulnérabilité. Le raisonnement catégoriel rencontre donc ses limites. Le législateur tente alors de préciser ses mesures en visant – par exemple – non l’enfant de manière générale mais l’enfant en danger, l’enfant victime d’un désintérêt, l’enfant qui pâtit d’un délaissement… Il démultiplie dès lors les critères de déclenchement de telle ou telle protection via telle ou telle institution. Trop de protections peut parfois nuire à la protection. Une approche sous l’angle de la vulnérabilité permettrait sans doute une protection plus adaptée, plus adaptable, plus cohérente. Par ailleurs, la démultiplication des « droits à » dans le cadre d’un phénomène de subjectivisation du droit[11] génère des conflits de « droits à ». On assiste alors au développement du paradoxe du droit au droit et la protection offerte par la loi devient illusoire.

L’intervention étatique au sein de la cellule familiale en vue de protéger la personne vulnérable n’est pas uniquement le fait du législateur. Elle peut également être le fait du juge via notamment le contrôle de proportionnalité qui se développe en matière familiale.

 

B – La protection de la personne vulnérable par les droits fondamentaux et le contrôle de proportionnalité

Il existe une tendance contemporaine marquée à l’émergence et l’affirmation de droits fondamentaux. La troisième génération de droits de l’homme s’entend de prérogatives concrètes attachées aux êtres humains. Quel est donc l’enjeu de l’affirmation des droits fondamentaux (substantiels et processuels) ?

L’évolution actuelle se caractérise par un contrôle de proportionnalité à double détente : il s’agit de se demander dans quelle mesure la règle de droit (contrôle in abstracto) et son application au cas d’espèce (contrôle in concreto) ne contredisent pas, de façon excessive, un droit fondamental consacré dans la Constitution ou dans une convention internationale (notamment dans la Convention européenne des droits de l’homme). La question à se poser consiste à se demander si l’ingérence constatée est nécessaire dans une société démocratique, c’est-à-dire, pour l’essentiel, proportionnée au but recherché.

Le contrôle de proportionnalité, en droit de la famille comme dans les autres branches du droit, a suscité des espoirs importants (des inquiétudes nombreuses) mais le premier bilan de ce contrôle s’avère décevant (rassurant) dès lors que peu de requêtes aboutissent[12]. La méthode du contrôle de proportionnalité est basée sur une démarche casuistique : il s’agit de ne pas permettre d’atteinte disproportionnée ou non nécessaire aux droits fondamentaux. Ce contrôle permet une intervention du juge qui peut décider d’écarter un texte législatif dans une espèce. Cela remet en cause la prévisibilité de la règle de droit au profit de son adaptabilité. Ce contrôle peut également conduire à écarter des règles pourtant impératives qui régissent la cellule familiale. En d’autres termes, ce contrôle opère une remise en cause du légicentrisme. Plus concrètement, le contrôle de proportionnalité permet une intervention du juge en opportunité pour venir au secours d’une personne potentiellement en situation de vulnérabilité qui ne trouverait pas d’écho à sa demande, dans le but de garantir ses droits fondamentaux.

 Avec ou contre la famille… notre droit s’est doté d’outils pour garantir la protection des plus vulnérables. Certains de ces outils semblent encore devoir être affinés. L’affirmation du concept de vulnérabilité pourrait sans doute y contribuer.

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Vulnérabilité dans les contextes de violences intrafamiliales et particulièrement de violences conjugales.

Chantal JOUVENOT, Responsable de formation IRTS, Présidente du Collectif pour l’élimination des violences intrafamiliales (CEVIF).

 

La vulnérabilité : essai de définition

Parler de vulnérabilité nécessite tout d’abord d’en préciser les contours. Or, une telle opération semble soulever de nombreuses questions allant jusqu’à interroger la pertinence même de l’usage de cette expression. Hélène THOMAS[13] dans son analyse de sa genèse, de sa diffusion et de son opérationnalisation, mais aussi de « ses effets psychiques et sociaux sur ceux qui se voient accoler cette étiquette et traités en conséquence »[14] pointe les ambiguïtés qui accompagnent son émergence dans les jargons experts et scientifiques, sa circulation dans les sphères institutionnelles et académiques et ses usages à la fois normatifs, descriptifs et prescriptifs.

La vulnérabilité est tout d’abord une notion d’entre-deux. Elle est élaborée en référence à celles de pauvreté et d’exclusion dont elle croise plusieurs enjeux théoriques. Ainsi chez Robert CASTEL[15] elle désigne « une zone intermédiaire » située entre la zone d’intégration et la zone de désaffiliation qui correspond à une absence de participation productive et à un isolement relationnel. Sa qualification s’opère en référence à ces deux bornes: la vulnérabilité est une zone intermédiaire, instable, qui conjugue la précarité au travail et la fragilité des supports de proximité au sein de laquelle les individus sont « en situation de flottaison »[16].

Le second aspect qui ressort de la réflexion sur la vulnérabilité concerne son double statut. Premièrement, elle qualifie des « états de fragilité bien souvent incarnés en des individus particuliers »[17] qui impliquent par exemple en droit ou dans les politiques publiques une attention ou une prise en charge particulières. Deuxièmement, en tant que notion exprimant, au sens étymologique, une potentialité « qui peut être blessé », elle renvoie à « des processus sociaux ou des interactions sociales qui rendent les personnes vulnérables ou qui les inscrivent dans une situation, un contexte, un processus de vulnérabilité »[18]. Le recours à l’expression de « personnes en situation de vulnérabilité », tout comme celle d’« individus en situation de flottaison », visant à éviter de recréer une catégorie uniformisante comme celle des exclus et à prendre en compte les processus, ne règle pas vraiment la question de la différence entre l’état et le processus, le terme « situation » introduisant la même ambigüité. Par conséquent, son usage suppose de préciser ce que l’on désigne. Est-ce un état à un temps T identifié par la non-possession des attributs sociaux de l’intégration et de l’exclusion ? Ou est-ce une situation potentielle qui s’inscrit dans une trajectoire dont les dynamiques et les composantes sont spécifiques ?

Dans le premier cas, l’état est advenu alors que, dans le second, l’état peut advenir. Cette définition par « approximations successives »[19] autour de ce que la vulnérabilité n’est pas vraiment et de ce dont elle se rapproche s’accompagne d’une légitimation de son apport pour analyser certains phénomènes sociaux contemporains.

Cet usage élargi fait référence, d’un côté, à la nature même de l’existence humaine – la vulnérabilité serait une dimension constitutive de la subjectivité des individus –, et, de l’autre, à une dimension structurelle et structurante des sociétés contemporaines – la vulnérabilité serait une « pathologie d’un monde global en crise »[20].

Ce court examen de la notion de vulnérabilité permet à la fois de pointer les ambigüités qui sous-tendent l’emploi de ce terme et de repérer quelques caractéristiques utiles à la réflexion sur la question de la vulnérabilité dans le cadre des violences intrafamiliales.

 

Les violences intrafamiliales

La violence intrafamiliale inclut plusieurs sous-catégories : la violence des parents à l’égard de leurs enfants (aussi désignée sous le concept de maltraitance), la violence des enfants envers leurs parents ou proches âgés, la violence dans la fratrie et les violences conjugales. Si chacune de ces sous catégories renvoie à une problématique spécifique, elles partagent toutefois des points communs : elles se caractérisent généralement par le rapport d’intimité qui unit l’auteur de la violence à la victime, par la différence de pouvoir entre l’auteur et la victime, ainsi que par les conséquences néfastes engendrées chez la victime.

Le fait d’étudier les liens entre les violences conjugales et d’autres formes de violence familiale permet de prendre en considération les nombreuses situations où les violences se présentent de façon concomitante au sein d’une même famille.

La violence conjugale, sur laquelle je vais m’arrêter plus particulièrement, influe sur l’exercice de la maternité et de la paternité, c’est pourquoi il est nécessaire de privilégier une analyse globale du vécu des parents et des enfants.

Permettez-moi maintenant de vous raconter une histoire en quatre temps[21] :

– Premier temps : une rencontre

Une douceur incomparable se dégageait de lui… Sa présence et son physique me plaisent… Une complicité extraordinaire s’est très vite installée. On partait tous les week-ends à la mer, on nageait, on riait beaucoup… J’étais aux anges, je me sentais intelligente, belle …On passait des heures à parler et quand on rentrait chez nous on se téléphonait, on s’envoyait des SMS, on n’arrivait pas à se séparer… Il me disait qu’il voulait construire une famille stable, avec une maison, un chien, mes rêves d’enfants… Il m’a fait une belle demande en mariage, peu ordinaire, alors j’ai dit oui.

– Deuxième temps : la vie en couple

Très vite il a voulu que je reste à la maison, il y avait beaucoup à faire : le ménage, le repassage, il voulait que tout brille… Il fallait tout nettoyer tous les jours du sol au plafond… Il faut que je fasse attention à lui… Que je lui fasse plaisir… Très vite, il a répondu aux appels téléphoniques, aux SMS, et il disait à mes amis que j’étais en train de cuisiner ou sous la douche et que je ne pouvais pas leur parler… Il me laisse seul et sort avec ses amis… Je me sens épiée… Je dois vivre en fonction de lui tout le temps… Je n’ai plus le droit de me maquiller car il m’aime au naturel… Il m’achète de nouveaux vêtements, plus corrects, moins « sexy »… Il sait ce qui est bon pour moi. 

– Troisième temps : puis viennent les coups

Je suis enceinte… Je suis en train de jouer avec les enfants et dans ses yeux tout à coup une fureur, un regard de folie ; si ses yeux avaient été des armes, j’aurais été clouée aux murs… Il me regarde me laver et il me dit tu me dégouttes… Une pluie de coups au moment où on s’y attend le moins, quand je ne suis pas face à lui et je ne comprends pas ce qui m’arrive… Il m’arrache la petite des bras et la secoue car elle pleure… 

– Quatrième temps : les départs et les retours

Je pars une première fois, 3 ou 4 jours, et je reçois plein de messages : il m’aime, il ne sait pas ce qui lui a pris, il veut une famille, il pleure, il demande pardon, se met à genoux avec des fleurs, il m’emmène au cinéma… Je le crois car le l’aime et je reviens… C’est vrai il a raison, c’est de ma faute, je me comporte comme une petite fille gâtée… C’est lui qui me connait le mieux car je vis avec lui depuis 10 ans, alors il a raison… Plus j’essaie de me rapprocher de lui et plus il me maltraite, plus il me frappe… Je suis amoureuse de mon bourreau…Une fois il m’a attrapée par la gorge et il a commencé à serrer, je me suis sentie partir, j’étais bien… Quand il m’a lâchée, il m’a dit « regardes dans quel état tu m’as forcé à te mettre »… Tous les soirs, je me demande ce qui va arriver, il me force, prend ma résistance comme un jeu…Je deviens sa pute mais je suis toujours amoureuse de lui…

Vous aurez reconnu là le cycle infernal des violences conjugales.

Malgré les avancées en ce domaine, le déni et la loi du silence règnent encore en majorité sur toutes les violences intrafamiliales, conjugales et sexuelles que subissent beaucoup de femmes et parfois des hommes. Pour bien trop de personnes encore, qu’elles soient ou non des professionnelles, il y a un véritable refus à penser et à intégrer que de telles violences aient lieu dans des espaces comme le couple et la famille. Ces personnes veulent continuer à penser ces lieux comme des espaces protecteurs et fiables où règne l’amour, a fortiori lors d’une grossesse que tout le monde s’accorde à considérer comme sanctuarisée. Si je me permets ici de faire référence à l’état de grossesse, c’est parce que tous les travaux convergent à montrer que pour 40% de ces femmes, la violence a débuté au cours de cette grossesse. L’apogée des violences se situant au moment de la grossesse et lors de la séparation.

De plus, un des principaux symptômes psycho-traumatiques que présentent les victimes est une dissociation traumatique qui les déconnecte et les anesthésie émotionnellement. Or, face à une personne dissociée, un interlocuteur ne peut pas ressentir d’émotion (les neurones miroirs qui normalement l’informent sur l’état émotionnel de la personne qui lui fait face, ne renvoient rien puisqu’elle est déconnectée de ses émotions), cela explique, pour une bonne part, pourquoi l’entourage des victimes de violences conjugales, et parfois encore les professionnels les prenant en charge, peuvent avoir du mal à se mobiliser pour la victime, à identifier la réalité du danger qu’elle court, et à avoir peur pour elle. Et si elle parle des violences qu’elle subit, ils pourront avoir du mal à la croire, puisqu’elle semble détachée, indifférente, ou tout au moins bien supporter ce qu’elle vit.

Seulement 14% des victimes pourront dénoncer les violences, demander du secours et porter plainte : en raison des menaces et des manipulations qu’elles subissent, de la honte et de la culpabilité qui les colonisent, de la peur de ne pas être crues, des symptômes psychotraumatiques qui rendent toute évocation des violences très douloureuses et angoissantes (mémoire traumatique) ou confuse et irréelle (dissociation traumatique). Encore plus rares sont celles qui seront dépistées et protégées par des professionnels, alors que la vulnérabilité de ces victimes les oblige à les mettre hors de danger, et permet de lever le secret professionnel pour faire un signalement auprès du procureur de la République. La méconnaissance de la réalité de ces violences et de leurs conséquences, l’absence encore de formation des professionnels (de santé, des magistrats entre autres), prenant en charge les femmes, le déni, la loi du silence, font que la grande majorité d’entre elles seront abandonnées et devront se protéger et survivre comme elles peuvent aux violences et à leurs conséquences sur leur vie, leur santé et celle de leur(s) enfant(s).

Le couple et la famille restent encore actuellement une zone de non-droit où, sous couvert “d’amour”, un droit naturel à posséder l’autre et à exercer les pires violences est toléré. Ils deviennent alors un espace patriarcal totalitaire où s’exercent des privilèges en contradiction totale avec l’inaliénabilité de la personne humaine et de ses droits fondamentaux.

Les violences commises par le conjoint sont très souvent multiples et répétées, elles peuvent être verbales, psychologiques, physiques, sexuelles, économiques et matérielles[22].

Ce sont des délits et des crimes (viols, tentatives de meurtre) avec des circonstances aggravantes (exercées par un conjoint et sur une personne en situation de vulnérabilité).

Ces violences, en entraînant de lourdes conséquences psychotraumatiques, aggravent la situation de vulnérabilité des victimes et les plongent souvent dans une situation de précarité. Leur santé physique et psychique et celle de leur enfant seront très impactées, ainsi que le lien mère-enfant, d’autant plus que les enfants qui seront témoins de ces violences, en seront également traumatisés.

Les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles des violences qui s’expliquent par la mise en place de mécanismes neurobiologiques et psychiques de survie à l’origine d’une mémoire traumatique. Les atteintes sont non seulement psychologiques, mais également neurologiques avec des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels et de la mémoire, visibles sur des IRM[23]. Ils ne sont pas liés à la victime mais avant tout à la gravité de l’agression, au caractère insensé des violences, à l’impossibilité d’y échapper, ainsi qu’à la mise en scène terrorisante et à l’intentionnalité destructrice de l’agresseur. La vulnérabilité de la victime (liée à la grossesse, à un handicap ou une maladie surajoutés, au très jeune âge de la victime, et au fait d’avoir déjà subi des violences) est un facteur aggravant de ces psycho traumatismes.

Femmes victimes et hommes violents ont très fréquemment subi des violences dans leur enfance ou ont été témoins de violences conjugales. Les troubles psychotraumatiques qu’ils vont développer, vont être à l’origine d’une mémoire traumatique, de troubles dissociatifs et de stratégies de survie. Si on n’est pas responsable des violences qu’on a subi, ni de leurs conséquences traumatiques, en revanche on a le choix de ses stratégies de survie. La violence exercée sur autrui en est une, elle fait partie de ce qu’on appelle une conduite dissociante qui permet de s’anesthésier, comme une drogue.

Une société inégalitaire où les hommes peuvent facilement choisir de mettre en scène une prétendue supériorité aux dépens de femmes, facilite le choix de s’autoriser à être violent, en s’identifiant à l’agresseur de son enfance, pour « traiter » une mémoire traumatique qui se réactive en présence de sa ou son conjoint.

Les évènements de vie pouvant provoquer un affect négatif sont nombreux. Qu’il s’agisse d’une perte, d’un échec ou encore d’une agression, voire d’agressions répétées, les réactions cognitives, affectives et comportementales qui en découlent varient d’une personne à l’autre en fonction des circonstances de vie.

Nous avons voulu cependant démontrer jusqu’à quel point les facteurs de vulnérabilité sont en jeu lorsque des personnes font face à des évènements de vie à caractère traumatique tels que la violence conjugale.

Les diverses approches de la violence conjugale suscitent de nombreuses réflexions sur le plan théorique mais également sur le plan des politiques et des pratiques d’interventions.

Il ne faut pas oublier que la problématique des violences conjugales, dans sa dimension politique, est sortie de l’ombre dans les années 1970, emmenée précisément par les mouvements féministes.

Et si aujourd’hui le quinquennat de M. MACRON nous amène sur le terrain de la construction sociale des rapports entre femmes et hommes, nous souhaitions mettre en exergue que ces rapports sociaux de sexe font apparaître les inégalités à l’œuvre dans la société. Ainsi, inscrire la problématique des violences conjugales dans la lecture de genre permet de comprendre la dimension socio-politique dans laquelle ce type de violences prend place et conduit donc à dépasser une lecture strictement causale des événements, questionnant les enjeux sociaux et idiosyncratiquement humains qui transitent également par la justice pénale[24].

 

– Lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes n°8, 2018, http://stop-violences-femmes.gouv.fr

– LASSARD G. et al., « Les violences conjugales, familiales et structurelles: vers une perspective intégrative », in Enfances Familles Générations, n°22, 2015, pp. 1-26.

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La médecine obstétricale des Trente glorieuses à l’aune de la loi naturelle : quelle actualité des propos du Professeur Marc Rivière dans la société multireligieuse réunionnaise ?

Patricia-Marie DUCRET, Docteure en histoire du droit, Université de La Réunion.

« La pilule ? Jamais ! (…) Nous n’allons pas sacrifier la France à la bagatelle » déclare le Général de Gaulle en 1967 au député Neuwirth qui lui répond : « Vous avez donné le droit de vote aux femmes ; donnez-leur maintenant le droit de maîtriser leur fécondité »[25].

 

Ces propos nous conduisent vers plusieurs axes de réflexion : la femme face à la maternité n’est-elle pas en situation de vulnérabilité ? Quels changements a-t-on pu observer dans les mentalités depuis l’instauration de la loi Neuwirth ? Les propos d’un professeur de médecine en gynécologie-obstétrique défenseur de la « loi naturelle » au moment de l’examen du projet de cette loi ont-ils toujours le même retentissement dans la société réunionnaise actuelle ?

Ces journées consacrées aux vulnérabilités, expression qui renvoie d’ailleurs à l’étymologie latine Vulnerare signifiant blesser, permettent de s’interroger sur la place du religieux dans l’approche des questions relatives à la maternité. Cet état rendant la femme plus vulnérable nous conduit à examiner sa situation dans la société multireligieuse réunionnaise dans laquelle domine encore la question religieuse.

Rappelons qu’en France, la loi de 1920[26] rendue nécessaire par la diminution de la natalité interdisant la diffusion et la « propagande » pour tous les moyens « anticonceptionnels » fut considérée à son époque comme une loi de salut public. Cependant, au cours de la seconde guerre mondiale, Lucien Neuwirth, engagé dans les Forces françaises libres au côté du Général de Gaulle, découvre la pilule à Londres un soir de juin 1944 : une anglaise avec laquelle il a un rendez-vous amoureux lui glisse un contraceptif effervescent dans la main. Le jeune homme est abasourdi car la gynomine, contraceptif à usage unique, est alors en vente libre dans les parfumeries anglaises. Neuwirth, très vite convaincu de la nécessaire abrogation de la loi de 1920, dépose une proposition de loi le 18 mai 1966. Cette loi[27] autorisant la pilule contraceptive est adoptée le 14 décembre 1967 mais pour la mise en œuvre il faut attendre 1974 avant que la pilule ne soit vraiment libéralisée et remboursée par la sécurité sociale.

En 1966, toutes les voix ne réclament pas la pilule à l’unisson. Nous nous demanderons si la parole libre d’un Professeur de clinique obstétrique, Marc Rivière, clamant le refus de cette pratique, devant ses pairs lors d’un Congrès médical à Lausanne[28] n’a pas encore aujourd’hui une résonance, à La Réunion, compte tenu du contexte particulier de cette société multiculturelle.

La question de la vulnérabilité resurgit cinquante ans après la loi Neuwirth, lorsque la sociologue Michèle Ferrand, déclare : « La pilule permet aux femmes d’avoir le contrôle de leur vie déplorant que ce symbole de libération des femmes soit devenu celui d’une pratique contraignante, hyper médicalisée assignée aux femmes pour le confort des hommes. En outre, cette désaffection s’inscrit aussi dans le contexte d’une vogue du « naturel » qui mélange la détox, le vegan, le refus des vaccins et du gluten, la médicalisation du corps des femmes » [29].

Dès lors la femme enceinte soumise aux contingences sociales, politiques ou religieuses de la société réunionnaise, n’est-elle pas une cible vulnérable ? Voilà l’objet d’un débat dans le cadre de notre table ronde.

La maternité, état rendant la femme plus vulnérable, amène alors à s’interroger sur une situation perçue par certaines femmes comme un devoir (I) et par d’autres comme un droit (II).

 

I – La maternité, un devoir

La maternité, par le canal de l’enfant à naître, oriente la cité dans une certaine perception de la sexualité (A) tandis que les préceptes de l’ordre religieux ou moral inscrivent la sexualité dans l’ordre politique de la cité (B).

 

A – Sexualité et civitas

Quand on évoque la sexualité, on ne peut faire l’amalgame avec la génitalité. La génitalité se limite à l’étude des organes génitaux et de leur fonctionnement alors que la sexualité comprend la génitalité mais la dépasse en étudiant tout ce qui différencie l’homme et la femme, tout ce qui fait qu’ils sont différents dans leur manière d’être, de réagir, de vivre, mais aussi tout ce qui fait qu’ils sont complémentaires dans l’unité du couple.

« La sexualité est une variété du comportement social »[30] dès lors que le couple prend en compte son insertion naturelle dans le milieu social et le rapport sexuel est alors considéré comme un rapport social. A ce titre la sexualité intéresse directement la santé physique et morale de la Cité. Elle a donc une incidence politique. La façon dont l’homme conçoit, oriente et pratique sa vie sexuelle dans l’intimité du couple est une composante très importante de l’épanouissement humain et une composante non moins importante de l’ordre dans la Cité.

Chez les Romains, sous Auguste, les célèbres lois Iulia de 736 et Papia Poppaea de 762[31] contenaient des dispositions en vue de relever la natalité. Ces lois frappaient les époux qui n’avaient pas d’enfants d’une incapacité partielle de recueillir des successions.

De même, à l’époque des « Trente glorieuses », et pour mieux encourager la population à limiter les naissances, le gouvernement japonais a imaginé une super fiscalité frappant le couple à partir du troisième enfant. Des mesures analogues ont été prises en Hongrie et en Chine populaire où la descendance d’un couple devait se limiter à deux enfants.

Face aux mesures de légalisation et d’organisation de la contraception, de l’avortement et de la stérilisation, on observe que la pénalisation fiscale témoigne de l’immixtion de l’Etat. Or, cette immixtion dans un domaine qui appartient au couple humain, lequel est au cœur d’une évolution des mœurs et des esprits, ébranle les fondements de la civilisation chrétienne établie sur le respect de la loi naturelle.

En effet, la loi naturelle[32] sous l’égide de la divine providence interdit de tuer[33] volontairement toute créature humaine à quelque époque que ce soit de son évolution. L’embryon est considéré comme une personne dont la vie exige le respect, idée en harmonie avec le sixième commandement de la loi de Moïse : « tu ne tueras point » commandement qui retentit vivement dans les esprits et joue impérativement à cette époque. La prégnance religieuse soumet bien la société des années 30 à la loi naturelle.

Le Pr. Rivière apporte un témoignage de son expérience observant l’évolution et les mutations qui se sont produites entre 1900 et 1966 dans l’attitude psychologique de la femme et du couple vis-à-vis des problèmes de la vie sexuelle. Selon lui, tous les problèmes sexuels se posant au couple humain se réduisent en dernière analyse à la question de l’enfant accepté, voulu ou refusé. De cette volonté manifeste ou de ce refus dépend le visage d’une civilisation. Alors qu’en est-il aujourd’hui à La Réunion ? La question de la vulnérabilité de la femme enceinte soumise aux lois religieuses se pose-t-elle encore dans le champ politique ? Ce sont des interrogations auxquelles nous pourrions tenter d’apporter des réponses lors de cette journée.

La sexualité entre en effet dans le politique beaucoup plus par la question de l’enfant que par celui des relations interpersonnelles du couple humain et de la manifestation de l’amour réciproque de l’homme et de la femme.

 

B – Sexualité et res politica

De tout temps, la venue de l’enfant est considérée comme la conséquence logique de l’acte sexuel accompli selon la loi naturelle même en l’absence d’une intention procréatrice explicitée.

Si chez l’animal, le couple ne se constitue que dans le but unique de la procréation et se dénoue presqu’aussitôt, en revanche dans l’espèce humaine, domine l’instinct vital, le besoin de répandre et de multiplier la vie. Et à l’image des sociétés primitives, l’enfant est le but immédiatement recherché dans la constitution d’une famille précaire. Cette idée s’inscrit d’ailleurs dans la théologie relative au Mariage, qui enseigne que sa fin première est l’enfant.

Mais encore faut-il qu’il y ait un vrai mariage au sens de cette théorie. En effet, au cours de la période médiévale[34], le mariage est défini comme un sacrement par les canonistes. Ainsi dans l’échange épistolaire entre Yves de Chartres et l’évêque d’Evreux, Yves révèle que le mariage ne constitue pas un sacrement s’il n’y a pas un véritable amour.

Et il ajoute que le véritable amour est fondé sur deux préceptes, l’un tiré du Nouveau Testament « Nous aimer les uns et les autres… », le passage de l’Evangile de Saint Jean[35] appelé « loi d’amour » et l’autre de l’Ancien Testament, un passage du livre de Tobie[36]. Le canoniste se fonde sur la théorie du mariage-sacrement selon l’Epître de saint Paul aux Ephésiens où pour la première fois on parle de sacrement à propos du mariage en comparant l’union des époux à l’union du Christ et de l’Eglise. De même, dans la pensée Patristique, Saint Augustin insiste encore plus sur l’idée de mariage-sacrement en évoquant l’unitas carnis des époux symbolisant l’union du Christ et de l’église. Or, sans cette unité spirituelle, le couple ne symbolise pas l’union du Christ et de l’église, il ne réalise pas le sacrement et il ne peut s’agir de mariage.

Cette conception des canonistes n’est pas très éloignée du droit romain classique puisque l’Epitome de Julien fait de l’affectio et honor maritalis une condition du justum matrimonium. En effet, en droit romain, il ne suffit pas que les conditions de fond du mariage soient remplies pour qu’il y ait un véritable mariage ; encore faut-il que les conjoints aient l’intention de se traiter mutuellement comme des époux, et qu’ils respectent effectivement l’un envers l’autre « l’honneur du mariage » [37].

Ainsi s’explique la venue de l’enfant fin première du mariage conformément à la loi naturelle et acceptée comme telle par le couple chrétien. Le professeur Rivière relève que les parents qui ne craignent ni ne souhaitent la venue de nombreux enfants se soumettent à la loi naturelle sans chercher à la violer ou à la détourner.

Dès lors si la fin première du mariage est bien l’enfant, alors il en découle tout naturellement la question de la stérilité.

Dans la société chrétienne jusqu’au Moyen-Age, les femmes considéraient la stérilité comme la suprême humiliation[38] ce qui explique ainsi le désir immodéré d’avoir des enfants. Une telle tendance retrouvée chez toutes les espèces humaines, et chez l’homme lui-même, témoigne qu’elle répond au besoin le plus profond, le plus naturel de l’être : se survivre.

On connaît aussi dans le peuple d’Israël l’importance de l’institution familiale et notamment l’opprobre attachée à la femme stérile. Sa stérilité légitimait sa répudiation ou le concubinage avec une femme féconde. De même la polygamie islamique n’a pas pour objet de satisfaire à la salacité de l’homme, mais d’assurer sa nombreuse descendance.

La stérilité constitue en effet une situation intolérable dans la société juive et dans la société islamique, l’infécondité, toujours systématiquement attribuée à la femme, justifiant sa répudiation. Et c’est là aussi qu’apparaît le dilemme qui oppose deux mondes à l’égard de l’insémination artificielle, notamment ceux qui se réclament de la loi naturelle.

Le juriste est-il nécessairement interpelé par la question religieuse face à la stérilité ? Quel rôle doit donc jouer l’homme politique dans une société multiculturelle et multireligieuse ? Doit-il laisser toute latitude au couple ou à la femme par rapport au for interne ou doit-il légiférer ? Ce sont là des questions qui mériteraient d’être examinées lors de notre table-ronde.

Si d’aucuns perçoivent la maternité comme un devoir de procréation ou de santé physique et morale dans la cité, suscitant fatigue et lassitude, inquiétudes matérielles et donc vulnérabilités, d’autres la revendiquent comme un véritable droit.

 

II – La maternité, un droit

Les considérations qui nous amènent à une réflexion sur l’enfant désiré, voulu, voire exigé par le biais des nouvelles méthodes de procréation (A) nous conduisent nécessairement aux spéculations sur l’enfant refusé par les contracepteurs ou les partisans de l’avortement (B).

 

A – Le désir et l’exigence d’enfant

Dans la France des Trente glorieuses le recours aux nouvelles méthodes de procréation révèle l’affrontement de deux mondes.

Face à la venue de l’enfant désiré qui tarde à se réaliser pour diverses raisons (mécaniques ou biologiques), les couples stériles, obsédés par l’absence d’enfant sont parfois prêts à tout pour mettre fin à leur situation. Certes, le gynécologue peut proposer un remède médical ou chirurgical si l’infécondité est d’origine féminine mais dans un tiers des cas, la responsabilité masculine est en cause.

La question se pose alors de l’insémination artificielle de la femme par un donneur étranger au couple. Cette pratique a suscité d’innombrables publications dans le monde et des discussions passionnées dès 1957[39] . A cet égard, le Pr. Rivière relève que c’est un problème qui dépasse de loin la médecine puisqu’elle met en cause la psychologie, la sociologie, le droit et, avant tout et par-dessus tout, la loi naturelle.

Les arguments invoqués par les partisans de l’insémination artificielle s’inscrivent bien dans « le droit à ». Ainsi, la femme a droit à la maternité. Au nom d’une nécessité physiologique et psychologique, l’homme a le droit de satisfaire son désir de paternité. L’hétéro-insémination rendant possible la séparation des fonctions sexuelles et de reproduction, est un facteur de consolidation du mariage pour les tenants de cette pratique.

Au contraire, le Pr. Rivière, voit dans cette pratique la négation des fins du mariage et comme certains de ses confrères, un pas vers l’hétéro-insémination à visées eugéniques[40], organisée par un état totalitaire si elle est laissée à l’initiative du couple, ou du médecin. En effet, d’aucuns pensent que l’hétéro-insémination peut un jour ou l’autre, être pratiquée sur l’injonction des Pouvoirs publics, afin d’obtenir des produits sélectionnés à l’instar des pratiques nazies. L’hétéro-insémination dépend donc de la conception qu’une civilisation a de l’homme, de son origine, de sa fin.

La société de consommation des Trente glorieuses, jamais satisfaite adhère volontiers aux propos d’Aldous Huxley[41] : « Si l’homme n’est qu’un animal, sa descendance relève de l’art vétérinaire : sélection des géniteurs, interruption des grossesses indésirables, stérilisation des géniteurs intempestifs, mise à mort des produits de qualité inférieure ». Ce monde utopique décrit par l’auteur est celui du birth control, de l’avortement thérapeutique, de la stérilisation prophylactique, de l’hétéro-insémination, l’euthanasie, donnés comme valeurs de civilisation.

Une autre civilisation qui refuse de confondre l’animal et l’homme propose des arguments fondés sur le concept religieux.

Dans cette civilisation-là, la transmission de la vie est l’une des plus hautes missions confiées à l’homme. Elle exige le respect de la fonction sexuelle, et donc son exercice dans le cadre du mariage.

Ainsi, dans la civilisation chrétienne, « la maternité n’est pas considérée ici comme un droit, mais comme un devoir dans les limites des possibilités naturelles. L’art médical peut aider le couple humain à avoir l’enfant désiré mais en respectant les lois naturelles qui régissent la vie »[42]. Il ne s’agit pas ici de droit, mais de bien et de mal.

En effet, la doctrine de l’Eglise a formellement condamné la fécondation artificielle considérant qu’elle « dépasse les limites du droit que les époux ont acquis par le contrat matrimonial : à savoir celui d’exercer pleinement leur capacité sexuelle naturelle, dans l’accomplissement naturel de l’acte matrimonial. Le contrat en question ne leur confère pas le droit à la fécondation artificielle, car un tel droit n’est en aucune façon exprimé dans le droit à l’acte conjugal naturel et ne saurait en être déduit. Encore moins peut-on le faire dériver d’un prétendu droit à l’enfant fin première du mariage. Le contrat matrimonial ne donne pas ce droit parce qu’il a pour objet, non pas l’enfant, mais les actes naturels qui sont capables d’engendrer une nouvelle vie et destinés à cela. La doctrine avance que la fécondation artificielle viole la loi naturelle et qu’elle est contraire au droit et à la morale » [43].

Les églises orthodoxes et anglicanes manifestent la même réprobation ainsi que la doctrine israélite. Quant à l’attitude des multiples églises protestantes, elle va de la réprobation nuancée à l’approbation totale.

Alors aujourd’hui à La Réunion, la loi naturelle a-t-elle toujours le même retentissement en matière d’insémination artificielle ? En outre, et au-delà du contexte géographique cette fois, il y a lieu de se demander aussi si ces nouvelles techniques ne font pas de la femme une cible vulnérable ? Nous tenterons d’apporter une réponse à ces interrogations dans nos débats.

 

B – Le refus de l’enfant

Si l’hétéro-insémination est une pratique concernant un petit nombre, à l’inverse le très grand nombre est concerné par le refus de l’enfant. Preuve en est, l’ampleur de la campagne organisée dans le monde entier en faveur de la limitation des naissances ou birth control [44].

Les contracepteurs prônant les techniques contraceptives utilisent des moyens mécaniques, chimiques, ou biologiques. C’est notamment la pilule[45], composée de produits synthétiques, qui a pour action d’inhiber l’ovulation et, par conséquent, de rendre impossible la fécondation.

Les défenseurs de la contraception fondent leurs arguments sur le bonheur, le plaisir et la liberté individuelle du couple ; le couple a le droit d’avoir des enfants s’il en veut autant qu’il en veut et quand il en veut.

En effet pour qu’une famille soit heureuse, il faut que le nombre de ses enfants soit proportionné à ses ressources, et que les enfants reçoivent des soins et une éducation qui en feront des enfants heureux.

L’avortement, apparaît donc comme le corollaire « inévitable » du birth control tel que le voit le Pr. Rivière.

Il reconnaît qu’en France, les esprits se sont accoutumés à envisager un assouplissement de la législation concernant l’avortement. Ainsi, la légalisation de la contraception, réclamée sous prétexte de mettre un frein à la pratique de l’avortement clandestin, a conduit à l’acceptation puis à la légalisation de l’avortement.

Si certaines législations étrangères, surtout scandinaves considèrent l’embryon ou le fœtus comme un « parasite » greffé sur la personne de la mère disposant du droit d’accepter ce parasite ou de le refuser[46], en revanche, la législation française reste, à ses débuts, encore timorée.

Il est vrai que la législation française encore imprégnée du christianisme respecte la vie de l’œuf humain, dès les premiers stades de son développement, et les rapporteurs se refusent encore à légaliser l’avortement en dehors des circonstances exceptionnelles qui rentrent dans le cadre de l’avortement thérapeutique.

Dès lors, les opposants à la contraception font valoir que les contracepteurs reprendront leurs arguments du droit au bonheur[47].

Une fois de plus, pour ces questions relatives à la contraception et à l’avortement deux groupes s’affrontement également :

  • ceux qui se rallient à la conception matérialiste et individualiste du monde, soit un monde qui commence avec l’individu et meurt avec lui. Ils se rejoignent pour forcer la vie ou la refuser en employant des moyens contraires à la loi naturelle procédant d’une même conception de l’homme, maître de la vie ;
  • ceux qui adhèrent aux valeurs religieuses ou morales, notamment les chrétiens pour lesquels la vie est sacrée, car don de Dieu conformément au premier chapitre de la Genèse. Ce groupe se réfère à Saint Ignace de Loyola pour qui la vie a été donnée à l’homme pour honorer, louer et servir Dieu. L’Homme, n’a aucun droit sur la vie ; il a juste pour mission d’entretenir et de développer la création en se conformant à la loi naturelle.

Ainsi, dans les pays en voie de développement où les techniques contraceptives ont connu trop d’échecs, les autorités en sont arrivées à préférer le recours à la stérilisation par ligature des trompes. Ainsi au Japon en 1954, 34 000 femmes ont été stérilisées. Proposée aux hommes, la stérilisation par ligature des déférents, opération aussi économique que possible, n’a jusqu’ici recueilli que peu d’adhésions.

 

Les réflexions du professeur Rivière en suscitent de nouvelles, au-delà du contexte réunionnais : la contraception, l’avortement ou la stérilisation ne portent-elles pas atteinte à l’égalité hommes femmes, créant ainsi une vulnérabilité chez la femme ? Par ailleurs, le milieu médical n’est-il pas lui-même partagé face à toutes ces questions que nous venons d’examiner. On observe ainsi que certains médecins refusent de pratiquer l’I.V.G., tel le président du syndicat des gynécologues-obstétriciens, tout récemment ; une vive polémique s’ensuivit lorsqu’il s’éleva contre cette pratique au nom de la clause de conscience des médecins. De même des étudiants en médecine se trouvent contraints de délaisser la spécialité de gynécologie-obstétrique, tous pour raisons religieuses ou morales.

Au fond, les propos du Pr. Marc Rivière résonnent en écho à ceux de son frère, écrivain du XXe siècle, Jacques Rivière, directeur de la Nouvelle Revue Française qui déclare « Les sociétés humaines sont des formes mouvantes ; les sociétés modernes sont en perpétuel devenir ; elles cherchent sans cesse à s’adapter plus parfaitement à des conditions toujours nouvelles, indéfiniment modifiées. Et à s’y adapter socialement par des mesures d’ordre collectif… Le législateur moderne est attentif à de petites variations…qu’il essaie de suivre et d’épouser. Son œuvre est de créer ou de développer le bien-être par toute une série d’accommodations. Et toute participation à la vie sociale est une participation à cette œuvre qui implique que l’on croit …au progrès… La notion de droit…n’a pas de sens pour un chrétien tant soit peu imprégné du véritable esprit de l’Evangile ; ainsi, le chrétien ne voit pas ses fautes du même œil que l’infidèle ; elles…sont davantage que des infractions à une loi abstraite : des offenses à quelqu’un de très aimé…».[48]

Néanmoins, nous achèverons notre propos sur une note joyeuse en prononçant ces mots : Gaudium et Spes !

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Vulnérabilité et Ensemble des Troubles Causés par l’Alcoolisation Fœtale (ETCAF).

Bérénice DORAY, PUPH Génétique, CHU de La Réunion, Université de La Réunion.

 

Parler alcool et grossesse, c’est approcher la vulnérabilité ou plutôt les vulnérabilités au sein des familles touchées par l’Ensemble des Troubles Causés par l’Alcoolisation Fœtale (ETCAF).

Médecin au contact de ces familles, mon propos s’articulera autour de trois points de vue : 1 – Les enfants atteints de Troubles Causés par l‘Alcoolisation (TCAF) rendent compte d’une vulnérabilité neurodéveloppementale, liée à l’action d’un produit tératogène et toxique ; 2 – Ces enfants vulnérables naissent dans des familles, elles-mêmes souvent vulnérables en termes de potentiel de parentalité, ce qui peut induire de nouvelles fragilités sous-tendues par des mécanismes complexes, possiblement épigénétiques mais également des récurrences intra-familiales ; 3 – Le défaut de visibilité de cette problématique auprès de nous tous, par méconnaissance de la problématique, vient renforcer la vulnérabilité de ces enfants et leurs familles : mal repérées, peu diagnostiquées, souvent non prises en charge, ces familles nous échappent, restent seules et encore plus vulnérables.

I – Une vulnérabilité biologique

L’alcool ou éthanol est le produit le plus dangereux pendant la grossesse. Il circule librement, n’est pas filtré par le placenta et exerce sa tératogénicité sur les différents organes en formation de l’embryon. Le foie en formation ou immature ne peut métaboliser l‘alcool qui se trouve ainsi éliminé dans la cavité amniotique. Le fœtus, en milieu clos, va déglutir ce liquide amniotique alcoolisé et est ainsi soumis à une exposition prolongée à des concentrations élevées.

Les effets de l’exposition prénatale à l’alcool diffèrent en fonction de la quantité (mais aucune dose minimale sans risque n’est établie) de la durée, du mode (le « binge drinking », c’est-à-dire une consommation importante d’alcool en un temps court, mode de consommation préféré de nos jeunes, garçons et filles est encore plus dangereux pour le cerveau fœtal) et du stade d’exposition.

Les effets vont également dépendre du capital génétique de l’enfant et de sa mère. Certains gènes nous permettent d’éliminer plus ou moins vite l’alcool : nous ne sommes pas égaux devant l’alcool, nous sommes plus ou moins vulnérables et les études de jumeaux exposés à l’alcool le démontre de façon magistrale. Ces jumeaux sont exposés aux mêmes conditions toxiques : s’il s’agit de vrais jumeaux avec le même patrimoine génétique, les conséquences sont très similaires ; s’il s’agit de faux jumeaux avec des patrimoines génétiques différents, les signes peuvent varier d’un enfant à l’autre, parfois radicalement tant sur le plan physique que comportemental. Nous savons maintenant qu’une partie des effets de l’alcool est épigénétique, c’est à dire que l’alcool va influencer l’expression de nos gènes : nos gènes lors du développement doivent être exprimés (« allumés ») ou réprimés (« éteints ») au bon endroit, au bon moment ; l’alcool interfère avec cette régulation et rend donc nos gènes, également nos gènes, plus vulnérables.

La vulnérabilité in utero dépend du moment d’exposition à l’alcool ; la forme la plus voyante physiquement des TCAF comportant des malformations congénitales, une dysmorphie, un retard de croissance et des troubles neurologiques, correspond au Syndrome d’Alcoolisation Fœtale ou SAF complet qui résulte d’une vulnérabilité de l’embryon au premier trimestre. Plus tard, aux deuxième et surtout troisième trimestres, les organes sont déjà en place à l’exception du cerveau qui lui se construit et mature tout au long de la grossesse. Ainsi une exposition plus tardive rend compte des troubles neuro-développementaux liés à l’alcool (TNDLA) c’est-à-dire un enfant non distinguable physiquement, sans malformation, mais cérébralement lésé, cérébralement vulnérable. Le SAF représente une naissance sur 1000, et si l’on considère toutes les formes, SAF plus ou moins complets et surtout TNDLA, il s’agit d’un enfant sur 100, une naissance tous les deux jours à La Réunion, une vulnérabilité de santé publique pourrait-on dire.

Cette atteinte neurodéveloppementale rend compte de troubles d’apprentissage et de troubles psychologiques les rendant plus vulnérables à l’échec scolaire, de troubles comportementaux et psychologiques (troubles de l’attention, hyperactivité, défaut d’empathie, difficulté à contrôler les émotions) les rendant plus vulnérables à l’inadaptation sociale.

II – Une vulnérabilité familiale

Côtoyer ces familles, c’est souvent prendre conscience de leur vulnérabilité et nous rencontrons des familles très fragilisées dont les accidents de la vie peuvent mettre à mal les compétences de parentalité. Au cours des consultations, nous examinons les enfants et discutons avec les mamans : certaines n’arrivent pas à raconter ou pas tout de suite ; pour d’autres cette consultation va servir de véritable exutoire et elles nous livrent une vie marquée par un isolement, une insécurité, une précarité sociale, des violences domestiques fréquentes, avec souvent plusieurs enfants placés, une absence de contraception qui nous fait craindre la récurrence avec un tableau nutritionnel maternel inadéquat dont on sait qu’il risque d’aggraver chez le fœtus les effets de l’alcool. Une étude menée tout récemment à l’aide du registre de malformations congénitales de La Réunion sur les dossiers de mamans dont le diagnostic de SAF a été porté dans les tous premiers mois de vie chez l’enfant retrouve des antécédents d’enfants placés, de mamans en rupture de soins et, concernant la grossesse de cet enfant, une grossesse souvent non déclarée, non suivie, un enfant né sous X. L’ensemble de ces éléments doivent constituer autant de signaux d’alerte. Dans ces familles, l’absence de repérage et de prise en charge appropriée des mères fait craindre la récurrence au sein des fratries, d’autant que l’on sait que le risque et la sévérité de l’atteinte dans la descendance se majorent avec l’âge maternel, même à consommation d’alcool égale, en raison d’une diminution physiologique maternelle de l’activité des enzymes dégradant l’alcool.

Les observations cliniques font régulièrement état de récidives transgénérationnelles et il n’est pas rare, en examinant cet enfant atteint de SAF de repérer des troubles cognitifs voire même un SAF chez sa maman. Certes, le SAF n’est pas héréditaire au même titre qu’une maladie génétique. Ces récurrences transgénérationnelles répondent très schématiquement 1 – à une vulnérabilité sociale et l’entretien retrouve fréquemment la notion de mésusage d’alcool chez d’autres membres de la famille (la même précarité produit les mêmes effets) ; 2 – aux conséquences des troubles de la parentalité qui viennent très certainement majorer les difficultés de ces enfants cérébro-lésés, avec un défaut affectif précoce, des épisodes de rupture, des enfants placés, des fratries séparées…Les études chez l’animal sont intéressantes pour étudier le profil neurobiologique : Weaver el al. en 2004 montre que les souriceaux privés de soins précoces maternels sont plus sensibles au stress notamment du fait de modifications épigénétiques d’un gène NRC31 modulant le nombre de récepteurs aux glucocorticoïdes (hormone du stress) dans l’hippocampe. Une autre expérience marquante est celle de ces souriceaux exposés in utero à l’alcool que l’on fait se reproduire entre eux, cette fois ci sans exposition à l’alcool, et qui donnent naissance à des animaux plus tolérants à l’alcool, dont l’appétance répond à une augmentation de l’expression, toujours dans l’hippocampe, du gène du récepteur au glutamate Nr2b impliqué dans les fonctions neuro-comportementales.

C’est donc un cycle infernal avec une fragilité biologique, à laquelle se rajoute un environnement non sécure, une carence affective, des ruptures, des échecs auxquels nous ne savons pas répondre, des conduites à risque avec consommation qui risquent à leur tour d’impacter la génération suivante.

III – Une vulnérabilité institutionnelle

Notre crainte récurrente est que ces familles, et en premier lieu les mamans, échappent à nos institutions, système de soins compris, par peur de stigmatisation, de culpabilisation, et souvent par peur d’être séparées de leurs enfants confiés aux services sociaux. Ces femmes qui nous échappent sont les perdues de vue de la vulnérabilité ; elles ont perdu confiance en notre système, ont honte de parler de leur problème d’alcool. Face à ce constat, les médecins interrogés ne sont pas rares à répondre qu’ils sont mal formés pour aller vers ces femmes, craignent d’aller vers elles et mettent à leur tour en avant, et la boucle est bouclée, la peur de stigmatiser.

Pour les enfants, la situation n’est guère plus simple. Ils sont l’archétype du handicap invisible. Certes le SAF comporte de signes physiques évocateurs mais pas forcément connus et identifiés comme tels par des médecins qui n’ont pas été formés à cette problématique, mais les TNDLA sont très majoritairement non reconnus et surtout non attribués à l’exposition à l’alcool : ces enfants avant d’être reconnus comme cérébro-lésés, sont catalogués « enfants difficiles, mal élevés, provocants d’autant plus qu’ils sont placés » (!). L’absence de diagnostic conduit à une absence de prise en charge adéquate, des réponses inappropriées médicale, médicosociale, éducative ou judiciaire.

En conclusion, les vulnérabilités sont donc nombreuses, diverses et s’imbriquent les unes aux autres. Le plan régional actuel sur les TCAF mis en place en 2016 par l’ARS Océan Indien sous l’impulsion de la MILDECA et notamment le centre ressources et le centre diagnostic que nous avons la chance d’avoir pu instaurer à La Réunion (il s’agit d’un projet expérimental unique en France) a véritablement pour objectif de former le grand public mais aussi tous ces professionnels qui gravitent autour de l’enfant et de sa famille pour une meilleure prise en charge. Quand on connaît la problématique, quand on se connaît entre nous, quand on devient capable de faire le bon diagnostic, quand on devient capable d’aller vers ces familles, on a certainement plus de chance de briser certaines chaînes et tabous. Un des outils qui a été développé par le Centre Ressources et le réseau de périnatalité REPERE est un autoquestionnaire « vulnérabilités » testé en maternité pour repérer chez toutes les femmes enceintes des alertes de vulnérabilité, que ce soient d’ordre affectif, socio-économique, ou addictologique. Cet autoquestionnaire a été validé sur 200 personnes, fonctionne, est bien accepté, n’est pas jugé culpabilisant et doit donc être maintenant diffusé à l’ensemble du département dans le cadre d’une démarche globale de repérage et prise en charge des femmes enceintes, afin que nous puissions tous ensemble, formés et bienveillants, empêcher ces familles de tomber ou les aider à trouver la force de se relever.

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ECHANGES :

Réflexions sur la vulnérabilité et présentation de l’Observatoire de la parentalité à La Réunion.

Par Thierry MALBERT, Directeur scientifique de l’Observatoire de la parentalité à La Réunion.

La notion de vulnérabilité est assez complexe dans la mesure où c’est une notion transversale. On va tout d’abord donner une définition de ce qu’est la vulnérabilité dans le champ de la famille, puis on va s’intéresser aux accompagnements possibles sur le département mis en place par la Caisse d’Allocations Familiales (accompagnement individuel ou collectif). Enfin, on abordera l’Observatoire de la parentalité et les enjeux dans la relation parent-enfant.

On constate que la vulnérabilité est un état d’instabilité momentanée qui pourrait disparaître avec un accompagnement. Cette notion de « momentanée » est importante car si l’état d’instabilité persiste, on parlera alors de précarité et non de vulnérabilité. Cette vulnérabilité touche toutes les configurations familiale y compris la famille nucléaire. L’isolement social peut aussi faire partie de la vulnérabilité ainsi que la perte d’emploi, le divorce et finalement toute évolution de la cellule familiale qui est en changement constant. On peut donc se poser la question de comment se préparer, nous humain, à des périodes d’instabilité au cours de notre vie ? La sociologie renvoie à cette question la relation parent-enfant dans la mesure où l’enfant évolue et donc le discours des parents doit évoluer lui aussi.

L’anthropologie, c’est avoir le rapport à l’affiliation. Ainsi d’un point de vue anthropologique, la vulnérabilité serait une rupture dans la filiation qui peut être liée à l’abandon ou la non-nomination du père de l’enfant. Cela marque à terme une fragilité, une vulnérabilité dans l’identité de l’enfant.

Le travail de la Caisse d’Allocations Familiales réunionnaise et de toutes les CAF de France est important. Elles vont tendre en amont à pallier cette vulnérabilité. La CAF est dotée des travailleurs sociaux et des conseillères économiques et familiales qui ont pour but de pallier les vulnérabilités comme par exemple sur les problématiques du surendettement. Ces interventions ont amené les individus à l’accès au droit et la politique de l’accès au droit est très importante pour la CAF. Cette priorité de la CAF dans le développement du service aux allocataires est nécessaire car environ 350 000 réunionnais soit environ 50% de la population réunionnaise et en dessous du seuil de pauvreté traduisant ainsi une assez grande vulnérabilité de la société créole.

En ce qui concerne l’accompagnement collectif, les aides de la CAF vont aussi vers des associations qui travaillent sur les vulnérabilités qui touchent des quartiers (exemple : Réseau éducation populaire, l’épicerie solidaire...) dans le but de créer de la cohésion sociale dans les quartiers pour que chaque individu puisse développer ce que l’on appelle « l’impowerment » c’est-à-dire le pouvoir d’agir sur soi et développer les solidarités de quartier qui pallieront le manque.

Auparavant, la famille constituait une véritable barrière que l’État ne pouvait franchir. Il a fallu attendre les hygiénistes du début du XXème siècle pour que l’État puisse intervenir sur le plan familial. De ce fait, aujourd’hui, on s’intéresse un peu plus aux familles. On constate que l’étude de l’éducation familiale est assez récente (dans les années 80). Les sciences de l’éducation se sont tout d’abord penchées sur la sphère de l’école, de la pédagogie puis se sont dirigées petit à petit vers la sphère familiale. À La Réunion, via l’observatoire, on cherche à savoir ce qui se passe dans les processus éducatifs parent-enfant. Les recherches menées montrent qu’il y a de plus en plus de familles monoparentales – qu’elles soient de façade ou réelles –. En effet, certaines familles qui sont nucléaires aux yeux de la CAF, sont en fait monoparentale du fait que l’un des parents soit peu présent. Puis au fil du temps, il est possible que cette monoparentalité de façade devienne réelle.

L’observatoire a plusieurs objectifs : fédérer ce qui se passe sur la parentalité depuis 15 ans sur le département ; recenser et dédier un espace pour les acteurs ; créer un pôle de ressources avec des recherches.

Les recherches doivent être construites avec les acteurs (exemple : Université de La Réunion) pour travailler sur les familles vulnérables dans le sens de l’intergénérationnelle c’est-à-dire effectuer un travail de recherche sur des problématiques qui se transmettent entre générations. L’ANPAA (Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie) par exemple est une association qui a mis en place un dispositif, qui en huit séances, permet à l’individu d’agir sur son addiction ou sur l’addiction de ses proches.

 


Le rôle de l’ARAJUFA auprès des personnes vulnérables à La Réunion.

Par Danièle GAUDIEUX, Directrice de l’Association Réunionnaise pour l’Aide Juridique aux Familles et aux Victimes (ARAJUFA).

L’ARAJUFA permet d’accompagner des personnes qui sont en situation de vulnérabilité, fragilisées en raison d’un événement qui s’est produit dans la cellule familiale.

L’ARAJUFA aura 50 ans d’existence en 2019 et est membre de France Victime depuis 1986. France Victime est la fédération française qui regroupe environ 130 associations professionnelles spécialisées dans l’aide aux victimes. Son objectif est d’engager des partenariats et conventions pour faciliter l’accès des personnes victimes aux associations locales d’aide.

L’ARAJUFA est également membre du conseil départemental de l’accès au droit depuis 2001 et participe activement, par des permanences tenues dans des points d’accès au droit, à la mise en œuvre de la politique d’accès au droit sur le territoire de l’île de La Réunion.

Les missions de l’ARAJUFA s’adressent à toute personne à la recherche d’informations sur ses droits et obligations et sur les moyens de les mettre en œuvre. L’activité de l’ARAJUFA s’articule principalement autour de trois axes : l’accès aux droits, l’aide aux victimes, la représentation des mineurs.

Les personnes s’adressant à l’ARAJUFA sont généralement des personnes aux revenus modestes ou des personnes bénéficiaires des minima sociaux. L’accueil de ces personnes se fait dans les tribunaux de grande instance de Saint-Denis et de Saint-Pierre mais également dans les points d’accès aux droits (18 points répartis sur l’ensemble de l’île).

Il est possible d’évoquer trois situations différentes.

Pour la première situation, il peut s’agir d’une personne fragilisée en raison d’une rupture familiale. Il s’agit là du cas le plus fréquent : cette personne souhaite avoir des informations sur ses droits et obligations. En général, ces personnes désirent savoir comment engager une procédure de divorce ou ce qu’il en est de la question de l’enfant ou du logement pour les couples non mariés. Dans ces situations, les accueillants vont informer ces personnes de leurs droits mais aussi et surtout de leurs obligations. Il s’agit d’orienter vers les juridictions compétentes, d’accompagner dans des démarches souvent liées à l’accès à l’aide juridictionnelle ou encore d’aider les personnes à comprendre et à exécuter les décisions de justice rendues. Les affaires familiales représentent environ 80% des affaires civiles pour lesquelles l’ARAJUFA est sollicitée.

Pour la deuxième situation, il peut s’agir d’un mineur fragilisé en raison d’une agression physique ou sexuelle dont il est la victime ou d’un mineur fragilisé en raison d’une action en justice engagée notamment dans le domaine de filiation. Dans cette situation, l’association va accompagner le mineur puisque l’ARAJUFA va être désignée comme administrateur ad hoc soit par le juge d’instruction soit par le parquet et l’ARAJUFA va représenter les intérêts du mineur puisqu’il y a un conflit d’intérêts entre le mineur et les représentants légaux. Il peut s’agir de cas de contestation de filiation mais aussi d’enfants victimes de violences physiques ou sexuelles par un membre de la famille. Ainsi, afin de protéger au mieux l’enfant, l’ARAJUFA prend attache avec un avocat et s’occupe de toute la procédure ainsi que le dossier avec l’avocat.

Enfin, dans la troisième situation, il peut s’agir d’une personne victime de violences sexuelles, physiques ou victime d’une dégradation de son bien. Dans ce cas, l’ARAJUFA va accompagner cette personne qui se trouve dans une situation de vulnérabilité en raison des violences mais aussi informé la personne de ses droits, des démarches à effectuer pour les faire reconnaître (exemple : comment déposer plainte ? comment se constituer partie civile ?). Cet accompagnement se fait tout au long de la procédure qu’il s’agisse d’un accompagnement juridique ou d’un accompagnement psychologique.

En ce qui concerne les violences conjugales, il existe, à La Réunion, un dispositif – le « téléphone grave danger » – porté par l’Association Réseau VIF et l’AJARUFA. L’Association Réseau VIF est référente du dispositif car elle en assure la gestion administrative et financière. Le réseau VIF a pour objectif de favoriser l’amélioration de la prise en charge des violences intrafamiliales et des violences faites aux femmes à La Réunion. Pour être éligible au « téléphone grave danger », des conditions préalables sont indispensables. Tout d’abord, il faut être une femme victime de violences conjugales ou de viol, une interdiction d’entrer en contact doit être formalisée au plan judiciaire et une absence de cohabitation avec l’auteur est indispensable. Dans l’évaluation du grave danger, il est également question de vérifier les critères liés à la vulnérabilité de la victime. S’agissant de ces critères, on va étudier à partir de différents indicateurs, plusieurs éléments concernant la situation de la victime, notamment sa situation socio-géographique. D’autres éléments seront recherchés sur la situation socio-professionnelle, socio-économique, socio-familiale. Tous ces éléments vont préciser l’évaluation de ce grave danger. Depuis le début 2015, 33 téléphones ont été délivré dont 15 en 2017.

Pour conclure, l’ARAJUFA est soumise à des principes d’actions comme l’accueil de toute personne sans conditions de ressources, des services et entretiens entièrement gratuits et confidentiels. Il est en outre interdit pour l’ARAJUFA, d’orienter les victimes vers un professionnel nommément désigné du secteur marchand ou libéral. Les intervenants sont formés et enfin, elle respecte l’autonomie de décision de chaque personne reçue.


Débat autour du viol entre époux.

C’est tout un travail d’accompagnement pour faire prendre conscience à la victime qu’un rapport sexuel imposé, même par son époux, est un viol. C’est un travail de longue haleine car dans les représentations des victimes, souvent, cela reste tabou.

Juridiquement, le viol entre époux a longtemps été nié car on considérait qu’il existait une conséquence « coutumière » du devoir conjugal (art. 215 Cciv.) qui était d’avoir des rapports sexuels entre conjoints. La jurisprudence a largement évolué (v. par ex. Crim. 11 juin 1992), avec la reconnaissance du viol possible entre époux. Le législateur a ensuite érigé le viol entre époux en infraction spécifique. La loi du 4 avril 2006 considère que la présomption de consentement aux rapports sexuels entre époux n’est qu’une présomption simple (la preuve de l’absence de consentement peut être apportée pour caractériser un viol ou une agression sexuelle – Art. 222-22 al. 2 Cpén.). Le fait que le viol ait lieu entre époux, concubins ou pacsés est même devenu, depuis la loi de 2006, une circonstance aggravante du viol (Art. 222-24-11 Cpén.).

La vraie difficulté au-delà de l’existence d’une incrimination pénale de viol entre époux, c’est la possibilité de prouver ce viol. Il est très compliqué de l’établir puisque établir l’existence de relations sexuelles ne suffit pas à prouver le viol. Il est nécessaire de prouver qu’il y a eu des contraintes, menaces ou surprises. Cela est d’autant plus compliqué car, le plus souvent, le viol est commis dans un cercle privé.


Débat autour de la numérisation et du nécessaire accompagnement des plus vulnérables.

Avec la numérisation, se pose la question de l’accompagnement des plus vulnérables. La disparition de l’humain inquiète. C’est une question assez importante et c’est d’ailleurs, l’une des raisons des contestations nombreuses contre les derniers projets de réforme. Il faut savoir qu’il y a des territoires, des endroits, des moments où il faut prendre en compte les spécificités. L’accès à Internet ou à la technique au sens large n’est pas une évidence pour toute la population de La Réunion et donc, si l’on veut accompagner cette population le mieux possible, il faut prendre en compte les spécificités du territoire. Il est notamment important de garder un accompagnement humain. On remarque que dans toutes les procédures automatisées, arrive un moment où ces procédures rencontrent des limites. Bien que ces procédures correspondent à certaines parties du territoire (permettant ainsi un accès plus rapide et efficace), il serait dommageable que l’intervention de la technique se substitue à l’intervention humaine. L’ARAJUFA a aussi manifesté son inquiétude vis-à-vis du « tout numérique ».

Une solution serait de laisser la liberté au justiciable de choisir son approche : la personne habituée à l’outil informatique pourrait utiliser la procédure automatisée tandis que le justiciable moins formé à ce nouvel outil pourrait toujours avoir un contact humain pour l’aider dans ses démarches. En fonction de ces évolutions, les associations seront amenées à se réorganiser pour que leur accompagnement auprès des victimes soit toujours le plus adapté possible.


Débat autour de la catégorisation des personnes vulnérables.

Aujourd’hui, le droit raisonne via une catégorisation des personnes vulnérables (cette évolution s’observe également à l’étranger : en Belgique, par exemple, on liste les types de personnes vulnérables comme les femmes, les enfants…). Aussi, n’existe-t-il pas aujourd’hui, un risque de stigmatisation ? De plus, la vulnérabilité est une notion basée sur des risques de violation des droits de l’Homme. Ainsi, comment créer une définition de la personne vulnérable alors qu’on ne peut mesurer exactement le risque exact ?

Le droit de la famille a souvent tendance à catégoriser. On raisonne aussi fréquemment via des seuils (exemple : à partir de x années). L’enjeu de ce colloque est de se demander dans quelle mesure l’affirmation d’un concept de vulnérabilité, adaptable et flexible, pourrait permettre de dépasser un raisonnement par catégorie ou fondé sur des seuils. Par exemple, un mineur ou une personne âgée n’est pas toujours une personne vulnérable. On peut tous être plus ou moins vulnérable à un moment donné. Dans l’affirmation du concept de vulnérabilité, on peut voir une occasion de dépasser un raisonnement par catégorie pour obtenir des réponses plus adaptées.

L’enjeu concerne aussi le fléchage des politiques publiques. Aujourd’hui, les politiques publiques ont tendance à raisonner en termes de catégories. Or, une approche un peu plus transversale pourrait être plus adaptée : même si parfois il est nécessaire de catégoriser (exemple : dans le but de prendre conscience qu’un groupe de personnes est dans une situation vulnérable comme par exemple les femmes battues), au bout d’un certain temps, il est bon de raisonner de manière plus transversale.

Il est important de partager ensemble les divergences ou au contraire les points communs dans la conception de la vulnérabilité car cette notion est présente dans différents domaines, différents textes ou conventions et on ne retrouve pas toujours les mêmes éléments derrière la notion de vulnérabilité. Ainsi par exemple, pendant longtemps, la vulnérabilité n’a pas été envisagée au plan économique. Elle était plutôt reconnue sur le plan physique ou psychique. Puis au fil du temps, on a affirmé cette notion de vulnérabilité économique.

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[1] Assistance éducative : art. 375 à 375-9 ; retrait de l’autorité parentale : art. 378 et 378-1 ; déclaration judiciaire de délaissement parental : art. 381-1.

[2] V. loi n°68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs.

[3] V. loi n°2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs.

[4] V. Art 501 Cciv. pour les tutelles ; Art 511 Cciv. pour les curatelles.

[5] Tel est le cas notamment des décisions prises en matière d’assistance éducative et de retrait de l’autorité parentale.

[6] Reconnaissance de « prémajorités » sexuelle, religieuse, etc.

[7] V. loi n°65-570 du 13 juillet 1965 portant réforme des régimes matrimoniaux.

[8] V. loi n°85-1372 du 23 décembre 1985 relative à l’égalité des époux dans les régimes matrimoniaux et des parents dans la gestion des biens des enfants mineurs.

[9] V. loi n°70-459 du 4 juin 1970 relative à l’autorité parentale.

[10] V. POMART C., La magistrature familiale. Vers une consécration légale du nouveau visage de l’office du juge de la famille, coll. « Logiques juridiques », L’Harmattan, 2004.

[11] CORNU G., Droit civil. La famille, coll. « Domat droit privé », 7ème éd. , Paris : Montchrestien, 2001, p. 20 ; CORNU G., « Rapport de synthèse », in LERADP Les filiations par greffe. Adoption et procréation médicalement assistée, Paris : LGDJ, 1997, 176 p., p. 163 ; CARBONNIER J., Droit et passion du droit sous la Ve République, coll. « Forum », Flammarion, 1996, 276 p., p. 125 ; CARBONNIER J., Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, 9ème éd., Paris : LGDJ, 1998, 447 p., p. 181 ; JAULNEAU E., La subjectivisation du droit : Etude du droit privé, Thèse dact. Orléans, 2007.

[12] V. 1ère Civ. 4 déc. 2013  : question de la nullité du mariage sur le fondement de l’art. 161 Cciv. ; 1ère civ. 10 juin 2015, 1ère civ. 6 juil. 2016, 1ère civ. 5 oct. 2016, 1ère civ. 9 novembre 2016 : question de la prescription et de sa compatibilité avec les droits fondamentaux garantis par la Convention EDH ; CE Ass 31 mai 2016, Aff. Gonzalez-Gomez : question de la possibilité de l’insémination postmortem.

[13] Hélène THOMAS est Professeure de science politique à l’Université d’Aix-Marseille, sociologue et psychanalyste.

[14] V. THOMAS H., Les vulnérables. La démocratie contre les pauvres, Ed. du croquant, coll.« Terra », Paris, 2010, p. 23.

[15] V. CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995.

[16] V. CASTEL R., préc. supra p. 17.

[17] SOULET M.-H., Reconsidérer la vulnérabilité, EMPAN, n°60, vol IV, décembre 2005, pp. 24-29.

[18] ROY S., De l’exclusion à la vulnérabilité, in CHATEL V., ROY S. [dir.], Penser la vulnérabilité. Visages de la fragilisation du social, Presses de l’Université du Québec, Sainte-Foy (Canada), 2008, pp. 13-34.

[19] V. THOMAS H., préc. supra p. 35.

[20] V. THOMAS H., préc. supra.

[21] Extrait de paroles de victimes dans le cadre de l’accompagnement que je mène au CEVIF (Collectif pour l’Elimination des Violences IntraFamiliales).

[22] Définition établie par le Conseil de l’Europe en 2002 : « Les violences dans les relations intimes sont un ensemble de comportements, d’actes, d’attitudes, de l’un des partenaires ou ex-partenaires qui visent à contrôler et dominer l’autre. Elles comprennent les agressions, les menaces ou les contraintes verbales, physiques, sexuelles, économiques répétées ou amener à se répéter portant atteinte à l’intégrité de l’autre et même à son intégration socioprofessionnelle. Ces violences affectent non seulement la victime mais aussi les autres membres de la famille, parmi lesquels les enfants. Elles constituent une forme de violence intrafamiliale. Il apparaît que, dans la grande majorité, les auteurs de ces violences sont des hommes et les victimes, des femmes. Les violences dans les relations intimes sont la manifestation, dans la sphère privée, de la relation de pouvoir inégale entre les femmes et les hommes encore à l’œuvre dans notre société ».

[23] V. LOUVILLE P. et SALMONA M., « Traumatismes psychiques : conséquences cliniques et approche neurobiologique » in dossier : Le traumatisme du viol dans la revue Santé Mentale de mars 2013, n° 176.

[24] V. MELAN E., « Violences conjugales et regard sur les femmes. Qu’apporte une définition basée sur une construction genrée des victimes ? », in dossier : Violences conjugales et justice pénale dans la revue Champ pénal, Vol. XIV, 2017.

[25] V. NEUWIRTH L., Que la vie soit ! Paris, Grasset, 1979, p. 63. L. Neuwirth raconte dans ses mémoires qu’il trouve l’occasion de faire part de sa proposition de loi au Général, au cours d’un déjeuner privé à l’Elysée auquel il a été convié avec son épouse.

[26] Loi du 31 juillet 1920, réprimant la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle, J.O.R.F du 1er août 1920, p. 3666.

[27] Loi n°67-1176 du 28 décembre 1967 relative à la régulation des naissances et abrogeant les articles L. 648 et L. 649 du Code de la santé publique.

[28] V. RIVIERE M., « Sexualité et loi naturelle », in Politique et loi naturelle, Actes du Congrès de Lausanne III, 31 mars-2 avril 1967, pp. 93-112.

[29] Michèle FERRAND, sociologue et directrice de recherches au C.N.R.S in Le Monde, du 19-12-2017.

[30] CHAUCHARD P., Amour et contraception pour une sexualité responsable, Tours, Mame, 1965, 293 p.

[31] On réunit souvent les deux lois sous le nom collectif de lex Julia et Papia ; Ulpien, Reg., 15 ; 16.

[32] VANCOURT R. in Permanences n° 37, février 1967, p. 21-20 ; Le chanoine Vancourt met en lumière l’ambiguïté de la terminologie. L’adjectif « naturel » peut recevoir des acceptions multiples comme le substantif « nature » dont il dérive. Le chanoine démontre que « la loi naturelle désigne plutôt les lois qui doivent diriger l’existence de l’homme, animal raisonnable et libre »… Selon lui, c’est un « ensemble de lois que la raison doit pouvoir découvrir, car il s’agit de l’activité propre à l’être humain à qui il incombe de se proposer des buts conformes à sa nature raisonnable et libre. Buts qui doivent permettre à cette nature de s’épanouir au mieux, en tenant compte de ses exigences et en respectant dans l’homme la dignité d’être spirituel ».

[33] M. RIVIERE, lors du Congrès de Lausanne, met en exergue les problèmes que l’obéissance à la loi naturelle pose à la conscience du médecin, tels les vomissements dits incoercibles du début de la grossesse risquant de mettre en péril la vie de la mère. Dans de telles circonstances, il paraissait souvent logique de pratiquer un avortement thérapeutique.

[34] DUBY G., Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Pluriel, 2012, pp. 12-13 ; BASDEVANT-GAUDEMET B., « Le mariage d’après la correspondance d’Yves de Chartres », dans Revue historique de droit Français et Etranger, avril-juin 1983, p.197, n.13 : Yves DE CHARTES, canoniste du XIe, connu pour la rédaction de deux collections canoniques dont environ 288 lettres, deux cents ans après les écrits d’ Hincmar de Reims, est souvent saisi et se prononce sur les demandes d’annulation de mariages de personnages importants. Le mariage, considéré alors comme un acte purement religieux, relève de la compétence juridictionnelle exclusive des Cours d’église, dans le Nord et des juridictions laïques dans le Midi. Elles seules connaissent de l’existence et de la validité du lien matrimonial mais aussi des procès relatifs aux rapports personnels entre époux c’est-à-dire de l’inexécution des obligations découlant du mariage.

[35] Jean 13,34.

[36] Tobie 4,15 et Mathieu, 7,12.

[37] Il est avéré qu’Yves de Chartres connaissait ce concept romain d’affectio maritalis, probablement par l’intermédiaire de l’Epitome de Julien. Il y fait explicitement référence dans une de ses lettres (Ep. 148) ; GAUDEMET J., « L’engagement conjugal. Le regard des canonistes à la veille de la Révolution », dans La famille, la loi, l’Etat, de la Révolution au Code civil, Irène THERY et Christian BIET, préface de Jean CARBONNIER, Paris, Imprimerie Nationale et publications du Centre Georges Pompidou, 1989, p.96.

[38] En référence probablement à l’Ancien testament (Jean 15, 8).

[39] Fédération des sociétés de gynécologie et d’obstétrique de langue française. 17e Congrès, Marseille, 9-12 septembre 1957. Rapports, discussions et communications, Masson, Paris, 1958.

[40] A l’appui de ces arguments fallacieux, les hétéro-inséminateurs invoquent l’autorité de Transhumanistes tels qu’Alexis CARREL et celle de Julian HUXLEY si l’on en juge par le texte suivant : « il est maintenant loisible à l’homme et à la femme de consommer la fonction sexuelle avec ceux qu’il aime, mais d’effectuer la fonction de reproduction avec ceux que, pour des motifs peut-être différents, ils admirent ».

[41] L’écrivain, auteur de Le Meilleur des mondes et frère de celui que nous venons de citer dans la note ci-dessus.

[42] Propos avancés par le Pr. RIVIERE dans le cadre du Congrès de Marseille, in supra.

[43]Dès 1949, le souverain Pontife Pie XII intervient plusieurs fois dans les congrès de médecins en présentant ses « considérations générales sur la position de l’Eglise catholique », puis la réflexion du Magistère est énoncée dans l’encyclique Jean XXIII, le 15-05-1961, « Mater et Magistra », peu avant la Constitution pastorale « Gaudium et spes » issue du IIe Concile œcuménique du Vatican, en 1965. Des critères objectifs sont précisés par Paul VI en 1965 in « Humane vitae » et enfin par Jean-Paul II, en 1981 in « Familiaris Consortio ». Un document de synthèse élaboré en 1987 par la Congrégation pour la doctrine de la foi présente clairement la position de l’église par rapport à la fécondation in vitro dans l’Instruction de « Donum Vitae ».

[44] Français ou anglais le terme reste ambigu.

[45] L’efficacité de la méthode est voisine de 100%, à la condition expresse que la pilule soit prise avec une régularité absolue (Congrès de Pittsburg juin 1966, intervention des gynécologues Geisendorf et Moricard).

[46] WESTMAN A., « What is happening : the sadist revolution », in Sex and dehumanisation, (p.18) report to the sixth International Conference on Planned Parenthood, Tokyo, 1955, p.18.

[47] La lecture de certaines revues médicales (Revue de Médecine, juin, juillet, août 1965) sous les signatures de gynécologues presqu’exclusivement féminins montre à l’évidence que l’eupareunie, c’est-à-dire le plaisir est le but premier de l’acte sexuel : l’enfant surprise, l’enfant accident est aussi « l’enfant catastrophe » et son ombre redoutable vient troubler les joies érotiques des deux partenaires.

[48] RIVIERE J., A la trace de Dieu, N.R.F., Gallimard, 1941, p. 82 et 92-93.

Vulnérabilité, santé et soins

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CHAPITRE 2 – Vulnérabilité, santé et soins

 

Une réflexion sur la vulnérabilité physique et/ou mentale nous invite nécessairement à envisager la situation des personnes ultra-vulnérables car nécessitant une prise en charge médico-sociale. L’impact de la vulnérabilité des patients d’une part sur leur consentement et d’autre part sur la relation de soins est évident. Un déséquilibre s’installe derechef dans la relation médecin/équipe médicale – patient, déséquilibre qui est corrigé via la reconnaissance d’une série de droits subjectifs au bénéfice du patient. Le médecin et l’équipe médicale quant à eux ne sauraient être considérés comme vulnérables. Des outils sont déployés pour accompagner le patient et respecter son consentement. Dans cette relation délicate à équilibrer, réserver une place aux proches de l’intéressé s’avère parfois plus que complexe. La situation de vulnérabilité apparaît comme le résultat à un instant « t » d’un parcours de vie et d’une exposition à des risques. A l’origine de ces chemins de vie, on rencontre souvent des carences qu’il importe d’identifier dans le cadre d’une prise en charge globale mais adaptée pour « casser » un engrenage qui peut être fatal.

CONTRIBUTIONS :

Vulnérabilité, santé et soins. Pascal PUIG, Professeur de droit privé, Université de La Réunion

Réflexions sur les directives anticipées. Delphine TELES, Psychologue, Equipe Mobile Soins Palliatifs CHU Réunion.

David MOTTET, Référent carcéral pour le Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) du Réseau Oté !

La vulnérabilité du patient. Caroline LANTERO, Maître de conférences en droit public, Université Clermont-Auvergne.

Débats

Vulnérabilité, santé et soins.

Pascal PUIG, Professeur de droit privé, Université de La Réunion.

La notion de « vulnérabilité » est un concept plus facilement ressenti que réellement défini, spécialement en droit, et tout particulièrement en droit de la santé.

Dans le sens commun, le mot « vulnérabilité » trouve son origine dans l’idée de blessure : est vulnérable celui qui peut être blessé, par extension celui qui par ses insuffisances, ses imperfections, ses faiblesses, peut donner prise à des attaques[1]. Le langage commun, l’assimile, à la simple faiblesse. C’est probablement aussi le sens qu’elle reçoit en droit, même si la vulnérabilité n’y est nulle part définie. L’Organisation mondiale de la santé[2] propose une définition, à propos de l’expérimentation scientifique : « Les personnes vulnérables sont celles qui sont relativement (ou totalement) incapables de protéger leurs propres intérêts. »

La personne vulnérable serait donc une personne incapable, ce qui renvoie aux hypothèses traditionnelles de faiblesse. Traditionnellement, en effet, les faibles étaient les fous, les enfants et le sexe faible, cet imbecillitas sexus qui a conduit, pendant des siècles, à l’incapacité juridique des femmes mariées… Heureusement, le galant homme parlait aussi du beau sexe. Est donc vulnérable le faible d’esprit.

Mais la notion de vulnérabilité déborde cette acception étroite pour accueillir l’esprit faible, c’est-à-dire celui dont l’intelligence, les connaissances, le degré d’instruction, les ressources ou encore la santé ne permettent pas de protéger suffisamment les intérêts. De nouveaux faibles ont fait leur apparition : les personnes âgées, les personnes démunies ou à faibles ressources, les chômeurs, les étudiants, les personnes dépendantes, les parents isolés, les femmes battues, les malades, les sans-abris, les nomades, les détenus, les réfugiés, les victimes… mais aussi les salariés, les consommateurs, les voyageurs, les acquéreurs d’immeubles, les locataires, les habitants confrontés aux risques naturels…

Toutes ces personnes sont – plus ou moins – vulnérables. La vulnérabilité est plurielle, individuelle ou collective, absolue (à l’égard de tous) ou relative (à l’égard de certains), durable (incapacité, infirmité…) ou passagère (le temps d’un voyage, d’une grossesse, le temps d’une faiblesse…).

Reste-t-il encore des personnes non vulnérables dans notre monde ? La personne en bonne santé (pour combien de temps ?) n’est-elle pas vulnérable à la dengue, la grippe ou autre maladie ? Celle dont on dit qu’elle a la chance d’avoir un emploi n’est-elle pas exposée au risque de le perdre ? N’est-elle pas vulnérable si cet emploi est précaire, peu rémunéré ou si son temps de travail est trop élevé ? Sont également vulnérables les parents démunis face à des enfants desquels ils ont perdu le contrôle.

Il est cependant des catégories de personnes que le droit refuse d’assimiler à des personnes vulnérables : les employeurs, les chefs d’entreprises, les propriétaires, les conducteurs de véhicules, les professionnels, les médecins, les avocats, les doyens… qui n’ont pas le droit d’être vulnérables.

Il existe donc un droit à la vulnérabilité pour certaines catégories de personnes et une interdiction d’être vulnérable pour d’autres. L’affirmation est à peine caricaturale. Le droit de la santé n’échappe pas à la caricature. Le patient est pressenti et présenté comme vulnérable ; le médecin et l’ensemble du personnel de santé ne le sont pas et, surtout, ne doivent pas l’être. Le patient est investi de presque tous les droits, des droits fondamentaux (droit à la vie, à la santé, dignité, droit à l’information, au respect de son corps, droit de disposer de son corps, vie privée, sécurité, indemnisation et procès équitable…), une averse de droits subjectifs qui, non seulement promettent plus qu’ils ne peuvent offrir, mais surtout laissent accroire que le patient ne serait qu’un consommateur de soins qui, de plus en plus informé, exige, conteste et revendique. Mais si le patient occupe effectivement la place centrale dans la relation médicale, devenu acteur de son parcours de santé, il ne faut pas oublier qu’il n’est pas seul, que la relation médicale implique des médecins, une équipe médicale, des personnes extérieures (famille, associations, personnes de confiance, procureur, juge…).

Alors comment le droit de la santé appréhende-t-il la vulnérabilité du patient ?

Le patient doit tout d’abord se retrouver dans une relation thérapeutique, encore que les dispositions de l’article 16-3 du Code civil protègent l’intégrité du corps humain dans toute relation « médicale », ce qui autorise des actes autres que d’amélioration de la pathologie, notamment les actes de prévention, de diagnostic ou de chirurgie esthétique.

Le Code de la Santé publique retient ensuite plusieurs degrés de vulnérabilité du patient. Il y a, en quelque sorte, la vulnérabilité présumée de tout patient et la vulnérabilité particulièrement marquée de certains patients. Le 1er titre du Code de la santé publique met l’accent sur cette vulnérabilité présumée sans jamais la nommer ni la définir. Dès le début de la relation, c’est bien parce que le législateur présume la vulnérabilité qu’il insiste tant sur la nécessité impérieuse de recueillir le consentement libre et éclairé du patient. La vulnérabilité n’est pas seulement physique mais peut aussi être celle d’une détresse morale, ce qui a conduit le législateur (Loi « Léonetti II »,  n°2016-87 du 2 février 2016 – art. 1) à se soucier de l’apaisement de la « souffrance », terme préféré à celui de « douleur ».

De façon générale, « les actes de prévention, d’investigation ou de traitements et de soins ne doivent pas, en l’état des connaissances médicales, lui faire courir de risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté ». Cette exigence de proportionnalité entre les risques liés à la vulnérabilité de la personne et les bénéfices sanitaires escomptés constitue le reflet des degrés variables de la vulnérabilité du patient. La proportionnalité compense l’absence de définition de la vulnérabilité en imposant des soins proportionnés à l’état de la personne, à son degré de vulnérabilité.

Ce n’est que dans certaines situations ou pathologies graves que des dispositions spécifiques sont adoptées pour renforcer la protection des personnes que l’on pourrait qualifier d’ « ultra-vulnérables ». C’est en ce sens que la « charte du patient hospitalisé » se réfère à plusieurs reprises à la « vulnérabilité » des femmes enceintes, de celles qui accouchent, des mères qui allaitent ou encore des personnes en prison ou hospitalisées sans leur consentement (CSP, art. L. 1122-2).

Les patients dont la vulnérabilité est la plus marquée, les enfants, les personnes en fin de vie, les personnes atteintes de troubles mentaux, bénéficient d’une protection renforcée. Les atteintes à l’intégrité corporelle des mineurs ou des majeurs protégés sont strictement encadrées, sinon prohibées : stérilisations à visées contraceptives, cadre du prélèvement d’organe ou de tissus sur un mineur décédé, don d’organe par une personne protégée…[3]. Ainsi encore, les personnes en « phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable » (CSP, art. L. 1110-5-2 al 2), disposent de droits renforcés sur l’expression de leur volonté de refus de soins ou leur choix de finir leur vie dignement. Dans la mesure du possible, ces patients particulièrement vulnérables bénéficient d’une sphère d’autonomie spécifique, que le droit conditionne à des critères souples tels que la faculté de discernement (pour le majeur protégé) ou la « maturité » (pour le mineur). Cette faculté de discernement ou cette maturité dépendent elles-mêmes du degré de vulnérabilité de la personne, apprécié au cas par cas et témoignant de cette réalité multiple qu’est la « vulnérabilité » des personnes dans la relation de soins.

Tout semble affaire d’espèce. La vulnérabilité ne se laisse pas enfermer dans une définition, ni même plusieurs. Il existe sans doute autant de vulnérabilités que de patients et de pathologies.

Début du chapitre

Réflexions sur les directives anticipées.

Delphine TELES, Psychologue, Equipe Mobile Soins Palliatifs CHU Réunion.

 

Mon propos consistera en une réflexion sur un dispositif particulier crée par la loi Léonetti de 2005, renforcée par la loi Claeys-Léonetti de 2016, à savoir les directives anticipées.

Commençons tout d’abord par définir les directives anticipées: Les directives anticipées peuvent être définies comme des instructions données par anticipation, relatives aux traitements que l’on désire ou qu’on refuse recevoir en fin de vie pour le cas où on serait hors d’état d’exprimer sa volonté. Elles indiquent donc les souhaits d’une personne quant à sa fin de vie. Si avec la loi Léonetti, le médecin devait en tenir compte dans sa décision, elles ont été renforcées par la loi Claeys-Léonetti en devenant contraignantes.

Ce que je vous propose, c’est de partager mes réflexions vis-à-vis de ce dispositif des directives anticipées, réflexions critiques sur les enjeux et les conséquences de cette possibilité d’anticiper sa fin de vie.

Les directives anticipées donnent la parole au patient et témoignent de sa singularité. Elles visent à faire entendre la voix de celui qui n’a plus les moyens de s’exprimer. Cette volonté de faire du mourir l’expression d’une liberté individuelle et d’un droit pour la personne de dire ce qui lui paraît être le plus adapté pour lui-même semble tout à fait estimable et peut être même difficilement critiquable.

Et pourtant, c’est bien une analyse critique de ce dispositif que je souhaite faire afin de tenter de dégager les possibles conséquences de cet outil au service d’un accroissement de l’autonomie du patient que ce soit à un niveau individuel, soignant ou sociétal.

 

I – Impacts possibles sur le malade

Sur un plan individuel, si les directives anticipées permettent au patient de porter à la connaissance du médecin ses volontés, il s’agit des volontés de la personne au moment où elle les rédige. Ce décalage temporel entre le moment de la rédaction et celui de la situation réelle est-il sans conséquences ? Avec d’autres mots, la personne qui rédige ses directives anticipées est-elle exactement la même que celle qui se trouve en incapacité d’exprimer sa volonté ? Les directives anticipées risquent de figer la temporalité et de laisser de côté le changement et les effets qu’il entraîne. Dans la pratique clinique auprès des personnes en situation palliatives, nous sommes souvent témoin de cette capacité d’adaptation de l’individu au réel qui dans un travail d’élaboration psychique peut cheminer et construire un nouveau sens à ce qu’il vit. Certains malades mettent en mots leur propre étonnement face à leur façon de réagir à une situation de dépendance témoignant ainsi des processus dynamiques à l’œuvre dans la vie psychique. Si l’on peut avoir l’intuition clinique que le bien-portant qui rédige ses directives anticipées n’est pas en tous points identique au mal-portant incapable d’exprimer sa volonté, « il n’est pas certain que l’on échappe au risque de vivre sa propre fin de vie comme une fin de vie étrangère » comme le souligne à juste titre Éric FOURNERET.

De même, la conception des directives anticipées présuppose une capacité de chacun à se représenter sa fin de vie, reposant sur l’idée d’une volonté univoque de l’individu rattachée à un Moi conscient et rationnel. Mis dans la posture de celui pouvant penser sa fin de vie, c’est la division intrinsèque du Sujet enseignée par la psychanalyse qui est niée. Confisquant au Moi sa dimension inconsciente, les directives anticipées gomment la complexité de la vie psychique en la réduisant à l’énonciation de souhaits et de volontés. Mais le rapport de l’homme à sa propre mort est complexe. Ainsi est-on en droit de se demander si l’homme peut penser sa mort ? Pour jouer avec les mots, on peut se demander si la mort est un possible à penser ou impossible à penser ?

Si les directives anticipées témoignent d’une prise de conscience de sa mort à venir (je me sais mortel) et de la volonté d’avoir une maîtrise sur cette phase de la vie, une part de notre psychisme se vit comme immortelle, éternelle. C’est cette part inconsciente de nous-même, notre angle mort qui nous invite à la prudence dans l’utilisation des volontés énoncées par anticipation par l’Autre au risque de lui faire violence.

 

II – Impacts possibles sur les équipes soignantes

Les directives anticipées, satisfaisant un désir sociétal de décider par anticipation pour soi-même au cas où je ne serais plus en capacité de le faire, interroge nous semble-t-il, la notion fondamentale de confiance qui sous-tend toutes relations. Si ce dispositif peut être vu par certains comme un outil pédagogique pouvant servir à la construction d’un dialogue entre le médecin et le patient, on peut aussi y voir justement une fissure de cette relation de confiance. En effet, les directives anticipées peuvent être perçues comme une manifestation de défiance envers l’autre puisque nous mettons en scène qu’il faut mieux se fier à un document rédigé par avance plutôt qu’à la conscience de l’autre. Le risque est que, si les directives anticipées puissent laisser penser au patient qu’il peut se dispenser de la relation de confiance faite au médecin, elles peuvent également entraîner une déresponsabilisation des médecins face aux situations complexes de fin de vie. Le recours à la législation pourrait alors « sonner le glas de l’éthique », selon une formulation de Tanguy CHATEL. En effet, si l’éthique appliquée aux sciences médicales peut être définit comme la manière de se mettre ensemble, en interdisciplinarité, pour tenter de trouver la moins mauvaise solution possible face à une situation clinique complexe, l’existence de directives anticipées contraignantes pourrait épargner aux équipes médicales le besoin de réfléchir et donc de se confronter à l’incertitude inhérente à toute situation clinique complexe.

Avec les directives anticipées, on pourrait être tenté de résoudre des problèmes éminemment complexes en s’affranchissant de l’exigence de dialogue et en s’appuyant sur des choses contraignantes qui auront force de loi. Se réfugiant derrière le rempart du Droit, le respect de l’autonomie du patient risquerait ainsi de muer en douce indifférence.

 

III – Impacts possibles à un niveau sociétal

Si les directives anticipées peuvent être pensées comme une velléité d’autosuffisance qui conforte l’idée que la mort est celle de l’autre, qu’elle lui appartient, elle relègue au second plan le devoir de solidarité sociétal à l’égard des plus faibles. Le principe d’autonomie poussé à son paroxysme peut engendrer un monde sans altérité ou tout est rapporté à la subjectivité de l’individu.

Parallèlement à la sacralisation de l’autonomie propre à notre société occidentale, le regard porté sur la dépendance ou la vulnérabilité est empreint de négativité. Antoine BIOY, dans une conférence portant sur la clinique de l’incertitude, disait récemment que le tabou de notre société n’est plus celui de la mort ni même celui du sexe mais le tabou de la dépendance et de la vulnérabilité. Or, la vulnérabilité est le propre de l’homme et même trempé dans les eaux du Stix, Achille n’échappa à son destin d’homme mortel, d’homme vulnérable. Comme le rappelle Éric DELASSUS : « Nous naissons et mourons dans la dépendance et la vulnérabilité, tandis qu’entre ces deux périodes nous nous donnons le plus souvent l’illusion d’être autonome ».

Ce culte de l’autonomie qui ne laisse pas de place à l’autre risque d’isoler l’individu qui la revendique. Il est sommé d’assumer seul sa volonté et de l’imposer aux autres. Mais il est des situations de grande dépendance où l’injonction à s’autodéterminer peut, peut-être, peser plus qu’elle ne libère.

C’est peut-être en percevant les limites d’un modèle autonomiste poussé à son extrême que nous pourrons nous diriger vers ce que certains nomment une éthique de la vulnérabilité conjuguant, telle une délicate tâche d’équilibriste, autodétermination et fragilité inhérente à l’être humain pour aller vers une véritable relation de soin à l’autre.

Début du chapitre

 

David MOTTET, Référent carcéral pour le Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) du Réseau Oté !

 

Éducateur spécialisé de formation, je suis actuellement employé au Réseau Oté Ville Hôpital 974. Interpellé par la thématique de ce colloque, je me suis senti concerné, en tant que professionnel et en tant qu’humain. Ainsi, je vais vous présenter une articulation entre vulnérabilité, droits fondamentaux et problématique addictive.

Rappel du cadre conceptuel

 

Être vulnérable, c’est être exposé à recevoir des blessures, des coups ; être exposé aux atteintes d’une maladie, qui peut servir de cible facile aux attaques d’un ennemi ; qui, par ses insuffisances, ses imperfections, peut donner prise à des attaques (Larousse).

Le droit est la possibilité morale qu’on a d’agir de telle ou telle manière. C’est une permission donnée à quelqu’un. Cette autorisation confère un pouvoir, une prérogative, considérés comme légitimes.

Enfin, fondamental renvoie à ce qui concerne le fond, l’essentiel.

Le cadre de ce colloque proposait de questionner le concept de vulnérabilité sous l’angle de la propriété (comme une faiblesse, une fragilité) et/ou sous l’angle de la situation (comme une exposition aux risques).

Aussi, rappelons que la propriété renvoie à ce que l’on possède en propre, la qualité/fonction particulière d’une personne, les attributs propres à un corps particulier qui peuvent déterminer sa manière d’agir/réagir dans des conditions précises. La situation quant à elle vise l’ensemble des conditions matérielles/morales dans lesquelles se trouve une personne, à un moment donné, à un point de vue donné.

La notion de vulnérabilité concerne victime et auteur. Cela nous pousse à un dépassement catégoriel pour aller vers celui de situation de vulnérabilité provisoire : chacun peut se retrouver dans une situation de vulnérabilité.

Cela nous conduit à des approches et des réponses au cas par cas, avec une adaptabilité maximale.

Mon observation du monde et ma pratique professionnelle me laissent penser qu’il existe des vulnérabilités humaines.

En effet, plusieurs facteurs, manifestations peuvent fragiliser un être au cours de sa vie. Certains sont indépendants, et peuvent s’expliquer par des facteurs endogènes (cause interne) ou exogènes (cause externe), certains sont co-dépendants, articulés, combinés.

Le focus de départ proposait d’ancrer nos réflexions autours de situations de mineurs, de violences intra familiales, d’addictions, de multi-usages de SPA, de détenus, de psycho traumatismes, de précarité sociale et économique…

Pour ma part, dans le cadre de ma pratique professionnelle, les personnes accompagnées étaient majoritairement concernées par plusieurs voire toutes ses situations. Plus que des catégories, j’observe des parcours de vie, où une vulnérabilité peut en entraîner une autre.

Aussi, je me suis demandé :

. S’il existe une vulnérabilité initiale qui expose au risque d’un parcours de « vulnérabilisation » maximisé ? (angle de la propriété)

. Si la vulnérabilité pourrait être le résultat d’un parcours d’exposition aux risques ? (angle de la situation)

. Si la souffrance psychique issue de parcours de vie empreints de carences – éducatives et/ou affectives –, de maltraitances – verbales, physiques, sexuelles –, de psycho-traumatismes – ne serait pas une méta vulnérabilité qui favorise l’émergence d’autres vulnérabilités de par des stratégies d’évitement, d’échappement, que le sujet met en place pour se soulager de la souffrance issue de situations de vulnérabilité initiale ?

Pour proposer des pistes de réflexion, je vous présente l’institution que je représente aujourd’hui pour identifier le public auprès duquel nous intervenons, notre approche de la vulnérabilité. Le Réseau Oté Ville Hôpital 974 est une association 1901 qui administre un CAARUD, un CSAPA -établissements médico-sociaux -, un service de prévention et de documentation en addictologie.

Nous intervenons auprès d’usagers actifs de drogues et tentons de leur venir en aide.

Notre approche des problématiques addictives s’attache à distinguer usage et addiction, pour dépasser le produit et discerner la fonction qu’elle peut avoir pour la personne. Diagnostiquer des symptômes pour mieux en identifier les causes initiales. Notre regard se veut non jugeant, bienveillant et compréhensif.

Ainsi, nous ne restons pas fixés sur le produit, sachant que la loi existe avec ses interdits et ses sanctions, et que les propriétés des diverses substances sont à distinguer, les qualités et les quantités sont évidemment déterminantes.

Nous envisageons que l’usage de substances psychoactives (SPA) sert à quelque chose à celui qui y a recourt : toutes les stratégies, conscientes ou inconscientes, se résument à accéder au plaisir ou éviter la souffrance.

Dans la population addicte ou consommatrice active de SPA, accompagnée en CSAPA, en CAARUD, la part de personnes ayant subi des psycho traumatismes, notamment sexuels, est élevée, majoritaire (environ 80 % chez les femmes, un peu moins chez les hommes). Au-delà de cela, tous ont connus des parcours de vie difficile, empreint de souffrance.

Le traumatisme psychologique (ou psycho traumatisme) résulte d’un choc traumatique qui occasionne un trouble d’ordre mental ou psychique chez l’individu concerné. En règle générale, le traumatisme subi est suffisamment violent pour que l’intégrité physique et/ou psychique du sujet ait été menacée (guerre, violence sexuelle ou physique, sinistres, vision d’un cadavre, scènes de violences…). Face à ces événements potentiellement traumatiques, les individus ne sont pas égaux. Dans un groupe de personnes confrontées au même événement, certaines pourront en être traumatisées alors que d’autres ne le seront pas.

Ainsi, l’usage ou l’addiction de SPA serait davantage la conséquence que la cause de la problématique. L’usage ou l’addiction serait symptomatique d’une difficulté, d’une souffrance autre, antérieure.

Le choix de recourir à des SPA serait une tentative d’automédication, maladroite certes, avec des risques potentiels, mais une stratégie opérante, qui soulage réellement dans l’instant, malgré l’exposition aux dangers et aux dommages.

Aussi, il nous semble opportun en tant qu’aidants auprès de personnes vulnérables de diagnostiquer les causes du symptôme pour agir dessus. L’accession aux droits et aux soins est l’étape opérationnelle de mise en œuvre des droits fondamentaux.

L’abstinence est visée mais n’est pas la seule intention. C’est au sujet de définir ses choix.

Nous lui offrons un accompagnement global (bio/psycho/social) pour un mieux-être, pour qu’il s’inscrire dans un parcours de soin global, pour une prise de conscience favorable aux soins (cure) et au fait de prendre soin de soi (care). La réduction des risques et des dommages (RDRD) est un chemin alternatif pour agir auprès de ceux qui ne désirent pas l’abstinence.

Pour illustrer ce propos, envisageons deux vignettes cliniques éclairantes.

1ère vignetteJe rencontre Marc dans un quartier urbanisé des Hauts de Saint-Paul alors que je suis intervenant de rue en addictologie pour le CAARUD Kaz’Oté. C’est un jeune homme qui habite le quartier. 3ème d’une fratrie de 5 enfants. Leur père a quitté le foyer à ses 6 ans, sans donner de nouvelles. Depuis, sans emploi, leur mère les élève seule, avec les prestations familiales pour ressources. Elle se remet en couple avec un homme qui n’investit pas ses enfants : ni affection, ni intérêt, ni relation, du moins de ce qu’en dit Marc. A l’école Marc est un élève discret, aux résultats scolaires insuffisants. Adolescent, il fréquente les jeunes de son quartier en bas de son immeuble, sans lien avec son père, ni son « ti père ». Il expérimente l’usage de tabac, de cannabis, d’alcool (bière, rhum). Déscolarisé à 17 ans, il signe un contrat de travail avec la mairie comme agent polyvalent. Contrat qui se renouvelle.

Il évoque alors avec fierté sa position qu’il juge préférable car il a « un travail, un salaire et une tantine ».

Il vient à ma rencontre, après sa journée de travail, lors des permanences mobiles que nous assurons mon collègue et moi, dans un parc, avec café et thé chaud, préservatifs, gels lubrifiants, flyers de RdRD, GSM à disposition si besoin, etc.

Nous avons choisi ce lieu qui offre l’avantage d’être proche des habitations, des commerces, sans pour autant nous imposer. Nous offrons le choix de venir à nous sans grand effort.

Sur ce lieu, il retrouve ses camarades sans emploi qui consomment activement des SPA, notamment du cannabis, de l’alcool, de l’Artane et du Rivotril.

Marc, lui, consomme de l’alcool, du cannabis, après sa journée de travail. Parfois du Rivotril ou de l’Artane, le week-end, avec ses « dalons ».

Nous échangeons sur les SPA, leurs fonctions, leurs risques, leurs dangers, les moyens de les réduire (en acceptant leur choix de fait) : nous diffusons un discours de RdRD pour les inciter à une responsabilisation dans leurs choix, sans les juger.

Nous ne restons pas bloqués sur le produit (licite ou pas), nous insistons sur le sens que peuvent revêtir ses consommations. Nous questionnons l’usage pour définir l’addiction potentielle. Nous leur proposons un regard bienveillant, distancié, non jugeant, sur leurs choix stratégiques et le sens qui peut leur échapper, en apparence.

Lorsqu’il a 19 ans, sa copine le quitte, pour un autre homme avec qui elle fait un enfant quelques mois après. Marc n’accepte pas cette séparation qu’il vit comme un abandon et une humiliation. Il consomme davantage d’alcool, de cannabis, même au travail. Les week-ends, il consomme régulièrement du « chimique » (Rivotril, Artane). Parvenu à la fin de son contrat, son employeur ne le renouvelle pas.

Je vois alors davantage Marc sur les permanences mobiles, en journée, sous effet. Il passe ses journées avec ses camarades, à errer en ville, à consommer des SPA. Il évoque lors d’échanges duels confidentiels, sa souffrance face à la perte de sa relation affective. Il ne parvient pas à dépasser cette séparation qu’il assimile à une injustice. Il est en colère. Il repère la fonction d’évitement de la souffrance de ses usages de SPA. Ceux-ci se transforment en addiction de par les fréquences de consommation et leur fonction anxiolytique. Néanmoins, Marc refuse toute démarche de soin. Il refuse de réfléchir davantage sur les liens qu’il pourrait identifier dans son parcours. Il dit ne pas en avoir besoin, qu’il « gère ». Il rejette nos propositions de soutien, d’accès aux droits mais il maintient le lien avec nous, sur les permanences mobiles, sans venir dans l’institution, car « c’est trop loin ».

Avec ses camarades, il commet des délits. Il se fait convoquer régulièrement en gendarmerie, il est jugé et condamné sans être incarcéré. Progressivement, ses relations amicales se transforment : il devient la victime désignée du groupe duquel il se dit appartenir. Pourtant, il affiche une image de délinquant sans attache ni limite.

Il ne rencontre pas d’autre femme. Il ne sort plus si ce n’est avec ses dalons, sous effet. Sa santé décline : il se néglige physiquement, son hygiène corporelle diminue, il ne va plus chez le médecin. Il s’auto-médique, uniquement avec des SPA. Lorsque je l’invite au questionnement, il évite, « mi koné mwin ».

Ses relations amicales se dispersent, suite notamment à plusieurs agressions dont il est victime de la part de ces mêmes personnes, dont une qui relève d’un psychotraumatisme.

Il ne porte pas plainte. Il se renferme. Il déplore avec moi et mes collègues sa situation en se présentant systématiquement comme victime des autres et refuse toute part de responsabilité. Lorsque j’insiste, il rompt la discussion et s’éloigne.

Cette situation s’est cristallisée : Marc n’a pas retravaillé depuis. Il ne cherche pas d’emploi. Il ne fréquente plus ses anciens dalons, qui le maltraitent à chaque rencontre (intimidations, vols, rackets, agressions physiques, humiliations). Marc évoque cela avec difficulté en pleurant, puis se reprend et part, seul. Il n’a pas eu de petite amie depuis sa séparation, et la rumine encore. Il vit au domicile de sa mère, sans pour autant participer aux relations ni aux frais. Il consomme cannabis, Artane, Rivotril, et accentue sa consommation d’alcool, notamment le rhum. Sa santé est en danger, il présente les symptômes d’une alcoolisation intense et dangereuse. Il fréquente les jeunes de son quartier de la génération en dessous de la sienne.

Il se fait maltraiter par les membres de sa famille (tonton, frère) qui lui reprochent son addiction à l’alcool et ses comportements inadaptés. Ils le frappent, parfois jusqu’à le laisser inconscient. Il dort dans la rue pour éviter cela, fortement alcoolisé, exposé aux dangers. Il consomme pour « tenir ». Il souffre de se faire rejeter par sa propre famille, il le dit.

Dernièrement, conscient de la dynamique destructrice de sa situation (« je suis nul », « je ne m’en sors pas », « si je ne fais rien, je vais vite mourir »), il désirait aller en métropole pour s’éloigner de son environnement. J’ai appris qu’il avait embarqué dans un avion pour la métropole la semaine dernière.

 

2ème vignetteJe rencontre Mikael au centre de détention du Port en qualité de référent carcéral ouest pour le CSAPA Kaz’Oté. C’est un jeune homme de 24 ans, qui se présente avec humilité et simplicité. C’est sa cinquième incarcération. Il purge une peine de 3 ans 1/2 pour des faits de vol avec violence. Toutes ses incarcérations sont liées à des vols commis sous l’emprise d’alcool et de Rivotril.

Je vais rencontrer Mickaël en milieu carcéral environ une fois par mois, à sa demande, dans le cadre de sa libre adhésion, car il n’existe pas de double contrainte dans les prisons françaises. J’insiste sur ce fait avec Mickaël pour valoriser sa démarche et l’inciter à s’inscrire dans une démarche de soin durable. En effet, à sa libération, il devra se soumettre à un suivi socio-judiciaire et une obligation de soin relative aux passages à l’acte sous l’emprise de toxiques. Sa demande de suivi volontaire et régulier avec un professionnel de l’addictologie peut présager de la mise en œuvre de son obligation de soin (contrainte pénale adossée au suivi socio-judiciaire). En effet, l’expérimentation des apports du soin (au sens bio-psycho-social) peut maximiser l’investissement des obligations pénales après la sortie carcérale, et donc l’accès aux soins.

Mikael me dit avoir une copine et un enfant de 5 ans. Il parle d’une enfance difficile, où son père a quitté le domicile parental à ses 7 ans, de difficultés économiques. C’est l’aîné de 4 sœurs. Il évoque son désir précoce d’avoir un enfant. Il dit y voir le moyen de construire sa famille pour mieux s’émanciper de la sienne. Mikael s’exprime avec éloquence, son propos est cohérent, il est capable d’établir des liens entre ses émotions, ses difficultés psychologiques, ses consommations et ses passages à l’acte. Il dit souffrir de son incarcération, mais surtout de sa situation familiale, de ne pouvoir les soutenir. Il me dit être malheureux, n’avoir que des soucis, qu’il ne parvient pas à être l’homme et le père qu’il voudrait être. Il évoque sa culpabilité de les avoir abandonnés à chacune de ses incarcérations.

Il m’explique que son enfant est handicapé, il est porteur du syndrome de Rubinstein-Taybi. C’est une maladie génétique caractérisée par un retard de croissance et de développement ainsi que des signes physiques caractéristiques. Il dit aimer son enfant et chercher à lui apporter les soins dont il a besoin avec sa compagne. Néanmoins, il dit aussi souffrir intensément de cette situation, que sa compagne et lui sont dépassés, que depuis la naissance de leur enfant les difficultés s’accumulent sans pouvoir y faire face.

Il repère que ses incarcérations sont toutes consécutives à des périodes où lui et sa compagne se sentaient impuissants, incapables d’aider leur enfant. Il me dit culpabiliser « mwin té pu capab », « mavè bezoin défoulé pask mi té gagn pa», « mi té en veu amwin ».

Mickaël dans ses moments de désespoir se rend à la boutique et consomme de l’alcool massivement, associé à du Rivotril. « Pou oubli mon bone problem ». Cette stratégie d’évitement de la souffrance le conduit quasi systématiquement à passer à l’acte, notamment par des vols avec violence. Ainsi, ses incarcérations correspondent toutes à ce schéma.

Au fils de nos rencontres, je propose à Mickaël d’approfondir sa réflexion pour mieux identifier les articulations entre ses émotions et ses comportements. Je lui fais part de mon empathie en reconnaissant sa souffrance. Je souligne que sa réalité et celle de sa famille peuvent permettre de comprendre son recours à l’alcool et au Rivotril pour des visées d’apaisement. Je l’invite à questionner son fonctionnement en admettant la légitimité de l’évitement de la souffrance. Nous échangeons sur les propriétés anxiolytiques de l’alcool, sur ses risques, ses dangers, ses dommages. Je l’informe que des médicaments existent pour traiter son abattement.

Ce discours empathique favorise la relation, et permet de faire exister dans mon discours les conséquences négatives de sa stratégie risquée et destructrice. Je ne minimise pas ses passages à l’acte, je lui renvoie que je ne le juge pas, qu’il l’a d’ailleurs été et qu’il purge une peine de privation de liberté justement pour s’acquitter à terme de cette dette. J’évoque avec lui son droit de solliciter les prestations offertes par le SMPR (la psychiatrie en prison) afin d’accéder à des professionnels du soin psychique. Je valorise l’intérêt de verbaliser et celui d’une écoute attentive et bienveillante, soumise au secret médical. Je l’invite à prendre soin de lui, à recourir aux soins bio-psycho-social pour dépasser ses incapacités et construire de nouvelles capacités. Je l’invite à investir les entretiens avec son conseiller SPIP pour préparer le plus précocement sa libération.

Ce travail de réflexion sur son mal-être, sur les stratégies qu’il met en place, sur la projection vers sa libération, participent à l’identification des liens entre son parcours de vie et ses problèmes. Cela pourrait réduire les risques de récidive en lui permettant d’identifier les relations de causalité, pour qu’il puisse faire évoluer ses réactions et ses choix.

La vulnérabilité de Mickaël, vraisemblablement ancrée dans son enfance carencée et révélée lors de la reconnaissance du handicap de son enfant, semble s’accentuer au travers de ses réactions déviantes illustrant son affliction. Mickaël, confronté à sa réalité, à ces épreuves, à sa responsabilité de père qu’il assume avec difficultés, à ces désillusions, vacille. Il ne parvient pas à apaiser ses tensions internes de façon adaptée. Sa conscience de cela ne lui permet pas d’agir autrement, et cela renforce sa culpabilité.

Mon travail auprès de lui pour l’aider à se distancier de ses consommations de substances psychoactives vise à distinguer les fonctions anxiolytiques de ses addictions pour mieux identifier les causes de sa souffrance, et pour ainsi ne pas nous tromper d’objet.

 Rester figé sur les produits n’aurait pas permis ce diagnostic.

Cela a permis de distinguer les vulnérabilités de situation qui se sont renforcées entre-elles.

Avec ses vignettes cliniques, nous avons pu discerner l’existence de multiples vulnérabilités qui s’ancrent sur des propriétés singulières résultant de parcours de vie carencés.

Ses propriétés induisent le risque de reproduction du schéma familial problématique, et donc ainsi des situations de vulnérabilités comme autant de conséquences dommageables.

Cela illustre le besoin de dépassement catégoriel de la notion de vulnérabilité vers celle de situation de vulnérabilité provisoire, potentiellement traitables par une adaptabilité maximale de la relation d’aide à la singularité dynamique de la problématique.

Il existe donc des vulnérabilités qui peuvent fragiliser un parcours de vie. Si certaines sont indépendantes et peuvent s’expliquer par des facteurs endogènes ou exogènes, d’autres sont co-dépendantes et se combinent entre elles. La relation à visée thérapeutique en addictologie aborde ses intrications problématiques pour les dissocier et les traiter, par identification des relations de causalité, par priorisation.

 

Début du chapitre

 

La vulnérabilité du patient.

Caroline LANTERO, Maître de conférences en droit public, Université Clermont-Auvergne.

 

Le patient – Il est préférable par principe, mais aussi par observation et par souci de justification, de parler de « patients » plutôt que de « malades » lorsque son abordées les catégories juridiques saisies par le droit de la santé. Certes, la loi fondatrice dite Kouchner, du 4 mars 2002 est pourtant bien relative « aux droits des malades et à la qualité du système de santé ». En matière médicale le patient n’est pas celui qui fait preuve de patience[4] ou qui est passif[5], mais celui qui endure, celui qui souffre (du verbe pati devenu pâtir). La confusion éventuelle (entre la notion de passivité et la notion d’action) est d’autant plus fréquente qu’on entend précisément de plus en plus un néologisme désignant des « actients », contractant « action » et « patient » pour désigner celui qui agit (soit en automédication, soit en codécision médicale, les deux attitudes étant d’ailleurs fondamentalement opposées). On rappellera toutefois encore que la première cause d’hospitalisation en France est la maternité et que les femmes enceintes ne sont pas des malades, mais qu’elles font l’objet de soins, et sont également sujettes à des accidents médicaux et à des erreurs (en dépit d’une position contraire de l’ONIAM). L’accouchement n’est pas toujours phénomène naturel, serein et indolore. Notons que les femmes enceintes sont reconnues comme « personnes vulnérable » par la Cour européenne des droits de l’homme[6]. Cela est parfaitement mis en lumière par les conclusions de Madame Valérie Pécresse sur un arrêt du Conseil d’Etat de 1997 (Hôpital Saint Jospeh Imbert d’Arles)[7], lorsqu’elle propose à la Section du Contentieux de remplacer le terme « malade » utilisé dans un arrêt d’Assemblée Bianchi bien connu[8], par le terme « patient ». Avançant précisément le principe de l’égalité des usagers devant le service public[9], la Commissaire du Gouvernement faisait valoir que le terme malade était restrictif et ne devait pas exclure du mécanisme de réparation, les femmes enceintes et, en l’espèce, les garçons venant subir une circoncision rituelle. Aujourd’hui, on assiste à un retour en arrière pour les personnes ayant recours à la chirurgie esthétique, clairement regardées comme des clients d’une prestation[10].

La vulnérabilité – Question centrale de nombreuses thèses[11] et recherches[12], la vulnérabilité est, en droit positif, abordée dans plusieurs branches (Code pénal, Code de l’action sociale et des familles, Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, Code de la santé publique, etc.) sans qu’une définition de la vulnérabilité, ou de ce qui fait la vulnérabilité soit proposée. Toutes les recherches convergent vers le constat d’une distorsion importante entre la dimension sociale de la notion de vulnérabilité (usage fréquent) et la dimension juridique de la notion. Il est communément admis que la vulnérabilité est catégorielle (des personnes sont désignées comme vulnérables) ou situationnelle (un facteur extrinsèque rend la personne vulnérable dans une situation donnée). Intrinsèquement, des catégories sont désignées, comme les mineurs, les majeurs protégés, les demandeurs d’asile, les handicapés, les personnes âgées, les « personnes atteintes de troubles psychiatriques ». On sait également que dans une situation donnée (critère extrinsèque), l’état de santé et la maladie peuvent constituer une vulnérabilité. On sait enfin que certains patients appartiennent à une catégorie (majeurs protégés, mineurs, troubles psychiatriques) et, en fonction de la situation donnée d’autres peuvent se trouver en situation de vulnérabilité. Mais on ne sait pas si le patient est intrinsèquement vulnérable. L’absence d’identification catégorielle par le droit ne suffit pas à purger la question (I). 

Les droits – Parce qu’il était particulièrement vulnérable, le patient a bénéficié de mesures très fortement correctives : reconnaissances de droits individuels, parmi lesquels des droits reconnus comme fondamentaux ; justiciabilité de ces droits ; reconnaissance de droits collectifs, etc. Ces mesures normatives et juridictionnelles l’ont rendu juridiquement fort (II). Et, quitte à souffler la conclusion dès l’introduction, c’est peut-être parce que le patient est regardé comme vulnérable, qu’il devient fort.

 

I – La vulnérabilité du patient

Cette question suppose que les patients puissent constituer une catégorie entière de « personnes vulnérables ». On l’a dit, le patient « générique » ne fait pas partie des catégories identifiées dans le droit positif. Seules certaines catégories de patients sont désignées comme vulnérables ou seraient susceptibles de l’être (A). Pourtant, il apparaît que tous les patients sont, d’une manière ou d’une autre, en situation de vulnérabilité (B).

 

A) Les patients identifiés ou identifiables comme vulnérables

Identifiés – Parmi les exemples type de cette vulnérabilité situationnelle ou « ad hoc », ont été identifiés les patients mineurs, les patients majeurs protégés, ou encore les personnes atteintes de troubles psychiatriques, qui font l’objet d’une prise en charge juridique particulière au sein du code de la santé publique. Ils bénéficient le plus souvent des mêmes droits que le patient « générique » mais des aménagements (voire des dispositions spécifiques et protectrices) sont prévus dans l’exercice de ces droits. La cour européenne des droits de l’homme avait identifié les « personnes en fin de vie » comme vulnérables[13] et depuis 2005 en France, ces patients font également l’objet de mesures normatives propres[14].

Identifiables – Certains patients n’appartiennent pas à une catégorie de patients en tant que telle, mais se trouvent en situation de précarité sociale, ce qui peut avoir une incidence sur la qualité de leur prise en charge médicale et en fera des usagers vulnérables[15]. Même si la Cour européenne des droits de l’homme a toujours refusé de reconnaître la précarité sociale comme une vulnérabilité, c’est en pratique le cas des patients étrangers et/ou pauvres, essentiellement pour des questions relevant de la prise en charge par la sécurité sociale et par leur précarité générale (linguistique, matérielle, sociale). Il a été constaté que beaucoup de patients ignorent leurs droits à la sécurité sociale[16]. C’est également le cas des patients détenus, essentiellement en raison de l’articulation des droits des patients et des règles du service public pénitentiaire, pas toujours très harmonieuse[17].

Présumés ? – Il nous semble que pourrait être identifiée une vulnérabilité « générale », ou, à tout le moins, une présomption de vulnérabilité applicable à tous les patients. Cette idée tendrait certes à effacer le principe même de catégorie, mais de cette présomption de vulnérabilité nait une « créance » des patients. Et, de cette créance, se développent des mesures correctives assez efficaces.

 

B) La vulnérabilité de tous les patients

Le déséquilibre – Dans sa conception purement situationnelle (et non pas dans ses rapports juridiques avec le service de santé), le patient est assurément dans une situation de déséquilibre qui l’expose à une atteinte ou à des menaces d’atteintes à ses droits. Parmi les patients, nombreux sont malades et diminués physiquement et psychologiquement. Il y a donc là une faiblesse. Et même si faiblesse n’est pas vulnérabilité, s’en ajoute une autre dans la relation du patient face à son soignant, avec un paternalisme médical encore prégnant au sein de la relation de soins, parfois alimenté par l’admiration spontanée que manifestent les gens à l’égard de la profession. Le « paternalisme médical » est l’expression employée pour illustrer le déséquilibre traditionnel de la relation entre le médecin et le malade. Ce déséquilibre trouve sa source dans deux phénomènes traditionnels : l’irresponsabilité de l’un, l’ignorance de l’autre.

L’irresponsabilité historique du médecin – Historiquement, la médecine était un art relevant du divin. Le médecin était donc titulaire d’un don de Dieu. Pendant l’antiquité, le médecin exerçait une fonction sacrée et ne pouvait commettre aucune faute lors de l’exercice de cette fonction. Sauf faute très lourde, nécessairement sacrilège[18]. Le caractère religieux de la fonction a longtemps rendu impensable la reconnaissance d’une faute puisque la médecine était une manifestation de la volonté divine, ce que résume la célèbre phrase d’Ambroise Paré au début du XVIe siècle: « Je le pansai et Dieu le guérit ». Plus de trois siècles plus tard, et malgré l’adoption du Code civil, l’Académie de médecine proclamait encore en 1829 que « (…) le médecin ne reconnaît pour juge, après Dieu, que ses pairs, et n’accepte point d’autre responsabilité que celle, toute morale, de la conscience. » En 1835, l’affaire Dr Thouret-Noroy[19] marquait, sinon le début d’une véritable responsabilité médicale, au moins la fin d’une totale immunité des médecins, ce dont le corps médical devait violement s’indigner. Il existe désormais un régime de responsabilité civile, pénale, et disciplinaire pour les médecins. Mais encore aujourd’hui, ce paternalisme médical est vivace et domine les questionnements éthiques et déontologiques, même chez les seuls juristes[20].

L’ignorance du patient – Nous touchons là au problème le plus délicat de la relation de soin. Traditionnellement, le seul dépositaire de la décision médicale était le médecin. Le médecin est titulaire du savoir. Le malade non. Et non seulement il n’est pas titulaire du savoir, mais il n’a pas les outils intellectuels pour comprendre cet art. Bien au-delà de la faute technique, de l’erreur de diagnostic, ou de l’échec d’une thérapeutique, l’information du patient demeure le point de tension dans la relation de soin. Le manquement au devoir d’information est d’ailleurs devenu un moyen balai dans le contentieux de la responsabilité médicale[21], et peut-être en abuse-t-on. Il n’en révèle pas moins un déficit majeur de communication entre les soignants et les patients. La plus grande violence encore ressentie aujourd’hui chez les patients vient d’un problème de communication et d’information, lequel révèle d’ailleurs le conflit larvé entre l’autonomie de la volonté et le paternalisme, fût-il bienveillant[22].

La vulnérabilité engendre une créance juridique, qui engendre des correctifs – On constate une véritable évolution avec l’émergence de droits individuels de mieux en mieux connus et de plus en plus garantis, ainsi que de droits collectifs qui tendent à donner un rôle d’acteurs politiques aux usagers du système de santé. Et si la vulnérabilité est regardée comme une créance juridique, plutôt que comme une faiblesse, alors, il faut la reconnaître à tous les patients. Pour illustration de ce que la désignation d’une vulnérabilité catégorielle peut in fine profiter à tout un groupe – la consécration du droit de refuser des soins comme liberté fondamentale. Reconnue par le Conseil d’Etat en 2002 pour les témoins de Jehovah[23], consacrée en 2015 vis-à-vis des personnes en situation de fin de vie[24], ce droit a finalement intégré la loi, au profit de tous les patients. Pas seulement les patients particulièrement vulnérables. Ainsi, la présomption de vulnérabilité qui toucherait tous les patients ferait in fine leur force. Car, en matière de santé, dès qu’une vulnérabilité a pu être identifiée, des mesures correctives assez efficaces ont été mises en œuvre et, par le jeu de la garantie des droits, les patients sont devenus juridiquement forts. Avec l’émergence de droits collectifs qui consacrent les patients comme usagers d’un système de santé auquel ils participent, leur force juridique pourrait grandir encore.

 

II – La créance juridique issue de la vulnérabilité

Le patient est de moins en moins vulnérable juridiquement. En premier lieu parce qu’il est dépositaire, en tant que patient, de droits individuels véritablement consacrés par les textes (A). En second lieu parce qu’il devient, avec la transition orchestrée par la loi Kouchner vers une démocratie sanitaire et l’émergence de droits collectifs, un véritable usager du système de santé, au sein duquel il tend à un rôle politique, si ce n’est décisionnaire (B).

 

A) Des droits individuels de mieux en mieux garantis

 

1) Consécration normative des droits des patients

Des droits en miroir des devoirs des médecins – Les contours des droits des patients ont d’abord été tracés par les devoirs des praticiens, inscrits dans le code de déontologie. Un premier code est rédigé en 1947[25], puis en 1955[26], puis en 1979[27], puis en 1995[28]. On retient celui de 1995, qui est toujours en vigueur malgré quelques modifications et a d’ailleurs été codifié dans la partie réglementaire du code de la santé publique. Cette même année, un texte ayant valeur de circulaire entre en vigueur. Il s’agit de la Charte du patient hospitalisé[29], qui ne proclame aucun droit véritablement nouveau mais les met à disposition des patients, de manière à ce qu’ils soient en mesure de connaître leur droit. C’est l’une des premières étapes de l’accès aux droits, au-delà de leur proclamation.

Des droits autonomes – La loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite Kouchner, insère dans le code de la santé publique un titre premier : « droits des personnes malades et des usagers du système de santé ». Cette grande loi fondatrice et codificatrice du droit des patients sera bien évidemment complétée par de nombreux textes ultérieurs, dont notamment la loi Leonetti[30] (sur la fin de vie) et la loi HPST[31] (notamment quant au volet « éducation thérapeutique des patients »), mais reste le tournant de la prise en charge normative effective de ces droits.

 

2) Les droits des patients

On peut relever une série de droits objectifs cohérents avec la politique de santé publique en France, et une série de droits plus subjectifs, s’attachant in fine au principe de dignité.

Les droits socles de la législation sanitaireOn pourrait également parler de prérequis. Ceux sans lesquels les droits individuels seraient purement proclamatoires. Le premier de ces droits socles est le droit à la protection de la santé, inscrit à l’alinéa 11 du Préambule de 1946 et qui a ainsi valeur constitutionnelle[32]. La garantie de ce droit passe nécessairement par le droit d’accès aux soins, lequel est inscrit dans la loi[33]. Le droit d’accéder aux soins en emporte quant à lui deux autres. D’une part, la liberté de choix de son médecin, qui est un « principe fondamental de la législation sanitaire »[34] garanti, sous réserve de l’offre territoriale de soin, de l’urgence et de la législation sur la sécurité sociale[35]. D’autre part, l’égalité dans l’accès aux soins, qui découle de l’article 1 de la Constitution[36], est formellement inscrite dans la loi[37] ; et se dédouble elle-même en deux principes : l’égalité dans la prise en charge financière[38] et l’interdiction de toute discrimination[39]. A cette énumération de droits socles, il convient d’ajouter le droit à des soins appropriés, qui fait la transition avec les droits plus subjectifs. La qualité de la prise en charge constitue en effet un devoir fondamental du médecin[40], de même qu’un « objectif essentiel pour tout établissement de santé »[41]. Et, parallèlement, le droit de recevoir des soins appropriés a été érigé en liberté fondamentale par le Conseil d’Etat[42].

Les droits subjectifs issus du respect de la dignitéIl est intéressant de relever qu’en matière pénale, la vulnérabilité est entendue comme symbolique de la protection contre les atteintes à la dignité[43]. En matière de santé, l’équation est similaire. Le droit au respect de la dignité est prévu – sous forme de prescription générale – dans la loi : « La personne malade a droit au respect de sa dignité »[44]. Il est ensuite décliné et formellement visé dans le code de la santé publique au regard des questions relatives à l’arrêt des traitements[45]; et des règles relatives à la prise en charge des personnes atteintes de troubles psychiatriques hospitalisées sans consentement[46]. Au-delà de ces droits légalement rattachés à la notion de dignité, certains droits des patients lui sont associés par la jurisprudence. C’est notamment le cas en ce qui concerne le droit de recevoir une information et de donner son consentement aux soins. Dès 2001, le juge judiciaire estimait que le devoir d’information trouvait fondement « dans l’exigence du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine »[47]. La Cour de cassation a consacré ce fondement – devenu délictuel – par un arrêt du 3 juin 2010[48]. Le Conseil d’Etat fait quant à lui moins appel à la notion, sauf lorsqu’il intervient en matière ordinale et qu’il statue alors sur le manquement à une obligation du médecin[49]. Enfin, le respect de la dignité du patient sous-tend l’ensemble des autres droits garantis tels que le respect du corps[50], le respect du secret médical[51], ou encore le droit de ne pas souffrir[52]. Ce dernier est d’ailleurs une nouvelle illustration d’un droit d’abord consacré à des patients particulièrement vulnérables (ceux qui vont mourir)[53], avant d’être étendu à l’ensemble des patients[54]. 

La garantie juridictionnelle des droits – L’énumération de ces droits n’aurait que peu d’intérêt s’ils n’étaient pas assortis d’une garantie. Or, l’observation du contentieux de la responsabilité médicale démontre à tout le moins l’existence d’une garantie juridictionnelle de ces droits[55].

 

B) Des droits collectifs de plus en plus prégnants

Au-delà de la consécration des droits individuels du patient, la loi Kouchner du 4 mars 2002 a également recherché le développement d’une démocratie sanitaire. Les résultats sont peut-être moins flamboyants que pour les droits individuels. Mais, concomitamment aux garanties juridiques apportées au patient, une forme de pouvoir politique lui a également été donnée.

Du patient à l’usager – Si la symbolique du « colloque singulier »[56] qui met en présence un praticien avec un patient dans un cadre exclusif, confidentiel et secret, demeure, on s’oriente de plus en plus vers une « démocratie sanitaire », qui met en présence LES patients (associations d’usagers), LES praticiens (ordre + concours de compétences) et LES pouvoirs publics. Deux éclairages peuvent être apportés sur l’évolution de la relation de soin (jusqu’alors purement « singulière ») vers la recherche d’une démocratie sanitaire. Le premier éclairage porte sur les scandales sanitaires que la France a connus et qui ne sont pas étrangers à la recherche d’une démocratie sanitaire (Thalidomide, sang contaminé, hormones de croissance, Distilbène, Médiator, prothèses PIP). Le second éclairage, développé ici, porte sur la représentation des usagers du système de santé, face aux praticiens et face aux pouvoirs publics.

La démocratie sanitaire – Le troisième chapitre de la loi Kouchner est en effet intégralement consacré à « la participation des usagers au fonctionnement du système de santé » (art. L. 1114-1 CSP). Il s’agit d’une évolution majeure qui le rend de moins en moins isolé, de moins en moins vulnérable. Après que les associations d’usagers du système de santé ont été encadrées par des exigences d’agrément[57], elles ont intégré la gouvernance des établissements, en connaissant toutefois quelques revers quant à leur rôle décisionnaire, notamment avec la loi dite HPST[58]. Elles participent également au fonctionnement des instances nationales de politique de santé publique, ce qui leur donne un poids politique qu’il ne faut pas négliger.

L’action de groupe en santé – Elles ont aujourd’hui compétence pour exercer la fameuse « action de groupe en santé », prévue de manière inédite par la loi dite Touraine du 26 janvier 2016 et modifiée par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXe siècle, qui permet d’obtenir en justice la réparation des préjudices individuels subis par des usagers du système de santé placés dans une situation similaire ou identique et ayant pour cause commune un manquement d’un producteur ou d’un fournisseur de produits de santé (art. L. 1143-2 du Code de la santé publique)[59]. Certes, elle ne concerne que les dommages causés par des produits de santé et il faut encore qu’elle parvienne à émerger avec efficacité, ce qui n’est pas encore tout à fait certain[60].

Mais si les représentants d’usagers parviennent à ne pas éclipser le patient[61], la vulnérabilité de ce dernier aura servi à le transformer en sujet juridique et politique fort.

Début du chapitre

 

ÉCHANGES :

Vulnérabilité objective et/ou Vulnérabilité subjective.

Présentation de la structure et de l’activité de Case Marmaillons.

Par Sylvie SIMON-GODES, psychanalyste, psychologue clinicienne,

Directrice de Case Marmaillons et Luciana ZAFIMAHARO, psychologue clinicienne,

Directrice adjointe de Case Marmaillons.

I – Dispositifs et textes de lois qui régissent notre action

Le fondement d’un Lieu d’Accueil Enfants Parents (LAEP) est de travailler sur le lien enfant-parent. Pourquoi ? Probablement car c’est un moyen incontournable de prévention contre les risques, notamment d’isolement, de perte de repère, de décrochage social ou/et scolaire. De surcroît y est fait le pari que des liens puissent se tisser entre ceux qui viennent dans ce lieu. Ils sont inspirés du dispositif des maisons vertes créées par Françoise Dolto en 1979.

Comme tout lieu amené à accueillir du public, les LAEP sont régis par des textes de loi qui réglementent leurs champs d’action. Ils peuvent prendre la forme d’associations, d’organismes et services accueillant des enfants de moins de 6 ans dont l’activité principale relève, entre autres, des articles R 2324-16 et suivants du Code de la santé publique et répondent à la réforme de la protection de l’enfance de mars 2007, réforme poursuivie en mars 2016. Les actions des LAEP s’inscrivent également dans le Code de l’action sociale et des familles comme étant un dispositif de prévention et d’aides aux familles.

Ce sont des lieux de rencontre, d’écoute, d’échanges, de détente et de parole où une équipe pluridisciplinaire, accueille conjointement des enfants de moins de 6 ans et son parent, ou l’adulte qui l’accompagne (parent, futurs parents, grand parent…). Ce lieu est créateur de lien social, la compétence de chacun y est reconnue. Les parents, parfois très isolés devant les difficultés qu’ils rencontrent avec leurs enfants, peuvent partager avec d’autres et ainsi trouver leurs propres solutions à leurs questions. Dans certain lieu une participation symbolique peut être demandée.

On y trouve une approche particulière de l’accompagnement précoce de la fonction parentale, basée sur l’écoute et l’échange autour du lien familial et social. Cet espace dédié à l’accompagnement à la parentalité permet d’aborder les notions de liens, de relation et de séparation symbolique, en aidant l’enfant à acquérir son autonomie en présence de son parent.

Le public de parents accueillis n’est pas un public spécifique : tous les parents sont invités à participer au LAEP. Les futurs parents sont également les bienvenus. L’enfant et son parent sont accueillis librement sans inscription au préalable, le temps qu’ils le souhaitent, dans le respect de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent sans jugement. L’anonymat des familles y est préservé. Seul le prénom, l’âge de l’enfant et le nom de la personne qui accompagne sont demandés. Cette confidentialité facilite la venue dans le lieu des familles les plus fragilisées. Il n’y a pas de parole forcée. Les parents sont informés de l’obligation de réserve des accueillants concernant l’identité des familles ou le contenu des échanges, ainsi que le lien qui les unit.

Après avoir évoqué rapidement le fonctionnement et les missions principales d’un Lieu d’Accueil Enfants Parents, nous allons préciser les fonctions de notre institution, le lieu d’accueil Case Marmaillons.

 

II – La spécificité de Case Marmaillons : prévention sociale et prévention psychique

Dans ce lieu, notre bas seuil d’accueil permet une grande mixité sociale et une grande mixité psychique. Case Marmaillons s’est ouvert sans discrimination à tous les enfants jusqu’à 6 ans, à leurs parents, parfois adolescents, à leurs grands-parents, dans un quartier reconnu en difficulté par l’Etat. Nos outils sont l’éclairage de la psychanalyse lacanienne et l’ouverture dans le social ce qui nous permet d’agir par des actions de prévention, d’accompagnement et d’orientation.

Nous avons été conviées à intervenir dans ce colloque du fait que dans la grande mixité de notre public, nous rencontrons et accompagnons souvent des personnes qui peuvent être situées du côté de la vulnérabilité. Nos actions consistent parfois à permettre que la rudesse d’une relation d’un parent avec son enfant puisse se conscientiser, sans pour autant que le parent se sente jugé ou rejeté par nous, et ainsi obtenir un assouplissement de ce lien. Cependant, il arrive, dans les situations extrêmes, que comme tout citoyen tenu par le code civil, nous soyons dans l’obligation morale et civile de sortir de notre droit de réserve pour signaler une situation préoccupante, voire des faits de maltraitances pouvant nous amener à faire un signalement au Procureur de la République ou aux services du Département. Ainsi, bien entendu, nous travaillons aussi avec la notion de responsabilité même lorsque le parent est vulnérable. Être reconnu comme vulnérable n’empêche pas d’être responsable de ses actes, comme le signal bien le Code civil. Et d’ailleurs, être reconnu responsable de ses choix et de ses actes permet à la personne vulnérable d’être considéré comme citoyen dans la cité, mais aussi, comme un sujet à part entière.

D’autre part, nous savons que le terme de vulnérabilité peut écraser le sujet ou dans d’autres cas, lui servir à tenir dans le monde, ce qui est important de repérer pour éviter l’effondrement de ce qui lui donnait un nom. La difficulté, nous semble-t-il est d’arriver à identifier suffisamment le signifiant vulnérabilité pour ne pas l’assimiler à « déficit ». Il est beaucoup plus aisé de repérer la vulnérabilité objective, qui est facilement mesurable, quantifiable et évaluable. Tandis que le repérage de la vulnérabilité subjective ne peut se faire qu’au cas par cas dans la rencontre. Et c’est bien là toute la difficulté pour le législateur. Pour notre part, repérer la vulnérabilité dans une partie du public que nous accueillons, ne nous amène pas à le considérer comme déficitaire. Bien au contraire, nous faisons le pari que cette partie du publique est en mesure de trouver en elle, soutenue par notre accompagnement et par une forme de résilience, leurs solutions singulières, aussi bancales qu’elles puissent être. Même quand une solution reste très précaire, nous en prenons acte et la respectons. Parfois de toutes petites trouvailles peuvent permettre de tenir debout.

Pour conclure, il nous semble indispensable d’être vigilant quant à la définition de ce concept, afin qu’il ne vienne pas acculer la personne, ni l’enfermer sous cette identité. En nous appuyant sur la clinique, il nous semble que tenter de définir un concept uniforme de la vulnérabilité est vain. Car si un individu est objectivement identifiable comme vulnérable, il n’est pas pour autant en situation de vulnérabilité réelle, et inversement si une personne est subjectivement vulnérable, elle peut ne pas l’être objectivement. Ce qui nous amène à dire que la vulnérabilité subjective reste singulière. Certains peuvent entrer dans le catalogue de la vulnérabilité objective, mais néanmoins ne le seront pas subjectivement et tiennent à en témoigner quand ils le peuvent.

Pour exemple, dans notre lieu s’il nous arrive d’accueillir des familles dont la précarité psychique et sociale est évidente, signalant de faite leur vulnérabilité, il arrive aussi, bien souvent que s’y mêle des familles, dont l’apparente normalité psychique et la bonne intégration sociale et culturelle, ne laisse pas paraître d’indicateurs de vulnérabilité. Cependant, notre vigilance et notre orientation nous alertent au fur et à mesure sur des signaux très discrets témoignant d’une fragilité qui commence alors à émerger.

 

 

Vulnérabilité et santé mentale.

Par Benjamin BRYDEN, Praticien hospitalier, Psychiatre des hôpitaux, Responsable du Centre de réhabilitation psycho-sociale, Établissement public de santé mentale de La Réunion (EPSMR).

 

On va tout d’abord faire un rappel sur les liens qui peuvent exister entre la société et les personnes souffrant de troubles psychiques.

La psychiatrie est une discipline assez récente dans l’histoire de la société moderne et on peut la dater avec ce que Foucault avait appelé « le grand enfermement de l’âge classique ». Ce « grand enfermement de l’âge classique » consistait à réunir, dans des lieux dédiés appelés asiles, des personnes qui pouvaient être identifiées comme vulnérable ou comme dangereuse. L’asile, au départ, était un lieu qui était destiné à protéger la société mais également les personnes qui étaient placées dans ces asiles et qui étaient considérées comme vulnérables. À l’époque, la psychiatrie n’existait pas et la folie était encore rattachée à des justifications mystico-religieuses. Finalement, c’est au sein de ces asiles que va se constituer petit à petit, l’art psychiatrique qui consiste à repérer, parmi différents troubles, des maladies mentales. Il y avait, à l’époque dans les asiles, à la fois des personnes identifiées comme folles mais aussi des prostituées, des personnes indigentes, des marginaux, des homosexuels et plus généralement, toutes les personnes relevant de la protection sociale mais également des personnes dont la société estimait qu’elle devait s’en protéger.

Dans les années 1950, il y a eu la révolution neuroleptique c’est-à-dire qu’on a découvert des traitements qui ont commencé à avoir un impact positif sur certains symptômes propres aux maladies psychiques. Ainsi, à l’époque, il y a eu un mouvement révolutionnaire où les personnes pensaient qu’on pouvait guérir la folie. Hélas, l’évolution révélera que la folie n’est pas simplement un déséquilibre cérébral pouvant être corrigée par des médicaments, mais qu’il s’agit d’une chose bien plus complexe.

Dans les années 1970, il y a eu un mouvement de désinstitutionnalisation, de début de prise en charge inclusive des troubles psychiques. En effet, ce sont développées à cette époque, différentes expériences dont le but était de permettre aux personnes souffrant de troubles psychiques, de retrouver une place de citoyen.

Depuis les années 1990, on constate hélas, un retour à des pratiques qui avaient disparu c’est-à-dire un retour à des pratiques d’isolement et de contention. Les explications à ce retour sont multiples : des pressions sociales, une diminution des moyens, une formation des psychiatres assez hétérogène.

Or, selon des instances internationales notamment l’Organisation Mondiale de la Santé, les deux endroits où l’on est le plus à risque d’être soumis à des abus ou des mauvais traitements, dans les sociétés occidentales, ce sont les hôpitaux psychiatriques et les maisons de retraite. Il y a donc un paradoxe puisque deux populations considérées comme vulnérables se retrouvent dans des endroits où elles sont les plus risquées d’être soumises à des mauvais traitements.

Les personnes en accompagnement psychiatrique, sur le plan de l’Histoire, sont souvent des « sentinelles sociales » c’est-à-dire que les traitements, bons ou mauvais sur le plan sociétal, sont souvent être testés sur ces personnes. En effet, on peut rappeler que les chambres à gaz nazis ont tout d’abord étaient testées sur ce type de public.

Depuis octobre 2017, on a pu mettre en place un service expérimental qui consiste à faire un diagnostic situationnel qui dure entre 6 et 7 mois où l’on va essayer de desceller chez la personne vulnérable, ses forces et ses compétences et les renforcer pour les permettre d’atteindre une qualité de vie optimale dans la société. Cela ne fonctionne pas toujours mais lorsque ça fonctionne, les résultats vont souvent au-delà des espérances.

Ainsi, c’est avant tout dans la personne vulnérable elle-même, qu’il faut chercher la solution.

 

 

Débat autour de l’enjeu de l’information donnée au patient.

Lors des différentes interventions, il est apparu que les problèmes entre les équipes soignantes et le patient ainsi que sa famille naissent bien souvent du défaut d’information. Cependant, aujourd’hui on pourrait plutôt constater un excès d’information (plus ou moins accessibles aux patients) avec un effet balancier entre la médecine paternaliste et la médecine autonomiste.

 

 

Débat autour de l’impossibilité d’accéder aux soins.

À l’heure actuelle, beaucoup de personnes n’ont pas accès aux soins pour différentes raisons (événement traumatisant, personne vulnérable…) et donc cet accès reste un certain privilège. Il est difficile pour ces personnes vulnérables de faire les démarches (pas toujours évidentes) nécessaires car elles sont dans une situation de précarité extrême et sont donc dans une logique de survie sur l’instant présent. Aussi, on a beaucoup parlé de personnes qui ont accès aux soins mais beaucoup d’autres n’ont pas cet accès. Cette vulnérabilité conduit à une invisibilité de ces personnes qui se retrouvent dans un gouffre sans fond.

Pour s’occuper de ces personnes qui n’ont pas le temps ou les capacités de monter un dossier, la CAF a mis en place récemment des bus qui vont à leur rencontre.

 

Début du chapitre

 

[1] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/vuln%C3%A9rable/82657#lSgYiAraWAkv89dd.99.

[2] Lignes directrices internationales d’éthique pour la recherche biomédicale impliquant des sujets humains. Elaborées par le Conseil des Organisations internationales des Sciences médicales (CIOMS) avec la collaboration de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). CIOMS, Genève, 2003.

[3] V. pour une réflexion très complète, LE DU N., « Le consentement à l’acte médical des personnes vulnérables », Thèse Université Paris Est, dir. DEBET A., déc. 2018.

[4] TILF,:PATIENT, -ENTE, adj. et subst. I. Adj. Qui a, montre ou requiert de la patience.

[5] TILF, II. – : Subst. et adj. A. (Celui, celle) qui subit, qui est l’objet d’une action.
1. PHILOS. [P. oppos. à l’agent] (Celui, celle) qui subit, qui est passif. De quel côté est l’agent, de quel côté le patient? Est-ce le principe inférieur qui détermine l’apparition du principe supérieur? (BOUTROUX, Contingence, 1874, p.134). 2. LING. [P. oppos. à celui qui agit], L’être ou la chose qui subit l’action (le procès)“ (Ling. 1972). Le sujet animé des phrases passives et l’objet animé des phrases actives à verbe transitif sont en général des «patients» (Ling. 1972).qui subit, qui est passif.

[6] CEDH 26 mai 2011, RR. C. Pologne, 27617/04.

[7] CE 3 novembre 1997, Hôpital Joseph-Imbert d’Arles, n° 153686, Rec. p. 412.

[8] CE Ass. 9 avril 1993, Bianchi, n° 69336, Rec. p. 127.

[9] Qui est un PGD : CE, Ass, 25 juin 1948, Sté du Journal l’Aurore, Rec. p. 289.

[10] V. LANTERO C., « Le contentieux de la solidarité », AJDA 2016, p. 368.

[11] Notamment LICHARDOS G., La vulnérabilité en droit public : pour l’abandon de la catégorisation, Thèse de doctorat en droit public, Toulouse, 2015 ; DUTHEIL-WAROLIN L., La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, Thèse de doctorat en droit privé, présentée le 1er oct 2004, Université de Limoges, 651 p.

[12] PAILLET E. et RICHARD P. (coord.), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, Bruylant, Bruxelles, 2014, 276 p. ; EYRAUD B. et VIDAL-NAQUET P., « La vulnérabilité saisie par le droit », Revue Justice Actualités, 2013, pp. 3-10.

[13] CEDH 29 avr. 2002, Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02.

[14] Loi n°2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie et loi n°2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.

[15] LECLERC A., FASSIN D., GRANDJEAN H., KAMINSKI M., LANG T., « Les inégalités sociales de santé », Paris : La Découverte, 2000 ; Haut Comité de la Santé Publique. La santé en France 2002, Paris : La documentation française, 2002.

[16] Défenseur des droits, Les refus de soins opposés aux bénéficiaires de la CMU-C, de L’ACS et de l’AME, Rapport remis au Premier ministre, La Documentation française, avr. 2014, 47 p.

[17] V. PERRIER J.-B. (dir.), Soins et privation de liberté, CMH – LGDJ, 2015, 192 p.

[18] V. SCHEIL, La loi de Hammourabi (vers 2000 avant J.-C.), Traduction en français du Code des lois de Hammourabi découvert à Suse par M. de Morgan, 1904, 71 p.

[19] Cass. 18 juin 1835, Dr. Thouret-Noroy, S. 1835, I, 402.

[20] LEGROS B., « Le paternalisme médical en droit français. Entre maintien et transformation », in Mélanges en l’honneur de Jean-Marie Clément, LEH, 2014, p. 173 ; MEMETEAU G., « Éloge du paternalisme médical », Rev. gén. dr. médical 2017/62. 117.

[21] MINET A., « Le contentieux du défaut d’information médicale, symbole de l’indulgence excessive du juge administratif ? », AJDA, 2016, p. 362

[22] ROMAN D., Leçon n°4 – Droit de la santé : la décision revient-elle au patient ou au médecin ?, Chaire Francqui, https://www.unamur.be/droit/chaire-francqui-diane-roman/lecon4

[23] CE, ord., 16 août 2002, Mmes Feuillatey, n° 249552, Rec., p. 309.

[24] Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie et loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.

[25] Décret no 47-1169 du 27 juin 1947 portant Code de déontologie médicale.

[26] Décret no 55-1591 du 28 novembre 1955 portant Code de déontologie médicale et remplaçant le règlement d’administration publique no 47-1169 en date du 27 juin 1947.

[27] Décret no 79-506 du 28 juin 1979 portant Code de déontologie médicale.

[28] Décret no 95-1000 du 6 septembre 1995 portant Code de déontologie médicale.

[29] Circ. 6 mai 1995, BO santé 1995/21; remplacée par Circ. n° DHOS/E1/DGS/SD1B/SD1C/SD4A/2006/90, 2 mars 2006, relative aux droits des personnes hospitalisées et comportant une charte de la personne hospitalisée : BO santé 15 mai 2006, n° 4

[30] Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie et loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.

[31] Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires.

[32] CC, 15 janv. 1975, IVG, n° 74-54 ; CC, 22 juill. 1980, contrôle des matières nucléaires, n° DC 80-117.

[33] Art. L. 1110-1 du Code de la santé publique.

[34] Art. L. 1110-8 du Code de la santé publique.

[35] DUPONT M., « Le libre choix du médecin : son évolution depuis la loi du 4 mars 2002 », RDSS 2007. 759. 2.

[36] « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »

[37] Art. L. 6112-2, 3° du Code de la santé publique.

[38] Qui relève du droit de la sécurité sociale et connait de grandes difficultés de mise en œuvre. Voir Avis du Défenseur des droits n° 15-02.

[39] Le principe de non-discrimination est consacré par la loi du 4 mars 2002 (art. L. 1110-3 du code de la santé publique), par le Code de déontologie (art. R. 4127-7 du code de la santé publique), par la législation sur la Sécurité sociale (art. 162-1-14-1 du Code de la sécurité sociale) et par le Code civil (Article 16-13). La discrimination est sanctionnée par le Code pénal (art. 225-2), qui en donne une définition précise (article 225-1), ainsi que par le Code de la santé publique.

[40] Art. R. 4127-8 et suivants du Code de la santé publique.

[41] Art. L. 1112-2 du Code de la santé publique.

[42] CE, 13 déc. 2017, Pica-Picard, no 415207, aux T.

[43] VIRIOT-BARRIAL D., « Dignité de la personne humaine », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Dalloz, juin 2014, maj 2018, §60 et s. ; WILLMANN C., « Conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Dalloz , oct. 2003 (act. : mars 2014), § 19 et s.

[44] Art. L. 1110-2 du Code de la santé publique.

[45] La décision d’arrêter un traitement fait peser sur le médecin la charge de « sauvegarder en tout état de cause la dignité du patient et de lui dispenser des soins palliatifs » : art. L. 1110-5-1 du Code de la santé publique.

[46] « En toutes circonstances, la dignité de la personne doit être respectée et sa réinsertion recherchée » art. L. 3211-3 du Code de la santé publique.

[47] Cass. 1re civ., 9 oct. 2001, n° 00-14564, Bull. ; Cass. 1re civ., 22 oct. 2009, n° 08-15442.

[48] Cass. 1re civ., 3 juin 2010, n° 09-13591.

[49] CE 19 septembre 2014, n° 361534, aux T.

[50] Article 16-3 du Code civil ; CEDH 29 avr. 2002, Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02.

[51] Article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (voir CEDH, 27 août 1997, M.S. c. Suède, n° 74/1996/683/885.) ; article 9 du Code civil ; article 4 du Code de déontologie ; article L. 162-3 du Code de la sécurité sociale ; article L. 1110-4 du Code de la santé publique.

[52] Article L. 1110-5 du Code de la santé publique : V. PANSIER F.-J., « Qualité des soins, dignité de la personne humaine et douleur », Gaz. Pal. 2001, n° 331, p. 10.

[53] Loi n° 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs.

[54] Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

[55] LANTERO C., « La Garantie des droits », in. FABERON F. et MARILIAC C. (dir.), L’organisation du système de santé : quelle efficacité ?, LEH Editions, n°25, 2017, pp. 43-57.

[56] Ou, ce que Louis Portes, Président de l’Ordre des médecins de 1942 à 1956, appelait : « la rencontre d’une confiance et d’une conscience »

[57] Art. L. 1114-1 du Code de la santé publique.

[58] HASSENTEUFEUL P., « La résistible affirmation d’un pouvoir collectif des patients », RDSS 2012, p. 481.

[59] HACHEMI A., « L’action de groupe devant la juridiction administrative », RDP 2017, n° 5, p. 1203.

[60] HAERI K. et JAVAUX B., « L’action de groupe en matière de produits de santé : une procédure complexe à l’efficience incertaine », Dalloz 2016, p. 330 ; LAUDE A., « L’action de groupe en santé, à l’épreuve de sa complexification », Dalloz 2017,p. 412.

[61] Voir, pour des propos toujours actuels à ce sujet : HENIN J.-C., « Un malade hospitalisé est‐il un citoyen, contribution à un débat sur l’usager et le citoyen », in De la citoyenneté, dir. KOUBI G., Litec, 1995, 170 p.

La rouge et la noire (à propos des « cumulards » de l’université)

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            Un hebdomadaire juridique paraissant le lundi a consacré ces derniers temps pas moins de trois tribunes à une grave question, qui préoccupe légitimement l’opinion publique, celle des universitaires « cumulards » (V., AJDA 2018, p. 2161 ; AJDA 2019, p. 139 et p. 545). Alors qu’un premier auteur (B. Toulemonde) s’interrogeait sur l’opportunité de maintenir un régime permissif vu les risques d’abus avérés, un deuxième (C. Chauvet) est venu lui donner la réplique en défendant le statu quo avant qu’un troisième (C. Fortier) n’enfonce finalement de gros clous dans le cercueil.

Notons le tour un peu théologique du débat, le problème – plus large – étant finalement celui des rapports des membres de ce clergé laïc avec le siècle. Et empruntons aux protagonistes de la controverse (qui se reconnaîtront), façon patchwork. Nous sommes, écrivent-ils, dans une « période où le métier devient plus absorbant […] du fait du nombre et de l’hétérogénéité des étudiants, du développement de la recherche et du travail généré par la gestion des établissements ». Conséquemment, « Tout universitaire qui se consacre […] à son métier sait qu’il lui est désormais impossible de cumuler [une lourde charge extérieure] avec ses divers enseignements, avec le suivi de ses étudiants et doctorants, avec ses travaux de recherche, avec aussi les responsabilités administratives, pédagogiques ou scientifiques qui lui incombent ».

Tout cela est affreusement vrai et l’on applaudit des deux mains un constat si lucide, quitte à entonner à cette occasion – après bien d’autres – une complainte n’ayant jamais fendu le cœur de quiconque hors de l’Alma Mater (tant l’image d’une corporation oisive a la vie dure). Nos gouvernants, issus pour la plupart de l’univers merveilleux des grandes écoles et qui se gardent d’ailleurs soigneusement de mélanger leur progéniture avec la plèbe des facs (à la notable exception, on s’en souvient, de Nicolas Sarkozy), laissent pourrir un système dont le principal intérêt consiste à leurs yeux à enjoliver les statistiques du chômage. Sur le Titanic, l’orchestre joue encore tant bien que mal avec les moyens du bord, tandis que l’eau monte et que les plus malins sont partis en crawl vers des horizons moins sinistres. L’universitaire moyen (pléonasme) est aujourd’hui écrasé par des charges administratives qu’alourdit chaque jour davantage une nomenklatura digne de l’Union soviétique. Il doit affronter des amphis atones (auxquels le Wifi permet tout de même de tromper l’ennui : Facebook, Youtube, Youporn…), où l’inculture fait rage. Et il occupe des « interruptions pédagogiques » n’ayant cessé de fondre à (tenter de) maintenir une activité scientifique – Publish or Perish – qui s’exerce maintenant en liberté surveillée (puisque, pour obtenir trois sous, il faut courber l’échine devant les instances – locales ou nationales – distribuant une aumône indexée sur l’air du temps).

Devant l’ambiance vespérale de cette toile à la Soulages, on se demande comment certains « enseignants-chercheurs » des facultés de droit – accros au Red Bull, voire à des substances plus roboratives ? Superhéros dignes des Marvels ? – trouvent encore la force de s’infliger une double peine. Les plus dévoués parviennent en effet à exercer ce sacerdoce tout en défendant dans le même temps la veuve et l’orphelin impécunieux ; ceci sur le mode Fregoli ou Dark Vador, en quittant prestement la lumière de la science et la toge académique d’un rouge défraîchi pour rejoindre le Côté Obscur et revêtir la robe noire de l’avocat.

Pr O’ Four & Me Hautmoulin, 1er avril 2019

 

 

Evolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Second semestre 2018

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Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à Université de Montpellier, IDEDH

Caroline Boiteux-Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH

Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS

 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme au cours du second semestre 2018 se révèle particulièrement riche. Le juge européen s’est prononcé sur la détention préventive de supporters en cas d’actes d’hooliganisme 1, le système britannique de surveillance secrète des communications 2, les arrestations d’opposants politiques connus en Turquie et en Russie 3 ou bien encore la question de la non-assistance de l’avocat pendant la phase préalable au procès pénal 4.

Une série d’arrêts a fait couler beaucoup d’encre sur les sites d’information et blogs en droits et libertés : les affaires Molla Sali c/Grèce 5 et E.S. c/ Autriche 6 dont le point commun est de se rapporter à des questions religieuses, en particulier l’islam. La première porte sur l’application de la Charia en matière successorale en Grèce. La seconde met en cause la condamnation de la requérante pour dénigrement de doctrines religieuses, l’intéressée ayant accusé le prophète Mahomet de pédophilie. Disons-le clairement : les nombreuses analyses publiées sur ces deux arrêts sont révélatrices d’une profonde méconnaissance du système conventionnel et de la jurisprudence de la Cour 7. L’affaire Molla Sali a notamment alimenté une campagne de dénigrement sans précédent de la Cour accusée d’ouvrir la voie à l’application de la Charia, d’être complice de la menace islamiste… Autant de raccourcis trompeurs, d’amalgames, de procès d’intention, d’erreurs qui ne visent qu’à la discréditer. A dire vrai, l’arrêt Molla Sali dit exactement le contraire selon les mots du Président G. Raimondi 8. De deux choses l’une. Soit les auteurs de ces analyses aux relents les plus nauséabonds n’ont pas lu l’arrêt. Soit ils l’ont lu mais ne l’ont pas compris. Dans les deux cas, le constat est inquiétant.  Loin d’être circonstancielle, ces réactions révèlent une hostilité de plus en plus importante à l’égard des juges des droits de l’homme 9. Ainsi que l’a écrit le Professeur Burgorgue-Larsen, « les droits de l’homme et les juges (…) qui ont en charge de les garantir, deviennent l’ennemi commun, la cause de tous les maux des sociétés démocratiques » 10. Dans ce contexte délétère marqué par la montée du populisme en Europe 11, il devient impérieux de répondre aux critiques injustes et caricaturales, d’expliquer constamment le rôle subsidiaire de la Cour européenne et de souligner les bienfaits de la protection supranationale des droits et libertés, sans tomber dans une certaine révérence vis-à-vis du juge des droits de l’homme, sa jurisprudence devant être analysée de façon lucide et sans complaisance. Il y a cependant des éléments réconfortants. Aussi, le rejet de l’initiative de l’UDC « Le droit suisse au lieu des juges étrangers » en Suisse montre-t-il que cet effort de pédagogie n’est pas vain et qu’il y a des raisons d’espérer 12.

Le Protocole n° 16, en formalisant un dialogue direct entre la Cour et les juges nationaux et en consolidant la mise en œuvre de la Convention au niveau national 13, constitue l’un des moyens de répondre à ces critiques. Le 5 octobre 2018, la Cour de cassation a été la première juridiction en Europe à saisir la Cour d’une demande d’avis relative à la transcription d’un acte de naissance d’un enfant issu d’une GPA conclue à l’étranger, en ce qu’il désigne la « mère d’intention », indépendamment de toute réalité biologique 14. Le 3 décembre 2019, le collège de la grande chambre a accepté cette première demande d’avis consultatif. On notera que, pour l’heure, le Conseil d’Etat 15 et le Conseil constitutionnel 16 n’ont pas donné suite, de façon justifiée, à des conclusions tendant à ce que la Cour soit saisie d’une demande d’avis 17 A lire les arrêts du 4 octobre, on peut se demander si la demande d’avis était vraiment nécessaire à la résolution du litige dès lors qu’elle s’inscrit dans « une affaire dans laquelle la Cour européenne est déjà intervenue » 18. Aussi, faut-il y avoir une part de volontarisme de la Cour de cassation qui entend pleinement jouer le jeu de ce nouveau mécanisme de dialogue On est bien loin de la position réservée qu’elle avait manifestée à l’endroit de la QPC en 2010.

Du point de vue des méthodes de travail de la Cour, la mise en place d’une nouvelle pratique expérimentale de la Cour concernant le règlement amiable retient l’attention. Dans l’ombre des arrêts et décisions de la Cour, ce mode alternatif de règlement des requêtes introduites devant la Cour reste largement méconnu 19. A cela il faut y ajouter sa connotation péjorative : « certains ont cru pouvoir y déceler une volonté de se débarrasser à bon compte de nombreuses requêtes en période d’inflation galopante du nombre de saisines ; d’autres y ont vu une possibilité de régler l’engorgement de la Cour. Partant, au mieux les États feraient une faveur à la Cour en acceptant un règlement amiable, au pire la cause des requérants serait sacrifiée sur l’autel de l’efficacité » 20. La réalité est toute autre. Il s’inscrit pleinement dans le but de la Convention de protéger les droits et libertés. L’article 62 du Règlement de la Cour impose au Greffe de se mettre en rapport avec les parties en vue de parvenir à un règlement amiable. Jusqu’à présent, la procédure contentieuse et la procédure non-contentieuse étaient menées parallèlement. Dans le délai de seize semaines imparti pour présenter leurs observations sur la recevabilité et le fond d’une affaire, les gouvernements pouvaient informer la Cour de leur souhait de conclure un règlement amiable. La nouvelle pratique en vigueur depuis le 1er janvier 2019 procède à une dissociation de ces deux procédures. A une première phase de règlement amiable (non-contentieuse) d’une durée de douze semaines, succèdera une phase d’observations (contentieuse, avec échange d’observations) d’une durée de douze semaines.

En 2018, la Cour a statué dans plus de 42 000 affaires, dont 14 arrêts et une décision en formation de grande Chambre et 463 arrêts en formation de chambre. 40 023 requêtes ont été déclarées irrecevables ou rayées du rôle par un juge unique, un comité, une chambre ou une grande chambre. Parmi ces décisions d’irrecevabilité, on relèvera une décision Storck c/ Allemagne du 19 juillet 2018 (n° 486/14) à propos du refus par les juridictions allemandes de rouvrir une procédure civile contre une clinique privée à la suite d’un arrêt rendu par la Cour en faveur de la requérante. Le grief soulevé – l’octroi d’une réparation pour remédier aux violations de la Convention – se rapportant à la compétence du Comité des ministres, cette partie de la requête est jugée irrecevable. Dans le sillage de l’arrêt Burmych et al. c/ Ukraine 21, le juge européen se montre très soucieux de ne pas empiéter sur le rôle de l’organe politique du Conseil de l’Europe. En l’absence de grief nouveau, il ne peut pas contrôler l’exécution de ses propres arrêts. Toujours au titre des faits marquants du second semestre 2018, on relèvera le refus de la Cour d’indiquer une mesure provisoire à l’Etat français concernant l’usage par les forces de l’ordre de lanceurs de balles de défense (« flash-balls ») et de liquides incapacitants (18 déc. 2018). Nulle surprise ici compte tenu du recours exceptionnel aux mesures provisoires, ordonnés lorsque les requérants sont exposés à un risque réel de dommages irréparables.

Pour la période allant du 1er juillet 2018 au 31 décembre 2018, six thèmes ont été retenus : le droit à un procès équitable (I), le sort réservé opposants politiques en Turquie et en Russie (II), le contentieux de l’éloignement des étrangers et de l’asile (III), les enjeux sécuritaires (IV), religions et CEDH (V) et les restrictions à la liberté d’expression (VI).

 

I. Droit à un procès équitable

A. L’uniformisation du contrôle des restrictions législatives apportées au droit d’accès à un avocat : une clarification en forme de complexification

Dans l’affaire Beuze c/ Belgique (9 nov. 2018, n° 71409/10), dont la Chambre s’était dessaisie le 13 juin 2017, sous le coup d’un mandat d’arrêt européen pour homicide volontaire avec préméditation sur la personne de son ex-compagne, le requérant fut arrêté par la gendarmerie française et placé en garde à vue avant d’être remis aux autorités belges et déféré devant le juge d’instruction de Charleroi. Lors de son audition par les gendarmes français, il renonça à son droit de s’entretenir avec un avocat mais fut néanmoins assisté devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel. Après sa remise aux autorités belges deux semaines plus tard, il fut auditionné pendant 4h par la police judiciaire puis pendant près d’1h par le juge d’instruction sans pouvoir communiquer avec un avocat, ce droit ne lui étant reconnu qu’après son placement en détention préventive, conformément à la législation en vigueur. Tout au long de la phase d’instruction, son avocat ne fut jamais présent lors de ses interrogatoires 22, ni lors de la reconstitution des faits, alors qu’un second mandat avait été délivré à son encontre pour tentative d’homicide avec préméditation sur sa compagne précédente alors enceinte 23. Le requérant donna de multiples versions des faits mais fut condamné sur la base de déclarations de témoins, de constatations des enquêteurs, d’éléments matériels et de considérations médico-légales et psychiatriques. Il ne s’est pas auto incriminé, n’a argué avoir subi aucune forme de coercition ni été entendu en état de vulnérabilité particulière, a pu consulter son avocat à l’issue de chaque audition et interrogatoire et préparer sa défense avec lui. La Grande chambre conclut pourtant à la violation de l’article 6 §§1 et 3c) au motif que la procédure pénale considérée dans son ensemble n’a pas permis de remédier aux lacunes procédurales résultant de la non-assistance d’un avocat lors de la phase préalable au procès, la Cour de cassation n’en ayant pas suffisamment apprécié les conséquences sur les droits de la défense.

De cette affaire, elle fait expressément une occasion de « préciser » si les « clarifications importantes relatives au droit d’accès à un avocat » apportées à l’arrêt Salduz 24 dans l’arrêt Ibrahim et a. 25 « sont d’application générale ou si […] le constat d’une restriction d’origine législative suffit à conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 §§1 et 3c) » (§ 116). Or, comme le soulignent les juges Yudkivska, Vucinic, Turkovic et Hüseynov dans leur opinion pourtant concordante, c’est justement là que le bât blesse. Pour la Grande chambre, en effet, « à la suite de l’arrêt Salduz, sa jurisprudence a évolué progressivement, les contours du droit d’accès à un avocat ayant été précisés en fonction des griefs et des circonstances des affaires dont elle a été saisie. Ainsi, la présente affaire donne l’occasion de rappeler les raisons pour lesquelles le droit d’accès à un avocat constitue un des aspects fondamentaux du droit à un procès équitable, d’apporter des précisions quant au type d’assistance juridique requis avant la première audition de police ou le premier interrogatoire par un juge [et] de clarifier le point de savoir si la présence physique de l’avocat est requise au cours des auditions, interrogatoires et autres actes d’instruction menés durant la garde à vue et la procédure antérieure à la phase de jugement ». Après avoir rappelé que les garanties offertes par l’article 6 §§ 1 et 3 c) s’appliquent à tout “accusé”, elle livre donc une présentation approfondie de son approche (§ 123-136). S’il « ne fait pas de doute” que ce droit est applicable dès qu’il existe une “accusation en matière pénale” et “en particulier dès l’arrestation d’un suspect », elle en rappelle les objectifs 26 en soulignant combien l’accès rapide à un avocat « constitue un contrepoids important à la vulnérabilité des suspects en garde-à-vue » qu’ils protègent à la fois de la coercition et des mauvais traitements et permet « vraisemblablement de […] prévenir tout manque d’équité qui découlerait de l’absence de notification officielle » de leurs droits procéduraux, et précise que l’effectivité de l’assistance résulte non seulement de la désignation d’un conseil mais aussi « d’exigences minimales » comme le fait de pouvoir entrer en contact avec lui – de manière confidentielle – dès la privation de liberté et de pouvoir bénéficier de sa “présence physique” durant l’ensemble des auditions et interrogatoires.

Toutefois, se penchant sur « l’articulation entre la justification de la restriction au droit d’accès à un avocat et l’équité globale de la procédure », elle en livre une interprétation paradoxale, qui donne l’impression de chercher à sauver la procédure, s’écartant sensiblement de la jurisprudence qu’elle prétend clarifier. La difficulté tient à ce qu’elle la Cour envisage l’arrêt Ibrahim et a. comme le prolongement « complémentaire » de l’arrêt Salduz et non comme son contrepoint. En effet, dans ce dernier, dans lequel elle posa le principe selon lequel « en règle générale, tout suspect a le droit d’accès à un avocat dès son premier interrogatoire par la police » (§ 55), la Grande chambre avait semblé considérer spécifiquement les cas dans lesquels il existait des « raisons impérieuses de restreindre ce droit » et ne procéder à un examen de l’équité globale de la procédure que lorsque c’était bien le cas. Précisant que l’application d’une telle restriction sur une base législative “systématique” ne pouvait constituer pareille raison, elle avait examiné les conséquences de l’admission des déclarations faites par l’accusé hors de la présence de son avocat sur l’équité globale de la procédure et considéré que cette lacune n’avait pu être compensée par d’autres garanties procédurales. Concernant au contraire une restriction qui n’était pas « de portée générale et obligatoire », l’arrêt Ibrahim semblait quant à lui déployer la jurisprudence dans une autre direction. Or, en affirmant ici qu’il avait « confirmé que l’absence de raisons impérieuses ne suffit pas en elle-même à entraîner une violation de l’article 6 [car q]u’il y ait ou non des raisons impérieuses, il convient de statuer dans chaque cas sur le respect de l’équité globale de la procédure » (§ 144), la Grande chambre affaiblit considérablement la protection garantie par la jurisprudence Salduz… et complexifie un peu plus l’état du droit dans un domaine sensible, choix d’autant plus regrettable qu’elle se déclare pourtant « consciente des difficultés que le passage du temps et l’évolution de sa jurisprudence peuvent entraîner pour les juridictions nationales » (§ 152).

 

B. La notion de tribunal indépendant et impartial en matière disciplinaire

Deux affaires dessinent la notion de « tribunal indépendant et impartial » telle que l’entend la Cour à travers l’examen de procédures disciplinaires. Dans la première (2 oct. 2018, Mutu et Pechstein c/ Suisse, n° 40575/10 et 67474/10), les requérants, respectivement footballeur et patineuse de vitesse professionnels, soutenaient que le Tribunal Arbitral du Sport ne pouvait être considéré comme tel. Condamné par sentence arbitrale à verser une importante somme à son club pour rupture unilatérale de son contrat après un usage de stupéfiants, le premier requérant avait opté pour l’arbitrage mais requis la récusation de deux arbitres du TAS dont il alléguait l’absence d’impartialité, le premier en raison de son mode de nomination 27 et le second car, avant de siéger en appel, il avait présidé la formation qui avait émis la sentence le concernant. Suspendue pour dopage, la seconde requérante avait été contrainte d’accepter la clause d’arbitrage pour pouvoir prendre part aux compétitions qui faisaient son métier et se plaignait de n’avoir bénéficié d’une audience publique à aucun stade de la procédure 28.

Après avoir établi le caractère “civil” des droits concernés dans les deux cas 29 – et ainsi l’applicabilité de l’article 6 § 1 -, la Cour juge les requêtes recevables ratione personae. En effet, bien que le TAS soit l’émanation d’une fondation de droit privé, le Conseil international de l’arbitrage en matière de sport, et non d’un tribunal étatique ni d’une autre institution de droit public suisse, la loi prévoit cependant dans certaines circonstances la compétence du Tribunal fédéral pour connaître de la validité de ses sentences. De plus, en l’espèce, son rejet des recours présentés par les requérants a conféré force de chose jugée aux sentences les concernant dans l’ordre juridique suisse, la responsabilité de l’État pouvant donc se voir engagée pour des actes ou omissions du TAS validés par son Tribunal fédéral.

Sur le fond, la Cour constate que le TAS est pleinement compétent « pour connaître, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question de fait et de droit » qui lui est soumise et rend des sentences de type juridictionnel qui peuvent être contestées devant le Tribunal fédéral, lequel les juge “assimilables” à celles d’un tribunal étatique. Elle considère alors que, “par le jeu combiné de la loi fédérale sur le droit international privé et de la jurisprudence du Tribunal fédéral, le TAS avait donc les apparences d’un ‘tribunal établi par la loi’ au sens de l’article 6 § 1. Optant pour une approche concrète, elle se déclare « prête à reconnaître que les organisations susceptibles de s’opposer aux athlètes dans le cadre de litiges portés devant le TAS exerçaient une réelle influence dans le mécanisme de nomination des arbitres en vigueur à l’époque des faits » mais refuse d’en conclure que la liste des arbitres établie par le CIAS « était composée, ne serait-ce qu’en majorité, d’arbitres ne pouvant pas passer pour indépendants et impartiaux, à titre individuel, objectivement ou subjectivement, vis-à-vis de ces organisations ». Elle valide donc la jurisprudence du Tribunal fédéral selon laquelle « le TAS, lorsqu’il fonctionne comme instance d’appel extérieure aux fédérations internationales, s’apparente à une autorité judiciaire indépendante des parties » et conclut dans les deux cas à la non-violation de l’article 6 § 1 30. Elle constate en revanche une violation dans le chef de la seconde requérante du fait de l’absence d’audience publique devant le TAS.

La seconde (Gde ch., 6 nov. 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c/ Portugal, n° 55391/13 et a.) concerne une magistrate suspendue par l’assemblée plénière du Conseil Supérieur de la Magistrature au terme de trois procédures disciplinaires pour violation de ses devoirs de correction, d’honnêteté et de loyauté. Par un arrêt en date du 21 juin 2016, la quatrième section avait conclu à la violation de l’article 6 de la Convention aux motifs que l’indépendance et l’impartialité du CSM pouvaient être sujettes à caution (dans la mesure où les membres juges étaient minoritaires – 6 sur 15 présents – lors de la première des quatre délibérations consacrées à l’examen de l’affaire) 31, relevant notamment « avec appréhension que, dans le système juridique portugais, la loi ne formule aucune exigence particulière portant sur la qualification des membres non-juges du CSM » (§ 79) ; que le contrôle effectué par la Cour suprême de justice était insuffisant et qu’une audience publique s’avérait nécessaire. Concluant également que le contrôle juridictionnel insuffisant et l’absence d’audience publique 32 avaient porté atteinte au droit de la requérante à un procès équitable, la Grande chambre rejette quant à elle comme tardif le grief tiré de l’absence d’indépendance et d’impartialité puisque formulé plus de 2 ans après le terme des procédures internes – ce qui entraîne la critique des juges dissidents, lui reprochant d’avoir négligé de considérer dans son ensemble le « cadre institutionnel » dans lequel l’affaire avait été examinée pour se concentrer sur une approche théorique du risque de partialité.

Jugeant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention le grief tiré de ce que la requérante n’aurait pas été informée de manière détaillée de l’accusation portée contre elle – ce qui l’aurait amenée à manquer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense – au motif que les infractions qui lui étaient reprochées n’étaient pas de nature pénale, la Grande chambre se penche sur l’indépendance et l’impartialité de la section du contentieux de la Cour suprême à travers la dualité des fonctions de son président 33 et le rôle joué par le CSM tant dans la carrière des juges de la Cour que dans les poursuites disciplinaires dont ils peuvent faire l’objet. Sur le premier point, soulignant que la Cour suprême est « la plus haute juridiction du Portugal, constituée exclusivement de juges professionnels, indépendants, inamovibles et soumis à des exigences d’incompatibilité de nature à garantir leur indépendance et leur impartialité » (§ 153), elle considère qu’aucun élément n’est « de nature à faire naître dans le chef de la requérante de craintes objectivement justifiées » (§ 155). Sur le second point, en l’absence de « déficiences sérieuses de nature structurelle ou d’apparence de parti pris au sein du CSM » et au vu de la protection de l’indépendance des magistrats assurée par le droit interne, notamment constitutionnel, elle souligne – d’une manière assez inattendue qui l’éloigne d’un contrôle approfondi – « qu’il est normal que les juges, dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires et dans des contextes variés, soient amenés à traiter des affaires diverses en ayant à l’esprit qu’ils sont susceptibles, à un moment donné de leur carrière, de se trouver eux-mêmes dans une situation similaire à celle d’une des parties, y compris celle de la partie défenderesse ». Estimant impossible de « considérer qu’un tel risque purement abstrait soit de nature à jeter des doutes sur l’impartialité d’un juge, en l’absence de circonstances concrètes ayant trait à sa situation personnelle » (§ 163), elle conclut à la non-violation de l’article 6 § 1. En revanche, appliquant sa jurisprudence, elle examine conjointement les griefs relatifs à l’insuffisance du contrôle opéré par la section du contentieux et à l’absence d’audience publique en considérant à la fois l’objet de la décision attaquée, la méthode adoptée et la teneur du litige. Puisqu’il s’agissait de rechercher un éventuel manquement de la requérante à ses obligations professionnelles, elle souligne tout d’abord l’importance du contrôle juridictionnel dans les procédures disciplinaires dirigées contre les juges, le « respect nécessaire à l’exercice de leurs fonctions » (§ 196) garantissant la confiance du public dans le fonctionnement et l’indépendance du pouvoir judiciaire, et ainsi l’Etat de droit lui-même. Or, le caractère écrit de la procédure devant son assemblée plénière ayant empêché la requérante d’exposer oralement sa thèse et de faire entendre des témoins, elle constate que le CSM n’avait « pas exercé son pouvoir discrétionnaire sur une base factuelle adéquate » (§ 198) alors que, incompétente pour recueillir des éléments de preuve ou établir les faits, la section du contentieux de la Cour suprême n’avait pu examiner la véracité des faits reprochés à la requérante 34, ne pouvant ni déterminer si elle avait effectivement tenu certains propos ni se forger sur elle sa propre opinion. Elle conclut donc que la combinaison de ces deux éléments avait entraîné une violation de l’article 6 § 1, sans se pencher sur le contrôle de la méconnaissance des obligations professionnelles ni sur celui des sanctions disciplinaires elles-mêmes, invitant ainsi le Portugal à une réforme de sa gouvernance judiciaire.

C. Husson-Rochcongar

 

II. Intimidation des opposants politiques : l’efficacité du contrôle juridictionnel en question

Deux affaires récentes concernent le harcèlement d’opposants politiques. Dans l’affaire Navalnyy c/ Russie 35, le requérant, militant politique anti-corruption et chef de file de l’opposition, avait été arrêté à 7 reprises entre le 5 mars 2012 et le 24 février 2014 alors qu’il exerçait son droit à la liberté de manifester pacifiquement. Retenu plusieurs heures au poste de police lors de chaque interpellation pendant la rédaction d’un procès-verbal d’infraction 36 et inculpé à chaque fois d’une infraction administrative 37, il fut traduit en justice à 7 reprises et condamné 5 fois à une amende (de 1000 à 30000 roubles) et 2 fois à une peine de détention administrative (de 15 et 7 jours). Tous les recours qu’il déposa ayant été rejetés, il saisit la Cour en alléguant la violation des articles 5, 6, 11, 14 et 18 de la Convention.

Par un arrêt en date du 2 février 2017, la chambre avait conclu à l’unanimité à la violation des articles 5 (à raison des 7 arrestations du requérant et de ses 2 mises en détention provisoire), 6 (à raison de 6 des 7 procédures administratives contestées) et 11. Elle avait, en revanche, estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les griefs de violation des articles 14 et 18 combinés avec l’article 11, ni de l’article 18 combiné avec l’article 5. Or, si la Grande chambre parvient tout aussi unanimement aux mêmes constats de violation, accordant 50 000 euros au requérant au titre du préjudice moral, c’est toutefois en adoptant un raisonnement partiellement différent quant à la liberté de réunion, en acceptant de se pencher sur les griefs soulevés au titre de l’article 18 qui limite l’usage des restrictions imposées aux droits garantis (concluant à sa violation par quatorze voix contre trois) et en recommandant, sous l’angle de l’article 46, que le Gouvernement inverse cette tendance au harcèlement des opposants politiques en prenant les mesures nécessaires pour garantir le droit à la liberté de réunion pacifique sur son territoire.

Sur le premier point, constatant les similitudes avec plusieurs affaires ayant débouché sur un constat de violation de l’article 11 résultant de l’interpellation et de l’arrestation de manifestants « au seul motif que les réunions auxquelles ceux-ci participaient n’avaient pas été autorisées », la chambre avait considéré que « certains éléments étaient révélateurs de l’existence en Russie d’une pratique politique consistant à interrompre les réunions de ce type, ou les événements considérés comme tels, et à en arrêter systématiquement les participants » (§ 87). Estimant qu’en tout état de cause les mesures prises étaient disproportionnées aux buts invoqués par le Gouvernement (défense de l’ordre, prévention du crime et protection des droits et libertés d’autrui) faute de « besoin social impérieux », elle n’avait pas jugé utile d’examiner la question de l’existence d’un but légitime. Bien qu’elle parvienne également à un constat de violation de l’article 11 pour l’ensemble des épisodes concernés, la Grande chambre opte, quant à elle, pour un raisonnement différent : après avoir rappelé les grands principes de sa jurisprudence (§§ 98-103), elle conclut à l’absence de tout but légitime susceptible de justifier les 5e et 6e arrestations du requérant en procédant à un contrôle plus approfondi. Dans le premier cas, M. Navalnyy quittait le lieu d’une manifestation statique, suivi par un groupe de personnes (composé notamment de journalistes) qui n’avait pas été formé à son initiative et se contentait de marcher sur le trottoir ; dans le second, attendant d’assister à une audience judiciaire, il se trouvait devant le tribunal avec un groupe de personnes à qui l’on avait, comme à lui, refusé l’entrée, sans qu’il ait été établi qu’il aurait lui-même scandé des slogans politiques ni manifesté l’intention de tenir un tel rassemblement, et ce dans un secteur dont l’accès avait d’ores et déjà été bloqué par la police. C’est ici la qualification juridique de faits anodins – respectivement en « marche non autorisée » et en « réunion publique » – par les autorités russes qui avait fondé l’intervention des forces de l’ordre.

Constatant que, pour les 5 autres arrestations 38 c’était l’illégalité formelle du rassemblement qui avait seule justifié l’arrestation du requérant, alors même qu’il s’agissait de « réunions pacifiques qui n'[avaie]nt guère causé de troubles » (§ 127), elle conclut que ces interventions disproportionnées « traduisent un manquement persistant des autorités nationales à faire preuve de tolérance vis-à-vis des réunions non autorisées mais pacifiques et, plus généralement, à appliquer des critères conformes aux principes découlant de l’article 11 » (§ 148). Plus encore, « les pratiques internes méconnaissant ces exigences ont perduré » et, en dépit de la connaissance des exigences conventionnelles par les autorités, « il y a même eu des réformes législatives introduisant davantage de restrictions » (§ 149). Estimant qu’’il « existe un lien entre ces carences et les lacunes structurelles déjà constatées », elle considère que « l’interprétation extensive de la notion de réunion soumise à modification et le manque de tolérance à l’égard des réunions ne respectant pas la procédure mettent en lumière une autre facette encore d[e ce] problème structurel » (§ 150). Or, cette absence de garantie « se trouv[ant] aggravée par l’interprétation extensive faite en pratique de la notion de ‘réunion soumise à notification’ et par la latitude excessive dont [les autorités] jouissent pour imposer des restrictions à ces réunions par une application rigide des règles en recourant […] à des arrestations et des privations de liberté immédiates », ainsi qu’à des sanctions de nature pénale, « la combinaison de différents aspects forme ici système – au point que l'[o]n peut même se demander si, du fait des caractéristiques du régime légal applicable, l’exercice des voies de recours internes ne serait pas également dépourvu de toute chance de succès et si celles-ci ne seraient pas ineffectives » (§ 150). La violation de l’article 11 naît donc à la fois de l’absence de garanties effectives contre les abus, du fait que cette pratique a « forcément eu pour conséquence de […] dissuader [le requérant mais aussi] d’autres partisans de l’opposition ainsi que la population en général de participer à des manifestations et, plus généralement, à des débats politiques ouverts » (§ 152), ce d’autant plus qu’elle visait une personnalité très médiatisée.

Sur le second point, ce raisonnement en deux temps amène la Grande chambre à accepter de se pencher sur le grief formulé sur le terrain de l’article 18, « aspect fondamental » de l’affaire dont la substance doit être appréciée séparément. En effet, c’est en se concentrant sur les deux épisodes ne reposant sur aucun but légitime qu’elle fait application des principes exposés dans son arrêt Merabishvili c/ Géorgie du 28 novembre 2017 en rappelant que, sans existence indépendante mais doté d’une portée autonome, l’article 18 interdit « expressément […] de restreindre les droits et libertés consacrés par la Convention dans des buts autres que ceux prévus par la Convention elle-même ». Refusant de retenir l’idée d’une « pluralité de buts » pour les 5e et 6e épisodes au vu de l’impossibilité pour le Gouvernement d’invoquer « plausiblement » des buts légitimes, elle considère néanmoins qu’un constat de violation de l’article 11 « ne suffit pas en soi » à entraîner également celle de l’article 18. Recherchant si « un but inavoué ou non-conventionnel […] peut être décelé » (§ 166), elle souligne ici « une certaine constante », les raisons des arrestations étant « devenues de plus en plus improbables au fur et à mesure que diminuait la gravité des troubles potentiels ou réels imputés au requérant » (§ 168), alors pourtant que la police avait notamment « fendu la foule afin de mettre la main sur lui », ce qui rendait « particulièrement difficile » d’écarter la thèse selon laquelle il aurait été « spécifiquement et personnellement ciblé » (§ 170).

Tout en admettant que le but prédominant des mesures puisse avoir changé au cours de la période envisagée, elle conclut à la violation de l’article 18 combiné à la fois avec l’article 5 et avec l’article 11, la légitimité du but visé étant au minimum douteuse quand elle n’était pas assurément inexistante. Ainsi, la sévérité constante des autorités à l’encontre du requérant mais également l’aggravation de la situation en Russie liée à de récentes réformes au sujet desquels plusieurs organes du Conseil de l’Europe se sont déclarés préoccupés l’amène à considérer que « la thèse du requérant selon laquelle l’exercice de sa liberté de réunion est devenu spécifiquement l’objet d’une répression ciblée paraît coïncider avec le contexte plus général des initiatives prises par les autorités russes à l’époque considérée afin d’exercer une mainmise sur l’activité politique de l’opposition » (§ 173). Ce raisonnement très sévère, par lequel elle conclut « qu’il y a lieu de prendre en considération la nature et le degré de répréhensibilité du but inavoué allégué, en gardant aussi à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit » pour condamner le musèlement progressif des opposants politiques russes, n’est pas sans rappeler la manière dont la Cour interaméricaine des droits de l’homme est parvenue à condamner l’existence de disparitions forcées en établissant l’existence d’une pratique. Toutefois, cette sévérité pose également la question de l’efficacité du contrôle pratiqué par la Cour dans un contexte caractérisé à la fois par la revalorisation du principe de subsidiarité et par la stratégie du Conseil de l’Europe à l’égard de la Russie – d’autant que cette solution fait écho de manière alarmante au constat de violation de l’article 2 rendu dans l’affaire Mazepa et a. c/ Russie (17 juil. 2018, n° 15086/07) dans laquelle les autorités russes avaient retrouvé, poursuivi et condamné les auteurs de l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, mais n’avaient pas enquêté de manière appropriée et prompte pour en retrouver les commanditaires. Combien de temps, en effet – et c’est là le troisième point -, la Cour pourra-t-elle juger « établi au-delà de tout doute raisonnable que les restrictions imposées au requérant […] poursuivaient [le] but inavoué […] d’étouffer le pluralisme politique, qui est un attribut du ‘régime politique véritablement démocratique’ encadré par la ‘prééminence du droit’, deux notions auxquelles renvoie le Préambule de la Convention » (§ 175) sans que la position de l’organisation européenne n’évolue au-delà du “better in than out” qui a jusqu’alors prévalu ? L’absence de toute délégation russe lors de l’ouverture de la session parlementaire du Conseil de l’Europe le 21 janvier dernier comme de toute contribution russe au budget de l’organisation depuis juin 2017 et, surtout, les menaces laissant entendre que toute sanction entraînerait la sortie de la Russie 39, ne constituent-elles pas un point de non-retour ? N’amènent-elles pas à questionner l’efficacité que les juges pensent être celle des développements consacrés à l’engagement de respecter les arrêts définitifs de la Cour découlant de l’article 46 ? Car, bien sûr, les autorités russes sont déjà alertées de la nécessité pour elles de mettre en place « un mécanisme assurant que les autorités compétentes tiennent dûment compte du caractère fondamental de la liberté de réunion pacifique et fassent preuve de la tolérance voulue à l’égard des réunions non autorisées mais pacifiques ne causant qu’une certaine gêne dans la vie quotidienne ne dépassant pas le niveau de la perturbation légère, qu’elles ne restreignent cette liberté qu’après avoir dûment vérifié que la restriction est justifiée par des intérêts légitimes […], et qu’elles ménagent un juste équilibre entre ces intérêts et l’intérêt pour l’individu d’exercer son droit à la liberté de réunion pacifique » (§ 186)… puisque c’est justement sur cette connaissance de la situation que repose le constat de violation de l’article 18.

Concernant également une forme d’intimidation exercée par les autorités à l’encontre d’un opposant politique, l’affaire Selahattin Demirtaş c/ Turquie (20 nov. 2018, n° 14305/17) porte toutefois sur l’article 3 du Protocole n° 1, aux côtés de l’article 5, à travers le placement en détention provisoire d’un parlementaire, co-président du parti de gauche pro-kurde HDP, dont l’immunité a été levée (avec celle de 153 autres) suite à une révision constitutionnelle intervenue après l’abandon du processus de “résolution pacifique” de la question kurde initié en 2012. Si la Cour juge la mise en détention du requérant conforme à la législation nationale (non-violation de l’article 5 § 1), elle considère en revanche que les juridictions internes n’ont pas suffisamment justifié sa prolongation sans examen sérieux de possibles mesures alternatives (violation du § 3). Surtout, confrontée pour la première fois à l’allégation d’une détention politique destinée à empêcher l’exercice d’un mandat parlementaire, elle choisit de joindre exception d’incompétence ratione materiae et fond. Y voyant « une problématique cruciale pour l’exercice réel d’un mandat de parlementaire », elle rappelle que le droit à des élections libres implique aussi qu’une « fois élue, la personne concernée a également le droit d’exercer son mandat » (§ 234). Dans la mesure où la détention du requérant était conforme à la législation nationale et où elle visait à garantir le « bon déroulement de la procédure pénale » (§ 237), son examen porte sur sa proportionnalité à la lumière de l’obligation positive de l’Etat de garantir une voie de recours permettant sa contestation efficace. Or, comme dans l’arrêt Navalnyy, ce ne sont pas seulement les intérêts du requérant qui sont ici mis en balance avec l’attention portée au bon fonctionnement de la justice, mais également ceux de la société dans son ensemble, tels qu’ils sont protégés par l’article 3 du Protocole n° 1 40. Ainsi, c’est parce qu’aucun motif impérieux justifiant la prolongation de la détention provisoire n’a été avancé que la Cour rend unanimement un constat de violation et, surtout, parce qu’aucune des juridictions internes saisies ne semble « avoir pris suffisamment en compte le fait que l’intéressé était non seulement un député, mais aussi l’un des leaders de l’opposition politique dans le pays, dont l’exercice du mandat parlementaire nécessitait un niveau élevé de protection » (§ 238). Adaptant le principe de l’arrêt Cordova 41, elle considère qu’en dépit du maintien de son statut comme de son salaire, « l’impossibilité pour lui de participer aux activités de l’Assemblée nationale […] constitue une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit du requérant d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire » (§ 240). Au terme d’un plaidoyer qui n’est pas sans évoquer un passage de l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et a. c/ Turquie 42 présentant la démocratie comme « l’unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle » 43, elle conclut qu’en privant le requérant de toute possibilité de se consacrer à ses responsabilités, sa détention s’avérait « incompatible avec la substance même du droit d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire », portant atteinte « au pouvoir souverain de l’électorat qui l’a élu député » (§ 240).

Elle examine alors le grief formulé sur le terrain de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 3 en précisant que cet article « ne peut être violé qu’à partir du franchissement d’un seuil considérablement élevé » (§ 260) et en s’appuyant sur l’arrêt Merabishvili pour juger impossible de dissocier les faits d’espèce du « contexte politique et social général » puisque la plupart des accusations portées contre le requérant concernaient directement son « activité politique expressive en tant que leader d’un parti d’opposition sur la scène politique turque » (§ 263). C’est donc bien, là encore, la mise en évidence d’une pratique consistant à utiliser de plus en plus la législation pour étouffer toute dissidence qui mène à un constat de violation : « le climat politique tendu en Turquie au cours des dernières années a créé un environnement capable d’influencer certaines décisions des juridictions nationales, en particulier pendant l’état d’urgence » (§ 271). Le fait que ce soit le maintien en détention du requérant – et non son placement en détention – qui a revêtu un caractère essentiellement politique n’empêche pas la Cour de constater que ce but était devenu prédominant, l’enquête menée à son encontre ayant tout au moins été « accélérée ». Ainsi, en considération de la nature et du degré de répréhensibilité d’un but non conventionnel « d’une gravité incontestable », elle considère une fois encore que le grief concerne « le système démocratique lui-même » (§ 272) et fait application de sa jurisprudence Mehmet Hasan Altan 44 qui concernait un journaliste en jugeant « établi au-delà de tout doute raisonnable que les prolongations de la privation de liberté de l’intéressé, notamment pendant deux campagnes critiques, à savoir le référendum [sur le passage à un régime présidentiel] et l’élection présidentielle, poursuivaient un but inavoué prédominant, […] étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique ». Or, même si la Cour affirme qu’il incombe également à l’Etat de faire cesser au plus vite le maintien en détention sauf à présenter de nouveaux éléments susceptibles de le justifier, n’est-il pas, d’une certaine manière, dérisoire – et dangereusement contreproductif, si la condamnation demeure sans effet – bien qu’absolument nécessaire pour rendre justice au requérant, de condamner l’Etat à verser au requérant 10000 euros au titre du préjudice moral ?

C. Husson–Rochcongar

 

III. Les contrastes du contentieux de l’éloignement et du contentieux de l’asile

A. L’enracinement de la subsidiarité dans le contentieux de l’expulsion des étrangers délinquants

Dans la confrontation désormais classique du droit au respect de la vie privée et familiale et des nécessités de l’ordre public, trois arrêts d’espèce datant du second semestre 2018 permettent de faire le point sur l’application de la grille « Boultif » 45, développée par la jurisprudence Üner 46 : l’arrêt Assem Hassan Ali c/ Danemark 47, concernant l’expulsion d’un ressortissant jordanien, arrivé au Danemark à l’âge de 20 ans, père divorcé de six enfants danois issus de deux lits, condamné à deux reprises pour trafic de stupéfiants ; l’arrêt Levakovic c/ Danemark 48, concernant l’expulsion d’un ressortissant croate, immigré de très longue date, multirécidiviste depuis son adolescence et enfin, l’arrêt Saber et Boughassal c/ Espagne 49, concernant l’expulsion de deux ressortissants marocains, vivant en Espagne depuis l’âge de 12 ans au moins, plusieurs fois arrêtés et une fois condamnés pour vente de stupéfiants.

Sur le fond, on ne saurait dire qu’une évolution générale se dégage clairement de la mise en parallèle des trois affaires. Le sentiment s’installe plutôt d’une constance dans la casuistique, tant le curseur entre les intérêts en présence reste tributaire des circonstances de la cause.  Dans les deux premières affaires comme dans plusieurs autres précédents, le critère pris de la gravité de l’infraction commise apparaît certes prépondérant (Assem Hassan Ali, § 47 et § 63 ; Levakovic, § 44). Et la rupture avec l’arrêt Beldjoudi c/ France 50 est d’autant plus consommée que dans la ligne de la jurisprudence Üner (préc.), l’arrêt Levakovic minore encore le poids accordé à l’âge d’entrée sur le territoire d’accueil, sans imputer à l’Etat de responsabilité différente envers les étrangers qui ont pratiquement passé toute leur vie sous sa juridiction. En l’occurrence, la mise en balance opérée par la Cour élude ainsi complètement l’absence de tout lien effectif avec le pays d’origine, en même temps qu’elle témoigne d’une appréciation renouvelée – plus exigeante – des liens avec l’Etat d’accueil. La durée du séjour n’est décidément plus un indice significatif du degré d’intégration : bien que le requérant soit arrivé au Danemark à l’âge de 9 mois et qu’il y ait toujours vécu, ses condamnations répétées à l’âge adulte sont jugées démontrer une absence persistante de volonté de se conformer aux lois danoises (Levakovic, § 44). A la lumière de ces deux constats unanimes de non-violation, il serait alors tentant de conclure à une inflexion sécuritaire confirmée de la jurisprudence européenne.

Prononcé par une autre section, l’arrêt Saber et Boughassal constitue cependant un contrepoint notable : la focalisation sur le droit au respect de la vie privée (§ 43) n’a pas ici la même incidence que dans l’affaire Levakovic ; il n’est plus question non plus de la légitime fermeté des autorités face aux ravages de la drogue, alors que cette considération s’avère déterminante dans l’affaire Assem Hassan Ali au regard de la protection due à une vie familiale passablement perturbée. Au contraire, la gravité de l’infraction est à peine évoquée en l’espèce, au détour d’une formule lénifiante (§ 50) et c’est précisément sa surpondération au niveau national qui se voit condamnée, dans la mesure où  – compte tenu des motifs de l’expulsion –  les juges internes se sont dispensés d’apprécier si la mesure était proportionnée au regard de la situation personnelle des requérants (§ 51) et n’ont donc pas effectué la mise en balance requise en toute hypothèse par le respect de l’article 8. A la lumière de ce motif de violation, il est alors permis de penser que la principale évolution du contentieux de l’éloignement des étrangers délinquants tient finalement à l’enracinement d’une logique – de plus en plus assumée – de « subsidiarité encadrée » 51.

En 2017, l’arrêt Ndidi c/ Royaume-Uni 52 avait déjà transposé en la matière le principe selon lequel la Cour ne saurait sans raisons sérieuses substituer son avis à celui des juridictions internes, quand la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence. Or ce même principe est formellement répété tant dans l’arrêt Saber et Boughassal (§ 45), qui en est la sanction directe, que dans l’arrêt Levakovic (§ 45). Il affleure également à travers l’appréciation finale portée sur le contrôle juridictionnel interne dans l’arrêt Assem Hassan Ali (§ 63). L’arrêt Ndidi tend donc à faire jurisprudence, sous une réserve qui est loin d’être négligeable :  le recadrage de l’office de la Cour à une simple fonction de supervision des procédures nationales, sans contrôle autonome de proportionnalité, ne se vérifie ni dans l’arrêt Assem Hassan Ali, où le juge européen livre sa propre appréciation sur la plupart des critères du juste équilibre (fût-ce pour rejoindre en définitive la position des autorités internes), ni même dans l’arrêt Levakovic. On ne peut que s’en réjouir.

 

B. Le renforcement de la garantie indirecte du droit d’asile

Si la Convention européenne des droits de l’homme ne garantit pas le droit d’asile en tant que tel, contrairement à la Charte des droits fondamentaux de l’Union par exemple,  la jurisprudence de la Cour en protège toutefois indirectement deux éléments essentiels : l’interdiction de refouler ou d’expulser un réfugié vers un territoire où il aurait des craintes fondées d’être persécuté et le droit, qui en est déduit, d’accéder à des procédures d’asile effectives et équitables dans l’Etat où l’intéressé recherche protection.  Rendu le 11 décembre 2018 sur le fondement de l’article 3 CEDH, l’arrêt M.A et autres c/ Lituanie 53 se distingue par sa contribution à ce second volet dans le cadre particulier des contrôles aux frontières. Sous couvert de déterminer si les autorités lituaniennes ont dûment apprécié les risques allégués par une famille tchétchène avant de la refouler à trois reprises vers la Biélorussie, la Cour est en effet conduite à statuer sur la question plus inédite des responsabilités des garde-frontières.

S’inscrivant dans une logique pro homine similaire à celle de l’arrêt N.D et N.T c/ Espagne 54, l’analyse est doublement dynamique. Dans les circonstances de la cause, c’est d’abord l’admission de la réalité ou de la validité des demandes d’asile présentées par les requérants qui retient l’attention (ce point étant discuté jusque dans l’opinion dissidente des trois juges minoritaires), puisque la première s’est limitée à écrire en cyrillique, à la place de leur signature sur le formulaire leur notifiant le refus d’entrée, un terme fréquemment employé par les demandeurs tchétchènes pour signifier « asile », tandis que la troisième et dernière a été faite oralement, en russe. Les détails factuels sont importants car ils marquent le refus de la majorité de souscrire à une approche par trop formaliste, qui irait à rebours des positions du HCR (§ 108). Loin d’y voir un facteur exonératoire, la Cour relève à juste titre combien l’absence de formation ou de connaissances linguistiques des garde-frontières est susceptible de préjudicier à l’accès aux procédures d’asile (§ 108) – rappelant ainsi les Etats à l’importance de l’interprétation 55 et aux devoirs qui leur incombent en vertu notamment des normes de l’Union 56. Sur le plan des principes, ensuite, l’arrêt récuse implicitement la thèse d’une différence substantielle de régime entre les refus d’entrée et les mesures d’éloignement, en soumettant en définitive les premiers aux mêmes exigences substantielles et procédurales que celles attachés au respect de l’article 3 pour les secondes. Or, sans être révolutionnaire dans la jurisprudence européenne 57, cette indifférenciation n’en est pas moins conséquente. Il en résulte en l’espèce un constat inexorable de violation, dès lors qu’à aucun poste frontalier, les agents lituaniens n’ont pris en considération les demandes d’asile des requérants, ni n’en ont fait rapport à leurs supérieurs.

En somme, l’arrêt M.A. et autres c/ Lituanie ne garantit certes pas à tout demandeur d’asile un droit d’accès au territoire. Mais il interdit au moins qu’un contrôle frontalier – qui s’est de plus en plus axé sur la lutte contre l’immigration irrégulière dans le contexte de la crise migratoire – n’empêche l’examen d’un besoin allégué de protection 58. C’est donc un nouvel apport à la protection par ricochet du droit d’asile, dans le fil de celle déjà assurée sur le fondement de l’article 5 CEDH par  l’arrêt Aamur c/ France 59 et sur le fondement de l’article 8 CEDH par l’arrêt B.A.C. c/ Grèce 60.

C. Boiteux-Picheral

IV. Les fluctuations de la protection européenne des droits de l’homme face aux enjeux sécuritaires

Alors que la préservation de la sécurité publique constitue la ratio commune de nombreux dispositifs nationaux, régulièrement portés devant la Cour de Strasbourg, leur jugement à l’aune du respect des droits de l’homme peut cependant prendre des directions curieusement différentes. Le rapprochement de deux affaires phares du second semestre 2018 est à cet égard le plus édifiant. Car autant l’arrêt Big Brother Watch et autres c/ Royaume-Uni maintient le cadre européen de contrôle à son niveau de rigueur, concernant les ingérences dans le droit au respect de la vie privée résultant des systèmes de surveillance secrète des communications (A), autant l’arrêt de Grande chambre S., V. et A. c/ Danemark l’assouplit à l’égard des privations préventives de liberté destinées à parer des risques de violences (B). Et dans cet ordre d’idées, le thème conduit encore à relever – quitte à déborder quelque peu de la période étudiée – la posture de retrait manifestée par trois décisions d’irrecevabilité, rendues le 7 février 2019, dans des affaires relatives aux conséquences néfastes et parfois meurtrières des couvre-feux instaurés fin 2015 dans certaines régions turques (C).

 

A. L’encadrement vigilant des systèmes de surveillance massive des communications au regard de l’article 8 CEDH

Sur un sujet des plus sensibles (l’institution et l’exploitation d’une surveillance secrète des communications), le premier intérêt de l’arrêt Big Brother Watch et autres c/ Royaume-Uni 61 est de poursuivre dans la systématisation des critères de conventionnalité des régimes d’interception, d’abord par le rappel des principes généraux qui ressortent de la jurisprudence européenne indépendamment de leur diversité de forme, ensuite et surtout par la confrontation pointilleuse d’une législation britannique – à laquelle les requérant reprochaient d’autoriser une interception massive – aux six exigences minimales que l’affaire Roman Zakharov c/ Russie avait déjà permis à la Grande chambre de dégager 62. Comme rappelé en l’occurrence 63, les dispositions de droit interne applicables doivent ainsi prévoir – pour comporter les  garanties requises contre l’arbitraire et les abus –  « la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception, la définition des catégories de personnes susceptibles d’être mises sur écoute, la fixation d’une limite à la durée d”exécution de la mesure, la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies, les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties, et les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction des enregistrements ». Certes, la Cour se refuse à y ajouter les nouvelles exigences que les requérants estimaient nécessaires face à des moyens technologiques de surveillance aujourd’hui plus sophistiqués et intrusifs (§§ 316-320).  Mais même sans cette actualisation, les conditions fixées par l’arrêt Roman Zakharov lui suffisent pour dénoncer d’une part, l’absence de surveillance adéquate notamment du choix des porteurs pour l’interception et le filtrage des communications, d’autre part, l’absence de véritables garanties applicables à la sélection des données de communication appelant un examen. Il s’ensuit donc un premier motif de violation de l’article 8, sans que l’ample marge d’appréciation consentie aux Etats pour assurer la sécurité de leur population n’ait aucun effet exonératoire (§§ 387-388). En outre, l’arrêt Big Brother watch ajoute bien à l’état du droit sur un autre terrain. Car son deuxième intérêt est d’approfondir encore la systématisation opérée, en étendant l’essentiel des six exigences minimales de l’arrêt Roman Zakharov à la question inédite et distincte du partage des contenus interceptés avec des gouvernements étrangers (§§ 423-424). Et si sur ce point, le droit interne échappe à la censure, ce n’est pas seulement par égard à la gravité de la menace terroriste et à la complexité des réseaux terroristes internationaux (§§ 485-486), mais aussi – voire surtout – par référence aux solides garanties dont s’entoure la base légale du partage de renseignements avec les Etats-Unis au Royaume-Uni.

Enfin, l’arrêt Big Brother Watch présente encore ce troisième et dernier intérêt de manifester la synergie qui s’établit avec le droit de l’Union européenne sur la question encore différente de l’obtention des données de communication auprès des opérateurs.         Suite à l’arrêt Digital Rights 64 qui avait invalidé la directive 2006/24 sur la conservation des données générales ou traitées dans le cadre de services et de réseaux de communication accessibles au public, faute de garanties appropriés au regard du droit au respect de la vie privée et des données personnelles, la Cour de justice de l’Union européenne a en effet jugé que le droit de l’Union s’opposait tout autant à une règlementation nationale – telle celle du Royaume-Uni – qui ne limite pas l’accès des autorités publiques aux données de localisation aux seules fins de lutte contre la criminalité grave, ni ne soumet ledit accès à un contrôle indépendant préalable 65. Admise par le gouvernement et actée par les juridictions britanniques, cette incompatibilité conduit donc le juge de la Convention à considérer que le régime d’obtention des données litigieux ne peut passer pour être « prévu par la loi » au sens de l’article 8 CEDH. D’où un second chef de violation, indépendant cette fois des critères Roman Zakharov mais qui témoigne de la réceptivité de la Cour de Strasbourg à la jurisprudence de la Cour de Luxembourg (cf. § 463).

Au total, on serait donc tenté de conclure que si les systèmes de surveillance secrète ravivent la lancinante problématique du « quis custodiet ipsos custodes ? » (qui surveillera les surveillants ?) dans une démocratie, l’arrêt Big Brother Watch lui apporte une réponse plutôt rassurante. Toutefois, l’affaire n’est pas définitivement close, puisque son renvoi en Grande chambre a été demandé…

B. La légitimation régressive des privations préventives de liberté au regard de l’article 5 CEDH

Destiné à « clarifier et adapter la jurisprudence de la Cour relative à l’aliéna c de l’article 5 § 1 », l’arrêt de Grande chambre S., V. et A. c/ Danemark 66 est cependant loin de la faire progresser, en autorisant le recours à des privations préventives de liberté pour parer les risques d’affrontements entre spectateurs lors des rencontres de football et en en appréciant souplement les critères de conventionnalité. Délivré à propos de l’arrestation et de la détention pendant sept à huit heures de quelques soixante-dix personnes venues assister à un match à Copenhague (dont les trois requérants), en application de l’article 5§3 de la loi danoise sur la police, cet apport de principe recouvre en effet une double inflexion de fond.

Jusqu’à présent et sauf à s’inscrire dans le cadre d’une procédure pénale, une détention de courte durée destinée éviter un acte de violence imminent ne semblait pouvoir être légitimée que si elle visait à « garantir l’exécution d’une obligation prévue par la loi », au sens de l’article 5 § 1 b) 67. Sur ce dernier terrain, la Grande chambre reste certes dans la ligne de la jurisprudence antérieure 68, en répétant que l’obligation de ne pas commettre d’infractions pénales dans un futur immédiat ne saurait en soi constituer un fondement approprié, tant que les autorités n’ont pas ordonné de mesures précises qui n’ont pas été respectées (§ 83). Mais l’inapplicabilité de cette exception en l’occurrence se paie au prix d’une véritable relecture de l’article 5§1 c), qui s’inscrit pour sa part dans une forme d’évolutivité à rebours. Primo, en admettant que la nécessité d’empêcher une personne de commettre une infraction constitue un motif distinct de détention, indépendant de celui tenant à des raisons plausibles de soupçonner que l’intéressé en a déjà commis une, l’arrêt S.,V. et A. en revient à l’interprétation ancienne de l’arrêt Lawless 69, jugée mieux correspondre au libellé de la Convention et à l’intention de ses négociateurs. Mais ce faisant, la Grande chambre ne fait ni plus ni moins que renverser l’œuvre jurisprudentielle qui s’était développée, ultérieurement, à partir de l’arrêt Ciulla c/ Italie 70 et qui avait abouti dans l’arrêt Ostendorf c/ Allemagne 71 à considérer que l’article 5 § 1 c)  s’applique seulement à la détention provisoire et non à la garde à vue à but préventif, ordonnée sans que la personne concernée ne soit soupçonnée d’avoir déjà commis une infraction pénale. Secundo, l’arrêt S.,V. et A. se distancie pourtant de cette même jurisprudence Lawless en tant qu’elle soumettait les trois séries de circonstances visées à l’article 5§1 c) à l’exigence commune que la privation de liberté ait pour but de conduire l’individu concerné devant l’autorité judiciaire compétente. Prenant acte du problème soulevé « depuis plusieurs décennies », et dans différents Etats membres, par les violences et les débordements des spectateurs lors des rencontres sportives (et donc en jouant implicitement de la règle d’interprétation de la Convention « à la lumière ces conditions actuelles »), la Grande chambre établit en effet que l’exigence de but ne devrait pas en elle‑même faire obstacle à une courte privation de liberté préventive lorsqu’un individu est libéré soit parce que le risque a disparu soit, par exemple, parce qu’un délai légal court a expiré (§ 126). C’est dire que l’article 5 § 1 c) n’impose plus désormais qu’une intention subjective de déférer l’intéressé devant un juge ait présidé dans tous les cas à la privation de liberté : il s’applique aussi quand le seul objectif des autorités est de relâcher les personnes arrêtées, une fois le risque passé. Et c’est alors pousser bien plus loin dans la « souplesse » que l’arrêt Brogan 72, où il avait été seulement admis que l’absence de concrétisation de cette intention n’implique pas nécessairement la non-conformité du but poursuivi à l’article 5 § 1 c)…

En complet porte-à-faux avec le principe d’une interprétation étroite des exceptions limitativement énumérées à l’article 5 § 1, la flexibilité dont la Cour fait ici preuve tend ainsi à adapter la garantie du droit à la liberté et à la sûreté aux enjeux sécuritaires, plutôt que l’inverse. Parmi les divers arguments – assez fragiles – qui sont mobilisés au soutien des nouveaux principes dégagés par l’arrêt S., V. et A. 73, domine d’ailleurs le souci itératif et central « que les policiers ne se trouvent pas dans l’impossibilité pratique d’accomplir leur devoir de maintien de l’ordre et de protection du public » (§ 116, § 123), renforcé par la prise en considération des obligations que leur créent à cet égard les articles 2 et 3 de la Convention (§ 124).       En contrepoint, des limites sont certes fixées. Le droit national doit offrir les garanties requises par l’article 5§3 concernant la durée de la détention avant présentation à un juge et par l’article 5§5 sur le droit à réparation, le respect de l’article 5§3 supposant – dans le cas particulier d’une privation préventive de liberté – que la libération intervienne « plus tôt qu’un contrôle juridictionnel à bref délai », soit quelques heures après l’arrestation plutôt que quelques jours (§ 134). Surtout, la condition de nécessité, qui s’applique au second volet de l’alinéa c) comme au premier, exige notamment que des mesures moins sévères aient été envisagées et jugées insuffisantes et que l’infraction qu’il s’agit d’empêcher comporte un risque d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique des personnes ou un risque d’atteinte importante aux biens (§ 161). A la lumière de leur application à l’espèce, imprégnée par la marge nationale d’appréciation reconnue aux policiers, il est néanmoins permis de s’interroger sur la valeur de ces garanties dès lors qu’une large majorité de la  Grande chambre ne s’est pas même arrêtée au manque de précision du droit interne, qui permet aux forces de l’ordre de retenir des individus pendant un laps de temps « si possible, inférieur à six heures » pour écarter un « risque de trouble à l’ordre public ou un danger pour la sûreté publique » sans autres indications.

Révélateur d’un dialogue des juges à front renversé, qui voit la juridiction européenne des droits de l’homme s’aligner en définitive sur la position contestable et contestataire d’une juridiction suprême nationale 74, l’arrêt S., V. et A.  ouvre donc – après l’arrêt Austin et autres c/ Royaume-Uni 75 – une brèche préoccupante dans l’interprétation d’une disposition pourtant réputée l’une des plus fondamentales de la Convention avec les articles 2 et 3.

 

C. L’application rigoriste de la subsidiarité aux requêtes portant sur des couvre-feux en Turquie

Les décisions d’irrecevabilité, prononcées en chambre, à propos d’évènements survenus en décembre 2015 lors de période de couvre-feux dans le sud-est de la Turquie 76 donnent à voir une autre forme de contention du contrôle européen, non pas dans l’équilibre entre les enjeux de fond, mais dans l’articulation avec le niveau national de garantie.

En effet, malgré la gravité des violations alléguées (atteintes notamment au droit à la vie dans le chef d’une victime décédée des suites de ses blessures faute d’avoir été secourue en temps et en heure), les requérants sont implacablement renvoyés aux remèdes internes, sans qu’aucune circonstance exceptionnelle ne soit retenue à leur bénéfice pour les dispenser d’attendre que la Cour constitutionnelle turque finisse par statuer au fond sur leur cause (pendante depuis un à trois ans selon le cas). Ni le rejet par cette juridiction de leurs demandes de mesures provisoires, ni la durée des procédures ne sont jugées de nature à faire douter « à ce stade » de l’effectivité de la voie de droit. Se retranchant derrière la subsidiarité de son office, la Cour européenne des droits de l’homme considère, dans tous les cas, que sa propre saisine est prématurée tant que le juge constitutionnel ne s’est pas prononcé et cette circonstance est même opposée par la majorité, dans l’affaire Orhan Tunç, à l’examen des griefs tenant à une violation de l’article 34 de la Convention pour méconnaissance des mesures provisoires ordonnées par le juge européen.

Dès lors, si toute perspective européenne n’est pas définitivement fermée aux requérants (invités dans cette même affaire à introduire une autre requête au cas où des faits nouveaux viendraient à démontrer l’ineffectivité du recours interne), le signal est au moins aussi dissuasif pour tout requérant tenté de se précipiter à Strasbourg, qu’il se veut peut-être incitatif à l’égard du juge constitutionnel… Ainsi la Cour ne se pose-t-elle qu’en arbitre vraiment ultime entre les exigences de la sécurité nationale et celles tenant à la protection des droits fondamentaux.

C. Boiteux-Picheral

 

V. Religions et CEDH

A. La condamnation de l’application de la Charia en Grèce

De plus en plus, le juge européen est saisi d’affaires qui mettent en cause directement ou indirectement des pratiques, mécanismes issus de prescriptions coraniques, avec un changement d’attitude perceptible depuis la décision Dahlab c/ Suisse relatif au port du foulard islamique par une institutrice 77. En effet, la Cour n’hésite plus à apprécier ces règles religieuses au regard des valeurs fondamentales de la Convention 78. En ce sens, elle a pu juger que le port du foulard islamique n’est pas compatible avec le principe de l’égalité des sexes. La manifestation la plus évidente, quoique sujette à critique, se retrouve formulée dans l’arrêt Refah Partisi en 2003 dans lequel la Cour a estimé qu’il « est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention » 79. S’interrogeant sur cette évolution significative de la jurisprudence européenne, le Professeur Flauss concluait son analyse en ces termes : « Faut-il pour autant conclure que, ce faisant, le juge européen des droits de l’homme est désormais disposé à se prononcer sur la conventionnalité de règles religieuses assimilables à des différences de traitement discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention (…) Il serait tout aussi illusoire de le craindre que de l’espérer. Mais on conviendra néanmoins qu’à défaut de débloquer la porte la Cour a, malgré tout, entrebâillé une fenêtre… » 80. Le moins que l’on puisse dire est que l’arrêt de grande chambre Molla Sali c/ Grèce fait incontestablement écho à ces propos, confirmant l’intuition du Professeur Flauss…

Les données du litige, qui ont braqué la Cour sous les feux des projecteurs, doivent être brièvement rappelés. La requérante contestait l’arrêt de la Cour de cassation grecque ayant invalidé le testament de son mari (qui lui léguait tous ses biens), membre de la communauté musulmane de Thrace, au motif que les questions de succession au sein de cette communauté devaient être réglées par le « mufti » selon les règles de la loi islamique. La validité du testament fût contestée par les sœurs du défunt qui se prévalaient du traité de Sèvres de 1920 et du traité de Lausanne de 1923 pour demander l’application de la loi sacrée musulmane et, par conséquent, les trois-quarts de l’héritage. A l’exception du testament islamique, la Charia ne reconnaît que la succession ab intestat. Les juges du fond rejetèrent cette demande, la Cour d’appel écartant ainsi la compétence du mufti en matière de succession par voie de testament public et soulignant le respect de la volonté du défunt. A cette interprétation de la Charia comme loi spéciale ne devant pas priver les musulmans de leurs droits contre leur volonté, la Cour de cassation opposa la compétence obligatoire du mufti et à la nature des biens successoraux transmis – qui appartiennent à la catégorie des biens « possédés en pleine propriété » (moulkia) –  laquelle rendait invalide le testament public du défunt. Devant la Cour européenne, la requérante allègue notamment la violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du 1er protocole additionnel. Pour la première fois donc, celle-ci devait se prononcer sur la conventionnalité de règles religieuses assimilables à des différences de traitement discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention 81. Comme le rappelle la Cour dans la partie « en droit », ce particularisme religieux des musulmans grecs découle de plusieurs traités internationaux (Traité de Sèvres du 10 août 1920, Traité de Lausanne du 24 juillet 1923) adoptés à la suite du premier conflit mondial, exemptant « les habitants musulmans de la Thrace occidentale » et « les habitants grecs de Constantinople » de l’échange de populations conclu entre la Grèce et la Turquie. Le Traité de Lausanne prévoit que la Turquie permet aux minorités non-musulmanes de régler les questions de « statut familial ou personnel » selon « les usages de ces minorités » (article 42) et attribue les mêmes droits « à la minorité musulmane » de Thrace occidentale (article 45). En application de ces dispositions, la Grèce a adopté plusieurs textes reconnaissant le rôle des muftis et permettant l’application de la loi sacrée de l’Islam en matière de statut personnel. L’application de la Charia a donc pour fondement des traités internationaux.

La lecture des premiers éléments de l’arrêt, en particulier le rappel des constatations de plusieurs organes internationaux de protection des droits de l’homme (§§70-77), laisse clairement apparaître le caractère problématique de ce particularisme, en ce qu’il conduit à l’application de règles religieuses discriminatoires à l’encontre des femmes musulmanes en matière de divorce et de succession. Aussi, compte tenu de ce consensus européen et international, toutes les tierces-interventions (§§114-121) appelaient la Cour à ne pas délivrer un blanc-seing à l’Etat grec dans la réglementation de l’autonomie religieuse des minorités. En ce sens, ce n’était pas la mise en place de tribunaux religieux qui était discuté ici, mais plutôt l’application obligatoire de règles religieuses.

En l’espèce, la Cour n’était pas appelée à se prononcer sur la question générale de la conventionnalité de la Charia, mais seulement à « rechercher si la requérante, une femme mariée bénéficiaire du testament de son mari musulman, se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle d’une femme mariée bénéficiaire du testament d’un mari non musulman » (§ 138). Ce point est singulièrement important et permet de comprendre les raisons pour lesquelles la Cour ne s’est pas référée à l’arrêt Refah Partisi concernant la dissolution d’un parti politique qui souhaitait instaurer la Charia en Turquie. Autrement dit, rien ne justifiait que dans le cadre de l’appréhension contextuelle de l’affaire, la Cour élargisse son angle d’analyse et examine in abstracto « la question plus large des conséquences de l’application d’un régime légal tel que la Charia, issu d’un cadre de traditions culturelles juridiques différentes, dans l’espace juridique européen » 82. Un tel examen aurait d’ailleurs pu être extrêmement délicat et conduire la Cour à être plus sensible à l’argument du contexte historique. Il n’est donc ici nullement question d’un revirement de jurisprudence quant au constat de l’incompatibilité des règles de la Charia avec les valeurs de la Convention 83. L’arrêt se focalise sur la situation factuelle de l’espèce. Or, dans le présent cas, la requérante, qui était bien dans une situation analogue à celle d’une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, a été traitée différemment sur le fondement de la religion du testateur. Au regard des nombreux traités prévoyant un régime spécifique pour la minorité musulmane de Thrace, l’existence d’un but légitime était acquise, même si l’on regrette que la Cour ait ici pratiqué une stratégie de contournement du conflit normatif. L’arrêt ne dit mot en effet de la question de la hiérarchie entre les obligations internationales de la Grèce relatives à la protection de cette minorité et ses obligations au titre de la Convention, même si l’on savait déjà qu’un Etat contractant ne peut exciper d’une convention internationale antérieure à son adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme pour se soustraire aux engagements souscrits au titre de cette dernière. En ce qui concerne la proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, la Cour va prendre l’Etat défendeur à son propre jeu en dévoilant, avec raison, son hypocrisie : la Grèce avait admis dans l’affaire Serif (préc.) que les traités de Sèvres et de Lausanne n’obligeaient pas les autorités nationales à appliquer la Charia (§ 151). Ensuite, tout en rappelant le principe selon lequel il appartient aux juges nationaux d’interpréter et d’appliquer le droit interne, l’arrêt pointe les incohérences des tribunaux grecs sur la question de la conformité de l’application de la Charia au principe de l’égalité de traitement et aux normes internationales de protection des droits de l’homme (§ 153). Enfin, et c’est sans doute le point décisif de l’arrêt, la Cour se rallie aux constatations des différents organes internationaux sur la discrimination au détriment des femmes créée par l’application de la Charia aux musulmans grecs de Thrace occidentale pour mieux souligner la position isolée de la Grèce, seul Etat membre du Conseil d’Europe à prévoir l’application de la Charia à une partie de citoyens contre leur volonté (§ 158). Au-delà du caractère discriminatoire de cette application obligatoire de règles religieuses 84, il est évident que l’arrêt Molla Sali c/ Grèce marque sans conteste la volonté de la Cour de rendre un arrêt de principe dans le domaine de la protection des minorités. Ainsi, dans ce qui peut être vu comme un des paragraphes clés de l’arrêt, affirme-t-elle catégoriquement que « refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir (…) constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification » (§ 157). Ce faisant, si l’État peut assumer le rôle de garant de l’identité minoritaire d’un groupe spécifique de sa population, il ne peut le faire au détriment du droit de ses membres de choisir de ne pas appartenir à ce groupe ou de ne pas suivre les pratiques et les règles de celui-ci. Il s’agit là d’un principe essentiel du droit international des droits de l’homme. Le constat de l’inconventionnalité apparaît cependant daté dans la mesure où le juge européen prend acte de la modification législative intervenue le 15 janvier 2018 visant à abolir le régime spécifique imposant le recours à la Charia pour le règlement des affaires familiales de la minorité musulmane. L’arrêt conclut à l’unanimité à une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention 85. Comment, dans ces conditions, comprendre que certains aient reproché à la Cour d’avoir ouvert la voie à l’application de la Charia ? On le sait, cet arrêt n’a pas manqué de susciter une campagne violente de la part des médias ou de personnalités habituellement hostiles à la Cour. On a beau chercher, on peine à trouver dans l’arrêt un indice allant dans ce sens. Quoiqu’en disent les contempteurs de cet arrêt, la Cour dit exactement le contraire. Quid, par ailleurs, des incidences de l’arrêt sur l’application de la Charia dans tout ou partie d’un territoire d’un État membre du Conseil de l’Europe ? Qu’il s’agisse des Sharia council au Royaume-Uni ou de l’application de la coutume mahoraise, une différence notable existe avec le cas grec : la Charia ne peut pas être imposée aux personnes « contre leur volonté » 86. A y regarder de près, l’arrêt s’inscrit certes dans un contexte très particulier mais ses incidences éventuelles sur les territoires français où le respect d’un statut personnel particulier est constitutionnellement garanti sont loin de relever de l’ordre du virtuel 87. Est-ce à dire, par ailleurs, que tout consentement à l’application de règles religieuses serait jugé compatible avec la Convention ? Bien évidemment non. Si l’arrêt sanctionne en l’espèce le fait que la requérante n’avait pas le choix de se soustraire à l’application d’un régime spécifique censé protéger la minorité musulmane, cela ne signifie nullement que la Cour encourage à une application volontaire et optionnelle de la Charia ! Encore faut-il que cette application ne heurte aucun intérêt public important 88. Enfin, il est permis de penser que l’aspect négatif du « droit de libre identification » des membres des minorités fait désormais partie de l’ordre public européen opposable à des jugements étrangers qui appliqueraient des règles discriminatoires fondées sur des principes religieux.

 

B. Libre critique des religions : réitération d’une jurisprudence classique trop protectrice du droit au respect des sentiments religieux

On le sait, sur la question de la critique des religions, la Cour fait preuve de prudence au nom de la défense de la marge d’appréciation de l’Etat en matière de protection des sentiments religieux. A ses yeux, les autorités sont mieux placées pour déterminer quelles sont les déclarations susceptibles de troubler la paix religieuse dans un pays. L’arrêt E.S/ Autriche du 25 octobre 2018 (qui est définitif) en constitue une illustration supplémentaire. Dans le cadre de cette affaire dans laquelle la requérante contestait sa condamnation pour dénigrement de doctrines religieuses, la Cour retient sans surprise un constat de non-violation de l’article 10 de la Convention. En l’espèce, l’intéressée qui animait depuis 2008 plusieurs séminaires sur l’islam, avait insinué que le prophète Mahomet avait des tendances pédophiles. Depuis son arrêt de principe en la matière 89 relatif à la condamnation pénale du requérant pour avoir publié un ouvrage traitant de questions théologiques et comportant certains passages sur la vie du prophète Mahomet, elle avait ainsi conclu à une non-violation de l’article 10 de la Convention en considérant qu’il s’agissait d’une attaque offensante relativement à des questions considérées comme sacrées par les musulmans. La solution arrêtée était loin d’avoir été consensuelle, puisqu’adoptée par quatre voix contre trois. L’arrêt E.S/ Autriche s’inscrit dans cette lignée jurisprudentielle relativement bien balisée. Les critères appliqués par la Cour sont des plus classiques : publicité donnée aux séminaires (§ 51), absence de contribution à un débat d’intérêt général (§ 52), qualification des propos en jugements de valeur dépourvus d’une base factuelle suffisante (§ 54), sanction pénale proportionnée (§ 56 ; il s’agissait en l’espèce d’une amende de 480 euros). Le raisonnement n’a rien de nouveau, si ce n’est l’affirmation inédite à notre sens de la formule selon laquelle « même dans le cadre d’une discussion animée, il n’est pas compatible avec l’article 10 de la Convention de faire des déclarations accusatrices sous le couvert de l’expression d’une opinion par ailleurs acceptable et de prétendre que cela rend tolérable ces déclarations qui outrepassent les limites admissibles de la liberté d’expression » (§ 55). L’arrêt laisse l’impression d’une appréciation pour le moins bienveillante de la proportionnalité, qui prend pour argent comptant les justifications avancées par les juridictions autrichiennes. Le contrôle du juste équilibre des intérêts en présence s’opère encore en faveur du droit au respect des sentiments religieux. Et c’est justement sur ce point que le bât blesse. En effet, cette jurisprudence, faisant la part belle « au conformisme, à la pensée unique, et [qui] tradui[t] une conception frileuse et timorée de la liberté de la presse   90, est loin d’être convaincante. Ainsi, il convient de donner raison au regretté Professeur Flauss qui considérait avec une sévérité tout à fait compréhensible qu’au « regard de l’avenir de la liberté d’expression en Europe, la position de la Cour est éminemment dangereuse : par anticipation, elle a donné pleine satisfaction aux revendications très récentes émanant d’autorités religieuses ou politiques du monde musulman, principalement arabe, intimant aux pays européens de restreindre la liberté d’expression pour tenir compte des sentiments des musulmans qui font désormais partie intégrante des sociétés occidentales » 91. Il serait temps que la Cour rééquilibre sa jurisprudence. Cela étant, force est de constater que la solution retenue a souvent été mal comprise. D’une part, si la Cour accepte une législation sur le blasphème pour les propos les plus injurieux 92, elle ne consacre pas un délit de blasphème. Il ressort très clairement de la jurisprudence conventionnelle qu’aucune obligation n’impose aux Etats d’adopter une législation spécifique pénalisant la liberté d’expression contre le respect des convictions religieuses. D’autre part, la thèse d’une différence de traitement entre islam et christianisme ne résiste pas à l’analyse. La jurisprudence européenne montre au contraire que tant la religion chrétienne que l’islam bénéficient de cette protection contre la représentation provocatrice d’objets de vénération religieuse. La Cour a même validé une législation sur le blasphème qui ne concernait que la protection de la foi chrétienne 93.

 

C. Variations autour du port d’un hijab dans un tribunal

L’arrêt Lachiri c/Belgique du 18 septembre 2018 (n°3413/09), constitue une pièce supplémentaire à verser au dossier déjà passablement étoffé du port des signes religieux 94. Relatif à la condamnation membre d’un groupe wahhabite, témoin dans le cadre d’un procès pénal, à verser une amende pour outrage à magistrat pour avoir refusé d’enlever sa calotte, l’arrêt Hamidovic avait conclu à la violation de l’article 9 au motif que le requérant, simple témoin dans un procès, n’était pas soumis à l’instar des agents publics à un devoir de neutralité (obs. M. Afroukh, cette chronique, RDLF, 2018, chron. n° 11). La solution de l’arrêt Lachiri va dans le même sens. Etait en cause ici l’exclusion de la requérante de la salle d’audience d’un tribunal en raison de son refus d’ôter son hijab. Mais l’affaire présente une triple originalité. Primo, in specie, la Cour aurait pu fonder son constat de violation sur le défaut de l’accessibilité de la base légale nationale. En effet, l’exclusion de la requérante de la salle d’audience a été prise sur le fondement de l’article 759 du code judiciaire qui prévoit que « celui qui assiste aux audiences se tient découvert, dans le respect et le silence ; tout ce que le juge ordonne pour le maintien de l’ordre est exécuté ponctuellement et à l’instant. ». Or, comme l’a expliqué le Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand dans sa tierce intervention, cette disposition, reprise de l’ancien code judiciaire adopté au dix-neuvième siècle, répondait à des considérations circonstancielles (§ 28). Surtout, son application par les juges belges était très aléatoire et n’intervenait qu’en présence d’un comportement perturbateur. Selon la Cour, si l’exigence d’accessibilité du texte était manifeste, sa prévisibilité faisait défaut dès lors qu’une « incertitude, source d’insécurité juridique, existe quant à l’application de la disposition litigieuse par les magistrats belges » (§ 35). Pour preuve, en l’espèce, devant la Cour de cassation, la requérante a pu se présenter revêtue de son voile. Alors que le contrôle du respect de la condition de légalité suffisait à fonder le constat de violation de l’article 9, la Cour, une fois n’est pas coutume, va poursuivre son contrôle par l’examen du but légitime et de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, au grand dam des juges Vucinic et Gritco qui déplorent que l’arrêt n’ait pas pris au sérieux le contrôle de la base légale. Selon toute vraisemblance, la Cour souhaitait se prononcer sur le fond afin de dévoiler un « bloc de jurisprudence, révélateur d’une continuité jurisprudentielle » 95, quitte à renier « l’ordre logique de son raisonnement » 96. Secundo, singulière l’affaire l’était également dans la mesure où contrairement à la plupart des affaires mettant en cause une restriction au port d’un symbole religieux, le gouvernement ne se plaçait pas sur le terrain de la neutralité pour justifier l’exclusion de la requérante de la salle d’audience mais sur celui de la police de l’audience (§ 37). Dans le prolongement de l’arrêt Hamidovic, la Cour relève que la requérante est une simple citoyenne qui ne peut être soumise, « en raison d’un statut officiel, à une obligation de discrétion dans l’expression publique de ses convictions religieuses » (§ 44). Au surplus, la requérante n’ayant eu aucun comportement irrespectueux, l’objectif de maintien de l’ordre ne peut être retenu. Tertio, l’arrêt relève, au détour d’un obiter dictum, qu’un « tribunal est en effet un établissement “public“ dans lequel le respect de la neutralité à l’égard des croyances peut primer sur le libre exercice du droit de manifester sa religion, à l’instar des établissements d’enseignement publics » (§ 45). C’est dire, en d’autres termes, que l’objectif de neutralité, qui est ici rattaché au lieu, peut être invoqué par les Etats pour justifier des restrictions au port de signes religieux dans un tribunal. L’arrêt conclut à la violation de l’article 9. A l’instar de l’opinion dissidente du juge Ranzoni sous l’affaire Hamidovic, la juge Mourou-Vikström regrette que l’argumentation de la Cour n’ait pas été placée son sous l’égide du principe de subsidiarité, en s’appuyant notamment sur l’absence de consensus européen en la matière. Il semble pourtant qu’une minorité d’Etats ait opté pour une interdiction de signes religieux dans un tribunal (§ 21 de l’arrêt Hamidovic : absence de réglementation du port des signes religieux dans le prétoire au sein de 38 Etats membres[/foot]. A notre sens, la solution doit au contraire être approuvée même si la motivation en fragilise la portée. La circonstance que les Etats disposent habituellement d’une large nationale d’appréciation dans ce domaine ne signifie pas qu’ils se voient accorder un blanc-seing. Lorsque ne sont pas en cause des agents de l’Etat, le libre exercice du droit de manifester sa religion doit rester la règle et la restriction l’exception (pour deux raisons : maintien de l’ordre et neutralité en fonction du lieu). S’agissant du cas français, on relèvera qu’il appartient au président de l’audience d’apprécier si le port d’un signe religieux par une personne assistant à l’audience est de nature à porter atteinte à la sérénité de la justice 97). En revanche, une certaine obligation de neutralité s’impose aux jurés, désignés ou suppléants, du moins lors de la prestation de serment 98.

M. Afroukh

 

VI. Du rappel bienvenu de la « contextualisation » du contrôle des restrictions à la liberté d’expression

La liberté d’expression est « l’un des fondements essentiels [d’une société démocratique], l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » selon la belle formule de l’arrêt Handyside c/Royaume-Uni. Ou, si l’on préfère le dire autrement, plus qu’un droit subjectif, il s’agit d’un principe fondamental pour la vie démocratique. Ce rappel en forme d’évidence est singulièrement important car il conduit la Cour à fustiger tout discours qui nierait les valeurs de la société démocratique. Ainsi, note-t-elle qu’« on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance » 99. Somme toute, sa fermeté face à de tels discours haineux n’a d’égal que son opiniâtreté à défendre la liberté d’expression. Pareille aversion s’étend aux discours haineux en ligne 100. Il appert de la jurisprudence que si le juge européen se réfère dans ses arrêts à des définitions des discours haineux 101, son contrôle obéit à une démarche casuistique 102. Faisant écho au caractère concret de son office, semblable approche le conduit à s’intéresser aux circonstances dans lesquelles les propos ont été tenus. Aussi, prend-il en considération plusieurs variables : les interlocuteurs en présence, le but poursuivi par l’auteur des propos, le support utilisé, les répercussions potentielles des propos litigieux, … De nombreuses solutions peuvent être rattachées à cette exigence d’une contextualisation du contrôle.

En témoigne de manière évidente l’affaire Savva Terentyev c/ Russie (28 août 2018, n°10692/09) dans laquelle des remarques insultantes sur des policiers publiés sur un blog n’ont pas été considérés comme un discours de haine (« “Je déteste les flics, putain de merde“ ; les policiers ne sont “que des flics (…) voyous et décérébrés“ et “les représentants les plus cons et les moins éduqués de la gent animale“ ; chaque ville russe devrait avoir un four “comme à Auschwitz“ pour brûler les “flics infidèles“ avant de “nettoyer la société de ces pourritures de flics-voyous“ »). Pour ce faire, le juge européen s’intéresse au contexte dans lequel ils ont été formulés. Ceux-ci sont intervenus dans le cadre d’une discussion animée sur une perquisition par la police du bureau d’un journal qui soutenait un candidat de l’opposition. L’existence d’un contexte électoral joue donc ici en faveur de la liberté d’expression, « il est particulièrement important, au cours de la période précédant une élection, de permettre la libre circulation des opinions et des informations de toutes sortes » (§ 70). Même en présence d’un discours dont la Cour reconnaît le caractère hostile et agressif, une approche libérale l’emporte car la teneur des remarques ne visait nullement à appeler à la violence contre les policiers. Selon la Cour, la référence aux camps d’Auschwitz ne suffit pas à le discréditer, la protection des droits des survivants de l’Holocauste n’ayant jamais été invoquée (§ 72, Adde Cour EDH, 26 nov. 2015, Annen c/ Allemagne, n° 3690/10). L’analyse du contenu des remarques n’est pas sans rappeler la jurisprudence européenne concernant la question kurde en Turquie. Relevant davantage de la métaphore provocatrice (§ 74), s’adressant à la police en tant qu’institution publique (§ 75), n’intervenant pas dans le cadre d’un contexte social et politique sensible (§ 77), les remarques litigieuses bénéficiaient pleinement de la protection de la liberté d’expression. Le constat de violation de l’article 10 tient compte de l’impact potentiel limité du texte publié qui n’est resté en ligne que pendant un mois sans avoir attiré l’attention du public (§ 79). In fine, ce qui est reproché aux juges internes, c’est cette absence de contextualisation dans la mise en balance des intérêts en présence.

Un autre cas particulièrement significatif de cette exigence de contextualisation est sans conteste l’arrêt Kaboğlu et Oran c/ Turquie (30 oct. 2018, n° 1759/08, 50766/10, et 50782/10). Rendu à propos de la publication d’articles de presse contenant des attaques verbales et les menaces physiques l’encontre des requérants, professeurs d’Université, en raison des idées qu’ils avaient formulées dans un rapport portant sur les droits des minorités et les droits culturels et destiné au Gouvernement, l’arrêt met l’accent sur la nécessité d’examiner « avec une attention particulière, à la lumière des critères susmentionnés, les termes employés dans les articles litigieux, le contexte de leur publication et leur capacité à nuire » (§ 83). L’analyse du contenu des publications litigieuses se combine avec celle de leur impact. Le juge européen est d’avis que certains passages (« je vous le jure, le prix du sol est le sang et, s’il le faut, le sang sera versé. »; « À mon avis, si on avait tabassé ces personnes, les gens auraient été soulagés. Ces pro-Sèvres méritaient une bonne raclée…) » attisaient la haine contre les requérants et les exposait à un risque de violence physique, « d’autant plus qu’elles étaient publiées dans des quotidiens à diffusion nationale » (§ 85). De toute évidence, les juges internes n’ont pas pris au sérieux la gravité de tels propos livrant les intéressés à la vindicte publique. Le constat de violation de l’article 8 est sans appel.

L’affaire Mariya Alekhina et autres c/ Russie (17 juill. n° 38004/12), relative à la condamnation et l’emprisonnement de trois membres du groupe punk Pussy Riot qui avaient tenté d’interpréter l’une de leurs chansons protestataires dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou en 2012, mérite également une attention particulière. Bien qu’elle réaffirme dans la droite ligne de l’arrêt  Appleby et autres c/ Royaume-Uni 103 que « [l’article 10], malgré l’importance reconnue à la liberté d’expression, ne donne pas la liberté de choisir un forum en vue d’exercer ce droit » (§ 213), la Cour se focalise d’emblée sur la sévérité de la sanction infligée aux requérantes, à savoir une condamnation à une peine de prison d’un an et onze mois, alors même que leur action n’a perturbé aucun service religieux, ni causé de blessures à des personnes se trouvant à l’intérieur de la cathédrale ou de dommages aux biens de l’église. La base juridique retenue par les juridictions internes a en effet de quoi surprendre, les requérantes ayant été poursuivies pour « hooliganisme motivé par la haine religieuse » en raison de leur comportement au sein de la cathédrale (port de cagoules, mouvements corporels, langage fort…) et non pour les paroles de leur chanson. La Cour se montre particulièrement pédagogue en rappelant patiemment l’ensemble des critères à prendre en considération pour apprécier la nécessité d’une ingérence à la liberté d’expression, en présence de propos présumés avoir incité à la haine ou à la violence (§ 217 et s.).  Elle vient même fournir un vade mecum aux autorités nationales : prise en compte du contexte social et politique ; savoir si les déclarations litigieuses comportent un appel direct ou indirect à la violence, la haine et l’intolérance ; leurs conséquences préjudiciables. La volonté de la Cour de convaincre transparaît de manière d’autant plus éclatante qu’elle s’appuie sur un certain nombre de textes européens relevant de la soft law (Recommandation de politique générale de l’ECRI n°15 ; travaux de la Commission de Venise) et sur l’observation n° 34 du Comité des droits de l’homme des Nations-Unies qui précise que « les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte, sauf dans les circonstances spécifiques envisagées au paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte ». Le désaccord de la Cour avec les juges russes porte sur l’appréciation de la performance des Pussy-Riots et sa contextualisation. Là où ceux-ci y ont seulement vu une insulte et une offense à partir d’un raisonnement fondé sur une interprétation littérale de la performance, celle-là, se livrant à une appréciation à la lumière de l’ensemble de l’affaire, n’y décèle aucune incitation à la haine religieuse. Par conséquent, une sanction pénale ne pouvait pas se justifier en l’espèce. L’interdiction de l’accès aux enregistrements vidéo postés par les requérantes sur Internet a également été jugée contraire à l’article 10, l’arrêt relevant que les requérantes n’avaient pas été associés à la procédure (§ 266). Ceux qui ont suivi la procédure d’élection de la juge espagnole Elosegui et qui ont pris connaissance de ses premières opinions séparées ne seront pas surpris de constater qu’elle fut dans le camp de la minorité. Fidèle à sa posture conservatrice, elle se livre ici à une opération de déconstruction de la motivation de la Cour sur le terrain de l’article 10 en retenant des arguments pour le moins inquiétants et déconcertants : l’article 10 ne protège pas l’invasion d’églises et d’autres bâtiments et biens religieux ; l’article 10 de la Convention ne protège pas le droit d’insulter ou d’humilier des individus ; le comportement des requérantes ne mérite pas d’être protégé en vertu de l’article 10. Bref, à la suivre, le contrôle européen sur les restrictions à la liberté d’expression serait réduit à la portion congrue. Il convient de rappeler que la Cour était bien saisie en l’espèce sur le terrain de l’article 10 et non de l’article 9. Or, alors que le droit doit être interprété de manière large, les exceptions doivent être interprétées de manière étroite.

M. Afroukh

 

 

Notes:

  1. Gde. Ch. 22 oct. 2018, S., V. et A. c/ Danemark, n° 35563/12
  2. 20 sept. 2018, Big Brother Watch e.a. c/ Royaume-Uni, n° 58170/13
  3. Gde Ch., 15 nov. 2018, Navalnyy c/ Russie, n° 29580/12 ; 20 nov. 2018, Selahattin Demirtaş c/ Turquie n° 2, n° 14305/17, arrêts qui étaient très attendus compte tenu des rapports difficiles qu’entretient la Cour avec ces deux Etats
  4. Gde. Ch., 9 nov. 2018, Beuze c/ Belgique, n° 71409/10
  5. Gde. Ch., 19 déc. 2018, n° 20452/14
  6. 25 oct. 2018, n° 38450/12, obs. J. Andriantsimbazovina, Gazette du Palais, 2018, n°41, p. 33 ; M. Afroukh, RDLF, 2018, chron. n° 23
  7. Voy., parmi d’autres, G. Puppinck, « La CEDH n’est pas Charlie », Le Figaro, 26 oct. 2018 ; « Charia : ce que révèle la décision de la CEDH », Le Figaro, 28 déc. 2018 ; « La CEDH reviendra-t-elle sur la condamnation d’une personne qui avait taxé Mahomet de pédophilie ? », Le Figaro, 15 févr. 2019
  8. https://www.echr.coe.int/Documents/Speech_20190125_Raimondi_JY_FRA.pdf
  9. Sur les critiques des droits, voir les actes du très beau colloque Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, S. Touzé et E. Dubout (dir.), Pedone, 2019
  10. « Actualité de la CEDH », AJDA, 2019, p. 169
  11. Voir la contribution lumineuse du Professeur Burgorgue-Larsen « Populisme et droits de l’homme. Du désenchantement à la riposte démocratique » au colloque Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, préc. p. 199 ; ainsi que le dossier Nationalisme et droit de l’Union européenne dirigé par les Prof. L. Azoulai et D. Ritleng, RTDE, 2018, n° 4
  12. Initiative rejetée le 25 novembre 2018
  13. voy. C. Gauthier, « L’entrée en vigueur du Protocole n° 16 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, entre espérances et questionnements… », RTDH, 2019, p. 43
  14. arrêts n° S 10-19.053 et H 12-30.138 du 4 octobre 2018, obs. J.-P. Marguénaud, RTD Civ., 2018 p. 847
  15. 19 déc. 2018, n° 415241 et Ass., 12 oct. 2018, SARL Super coiffeur, n° 408567
  16. Déc. n° 2018-745 QPC du 23 novembre 2018
  17. Voy. J. Roux, « Conseil constitutionnel et Cour EDH : premier non-usage, justifié, du Protocole n° 16 », Dalloz, 2019, p. 439
  18. P. Deumier, H. Fulchiron, « Première demande d’avis à la CEDH : vers une jurisprudence “augmentée“ ? », Dalloz, 2019, p.228
  19. art. 39 § 1 de la Convention ; 62 du règlement de la Cour
  20. P. Dourneau-Josette, « Les modes de règlement alternatifs des requêtes devant la Cour européenne des droits de l’homme : les règlements amiables et déclarations unilatérales », RAE/LEA, 2014, p. 565
  21. Cour EDH, Gde ch., 12 oct. 2017, n° 35589/08, obs. C. Picheral, cette chron., RDLF, 2018, chron. n° 11
  22. par la police, à 7 reprises ou par le juge d’instruction, à 2 reprises
  23. impliqué dans une affaire de vols de voitures, il fut aussi poursuivi pour vols avec violence ou menace et fraude
  24. Gde ch., 27 nov. 2008, n° 36391/02
  25. Gde ch., 13 sept. 2016, n° 50541/08
  26. prévention des erreurs judiciaires, réalisation de l’égalité des armes, respect du droit de ne pas s’auto incriminer
  27. il avait été choisi par son Club, le Chelsea FC
  28. devant la commission disciplinaire de l’International Skating Union, le TAS et le Tribunal fédéral suisse
  29. respectivement de nature patrimoniale et concernant le droit de pratiquer une profession
  30. 5 voix contre 2
  31. Car sur les 17 membres, seuls 8 sont des magistrats – dont le président, qui dispose d’une voix prépondérante – les 9 autres étant nommés, 2 par l’Exécutif et 7 par le Législatif
  32. à la fois lors de la procédure disciplinaire et en appel
  33. en réalité à la tête des deux formations
  34. avoir traité un inspecteur de “menteur” et demandé que le témoin qu’elle avait cité ne soit pas poursuivi
  35. Gde ch., 15 nov 2018, n° 29580/12
  36. il fut même placé à deux reprises en détention préventive pendant quelques heures
  37. manquement à la procédure de conduite des événements publics ou désobéissance à une sommation légale de la police
  38. qui avaient eu lieu en l’absence de notification ou s’étaient prolongées au-delà de l’horaire autorisé
  39. les déclarations à la presse du représentant permanent de la Russie auprès du Conseil de l’Europe, Ivan Soltanovski, le 18 janvier 2019
  40. mut. mut. Uspaskisch
  41. 30 janv. 2003, Cordova c/ Italie (no 1), no 40877/98, § 59
  42. Gde ch., 30 janv. 1998, n° 19392/92
  43. « dans une démocratie, le parlement ou les organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique dont l’exercice du mandat parlementaire fait partie. Pendant l’exercice de son mandat, un député représente ses électeurs, attire l’attention sur leurs préoccupations et défend leurs intérêts », (§ 239)
  44. 20 mars 2018, n° 13237/17
  45. Cour EDH, 2 août 2001, Boultif c/ Suisse, n° 54273/00, § 48
  46. Cour EDH, Gde ch., 18 oct. 2006, Üner c/ Pays-Bas, n° 46410/99, §§ 57-58
  47. Cour EDH, 23 oct. 2018, n° 25593/14
  48. Cour EDH, 23 oct. 2018, n° 7841/14
  49. Cour EDH, 18 déc. 2018, n°76550/13
  50. Cour EDH, 26 mars 1992, Beldjoudi c/ France, n° 12083/86
  51. Sur ce sujet, cf. M. Afroukh, « L’appréhension détournée de la subsidiarité par le biais des critères d’appréciation de la proportionnalité », in G. Gonzalez (dir.), La subsidiarité conventionnelle en question, Némésis-Antémis, 2016, pp. 92-104
  52. Cour EDH, 14 sept. 2017, n° 41215/14, § 76, cette Chron. RDLF, 2018, n° 11
  53. n° 59793/17
  54. Cour EDH, 3 oct. 2017, n° 8675/15 et 8697/15, cette Chron., RDLF, 2018, n° 11
  55. Cour EDH, Gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c/ Grèce et Belgique n° 30696/09, § 301
  56. Règlement 2016/339 du 9 mars 2016 dit « Code frontières Schengen », art. 16§1 ; Directive 2013/32 du 26 juin 2013 sur les procédures applicables à l’octroi et au retrait de la protection internationale, article 6 et article 8
  57. Voy. sur le terrain de l’article 13 combiné à l’article 3, Cour EDH, 26 avr. 2007, Gebremedinh c/. France, n° 25389/05, concernant le régime contentieux des refus d’entrée au titre de l’asile en France
  58. Voy. sur ce point, la belle opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, spéc. pp. 24-29
  59. Cour EDH, 25 juin 1996, n° 19776/92, § 43 : « Avant tout et surtout, le maintien en zone d’attente ne doit pas priver les demandeurs d’asile du droit d’accéder effectivement à la procédure de détermination du statut de réfugié »
  60. Cour EDH, 13 oct. 2016, n° 11981/15, § 37 : obligation positive mise à la charge « des autorités compétentes d’examiner les demandes d’asile des personnes concernées dans de brefs délais afin de raccourcir autant que possible la situation de précarité et d’incertitude dans laquelle ces personnes se trouvent »
  61. Cour EDH, 13 sept. 2018, n° 58170/13, 62322/14 et 24960/15
  62. Cour EDH, Gr. ch., 4 déc. 2015, n° 47143/06, § 231
  63. Voy. également le contrôle européen exercé sur la structure et le fonctionnement d’un dispositif suédois de renseignement d’origine électromagnétique, Cour EDH, 19 juin 2018, Centrum för Rättvisa c/ Suède, n° 35252/08
  64. CJUE, Gde ch., 8 avr. 2014, aff. C-239 et C-594/12
  65. 21 déc. 2016, Tele2 Sverige AB c/ Post- och telestyrelsen et Secretary of State for the Home Department c/ Tom Watson et autres, aff. Jtes C-203 et C-698/15
  66. Cour EDH, Gde ch., 22 octobre 2018, n° 3553/12, n° 36678/12 et 36 678/12
  67. Voy. en ce sens, concernant des faits assez similaires à ceux de l’espèce, Cour EDH, 7 mars 2013, Ostendorf c/ Allemagne, n° 15598/08
  68. Cour EDH, 1er décembre 2011 Schwabe et M.G. c/ Allemagne, n° 8080/08 et 8577/08, § 82
  69. Cour EDH, 1er juillet 1961, Lawless c/ Royaume-Uni (n°3), n° 332/57
  70. Cour EDH, 22 fév. 1989, Ciulla c/ Italie, n° 11152/84
  71. préc., § 82
  72. Cour EDH, 29 nov. 1988, Brogan et autres c/ Royaume-Uni, n° 11209/84, § 53
  73. Cf. §§ 114–116, pour l’autonomisation du second volet de l’article 5§1 c) ; §§ 121-124 pour la neutralisation de l’exigence de but tenant à un renvoi devant le juge
  74. Voy. à cet égard, les références répétées à l’arrêt rendu le 15 févr. 2017 par la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire R v / The Commissioner of Police for the Metropolis, § 102, § 122 et § 125
  75. Cour EDH, Gde ch., 15 mars 2012, n° 39692/09, 40713/09 et 41008/09
  76. Cour EDH, 7 févr. 2019, Elçi c/ Turquie, n° 63129/15; Ahmet Tunç et autres c/ Turquie, n° 4133/16 et Tunç et Yerbasan c/ Turquie, n° 31542/16
  77. 15 févr. 2001, n° 42393/98
  78. Y. Lécuyer, « L’Islam, la Turquie et la Cour EDH », RTDH, 2006, p. 735 ; Y. Ben-Achour, « L’islam et la Cour EDH », RGDIP, 2007, p. 387
  79. Gde. Ch., 13 févr. 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c/ Turquie, n° 41340/98, 41342/98, 41343/98 et al., obs. M. Levinet, RFDC, 2004, p. 216 ; G. Lebreton, RDP, 2002, p. 1509
  80. « Liberté religieuse », AJDA, 2001, p. 480
  81. Ce n’était pas vraiment le cas dans l’affaire Serif Yegit c/ Turquie du 2 novembre 2010 à propos du mariage religieux. S’agissant de la répudiation, la Cour européenne a rendu un arrêt de radiation du 8 novembre 2005 qui relève que les arrêts rendus en février 2004 par la Cour de cassation jugeant la répudiation contraire au principe d’égalité des époux étaient « manifestement d’une grande importance » : D.D. c/ France, n° 3/02
  82. Opinion concordante du juge Mits
  83. Voir en ce sens la décision Fondation Zehra et autres c/ Turquie du 10 juillet 2018 (n° 51595/07) : dissolution d’une fondation qui œuvrait pour la création d’un État fondé sur la Charia
  84. La filiation avec l’arrêt Refah Partisi est ici évidente. On se souvient que cette affaire, la Cour avait relevé que « les règles [de la Charia] permettant (…) la polygamie, les privilèges pour le sexe masculin dans le divorce et la succession » étaient incompatibles avec les valeurs de la démocratie au sens de la Convention, en particulier le principe de non-discrimination qui constitue l’un des principes fondamentaux de la démocratie »
  85. Dans un rapport intitulé « Compatibilité de la Charia avec la Convention européenne des droits de l’homme: des États Parties à la Convention peuvent-ils être signataires de la « Déclaration du Caire »? (Doc. 14787, 3 janvier 2019), l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe « tout en prenant acte de la modification de la législation effectuée en Grèce, qui a rendu l’application de la Charia optionnelle pour la minorité musulmane dans les questions de droit civil et de succession, appelle les autorités grecques à vérifier si cette modification de la législation suffira à satisfaire aux exigences de la Convention; à autoriser la minorité musulmane à choisir librement ses muftis par élection ou nomination, exclusivement en qualité de chefs religieux, en abolissant ainsi l’application de la Charia
  86. Contrairement à ce que relève la Cour, l’application de la Charia à la population du territoire de Mayotte n’a pas pris fin en 2011. L’article 1er de l’ordonnance n° 2010-590 du 3 juin 2010 portant dispositions relatives au statut civil de droit local applicable à Mayotte et aux juridictions compétentes pour en connaître prévoit que « le statut civil de droit local régit l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et les libéralités »
  87. Voir en ce sens H. Fulchiron, « De l’application de la Charia en Europe, en général, et de certains statuts coutumiers en France, en particulier », Dalloz, 2019, p. 316
  88. N. Hervieu, « Non, la CEDH n’a pas érigé la Charia en droit de l’homme ! » Le Figaro, 28 déc. 2018
  89. Cour EDH, 20 sept. 1994, Otto-Preminger-Institut c/ Autriche, A-295/A), le juge européen admet la conventionnalité de sanctions civiles ou pénales visant les auteurs de représentation provocatrice d’objets de vénération religieuse. C’est un fait. La liberté d’expression est moins étendue lorsqu’intervient la critique des religions. Dans un arrêt I.A. c/ Turquie du 13 septembre 2005 (Rec. 2005-VIII
  90. op. diss. des juges Costa, Cabral Barreto et Jungwiert s/ l’arrêt I.A. préc.
  91. « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme », AJDA 2006 p. 466
  92. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la formule selon laquelle on « peut juger nécessaire, dans certaines sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, des attaques injurieuses contre des objets de vénération religieuse »
  93. Arrêt Wingrove c/ Royaume-Uni du 25 novembre 1996
  94. Voy. G. Gonzalez, « Du pluralisme religieux dans les prétoires selon la Cour européenne de droits de l’homme », JCP A – n° 27, 6 juillet 2018 2205 ; F. X. Bréchot, « Liberté religieuse et audience », AJDA, 2018, p. 1595
  95. B. Brunessen, « Les blocs de jurisprudence », RTDE, 2012, p. 741 ; A. Palanco, Le précédent dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2019
  96. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la CEDH », AJDA, 2019, p. 178
  97. art. 438 et 439 CPC ; art. 404 CPP ; art. R. 731-2 CJA
  98. art. 304 CPC
  99. Cour EDH, 4 déc. 2003, Gunduz c/ Turquie, § 40, Rec. 2003-XI
  100. Gde. Ch., 16 juin 2015, Delfi AS c/ Estonie, n° 64569/09
  101. Notamment celle donnée par la recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine », 30 octobre 1997
  102. M. Oeitheimer, « La Cour européenne des droits de l’Homme face au discours de haine », RTDH, 2007, p. 63
  103. 6 mai 2003, Rec. 2003-VI

Vulnérabilité, handicap et vieillissement

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CHAPITRE 3 – Vulnérabilité, handicap et vieillissement

Les politiques publiques mises en œuvre en matière de handicap et de vieillissement ont en commun de promouvoir la notion de société inclusive. Une société inclusive est une société dans laquelle tout est fait pour limiter les obstacles à la participation sociale des individus, une société suffisamment ouverte pour que chacun puisse y trouver sa place, quelles que soient ses faiblesses ou l’étendue de sa vulnérabilité. Une telle approche interroge les dispositifs actuels souvent structurés autour des institutions d’accueil. Penser la diversité des causes et des intensités de vulnérabilités invite à promouvoir la désinstitutionnalisation pour apporter aux personnes vulnérables un accompagnement parfaitement adapté, pour leur permettre d’évoluer en milieu ordinaire, « hors les murs », afin qu’elles puissent utilement avancer, lorsque cela est possible, vers une moindre vulnérabilité.

 

 

 

 

 

CONTRIBUTIONS :

Vulnérabilité, handicap et vieillissement. François CAFARELLI, Maître de conférences en droit public à l’Université de La Réunion.

Handicap mental et droit : une histoire entre intérêt du malade,intérêt des familles et intérêt de la société. Delphine CONNES, Maître de conférences en histoire du droit, Université de La Réunion.

Échanges.

 

Vulnérabilité, handicap et vieillissement.

Par François CAFARELLI, Maître de conférences en droit public à l’Université de La Réunion.

 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous faut expliquer pourquoi le choix a été fait d’associer la thématique du handicap et celle du vieillissement.

On peut observer aujourd’hui que le droit des personnes en situation de handicap et le droit qui s’applique aux personnes âgées sont des droits convergents. Les politiques publiques qui sont mises en œuvre, que ce soit en matière de handicap ou en matière de vieillissement, sont des politiques publiques qui convergent au fil des ans et on finit ainsi par adopter les mêmes paradigmes, les mêmes grilles de lecture, les mêmes outils pour accompagner ces publics qui peuvent parfois apparaître comme des publics vulnérables. L’autre élément qui explique cette convergence, c’est qu’il y a aujourd’hui un nombre important de personnes en situation de handicap qui vieillissent. L’amélioration des soins, des accompagnements fait qu’aujourd’hui on se retrouve face à des personnes en situation de handicap âgées. Nous avons également des personnes qui vieillissent et vieillir c’est rencontrer parfois des déficiences et c’est se retrouver dans des situations de handicap que l’on avait pas nécessairement envisagées.

Pour illustrer ce propos, on peut prendre en exemple, aujourd’hui, un jeune couple construisant une maison. Ce couple va penser à réaliser en rez-de-chaussée, une suite parentale avec une douche à l’italienne car sur les « vieux jours » du couple, s’il ne peut plus se déplacer, il aura toujours la possibilité de rester dans la maison sans avoir à la réaménager totalement. Il y a quelques années encore, on construisait une maison avec toutes les commodités à l’étage sans se soucier de la présence d’une chambre au rez-de-chaussée. On ne se projetait pas forcément et surtout on ne pensait pas aux désagréments liés au vieillissement qui pourraient survenir.

Pour revenir au vif du sujet, il s’agit bien ici de parler de vulnérabilité. Au cours des tables-rondes précédentes, on a déjà abordé cette notion en rappelant son origine latine « vulnerabilis ». On a rappelé également qu’une personne vulnérable est une personne qui peut être blessée ou qui risque de l’être. Il y a donc une double dimension à la notion de vulnérabilité qui peut être un état, une difficulté immédiate ou une simple potentialité. Cette double définition permet d’avoir une conception très universelle de la vulnérabilité c’est-à-dire qu’au fond tout le monde peut être vulnérable à un moment ou à un autre. Être vulnérable n’est donc pas une question liée à l’essence mais plutôt, dans la majorité des hypothèses, une conséquence de notre environnement. Finalement on retrouve, dans cette définition, deux sources à la vulnérabilité : des éléments liés à l’environnement mais aussi des éléments liés à l’individu.

La vulnérabilité, envisagée en droit, est une notion qui permet de transcender les frontières des catégories juridiques. Tout juriste sait que pour organiser le fonctionnement d’une société, il est important de définir des catégories délimitées. Cela facilite le travail de l’Administration et des juristes. En effet, si on place un individu dans une catégorie, on lui applique un régime et les choses sont extrêmement simples. Le problème est que la nature humaine est beaucoup plus complexe que cela et ne se réduit pas à quelques catégories, à quelques identités. On a dès lors besoin d’une notion qui peut transcender ces clivages pour adopter des réponses qui correspondent parfaitement à la situation des individus dans le but que le droit puisse apporter de façon plus systématique, une réponse circonstanciée face à une difficulté donnée. Tel est l’enjeu de la notion de vulnérabilité.

En matière de handicap et de vieillissement c’est assez net. S’agissant de handicap, il y a toujours eu la question de la majorité, de l’âge qui permet ou non d’être maintenu dans une institution. En matière de vieillissement, il y a la question de l’âge de la retraite, l’âge qui ouvre des droits et selon le vécu de chacun. Nous ne sommes pas tous égaux face à l’avancée en âge. Certaines personnes, arrivées à l’âge de la retraite, peuvent encore travailler ; d’autres, bien avant l’âge de la retraite, ne le peuvent plus. Ainsi, vouloir traiter ces questions avec une règle qui définit des catégories rigides, ce n’est pas apporter la meilleure des réponses aux difficultés rencontrées par les uns et les autres.

La vulnérabilité finalement permet d’aller au-delà de ces difficultés et rejoint une autre notion qui s’est développée en droit du handicap : la notion d’« inclusion », de « société inclusive ». L’idée est qu’un individu est en situation de handicap non pas parce qu’il a une déficience mais parce qu’il rencontre un environnement qui fait de sa déficience, un élément problématique. Prenons un exemple pour illustrer cela : si l’on éteint la lumière, une personne aveugle ne sera pas en situation de handicap. Ainsi, dans cet exemple, être non voyant n’est pas un handicap et peut même parfois être un avantage concurrentiel sur les autres dans certaines circonstances.

Cette notion de société inclusive est très importante car elle permet de déplacer l’analyse sur le terrain du contexte. Ce n’est donc pas la situation des personnes en tant que telle qui importe mais la façon dont la société va faire une place ou non à ces personnes, ou encore la façon dont la société va accompagner ces personnes ou non. En droit, il existe de nombreux textes qui permettent de dire que la notion de vulnérabilité commence à être traduite sur le terrain juridique, bien que cela reste très diffus et indirect puisqu’il n’y a pas de texte qui consacre expressément cette notion. De plus, les faits sont bien plus complexes que ce que le droit pourrait laisser penser. Ainsi, même si des textes permettent d’envisager les choses différemment, très souvent la réalité est bien plus triste et difficile.

Il s’agit de se concentrer sur les textes qui permettent de constater l’émergence d’une notion, d’un concept de vulnérabilité. Si l’on s’intéresse au handicap et au vieillissement, on peut prendre en exemple, s’agissant du handicap, l’hypothèse de l’accès à l’éducation. Pendant longtemps, on a considéré en France que les enfants en situation de handicap, et notamment ceux atteints de handicap psychique, n’avaient pas leur place à l’école et qu’il fallait les intégrer à des institutions spécialisées. Aujourd’hui, depuis la loi n°2005-102 du 11 février 2005 notamment, le paradigme a changé et on considère que le principe est l’accueil des enfants en situation de handicap dans les milieux ordinaires. La conséquence est que l’institution scolaire est obligée de tout mettre en œuvre pour définir pour cet enfant, un parcours adapté, des accompagnements adéquats afin que son handicap soit totalement compensé et qu’il puisse évoluer le plus « normalement » possible dans le milieu scolaire. En matière de vieillissement, on retrouve le même type d’exemples et depuis la loi n°2015-1776 du 28 décembre 2015. On constate que la notion d’inclusion, ainsi que tous les concepts jusque-là étaient propres au handicap, sont appliquées au vieillissement. L’âge devient un critère de discrimination prohibé, au même titre que le handicap. On constate que les « personnes âgées » peuvent parfois désigner une personne de confiance, qu’il existe des mesures pour empêcher la captation d’héritage, qu’il y a des principes pour lutter contre la maltraitance dans les institutions. La loi s’efforce véritablement à protéger les personnes âgées. Mais se développe également l’idée de maintien des personnes âgées dans la « vie ordinaire ». Bien souvent, on pensait que les personnes âgées devaient être envoyées dans des institutions mais aujourd’hui la règle est plutôt le maintien au domicile car lorsque l’on vieillit chez soi, on vieillit beaucoup plus sereinement, dans un milieu plus favorable. De la même façon, en matière d’aménagement des quartiers, de la ville, on oblige les communes à prendre en compte le vieillissement dans les transports. Cette question est cruciale à La Réunion où il existe une vraie difficulté d’établir un transport public performant qui permet les déplacements des personnes en situation de handicap et des personnes âgées. Des textes consacrent en outre des droits au profit des aidants familiaux pour qu’ils puissent véritablement accompagner les personnes qui resteraient à domicile. Des règles d’urbanisme permettent d’améliorer, d’aménager les logements à destination de ces personnes. Toutes ces mesures, par le passé, étaient réservées au handicap et depuis 2015, elles s’appliquent aussi aux personnes âgées. Il existe donc une véritable convergence et parler d’inclusion c’est parler de la nécessité de changer l’organisation sociale, l’organisation de la ville pour que le fait d’avoir des failles ne place pas la personne en situation de vulnérabilité.

Les textes sont assurément progressistes mais néanmoins la réalité reste assez froide. Ainsi en matière d’insertion des publics de personnes en situation de handicap dans les écoles ou le monde professionnel, les avancées restent assez limitées. On se rend bien compte que le handicap continue de constituer une situation de vulnérabilité. On constate également de véritables spirales de vulnérabilité : tout commence par une vulnérabilité puis d’autres vulnérabilités s’ajoutent et ainsi de suite. Nous envisagerons ces éléments avec nos différents intervenants.

Début du chapitre

 

Handicap mental et droit : une histoire entre intérêt du malade,intérêt des familles et intérêt de la société.

Delphine CONNES, Maître de conférences en histoire du droit, Université de La Réunion.

 

Pendant l’Antiquité, le handicap est surtout vu comme une malédiction divine. S’ils ne sont pas éliminés à la naissance, ou utilisés par des mendiants qui accentuent le handicap pour mieux attirer la compassion et donc les dons, les handicapés sont le plus souvent ignorés, ou suscitent la fascination d’autrui en raison de leur relation soi-disant privilégiée avec le divin. A Rome, selon Denys d’Halicarnasse, une loi de Romulus interdisait de tuer tout enfant de moins de trois ans, à moins que le nouveau-né ne fut dès sa naissance infirme ou monstrueux. Dans ce cas, les parents pouvaient l’exposer après l’avoir montré à cinq hommes du voisinage et obtenu leur accord[1]. Cette possibilité d’abandonner, d’exposer, d’éliminer l’enfant souffrant de malformation est une des nombreuses prérogatives du paterfamilias. Elle est mentionnée dans la Loi des Douze Tables et persiste sous la République et sous l’Empire[2]. Ce rejet des enfants handicapés est dû à la volonté de la communauté de ne pas conserver de personnes inutiles et coûteuses pour la société. Surtout, ces naissances d’enfants malformés sont considérées comme des prodiges, contraires à la nature. Lorsque les handicapés survivent, ils cherchent tout au long de leur vie à dissimuler leur handicap[3]. Rien n’est prévu pour protéger les handicapés.

C’est au début du Moyen-âge que les « Hôtel-Dieu » et autres hospices sont mis en place pour accueillir les infirmes, les pauvres et les miséreux. Le handicapé est alors assimilé pour longtemps à l’infirme, au miséreux et traité comme tel, avec un mélange de mépris et de pitié.

Cependant, il est une catégorie de handicapés moins visibles et plus difficile à appréhender, ce sont les handicapés mentaux. Dans le Rapport au Roi de 1818 sur la situation des hospices, des enfants trouvés, des aliénés, de la mendicité et des prisons, figure l’affirmation selon laquelle « De toutes les infirmités qui accablent l’homme, l’aliénation mentale est celle qui mérite le plus d’intérêt, puisqu’elle le prive de toutes ses facultés et qu’elle le frappe dans tous les âges, dans tous les rangs, dans toutes les conditions »[4].

Les sociétés ont du mal à se saisir de cette question, qui reste une question privée, une question de famille pendant des siècles. Les soins accordés aux malades, leur protection juridique et surtout l’utilisation de la contrainte dans les soins accordés aux malades mentaux évoluent selon les époques, selon la conception sociétale, morale, philosophique de la maladie mentale[5].

 

I – L’Antiquité

Dans les sociétés antiques, en Perse, en Égypte, les maladies sont commandées par des démons, le médecin et le prêtre, qui sont parfois la même personne, œuvrent ensemble pour guérir le malade grâce aux plantes, aux formules magiques, parfois au scalpel[6]. En Egypte, les troubles féminins, psychiques ou physiques sont attribués à une migration de l’utérus vers le haut du corps, gênant ainsi la respiration. Ils sont traités par inhalation et fumigation aromatique dans le vagin, c’est la naissance de l’hystérie[7] qui aura de beaux jours devant elle au XIXème siècle.

Dans l’Antiquité grecque, l’origine de la maladie est divine, souvent envoyée par les dieux pour punir les hommes coupables d’hubris, de démesure[8] ; la guérison est possible grâce à un prêtre, notamment dans les sanctuaires dédiés à Asclépios[9]. Il en est de même chez les Hébreux pour lesquels Dieu envoie la maladie pour punir ses créatures[10] ; d’ailleurs folie et péché sont liés[11].

Platon et Aristote, avec leur vision duale qui sépare corps et âme ouvrent une autre vision de la folie, permettant une réflexion sur les maladies de l’âme. La folie peut toujours être d’origine divine voire créatrice, mais elle peut également être une maladie, la manie[12].

Hippocrate sépare la médecine de la philosophie, il propose une médecine qui repose sur la théorie des quatre humeurs (phlegme, sang, atrabile, bile jaune), le dérangement de leur équilibre provoquant la maladie[13]. Pour la folie, maladie du cerveau, il propose des soins reposant sur le régime alimentaire associé aux médicaments (hellébore) et sur le dialogue.

Il n’y a pas de consensus médical sur la matière de traiter la folie. Ainsi, Caelius Aurélien préconise d’enfermer le malade dans sa chambre et de limiter les stimulations sensorielles ; il y a une volonté de protéger le malade contre lui-même avec éventuellement recours à la contention[14]. Il faut distraire et raisonner le malade, sans être trop complaisant. Cependant, il critique les liens, la soif, le jeûne qui imitent le dressage des bêtes sauvages, l’obscurité, le fouet, les saignées excessives, le pavot[15]. En revanche, Celse préconise les corrections et terreurs soudaines dans un but thérapeutique, les réprimandes, la faim, les chaînes, le fouet, ce qu’on ne retrouve pas chez Gallien ni chez Alexandre de Tralles. Dans tous les cas, les enfermements, et la plupart des traitements sont dispensés par les familles, il n’y a pas d’asile et les médecins coûtent chers[16].

Avec Rome, une codification des rapports de l’aliéné avec la société apparaît. Le fou est privé de son libre arbitre, qu’il soit fatuus (idiot), mentecaptus (faible d’esprit), demens (ayant perdu la raison) ou furiosus (agité). C’est à la famille que revient la garde du malade et la gestion de ses biens, sans aucun contrôle public[17]. Dès la loi des Douze Tables, l’incapacité des aliénés et des prodigues est organisée dans le but essentiellement de protéger le patrimoine familial. Ainsi, la curatelle, à la demande de la famille, est confiée par le préteur à un membre de la famille de l’aliéné. Elle a pour but de protéger l’aliéné et surtout de gérer son patrimoine. A la fin de l’Antiquité, le malade mental est dans une situation précaire tant sur le plan médical que judiciaire. Il ne dispose d’aucune protection administrative et est confié à sa famille ; il n’existe aucune structure hospitalière ou médicale adaptée[18].

 

II – Le Moyen-âge

Au Moyen-âge, la folie est signe de possession démoniaque soignée à l’aide de pèlerinages avec, éventuellement, de la contrainte en cas d’agitation[19]. Comme pour les autres handicaps ou infirmités, le recours à la médecine divine est souvent le dernier recours pour les malades. D’ailleurs, la littérature médiévale abonde d’exemple de guérison miraculeuse de handicapés[20].

La charité et l’assistance sont deux valeurs centrales de l’Occident médiéval. C’est dans cet esprit que naît l’hôpital ; le premier hôpital chrétien décrit est celui de Césarée en Cappadoce en 374. Au XIème siècle, l’école de Salerne permet un éveil de la médecine par la révélation d’auteurs anciens n’ayant pas été directement transmis à l’occident médiéval et par l’utilisation d’une fine nosographie[21], ainsi que par l’apparition d’établissements destinés à accueillir les malades mentaux. A partir des XII-XIIIème siècles, les fondations hospitalières, les hospices se développent et dans le courant du XIVème siècle apparaissent des établissements consacrés aux fous ou au moins des salles réservées dans des institutions existantes, et des ordres religieux, tels les Innocents de Séville, se consacrent exclusivement aux aliénés[22]. Ce rassemblement des fous va dans le sens d’une plus grande exclusion sociale.

C’est à la famille malgré tout qu’incombe la garde du fou, tenu pour possédé et que les coutumiers recommandent de tenir enchaînés car en cas de méfait ou de dommage, c’est la famille et même éventuellement les voisins qui seront responsables juridiquement pour « mauvaise garde »[23]. En même temps qu’est affirmé le principe de la garde familiale, se développe celui de l’incapacité du fou : tout acte passé par une personne atteinte de démence est nul. La curatelle réapparaît sous l’influence du droit romain. Pour mettre en œuvre cette incapacité juridique, il faut prouver l’état de démence de la personne au moment de l’acte. C’est assez aisé pour la folie manifeste, cela l’est moins pour la faiblesse d’esprit ou la folie intermittente et notamment la prodigalité, assimilée souvent à la folie toujours dans l’intérêt des familles et de protection du patrimoine (il faut être fou, pense-t-on, pour dilapider ses biens)[24]. La procédure d’interdiction qui se met en place est prononcée par un juge, à la demande des parents, donne lieu à la nomination d’un curateur qui gère le patrimoine de l’interdit, sans pouvoir accomplir d’acte important sans l’accord de la famille. Plus légère est la procédure du conseil qui consiste à limiter la capacité juridique sans l’interdire totalement.

En Occident, le fou est donc sous la garde de sa famille, fouetté et expulsé de la ville s’il est étranger[25]. Il est rarement enfermé, sauf en cas de crise ou de danger ; à la fin du Moyen-âge, les malades internés ne sont que quelques dizaines par Généralité[26]. La médecine pour eux, écrit Barthélémy l’Anglais, vulgarisateur du XIIIème siècle, est qu’ils soient liés pour éviter qu’ils se blessent eux et les autres[27] ; les autres soins, hérités de l’Antiquité sont les calmants, les toniques, les antispasmodiques, les évacuants mais aussi l’hydrothérapie, les coups voire les trépanations[28]. Si les fous sont enfermés, ce n’est pas au titre de la punition mais de la précaution.

Johan Weyer, au XVIème siècle, va rompre le lien entre possession, sacré, et folie. Le fou va alors peu à peu quitter les mains de l’Église pour celles de l’État.

 

III – L’Ancien Régime

Cette conception change sous l’Ancien Régime notamment avec la création de l’Hôpital Général de Paris en 1656 spécialement dédié aux pauvres (dans le cadre d’un durcissement de la législation sur la mendicité et de l’enfermement des errants qui s’étend à toute l’Europe[29]) et aux infirmes (dont les fous) dont ils seront séparés. Les aliénés sont victimes de mauvais traitements et ne bénéficient pas d’une présence médicale[30].

Les procédures issues de l’époque médiévale se développent. La responsabilité de la famille en cas de mauvaise garde perdure.[31] L’enfermement se répand, dû aux familles, à l’Etat, au juge. Les droits de l’interné sont garantis par un certain nombre de mesures comme les inspections semestrielles. La sortie se fait selon la même procédure que l’entrée[32]. Pour traiter ces fous, diverses pratiques sont testées (transfusion de sang de veau, trémoussoir, application d’un pigeon vivant coupé en deux sur la tête…). Toute une série de recettes est alors inventée en fonction de la pathologie[33]. Cependant il faut garder à l’esprit le faible taux de fous enfermés, ils sont 2000 en 1700[34].

La Salpêtrière et Bicêtre sont les deux établissements les plus importants de l’Hôpital général. Le public peut venir visiter les fous comme des bêtes curieuses ; trois étudiants de Nancy visitent la Salpêtrière et les Loges, réservées aux femmes folles : les plus dangereuses sont enchaînées et couchent sur la paille, on leur passe leur nourriture à travers une grille, les loges sont nettoyées avec un râteau par crainte que leur mal soit contagieux, elles sont nues ou enroulées dans des couvertures. Les directeurs peuvent administrer des châtiments[35]. Les sorties sont tellement rares qu’elles font figure de curiosité[36].

Sur le plan juridique, la procédure de l’interdiction s’installe. Les parents adressent au juge une supplique, le juge les réunit, prend leur avis, enquête sur la vie et les mœurs de celui que l”on souhaite interdire. Il doit entendre l’intéressé (mais pas obligatoirement un médecin) ; une curatelle est mise en place ou un conseil selon la gravité de l’état de l’intéressé, il y a une possibilité d’appel. Cependant, cette procédure n’est pas toujours suivie. Au XVIIIème siècle se multiplient les lettres de cachets, ainsi que les dépôts de mendicité, les maisons de force : c’est l’époque du grand renfermement. Les familles, souvent dans l’urgence, sollicitent une lettre de cachet pour placer leur indésirable, moyennant une pension. Une enquête est diligentée, mais sans présence médicale. Le placement peut également être décidé par la justice. La sortie peut s’opérer, surtout si les familles sont aptes à prendre le malade en charge[37]. Au niveau médical, dans la lignée de Descartes, les nosographies et les études cliniques se multiplient et les élites s’intéressent à ces recherches[38]. Les remèdes alors proposés sont la saignée, la transfusion (de sang d’animal, en particulier de veaux), les évacuants, les électrochocs, les humectants, les sédatifs et les narcotiques, les toniques et stimulants…Si le malade ne montre pas de signe de guérison passé six ou huit mois, il est dit « incurable » et n’est plus soigné[39]. Chemine également l’idée d’un remède moral, déjà conseillé par Caelus Aurelianus. L’école psychologique gagne du terrain, avec Daquin par exemple et William Battie qui en Angleterre crée un asile d’un nouveau genre, fondé sur le traitement moral[40].

Sous le règne de Louis XV, ce sont les dépôts de mendicités qui accueilleront les vagabonds et parallèlement, dans chaque Généralité, un lieu sera prévu pour l’accueil des infirmes[41].

Les Lumières s’émeuvent de cette situation et de grandes enquêtes sont alors réalisées. Par exemple, le rapport Tenon de 1788 sur les hôpitaux de Paris souligne que les insensés sont « mal nourris, couverts de haillons, chargés de chaînes et de colliers de fer, confinés dans d’infects cabanons, couchés sur de la paille pourrie (…) ils traînent une vie misérable, exposés à la vue du public »[42]. A la fin du XVIIIème siècle, le gouvernement s’émeut du nombre d’insensés placé dans les maisons de force sans lettre de cachet ni décision de justice, par accord de gré à gré entre la famille et une maison de force, donc sans contrôle aucun[43].

 

IV – L’époque révolutionnaire

Les décrets d’abolition des lettres de cachets de 1790 comportent un article 9 précisant que « les personnes détenues pour cause de démence seront, pendant l’espace de trois mois, interrogées par les juges, les médecins qui s’expliqueront sur la situation des malades afin qu’ils soient élargis ou soignés dans les hôpitaux ». Ces inspections auront lieu, mais en petit nombre, en raison du contexte politique troublé[44]. Un comité de mendicité est créé pour améliorer hôpitaux, maisons de force et prisons ; il préconise de ne plus uniquement penser à la sécurité publique mais aussi de chercher à guérir les fous, principalement à domicile, sinon dans des hôpitaux destinés à la guérison de la folie. Désormais il y a un vide juridique, seule existe une (lourde) procédure de séquestration administrative temporaire au titre de la police générale[45] . Au fond, dans tout le pays, la situation des fous est critique et incontrôlée.

Des réformes sont proposées pour une prise en charge plus humaine des fous. Pinel (1745-1826) est le père de la psychiatrie moderne (la folie n’est pas une perte de la raison, mais un simple dérangement), il est réputé avoir aboli les méthodes inhumaines et brutales en privilégiant la contention psychique et avoir « libéré les fous de leurs chaînes » (qu’il remplace par la camisole de force), même si, évidemment, il s’agit plus d’un mythe qu’autre chose et que les bains forcés continuent à être la base du traitement[46]. Esquirol s’insurge du retour des chaînes (qui n’ont pas disparu) considère que l’isolement prescrit par un praticien peut être bénéfique[47]. L’asile doit devenir en lui-même un instrument de guérison. Au XIXème siècle apparaissent les premiers asiles malheureusement surpeuplés et violents[48], coincés dans un dilemme : empêcher les fous de nuire et réussir à les soigner.

Le Code civil réserve désormais l’interdiction aux majeurs qui sont « dans un état habituel d’imbécillité, de démence ou de fureur », même s’il y a des intervalles de lucidité. La famille peut la demander, le ministère public ne peut le faire qu’en cas de fureur ou en l’absence de parents. Ceux qui auront demandé l’interdiction ne pourront siéger au conseil. Tout est fait, cette fois, pour protéger l’aliéné : avis du conseil de famille, interrogatoire de l’intéressé en présence du procureur, audience publique… La procédure est très lourde et sera de ce fait très peu utilisée.

 

V – La loi de 1838

La loi du 30 juin 1838 est la première loi sur l’enfermement des aliénés dans les asiles et elle reste en vigueur jusqu’en 1990. L’idée est d’empêcher les aliénés de nuire et de les soigner, au sein d’un même établissement ; la loi concerne donc tous les aliénés et pas seulement les dangereux. Les débats durent 18 mois et tentent de concilier les impératifs d’humanité et d’ordre social. Chaque département doit avoir un asile ou traiter avec un autre établissement ; l’asile est dirigé par l’autorité publique pour les asiles publics et elle surveille les établissements privés.

Le placement peut être « volontaire », pour les aliénés inoffensifs, à la demande de la famille, avec un certificat médical, le médecin de l’asile doit alors en confirmer la nécessité ; il peut être d’office ordonné par le préfet, pour les aliénés dangereux, en cas de risque pour l’ordre public ou la sécurité des personnes, au vu d’un certificat médical attestant de la nécessité. Les maires peuvent également prendre des mesures provisoires d’internement. C’est l’autorité administrative, le préfet, qui est au centre de ce dispositif. L’aliéné est enfermé pour être soigné et pour prévenir la menace qu’il représente pour l’ordre public[49]. En cas de placement volontaire, la sortie peut être décidée par le placeur, même sans guérison.

De nombreuses personnes (le Préfet, ses délégués, le Ministre de l’Intérieur, le Président du tribunal, le Procureur, le Juge de paix, le Maire) sont chargées de visiter ces établissements. Ces visites n’ont que rarement lieu et ce sont les médecins qui désormais ont le rôle principal car leur avis est déterminant pour le maintien comme pour la sortie du malade.

A l’intérieur des asiles, le principe est celui de la vie en communauté et de la division par quartier en fonction des maladies. Il faut attendre 1852 pour que décolle la construction des asiles[50], mais de toute façon, leur nombre reste en deçà des besoins[51]. De 1690 à 1931, la proportion des internements est multipliée par 30. Pour nombre de Préfets ce n’est pas la folie qui progresse mais la facilité et l’empressement à interner. On prend les asiles pour des hospices et préfets et maires tentent de contrôler et de filtrer les demandes d’internement[52].

Des critiques fusent, notamment en raison de l’affaire Sandon[53]. Le rapport de l’Inspection Générale de 1874 dénonce l’encombrement des asiles, le manque de qualification du personnel et la quasi inexistence de soins[54]. On dénonce également à partir des années 1860 certains placements d’office pour raison d’état, la facilité avec laquelle sont obtenus certains certificats médicaux, l’insuffisante motivation de l’arrêté préfectoral de placement. Les asiles sont critiqués, notamment par le courant non-restreint qui dénonce tous les moyens de contentions et considère l’asile comme une camisole de pierre[55]. On veut passer de l’asile camisole à l’asile campagne[56], mais il ne s’agit que de théorie. Les asiles, leur vie réglée, se maintiennent. Les visites, le courrier sont contrôles strictement et ne sont en aucun cas de droit[57]. Les punitions les plus communes sont la camisole, la douche ou le bain, la cellule, puis l’alitement forcé. Les bains, les électrochocs, les trépanations et opérations en tout genre, les calmants, toniques, évacuants servent de traitement… Finit alors pas être posée la conclusion selon laquelle l’asile ne guérit pas[58]  et c’est souvent de guerre lasse que les familles se résolvent à y placer les leurs.

Malgré tout, la psychiatrie évolue et les psychiatres effectuent des recherches pour soigner leurs patients et parfois des expériences sont conduites sur les malades. Ainsi, par exemple, Henry Cotton, psychiatre américain du début du XXème siècle, pratique des opérations chirurgicales sur des patients atteints de troubles mentaux, dans un but thérapeutique. Ces opérations reposent sur la chirurgie bactériologique, la croyance que les troubles mentaux sont des manifestations de maladies physiques et que l’ablation de certains organes permet la guérison. Lui et son équipe ont donc pratiqué des ablations de sinus, d’ovaires, de côlons, de partie de l’estomac, des testicules…et surtout des dents[59].

Au fond, pendant des siècles, la seule protection dont a bénéficié l’aliéné est une incapacité juridique. Depuis l’époque romaine, avec l’incapacité totale des furieux et partielle des prodigues, avec l’irresponsabilité pénale annoncée au IIème siècle, en passant par le Moyen-âge qui déclare le fou civilement incapable et pénalement irresponsable, l’Ancien Régime avec sa procédure d’interdiction à effet rétroactif sans intervention d’un médecin, ce que l’on cherche à protéger ce ne sont pas tant les droits du malade mais, évidemment, les intérêts de sa famille et de la société, de la norme. A ce sujet, la Révolution Française n’introduit pas une rupture[60]. Il faut attendre l’essor de la psychiatrie pour mettre un terme à cette tradition juridique bimillénaire.

 

Pour conclure, deux exemples célèbres d’internement psychiatrique sans consentement.

Le premier est le marquis de Sade. La vie de Sade est une vie volage et libertine, émaillée de déboires judiciaires, d’évasions et de scandales (liaison avec sa belle-sœur, mauvais traitements sur des filles, accusation de sodomie, libertinage, orgies…). Emprisonné par lettre de cachet pendant 11 ans, il se tourne vers l’écriture et compense son enfermement par des phantasmes. Libéré par la Révolution, il poursuit son œuvre littéraire mais sera interné en 1801 sur ordre du préfet de Police à Bicêtre puis à Charenton, pour démence libertine, sur demande de sa famille avec l’accord du préfet. Il y mourra en 1814, non sans y avoir organisé des représentations théâtrales qui finirent par être interdites. Deux motifs ont justifié son internement, le prétexte de sa folie et les demandes réitérées de sa famille, soucieuse d’éviter le scandale qui entache son nom, et qui payait d’ailleurs une pension à Charenton[61]. A chaque demande de remise en liberté ou de jugement, les autorités notent que le marquis de Sade est l’auteur d’ouvrages exécrables, qu’il se propose d’en publier d’autres et qu’il y a lieu de le laisser à Charenton, où sa famille paie pension et où, pour son honneur, elle désire qu’il reste. L’apercevoir dehors serait un scandale public[62].

La seconde est Camille Claudel, sœur de Paul Claudel, académicien et diplomate. Muse et maîtresse de Rodin, sculptrice de talent, elle atteint le sommet de son art en 1902. Son comportement se dégrade ensuite. Sa rupture avec Rodin, ses ennuis financiers et professionnels, ses mauvaises relations avec sa famille, entraînent un sentiment d’abandon et de persécution. Elle vit enfermée, dans des conditions d’hygiène déplorables et se nourrit mal[63]. En 1913, à la mort de son père, son seul soutien, sa famille se réunit en urgence et décide de son internement volontaire, tel que prévu par la loi de 1838. Ce placement volontaire nécessite un certificat médical datant de moins de quinze jours, puis un second certificat doit être rédigé par le médecin de l’asile après 15 jours d’observation. Le médecin confirme l’internement et diagnostique un « délire systématique de persécution » et la famille demande à ce qu’elle soit isolée et ne reçoive pas de visite, ni de courrier. Malgré une campagne de presse en sa faveur, dénonçant l’internement arbitraire et abusif, la famille maintient sa détention et Camille est transférée, en raison de la guerre, à Montdevergues près d’Avignon, où elle restera jusqu’à sa mort en 1943. Elle ne travaillera plus jamais la terre et essaiera en vain d’obtenir sa libération ou au moins son transfert près de Paris, de sa famille. Elle sera inhumée dans un caveau collectif, disparu après que le terrain a changé d’affectation, ses restes n’ont pas été retrouvés.

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ÉCHANGES :

 

État des lieux de l’accompagnement des personnes en situation de handicap à La Réunion.

Par Christian BONNEAU, Délégué Régional, Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (FEHAP) Océan Indien.

Il convient de présenter rapidement la FEHAP qui est la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne à but non lucratif. Elle représente, au niveau national, 2,5 millions de personnes accompagnées par 1 600 associations et 4 200 établissements et services et 230 professionnels. A La Réunion, ce sont 26 associations, 180 établissements pour 6 552 places avec 11 000 personnes accompagnées par an, par quelques 4 200 salariés. Les adhérents de la FEHAP interviennent pour tous les types de vulnérabilités : la vulnérabilité physique liée au handicap, à l’âge ; la vulnérabilité morale du fait de l’isolement, de la dépendance sociale, la vulnérabilité des patients médico-chirurgicaux et ceux concernés par les pathologies psychiatriques. Il est essentiel que ces problématiques soient exposées devant des étudiants, car ils représentent l’avenir, ils sont eux-mêmes potentiellement vulnérables, mais aussi surtout pour qu’ils puissent intervenir, dans leurs compétences respectives, pour traiter les problèmes liés au vieillissement qui nous concernent tous dans les années à venir. Il faut aujourd’hui trouver des dispositifs, car depuis plusieurs d’années peu de choses ont évolué : la prévention reste insuffisante et toutes les solutions qui auraient dû être déployées ne le sont pas.

La Réunion n’est pas en retard bien que des personnes âgées soient en attente pour être placées en EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ou qu’environ 300 enfants diagnostiqués comme atteints d’autisme attendent un accompagnement. Il est important non pas d’imaginer systématiquement la construction d’établissements coûteux mais plutôt de travailler sur d’autres axes. Il est nécessaire d’avoir des établissements mais on peut surtout travailler pour le maintien en milieu ordinaire devenir une société inclusive. Certaines communes, à La Réunion, œuvrent en ce sens comme par exemple à Saint-Pierre où l’on construit des résidences pour personnes âgées, où il y a des restaurants animés par des travailleurs d’ESAT (Etablissement et Services d’Aide par le Travail). Il existe aussi les accueils de jour en EHPAD qui permettent au conjoint, qui accepte de prendre soin de sa femme ou de son époux de pouvoir se reposer certains jours. En termes humains, ces solutions sont positives puisque qu’elles maintiennent les personnes dans leur environnement, en milieu ordinaire. Ces solutions sont également intéressantes en termes économiques puisqu’elles permettent de retarder l’admission en établissement (environ 2 600 euros par mois en EHPAD à La Réunion).

La Réunion c’est également l’écriture, le 16 Juin 2014, de la « Charte Romain JACOB » qui est signée France entière, elle le nom du fils de Pascal JACOB, qui est un grand militant de l’accès à la santé pour les personnes en situation de handicap. Cette charte a été rédigée par des associations réunionnaises, la filière hospitalière privée, bien-sûr la FEHAP et l’agence d’aide régionale de santé. Un groupe travaille sur la mise œuvre de la charte. C’est par exemple l’accès aux urgences pour les personnes en situation de handicap ou les personnes âgées où il y a un vrai problème car souvent les médecins n’ont pas suivi, pendant leurs études, le module d’enseignement, consacré au handicap (module qui n’est pas obligatoire). La FEHAP travaille aussi sur les soins dentaires car il peut être difficile d’accéder à ces soins pour certains types de handicap (comme par exemple pour une personne atteinte d’autisme). Ainsi au Port, un cabinet dentaire spécialisé est en projet. Il s’agit donc de mettre en place une réponse d’accompagnement pour tous les citoyens, de la naissance jusqu’à la disparition.

La France n’est pas une société inclusive contrairement à d’autres pays car il y a trop de recours aux d’institutions spécialisées avec hébergement permanent. Il faut notamment, que les enfants en situation de handicap intègrent d’avantage les établissements scolaires. Le mouvement est initié mais il est long car il faut former les personnels de l’Education Nationale, il faut trouver les locaux, développer les équipes mobiles qui se déplacent hors des établissements spécialisés. L’avantage lié à l’intégration en milieu scolaire ordinaire est que les enfants dit « normaux » vont connaître le handicap depuis leur plus jeune âge, apprendre le « vivre ensemble », et il n’y aura pas de « découverte » plus tardive du handicap avec toutes les conséquences négatives, qui peuvent en découler. On peut aussi citer l’ONU qui a déclaré en octobre 2017 via sa rapporteuse spéciale sur les droits des personnes en situation de handicap : « Nous déplorons que les personnes en situation de handicap en France soit trop souvent perçues comme des objets de soins et non de droit. Pourtant, rappelons que la convention relative au droit des personnes en situation de handicap, ratifiée par la France en 2006, doit primer sur le droit français. Malgré l’existence d’un cadre juridique, l’inquiétude est présente car une partie de législation française n’est pas en accord avec cette convention comme par exemple nombre très élevé d’enfants adultes résidant dans des institutions où ils se retrouvent isolés de la société ».

Un axe de travail important apparaît : il s’agit de garantir l’autonomie des personnes en situation de handicap, et cela quel que soit le handicap. Or, selon Pascal JACOB, la vraie dignité d’une personne est d’être capable de décider pour elle-même. Jusqu’à récemment, les personnes en situation de handicap avaient une espérance de vie assez limitée mais depuis 20 ans, cette espérance de vie a considérablement augmenté, notamment à La Réunion ce qui prouve l’amélioration des accompagnements. Cependant, les personnes en situation de handicap qui dépassent 60 ans seront vraisemblablement placées en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Or, au sein des EHPAD, le taux d’encadrement est de 0,47%. Ceci signifie que la personne en situation de handicap qui a vieilli et qui a vu son handicap s’aggraver en général, va voir son accompagnement réduit de moitié. Néanmoins, il existe aujourd’hui, à La Réunion, des unités pour personnes vieillissantes en situation de handicap et cela au sein même des établissements où elles ont vécu. Elles bénéficient dès lors du même taux d’encadrement (1 pour 1), mais rejoignent une unité particulière pour ne pas pénaliser une personne plus jeune qui a recours à cet établissement et qui n’a pas le même projet de vie. On travaille aussi sur les projets « EHPAD hors des murs » c’est-à-dire qu’au lieu de prendre les personnes en institution, les personnels se déplacent à domicile pour que ces personnes restent en milieu ordinaire avec toutes les commodités qu’elles ont toujours connu (avoir ses propres meubles, ses photos…). Il s’agit bien de travailler à la désinstitutionalisation pour, à l’instar des pays nordiques et anglo-saxon accueillir davantage en milieu ordinaire les personnes âgées et en situation de handicap.

L’admission en EHPAD à La Réunion se fait en moyenne, à l’âge de 84 ans avec une espérance de vie très faible (environ 4 ans). En métropole, on y rentre en moyenne à l’âge de 85 ans avec une espérance de vie d’environ 2 ans. Ainsi, on voit bien que les personnes qui entrent en EHPAD sont fortement concernées par un handicap moteur ou psychique. Il faut, selon le Président de la République, revoir la tarification des EHPAD. Les EHPAD doivent devenir des lieux de vie où l’on soigne et non être des lieux de soins où l’on vit. Il existe cependant des incidents en EHPAD, souvent fortement médiatisés. Cela s’explique notamment par l’insuffisance de moyens, avec un manque de personnels, travailler en EHPAD n’est pas un métier facile. On peut dès lors comprendre le taux d’absentéisme, de maladie important au sein des professionnels œuvrant dans ces structures. La question de la maltraitance se pose et est souvent mise en perspective avec les très faibles effectifs de ces structures (environ 3 personnels et pas d’infirmière pour 80 voire 90 résidents la nuit).

 

Insertion professionnelle et accueil dans les institutions des personnes en situation de handicap.

Par Anne FOUCAULT, Déléguée régionale Réunion-Mayotte, Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la Fonction Publique (FIPHFP).

Sur le champ du handicap, le challenge consiste à changer le regard porté sur le handicap. C’est un challenge collectif, qui concerne l’ensemble de notre société. En effet, lorsque l’on parle de handicap, on commence par détourner le regard et puis ça peut dériver vers de la peur car cela renvoie à des choses assez personnelles, d’autant plus que le handicap peut concerner chacun d’entre nous.

Le handicap est très divers. Cela peut être le fauteuil roulant mais aussi le handicap visuel, auditif ou même psychique. Aujourd’hui, on dispose dans notre société de capacités techniques pour compenser de plus en plus le handicap. Cette notion de compensation est très importante pour la FIPHFP. De nos jours, compenser le handicap d’une personne en fauteuil roulant est de plus en plus « simple ». Tel n’est pas le cas pour tous les handicaps.

Il faut en premier lieu valoriser les compétences et les talents des personnes en situation de handicap dans le domaine de l’emploi avant de dire que ces personnes sont vulnérables car derrière le mot « vulnérabilité », il y a l’idée d’« être mis de côté ». Dans un second temps, il faut chercher et apporter la compensation nécessaire pour que cette personne puisse exprimer ses talents et ses compétences. Il existe aujourd’hui, pour ce faire, des moyens techniques, technologiques formidables. Par exemple, une personne aveugle peut utiliser l’outil informatique pour rechercher l’information. Cependant, ce que l’on constate ces dernières années, c’est que des personnes qui avaient accès à la connaissance grâce au numérique, sont confrontées de plus en plus aux barrières du numérique et le challenge est de baisser ce niveau de vulnérabilité dans leur accès au numérique. C’est d’autant plus vrai étant donné que les services publics se numérisent de plus en plus. Par ailleurs, il y a peu, le défenseur des droits au plan national a alerté sur le fait que les services publics risquaient d’être de moins en moins accessibles, non seulement aux personnes en situation de handicap, mais aussi aux personnes dont les fragilités seraient trop importantes pour qu’elles y aient accès. Il faut donc veiller à la compensation.

Deux fonds interviennent en matière d’emploi et de handicap : la GFIP (créé en 1987) dans les entreprises privées et le FIPHFP (créé en 2005 grâce à la loi du 11 février 2005 portant sur l’égalité des droits et des chances pour les personnes handicapées) pour les employeurs publics. La FIPHFP et la GFIP interviennent donc dans le champ de l’emploi pour apporter tous les moyens aux employeurs d’embaucher des personnes en situation de handicap. Mais ces fonds vont au-delà de cela puisqu’ils œuvrent aussi à la sensibilisation et interviennent en outre en initiateurs, en étant parfois porteurs d’innovations. Il y a à La Réunion, le déploiement d’une innovation remarquable qui est partie de la constatation que dans les établissements de service d’aide par le travail (ESAT), il y avait 900 personnes, avec 9 ans d’attente pour y entrer. Hors dès lors qu’un jeune a été dans une classe spécialisée, il est difficile pour lui de s’insérer seul et donc cette personne va rester chez elle et plus le temps passe et plus cette personne va s’éloigner de la vie ordinaire. Parti de ce constat, un établissement de service d’aide par le travail (l’ESAT Edmond Albius à Saint-Paul) a commencé à travailler avec des employeurs de son entourage et a été confronté à une difficulté qui est de prouver que ces personnes placées en ESAT sont en capacité d’apporter quelque chose de positif à ces employeurs. Mais grâce à un collectif incroyable, 4 ans plus tard, 120 personnes en situation de handicap ont réussi à décrocher un contrat d’apprentissage ou un contrat en alternance dans des entreprises classiques ou dans des services de l’État ou des collectivités avec un accompagnement dédié. Ces personnes ont réussi à décrocher un diplôme et dès lors qu’on dispose d’un diplôme et d’une expérience, il est alors plus facile de trouver un travail. Malheureusement, ce que l’on observe aujourd’hui, au plan national, c’est que le taux de chômage des personnes en situation de handicap (18%) est deux fois plus important que celui des personnes valides (9%). C’est moins vrai à La Réunion mais le taux de chômage des personnes en situation de handicap est en train de croître de manière très rapide.

Il y a donc un véritable challenge à offrir plus de pistes d’insertion en emploi pour les travailleurs handicapés. Il s’agit de prouver que ces personnes peuvent ajouter une plus-value à l’entreprise de par leur envie de travailler, leur capacité à travailler dans un milieu ordinaire et l’accompagnement que la FIPHFP leur apporte. La loi du 11 février 2005 demande que les jeunes soient tous intégrés à des milieux scolaires ordinaires. Ainsi, aujourd’hui, ses élèves sont en voie d’arriver sur les bancs de l’université et le challenge est que ces écoles supérieures soient accueillantes pour ce public.

Ainsi, la vulnérabilité n’est pas une donnée définitive et il est possible de sortir de ces situations à condition que, collectivement, nous nous en donnions les moyens. Cela n’a pas toujours été le cas néanmoins.

 

Vulnérabilité et juge civil. Les régimes de protection des majeurs.

Par Bénédicte GILBERT, Juge des tutelles, Tribunal d’instance de Saint-Paul.

 

En matière de tutelle, le champ d’intervention est encadré par la loi. Cette intervention va porter majoritairement sur la jeunesse de la loi de 2007 parce qu’il y a eu des débordements et on essaye aujourd’hui de circonscrire l’intervention du juge des tutelles dans un cœur de métier qui est la protection des personnes. Cela peut impliquer la privation de droits et de libertés. En général, un juge des tutelles à temps plein doit traiter environ 3 000 mesures. La réforme juridique des majeurs vulnérables du 5 mars 2007 a recherché à consacrer la protection de la personne vulnérable dans sa dimension humaine et personnelle et non pas uniquement dans sa dimension patrimoniale. Cette réforme a laissé au juge la liberté et la responsabilité de mesurer cette vulnérabilité sans l’enfermer dans une définition juridique. Auparavant, c’était une loi de 1968 qui s’occupait des personnes majeurs vulnérables. Il s’agissait de protéger quelques dizaines de milliers de personnes. Cependant en 2000, ce n’est plus le cas. En effet, les tutelles représentent environ 800 000 personnes protégées.

Cette croissance du nombre de personnes protégées s’explique par différentes évolutions de la société qui ont rendu nécessaire l’adaptation du droit de la protection des majeurs vulnérables. Ainsi comme évolution, on a vieillissement de la population (en 1969, l’espérance de vie était de 67 pour les hommes et 75 ans pour les femmes et en 2006 elle était de 77 ans pour les hommes et 84 ans pour les femmes). Une autre évolution est le nouveau regard porter sur le handicap. Les revendications associatives grandissantes on fait pression sur le législateur pour que les personnes en situation de handicap (notamment ceux avec un handicap psychique) aient pleinement leur place dans la société. Les années 70 marquent le début d’évolutions majeures dans l’organisation de la psychiatrie publique. Celles-ci aboutissent dans les années 2000 à deux approches plus ouvertes des maladies mentales, favorisant ainsi le développement de thérapie permettant au malade de vivre dans la société. Ces patients bénéficiant désormais de suivi psychiatrique plus adapté à leur vie que l’on considère « hors les murs ». La modification de la loi de 1968 participe, avec cette réforme de 2007, au vivre ensemble avec la maladie mentale. La pression des phénomènes de précarité d’exclusion s’est développée au cours des trente dernières années et donc la protection judiciaire a progressivement concerné des personnes dont la difficulté d’ordre social et économique ne justifiait pas toujours de la diminution ou suppression de leur capacité juridique.

Les débats parlementaires ont ainsi maintes fois relevé de manière négative, le recours trop systématique au juge des tutelles qui l’entraînait souvent dans l’urgence, à intervenir dans un champ toujours plus vaste relative précarité des ménages. Aussi, le législateur a décidé de recentrer le juge des tutelles sur son cœur de métier par une norme qui pourrait résumer par : « ne plus tout protéger pour protéger mieux ». Le juge des tutelles doit se recentrer sur sa fonction principale qui la protection des droits et libertés de la personne vulnérable. Cela signifie donc que le juge des tutelles est en charge des personnes les plus vulnérables de la société et à la mission prioritaire de vérifier la nécessité d’une restriction des droits fondamentaux de la personne et d’adapter à celle-ci, le contenu et l’entendue de cette restriction. Les auteurs de la loi ont estimé que les juges doivent être moins sollicité dans le champ de la précarité socio-économique et donc une autre mesure a été créé qui est la mesure d’accompagnement social personnalisé qui doit être supervisée par le département. La réforme de 2007 consacre donc ces principes fondamentaux qui sont des principes directeurs c’est-à-dire qu’ils doivent guider le juge lorsqu’il prend une décision. Ces principes sont le principe de nécessité (nécessité de la mesure de protection), le principe de subsidiarité et le principe de proportionnalité. Le principe de subsidiarité fait référence au fait où avant que le juge prononce une mesure de tutelle, il doit vérifier que la personne souffre d’une altération médicalement constatée de ses facultés physique ou mentale mais aussi qu’aucune autre mesure de protection ne soit suffisante. Le principe de proportionnalité est que le juge doit adapter l’étendue et le contenu de la mesure au strict besoin de la personne ce qui l’oblige à vérifier que l’atteinte portée à la restriction de ses droits et libertés envisagés soit une nécessité réelle. Il faut toujours vérifier que la capacité de compréhension de la personne soit toujours gardé à l’esprit au moment de statuer. L’autre ambition de la loi de 2007 est que la personne majeure vulnérable soit au centre de la décision et du déroulement de sa protection et cela grâce à des principes. Tout d’abord le principe de l’audition de la personne qui doit absolument être réalisée par le juge sauf cas exceptionnel qui doit être motivé et sur avis médical. Lors de cette audition, est pris en compte, l’avis de la personne quant à son choix de son protecteur (une priorité est donnée à la famille mais il existe également des associations tutélaires). On informe aussi la personne lors de cette audition de ses droits et des conséquences d’une mesure qui pourrait être prise. Ensuite, on a le principe qui consiste à vérifier que la personne protégée peut prendre seul, un certain nombre de décisions (en général des décisions personnelles).

Pour conclure, le rôle du juge est donc de protéger sans pour autant surprotéger la personne.

 

Vulnérabilité et juge pénal.

Par Florence BREYSSE, Vice-procureure, Saint-Denis de La Réunion.

Le rôle du procureur est de poursuivre les infractions. Le procureur vérifie, lorsqu’on lui présente les faits, s’il s’agit d’une infraction et si tel est le cas, il décide de poursuivre ou non devant le tribunal et demander l’application d’une peine. Cela constitue le rôle classique du procureur. Mais il existe un champ assez important où le procureur est considéré comme le protecteur de toutes les personnes qui sont état de faiblesse. Concrètement, dans son aspect civil, le procureur peut décider de saisir le juge des tutelles mais cela en ayant un certificat médical de la personne. La vulnérabilité en droit civil et en droit pénal, ce n’est pas la même chose. Pour saisir le juge des tutelles, il faut pouvoir prouver que la personne est dans l’incapacité de se défendre seule en raison d’une altération de ses capacités mentales ou corporelles. En droit pénal, la vulnérabilité n’est pas définie de la même manière. Ainsi, le Code pénal énumère limitativement les causes. La vulnérabilité peut être, selon le Code pénal, le résultant de l’âge, de la maladie, de la déficience mentale …

Cette notion de vulnérabilité dans le Code pénal est assez récente. Elle date des années 90 et c’était une nouvelle prise en compte de la situation des victimes. Cependant, le Code pénal ne limite pas vraiment le juge. Il laisse au juge une certaine marge de manœuvre pour déterminer, in concreto, si la personne est vulnérable ou non. La circonstance de vulnérabilité est compliqué en droit pénal pour deux raisons. D’une part, la loi prévoit qu’il faut une particulière vulnérabilité c’est-à-dire une vulnérabilité importante et d’autre part, il faut cette vulnérabilité soit connue ou apparente de l’auteur.

Ainsi, il faut que lorsqu’une personne commet une infraction sur une personne vulnérable, l’auteur des faits sache que la victime est une personne vulnérable. La vulnérabilité peut être de deux choses. Soit il s’agit d’une circonstance aggravante d’une infraction classique soit c’est un élément constitutif de l’infraction. L’infraction que l’on pense essentiellement en matière de vulnérabilité ce sont les violences sur personne vulnérable. C’est l’infraction la plus courante qui est constatée par un signalement qui se manifeste souvent dans deux situations : lorsqu’une assistante sociale signale la situation (exemple : des personnes âgées maltraitées par leur enfants) ou en cas de pension où l’on peut se demander si les pensionnaires sont mal traités auquel on peut ajouter le caractère habituel qui est une circonstance aggravante. Pour apprécier des violences sur des personnes vulnérables, il faut une action positive (violence) comme par exemple un coup ou un choc émotif, il faut établir le caractère vulnérable de la mesure (en général on fait appel à un médecin et à des témoignages) et enfin il faut démontrer que cette vulnérabilité soit apparente soit connue de l’auteur. Un cas particulier est celui de la grossesse. La circonstance aggravante n’existe que si la personne savait que sa conjointe était enceinte. L’appréciation des infractions nécessite donc une certaine investigation afin d’établir l’infraction pour savoir s’il peut la poursuivre. Une autre infraction est l’abus de faiblesse qui est par définition, l’infraction typique de l’atteinte aux biens. C’est par exemple, le cas d’une personne en situation de handicap qui a subi un accident de la circulation et qui a reversé la somme de l’indemnisation à une personne qui l’avait fait miroiter la possibilité de remarcher. Cette infraction est assez difficile à prouver car il faut réussir à démontrer qu’au moment où l’infraction est commise, la personne était vulnérable. Cette preuve n’est pas toujours facile ce qui explique que les poursuites pour abus de faiblesse sont assez rares. Enfin pour terminer, on peut parler d’une dernière infraction qui sont les conditions de vie indignes c’est-à-dire de soumettre une personne dont la vulnérabilité est apparente ou connue, à des conditions de travail ou d’hébergement incompatible avec la dignité humaine. Dans ce cas-là, l’infraction peut être constatée assez facilement puisqu’il suffit que la police se déplace sur les lieux, qu’ils prennent des photos et des témoignages.

L’investigation est très importante car le procureur au devoir de ne poursuivre que des faits qui sont avérés.

 

 

Débat autour des maisons de retraite et des EHPAD à La Réunion.

A La Réunion, les maisons de retraite et les EHPAD ont très mauvaise presse avec l’idée que les personnes seraient mieux dans une pension de famille que dans une maison de retraite. Est-ce que cette raison explique qu’il y a très peu de maisons de retraite et d’EHPAD à La Réunion ?

L’explication n’est pas là. Personne n’a aujourd’hui, vocation à aller en EHPAD tout simplement parce qu’on rentre très tard avec une espérance de vie très faible. De plus, les EHPAD manquent cruellement de personnel ce qui explique que les soins ne sont pas toujours correctement donné. Ainsi personne n’a vraiment envie d’aller en EHPAD mais malgré cela les EHPAD ont des listes d’attente pour l’admission de personnes (environ 600 personnes en attente). À la décharge du conseil départemental, 90% des personnes en EHPAD relèvent de l’aide sociale ce qui fait que le conseil départemental est asphyxié économiquement. Le comble est que lorsque les départements dépassent un certain seuil de dépense de fonctionnement, ils sont sanctionnés par des amendes ; or, ce sont ces derniers qui financent les EHPAD. Il faut donc trouver des alternatives comme par exemple que les personnes qui ont encore un minimum de capacité cognitive n’aillent pas en EHPAD mais dans des résidences adaptées et que les EHPAD soient réservés pour les cas les plus extrêmes. De plus il est très compliqué de créer un EHPAD (environ 7 ans pour en construire un).

On souligne en ce moment le manque de personnel, de moyen dans les établissements. Comment concilier la protection des personnes vulnérables mais aussi la protection du personnel qui lui-même est surmené du fait du manque d’effectifs ? Comment prendre en compte, par exemple, le consentement d’une personne lorsqu’elle possède encore des capacités mais qu’elle est légèrement vulnérable ?

Aujourd’hui, les EHPAD sont totalement numérisés et équipés. Ainsi, les personnels sont assistés comme par exemple des lits électriques pour régler les hauteurs de lits. Le manque de personnel en EHPAD est une vraie problématique surtout avec un taux d’absentéisme très fort qui fait peser sur le personnel restant encore plus de pression physique et mentale.

En ce qui concerne la seconde question, tout d’abord si la personne est sous tutelle, dans ces cas-là c’est le juge qui doit donner son autorisation et si elle est sous curatelle, il faut l’accord de son curateur. Un autre moyen aussi est de se fixer sur un certificat médical qui est établi par des médecins experts pour déterminer si la personne est en capacité de donner son avis sur une question.

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[1] DUCOS M., « Penser et surmonter le handicap : les écrits des juristes romains », in Handicap et société dans l’histoire, sous la direction de F. Collard et E. Samana, Paris, 2010, p. 84.

[2] Ibid., p. 85.

[3] Ibid., pp. 85-86.

[4] QUETEL C., Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours, Paris, 2009, p. 278.

[5] SUPLON A., Les soins sans consentement et la contrainte en psychiatrie : aspects historiques, éthiques, légaux. Perspectives à partir de quelques situations d’autres pays, Thèse, Strasbourg, 2016, p. 22.

[6] QUETEL C., Histoire de la folie de l’Antiquité à nos jours, op.cit., pp. 21-22.

[7] Ibid., p. 23.

[8] Par exemple Oreste, rendu fou par les Erinyes. Ibid., p.25.

[9] Ibid., p. 23.

[10] SUPLON A., Les soins sans consentement et la contrainte en psychiatrie, op.cit., pp. 22-23.

[11] QUETEL C., Histoire de la folie de l’Antiquité à nos jours, op.cit., p. 26.

[12] Ibid., pp. 32-33.

[13] Ibid., p. 36.

[14] Caelius Aurélien, Maladies aiguës, maladies chroniques, I, 155-158.

[15] QUETEL C., Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours, op. cit. pp. 44-45.

[16] Ibid., p. 46.

[17] BOTTIN E., Historique de l’internement des malades mentaux, Thèse, Montpellier, 1988, p. 19.

[18] Ibid., p. 20.

[19] SUPLON A., Les soins sans consentement et la contrainte en psychiatrie, op.cit., pp. 29-30.

[20] V. par exemple, A. Russakoff, « Miracles de la Vierge et handicap au XIIIe siècle », in Handicap et société dans l’histoire, op.cit., pp. 129-144.

[21] BOTTIN E., Historique de l’internement des malades mentaux, op.cit., p. 22.

[22] Ibid., p. 30.

[23] Jostice et Plet, I, 21, 5.

[24] LEFEBVRE-TEILLARD A., Introduction historique au droit des personnes et de la famille, Paris 1996, pp. 435-436.

[25] BOTTIN E., Historique de l’internement des malades mentaux, op.cit., p. 27.

[26] Ibid., p. 28.

[27] QUETEL C., Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours, op.cit., p. 57.

[28] Ibid., p. 59.

[29]. Ibid., p. 113.

[30] SUPLON A., Les soins sans consentement et la contrainte en psychiatrie, op.cit., pp. 33-34.

[31] Ainsi, un arrêt de 1683 condamne une famille à payer des dommages-intérêts à la victime d’un fou qu’elle n’avait pas fait enfermer.

[32] BOTTIN E., Historique de l’internement des malades mentaux, op.cit., p. 49.

[33] Ibid., p. 50.

[34] Ibid., p. 53.

[35] MOLINIER S., « L’hospitalisation sans consentement pendant la Révolution : l’exemple des insensés de Bicêtre et des folles de la Salpêtrière », in Folie et déraison : regards croisés sur l’évolution juridique des soins psychiatrique en France, sous la direction d’A. LUNEL, Bordeaux, 2015, p. 97.

[36] Ibid., p. 99.

[37] QUETEL C., Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours, op.cit., pp. 160-162.

[38] Ibid., pp. 210-216.

[39] Ibid., p. 223.

[40] Ibid., p. 234.

[41] Ibid., p. 166.

[42] BOTTIN E., Historique de l’internement des malades mentaux, op.cit., p. 59.

[43] QUETEL C., Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours, op.cit., pp. 186-187.

[44] Ibid., p. 197.

[45] Ibid., pp. 203-205.

[46] Ibid., pp. 257-258.

[47] SUPLON A., Les soins sans consentement et la contrainte en psychiatrie, op.cit., pp. 38-41.

[48] Ibid., pp. 42-43.

[49] LUNEL A., « La loi de 1838 sur les aliénés : ordre public ou offre de soins ? » in Folie et déraison, op.cit., pp. 111-122.

[50] QUETEL C., Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours, op.cit., p. 307.

[51] Ibid.., p. 312.

[52] Ibid., pp. 312-315.

[53] Avocat célèbre, plusieurs fois interné qui s’est insurgé contre les excès auxquels la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés pouvait conduire. Lui-même et quelques auteurs ont plaidé la détention arbitraire.

[54] BOTTIN E., Historique de l’internement des malades mentaux, op.cit., p. 85.

[55] QUETEL C., Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours, op.cit., p. 317.

[56] Ibid., p.319.

[57] Ibid., p. 339.

[58] Ibid., p. 433.

[59] V. MINARD M., Le DSM-Roi : La psychiatrie américaine et la fabrique des diagnostics, Paris, 2013, 416 p.

[60] V. LECA A., « Introduction historique à la place du fou sur l’échiquier juridique » in Folie et déraison, op.cit., pp. 15-35.

[61] TULARD J., « Sade et la censure sous le Premier Empire », in Le marquis de Sade, Colloque du Centre Aixois d’études et de recherches sur le dix-huitième siècle, Paris, 1968, p. 215.

[62] LEVER M., Donatien, Alphonse, François de Sade, Paris, 1991, p. 605.

[63] DEVAUX M., Camille Claudel à Montdevergues, Paris, 2012, p. 13.

Vulnérabilité et mobilité des personnes

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CHAPITRE 4 – Vulnérabilité et mobilité des personnes

Les personnes qui traversent les frontières des Etats, pour des raisons diverses, font aujourd’hui l’objet, notamment en France, d’un traitement juridique rigoureux tant est sensible, dans l’opinion publique, la question de la gestion des flux migratoires. Les personnes n’ayant pas la nationalité française et se trouvant sur le territoire national ou cherchant à y entrer se retrouvent ainsi classées, en fonction de leur situation, au sein de plusieurs catégories juridiques (étranger en situation régulière, irrégulière, réfugié, demandeur d’asile…). Souvent vulnérables, ces personnes souffrent aussi de la sévérité et de l’extrême rigidité du régime juridique qui leur est appliqué. Le recours à la notion de vulnérabilité, de nature à favoriser une approche globalisante, pourrait permettre d’améliorer les garanties offertes à ces personnes en offrant une prise en charge plus casuistique.

CONTRIBUTIONS :

Les réfugiés et les demandeurs d’asile : illustration d’une disqualification à la protection. Caroline LANTERO, Maître de conférences en droit public, Université Clermont-Auvergne.

Situations de vulnérabilité et mobilité des personnes. Gaëlle LICHARDOS, Maître de conférences, Institut catholique de Toulouse.

Les accommodements raisonnables dans la lutte contre les situations de discrimination : solutions à une rupture d’égalité ? Rémi BARRUE-BELOU, Maître de conférences en droit public, Université de La Réunion.

Débats

 

Les réfugiés et les demandeurs d’asile : illustration d’une disqualification à la protection.

 Caroline LANTERO, Maître de conférences en droit public, Université Clermont-Auvergne.

Les libres propos qui suivent traduisent la façon dont ils ont été tenus lors de la table ronde et la volonté de démontrer qu’en certaines matières, la création de catégories juridiques de personnes que l’on dit vouloir protéger peut avoir comme effet de les rendre encore plus vulnérables. Et que, sans que l’équation ne soit toujours parfaitement exacte, les approches globalisantes peuvent au contraire avoir tendance à apporter de meilleures garanties.

I – Effets pervers de la sub-catégorisation

La protection du réfugié orchestrée par le droit international ne connait qu’un sujet : le réfugié. La création du demandeur d’asile comme objet juridique a eu pour effet de rétrograder les réfugiés au rang de « potentiels réfugies » (A). Puis, au sein des demandeurs d’asile, le droit a voulu isoler les plus vulnérables, isolant ainsi les autres des garanties (B).

 

A – Du réfugié au demandeur d’asile : le déclassement

Le réfugié dispose d’une protection internationale avec la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés qui donne une définition du réfugié et prévoit les conditions et modalités de sa protection. Ce texte universel reste le socle de la protection juridique avant, pendant et après la reconnaissance du statut.

Or, on rencontre plusieurs termes et on oppose généralement le réfugié au « demandeur d’asile » dont l’objectif est de se voir reconnaître le statut de réfugié afin de bénéficier de la protection juridique et de l’assistance matérielle prévues par la Convention de Genève.

 

L’invention du demandeur d’asile

L’expression « demandeur d’asile » est totalement absente de la Convention de Genève. Elle n’apparait qu’en 1985, au décours de la Convention Schengen, et infiltre le droit positif communautaire, qui s’inscrit alors déjà dans une recherche de protection des frontières extérieures et ne changera pas de cap.

La coexistence des terme « réfugié » et « demandeur d’asile » crée inévitablement une distinction et tend à leur donner une valeur hiérarchique et chronologique. La demande d’asile devient une étape très identifiée et le demandeur d’asile est regardé comme un réfugié « potentiel ». Or, le réfugié est en droit, la personne définie à l’article 1A2 de la Convention de Genève qui, « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors de pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». A la lecture de cette définition, le demandeur d’asile peut donc être un réfugié. Pourtant, il n’aura le statut de réfugié que lorsqu’un État d’accueil, par l’intermédiaire d’une procédure administrative et/ou juridictionnelle, l’aura décidé. Dans l’attente, son statut parait indéfini et trouble. Pour y remédier, les Etats légifèrent sur les droits des demandeurs d’asile, leur en donnent d’ailleurs, ce qui leur permet de justifier la création de cette nouvelle catégorie, mais surtout de disposer d’une marge de manœuvre dont ils étaient privés avec l’intouchable Convention de Genève.

Mais la Convention de Genève avait tout prévu. En identifiant le « réfugié résidant régulièrement », elle vise celui qui s’est vu reconnaître le statut et lui reconnaît des droits spécifiques (art. 17, 19, 21, 23, 24 et 28 de la Convention). En identifiant le « réfugié se trouvant régulièrement sur le territoire », elle vise ce que l’on désigne désormais comme « demandeur d’asile » et lui reconnait des droits spécifiques (art. 18, 26, 27, 28, 32). En désignant le « réfugié » en général, elle vise toutes les situations.

 

Une sous-catégorie

Dès lors qu’au sein des candidats au statut de réfugié, il y nécessairement des individus qui ne satisfont pas à la définition de la Convention de Genève, l’expression « demandeur d’asile » devient, par abus de langage, la catégorie des « faux réfugiés » eux-mêmes rapidement considérés comme des fraudeurs. De cette utilisation du terme, une très nette différence est marquée. Chronologique d’abord, car la demande d’asile devient une étape vers le statut de réfugié. Hiérarchique aussi car le terme « réfugié » ne désigne plus désormais que celui à qui a été reconnu le statut (le vrai réfugié, le bon réfugié ») et celui qui demande de statut et dont on ne sait pas encore s’il le mérite.

En 1951, un réfugié était un réfugié. Depuis quelques décennies, un réfugié est un demandeur d’asile jusqu’à preuve du contraire. Il est donc un « non réfugié », voire un « faux réfugié » …jusqu’à preuve du contraire. Le réfugié de la Convention de Genève – a priori intrinsèquement vulnérable dès lors qu’il est une personne contrainte à la migration – a été déclassé par une sub-catégorisation.

 

B – Du demandeur d’asile au demandeur d’asile vulnérable

Mais cela ne s’arrête pas là. Le droit de l’Union européenne a considérablement évolué depuis 1985 et les personnes désignées comme « demandeurs d’asile » se sont, il est vrai, vues reconnaître un certain nombre de droits. Ceux-ci semblent mieux précisés que dans la Convention de Genève, où ils sont pourtant prévus si on veut la lire correctement. Au sein du régime d’asile européen commun notamment, une directive dite « Accueil » (Directive 2013/33/UE du 23 juin 2013) a énuméré des normes relatives aux modalités et conditions d’accueil des demandeurs d’asile tels que les soins de santé, les conditions matérielles d’accueil, l’éducation. Elle prévoit également qu’en matière d’accueil, les États membres doivent tenir compte « de la situation particulière des personnes vulnérables » (art. 21), et énumère les catégories concernées : «  les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de la traite des êtres humains, les personnes ayant des maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, par exemple les victimes de mutilation génitale féminine ». Dans la loi de transposition française du 29 juillet 2015, cette évaluation de la vulnérabilité a été confiée à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) qui doit procéder à cet examen « lors d’un entretien » (art. L744-6 du CESEDA). Or, là où les personnes identifiées comme vulnérables doivent bénéficier d’un accueil et d’un accompagnement renforcés, elles deviennent en pratique celles qui pourraient avoir accès à des conditions d’accueil, tout court. Le sous-dimensionnement chronique des moyens d’accueil (hébergement, accompagnement social) et l’impossibilité de garantir les droits proclamés implique de faire des choix. La vulnérabilité de certains demandeurs d’asile sous-tend ici que d’autres sont moins vulnérables, et que ceux-là bénéficieront moins, ou ne bénéficieront pas, des conditions d’accueil prescrites.

Le réfugié de la Convention de Genève est ainsi passé au tamis de la vulnérabilité à plusieurs reprises. Déclassé au rang de demandeur d’asile, ses conditions d’accueils seront mieux garanties s’il est identifié comme « vulnérables ». Ensuite, l’examen de sa demande d’asile pourra faire l’objet d’une attention et de « garanties procédurales » particulières si l’OFPRA estime que la personne est vulnérable (art. L 723-3 du CESEDA). Pour tous les autres. Les « non vulnérables », la mécanique de rationalisation des procédures (examen accéléré de la demande d’asile notamment) et des politiques d’accueil, leur sera applicable.

 

II – Revenir à la catégorie de « réfugié »… et savoir en sortir

 

La sub-catégorisation éloigne de plus en plus le réfugié de la Convention de Genève de la présomption de vulnérabilité intrinsèque à sa situation laquelle, pour mémoire, est celle d’une personne contrainte de fuir son pays (A). En outre, et inversement, le traitement juridique des réfugiés démontre que dès qu’on le sort de sa propre catégorie, sa protection gagne en effectivité (B).

 

A – La vulnérabilité intrinsèque du réfugié

Le propos tendant à dénoncer des reconnaissances de vulnérabilité est toujours délicat. C’est évidemment l’effet pervers de la catégorisation excessive qui est souligné, en tant qu’elle conduit finalement assez peu à toujours mieux protéger les personnes vulnérables, et plutôt à moins bien protéger des personnes identifiées comme moins vulnérables, en oubliant qu’elles le sont dès l’énoncé.

Il s’agit ici de rappeler que le réfugié de la Convention de Genève est déjà une catégorie juridique à part entière, qui s’intéresse déjà à des sujets intrinsèquement vulnérables. La Convention de Genève elle-même avait pour vocation de sortir du traitement catégoriel des réfugiés en œuvre jusqu’alors (divers arrangements et conventions propres aux réfugiés russes et arméniens, puis turcs, puis assyriens, puis provenant d’Allemagne, puis provenant d’Autriche), démonstration étant faite de l’échec des catégories. « Alors que les instruments internationaux antérieurs ne s’appliquaient qu’à des groupes particuliers de réfugiés, la définition du terme “réfugié” contenue dans l’article 1 de la Convention de 1951 est conçue en termes généraux », précise le HCR dans la note introductive de la Convention. Mais la Convention de Genève avait encore eu la faiblesse de limiter initialement son application aux évènements survenus avant 1951, ce qui a dû être rectifié par le protocole de New York de 1967. Désormais universel (à quelques exceptions près pour les Etats qui n’ont pas opté pour la levée de la limite géographie relative à la région d’origine des réfugiés), ce texte protège avant tout la personne contrainte de fuir son pays du fait d’une crainte objective de persécution. La CEDH a reconnu la vulnérabilité intrinsèque du demandeur d’asile (21 janv. 2011, M.S.S. contre Belgique et Grèce, n°30696/09), approche qui a d’ailleurs pu être critiquée comme trop globalisante[1].

A notre sens et sans asséner que tous les réfugiés sont vulnérables, il convient de revenir à l’esprit du texte international, à la définition même du réfugié qui, à la seule lecture de l’énoncé, doit laisser émerger une présomption de vulnérabilité. Celle-ci pourra être renversée lors de l’examen individuel de la situation de la personne. La globalisation de la vulnérabilité n’empêche pas l’individualisation de la protection, et le droit des réfugiés n’est d’ailleurs pas hostiles aux catégories (motifs de persécution, notion de groupe social, violences sexo-spécifiques). C’est essentiellement une question de posture de départ. Aujourd’hui, cette posture est de penser les choses à l’envers : il ne s’agit pas d’un demandeur d’asile suffisamment vulnérable pour bénéficier des conditions d’accueil et de garanties procédurales renforcées ; il ne s’agit pas d’un réfugié puisqu’il est demandeur d’asile.

 

B – L’élévation du réfugié au rang de justiciable « de droit commun »

Et inversement, moins on catégorise, plus la protection est effective. C’est parce que le réfugié est regardé comme un être humain qu’il a accès à la protection des droits de l’homme. C’est parce qu’il est regardé comme un justiciable et comme un administré, qu’il a accès aux garanties les plus essentielles. Ces droits-là sont protégés et bien mieux garantis que s’ils étaient invocables à partir d’un certain seuil de vulnérabilité. Quelques illustrations tirées d’une lointaine recherche[2] peuvent être fournies.

 

Le statut d’être humain du réfugié

Si l’attachement emblématique (parfois seulement proclamatoire certes) des États aux droits de l’homme n’a pas d’équivalent vis-à-vis du droit des migrants (notamment les migrants vulnérables que sont les réfugiés) parce qu’ils se confrontent à la souveraineté des États[3], des brèches leur sont ouvertes lorsque leur qualité de « migrants » (notamment non invités) s’efface au profit de leur seule qualité d’« humain ». Les principales protections juridiques au bénéfice des réfugiés doivent leur existence et parfois leur progrès, aux réflexions issues des droits de l’homme et/ou des droits « fondamentaux ». On connaît l’avancée considérable apportée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui s’applique selon un critère de justiciabilité et non de nationalité ou de régularité de la résidence (art. 1 de la Convention), et qui a conduit la Cour à reconnaître l’applicabilité de la Convention à toute personne physiquement présente sur le territoire des pays signataires (CEDH, 20 mars 1991, Cruz Varas et autres c. Suède, Série A 201 ; CEDH, 26 mars 1992, Beldjoudi c/ France, Série A n° 234-A). On se souvient – pour illustration, car les apports de la Convention au droit d’asile sont nombreux – également de l’interprétation très dynamique que la Cour a faite de l’article 3 de la Convention prohibant la torture ou toute peine ou traitement inhumains et dégradants, lequel est devenu un élément majeur de la protection des réfugiés et a contribué à consolider le principe de non-refoulement inscrit dans la Convention de Genève (CEDH, 30 oct. 1991, Vilvarajah et autres c. Royaume Uni, Série A 215 ; CEDH, 15 nov. 1996, Chahal C/ Royaume-Uni, Recueil 1996-V; CEDH, 17 décembre 1996, Ahmed c/ Autriche, Recueil 1996-VI).

 

Le statut de justiciable du réfugié

L’une des meilleures protections réside dans les garanties procédurales offertes au réfugié dont la demande d’asile est examinée. On relève pourtant deux obstacles majeurs. Le premier est l’inapplicabilité de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit à un procès équitable) pour toutes les procédures relatives à l’asile (Conseil de l’Europe, Guide sur l’article 6 de la Convention, 2018). Le second est la tendance dans lequel s’inscrit le droit français, consistant à enfermer de nouveau et de plus en plus le réfugié dans sa catégorie juridique, sous l’impulsion du droit de l’Union européenne (Rétention, procédure accélérée, etc.). Néanmoins, et si dérogatoire soient-ils, les droits des réfugiés ne peuvent faire totalement l’impasse sur les grands principes gouvernant la justice. Dans une décision du 3 septembre 1986, le Conseil constitutionnel utilise pour la première fois l’expression « garanties juridictionnelles de droit commun » ouvertes aux étrangers (CC, 3 septembre 1986, loi relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, DC n°86-216). Et dans une décision de 1993, il évoque à de nombreuses reprises les droits juridictionnels ouverts aux demandeurs d’asile, et précise que ces derniers « doivent bénéficier de l’exercice de recours assurant la garantie de ces droits et libertés » (CC, 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, DC n°93-325). Quant aux droits de la défense, largement consacrés par le juge administratif, et validés constitutionnellement en tant que « Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République », le Conseil Constitutionnel, dans cette même décision de 1993 que la personne qui se réclame du droit d’asile doit être à même de les exercer. Ces principes

Il en va ainsi du droit à un recours effectif, qui comprend non seulement l’existence d’un recours, mais aussi son caractère suspensif sans lequel il est ineffectif (art. 13 C°EDH, CEDH, 26 avril 2007, Gebremedhin c/France, req. no 25389/05), du droit à un conseil pendant la procédure, etc. Au-delà de la réception de la Convention de Genève et des instruments de droits de l’homme pertinents pour la protection des réfugiés, les droits internes permettent surtout aux réfugiés de revendiquer l’application de leurs droits.

début du chapitre

 

Situations de vulnérabilité et mobilité des personnes.

Gaëlle LICHARDOS, Maître de conférences, Institut catholique de Toulouse.

 

La vulnérabilité est un thème d’une vibrante actualité, récurrent quelle que soit la discipline[4] et de plus en plus étudié en Droit[5], malgré des débuts un peu timides[6]. Dès lors, l’essor des théories relatives aux droits et libertés fondamentales ainsi que les volontés sociales du renforcement de ces droits ont abouti à différents sens que l’on peut – juridiquement – donner à la vulnérabilité.

Cette vague de réflexion autour de la vulnérabilité et de sa (ses ?) possible(s) signification(s) en Droit amène un débat extrêmement prolifique, transcendant les différentes disciplines juridiques et permettant une mise en valeur des perceptions relatives au cadre plus général des droits et libertés fondamentales.

Sujet « à la mode », la vulnérabilité revient de plus en plus dans les éléments de langage, dans les réflexions sociétales et plus largement dans les groupements de pensée autour des droits et libertés. Il participe ainsi à une réflexion plus globale autour de la significations de ces derniers, revenant à une perception qui pourrait sembler individualiste ( la situation de vulnérabilité concerne un individu) alors même qu’il est question de prendre en compte en réalité un type de situation indépendamment de l’individu qui la subit : il y a là de quoi sembler incohérent alors même qu’il s’agit de pragmatisme juridique classique, délaissant la théorie au profit de la pratique. Autrement dit, les droits et libertés fondamentales ne peuvent exister uniquement dans les textes, ils doivent avoir une application pratique pour être effectifs, sous peine de rester lettre morte[7] : la situation de vulnérabilité en est le reflet.

Dans le cadre imposé ici, à propos des liens entre la vulnérabilité et la mobilité des personnes, un exemple semble être particulièrement parlant : celui des étrangers et des flux migratoires.

En ce qui concerne l’étranger, il faut ici distinguer plusieurs situations possibles et plus particulièrement deux : la situation régulière et la situation irrégulière, qui peuvent constituer plusieurs niveaux de gradation d’une potentielle situation de vulnérabilité. Un étranger en situation régulière, touristique par exemple, et un migrant fuyant la guerre et sans papiers ne vivent bien évidemment pas la même chose. Il existe alors nécessairement un certain nombre de garde fous qui permettent de prendre en compte un certain nombre de situations : les procédures d’asile politique par exemple. Cependant, c’est avant tout le juge – en toute logique – qui s’est particulièrement saisi des situations de vulnérabilité : le juge national bien sûr, mais tout particulièrement les juges de la Cour européenne des droits de l’Homme.

En effet si l’on accepte l’idée d’une vulnérabilité qui serait situationnelle et proviendrait d’un rapport de force démesuré dont la partie forte abuse (définition retenue ici ainsi que dans nos précédents travaux) alors il est aisé de considérer qu’il existe en toute hypothèse des situations à forte probabilité de vulnérabilité en raison d’un déséquilibre démesuré sans pour autant que la situation de vulnérabilité soit constituée. Malheureusement, force est de constater que quand un déséquilibre est trop fortement marqué, l’abus est rarement loin.

Un certain nombre d’analyses de la vulnérabilité existent, que l’on pourrait distinguer en deux grands axes : une analyse catégorielle et une analyse situationnelle, avec toutes les variantes possibles autour de ces deux axes (analyses plutôt catégorielles avec acceptation de situations, analyses plutôt situationnelle avec inclusion de catégories, analyses exclusivement catégorielles etc.) (I). Le thème de la table ronde portant sur la question de la mobilité amène en conséquent à s’interroger sur la potentielle situation de vulnérabilité relative aux étrangers, point qui sera abordé autour de trois exemples (II).

 

I – Bref aperçu des différentes perceptions de la vulnérabilité en droit français

Le droit français est relativement obscur en matière de vulnérabilité, la confondant parfois (mais pas toujours) avec la faiblesse. Une première interrogation peut être ici évoquée quant à savoir si la faiblesse relèverait de caractères endogènes tandis que la vulnérabilité proviendrait d’une situation particulière et relèverait donc de l’exogène. Autrement dit, la vulnérabilité relève-t-elle de l’individu en soit ou de individu situé ?

Classiquement, c’est la première hypothèse, associée à une forme de pensée particulière, qui conduit à la perception catégorielle de la vulnérabilité.

Il existe en effet un phénomène nommé processus de catégorisation qui est bien connu notamment en psychologie sociale et qui est défini par Mme Sales-Wuillemin comme « processus (qui) renvoie à une activité mentale qui consiste à organiser et à ranger les éléments d’information – appelées données – qui sont collectés dans le milieu environnant »[8]. Elle précise de plus que « le processus de catégorisation nécessite une simplification de la réalité qui se fait grâce à deux mouvements complémentaires : accentuation des ressemblances entre les éléments d’une même catégorie et des différences entre les catégories»[9]. Sans développer plus, le phénomène de catégorisation n’est pas exclusif du droit et procède ainsi d’un certain schéma relativement inconscient.

Pour certains, la vulnérabilité serait ainsi catégorielle : sont vulnérables les enfants, les femmes enceintes, les personnes handicapées ou encore les personnes âgées[10]. On notera ici une forme de perception morale de la vulnérabilité : les catégories visées sont socialement perçues comme devant être protégées parce que faibles et bénéficient (à juste titre d’ailleurs) de préjugés positifs. L’appartenance à une catégorie comme déterminant le statut de « personne vulnérable » est cependant extrêmement restrictif et pose problème : une perception catégorielle de la vulnérabilité limite nécessairement le champ de celle-ci (tout en rassurant) : ce qui appartient à la catégorie est vulnérable, ce qui n’y appartient pas de l’est pas.

Pour d’autres elle est situationnelle : à ce titre la vulnérabilité n’est plus un caractère d’une personne en raison de son appartenance à une catégorie mais provient d’une situation spécifique, d’un déséquilibre démesuré dans un rapport de force (au sens large du terme), aggravé par un abus de celle-ci[11]. La sociologie, la psychiatrie, la philosophie et de façon générale les disciplines qui s’intéressent à l’humain se sont bien évidemment saisies de la question de la vulnérabilité et parlent de situation bien plus fréquemment qu’en droit. Par exemple, le psychiatre Paul Bizouard précise à propos de la vulnérabilité qu’« en ce sens, on peut parler d’une sorte de processus qui résulterait d’interactions entre les qualités propres à l’individu en développement et les événements ou situations plus ou moins déstabilisants, stressants qu’il peut être amené à rencontrer dans son environnement, au cours de son histoire »[12].

Enfin, d’aucuns considèrent qu’elle est à la fois catégorielle et situationnelle, la Cour européenne des droits de l’Homme acceptant à la fois de considérer comme vulnérables certaines catégories (larges) de personnes, mais aussi des situations spécifiques : les personnes sous le contrôle exclusif de l’Etat[13] par exemple ou encore les populations rom[14], la CJUE s’emparant beaucoup de la notion de consommateur ou de travailleur vulnérable[15].

Ceci amène un élément tout à fait particulier : la situation de vulnérabilité, si elle provient d’un déséquilibre et d’un abus, induit une relation mais ne relève pas nécessairement d’une relation interpersonnelle. En effet, la situation de vulnérabilité peut tout autant relever d’une relation entre deux individus que d’une relation entre deux personnes, physiques ou morales : rapport à l’Etat, rapport à une personne morale de droit public, de droit privé ou international etc.[16].

Il y a donc des arguments en faveur de la catégorisation (plus de lisibilité, facilité a priori de cibler la vulnérabilité, facilité d’utilisation pour tout un chacun) mais aussi des arguments en défaveur de celle-ci : la catégorisation exclue nécessairement en clivant entre ce qui est vulnérable et ce qui ne l’est pas. Il y a ainsi un phénomène d’inclusion exclusion en matière de vulnérabilité au sens catégoriel qui constitue actuellement un fondement de réflexion (quand bien même l’idée de situation de vulnérabilité se construirait progressivement).

Or, c’est nier ici une certaine réalité que de croire que catégoriser résout tous les problèmes : si ceci a pu être vrai un temps, une telle vision ne fonctionne tout simplement pas avec la diversité de problèmes actuellement posés en matière de droits et libertés fondamentales. Il s’agit alors d’interpréter la vulnérabilité comme relevant avant tout d’une situation, d’un élément exogène et ainsi d’élargir le champ d’étude des situations de vulnérabilité.

 

II – Trois exemples autour des liens entre situation de vulnérabilité et situation des étrangers

En premier lieu, il s’agira d’étudier succinctement les problématiques liées à la jungle de Calais : son installation comme son démantèlement ne peuvent que questionner du point de vue de la vulnérabilité la CNCDH (commission nationale consultative des droits de l’Homme) précisant que  : « la logique de tri entre différentes catégories de personnes migrantes appliquée dans certains centres empêche un accueil inconditionnel et conduit à la fuite de certains, notamment les « dublinés », par peur d’être renvoyés à l’étranger. Elle est l’une des causes des situations de précarité et de vulnérabilités persistantes que déplorent les associations qui viennent en aide à ces personnes en errance et en danger »[17]. La CNCDH s’est ainsi largement préoccupée de la question, au travers notamment d’un avis mettant en évidence la situation de vulnérabilité des migrants[18] en raison de multiples facteurs tels que le « parcours migratoire et les conditions de vie »[19] des migrants, les jugeant « intrinsèquement vulnérables »[20] en raison de la situation de laquelle elles sont placées. Il est bien évident ici que la catégorie au sens classique du terme c’est-à-dire réduite au quadriptyque femme enceinte- personne âgée – enfant – personnes handicapées n’a plus lieu d’être : ces derniers sont concernés par la situation sans aucun doute, mais elle transcende ces catégories. Les migrants de la jungle de Calais étaient tous en situation de vulnérabilité, du fait du contexte dans lequel ils étaient placés et non plus de l’appartenance ou de la non appartenance à une catégorie.

En deuxième lieu, il est possible d’évoquer la question des mineurs migrants : peut-on considérer qu’il s’agit là d’une double situation de vulnérabilité qui serait à la fois catégorielle et situationnelle ? S’agit-il en réalité d’une seule situation avec multiplication de facteurs dont certain seraient endogènes et d’autres exogènes ? En tout état de cause, la question fait débat: actuellement, les interrogations sont fortes autour de la question de l’enfermement des mineurs en centre de rétention[21], faisant écho à l’affaire Mubilanzila Mayeka contre Belgique[22], la condition de migrant se mêlant à celle de mineur. Il y aurait ainsi une forme de présomption de vulnérabilité en raison de l’appartenance à une catégorie désignée vulnérable dans une situation appréciée comme relevant de la vulnérabilité : une double peine en quelque sorte.

Enfin, en troisième et dernier lieu, la question des flux migratoires peuvent être abordés de façon plus générale. Dans un premier temps, il semble utile de rappeler une évidence : la question des flux migratoires n’est pas récente et à toujours posé difficulté. D’aucuns auront la mémoire courte et oublierons avec une déconcertante facilité au moment où se posent les questions des flux migratoires des populations syriennes fuyant la guerre, que l’Europe, il n’y a pas si longtemps, était à feu et à sang, et connaissait aussi les flux migratoires. Ces flux migratoires, dont les causes sont multiples (guerre, économie, contextes sociaux, contextes environnementaux etc.) mettent en évidence une situation spécifique, de vulnérabilité qui transcende une fois de plus des caractères endogènes. Un exemple des flux migratoires bien connu, a malheureusement mis en exergue cette situation de vulnérabilité dont sont victimes les populations rom : « groupe vulnérable » aux yeux – entre autres – de la Cour Européenne, celle-ci leur a littéralement construit un statut de protection autour de l’idée de groupe particulièrement vulnérable, au regard de leur histoire[23], de leur perception par les autres groupes et de leur situation actuelle[24]. La question des catégories endogènes est ici transcendée par un contexte historique et actuel : c’est en réalité prendre la pleine mesure de la situation de vulnérabilité.

Finalement, ce qui est pris en compte en matière de vulnérabilité relève-t-il d’un caractère endogène ou bien une situation ? En effet la catégorisation passe par la reconnaissance de caractères en réalité dépendants de la personne victime d’une situation de vulnérabilité, au lieu de regarder au-delà de celle-ci pour étudier la situation dans laquelle elle est placée. Or, accepter de considérer la vulnérabilité comme un phénomène situationnel permet de compenser les insuffisances de la catégorisation, qui exclue nécessairement. Autrement formulé, substituer la situation de vulnérabilité aux personnes vulnérables permet non seulement de continuer de protéger ceux qui le sont déjà tout en incluant dans un champ de protection accrue toute une série de situations qui ne seraient pas nécessairement prises en compte.

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Les accommodements raisonnables dans la lutte contre les situations de discrimination : solutions à une rupture d’égalité ?

Rémi BARRUE-BELOU, Maître de conférences en droit public, Université de La Réunion.

Le droit canadien, s’inspirant de pratiques utilisées par son voisin du Sud, a développé une jurisprudence conséquente relative à la mise en place de discriminations positives dans divers pans du droit. Ces mesures ont pour objet de compenser une situation de discrimination qui serait le résultat de l’application non différenciée de règles de droit à l’ensemble d’un groupe ou d’une population, ne prenant pas en compte les situations d’inégalité de fait. L’accommodement raisonnable peut alors être entendu comme un principe d’incitation d’adaptation de normes, de pratiques ou de politiques afin de prendre en compte des besoins particuliers dans les limites du raisonnable[25]. Plus précisément, l’accommodement raisonnable consiste en une obligation juridique, applicable dans une situation de discrimination et consistant à aménager une norme ou une pratique de portée générale, dans les limites du raisonnable, en accordant un traitement différentiel à une personne qui, sinon, serait pénalisée du fait de l’application de cette norme[26]. La Cour suprême canadienne considère donc que l’accommodement raisonnable est un compromis juridique entre la notion d’égalité et celle de discrimination. Elle est même inhérente au droit à l’égalité[27]. Elle lui a d’ailleurs reconnu une valeur quasi-constitutionnelle dans une décision Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration[28].

D’origine étatsunienne[29], le concept d’accommodement raisonnable a d’abord été utilisé pour des motifs religieux. Organisée autour de communautés, la société étatsunienne a été amenée à imposer des obligations dans sa législation afin d’accommoder les pratiques religieuses. Cela s’est notamment manifesté dans le Civil Right Act en 1972 ou dans le Rehabilitation Act de 1973, relatif au handicap. Véritablement apparue dans les années 80, la notion d’accommodement raisonnable a été intégrée au droit canadien. Dans le cadre de dispositions ayant pour objet de lutter contre les discriminations, des parlements provincial et national au Canada ont fait apparaître de telles mesures, leur reconnaissant une légalité par dérogation. C’est par exemple le cas de l’article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ou de l’article 11 du Code ontarien des droits de la personne[30] qui prévoient que des discriminations ne peuvent être constituées sur la base de la couleur de peau, la race, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge, sauf dans les cas prévus par la loi, la grossesse, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un procédé pour pallier ce handicap.

En France, l’égalité est un principe fondamental à l’origine de la république et issus des idées révolutionnaires du XVIIIème siècle. Présent dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC) et ayant une valeur constitutionnelle, l’égalité s’inscrit en faux contre toute forme de discrimination. A ce titre, même lorsque celle-ci est dite « positive », c’est-à-dire qu’elle a pour objet de venir compenser une situation d’inégalité (une situation de discrimination), elle contrevient à la logique française et rousseauiste du principe d’égalité. Pour autant, le droit français permet la mise en place de certaines formes de discriminations venant équilibrer une situation marquée par une inégalité.

A partir du concept d’accommodement raisonnable et au regard de la question de la gestion des situations de discrimination, deux notions semblent centrales afin de mesurer leur sens et leur portée : les notions d’égalité et de discrimination. Dans une perspective comparée s’appuyant sur les cas canadien et français, il s’agira de voir si l’outil juridique qu’est l’accommodement raisonnable peut servir de modèle à une gestion des cas souffrant de discrimination, en France.

 

I – La conception anglo-saxonne de l’égalité comme justification à l’application de discriminations positives

Comprendre la notion d’accommodement raisonnable et cerner ses conséquences implique d’abord de mesurer la perception de l’égalité en droit canadien afin de la situer vis-à-vis de la conception française (A) et ensuite afin de comprendre comment les accommodements raisonnables sont traités par les juges québécois et canadien (B).

A – Une conception canadienne de l’égalité fondamentalement différente de la conception française

En tant que mesure corrective, l’accommodement raisonnable ne peut être compris par un point de vue français qu’au regard de la conception canadienne de l’égalité.

Pour cela, il faut partir du postulat selon lequel il existe des inégalités de fait entre les individus, qu’elles soient sociales, physiques, culturelles ou religieuses. La composition de la société canadienne explique facilement cela du fait de son histoire et des mouvements d’immigration ayant eu lieu durant le XXe siècle. De nombreuses communautés (autochtones, francophone, anglophone, africaine, asiatique, juive, protestante, catholique, etc.) composent la population canadienne et existent en tant que telles, comme parties de la nation canadienne. Du fait de ces différentes composantes et de leurs caractéristiques propres (linguistiques, religieuses, culturelles, etc.) l’application du principe d’égalité suppose de permettre à chacun de pouvoir bénéficier d’une adaptation de certaines mesures générales, si cela ne constitue pas une différenciation injustifiée ou dénaturant la mesure en cause. Suivant cette logique, il ressort de la jurisprudence canadienne que l’égalité consiste à appliquer un traitement en fonction du mérite, de la situation et des capacités de chacun. Une réelle prise en compte des différences doit être effectuée[31]. L’accommodement raisonnable est ainsi un acte juridique pris après la survenance d’un litige et qui se justifie par l’application du principe d’égalité[32] dont la violation permet la mise en œuvre d’une mesure discriminatoire pour une catégorie limitée de personnes[33]. Le but est alors de compenser une inégalité de fait pour atteindre une égalité de traitement. Toutefois, si une obligation d’accommodement est reconnue par le droit, elle ne peut constituer qu’un moyen ponctuel d’atteindre une égalité réelle et non pas une finalité en soi. En cela, l’accommodement raisonnable a pour fonction de rétablir une égalité afin qu’une personne ou un groupe de personnes soit en capacité d’exercer un droit dans les mêmes conditions que les autres. Il est nécessaire, afin de ne pas entrer en contradiction avec le principe d’égalité, que l’aménagement ne soit pas excessif, tant sur le plan de l’atteinte à l’égalité que sur le plan de la durée de cette discrimination. Il ne doit donc pas conduire à l’établissement d’un droit spécifique et particulier dans son champ d’application. C’est cette même conception qui est retenue par la Convention relative aux droits des personnes handicapées adoptée par l’assemblée générale des Nations unies qui reconnaît, à son article 2, l’importance des accommodements raisonnables (dénommés « ajustements raisonnables ») et les définit comme « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales ». Ainsi, le traitement d’une situation d’inégalité par l’application de mesures correctives ne peut se réaliser qu’au cas par cas, par des mesures individualisées.

Cela change la vision de l’égalité qui devient teinté d’une volonté d’équité par un rétablissement d’un équilibre qui aurait été mis de côté par une égalité ne prenant pas en compte les différences. Rappelons que la conception française de l’égalité repose sur sa conception d’une souveraineté nationale – largement différente de la conception anglo-saxonne qui fonde la vision canadienne[34] – ne connaissant qu’une seule nation et excluant l’existence de peuples ainsi que de minorités[35]. A ce titre, le Conseil a expressément considéré que « le principe d’unicité du peuple français, dont aucune section ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté nationale, a valeur constitutionnelle » et que « ces principes fondamentaux s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance »[36].

Le Conseil constitutionnel a dès lors toujours défendu une position ferme quant aux distinctions pouvant être établies par la loi. Il a par exemple rappelé l’unité du peuple français en annulant l’article 1er de la loi consacrant l’existence d’un « peuple corse, composante du peuple français », refusant ainsi les distinctions selon l’origine, la race ou la religion. De même, dans une décision Tests ADN du 15 novembre 2007, le Conseil a considéré comme contraire au principe d’égalité l’article de la loi sur l’immigration, l’intégration et l’asile envisageant la constitution de fichiers faisant apparaître « directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques » d’individus.

Principe fondamental issu des idées révolutionnaires de 1789, l’égalité est reconnue aux articles 1er, 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, au préambule ainsi qu’aux articles 1er, 2 et 3 de la Constitution de 1958. Citons également le Préambule de la Constitution de 1946, ayant, lui-aussi, valeur constitutionnelle[37]. Elle est également élevée au rang des principes généraux du droit par le Conseil d’État[38]. Suivant cette conception traditionnelle et historique, l’égalité a consisté pendant longtemps à ce que l’État se place dans une position de neutralité, tout comme il l’a fait avec le principe de laïcité. Pour reprendre la vision des professeurs Favoreu, Gaïa, Gevonthian, Mestre, Pfersmann, Roux et Scoffoni, ce principe ne crée pas uniquement un « droit à l’égalité », mais également un « droit à l’égalité des droits »[39]. À ce titre, il convient de considérer, malgré tout, une vision française moins stricte de l’égalité, depuis les années 2000, qui consiste à ne pas faire une application quasi-idéologique fondée sur la vision d’un individu abstrait et universel mais bien de prendre en compte des inégalités de fait, des situations dans lesquelles les individus ne sont pas sur un pied d’égalité, du fait de conditions physiques, sociales ou économiques. De ce postulat découle la possibilité d’établir des différences de traitement lorsqu’elles sont justifiées par des situations différentes et par un motif d’intérêt général en rapport avec l’objet de la norme qui les crée. Ces différences doivent alors être fondées objectivement et proportionnées. De là, découle la légalité de mesures compensatoires afin de corriger des inégalités issue de l’application du principe d’égalité. Suivant cela, la Constitution a fait l’objet d’adaptation, notamment en ce qui concerne l’égalité entre hommes et femmes (par la modification du second alinéa de l’article 1er et l’article 71-1, par la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République). Le Conseil d’État a malgré tout refusé de reconnaître l’existence d’un droit à la différence[40]. Toutefois, il faut noter le développement d’un contrôle de proportionnalité notamment pour les cas de discrimination[41], que cela concerne le handicap[42] ou l’âge[43], par exemple.

B – Le traitement des accommodements raisonnables par les juges québécois et canadien

Idée présente dans deux textes fondamentaux que sont la Charte des droits et libertés de la personne et dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, la notion d’accommodement raisonnable n’apparaît pas formellement. Toutefois, le juge va en faire une obligation en application du principe d’égalité dans sa décision Commission ontarienne des droits de la personne (O’Malley) c/ Simpsons Sears de 1985[44]. En l’espèce, le juge considère qu’une norme générale et neutre peut avoir des conséquences discriminatoires sur une personne du fait de sa pratique religieuse et qu’en conséquence, l’application du principe d’égalité impose de proposer une mesure dérogatoire à cette règle en permettant un traitement différentiel si celui-ci ne crée pas une situation disproportionnée. En effet, ce dernier aspect est essentiel puisque c’est par la proportionnalité de la mesure de réajustement que l’accommodement raisonnable ne sera pas considéré comme une contrainte excessive[45]. Cette caractéristique de contrainte excessive pourrait, si elle était démontrée, conduire à l’irrégularité de la mesure. Le juge de la Cour Suprême lui reconnaitra une valeur constitutionnelle dans la décision Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration de 1985. Cette décision a assis la position de juge consistant à établir une appréciation au cas par cas et de prendre des mesures individualisées dans la limite du raisonnable dont la mise en œuvre ne doivent pas conduire à une situation disproportionnée afin de compenser une inégalité pour atteindre une égalité.

L’affaire Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration va permettre d’illustrer très clairement la conception des accommodements raisonnables de la part du juge canadien, même si la vision du juge québécois s’en différencie quelque peu. Le contentieux porté devant le juge provincial va finalement aboutir devant la Cour suprême fédérale et marquera la jurisprudence.

Un élève d’une école publique au Québec de confession sikh orthodoxe fait tomber dans la cour de l’école le kirpan qu’il porte (couteau traditionnel sikh devant être porté en toute circonstance pour les sikhs orthodoxes). Le conseil des commissaires de la Commission scolaire Marguerite-Bourgeois (la commission scolaire) se réunit afin de prendre une décision sur une éventuelle sanction à son égard : le port d’une arme étant prohibé par le code de vie de l’école. Cherchant à trouver une entente, elle fait savoir aux parents de l’intéressé que le port du kirpan ne peut être accepté que si celui-ci est placé dans son fourreau et cousu à l’intérieur de ses vêtements de façon sécuritaire afin d’empêcher qu’il puisse tomber. Cette décision est alors considérée comme un accommodement raisonnable en ce qu’elle déroge à l’interdiction de porter une arme dans un établissement scolaire prévue dans les statuts de l’établissement. Le conseil d’établissement refuse cet accommodement et après les décisions de la Cour supérieure du Québec et de la Cour d’appel du Québec, la Cour suprême va être saisie. Cette dernière va reconnaître la possibilité de porter le kirpan si certaines conditions sont remplies[46]. Rendue à l’unanimité, cette décision va notamment illustrer la méthode quasiment mathématique de la conception de la discrimination et de l’accommodement raisonnable en mettant à l’œuvre un test de proportionnalité (appelé « test de Oakes ») afin de considérer le degré d’atteinte à la Charte canadienne des droit et libertés. L’article 1er de la Charte énonce que les droits et libertés contenus dans la Charte « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». A ce titre et constatant une atteinte à la Charte, la Cour va analyser l’atteinte par le biais du test de Oakes. En effet, pour qu’une mesure restrictive soit conforme à la Charte, elle doit :

– être prescrite par une règle de droit (critère de légalité)

– viser un objectif suffisamment important (critère de l’objectif)

– être proportionnée (critère de proportionnalité). Ce dernier critère est lui-même composé de trois critères : existence d’un lien rationnel (la mesure doit permettre d’atteindre l’objectif de lutte contre la discrimination en cause, sans pour autant que cette mesure ne soit nécessaire), l’atteinte minimale (la mesure doit porter une atteinte minimale au droit ou à la liberté concernée) et la proportionnalité stricte (ou « pondération des effets » qui nécessite une bilan coûts-avantages au cas par cas de la mesure restrictive).

Selon les juges et suivant un raisonnement très libéral, il était nécessaire de savoir si la mesure d’accommodement raisonnable proposée ne portait pas une atteinte trop importante à la liberté de religion de l’élève. La Cour suprême va ainsi considérer que les conditions proposées par la Commission afin de pouvoir porter le kirpan au sein de l’établissement scolaire ne constituaient pas une atteinte excessive à la liberté de religion et qu’au sens de l’article 1er de la Charte[47], il n’existe pas d’interdiction du port du kirpan lorsque des accommodements raisonnables sont possibles. Elle rappelle également le caractère multiculturel de la société canadienne, protégé par la Charte[48].

Cette décision est considérée comme ayant atteint les limites de l’accommodement raisonnable en ce qu’elle n’a pas cherché à trouver un équilibre entre liberté de religion et l’ordre et la sécurité publics mais a considéré que seule la mesure portant le moins atteinte à la liberté de religion pouvait être permise. De plus, la Cour a établi une similitude entre accommodement raisonnable et atteinte minimale, ce qu’elle infirmera dans sa jurisprudence ultérieure[49]. La décision Multani, bien qu’excessive dans son raisonnement et dans son argumentation, permet de comprendre la notion d’accommodement raisonnable en tant que mesure dont l’objectif est de compenser une inégalité de fait en raison de l’application du principe d’égalité.

 

II – Les limites à la mise en œuvre des accommodements raisonnables comme moyen de lutte contre les situations de discrimination

Si les discriminations positives constituent un outil de compensation des situations d’inégalité, elles ne sont pas formellement consacrées par le droit français, qui admet malgré tout des mesures de dérogation au principe d’égalité (A). Il est alors pertinent de s’interroger sur le rapport entre égalité et équité dans leur lien avec les situations d’inégalités réelles (B).

A – Le traitement des discriminations positives dans le droit français

La notion de discrimination porte les mêmes éléments de définition en droit québécois, canadien et français. Droits québécois et canadien la considèrent comme le fait d’établir une distinction fondée sur un motif prohibé (la religion, le handicap, la couleur de peau, etc.)[50]. Il s’agit alors d’une discrimination directe. Mais il faut considérer également l’existence de discriminations indirectes qui consistent à imposer des obligations dont les effets vont créer des situations discriminatoires à l’encontre de certains des destinataires en raison d’une pratique religieuse, culturelle ou d’une croyance. Cela se concrétise, par exemple, par le fait d’imposer de travailler à quelqu’un dont la religion l’interdit, un jour précis[51]. Cette distinction entre discrimination directe et indirecte ne fait que reprendre la distinction établie par la Cour Permanente de Justice Internationale et par le droit de l’Organisation Internationale du Travail[52].

En droit français, la discrimination est entendue comme le traitement inégal et défavorable à l’égard d’individus ou de groupes d’individus en raison de leur apparence physique, de leur origine, de leur sexe ou de leur lien avec un mouvement de pensée, religieux, politique ou syndical, selon les articles 225-1 et s. du Code pénal et les articles L.1132-1 et s., L.1141-1 et s. ainsi que L.2141-5 du Code du travail. Le droit interne distingue également les discriminations indirectes qui sont vues comme des effets résultant de la mise en œuvre d’une norme dont le contenu est neutre, c’est-à-dire n’établissant pas de distinction entre les destinataires de la norme mais dont l’application en crée. Ainsi, si la discrimination directe concerne les motifs d’une règle qui créent une distinction, la discrimination indirecte, elle, concerne les effets d’une règle.

Au regard des définitions canadienne et française, on constate une conjonction évidente des deux conceptions de la discrimination. Pour autant, ces deux systèmes juridiques traitent-ils les discriminations de façon comparable ? Comment le juge français envisage les discriminations, notamment au regard du principe d’égalité et donc de la Constitution ? Pour cela, il convient d’analyser certains aspects du droit français.

Nous l’avons vu, le principe d’égalité tel qu’il est entendu par le droit français n’impose pas une égalité arithmétique et pure puisqu’il permet les différenciations. Le Conseil constitutionnel l’a d’ailleurs reconnu dans une décision Ponts à péages du 12 juillet 1979[53] et dans une décision Mutualisation de la CNCA du 7 janvier 1988[54]. A la lumière du droit français, plusieurs cas de discriminations positives sont en œuvre.

Premièrement, on note plusieurs cas ayant fait l’objet d’un contrôle par le Conseil constitutionnel et ayant été validés par celui-ci. On note d’abord des discriminations justifiées par la localisation géographique. Ainsi, dans une décision relative au statut fiscal de la Corse, le Conseil reconnaît comme conforme à la Constitution le fait que la Corse soit dotée d’un statut fiscal « destiné à compenser les contraintes de l’insularité »[55]. De même, il reconnaît la constitutionnalité d’une disposition législative favorisant l’accès des habitants de Nouvelle-Calédonie à la fonction publique de ce territoire[56]. Des discriminations sont ensuite justifiées par des critères sociaux, reposant sur l’âge ou sur des caractéristiques sociales[57]. On trouve enfin des discriminations reposant sur les mérites ou les besoins du service public, permettant de justifier l’existence du 3e concours d’accès à l’ENA[58]. De même, le Conseil a estimé que le législateur pouvait prévoir des cas de priorité de recrutement à l’égard d’étudiants répondant au statut de boursier mais seulement si cela se faisait à aptitudes égales et pour un profil souhaité préalablement déterminé[59]. Afin de justifier ces discriminations et donc une rupture d’égalité, il faut que des critères « objectifs et rationnels » soient utilisés et le Conseil a rappelé cette condition à de nombreuses reprises[60].

Deuxièmement, des discriminations positives contenues dans des dispositions législatives (n’ayant pas fait l’objet d’un contrôle de la part du Conseil constitutionnel) ont été appliquées. Il en va notamment ainsi des mesures d’aides ou d’incitations en matière économique, éducative, de santé ou d’aménagement du territoire, fondées sur la nécessité de compenser un handicap individuel, social ou géographique. Parmi les nombreux cas que l’on pourrait évoquer, citons les divers dispositifs en faveur de l’emploi des jeunes, les dispositifs en faveur des handicapés avec des emplois réservés.

Troisièmement, les dernières révisions constitutionnelles ont conduit à inscrire dans le texte constitutionnel des dispositions mettent en œuvre des discriminations positives. La loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 a ainsi inscrit le principe de parité a modifié l’article 3 de la Constitution (intégré ensuite à l’article 1er) en prévoyant que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Le statut spécifique des collectivités d’outre-mer tenant compte des intérêts propres à chacune d’entre elles a également été constitutionnalisé aux articles 73 et 74 de la Constitution par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003. Suivant cette disposition, des mesures peuvent être justifiées par des nécessités locales en faveur de la population en matière d’emploi (à la condition d’une « égalité de mérites »), de droits d’établissement pour l’exercice d’une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier. On peut aussi citer la loi organique du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française qui reprend la loi organique du 19 mars 1999 permettant l’adoption de lois du pays dans des domaines relevant de la compétence de l’État par les assemblées de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française. De plus, une loi du pays peut fixer des mesures favorisant la population locale pour chaque type et chaque secteur d’activité.

Des limites peuvent toutefois être établies à ces discriminations positives. Le Conseil constitutionnel a plusieurs fois censuré des dispositions lorsqu’elles entrainaient une rupture caractérisée d’égalité devant les charges publiques[61].

B – Egalité versus équité

L’égalité, lorsqu’elle est appliquée en tant que principe de non-discrimination suivant la logique républicaine française, conduit à un traitement indifférencié de l’application des droits, ce qui ne permet pas de compenser des inégalités de fait. A ce principe d’égalité, il est possible de remplacer une logique et un principe d’équité dont l’idée sous-jacente semble conduire au même résultat. Toutefois, il apparaît, à l’aune de l’application de ce dernier principe et dans le contexte français, que ses effets ne répondent pas totalement aux attentes et aux lacunes de l’égalité. En effet, ce principe n’ayant qu’une application peu développée, souffre d’un réel flou normatif quant à sa mise en œuvre et quant à son interprétation, dans les faits. Il entraine même des effets contraires à une logique de cohésion nationale en établissant des différences à l’intérieur du groupe social.

L’égalité est perçue, en France, comme un principe politique et d’application du droit. Élevé au rang de principe à valeur constitutionnelle et comme principe général du droit, sa mise en œuvre pratique se réalise à divers niveaux : égalité devant la loi, devant l’impôt, devant la justice, etc. Il consiste, comme nous l’avons vu, à appliquer une norme de manière identique à un groupe entier sans établir de distinction entre les membres de ce groupe, excluant, dès lors, toute forme de discrimination. L’égalité est donc d’abord un principe à valeur fondamentale et finalement très général entrainant, de fait, une obligation de précision pratique pour sa mise en œuvre concrète. Elle nécessite donc l’intervention d’une loi afin de servir de norme de référence réelle, applicable à un cas matériel. A côté de l’égalité, l’équité mérite d’être analysée afin de cerner ses différences avec l’égalité et mesurer ses matérialisations. Elle se définit comme le fait d’attribuer à chacun ce qui lui est dû, suivant une logique de justice naturelle. Comme pour l’égalité, les idées de justice et d’impartialité sont sous-jacentes à l’équité mais il faut y ajouter celle de prise en compte des mérites ou des conditions de chacun. Étymologiquement, le terme « équité » vient du latin aequitas qui signifie « égalité ». Il désigne une forme d’égalité ou de juste traitement suivant une idée de justice naturelle et d’éthique selon l’appréciation par chaque individu de ce qui lui est dû, dépassant le seul cadre du droit. L’équité vient donc potentiellement en complément de la règle de droit. Aristote, suivant ses réflexions sur justice distributive et justice corrective, explique que « la nature propre de l’équité consiste à corriger la loi, dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général »[62]. L’équité serait donc l’instrument « naturel » de correction des inégalités de fait, l’outil permettant de compenser les cas dans lesquels l’égalité ne fait que reproduire des inégalités du fait d’une application mécanique voire mathématique de la règle de droit, justifiée par une attitude de neutralité souhaitée par les institutions, dans la logique républicaine française.

Dans le cadre d’une réflexion sur l’application des principes d’égalité et d’équité et les éventuels intérêts de chacun pour le cadre français et notamment dans le cadre des situations de discrimination, il convient d’abord de comprendre leurs statuts respectifs. Le principe d’égalité est issu des grandes idées révolutionnaires ayant été inscrit dans les textes fondamentaux (DDHC, Préambule de 1946, Constitution de 1958) puis ayant été reconnu comme un principe général du droit, sans pour autant avoir fait l’objet d’une concrétisation à proprement parlé, c’est-à-dire qu’en tant que principe général, il nécessite l’adoption de normes d’application[63]. Inversement, l’équité est souvent citée sans pour autant être systématiquement considérée comme un principe – tel que l’est l’égalité – et s’inscrit dans une logique de droit naturel. Comparativement moins présente dans les textes fondamentaux et dépourvue d’une reconnaissance à valeur fondamentale, l’équité fait l’objet d’une présence de plus en plus importante dans les textes. Elle est, d’ailleurs et pour cela, moins présente dans l’histoire juridique française. Au regard de ces deux conceptions, les implications de chacune ont des effets différents, ce qui interroge sur leurs pertinences respectives dans le cadre juridique français.

En terme d’application, ces deux notions n’ont donc pas une portée comparable. L’équité, peu présente dans les textes et plus récemment entrée dans la culture juridique française que l’égalité, n’est utilisée par le juge ou par le législateur en tant que norme de référence que rarement. Certes, sa prise en compte plus systématique par le juge ou par le pouvoir normatif réglementaire ou législatif permettrait une prise en compte des situations de fait, afin d’identifier les cas d’inégalité réelles et ainsi de considérer les situations individuelles. Elle conduit toutefois à une incertitude normative nécessaire pour permettre la prise en compte de toutes les situations qui se présenteront lors de l’application de la norme[64]. Des compensations à des cas de discrimination seraient alors plus systématiquement envisagées. Sociologiquement, cela conduirait à une vision de la société plus proche d’une conception populaire de la souveraineté, dans laquelle chacun est pris en compte en tant que titulaire d’une part égale du pouvoir. Cela a pour conséquence une conception individualiste du droit, créant des groupes par catégorisation : chaque individu ou chaque groupe d’individus est considéré suivant des caractéristiques (handicap, ethnie, groupe social défavorisé, etc.). C’est ce que l’on retrouve dans les sociétés multiculturelles (le Canada, nous l’avons vu, en est un exemple manifeste) dans lesquelles le communautarisme est mis en avant.

Cette conception de la société est en contradiction avec le cas français qui s’est construit, historiquement, sur une vision nationale de la souveraineté, c’est-à-dire sans distinction des différences dans l’application de la loi. L’intérêt d’une telle vision est de permettre une intégration plus forte, facilitant les conditions d’une assimilation culturelle à un système juridique et plus largement à des règles sociétales. Dans cette perspective, l’application du principe d’égalité implique l’édiction de normes générales et impersonnelles dont les dérogations sont exclues ou exceptionnelles. Le cas français permet toutefois la prise en compte de situations particulières dans l’application de la règle de droit. En effet, depuis la décision du Conseil d’État Société des concerts du conservatoire de 1951, il a été reconnu que si le principe d’égalité implique de traiter de manière identique des situations identiques, la différence de traitement est possible si elle est justifiée par des éléments liés à l’intérêt général ou avec la finalité du service, lorsque cela est justifié par l’existence de situations différentes.

Si le principe d’égalité ne conduit pas, en lui-même, à une égalité réelle, il envisage malgré tout des exceptions lorsque des différences de situations existent et qu’elles sont justifiées par des intérêts sociétaux et dépassant le cadre individuel. L’équité, elle, a une tendance, par sa nature même, à diviser la société en groupes, ce qui empêche tout phénomène intégrateur, si cher à la tradition républicaine française. La logique des accommodements raisonnables semble trouver peu de justification à une application française, qui, a déjà prévu des cas de discrimination positive[65]. Les exceptions à l’application uniforme de la loi ne trouvent de justification que de manière exceptionnelle, lorsque cela est nécessaire. Afin de permettre le traitement différencié pour compenser des inégalités de fait dont souffrent certains groupes minoritaires, des « actions positives »[66] ou des « discriminations compensatoires »[67] peuvent être souhaitables, limitées dans le temps et justifiées par l’intérêt général ou par le service public.

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Débats

 

Débat autour de la situation du mineur étranger accompagné.

S’agissant du mineur étranger accompagné, quelle solution envisager si on maintient l’enfant sur le territoire ? Doit-on laisser également les parents aussi sur le territoire ou les exclure ?

En principe, on ne devrait pas pouvoir reconduire à la frontière et placer en rétention administrative un mineur même accompagné de ses parents. La justification de ces mesures d’éloignement est la protection de l’intérêt de l’enfant mais aussi le consentement des parents. Pour combler ce vide juridique, on se fonde sur cet intérêt mais cela peut se retourner contre l’enfant et la famille c’est-à-dire qu’au nom de l’intérêt de l’enfant, il reste avec ses parents qui vont en rétention administrative. Ces lieux de rétention ne sont pas adaptés pour eux. L’idée, serait alors de ne pas placer en rétention les familles mais d’appliquer d’autres solutions de sauvegarde comme par exemple l’assignation à résidence afin d’éviter les fuites. Dès qu’un étranger est interpellé, qu’il soit avec un enfant ou non, on pense qu’il veut s’enfuir mais cela peut se comprendre au vu des conditions de rétention ou encore du fait que l’individu ignore ce qu’il va advenir de lui. On peut par exemple prendre le cas des enfants originaires des Comores qui arrivent à Mayotte qui sont alors interpellés puis reconduits à leur point de départ.

Débat autour de la situation des mineurs isolés à Mayotte.

La seule véritable structure de prise en charge de ces mineurs isolés est l’Aide sociale à l’enfance. Un mineur étranger isolé, une fois qu’il est détecté, entre dans ce dispositif de protection de l’enfance. S’il n’y a pas de prise en charge par ces services, ce sont alors des associations qui interviennent. C’est le cas à Mayotte ou encore à Paris. Parfois ce sont même des habitants du quartier qui prennent en charge ces enfants même si ce n’est pas officiel. Un mineur qui est sur le territoire est de fait régularisé étant donné qu’il n’a pas besoin de titre de séjour. Actuellement est mise en place une répartition de ces enfants sur le territoire. Mayotte est un cas particulier car ce territoire n’a pas les structures et les moyens adaptés face à un flux migratoire qui est très important.

 

Débat autour de la catégorisation des publics vulnérables et du fléchage des subventions.

La catégorisation permet d’étiqueter des catégories de vulnérabilité. Cependant, ce travail de catégorisation tend aussi à déterminer quelle catégorie ne bénéficiera pas d’accompagnement de l’État ou d’un accompagnement moindre.

Signalons que la Cour européenne des droits de l’homme, dans la majorité des cas, ne prend plus en compte des catégories de personnes vulnérables mais des situations de vulnérabilité. La Cour européenne parle du caractère vulnérable inhérent aux demandeurs d’asile mais le juge pense que les demandeurs d’asile ne constituent pas un groupe suffisamment homogène pour que l’on puisse parler de groupe vulnérable. Ainsi, le demandeur d’asile est-il obligatoirement vulnérable ? On regarde systématiquement le demandeur d’asile comme une personne qui est potentiellement vulnérable.

 L’affirmation d’une notion de vulnérabilité ne pourrait-elle pas conduire à l’abaissement du niveau de protection des personnes aujourd’hui protégées à travers des catégories ? C’est par exemple le cas où au sein même d’une catégorie, on va établir des niveaux de vulnérabilité différents.

On a de plus en plus l’impression aujourd’hui, qu’on a des catégories de vulnérabilités « spontanées » (comme par exemple les étrangers) mais aussi des catégories de vulnérabilité « créées » c’est-à-dire que l’on va créer cette vulnérabilité (exemple : vulnérabilité créée en plaçant les personnes dans des centres de rétention administrative). Cela pose en réalité une autre question qui est de savoir ce que peut faire ou non le droit. Par exemple, il est difficile pour le droit de devancer un phénomène social.

En matière du budget, la répartition va dépendre du niveau de protection que l’on veut mettre en place. Cela peut aboutir à des seuils par exemple comme on peut le voir au sujet des mineurs où il existe des seuils liés à l’âge de l’enfant et par ailleurs, la Cour Européenne des droits de l’homme fonde tout son contrôle sur ces seuils.

Début du chapitre

[1] PETIN J., La vulnérabilité en droit européen de l’asile, Thèse, Pau, 2016

[2] LANTERO C., Le droit des réfugiés, entre droits de l’Homme et gestion de l’immigration, Bruxelles, Bruylant, 2011, 613 p.

[3] SAROLEA S., Droits de l’homme et migrations – De la protection du migrant aux droits de la personne migrante, Bruxelles, Bruylant, 2006, 718 p.

[4] Le thème est abordé dans toutes les disciplines, quand bien même le mot ne serait-il pas attribué aux mêmes concepts : vulnérabilité des Hommes, mais aussi des animaux, de la nature, de structures matérielles comme immatérielles, reprenant ainsi le sens premier du terme : qui peut être blessé.

[5] On ne compte plus aujourd’hui le nombre d’études en droit sur la vulnérabilité : colloques, thèses, articles etc. Pour ne citer que les principales : COHET-CORDEY F., Vulnérabilité et droit, Le développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, PUG, Grenoble, janvier 2000, Rapport de Médecins sans Frontières, Violences, vulnérabilité et migration : bloqués aux portes de l’Europe, un rapport sur les migrants subsahariens en situation irrégulière au Maroc, MSF, 13 mars 2013, DUTHEIL-WAROLIN L., La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, thèse soutenue en 2004, GUITARD V., Protection de la personne et catégories juridiques : vers un nouveau concept de vulnérabilité thèse soutenue en 2005, LICHARDOS G., La vulnérabilité en droit public, thèse soutenue en 2015.

[6] Rappelons à ce propos les mots de Frédéric COHET-CORDEY, « la vulnérabilité n’est pas, au sens technique du terme, une notion juridique et elle ne trouve dans le droit positif aucun pendant en donnant un reflet satisfaisant. (…) En droit, là même où la notion est expressément employée par le législateur, elle n’est nullement par lui définit » in COHET-CORDEY F., sous la direction de, Vulnérabilité et droit, le développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, op.cit, p. 9

[7] V. à ce propos les travaux (entre autres) de BIOY X., Droits fondamentaux et libertés publiques, LGDJ, Lextenso éditions, de CHAMPEIL-DESPLATS V., « La notion de “droit fondamental” et le droit constitutionnel français », D., 1995, de DUPRE DE BOULOIS X., Droits et libertés fondamentaux, PUF, collection licence droit, FAVOREU L. et alii, Droit des libertés fondamentales, 6e édition, Dalloz, Précis, de HENNETTE-VAUCHEZ S. et ROMAN D., Droits de l’Homme et libertés fondamentales, Dalloz, collection Hypercours, de LOCHAK D., Les droits de l’homme, La découverte, collection Repères, Paris, ou encore de de WACHSMANN P., Libertés publiques, 7e édition, Dalloz, collection Cours, Paris, 2013. De façon générale, les auteurs contemporains reconnaissent la nécessité de l’existence effective de droits et libertés fondamentales.

[8] SALES-WUILLEMIN E., La catégorisation et les stéréotypes en psychologie sociale, Dunod, Paris, 2006, pp. 1-4.

[9] Idem.

[10] Ce sont ici les catégories de personnes ciblées directement par le Code pénal. D’autres catégories peuvent être incluses, comme les personnes illettrées en droit de la consommation. Les catégories énumérées par le Code pénal ont cela d’intéressant qu’elles relèvent de la personne elle-même, d’un point de vue endogène.

[11] V. à ce propos nos travaux de doctorat, LICHARDOS G., La vulnérabilité en droit public, op.cit.

[12] BIZOUARD Ph., « Le concept de vulnérabilité en psychiatrie », in ROUVIERE F. et alii, (sous la direction de), Le droit à l’épreuve de la vulnérabilité, Bruylant, Bruxelles, 2011, pp. 151-160.

[13] La jurisprudence à ce propos est très abondante. Pour n’en citer que quelques-unes : CEDH, Gd. Ch., 27 juin 2000, Salman c. Turquie, requête no 21986/93, § 99; obs. VAN NUFFEL E., RTDH, 1er juillet 2001, pp. 845-885, CEDH, 27 août 1992, Tomasi c. France, requête no 12850/87, § 113; obs. SUDRE F., RSC, 1er janvier 1993, pp. 33-46, DECAUX E., JDI, 1er juillet 1993, pp. 740-744, DINTILHAC M., Rev. Pénit., 1er juillet 1997, pp. 87-97, CHIAVARIO M., Rev. Pénit., 1er juillet 1997, pp. 249-258, GARAY A., Gaz. Pal., 2 janvier 1998, pp. 6-8, LARRALDE J-M., RTDH, 1er avril 1999, pp. 277-300, VAILHE J., RTDH, 1er avril 1999, pp. 235-252, BENZIMRA-HAZAN J., JDI, 1er janvier 2000, pp. 118-120, COHEN-JONATAN G., RTDH, 31 mars 2001, pp. 665-688, COLLOMP E., Gaz. Pal., 27 juillet 2001, pp. 28-49, DANTI-JUAN M., Rev. Pénit., 1er décembre 2003, pp. 725-734, PUECHAVY M., RTDH, 1er janvier 2006, pp. 99-110 et CEDH, Gd Ch., 28 juillet 1999, Selmouni c. France, requête no 25803/94, § 87; obs. MILLET A-S., RGDIP, 1er octobre 1999, p. 948, MASSIAS F., RSC, 1er octobre 1999, pp. 891-904, BUISSON J., Procédures, 1et novembre 1999, pp. 13-14, SUDRE F., JCP G, 3 novembre 1999, 1985-1991, TURGIS S. et alii, L’Astrée, 1er décembre 1999, pp. 50-56, COHEN-JONATAN G., RGDIP 1er janvier 2000, pp. 181-203, TIGROUDJA H., RTDH, 1er janvier 2000, pp. 77-106, LAMBERT P., RTDH, 1er janvier 2000, p. 123, BENZIMRA-HAZAN J., JDI, 1er janvier 2000, pp. 118-120, LAMBERT P., JDE, 1er février 2000, pp. 34-42, RENUCCI J.-F., D., 4 mai 2000, pp. 179-180, SUDRE F. et alii, RDP, 1er juin 2000, pp. 699-738, DOURNEAU-JOSETTE P., Gaz. Pal., 8 février 2013, pp. 4-11.

[14] V. Par exemple : CEDH, 10 mars 2011, Kiyutin c. Russie, requête n2700/10, §64 ; CEDH, 8 novembre 2011, V.C. c. Slovaquie, requête no 18968/07, §177-179. CEDH, 8 décembre 2009, Munoz Diaz c. Espagne, requête no 49151/07, §61 ; obs. GILLES D., SQDI, 1er janvier 2010, p. 190-194, COURISER Ph., JCP S, 29 juin 2010, pp. 30-34, DECAUX E., et TAVERNIER P., JDI, 1er juillet 2010, pp. 1039-1040 ; CEDH, Gd. Ch., 16 mars 2010, Orsus & autres c. Croatie, requête no 15766/03, § 148 ; obs. PICHERAL C., JCP G, 5 avril 2010, p. 718.

[15] L’Union Européenne travaille beaucoup dans le cadre de la règlementation liée au travail : ainsi, la travailleuse « enceinte, accouchée ou allaitante » est perçue comme une personne vulnérable, et à ce titre a le droit à un congé maternité : il ne s’agit pas de viser la femme enceinte systématiquement, mais bien de la replacer dans une situation particulière qui est celle de l’emploi. La femme enceinte, accouchée ou allaitante est ainsi dans une situation particulière quand elle travaille : c’est celle-ci qui est prise en compte, certes en raison de la grossesse, de l’accouchement ou de l’allaitement, mais surtout en raison de la situation dans laquelle est placée. Il n’y a ainsi pas de cadre général énonçant une vulnérabilité de la femme enceinte, mais bien une potentielle situation de vulnérabilité de la femme enceinte qui nécessite des mesures de protection, et notamment un droit à un congé maternité. V. la directive 92/85/CEE du 19 octobre 1992 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail : « considérant que la vulnérabilité de la travailleuse enceinte, accouchée ou allaitante rend nécessaire un droit à un congé de maternité d’au moins quatorze semaines continues, réparties avant et/ou après l’accouchement, et obligatoire un congé de maternité d’au moins deux semaines, réparties avant et/ou après l’accouchement » (quatorzième considérant). V. également CJCE, 18 mars 2004, María Paz Merino Gómez c. Continental Industrias del Caucho SA, affaire C-342/01, §, ; obs. IDOT L., Europe, 1er mai 2004, pp. 19-20, OMARJEE I., SSL, 12 juillet 2004, pp. 29-35, FISHELSON M.-D. et alii, Option finance, 4 octobre 2004, pp. 40-54, CJCE, 20 septembre 2007, Sari Kiiski c. Tampereen kaupunki, affaire C-116/06 ; obs. LHERNOULD J.-P. et alii, RJS, 1er décembre 2007, pp. 993-1002, LAULOM S., SSL, 28 janvier 2008, pp. 17-22, CJUE, 19 septembre 2013, Marc Betriu Montull c. Instituto Nacional de la Seguridad Social, affaire C-5/12 ; obs. ROBIN-OLIVIER S., RTDE, 1er avril 2014, pp. 530-541.

[16] Avant d’aller plus loin, il faut bien préciser un élément essentiel dans l’analyse de la vulnérabilité : tout l’intérêt de sa prise en compte (et c’est ce qui apparait implicitement ou explicitement tout au long des débats) revient bien évidemment à accroitre les protections à destination des personnes en situation de vulnérabilité, avec les risques que cela peut comporter.

[17] CNCDH avis du 17 octobre 2017 « alerte sur le traitement des personnes migrantes ».

[18] CNCDH, Avis sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis, 2 juillet 2015.

[19] Idem, p. 3

[20] Idem.

[21] V. par exemple le rapport annuel d’activité du Contrôleur général des lieux de privation de liberté sur l’enfermement des enfants en 2012 ou encore son récent avis du 14 juin 2018 publié au JO. V. aussi l’avis de la CNCDH du 27 mars 2018 sur la privation de liberté des mineurs.

[22] CEDH, Mubilanzila Mayeka & Kaniki Mitunga c. Belgique, req no 13178/03, 1er janvier 2007 ; obs MUZNY P., D., 15 mars 2007, COURNIL C., RCDIP, 1er janvier 2008, pp. 35-59, LAMBERT P., Journal de droit européen, 1er février 2007, pp. 43-47, BOUSSUYT M. , RUDH, 31 décembre 2010, pp. 16-34.

[23] La Cour rappelle ainsi régulièrement les exactions dont ont fait l’objet les populations Roms . V. par exemple CEDH, Gd. Ch., 18 janvier 2001, Beard c. Royaume-Uni, requête n24882/94, §104; obs. LECLERCQ-DELAPIERRE D., JDI, 1er janvier 2002, pp. 292-293 ; CEDH, Gd. Ch., Chapman c. Royaume-Uni, op.cit., §96; CEDH, Gd. Ch., Jane Smith c. Royaume-Uni, op.cit., §103; CEDH, Gd. Ch., Coster c. Royaume-Uni, op.cit., §107 ou encore CEDH, D.H. & autres c. République Tchèque, op.cit., §182 ; CEDH, 5 juin 2008, Sampanis & autres c. Grèce, requête no 32526/05, §72 « « du fait de leurs vicissitudes et de leur perpétuel déracinement, les Roms constituent une minorité défavorisée et vulnérable ».

[24] V. par exemple CEDH, 8 novembre 2011, V.C. c. Slovaquie, requête no 18968/07, §177-179 : « Les documents dont dispose la Cour indiquent que la pratique consistant à stériliser des femmes sans qu’elles aient au préalable donné leur consentement éclairé touche des personnes vulnérables appartenant à différents groupes ethniques. (…) À cet égard, la Cour conclu plus haut que l’État défendeur n’avait pas respecté l’obligation positive qui lui incombait au titre de l’article 8 de la Convention de garantir à la requérante une protection suffisante de nature à lui permettre, en tant que membre de la communauté rom, une communauté vulnérable (…) ».

[25] Voir SIMMARD J. et MORENCY M.-A., « Gouvernance et développement : Les approches législatives canadienne et québécoise »,
La Revue des Sciences de Gestion, 2009/5 n°239-240, p. 76.

[26] BOSSET P., « Les fondements juridiques et l’évolution de l’obligation d’accommodement raisonnable », in JEZEQUEL M., L’obligation d’accommodement : quoi, comment, jusqu’où ? Des outils pour tous, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse – Québec, Cat. 2.500.128, p. 7.

[27] Cour suprême, Commission ontarienne des droits de la personne (O’Malley) c/ Simpsons Sears [1985] 2 R.C.S. 536.

[28] Cour suprême, Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration [1985] 1 R.C.S. 177.

[29] Voir par exemple THERRIEN S., « La diversité religieuse et les institutions publiques : quelques orientations », in Solange Lefebvre, La Religion dans la sphère publique, Montréal, PUM, 2005, pp. 70-90.

[30] L.R.O. 1990 (Ontario), c. H.19.

[31] Voir Cour suprême, Colombie-Britannique (PSERC) c/ BCGSEU, [1999] 3 RCS 3, p. 44.

[32] Voir Cour suprême, Commission ontarienne des droits de la personne (O’Malley) c/ Simpsons Sears [1985] 2 R.C.S. 536.

[33] LEFEBVRE S., « Le Canada et le Québec confrontés à la diversité ethno-religieuse », Hermès, La Revue, 2008/2 n° 51, p. 171 et 172.

[34] Sur la différence de conception de la souveraineté, voir G. DEMELEMESTRE, Les deux souverainetés et leur destin : Le tournant Bodin-Althusius, Paris, 2011, Editions du Cerf, 280 p. ; BARRUE-BELOU R., Analyse des outils fédératifs aux États-Unis, au Canada et au Brésil – Contribution à l’étude du fédéralisme, 2013, http://publications.ut-capitole.fr/16289/, pp. 353-412.

[35] Voir en ce sens, Conseil constitutionnel, 18 novembre 1982, Quotas par sexe, n°82-86 DC ; 9 mai 1991, Peuple corse, n°91-290 DC.

[36] Conseil constitutionnel, 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales et minoritaires, n°99-412 DC.

[37] « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances ».

[38] CE, Sect, 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, Rec. 151.

[39]  FAVOREU L., GAIA P., GHEVONTIAN R., MESTRE J.-L., PFERSMANN O., ROUX A. et SCOFFONI G., Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 20ème éd., 2018, p. 1040.

[40] Voir CE, Ass., 28 mars 1997, Sté Baxter, n°179049 : « le principe d’égalité n’implique pas que des entreprises  se trouvant dans des situations différentes doivent être soumises à des  régimes différents ».

[41] Voir par exemple CE, Ass., 27 mars 2015, Quintanel, n° 372426.

[42] CE, Ass., 22 octobre 2010, Bleitrach, n°301572 (concernant les difficultés d’accès aux bâtiments de justice).

[43] Voir en ce sens, CE 13 mars 2003, Cherence, n°352393  (pour l’âge de mise en inactivité du personnel des industries électriques et gazières); CE 22 mai 2013, Kiss, n°351183  (limite d’âge de 65 ans pour un cadre d’emploi dans la fonction publique territoriale).

[44] Cour suprême, Commission ontarienne des droits de la personne (O’Malley) c/ Simpsons Sears (1985) 2 R.C.S. 536.

[45] La Cour suprême canadienne a considéré que devaient être considérées comme excessifs, les coûts de l’accommodement, l’entrave à l’exploitation de l’entreprise, ou encore l’atteinte aux droits des co-employés

[46] Le kirpan doit être porté sous ses vêtements ; être placé dans son fourreau de bois ; enveloppé et cousu au guthra ; dans une étoffe solide afin qu’il perde son aspect contondant ; le personnel doit pouvoir vérifier, de façon raisonnable, que les conditions imposées soient respectées ; que le requérant ne puisse en aucun temps se départir de son kirpan et que la disparition de ce dernier soit rapportée aux autorités de l’école immédiatement.

[47] « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

[48] Article 27.

[49] Voir par exemple Cour suprême, Alberta c/ Hutterian Brethren of Wilson Colony, (2009) 2 R.C.S. 567.

[50] VERGE P., ROUX D., « Personnes handicapées : l’obligation d’accommodement raisonnable selon le droit international et le droit canadien », Droit social, 2010 p.965.

[51] Voir Cour suprême, Commission ontarienne des droits de la personne (O’Malley) c/ Simpsons Sears [1985] 2 R.C.S. 536.

[52] Se reporter à l’article 2 de la Convention n°111 de l’OIT et voir Ronald C. Craig, Systemic discrimination in employment and the promotion of ethnic equality, Leiden-Boston, Martinus Nijhoff, 2007, p. 41.

[53] Décision n°79-107DC.

[54] Décision n°87-232 DC.

[55] 20 décembre 1994, Statut fiscal de la Corse, n°94-350 DC.

[56] 30 août 1984, Statut du territoire de Nouvelle-Calédonie, n°84-178 DC.

[57] Conseil constitutionnel, 27 juillet 1989, Prévention des licenciements économiques, n°89-257 DC.

[58] Conseil constitutionnel, 14 janvier 1983, n°82-153 DC.

[59] Conseil constitutionnel, 24 avril 2003, n° 2003-471 DC.

[60] Parmi les multiples décisions, citons décision n° 83-164 DC du 29 décembre 1983 (Loi de finances pour 1984), décision n° 91-298 DC du 24 juillet 1991 (Loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier), décision n° 97-390 DC du 19 novembre 1997 (Loi organique relative à la fiscalité applicable en Polynésie française), décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999 (Loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie).

[61] Voir par exemple décision du 29 juillet 1998, n°98-403 DC.

[62] ARISTOTE, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, livre V, chapitre X, p.147.

[63] V. BELLOUBET-FRIER N., « Le principe d’égalité », AJDA, 1998, pp. 152 et s.

[64] V. CAFARELLI F., Recherche sur le fondement juridique des discriminations compensatoires en droit public français, thèse, Montpellier, 2007, pp. 281 et s.

[65] V. CAFARELLI F., op. cit.

[66] V. BELLOUBET-FRIER N., op. cit.

[67] V. CAFARELLI R., idem.

Vulnérabilité et justice pénale

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CHAPITRE 5 – Vulnérabilité et justice pénale

Dans le cadre du procès pénal, il peut être tentant d’imaginer la vulnérabilité du côté de la victime. Cependant, l’auteur des faits est souvent lui aussi dans une situation de vulnérabilité. Le droit pénal de fond, la procédure pénale mais également le droit de la peine s’emploient à prendre en considération cette vulnérabilité existant de part et d’autre afin d’éviter naturellement que les personnes en situation de vulnérabilité ne deviennent la cible privilégiée de dérives comportementales. Il s’agit en outre de permettre à chacun de faire valoir ses arguments (notamment grâce aux droits procéduraux reconnus à la personne poursuivie et à la victime) mais également de faire en sorte que la sanction finalement prononcée – si sanction il devait y avoir – soit la plus individualisée et la plus adaptée à l’aune des besoins d’accompagnement et de soins de l’auteur des faits. Les acteurs institutionnels et associatifs sont alors mobilisés pour accompagner la reconstruction des auteurs en vue de leur (ré)insertion sociale.

 

CONTRIBUTIONS :

 

La personne vulnérable en procédure pénale. Catherine FRUTEAU, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion.

Vulnérabilité et justice pénale. Approche de droit pénal substantiel. Cathy POMART, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion.

Vulnérabilité des auteurs et action de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Diane GEINDREAU, Conseillère technique Santé, Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) de La Réunion.

Exemple d’action éducative menée par la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Etienne DEMARLE, Directeur territorial, Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) de La Réunion.

Vulnérabilité et mineurs délinquants. José ALAMELOU, Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, SPIP 974 antenne Nord.

La personne vulnérable en procédure pénale

Catherine FRUTEAU, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion.

Historiquement, la justice pénale a accordé davantage de considération à la vulnérabilité de la victime qu’à celle de l’auteur. La notion de « personne vulnérable » est connue du droit pénal. En procédure pénale, on constate que l’identification de la personne vulnérable a dû être repensée pour tenir compte d’une double définition de la vulnérabilité. La vulnérabilité peut être inhérente à la personne mais elle peut aussi résulter d’une situation (ainsi, une personne soumise à l’autorité d’une autre est par exemple vulnérable). Le procès pénal, de par sa procédure et ses conséquences, place l’individu, suspecté ou poursuivi, sous la menace d’une atteinte à sa liberté. De même, la victime peut être vulnérable si elle est privée de moyens d’action et/ou d’expression. Le procès pénal est donc susceptible de créer un état de vulnérabilité contre lequel il convient lutter.

L’enjeu de la matière est donc de prendre en compte l’état de vulnérabilité inhérent à la personne mais également celui généré par la procédure pénale. L’étude de cette dernière démontre qu’elle retient une définition large de la vulnérabilité en l’appréhendant dans ces deux conceptions. Néanmoins la démarche diffère. Si la vulnérabilité, inhérente à la personne, est appréhendée de façon catégorielle, la vulnérabilité inhérente à la procédure pénale fait l’objet d’une approche plus conceptuelle. La prise en compte de la vulnérabilité inhérente à la personne se fait par les critères classiques de la vulnérabilité (exemple : mineurs, majeurs protégés...). De façon notable, la procédure pénale envisage également la vulnérabilité selon d’autres critères qui tardent à émerger dans d’autres matières. On peut par exemple critiquer la portée de la mesure mais néanmoins, le mécanisme de l’aide juridictionnelle atteste de la prise en compte de la vulnérabilité économique. Le droit à un interprète pour avoir connaissance de ses droits dans une langue que l’on comprend atteste de la prise en compte de la vulnérabilité qui serait due à l’origine. Si le concept de vulnérabilité est présent en procédure pénale lorsqu’il est intrinsèquement lié à la personne vulnérable, il est important de souligner que la matière lutte également contre la vulnérabilité qu’elle est elle-même susceptible de générer. Dans cette deuxième hypothèse, la vulnérabilité n’est plus appréciée au cas par cas mais de façon catégorielle. Le législateur admet que toute personne impliquée dans une procédure pénale est en état de dépendance et est donc vulnérable. Sont donc considérés comme « personnes vulnérables » aussi bien auteur que victime.

La procédure pénale a admis dans un premier temps la vulnérabilité de l’auteur et plus généralement de toute personne suspectée ou poursuivie. Ainsi, ont été mises en place, au travers des droits de la défense, des dispositions pour lutter contre cette vulnérabilité. Ce sont généralement toutes les règles liées au droit à un procès équitable, le principe de respect de la présomption d’innocence ou encore le droit d’être assisté d’un avocat. Le législateur a également admis la vulnérabilité des personnes suspectées ou poursuivies face aux médias. Le secret de l’enquête et de l’instruction, initialement pensé pour garantir l’efficacité de la justice pénale, est aujourd’hui un moyen de préserver la réputation des personnes faisant l’objet de procédure pénale. On constate une prise en compte de la vulnérabilité de l’auteur du fait même qu’il soit au cœur d’une procédure pénale.

Plus récemment, c’est la vulnérabilité de la victime qui a fait l’objet de davantage de considération. Alors que le droit de se constituer partie civile est un droit fondamental, la parole de la victime en procédure pénale gagne en considération avec la possibilité pour une association de victimes de se constituer partie civile mais également avec le développement de la justice réparatrice via les procédures de médiation. Cette approche conceptuelle permet de rétablir, au sein du procès pénal, l’équilibre des parties tout en garantissant la fonction sociale de la justice pénale.

Début du chapitre

 

Vulnérabilité et justice pénale. Approche de droit pénal substantiel.

Cathy POMART, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion.

 

Il s’agit ici de s’intéresser au droit pénal substantiel. Le droit pénal se soucie classiquement plutôt de l’auteur de l’infraction. L’objectif du procès pénal est en effet de réprimer une atteinte à l’ordre public : c’est le procès de la société qui agit via le ministère public contre l’auteur présumé des faits. La victime a historiquement longtemps été laissée en marge du procès pénal. Cet auteur est-il une personne vulnérable ? Rien n’est moins sûr. S’occuper de l’auteur de l’infraction ne signifie absolument pas que l’on le considère comme une personne vulnérable. Schématiquement et en première intention, l’auteur d’une infraction n’est pas perçu comme une personne vulnérable par le droit pénal sauf dans deux cas de figure : un auteur sous l’emprise d’un trouble psychique ou neuropsychique[1] et/ou un auteur mineur[2]. L’auteur est donc assez peu considéré comme une personne vulnérable en droit pénal même si le procès pénal pourra révéler les fragilités dudit auteur qu’il faudra parvenir à accompagner dans un souci de réinsertion et de lutte contre la récidive.

L’angle d’attaque du sujet que l’on va privilégier est de considérer la victime. La personne vulnérable est / peut-être la victime d’une infraction. Sa prise en compte amène à penser que la notion de vulnérabilité est bien présente en droit pénal. Cependant, elle pourrait l’être davantage. Une fois la présence du concept de vulnérabilité établie (I), il peut être intéressant d’envisager les enjeux de l’affirmation de ce concept de vulnérabilité en droit pénal (II).

 

I – La présence du concept de vulnérabilité en droit pénal

Le concept de vulnérabilité est bien ancré dans notre droit pénal (A°) mais ce concept n’est pas exclusif. On admet également en matière pénale d’autres concepts qui sont plus ou moins proches de celui de vulnérabilité. Le concept de vulnérabilité subit la concurrence et bénéficie de la complémentarité d’autres concepts (B°).

 

A – La vulnérabilité, un concept connu en droit pénal

La vulnérabilité est un concept connu du droit pénal français au travers de deux modes d’appréhension différents.

Prise en compte de la vulnérabilité via la circonstance aggravante. La vulnérabilité est tout d’abord une circonstance aggravante en droit pénal. Elle va donc aggraver la peine encourue par l’auteur des faits. L’infraction est aggravée si elle est commise « sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ».

Le législateur vise des hypothèses de vulnérabilité en les listant ce qui implique un risque de ne pas avoir tout envisagé ou une volonté de ne pas tout envisager. N’est-ce pas réducteur ? Qu’en est-il par exemple de la vulnérabilité, conséquence d’une absorption forcée de drogue ou d’alcool ? Il est – en l’état de notre droit – impossible de faire de cette circonstance une cause d’aggravation de la peine encourue ce qui peut sembler dommageable. Le législateur exige aussi que la vulnérabilité soit « particulière » pour déclencher cette circonstance aggravante. Qu’entend-t-on par là ? L’adjectif « particulière » renvoie-t-il aux hypothèses de vulnérabilité énoncées ou faut-il caractériser un degré particulier de vulnérabilité ? Enfin, le législateur exige que cette particulière vulnérabilité soit apparente ou connue de l’auteur. Ce n’est donc pas l’état de vulnérabilité de la victime en tant que tel qu’on prend en considération mais la volonté de l’auteur de s’attaquer à une personne particulièrement vulnérable. On se tourne plutôt vers l’intention de l’auteur que vers la qualité particulière de la victime.

Cette circonstance aggravante est prévue dans un grand nombre d’infractions pénales contre des personnes[3] ou des biens[4]. Dès lors que le législateur effectue des prévisions au cas par cas, il oublie peut-être des hypothèses dans lesquelles la circonstance aggravante pourrait fort pertinemment trouver à s’appliquer. Ainsi, on pourrait songer à généraliser cette circonstance aggravante à toutes infractions intentionnelles contre les personnes ou les biens. Il semble également envisageable d’avancer une définition renouvelée, un peu plus générale, de la circonstance aggravante qui prendrait place au sein des articles 132-72 et suivants du Code pénal et qui pourrait intégrer notamment la vulnérabilité économique et se détacherait des cas d’espèce.

Prise en compte de la vulnérabilité via des infractions spécifiques. La vulnérabilité de la victime est également constitutive d’infractions spécifiques. Il existe dans le Code pénal des infractions en nombre qui se réfèrent à la vulnérabilité[5]. Ces infractions sont souvent critiquées par la doctrine ainsi que par les magistrats du fait de leur imprécision. Tout l’enjeu consiste à poser un cadre pour guider l’appréciation de ces infractions autour de la vulnérabilité qui laissent une marge de manœuvre assez grande pour le magistrat.

 

B – La vulnérabilité, un concept concurrencé en droit pénal

La vulnérabilité est un concept qui est concurrencé en droit pénal français. En effet, on mobilise d’autres notions voisines.

Par exemple, si le droit répressif français connait la circonstance aggravante de vulnérabilité, le législateur mobilise également d’autres circonstances aggravantes simultanément comme la minorité (via la circonstance aggravante de mineur de 15 ans)[6], le rapport ascendant/descendant, l’abus d’autorité de fait ou de droit ou encore le rapport de couple (via la circonstance aggravante d’époux, de concubins, de partenaires pacsés ou d’ex-époux, d’ex-concubins ou d’ex-partenaires – définition générale à l’article 132-80 Cpén.). La minorité joue également comme condition préalable ou élément constitutif dans différentes infractions comme celle d’atteintes sexuelles sur mineur qui va être traitée de manière différente selon l’âge de la victime[7].

Des interrogations surgissent quant à l’intérêt de préserver l’ensemble de ces notions. N’est-il pas possible de promouvoir une notion unique, celle de vulnérabilité ?

 

II – Les enjeux de l’affirmation du concept de vulnérabilité en droit pénal

 

Il semble possible de faire preuve d’audace et d’affirmer davantage la notion de vulnérabilité. Cela forcera à établir une définition renouvelée de la vulnérabilité (A°) pour ne conserver qu’une notion unique, clairement définie (B°).

 

A – La stabilisation d’une définition renouvelée du concept de vulnérabilité

Il conviendrait d’élargir la définition de la circonstance aggravante de vulnérabilité et de la clarifier. Trois éléments clefs peuvent d’ores et déjà être identifiés pour clarifier le concept de vulnérabilité en droit pénal.

On peut tout d’abord songer à supprimer la référence à l’âge, à la maladie, à l’état de grossesse, à l’infirmité, à la déficience physique ou mentale (ce qui fera cesser l’interrogation autour du caractère limitatif ou non de l’énumération).

Il semble également possible de viser de façon plus générale les situations de dépendance économique, physique ou psychologique. Cette expression apparaît déjà à l’article 222-33 du Code pénal relatif au harcèlement sexuel qui prévoit l’aggravation de la peine encourue par l’auteur si l’infraction est commise « 3° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de leur auteur ou ; 4° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité ou dépendance résultant de la précarité de sa situation économique ou sociale est apparente ou connue de leur auteur ».

On pourrait encore préciser que ces situations de vulnérabilité ne doivent pas avoir pour origine / pour source le comportement volontaire de la victime. Ainsi, par exemple, si la victime se met elle-même sous l’emprise de stupéfiants et qu’elle ne maîtrise plus ses actes, elle ne pourra pas invoquer sa situation de vulnérabilité (hypothèse d’une consommation volontaire d’une substance abolissant le discernement ou annihilant le contrôle des actes ou la perception des choses par la victime). On trouve ici l’idée de faute antérieure de l’agent.

Ces quelques pistes – non limitatives – permettent d’appréhender la potentialité d’une réflexion en vue d’une redéfinition de la circonstance aggravante de vulnérabilité.

 

B – Les avantages de l’affirmation d’un concept de vulnérabilité unique en droit pénal

Il est parfaitement envisageable de substituer le concept de vulnérabilité à nombre d’autres concepts (comme celui de la minorité). Il semble également possible d’en promouvoir une appréciation in concreto. Ainsi, par exemple, la minorité ne serait plus en soi et par principe une cause d’aggravation. Tout dépendrait de l’appréciation du cas d’espèce. L’affirmation de ce concept permettrait d’éviter les effets de seuils (lesdits seuils étant toujours extrêmement complexes à fixer[8]). L’enjeu est également de simplifier la législation pénale, d’éviter la démultiplication des circonstances aggravantes et de simplifier l’articulation des concepts entre eux et lutter contre les éventuelles redondances.

Il semble donc préférable d’axer le raisonnement pénal autour du critère du discernement et de la vulnérabilité. Le juge n’est alors aucunement lié par un seuil d’âge déterminé a priori par le législateur. Il se détermine au cas par cas en fonction de la personnalité du mineur concerné et des circonstances de fait dans le cadre d’un faisceau d’indices plus large.

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Vulnérabilité des auteurs et action de la Protection Judiciaire de la Jeunesse.

Diane GEINDREAU, Conseillère technique Santé, Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) de La Réunion.

 

Je vais commencer mon intervention par une évidence que l’on peut, parfois, avoir tendance à oublier. A la Protection Judiciaire de la Jeunesse, nous travaillons avant tout, avec des adolescents. Il me semble pouvoir dire que la population adolescente est unanimement reconnue comme vulnérable, fragile. C’est une phase de transition, de questionnement, de rébellion, d’expérimentations.

En quoi les adolescents de la PJJ sont-ils différents des autres ? Dans l’absolu, en rien. Les vulnérabilités sont intrinsèquement identiques à celles de tout adolescent ; elles sont néanmoins exacerbées voire envahissantes. Ce sont des jeunes particulièrement fragiles, particulièrement perméables aux risques, particulièrement influençables. Cela est notamment vrai en matière de Santé.

Pourquoi me permettre d’affirmer cela ? Entendons-nous bien. Par une telle annonce, je ne vous dis pas que nos jeunes sont plus malades que la moyenne. Ce que je veux dire, c’est que les jeunes accompagnés par la PJJ n’ont pas eu, et n’ont pas le même accès à la Santé que les autres.

Cela n’est pas visible, mais je mets une majuscule au mot Santé ; parce que je vous parle de Santé globale, de Santé bien-être telle que décrite dans la Charte d’Ottawa de 1986. Cela englobe certes l’accès aux soins, mais aussi l’accès à l’éducation à la santé (c’est-à-dire l’acquisition de compétences permettant d’agir en faveur de son propre bien-être), c’est également l’accès à un environnement sécurisant et au bien-être physique et psychique. Ces éléments sont autant de clés pour grandir et pour s’insérer.

J’en reviens à ma question initiale : pourquoi et comment affirmer que notre public est plus vulnérable en matière de Santé ? Réfléchissez bien… quelles sont les structures qui nous permettent de construire notre rapport à la Santé et au Bien-être ? La famille ; l’école ; les pairs. Sans s’étendre sur la question, vous comprenez bien ce que cela implique pour les jeunes qu’accompagne la PJJ. La Santé est un facteur d’épanouissement et d’insertion auquel ces jeunes n’ont pas, ou très peu, eu accès.

Je souhaiterais maintenant vous citer un très court résumé des articles 23 à 27 de la Convention Internationale des droits de l’Enfant du 20 novembre 1989 : «  L’Enfant a le droit de jouir du meilleur état de santé possible. Les États assurent l’accès aux soins médicaux à tous les enfants, en mettant l’accent sur la prévention, l’éducation sanitaire et la réduction de la mortalité infantile ».

Partant de là, que mettons nous en œuvre à la PJJ pour aider les jeunes que nous accompagnons à grandir dans le respect de leur droit à la Santé.

Je vais utiliser les « 3 P » de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant pour vous présenter notre action : Protection ; Prestations ; Participation.

– « Protection » : Garantir au jeune le respect de son intégrité physique et psychique soit créer un environnement protecteur et favorable à la Santé Bien-Être.

* Inscription de la Santé dans les projets de service.

* Formation des professionnels à la Promotion de la Santé, au handicap …

* Mise en place d’un environnement favorable : projets d’activités sportives, repas équilibrés, accessibilité des locaux, posture des professionnels…

– « Prestations » : Garantir au jeune l’accès aux dispositifs de soins ; à l’éducation à la santé ; au discours de prévention.

* Réalisation de bilans santé ; dépistage ; consultations auprès de spécialistes ; accompagnement vers le dispositif diagnostic quand suspicion d’une pathologie ou d’un handicap.

* Accès à la Sécurité Sociale grâce à la signature d’une convention partenariale.

* Accès à la Promotion de la Santé et à la Prévention grâce à des liens forts avec le tissu associatif (Centre Ressources ETCAF – Saint-Pierre ; Réseau Oté ! ; ARPS ; Kazados).

Cet axe repose sur le travail en réseau, l’inter-connaissance, le partage des compétences pour le jeune. C’est aller auprès des professionnels et des prestataires de service pour faire connaître notre public et faire reconnaître ses vulnérabilités et son besoin d’obtenir un accès simplifié au dispositif. Nous avons besoin les uns des autres pour éviter de creuser ces vulnérabilités qui éloigneront encore plus le jeune de l’insertion.

– « Participation » : Enfin, garantir la participation du jeune et de ses parents à toutes ces démarches de Santé. Mes collègues éducateurs me rappellent sans cesse que ces jeunes ont des parents et que la Santé est une chose intime qui leur appartient. Ils ont raison ! L’ensemble des actions que je viens de vous présenter n’ont de sens que travaillées pour le jeune et avec lui, et avec ses parents. Notre rôle est d’ouvrir la voie et de donner l’impulsion et le soutien au jeune, avec ses parents, pour qu’il apprenne à agir en faveur de sa propre Santé Bien-Être.

 

Je conclurai en vous disant ceci : Œuvrer en faveur de la santé de ces adolescents, au combien fragile, c’est contribuer à ce qu’ils s’emparent de leur avenir. C’est leur donner une chance. Je dirai donc que oui, la Santé est une dimension pleine et entière de notre action éducative à la Protection Judiciaire de la Jeunesse.

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Exemple d’action éducative menée par la Protection Judiciaire de la Jeunesse.

Etienne DEMARLE, Directeur territorial, Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) de La Réunion.

 

J’ai longuement réfléchi pour savoir si j’allais vous parler au cours de cette intervention de vélo ou d’une randonnée à Mafate. J’ai finalement fais le choix de vous parler de Mafate.

Il s’agit d’une action éducative menée par une structure de la PJJ, le STEMO de Saint-Pierre. Cette action consiste, à emmener six jeunes, délinquants, encadrés par des éducatrices pendant trois jours. Au cours de cette randonnée, ils participeront à la réfection des chemins de randonnées avec les agents de l’ONF, travaillerons dans une pépinière, apprendront à photographier, et seront filmés.

Pourquoi, la société, l’Etat, la magistrature et accessoirement le directeur territorial de la PJJ acceptent que soit monté et financé un tel projet dans le cadre d’une ordonnance judiciaire ?

C’est une histoire ancienne qui porte un regard sur la délinquance juvénile. Ce regard s’est concrétisé juridiquement une première fois en 1912 dans une loi qui pose le postulat suivant : la délinquance est due essentiellement à des carences éducatives. La réponse sociétale doit la prendre en compte, concomitamment à la sanction pénale. C’est notamment de cette idée que le concept d’éducation dans un cadre contraint a été construit. L’esprit de cette loi a été repris et développé dans le corps de l’ordonnance du 2 févier 1945.

Ces textes se déclinent en trois novations :

– un texte – l’ordonnance en elle-même – traitant de manière singulière de la délinquance juvénile,

– la création d’un juge des enfants, juge spécialisé pour l’enfance,

– une administration l’éducation surveillée qui deviendra la PJJ et des associations (1100 aujourd’hui) qui participent à la prise en charge de jeunes sous ordonnance judiciaire au pénal.

Les deux principes fondamentaux de l’ordonnance de 45 sont :

– le principe d’éducabilité

– l’atténuation de responsabilité du fait même de la minorité. Ce principe peut être écarté par la juridiction.

Depuis lors, cette ordonnance a été amendée plus de 130 fois. Des réécritures de l’ordonnance ont été effectuées à la demande de plusieurs gouvernement successifs, sans que ces projets de loi ne soit proposées au législateur.

Deux évolutions majeures des pratiques professionnelles ont émaillé ces vingt dernières années :

–   Le rôle du procureur : il traite aujourd’hui en direct les affaires les moins graves. Le juge des enfants, et le juge d’instruction sont chargés des affaires les plus complexes. Plus de 95 % des actes de délinquance donnent lieu à des poursuites.

– La PJJ en 2008, hors mesures d’investigation, a vu son activité réorientée de manière exclusive sur le pénal. Les enfants en danger sont pris en charge par le conseil départemental.

Par la suite, sera consacrée par les lois de 1958, soit plus de 70 ans après la question de l’enfance délinquante, la question de la prévention. Il s’agit des situations aujourd’hui gérées par les services du département : le concept d’enfance en danger, susceptible de l’être, et de l’intérêt supérieur de l’enfant.

La question des vulnérabilités de l’enfant délinquant est au centre de la construction et de l’appréhension du concept ainsi que des réponses sociétales à la délinquance juvénile.

Les vulnérabilités, tout autant que les potentialités du jeune et de sa famille font l’objet d’attentions.

Il existe même, pour les situations les plus complexes des mesures d’investigation : leur objet est d’informer les magistrats avant leurs prises de décision.

Par ailleurs, sont inscrites dans les pratiques professionnelles des évaluations régulières du parcours judiciaire de chacun des jeunes suivis.

Mais pourquoi une randonnée à Mafate ? L’objectif est de faire reconnaître à chacun des jeunes mais également à ses parents, ses paires qu’il a des qualités autres que celles nécessaires à commettre des délits. Le travail éducatif, c’est, petit pas, petit pas, de mettre des mots sur des vulnérabilités et des potentialités.

Ainsi, l’accompagnement éducatif proposé permet à chacun des jeunes de rencontrer : un groupe de pairs / l’effort / les collectifs / d’autres groupes adultes / la culture / la réparation de chemin / la découverte de la biodiversité / des échanges avec des éducateurs / culture / la photo, le travail sur l’image… la prise en charge permet à chaque jeune d’exprimer ses émotions, de les confronter à celles des autres.

A cet égard, il faut souligner l’importance de la diversification des rencontres avec les membres de la société civile : cinéaste photographe, randonneurs…

Les trois jours ont donné lieu à un film dont vous pourrez disposer si vous le souhaitez.

Vous imaginez aisément le travail éducatif en amont et en aval de l’action que cela mobilise : en amont, un engagement du service sur les questions investigation / évaluation des situations permettant de choisir les adolescents pour cette action particulière (il s’agit notamment de l’association de la famille au projet, de la mobilisation de chaque jeune, de leur préparation) ; en aval, le bilan de l’action et son inscription dans la prise en charge (son inscription dans leurs parcours de chaque jeune et l’association des familles au bilan).

Les professionnels de la PJJ ont besoin de la société civile pour mettre en avant une reconnaissance des jeunes comme ayant des qualité, des compétences.

Des administrations pour faciliter l’accès au droit commun en termes d’insertion au sens large : culture, santé, insertion scolaire et professionnelle, etc.

A ce titre, des conventions sont signées avec l’éducation nationale, l’ARS, la DAC OI… mais également avec tous les acteurs qui permettent à ces jeunes d’accéder aux droits communs en vue de leur donner des attributs de la citoyenneté.

L’objectif de l’accompagnement éducatif judiciaire au pénal, c’est d’aller chercher les jeunes dans leur humanité. Il ressort assez clairement de ce propos que prendre en compte la vulnérabilité nécessite de voir au-delà de l’état premier et d’envisager une réinsertion de la personne concernée afin de lui redonner la qualité de citoyen.

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Vulnérabilité et mineurs délinquants.

José ALAMELOU, Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, SPIP 974 antenne Nord.

 

Ces mineurs délinquants, une fois devenus adultes, basculent dans le « régime classique » et deviennent pleinement auteurs d’infractions.

On va prendre l’exemple de Mathieu. Il a 28 ans, est célibataire et est en détention pour vol. C’est le deuxième d’une fratrie de 4 enfants. Mathieu a eu une enfance marqué de la pauvreté. Il a vécu dans un logement insalubre. Il parle d’une chute que sa mère a faite alors qu’il était encore petit lui causant un retard mental. Il quitte l’école vers 14 ans et ne sait pas écrire. Il a ensuite commencé à sombrer dans la petite délinquance. En tant qu’adulte, il a 11 mentions à son casier judiciaire dont 7 fermes. Il reconnaît également son addiction à plusieurs substances (tabac, alcool…). Pour ce qui est des infractions, elles sont toutes communes : il s’agit de vols. Il est placé sous tutelle et donc son argent est assez bien géré. On décrit Mathieu comme naïf, fragile, influençable. Tout son entourage parle de le protéger de lui-même et des autres.

Depuis 8 ans, il alterne entre détention et liberté. L’avant-dernière mesure prononcée à son encontre était une contrainte pénale c’est-à-dire qu’à la place d’une peine d’emprisonnement, une contrainte pénale a été prononcée.

La contrainte pénale est une sanction pénale alternative à la prison prévue à l’article 131-4-1 du Code pénal. Elle s’applique aux auteurs d’un délit punissable d’une peine d’emprisonnement, en fonction de la gravité de l’infraction. Cette contrainte pénale permet au condamné de rester hors les murs de la prison, tout en étant soumis à certaines obligations qui limitent sa liberté. La juridiction doit fixer une durée de la contrainte pénale allant de 6 mois à 5 ans.

Le cas de Mathieu n’est pas unique. Son histoire fait qu’il s’agit d’une personne vulnérable et on devrait pouvoir le protéger. Or, à chaque fois qu’il passe devant une institution, il est condamné et est responsable de ses actes. Ensuite, la situation de vulnérabilité s’accentue en détention car il est dépendant de son co-détenu qui l’aide dans la vie carcérale. La question ici est de déterminer une solution à ce genre de situations de vulnérabilité. La contrainte pénale est en ce sens un bon outil étant donné qu’elle permet d’explorer les facteurs de risques, de protection.

Un besoin de rééquilibrage apparaît dans le sens où il faut prendre aussi en compte la vulnérabilité de l’auteur. Ce changement est actuellement en plein essor notamment au niveau européen. Cependant, pour plusieurs raisons (exemple : manque de budget), les directives pour la prise en compte de la vulnérabilité des majeurs qui commentent une infraction sont passées de directives à recommandations.

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ECHANGES :

 

Débat autour du risque de hiérarchisation des vulnérabilités ?

Si tout le monde est vulnérable, est-ce qu’il y aura encore une protection spécifique ?

C’est assez compliqué, lorsqu’une infraction pénale est commise, de ne pas considérer que la première victime est celle qui a subi l’infraction. Ainsi, commencer par la vulnérabilité de la victime est inéluctable. De plus, aggraver la peine selon l’état de vulnérabilité de la personne victime semble pertinent afin d’empêcher que les personnes vulnérables soient en permanence visées.

Au fil du temps, on a commencé à considérer que la vulnérabilité pouvait également exister du côté de l’auteur des faits. Il n’est pas incompatible en droit de considérer que tous les protagonistes sont dans une situation de vulnérabilité. Alors, il est de bon ton, d’accorder des droits à chacun. Sur le fond, il est cependant important d’accompagner de manière différente l’auteur et la victime. Ainsi, par exemple, la peine d’emprisonnement peut avoir différentes fonctions : réinsertion, punition…

Il faut aussi faire une séparation : la vulnérabilité d’une victime ne peut occulter la vulnérabilité d’un délinquant. L’objectif de la protection judiciaire de la jeunesse c’est d’éviter la récidive et pour cela, il faut prendre en compte leur vulnérabilité pour travailler sur cette vulnérabilité.

Durant toute la procédure pénale, la personne présumée auteur est en état de vulnérabilité dans le sens où on ne sait pas si elle est véritablement l’auteur. De plus, une preuve de cette vulnérabilité semble s’imposer : 85 % des suicides en détention se produisent lors de la première journée.

 

Débat autour de l’accès aux soins pour les jeunes sous ordonnance judiciaire.

L’accès aux soins est difficile pour plusieurs raisons. La première est que ces jeunes personnes ne sont pas toujours disposées à rencontrer un médecin. C’est donc compliqué de s’assurer de leur participation. Il y a donc un facteur non maîtrisé et il est connu de plusieurs professionnels de la santé et donc ces professionnels ont une certaine appréhension pour ce type de public.

Ensuite, il y a la difficulté d’obtenir un rendez-vous avec un spécialiste comme un ophtalmologue.

De plus, il n’existe peu de maisons de santé à La Réunion, établissements réunissant différents prestataires de santé à qui on peut adresser notamment un public particulier.

Début du chapitre

[1] L’article 122-1 Cpén., réformé à plusieurs reprises notamment par la loi du 25 février 2008 et celle du 15 août 2014, propose une répression à deux vitesses : al. 1er : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes » ;  alinéa 2nd : « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime (…) ».

[2] Art. 122-8 Cpén.

[3] V. par ex. le meurtre – Art. 221-4 Cpén. ; les tortures et actes de barbarie – Art. 222-3 et -4 Cpén. ; les violences volontaires – Art. 222-8, -10, -12, -13, -14 Cpén. ; le viol – Art. 222-24 Cpén. ; les autres agressions sexuelles – Art. 222-29 Cpén. ; la réduction en esclavage – Art. 224-1 C Cpén.; le proxénétisme – Art. 225-7 Cpén. ; le recours à la prostitution – Art. 225-12-1 Cpén. ; l’exploitation de la mendicité – Art. 225-12-6 Cpén. ; l’exploitation de la vente à la sauvette – Art. 225-12-9 Cpén. ; le bizutage – Art. 225-16-2 Cpén. ; le harcèlement sexuel – Art. 222-33 Cpén. ; le harcèlement moral – Art. 222-33-2-2 Cpén.

[4] V. par ex. le vol – Art. 311-5 Cpén. ; l’extorsion – Art. 312-2 Cpén. ; l’escroquerie – Art. 313-2 Cpén. ; l’abus de confiance – Art. 314-2 Cpén. ; les destructions, dégradations et détériorations ne présentant pas de danger pour les personnes – Art. 322-3 Cpén.

[5] V. par ex. Art. 225-1 Cpén. – discrimination ; Art. 225-4-1 Cpén. – traite des êtres humains ; Art. 225-13 Cpén. – fourniture de services non rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail ; Art. 225-14 Cpén. – soumission à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ; Art. 225-14-2 Cpén. – réduction en servitude ; Art. 223-15-2 Cpén. – abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse.

[6] Parfois, le législateur préfère des seuils d’âge.

[7] V. Art. 227-25 et -27 Cpén.

[8] V. Affaire dite de Pontoise – Tribunal correctionnel de Pontoise, 13 février 2018, Affaire dite de Meaux – Cour d’assises de la Seine-en-Marne, 8 novembre 2017 et projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes commises contre les mineurs et les majeurs (mars avril 2018). Dans la dernière version du projet de loi proposé, abandon de l’idée de seuil en tant que tel pour lui préférer une appréciation plus contextualisée.

Vulnérabilité économique et sociale

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CHAPITRE 6 – Vulnérabilité économique et sociale

 

Notre système juridique se structure largement autour des principes de liberté et d’égalité. Ces principes irriguent notamment le droit des obligations, obligations qui sont le support privilégié des interactions économiques et sociales. Force est néanmoins de constater que la garantie effective de ces principes oblige à prendre en compte la diversité des individus et, souvent, leur vulnérabilité. Ainsi le droit des obligations, le droit du patrimoine et celui des sociétés recèlent de mécanismes qui permettent de rétablir concrètement, dans la relation juridique interpersonnelle, une égalité, jusque-là purement théorique, entre les sujets. Ces outils prennent parfois la forme d’un accompagnement spécifique des personnes vulnérables ou d’actions publiques ambitionnant de résorber les vulnérabilités sociales.

CONTRIBUTIONS :

 

Vulnérabilité et propriété. Céline KUHN, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion.

Les majeurs protégés en France et à La Réunion : quels éclairages sur les vulnérabilités ? par Julien VERNET, Conseiller technique CREAI-O

Échanges

 

Vulnérabilité et propriété.

Céline KUHN, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion.

 

La vulnérabilité est-elle une notion juridique ?

Le premier réflexe du civiliste est de se précipiter sur le Code civil pour vérifier si le terme « vulnérabilité » ou si l’adjectif « vulnérable » ne sont pas utilisés et si tel est le cas, quels pans du droit civil sont concernés. La recherche sur le site Internet Légifrance sera rapide : « aucun article trouvé ». La vulnérabilité est absente formellement du Code civil : aucune disposition que ce soit en droit des personnes, en droit de la famille, en droit des contrats ou en droit des biens, ne comporte le terme « vulnérabilité » ni l’adjectif « vulnérable »[17]. « Fragilité », « fragile », « faiblesse » connaissent le même sort, tandis que « faible » permet de qualifier une somme d’argent[18] ou un apport en industrie[19] mais certainement pas un acteur juridique. Aussi, pour mieux cerner la notion, faut-il faire référence à d’autres lectures et aller au-delà du droit civil voire du Droit[20]. La vulnérabilité est le plus souvent présentée comme un élément de la nature humaine : la mythologie grecque et notamment l’histoire d’Achille en fait la marque de la condition humaine. La vulnérabilité serait intrinsèque à l’Homme, elle le définit.

L’absence de toute référence à la vulnérabilité dans le Code civil étonne. En effet, l’être humain, la personne physique, constitue l’archétype de la personne juridique dans le Code civil ; par conséquent, le terme « vulnérabilité » et l’expression « personne vulnérable » devraient se retrouver dans ses dispositions. Ce silence des textes interroge et demande peut-être à ce que l’on inverse notre façon de penser : au lieu de s’attacher à l’absence formelle qui demeure un constat stérile, ne faut-il pas, au contraire, s’intéresser à la diffusion dans les règles de Droit de l’objectif de protection de la personne vulnérable ? Sous cet angle, la recherche s’avère beaucoup plus fructueuse.

La vulnérabilité constitue une donnée générale : tout être humain est vulnérable, aussi, toute personne physique est vulnérable. Cette réalité est retranscrite en droit patrimonial qui réagit, en particulier, aux situations de vulnérabilité hors norme. Cette ultra vulnérabilité de certains acteurs dépasse le caractère vulnérable propre à tout être humain et oblige le système juridique à organiser leur protection. Les règles ainsi mises en place constituent des exceptions au Droit commun (I). A côté de ces vulnérabilités spéciales, la vulnérabilité peut être envisagée en tant que notion fondamentale : la vulnérabilité commune ou de Droit commun a sa place au sein de l’ordonnancement juridique et certaines règles du droit patrimonial s’en font l’écho (II).

 

I – Vulnérabilités spéciales

L’ultra vulnérabilité des acteurs juridiques fonde l’existence de règles encadrant l’exercice (A) mais également l’acquisition de la propriété (B).

RDLF 2019 chron. n°16

A – L’exercice des prérogatives du propriétaire

 

– Le constat de la vulnérabilité

Tous les êtres humains sont vulnérables, ils ont cette aptitude à être blessé, à subir un préjudice, à être faillible ; c’est inhérent à la condition humaine. Mais la vulnérabilité semble connaître des graduations : de la vulnérabilité normale à la vulnérabilité hors norme ou a-normale au sens premier du terme, à savoir non conforme au modèle courant. Cette dernière crée des soubresauts à l’intérieur du système juridique qui est appelé à réagir. Face à des personnes très vulnérables, le Droit se doit d’apporter une solution car la très grande vulnérabilité installe le débat sur le terrain de l’égalité et de la lutte contre les discriminations. Les plus fragiles doivent être protégés car le plus souvent ils sont facilement repérables. La très grande vulnérabilité peut se voir, tel est le message de l’article 221-4 3° du Code pénal qui dispose que « Le meurtre est puni de la réclusion criminelle à perpétuité lorsqu’il est commis : (…) 3°. Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ; (…) ».

 Quid en droit patrimonial ?

– Une propriété insensible

Le terme « vulnérabilité » ou l’adjectif « vulnérable » n’apparaissent pas dans les dispositions du Code civil consacrées à la propriété. La qualité de propriétaire ne demande pas d’autre condition que celle d’être une personne juridique. La personne à tout âge, de toute condition physique, mentale, sociale peut être propriétaire : c’est la vocation de tout acteur juridique. La propriété ne connaît pas de demi-mesure, soit on est propriétaire soit on ne l’est pas, soit il y a atteinte au droit de propriété soit il n’y en a pas. Le quasi n’a pas sa place dans notre modèle juridique d’appropriation.

La propriété ne s’adapte pas, elle est toujours la même, conférant les mêmes prérogatives à son titulaire et cela peu importe sa situation physique, mentale ou sociale. Ainsi, la propriété de la personne valide est la même structurellement que celle de la personne vulnérable voire très vulnérable : il n’y a aucune différence. Elle n’est ni modifiée, ni adaptée, ni amputée, le lien juridique d’exclusivité ne perd pas en substance. La propriété demeure imperturbable voire insensible. Le droit civil déplace la problématique de la vulnérabilité sur le terrain de l’exercice des prérogatives inhérentes à la qualité de propriétaire comme le démontre l’existence du régime des incapacités, et l’on ne peut que s’en féliciter, une approche contraire serait condamnable et discriminatoire.

– Les incapacités d’exercice

Le système juridique met en place un dispositif qui vise à défendre le patrimoine du mineur non émancipé ou du majeur protégé : un droit spécial eu égard au principe de la capacité d’exercice présenté à l’article 414 du Code civil, « La majorité est fixée à dix-huit ans accomplis ; à cet âge, chacun est capable d’exercer les droits dont il a la jouissance ».

La capacité est le principe et l’incapacité, l’exception. En raison d’une vulnérabilité médicalement attestée (majeurs protégés) ou socialement consacrée (mineurs non émancipés), le Droit encadre l’exercice des pouvoirs du propriétaire au nom de la protection de ses intérêts patrimoniaux[21], notamment en confiant à un tiers la mission d’assurer la gestion de ses biens. Les textes présentant ce dispositif sont dans le Livre Premier du Code civil consacré aux personnes, les incapacités d’exercice ne relevant pas du droit des biens.

Dans la même veine, s’inscrivent le mandat à effet posthume, le mandat de protection future, le mandat de protection future pour autrui, l’habilitation judiciaire voire les mesures de crise du régime primaire des articles 217 et 219 qui s’intéressent à la protection du patrimoine de l’époux « hors d’état de manifester sa volonté »[22]. Le droit civil réagit à une vulnérabilité qui dépasse la normale et qui l’oblige à prendre parti en faveur de la personne très vulnérable en créant à son profit un système de protection dérogatoire au Droit commun : par exemple, le mandat à effet posthume est une dérogation au principe de la saisine successorale des héritiers ab intestat.

L’ultra vulnérabilité impacte les règles relatives à l’exercice de la propriété mais également celles en matière d’acquisition (B).

 

B – L’acquisition de la propriété

 

– Les incapacités de jouissance

Si l’incapacité d’exercice encadre, comme son nom l’indique, l’exercice des prérogatives inhérentes à la qualité de propriétaire, l’incapacité de jouissance interdit à la personne de devenir propriétaire. Il n’existe pas d’incapacité générale de jouissance en droit français car une telle règle aboutirait à la négation de la personnalité juridique, empêchant le sujet d’être acteur. L’article 8 du Code civil prévoit que « Tout Français jouira des droits civils ». Il faut comprendre que par principe, toute personne juridique a la capacité de jouissance et peut devenir propriétaire. Cependant, de manière exceptionnelle, le droit patrimonial pose des interdits et a recours à l’incapacité de jouissance pour assurer la protection de la personne très vulnérable.

L’article 909 du Code civil[23] dispose que « Les membres des professions médicales et de la pharmacie, ainsi que les auxiliaires médicaux qui ont prodigué des soins à une personne pendant la maladie dont elle meurt ne peuvent profiter des dispositions entre vifs ou testamentaires qu’elle aurait faites en leur faveur pendant le cours de celle-ci.

Les mandataires judiciaires à la protection des majeurs et les personnes morales au nom desquelles ils exercent leurs fonctions ne peuvent pareillement profiter des dispositions entre vifs ou testamentaires que les personnes dont ils assurent la protection auraient faites en leur faveur quelle que soit la date de la libéralité.

Sont exceptées : 1° Les dispositions rémunératoires faites à titre particulier, eu égard aux facultés du disposant et aux services rendus ; 2° Les dispositions universelles, dans le cas de parenté jusqu’au quatrième degré inclusivement, pourvu toutefois que le décédé n’ait pas d’héritiers en ligne directe ; à moins que celui au profit de qui la disposition a été faite ne soit lui-même du nombre de ces héritiers.

Les mêmes règles seront observées à l’égard du ministre du culte ».

La même interdiction d’acquérir[24] est posée à l’encontre des « personnes physiques[25] propriétaires, gestionnaires, administrateurs ou employés », des bénévoles et des volontaires des établissements accueillant et prenant en charge des personnes, tels que les maisons de retraite.

 

– Les interdits légaux

Les interdictions d’acquérir sont rares en droit français, l’existence de ces dispositions montre la volonté du Législateur d’assurer une protection du patrimoine de personnes dont la très grande vulnérabilité est présumée : un patient qui décèdera de la maladie pour laquelle il était soigné ou une personne hébergée dans un établissement.

Le contexte que vivent les disposants, a pu les placer dans une situation de très grande vulnérabilité, les exposant ainsi à un danger patrimonial qu’ils ne sauraient détecter. L’interdiction de recevoir la libéralité consentie par de tels disposants, est fondée sur une présomption de captation[26] du bénéficiaire et sa violation est sanctionnée par la nullité de l’opération translative[27].

Le dispositif met en place une protection spéciale – l’incapacité de jouissance – qui montre le caractère exceptionnel de la réponse apportée par le système juridique. Cette réponse suit une sorte de parallélisme : à vulnérabilité hors norme, réponse hors norme. L’incapacité spéciale de jouissance – l’interdiction de recevoir – s’adresse au bénéficiaire et constitue la sanction d’une présomption de captation. Pour le disposant, au nom d’une présomption légale de très grande vulnérabilité (personne malade, personne hébergée dans une maison de santé, dans un foyer, etc.), une incapacité spéciale d’exercice, indépendamment de tout placement judiciaire sous un régime de protection juridique, lui interdit les opérations à titre gratuit consenties au profit d’une personne frappée de l’incapacité spéciale de recevoir des articles 909 et suivants du Code civil notamment.

Le recours à l’incapacité spéciale de jouissance correspond à une réponse hors-norme du système juridique car cette notion attaque directement la personnalité juridique en neutralisant la vocation du sujet à acquérir. En outre, poser une limite à l’exercice de sa qualité de propriétaire sur la base d’une présomption légale irréfragable de très grande vulnérabilité est-ce juridiquement (et intellectuellement) satisfaisant ?

 

– Quelle efficacité ? Quel modèle de représentation ?

Le droit patrimonial essaie de défendre le patrimoine de la personne très vulnérable et tend également à protéger la personne humaine qui se trouve derrière le masque du propriétaire. Toutefois, raisonner en extra-ordinaire, en exception et dérogation, risque plus d’exclure et de créer de la violence juridique car la réponse apportée ne permet pas une gestion sereine des questions posées par la très grande vulnérabilité.

Ne faut-il pas arrêter de raisonner en très grande vulnérabilité ? Ne faut-il pas considérer qu’il ne s’agit que de vulnérabilité commune car tout être humain peut traverser une situation de vulnérabilité physique, psychologique, sociale ou économique ?

Ce n’est pas en mettant en place du droit spécial que le système juridique arrivera à promouvoir l’inclusion : l’exception exclut. Le salut ne se trouverait-il pas dans le Droit commun ? Ainsi, conviendrait-il de rester fidèle aux principes et au lieu de parler de majeurs protégés, ne devrait-on pas faire référence à une capacité accompagnée par exemple ?

En présence d’une vulnérabilité considérée comme hors-norme, le plus souvent parce qu’elle se voit (physique, mentale ou économique), le système juridique semble obligé de réagir car le terrain est propice à la discrimination et à la rupture d’égalité entre les personnes physiques. La réponse n’est peut-être pas à la hauteur des attentes et rend difficile toute tentative d’inclusion dans la société des personnes très vulnérables. La référence à la vulnérabilité commune permettrait de développer un discours d’autonomie et d’égalité puisque, par nature, tout être humain est vulnérable. La vulnérabilité commune a déjà Droit de cité en droit patrimonial (II).

 

II – La vulnérabilité commune

 

– La réalité humaine

La vulnérabilité fait partie de la condition humaine. A ce titre, le Droit est tenu de prendre en compte cette réalité puisque même s’il utilise parfois des fictions, il ne saurait transformer en super héros, les acteurs juridiques. Les personnes physiques sont des personnes humaines, elles ont une réalité corporelle, affective, émotionnelle, elles ne sont pas qu’une volonté agissante. Une telle réflexion juridique sur la vulnérabilité s’inscrit dans la découverte par le Droit de la notion de personne humaine[28]. A côté d’une approche fonctionnelle et binaire de l’acteur juridique (en termes de capacité ou d’incapacité), se construit une approche incarnée et complexe. Cette dernière approche est plus difficile à cerner car elle est marquée par une alternance à intervalles propres à chacun, de périodes de stabilité affective, économique …etc. et de périodes d’instabilité ou de désordre. Désordre, le mot est lâché, ce tabou du Droit n’a pas sa place dans la vie telle que le système juridique la conçoit : il fait tout pour l’éviter, le contenir, l’anéantir. Or la vie humaine rime avec désordre et instabilité. Dans une certaine mesure, le droit patrimonial en a conscience et prend en compte la vulnérabilité des acteurs juridiques (A) et cela au détriment du Droit lui-même (B).

 

A – La vulnérabilité des acteurs juridiques

 

Error communis facit jus 

Il ne serait pas juste de dire que le Droit, et notamment le droit patrimonial, ignore le caractère vulnérable des acteurs juridiques. Outil à leur service, il a intégré leur fragilité interne comme en témoignent certaines règles qui semblent être fondées sur la vulnérabilité commune des êtres humains.

En cas d’acquisition dérivée a non domino, l’acquéreur n’a pas pu devenir propriétaire par l’effet translatif du contrat puisque son vendeur n’avait pas cette qualité, Nemo dat quod non habet… Les règles de la prescription acquisitive vont venir à son secours dès lors qu’il est en possession de la chose et que sa possession est utile, sans vices[29]. La prescription acquisitive demande l’écoulement d’un délai déterminé afin de pouvoir produire ses effets. Si, de façon originale, en matière mobilière, l’article 2276 du Code civil retient l’immédiateté de l’acquisition originaire réalisée par l’acquéreur de bonne foi en possession utile du bien[30], ce n’est pas le cas en matière immobilière. La prescription acquisitive immobilière de droit commun est de trente ans que l’acquéreur soit de bonne ou de mauvaise foi. Le délai est de dix ans lorsque l’acquéreur de bonne foi a un juste titre : il détient un acte juridique constatant une opération translative de propriété qui n’a pas pu valablement lui permettre d’acquérir la qualité de propriétaire puisque son vendeur ne l’était pas. L’acquéreur a non domino d’un bien immobilier ayant une possession utile doit attendre des délais importants : trente ans ou dix ans en fonction de sa situation. Afin de remédier à cette attente qui peut paraître interminable, la Jurisprudence a développé la théorie de la propriété apparente[31]. Motivés par l’équité, les juges fondent dans l’erreur commise par l’acquéreur, sa qualité de propriétaire[32] : l’erreur devient créatrice de droit, error communis facit jus[33].

 

– Erreur commune et vulnérabilité commune

L’acquéreur pensait avoir traité avec le véritable propriétaire du bien : le vendeur en avait l’apparence. Cette théorie jurisprudentielle valide sur le terrain juridique, les conséquences d’une erreur commune, invincible, commise par un acquéreur de bonne foi.

L’erreur est :

– commune ; toute personne placée dans la même situation se serait également trompée, croyant en la qualité de propriétaire du vendeur. Il s’agit d’une erreur que tous auraient commise et pour laquelle les juges ont une appréciation in abstracto.

– invincible ; l’acquéreur doit avoir fait toutes les démarches et rempli toutes les formalités qui auraient pu lui fournir l’information selon laquelle son vendeur n’était pas le propriétaire. Face à l’absence de négligence de l’acquéreur, l’erreur commise se révèle être une erreur invincible et légitime.

– commise par un acquéreur de bonne foi, une personne dont les intentions sont louables, sans malveillance.

La caractérisation des conditions d’application de la théorie de la propriété apparente est une question de fait qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. S’ils estiment les conditions remplies, ils reconnaîtront la qualité de propriétaire de l’acquéreur. Sa qualité n’est pas fondée par l’acte translatif mais bien par l’erreur commune commise. Les conséquences sont radicales : la victime de l’erreur est consacrée propriétaire et le verus dominus perd sa qualité, il est exproprié[34]. Il ne peut agir qu’en revendication à l’encontre du propriétaire apparent lequel n’ayant plus la chose entre les mains, ne pourra lui en restituer que l’équivalent pécuniaire.

Comment justifier la théorie de la propriété apparente ?

Nombreuses sont les tentatives d’explication : volonté de la Jurisprudence de créer des droits subjectifs (favoriser l’accès à la propriété), de sécuriser les opérations translatives (garantir le commerce juridique) voire de protéger un individu de bonne foi qui a moralement bien agi. La notion de vulnérabilité commune peut également être mise en avant. En effet, si pour certains, l’erreur commune constituerait une sorte de « bonne foi collective [35]», l’erreur commune, celle qui est commise par toute personne placée dans la même situation ne fait que révéler la vulnérabilité commune des êtres humains. Cette théorie jurisprudentielle constitue une réponse juridique (judiciaire) à la faillibilité des personnes physiques et crée un trait d’union entre la réalité humaine et le construit immatériel qu’est le système juridique.

La vulnérabilité qui se manifeste dans l’erreur commune n’est pas une très grande vulnérabilité, elle est celle qui se retrouve communément et l’on serait tentés de décliner l’adage Error communis facit jus en Vulnerabilitas communis facit jus[36]

 

– La présomption de bonne foi

Dans le même ordre d’idée, la présomption de bonne foi de l’article 2274 du Code civil en matière de prescription acquisitive pourrait constituer une manifestation de l’intégration juridique du caractère vulnérable des acteurs juridiques. La vulnérabilité visée serait là encore la vulnérabilité commune, une vulnérabilité de Droit commun. Par principe, afin de protéger la personne, le système regarde avec bienveillance ses intentions, ses croyances, considérant que « la bonne foi est toujours présumée, et c’est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver ». La bonne foi fait référence à l’honnêteté de la personne qui a agi, pensant respecter le Droit ainsi que les droits des tiers.

En droit patrimonial, cette bienveillance va faciliter le mécanisme de la prescription acquisitive. L’alinéa 2 de l’article 2272 du Code civil précise que « celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans ». Le bénéfice de l’usucapion abrégée ne peut être invoqué que si l’acquéreur a été de bonne foi au moment de l’acquisition. De même, la Jurisprudence s’agissant de l’application de l’alinéa 1er de l’article 2276 du Code civil, « En fait de meubles, la possession vaut titre », exige un possesseur de bonne foi.

A l’instar de la propriété apparente, la présomption de bonne foi montre que le système juridique souhaite protéger l’acteur de sa propre vulnérabilité (physique voire morale), en lui pardonnant et en passant outre sa mauvaise appréciation de la situation.

Comme la dignité humaine qui constituait une notion de référence en Droit, bien avant son introduction formelle dans le Code civil par la loi n°94-653 du 29 juillet 1994, la vulnérabilité semble déjà faire partie de notre paysage juridique. La notion ne serait-elle pas en attente de sa consécration textuelle ? Elle a légitimement sa place dans le Livre Premier du Code civil et plus précisément à l’article 16. En effet, dignité et vulnérabilité caractérisent l’être humain et les deux notions mériteraient d’être associées dans le même texte.

Cependant le Droit n’a peut-être pas envie de penser à la vulnérabilité commune des acteurs juridiques car cela l’obligerait à penser à sa propre vulnérabilité (B).

 

B – La vulnérabilité du Droit (de propriété)

 

– La supériorité du fait sur le Droit

Les règles de la prescription acquisitive montrent la fragilité du droit de propriété, sa vulnérabilité. Le propriétaire dépossédé risque, s’il ne réagit pas et n’intente pas d’action en revendication, de mettre le possesseur présentant une possession utile dans les conditions lui permettant de bénéficier de la prescription acquisitive. Certes, le principe énoncé en droit français est celui de l’imprescriptibilité de la propriété : on ne saurait perdre sa qualité de propriétaire par un non-usage prolongé. Toutefois, si officiellement, la prescription extinctive ne s’applique pas à la qualité de propriétaire, la confrontation lors d’une action en revendication entre le verus dominus et le possesseur présentant les conditions à l’application de la prescription acquisitive, tournera à la faveur de ce dernier que les juges considèreront comme le maître du bien par effet de la Loi. L’articulation est alors difficile à trouver : comment expliquer la non-disparition de la qualité de propriétaire du verus dominus et l’inefficacité de son titre…la prescription acquisitive le rendrait-elle inopposable ?

De la même manière, la théorie de la propriété apparente a un impact direct sur le véritable propriétaire. Comme cela a été relevé, il perd son droit et ne pourra obtenir qu’une restitution par équivalent de sa chose auprès du propriétaire apparent. Des questions prioritaires de constitutionnalité pointant du doigt l’atteinte que la propriété apparente et la prescription acquisitive font courir au droit de propriété[37], ont été formulées sans succès. En effet, la Cour de cassation a décidé de ne pas les renvoyer devant le Conseil constitutionnel : la prescription acquisitive comme la propriété apparente sont sauves.

Les exemples dans lesquels le droit patrimonial fait référence à une vulnérabilité commune des personnes humaines, révèlent au Droit sa propre vulnérabilité. Le fait prend le pas, domine et l’œuvre du Droit apparaît sacrifiée. Toutefois, l’analyse de la propriété apparente et de la présomption de bonne foi en matière de prescription acquisitive rappelle que le Droit n’est qu’un outil au service de l’être humain et que c’est à lui de s’adapter aux réalités humaines et non le contraire. Façonné par et pour des êtres vulnérables, il n’est pas étonnant qu’il en présente certains traits.

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Les majeurs protégés en France et à La Réunion : quels éclairages sur les vulnérabilités ?

Julien VERNET, Conseiller technique CREAI-OI.

 

Notre propos vise à présenter les caractéristiques[38] de la population des majeurs protégés en France et à La Réunion de manière à mettre en lumière les différentes vulnérabilités de ces personnes mises sous protection juridique du fait de l’impossibilité de pourvoir seules à leurs intérêts en raison d’une altération médicalement constatée de leurs facultés mentales, ou corporelles de nature à empêcher l’expression de leur volonté.

L’identification de profils type de ces 800 000 personnes (dont 7700 à La Réunion) ainsi que les évolutions perçues par les mandataires judiciaires au quotidien permettent de mieux anticiper l’évolution de cette population et de ses vulnérabilités.

 

I- Les majeurs protégés en France et à La Réunion.

 

Confrontée à une méconnaissance de cette population et de manière à appréhender au mieux ce phénomène, la Direction Générale de la Cohésion Sociale (DGCS) cherchant à mieux connaître les majeurs protégés, au-delà des seules données de cadrage remontées régulièrement par les Directions de la Jeunesse, des Sports et de la Cohésion Sociale (DJSCS) ou les tribunaux a commanditée une étude nationale, réalisée en 2016 par l’Association Nationale des Centres Régionaux d’Etudes, d’Actions et d’Informations (ANCREAI), à laquelle les mandataires de La Réunion et le Centre Régional d’Etudes, d’Actions et d’Informations de l’Océan Indien (CREAI-OI) ont participé comme 19 autres départements.

Il ressort de cette étude et du schéma régional des Mandataires Judicaires à la Protection des Majeurs et des Délégués aux Prestations Familiales de La Réunion 2016-2021 que :

  • Les personnes de moins de 60 ans représentent un peu plus de la moitié (52%) des majeurs protégés. A La Réunion, les personnes âgées sont surreprésentées par rapport à la population générale,
  • En moyenne, 10.5 personnes pour 1000 habitants de 18 ans et plus sont en protection, ce taux augmente significativement avec l’âge (plus de 20 ‰ à partir de 75 ans). Ce taux est relativement semblable à La Réunion, voire inférieur,
  • Les femmes représentent 51% des majeurs protégés mais la proportion d’hommes est plus élevée à chaque âge, sauf parmi les 75 ans et plus,
  • Environ 60 % des personnes protégées vivent dans un domicile ordinaire, 40 % vivant en établissement. Cette proportion de personnes en établissement est bien moins importante à La Réunion (23%),
  • La majorité des majeurs protégés vivent seuls (63% de ceux qui sont à domicile),
  • Près de la moitié d’entre eux ont des ressources se situant en dessous du seuil de pauvreté (10 080 euros/an). Cette proportion est identique à La Réunion alors que la population générale est bien plus pauvre,
  • 15 % ont une activité professionnelle, le plus souvent en ESAT[39] (10%), les autres étant inactifs (38%) ou retraités (43%),
  • Les majeurs protégés de moins de 60 ans ont, dans leur très grande majorité une reconnaissance de leur handicap par la MDPH[40] (86%). Tous âges confondus, 54% reçoivent une prestation liée au handicap,
  • 30 % des personnes protégées de 75 ans et plus reçoivent l’APA[41],
  • Les deux tiers des personnes à domicile bénéficient d’un accompagnement complémentaire, le plus souvent un suivi psychologique ou psychiatrique (43%).

 

II Les facteurs de vulnérabilités et les profils des majeurs protégés

A partir des variables descriptives des majeurs protégés, quatre facteurs de vulnérabilité ont été identifiés : le handicap, les troubles psychiques/psychiatriques, la dépendance liée à l’âge et la vulnérabilité sociale. Comme les facteurs peuvent se combiner pour une même personne. 7 profils sont finalement proposés :

Les 7 grands profils de majeurs protégés en France

III Quelles évolutions ?

 

L’enquête auprès des mandataires judiciaires indique par ailleurs les évolutions suivantes :

  • Une précarité croissante,
  • Un accès difficile à un habitat digne,
  • Une montée en puissance des situations de handicap psychique et des problématiques de ruptures de soins,
  • Des personnes âgées de plus en plus dépendantes et restant plus longtemps à domicile,
  • De plus en plus de jeunes adultes issus du champ de la protection de l’enfance ou du champ du handicap enfant,
  • Un isolement social grandissant.

 

Iv Quelle conséquence en terme de progression quantitative prévisible ?

 

L’application du taux de 10.5 personnes pour 10 000 habitants aux projections de population de plus de 18 ans sur le plan national conduit à une augmentation de 20 % du nombre de personnes sous protection en France en 2040. Or, entre 2010 et 2015, 15 % de personnes de plus ont été mises sous protection, ce qui induit, par reconduction de cette évolution, qu’il y aurait, en 2040, un doublement de cette population. A La Réunion, le schéma régional a tablé sur une augmentation de l’ordre de 230 mesures de plus par an conduisant également à un doublement du nombre de mesures en 2040.

Il nous semble que l’identification des profils types de l’étude nationale de 2016 permettra à l’occasion du prochain schéma régional d’affiner ces projections.

En effet, nous pourrions dès lors tenir compte de :

  • L’évolution du nombre d’allocataires de l’AAH[42] sachant que 48 % des majeurs protégés en sont allocataires, et qu’à La Réunion le nombre de bénéficiaires a progressé de 30 % entre 2012 et 2016,
  • Du nombre de personnes ayant une reconnaissance au titre du handicap psychique (33 % des 47 000 personnes en situation de handicap dont 14 % à titre principal),
  • De l’augmentation constatée au niveau de la MDPH de La Réunion de personnes âgées handicapées, « progression la plus importante depuis 2006 et qui concerne le groupe des “plus de 60 ans” (+187%)»
  • Des conséquences de cette montée en âge qui, « (…) sous l’effet du progrès technique et thérapeutique, s’accompagne d’une prévalence plus importante des maladies chroniques et d’une évolution des handicaps : baisse de la trisomie 21, compensation de la déficience auditive, augmentation des troubles envahissants du développement (TED), augmentation des troubles psychiques »[43].

 

Pour conclure : Certes toujours incertaines, ces tendances et projections indiquent toutefois une inquiétante augmentation de la part de personnes en situation de vulnérabilité : ce phénomène interpelle les pouvoirs publics car dans le même temps la part des mesures de protection confiées aux familles ne cesse de diminuer (de 48 % des mesures à 46,5 % entre 2009 et 2013 sur le plan national et 47 % à La Réunion). Finalement, si l’assistance du conjoint ou de la famille est de plus en plus difficile à mettre en œuvre, c’est plus globalement donc la vulnérabilité des familles qui est également à interroger.

 

Bibliographie :

Etude relative à la population des majeurs protégés : profils parcours et évolutions. DGCS – ANCREAI – Mai 2017. 

Schéma régional des mandataires judiciaires à la protection des majeurs et des délégués aux prestations familiales de La Réunion 2016-2021. DJSCS de La Réunion – CREAI-OI – Novembre 2016. 

Rapport d’activité MDPH Réunion 2016. 

Elaboration du Projet de Santé Réunion – Mayotte Schéma Régional de Santé Juin 2017 Le parcours des personnes en situation de handicap. ARS-OI. https://www.ocean-indien.ars.sante.fr

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ECHANGES :

 

L’habitat indigne à La Réunion.

Par Sabine RIVIERE, Chargée d’études et pilote de l’Observatoire Réunionnais de l’Habitat Indigne (ORHI) de l’AGORAH.

 

On va dans un premier temps aborder les activités de l’agence puis parler de la genèse de l’observatoire, ce qu’il observe. Dans un second temps, nous reviendrons sur la question des vulnérabilités économique et sociale à partir des enquêtes sociales.

L’Observatoire de l’habitat indigne de l’AGORAH.

L’AGORAH est une agence d’urbanisme qui fait partie de la fédération nationale des agences d’urbanisme (FNAU). On en compte environ 50 en métropole et 3 en Outre-Mer, à celle de La Réunion s’ajoute celle de Martinique et de Guyane. L’AGORAH a un statut d’association, elle a fêté ses 25 ans en 2017. L’agence travaille sur l’ensemble des champs thématiques de l’aménagement du territoire. Elle s’organise en trois pôles : le pôle ressources et valorisation, le pôle aménagement et environnement et enfin le pôle développement et territoire. Globalement, l’AGORAH va accompagner les acteurs publics dans la définition de leur politique d’aménagement mais surtout, l’agence va produire des connaissances et des expertises sur tous ces champs thématiques. Il y a 10 observatoires à l’AGORAH dont l’observatoire habitat indigne, celui sur les risques naturels…

L’agence, historiquement, a une expérience en matière de recensement de l’habitat indigne étant donné qu’elle a été mandatée par les services de la DEAL en 1999 et en 2008 pour faire un repérage des zones d’habitats précaires et insalubres sur l’ensemble de l’île. Depuis, les données produites ont été envoyées aux communes, aux intercommunalités afin qu’elles mènent des actions de résorption.

Aujourd’hui, il existe des plans communaux et intercommunaux de lutte contre l’habitat indigne afin de suivre l’évolution du phénomène et de mener des actions de résorption. Cela s’inscrit aussi dans un contexte législatif avec la loi Letchimy n°2011-725 du 23 juin 2011 ainsi que la circulaire de 2014 qui préconisent d’améliorer la connaissance mais aussi propose de de nouveaux outils d’intervention car cette problématique dans les départements d’Outre-Mer est particulière.

L’habitat indigne est une notion assez globale qui va au-delà de la notion d’insalubrité. Ce sont donc des locaux ou installations utilisés à des fins d’habitation impropres par nature à cet usage mais aussi des logements dont l’état ou celui du bâtiment où ils sont situés, expose les occupants à des risques manifestes pouvant porter atteinte à leur intégrité physique ou à leur santé. L’objectif de l’observatoire est d’apporter de la connaissance et d’être un outil d’aide à la décision pour les partenaires publics. Il s’agit en autres de permettre d’évaluer leur politique. L’observatoire va donc produire des statistiques et aussi animer des réunions d’acteurs sur ces thématiques.

 

Eléments d’information sur l’habitat indigne à La Réunion.

On peut avancer quelques chiffres sur la situation actuelle en se focalisant sur trois intercommunalités : le TCO, la CIREST et la CIVIS. Ces trois intercommunalités ont des données actualisées. Globalement, la situation s’aggrave avec presque 13 000 logements indignes recensés. Quelles que soient ces intercommunalités, 6,5% du parc de logements est considéré comme indigne avec une progression plus forte sur le territoire Sud. La situation s’est cependant améliorée sur trois communes. Entre deux périodes de recensements, il y a à la fois une amélioration (logement indigne détruit par exemple) mais aussi entre 31% et 46% de nouveaux logements indignes qui apparaissent. Il faut préciser qu’à ce stade, on ne prend en compte que l’aspect extérieur du logement.

On constate une insalubrité majoritairement diffuse sur l’île. Les grandes poches d’insalubrité présentent au Port par exemple ont été résorbées grâce à des opérations de RHI (Résorption de l’habitat insalubre) notamment. Enfin, précisons que nombre de logements indignes sont exposés à des risques naturels (exemple : logement proche d’une ravine) notamment dans la zone de l’Est de l’île.

On constate une plus grande vulnérabilité des familles qui occupent le parc indigne. Ce sont des personnes très dépendantes des prestations sociales dont des personnes qui n’ont pas d’activités professionnelles et perçoivent un revenu mensuel inférieur à 750 euros. On va voir des situations de forte fragilité sociale (exemple : sur-occupation). Une partie de ce parc de logements indignes est occupée par des personnes seules et âgées. Les enquêtes sociales montrent également que souvent il y a un lien social fort : les personnes n’ont pas envie de quitter leur quartier. Dans ces cas-là va se poser la question du type d’intervention à mener, de la régularisation du statut foncier si nécessaire, de la solvabilité des ménages ainsi que l’attache sociale. Enfin, dans le cadre des plans de lutte contre l’habitat indigne, l’État finance à hauteur de 80% une équipe opérationnelle qui est pluridisciplinaire avec des techniciens qui vont évaluer les travaux à réaliser pour améliorer les conditions d’habitat mais aussi des assistantes sociales qui vont accompagner les familles pour intégrer les difficultés sociales au projet logement.

On a donc une photographie en demi-teinte entre d’une part des appréciations pessimistes avec l’aggravation du logement indigne et d’autre part, une vision plus positive, certains logements sortant de l’indignité. Ainsi, l’indignité du logement se soigne et elle se soigne plus facilement que la vulnérabilité psychique ou l’âge avancé par exemple. Néanmoins tout cela a un prix.

 

 

Les politiques publiques de prévention et de lutte contre les exclusions à La Réunion.

Par Serge TARDY, Responsable du pôle de prévention et lutte contre les exclusions, DJSCS de La Réunion.

Ce colloque est très intéressant car on croise le regard des juristes qui ont des analyses très pointues avec des interprétations un peu plus larges des différents intervenants.

Dans le pôle de prévention et de lutte contre les exclusions, au sein de la DJSCS, on croise beaucoup de vulnérabilités que l’on peut rencontrer dans la société. Il s’agit d’une administration d’État. Ce pôle, assez transversal, prend en charge différents dispositifs.

Dans un premier temps on va définir les différents dispositifs et surtout les méthodes d’approche de ces dispositifs. Puis, dans un deuxième temps, des exemples plus concrets seront avancés (exemples de politiques publiques en devenir).

 

Dispositifs de prévention et de lutte contre les exclusions.

Tout d’abord, on s’aperçoit que ces dispositifs sont transversaux : le pôle peut être à la fois pilote, copilote, animateur, participant.

Ces dispositifs associent beaucoup de partenaires différents avec en premier lieu les collectivités, l’État ainsi que les associations (exemple : le secours catholique), des opérateurs qui sont bien souvent des opérateurs de la région ou du département (exemple : Fondation Père Favron). On a donc une multitude d’acteurs qui interviennent pour des dispositifs différents.

Par exemple, le pôle s’occupe des dispositifs d’accès à l’aide alimentaire, l’urgence sociale, l’hébergement (notamment en matière de violences faites aux femmes … c’est une priorité portée par la DJSCS afin qu’aucune femme ne reste dans la rue suite à des violences intrafamiliales. Environ 22 000 personnes ont fait état auprès du 115, géré par le SIAO d’un besoin d’hébergement. Cependant, il ne parvient à satisfaire qu’environ la moitié des besoins sur l’urgence (environ 48%), mais répond mieux aux besoins sur la phase d’insertion.

Le pôle prend en charge également un dispositif assez important – l’accès au logement social – qui permet aux publics particulièrement vulnérables d’accéder au logement en lien avec les intercommunalités. Beaucoup de dispositifs se complètent avec la loi ALUR notamment et permettent de faciliter l’accès au logement. On peut aussi évoquer l’une des dernières lois en la matière – la loi n°2017-86 du 27 janvier 2017 « égalité et citoyenneté » – qui a permis de positionner une obligation de 25% des attributions (donc une obligation de résultat de 25%) en faveur des publics les plus vulnérables.

On retrouve sur un autre champ d’intervention, la question de la personne vulnérable qui provoque des débats entre la situation de la personne vulnérable et celle du propriétaire qui peut lui aussi être vulnérable. On fait ici référence à la politique de la gestion des expulsions locatives (plus de 5 000 signalements d’impayés de la CAF à La Réunion). L’assignation devant un tribunal concerne environ 1 300 personnes. La prévention de l’expulsion locative a pour objet de limiter le nombre d’expulsions et d’essayer d’accompagner les personnes afin de permettre d’évaluer le degré de bonne foi de la personne dans le but in fine de respecter le droit constitutionnel qu’est le droit de la propriété. Malheureusement, environ 150 expulsions locatives sont toujours réalisées par an. Il existe également un dispositif autour de l’habitat indigne en matière de relogement de ces personnes.

On a également une action forte également auprès des majeurs protégés par le biais de dispositifs d’accompagnement. Il existe aussi une action pour l’intégration des étrangers, vulnérables de par leur situation, afin que ces personnes puissent être accompagnées et s’intégrer progressivement.

 

Les politiques publiques en devenir.

L’action publique a pour objectif d’agir sur les vulnérabilités pour tous ces types de publics et assurer leur inclusion sociale. Il s’agit donc de partir d’une vision du territoire afin de répondre au mieux aux besoins. Cela passe par des analyses statistiques qui permettent de bien visualiser la politique publique et de bien en comprendre les enjeux. Le dispositif est vu comme une capacité à faire et ces possibilités sont ensuite adaptées selon les besoins du territoire. Ainsi on va mettre en place des outils de politique publique que l’on va fournir aux différents acteurs sociaux du territoire. C’est donc bien à partir du besoin de la personne que l’on va démarrer l’action publique et l’adapter au territoire.

Cette tendance dans le droit français est assez récente, mais bien présente aujourd’hui.

On peut évoquer, à titre d’exemple, la loi du 2 janvier 2002 sur les établissements et services médico-sociaux. Cette loi restait orientée sur l’organisation des établissements et des services, en la modernisant et l’élargissant aux problématiques des publics accueillis autour des droits des usagers et d’une transparence renvoyant à l’exercice de la concurrence et en tant que consommateur. Par suite, la loi de février 2005 sur l’intégration des personnes en situation de handicap dans la ville va beaucoup plus loin, qui porte en elle l’usager au cœur des dispositifs et précise la notion d’accompagnement. Ce texte va induire un vrai changement de paradigme. Auparavant, notamment avec la loi de 1975, prolongée par celle de 2002, on avait une vision autour de l’organisation des services et établissements alors que la loi sur le handicap inverse la perspective en plaçant la personne handicapée au centre, en l’intégrant dans la ville, à charge pour les pouvoirs publics et les opérateurs à qui il incombe alors de préciser les modalités d’accompagnement de ces personnes pour les intégrer normalement dans la ville.

On le remarque par exemple au niveau de la DJSCS, qui a organisé d’importantes manifestations autour des projets d’un plan pour la jeunesse, en associant très largement les jeunes à la construction de cette politique où ils ont pu apporter leur point de vue, leur réflexion ainsi que leur solution à apporter, et en assurant leur participation active à la mise en œuvre de son suivi et de la mise en œuvre des actions.

Autre exemple, le lien entre la définition normative d’une politique par le centre (le ministère, etc…) et son application évolue également. Elle n’est aujourd’hui pas que simplement descendante, La construction des dispositifs se fait, dans mon champ d’activité, entre le plan national et local par itérations successives. Le national ne produit plus (plus uniquement) de grandes normes. Les dispositifs que proposent l’État donnent de grandes orientations et c’est au local de les adapter. De plus, ces orientations proviennent souvent de la réalité locale et d’expériences qui ont pu y être menées. Le local et le national s’alimentent ainsi par itérations successives et les dispositifs évoluent par ces itérations en étant mieux adaptées aux besoins réels.

On peut évoquer également la stratégie « le logement d’abord » qui consiste à limiter ou supprimer les difficultés d’hébergement. Cette stratégie mise en place en 2010 puis un peu étouffée par le précédent quinquennat, a été de fait poursuivie à La Réunion. Finalement, cette stratégie revient sur le devant de la scène à la faveur du Plan quinquennal pour le Logement d’abord et la lutte contre le sans-abrisme (2018-2022) et on profite des moyens financiers apportés pour redonner un second souffle à cette politique au niveau local.

On peut citer par exemple le PDALHPD (Plan départemental d’action pour le logement et l’hébergement des personnes défavorisées) où l’on a défini des critères qui se traduisent par des points qui, à partir d’un certain niveau, objective et labellise la situation d’un ménage en grande difficulté, afin qu’ensuite, on positionne des actions en sa faveur de façon priorisée. L’approche par points ne s’extraie pour autant pas complètement de la simple addition de points, mais des éléments de sa situation pourront également compléter l’analyse.

Ainsi, les différents dispositifs cités ci-dessus, progressivement, se sont intégrés à cette vision de s’adapter en permanence aux besoins du territoire. La place des usagers, y compris les publics étant en situation de vulnérabilité, devient donc essentielle en matière de politiques publiques. L’élaboration de la politique publique se fait avec l’accompagnant qui peut être un professionnel de travail social, un bénévole d’une association… Cette co-construction aujourd’hui va encore plus loin. Ce n’est plus uniquement la mise en place d’allocations ou d’outils qui est concernée mais véritablement l’élaboration de la politique publique (des politiques publiques de demain).

De cette façon, on contribue à lutter contre les vulnérabilités que connaissent ces publics, par la prise de responsabilité dans les processus, de la conception à la déclinaison, avec une adaptation plus fine à leur besoin. On en sort de ce fait des logiques d’assistanat qui, à l’inverse, les maintenaient dans leurs vulnérabilités,

Pour autant, les vulnérabilités ne sont pas statiques, elles évoluent au fil de l’évolution des rapports sociaux.

En étant à l’écoute des remontées des acteurs de terrain sur les publics vulnérables dont les situations sont gérées par les dispositifs de mon service, on s’aperçoit que de nouvelles lignes de fractures apparaissent. J’ai pu développer plusieurs dispositifs d’accompagnement de femmes victimes de violence et ce phénomène reste persistant à La Réunion. Les femmes sont aujourd’hui mieux accompagnées pour sortir de ce cycle de violence et mieux informées, leur permettant une réelle prise de conscience les aidant à sortir de leur isolement. Ces violences touchent encore plus massivement les femmes que les hommes, dans un rapport de 90/10 %, les violences sur les hommes étant nettement moins fréquentes, mais également moins repérées, souvent plus d’ordre psychologique, mais tout autant dévastatrices.

Il faudra en parallèle, traiter non seulement les effets de cette violence sur les femmes, mais également mieux en identifier les causes pour mieux les circonscrire. La place des hommes réunionnais est ainsi aujourd’hui interrogée dans cette évolution sociétale vers l’égalité. Les jeunes garçons réussissent nettement moins que les filles et sont plus désarmés dans l’accès à l’emploi tertiarisé, ils sont les plus nombreux à être décrocheurs ; les plus âgées, quant à eux, subissent plus fortement la perte d’emploi et l’exclusion familiale souvent consécutive. C’est une vraie question que celle de la place de l’homme réunionnais dans la société d’aujourd’hui, et il faudra veiller à tendre à une égalité réelle entre les femmes et les hommes. Pour cela, comme pour les autres vulnérabilités, l’approche de la politique publique doit être globale, sur les champs éducatifs, d’accompagnement social, professionnel, du soin et du traitement des addictions.

L’enjeu ainsi pour les politiques publiques d’inclusion sociale en direction des publics vulnérables est d’arriver à les construire à partir d’un haut niveau d’observation sociale, de les co-construire avec les publics concernés, mais en les intégrant dans des logiques globales sortant des tuyaux d’orgues et de les ajuster en permanence, face à des évolutions rapides qui peuvent détruire rapidement.

 

 

Vulnérabilité et droit des sociétés.

 

Par Anne-Françoise ZATTARA-GROS, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion.

L’idée ici est de partir d’une conception de la vulnérabilité qui serait celle d’une personne exposée à un risque et en l’occurrence, un risque économique, financier et, in fine, un risque juridique engendré par la liberté d’entreprendre, plus précisément celle d’exercer une activité économique. Il s’agit de s’intéresser à l’articulation qui existe entre le droit des personnes vulnérables et le droit des sociétés.

Aujourd’hui, comme hier, cette articulation reste problématique en droit français dans la mesure où le droit des personnes vulnérables qui protège la personne vulnérable et son patrimoine, poursuit un objectif différent de celui des sociétés, lequel établit des règles de gestion dynamique du patrimoine pour répondre à plusieurs impératifs dont la rapidité ou le profit.

Des avancées sont intervenues avec la loi du 5 mai 2007 relative à la protection des majeurs et son décret d’application du 22 décembre 2008. Plus récemment, l’ordonnance du 15 octobre 2015 a dressé le nouvel état qui existe entre le droit des personnes protégées et le droit des sociétés en modifiant les règles de l’administration légale applicables au mineur. Cette ordonnance n’ignore pas le mineur associé. Elle s’inscrit dans un double cadre : le premier est celui d’une pré-capacité au niveau européen qui se traduit en droit français par l’avènement de modèles sociétaires ouverts aux mineurs de plus de 16 ans (exemple : Entrepreneur Individuel à responsabilité Limitée) et le second est la place centrale que l’on accorde aux mineurs en matière sociétaire (il existe de plus en plus de montages en matière de transmission de patrimoine qui vont l’intégrer à des fins d’optimisation fiscale.

Cette ordonnance de 2015 ne va cependant pas régler toutes les difficultés qui sont liées au décret du 22 décembre 2008. En effet ce décret présente des lacunes quant aux actes qui sont susceptibles d’être accomplis par une personne vulnérable (mineur ou majeur protégé). De plus, il propose quatre classifications qui sont poreuses entre elles. On a donc aujourd’hui des hésitations, provoquant des insécurités juridiques, sur la nature juridique de certains actes qui pourraient être accomplis par les personnes protégées notamment en matière sociétaire. Dans l’attente de remédier à cette situation, il faut apprécier la classification des actes proposée par le décret de 2008, à l’aune de l’ordonnance de 2015. De cette étude croisée, il y a trois constats qui s’imposent. Premièrement on a des emprunts de l’ordonnance au décret dont certains sont réussis et d’autres plus mitigés. Deuxièmement on observe des ajouts de l’ordonnance à la classification du décret que ce soit du point de vue des actes interdits ou des actes facilités. Enfin, on a des vides juridiques avec des petits et grands oubliés.

En ce qui concerne les emprunts, ils portent essentiellement sur les actes d’acquisition de droits sociaux et notamment en matière d’apports (en numéraire, nature ou industrie) pour créer une société. Si l’on regarde le régime juridique applicable à ces apports, on constate que l’ordonnance renseigne sur l’encadrement de certaines opérations et reste lacunaire pour d’autres. Par exemple, en matière d’apport d’immeubles et de fonds de commerce, l’ordonnance réglemente parfaitement l’opération. Ainsi, un mineur qui souhaiterait apporter un bien immobilier ou un fonds de commerce doit avoir l’autorisation de ses parents ou d’un seul de ses parents selon que l’autorité parentale est exercée conjointement ou non ainsi qu’une autorisation du juge aux affaires familiales. A l’inverse, l’ordonnance ne souffle mot sur d’autres apports. Si un mineur souhaite faire un apport en numéraire, il n’existe pas de disposition permettant d’appréhender cet acte juridique. Il va donc falloir faire une gymnastique juridique c’est-à-dire rechercher dans l’ordonnance les articles applicables à l’opération, qui eux-mêmes renvoient aux dispositions du code civil régissant la tutelle, lesquelles renvoient elles-mêmes au décret de 2008.

En ce qui concerne les ajouts, différents actes intéressent la matière sociétaire. On en évoquera deux nouvellement interdits. Le premier concerne l’aliénation à titre gratuit des parts sociales ou actions d’un mineur (donation). Deuxième acte, c’est l’exercice d’une activité commerciale ou libérale. Même si ses administrateurs légaux avaient donné leur autorisation, même si le juge aux affaires familiales (pour les mineurs) ou le juge des tutelles (pour les majeurs) avaient donné leur accord, ces personnes protégées ne pourraient exercer ce type d’activité. Elles ne pourront donc pas constituer une société commerciale de type « société en nom collectif » où la qualité de commerçant est requise. Cependant, le législateur n’a pas précisé la sanction applicable en cas d’accomplissement de ses actes.

Enfin, en ce qui concerne les vides juridiques, ils sont nombreux et portent essentiellement sur tous les actes que pourrait accomplir une personne vulnérable dans les sociétés de parts sociales qui concernent surtout les sociétés à responsabilité illimitée du type « société civile » ou encore les sociétés commerciales du type « SNC ou société en commandite ». Dans ce cas-là, il y a un vrai désert juridique en ce qui concerne l’acquisition et la cession des parts sociales, le droit de retrait ou encore le droit de nantir ses parts sociales pour se procurer du crédit et ainsi développer l’activité.

Le bilan de la réforme de 2015 reste dès lors plutôt mitigé. Pour une meilleure articulation, il faudrait soit a minima revoir le décret de 2008 soit a maxima proposer une réforme de plus grande ampleur propre à construire un droit civil des sociétés en réfléchissant à la refonte d’un titre unique des personnes protégées au sein du Code civil.

 

Débat sur la question de la maltraitance des personnes âgées et des personnes en situation de handicap.

Il existe deux types de tuteurs : les tuteurs familiaux et les tuteurs professionnels qui sont les mandataires judiciaires en charge de la protection des majeurs (MJPM). Ce sont eux qui vont signaler ces événements et déclencher les procédures « normales et prévues » pour ces situations. C’est le cœur même de leur métier que de veiller à ces situations soient immédiatement traitées. Le mandataire a pour obligation de signaler la situation au juge des tutelles et il y a également, dans le cadre de la politique liée à la prévention de la maltraitance, une obligation de signalement de celui qui emploie le MJPM (associations ou préposé à la tutelle). Il existe une procédure prévue à cet effet et la DGSCS qui est le destinataire du signalement fait ensuite le lien avec les autres administrations concernées.

Début du chapitre

[1] JOURDAIN P. , D. 1983. Chron. 139

[2] MEKKI M., « Fiche pratique sur le clair-obscur de l’obligation précontractuelle d’information », Gaz. Pal. 12 avr. 2016, n° 14 ; FABRE-MAGNAN M., « Le devoir d’information dans les contrats : essai de tableau général après la réforme », Libres propos in JCP G 2016, 706.

[3] Com 24 mars 2009, CCC 2009, no 158, note LEVENEUR L. ; Com. 13 mars 2012, JCP 2012, 561, obs. SERINET Y.-M., qui admet le caractère excusable de l’erreur commise par un acheteur professionnel.

[4] Civ. 1re, 28 oct. 2010, n° 09-16.913, CCC 2011, no 1, note LEVENEUR L., à propos de carrelages en terre cuite qui se sont désagrégés à proximité d’une piscine au sel ; Civ. 1re, 28 juin 2012, n° 11-17.860, CCC 2012, n° 251, note LEVENEUR L., à propos de volets en bois de sapin exposés au embruns sur l’île de Noirmoutier qui s’étaient rapidement dégradés, l’arrêt ajoutant que le vendeur « ne saurait s’exonérer de son obligation en imposant à l’acheteur de s’entourer des conseils d’autres professionnels ».

[5] Civ. 1re, 20 déc. 2012, n° 11-27.129, CCC 2013, n° 49, note LEVENEUR L., où l’eau en provenance d’un puits était ferrugineuse ; Bourvil aurait apprécié !

[6] Civ. 1re, 3 déc. 2014, n° 13-27.202, CCC 2015, n° 56, note LEVENEUR L.

[7] V. AUBERT DE VINCELLES C., « La mise en conformité du Code de la consommation au droit européen par la loi Hamon », RDC 2014, 456.

[8] V. JULIEN J., Droit de la consommation, LGDJ, coll. Domat – Droit privé, 2015, n° 79.

[9] Civ. 3e, 7 févr. 1990, Defrénois 1991, art. 35030, note AUBERT J.-L. ; RTD civ. 1990. 679, obs. REMY Ph.

[10] JORF du 31 mai 2015, p. 9041 ; RDC 2015, obs. SEUBE J.-B.

[11] ROUHETTE G., « L’article premier des lois », in Les mots de la loi, Economica, coll. « Études juridiques », 1999, p. 37 s.

[12] Rapport public 1991, Doc. fr., Études et commentaires, no 43, p. 15 s., qui évoque l’image d’un « droit à l’état gazeux ».

[13] sur lequel, V. VERPEAUX M., « Il est né le Défenseur des droits », JCP 2011. 502 ; D. 2011. 1027, Chron. ZARKA J.-C.

[14] DAMAS N., in D. 2007. Pan. 904

[15] Crim. 11 juin 2002, RTD civ. 2002. 498, obs. MESTRE J. et FAGES B.

[16] Crim. 4 févr. 2015, n° 14-90048, qui refuse de transmettre une QPC contestant la constitutionnalité du testing.

[17] A la différence, par exemple, du Code pénal dont 29 articles comprennent le terme « vulnérabilité ».

[18] Art. 1469 Cciv.

[19] Art. 1857 Cciv.

[20] La notion de vulnérabilité a fait l’objet de nombreuses études en sciences humaines et sociales. Sa place dans le système juridique et notamment dans le contexte de la protection des majeurs incapables et de la loi du 5 mars 2007 a été mise en exergue, « la vulnérabilité saisie par le Droit », EYRAUD B. et VIDAL-NAQUET P., Revue Justice Actualités, 2013, pp. 3-10.

[21] Notre analyse se limite aux aspects patrimoniaux : la « gestion » des intérêts personnels du mineur non émancipé ou du majeur protégé n’est pas envisagée.

[22] A noter l’abandon de l’incapacité d’exercice de la femme mariée sous régime de communauté légale fondé sur une présomption sexiste de très grande vulnérabilité de l’épouse. La loi n°85-1372 du 23 décembre 1985 intitulée « Egalité des époux dans les régimes matrimoniaux et des parents dans la gestion des biens des enfants mineurs » a réécrit les articles concernant notamment la question de la gestion des biens communs. L’alinéa 1er de l’article 1421 du Code civil présente désormais le principe de la gestion concurrente : « Chacun des époux a le pouvoir d’administrer seul les biens communs et d’en disposer, sauf à répondre des fautes qu’il aurait commises dans sa gestion. Les actes accomplis sans fraude par un conjoint sont opposables à l’autre ».

[23] La Jurisprudence semble considérer que la liste des professions et des fonctions de l’article 909 du Code civil est exhaustive et ne saurait être étendue : ainsi, la Cour d’appel d’Aix en Provence dans un arrêt du 28 mars 2018 a refusé d’appliquer ce texte à la libéralité dont a bénéficié une aide-soignante considérant que le texte qui « ne vise expressément que les professions médicales et paramédicales, ne peut inclure les auxiliaires de vie dans le domaine de l’incapacité à recevoir (…) ».

[24] Art. L116-4 du Code de l’Action Sociale et des Familles.

[25] Les personnes morales du secteur médico-social (société ou association) sous réserve de l’obtention d’une autorisation administrative de recevoir des dons et legs (art. 910 et 937 C.civ.)

[26] Jean Bernard de Saint-Affrique, fascicule actualisé par Véronique Legrand – Fasc. unique : DONATIONS ET TESTAMENTS . – Capacité de disposer ou de recevoir par donation entre vifs ou par testament . – Incapacité relative des médecins, pharmaciens, ministres du culte, mandataires judiciaires à la protection des majeurs et autres personnes, n°49 et ss.

[27] Art. 911 Cciv.

[28] ZENATI F. et REVET Th., Manuel de droit des personnes, PUF, 2006.

[29] Art. 2261 C.civ.

[30] La règle s’explique par la volonté de faciliter la circulation des biens meubles qui par nature sont destinés à alimenter le commerce juridique et d’en assurer la sécurité juridique.

[31] Cass. req., 20 mai 1935 : DP 1935. 1. 97, rapport PILON ; Cass. 1ère civ., 12 janvier 1988 : Bull. civ. I, n°6, p. 7, « (…) Vu l’article 544 du code civil, Attendu que la société civile du Domaine de la Pérelle avait invoqué la qualité de propriétaire apparent d’X. son vendeur ; Attendu qu’en écartant ce moyen qu’elle a tenu pour un simple détail d’argumentation alors qu’elle devait rechercher si, en acquérant l’immeuble, la société du Domaine de la Pérelle était de bonne foi, c’est-à-dire avait acquis l’immeuble sous l’empire d’une erreur commune et légitime, dès lors que la cause de la nullité aurait été et devait nécessairement être ignorée de tous, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ;(…) ».

[32] ZENATI F. et REVET Th., Les biens, collection droit fondamental, PUF, 2ème éd. 2008, n°184, p. 292.

[33] Error communis facit jus, ROLAND H. et BOYER L., Les adages du Droit français, Litec, 4ème éd. 1999, n°123, pp. 224-229.

[34] «L’erreur commune est créatrice de droit. L’acquéreur a-t-il cru traiter avec le vrai propriétaire ? Tout se passe comme si tel était le cas, un peu à la manière d’une fiction. Le propriétaire apparent a donc valablement constitué propriétaire la victime de l’erreur, nonobstant l’existence du droit du véritable propriétaire. Ce dernier se trouve indirectement exproprié et n’est donc pas recevable à revendiquer son bien (auprès de l’acquéreur). », ZENATI F. et REVET Th., Op.cit., n°184, p. 293.

[35] ROLAND H. et BOYER L., Op.cit., p. 224.

[36] Vulnerabilitas est un barbarisme car en Latin seul l’adjectif vulnérable, vulnerabilis, is, e existe.

[37] Cass. 3ème civ., 17 juin 2011 (QPC) : Bull.civ III, n°106, « (…) Attendu que M. Jean-Pierre X… soutient que la règle énoncée aux articles 2258 à 2275 du code civil, tels que résultant de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, selon laquelle il est possible d’acquérir la propriété immobilière au moyen d’une prescription acquisitive porte atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ; (…) la question posée ne présente pas un caractère sérieux dès lors que la prescription acquisitive n’a ni pour objet ni pour effet de priver une personne de son droit de propriété mais de conférer au possesseur, sous certaines conditions, et par l’écoulement du temps, un titre de propriété correspondant à la situation de fait qui n’a pas été contestée dans un certain délai; que cette institution répond à un motif d’intérêt général de sécurité juridique en faisant correspondre le droit de propriété à une situation de fait durable, caractérisée par une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire ; D’où il suit qu’il n’y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité ; (…) ».

Cass. 3ème civ., 30 mars 2017 (QPC), n°16-22058 : « (…) Mais attendu que, sous le couvert d’une contestation de la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation constante conférerait à l’article 544 du code civil, M. Z… conteste en réalité la construction jurisprudentielle de la théorie de l’apparence en ce qu’elle est appliquée dans le domaine de la propriété immobilière ; D’où il suit que la question, qui ne concerne pas une disposition législative, est irrecevable ; (…) ».

[38] Les données sont issues du Schéma régional des MJPM et de DPF de La Réunion 2016-2021. DJSCS Réunion et CREAI-OI et de l’Etude relative à la population des majeurs protégés : profils, parcours et évolutions. Mai 2017, DGCS et ANCREAI.

[39] Etablissement et Service d’Aide par le Travail.

[40] Maison Départementale des Personnes Handicapées.

[41] Allocation Personnalisée d’Autonomie.

[42] Allocation Adulte Handicapé.

[43] ARS-OI. Atelier préparatoire « handicap », Projet Régional de Santé 2

Vulnérabilité, risques naturels, aménagement du territoire et politique de la ville

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CHAPITRE 7 – Vulnérabilité, risques naturels, aménagement du territoire et politique de la ville

 

L’aménagement des espaces de vie, notamment en milieu insulaire, est un terrain privilégié pour toute réflexion portant sur la notion de vulnérabilité. La culture du « risque » contribue indéniablement à sensibiliser les acteurs publics à la nécessité de protéger les espaces et les populations vulnérables face aux aléas naturels. En outre, la référence de plus en plus fréquente à la notion de vulnérabilité permet de mieux cerner la notion de risque. Un aléa naturel ne constituerait pas un risque en tant que tel. Il ne le deviendrait que dans l’hypothèse où il frapperait une population, un territoire ou des constructions vulnérables. Lutter contre les risques naturels obligerait donc à envisager tous les types de vulnérabilité pour proposer la réponse la plus adaptée, même celle limitant les droits et libertés fondamentaux.

 

CONTRIBUTIONS :

 Brèves considérations sur la part du droit dans les rapports conceptuels entre « risques naturels » et « vulnérabilité ». Olivier DUPERE, Maître de conférences en droit public, Université de La Réunion.

Des risques et des hommes : droits et vulnérabilité(s) en matière de gestion des risques naturels. Loïc PEYEN, Maître de conférences en droit public, Université Toulouse 1 Capitole – IEJUC.

Le tourisme insulaire à la merci du changement climatique. Jean-François HOARAU, Professeur en économie, Université de La Réunion et Michaël GOUJON, Maître de conférences HDR, CERDI, Université Clermont Auvergne

ÉCHANGES

 

Contributions

Brèves considérations sur la part du droit dans les rapports conceptuels entre « risques naturels » et « vulnérabilité ».

 

Olivier DUPERE, Maître de conférences en droit public, Université de La Réunion.

 

Mon rôle est de présider la table-ronde que les organisateurs du colloque ont voulu consacrer au thème « Vulnérabilité, risques naturels, aménagement du territoire et politique de la ville ». Il s’agit en soi d’un thème très composite, dont l’étude peut être entreprise sous un nombre d’angles assez conséquent. L’objet général du colloque implique toutefois d’aborder cette étude sous l’angle des droits fondamentaux, ce qui peut aboutir à compliquer ou à simplifier la tâche.

Pour lancer cette table-ronde (plutôt que pour l’introduire), je vais procéder à une revue aussi rapide que générale des rapports entre les notions de « risques naturels » et de « vulnérabilité », et aux implications juridiques de ces rapports, en termes de droits fondamentaux notamment. En effet, il semble bien qu’à notre époque, ces rapports en soient à un tournant, qui tient au basculement de l’élément déterminant : du « risque naturel », celui-ci tend à devenir la « vulnérabilité ». Le jeu d’implications juridiques n’étant pas le même dans ces deux hypothèses, les conséquences de cette inversion des pôles conceptuels sont significatives, et il importe donc d’en prendre la mesure.

L’objet de ces brèves considérations liminaires sera donc de montrer comment, du fait de ce basculement, l’on passe d’une conception où le droit implique et organise la lutte contre les effets destructeurs du phénomène naturel (I), à une perspective dans laquelle il s’avère nécessaire de prendre compte la capacité du droit à contribuer aux effets destructeurs du phénomène naturel (II).

 

I- La prédominance historique d’une approche axée sur le « risque naturel » : un droit impliquant et organisant la lutte contre les effets destructeurs du phénomène naturel

 

L’expression « risque naturel » est lourde de sous-entendus. Elle a pour objet, du moins pour effet, d’insister sur le caractère « naturel » du « risque » : le risque en question serait entièrement frappé du sceau de la Nature.

Le phénomène naturel serait ainsi LA cause du risque. Le risque n’aurait pas d’autre cause, et de cette vision découle deux conséquences. La première tient à ce que pour comprendre le risque, la connaissance scientifique du phénomène naturel serait suffisante. La seconde tient à ce que pour faire face au risque, il faudrait maîtriser ce phénomène (jusqu’à, si possible, l’éradiquer). Comment obtenir cette maîtrise du phénomène naturel ? Grâce à un travail d’ingénierie technique.

Dans cette perspective, comment se définit le risque naturel ? C’est l’exposition de certains enjeux à un phénomène naturel susceptible, de par ses seules caractéristiques, de porter atteinte à leur intégrité. On peut le dire autrement, en se plaçant sur le terrain des droits fondamentaux qui ont pour fonction générale de protéger ces enjeux (personnes, biens, environnement). Le risque naturel, c’est une situation dans laquelle ces droits fondamentaux appellent les autorités publiques, et même les personnes privées, à devoir réaliser et/ou supporter un certain nombre de prestations juridiques et matérielles dont l’objet est de préserver ces enjeux contre les effets destructeurs du phénomène naturel.

Et s’il est possible de maîtriser techniquement le phénomène naturel, la prise en considération des caractéristiques de ces enjeux est accessoire – ce qui n’est pas synonyme de dérisoire. En effet, l’objectif essentiel est alors d’organiser et de tenir une ligne de front face à l’ennemi naturel, auquel il s’agit de ne rien concéder qu’au prix d’une lutte éventuellement épique : certaines expressions évoquent explicitement cet état d’esprit, par exemple celle d’ouvrages de « défense contre la mer », ou encore celle de « ligne d’arrêt » qui désigne une technique employée dans la « lutte » contre les incendies de forêt. Les caractéristiques des enjeux sont ici prises en compte à des fins instrumentales : ce sont des outils qui doivent permettre de déterminer les moyens et processus les plus pertinents pour lutter contre le phénomène naturel. L’aménagement du territoire, ici, doit donc notamment participer à l’aménagement de cette ligne de front, réelle ou virtuelle.

Dans cette perspective, la vulnérabilité est une part du risque naturel dans le meilleur des cas : c’est la qualité de tout enjeu exposé à un aléa naturel, et cette qualité peut être appliquée au niveau microscopique (un enjeu) comme macroscopique (un ensemble d’enjeux). C’est, au pire, le constat de l’échec ou de l’insuffisance de la politique de « lutte » contre le phénomène naturel, qui doit alors s’analyser comme une atteinte aux droits fondamentaux dont la fonction générale est de protéger les enjeux en question.

 

II- Le développement contemporain d’une approche axée sur la « vulnérabilité » : la nécessité de prendre en compte la capacité du droit à contribuer aux effets destructeurs du phénomène naturel

 

Cette vision, dite « techniciste » – ou, mieux, « technocentriste » ou « technocentrée »[1] – a été critiquée par de nombreux géographes, comme l’Américain Gilbert White (études sur le risque d’inondation dans les années 1950-1970)[2] ou le Français Robert D’Ercole (étude sur les risques volcaniques liés au Cotopaxi en Equateur, au début des années 1990)[3], par des sociologues (en France, Jean-Louis Fabiani et Jacques Theys dans les années 1980)[4], ainsi que par des juristes (en France, Valérie Sanseverino-Godfrin, dans les années 2000)[5].

Ces auteurs mettent en évidence que le phénomène naturel n’est pas LA cause du risque naturel, mais UNE cause parmi d’autres. Ces autres causes sont anthropiques : tout autant que le phénomène naturel, des facteurs humains et sociaux peuvent contribuer à la réalisation et/ou à l’aggravation du risque naturel, y compris a priori les droits fondamentaux dont l’objectif est pourtant d’assurer la protection des divers enjeux exposés à l’aléa naturel.

Pour comprendre le risque, il faut donc toujours se baser sur la connaissance scientifique de l’aléa, mais ce n’est plus suffisant dans cette optique : il faut également acquérir une connaissance scientifique du système social et juridique qui sous-tend la coexistence plus ou moins harmonieuse des différents enjeux exposés au phénomène naturel. Et il s’avère alors nécessaire d’aller encore au-delà, pour envisager les interactions entre ce système social/juridique et le phénomène naturel.

Pour faire face au risque, la maîtrise technique du phénomène devient donc un outil stratégique parmi d’autres. En effet, il faut également, alors, envisager et concevoir d’autres outils stratégiques, dont l’objectif sera d’assurer une certaine cohérence entre l’aléa naturel et le système social/juridique (y compris, donc, le système des droits fondamentaux), via l’articulation des actions sur l’aléa naturel et de celles portant sur le système social/juridique. Il s’avère ainsi nécessaire de construire une stratégie, qui repose sur la cohérence d’une politique de gestion technique de l’aléa, d’une politique économique/sociale et d’une politique juridique. En conséquence, le travail indispensable à cette fin suppose de quitter le terrain exclusif de l’ingéniérie technique, pour associer experts techniques, représentants de la société et juristes. Bref, d’organiser un certain système représentatif afin de permettre la participation de l’ensemble des acteurs concernés. Autrement dit, une certaine démocratisation de la construction de la réponse au risque naturel, ce qui implique de reconnaître des droits de représentation au profit de ces acteurs, ainsi que des droits à ces acteurs et aux représentants de ces acteurs.

Dans cette perspective, le risque naturel doit être redéfini. Certes, il s’agit toujours de l’exposition de certains enjeux à un phénomène naturel susceptible, de par ses seules caractéristiques, de porter atteinte à leur intégrité. Cependant, il faut intégrer à cette définition la manière dont le système social/juridique, et y compris le système de droits fondamentaux, expose ces enjeux à ce phénomène. Ici, la prise en considération des caractéristiques des enjeux est donc au moins aussi importante que la prise en compte des caractéristiques de l’aléa. En effet, l’objectif essentiel alors n’est plus de tenir une ligne de front face à un ennemi naturel. Il est beaucoup plus général. Il s’agit de définir une stratégie d’adaptation du système social/juridique aux caractéristiques de l’aléa, afin de réduire sa propension à être déstabilisé par la survenance d’une catastrophe naturelle (cette propension est ce que l’on désigne alors sous le nom de vulnérabilité). Cette réduction doit être recherchée a priori (avant la catastrophe : stratégie globale et structurelle d’atténuation/mitigation du risque). Elle doit également être recherchée a posteriori (une fois la catastrophe survenue : stratégie de résilience). L’aménagement du territoire, ici, ne peut être que l’un des domaines d’une telle stratégie d’adaptation. La démocratisation de la définition de cette stratégie d’adaptation, en revanche, constitue un ressort essentiel de son efficacité et de son effectivité.

 

Ouverture

 

Pour terminer ces propos liminaires, il me paraît intéressant de poser une question : cette nouvelle conception de la vulnérabilité, et la logique classique du développement durable[6], sont-elles congruentes ?

La réponse semble devoir être sérieusement nuancée. D’une part, l’exigence de démocratisation de la construction des réponses au risque naturel, présente une grande similarité avec la nécessité – consubstantielle à la logique du développement durable – de garantir le droit de participation de tous à la détermination du statut juridique de la protection de l’environnement vis-à-vis des droits civils et de l’exigence d’effectivité des droits économiques, sociaux et culturels. D’autre part, la logique du développement durable a toutefois été conçue d’une manière très axée sur l’intégration des enjeux environnementaux aux projets de développement économique, alors que le concept de vulnérabilité, en matière de risques naturels, nécessite une perspective beaucoup plus large et générale. Or, les enjeux à protéger sont ici loin d’être de nature seulement environnementale, de même que les menaces sont bien plus diverses et aléatoires que de simples projets de développement économique.

À tout le moins, certaines précisions conceptuelles paraissent donc devoir être apportées pour assurer la cohérence entre la logique classique du développement durable, et la conception de la vulnérabilité appliquée aux risques naturels. En quoi peuvent consister de telles précisions ? Toute la difficulté est ici d’intégrer la prise en considération de la nature comme étant simultanément source d’enjeux et d’aléas. Il y a là matière à recherche et, sans pouvoir aller plus loin sur ce point aujourd’hui (le cadre dans lequel j’interviens ne s’y prêtant pas), probablement l’une des clés d’évolution du droit des risques naturels dans les années à venir.

Début du chapitre

 

Des risques et des hommes : droits et vulnérabilité(s) en matière de gestion des risques naturels.

Loïc PEYEN, Maître de conférences en droit public, Université Toulouse 1 Capitole – IEJUC.

« Habitan[t]s des terres prochaines,

Fuyez ce mont brûlant qui lance le trépas !

Le Vésuve a brisé sa barrière et ses chaînes,

Et ses laves sont sur vos pas. »

Ch. de Chênedollé, « Le Vésuve »[7]

 

Le droit des risques naturels n’ignore pas les droits des individus, tant s’en faut. Les liens ne sont pas toujours évidents, il est vrai, mais ils existent et ne peuvent être ignorés. L’étude des relations entre droits et vulnérabilité est une excellente occasion de mettre en lumière leur multiplicité.

Il importe avant toute chose de bien comprendre ce qu’est un « risque naturel ». Il s’agit d’un « événement dommageable, doté d’une certaine probabilité, conséquence d’un aléa survenant dans un milieu vulnérable » [8], l’aléa étant la « manifestation d’un phénomène naturel (…) d’occurrence et d’intensité données »[9]. La distinction risque-aléa est importante et doit être bien comprise : l’aléa n’est risque qu’à partir du moment où il est susceptible d’impacter négativement des éléments de société, aussi appelés « enjeux » (« personnes, bien, activités, moyens, patrimoine, etc. susceptibles d’être affectés directement ou indirectement par un phénomène naturel »[10]). Autrement dit, si un aléa ne constitue pas toujours un risque, le risque implique toujours un aléa. Aussi, puisque le risque est le produit de la confrontation entre un aléa et des enjeux, cela signifie que l’équation du risque est la suivante : risque = aléa × enjeux. De façon assez logique, parce qu’il n’a pas vocation à réagir l’ordre du monde, le droit ne se préoccupe des aléas naturels qu’à partir du moment où ceux-ci représentent des risques[11]. Le risque d’inondation est par exemple défini comme « la combinaison de la probabilité de survenue d’une inondation et de ses conséquences négatives potentielles pour la santé humaine, l’environnement, les biens, dont le patrimoine culturel, et l’activité économique » (C. env., art. L. 566-1, II). Appréhender le risque implique donc de prendre en considération tant l’aléa que les enjeux ; néanmoins, il n’en fut pas toujours ainsi.

Ce fut longtemps la théorie d’une surdétermination divine qui trouva grâce aux yeux de beaucoup, et ce, au prix d’un renoncement et d’une impuissance convenus, conséquences d’un fatalisme assumé. Cette approche fut gommée par l’avènement du paradigme technocentriste[12] qui mettait l’expert au centre du processus décisionnel[13]. Ce dernier était alors « revêtu d’une sorte d’armure d’inexpugnabilité qui reposait sur deux représentations solidement établies et complémentaires : d’un côté et en tant que scientifique, il semblait tirer mécaniquement et de manière impersonnelle son savoir des avancées continues et sans failles de la science ; de l’autre, lorsqu’il intervenait en tant qu’expert, il était perçu comme se tenant au service et dans l’ombre du décideur qui le cas l’échéant, l’interrogeait sur telle ou telle question »[14]. Cette démarche, certainement meilleure, n’était pourtant pas parfaite : focalisée sur l’aléa et délaissant les enjeux, elle occultait toute une partie du réel. Afin de tenir compte de la dimension sociale du risque – puisqu’il ne peut y avoir de « risque » que si des sociétés peuvent être affectées par un aléa –, se développa alors une façon nouvelle de l’appréhender[15].

Cette approche, parce qu’elle concernait davantage à la variable sociale du risque – les enjeux –, permit de s’intéresser plus à la réception de l’aléa qu’à sa formation. Et pour cause : puisqu’il n’était pas possible de maîtriser pleinement l’aléa, il était à tout le moins possible d’en conjurer les effets. C’est de cette façon que fut « révélée » la question de la « vulnérabilité » des enjeux – qui « exprime et mesure le niveau des conséquences prévisibles de l’aléa sur les enjeux »[16] –, longtemps passée sous silence[17]. Cette révolution discrète[18] était le signe, d’une part, d’une complexification du risque, lequel était saisi en tous ces aspects et, d’autre part, d’une humilité nouvelle à l’égard des phénomènes naturels. Il ne s’agissait plus, en effet, de mettre en œuvre un prétendu pouvoir de maîtrise, conformément à l’idéal cartésien de l’homme « maître et possesseur de la nature »[19], mais au contraire de s’adapter et de composer avec l’incertain et l’incoercible. Pour cette raison, le concept de vulnérabilité est « sans contraire »[20] : toute société humaine étant dépassée pas l’environnement dans lequel elle ne fait que s’insérer, elle est soumise volens nolens à ses fluctuations.

Les premiers travaux internationaux attestent de cette évolution : « Si les phénomènes naturels qui sont à l’origine des catastrophes naturelles échappent le plus souvent au pouvoir de l’homme, la vulnérabilité est généralement le produit de l’activité humaine »[21]. En 1991, l’Assemblée générale des Nations unies félicitait les pays sujets aux catastrophes « des initiatives qu’ils ont déjà prises en vue de diminuer leur vulnérabilité »[22]. Aujourd’hui, la réduction de la vulnérabilité figure parmi les principes d’action en matière de catastrophes naturelles[23].

En droit interne, l’apparition et le développement du concept de vulnérabilité furent plus sobres. La loi du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages[24] ne traite de la vulnérabilité que dans un domaine particulier, celui des assurances, en établissant, en matière de risques de catastrophes naturelles, la possibilité pour le préfet ou le président de la caisse centrale de réassurance « de saisir le bureau central de tarification lorsque les conditions dans lesquelles un bien ou une activité bénéficie de la garantie prévue de l’article L. 125-1 leur paraissent injustifiées eu égard au comportement de l’assuré ou à l’absence de toute mesure de précaution de nature à réduire la vulnérabilité de ce bien ou de cette activité » (art. 69 de la loi ; C. assur., art. L. 125-6, al. 9, nous soulignons). La loi dite « Grenelle II »[25] est à peine plus fournie, prévoyant quelques dispositions fiscales pour certains contribuables ayant des dépenses pour « réduire la vulnérabilité à des aléas technologiques » (art. 215 de la loi ; CGI, ancien art. 200, quarter C.) ou, s’agissant des risques naturels, d’autres dispositions plus particulières concernant les plans de gestion des risques d’inondation (art. 221 de la loi ; C. env., art. L. 566-7, 3°)[26] et les plans de prévention des risques naturels prévisibles (art. 22 de la loi ; C. env., art. L. 562-1, VII). Ses travaux préparatoires insistent peu au demeurant sur le concept de vulnérabilité. Depuis 2011[27], l’article R. 222-2 du code de l’environnement précise encore que le rapport du schéma régional du climat, de l’air de l’énergie comprend « une analyse de la vulnérabilité de la région aux effets des changements climatiques (…) ». À l’échelle nationale, la politique de prévention[28] repose sur sept principes parmi lesquels figure « la réduction de la vulnérabilité »[29]. Les avancées sont réelles mais encore balbutiantes.

Compte tenu des composantes du risque, en particulier des enjeux et de leur vulnérabilité, il était inéluctable que la gestion des risques se confronte aux droits des individus, omniprésents et en constant essor en matière environnementale[30]. Les études sur le sujet sont pourtant rares, et il est essentiel de mettre en exergue ces rapports entre droits et vulnérabilité en la matière. En fait, il y a là une véritable indissociabilité : les droits exigent une bonne gestion des risques naturels et, partant, une réduction de la vulnérabilité (I), le processus imposant lui-même une action sur les droits (II).

 

I – Une réduction de la vulnérabilité exigée par les droits

 

Les droits des individus imposent une gestion efficace des risques naturels (A). Pour chaque situation, cela implique de saisir toutes les dimensions du risque pour mieux l’appréhender et donc, de réduire la vulnérabilité des enjeux en cause (B).

 

A – Des droits imposant une gestion efficace des risques naturels

 

Les individus disposent de nombreux droits astreignant les autorités publiques à une gestion efficace des risques naturels. Certains, emblématiques, voire incontournables, méritent une attention particulière.

Le premier qui se présente à l’esprit est le droit à la vie, qui est à l’origine d’un certain nombre d’obligations à la charge des autorités publiques. Ce droit est consacré par de nombreux textes. En droit international, il se rencontre à l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[31], à l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme[32] ou encore à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme[33]. Pour la Cour européenne des droits de l’homme d’ailleurs, ce droit « astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction »[34], à condition, bien entendu, que le risque soit connu et que, dans ce cas, l’État ait fait tout ce qui pouvait être raisonnablement attendu de lui pour prévenir ledit risque[35]. Il a ainsi l’obligation positive de « mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie »[36], y compris en matière de risque naturel[37]. Le juge administratif français considère ce droit comme une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative et admet que « lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par cet article, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence »[38]. Dans le même sens, constatant l’existence d’un « risque mortel » s’agissant d’attaques de requins à l’île de La Réunion, il enjoignit au préfet d’adopter des mesures pour réduire ces « risques d’atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle des baigneurs ou des pratiquants de sports nautiques à la suite d’attaques de requins »[39]. Compte tenu des effets potentiellement dévastateurs des phénomènes naturels, notamment du point de vue de la vie humaine, il n’est pas bien difficile de comprendre en quoi le droit à la vie requiert une gestion efficace des risques naturels et, plus précisément, une protection des personnes. Ce fut même l’un des éléments déterminants de l’apparition du droit international des risques naturels, comme le montre la première Décennie internationale de la prévention des catastrophes naturelles (années 1990 et suivantes) qui avait pour objectif de « réduire (…) les pertes en vies humaines, les dégâts matériels et les perturbations sociales et économiques »[40].

Mieux encore, l’ordonnance Ministre de l’Intérieur c. Commune de Saint-Leu relative aux attaques de requins à La Réunion fait référence à la nécessité de protéger « l’intégrité corporelle » des individus. La formulation peut interpeller. En effet, il y a là de quoi se demander s’il n’existe pas, au-delà du droit à la vie, un droit plus modeste mais tout aussi important : un « droit à la sécurité », qui justifierait également une gestion efficace des risques naturels. Après tout, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 classe parmi les « droits naturels et imprescriptibles de l’Homme » la sûreté (art. 2). Le Conseil constitutionnel estime quant à lui que l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public[41] comprend notamment la sécurité des personnes et des biens[42]. Pour le législateur, « la sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives » (C. séc. int., art. L. 111-1)[43]. Aussi lie-t-il sans peine sécurité et risques naturels en affirmant que « la sécurité civile a pour objet la prévention des risques de toute nature, l’information et l’alerte des populations ainsi que la protection des personnes, des biens et de l’environnement contre les accidents, les sinistres et les catastrophes (…) »[44]. Selon le Conseil d’État, cette exigence de sécurité « engendre la conviction que tout risque doit être couvert, que la réparation de tout dommage doit être rapide et intégrale et que la société doit, à cet effet, pourvoir, non seulement à une indemnisation des dommages qu’elle a elle-même provoqués, mais encore de ceux qu’elle n’a pas été en mesure d’empêcher, ou dont elle n’a pas su prévoir l’occurrence »[45]. En fait, tout l’enjeu est de positionner ce droit à la sécurité comme fondement des politiques publiques de sécurité[46], les autorités pouvant en tout état de cause voir leur responsabilité engagée en cas de mauvaise gestion d’un risque naturel[47]. Ce droit n’aurait cependant pas une portée absolue : parce que les pouvoirs publics n’ont pas la mainmise sur l’aléa, le risque naturel ne peut être parfaitement maîtrisé. Partant, la possibilité d’existence d’un droit à un environnement sûr s’estompe au bénéfice de celle d’un droit à un environnement sécurisé[48].

Par-delà ces deux droits, il est tout à fait possible de songer à d’autres, complémentaires.

Le droit à un environnement sain (Ch. env., art. 1)[49] implique théoriquement une action contre la dégradation de la qualité de l’environnement dans des conditions qui nuisent à la santé.

Le droit à un niveau de vie suffisant (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[50], art. 11) est indissociable du droit à un logement décent[51], du droit à l’alimentation[52], du droit à l’eau (C. env., art. L. 210-1, al. 2) ou encore du droit de propriété[53].

Il serait peut-être même possible de songer aux linéaments d’un « droit au service public » selon lequel il ne pourrait être porté atteinte au fonctionnement et à la continuité des services publics[54].

Quoi qu’il en soit, les liens entre droits des individus et gestion des risques naturels affleurent sur la scène internationale. La Convention relative aux droits des personnes handicapées[55] en témoigne en stipulant que les États Parties doivent prendre « toutes mesures nécessaires pour assurer la protection et la sûreté des personnes handicapées dans les situations de risque, y compris les conflits armés, les crises humanitaires et les catastrophes naturelles » (art. 11, nous soulignons). De façon plus globale, le Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe 2015-2030 ambitionne pareillement de réduire les pertes et risques liés aux catastrophes « en termes de vies humaines, d’atteinte aux moyens de subsistance et à la santé des personnes, et d’atteinte aux biens économiques, physiques, sociaux, culturels et environnementaux des personnes, des entreprises, des collectivités et des pays » (point 16). Il contient d’ailleurs, parmi ses principes directeurs, l’assertion suivante : « la gestion des risques de catastrophe vise à assurer la protection des personnes, de leurs biens, de leur santé, de leurs moyens de subsistance et de leurs avoirs productifs, ainsi que de leurs richesses culturelles et environnementales, en garantissant la promotion et la protection de tous les droits de l’homme, y compris le droit au développement » (point 19, c).

Il ne fait donc aucun doute que les droits exigent une gestion efficace des risques naturels, laquelle implique une action relative à la vulnérabilité des enjeux.

 

B – Une gestion efficace impliquant une réduction de la vulnérabilité

 

Le recours au concept de vulnérabilité, parce qu’il rend compte d’une conscience pleine et entière des multiples dimensions du risque, est requis par la recherche d’une certaine efficacité dans la gestion des risques naturels. Il ne s’agit plus de s’occuper exclusivement de l’aléa, mais au contraire d’ouvrir la perspective pour s’intéresser aux enjeux et à la manière dont ils interagissent avec l’aléa. En d’autres termes, la gestion du risque se détourne partiellement de la nature pour s’intéresser aussi à l’homme et à ses faiblesses – ce qui est théoriquement l’objet même du droit –, de sorte qu’il n’est plus simplement question de faire face à la nature – la démarche pouvant être parfaitement stérile – mais plus simplement de s’y accommoder. C’est en ceci que le concept de vulnérabilité permet une gestion meilleure des risques. Le Cadre d’action de Hyogo pour 2005-2015 : Pour des nations et des collectivités résilientes face aux catastrophes le relève : « il y a risque de catastrophe en cas d’interaction entre des aléas et des facteurs de vulnérabilité physiques, sociaux, économiques ou environnementaux »[56]. Les enjeux doivent par conséquent être saisis en termes de vulnérabilité, de sorte que enjeux = vulnérabilité (des enjeux). Dès lors, puisque risque = aléa × enjeux, alors risque = aléa × vulnérabilité.

Il est opportun de rappeler alors les territoires du concept de vulnérabilité. Il exprime, « au sens le plus large, (…) le niveau de conséquences prévisibles d’un phénomène naturel sur les enjeux »[57]. D’un point de vue plus technique, il est « le lien entre l’aléa, la nature et l’importance des enjeux exposés, les ressources disponibles pour y faire face et les impacts qui en découlent », soit « la mesure des conséquences dommageables du phénomène sur les enjeux » ou « la fragilité d’un système socio-économique dans son ensemble face au risque »[58]. En résumé, il s’intéresse « aux caractéristiques et à la situation propres d’une communauté, d’un système ou d’un actif qui les rendent sensibles aux effets néfastes d’un danger »[59]. Il convient de concéder qu’il est difficile de saisir complètement ses composantes compte tenu des nombreuses théories qui existent[60]. À s’en tenir à l’approche territoriale, dont l’objet est une « entité géographique complexe » selon l’approche géographique – une « société » dira-t-on pour la suite de cette étude –, il est possible de considérer la vulnérabilité comme le rapport entre deux facteurs : un facteur externe, tenant au degré d’exposition de la société à l’aléa, et un facteur interne, tenant à la capacité de réponse de la société[61].

Le degré d’exposition à l’aléa n’appelle pas de remarque particulière : il s’agit de l’ensemble des circonstances qui expose ou non la société (et les enjeux) à l’aléa, ce qui renvoie aussi bien à des éléments propres à l’aléa (intensité, répartition géographique, etc.) qu’à des éléments propres à la société (situation géographique, organisation spatiale, etc.).

La capacité de réponse inspire en revanche quelques observations. Il est manifeste qu’elle désigne la capacité de la société (et des enjeux) à faire face à l’aléa, c’est-à-dire de s’y adapter et de le surmonter. Transparaît là le concept de résilience, qui s’énonce comme « la volonté et la capacité d’un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d’une agression ou d’une catastrophe majeures, puis à rétablir rapidement leur capacité de fonctionner normalement, ou à tout le moins dans un mode socialement acceptable »[62]. Pas question ici que la société (ou l’enjeu considéré) revienne à l’état qui était le sien avant la survenue de l’aléa : simplement, elle doit pouvoir se hisser de nouveau à un état d’équilibre « normal », car « paradoxalement, la stabilité d’une société, sa pérennité passe par le changement »[63]. Le droit des risques naturels s’accommode pour le moment assez mal de ce concept de « résilience »[64], même si ce dernier tend à se développer dans un futur proche[65]. La vulnérabilité de la société (ou de l’enjeu) est donc tributaire de sa capacité d’adaptation, qui dépend de plusieurs éléments : caractéristiques, concentration de population, niveau de développement, système organisationnel, etc.

Se dessinent en conséquence les liens suivants : plus l’exposition est grande, plus la vulnérabilité est grande ; inversement, plus la capacité de réponse est grande, moins la vulnérabilité est grande. Cela signifie que vulnérabilité = exposition / capacité de réponse. Une fois ces éléments rapportés au risque, l’équation est claire :

Si risque = aléa × vulnérabilité

Et vulnérabilité = exposition / capacité de réponse

            Alors risque = aléa × (exposition / capacité de réponse)

            Soit risque = (aléa × exposition) / capacité de réponse

 

Il ressort de cela que chaque composante du risque influe sur sa teneur et doit être pris en compte pour son appréhension. Il en va de l’efficacité de sa gestion et donc, de la garantie des droits. Ce modèle à variables, établi grâce au concept de vulnérabilité, est d’autant plus utile qu’il permet de circonstancier l’évaluation du risque et, partant, sa gestion, ce qui le distingue considérablement des usages du concept dans d’autres branches du droit où l’approche abstraite prime[66]. Cette capacité d’ajustement, signe d’une grande plasticité du modèle[67], mérite largement d’être soulignée. Elle garantit, pour chacune des situations, une effectivité et une efficacité meilleures du droit, permettant in fine de mieux circonscrire le risque et ainsi mieux protéger les enjeux, et donc les droits. En un mot, la gestion peut désormais être locale[68]. Une des conséquences évidentes de cette approche est d’encourager l’adoption d’instruments juridiques adaptés à des échelles territoriales pertinentes. Il est possible de songer alors aux plans de prévention des risques naturels prévisibles, élaborés par les préfets, ou encore aux plans Orsec, déclinés au niveau départemental (C. séc. int., art. L. 741-1 et s.). Au fond, c’est ici toute la complexité du risque qui s’exprime et dévoile ses potentialités : parce que les aléas et les sociétés (mais aussi les enjeux) ne se valent pas, il existe des vulnérabilités. Par exemple, en matière de cyclones, la situation d’une société située outre-mer ne sera pas la même que celle d’une société se trouvant ailleurs, de la même façon que les « sous-sociétés » outre-mer, y compris au sein d’un même territoire – d’une même île par exemple –, n’auront pas les mêmes interactions avec l’aléa. Le véritable défi est là : chaque situation est unique et requiert une approche adaptée[69]. C’est au prix de ce principe de réalité que peut s’opérer la garantie des droits.

En conséquence, les droits des individus imposent une réduction des vulnérabilités pour chaque risque considéré. Toujours est-il que les rapports entre droits et vulnérabilité(s) ne sont pas unilatéraux : si les droits impactent la vulnérabilité, la vulnérabilité impacte aussi les droits.

 

II – Une réduction de la vulnérabilité agissant sur les droits

 

La réciprocité est l’une des caractéristiques fondamentales des rapports entre droits et vulnérabilités. L’idée selon laquelle les droits exigent une réduction de la vulnérabilité est aussi vraie que celle selon laquelle la réduction de la vulnérabilité commande une action sur les droits. En ceci : la réduction de la vulnérabilité implique tant une limitation de certains droits (A) que la mise en œuvre d’autres (B).

 

A – La limitation des droits

 

La réduction de la vulnérabilité implique une limitation de certains droits, comme l’« inviolable et sacré » droit de propriété (DDHC 1789, art. 17) ou « droit au respect de ses biens » (Conv. EDH, Protocole n° 1[70], art. 1). L’alinéa 1 de l’article L. 561-1 du code de l’environnement prévoit par exemple que « lorsqu’un risque prévisible de mouvements de terrain, ou d’affaissements de terrain dus à une cavité souterraine ou à une marnière, d’avalanches, de crues torrentielles ou à montée rapide ou de submersion marine menace gravement des vies humaines, l’État peut déclarer d’utilité publique l’expropriation par lui-même, les communes ou leurs groupements, des biens exposés à ce risque, dans les conditions prévues par le code de l’expropriation pour cause d’utilité publique et sous réserve que les moyens de sauvegarde et de protection des populations s’avèrent plus coûteux que les indemnités d’expropriation »[71]. Dans le même sens, les plans de prévention des risques naturels prévisibles peuvent interdire des constructions dans certaines zones exposées aux risques, prescrire les conditions dans lesquelles peuvent être réalisés, utilisés ou exploités certaines constructions, ouvrages, aménagements ou exploitations, et même imposer à certaines personnes privées ou publiques certains travaux (C. env., art. L. 562-1). Il en est de même pour les plans de gestion des risques d’inondation (C. env., art. L. 566-7) et pour les plans de gestion des risques miniers (C. min., art. L. 174-5). La mise en œuvre des mesures prévues dans les plans ORSEC peut aussi conduire à limiter les droits.

La liberté d’aller et venir et la liberté de commerce et d’industrie par exemple peuvent être limitées en cas de cyclone à l’île de La Réunion[72]. Mais il n’y a là rien de bien nouveau si l’on se fie aux pouvoirs de police administrative générale dont disposent les maires (CGCT, art. L. 2212-1 et L. 2212-2) et les préfets (CGCT, art. L. 2215-1), et qui leur permettent de limiter bon nombre de droits fondamentaux dès le moment où la protection de l’ordre public l’exige. En vérité, c’est la liberté tout court qui peut être limitée[73].

S’agissant d’autres droits, la Cour européenne des droits de l’homme eut l’occasion d’affirmer, s’agissant de travaux destinés à la prévention d’un risque naturel réalisés sur une propriété privée et y occasionnant des dégâts, que « les travaux effectués sur la propriété du requérant et les dégâts qu’ils ont causés à celle-ci ont engendré un trouble susceptible de constituer une atteinte au droit du requérant au respect de son domicile et de sa vie privée et familiale puisqu’il s’agit de sa résidence et de celle de sa famille »[74].

En fait, ces mesures qui limitent les droits concernent toutes les composantes de la « vulnérabilité » du risque naturel, soit qu’elles entendent réduire l’exposition au risque, soit qu’elles entendent améliorer la capacité de réponse – et il est loisible de se remémorer que « Orsec » signifie « Organisation de la Réponse de Sécurité civile ». Cela dit, l’existence de ces mesures et leur lien relativement explicite avec le concept de vulnérabilité ne signifient pas que de pareilles mesures n’existaient pas avant l’apparition du concept.

Il est profitable de se référer à la loi du 28 mai 1858 relative à l’exécution des travaux destinés à mettre les villes à l’abri des inondations, aux termes de laquelle : « Il sera procédé par l’État à l’exécution des travaux destinés à mettre les villes à l’abri des inondations » (art. 1). Même innomé, il est bien ici question de réduire l’exposition à l’aléa. Ou encore, la loi relative à l’organisation de la sécurité civile, à la protection contre l’incendie et à la prévention des risques majeurs du 22 juillet 1987[75] qui prévoit, « lorsque plusieurs départements sont plus particulièrement exposés à certains risques » la possibilité de confier certaines compétences attribuées aux préfets de département aux préfets de l’une des régions où se trouvent l’un ou les départements concernés (art. 8). Ici, au vu du degré d’exposition au risque, il s’agit d’améliorer les capacités de réponse. Les limitations issues des plans de prévention des risques naturels prévisibles ne sont pas non plus étrangères à l’idée de vulnérabilité – cela a été dit –, et ce, même si le terme de vulnérabilité n’apparaissait pas dans le texte législatif originel[76].

Agir sur la vulnérabilité emporte une limitation des droits. Cette réalité ne saurait néanmoins étonner si l’on considère qu’il s’agit là de limitation des droits privés justifiée par des considérations d’intérêt général. Il n’y a rien de plus, finalement, qu’une application basique du principe de primauté de l’intérêt général. Il est même inévitable que sa satisfaction entraîne certains sacrifices, ce qui paraît encore plus cohérent lorsque l’on sait que le juge administratif a étendu la finalité de protection de l’ordre public à la protection de l’individu contre lui-même, en reconnaissant par exemple la légalité d’un arrêté interministériel imposant aux particuliers le port de la ceinture de sécurité[77].

Protéger sans limiter paraît alors n’être que chimère, étant entendu que la mise en œuvre de ces mesures fait en tous les cas peser sur les épaules des autorités publiques une lourde responsabilité : elles doivent peser systématiquement les intérêts divergents – privés ou publics – afin de prendre la décision la meilleure qui soit. Ainsi, le Conseil d’État a-t-il récemment précisé[78], s’agissant de la reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle (C. ass., art. L. 125-1), que les ministres, même en l’absence de texte, pouvaient « s’entourer, avant de prendre les décisions relevant de leurs attributions, des avis qu’ils estiment utiles de recueillir et s’appuyer sur des méthodologies et paramètres scientifiques, sous réserve que ceux-ci apparaissent appropriés, en l’état des connaissances, pour caractériser l’intensité des phénomènes en cause et leur localisation, qu’ils ne constituent pas une condition nouvelle à laquelle la reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle serait subordonnée ni ne dispensent les ministres d’un examen particulier des circonstances propres à chaque commune », et qu’il leur incombait également « de tenir compte de l’ensemble des éléments d’information ou d’analyse dont ils disposent, le cas échéant à l’initiative des communes concernées (…) » (consid. 7), les avis sollicités n’étant pas conformes (consid. 8). Les autorités disposent donc d’une certaine marge de manœuvre.

Il résulte de tout cela que le droit de la gestion des risques n’est pas un fossoyeur de droits. Parfois même, il est tributaire de leur mise en œuvre et il l’intègre.

 

B – L’actionnement des droits

 

Si la gestion des risques naturels peut conduire à une limitation de certains droits, d’autres sont épargnés et doivent même être mis au premier plan. Tel est le cas du droit à l’information.

Ce droit peut être considéré comme une pierre angulaire du droit de la gestion des risques naturels. Il contribue à instiller dans les esprits une conscience du risque, essentielle à la réduction de la vulnérabilité : sans elle, point de préparation, exposition non atténuée et capacité de réponse amoindrie. Le droit à l’information, parce qu’il permet de réduire l’effet de surprise au maximum, contribue conséquemment à la garantie des droits. L’information est importante.

Elle tient une place de choix au sein de la Convention sur la mise à disposition de ressources de télécommunication pour l’atténuation des effets des catastrophes et pour les opérations de secours en cas de catastrophe[79]. Il en est de même dans le Cadre international d’action pour la Décennie internationale de la prévention des catastrophes naturelles[80], et elle fut même l’une des priorités pour la décennie 2005-2015[81]. Elle figure d’ailleurs, en France parmi les sept principes qui structurent la politique de prévention des risques naturels (« L’information préventive et l’éducation des populations »). Ce positionnement consolide sa formulation à bien des échelles comme droit des individus[82].

En effet, au niveau international, il n’est pas permis de douter de sa consécration. La Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement[83] en atteste. Du côté de la jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme considère, s’agissant des risques industriels, que « l’accès du public à une information claire et exhaustive est (…) l’un des droits fondamentaux de la personne »[84]. Il n’en va pas autrement en droit interne. L’article 7 de la Charte de l’environnement, à l’instar de l’article L. 110-1 du code de l’environnement, prévoit que « toute personne a le droit (…) d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques »[85]. Plus spécifiquement, en matière de risques technologiques et naturels prévisibles, l’article L. 125-2 du code de l’environnement énonce que « les citoyens ont un droit à l’information sur les risques majeurs auxquels ils sont soumis dans certaines zones du territoire et sur les mesures de sauvegarde qui les concernent » (al. 1). Il ajoute que les maires des communes sur le territoire desquelles est approuvé un plan de prévention des risques naturels prévisibles – qui doit lui-même faire l’objet d’un affichage en mairie et d’une publicité par voie de presse locale (C. env., art. L. 562-4) – doit informer la population une fois tous les deux ans au moins « par des réunions publiques communales ou tout autre moyen approprié, sur les caractéristiques du ou des risques naturels connus dans la commune, les mesures de prévention et de sauvegarde possibles, les dispositions du plan, les modalités d’alerte, l’organisation des secours, les mesures prises par la commune pour gérer le risque (…) » (al. 2). Plus encore, le fonds de prévention des risques naturels majeurs peut financer des campagnes d’informations (C. env., art. L. 161-3, I, 5°).

En réalité, l’utilité de l’information en matière de gestion des risques naturels est double. À titre principal, touchant à l’exposition et à la capacité de réponse, elle peut influer sur la vulnérabilité directement. À titre subsidiaire, elle peut affecter la portée des mesures de réduction de la vulnérabilité. Et pour cause : le droit à l’information met en exergue le rôle important de la volonté du destinataire de l’information dans la réduction de la vulnérabilité ; mais, il ne faut pas perdre de vue que le droit est aussi – et surtout ? – ordre de contrainte. Certaines normes – telles que celles découlant des articles L. 561-1 et L. 562-1 du code de l’environnement – laissent peu de place à la volonté. En ces cas, l’information est utile car elle détermine l’acceptabilité des normes de gestion des risques naturels. Cette dimension ne doit pas être mésestimée. Une norme juridique a plus de chance de produire des effets si elle recueille l’assentiment de ses destinataires : cela ne signifie pas qu’elle sera nécessairement acceptée – car même de bon aloi, les normes ayant un but d’intérêt général ébranlent des intérêts privés matérialisés au travers d’un certain nombre de droits –, mais son bien-fondé sera explicité, ce qui la rendra a minima compréhensible.

Pour ce faire, il est impératif que la communication de l’information soit formellement et substantiellement qualitative. Formellement, l’information doit être diffusée de la façon la plus appropriée, compte tenu des éléments intrinsèques à chaque société concernée (âge de la population, moyens de communication les plus accessibles, niveau d’instruction, etc.). Substantiellement, une information mauvaise peut avoir un effet nul par rapport à l’objectif espéré du processus de communication. Pis encore, et de façon plus pratique, cette situation est susceptible de provoquer une perte de confiance des destinataires des normes juridiques envers l’autorité qui l’édicte, ce qui peut être à l’origine d’un certain nombre de comportements à risque (la traversée de radiers en crues par exemple). C’est sans doute la raison pour laquelle le Cadre d’action de Hyogo pour 2005-2015 insiste sur la nécessité de fournir aux habitants des « informations faciles à comprendre sur les risques de catastrophe et les moyens de protection possibles, afin de les encourager à prendre des mesures pour réduire les risques et devenir plus résilients et de leur en donner la possibilité » (point 18, i, a). Le Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe 2015-2030 y fait écho : les informations doivent être « faciles d’accès, actualisées, compréhensibles, fondées sur des données scientifiques et non sensibles et complétées par des savoirs traditionnels » (point 19, g). La Cour européenne des droits de l’homme souligne pareillement, dans son arrêt Tătar c. Roumanie[86], « l’importance de l’accès du public aux conclusions des études environnementales préliminaires ainsi qu’à des informations permettant d’évaluer le danger actuel auquel il est exposé » (§ 113), sanctionnant l’État car « la population de la ville de Baia Mare (…) a dû vivre dans un état d’angoisse et d’incertitude accentuées par la passivité des autorités nationales, qui avaient le devoir de fournir des informations suffisantes et détaillées quant aux conséquences passées, présentes et futures de l’accident écologique sur leur santé et l’environnement et aux mesures de prévention et recommandations pour la prise en charge de populations qui seraient soumises à des évènements comparables à l’avenir » (§ 122).

Sans doute est-il ici opportun de mentionner que l’accessibilité de l’information dépend de plusieurs facteurs et, notamment, du niveau d’éducation, indissociable des questions relatives au niveau de développement. Le droit au développement et surtout le droit à l’éducation, qui se réalise aussi bien dans le cadre scolaire qu’en dehors (Cadre d’action de Hyogo pour 2005-2015, points 18, ii et 18, iv), sont primordiaux.

 

Conclusion 

Au terme de cette réflexion, ternie peut-être par le fait que « les risques et les catastrophes sont appréhendés à partir de notions imprécises »[87], il appert que droits et vulnérabilité(s) sont indissociables en matière de gestion des risques naturels. Les droits exigent une réduction de la vulnérabilité, laquelle exerce une action sur les droits. Les influences réciproques sont si diverses qu’elles sont bien des indicateurs de la complexité du sujet.

Cet entrelacs ne peut être dissocié des multiples dimensions du risque et de la vulnérabilité. C’est ce qui fait la richesse du droit des risques naturels, qui se doit de composer avec des intérêts multiples et divergents. S’il appelle à recourir à une approche circonstanciée, pour chaque risque, environnement ou situation, il importe de relever ses limites. Le caractère sectoriel du droit emporte une dissociation de problématiques qui sont parfois liées, comme le droit des risques naturels et le droit du développement. Cela gêne assurément les démarches de réduction de vulnérabilité(s).

En tous les cas, si l’on admet que « pour l’essentiel de l’humanité, il [le risque] est imposé par les forces naturelles ou humaines ou, de plus en plus, par les deux sources de risques à la fois »[88], il est certain que la gestion des risques naturels est condamnée à s’adapter aux nouveaux défis[89] qui seront aussi les siens.

Débiut du chapitre

 

Le tourisme insulaire à la merci du changement climatique.

Le tourisme, une voie de spécialisation naturelle pour les Petites Economies Insulaires en Développement mais potentiellement dangereuse à long terme.

Jean-François HOARAU, Professeur en économie, Université de La Réunion

et Michaël GOUJON, Maître de conférences HDR, CERDI, Université Clermont Auvergne

 

« Les petites économies insulaires en développement [PEIDs] représentent un cas particulier pour l’environnement et le développement » (Extrait du Programme Action 21, Sommet de Rio, Nations-Unies, 2012). Ce constat déjà ancien sur la nature hautement vulnérable des PEIDs n’a jamais été autant d’actualité. Au fil des années, de nombreux travaux ont montré que ces territoires insulaires sont tous frappés par un ensemble de handicaps structurels lourds susceptibles d’entraver la mise en place d’un processus de croissance et de développement soutenable (Guillaumont, 2010 ; Blancard et Hoarau, 2016a)[90].

Face à ces nombreuses contraintes structurelles, nourries par l’érosion des préférences commerciales liées au processus de libéralisation multilatérale des échanges, toute stratégie de développement externe par l’industrialisation s’est avérée exceptionnelle pour le monde insulaire. Très vite la spécialisation touristique est apparue comme la seule alternative économique viable (Logossah et Maupertuis, 2007). Les PEIDs disposent effectivement d’avantages certains en la matière au moins à trois niveaux : (i) le tourisme ne nécessite pas une main d’œuvre hautement qualifiée, (ii) ces territoires possèdent des avantages comparatifs indéniables dans ce domaine (atouts naturels et culturels), et (iii) les fortes potentialités de la croissance mondiale dans ce secteur. Les partisans de la théorie du « tourism-led growth hypothesis » (Brida et al., 2014) voient même en la spécialisation touristique le principal facteur de résilience économique pour les PEIDs. En particulier, en introduisant le terme SITE (« Small Island Tourist Economies ») pour caractériser les pays ayant adopté un modèle de développement dont le tourisme est l’activité quasi-exclusive, McElroy (2006) montrent que ces dernières présentent des performances économiques bien meilleures que leurs homologues suivant le modèle MIRAB (Migration, Remittances, Aid and Bureaucracy »)[91]. En accord avec les travaux menés sur le modèle PROFIT (People, Ressources, Overseas management, FInance, and Transport ») de Baldacchino et Milne (2000), Bertram et Poirine (2007) consolident ce résultat en mettant en évidence la combinaison entre tourisme haut de gamme et finance « offshore » comme celle associée aux meilleurs résultats en termes de développement parmi l’ensemble des stratégies existantes dans le monde insulaire[92].

Par ailleurs, « en plus de ces valeurs économiques (…) le tourisme offre des bénéfices sociaux, culturels et environnementaux » (Higgins-Desbiolles, 2006). L’activité touristique tend en effet à favoriser la préservation des cultures, dans un monde où l’homogénéisation prédomine. Ses effets sociaux positifs peuvent induire l’amélioration du bien-être individuel, la favorisation de la compréhension entre cultures, la protection culturelle, la promotion d’une conscience globale, etc. En particulier, lorsque les motivations des touristes reposent principalement sur la curiosité de la culture du pays hôte, l’activité touristique peut être perçue comme un facteur de stabilité sociale, de compréhension et de connaissance mutuelle (Bellec, 2016). De plus, la préservation des ressources naturelles, devenant un prérequis à la durabilité de l’activité dans ce secteur, représente évidemment une autre externalité positive à son développement. Le tourisme n’aurait donc pas qu’une valeur quantitative / monétaire.

Toutefois, même si la spécialisation touristique apporte des gains importants à court terme pour les PEIDs, sa contribution à long terme est beaucoup moins évidente de par la présence d’un certain nombre de fuites, d’externalités négatives et d’incertitudes (Nowak et al., 2010 ; Goavec et Hoarau, 2015). Deux catégories de nuisances potentielles identifiées par la littérature illustrent le caractère vulnérable et instable des destinations touristiques insulaires. D’abord, la présence d’un certain nombre de facteurs réduit l’efficacité économique du tourisme : (i) des fuites à la fois internes, externes et invisibles limitant les retombées économiques pour le territoire, (ii) l’introduction d’une dynamique de type « dutch disease » (ou syndrome hollandais) conduisant à un déséquilibre entre activités se traduisant par le déclin d’autres secteurs soumis à la concurrence internationale, (iii) la sensibilité du secteur aux variations de la conjoncture dans les pays d’origine des touristes, et (iv) l’apparition d’une trappe à sous-éducation et de croissance faible. Ensuite, les liens forts entre activité touristique et environnement peuvent être à l’origine de l’insoutenabilité du modèle de développement : (i) un secteur touristique directement exposé aux évènements extrêmes environnementaux (cyclones, inondations, tremblement de terre, hausse des températures, …), et (ii) la détérioration de l’avantage comparatif touristique, et donc de l’attractivité du territoire, induit par la difficulté de maintenir des équilibres écologique et culturel.

Par conséquent, il apparaît que les PEIDs à spécialisation touristique sont des territoires doublement vulnérables. Elles sont structurellement fragiles de par les nombreux handicaps qui frappent leur économie, ce qui risque de peser lourdement sur les perspectives de poursuite d’un développement économique satisfaisant sur la longue période. De plus, la spécialisation touristique se révèle être une activité particulièrement vulnérable, et la dépendance vis-à-vis de ce secteur peut être un frein supplémentaire à la mise en œuvre d’un processus de développement soutenable.

 

I- La stratégie de spécialisation touristique en milieu insulaire mise en péril dans le nouveau contexte du changement climatique.

 

Cette forte vulnérabilité structurelle gagne encore en intensité lorsque l’on considère la nouvelle contrainte du changement climatique. Pour bien comprendre l’influence du changement climatique, il nous faut au préalable présenter quelques éléments de théorie permettant de décrire le processus de développement de la destination touristique et la place fondamentale que tient le facteur environnemental dans ce processus.

Le danger d’un choix de spécialisation touristique a depuis longtemps fait l’objet d’une conceptualisation à travers la théorie du cycle de vie de la destination touristique [CVT] (Butler, 2011). Le modèle CVT repose sur l’intuition que la destination touristique est un produit comme un autre. Elle est élaborée et modifiée au cours du temps pour satisfaire une demande, celle des touristes potentiels. A ce titre, son évolution devrait être similaire à celle d’un produit standard et obéir par conséquent à un cycle de vie avec une phase de croissance lorsque le marché la désire et une phase de déclin lorsque le marché la considère comme « démodée ». En insistant sur la nature résolument dynamique de la destination touristique, le modèle propose un processus commun de croissance de type « courbe en S » reposant sur la succession de six étapes, à savoir l’exploration, l’engagement, le développement, la consolidation, la stagnation et le déclin. En clair, l’activité touristique porte en elle les germes de sa propre destruction. Il existerait un « optimum touristique », déterminé par la capacité de charge du territoire (le maintien des équilibres écologique, culturel et social), par nature limitée dans les espaces insulaires, une sorte de seuil critique au-delà duquel le développement du tourisme n’est pas soutenable (Blancard et Hoarau, 2016b).

Bien évidemment, la forme « quasi linéaire » (ou à transition douce ou continue) de la courbe d’évolution est un résultat purement théorique et ne peut correspondre qu’à une situation de très long terme. De manière plus réaliste, c’est bien l’instabilité qui caractérise les destinations touristiques contemporaines, générant des écarts de court et moyen terme plus ou moins importants par rapport à la tendance dictée par le modèle CVT. Toutefois, il est possible de réconcilier les enseignements de l’approche CVT et l’instabilité dynamique avérée des destinations en mobilisant la théorie du « chaos » (Russel, 2006). Celle-ci montre en particulier que le passage d’une étape à l’autre ne se fait pas de manière continue et déterministe dans la mesure où la destination touristique, quel que soit son degré de maturité, est extrêmement sensible à un ensemble de « déclencheurs » non prévisibles : (i) les évènements extrêmes exogènes (crise sanitaire, crise financière internationale, conflits, sécheresse, inondations, cyclones, …), et (ii) le rôle des entrepreneurs et de leurs interactions avec la communauté locale et les pouvoirs publics. De plus, les conséquences associées aux effets de ces déclencheurs sont également imprévisibles et peuvent être d’une ampleur disproportionnée par rapport au choc initial : ces chocs de nature temporaire exercent un impact durable sur l’attractivité de la destination mais aussi sur celle des destinations concurrentes. En fait, chaque phase du cycle de vie se caractérise par une période d’instabilité conditionnée par des changements modifiant les relations entre parties prenantes de la destination et touristes. A chaque étape de son développement, des manifestations d’une évolution chaotique sont présentes (effet papillon, effet d’enfermement, bifurcation, « edge of chaos »). Celles-ci, selon les combinaisons particulières des facteurs déclencheurs, encouragent ou entravent le passage d’une phase du cycle de vie à une autre. Dans ces conditions, la trajectoire dynamique de la destination touristique doit plutôt s’envisager dans le cadre d’un modèle cyclique.

L’analyse théorique révèle que le facteur environnemental est présent à toutes les étapes du développement de la destination touristique. Il apparaît comme un déterminant crucial de l’attractivité touristique des territoires à travers la constitution du capital naturel à la base de leur avantage comparatif mais également en tant qu’élément constitutif de leur capacité de charge. Il apparaît également comme un facteur d’instabilité et de déstabilisation à travers l’impact des phénomènes extrêmes. Aussi, le changement climatique et ses différentes manifestations (hausse du niveau des mers, acidification des océans et blanchiment des coraux, diminution des ressources en eaux, recul de la biodiversité, phénomènes météorologiques plus intenses et plus fréquents), en accentuant les effets du facteur environnemental, ont et auront des répercussions négatives importantes à la fois à court terme par la récurrence et l’intensification des évènements extrêmes climatiques (cyclones, sècheresses, inondations, …) et à long terme par la réduction de la capacité de charge du territoire (GIEC, 2014). La littérature empirique, même si elle n’a intégré que très récemment les variables climatiques dans la détermination de la demande touristique, a déjà démontré que le tourisme était impacté négativement de manière significative par le changement climatique (Rosselo-Nadal, 2014). Quelle que soit la méthodologie utilisée[93], un résultat commun se dégage des différents travaux. La quête de conditions climatiques favorables est un des principaux déterminants des flux touristiques internationaux. En conséquence, si le changement climatique ne devrait pas réduire la croissance des flux internationaux de touristes dans le monde à moyen terme, il devrait par contre bouleverser la répartition de ces flux entre destinations. L’on devrait assister à un déplacement progressif de la demande touristique internationale vers les « latitudes et altitudes » plus élevées : les destinations hivernales traditionnelles et celles déjà dotées d’un climat chaud souffriront d’une perte d’attractivité forte, particulièrement prononcée pour ces dernières.

Ce constat a encore plus de résonnance pour les PEIDs, lesquelles se trouvent situées géographiquement pour une grande majorité d’entre eux dans la bande intertropicale et dont la population et l’activité économique, principalement basée sur le tourisme, sont concentrées dans la zone côtière (GIEC, 2001). Ainsi, bien que « most nations may suffer deleterious consequences from climate change, small island states may face the most dire and immediate consequences » (Burns, 2000, p. 233). Il est attendu que le changement climatique exacerbe davantage encore les enjeux liés à l’offre d’eau potable, à la biodiversité, à la sécurisation des ressources alimentaires, à la santé de la population face à la prolifération des maladies infectieuses, à la résistance des infrastructures hôtelières et de transport aux cyclones et aux moyens de subsistances socioéconomiques en général (Hyman, 2013 ; Mycoo, 2017). Par ailleurs, la nouvelle répartition des flux internationaux de touristes devrait se faire au détriment des destinations tropicales (Berrittela et al., 2006). Enfin, étant donné que les petits espaces insulaires sont généralement dépendants d’un nombre très limité de secteurs économiques (tourisme et agriculture) très sensibles aux facteurs climatiques, la construction d’une capacité d’adaptation au changement climatique devient indispensable au maintien de la cohésion sociale et de la vitalité économique. Or, en milieu insulaire, les efforts des décideurs politiques sont nécessairement contraints par le coût unitaire très élevé des politiques publiques liés à la petite taille de la population et à l’absence d’économies d’échelle (Nurse et al., 2014).

 

II- La nécessité de développer des outils de mesure de la vulnérabilité au changement climatique adaptés au contexte insulaire.

 

Dans un tel contexte, une question devient essentielle. Les PEIDs en général et les PEIDs à spécialisation touristique en particulier sont-elles plus susceptibles que d’autres économies d’être impactées par les conséquences du changement climatique ? En d’autres termes, sont-elles plus vulnérables ? Se pose donc le problème de la mise œuvre d’outils pour mesurer cette vulnérabilité dans un cadre de comparaison international. Au moins trois raisons justifient le développement de tels instruments. D’abord, l’influence du changement climatique n’est pas homogène puisqu’elle varie selon les différentes localisations dans le monde même au sein du groupe des PEIDs. Il est donc important de construire une cartographie mondiale afin d’isoler les zones les plus à risque (Wall, 1998). Ensuite, une stratégie de politique d’adaptation peut s’avérer inadéquate sans une évaluation exhaustive des caractéristiques de vulnérabilité et de résilience d’un territoire (Füssel et Hilden, 2014). Enfin, l’accord de Paris sur le climat, établi dans le cadre de la COP21, a mis l’accent sur la nécessité de mettre en place un dispositif d’allocation géographique de fonds internationaux pour l’adaptation au changement climatique et donc d’identifier les pays devant en bénéficier de façon prioritaire (Eriksen et Kelly, 2007, Guillaumont, 2015).

Si l’intérêt d’une telle démarche est justifiée, la mise en œuvre opérationnelle est d’emblée rendue compliquée de par la coexistence de nombreuses définitions du concept lui-même et donc d’indicateurs de mesure, chacun correspondant à une approche bien précise (Closset et al., 2018). Parmi cet ensemble de définitions[94], celle de Guillaumont et Simonet (2011a, b) semble la mieux correspondre à notre objectif. La vulnérabilité « globale » au changement climatique est donc le risque pour un territoire de voir son développement entravé par des chocs environnementaux provoqués par le changement climatique. Deux composantes de vulnérabilité se combinent, à savoir (i) la vulnérabilité dite « structurelle » ou « physique » découlant de l’importance probable des contraintes climatiques exogènes et l’exposition structurelle à ces contraintes et (ii) la vulnérabilité dite « construite » ou encore le défaut de résilience qui dépend de la politique économique du pays et de sa capacité à faire face aux effets du changement climatique. Si l’objectif est d’identifier les pays nécessitant une assistance financière internationale pour soutenir les politiques d’adaptation, alors seule la composante structurelle de la vulnérabilité doit être considérée, conformément au principe d’équité favorisant ceux qui ne sont pas responsables de leur caractère vulnérable[95]. L’indicateur associé à cette définition est l’IVPCC (ou PVCCI pour Physical Vulnerability to Climate Change Index), lequel a été élaboré au cours des dernières années à la FERDI (Guillaumont et Simonet, 2011a, b ; Goujon et al, 2015, Closset et al, 2018). Il mesure les principales conséquences physiques du changement climatique qui peuvent potentiellement affecter le bien-être et l’activité des populations, telles que relevées dans la littérature sur le sujet. Indice structurel ou physique, l’IVPCC vise à évaluer la vulnérabilité qui ne dépend pas de la volonté présente des pays, et qui doit donc dépendre de facteurs de long-terme. Il laisse de côté la résilience, souvent intégrée dans d’autres indicateurs, qui dépend largement de la politique des pays ou de leur capacité à faire face aux chocs, laquelle dépend elle-même de leur niveau de développement.

Sur le plan méthodologique, l’IVPCC est un indicateur synthétique, physique et donc exogène, qui n’emploie que des variables géographiques et climatiques. Il associe des mesures d’exposition et de chocs, couvrant les principaux risques associés au changement climatique, comme la montée du niveau de la mer, l’aridification, l’instabilité ou les chocs de pluviométrie et de température, et l’activité cyclonique. Deux types de risques liés au changement climatique sont identifiés : (i) ceux qui correspondent à des chocs permanents, progressifs et irréversibles et (ii) ceux qui correspondent à une intensification des chocs récurrents. Pour ces deux types de risques, les composantes évaluent l’amplitude probable des chocs et le degré d’exposition à ces chocs. Les contraintes climatiques récurrentes sont reflétées par les niveaux des variables climatiques (températures et précipitations essentiellement) et par le changement dans leur instabilité, et mesurés ex-post sur la base des tendances passées. Dans la dernière version de l’indice, une composante relative à l’activité cyclonique a été ajoutée. Les contraintes climatiques progressives sont les risques de submersion marine, mesurés ex-ante avec l’élévation probable du niveau de la mer, et les risques d’aridité, mesurés ex-post sur la base des tendances passées de précipitations et de températures. L’architecture globale de l’indicateur est présentée dans la Figure 1. Chaque composante de l’IVPCC fait l’objet d’une normalisation et peut, plus ou moins indépendamment du niveau des autres, être cruciale pour un territoire. C’est pourquoi la méthode d’agrégation doit refléter une substituabilité limitée entre les composantes, ce qui est possible avec l’emploi d’une moyenne quadratique (ou une moyenne géométrique inverse). A titre d’exemple, une île avec une large partie de son territoire en zone inondable et un pays aride souffrant d’une tendance à la hausse du niveau des températures auront tous deux une composante « risque liés à des chocs progressifs » proche du maximum, et donc un IVPCC élevé.

Figure 1. L’IVPCC et ses composantes

Notes : * ou à la fonte des glaciers. Les deux dernières lignes correspondent respectivement à l’exposition (cellules ombrées, italique) et à la taille des chocs. Adapté de Closset et al. (2018)

L’application de cet indicateur par Closset et al. (2018) à un échantillon monde est particulièrement éclairante sur la situation des PEIDs. Leurs calculs révèlent que les pays africains et les PEIDs sont les plus vulnérables, structurellement parlant, pour des raisons différentes et ses deux groupes pouvant être hétérogènes. Une analyse des composantes désagrégées permet de mettre en évidence les fragilités de chaque territoire, des spécificités que les politiques d’adaptation au changement climatique doivent notamment prendre en considération. Plus précisément, les PEIDs montrent une forte vulnérabilité au changement climatique, mais sous certains aspects seulement. En effet, la hausse des températures est moins élevée sur les océans que sur les continents (ou sur les grandes îles, comme Madagascar), et les PEIDs présentent une exposition au risque de sécheresse relativement faible, sinon inexistant. En revanche, ces petites économies insulaires sont plus exposées à la montée du niveau de la mer et à l’intensification des évènements extrêmes (chocs pluviométriques, cyclones). Ainsi, pour les PEIDs, quoique différenciés selon les territoires, les risques côtiers dans leurs deux dimensions d’exposition à la montée du niveau de la mer et d’intensification de l’intensité de l’activité cyclonique revêtent une importance particulière (Goujon et Magnan, 2018).

 

III- L’IVPCC, un outil d’aide à la décision capable de faire émerger des recommandations en matière de politiques d’atténuation et d’adaptation au changement climatique.

 

La grande vulnérabilité au changement climatique des PEIDs doit inviter par conséquent les décideurs à s’inscrire clairement et durablement dans une démarche de politiques d’atténuation et d’adaptation.

En premier lieu, en termes d’atténuation, il s’agit de contenir la vulnérabilité structurelle elle-même en agissant à deux niveaux. D’abord, au niveau global, avec le renforcement et l’application des accords internationaux pour réduire les émissions de gaz à effets de serre et donc réduire les risques physiques associés à la vulnérabilité. Ensuite, au niveau local, avec le maintien ou la restauration de la capacité de charge territoriale, notamment à travers la protection du capital naturel (maintien des ressources en eau, préservation de la biodiversité terrestre et marine, préservation des sols et des forêts, protection des littoraux, …) à la base même de la soutenabilité d’un développement par le tourisme (Hall et al., 2015).

En second lieu, dans la mesure où il semble aujourd’hui trop tard pour éviter une partie du réchauffement climatique, il est nécessaire de mettre en place des politiques d’adaptation pour renforcer la résilience des territoires face aux conséquences du changement climatique. Compte tenu des spécificités des petits espaces insulaires, l’accent doit être mis en particulier sur la gestion des risques (santé humaine, gestion des inondations des zones côtières, prévision et anticipation des phénomènes extrêmes, …) et sur l’aménagement du territoire. Par ailleurs, conformément aux travaux de Dogru et al. (2019), la construction d’une capacité d’adaptation « pro-active » n’est envisageable que pour les économies ayant les moyens et les institutions adéquates : il existe en effet une corrélation forte entre niveau de développement et résilience. Cette caractéristique, combinée avec le coût nécessairement plus élevé des politiques publiques en contexte insulaire, renvoie inévitablement au besoin d’assistance internationale.

Pour conclure, il apparaît de plus en plus évident que les territoires insulaires ne pourront plus miser sur le tourisme de masse de type « sea, sand and sun » mais devront faire le choix d’un tourisme de niches (écotourisme, agrotourisme, tourisme culturel, tourisme médical, tourisme sportif, …), donc de plus petite dimension, en accord avec l’évolution rapide de la demande touristique internationale (Dogru et al., 2016). En d’autres termes, la spécialisation touristique telle qu’elle est conçue traditionnellement, c’est-à-dire le tourisme comme moteur quasi-exclusif du développement économique, est une stratégie peu compatible avec le « nouveau monde » redessiné par le changement climatique.

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Début du chapitre

 

ECHANGES :

Vulnérabilité et urbanisme.

Par Daniel DAVID, Co-Directeur de l’AGORAH – Agence d’urbanisme de La Réunion en charge de l’Observatoire des Risques Naturels (ORN).

 

A La Réunion, l’AGORAH assure le suivi et l’animation d’un Observatoire des Risques Naturels dont l’objectif principal est d’améliorer la prise en compte des risques dans les politiques publiques d’aménagement pour aller vers un territoire plus résilient.

L’île, qui contribue dans l’océan Indien au rayonnement stratégique français et européen, est en effet confrontée à sept aléas naturels majeurs (cyclones, inondations, mouvements de terrains, houles/marées de tempête/tsunamis, volcanisme, séismes, feux de forêt) qui menacent aussi bien les populations denses des zones littorales que celles vivant dans les hauteurs. De nombreux épisodes ont marqué la mémoire collective, que ce soit par leur amplitude (éboulement de Grand Sable ; cyclones 48, Hyacinthe, Firinga, Dina ; effondrement du pont de la rivière Saint-Etienne ; etc.) ou par leur fréquence (fermetures de la route du littoral et de la route de Cilaos ; radiers submergés ; routes détruites par les laves en fusion), entrainant leur lot de conséquences humaines et économiques. Mais l’île a toujours su s’adapter et rebondir après ces crises, grâce aux valeurs de sa population, mais aussi en s’appuyant sur l’expertise d’institutions spécialisées dans les risques de catastrophes.

Mais la quête de résilience de notre territoire ne doit pas être vue comme une contrainte : porte ouverte à l’innovation, cadre idéal pour des opérations de renouvellement urbain, et facteur d’émergence de grands projets structurants, la résilience territoriale peut au contraire être considérée comme une véritable opportunité de croissance. L’île a ainsi su transformer certaines contraintes liées aux risques en de telles opportunités de croissance, en entamant une logique de grands projets comme celui de la Nouvelle Route du Littoral. Qui plus est, à travers la mise en place d’outils comme le SAR – le Schéma d’Aménagement Régional, dont l’AGORAH assure le suivi d’indicateurs – qui met explicitement l’accent sur des questions de sécurisation du territoire et d’adaptation au changement climatique, La Réunion est une vraie vitrine de l’influence positive des politiques publiques sur la résilience d’un territoire.

L’action de l’AGORAH n’est pas limitée à l’urbanisme mais peut s’intéresser sur la vulnérabilité de la population. L’île de La Réunion a connu une forte pression démographique sur ces dernières années. Sur les 350 ans de peuplement de l’île, on a eu une explosion au cours de ces 40-50 dernières années et selon l’INSEE, la population réunionnaise dépassera le million d’habitants d’ici 2037. Ce sont ainsi 150 000 d’habitants supplémentaires qu’il faut se préparer à accueillir d’ici les 20 prochaines années. Cette évolution aura nécessairement ses impacts en terme d’évolution de l’urbanisation, et donc d’artificialisation des sols. A La Réunion, cette tâche urbaine représente près de 30 000 hectares dont plus de 8 000 qui se sont urbanisée au cours de ces 20 dernières années. On comprend donc aisément, du fait de ce développement important, la nécessité de composer avec le risque et donc de trouver des façons de vivre et de cohabiter avec ce risque.

Plus de 240 arrêtés de catastrophe naturelle ont été pris depuis 1993 et leur répartition montre que l’ensemble de l’île a été impactée. Parmi tous ces arrêtés de catastrophes naturelles, plus de 80% sont liés à des inondations. Et 70% de ces événements sont rattachés à un épisode climatique important du type cyclonique.

Sur la question de la vulnérabilité, il est possible de mener des études sur les constructions et habitations, en s’interrogeant par exemple sur la nature des matériaux de construction, ou même simplement sur l’âge des construction qui peut donner un indice sur un éventuel état de vétusté (à croiser avec les éléments relevant de l’habitat indigne). Si on prend le risque de l’inondation, des populations qui seraient logées dans des habitations construites avec du bois, seraient potentiellement plus vulnérables que d’autres. On peut décliner ainsi les vulnérabilités par types d’aléas (ainsi, par exemple, les maisons qui ont un étage sont moins vulnérables au risque d’inondation mais seraient au contraire potentiellement plus vulnérables pour le risque sismique). À l’échelle régionale, on étudie différents quartiers pour donner des perspectives aux politiques publiques.

Le vrai point positif en terme de prévention du risque est que l’ensemble des communes de l’île sont aujourd’hui couvertes par un Plan de Prévention des Risques Naturels (PPRn). Ces PPRn couvrent la plupart du temps une dimension inondation et une dimension mouvement de terrain, même si certaines communes ne disposent encore que d’un PPR que sur une seule de ces deux dimensions. Les services de l’Etat ont également lancé une démarche importante visant à couvrir les communes du territoire de PPR Littoraux.

Début du chapitre

 

Débat autour de la procédure d’expropriation du fait d’un risque naturel.

 Evoquons tout d’abord, l’expropriation du fait du risque naturel, qui est récente (fin des années 90), et qui est l’un des exemples de la manière dont le système des droits fondamentaux peut être adapté pour prendre en compte l’aléa naturel. Ce système des droits fondamentaux n’est pas encore prêt pour subir cette adaptation parce que lorsque l’on regarde les interactions entre risque naturel et droits fondamentaux, on s’aperçoit que le système des droits fondamentaux a du mal à intégrer certaines logiques. Et pour preuve on peut prendre une décision du Conseil Constitutionnel au sujet du champ d’application de cette procédure d’expropriation du fait du risque naturel. Schématiquement, le Code de l’environnement prévoit que cette procédure est valable pour certains domaines et certains requérants. On constate que tous les domaines ne sont pas inclus et qu’il y a donc rupture d’égalité devant la loi dans la mesure où un même incident n’est pas régi pareillement selon qu’il y a un risque naturel ou non. Ainsi, on voit bien que ce système de droits fondamentaux a un peu de mal à suivre la logique propre au risque naturel.

Début du chapitre

 

L’action de l’Etat face aux risques naturels à La Réunion.

Par Louis-Olivier ROUSSEL, Directeur adjoint DEAL Réunion.

 

Il s’agit ici de s’intéresser à l’action de l’État face à cette problématique des risques naturels. La Direction de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DEAL) est un service déconcentré du Ministère de l’écologie placé sous l’autorité du préfet. Son action est de mettre en œuvre la politique de l’État en ce qui concerne l’environnement et donc des risques naturels dans une logique de développement durable. Un autre angle d’attaque important concernant la vulnérabilité est la question de la population défavorisée à laquelle une attention particulière doit être portée, car elle est la plus exposée aux risques naturels. En général, les risques encourus sont très liés à la question de l’habitat et de l’aménagement du territoire. Pour ce qui est de l’action de l’État au niveau local, elle consiste à réduire l’impact des aléas naturels pour qu’il soit le plus faible possible.

Tout le territoire réunionnais est menacé par les aléas naturels. On peut prendre l’exemple des cyclones et de la montée en puissance des vents extrêmes. Ce que l’on appréhende le mieux à La Réunion, ce sont les inondations : on dispose d’une connaissance assez fine des zones à risques d’inondation. On estime qu’environ 210 000 réunionnais vivent dans des zones potentiellement inondables. Cependant, dans chaque aléa, il existe des évènements imprévisibles comme des phénomènes de détournement d’écoulement des eaux.

On va à présent voir quelques actions menées par l’État pour prévenir ces aléas.

On peut commencer tout d’abord par l’action de l’AGORAH qui a pour but l’observation du territoire et qui s’inscrit dans une démarche plus large de développement des connaissances notamment en matière de changement climatique.

Ensuite, on a la sensibilisation et l’information, car il est essentiel que la population soit informée des aléas dans le but qu’elle se protège de la meilleure façon possible. Selon la nature des risques, les actions de sensibilisation sont plus ou moins aisées. Les événements étant de fréquence variable, les phénomènes s’oublient et aboutissent à des comportements qui peuvent être préjudiciables pour la population (exemple : implantation de constructions dans des zones à haut risque). L’information est donc essentielle et se fait à partir de supports tels que la production de documents administratifs comme les dossiers départementaux sur les risques majeurs.

Dans une logique d’anticipation, on peut également évoquer l’élaboration des plans ORSEC ou des dispositifs d’alertes pour se préparer à la gestion de crise à l’approche d’un événement ou pendant ce dernier.

Certaines actions de l’État sont destinées aux collectivités locales telles que l’élaboration des plans de prévention de risque, afin qu’elles prennent en compte les zones à risques, dans leur document de planification.

Ces politiques qui cherchent à diminuer la vulnérabilité des espaces se sont développées à travers de grands ouvrages. On peut penser, par exemple à La Réunion, à la réalisation des grands endiguements tels que celui de la rivière des galets. Aujourd’hui, cette politique de grands ouvrages n’est pas toujours la politique privilégiée. On cherche aussi parfois à intégrer le risque en composant avec la nature, par exemple en développant des techniques d’aménagement pour s’adapter au caractère inondable des terrains.

Enfin, il est possible de faire état, en matière de politique publique, d’actions plus autoritaires pour mettre en sécurité les personnes affectées par une menace grave. Cela peut se traduire par l’expropriation mais cela reste exceptionnel.

Pour terminer, on peut évoquer le lien entre la politique de prévention du risque naturel et celle en faveur du logement. Il existe fréquemment, dans l’île, des groupes d’habitation dégradés situés dans des zones dangereuses non destinées à l’urbanisation. Le droit à un relogement prioritaire de ces personnes qui vivent dans des zones à risques n’est pas parfaitement défini. Tout au plus, pourraient-elles chercher à faire valoir la dangerosité de leur logement afin de bénéficier du droit opposable au logement ; faut-il qu’elles soient conscientes de l’intérêt d’aller vivre ailleurs.

La recherche de réponses opérationnelles adaptées qui permettent de répondre à ces situations trop fréquentes d’habitat dangereux doit rester au cœur des préoccupations des autorités publiques.

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Vulnérabilité et politique de la ville.

Par Mathieu SALING, Responsable de l’Unité de la Politique de la Ville, PROJEC – DRJSCS.

 

La ville a des dizaines d’années d’existence et elle a évolué en passant d’une politique très en faveur de l’urbain, de l’habitation à une politique tournée vers les habitants. Tous les 5 voire 6 ans, une contractualisation a lieu entre les services de l’État et les collectivités pour déterminer les quartiers les plus ciblés pour avoir une intervention plus musclée.

Les contrats de ville de 2015-2020 concernent avant tout les villes de plus de 15 000 habitants et les quartiers concernés doivent avoir plus de 1 000 habitants. Une densité aussi a été arrêtée et elle est de 2 000 hab/km² et surtout un revenu médian de 7 800 euros par unité de consommation. Ainsi, à La Réunion, on a eu un nouveau schéma contractuel qui a permis de déterminer 13 communes avec 49 quartiers prioritaires vis-à-vis de l’action de la ville.

La politique de la ville ne s’inscrit pas dans le droit commun. Le principe des services de l’État et des collectivités est de traiter l’ensemble des habitants de la même manière quelle que soit leur habitation. Lorsque l’on est habitant d’un quartier prioritaire, on bénéficie des mêmes droits mais la politique de la ville permet de faire un focus sur certains quartiers. Lorsque l’on prend l’ensemble des éléments statistiques (emploi, sociaux…), La Réunion est bien au-dessus des situations alarmantes que l’on peut rencontrer dans d’autres départements métropolitains. Cependant, il existe un problème de densité avec des quartiers très denses dont la population est assez modeste. Par exemple, un allocataire sur 5 de la CAF habite dans un quartier prioritaire. La Réunion est très touchée par ce phénomène difficultés socio-économiques. Les moyens mis en œuvre pour donner la même éducation entre les enfants issus de quartier prioritaire et ceux issus de quartier « classique » sont efficaces étant donné qu’il n’y a pas vraiment d’écart. Un autre grand défi de la politique de la ville, ce sont les demandeurs d’emplois (environ 23%s à La Réunion). 25% de ces demandeurs d’emplois sont issus de quartiers prioritaires.

Historiquement, la politique de la ville touche l’ensemble des thématiques liées aux quartiers prioritaire c’est-à-dire les thématiques liées au handicap ou aux risques naturels mais aussi la thématique familiale. On a donc des cellules vulnérabilité familiale, santé et soin, handicap et vieillissement, etc.

Lorsqu’on parle de cohésion sociale, on touche la santé, l’éducation, le mouvement associatif. Parmi les 13 communes retenues, 6 sont véritablement concernées par le renouvellement urbain qui va impacter la vie des habitants de ces quartiers.

On essaie aujourd’hui d’aider les habitants de ces quartiers à s’inscrire dans un développement de l’emploi par eux-mêmes. On peut aussi parler d’une nouvelle impulsion initiée par le président de la République qui consiste à réintégrer dans l’ensemble des quartiers, des bases qui font notre société, qui parfois sont mises de côté.

Le contrat de ville à La Réunion, a amené l’ensemble des acteurs à se réunir et à travailler ensemble. Ainsi, la politique de la ville n’est pas un seul service mais une multitude de services qui produisent des services pour la population. Le Sous-préfet à la cohésion sociale et à la jeunesse coordonne ces actions. Chaque arrondissement à La Réunion a un délégué du préfet.

La grande évolution de la politique de la ville depuis quelques années c’est de remettre les habitants au cœur du système. Depuis 2015, ils ont de véritables instances qui sont des conseils citoyens et qui permettent de faire des propositions et participent énormément au processus décisionnel. Aujourd’hui, les habitants sont de véritables acteurs sollicités et entendus pour mettre en œuvre la politique publique.

Reste à évoquer un acteur important de la politique de la ville : ce sont les bailleurs sociaux dont les abattements fiscaux vont à 100% au profit d’une taxe TFPB (taxe foncière sur les propriétés bâties) qui permet de doubler d’un point de vue financier, la capacité d’intervention dans les quartiers prioritaires.

Les collectivités sont porteuses des contrats de ville pour les 13 communes.

La GUP (gestion urbaine de proximité) qui a pour objectif d’atteindre une tranquillité sociale.

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Débat autour du risque requin. S’agit-il d’un risque naturel ?

 

Le risque requin n’est pas à proprement parler un risque naturel puisque au sens de la loi française, le risque naturel représente l’ensemble des risques abiotiques c’est-à-dire non vivants. Il existe d’autres dispositifs juridiques permettant d’appréhender les êtres vivants comme les dispositifs contre les espèces nuisibles ou envahissantes.

Cependant le risque requin a posé problème au juge administratif et ce dernier s’est appuyé sur le droit applicable aux risques naturels pour encadrer le risque requin. Le risque requin n’est donc pas un risque naturel mais le régime juridique du risque requin se rapproche de celui des risques naturels.

 

 

Débat sur l’efficacité de la politique de la ville.

 Parvient-on à toucher, via la politique de la ville, les populations les plus vulnérables étant donné que ces personnes sont très souvent à l’écart ?

La politique de la ville intervient avant tout sur un territoire déterminé par un certain nombre de critères. Toutes les communes et les services de l’État ont les mêmes prérogatives pour s’occuper de leur population. Les quartiers prioritaires sont des territoires ciblés où il va falloir utiliser tous les moyens pour inciter les acteurs à investir dans ces quartiers dans le but final de faire sortir ce quartier des quartiers prioritaires. Des personnes vulnérables, il y en existent partout, peu importe le lieu de l’habitat. La politique de la ville propose de cibler un territoire en particulier (non des personnes en particulier). Les autres territoires (et les personnes qui s’y trouvent) ne sont pas oubliés mais sont gérés par le droit commun.

Les seuils ne sont-ils pas exclusifs ?

Des seuils sont posés. Cependant, la politique de la ville qui est avant tout une politique sociale, s’inscrit dans un schéma fonctionnel. La mise en place de la politique de la ville est faite dans une souplesse intelligente afin de ne pas être exclure aveuglément des personnes dans les quartiers. Néanmoins, il faut bien imaginer qu’au sein des différents quartiers « sélectionnés », il existe de grands écarts de situations. Il faut par ailleurs orienter les personnes individuellement vers les dispositifs qui sont en mesure de les accompagner au mieux.

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[1] V. par exemple les travaux de V. SANSEVERINO-GODFRIN, cités infra.

[2] WHITE G. F., Human Adjustment to Floods – A Geographical Approach to the Flood Problem in the United States, The University of Chicago, 1945, 225 pp. Il s’agit de la thèse de doctorat de l’auteur, aujourd’hui disponible en ligne : https://biotech.law.lsu.edu/climate/docs/Human_Adj_Floods_White.pdf (dernière consultation le 16 mars 2019).

[3] D’ERCOLE R., Vulnérabilité des populations face au risque volcanique : le cas de la région du volcan Cotopaxi (Équateur), Thèse Géographie, Grenoble, 1991, 459 pp.

[4] FABIANI J.-L. et THEYS J., La société vulnérable : évaluer et maîtriser les risques, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1987, 674 pp.

[5] SANSEVERINO-GODFRIN V., « L’évolution du cadre juridique des risques naturels et industriels » (Rapport en vue de la délivrance de l’Habilitation à Diriger des Recherches), Université Nice Sophia Antipolis, 2009, 46 pp. <hal-00441235>. Postérieurement à ce document, qui synthétise l’ensemble des recherches de l’auteur jusqu’en 2009, V. notamment « Risques naturels, vulnérabilité, résilience et droit dans un contexte de développement durable », in THEVENOT D., Environnement entre passé et futur : les risques à l’épreuve du savoir, 20èmes JSE, Créteil, 2011 <hal-00595142>.

[6] Sur cette logique classique du développement durable, V. nos analyses dans « La Convention européenne des droits de l’homme et l’intégration des enjeux environnementaux aux processus de développement », in DUPÉRÉ O. et PEYEN L., L’intégration des enjeux environnementaux dans les branches du droit : quelle(s) réalité(s) juridique(s) ?, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, collection « Droit(s) de l’environnement », 2017, 213 pp., pp. 29-61.

[7] In Études poétiques, Ch. de Chênedollé, Paris, Charles Gosselin, 2e éd., 1822, p. 42-44.

[8] Géorisques, site internet édité par le ministère de la transition écologique et solidaire (http://www.georisques.gouv.fr), glossaire, entrée « risque naturel ».

[9] Ibid., entrée « aléa ».

[10] Ibid., entrée « enjeux ».

[11] V. le titre VI (Prévention des risques naturels) du livre V (Prévention des pollutions, des risques et des nuisances) de la partie législative du Code de l’environnement, ou encore les dispositions relatives aux « Plans Orsec » dans le Code de la sécurité intérieure (art. L. 741-1 et s.). V. aussi ALLAIRE F., « Risque naturel et droit », AJDA, n° 24, 2012, p. 1316-1319.

[12] HERMITTE M.-A., « La fondation juridique d’une société des sciences et des techniques par les crises et les risques », Pour un droit commun de l’environnement. Mélanges en l’honneur de Michel Prieur, Paris, Dalloz, 2007, pp. 145-179.

[13] L’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) insista sur la nécessité d’utiliser et d’améliorer les connaissances scientifiques actuelles en la matière, considérant qu’ « une attitude de fatalisme ne se justifie plus » : Résolution 44/236 de l’AGNU du 22 déc. 1989, « Décennie internationale de la prévention des catastrophes naturelles », préambule, al. 5 et 6.

[14] GALLAND J.-P., « Introduction générale », in Prévenir les risques : de quoi les experts sont-ils responsables ?, DECROP G. et GALLAND J.-P. (dir.), Paris, Éditions de l’Aube, 1998, p. 7-10, spéc. p. 7.

[15] Sur cette évolution, REGHEZZA M., Réflexions autour de la vulnérabilité métropolitaine : la métropole parisienne face au risque de crue centennale, thèse géographie, Université Paris X Nanterre, 2006, p. 50 et s.

[16] CANS Ch. et al., Traité de droit des risques naturels, Paris, Le Moniteur, 2014, p. 84.

[17] Les recherches sur ce sujet étaient si peu nombreuses qu’elles avaient pu être qualifiées de « parents pauvres des recherches sur les risques et la sécurité » : THEYS J., « La société vulnérable », in La société vulnérable. Évaluer et maîtriser les risques, THEYS J. et FABIANI J.-L. (dir.), Paris, PENS, 1987, p. 3-36, spéc. p. 21.

[18] VEYRET Y. et REGHEZZA M., « Vulnérabilité et risques. L’approche récente de la vulnérabilité », Responsabilité & environnement, n° 43, juill. 2006, p. 9-13 ; QUENAULT V., « La vulnérabilité, un concept central de l’analyse des risques urbains en lien avec le changement climatique », Les Annales de la recherche urbaine, n° 110, 2015, pp. 138-151.

[19] DESCARTES R., Discours de la méthode, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 72.

[20] SOULET M.-H., « Reconsidérer la vulnérabilité », Empan, n° 60, 2005/4, p. 24-29, spéc. p. 25.

[21] Stratégie de Yokohama pour un monde plus sûr : Directives pour la prévention des catastrophes naturelles, la préparation aux catastrophes et l’atténuation de leurs effets, contenant les principes, la stratégie et le plan d’action (Annexe I de la Résolution 1 adoptée par la Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes naturelles, tenue à Yokohama du 23 au 27 mai 1994, tirée de Nations Unies, Rapport de la Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes naturelles, Yokohama, 23-27 mai 1994, doc. A/CONF.172/9), volet Stratégie, point 1. Le document donne même priorité aux approches d’atténuation de la vulnérabilité (volet Stratégie, point 9, h et volet Plan d’action, point 11, a).

[22] Résolution n° 46/149 de l’AGNU du 18 déc. 1991, « Décennie internationale de la prévention des catastrophes naturelles », point 4.

[23] Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe 2015-2030, adoptée par la Conférence sur la réduction des risques de catastrophes, tenue à Sendai du 14 au 18 mars 2015 (Bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophes, Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe 2015-2030, Genève, Nations Unies, 2015), point 23.

[24] JORF n° 175 du 31 juill. 2003, p. 13021, texte n° 4.

[25] Loi n° 2010-788 du 12 juill. 2010 portant engagement national pour l’environnement, JORF n° 0160 du 13 juill. 2010, p. 12905, texte n° 1.

[26] VAN LANG A., « L’émergence d’une approche intégrée du risque d’inondation », AJDA, n° 24, 2012, pp. 1320-1324.

[27] Décret n° 2011-678 du 16 juin 2011 relatif aux schémas régionaux du climat, de l’air et de l’énergie, JORF n° 0140 du 18 juin 2011, p. 10432, texte n° 2.

[28] PONTIER J.-M., « La puissance publique et la prévention des risques », AJDA, n° 33, 2003, pp. 1752-1761.

[29] V. le site du Ministère de la Transition écologique et solidaire (https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/prevention-des-risques-majeurs#e3). La vulnérabilité occupe une place importante dans les documents officiels. V. par ex. Direction générale de la prévention des risques, Rapport du délégué aux risques majeurs 2015-2017, Ministère de la Transition écologique et solidaire, décembre 2017.

[30] PRIEUR M., « Les nouveaux droits », AJDA, n° 21, 2005, p. 1157-1163.

[31] New York, 16 déc. 1966, RTNU, vol. 999, p. 171, n° 14668.

[32] Adoptée par l’AGNU par la Résolution 217 (III) du 10 déc. 1948, « Charte internationale des droits de l’homme ».

[33] Rome, 4 nov. 1950.

[34] CEDH, 9 juin 1998, L.C.B. c. Royaume-Uni, n° 23413/94, § 36.

[35] À propos du suicide d’un détenu en prison : CEDH, 16 oct. 2008, Renolde c. France, n° 5608/05, § 85.

[36] CEDH, 30 nov. 2004, Öneryildiz c. Turquie, n° 48939/99, § 89.

[37] CEDH, 20 mars 2008, Boudaïeva et a. c. Russie, n°15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, § 116 et s.

[38] CE, 16 nov. 2011, Ville de Paris et SEM Parisienne, n° 353172 et 353173.

[39] CE, ord., 13 août 2013, Min. de l’intérieur c. Commune de Saint-Leu, n° 370902, consid. 8 : PEYEN L., « Le « risque requin » devant le juge des référés », RJOI, n° 18, 2014, p. 117-126.

[40] Résolution n° 42/169 de l’AGNU du 11 déc. 1987, « Décennie internationale de la prévention des catastrophes naturelles », point 4. V. aussi les al. 3 et 4 du préambule, ainsi que le Message de Yokohama (Annexe II de la Résolution 1 adoptée par la Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes naturelles, tenue à Yokohama du 23 au 27 mai 1994, tirée de Nations Unies, Rapport de la Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes naturelles, Yokohama, 23-27 mai 1994, doc. A/CONF.172/9), point 1.

[41] Cons. constit., 27 juill. 1982, Loi sur la communication audiovisuelle, n° 82-141 DC, consid. 5.

[42] Cons. constit., 20 janv. 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, n° 80-127 DC, § 56.

[43] Le juge des référés du Conseil d’État estime toutefois que « si l’autorité administrative a pour obligation d’assurer la sécurité publique, la méconnaissance de cette obligation ne constitue pas par elle-même une atteinte grave à une liberté fondamentale [au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative] » : CE, ord., 20 juill. 2001, Commune de Mandelieu-la-Napoule, n° 236196.

[44] Loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile, JORF n° 190 du 17 août 2004, p. 14626, texte n° 3, art. 1.

[45] Conseil d’État, Rapport public 2005. Responsabilité et socialisation du risque, Paris, La documentation française, 2005, p. 205.

[46] DUPRE DE BOULOIS X., « Existe-t-il un droit fondamental à la sécurité ? », RDLF, 2018, chron. n° 13 ; TRUCHET D., « L’obligation d’agir pour la protection de l’ordre public : la question d’un droit à la sécurité », in L’ordre public : Ordre public ou ordres publics. Ordre public et droits fondamentaux, REDOR M.-J. (dir.), Nemesis-Bruylant, 2001, p. 299-316. Ce lien apparaît nettement au point 4 de la Déclaration de Hyogo adoptée par la Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes, tenue à Kobe du 18 au 22 janvier 2005 (tirée de Nations Unies, Rapport de la Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes naturelles, Kobe (Hyogo), 18-22 janvier 2005, doc. A/CONF.206/6), qui lie effets des catastrophes au point de vue humain et responsabilité des États en la matière.

[47] CANS Ch. et al., Traité de droit des risques naturels, op. cit., p. 683 et s.

[48] PEYEN L., « Le risque requin, le droit et la société : scolies sur l’encadrement d’un risque naturel », Dr. adm., n° 1, janv. 2016, p. 17-20.

[49] Par ailleurs invocable dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité : Cons. constit., 8 avr. 2011, M. Michel Z et a., n° 2011-116 QPC.

[50] New York, 16 déc. 1966, RTNU, vol. 993, p. 3, n° 14531.

[51] Qualifié par le Conseil constitutionnel, à partir des dixième et onzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, d’objectif de valeur constitutionnelle : Cons. constit., 19 janv. 1995, Loi relative à la diversité de l’habitat, n° 94-359 DC, consid. 7. V. encore l’art. 1 de la loi n° 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement, JORF n° 0127 du 2 juin 1990, p. 6551.

[52] Sur le sujet : Conseil des droits de l’homme, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur le droit à l’alimentation, 25 janv. 2018, doc. 1/HRC/37/61.

[53] Dans son arrêt Boudaïeva et a. c. Russie, la Cour européenne des droits de l’homme affirme que « là où des pertes en vies humaines et des pertes de biens sont la conséquence d’évènements survenus sous la responsabilité de l’État, l’étendue des mesures requises pour la protection des logements ne se distingue pas de celle des mesures à prendre aux fins de protection de la vie des habitants » (§ 173). Néanmoins, elle estime que « estime que les catastrophes naturelles qui, en tant que telles, échappent au contrôle de l’homme, ne sauraient imposer à l’État un engagement de cette ampleur. Par conséquent, les obligations positives de l’État en ce qui concerne la protection de la propriété contre les risques météorologiques ne vont pas aussi loin que celles qui pèsent sur lui dans le domaine des activités dangereuses d’origine humaine » (§ 174). Dès lors, « Si l’importance fondamentale du droit à la vie requiert que les obligations positives au regard de l’article 2 s’entendent aussi du devoir, pour les autorités, de faire tout ce qui est en leur pouvoir en matière de secours aux sinistrés pour protéger ce droit, l’obligation de protection du droit au respect des biens, qui n’est pas absolue, ne saurait aller au-delà de ce qui est raisonnable au vue des circonstances de l’espèce. Dès lors, les autorités jouissent d’une marge d’appréciation plus large s’agissant des mesures à prendre pour protéger les biens des particuliers contre les risques météorologiques qu’en ce qui concerne celles qu’impose la protection de vies humaines » (§ 175).

[54] Qui est un principe de valeur constitutionnelle : Cons. constit., 25 juill. 1979, Loi modifiant les dispositions de la loi n° 74-696 du 7 août 1974 relatives à la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail, n° 79-105 DC, consid. 1.

[55] New York, 13 déc. 2006, RTNU, vol. 2515, p. 3, n° 44910.

[56] Adoptée par la Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes, tenue à Kobe du 18 au 22 janvier 2005 (tirée de Nations Unies, Rapport de la Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes naturelles, Kobe (Hyogo), 18-22 janvier 2005, doc. A/CONF.206/6), point 3.

[57] Géorisques, op. cit., glossaire, entrée « vulnérabilité ».

[58] Ibid.

[59] United Nations Chief Executives Board for Coordination, Plan of Action on Disaster Risk Reduction for Resilience, New York, United Nations, 2013, p. 13.

[60] FOERSTER E., Vulnérabilité : état de l’art sur les concepts et méthodologies d’évaluation. Rapport final, BRGM, sept. 2009, doc. BRGM/RP-57471-FR ; C. Gilbert, « La vulnérabilité : une notion vulnérable ? À propos des risques naturels », in Risques et environnement : recherches interdisciplinaires sur la vulnérabilité des sociétés, BECERRA S. et PELTIER A. (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 23-40 ; QUENAULT B., « La vulnérabilité, un concept central de l’analyse des risques urbains en lien avec le changement climatique », Les Annales de la recherche urbaine, n° 110, 2015, p. 138-151.

[61] Il n’y a pas de consensus sur les composantes de la vulnérabilité. Par exemple, le Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe 2015-2030 distingue « l’exposition aux aléas » de la « réduction [de] la vulnérabilité » (point 17). Selon nous, si elle est soutenable, cette position n’est pas la meilleure car l’exposition est un élément de vulnérabilité. C’est la raison pour laquelle nous la considérons comme une des composantes de la vulnérabilité.

[62] Défense et Sécurité nationale. Le livre blanc, Paris, Odile Jacob-La documentation française, 2008, p. 64. Sur le recours au concept en droit international : TORTEL J., « Droit international et résilience. Les liaisons improbables », in Fragilités et résilience. Les nouvelles frontières de la mondialisation, CHATAIGNIER J.-M. (dir.), Paris, Karthala, 2014, pp. 195-201.

[63] DAUPHINE A. et PROVITOLO D., « La résilience : un concept pour la gestion des risques », Annales de géographie, n° 654, 2007/2, p. 115-125, spéc. p. 124.

[64] SANSEVERINO-GODFRIN V., RASSE G. et RIGAUD É., « Vulnérabilité, résilience et droit », in Risques et environnement : recherches interdisciplinaires sur la vulnérabilité des sociétés, BECERRA S. et PELTIER A. (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 103-116.

[65] En matière de changements climatiques par exemple (v. l’Accord de Paris sur le climat (Paris, 12 décembre 2015), art. 7 et 8).

[66] LICHARDOS G., La vulnérabilité en droit public. De l’approche catégorielle à l’approche situationnelle, thèse droit, Université Toulouse 1 Capitole, 2015.

[67] SANSEVERINO-GODFRIN V., « Réflexions juridiques sur l’émergence de la notion de vulnérabilité dans la politique de prévention des risques naturels », Dr. env., n° 163, nov. 2008, pp. 11-15.

[68] Certains textes législatifs et règlementaires doivent à ce titre être relevés. La loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile (op. cit.) insiste sur la nécessité d’instaurer des « plans communaux de sauvegarde », chargés par exemple de rappeler les « vulnérabilités locales » (annexe de la loi). Dans le même sens, depuis 2005 (décret n° 2005-1156 du 13 sept. 2005 relatif au plan communal de sauvegarde et pris pour application de l’article 13 de la loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile, JORF n° 215 du 15 sept. 2005, p. 14945, texte n° 2), ces plans comprennent « le diagnostic des risques et des vulnérabilités locales » (art. 3, I, b ; actuel C. séc. int., art. R. 731-3).

[69] CARTIER S., VINET F. et GAILLARD J.-Ch., « Introduction. Maître du monde ou maître de soi ? », in Risques et environnement : recherches interdisciplinaires sur la vulnérabilité des sociétés, BECERRA S. et PELTIER A. (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 9-20.

[70] Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Paris, 20 mars 1952.

[71] Même idée pour les risques miniers : C. min., art. L.174-6.

[72] Dispositif ORSEC départemental. Dispositif Spécifique Cyclones, validé par l’arrêté n° 5179 du 3 déc. 2014 portant approbation du dispositif départemental ORSEC spécifique « cyclones ».

[73] Ainsi qu’en témoigne l’existence d’un « droit répressif » en la matière : LEOST R., « Le droit répressif des risques naturels », Pour un droit commun de l’environnement. Mélanges en l’honneur de Michel PRIEUR, Paris, Dalloz, 2007, pp. 1307-1322.

[74] CEDH, 27 juin 2006, Mazelie c. France, n° 5356/04, § 31.

[75] Loi n° 85-565, JORF du 23 juill. 1987, p. 8199.

[76] V. le chapitre II, « Des plans de prévention des risques naturels prévisibles », de la loi n° 95-101 du 2 fév. 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, JORF n° 29 du 3 fév. 1995, p. 1840.

[77] CE, 4 juin 1975, Bouvet de la Maisonneuve, n°92161, 92685.

[78] CE, 16 mars 2018, Commune de Bonneuil-sur-Marne, n° 389176.

[79] Tampere, 18 juin 1998, RTNU, vol. 2296, p. 5, n° 40906.

[80] Annexe de la Résolution 44/236 de l’AGNU du 22 déc. 1989, op. cit., point B, 3, e. Il était demandé aux gouvernements « de prendre, selon les besoins, des mesures pour sensibiliser davantage le public aux risques probables de dégâts et à l’importance de la planification préalable, de la prévention, des secours et du relèvement à court terme, en prévision de catastrophes naturelles, et de recourir à des activités éducatives, formatrices et autres, en tenant compte du rôle spécifique des médias, pour que les collectivités soient mieux à même de parer au danger ».

[81] Cadre d’action de Hyogo pour 2005-2015, op. cit., points 14, 3 et 18. Il s’agit là d’instaurer une « culture de la sécurité ».

[82] Pour une étude détaillée, v. Ch. Cans et al., Traité de droit des risques naturels, op. cit., p. 147.

[83] Aahrus, 25 juin 1998, RTNU, vol. 2161, p. 447, n° 37770.

[84] V. sur ce point l’arrêt Öneryildiz c. Turquie de la CEDH (§ 62).

[85] Ce droit étant invocable dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité : Cons. constit., 14 oct. 2011, Association France Nature Environnement, n° 2011-183/184 QPC, consid. 6. V. aussi C. env., art. L. 124-1 et s.

[86] 27 janv. 2009, n° 67021/01.

[87] DAUPHINE A., Risques et catastrophes. Observer, spatialiser, comprendre, gérer, Paris, Armand Colin, 2003, p. 36.

[88] WACKERMANN, « La problématique générale », in La géographie des risques dans le monde, WACKERMANN G. (dir.), Paris, Ellipses, 2e éd., 2005, p. 19-60, spéc. p. 20.

[89] V. l’exemple de la tempête Xynthia : LE LOUARN P., « La tempête Xynthia, révélateur des insuffisances du droit ? », JCP G, n° 19, 9 mai 2011, doctr. 565.

[90] Plusieurs obstacles sont en cause : (i) les caractéristiques géographiques (petite dimension, éloignement, enclavement, exposition à des risques majeurs, fragilité des écosystèmes, etc.), (ii) le contexte historique (dépendance vis-à-vis de l’extérieur, relations privilégiées avec les anciennes tutelles coloniales, etc.), (iii) la situation sociale (moindre intensité et volatilité du capital humain, précarité du marché du travail, insécurité, etc.) et (iv) la structure économique (déséconomies d’échelle, étroitesse des marchés locaux, faible diversification des activités, coûts d’accès aux ressources extérieures, etc.).

[91] Le modèle MIRAB est une stratégie particulière de développement insulaire dans laquelle le financement des importations, et donc les principales ressources financières de l’économie, reposent sur la migration, les transferts de revenu de la part de la diaspora émigrée, le contrôle étatique et l’aide extérieur principalement en provenance de l’ancienne tutelle coloniale (Bertram et Watters, 1985).

[92] Les auteurs identifient neuf stratégies différentes : (i) exportations à forte valeur ajoutée, (ii) exportations primaires plus une rente ou une aide géostratégique, (iii) une forte dépendance touristique, (iv) une dépendance touristique modérée, (v) une rente géostratégique exclusive, (vi) tourisme plus exportations, (vii) finance « offshore » plus tourisme haut de gamme, (viii) exportations primaires avec des aides et/ou des transferts de revenus, et (ix) économies MIRAB pures.

[93] Rosselo-Nadal (2014) répertorie trois grandes méthodes utilisées dans la littérature pour mesurer l’impact du changement climatique sur l’activité touristique : (i) les évaluations basées sur les conditions physiques, (ii) l’utilisation des indices climatiques et (iii) la modélisation de la demande touristique à partir des préférences révélées (analyse en séries temporelles, modèles à choix discret et modèles touristiques agrégés).

[94] Closset et al. (2018) proposent une revue de ces différentes visions : (i) l’approche chronologique, (ii) l’approche multidimensionnelle de « l’oignon », (iii) l’approche dichotomique écologique et social, (iv), l’approche du GIEC, et donc (v) l’approche de la vulnérabilité structurelle.

[95] Guillaumont (2015) montre qu’il est important de faire la distinction entre fonds concessionnels attribués pour l’atténuation et pour l’adaptation. Même si dans les deux cas, les mesures financées sont réalisées au sein de chaque pays, les programmes d’atténuation, dont l’objectif est de mettre en place des modes de développement « propres » en réduisant les émissions de CO2 profitent à l’ensemble de la planète, alors que les programmes d’adaptation eux ne concernent que le pays qui les implémente. La logique de financement doit donc être différente.

Vulnérabilité et droits fondamentaux – Rapport de synthèse

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RAPPORT DE SYNTHESE

 

Diane ROMAN, Professeure de droit public, Université de Tours

 

La variété des thèmes abordés lors du colloque « Vulnérabilité et droits fondamentaux », dont les contributions rassemblées ici par les soins patients de François CAFARELLI et Cathy POMART constituent les actes, souligne une évidence : en quelques années, la notion de vulnérabilité a profondément pénétré l’ordre juridique. Une recherche sur Legifrance[1] révèle ainsi 166 occurrences du terme dans plus d’une dizaine de codes, du Code de l’action sociale et des familles au Code de la sécurité intérieure, en passant par le Code de la consommation ou celui de la construction et de l’habitation… Quant à son invocation par les juges, elle se compte par milliers sur les bases de données recensant la jurisprudence administrative et judiciaire. Qu’il s’agisse de la vulnérabilité des systèmes de défense, des édifices, des territoires, des projets de construction ou des personnes, la diversité des occurrences du terme est remarquable, au point qu’un doute peut poindre quant à la cohérence du contenu ainsi donné à la notion. Quels points communs, en effet, entre le droit pénal, pour qui la vulnérabilité de la victime constitue une circonstance aggravante de certaines infractions[2] voire un élément constitutif d’autres[3], le droit social qui mentionne « les familles vulnérables, en situation de précarité ou de pauvreté »[4] ou le Code de la route, dont l’article R. 412-6 exige du conducteur qu’il fasse « preuve d’une prudence accrue à l’égard des usagers les plus vulnérables » ?

Les incertitudes sont d’autant plus vives que la notion de vulnérabilité se superpose souvent à d’autres catégories juridiques plus anciennes. C’est le cas notamment dans le champ de la protection sociale[5], où elle tend à supplanter les notions de pauvreté et d’exclusion sociale, sans toutefois les faire disparaître. Exemple significatif, le récent article L. 266-1 du Code de l’aide et l’action sociale dispose que « la lutte contre la précarité alimentaire vise à favoriser l’accès à une alimentation sûre, diversifiée, de bonne qualité et en quantité suffisante aux personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale »[6]. Là où le législateur de la IIIe République aurait évoqué les indigents, où celui de 1998 aurait employé la notion d’exclusion sociale[7], le législateur de 2018 préfère celui de « vulnérabilité économique et sociale ».

C’est également le cas en matière sanitaire et sociale, où coexiste une grande variété terminologique, distinguant dépendance, inaptitude, invalidité et handicap. La vulnérabilité est parfois une caractéristique commune des bénéficiaires de l’action sociale[8], parfois une circonstance spécifique comme en témoigne la rédaction de l’article L. 116-3 CASF, instituant un « plan d’alerte et d’urgence au profit des personnes âgées et des personnes handicapées en cas de risques exceptionnels » et imposant de prendre en compte « le cas échéant, la situation des personnes les plus vulnérables du fait de leur isolement ».

C’est peut-être dans le champ du droit civil, depuis réforme de la loi n° 2007-308 portant réforme de la protection juridique, que le brouillage conceptuel est le plus épais. En la matière, la protection des majeurs vulnérables a progressivement concurrencé l’ancienne notion d’incapacité sur laquelle s’était construit le droit des tutelles, bien que la loi, étrangement, n’utilise pas le terme de « personnes vulnérables ». Initialement, vulnérabilité et incapacité ont un point en commun : le constat de la difficulté de la personne à exercer seule les attributs de la personnalité juridique, c’est à dire les droits et obligations qui lui sont reconnus, ce qui justifie des mesures spéciales de protection. Mais la dissémination de la notion de vulnérabilité l’a conduite à se détacher progressivement de l’incapacité : comme le remarquent la Cour de cassation, dans son rapport de 2009[9], et la Commission nationale consultative des droits de l’Homme[10], sont ainsi souvent considérées comme des personnes vulnérables celles dont les droits et libertés sont menacées du fait de leur situation pathologique ou de handicap, de leur âge ou de leurs conditions économiques d’existence. Entrent dans cette catégorie, dans une liste non exhaustive, les personnes âgées, les personnes handicapées ou malades, celles frappées d’une certaine faiblesse ou encore celles vivant dans des conditions d’extrême pauvreté.

De cette liste, une caractéristique commune émerge : la vulnérabilité se caractérise comme l’état d’une personne qui, en raison de certaines circonstances, ne peut, en droit ou en fait, jouir de l’autonomie suffisante pour exercer ses droits fondamentaux[11], ce qui justifie, en retour, une protection accrue des pouvoirs publics par différents procédés. « La vulnérabilité marque ainsi le signe d’une extension et d’une diversification des dispositifs de protection, autrefois cantonnés au seul droit des incapacités »[12], visant à assurer la sécurité de sa personne, la protection de son intégrité physique ou à réduire sa sensibilité à la pression.

A l’évidence, le succès de la notion interroge : juristes[13], mais aussi philosophes[14] et sociologues [15]  ont tenté d’analyser les procédés et les conséquences de l’introduction de cette notion dans l’ordre juridique, hésitant sur sa portée. Là où les certains sont tentés de voir une notion bouleversant les règles juridiques, d’autres n’y voient qu’un simple effet de mode cosmétique et passager ? Entre « révolution tranquille pleine de promesse »[16] ou « oreiller de la paresse »[17] , la réponse doit certainement être médiane. Il semble que l’émergence de la notion de vulnérabilité présente au moins un intérêt : en rendant nécessaire la conciliation entre respect des droits fondamentaux et protection de la personne, la prise en compte de la vulnérabilité par le droit soumet à des tensions certaines catégories juridiques, telles que le consentement et l’autonomie d’une part (I) et la solidarité et l’interdépendance d’autre part (II).

I. Repenser le consentement : vulnérabilité et autonomie de la personne

 

Notion phare des ordres juridiques occidentaux, fondés sur l’autonomie de la personne et le principe de liberté, le consentement est également une pratique ordinaire de la vie quotidienne. Qu’il s’agisse du consentement à un contrat, à une relation sexuelle, à une proposition des services sociaux, à des soins médicaux, les manifestations du consentement sont nombreuses, et engagent la personne dans son avoir comme dans son être[18]. Défini comme « l’acte par lequel quelqu’un donne à une décision dont un autre a eu l’initiative l’adhésion personnelle nécessaire pour passer à l’exécution »[19], le consentement témoigne d’une adhésion à une proposition extérieure[20]. Toutefois, les conditions de cette adhésion ne sont pas dénuées d’ambiguïté. Certes, le droit postule que le consentement doit être « libre et éclairé » et ne pas être vicié. Mais à la question de savoir comment apprécier la réalité de la liberté de consentir, la réponse des juristes demeure formaliste : le consentement engage, sauf s’il a été vicié par erreur, dol ou violence[21]. Or, à côté des vices du consentement, reste la zone d’ombre des « défauts du consentement »[22] que les juristes, empreints d’une conception libérale et autonomiste du droit, peinent parfois à saisir. C’est cet « enjeu du consentement »[23] que la réflexion sur la vulnérabilité conduit à revisiter.

 

A – Une liberté de consentir ? Les hésitations du droit

 

Tel malade repoussant une intervention jugée indispensable par un médecin, telle femme victime de violences conjugales refusant de quitter le domicile conjugal, tel habitant d’une zone à risque naturel s’opposant à fuir un domicile estimé dangereux, telle personne prostituée refusant de dénoncer les réseaux mafieux qui l’ont conduite sur le trottoir … Par-delà la diversité des situations individuelles, un dilemme se pose aux acteurs juridiques : faut-il défendre le consentement au nom de la liberté individuelle de l’individu rationnel en postulant une égalité formelle des personnes ou, au contraire, convient-il d’en limiter la portée, en prenant en compte l’inégalité ou l’asymétrie de situations individuelles, qui sont soumises à des facteurs externes (économiques, sociaux, culturels, politiques) ou internes (affectifs, psychiques) pouvant altérer la capacité de choix réel de la personne[24] ?

La jurisprudence de la Cour européenne offre un panorama varié de la diversité des réponses susceptibles d’être apportées à cette question centrale[25]. Elle a ainsi pu poser une affirmation générale, tendant à reconnaitre « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend [ce qui] peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageable ou dangereuse pour sa personne »[26]. Toutefois, dans l’appréciation concrète du contexte dans lequel s’exprime cette liberté de de choix, sa jurisprudence semble hésitante. L’affaire qui l’a conduite à poser ce principe d’autodétermination personnelle est révélatrice : alors que la Cour européenne devait examiner pour la première fois la question du droit à bénéficier d’une aide à mourir, elle a justifié l’interdiction de l’euthanasie par le souci de protéger les personnes vulnérables[27]. Ceci l’a conduite à rejeter la demande formulée par Mme Pretty, requérante en phase terminale d’une maladie dégénérative mais clamant haut et fort son refus d’être qualifiée de personne vulnérable incapable de décider pour elle-même de son sort[28]. C’est bien en ce sens poser l’indifférence du consentement de la personne et affirmer la nécessité de la protéger, fut-ce malgré elle. Un principe identique prévaut en matière de protection des victimes de violences, quelle que soit l’attitude de celles-ci. La Cour européenne considère ainsi que le fait que des victimes de violences domestiques n’aient pas porté plainte, ou aient retiré leur plainte devant la crainte de représailles, ne doit pas freiner l’action publique et permettre l’impunité des auteurs de violence[29]. C’est reconnaitre que la réponse pénale ne saurait être aux seules mains des victimes, en raison des contraintes et des menaces pouvant altérer leur capacité d’action.

A l’inverse, sur d’autres sujets, le raisonnement de la Cour s’avère bien plus formaliste. Un (contre) exemple peut être trouvé dans la façon dont le droit international et européen saisit la prostitution. Le proxénétisme et la traite humaine sont désormais qualifiés de traitements inhumains et dégradants[30] et doivent être réprimés par les ordres juridiques internes. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’Homme affirme « avec la plus grande fermeté » que « la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte » [31]. Plus encore, le droit considère que l’éventuel consentement des victimes de tels agissements illégaux est indifférent[32]. Toutefois, s’agissant de la prostitution dite « volontaire », c’est-à-dire en dehors de réseaux proxénètes, la Cour européenne développe une approche assez frustre du consentement, refusant de voir dans les contraintes sociales, économiques et matérielles qui pèsent sur les femmes démunies se livrant à la prostitution un élément de nature à vicier leur consentement. Alors qu’ils étaient saisis d’une requête présentée par une femme grevée de dettes et acculée à la prostitution pour y faire face, les juges européens, constatant que la question de savoir ce qu’est une contrainte à la prostitution est controversée, ont affirmé ne pas vouloir « entrer dans un débat dont l’issue n’est pas déterminante en l’espèce »[33]. Pourtant, les récits de certaines prostituées dessinent une réalité à l’opposé de toute idée de « choix libre et éclairé ». Lors du célèbre procès dit du Carlton ayant abouti à la relaxe de D. Strauss-Kahn de l’infraction de proxénétisme, le témoignage d’une prostituée a illustré avec force cette zone grise, entre décision libre et contrainte. A la question de son consentement aux rapports sexuels brutaux auxquels elle avait été soumise, posée de façon insistante par le président du tribunal correctionnel, Mounia répond : « Oui, parce qu’il me fallait cet argent, que j’en avais besoin. J’ai pas dit non, j’ai subi. »[34] Or les mots (ou les maux ?) de Mounia ne trouvent pas écho dans le raisonnement judiciaire, qui laisse entendre que seule une contrainte physique irrépressible est susceptible d’être prise en compte dans le raisonnement judiciaire – toute contrainte de type socio-économique étant laissée de côté. De tels raisonnements reposent sur une approche essentiellement formaliste des notions de consentement et de contrainte, qui fait l’économie des analyses importantes produites par la critique féministe du droit sur les limites voire les pièges inhérents à la rhétorique du « choix »[35]. Parce que les juristes préfèrent ignorer les logiques de domination, subir devient consentir, se soumettre est assimilé à vouloir…

Les réponses apportées par la Cour européenne des droits de l’Homme à Mmes Pretty et Tremblay soulignent à l’évidence la difficulté de solutions tranchées, entre un libéralisme indifférent aux inégalités sociales et fragilités individuelles et un paternalisme bien-intentionné mais négateur des stratégies individuelles de résistance et d’expression de choix personnels. Cette tension entre autonomie et protection, entre indifférence et bienfaisance, constitue pourtant le quotidien de nombreux acteurs : le médecin doit-il respecter les directives anticipées rédigées par un malade[36] ? Le procureur doit-il poursuivre pour abus de faiblesse le récipiendaire d’un don consenti par une personne âgée ? Le travailleur social doit-il contraindre une personne sans domicile fixe à rejoindre un abri[37] ?

A ces questions, le droit a cru apporter une réponse, ces vingt dernières années, à travers l’affirmation du principe de dignité de la personne humaine. Symbolisée par des affaires célèbres, comme celle du lancer de nain[38], elle a justifié une protection des individus contre des choix qu’ils pourraient être amenés à faire, limitant de ce fait leur autonomie décisionnelle. Comme l’affirmaient les conclusions de P. Frydman, « le respect de la dignité humaine, concept absolu s’il en est, ne saurait en effet s’accommoder de quelconques concessions en fonction des appréciations subjectives que chacun peut porter à son sujet »[39]. La valeur absolue de la dignité a pu être approuvée : « L’émergence du principe de dignité est ainsi le signe qu’il y a quelque chose qui dépasse (transcende) les volontés individuelles… Nul ne peut renoncer au principe de dignité humaine, ni pour autrui bien sûr, ni pour lui-même : nul ne peut donc valablement consentir à ce que lui soient portées des atteintes contraires à cette dignité »[40]. Mais l’ambiguité de la notion de dignité a été abondamment soulignée[41] et critiquée : « Notion la plus agaçante de la littérature judiciaire, tant elle se prête à des utilisations variées. Elle est l’alibi des caprices des juges et, par voie de conséquence, la bête noire de la doctrine » [42]. Elle aboutit, en effet, in fine à limiter sensiblement la possibilité des personnes à faire des choix de vie à la marge de ceux majoritairement retenus et, de ce fait, à limiter l’autonomie des personnes en les victimisant. Là encore, l’exemple du lancer de nain est révélateur : la volonté de celui qui se présente comme un « performeur » est balayée d’un revers de main, en raison même de son handicap. Ce point fut souligné : « Un nain est-il particulièrement susceptible de succomber à l’exploitation ? Est-il spécialement vulnérable car faible de corps ou d’esprit ? Ou, si l’on étend le principe, le nain est-il historiquement et socialement handicapé, réduit par le préjugé à une situation qui le force à accepter les indignités ? (…) Le lancer de nain est immoral car il souligne le nanisme du nain. Par un effet de retour, interdire le lancer de nain les désigne déjà comme des personnes non égales et les stigmatise »[43].

Ainsi appréhendé, le débat opposant consentement de la personne et dignité de celle-ci semble insoluble. Une des raisons en est la dimension absolutiste des valeurs qui sont opposées : valeur absolue de la dignité, à laquelle nul ne pourrait déroger, pas même la personne concernée ; et valeur absolue du consentement, en ce qu’il traduirait une liberté souveraine de la personne. Pourtant, comme le souligne G. FRAISSE, « le consentement, singulier ou mutuel, n’a aucune valeur d’absolu ; l’un et l’autre sont enserrés dans des contraintes ou des valeurs qui les excèdent. L’ordre domestique, la santé sociale, la morale sexuelle indiquent les bornes du consentement. Ce dernier n’est ni un idéal, ni un absolu ; il a une valeur relative partielle »[44].

 

B – Vulnérabilité et consentement : pour une approche pragmatique

L’émergence de la notion de vulnérabilité pourrait être une nouvelle étape de cette tension du droit entre liberté et égalité[45]. En effet, les théories de la vulnérabilité peuvent être présentées comme un moyen de dépasser le primat libéral, qui achoppe sur le sens et la fonction à reconnaitre au principe de dignité de la personne. En réponse au mythe du sujet rationnel et souverain, la conception alternative du sujet vulnérable et interdépendant promeut une autre conception de l’humanité et du droit. C’est le sens que lui assigne M. FINEMAN, au soutien de sa critique du « mythe de l’autonomie »[46] : pour l’auteure, juriste nord-américaine féministe, les notions d’indépendance, d’autonomie et d’autosuffisance sont irréalistes et irréalisables si l’on ne prend pas en compte l’interdépendance invisible qui tisse nos sociétés[47]. Or, à rebours de la conception absolutiste de la dignité, l’apport de la vulnérabilité est de s’enraciner dans l’expérience concrète des individus. Comme le souligne N. Maillard, « penser la vulnérabilité, c’est donc aussi penser la dignité des êtres au-delà de leur autonomie, sur la base d’une conception de la personne qui ne s’applique pas indifféremment aux anges et aux hommes, mais qui retient au contraire les dimensions multiples de la vie humaine, et qui puisse recueillir sous son concept toutes les formes de la vie humaine. Articuler une idée de la dignité autour d’une conception de la personne désincarnée, atemporelle et parfaitement indépendante revient à élaborer des principes moraux pour des êtres que nous ne sommes pas »[48].

C’est ce souci d’incarnation et de nuance que révèle l’émergence de la notion de vulnérabilité en droit : loin d’opposer autonomie et dignité, il s’agit de prendre en considération les expériences de vie, sans distinguer entre personnes protégées, fut-ce malgré elles ou contre elles, et individus autonomes. La fluidité des situations et des mesures juridiques adoptées révèle les gradations de l’intervention du droit, qui prennent en compte non seulement la personne, saisie dans un contexte donné, mais aussi la nature de la décision et les contextes dans lesquels elle s’exprime. D’où le paradoxe apparent des dispositions relatives aux personnes vulnérables, illustrée par la loi de 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, qui dispose que la « protection est instaurée dans le respect des libertés individuelles, des droits fondamentaux et de la dignité de la personne. (…) Elle favorise, dans la mesure du possible, l’autonomie de celle-ci »[49]. La loi qui protège les vulnérables en restreignant leur liberté de choix par la mise en place de mesures d’incapacité affirme ainsi « favoriser l’autonomie » de la personne… L’oxymore législatif semble palpable. Pourtant, les conditions de cet arbitrage entre incapacité et autonomie sont définies à travers l’obligation faite au juge de recueillir le consentement de la personne pour les décisions personnelles la concernant. Les exemples de telles décisions sont nombreux, qu’il s’agisse de modifier le lieu de résidence de la personne âgée ne pouvant plus rester seule à son domicile, de choisir un lieu de vacances ou de procéder à une intervention chirurgicale. Plus généralement, dans l’organisation même de la mesure de protection, le majeur doit être consulté. Cette conciliation concrète et pragmatique entre mesure de protection et respect de l’autonomie[50] des majeurs vulnérables est révélée par l’observation sociologique. B. EYRAUD et P. A. VIDAL-NAQUET montrent ainsi que l’opposition philosophique entre approche « subjective » (liberté) et approche « anthropologique » (dignité) n’est pas corroborée par les mécanismes juridiques de protection des vulnérables : « En proposant de placer la personne au centre, les politiques publiques ne tranchent pas entre ces deux conceptions. Elles tentent plutôt, de façon pragmatique, de les tenir ensemble dans de nombreux domaines, y compris dans ceux où le sujet est réputé́ ne pas jouir de toutes ses facultés » [51] La mesure de protection de la personne donne ainsi lieu à des arbitrages constants, reposant sur un fragile équilibre entre volonté de la personne, intérêt de la personne et nature de la décision, si triviale puisse-t-elle sembler : fumer, avoir un équipement domestique au gaz, avoir des relations sexuelles… C’est ce qui ressort du portrait d’une femme, Mme Pagey, dressé par les sociologues : quadragénaire atteinte d’une légère altération mentale, Mme Pagey est sous tutelle depuis une vingtaine d’année. Habitant seule, elle fréquente le bar-épicerie d’un foyer proche de chez elle et entretient des relations sexuelles avec certains des résidents. Son tuteur craint qu’elle ne soit victime de violences et de proxénétisme et d’une forme plus ou moins organisée de racket, ce que réfute vigoureusement l’intéressée. La discussion entre Mme Pagey et son tuteur, rapportée par les sociologues, montre les efforts de persuasion du second, pour inciter la première à changer ses fréquentations et son comportement, tout en soulignant les limites de l’exercice : comment protéger la personne tout en préservant sa liberté individuelle ? Le principal outil du tuteur passe alors par la négociation : Mme Pagey est invitée à réduire sa consommation de cigarettes, à soigner son alimentation, à mettre de la distance avec ses amis, à ne plus leur acheter d’alcool, etc.[52].

Particulièrement marquée lorsque les personnes concernées sont des majeurs sous protection, l’arbitrage entre protection de la vulnérabilité et respect de la liberté individuelle a une portée plus générale : en effet, l’accent mis sur les conditions concrètes d’exercice des droits appelle à repenser les modalités d’expression du consentement. Dans une approche fondée sur la vulnérabilité, le consentement est moins une alternative binaire oui/non qu’une réflexion sur les contextes et les temporalités de la décision. A l’opposé d’une approche par la dignité, nécessairement principielle et dogmatique, l’approche par la vulnérabilité permet de cerner au plus près les expériences de vie et les enjeux pour les personnes. Elle conduit à une graduation subtile, prenant en compte la capacité de la personne à faire des choix, de l’infans – ce petit enfant atteint d’une incapacité d’exercice totale – pour aboutir à la personne âgée dépendante, en passant par le majeur autonome, mais qui peut être un patient, une mère célibataire, un toxicomane, etc, et expérimenter ainsi des situations de fragilité, de risque ou de domination constitutives de vulnérabilité. Mais il s’agit également d’établir une gradation de l’objet de l’engagement de la personne et des conséquences, pour elles et les tiers, de la décision envisagée : une décision présentant un risque pour la vie de la personne doit nécessairement être pesée plus soigneusement que d’autres, plus ordinaires. D’où la nécessité de garanties procédurales spécifiques, permettant une prise en compte des modalités concrètes d’énonciation du consentement. C’est la perspective dans laquelle s’inscrit la CNCDH, lorsqu’elle invite à faire évoluer les pratiques dans le recueil du consentement des personnes vulnérables. La Commission souligne la « dissymétrie importante dans la relation entre la personne qui a l’initiative de proposer une ou des solutions au(x) problème(s) rencontré(s) et la personne en situation de vulnérabilité : celle-ci accepte ou refuse, elle ne propose pas, et bien souvent l’autonomie du choix de la personne est limitée par l’ascendant (volontaire ou involontaire) et l’autorité de celui qui propose (médecin, famille, travailleur social, institution…) »[53]. Pour la Commission, il conviendrait donc que s’instaure, en amont de l’expression du consentement, un dialogue entre celui ou ceux qui proposent (qu’il s’agisse de particuliers ou d’institutions) et la personne dont le consentement est recherché. Et la CNCDH de préconiser un certain nombre de garanties procédurales telles que, par exemple, l’accompagnement par un tiers choisi par la personne, la délivrance d’« une information précise sur les possibilités existantes, leurs conditions de mise en œuvre et leurs conséquences peut être délivrée à l’intéressé, mais aussi à son entourage » et l’instauration de délai de réflexion. En d’autres termes, seules des garanties procédurales adaptées à la situation individuelle permettent de garantir la sincérité du consentement, qui peut être « floué » sans pour autant être « vicié » juridiquement. Partant, elles contribuent à une protection plus effective de l’autonomie personnelle. Mais la nécessité de garanties procédurales met aussi en lumière un autre enjeu de l’approche par la vulnérabilité. En soulignant l’importance de l’interdépendance et de l’accompagnement, elle conduit à éclairer d’un jour nouveau la notion de solidarité.

 

II. Repenser la solidarité : Vulnérabilité et interdépendance sociale

 

Il faut ici insister sur la nouveauté qu’a constitué l’introduction, dans le champ de la protection sociale, de la notion de vulnérabilité. En effet, issue largement de l’approche solidariste ayant gouverné la IIIe République, la protection sociale n’est traditionnellement pas conçue en termes de protection contre la vulnérabilité.

Certes, l’institution de la Sécurité sociale dans l’après-guerre visait à protéger les travailleurs et leurs familles contre la réalisation de certains risques par la mise en place de mécanismes de solidarité[54]. Certes encore, la vulnérabilité des usagers des services d’aide et d’action sociales, qui résulte de leur précarité matérielle et est attestée par la condition de ressources mise pour l’accès aux prestations dispensées, est partiellement prise en charge par les mécanismes de l’aide sociale. Mais d’une part les risques couverts par la Sécurité sociale sont loin d’appréhender toutes les situations de vulnérabilité[55]. Et d’autre part, la spécialisation et la subsidiarité de l’aide et l’action sociales[56] ont pour seul et principal effet de se traduire par le versement de minima sociaux dont le montant est assez faible. Comme le souligne un auteur, les protections minimales qu’elles fournissent, « loin de modifier la position relative de leurs bénéficiaires, procèdent plus comme des assignations de statuts dans lesquelles ces derniers échangent l’acceptation d’une position dévalorisée (invalide puis handicapé, inapte au travail, personne âgée impécunieuse…) contre des prestations, très souvent matérielles et chichement calculées »[57]. Dès lors, l’éventuelle redistribution que l’aide sociale instaure, loin de favoriser une réduction des inégalités, a principalement pour effet de les conserver et les entériner en maintenant un ordre social. Plus encore, par sa complexité, le droit social peut tendre à accroitre la vulnérabilité : soit que, par sa complexité, il dissuade les usagers potentiels de bénéficier des prestations qu’il institue, ce que révèle le phénomène de non recours aux droits sociaux[58], soit que, par ses procédés mêmes, il renforce les vulnérabilités sous couvert de leur protection, en créant des mécanismes de dépendance.

 

A – Vulnérabilité et dépendance

L’ambiguïté de l’État social a été mise en évidence : « D’un côté, il est un puissant mécanisme de justice sociale inventé dans la modernité, notamment vis-à-vis des personnes en difficulté, dans la mesure où il socialise la solidarité et leur permet institutionnellement de garder leur dignité; mais, de l’autre, il se met en place toujours concrètement par le biais d’un maquis de fonctionnaires ou de travailleurs sociaux, dont les attitudes ne sont jamais neutres, et qui peuvent, lors de leurs interactions, les réduire à un rôle de dépendance et de charité »[59].

La façon dont les interventions des institutions sociales peuvent se traduire par la perte de pouvoir et la stigmatisation des destinataires est illustrée par jurisprudence et l’analyse ethnographique à laquelle s’essayent parfois les juristes. Deux exemples peuvent être donnés, l’un issu de la jurisprudence européenne, le second d’une étude de cas québécois.

Le premier ressort des faits de l’arrêt Soares De Melo c. Portugal, rendu en 2016[60] par la Cour européenne des droits de l’Homme. La Cour se montre particulièrement critique à l’égard des services sociaux portugais ayant retiré des enfants à leur mère. Elle vilipende leurs réponses inadaptées face à « la détresse matérielle de la requérante, mère d’une famille nombreuse, exerçant presque seule son rôle parental »[61]. La requérante survivait, dans un dénuement matériel extrême, grâce aux aides sociales et à la charité. Or, cette situation familiale préoccupante n’avait pas suscité de mesures d’accompagnement des services sociaux. « En réalité, il apparaît que les services sociaux en charge de l’accompagnement de la famille attendaient de la part de la requérante, en sus de la régularisation de sa situation dans le pays, la présentation formelle d’un dossier motivé faisant état des besoins qu’ils avaient pourtant eux-mêmes constatés et signalés »[62]. Condamnant l’absence de mesures concrètes qui auraient permis aux enfants de vivre avec leur mère et évité leur placement à des fins d’adoption, la Cour rappelle que « le rôle des autorités de protection sociale est précisément celui d’aider les personnes en difficulté, de les guider dans leurs démarches et de les conseiller, entre autres, quant aux différents types d’allocations sociales disponibles, aux possibilités d’obtenir un logement social ou aux autres moyens de surmonter leurs difficultés »[63]. In fine, la séparation de la famille, ordonnée par la justice portugaise, est condamnée par la Cour. C’est bien le formalisme des services sociaux qui est en jeu dans l’affaire Soares de Melo. Comme le soulignait le juge Sajo dans une opinion concordante, une telle attitude, sous couvert de protection, entrave l’effectivité des droits fondamentaux et renforce la vulnérabilité des personnes : « L’absolutisme dans l’interprétation de l’intérêt de l’enfant peut facilement devenir source de formalisme administratif de la part des services de protection de l’enfance, formalisme qui à son tour a tôt fait de dégénérer sous couvert d’une prétendue bienveillance paternaliste de l’État. L’histoire de la maltraitance envers les enfants et de la discrimination est une histoire de services publics et privés fournis par des ‘sauveurs’ ».

C’est une histoire semblable de domination et de dépossession de soi par le jeu de l’intervention sociale qui ressort du beau portrait d’une femme québecoise, dressé par E. BERNHEIM[64]. Clara, enfant placée sous la protection des services sociaux en raison de maltraitances sexuelles occasionnées par ses parents, devenue mère toxicomane se livrant occasionnellement à la prostitution et qui se voit elle-même retirer la garde de son enfant, expérimente tout au long de sa vie des situations de vulnérabilité qui l’exposent à différents types d’interventions sociales, médicales et judiciaires. L’auteure souligne que «  les décisions administratives et judiciaires que Clara a subies tout au long de sa vie sont complètement désincarnées de leurs propre système de contrainte et analysées à la lumière de leurs effets réels : l’acquittement de sa mère malgré sa participation active dans son agression sexuelle, ses multiples placements, la prostitution dans laquelle sa mère la maintient grâce à la complicité (des services sociaux), la perte de la garde de sa fille puis la détérioration de leur relation, etc. Toutes ces décisions découlent d’un cadre juridique que Clara ne connaît pas et pour lequel elle n’a aucun intérêt ; elles apparaissent comme profondément injustes de facto »[65]. Pourtant, poursuit E. BERNHEIM, « Clara est une battante : elle ne croit ni en la justice, ni en l’institution judiciaire, mais elle a des droits et entend les faire respecter. Clara a eu recours et milite dans des organismes communautaires de défense des droits. La connaissance de ses droits, la lutte contre les discriminations, le pouvoir qu’elle peut reprendre sur sa vie, c’est là qu’elle en a pris conscience (…) Alors que les institutions juridiques ou ceux qui les représentent lui inspirent méfiance—comme faisant partie du « système »— la connaissance et la mobilisation du droit pour obtenir des services ou pour dénoncer des situations de violation semblent avoir un réel effet émancipatoire pour Clara. C’est que la lutte juridique menée au sein des organismes communautaires est collective et solidaire, calquée sur les besoins réels. C’est bien le seul espace où Clara n’est pas soumise aux impératifs institutionnels, où elle trouve écoute et considération »[66].

Séparées par un océan, et évoluant dans des systèmes juridiques différents, les deux vies de femmes présentent des points communs : Liliana Sallete Soares de Melo, la portugaise, et Clara la québécoise sont certainement toutes deux des femmes en situation de vulnérabilité : mères célibataires, pauvres, l’une est sans papier, l’autre toxicomane. Toutes deux subissent des interventions des services sociaux, formellement orientées vers leur protection et celle de l’intérêt de leurs enfants mais qui, décidées de façon unilatérale et sans leur consentement, aboutissent à renforcer cette vulnérabilité. Enfin, toutes deux trouvent dans « l’arme du droit »[67] un outil d’émancipation, qu’il s’agisse, pour l’une, du recours devant la Cour européenne et, pour l’autre, de la mobilisation dans des centres communautaires. Or, à travers ces deux destins de vie, émerge une nouvelle conception du soutien à la vulnérabilité. En mettant l’accent sur l’interdépendance sociale et le constat que les individus isolés n’existent pas, mais s’inscrivent toujours dans une pluralité de réseaux ; familiaux[68], locaux[69], communautaires, nationaux, etc., le « droit de la vulnérabilité » aménage des outils destinés à aider la personne à recourir effectivement à ses droits.

 

B – Vulnérabilité et interdépendance : les nouveaux outils de l’action sociale

Ce renouvellement conceptuel reçoit un écho dans la formulation des énoncés juridiques : les méthodes et procédés de l’action sociale sont précisément définis autour de l’objectif de restauration des droits fondamentaux des personnes vulnérables auxquelles elle s’adresse. La loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions avait ouvert la voie en affirmant les politiques misent en œuvre tendent à « garantir sur l’ensemble du territoire l’accès effectif de tous aux droits fondamentaux dans les domaines de l’emploi, du logement, de la protection de la santé, de la justice, de l’éducation, de la formation et de la culture, de la protection de la famille et de l’enfance »[70]. Depuis, les textes se sont multipliés, en reprenant un objectif identique : ainsi, l’article L. L116-1 du Code de l’action sociale et des familles assigne à l’action sociale et médico-sociale la fonction de « promouvoir l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets », en direction notamment « des personnes et des familles vulnérables ». De même, l’article D. 142-1-1 du Code de l’action sociale et des familles énonce que « le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté » « dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes » ; l’article L. 6323-1-1 du Code de la santé publique assigne aux centres de santé la mission complémentaire de « mener des actions de santé publique, d’éducation thérapeutique du patient ainsi que des actions sociales, notamment en vue de favoriser l’accès aux droits et aux soins des personnes les plus vulnérables »[71].

Se dessinent ainsi de nouvelles formes d’actions sociales, s’appuyant sur les compétences et les capacités des individus[72]. Ces transformations du modèle traditionnel de la protection sociale, décrites par ailleurs[73], révèlent une nouvelle configuration : à rebours des théories libérales, indifférentes aux déterminismes sociaux et aux inégalités sociales qui conditionnent les choix individuels, il s’agit de rechercher l’autonomisation des individus plus que de postuler leur autonomie[74], en assurant leur accompagnement.

L’accompagnement est en effet devenu un nouvel outil des politiques sociales, présent dans de nombreux champ, qu’il soit médico-social[75], sanitaire[76], social[77], de l’enfance[78] au grand âge[79]. Son essaimage est significatif, tout comme son étymologie. L’accompagnement renvoie au fait d’être compagnon, littéralement « celui qui partage le pain ». Il caractérise, à en croire les dictionnaires, le fait de « partager les occupations, les aventures, le sort d’une autre personne, se déplacer avec elle ». Incidemment, en musique, l’accompagnement est ce qui sert de soutien à la partie principale. La pénétration du vocable dans le champ des politiques sociales entend certainement fonder un mode d’intervention moins vertical et prescriptif en direction des personnes vulnérables. Comme le souligne F. PETIT, accompagnement et assistance ne relèvent pas d’une logique identique : « même s’il comporte une aide matérielle, financière ou morale, même s’il associe un mécanisme de contrôle, il est davantage question, dans le cadre d’un accompagnement, de responsabiliser la personne dans une démarche dynamique, d’être à ses côtés en continu pour l’aider à trouver sa voie et à conserver intacte sa capacité de réflexion dans les difficultés qui l’atteignent : l’objectif est de l’aider à retrouver son autonomie ou à la préserver. De caractère continu et individualisé, l’accompagnement présente la particularité de s’inscrire dans la durée pour aider un individu à franchir une difficulté (d’ordre personnel, social, économique ou médical) ou, plus largement, à réaliser un projet. Du point de vue de sa finalité, l’accompagnement s’apparente donc moins à une assistance – que certains déforment négativement en lui substituant le terme d’assistanat – qu’à une aide à l’apprentissage »[80].

Faute de pouvoir en dresser une étude d’ensemble[81], deux exemples seulement seront pris ici pour illustrer cette transformation de l’action publique, sous l’effet de l’émergence de la notion de vulnérabilité : ils concernent d’une part l’accompagnement judiciaire dans le champ pénal, et d’autre part l’accompagnement social.

Dans le champ pénal, l’accompagnement peut prendre différentes formes et viser tant les victimes d’infraction que leurs auteurs[82]. Cet accompagnement institutionnel peut parfois être l’expression même de la réponse pénale : c’est le cas des stages dont le nombre est allé en augmentant et qui peuvent être prononcés soit à titre d’alternative aux poursuites[83] ou à titre d’alternative à l’emprisonnement[84]. Qu’il s’agisse d’un stage de citoyenneté, d’un stage de responsabilité parentale, d’un stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels, d’un stage de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple et sexistes, d’un stage de lutte contre le sexisme et de sensibilisation à l’égalité entre les femmes et les hommes, d’un stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants ou enfin d’un stage de sensibilisation à la sécurité routière, l’enjeu de ces mesures est identique : elles visent à rappeler à l’auteur de l’infraction un certain nombre de valeurs (« valeurs républicaines de tolérance et de respect de la dignité de la personne humaine »[85], « principe républicain d’égalité entre les femmes et les hommes, (..) gravité des violences, quelle que soit leur forme, au sein du couple ou à caractère sexiste »[86], « réalités de la prostitution et les conséquences de la marchandisation du corps »[87], « obligations juridiques, économiques, sociales et morales qu’implique l’éducation d’un enfant »[88]) et de contribuer à son insertion sociale[89]. Même si le terme d’accompagnement n’est pas employé par les textes, le sens accordé à la peine, qui se dessine à travers ces stages, est clairement pédagogique[90], et la réponse pénale traduit une volonté d’accompagnement de l’auteur à des fins d’insertion. Cette volonté se retrouve en revanche explicitement affirmée à propos des mineurs délinquants : elle constitue le cœur de la protection judiciaire de la jeunesse, au titre de ses missions de mise en œuvre et de suivi des condamnations pénales et des mesures d’individualisation de la peine. Le code de procédure pénale prévoit en effet explicitement que la PJJ « exerce l’accompagnement éducatif auprès du condamné relevant de sa compétence dans le cadre de la mesure qui lui a été confiée. Il lui apporte aide et soutien »[91]. Comme le souligne le directeur territorial de la PJJ de La Réunion, E. DEMARLE, « L’objectif de l’accompagnement éducatif judiciaire au pénal, c’est d’aller chercher les jeunes dans leur humanité. Il ressort assez clairement que prendre en compte la vulnérabilité, ça nécessite de voir au-delà de l’état premier et d’envisager une réinsertion de la personne concerne afin de lui redonner la qualité de citoyen »[92].

C’est un souci identique qui se retrouve dans l’accompagnement social des personnes vulnérables. Sa mise en œuvre contemporaine résulte de la promulgation conjuguée des deux lois du 5 mars 2007, l’une tournée vers la protection de l’enfance, l’autre vers celles des majeurs vulnérables. D’une part, la loi n° 2007-293 réformant la protection de l’enfance a modifié l’aide à domicile accordée aux familles[93], en prévoyant que celle-ci pouvait prendre la forme d’un accompagnement en économie sociale et familiale destiné à aider la famille à gérer son budget[94]. D’autre part, la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs a institué des dispositifs nouveaux d’accompagnement administratif des personnes vulnérables. Un nouveau dispositif, la mesure d’accompagnement social personnalisé[95], a remplacé les anciennes tutelles pour intempérance et prodigalité et tutelles aux prestations sociales. Ces dernières s’inscrivaient dans une logique traditionnelle, associant contrôle et assistance[96] et reposaient sur l’idée d’une vérification du caractère socialement acceptable des dépenses effectuées par les bénéficiaires de prestations sociales[97]. La loi du 5 mars 2007, en instituant les MASP, a renouvelé cette approche : l’article L. 271-1 du Code de l’action sociale ouvre ce dispositif d’accompagnement contractualisé à « toute personne majeure qui perçoit des prestations sociales et dont la santé ou la sécurité est menacée par les difficultés qu’elle éprouve à gérer ses ressources ». Consistant en une aide à la gestion des prestations sociales et un accompagnement social individualisé de personnes vulnérables[98], le dispositif repose sur une aide psycho-sociale destinée à protéger des personnes vulnérables, notamment celles âgées dépendantes. Préalable éventuel à des mesures judiciaires[99], il prend la forme d’un contrat conclu entre la personne et le département, dont le texte prévoit qu’il « repose sur des engagements réciproques »[100].

Le recours au contrat et à des procédés d’accompagnement est loin d’être une spécificité des MASP. Il se décline particulièrement dans le champ de la lutte contre le chômage[101] et l’exclusion sociale, qu’il s’agisse du jeune de seize à vingt-cinq ans révolus en difficulté et confronté à un risque d’exclusion professionnelle[102], du bénéficiaire du revenu de solidarité active[103], ou encore, plus récemment de la personne victime de la prostitution, du proxénétisme et de la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle engagée dans un parcours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et professionnelle[104]. Comme le relève R. LAFORE, à travers cette multiplication des procédés contractuels dans le champ de la protection sociale, « ce qui se joue là, c’est la façon dont s’aménage l’articulation entre l’indépendance des individus et leur interdépendance. Le contrat est très exactement la forme qui permet d’instituer ces deux éléments et de les faire cohabiter : dans sa dimension consensuelle, il fait droit à l’autonomie de chacun et notamment du bénéficiaire, mais, dans son contenu, il actualise pour chaque situation les conditions du « vivre ensemble » qui sont à la fois des « droits » et des « devoirs », des créances et des obligations. Il s’agit ainsi de produire des individus socialisés qui habitent leurs fonctions et rôles sociaux en y adhérant, grâce aux appuis et aux incitations que les organisations sociales mettent en œuvre »[105]. En d’autres termes, par l’accent qu’il met sur le lien social et l’effectivité des droits, l’accompagnement pourrait ainsi marquer un renouveau du principe de fraternité au cœur de l’action sociale[106]. En ce sens, par la main tendue qu’il offre, l’accompagnement constitue une des réponses sociales à la vulnérabilité. Car, comme le résumait une remarque faite, lors du colloque de La Réunion, par Christian BONNEAU, « ce ne sont pas les murs qui protègent, c’est l’accompagnement ».

 

[1] Effectuée au 1er octobre 2018.

[2] V. par ex., C. pén., art. 221-4 (meurtre), 222-4 (torture), 222-10 (violences), 222-33 (harcèlement sexuel), 225-12-1 (achat de services sexuels), 225-16-2 (bizutage), 225-7 (proxénétisme), 311-5 (vol), 313-2 (escroquerie).

[3] C. pén., art. 223-15-2 (abus frauduleux de l’état de faiblesse ou d’ignorance), 225-4-1 (traite d’êtres humains), 225-13 (exploitation), 225-14-2 (servitude), 225-14 (conditions de travail ou d’hébergement contraires à la dignité).

[4] C. action soc. et fam., art. L116-1: « L’action sociale et médico-sociale tend à promouvoir (…) l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets. Elle repose sur une évaluation continue des besoins et des attentes des membres de tous les groupes sociaux, en particulier des personnes handicapées et des personnes âgées, des personnes et des familles vulnérables, en situation de précarité ou de pauvreté, et sur la mise à leur disposition de prestations en espèces ou en nature »

[5] V. sur le sujet, BORGETTO M., « La vulnérabilité saisie par le Droit » , in DONIER V. et LAPEROU-SCHENEIDER B. (dir.), L’accès à la justice de la personne vulnérable en droit interne, Editions de l’Epitoge, Collection L’unité du droit, volume XVI, 2016, pp. 11-25

[6] Loi n°2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, art. 61.

[7] C. action soc. et fam., art. L115-1 : « La lutte contre la pauvreté et les exclusions est un impératif national fondé sur le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains et une priorité de l’ensemble des politiques publiques de la nation ».

[8] C. action soc. et fam., art. L116-1.

[9] Cour de cassation, Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation, rapport 2009.

[10] CNCDH, Avis sur le consentement des personnes vulnérables, 2015.

[11] V. en ce sens PAILLET E., « Avant-propos », in PAILLET E. et RICHARD P. (dir.), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, Bruylant, 2014, p. 4 : « L’effectivité, ou plutôt l’ineffectivité des droits ainsi au cœur de la vulnérabilité. Elle est le critère qui transforme une fragilité en vulnérabilité » ; LAVAUD-LEGENDRE B., « La paradoxale protection de la personne vulnérable par elle-même : les contradictions d’un « droit de la vulnérabilité » en construction, RDSS 2010, p. 520 : « La vulnérabilité désigne donc un état de fragilité antérieur à une atteinte à un droit juridiquement protégé ».

[12] CNCDH, avis précité, p. 8.

[13] COHET-CORDEY F. (dir.), Vulnérabilité et droit – Le développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, PUG, 2000 ; PAILLET E. et RICHARD P. (dir.), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, Bruylant, 2014 ; ROUVIERE F. (dir.), Le droit à l’épreuve de la vulnérabilité, études de droit français et comparé, Bruylant 2011. De nombreuses thèses ont également abordé tout ou partie du sujet : V. notamment BLONDEL M., La personne vulnérable en droit international, Université de Bordeaux, 2015 ; DUTHEIL-WAROLIN L., La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, Université de Limoges, 2004, GUITARD V., Protection de la personne et catégories juridiques : vers un nouveau concept de vulnérabilité, Université Paris 2, 2005 ; GENNET E., Personnes vulnérables et essais cliniques : réflexion en droit européen, Aix-Marseille, 2018 ; LICHARDOS G., La vulnérabilité en droit public : pour l’abandon de la catégorisation, Université de Toulouse Capitole, 2015 ; PFALZGRAF N., Vulnérabilité et vices du consentement, Université de Strasbourg, 2015.

[14] FERRARESE E., « Vivre à la merci. Le care et les trois figures de la vulnérabilité dans les théories politiques contemporaines », Multitudes, 2/2009 (n° 37-38), p. 132-141 ; GARRAU M., Politiques de la vulnérabilité, CNRS Editions, 2018 ; POCHE F., « Vulnérabilité sociale, une approche philosophique et politique », Cahiers français n°390, 2016, p. 15 ; THOMAS H., Les vulnérables, Éditions du Croquant, 2010.

[15] BORDIEZ-DOLINO A., VON BUELTZINGSLOEWEN I., EYRAUD B., LAVAL C. et RAVON B. (dir), Vulnérabilités sanitaires et sociales. De l’histoire à la sociologie, Rennes, PUR, 2014 ; BORDIEZ-DOLINO A., « Le concept de vulnérabilité », La Vie des idées, 11 février 2016 ; CASTEL R., « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle », in DONZELOT J. (dir.), Face à l’exclusion : le modèle français, Paris, Esprit, 1991, pp. 137 et s. ; EYRAUD B., VIDAL NAQUET P., « Consentir sous tutelle. La place du consentement chez les majeurs placés sous mesures de protection », Tracés 14 2008/1 p. 103-127 ; SOULET M. H., « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN L., La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, éd. Pédone, 2014, pp. 7 et s.

[16] TIMMER A., « A Quiet Revolution : Vulnerability in the European Court of Human Rights ».

[17] BESSON S., « La vulnérabilité et la structure des droits de l’Homme. L’exemple de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », in L. BURGORGUE-LARSEN L., La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, éd. Pédone, 2014, p. 81.

[18] Au point de pouvoir s’interroger sur la cohérence même de la notion. Selon M. FABRE-MAGNAN, « Le consentement renvoie finalement en droit à deux champs sémantiques différents, et même, à certains égards, opposés : celui de la liberté et du contrat. Une solution serait de trouver un autre terme pour signifier l’usage volontaire d’une liberté : celui d’« accord », ou celui encore plus flou d’ « assentiment » ou même le terme générique de « manifestation de volonté ». (L’institution de la liberté, PUF, 2018, p. 60).

[19] FOULQUIE P., Dictionnaire de la langue philosophique, PUF, 1962, cité par FRAISSE G., Du consentement, Paris, Le Seuil, 2007, p. 22.

[20] FRISON-ROCHE M., « Remarques sur la distinction entre la volonté et le consentement en droit des contrats », RTD civ., 1995, p. 573 et s.

[21] C. civ., nouvel article 1130 : « L’erreur, le dol et la violence vicient le consentement lorsqu’ils sont de telle nature que, sans eux, l’une des parties n’aurait pas contracté ou aurait contracté à des conditions substantiellement différentes. Leur caractère déterminant s’apprécie eu égard aux personnes et aux circonstances dans lesquelles le consentement a été donné. » ; le nouvel art. 1143 C. Civ., s’inspirant de la jurisprudence antérieure, a intégré certaines formes de violence économique : « Il y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif ». V. sur le sujet, COURDIER-CUISINIER A. S., « La vulnérabilité et le vice de violence », in ROUVIERE F. (dir.), Le droit à l’épreuve de la vulnérabilité, études de droit français et comparé, Bruylant 2010, pp. 340-362

[22] FRAISSE G., Du consentement, Le Seuil, 2007.

[23] JAUNAIT A., MATONTI F., « L’enjeu du consentement », Raisons politiques, 2/2012 (n° 46), p. 5-11.

[24] Pour une analyse de la portée philosophique de ce dilemme, V. MARZANO M., Je consens donc je suis, PUF, 2006.

[25] Sur la jurisprudence de la Cour européenne, v. notamment : CHARDIN N., «La Cour européenne des droits de l’homme et la vulnérabilité », in ROUVIERE F. (dir.), Le droit à l’épreuve de la vulnérabilité, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 367 et s. ; RUET C., « La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, 2015, p. 317-340

[26] CEDH, 29 avr. 2002, Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02, § 62

[27] Précit., § 74 : « La disposition légale incriminée en l’espèce, à savoir l’article 2 de la loi de 1961, a été conçue pour préserver la vie en protégeant les personnes faibles et vulnérables – spécialement celles qui ne sont pas en mesure de prendre des décisions en connaissance de cause – contre les actes visant à mettre fin à la vie ou à aider à mettre fin à la vie. Sans doute l’état des personnes souffrant d’une maladie en phase terminale varie-t-il d’un cas à l’autre. Mais beaucoup de ces personnes sont vulnérables, et c’est la vulnérabilité de la catégorie qu’elles forment qui fournit la ratio legis de la disposition en cause. Il incombe au premier chef aux Etats d’apprécier le risque d’abus et les conséquences probables des abus éventuellement commis qu’impliquerait un assouplissement de l’interdiction générale du suicide assisté ou la création d’exceptions au principe. Il existe des risques manifestes d’abus, nonobstant les arguments développés quant à la possibilité de prévoir des garde-fous et des procédures protectrices ».

[28] Précit., § 73 : « 73. La Cour note que si le Gouvernement soutient que la requérante, personne à la fois désireuse de se suicider et sévèrement handicapée, doit être considérée comme vulnérable, cette assertion n’est pas étayée par les preuves produites devant les juridictions internes ni par les décisions de la Chambre des lords, qui, tout en soulignant que le droit au Royaume-Uni est là pour protéger les personnes vulnérables, ont conclu que la requérante ne relevait pas de cette catégorie. »

[29] CEDH, 9 juin 2009, Opuz c. Turquie, n° 33401/02, § 137-145.

[30] V. notamment Cour EDH, 7 janvier 2010, Rantsev c. Chypre et Russie, n° 25965/04.

[31] Cour EDH, 11 sept. 2007, Tremblay c. France, n° 37194/02.

[32] V. not. Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, dite convention de Palerme, art. 3b : « Le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a du présent article, est indifférent ».

[33] Cour EDH, 11 sept. 2007, Tremblay c. France, précit., § 26-27.

[34] ROBERT-DIARD P., « Chroniques judiciaires, Compte rendu d’audience lors du procès dit « du Carlon » », Le Monde.fr , 10 février 2015

[35] HENNETTE-VAUCHEZ S. et ROMAN D., « Du sexe au genre : le corps des femmes en droit international », in BURGORGUE LARSEN L., MUIR WATT H., RUIZ-FABRI H. et TOURME JOUANNET E. (dir), Féminisme(s) et droit international. Etudes francophones, Paris, Société de législation comparée, 2016, pp. 265-322, corps des femmes

[36] V. la contribution supra de D. TELES (chapitre 2 : Vulnérabilité, santé et soins).

[37] V., à propos d’une note de la Préfecture de Paris autorisant cette mise à l’abri contrainte, CAA Paris, 21 décembre 2004, JCP A 2005, n° 5, 1065 note J. Moreau : « en subordonnant ainsi cette prise en charge d’autorité, par suite de l’échec des tentatives visant à obtenir le consentement des personnes en danger, à l’existence de températures fortement négatives et à celle d’un risque vital, résultant de la conjugaison de ces températures fortement négatives et de l’absence de protection adéquate, la note critiquée n’ordonne pas aux agents concernés d’accomplir un acte qui ne serait pas, dans le but ainsi défini de tenter de sauver les personnes sans abri par un accueil temporaire, indispensable à la survie de ces personnes et proportionné à leur état ».

[38] CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec. Lebon p. 372

[39] FRYDMAN P., conclusions sur C.E., Ass., 27 oct. 1995, Cne de Morsang sur Orge et Ville d’Aix en Provence, RFDA, 1995, p. 1209.

[40] FABRE-MAGNAN M., « Le sadisme n’est pas un droit de l’homme », D., 2005, pp. 2978-80

[41] CASSIA P., Dignité(s), Dalloz, coll. Sens du droit, 2016 ; HENNETTE-VAUCHEZ S., « Une dignitas humaine. Vieilles outres, vin nouveau », Droits. Revue française de théorie juridique, 2009, n°48, pp. 59-85 ; A Human Dignitas ? Remnants of the Ancient Legal Concept in Contemporary Dignity Jurisprudence, International Journal of Constitutional Law, 2011, vol. 9, No 1, pp. 32-57.

[42] MARTENS P., « Encore la dignité humaine : réflexions d’un juge sur la promotion par les juges d’une norme suspecte », in Les droits de l’homme au seuil du troisième millénaire : mélanges en hommage à Pierre LAMBERT, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 562.

[43] WEIL L., « La dignité de la personne humaine en droit administratif », in PAVIA M.-L. et REVET Th. (dir.), La dignité de la personne humaine, Economica, 1999, p. 105

[44] FRAISSE G., p. 66

[45] Pour une opinion réfutant la portée du principe que peut jouer la notion de vulnérabilité en la matière, V. FABRE-MAGNAN M., L’institution de la liberté, PUF, 2018, pp. 84 et s.

[46] FINEMAN M., The Autonomy Myth: A Theory Of Dependency, The new press, 2005

[47] FINEMAN M., « The vulnerable subject : anchoring equality in the Human condition », Yale Journal of Law and Feminism, 1, 8-9, 2008

[48] MAILLARD N., « La vulnérabilité. Une nouvelle catégorie morale ? », Le champ éthique n°56, Labor et Fides, Genève, p. 225.

[49] C. civ., art. 415. : « Les personnes majeures reçoivent la protection de leur personne et de leurs biens que leur état ou leur situation rend nécessaire selon les modalités prévues au présent titre. Cette protection est instaurée et assurée dans le respect des libertés individuelles, des droits fondamentaux et de la dignité de la personne. Elle a pour finalité l’intérêt de la personne protégée. Elle favorise, dans la mesure du possible, l’autonomie de celle-ci »

[50] V. les contributions supra de B. GILBERT et de A. FOUCAULT (chapitre 3 : Vulnérabilité, Handicap et vieillissement).

[51] EYRAUD B. et VIDAL NAQUET P., « Consentir sous tutelle. La place du consentement chez les majeurs placés sous mesures de protection », Tracés 14 2008/1 p. 103-127, § 5.

[52] Id., § 59.

[53] Avis précité, p. 12.

[54] V. en ce sens les premiers alinéas de l’art. 111-1 du C. séc. soc. : « La sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale. Elle assure, pour toute personne travaillant ou résidant en France de façon stable et régulière, la couverture des charges de maladie, de maternité et de paternité ainsi que des charges de famille. Elle garantit les travailleurs contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leurs revenus. Cette garantie s’exerce par l’affiliation des intéressés à un ou plusieurs régimes obligatoires ».

[55] En témoigne notamment les hésitations historiques, lors de la création de la sécurité sociale, à prendre en charge le risque chômage et l’absence, à ce jour, de prise en charge du risque de dépendance lié au grand âge par la Sécurité sociale. Si le premier point a été résolu par la création de l’assurance chômage en 1958, le second reste en suspens. Dans un discours du 13 juin 2018, le président de la République a ainsi annoncé pour 2019 le vote d’une grande loi pour « construire un nouveau risque pour répondre à cette nouvelle vulnérabilité sociale ».

[56] Sur ces points, V. BORGETTO M. et LAFORE R., Droit de l’aide et de l’action sociales, Montchrestien, 8e éd., 2012.

[57] LAFORE R., « Services publics sociaux et cohésion sociale », in DECRETON S. (dir.), Service public et lien social, L’Harmattan, 1999, p. 376.

[58] WARIN Ph., « Le non recours aux droits sociaux, entre vulnérabilité sociale et citoyenneté active », Cahiers français n° 390, 2016

[59] MARTUCCELLI D., Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002, p. 34

[60] CEDH, 16 février 2016, Soares De Melo c. Portugal, n° 72850/14

[61] Id., § 118

[62] Id., § 106.

[63] Id., § 106.

[64] BERNHEIM E., « De petite fille abusée à mère négligente: Protection de la jeunesse et matrice de domination », Canadian Journal of Women and the Law, University of Toronto Press, Volume 27, Number/numéro 2, 2015, pp. 184-206.

[65] Id., p. 196.

[66] Id., p. 197.

[67] ISRAEL L., L’arme du droit, Presses de sciences po, 2009.

Même si E. BERNHEIM nuance son apport : « L’histoire de Clara m’amène cependant à penser que le discours sur les droits, en raison de sa forme et de ses prémisses, constitue actuellement un obstacle majeur à l’émancipation et que dans ce contexte il faut être des plus rudentes quand vient le moment d’explorer des solutions de nature juridique au problème de l’oppression » (pp. 205-206).

[68] V. la contribution supra de C. POMART, montrant que la famille est construite juridiquement comme un mode d’accompagnement des vulnérabilités (chapitre 1 : Vulnérabilité et cellule familiale).

[69] V. les contributions supra de Th. MALBERT et de D. GAUDIEUX (chapitre 1 : Vulnérabilité et cellule familiale).

[70] Loi n° 98-657, codifiée à l’article L115-1 C. action soc. et fam.

[71] Créé par l’ordonnance n°2018-17 du 12 janvier 2018 – art. 1.

[72] Les différentes interventions d’acteur de terrain présentées lors du colloque, comme celles de C. JOUVENOT au CEVIF, de S. SIMON-GODES et L. ZAFIMAHARO, responsables de la Case Marmaillons, d’E. DEMARLE de la Protection judiciaire de la jeunesse ou de S. TARDY, du Pôle prévention et lutte contre exclusions de la DJSCS (V. contributions supra), ont toutes défini la restauration des capacités de la personne comme étant le cœur de leur action. De même, B. BRYDEN, dans sa contribution supra, souligne qu’en matière psychiatrique, « c’est avant tout dans la personne vulnérable elle-même, qu’il faut chercher la solution » ; dans un autre champ, celui du handicap, A. FOUCAULT (v. contribution supra) affirme que « il faut chercher et apporter la compensation nécessaire pour que cette personne puisse exprimer ses talents et ses compétences ».

[73] On se permet ici de renvoyer à notre article, « La « responsabilisation » de l’individu : quel équilibre entre droits et devoirs ? », in BORGETTO M., GINON A.-S. et GUIOMARD F. (dir.), Quelle(s) protection(s) sociale(s) demain ?, Coll. Thèmes et commentaires, Dalloz, 2016, pp. 233-258.

[74] Même si l’on doit souligner, avec LAVAUD-LEGENDRE B. (précit.), que ces mesures d’accompagnement s’inscrivent par ailleurs dans un contexte général tendant à affaiblir les protections statutaires reconnues aux personnes : Ainsi, deux logiques coexistent : l’instauration de mesures individuelles favorisant l’autonomisation des personnes vulnérables et, parallèlement, l’affaiblissement de supports de référence pour ces mêmes personnes. Or, comme le souligne l’auteure, il est à craindre que l’Etat ne puisse assumer la charge qu’il s’est fixée si les individus concernés ne disposent en amont, ou parallèlement, de socles de protection présentant une certaine stabilité (statut de salarié, place de la famille en matière éducative, maintien d’institutions publiques au contact des personnes…). Et l’auteure de conclure qu’on ne peut donc se réjouir de l’émergence d’un droit de la vulnérabilité, tant qu’en amont tout n’est pas fait pour éviter qu’un nombre trop important de personnes n’ait à y recourir.

[75] V. les obligations pesant sur les établissements et services sociaux et médico-sociaux résultant de l’article L. 311-3 du Code santé publique : sont assurés au bénéfice de la personne « une prise en charge et un accompagnement individualisé de qualité favorisant son développement, son autonomie et son insertion ».

[76] v., par ex., C. Santé pub., art. L. 1110-9. Plus généralement, la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a permis l’expérimentation de dispositifs d’accompagnement des personnes malades, en situation de handicap ou à risque de développer une maladie chronique, dans le but de renforcer leur autonomie.

[77] DAMON J., « Accompagnement social et référent unique », RDSS 2018, pp. 987 et s.

[78] V. le dispositif d’aide et d’accompagnement adapté et contractualisé prévu par l’article R. 131-7 du Code de l’Éducation en cas de manquement d’un élève à l’obligation scolaire.

[79] La notion d’accompagnement des personnes âgées dépendantes est au cœur de la loi n°2015-1776 du 28 décembre 2015 ; v. notamment C. action soc. et fam., art. L. 113-1-1 et L. 113-1-2.

[80] PETIT F., « L’émergence d’un droit à l’accompagnement », RDSS 2012, p. 977.

[81] Pour une analyse, V. BRES Ch., Le droit à l’accompagnement, Thèse de doctorat en Droit, Université d’Avignon, 2015.

[82] BONFILS Ph., « L’accompagnement en droit pénal », RDSS 2012. 1021

[83] C. proc. Pén., art. 41-1.

[84] C. pén., art. 131-5-1.

[85] C. pén., art. R 131-35, (stage de citoyenneté).

[86] C. pén., art. R. 131-51-1 (stage de lutte contre le sexisme).

[87] C. pén., art. R. 131-51-3 (stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels).

[88] C. pén., art. R. 131-48 (stage de responsabilité parentale).

[89] C. pén., art. R. 131-35.

[90] CLAVEL J., « Une réponse citoyenne », AJ pénal 2012. 324.

[91] C. proc. Pén., art. D49-56.

[92] DEMARLE E., contribution supra (chapitre 5 : Vulnérabilité et justice pénale).

[93] C. action soc. et fam., art. L. 222-2.

[94] C. action soc. et fam., art. L. 222-3. Un accompagnement éducatif et social des mineurs et de leur famille peut également être décidé par le service de l’aide sociale à l’enfance (C. action soc. et fam., art. L222-4-2).

[95] AUBERTIN J., « La mesure d’accompagnement social personnalisé ou la protection ineffective de la vulnérabilité sociale par le département », RGDM 2016, n° 59, p. 215 ; MIKAFEL-TOUDIC V., « Les mesures d’accompagnement social personnalisé : une mission nouvelle pour les conseils généraux », RDSS 2008. 813.

[96] FOSSIER Th., BAUER M., « L’utilisation des prestations sociales : contrôle ou assistance », RDSS 1994. 657.

[97] PECAUT-RIVOLIER L., VERHEYDE Th., « Majeurs protégés : mesures de protection juridique et d’accompagnement », Répertoire de procédure civile, Dalloz, juin 2013, § 325.

[98] MAUGER-VIELPEAU L., « Les destinataires de la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 : une loi d’action sociale ? », RDSS 2008, p. 812 : « En résumé, les majeurs protégés destinataires de la loi du 5 mars 2007 sont soit des personnes moralement ou physiquement vulnérables, soit des personnes socialement vulnérables ».

[99] C. action soc. et fam., art. L. 271- 6, C. civ., art. 495 à 495-9.

[100] Pour une analyse, V. MIKALEF-TOUDIC V., « Les mesures d’accompagnement social personnalisé : une mission nouvelle pour les conseils généraux », précit.

[101] V. par ex, C. trav., art. L. 5411-6-1 : « Le projet personnalisé d’accès à l’emploi retrace les actions que (Pôle Emploi » s’engage à mettre en œuvre dans le cadre du service public de l’emploi, notamment en matière d’accompagnement personnalisé et, le cas échéant, de formation et d’aide à la mobilité » ; v. aussi C. trav., art. L. 5131-1 : « L’accompagnement personnalisé pour l’accès à l’emploi a pour objet de faciliter l’accès et le maintien dans l’emploi des personnes qui, rencontrant des difficultés particulières d’insertion professionnelle, ont besoin d’un accompagnement social. ».

[102] C. trav., art. L. 5131-3 : « Tout jeune de seize à vingt-cinq ans révolus en difficulté et confronté à un risque d’exclusion professionnelle a droit à un accompagnement vers l’emploi et l’autonomie, organisé par l’Etat ».

[103] C. action soc. et fam., art. L. 262-27 : « Le bénéficiaire du revenu de solidarité active a droit à un accompagnement social et professionnel adapté à ses besoins et organisé par un référent unique ».

[104] C. action soc. et fam., art. L. 121-9.

[105] LAFORE R., « Obligations contractuelles et protection sociale », RDSS 2009, p. 41.

[106] V. en ce sens BORGETTO M., « La portée juridique de la notion d’accompagnement », RDSS 2012, p. 1039.

La répression de la provocation, de la diffamation et des injures non publiques représentant un caractère raciste ou discriminatoire en France. À propos du décret n° 2017-1230 du 3 août 2017 (JORF n°0182 du 5 août 2017)

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Dans la lignée de la loi 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté qui modifie les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse relatives à la provocation, la diffamation et l’injure publiques discriminatoires, le décret du 3 août 2017 modifie les dispositions règlementaires applicables à la provocation, la diffamation et l’injure discriminatoires non publiques cette fois. Ces interventions indiquent une volonté croissante des pouvoirs publics de lutter contre la hausse manifeste des propos discriminatoires, notamment homophobes ou racistes. Mais un tel dispositif de répression est également susceptible de restreindre le champ d’action de la liberté d’expression. Selon le Conseil d’Etat, le dispositif est néanmoins adapté à la conciliation entre d’un côté, la protection des personnes contre la discrimination et, de l’autre, la protection de la liberté d’expression.

 

Jusqu’où peut-on aller pour lutter effectivement contre la diffusion de propos diffamatoires ou insultant tout en garantissant le respect de la liberté d’expression ? Après le législateur qui est intervenu via la loi du 27 janvier 2017 pour renforcer le dispositif de lutte contre la provocation, la diffamation et l’injure discriminatoires[1] diffusées publiquement, ce fût au tour du gouvernement d’intervenir via le décret du 3 août 2017 pour renforcer le dispositif de lutte contre la provocation, la diffamation et l’injure discriminatoires qui ne sont pas publiquement diffusées[2]. Ces interventions successives du législateur et du gouvernement s’expliquent notamment par la forte augmentation des propos discriminatoires depuis les années 2010[3]. En effet, l’association SOS homophobie ouvre ainsi son rapport 2017 : « triste et malheureux constat [s’impose] : après deux années consécutives de baisse des témoignages, les LGBTphobies progressent à nouveau en 2016 avec une augmentation de 19,5 % des témoignages reçus par SOS homophobie. Les personnes trans sont parmi les premières victimes de cette hausse (+76% de témoignages). La haine envers les personnes lesbiennes, gays, bi et trans (LGBT) persiste, s’amplifie et s’ancre toujours aussi profondément dans notre société »[4]. Quant au rapport de 2018, il commence également par déplorer qu’« en 2017, [il y a] 4,8 % de témoignages de LGBTphobies de plus, une seconde année de hausse, + 15 % d’agressions physiques : notre inquiétude est grande face à une homophobie et une transphobie qui ne cessent de progresser. Si les victimes sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses à témoigner, les manifestations de lesbophobie, gayphobie, biphobie et transphobie se multiplient »[5]. La CNCDH, dans son rapport de 2017 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie indique, quant à elle, que si « on observe une stabilisation, de la tolérance de l’opinion, après trois années de hausse consécutive, la vigilance doit toutefois demeurer constante car la tolérance qui reflète la façon dont la société construit collectivement son rapport à l’altérité, apparaît fluctuante. Et le racisme, construction sociale qui fonctionne comme une division entre un “eux” et un “nous” se renouvelle sans cesse autant dans sa nature que dans ses cibles et ses modes d’expression »[6]. Ces différents éléments peuvent dès lors, au moins partiellement, expliquer le renforcement du dispositif de lutte contre la diffusion de propos diffamatoires ou injurieux à caractère discriminatoire, notamment lorsque de tels propos ne sont pas publics (I). Mais renforcer le dispositif de lutte contre la diffusion de certains propos suppose nécessairement de limiter la liberté d’expression de la personne qui les prononce. Se pose donc la question de la pondération à réaliser entre d’une part le respect de la liberté d’expression et d’autre part la lutte contre les propos discriminatoires. Le Conseil d’Etat s’est prononcé dans une décision du 11 juillet 2018 dans laquelle il estime que cette limitation ne porte pas atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression ou au droit à la vie privée (II).

 

I. Le renforcement du dispositif de lutte contre la provocation, la diffamation ou l’injure non publique

 

Le droit pénal sanctionne la provocation (c’est-à-dire « l’action qui consiste dans le fait d’inciter autrui à faire ou à ne pas faire quelque chose, et le provocateur comme l’individu qui, par le geste, la parole, l’écrit, l’attitude, appelle à agir ou à s’abstenir, guide, incite, excite et contribue ainsi à l’adoption d’une certaine conduite par une ou plusieurs personnes »[7]). Il sanctionne également la diffamation (c’est-à-dire « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé »[8]) et l’injure (c’est-à-dire « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective »[9]), qu’elles soient publiques ou non publiques (A). Il distingue également entre la provocation, la diffamation et l’injure discriminatoires et non discriminatoires. Ces différentes infractions sont plus sévèrement sanctionnées, si elles sont « commise[s] envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée »[10] ou « envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap »[11]. C’est sur ce dernier point qu’est intervenu le gouvernement via le décret du 3 août 2017. En effet, après le renforcement du dispositif de lutte contre la provocation, l’injures et la diffamation discriminatoires et publiques par la loi du 27 janvier 2017, ce décret renforce le dispositif répressif[12] de la provocation, l’injure et la diffamation non publiques en élargissant les motifs de discrimination applicables (B).

A. De la distinction entre propos publics et non publics

Le droit pénal distingue entre les propos injurieux, provocants ou diffamatoires prononcés de manière publique et de manière non-publique. Historiquement, ce sont avant tout les propos prononcés publiquement que le droit sanctionne. En effet, les premières infractions à être prévues par le droit sont celles de diffamation publique[13], d’injure publique[14], et leur provocation[15], sanctionnées par loi du 29 juillet 1881[16] sur la liberté de la presse. Or, cette loi cherchait avant tout à limiter les abus à la liberté d’expression par voie de presse. Par conséquent, le législateur ne semble que peu se soucier des propos tenus dans un cadre non public. Preuve en est, même si la loi de 1881 sanctionnait l’injure non-publique[17], elle ne semblait pas directement l’assimiler aux autres infractions de presse puisque le texte précisait que « si l’injure n’est pas publique, elle ne sera punie que de la peine prévue par l’article 471 du Code pénal ». Qui plus est, la diffamation non-publique n’était pas sanctionnée par cette loi. Celle-ci était certes sanctionnée par le juge judiciaire qui l’assimilait à l’injure non-publique[18] mais elle ne disposait d’aucun fondement textuel. La loi de 1881 ne procédait donc pas à une distinction marquée entre propos « publics » et « non publics » car c’était avant tout les infractions de presse qu’elle réglementait, ce qui ne concernaient, par hypothèse, que des propos publiquement diffusés. En effet, ce que sanctionne la loi sur la liberté de la presse de 1881 ce sont surtout les propos diffamatoires et injurieux proférés par « des discours, cris ou menaces […] dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, des imprimés vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou affiches, exposés aux regards du public »[19]. La loi de 1881 a même été modifiée pour inclure désormais « tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics »[20], ainsi que « par tout moyen de communication au public par voie électronique »[21]. Par définition, la loi limite les propos ayant une portée publique, c’est-à-dire ceux qui ont « pénétré d’une manière ou d’une autre le domaine public »[22].

Cela étant, à partir des années 1950, le gouvernement se saisit progressivement de la question des infractions à caractère non-publique. En 1958, il reprend dans la partie réglementaire du Code pénal l’infraction spécifique d’injure non-publique[23] (déjà présente en filigrane dans la loi de 1881). En 1972[24], lorsque la disposition relative à l’injure non-publique est supprimée de la loi de 1881, la disposition réglementaire prévue par le décret de 1958 devient le seul fondement textuel de l’infraction[25]. Par ailleurs, depuis 1993[26], la diffamation non publique est expressément réprimée par les articles R. 621-1 et R. 624-3 du Code pénal[27]. A partir de la seconde moitié du 20ème siècle, le gouvernement semble ainsi estimer que la répression des propos non publics mérite également d’être renforcée. Désormais[28], ces trois infractions sont toutes prévues par la partie règlementaire du Code pénal et sanctionnées d’une amende contraventionnelle. Le Code pénal ne définit toutefois pas expressément ces infractions et plus exactement ce qui doit être entendu par « non public ». Mais si l’on raisonne a contrario, on peut dire qu’il s’agit des propos qui n’entrent pas dans la catégorie des injures publiques[29]. Il s’agit « d’acte de communication »[30], c’est-à-dire de propos « prononcés oralement, soit exprimés par écrit ou sous forme d’image et fixés sur un support »[31]. Il importe toutefois que le propos ne soit pas confidentiel[32]. En effet « non publique » ne signifie pas privée. En ce sens, le juge judiciaire précise que « les expressions diffamatoires visant une personne autre que les destinataires du message qui les contient ne sont punissables que si l’envoi a été fait dans des conditions exclusives d’un caractère confidentiel »[33]. Il en va de même en ce qui concerne l’injure[34] ou la provocation[35]. Ainsi, les propos susceptibles d’être sanctionnés par le droit ne doivent pas, d’une part, être prononcés dans un cadre strictement privé ou confidentiel[36] et doivent d’autre part démontrer, « la volonté de leur auteur qu’ils soient portés à la connaissance de tiers »[37]. Ainsi, par exemple, « dès lors qu’un courrier électronique n’est pas transmis en copie conforme à plusieurs autres destinataires, il conserve un caractère confidentiel qui empêche toutes poursuites sur le fondement de l’injure non publique »[38]. La protection de la correspondance privée empêche en effet que l’échange épistolaire strictement privé soit sanctionné par le droit. En revanche, l’échange de courriers, notamment électroniques, à plusieurs personnes sans lien entre elles, constitue un acte de publicité[39] ; tandis que l’échange de courriels à plusieurs personnes unies par une communauté d’intérêt peut constituer un acte qui n’est ni confidentiel, ni public mais qui est qualifiable de « non public ». Dans le deuxième cas de figure, cela suppose toutefois une liste de destinataires restreintes et un contrôle strict de l’accès au forum. Par ailleurs, l’objet doit avoir été clairement identifié, commun à tous les membres et une procédure sélective d’inscription doit exister[40]. De la même manière, les restrictions d’accès que peuvent connaître certains réseaux sociaux empêchent leur qualification en mode de communication publique mais il est possible de les qualifier, comme le soulignent certains auteurs, de mode de communication non publique[41]. Ces différences s’expliquent notamment par l’assimilation historique, mentionnée préalablement, de ce type d’infractions aux infractions de presse (dont l’objet n’était pas de sanctionner les propos strictement confidentiels). En ce sens, notons que bien que désormais réglementées par la partie réglementaire du Code pénal, la doctrine considère que « malgré cet emplacement ainsi que l’absence de caractère public, [ces] infraction[s] obéi[ssen] en tant que de raison au régime substantiel et procédural des infractions de presse et de la diffamation [et de l’injure] publique »[42]. Ainsi, la doctrine ne différencie que peu entre la nature des infractions à caractère public et celles qui concernent des propos non publics. Cela étant, la distinction met nécessairement en lumière une hiérarchie entre ces deux types d’infractions : alors que les infractions relatives à des propos publics sont des délits nécessairement réglementés par le législateur ; les infractions relatives à des propos non publics sont des contraventions qui tombent dans le domaine de compétence du gouvernement. Cette distinction manifeste ainsi une première gradation[43] : les propos publics sont plus sévèrement sanctionnés que les propos non publics. On peut dès à présent observer que cette gradation permet a priori de garantir de manière proportionnée la liberté d’expression des individus. Dès lors que le propos est strictement confidentiel, il ne tombe pas sous le coup des articles R625-7 CP. Dès lors que le propos ne saurait être entendu par des tiers, il est a priori couvert par le secret de la vie privée[44] (et in fine la liberté d’expression). Mais le droit pénal prévoit également une seconde gradation, distinguant les propos à caractère discriminatoire de ceux qui ne le sont pas. Et c’est sur cette seconde gradation qu’intervient le décret du 3 août 2017.

 

B. Du renforcement de la lutte contre les propos non publics discriminatoires

Depuis une loi de 2004, les injures, provocations et diffamations publiques à caractère discriminatoire sont plus sévèrement sanctionnées que celles dénuées d’un tel caractère[45]. Au regard de la gradation préalablement[46] mise en lumière, on peut alors résumer comme telle la hiérarchisation prévue par le droit pénal (de la plus sévèrement sanctionnée à la moins sévèrement sanctionnée) : (a) les propos publics discriminatoires ; (b) les propos publics non discriminatoires (c) les propos non publics discriminatoires ; (d) les propos non publics et non discriminatoires. Cette gradation est accentuée par le décret du 3 août 2017 qui renforce le dispositif de lutte contre la provocation, les injures et la diffamation non publiques à caractère discriminatoire. Elle s’observe tout d’abord par le déplacement des infractions relatives à la provocation, l’injure et la diffamation discriminatoires non publiques de la catégorie des contraventions de la quatrième classe à celles de la cinquième classe. Ainsi, « le décret a joué sur cette gamme de la classification des contraventions pour faire monter en puissance la répression des contraventions de diffamation et d’injure non publiques présentant un caractère discriminatoire ou raciste »[47]. L’amende passe en effet de 750 à 1500 euros[48]. Par ailleurs, le décret élargit les motifs de discrimination susceptibles de qualifier les infractions ayant trait à la profération de propos non-publics discriminatoires (infraction (c)) à l’identité de genre et à la « prétendu race » (1) et il crée une nouvelle sanction pour la pénaliser : le stage de citoyenneté (2).

 

1. L’élargissement des motifs de discrimination

Jusqu’en 2017, le droit pénal réprimait la provocation, l’injure non publique et la diffamation non publique « envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée […] ou à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ». Le décret du 3 août 2017 complète cette disposition. L’article R625-7 du Code pénal dispose désormais que la provocation, l’injure et la diffamation non publiques sont également des contraventions de cinquième classe lorsqu’elles sont prononcées « à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, ou de leur handicap ». Cette modification s’inscrit dans la lignée des réformes de 2012 et de 2016 qui remplacent les termes d’identité sexuelle par ceux d’identité de genre. En 2012, le législateur intègre en effet l’« identité sexuelle » au sein des motifs de discrimination prohibés par le Code pénal, le Code du travail et le statut général des fonctionnaires[49]. En 2016, le législateur prévoit – dans une perspective d’égalité – de sanctionner plus fortement les infractions fondées sur des motivations sexistes[50]. Cela s’illustre par la suite dans la loi de 2017 qui sanctionne la provocation, de la diffamation et de l’injure publiques discriminatoires en raison non plus de l’identité sexuelle, mais de l’identité de genre[51]. Le décret du 3 août 2017 ajoute ensuite, dans la partie réglementaire du Code pénal (ayant trait à la provocation, la diffamation et l’injure non publiques), ce motif de discrimination. Cet ajout, que ce soit dans la partie législative ou réglementaire du Code pénal, entend notamment lutter contre une confusion entre, « d’un côté, l’orientation sexuelle se rapportant à l’attirance émotionnelle, affective et sexuelle et, de l’autre, le genre entendu comme la perception par l’individu de son identité masculine ou féminine »[52]. En ce sens, la CNCDH notait dans son avis de 2013 que « le remplacement des termes “identité sexuelle” par ceux d’“identité de genre” permettrait de rectifier une terminologie inadéquate dans la mesure où elle contribue à alimenter la méconnaissance et les préjugés qui pèsent sur les personnes transidentitaires. Ainsi, dans l’article 225-1 du code pénal, comme dans l’ensemble des dispositions où ils ont été introduits, les termes d’identité sexuelle sont placés à côté de ceux d’orientation sexuelle (“orientation ou identité sexuelle”), ce qui renforce l’amalgame communément fait entre trans et homosexuels, alors même que, comme l’ont souligné les personnes auditionnées, la transidentité est une question d’identité et non de sexualité »[53] . Cela permettrait, en outre, selon la CNCDH, de rappeler que « la notion d’identité de genre se réfère quant à elle à une expérience intime et personnelle qui est indépendante de la morphologie des personnes »[54]. Elle ajoute que « l’“identité de genre” renvoie en effet à une perception et à un vécu intimes de soi déconnectés des déterminations physiologiques » avant de conclure qu’ « ainsi, parce qu’il permettrait une mise en conformité du droit national avec le droit européen, et parce qu’il accroîtrait la précision terminologique de la loi et contribuerait ainsi à une amélioration de la lutte contre les discriminations, la CNCDH soutient le principe de l’introduction dans la législation française de la notion d’ “ identité de genre” »[55]. Après la loi du 27 janvier 2017, le décret du 3 août 2017 prend lui aussi en compte la spécificité de « l’identité de genre », en fait un motif de discrimination susceptible d’aggraver les infractions de diffamation, d’injure et de provocation non publiques et ce, comme l’indique l’introduction dudit décret, « afin de mieux lutter contre la transphobie ».
Par ailleurs, il substitue également, « à la notion de race, qui n’est pas applicable aux êtres humains, celles de prétendue race, comme cela avait été fait dans les dispositions législatives du Code pénal par la loi du 27 janvier 2017 »[56]. Même si le mot « race » ne disparaît ici pas complètement, la modification introduite par le décret du 3 août 2017 s’inscrit dans une dynamique qui, depuis plusieurs années, cherche à supprimer cette occurrence dans les textes juridiques. Le mot « race » a été introduit en droit français par le décret-loi Marchandeau en 1939. L’objectif était alors de lutter contre la diffamation par voie de presse en raison de l’origine, la race ou la religion, dans un contexte de montée en puissance de l’antisémitisme en France[57]. Le mot est ensuite introduit dans l’article 1er du préambule de la Constitution de 1946[58], puis dans l’article 1er de la constitution de 1958[59]. L’introduction de ce terme « s’inscrit dans une période marquée par la fin de la Seconde Guerre mondiale et par l’abrogation du régime de l’indigénat dans les colonies françaises […]. Elle […] procède d’une démarche de rupture avec les régimes juridiques attentatoires aux droits fondamentaux […] Il s’agissait [ainsi] de nommer le mal pour mieux le combattre »[60].  À partir des années 1990, on observe cependant un certain nombre de tentatives pour supprimer le mot « race » des textes juridiques. En 2013, François Hollande déclarait d’ailleurs vouloir supprimer ce mot de la Constitution française[61]. S’en suit notamment une proposition de loi « tendant à la suppression du mot “race” de notre législation »[62]. Les arguments en faveur de cette suppression sont principalement de trois ordres[63]. En premier lieu, les parlementaires invoquent l’inexistence scientifique du mot race. Selon eux, « l’emploi du mot race, même pour dénoncer les discriminations reviendrait à admettre l’existence d’un concept scientifiquement erroné »[64]. En second lieu, ils considèrent que « la présence du terme race dans des textes visant à combattre le racisme, serait incohérente en ce qu’elle offre une légitimation au discours raciste »[65]. En troisième lieu, ils considèrent qu’il s’agit d’une forme d’interdiction morale et qu’il n’est pas politiquement correct[66] d’utiliser ce terme. Cependant, aucune tentative n’aboutit. La suppression du terme race soulève en effet des difficultés : elle « fragilise l’édifice de lutte contre les discriminations, complexifie davantage l’appréhension juridique de la discrimination raciale »[67]. Qui plus est, comme le dit Danièle Lochak, « supprimer le mot “race” […] n’éradiquera pas le racisme »[68], de la même manière que ce n’est pas le « mot “race” dans les textes qui alimente le racisme »[69]. Par ailleurs, la « race » peut être pensée comme une catégorie historiquement et socialement construite[70].Or, la prise en compte de cette construction peut être fortement utile à sa déconstruction et à la lutte contre le racisme.

Certains auteurs « regrettent l’absence de développement de cette justification, a fortiori en constatant que le terme “race” demeure dans quantité d’autres textes […] »[71]. Cependant, au regard de ces différents éléments, l’usage des termes « prétendue race » peut alors apparaître comme un compromis entre, d’une part, la suppression totale du terme race qui suscite, on l’a dit, des difficultés et, de l’autre, la volonté politique de certains acteurs de mettre en lumière l’absence de fondement scientifique, biologique ou ontologique à cette catégorie. Il en va de même en ce qui concerne les propos publics puisque la loi de 2017 procède à la même modification.  C’est donc une approche subjectiviste qui semble désormais l’emporter en ce qui concerne la lutte contre la diffamation, la provocation et l’injure non publiques racistes : il n’existe certes aucune race d’un point de vue objectif (scientifique, biologique ou ontologique), mais dès lors que certaines personnes se fondent, de manière subjective, sur cette croyance pour prononcer des propos sanctionnables, le droit pénal accepte alors l’existence d’une « prétendue race ». À la différence des mesures visant à supprimer définitivement l’occurrence du mot dans les textes juridiques, le décret du 3 août 2017, à l’instar de la loi du 27 janvier 2017, admet toutefois que la race existe a minima dans la tête de ceux qui prononcent des propos racistes. Cette modification peut être lue comme cherchant, à l’instar des tentatives visant à supprimer le terme des textes juridiques, comme une mesure « teintée d’idéalisme républicain »[72] en ce qu’elle cherche à « disqualifier le mot “race” pour éradiquer le racisme »[73]. L’idéologie républicaine portée par le décret se retrouve par ailleurs également dans la nouvelle sanction prévue pour punir la provocation, l’injure et la diffamation discriminatoires non publiques – en miroir de la loi du 27 janvier 2017 qui la crée également pour sanctionner de tels propos lorsqu’ils sont cette fois prononcés de manière publique – à savoir le stage de citoyenneté.

 

2. L’augmentation des sanctions applicables

Le décret du 3 août 2017 ajoute dans les peines prévues en cas d’injure, de provocation et de diffamation discriminatoires non publiques « les peines complémentaires suivantes : le travail d’intérêt général pour une durée de vingt à cent vingt heures ; l’obligation d’accomplir, le cas échant à ses frais, un stage de citoyenneté »[74]. Le stage de citoyenneté a été créé par la loi du 9 mars 2004, dite Perben II[75]. Il s’inscrit dans les mesures « dites collectives »[76], à l’instar du stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de stupéfiants[77] ou de responsabilisation parentale[78]. Il s’agit de substituer à une peine strictement rétributive une peine plus pédagogique et plus collective en ce qu’elle cherche à apprendre à l’individu les règles du « vivre ensemble ». Comme l’indiquent les textes, l’objectif de cette sanction est en effet « l’apprentissage des valeurs de la République et des devoirs du citoyen »[79]. Plus exactement, elle entend « rappeler au condamné les valeurs républicaines de tolérance et de respect de la dignité de la personne humaine et de lui faire prendre conscience de sa responsabilité pénale et civile ainsi que des devoirs qu’implique la vie en société. Il vise également à favoriser son insertion sociale »[80]. L’égalité entre les personnes est donc très clairement réaffirmée par le droit pénal comme une valeur républicaine. La peine de stage de citoyenneté est pensée comme poursuivant un « objectif éducatif et de responsabilisation de la personne mise en cause »[81] : éducation et responsabilisation aux valeurs républicaines sont ainsi au fondement du stage de citoyenneté. L’article R131-35 du Code pénal précise, en outre, que « lorsqu’il concerne une personne condamnée pour une infraction commise avec la circonstance aggravante prévue par l’article 132-76, il rappelle en outre à l’intéressé l’existence des crimes contre l’humanité, notamment ceux commis pendant la Seconde Guerre mondiale ». L’article 132-76 du Code pénal dispose, quant à lui, que « lorsqu’un crime ou un délit est précédé, accompagné ou suivi de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature qui soit portent atteinte à l’honneur ou à la considération de la victime ou d’un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une prétendue race, une ethnie, une nation ou une religion déterminée, soit établissent que les faits ont été commis contre la victime pour l’une de ces raisons, le maximum de la peine privative de liberté encourue est relevé ». Partant, dès lors que la provocation, l’injure ou la diffamation non publique est discriminatoire et que la peine de stage de citoyenneté est prononcée, l’auteur se verra rappeler l’existence des crimes contre l’humanité et ceux commis pendant la Seconde guerre mondiale. Ce rappel est intéressant puisqu’il n’est pas sans faire écho aux raisons pour lesquelles le terme « race » est dans un premier temps apparu dans le droit français. Le stage entend ainsi « créer les conditions d’une reprise de dialogique avec les institutions et les membres de la société civile ainsi que de prévenir la récidive ou la réitération de l’infraction »[82]. Il est toutefois difficile de mesurer, pour le moment, l’efficacité concret d’un tel dispositif.

Le décret du 3 août 2017 (dans la lignée de la loi du 27 janvier 2017) peut ainsi être lu comme marquant un renforcement du dispositif de lutte contre la provocation, l’injure et la diffamation discriminatoires non publiques. Un tel renforcement suppose nécessairement que la liberté d’expression des personnes soit limitée. Le Conseil d’État a néanmoins considéré que l’atteinte à la liberté d’expression engendrée par ce décret était proportionnée à l’objectif de protection des tiers poursuivi par ledit décret.

 

II. La légalité du décret visant au renforcement de la lutte contre la provocation, la diffamation ou l’injure non publiquE

 

Pénaliser l’expression de certains propos limite nécessairement la liberté d’expression de son auteur. C’est précisément l’un des arguments qui était invoqué devant le Conseil d’État par les requérants qui souhaitaient faire annuler le décret du 3 août 2017 considéré comme portant, entre autres, atteinte à la liberté d’expression[83]. Ce dernier juge cependant l’atteinte proportionnée à l’objectif poursuivi. De manière générale, il juge le décret à la fois conforme aux exigences du droit européen des droits de l’homme (A) et du droit interne français (B).

 

A. La conformité du dispositif réglementaire de renforcement de la lutte contre la provocation, la diffamation ou l’injure non publique au droit européen

Le Conseil d’État était invité à se prononcer à la fois sur la conformité du décret à l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme relative à la liberté d’expression et à l’article 7 de ladite Convention relatif principe de légalité des délits et des peines.

Sur le premier point, le Conseil d’État juge le 11 juillet 2018 que « l’élargissement des infractions de provocation non publique à la discrimination, à la haine et à la violence à l’égard d’une personne ainsi que de diffamation et d’injure non publiques au cas où celles-ci sont commises en raison de l’identité de genre de la victime et le passage, pour les deux dernières, de la catégorie des contraventions de quatrième classe à celle de cinquième classe ne fixent à la liberté d’expression, notamment protégée par l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que des limites nécessaires et proportionnées à la défense de l’ordre, au respect de la liberté et de la vie privée des personnes, ainsi qu’à celui de l’égalité entre les personnes »[84]. Le juge exerce ici un contrôle de proportionnalité (comme l’indiquent les termes « nécessaires et proportionnées ») dans le cadre du contrôle de conventionnalité mais le Conseil d’État ne mentionne que peu d’éléments factuels visant à expliquer les raisons pour lesquelles il juge l’atteinte proportionnée à l’objectif recherché par la pénalisation. On peut toutefois déduire certains de ces éléments puisque le juge se réfère à la fois à la défense de l’ordre, au respect de la liberté et de la vie privée, ainsi qu’au principe d’égalité. En premier lieu, on peut supposer que la défense de l’ordre est concernée, car la diffusion de propos provocants, injurieux ou diffamatoires discriminatoires peut être considérée comme susceptible de provoquer des troubles à l’ordre public, en ce qu’elle provoque de l’animosité entre les personnes. En second lieu, on peut considérer que le respect de la liberté et de la vie privée des personnes n’est pas atteint de manière disproportionnée, car la pénalisation étant limitée aux propos non confidentiels, les personnes disposent toujours de la possibilité d’exprimer de manière confidentielle leur opinion raciste, homophobe ou sexiste. En dernier lieu, il semble que le respect de l’égalité est concerné, car la diffusion de propos provocants, injurieux ou diffamatoires discriminatoires suppose que les personnes visées par les propos discriminatoires sont considérées comme inférieures aux autres individus. Cependant, ces différentes explications ne sont pas explicitées par le juge.  Ce dernier semble malgré tout prendre en compte le droit européen. En effet, son raisonnement semble structuré conformément aux exigences du droit européen. Il est vrai que la Cour considère que la « liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de pareille société, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2), elle vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique”. Il en découle notamment que toute “formalité”, “condition”, “restriction” ou “sanction” imposée en la matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi »[85]. Cette question, le juge administratif ne la mentionne nullement. Malgré tout, la Convention précise bien dans son article 10 alinéa 2 que « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Or, il s’agit en l’espèce précisément d’un décret qui entend protéger l’ordre, la réputation et les droits d’autrui, comme l’indique clairement le Conseil d’État. Même s’il n’explicite que peu, ici comme ailleurs, les tenants et les aboutissants de son contrôle de proportionnalité, ce dernier apparaît structuré autour des exigences de proportionnalité du droit européen[86].

Sur le second point, le Conseil d’État considère que le décret ne porte pas non plus atteinte à l’article 7 de la Convention européenne duquel découle notamment le principe de légalité des délits et des peines. En effet, le juge devait répondre à l’argument selon lequel les termes « d’identité de genre » et « d’orientation sexuelle » étaient trop imprécis pour pouvoir servir de fondements à une sanction pénale. Le juge considère cependant que la notion de genre « vise le genre auquel s’identifie une personne, qu’il corresponde ou non au sexe indiqué sur les registres de l’état civil ou aux différentes expressions de l’appartenance au sexe masculin ou au sexe féminin ». Partant, même si le genre n’est pas expressément défini par les textes de droit positif interne, le Conseil d’État estime que la définition du terme est claire et précise. Pour ce faire, il reprend mot pour mot les termes du Conseil constitutionnel dans sa décision du 26 janvier 2017 relative à la loi sur l’égalité et la citoyenneté[87] (celle-là même qui instaure la notion d’identité de genre dans le Code pénal). Peut-être reprend-il aussi implicitement les justifications du Conseil constitutionnel qui considère que « les termes d’“identité de genre”, qui figurent d’ailleurs à l’article 225-1 du code pénal dans sa version issue de la loi du 18 novembre 2016 mentionnée ci-dessus, sont également utilisés dans la convention du Conseil de l’Europe du 12 avril 2011 et dans la directive du 13 décembre 2011 mentionnées ci-dessus »[88].

Selon le Conseil d’État, le décret est donc conventionnel, de la même manière qu’il est conforme au droit interne.

 

B. La conformité du dispositif réglementaire de renforcement de la lutte contre la provocation, la diffamation ou l’injure non publique au droit interne français

Les requérants faisaient valoir que le décret était à la fois susceptible de porter atteinte au droit au respect de la vie privée et au principe d’égalité.

Sans particulièrement s’attarder sur cette question, le Conseil d’État considère que le « décret attaqué ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée en tant qu’il range dans la catégorie des contraventions de la cinquième classe les infractions de diffamation et d’injure non publiques qui ne concernent les propos ou écrits exprimés en dehors des lieux ou réunions publics qu’à la condition d’avoir été tenus ou diffusés dans des conditions exclusives de tout caractère confidentiel »[89]. Ce moyen traduisait, comme le souligne une auteure, « le sentiment d’une intrusion répressive croissante dans la sphère privée »[90],  la liberté d’expression pouvant être perçue comme « toujours plus étriquée »[91]. Mais comme l’auteure le note, « il le faisait non sans une certaine maladresse »[92], dans la mesure où il ne s’agissait pas ici de propos strictement confidentiels. Exerçant là aussi un contrôle de proportionnalité – puisqu’il se réfère au caractère « non excessif » de l’atteinte -, le juge considère que, dans la mesure où les termes « non public » ne signifient pas « privé », il n’est pas excessif de pénaliser les propos diffamatoires ou injurieux dès lors qu’ils sont susceptibles d’être entendus par des tiers.

Par ailleurs, il écarte, de manière encore plus concise, l’argument au regard duquel le décret attaqué méconnaîtrait le principe d’égalité entre personnes croyantes et personnes athées en rangeant désormais les infractions concernées dans les contraventions de la cinquième classe. Ce moyen ne peut, selon lui, qu’être écarté dans la mesure où les motifs visés incluent la non-appartenance à une religion. En effet, ne sont pas seulement plus durement sanctionnées les injures, les provocations ou les diffamations discriminatoires en raison des croyances d’une personne mais également les propos discriminatoires proférés en raison des non-croyances d’une personne ; raison pour laquelle le décret ne méconnaît pas le principe d’égalité.

Après la validation constitutionnelle du dispositif visant à renforcer la lutte contre la provocation, la diffamation et l’injure publiques discriminatoires, c’est au tour du dispositif visant à renforcer la lutte contre la provocation, la diffamation et l’injure non publiques d’être validé. Même s’il opère par la voie contraventionnelle, sans que le législateur ne se soit saisi de cette question, le droit français tend à durcir le dispositif répressif des propos injurieux ou diffamatoires non publics et discriminatoires. Par cette occasion, le droit français manifeste, en toute discrétion[93], son attachement à une conception modérée de la liberté d’expression qui n’englobe pas la protection des propos racistes ou discriminatoires, même s’ils n’entrent pas dans le champ des infractions de presse, qu’ils ne sont pas publiquement diffusées.

 

 

 

[1] Loi n°2017-46 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. Voir aussi, GUILLOU M., « Tour d’horizon des dispositions de la loi Egalité et citoyenneté », AJCT, 2017, p. 6. BELLESCIZE (de) D., « La loi égalité et citoyenneté et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse », Constitutions, 2017, p. 127. Voir aussi, CNCDH, Avis sur le projet de loi « Egalité et citoyenneté », 28 janvier 2017, n°67.

[2] Le décret n° 2017-1230 du 3 août 2017 relatif aux provocations, diffamations et injures non publiques présentant un caractère raciste ou discriminatoire renforce le dispositif de lutte contre ces infractions, ce qui limite, partant, la liberté d’expression des auteurs d’éventuels propos (cf. infra).

[3] SOS homophobie, Rapport sur l’homophobie, 2017. Voir aussi, AZOULAY W., « Du renforcement des infractions de diffamation et d’injures non publiques à leur élargissement », Dalloz actualité, 20 septembre 2017.

[4] SOS homophobie, Rapport sur l’homophobie, 2017, p. 7.

[5] SOS homophobie, Rapport sur l’homophobie, 2018, p. 7-8.

[6] CNCDH, Les essentiels du rapport sur la lutte contre le racisme, 2017, p. 24.

[7] LASSALLE J.Y., « Provocation », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, novembre 2016 (actualisation novembre 2017), §1.

[8] Article 29 de la loi du 29 juillet 1881.

[9] Ibid.

[10] Pour les propos non publics : R624-3 CP (pour la diffamation) et R624-4 CP (pour l’injure) – version antérieure à 2005. Pour les propos publics : Article 32 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 (pour la diffamation) ; article 33 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 (pour l’injure) ; article 24 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881 (pour la provocation).

[11] Pour les propos non publics : Décret n° 2005-284 du 25 mars 2005 relatif aux contraventions de diffamation, d’injure et de provocation non publiques à caractère discriminatoire et à la compétence du tribunal de police et de la juridiction de proximité. Pour les propos publics : Loi 2004-1343 2004-12-09 art. 13 1° JORF 10 décembre 2004.

[12] Ce décret qui durcit notamment le dispositif contraventionnel applicable à ces infractions peut en effet être perçu comme « opèrant une migration aggravante des infractions de diffamations et d’injures non publique » (AZOULAY W., « Du renforcement des infractions de diffamation et d’injures non publiques à leur élargissement », Dalloz actualité, 20 septembre 2017).

[13] Article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

[14] Ibid.

[15] Article 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

[16] Article 170 de loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.

[17] Article 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

[18] CC., chambre criminelle, 10 octobre 1974, no 73-92.337 , Bull. crim. no 290, sur le fondement de l’ancien article R26-11 du Code pénal. Voir aussi, CC, 24 octobre 2002, n°010029.

[19] Article 23 de la loi 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, JO 30 juillet 1981. Cette disposition concerne la provocation, mais l’article 30 relatif à la diffamation renvoie aux moyens énoncés par l’article 23, à l’instar de l’article 33 en ce qui concerne l’injure.

[20] Article 2 de la loi n° 72-546 du 1er juillet 1972.

[21] Article 2 de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004.

[22] LASALLE J.Y., « Provocation », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, novembre 2016 (actualisation août 2017), n°28.

[23] Décret n°58-1303 du 23 décembre 1958 modifiant diverses dispositions d’ordre pénal en vue d’instituer une cinquième classe de contraventions de police

[24] Loi n° 72-546 du 1 juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme.

[25] Même si la jurisprudence estime en 1974 que cette infraction reste soumise au régime de la loi du 29 juillet 1881, « tant en ce qui concerne ses éléments constitutifs qu’en ce qui concerne les modalités de la poursuite » – voir, COURTIN C., « Contravention », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Mars 2010 (actualisation : Janvier 2012) ; voir aussi, CC., chambre criminelle, 22 mai 1974, Bull. crim. no 290, D. 1975. 128, note J. Foulon-Piganiol, JCP 1975. II. 18019

[26] Décret du 29 mars 1993, JORF 26 février 1994, p. 3200. Voir aussi, COURTIN C., « Contravention », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, mars 2010 (actualisation janvier 2012), n°126.

[27] Voir aussi, DETRAZ S., « Diffamation », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Octobre 2017 (actualisation : Février 2019)

[28] L’injure non publique est réglementée par la partie règlementaire depuis une loi n°72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme. Voir aussi, COURTIN C., « Contravention », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, mars 2010 (actualisation janvier 2012), n°124.

[29] DREYER E., « Injures publiques et non publiques », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, octobre 2016 (actualisation août 2017), n°294.

[30] Ibid, n°296 ; DETRAZ S., « Diffamation », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, octobre 2017 (actualisation septembre 2018), n°153. Voir aussi Cass. Crim., 11 mai 1999, n°9782575.

[31] Ibid. 

[32] DETRAZ S., « Diffamation », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, octobre 2017 (actualisation septembre 2018), n°154.

[33] Cass. Crim., 12 avril, 2016, no 1486176. Voir aussi, Cass. Crim., 7 mai 2018, n°16-85035. 

[34] DREYER E., « Injures publiques et non publiques », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, octobre 2016 (actualisation août 2017), n°302.

[35] LASALLE J.Y., « Provocation en matière d’infractions contre les personnes », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, novembre 2016 (actualisation août 2017).

[36] Cass. Crim., 25 juin 1963, n°6193778.

[37] Cass. Crim., 12 avril 2016, n°1486176.

[38] DREYER E., « Injures publiques et non publiques », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Octobre 2016 (actualisation : Août 2017)

[39] Crim. 6 janv. 2015, D. 2016. Pan. 282, obs. E. Dreyer.  – Crim. 28 avr. 2009, Dr. pénal 2009. Comm. 105, obs. M. Véron ; CCE 2009. Comm. 102, obs. A. Lepage.

[40] Emmanuel DREYER, « Injures publiques et non publiques », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Octobre 2016 (actualisation : Août 2017).

[41] Ibid. Voir aussi, PIERROUX E, « Facebook, Twitter et autres réseaux sociaux : petites injures entre ” amis”», Gaz. Pal. 2-3 déc. 2015, p. 4.

[42] DETRAZ S., « Diffamation », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Octobre 2017 (actualisation : Février 2019), se référant à LEPAGE A, Le code pénal et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, in MALABAT V, LAMY B., et GIACOPELLI M. [dir.], La réforme du code pénal et du code de procédure pénale. Opinio doctorum, 2009, coll. Thèmes et Commentaires, Dalloz, p. 135) ; la Cour de cassation juge en effet que « la diffamation ne change pas de caractère lorsqu’en l’absence de publicité, elle dégénère en contravention ».

[43] LEPAGE A., « Provocations, diffamations et injures non publiques. Le décret n°2017-1230 du 3 août 2017 relatif aux provocations, diffamations et injures non publiques présentant un caractère raciste ou discriminatoire devant le Conseil d’Etat », Communication commerce électronique, n°11, novembre 2018, comm. 84.

[44] Sur ce point, voir, Tribunal de Proximité de Dieppe, 16 janvier, 2004, Dalloz, 2004, p. 541.

[45] Lorsque tel n’est pas le cas, voir les articles R621-1 et R621-2 CP : «la diffamation non publique [commise] envers une personne est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la 1re classe.La vérité des faits diffamatoires peut être établie conformément aux dispositions législatives relatives à la liberté de la presse. […] L’injure non publique envers une personne, lorsqu’elle n’a pas été précédée de provocation, est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la 1re classe »

[46] Cf. supra (I ; A).

[47] LEPAGE A., « Provocations, diffamations et injure non publiques. Le décret n°2017-1230 du 3 août 2017 relatif aux provocations, diffamations et injures non publiques présentant un caractère raciste ou discriminatoire devant le Conseil d’Etat », Communication commerce électronique, n°11, novembre 2018, comm. 84.

[48] On retrouve donc désormais comme suit les quatre degrés de gravité mentionnés précédemment : (a) les injures, provocations et diffamations publiques discriminatoires qui entrent dans la catégorie des délits (b) les injures, provocations et diffamations publiques non discriminatoires qui entrent dans la catégorie des délits; (c) les injures, provocations et diffamations non publiques discriminatoires qui entrent dans la catégorie des contraventions de cinquième classe ; (d) les injures, provocations et diffamations non publiques non discriminatoires qui entrent dans la catégorie des contraventions de première classe. Voir aussi, AZOULAY W., « Du renforcement des infractions de diffamation et d’injures non publiques à leur élargissement », Dalloz actualité, 20 septembre 2017.

[49] Article 4 de la loi n° 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel. Voir aussi, FONDIMARE E., L’impossible indifférenciation. Le principe d’égalité dans ses rapports à la différence des sexes, Thèse de doctorat en droit public, Université Paris-Nanterre, 2018§751

[50] Loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle. Voir aussi, FONDIMARE E., L’impossible indifférenciation. Le principe d’égalité dans ses rapports à la différence des sexes, Thèse de doctorat en droit public, Université Paris-Nanterre, 2018, §639.

[51] Article 171 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté, modifiant l’article 132-77 du Code pénal ; Article 207 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.

[52] FONDIMARE E., L’impossible indifférenciation. Le principe d’égalité dans ses rapports à la différence des sexes, Thèse de doctorat en droit public, Université Paris-Nanterre, 2018, §751. Voir aussi, l’intervention de Sergio Coronado, lors de la séance du 24 juillet 2012 à l’Assemblée nationale, p. 2376.

[53] CNCDH, Avis sur l’identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l’état civil, 2013, §12.

[54] Ibid, §13.

[55] Ibid., §15.

[56] Introduction du décret du 3 août 2017.

[57] DREYER E., « Injures publiques et non publiques », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, octobre 2016 (actualisation : août 2017), n°48.

[58] « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ».

[59] « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».

[60] BADA S.L., « Disparition du mot « race » de la loi : de l’(in)opportunité de la proposition de loi visant à la suppression du mot « race » de notre législation », ADL, juin 2013.

[61] Ibid.

[62] Proposition de loi tendant à la suppression du mot « race » de notre législation, 16 mai 2013, n°139.

[63] BADA S.L., « Disparition du mot « race » de la loi : de l’(in)opportunité de la proposition de loi visant à la suppression du mot « race » de notre législation »., ADL, juin 2013.

[64] Ibid.

[65] Ibid.

[66] Ibid.

[67] Ibid.

[68] LOCHAK D., « Supprimer le mot race de la Constitution n’éradiquera pas le racisme », entretien avec Carine Fouteau, Mediapart, 19 mars 2012.

[69] LOCHAK D., « Ce n’est pas le mot race dans les textes qui alimente le racisme », entretien par François Béguin, Le Monde du 17 mai 2103 :«Était-il nécessaire de faire disparaître le mot « race » de la législation ?Je suis partagée. D’un côté, les mots ne sont pas neutres. Utiliser un terme – a fortiori dans un contexte juridique – peut lui donner une certaine légitimité : on peut donc comprendre le souhait d’éliminer le mot « race » des textes de loi.D’un autre côté, dans tous les contextes où ce mot apparaît, c’est sur le mode de la dénégation, pour disqualifier les actes et les propos racistes, il est donc difficile d’en tirer la conséquence que les « races » existeraient […] ».

[70] Voir notamment DORLIN E., Sexe, race et classe : pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009.

[71] AZOULAY W., « Du renforcement des infractions de diffamation et d’injures non publiques à leur élargissement », Dalloz actualité, 20 septembre 2017.

[72] BADA S.L., « Disparition du mot « race » de la loi : de l’(in)opportunité de la proposition de loi visant à la suppression du mot « race » de notre législation »., ADL, juin 2013.

[73] Ibid.

[74] Article 1 du décret n°2017-1230 du 3 août 2017 relatif aux provocations, diffamations et injures non publiques présentant un caractère raciste ou discriminatoire.

[75] Loi n°2004-204 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité du 9 mars 2004.

[76] GERMAIN G., LASSALLE S., « Stage de citoyenneté : une mesure inégale ? », AJ Pénal, 2014, p. 467.

[77] Loi n°2007-297 du 5 mars 2007.

[78] Loi n°2007-297 du 5 mars 2007.

[79] Article 131-5-1 Code pénal.

[80] Article R131-35 Code pénal.

[81] GERMAIN G., LASSALLE S., « Stage de citoyenneté : une mesure inégale ? », AJ Pénal, 2014, p. 467.

[82] GERMAN G., LASSALLE S., « Stage de citoyenneté : une mesure inégale ? », AJ Pénal, 2014, p. 467.

[83] CE, 11 juillet 2018, n°414819.

[84] CE, 11 juillet 2018, n°414819, §7.

[85] CEDH, Handyside contre Royaume-Uni, 7 décembre 1976, n°5493/72.

[86] Voir notamment, SAUVE J.M., « Le principe de proportionnalité, protecteur des libertés », 17 mars 2017, disponible sur http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Le-principe-de-proportionnalite-protecteur-des-libertes.

[87] Conseil constitutionnel, n°2016-745, 26 janvier 2017, § 89. Voir sur cette décision, MONTECLER (de) M.C., « Le conseil constitutionnel fait le ménage dans la loi Egalité citoyenneté », Dalloz actualité, 1 février 2017.

[88] Conseil constitutionnel, n°2016-745, 26 janvier 2017, § 89.

[89] CE, 11 juillet 2018, n°414819, considérant 5.

[90] LEPAGE A., « Provocations, diffamations et injures non publiques. Le décret n°2017-1230 du 3 août 2017 relatif aux provocations, diffamations et injures non publiques présentant un caractère raciste ou discriminatoire devant le Conseil d’Etat », Communication commerce électronique, n°11, novembre 2018, comm. 84.

[91] Ibid.

[92] Ibid.

[93] LEPAGE A., « Provocations, diffamations et injures non publiques. Le décret n°2017-1230 du 3 août 2017 relatif aux provocations, diffamations et injures non publiques présentant un caractère raciste ou discriminatoire devant le Conseil d’Etat », Communication commerce électronique, n°11, novembre 2018, comm. 84 : « Le décret […] n’a pas fait un bruit considérable ».


La nature des droits fondamentaux : être et/ou avoir ?

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La contribution de Grégoire Loiseau fait partie des actes du second colloque de la RDLF organisé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne les 28 et 29 mars 2019.

Grégoire Loiseau, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (IRJS)

 

 

 

Etre ou avoir. D’emblée, les termes en relation renvoient à la summa divisio des personnes et des choses, au sujet de droit et à l’objet du droit. Cette structure du monde juridique, quoique troublée à l’époque contemporaine, notamment par la situation des animaux, ne nous apprend cependant rien sur la nature des droits fondamentaux. Il faut appréhender ces droits dans leur finalité pour dégager leur rapport avec l’être et faire une place à celui-ci qui ne soit pas celle, uniquement, de sujet de droit. La démarche est aussi celle qui permet d’accorder du sens à l’avoir vu autrement que comme un bien objet de droit. L’être et/ou l’avoir permettent-ils, ainsi considérés, d’éclairer la nature des droits fondamentaux ?

 

I.- L’être des droits fondamentaux

 

C’est un trait commun à de très nombreux droits fondamentaux d’être liés indissolublement au sujet. Ils sont inaliénables, insaisissables, intransmissibles à cause de mort. Sujet, l’être est également présent dans leur finalité, qu’il s’agisse de garantir le respect de celui-ci ou d’en organiser les libertés. Mais qui est l’être des droits fondamentaux ? Si l’on songe spontanément à l’être humain, avec à l’esprit les droits humains, l’ordre juridique saisit en réalité l’être dans une pluralité d’entités qui dépassent la singularité de l’humain pour épouser des formes catégorielles : communautés d’intérêts, personnes morales… La diversité des êtres ne les isole cependant pas les uns des autres. Leur appliquant le principe d’égalité, le droit leur garantit un traitement équivalent.

 

1) La conception de l’être

Une première chose doit être observée : l’humain n’est pas dans la nature des droits fondamentaux. On aurait pu le penser tant les signes sont nombreux que ces droits ont une coloration humaine : la référence soutenue à la dignité humaine, le sens du respect volontiers associé à des valeurs humaines, l’activité des droits qui se rapporte, pour la plupart d’entre eux, à des actions ou des situations qui impliquent l’être humain… La fondamentalité des droits, dans une hiérarchie normative, pourrait d’ailleurs correspondre à une primauté de l’humain dans l’échelle des valeurs. Il n’en est pourtant rien. Spécialement, tout être humain n’est pas à la tête de droits fondamentaux puisque le support de la personnalité juridique conditionne leur jouissance. Ce qui paraît évident a tout de même suscité quelques hésitations de la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci a en particulier jugé, dans un arrêt du 16 décembre 2010, « que le droit de la femme enceinte au respect de sa vie privée devrait se mesurer à l’aune d’autres droits et libertés concurrents, y compris ceux de l’enfant à naître »  1, ce qui suggérait que l’être anténatal puisse être titulaire de droits et libertés. Mais la Cour s’est ensuite ravisée et a tempéré son propos en indiquant que « la protection de la potentialité de vie dont l’embryon est porteur peut être rattachée au but de protection de la morale et des droits et libertés d’autrui » tout en soulignant que « cela n’implique aucun jugement de la Cour sur le point de savoir si le mot « autrui » englobe l’embryon humain »  2.

Si l’humain n’est pas dans la nature des droits fondamentaux, l’être des droits fondamentaux peut être en outre individuel ou collectif. Dans ce dernier cas, il n’est sujet que s’il possède la personnalité juridique, mais il peut être pris en compte même s’il en est dépourvu 3. On pense, en particulier, à la famille à propos de laquelle il est dit, dans le Préambule de 1946, que la Nation assure les conditions nécessaires à son développement. Ce sont toutefois les groupements dotés de la personnalité morale qui, de manière générale, ont une aptitude à jouir de droits fondamentaux. C’est vrai des droits fondamentaux économiques – comme le droit de propriété ou la liberté d’entreprendre – voire de droits sociaux comme le droit de négociation des syndicats. Mais c’est aussi le cas des droits qui sont génétiquement humains comme le droit au respect de la vie privée. Leur jouissance par les personnes morales, admise aujourd’hui par les Cours suprêmes européennes  4, donne à voir que la nature de l’être est sans effet sur la nature des droits fondamentaux dont la distribution est indifférente à la prévalence de l’humain.

Pour autant, la considération de l’être n’est pas absente de ces droits qui ne se présentent pas comme les droits d’une personne juridique abstraite, désincarnée. Pour tous les droits dont l’objet appréhende l’être dans une activité ou une situation qu’ils garantissent ou qu’ils protègent, c’est l’être concret qui est dans leur optique. De ce point de vue, l’être compte plus que la personne du titulaire du droit car c’est la conscience de cet être qui fonde la reconnaissance de droits et libertés formatés selon ses besoins ou l’idée que l’on se fait de son épanouissement. La nature humaine de l’être nous a accoutumés à ce raisonnement mais celui-ci est largement reproduit à propos de l’être moral servi par des droits fondamentaux qui lui profitent en tant qu’acteur social 5. Et c’est encore la voie que suivent les animaux après qu’il a été obtenu de les considérer comme des êtres vivants et non plus comme des choses. A ces êtres sensibles peuvent se destiner des droits dédiés à leur respect, quoiqu’il leur manque la personnalité juridique pour qu’ils en soient les titulaires. L’être animal n’en est pas moins un candidat à la reconnaissance de droits fondamentaux dont la déclaration universelle des droits de l’animal proclamée à la Maison de l’UNESCO en 1978 donne une première idée. Sans préjuger d’une très hypothétique évolution du droit à ce sujet, c’est la démarche qui compte : la considération de l’être donne sens aux droits et libertés qui participent à son respect, motivant l’octroi d’une personnalité juridique pour l’instituer en sujet. Être humain et être social 6 aujourd’hui, demain peut-être être animal 7 ou être électronique 8, il n’y a pas de hiérarchie entre eux car le principe est celui de l’égalité des êtres.

 

2) L’égalité des êtres

L’égalité des êtres dans la jouissance des droits fondamentaux est sans accroc en ce qui concerne les êtres humains. Elle est dans la veine de l’universalité du genre humain. Tout au plus certains droits sont associés à des catégories d’individus en fonction de caractères qui leur sont propres et qui les placent dans une situation différente d’autres individus, ce qui ne constitue pas dès lors une entorse au principe d’égalité. Il en est ainsi, parmi d’autres, des droits fondamentaux des patients, des droits fondamentaux des personnes âgées, des droits fondamentaux des personnes handicapées ou, plus finement encore, du droit à l’éducation des enfants handicapés 9. Cette spécificité de certains droits fondamentaux confirme, s’il en était besoin, que les êtres auxquels ils se destinent sont appréhendés in concreto au regard de leur situation particulière qui justifie l’attribution du droit.

Sous cette réserve, l’égalité des êtres ne s’établit pas qu’entre les êtres humains et a cours également dans les rapports avec les groupements dotés d’une personnalité juridique. Pour ceux-là, le principe d’égalité a d’ailleurs été le moyen d’accéder aux mêmes droits que les personnes humaines, y compris des droits que l’on aurait pu penser attachés à la nature humaine de l’être comme le respect de la vie privée ou la liberté de religion 10. Ripert l’avait décelé le premier dès la moitié du XXe siècle en relevant que la « grande habilité » du capitalisme avait été de revendiquer pour les personnes morales, sous couvert du principe d’égalité, la jouissance des mêmes droits que ceux des personnes humaines 11. Il existe, il est vrai, des droits fondamentaux dont la jouissance est réservée, de fait, aux êtres humains comme le droit à la vie, le droit à l’intégrité physique et mentale ou la garantie contre des traitements inhumains ou dégradants. Seulement, c’est parce que ces droits ne présentent aucune utilité pour les personnes morales, eu égard à la nature de l’être moral, qu’ils sont pour celles-ci inopérants. Comparativement, la revendication d’une personnalité juridique des animaux n’a que pour objet de les faire bénéficier directement de droits qui garantiraient leur respect, tel que l’habeas corpus qu’une cour argentine a décidé d’appliquer en décembre 2014 à un orang-outan après lui avoir reconnu la qualité de personne non-humaine. D’autres droits, comme la liberté d’entreprendre, n’auraient en revanche aucune utilité pour les êtres animaux. C’est dire, au bout du compte, que l’être des droits fondamentaux est bel et bien présent dans leur finalité sans cependant que sa nature soit décisive, en soi, de leur attribution.

 

II.- L’avoir dans les droits fondamentaux

 

Après l’être, quelle place occupe l’avoir dans la nature des droits fondamentaux ? Spontanément, ce sont les droits économiques qui sont intéressés par cet aspect des choses, à commencer par le droit de propriété. Si l’être est toujours présent dans les droits fondamentaux, l’avoir serait une clé de répartition de ces droits, distinguant les droits patrimoniaux, d’un côté, et les droits extrapatrimoniaux, de l’autre. Cette catégorisation ne présente cependant pas vraiment d’intérêt, sauf à relever que l’intensité du lien avec le sujet de droit est susceptible de varier en fonction du degré de patrimonialité du droit. Et encore, l’observation est contingente car la liberté d’entreprendre, bien qu’elle présente une nature économique, est indissociable de la personne, physique ou morale, qui entend l’exercer.

Une autre façon d’envisager les choses est d’apprécier le rapport que les droits fondamentaux entretiennent avec l’avoir à l’instar de celui qui existe avec l’être. L’avoir peut être entendu ici comme ce qui est possédé, voire, dans un sens plus large, comme l’aptitude à posséder. La question qui se pose est alors de savoir s’il entre dans la nature des droits fondamentaux de conférer une telle prérogative ou une telle aptitude s’agissant d’une chose, à strictement parler, et, le cas échéant aussi, en ce qui concerne l’être lui-même.

 

1) La possession d’une chose

Le droit de propriété est le parangon des droits fondamentaux établissant une relation d’être à avoir. Le Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme a une façon particulière de le présenter en énonçant à son article 1er que toute personne physique ou morale a le droit au respect de ses biens. L’élargissement constant de la notion de bien conduit à l’appliquer à toute espèce de créance et, au-delà, à toutes les espérances légitimes dès l’instant où il existe un intérêt substantiel susceptible d’être protégé. Autrement dit, la simple vocation à « avoir », si l’espérance est jugée légitime, peut être prise en compte et protégée par la propriété. Encore faut-il toutefois qu’un lien d’appartenance existe avec une personne physique ou morale, ce qui laisse à l’écart du droit fondamental les biens qui ne sont pas appropriés comme peuvent l’être les biens communs.

Cela étant, ainsi considérée sous l’angle de la propriété, la place faite à l’avoir paraît singulièrement restreinte au sein des droits fondamentaux. Ils sont bien plus nombreux à reconnaître au profit du sujet de droit une créance dont la particularité est de porter sur une prestation attendue de la société ou de l’Etat. Les droits-créances, à cet égard, ont en commun de fonder une prétention légitime au bénéfice d’une prestation qui n’est pas sans évoquer, sans se confondre avec elle, l’espérance légitime protégée au titre du droit au respect des biens. Pour de nombreux droits, l’avoir vu comme une créance légitime ne peut toutefois être dissocié de l’être. C’est plus précisément la légitimité de la créance – attente ou espérance légitime – qui est solidaire de la considération de l’être. Pensons, parmi d’autres, au droit à un logement décent que le Conseil constitutionnel a rattaché au principe de dignité de la personne humaine 12.

La mixité de l’être et de l’avoir est plus sensible encore à mesure que la créance devient une simple expectative à laquelle l’ordre juridique n’apporte pas de garantie. Le volontarisme libéral est ici à l’œuvre qui favorise la prolifération des « droits à » dans lesquels la virtualité de l’avoir fait douter de l’existence même du droit : droit à l’enfant, droit au sexe, droit au bonheur… Subjectivisée, la fondamentalité n’est plus alors que ce que le sujet estime lui être fondamental. Il en reste tout de même quelque chose : l’avoir, sous les traits d’une créance, constitue un puissant moteur du développement des droits fondamentaux pour la réalisation de besoins évoluant vers la satisfaction de désirs. L’intrication, dans ces droits, de l’être et de l’avoir pose du coup une question complémentaire : l’avoir peut-il porter sur l’être ?

 

2) La possession de l’être

L’interdiction de l’esclavage et de la servitude par de nombreuses chartes et conventions, et notamment par la Convention européenne des droits de l’homme, semble régler la question. Il existe, autrement dit, un droit négatif de l’être de ne pas être l’objet d’un droit. Toutefois, il n’est pas empêché qu’il soit lui-même l’objet de son propre droit. La Cour européenne des droits de l’homme en conçoit la formule en dégageant du droit à l’autodétermination ou l’autonomie personnelle, qui est lui-même un droit gigogne du droit à la vie privée, un droit de disposer de son corps 13. Le droit à l’autodétermination assure alors à chaque individu la faculté de traiter son corps conformément à ses choix, y compris si cela doit conduire à porter atteinte à son intégrité physique ou psychique. Sans préjuger de la qualification du corps comme le substrat de l’être ou un bien objet de propriété 14, c’est bel et bien dans un rapport d’être à avoir qu’il est mis au pouvoir de la personne de décider des actes dont il peut faire l’objet. Et quoique ce pouvoir puisse être juridiquement limité ou encadré, c’est là encore le volontarisme libéral – chacun faisant ce qu’il veut de son corps – qui pousse à convertir en droit la possession en fait du corps.

Cette possession peut-elle s’étendre à un corps étranger au sujet ? La question s’est posée à propos du droit revendiqué par une femme de disposer d’embryons issus d’une fécondation in vitro dans le but d’en faire don à la recherche scientifique. Après avoir écarté l’application aux embryons humains de l’article 1er du Protocole n° 1 « eu égard à la portée économique et patrimoniale qui (s’y) attache », la Cour européenne a mis l’accent, en revanche, sur le « lien existant entre la personne qui a eu recours à une fécondation in vitro et les embryons ainsi conçus, (qui) représentent à ce titre une partie constitutive de celle-ci et de son identité biologique ». Elle a jugé en conséquence que « la possibilité pour la requérante d’exercer un choix conscient et réfléchi quant au sort à réserver à ses embryons touche à un aspect intime de sa vie personnelle et relève à ce titre de son droit à l’autodétermination » 15. On ne peut être dupe : s’il ne fonde pas un droit de disposer des embryons, le droit à l’autodétermination n’en légitime pas moins une certaine autorité pour décider de leur sort. L’avoir a pris le pas sur l’être et, pour le coup, on peut y voir, tout en la déplorant, une dénaturation des droits fondamentaux.

 

 

 

Notes:

  1. CEDH, 16 décembre 2010, affaire A, B et C c/ Irlande, req. n° 25579/05 ; D. 2011, p. 1360, note S. Hennette-Vauchez ; RTD civ. 2011, p. 3003, note J.-P. Marguénaud.
  2. CEDH, 27 août 2015, affaire Parrillo c/ Italie, req. n° 46470/11 ; JCP G 2015, 1187, note G. Loiseau ; RTD civ. 2015, p. 830, note J.-P. Marguénaud.
  3. G. Loiseau, Les groupements sans personnalité juridique, Mélanges en l’honneur de Jean-Jacques Daigre, 2017, p. 61.
  4. CJCE, 14 février 2008, affaire C-450/06, Varec SA ; RTD europ. 2009, p. 511, chr. A.-L. Sibony et A. Defossez. – CEDH, 2 avril 2015, affaire Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c. France, req. n° 63629/10, § 63 ; RLC 7/2015, p. 81, note M. Baillat-Devers ; RJDA 2015, p. 495, note A. Marie ; Légipresse 2016, p. 60, n° 5, obs. G. Loiseau
  5. G. Loiseau, Des droits humains pour personnes non-humaines, D. 2011, chron., p. 2558.
  6. La considération de l’être social s’agissant des sociétés a été confortée par la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises qui consacre l’existence d’un intérêt social (nouvel article 1833 du Code civil) et permet la reconnaissance d’une raison d’être (nouvel article 1835 du Code civil).
  7. G. Loiseau, La sensibilité de l’animal en droit civil : entre chose et être, in La sensibilité de l’animal, CNRS Editions, 2015, p. 71 ; L’animal et le droit des biens, RSDA 2016, p. 419.
  8. G. Loiseau, La personnalité juridique des robots : une monstruosité juridique, JCP G 2018, 597.
  9. CEDH, 18 décembre 2018, affaire Dupin c/ France, req. n° 2282/17.
  10. CEDH, 30 juin 2011, affaire Association Les Témoins de Jéhovah c/ France, req. n° 8916/05 ; RTD civ. 2012, p. 702, obs. J.-P. Marguénaud ; Clunet 2012, p. 1083, note E. Decaux.
  11. G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, 2e éd., 1955, LGDJ, p. 74, n 30.
  12. Cons. const., 19 janvier 1995, décision n° 94-359 DC ; AJDA 1995, p. 455, note B. Jorion.
  13. CEDH, 17 février 2005, affaire K.A. et A.D. c/ Belgique, req. n° 42758/98, § 83 ; JCP G 2005, I, 159, n° 12, obs. F. Sudre ; RTD civ. 2005, p. 341, obs. J.-P. Marguénaud ; D. 2005, chr., p. 2973, étude M. Fabre-Magnan, Le sadomasochisme n’est pas un droit de l’homme.
  14. Th. Revet, Le corps humain est-il une chose appropriée ?, RTD civ. 2017, p. 587.
  15. CEDH, 27 août 2015, affaire Parrillo c/ Italie, req. n° 46470/11 ; JCP G 2015, 1187, note G. Loiseau ; RTD civ. 2015, p. 830, note J.-P. Marguénaud.

Gestation pour autrui : le cercle vertueux du dialogue des juges – A propos de l’avis consultatif de la CourEDH du 10 avril 2019

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Par Anne-Sophie Brun-Wauthier et Géraldine Vial

 

La gestation pour autrui a permis un dialogue aussi riche qu’inédit entre les juges de la Cour EDH et ceux de la Cour de cassation. Plus précisément, le combat acharné des époux Mennesson a conduit à l’institutionnalisation de ce dialogue des juges et, par conséquent, à une plus grande effectivité des droits fondamentaux, grâce à l’adoption et à l’utilisation de deux nouvelles procédures : la procédure de réexamen devant la Cour de cassation et la demande d’avis consultatif à la Cour EDH.

Ce combat commence il y a près de vingt ans. Madame Mennesson est atteinte d’une malformation qui l’empêche de porter un enfant. Le couple conclut alors une convention de gestation pour autrui aux Etats-Unis. Des embryons sont conçus par fécondation in vitro avec des spermatozoïdes de l’époux et des ovocytes donnés par une amie du couple. En 2000, la mère porteuse donne naissance à des jumelles. Un jugement de la Cour suprême de Californie ayant établi que le mari et l’épouse seraient respectivement « père et mère des enfants à naître » de la gestatrice, les actes de naissance des jumelles désignent les époux Mennesson comme parents des enfants. Les époux se heurtent cependant au refus de la Cour de cassation de transcrire les actes de naissance étrangers de leurs enfants sur les registres de l’état civil français. Invoquant une violation de leurs droits fondamentaux, les époux Mennesson saisissent alors la Cour EDH. La condamnation de l’Etat français par cette dernière les laisse toutefois doublement insatisfaits. En premier lieu, l’autorité de la chose jugée les empêche de saisir à nouveau les juges français pour corriger le refus de reconnaître la paternité biologique condamné par les juges européens. En second lieu, la reconnaissance de la maternité de l’épouse Mennesson restait en suspens puisque la Cour EDH n’avait pas tranché la question de la maternité d’intention[1].

Sensibilisé à ce combat, le législateur français est alors intervenu pour consentir au réexamen de décisions civiles ayant entraîné une condamnation de la Cour EDH. Cette nouvelle procédure a été immédiatement mise à profit par la famille Mennesson, qui a saisi la Cour de cassation pour solliciter le réexamen de son affaire. Dans le même temps, le législateur a autorisé la ratification du Protocole additionnel n°16 permettant à l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, saisie du réexamen de l’affaire Mennesson, d’inaugurer une autre procédure inédite, la procédure de demande d’avis à la Cour EDH.

L’affaire Mennesson est ainsi devenue emblématique de la circulation et de l’application effective des droits fondamentaux, en apportant de nouveaux maillons au cercle vertueux du dialogue des juges. C’est ainsi sous l’angle procédural que le tout premier avis de la Cour EDH rendu le 10 avril 2019, sera envisagé dans le présent article ; il le sera, ultérieurement, sur le fond.

Comme le montre le schéma ci-dessus, la circulation des droits fondamentaux commence par la condamnation de la France par la Cour EDH. Intégrant cette condamnation et le discours des juges européens, la Cour de cassation procède alors à un revirement de sa jurisprudence. Celui-ci ne valant que pour des affaires postérieures, la réception des droits fondamentaux passe également dorénavant par la possibilité d’un réexamen de l’affaire ayant donné lieu à la condamnation. Pouvant douter de la conformité de sa nouvelle décision à la CESDH, en particulier si, comme en l’espèce, des questions ont été laissées en suspens dans la condamnation prononcée par la Cour européenne, la Cour de cassation peut désormais saisir cette dernière pour avis. Cet avis devrait alors, in fine, permettre à l’Assemblée plénière statuant sur le réexamen, d’écrire un épilogue en conformité avec les droits fondamentaux.

Institutionnalisé par ces deux nouvelles procédures, le dialogue des juges favorise la circulation des droits fondamentaux au sein d’un cercle vertueux se dessinant, dans un premier temps, à partir d’un mouvement top down, émergeant de la Cour EDH pour aller vers la Cour de cassation (I), bottom up dans un second temps, c’est-à-dire remontant de la Cour de cassation vers la Cour EDH (II).

I.      De la Cour EDH vers la Cour de cassation

Animé par le souci d’une meilleure effectivité de l’exécution des décisions de la Cour EDH et du respect de la Convention, le droit français a récemment mis en place une nouvelle procédure autorisant, sous conditions, le réexamen des décisions civiles ayant conduit à une condamnation de la France par la Cour européenne. De manière moins affichée, cette procédure se voulait également un remède à la situation inextricable de certains requérants dans le contentieux de la gestation pour autrui. Et c’est précisément dans ce contentieux qu’elle a trouvé application pour la première fois, à l’occasion des affaires Mennesson et Bouvet.

A la suite d’un retour sur les circonstances de la naissance de cette procédure de réexamen (A), les grandes lignes de cette nouvelle procédure seront succinctement présentées (B).

A.    Les circonstances de la naissance de la procédure de réexamen

Initialement, la Cour européenne pouvait condamner l’Etat français pour violation de la Convention européenne sans qu’aucune remise en cause de la décision de justice française, ayant été déclarée attentatoire aux droits fondamentaux, ne s’ensuive dans notre droit. En effet, l’autorité de la chose jugée par la juridiction nationale faisait obstacle à ce que la décision, pourtant condamnée, puisse être réétudiée par les juges français.

Au-delà de la satisfaction morale du constat de violation de la CESDH, seule une « satisfaction équitable », c’est-à-dire une indemnisation pécuniaire, souvent symbolique, pouvait être mise à la charge de l’Etat condamné et accordée au requérant dont les droits avaient été violés[2]. Cette indemnisation apparaissait cependant tout à fait inadéquate et bien insuffisante dans certains contentieux[3], spécialement celui de la gestation pour autrui, dans lequel les requérants – les parents d’intention – sollicitent de la Cour européenne bien davantage qu’un dédommagement pécuniaire. Ils revendiquent en effet l’établissement de la filiation de leur enfant en droit français ou la transcription de sa filiation à l’état civil français[4]. Or, sur cette question, la jurisprudence de la Cour de cassation n’a, dans un premier temps, pas permis à ces individus d’obtenir satisfaction. La Cour considérait en effet que la transcription à l’état civil des actes de naissance des enfants issus d’une gestation pour autrui réalisée à l’étranger ne pouvait être autorisée[5].

En 2014, cette position a été condamnée par la Cour EDH dans l’affaire Mennesson[6], au nom de la violation du droit des enfants nés par GPA au respect de leur vie privée garantie par l’article 8 de la Convention. Ce droit, qui implique que chacun puisse établir la substance de son identité, y compris sa filiation, a amené la Cour à condamner le refus de transcription de l’acte de naissance dressé à l’étranger lorsque le parent d’intention est également le géniteur de l’enfant.

Cette condamnation a conduit la Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, à revenir solennellement sur sa jurisprudence antérieure et à décider d’autoriser la transcription à l’état civil de l’acte de naissance de l’enfant né d’une convention de mère porteuse réalisée à l’étranger, dès lors que cet acte est régulier, non falsifié et déclare des faits conformes à la réalité[7]. Depuis 2015, la Cour de cassation accepte ainsi de valider la transcription à l’état civil de la reconnaissance de l’enfant issu d’une mère porteuse par le père biologique et l’adoption de cet enfant par le parent d’intention qui n’est pas son géniteur[8].

Certes, depuis ce revirement, la Cour de cassation donne partiellement satisfaction à ces parents d’intention, mais les plaideurs ayant agi avant cette date se trouvaient jusqu’à une date récente, empêchés, au nom de l’autorité de la chose jugée, d’intenter une nouvelle action devant les juges français. Bien que la décision française ayant refusé la transcription de la filiation ait été condamnée par la Cour européenne, aucune voie de recours ne leur était ouverte en droit interne pour remédier à la violation constatée de leurs droits. Une décision de justice ne pouvant être remise en cause que par une voie de recours et les voies de recours ayant, par hypothèse, été toutes épuisées pour pouvoir saisir la Cour de Strasbourg, leur situation était sans issue. Créant une réelle injustice entre les justiciables selon qu’ils ont saisi la Cour de cassation avant ou après son revirement, cette situation était très insatisfaisante et tout à fait contestable.

Face à ce constat, les Parlementaires ont décidé d’intervenir. A l’occasion du vote de la loi de modernisation de la justice du 21ème siècle[9], un amendement a introduit la procédure de réexamen en matière civile et créé la nouvelle Cour de réexamen des décisions civiles[10], distincte de la Cour de réexamen instituée quelques années auparavant en matière pénale[11]. Des décisions françaises ayant été déclarées contraires à la Convention européenne par les juges de Strasbourg peuvent désormais faire l’objet d’un réexamen en droit interne.

La Cour de réexamen se trouve aujourd’hui chargée de réexaminer les décisions de la Cour de cassation ayant été déclarées contraires à la Convention européenne des Droits de l’Homme par la Cour EDH. Placée auprès de la Cour de cassation, cette nouvelle juridiction est composée de treize conseillers ; chacune des chambres de la Cour de cassation y est représentée par deux de ses membres[12]. Elle est présidée par le Doyen des présidents de chambre. Le parquet général près la Cour de cassation assure les fonctions du ministère public.

B.     La procédure de réexamen des décisions civiles

La saisine de la Cour de réexamen (1) ainsi que le déroulement de la procédure (2) sont strictement réglementés par le Code de l’organisation juridictionnelle et le Code de procédure civile[13].

1). La saisine de la Cour de réexamen

La saisine de la Cour de réexamen doit respecter une série de conditions énumérées par l’article L452-1 du COJ. La première condition tient à l’auteur de la saisine. Il doit nécessairement s’agir d’une personne ayant été « partie à l’instance » (ou de son représentant légal en cas d’incapacité) et « disposant d’un intérêt ».

La deuxième condition porte sur la nature du contentieux concerné. Seules les décisions rendues « en matière d’état des personnes » peuvent faire l’objet d’un réexamen[14]. Toutefois, la notion d’état des personnes n’a pas été précisée par le texte. Or son contenu précis est discuté en doctrine. Si les nom, prénom, âge, sexe, statut ou encore filiation semblent pouvoir, de manière consensuelle, être rattachés à l’état des personnes, tel n’est pas le cas du domicile, de la capacité[15] ou encore de la nationalité de la personne[16]. Ce cantonnement discutable du réexamen aux litiges concernant l’état des personnes a pu être expliqué comme une création « sur-mesure » pour remédier, dans le contentieux de la gestation pour autrui, à la situation particulièrement délicate des requérants – tels les époux Mennesson – pour lesquels la Cour de cassation avait statué avant le revirement de 2015.

Une troisième condition énonce que la décision concernée par le réexamen doit être « définitive ». Cela signifie que toutes les voies de recours du droit interne doivent avoir été épuisées concernant ce litige ; étant déjà une condition de saisine de la Cour EDH, cette exigence ne soulève guère de difficultés puisque par hypothèse, la décision dont le réexamen est demandé doit avoir été condamnée par la Cour de Strasbourg. L’épuisement des voies de recours a ainsi nécessairement été constaté.

La quatrième condition porte justement sur l’existence d’une violation constatée de la Convention européenne ou de ses protocoles additionnels et la nécessité d’une condamnation de l’Etat français par la Cour européenne. La procédure de réexamen tend en effet à assurer la pleine exécution d’une décision de la Cour européenne et le respect effectif de la Convention. Cette condamnation doit, en outre, entraîner « par sa nature et sa gravité […] des conséquences dommageables » pour le requérant « auxquelles la satisfaction équitable […] ne pourrait mettre un terme »[17]

Enfin, la demande de réexamen doit être réalisée dans le délai très bref d’un an à compter de la date de la décision de la Cour EDH. S’agissant des décisions rendues avant l’instauration de la procédure de réexamen, le délai est d’un an à compter de l’entrée en vigueur de la loi du 18 novembre 2016, c’est-à-dire un an à compter du 15 mai 2017. Ce délai est aujourd’hui écoulé ; le réexamen ne peut donc plus être demandé que pour les affaires dans lesquelles la Cour EDH s’est prononcée il y a moins d’un an.

L’ensemble de ces conditions était rempli dans les affaires Mennesson[18] et Bouvet[19]. Les auteurs de la saisine de la Cour de réexamen étaient bien les parties à l’instance concernée par le réexamen[20] ; la décision considérée a été rendue en matière de filiation et donc d’état des personnes ; cette décision présente sans conteste un caractère définitif puisque la Cour EDH a été valablement saisie ; la Cour européenne a condamné l’Etat français dans ces deux affaires pour violation du droit à la vie privée de l’enfant sur le fondement de l’article 8 CESDH[21] ; ladite violation, par sa nature et sa gravité, a incontestablement entraîné des conséquences dommageables pour les enfants se voyant refuser la reconnaissance par l’État français de leur filiation paternelle établie à l’étranger et conforme à leur filiation biologique, ces conséquences ne pouvant à l’évidence être réparées par l’octroi d’une indemnisation pécuniaire ; enfin, les requérants agissaient bien dans le délai légal puisque la demande de réexamen a été présentée dans le délai d’un an à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi.

Lorsque ces différentes conditions de saisine ont été vérifiées et validées, la procédure de réexamen peut débuter.

2). Le déroulement de la procédure

De manière très classique, la procédure de réexamen se déroule en deux temps. Il convient toutefois de souligner ici une particularité : de manière exceptionnelle devant la Cour de cassation, la première étape de cette procédure relève de la seule compétence du Président de la Cour statuant à juge unique, tandis que la seconde étape est, plus communément, soumise à l’appréciation de la Cour dans une formation collégiale.

Dans un premier temps, le Président de la Cour examine ainsi, seul, la recevabilité de l’action. Il peut décider de rejeter la demande lorsque celle-ci lui apparaît manifestement irrecevable (tel pourrait être le cas, par exemple, dans l’hypothèse où le délai d’un an n’aurait pas été respecté ou en l’absence de toute décision de condamnation rendue par la Cour EDH). Son ordonnance doit alors être motivée. Elle est insusceptible de recours[22]. Il peut à l’inverse, choisir d’accueillir la demande dès lors qu’aucun signe d’irrecevabilité manifeste ne se présente à lui.

Lorsque cette première étape de la recevabilité est franchie, la Cour de réexamen statue, dans sa formation collégiale, sur le bien-fondé de la demande. La demande est alors soit rejetée, si la Cour considère qu’elle est mal-fondée (par exemple, dans l’hypothèse où la Cour estime que la condition de l’existence de conséquences dommageables n’est pas remplie), soit déclarée bien-fondée. Dans ce cas, deux hypothèses se présentent puisque la demande de réexamen peut porter soit sur la décision définitive, soit sur le pourvoi en cassation.

Lorsque la demande concerne une décision définitive rendue par une juridiction du fond[23], cette décision sera annulée par la Cour de réexamen et le requérant sera renvoyé « devant une juridiction de même ordre et de même degré »[24]. L’affaire sera ainsi soumise à une nouvelle juridiction du fond. Cette hypothèse devrait se rencontrer lorsque la réparation de la violation de la Convention européenne nécessite le réexamen d’éléments de fait ou lorsqu’il s’agit d’arbitrer entre deux intérêts particuliers qui s’opposent.

Lorsque la demande de réexamen porte sur le pourvoi en cassation et que le réexamen de ce pourvoi permettrait de remédier à la violation du droit fondamental constatée par la Cour EDH, l’affaire est renvoyée devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.

Dans les affaires Mennesson[25] et Bouvet[26], la demande portait sur le réexamen du pourvoi en cassation formé par le requérant. Plus précisément, dans la première affaire, le réexamen concernait le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 18 mars 2010[27] ; dans l’affaire Bouvet, la demande portait sur le pourvoi formé par le requérant contre l’arrêt de la Cour d’appel de Rennes du 21 février 2012. Dans ces deux affaires, la Cour de réexamen a déclaré les demandes de réexamen recevables et bien-fondées[28].

Puisqu’elles portaient sur les pourvois en cassation et qu’il était question d’un conflit susceptible d’être tranché par la Cour de cassation afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour EDH, les affaires ont été renvoyées devant l’Assemblée plénière, conformément aux dispositions de l’article L452-6 COJ.

Ouvrir aux requérants la possibilité de demander le réexamen à la suite d’une condamnation de l’Etat français par la Cour européenne, prononcée en matière d’état des personnes, visait à assurer une meilleure effectivité de l’application des décisions des juges de Strasbourg et, par conséquent, du respect de la Convention européenne, spécialement dans le contentieux de la gestation pour autrui. Il s’agissait plus largement de favoriser le dialogue et la coopération entre l’Etat français et les juges européens, le premier acceptant de procéder à des revirements de jurisprudence et, le cas échéant, de remettre en cause des décisions définitives si elles conduisaient à violer les droits fondamentaux. Ce mouvement descendant, de la Cour EDH à la Cour de cassation, se poursuit aujourd’hui, en remontant de la Cour de cassation vers la Cour EDH.

II.      De la Cour de cassation vers la Cour EDH

Le cercle vertueux visant à renforcer le dialogue entre les Hautes juridictions françaises et la Cour EDH a été complété grâce à la loi du 3 avril 2018[29] autorisant la ratification du protocole n°16 à la CESDH. Ce texte instaure en effet un mécanisme d’avis consultatif portant sur des questions de principes relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles. Il s’agit pour ces juridictions, et notamment pour la Cour de cassation, de pouvoir solliciter un avis a priori de la juridiction européenne, afin d’éviter d’être désavouée a posteriori, comme ce fut le cas pour la transcription des actes d’état civil d’enfants nés dans le cadre d’une gestation pour autrui réalisée à l’étranger.

Ce nouvel outil a été mis en œuvre, pour la première fois, dans la procédure de réexamen de l’affaire Mennesson : saisie par la Cour de réexamen, l’Assemblée plénière a sollicité l’avis de la Cour européenne concernant la filiation de la mère d’intention et décidé de surseoir à statuer. La Cour de cassation s’interrogeait en effet sur la conformité à l’article 8 de la CESDH de sa jurisprudence relative à la GPA, interdisant la transcription de l’acte de naissance mentionnant la mère d’intention, mais autorisant cette dernière à adopter l’enfant. Les magistrats se demandaient également s’il y avait lieu d’opérer une distinction selon que l’enfant a été conçu ou non avec les gamètes de la mère d’intention[30].

La Cour EDH vient de rendre son avis, le tout premier. Celui-ci offre l’occasion d’une mise au point sur cette nouvelle procédure (A) ainsi que sur sa portée (B).

A. La procédure de la demande d’avis

La procédure de demande d’avis a été mise en place par le Protocole additionnel n°16[31]. Rédigé le 2 octobre 2013, il a été ratifié par la France le 12 avril 2018. Cette dixième ratification a permis de déclencher l’entrée en vigueur du Protocole le 1er Août 2018[32]. Depuis lors, et pour l’heure, le Protocole est applicable aux 12 Etats l’ayant signé et ratifié : l’Albanie, l’Arménie, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, la Lituanie, les Pays-Bas, Saint-Marin, la Slovénie et l’Ukraine. Des juridictions de ces Etats peuvent désormais – à l’instar de la Cour de cassation française ici – formuler une demande d’avis (1) auquel la Cour EDH peut répondre favorablement en émettant un avis sur la question posée (2).

1). La demande d’avis

L’article 1er du Protocole prévoit que les demandes d’avis consultatifs peuvent être adressées par « les plus hautes juridictions d’une Haute Partie contractante, telles que désignées conformément à l’article 10 ». Ce dernier texte invite chaque Etat membre à indiquer « au moment de la signature ou du dépôt de son instrument de ratification, d’acceptation ou d’approbation, au moyen d’une déclaration adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, quelles juridictions elle désigne aux fins de l’article 1, paragraphe 1 ». En droit français, le choix a été fait de confier la possibilité de solliciter un avis consultatif au Conseil d’Etat, à la Cour de cassation ainsi qu’au Conseil constitutionnel.

Le 5 octobre 2018, la Cour de cassation a été la toute première juridiction à saisir la Cour EDH d’une demande d’avis[33]. On apprend dans le texte de l’avis que la demande a été faite par une lettre adressée au greffier de la Cour EDH, conformément aux instructions très précises d’un document intitulé « Lignes directrices concernant la mise en œuvre de la procédure d’avis consultatif prévue par le Protocole n°16 à la Convention »[34].

Aux termes de l’article 2 du Protocole, « un collège de cinq juges de la Grande Chambre se prononce sur l’acceptation de la demande d’avis consultatif au regard de l’article 1 ». Selon le rapport explicatif précité, le collège « dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour accepter ou non une demande, même si l’on peut s’attendre à ce que la Cour hésite à refuser une demande qui remplit les différents critères » (§14). L’article 2 prévoit également que « Tout refus du collège d’accepter la demande est motivé ». La dimension pédagogique de l’avis est ainsi présente jusque dans le refus de la Cour d’y donner suite : d’autres Etats pourront trouver, dans des refus d’accepter la demande, des réponses sur les conditions à réunir pour que la demande d’avis soit acceptée[35]. Le 3 décembre 2018, deux mois à peine après transmission, un collège de cinq juges a accepté la première demande d’avis consultatif émise par la Cour de cassation française. Les trois conditions requises par l’article 1er du protocole n°16 pour solliciter un avis consultatif étaient en effet remplies.

En premier lieu, les demandes d’avis consultatifs doivent porter sur « des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles ». Ici, la Cour de cassation s’interrogeait sur la conformité à l’article 8 de la CESDH de sa jurisprudence relative à la GPA, interdisant la transcription de l’acte de naissance mentionnant la mère d’intention, mais autorisant cette dernière à adopter l’enfant[36]. Pour les professeurs Gouttenoire et Sudre, « la Cour de cassation détourne la procédure d’avis consultatif pour demander à la Cour européenne comment elle doit exécuter son arrêt Mennesson contre France de 2014. La procédure d’avis consultatif n’est a priori pas faite pour cela »[37]. Pourtant, selon la doctrine majoritaire, la question posée n’avait pas été réglée par la Cour EDH dans l’affaire Mennesson[38]. Et en admettant même que la question de la maternité d’intention ait pu être réglée par la Cour EDH en 2014, les divergences d’interprétation conduisent également à qualifier la question de principe.

En deuxième lieu, « la juridiction qui procède à la demande ne peut solliciter un avis consultatif que dans le cadre d’une affaire pendante devant elle », l’objectif n’étant pas de permettre l’examen théorique d’une jurisprudence ou d’une législation nationale. Là encore, la condition était incontestablement remplie puisque la demande d’avis concernait l’affaire Mennesson, dont le pourvoi en cassation est réexaminé par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.

En dernier lieu, l’article 1er du Protocole n°16 exige de la juridiction qui procède à la demande qu’elle « motive sa demande d’avis et produise les éléments pertinents du contexte juridique et factuel de l’affaire pendante ». La Cour de cassation s’est ainsi appliquée, dans sa demande d’avis, à exposer les éléments de l’affaire Mennesson et, en particulier, l’évolution de sa jurisprudence après la condamnation de l’Etat français dans cette même affaire par la Cour EDH en 2014[39].

La décision de demander un avis consultatif est facultative[40]. En l’occurrence, la demande d’avis était doublement opportune. Elle l’était tout d’abord sur le fond de l’affaire : compte tenu de l’intérêt de l’enfant, des controverses sur la portée de l’arrêt Mennesson de 2014 ou encore des pratiques différentes des Etats membres, il paraissait nécessaire de savoir si, en l’état, la jurisprudence de la Cour de cassation ne viole pas les droits fondamentaux des enfants nés de GPA. Nonobstant, l’on peut y voir « une part de volontarisme de la Cour de cassation qui entend pleinement jouer le jeu de ce nouveau mécanisme de dialogue »[41]. Et, en effet, la demande d’avis était également opportune d’un point de vue politique : la Cour de cassation a fait le choix d’initier le dialogue, de prendre l’initiative sans attendre d’être condamnée et, d’une certaine manière, par la sélection de ses demandes d’avis et leur formulation, pourrait influencer la Cour[42]. Ici, l’accent mis, dans la demande d’avis, sur la conventionalité du recours au mécanisme de l’adoption pour établir la maternité d’intention a conduit la Cour EDH à se positionner sur ce dernier, et à en valider par principe le recours.

2). L’émission de l’avis

Le collège de cinq juges de la Grande Chambre ayant accepté la demande de la Cour de cassation française, la Grande Chambre a rendu un avis consultatif le 10 avril 2019. C’est dire qu’en cinq mois, la Cour est parvenue à examiner la demande d’avis et à rendre l’avis lui-même. La rapidité de traitement, qui  contraste avec les délais d’attente pour une décision sur le fond, et constitue incontestablement un avantage de la demande d’avis, résulte de l’article 93.2 du règlement selon lequel « Les demandes d’avis consultatif doivent se voir réserver un traitement prioritaire au sens de l’article 41 du présent règlement »[43]. La juridiction dont émane la demande a, de surcroît, la possibilité de solliciter un examen en urgence, en justifiant sa demande par des circonstances spéciales[44].

L’article 2 du Protocole prévoit que le collège saisi de la demande d’avis et la Grande Chambre rendant l’avis « comprennent de plein droit le juge élu au titre de la Haute Partie contractante dont relève la juridiction qui a procédé à la demande ». L’article offre ainsi, en principe[45], une garantie de bonne compréhension du contexte factuel mais surtout juridique de l’affaire sous examen. Le juge français André Potocki était ainsi présent dans les deux assemblées[46].

Dans l’hypothèse où, comme en l’espèce, la Cour accepte de rendre un avis, l’article 3 du Protocole prévoit la participation au dialogue d’autres personnes ou instances. C’est ainsi que « Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et la Haute Partie contractante dont relève la juridiction qui a procédé à la demande ont le droit de présenter des observations écrites et de prendre part aux audiences ». Dans l’affaire Mennesson, le gouvernement français a présenté des observations écrites. Contrairement à ce que laisse penser la rédaction de l’article 3, l’audience n’est pas obligatoire. L’article 94§6 du règlement permet en effet au Président de la Grande Chambre de décider, comme en l’espèce, qu’il n’y a pas lieu de tenir une audience.

L’article 3 prévoit également que « Le Président de la Cour peut, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, inviter toute autre Haute Partie contractante ou personne à présenter également des observations écrites ou à prendre part aux audiences ». En l’espèce, le Président a invité les parties à la procédure interne – la Procureure générale près la Cour d’appel de Paris, les époux et les enfants Mennesson – à soumettre à la Cour des observations écrites sur la demande d’avis. Averties par lettre le 7 décembre 2018, les parties avaient jusqu’au 16 janvier 2019 pour communiquer, ce qu’a fait la famille Mennesson[47]. L’avis sous examen mentionne que le Président a « autorisé » un certain nombre de personnes à intervenir : ont ainsi été reçues des observations écrites des gouvernements britannique, tchèque et irlandais ainsi que du Défenseur des droits français, d’un centre d’études universitaire italien et de trois ONG. La formule utilisée se distingue de celle de l’article 3 du Protocole aux termes de laquelle le Président peut « inviter » d’autres personnes à présenter des observations écrites ou à prendre part aux audiences. On comprend que l’initiative n’appartient pas seulement au Président mais que celui-ci dispose d’un pouvoir d’autorisation, probablement guidé par le même item que l’invitation : l’intérêt d’une bonne administration de la justice. Nous ne disposons, dans l’avis, ni du contenu des observations écrites communiquées, ni d’indication sur l’existence d’autres personnes ayant sollicité une intervention. Toutefois, la diversité des personnes ayant été autorisées par le Président à intervenir donne à penser qu’aucune autre n’a été refusée. Les diverses observations ont été communiquées à la Cour de cassation conformément à l’article 94§5 du règlement.

Le protocole est très succinct sur le contenu de l’avis. L’article 4.1 énonce que « Les avis consultatifs soient motivés » ; l’article 4.2 « Si l’avis consultatif n’exprime pas, en tout ou partie, l’opinion unanime des juges, tout juge a le droit d’y joindre l’exposé de son opinion séparée ». L’avis ayant ici été rendu à l’unanimité, aucune opinion dissidente n’était susceptible d’être jointe. En revanche, la Cour a profité de ce premier avis pour donner des informations précises sur son contenu, lesquelles intéressent la portée de l’avis.

B. La portée de l’avis

Tout est dans le préambule du Protocole n°16 : « Considérant que l’extension de la compétence de la Cour pour donner des avis consultatifs renforcera l’interaction entre la Cour et les autorités nationales, et consolidera ainsi la mise en œuvre de la Convention, conformément au principe de subsidiarité ». La portée de l’avis intéresse en effet, au premier chef, la juridiction ayant sollicité l’avis (1) – ici la Cour de cassation – mais également les autres Etats concernés (2) et, enfin, la Cour EDH elle-même (3).

1). La portée sur la juridiction ayant sollicité l’avis

Comme indiqué précédemment, la Cour EDH profite de ce premier avis pour en préciser le contenu (§25 à 34 et §58). L’avis mentionne ainsi que l’objectif est « de donner à la juridiction qui a procédé à la demande les moyens nécessaires pour garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance » (§25). L’avis poursuit en émettant une limite : « La Cour n’est compétente ni pour se livrer à une analyse des faits, ni pour apprécier le bien-fondé des points de vue des parties relativement à l’interprétation du droit interne à la lumière du droit de la Convention, ni pour se prononcer sur l’issue de cette procédure »[48]. Dans le cas présent, la Cour illustre cette idée dans le §58 en affirmant qu’« il n’appartient pas à la Cour de se prononcer dans le cadre de son avis consultatif sur l’adéquation du droit français de l’adoption ». Dans le §34 de l’avis, la Cour précise qu’elle « prendra dûment en compte les observations écrites et les pièces produites par les divers participants à la procédure [mais] qu’il ne s’agit pas pour elle de répondre à chacun des moyens et arguments qui lui sont soumis, ni de développer en détail les fondements de sa réponse ». Et la Cour de justifier cette limite en insistant sur le fait qu’il lui faut donner une orientation « dans un délai aussi rapide que possible » à la juridiction qui a sollicité l’avis. C’est dire que la Cour limite le contenu de l’avis à des orientations données à la juridiction, à laquelle elle renvoie pour trancher le litige.

La Cour EDH indique ainsi à la Cour de cassation que l’article 8 requiert « que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre cet enfant et la mère d’intention » mais que l’article 8 « ne requiert pas que cette reconnaissance se fasse par la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance légalement établi à l’étranger ; elle peut se faire par une autre voie, telle que l’adoption de l’enfant par la mère d’intention, à la condition que les modalités prévues par le droit interne garantissent l’effectivité et la célérité de sa mise en œuvre, conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant ». La Cour valide ainsi la possibilité d’offrir à la mère d’intention le procédé de l’adoption mais ne se prononce pas sur le point de savoir si les règles du droit français garantissent effectivité et célérité pour la reconnaissance de la filiation[49].

La portée de l’avis est également limitée – et c’est le cas ici – par le fait qu’il est circonscrit à la question posée. Dans l’avis sous examen, la Cour consacre ainsi tout un passage aux cas qui ne sont pas concernés par le litige interne et, par conséquent, par l’avis : « le cas où l‘enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger est issu des gamètes de la mère d’intention » (§28) et « le cas où il y a eu procréation pour autrui, c’est-à-dire où l’enfant est issu des gamètes de la mère porteuse » (§29). C’est dire que la Cour ne profite pas de l’avis pour statuer, de manière générale, sur la reconnaissance d’un lien de filiation à l’égard de celui ou celle qui a eu recours à une gestation ou à une procréation pour autrui. La Cour européenne choisit, en particulier, de ne pas répondre à la question posée par la Cour de cassation relativement au cas de la mère d’intention dont les gamètes ont été utilisés. Ce refus est en cohérence avec l’objectif de l’avis qui est de donner à la juridiction les éléments nécessaires pour trancher l’affaire pendante à l’origine de la saisine ; la Cour de cassation n’a pas besoin de connaître l’avis de la Cour sur l’hypothèse de la mère d’intention ayant fourni ses ovocytes, Madame Mennesson n’étant pas dans ce cas. On pourrait ajouter que l’avis ne concerne que le cas de la filiation de la mère d’intention légalement établi à l’étranger, pas les cas dans lesquels la filiation n’a pas été établie ou n’a pas été établie légalement à l’étranger.

Pour finir, la Cour prend le soin de préciser que « l’avis ne portera ni sur le droit au respect de la vie familiale des enfants ou des parents d’intention, ni sur le droit au respect de la vie privée des parents d’intention » (§30). Très clairement, la Cour n’entend pas faire évoluer, dans un avis, une jurisprudence précédente. En l’occurrence, la Cour avait précédemment rejeté dans l’affaire Mennesson l’atteinte à la vie familiale des parents ou des enfants ou l’atteinte à la vie privée des parents d’intention ; seule l’atteinte au droit au respect de la vie privée de l’enfant avait été retenue. La Cour indique nettement qu’elle n’entend pas se prononcer sur la compatibilité de la jurisprudence de la Cour de cassation avec ces droits puisque, au jour où elle a été saisie, leur application avait été exclue. Si la Cour fait évoluer sa jurisprudence, en admettant par exemple l’atteinte au droit de mener une vie familiale normale, elle le fera dans une décision au fond. Les ressortissants des Etats européens, leurs conseils, doivent ainsi avoir en tête que la stratégie consistant à solliciter l’avis de la Cour EDH ne peut déboucher sur une modification ou un revirement de jurisprudence.

Ainsi circonscrit, et nonobstant la règle selon laquelle « Les avis consultatifs ne sont pas contraignants » (art. 5 du Protocole), l’avis permettra indéniablement à la juridiction ayant sollicité et obtenu l’avis de rendre une décision en conformité avec la CESDH telle qu’interprétée par la Cour. Le cas échéant, l’avis permettra à la juridiction d’effectuer un contrôle de conventionalité éclairé.

En toute logique, si une juridiction souhaite être éclairée par un avis de la Cour EDH sur une question de principe soulevée par une affaire pendante, il lui appartient de surseoir à statuer sur le litige en cause, dans l’attente de la décision d’un collège des cinq juges d’accepter la demande et, le cas échéant, de l’avis consultatif. Étonnamment pourtant, le §21 des « Lignes directrices » en fait une faculté. La Cour de cassation a quant à elle pleinement joué le jeu en suspendant le réexamen du pourvoi dans l’affaire Mennesson. Allant plus loin encore, la Cour de cassation a sursis à statuer, dans l’attente de l’avis, dans quatre autres affaires en raison de la proximité des problèmes soulevés. Dans les deux premières, deux couples d’hommes ont eu recours à une GPA aux Etats-Unis. La Cour de cassation valide la transcription partielle de la paternité biologique mais surseoit à statuer concernant la paternité d’intention[50]. Dans les deux autres affaires, était sollicitée la transcription, sur les registres de l’état civil, des actes de naissance étrangers d’enfants conçus par assistance médicale à la procréation et non à l’issue d’une convention de gestation pour autrui. Selon la Cour, « si la question posée par les présents pourvois n’est pas identique (…) elle présente cependant un lien suffisamment étroit avec la question de la « maternité d’intention » soumise à la Cour européenne des droits de l’homme pour justifier qu’il soit sursis à statuer dans l’attente de son avis et de l’arrêt de l’assemblée plénière à intervenir »[51]. Le sursis à statuer est même double car la première chambre civile décide de surseoir dans l’attente de l’avis de la Cour de Strasbourg et de l’arrêt de l’Assemblée plénière à intervenir dans l’affaire Mennesson.

2). La portée sur d’autres Etats

Au-delà de la juridiction ayant sollicité l’avis, celui-ci est susceptible d’éclairer les autres Etats membres du Conseil de l’Europe, dont les juridictions pourraient être confrontées à des difficultés analogues ou similaires à celles ayant donné lieu à l’avis. En effet, les avis consultatifs s’insèrent dans la jurisprudence de la Cour, aux côtés de ses arrêts et décisions : « l’interprétation de la Convention et de ses protocoles contenue dans ces avis consultatifs est analogue dans ses effets aux éléments interprétatifs établis par la Cour dans ses arrêts et décisions » (Rapport explicatif du Protocole 16, §27).

La Cour EDH donne, du reste, un titre à l’avis, qui contribue à conférer à ce dernier une portée plus générale. En l’occurrence, il est intitulé « avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention ». L’idée d’un avis qui n’est pas limité à la juridiction qui a saisi la Cour transparaît également dans une disposition des « Lignes directrices » aux termes de laquelle la procédure a pour objectif de « fournir aux juridictions nationales des orientations sur des questions de principe relative à la Convention applicables dans des cas similaires » (§75). Mais c’est surtout la rédaction de l’avis qui fait ressortir la vocation de ce dernier à éclairer d’autres juridictions : autant la demande d’avis doit être contextualisée, autant l’avis lui-même est formulé en termes généraux. Ainsi, la partie de l’avis sous examen dans lequel la Cour se positionne sur la question de principe posée ne fait plus référence au cas de la famille Mennesson[52].

Avec le processus de rapprochement des juridictions supérieures européennes déjà à l’œuvre dans le cadre non-juridictionnel du Réseau des Cours supérieures, en constant développement[53], l’avis constitue un nouvel instrument permettant aux Etats membres de garantir la bonne application, sur leur sol, des droits fondamentaux tels qu’interprétés par la Cour EDH. S’inscrivant pleinement dans la logique de subsidiarité, la possibilité de solliciter un avis consultatif devrait contribuer à faciliter le contrôle de la Cour EDH, permettant, à terme, de sauver le système de la CESDH.

3). La portée sur le contrôle opéré par la Cour EDH

Il est déjà acquis que la Cour ne saurait, sauf raisons sérieuses, substituer sa propre appréciation à celle de juridictions nationales, indépendantes et impartiales, qui ont soigneusement examiné les faits, appliqué des standards de protection des droits de l’homme conformes au droit de la Convention et dûment mis en balance les intérêts en présence[54]. La formule ne prive pas la Cour de la possibilité de livrer sa propre appréciation des critères du juste équilibre mais le contrôle est incontestablement allégé.

Tel devrait être le cas, également, si la juridiction ayant sollicité l’avis rend une décision en conformité avec celui-ci. La partie concernée par l’affaire pendante n’est certes pas empêchée d’exercer, par la suite, son droit de recours individuel en vertu de l’article 34 de la Convention. Le rapport explicatif du Protocole 16 le rappelle ; mais il précise qu’il est escompté que les éléments de la requête ayant trait aux questions traitées dans l’avis consultatif soient déclarés irrecevables ou rayés du rôle (§26). Si l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans le cadre du réexamen du pourvoi des époux Mennesson, n’accorde pas à ces derniers la transcription de l’acte de naissance de la mère d’intention mais invite celle-ci à déposer une requête en adoption, les parties pourront saisir de nouveau la Cour EDH. Ils ne pourront cependant se plaindre de l’absence de transcription et devront motiver leur requête très précisément, sans doute aux fins d’examen de la compatibilité des règles françaises de l’adoption avec l’article 8.

L’avis, à l’instar de l’appropriation par les juridictions du contrôle de conventionalité ou de l’existence d’institutions d’alerte sur les droits fondamentaux, devrait ainsi contribuer à renforcer le rôle du juge européen, en tant qu’interprète ultime des droits de la Convention, les Etats assumant au premier chef la responsabilité de garantir sur leur sol les droits découlant de la Convention. En d’autres termes, l’avis s’inscrit dans les mécanismes qui permettent à la subsidiarité de fonctionner réellement. Dans son allocution d’ouverture lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour EDH le 25 janvier 2019, le président Guido Raimondi a souligné que « pour que la subsidiarité fonctionne, il faut que les autorités nationales jouent leur rôle plein et entier d’acteurs du système de la Convention ».

A terme, l’enjeu est de réguler la charge de la Cour et de sauver le système de contrôle des droits fondamentaux mis en place par le Conseil de l’Europe. Une subsidiarité qui fonctionne bien, servie notamment par les demandes d’avis, devrait permettre à la Cour de relever le « véritable défi de traiter les 4 700 affaires prioritaires non répétitives, présentant un caractère nouveau ou complexe »[55]. D’autres leviers devront en revanche être actionnés pour résoudre le problème des très nombreuses affaires répétitives, en particulier si elles révèlent le refus de l’Etat de respecter les droits fondamentaux[56].

Cet objectif ne devra pas être déjoué par une prolifération des saisines de la Cour pour avis, qui alimenterait l’engorgement de la Cour. A cet égard, le reproche ne peut être fait à la Cour de cassation de multiplier les demandes d’avis. Il est en revanche possible de regretter la dimension bien peu pédagogique de l’arrêt se contentant d’affirmer « qu’il n’y a pas lieu d’accueillir la demande aux fins d’avis consultatif de la Cour européenne des droits de l’homme »[57]. Les conditions précédemment décrites devraient servir de filtre et les juridictions nationales devraient sélectionner avec soin les affaires dans lesquelles une demande d’avis se révèle nécessaire. La nécessité pourrait être érigée au rang de condition d’admission de la demande d’avis, nonobstant le fait qu’elle n’est pas mentionnée expressément dans le Protocole n°16. Elle l’est en effet dans les « Lignes directrices » qui précise que « la juridiction dont émane la demande doit considérer que cet avis est nécessaire pour trancher l’affaire » (§ 6.2) et est sous-entendue par l’objectif de l’avis de permettre à la juridiction de trancher l’affaire pendante. La nécessité est enfin mobilisée dans ce tout premier avis puisque la Cour le circonscrit à la question nécessaire pour permettre à la Cour de cassation française de trancher le litige – celle de la mère d’intention n’ayant pas donné ses gamètes, en excluant de répondre à une autre question, présentant un intérêt certain mais non nécessaire à la résolution du litige – celle de la mère d’intention ayant donné ses gamètes.

Formons le souhait que la demande d’avis ne soit pas conçue comme une soumission des juridictions nationales au juge européen mais comme l’instrument d’un dialogue, dans lequel les juridictions nationales sont actrices, dialogue qui pourrait contribuer à sauver le mécanisme de sauvegarde des droits fondamentaux le plus opérationnel au monde.

[1] Voir infra Partie I.

[2] Art. 41 CESDH.

[3] « Le rôle normatif de la Cour de cassation », Etude annuelle de la Cour de cassation, 2018, La Documentation française.

[4] Lorsque sa filiation a été constatée dans un acte d’état civil dressé à l’étranger.

[5] Cass. Civ.1, 6 avr. 2011, n°09-66.486, n°10-19.053 et n°09-17.130. – Cass. Civ.1, 13 sept. 2013, n°12-30.138, et n°12-18.315.

[6] Cour EDH 26 juin 2014, n°65192/11, Mennesson c/ France.

[7] Cass. Ass.Plén., 3 juill. 2015, n°15-50.002 et n°14-21.323.

[8] Cass. Civ.1, 5 juill. 2017, n°15-28.597. – Cass. Civ.1, 29 nov. 2017, n°16-50.061. – Cass. Civ.1, 14 mars 2018, n°17-50.021.

[9] Loi n°2016-1547 du 16 nov. 2016 de modernisation de la justice du 21è siècle.

[10] T. Le Bars, « Convention EDH : instauration d’une procédure de réexamen des décisions de justice en matière civile », Dr. famille 2017, dossier 12. – F. Chénedé, « Réexamen d’une décision civile après condamnation par la CEDH », AJ fam. 2016, p. 595 – G. Vial, « Le réexamen des décisions civiles rendues en matière de gestation pour autrui – Procédure, enjeux et perspectives », in Les mutations contemporaines du droit de la famille, PUG, à paraître.

[11] La Cour de réexamen a été instituée par la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes.

[12] Art. L452-3 COJ.

[13] Art. 1031-8 et s. CPC et articles L452-1 et suivants du COJ.

[14] Sur le cantonnement critiquable de la procédure de réexamen au domaine de l’état des personnes, voir G. Vial, « Le réexamen des décisions civiles rendues en matière de gestation pour autrui – Procédure, enjeux et perspectives », art. précit.

[15] Certains auteurs excluent la capacité de l’état des personnes au vu de la rédaction de l’article 3 du Code civil qui dispose que « Les lois concernant l’état et la capacité des personnes régissent les Français […] ». Sur les différentes positions doctrinales, voir not. : Th. Le Bars, « Convention européenne des droits de l’homme et état des personnes : instauration d’une procédure de réexamen des décisions de justice en matière civile », D. fam. 2017, dossier 12.

[16] Voir not. sur les différentes postures doctrinales : Th. Le Bars, « Convention EDH : instauration d’une procédure de réexamen des décisions de justice en matière civile », précit.

[17] Art. L452-1 COJ.

[18] Cour de réexamen, 16 février 2018, n°17 RDH 001.

[19] Cour de réexamen, 16 février 2018, n°17 RDH 002.

[20] Les demandes de réexamen portaient sur le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 18 mars 2010 dans l’affaire Mennesson et sur celui formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Rennes du 21 février 2012 dans l’affaire Bouvet. Les différents demandeurs étaient bien parties dans ces arrêts respectifs.

[21] Cour EDH, Mennesson c/ France, 26 juin 2014, n°65192/11.

[22] Art. L452-4 COJ.

[23] Malgré l’absence de précision dans le texte, il semblerait qu’il puisse s’agir d’une décision rendue par une juridiction du fond (dans le cas où il apparaît inutile de saisir la Cour de cassation au vu de sa jurisprudence bien établie) ou par la Cour de cassation (dans l’hypothèse par exemple où le pourvoi a été jugé irrecevable ou non-admis ; la décision de la Cour de cassation n’a alors pas statué sur le fond du litige). Voir sur ce point : X. Vuitton, JCl. Procédure civile, fasc. 1100-20, Pourvoi en cassation, n° 71, mai 2018.

[24] Art. L452-6 COJ.

[25] Cour de réexamen, 16 février 2018, n° 17 RDH 001, précit.

[26] Cour de réexamen, 16 février 2018, n° 17 RDH 002, précit.

[27] Rendu sur renvoi après cassation (Cass. Civ.1, 17 déc. 2008, n°07-20.468).

[28] Voir not. : J. Guillaumé, « La Cour de réexamen des décisions civiles rend ses premières décisions en matière de gestation pour autrui », D. 2018, p. 825.

[29] Loi n° 2018-237 du 3 avril 2018.

[30] Cass, AP, 5 octobre 2018, n°10-19.053, précit. Dans l’affaire Bouvet (Cass, AP, 5 octobre 2018, n°12-30.138), la parenté d’intention n’était pas en cause, de sorte que l’Assemblée plénière a pu réexaminer le pourvoi et ordonner la transcription, sur les registres de l’état civil français, des actes de naissances des enfants, mentionnant le père d’intention géniteur en qualité de père légal et la mère porteuse en qualité de mère légale.

[31] Sur l’origine de la proposition, depuis le sommet de Varsovie en 2005, en passant par celui de d’Izmir en 2011 et de Brighton en 2012, voir le rapport explicatif du Protocole, n°1 à 6 https://www.echr.coe.int/pages/home.aspx?p=basictexts&c=fre

[32] Art. 8 : « Le présent Protocole entrera en vigueur le premier jour du mois qui suit l’expiration d’une période de trois mois après la date à laquelle dix Hautes Parties contractantes à la Convention auront exprimé leur consentement à être liées par le Protocole conformément aux dispositions de l’article 7 ».

[33] Le 23 novembre 2018, le Conseil constitutionnel a refusé de transmettre une demande d’avis : « Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’homme : premier non-usage, justifié, du Protocole n°16 », J. Roux, D. 2019, 439. Le Conseil d’Etat a également refusé de transmettre deux demandes d’avis : 28 mai 2019, n° 420870 et n°421779.

[34] §25. Aux termes des lignes directrices, « La demande doit : a) être au format A4, dactylographiée, et comprendre une marge d’au moins 3,5 cm ; b) être rédigée dans une police de caractères d’au moins 12 points dans le corps du texte et 10 points dans les notes en bas de page, avec un interligne de 1,5 ; c) ne comporter que des nombres exprimés en chiffres ; d) être paginée (pages numérotées consécutivement) ; e) être divisée en paragraphes numérotés ; f) être présentée dans le respect des exigences exposées à l’article 92, paragraphe 2.1, du chapitre X du règlement » §16 ; « La demande complète ne doit pas en principe dépasser vingt pages » (§17). Voir aussi les §18 et 19 sur la langue de la demande et l’anonymat.

[35] La Cour EDH était critique sur cette obligation de motivation. Voir l’avis de la Cour sur le projet de Protocole n° 16, adopté par la Cour plénière le 6 mai 2013 : « Cela va à l’encontre de l’avis émis par la Cour dans son document de réflexion, où elle disait préférer que soient adoptées des lignes directrices sur la portée et le fonctionnement de sa compétence consultative, plutôt que d’être obligée de motiver chaque refus. La Cour admet néanmoins qu’il peut être utile d’indiquer les motifs d’un refus, cela étant de nature à permettre l’établissement d’un dialogue constructif avec les juridictions nationales. La Cour estime que pareille motivation ne sera normalement pas très détaillée », §9.

[36] Sur la notion de « question de principe », les incertitudes qu’elle peut soulever, Voir P. Deumier et H. Fulchiron, « Première demande d’avis à la CEDH : vers une jurisprudence « augmentée » ? », D. 2019, 228.

[37] A. Gouttenoire et F. Sudre, note sous Cass. ass. plén., 5 oct. 2018, n°10-19.053, JCP 2018, 1190.

[38] Voir A. Gouttenoire, D. 2014. 1787 ; F. Sudre, JCP 2014. 83 ; H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon, « Ne punissez pas les enfants des fautes de leurs pères, regard prospectif des arrêts Labassée et Mennesson de la CEDH du 26 juin 2014 », D. 2014. 1773.

[39] Voir supra P1.

[40] Art. 1§1 du Protocole ; art. 92 §1, du chapitre X du règlement.

[41] C. Boiteux-Picheral, C. Husson-Rochcongar, M. Afroukh, RDLF 2019, chr. n°11.

[42] Selon la rapporteure de la loi de ratification devant l’Assemblée nationale, B. Poletti, préc. : « il s’agit là d’une opportunité de permettre aux opinions de nos juridictions d’être mieux prises en compte dont il serait dommage de se priver. Par ces avis, qui participent au renforcement du dialogue des juges, nos juridictions doivent pouvoir mieux se faire entendre, voire chercher à influencer en amont la jurisprudence européenne. En ce sens, le Protocole 16 est donc un outil juridictionnel qui est aussi potentiellement politique ».

[43] L’article a été adopté conformément au rapport explicatif du protocole qui, dans son §17, suggérait qu’une telle procédure aurait une priorité haute. Article 41 : « Pour déterminer l’ordre dans lequel les affaires doivent être traitées, la Cour tient compte de l’importance et de l’urgence des questions soulevées, sur la base de critères définis par elle. La chambre et son président peuvent toutefois déroger à ces critères et réserver un traitement prioritaire à une requête particulière ».

[44] Dans ce cas, « Il est souhaitable qu’elle consulte au préalable à ce sujet les parties à la procédure devant elle et qu’elle joigne à sa requête leurs opinions respectives sur la question. Il appartient à la Cour de décider si les motifs avancés par la juridiction sont de nature à justifier un traitement accéléré de la demande. La Cour tiendra compte de ses propres critères régissant l’ordre de traitement des requêtes introduites en vertu de l’article 34 de la Convention » (« Lignes directrices » §29). Même en l’absence d’une demande spécifique, la Cour peut décider d’office de traiter la demande en urgence (§30).

[45] « En cas d’absence de ce juge, ou lorsqu’il n’est pas en mesure de siéger, une personne choisie par le Président de la Cour sur une liste soumise au préalable par cette Partie siège en qualité de juge ».

[46] Au-delà de cette règle, sur la composition du collège, Voir l’article 93§1 du règlement de la Cour. Sur la composition particulière de la Grande Chambre lorsque celle-ci examine une demande d’avis consultatif, voir l’article 24§2, h, du règlement qui renvoie aux paragraphes 2 a), b) et e) de l’article 93.

[47] L’article 24 des lignes directrices prévoit que « si cette partie ne dispose pas de ressources suffisantes et si les règles nationales le permettent, la juridiction dont émane la demande peut accorder à cette partie le bénéfice de l’assistance judiciaire pour lui permettre de faire face aux frais, notamment d’avocat, liés à la procédure devant la Cour. La Cour elle-même peut accorder l’assistance judiciaire lorsque la partie en question ne bénéficie pas d’une aide au niveau national ou que cette aide ne couvre pas, ou pas entièrement, les frais engagés devant elle ».

[48] Ce dernier passage n’est que la reprise du §75 des « Lignes directrices ».

[49] Voir le commentaire, à venir dans cette revue, de l’avis sur le fond.

[50] Cass. 1re civ. 20 mars 2019, n°18-11.815 et 18-12.327.

[51] Cass. 1re civ. 20 mars 2019, n°18-14.751 et 18-50.007.

[52] §35 à 58.

[53] 71 cours supérieures venant de 35 pays en font partie à ce jour.

[54] Voir par ex. Cour EDH, Gde ch., 12 sept. 2011, Palomo Sánchez et al. c/ Espagne, n°28955/06, § 57 ; Gde ch., 7 février 2012, Von Hannover c/ Allemagne (n° 2), n°40660/08, § 107 ; formule récemment réitérée dans le cadre du contrôle de l’éloignement des étrangers délinquants, par ex. Cour EDH 4 septembre 2017, Ndidi c. Royaume-Uni, n°41215/14.

[55] H. Hurpy, « Pour une subsidiarité renforcée, encore et toujours ! », JCP 2019, 192.

[56] Voir par ex. les chiffres de l’année 2017, G. Gonzalez, « Cour européenne des droits de l’homme – Bénie soit la subsidiarité ! À propos du rapport d’activités 2017 de la Cour EDH », JCP 2018, 169.

[57] Cass. civ. 1re, 21 nov. 2018, n°18-11.421, D. 2018. 2236 : contestation de la décision de placement en rétention par un étranger objet d’une OQTF, notamment au regard de l’article 5 de la CESDH.

Identité et/ou liberté de religion dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

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La liberté de religion étant l’un des « éléments les plus essentiels de l’identité des croyants » selon la Cour européenne des droits de l’homme, elle s’emploie à préserver le secret des convictions chaque fois que la révélation pourrait être source de discriminations tout en favorisant la libre expression de cette identité, la foi sans les actes étant réduite à rien ou peu de choses. Toutefois des limites peuvent être imposées, notamment pour protéger les valeurs « identitaires » propres à la Convention elle-même ou aux Etats qui l’ont ratifiée.

 

La quête identitaire peut être associée à une panoplie de libertés comme en atteste la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, que cette quête soit individuelle, le plus souvent dans le cadre de la vie privée et familiale, ou collective s’agissant notamment de minorités.

Sur le plan individuel, la quête de sa propre identité est une composante essentielle du droit à la vie privée et familiale. Selon la Cour « l’article 8 protège un droit à l’identité et à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur » (6 février 2001, Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47). A cet épanouissement « contribuent l’établissement des détails de son identité d’être humain et l’intérêt vital, protégé par la Convention, à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l’identité de ses géniteurs » (GC, 13 février 2003, Odièvre c/France, § 29). S’agissant de relations entre des adultes et un enfant sans lien biologique, la Cour évoque « l’identité sociale des individus » (GC, 24 janvier 2017, Paradiso et Campanelli c/Italie, § 161 s’agissant d’une mère porteuse dans le cadre d’une GPA) et, sur un autre plan, la reconnaissance par la société de « l’identité sexuelle » a joué un rôle de tout premier plan dans la construction d’un statut protecteur des transsexuels (GC, 11 juillet 2002, Goodwin c/Royaume-Uni, § 91).

Sur le plan collectif, la Cour admet que  « l’identité ethnique » d’un individu est un élément important de sa vie privée (GC, 4 déc. 2008, S.et Marper c/R-U, § 66) et que « à partir d’un certain degré d’enracinement, tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres » (GC, 15 mars 2012, Aksu c/Turquie). Si la Cour, dans ces situations, s’appuie plus facilement sur la particulière vulnérabilité du groupe minoritaire que sur la protection de son identité, il est indéniable que, implicitement au moins, la garantie de l’identité du groupe participe ou se nourrit de la reconnaissance de sa vulnérabilité et de la protection spécifique qu’elle requiert. Parfois le marqueur identitaire revendiqué n’emporte cependant pas l’adhésion de la Cour. Ainsi, par exemple, la Cour a pu juger que des propos contestant la portée d’événements historiques particulièrement sensibles pour un pays et touchant à son identité nationale ne peuvent à eux seuls être réputés heurter gravement les personnes visées (2 octobre 2001, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, §§ 104-107) tout comme des propos contestant l’identité même d’un groupe national (15 janvier 2009, Association de citoyens Radko et Paunkovski, précité, §§ 70-75). Plus récemment, elle n’a pas été « convaincue que les propos dans lesquels le requérant refusait aux événements survenus en 1915 et les années suivantes le caractère de génocide, mais sans nier la réalité des massacres et des déportations massives, aient pu avoir de graves conséquences sur l’identité des Arméniens en tant que groupe » (GC, 15 octobre 2015, Perinçek c/Suisse, § 253).

Mais c’est surtout au regard de la garantie de la liberté de manifester sa religion que le rapport identité/liberté apparaît le plus pertinent tant dans sa dimension individuelle que collective.

Dès son premier arrêt relatif à l’article 9 garantissant la liberté de pensée, de conscience et de religion, la Cour affirmait que cette liberté « figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents » (25 mai 1993, Kokkinakis c/Grèce, § 31).

Le choix de traiter la question du rapport identité/liberté sur ce terrain de la liberté de religion n’est pas anodin. Il mobilise une liberté contestée, qui « dérange » 1, essentiellement par ses manifestations individuelles et collectives et qui, parfois, affronte l’identité revendiquée par l’Etat lui-même et le mécanisme de garantie des droits auquel il adhère. Il est ainsi possible d’étudier le rapport identité/liberté dans sa composante positive : l’identité comme vecteur de la liberté de pensée ou de religion, c’est « l’identité heureuse » (I). Dans sa composante négative du point de vue du requérant, celui-ci s’estime victime de la contre-identité de l’Etat ou d’une organisation qu’il perçoit comme liberticide mais qui peut aussi s’analyser en une contre-identité libératrice de « l’identité malheureuse » (II) 2.

 

I. L’identité comme vecteur de la liberté ou « l’identité heureuse »

 

Qu’elle soit cachée (A) ou affirmée (B) avec plus ou moins de force, l’identité religieuse et areligieuse dans le premier cas, essentiellement religieuse dans le second, est protégée par la Cour européenne des droits de l’homme dans la logique de son affirmation selon laquelle la liberté de religion est un des « éléments les plus essentiels de l’identité des croyants … des athées, agnostiques, sceptiques ou indifférents» (Kokkinakis préc.).

 

A. La préservation du secret de l’identité religieuse ou areligieuse

La Cour européenne impose le respect du forum internum des croyants comme des incroyants qui, en cas de « fichage » plus ou moins avéré de leurs convictions, pourraient être victimes de discriminations.

Ainsi les autorités grecques ont dû supprimer la mention de la religion sur les cartes d’identité. Répondant à un requérant grec qui souhaitait que la mention de sa religion orthodoxe figure, à titre facultatif et sur une base volontaire, sur sa carte d’identité, la Cour souligne que  « les convictions religieuses […] ne constituent pas une donnée servant à individualiser un citoyen dans ses rapports avec l’État ; non seulement elles relèvent du for intérieur de chacun, mais elles peuvent aussi, comme d’autres données, changer au cours de la vie d’un individu ; leur mention dans un document risque aussi d’ouvrir la porte à des situations discriminatoires dans les relations avec l’administration ou même dans les rapports professionnels » (12 déc. 2002, Sofianopoulos et a. c/ Grèce). A fortiori, la mention obligatoire de la religion dans une case figurant sur la carte d’identité, même si cette case peut, à la demande de l’intéressé, demeurer vide, viole la Convention (2 févr. 2010, Sinan Isik c/ Turquie).

Dans la même logique, la Cour juge que la prestation de serment consistant à faire une déclaration la main droite posée sur la Bible d’un avocat, de témoins, plaignants ou suspects d’avoir commis des infractions pénales les obligeant à révéler qu’il n’étaient pas chrétiens (21 février 2008, Alexandridis c/ Grèce ; 8 janvier 2013, Dimitras c/Grèce) ou qu’ils n’ont aucune conviction religieuse (18 février 1999, Buscarini c/ Saint-Marin) viole leur liberté de ne pas avoir à révéler leurs convictions religieuses ou philosophiques.

Dans un autre registre, l’Etat instructeur doit veiller à ne pas imposer de contraintes amenant l’enfant ou ses parents à dévoiler précisément leurs convictions religieuses ou leur athéisme pour obtenir une dispense d’un cours d’éducation religieuse dépassant le cadre de l’enseignement du seul fait religieux au profit d’une enseignement de type confessionnel (GC, 29 juin 2007, Folgero c/ Norvège ; CEDH, 9 octobre 2007, Zengin c/ Turquie).

L’État se voit ainsi imposer de fortes obligations négatives liées au respect du caractère absolu de la liberté de choisir sa religion ou de ne pas en avoir et protégeant les individus des préjugés dont ils pourraient être les victimes expiatoires du fait du caractère minoritaire de leurs convictions religieuse ou philosophique.

Cette posture dicte aussi l’attitude des juges européens eux-mêmes qui s’interdisent de pénétrer dans les consciences et dans les doctrines pour y déterminer qui peut revendiquer cette garantie et pourquoi. La volonté des requérants, personnes physiques ou morales, de se placer sur le terrain de la garantie de l’article 9 de la Convention bénéficie en général d’une approche favorable, quelle que soit la pratique revendiquée, quel que soit le groupement religieux concerné. De façon récurrente la Cour affirme, tout en réservant « des cas très exceptionnels » (8 avril 2014, Magyar Keresztény Mennonita Egyház and Others c/ Hongrie, § 76), que « le devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci » 3.

La Cour considère, par exemple, que le débat sur la nature religieuse ou non de la burqa (SAS préc.) ou sur le port obligatoire de la calotte par les hommes musulmans (5 déc. 2017, Hamidovic c/Bosnie-Herzégovine)  ne peut faire obstacle à la volonté des requérants de se placer sur le terrain de l’article 9 de la Convention. Dans l’arrêt SAS, la Cour affirme très clairement que l’on ne saurait « exiger de la requérante, ni qu’elle prouve qu’elle est musulmane pratiquante, ni qu’elle démontre que c’est sa foi qui lui dicte de porter le voile intégral … ses déclarations suffisent à cet égard » (§56).

Elle n’opère par ailleurs aucune distinction entre les religions traditionnelles et les nouveaux mouvements revendiquant l’exercice de la liberté de religion fussent-ils les plus originaux (par ex. les druides : déc. 14 juillet 1987, n°12587/86, Chappel c/Royaume-Uni ; 19 octobre 1998, n°31416/96, Pendragon c/Royaume-Uni), les plus exotiques (le groupe Osho par ex. : CEDH, 27 juillet 2010, Gineitiene c/ Lituanie ; 27 février 2018, Mockuté c/Lituanie), les plus critiqués (l’Eglise de Scientologie souvent sous les feux des critiques : CEDH, 5 avril 2007, Eglise de scientologie c/Russie ; 1er octobre 2009, Kymlia et a. c/Russie).

L’identité du groupement religieux ne doit pas être imposée d’en haut selon une logique stigmatisante. La Cour admet certes que l’Etat puisse informer sur les « sectes » (CEDH, 6 novembre 2008, Leela Forderkreis E.V. c. Allemagne 4), mais condamne l’utilisation abusive de cette labellisation infâmante, par exemple lorsqu’un juge national fonde sa décision sur une appréciation in abstracto tiré de cette qualification 5. Comme elle a eu l’occasion de le souligner récemment, « dans les traditions de nombreux pays, la désignation en tant qu’Église et la reconnaissance de l’État sont les clés du statut social sans lequel la communauté religieuse peut être vue comme une secte douteuse » et « le refus de reconnaître une communauté religieuse en tant qu’Église peut amplifier les préjugés contre les adhérents de telles communautés, souvent de petite taille, particulièrement dans le cas de religions professant des enseignements nouveaux ou inhabituels » (CEDH, 8 avril 2014, Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, § 92).

 

B. L’expression épanouie de l’identité religieuse

L’identité du croyant est dynamique. Elle peut contribuer à l’évolution d’autres individus qu’en conduisant à la lumière elle va amener à changer d’identité religieuse ou areligieuse. Comme le souligne la Cour, la liberté de religion « comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un “enseignement”, sans quoi du reste “la liberté de changer de religion ou de conviction”, consacrée par l’article 9, risquerait de demeurer lettre morte » (Kokkinakis, § 31). C’est la consécration du prosélytisme consubstantiel à la liberté de religion.

Le paradoxe tient ici au fait que l’identité du croyant peut-être renversée par un mécanisme inhérent à sa propre identité. La Cour ajoute en effet qu’il faut « distinguer le témoignage chrétien du prosélytisme abusif : le premier correspond à la vraie évangélisation qu’un rapport élaboré en 1956, dans le cadre du Conseil oecuménique des Églises, qualifie de “mission essentielle” et de “responsabilité de chaque chrétien et de chaque église” » (Kokkinakis, § 48). L’identité du chrétien orthodoxe est ainsi influencée, voire remodelée, par un prédicateur d’une autre obédience colportant ce qu’il serait sensé prêcher lui-même. L’arroseur arrosé en quelque sorte !

L’identité du croyant se nourrit aussi de l’identité de l’église à laquelle il appartient. La Cour consacre cette autonomie et préserve les groupements religieux de oute ingérence étatique dans leur fonctionnement. Comme elle le souligne « l’un des moyens d’exercer le droit de manifester sa religion, surtout pour une communauté religieuse, dans sa dimension collective, passe par la possibilité d’assurer la protection juridictionnelle de la communauté, de ses membres et de ses biens » (13 déc. 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie c/Moldavie, § 118). L’autonomie ecclésiale se double d’une autonomie disciplinaire qui « interdit à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre ou exclure un individu ou à lui confier une responsabilité religieuse quelconque », préservant ainsi son identité propre (14 juin 2007, Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c/Ukraine, § 146). Confrontée à une menace interne, les églises peuvent « réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein et qui pourraient présenter un danger pour leur cohésion, pour leur image ou pour leur unité » (§ 165).

Les groupements religieux sont ainsi bien armés pour défendre leur identité. Comme le soutenait une tierce partie intervenante « si une église devait continuer à employer des personnes dont les croyances sont incompatibles avec les siennes, elle perdrait son identité » (3 février 2011, Siebenhaar c/Allemagne).

En cas de conflit entre le droit à l’autonomie ecclésiale et la vie privée, le problème doit être réglé sur la base d’un critère fonctionnel dont dépend très largement l’étendue de l’obligation de loyauté du salarié. Les relations cléricales ou semi-cléricales demeurent les plus exposées (GC, 12 juin 2014, Fernandez Martinez c/Espagne) mais les juges nationaux doivent scrupuleusement se pencher sur « la question de la proximité de l’activité du requérant avec la mission de proclamation de l’Eglise » (23 septembre 2010, Schüth c/Allemagne, § 69 : licenciement de l’organiste et chef de chœur d’une paroisse catholique coupable d’adultère et, aux yeux de l’église, de bigamie) sous peine d’inconventionnalité.

L’identité est sanctuarisée dès lors qu’un requérant se voit renvoyé au droit canonique et à leurs organes d’application pour régler une question indemnitaire relative à son service pastoral sans pouvoir invoquer le droit au juge de droit commun pour bénéficier du procès équitable garantit par l’article 6 de la Convention (GC, 14 sept. 2017, Karoly Nagy c/Hongrie).

Dans toutes ces situations l’identité du croyant ou de l’église à laquelle il appartient est protégée, parfois contre son gré (par exemple dans l’affaire Sofianopoulos), par la Cour européenne. Identité et liberté se confondent dans une dynamique positive. D’autres situations apparaissent plus complexes car elles naissent d’un conflit d’identités.

 

II. L’identité libératrice de « l’identité malheureuse »

 

A la préservation de la notion de « société démocratique » au sens de la Convention, véritable marqueur identitaire conventionnel (A), fait échos la préservation de l’identité de l’Etat qui peut s’incarner dans des valeurs pouvant faire obstacle à la libre manifestation des convictions reflétant une identité incompatible avec certaines d’entre elles (B).

 

A. La préservation de la notion de « société démocratique » comme marqueur identitaire conventionnel

Globalement tout Etat partie à la Convention endosse l’identité commune de « société démocratique » au sens de la Convention et s’engage à ne restreindre les droits et libertés garantis, notamment la liberté de religion, que dans la mesure où ces restrictions sont nécessaires au respect de cette identité.

Propre à sa défense, l’effet guillotine de l’article 17 de la Convention permet à la Cour de refuser toute invocation de celle-ci qui pourrait servir à propager des idées extrémistes ou contraires à ses valeurs, à son identité (par ex. CEDH, 19 juin 2010, Hizb Ut-Tahrir c/Allemagne: association islamique appellant au renversement des gouvernements non islamiques et à l’établissement d’un califat islamique ; 20 juillet 2017, Belkacem c/Belgique : dirigeant de l’organisation « Sharia4Belgium » sanctionné pour propos haineux).

Ce verrou est cependant d’une utilisation assez rare. La Cour préfère se placer sur le terrain de la violation, ou non, d’un droit substantiel jouant ainsi elle-même le jeu démocratique et préservant l’identité de la Convention sans mettre à mal irrémédiablement le droit ou la liberté concernée qui doit être préservé moyennant certains aménagements, voire certains renoncements.

Ainsi, un parti politique ayant pour objet d’établir un régime théocratique fondé sur la charia peut être dissout puisque, comme l’indique la Cour « il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses ». Un parti politique visant à instaurer « la charia dans un Etat partie à la Convention peut difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de la Convention » (GC, 13 février 2003, Refah Partisi c/Turquie, § 123).

L’identité du système conventionnel ne saurait, même aménagé, s’accorder avec un régime fondé sur la théocratie qui « obligerait les individus à obéir non pas à des règles établies par l’Etat … mais à des règles statiques de droit imposées par la religion concernée » (Ibid. §119).

S’agissant de l’application de la charia dans le contexte spécifique des traités organisant la protection des minorités musulmanes à la dissolution de l’empire ottoman, la Cour a pu par ailleurs noter que « l’État ne peut assumer le rôle de garant de l’identité minoritaire d’un groupe spécifique de la population au détriment du droit des membres de ce groupe de choisir de ne pas appartenir à ce groupe ou de ne pas suivre les pratiques et les règles de celui-ci » (GC, 19 décembre 2018, Molla Sali c/Grèce, § 156). L’identité minoritaire du groupe des musulmans de Thrace fondée sur une application de la charia avec des conséquences gravement discriminatoire doit ici encore s’effacer devant l’interdiction des discriminations qui est aussi un élément clé de toute société démocratique au sens de la Convention. Imposer le recours à la charia sans possibilité de dérogation est en soi une atteinte aux droits des minorités. En effet la Cour souligne que « refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification », notamment « l’aspect négatif du droit de libre identification … c’est-à-dire le droit de choisir de ne pas être traité comme une personne appartenant à une minorité » Ibid. §157). La Cour consacre le droit négatif à l’identification au groupe comme principe fondamental de liberté.

Cet exemple illustre la forte identité conventionnelle qui s’impose aux Etats parties et dont ils doivent eux-mêmes être les premiers garants et protecteurs. Dans ce cas aucune dérogation ou tolérance proportionnée ne peut être admise qui mettrait à mal cette « identité ». Ce verrou inviolable se retrouve également dans la garantie des droits indérogeables, notamment en cas d’expulsion ou d’extradition vers un pays pratiquant les traitements inhumains et dégradants, la torture ou la peine de mort, toutes sanctions fondées sur des préceptes de droit musulman (Jabari c/Turquie, 1er juillet 2000 : risque d’être jugée pour adultère en cas de renvoie en Iran et d’être condamnée à la lapidation ; D. c/RU, 22 juillet 2006 : risque de châtiments corporels en cas de renvoie vers l’Iran ; FG c/Suède, 23 mars 2016 : risque de violation des articles 2 et 3 en cas de renvoi de ce converti au christianisme vers l’Iran ; M.E. c/France, 6 juin 2013 : risques de violences privées contre ce copte d’Egypte).

Sans s’exporter, l’identité conventionnelle se drape d’effets extra-territoriaux bénéfiques. On ne peut que se réjouir de l’ « identité malheureuse » car rejetée d’Etats intolérants et peu respectueux de la liberté de religion. Les victimes potentielles de ces actes peuvent ainsi revêtir leur nouvelle « identité heureuse » d’hommes ou de femmes libérés du poids mortifère de ces traditions.

Dans ces situations, l’ « identité malheureuse » est celle des oppresseurs de tous poils (partis politiques, systèmes juridique, Etats tiers voire personnes privées) empêchées d’oppresser ou de discriminer librement. Ce « malheur » là est bienvenu et il faut souhaiter que l’identité conventionnelle continue d’imposer ces limites indépassables qui loin d’être liberticides, sont au contraire libératrices. C’est la consécration de l’identité heureusement malheureuse.

D’autres situations sont plus délicates.

 

B. La préservation de l’identité de l’Etat incarnée dans une « tradition constitutionnelle »

L’Etat demeure libre dans le système conventionnel d’afficher, sous certaines conditions, ses racines historiques les plus profondes.

Ainsi, la place prépondérante accordée au christianisme dans les programmes scolaires « eu égard à la place qu’occupe le christianisme dans l’histoire et la tradition de l’Etat défendeur … relève de la marge d’appréciation dont jouit celui-ci pour définir et aménager le programme des études » (Folgero préc., § 89). Sous certaines conditions, la présence obligatoire d’un crucifix dans les salles de classe relève de cette même ample marge d’appréciation. Selon le gouvernement italien « la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, qui est le fruit de l’évolution historique de l’Italie, ce qui lui donne une connotation non seulement culturelle mais aussi identitaire, correspond aujourd’hui à une tradition qu’il juge important de perpétuer ». En réponse à cet argumentaire, la Cour admet que « la décision de perpétuer ou non une tradition relève en principe de la marge d’appréciation de l’Etat défendeur » (GC, 18 mars 2011, Lautsi c/Italie, § 68). Dans cette situation c’est l’identité militante laïque (Lautsi) ou athée (Folgero) qui peut se proclamer malheureuse. Mais à trop vouloir en faire, la mécanique peut s’inverser comme l’illustre le constat de violation dressé dans l’affaire Folgero 6.

Plus fréquemment, l’Etat, au nom d’une identité qui lui est propre, peut brider l’instrumentalisation d’une liberté conventionnelle utilisée au service d’une posture communautariste ou, sans relever de l’article 17 de la Convention, incompatible avec des valeurs attachées à la notion de « société démocratique » telle que la Cour la conçoit. Le croyant, ou supposé tel, endosse alors l’habit d’une « identité malheureuse » car, selon lui, niée ou du moins, renvoyée à une forme d’invisibilité.

La poursuite du but légitime de défendre le principe de laïcité l’illustre. L’identité de l’Etat est gravée dans ses « traditions constitutionnelles » pour reprendre l’expression du Conseil constitutionnel français dans sa décision relative au traité instituant une constitution pour l’Europe (décision n°2004-505 du 19 novembre 2004). S’agissant de l’interprétation de la liberté de pensée, de conscience et de religion énoncée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à la lumière de l’article 9 de la Convention, il constate que « la Cour a ainsi pris acte de la valeur du principe de laïcité reconnu par plusieurs traditions constitutionnelles nationales et qu’elle laisse aux Etats une large marge d’appréciation pour définir les mesures les plus appropriées, compte tenu de leurs traditions nationales, afin de concilier la liberté de culte avec le principe de laïcité ». Pour tirer cette conclusion rassurante, le Conseil s’appuie sur la jurisprudence de la Cour relative à l’interdiction des signes religieux dans les universités turques (CEDH, 29 juin 2004, Leyla Sahin c/Turquie confirmé en 2005 par la Grande chambre).

De fait, la Cour européenne considère favorablement le principe de laïcité comme marqueur identitaire d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Ainsi relève-t-elle que la République turque s’est « construite autour de la laïcité » et qu’elle « était assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie » (Leyla Sahin, GC, 10 novembre 2005, § 114). Elle a aussi noté que « en France, comme en Turquie ou en Suisse, la laïcité est un principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l’ensemble de la population adhère et dont la défense paraît primordiale, en particulier à l’école » (CEDH, 4 décembre 2008, Dogru c/France, § 72). La protection de cette identité laïque est considérée par la Cour comme un but légitime autorisant des restrictions à la liberté de manifester sa religion par certaines pratiques participant elles-mêmes d’une revendication identitaire. C’est identité (de l’Etat) contre identité (du croyant). La deuxième, suspecte de cacher des velléités communautaristes ou prosélytes, sera sacrifiée sur l’autel de l’intérêt collectif qui trouve son accomplissement dans un marqueur fort de l’identité nationale, en l’occurrence le principe de laïcité qui peut produire ses effets réducteurs de la liberté de manifester sa religion pour les agents publics (CEDH, déc. 15 février 2001, Dahlab c/Suisse ; CEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c/France) ou certains usagers, notamment les étudiants (Sahin préc.) ou les élèves (CEDH, 4 décembre 2008, Dogru et Kervanci c/France ; déc. 30 juin 2009, Aktas et autres c/France).

L’interdiction du voile intégral dans l’espace public qui ne peut se fonder sur le principe de laïcité renvoie à un conflit d’identité d’une autre nature. A l’argument de la requérante selon laquelle « le port du voile intégral est un élément important de son identité socioculturelle » (GC, 1er juillet 2014, SAS c/France, § 79) répond le but légitime de l’Etat d’accorder une « importance particulière à l’interaction entre les individus et qu’il considère qu’elle se trouve altérée par le fait que certains dissimulent leur visage dans l’espace public » (§141). La Cour admet cet autre principe fondateur de l’Etat français 7 qui impose le respect des « exigences fondamentales du ‘vivre ensemble’ dans la société française » et juge que « la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, contraire à l’idéal de fraternité, ne satisfait pas (…) à l’exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale » (§141). Reconnaissant  que « la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société » (§153), donc un critère identitaire fort, la Cour conclut à sa conventionnalité. On rappellera ici que le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies a été moins convaincu par ces arguments tant en ce qui concerne l’interdiction des signes religieux à l’école que l’interdiction du voile intégral et, mettant en balance les mêmes éléments d’identité tant de l’Etat que du croyant, a conclu à la violation de la liberté de religion telle que garantie par le PIDCP (Constatation 1er nov ; 2012, communication n°1852/2008, Bikramjit Singh c/France ; constatation 17 juillet 2018, communication n°2747/2016, Sonia Yaker c/France : voile intégral). Identité malheureuse ici, heureuse là et inversement. On peut légitimement s’interroger sur cette mutabilité institutionnelle des identités et sur son influence a priori négative sur l’universalisme des droits humains…

 

 

Notes:

  1. L’expression qui figure dès les premières lignes de notre thèse soutenue en 1995 est plus que jamais d’actualité. G. Gonzalez, La liberté européenne des religions, Economica 1996.
  2. Les expressions « identité heureuse » et « identité malheureuse » sont un détournement du titre de l’ouvrage de A. Finkielkraut, L’identité malheureuse, éd. Stock 2013.
  3. Parmi beaucoup CEDH, GC, 26 octobre 2000, Hassan et Tchaouch c/Bulgarie, § 123 ; GC, 10 novembre 2005, Leyla Sahin c/Turquie, § 107, AJDA 2006, p. 315 note G. Gonzalez ; GC, 1er juillet 2014, SAS c/France, § 127, RTDH 2015, pp. 219-233, obs. G. Gonzalez et G. Haarsher.
  4. RTDH 2009, n° 78, pp. 553-568, obs. G. Gonzalez.
  5. Par exemple pour fixer la résidence des enfants en cas de divorce comme le fit la Cour d’appel de Nîmes sans que la Cour de cassation ne trouve rien à redire : CEDH, 16 décembre 2003, Palau-Martinez c/France.
  6. Voir ci-dessus I.A.
  7. Comme belge : 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c/Belgique, Dakir c/Belgique.

Droits et/ou normes. Les droits et libertés par-delà les énoncés : significations et structures normatives

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Par Véronique Champeil-Desplats, professeure à l’Université de Paris Nanterre, membre du Centre de théorie et d’analyse du droit, UMR 7074, équipe CREDOF

 

Les énoncés formulant des droits et libertés font l’objet de multiples discussions quant à leur qualité même de normes juridiques. Leur capacité à exprimer des normes juridiques a souvent été rattachée à leurs caractéristiques linguistiques. Il y a presque 250 ans, Bentham considérait déjà que l’abstraction et les imprécisions des droits et libertés proclamés dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 rendaient impossible de déterminer les actions concrètes qu’ils permettent, interdisent ou obligent de faire.

Des considérations semblables ont conduit les juristes du XXème siècle à questionner la propension des droits et libertés à exprimer des normes juridiques – sous-entendu, de « véritables » normes. Toutefois les questionnements contemporains ne portent pas de la même façon sur tous les types de droits et libertés. Une distinction nette apparait entre, d’un côté, les droits et libertés qualifiés d’individuel, de civil ou de politique et, de l’autre, les droits dits sociaux, culturels et environnementaux (I). Cette distinction récurrente et longtemps dominante interroge alors non pas seulement sur la capacité des droits et libertés à exprimer des normes mais les présupposés des appréciations qui allouent cette capacité à certains d’entre eux et non à d’autres (II).

 

I. Le prisme des propriétés linguistiques, l’épreuve des classifications

Alors que, dans un premier temps, l’aptitude des droits et libertés à constituer des normes juridiques a été envisagée de façon générale (A), progressivement, les questionnements se sont focalisés sur les droits et libertés sociaux, économiques, culturels ou environnementaux (B).

 

A. Les droits et libertés : normes concrètes ou principes abstraits ?

Historiquement, la capacité des énoncés formulant des droits et libertés à exprimer des normes juridiques a été discutée sans distinction de leur objet.

Pour les uns – et tel est souvent le cas des auteurs des textes animés par la volonté que leurs travaux produisent des effets -, peu importe la généralité, l’abstraction, le style ou la qualité littéraire de leur rédaction. L’incorporation des énoncés formulant des droits et libertés dans les textes juridiques suffit à leur conférer une qualité normative. Robert Bétolaud soutenait par exemple en ce sens au cours des débats constituant de 1946 : « De deux choses l’une : ou bien ce préambule est le résultat d’une échange de paroles pour ne rien dire, et il fallait le supprimer ; ou bien ce texte a une valeur législative, et demain on l’opposera au législateur, lorsqu’il voudra faire voter des dispositions règlementaires ; on pourra lui dire alors qu’elles sont inconstitutionnelles» 1.

Pour d’autres, au contraire, l’abstraction, la généralité ou le flou des termes constituent des obstacles à ce que les déclarations ou les listes de droits et libertés présentent une « valeur sérieuse » 2. Michel Villey qualifiait ainsi le « langage des droits de l’Homme » d’« espèce de littérature juridique » composée « de formules indéterminées, inconsistantes, floues » et, partant, énonçant des « objectifs irréalisables, des utopies » 3.

Ce défaut de qualité linguistique des énoncés formulant des droits et libertés avait été l’un des arguments avancés par Adhémar Esmein 4 et Raymond Carré de Malberg 5 sous la Troisième République pour écarter la valeur juridique de la Déclaration des droits de 1789. Le caractère vague et général de ses dispositions ne permettrait ni au juge de les appliquer à un cas concret, ni aux citoyens de s’en prévaloir, ni, encore, au législateur d’en déterminer une réglementation précise 6. Les droits et libertés énoncés dans la Déclaration ne sauraient donc avoir « valeur que d’une restriction ou d’une obligation morale imposée au pouvoir législatif » 7. Le même type de considération a également animé, à la même période, les débats sur les lois sociales et d’assistance, et a conduit la majorité de la doctrine, Hauriou et Duguit en tête, à soutenir que celles-ci ne formulaient pas de vrais droits en faveur des indigents 8.

La question de la qualité normative des droits et libertés resurgit en France au moment de l’adoption de la constitution du 27 octobre 1946 à propos de la valeur normative des principes, droits et libertés énoncés dans le préambule. Une majorité des commentateurs a, classiquement, porté son attention sur les propriétés linguistiques des énoncés les formulant. Mais la démarche a conduit non plus à se prononcer sur les droits et libertés dans leur ensemble, mais à distinguer les dispositions « assez précises pour apparaître comme des règles de droit » 9, i.e. des règles qui prescrivent des actions ou des abstentions déterminées 10, et les dispositions vagues et générales qui énonceraient seulement « des principes qui ne pourront être mis en œuvre qu’après précision du législateur ordinaire ou, éventuellement, du constituant lui-même » 11. Seules ces dernières seraient pourvues d’une valeur juridique que ce soit, pour les uns, « une force législative ordinaire » 12 ou, pour d’autres, plus encore, « l’effet (…) d’imposer au législateur certaines attitudes » 13. Une ligne de partage se dessine donc entre des énoncés non normatifs caractérisés par leur degré d’abstraction et par l’indétermination des conduites qu’ils sont supposés prescrire ou proscrire, et des énoncés exprimant des normes dans la mesure où ils permettent plus aisément d’identifier les actes et comportements qu’ils permettent, obligent ou interdisent.

 

B. Le déplacement du curseur : de la distinction des formes d’énoncés à la classification matérielle des droits et libertés

Cette tendance à établir des distinctions quant aux propriétés normatives des différents énoncés exprimant des droits et libertés s’est diffusée un peu partout. Toutefois, la ligne de démarcation entre le normatif et le non normatif, entre l’impératif juridique et le programmatique politique, se déplace. Elle n’est plus tracée en fonction de critères principalement linguistiques, mais se recentre sur l’objet des droits et libertés. Se structure alors une opposition nette entre, d’un côté, des libertés individuelles, des droits civils et politiques et de l’autre, des droits sociaux, économiques, culturels ou environnementaux. Les premiers seraient des droits de première génération, des droits subjectifs, des droits fondamentaux, des « droits de » dont la garantie implique des obligations négatives d’abstention de la part des autorités publiques et des tiers, ou encore des droits justiciables prescrivant, permettant ou prohibant des comportements précis et identifiables. Les seconds dits de deuxième, troisième voire quatrième génération seraient des « droits à », des droits-créances dont la garantie repose sur des obligations positives et des prestations sans toutefois que les débiteurs, les obligations, ni même les titulaires ne soient toujours précisément identifiables. Ils ne constitueraient, pour l’essentiel, que des principes programmatiques, des mandats d’optimisation insusceptibles d’être invoqués en justice et, donc, de constituer des droits subjectifs 14.

D’un point de vue méthodologique, cette opposition est largement conditionnée par un processus d’ontologisation des propriétés normatives associées aux énoncés. La classification des droits et libertés qui en résulte opère alors moins comme un outil descriptif des régimes juridiques qui leur sont effectivement dévolus dans les ordres juridiques que comme une justification de l’allocation in abstracto et a priori de conséquences juridiques préconçues. Elle ne repose pas uniquement, ni même principalement, sur une préoccupation logique mais sur des considérations axiologiques et téléologiques au terme desquelles les libertés individuelles, les droits civils et politiques sont érigés en modèle, en seuls possesseurs des propriétés caractérisant la normativité juridique. Les autres classes de droits et libertés n’en deviennent que des déclinaisons imparfaites. Comme l’explique Jean Rivero : « aux nouveaux droits » – c’est-à-dire les droits sociaux – « font défaut certains des caractères que la notion même de droit implique nécessairement : tout droit doit avoir un titulaire certain, un objet précis et possible, et doit être opposable à une ou plusieurs personnes déterminées tenues de les respecter » 15.

 

II. Reconstructions des propriétés normatives et déconstructions des éléments d’appréciation

Le lien établit entre la structure linguistique des énoncés et leurs propriétés normatives a fait l’objet de plusieurs approches critiques visant à revaloriser le statut juridique des droits sociaux, économiques, culturels et environnementaux (A). Cette réaction, comme la position classique qu’elle critique, permet d’éclairer, sur un plan méta-théorique, les éléments et critères d’appréciation qui conditionnent les jugements sur la normativité des droits et libertés (B).

 

A. Les défenses d’une égale normativité des droits et libertés

La revalorisation normative des droits et libertés sociaux, économiques, culturels ou environnementaux s’appuie sur plusieurs lignes de défense d’ordre à la fois linguistique, philosophique et théorique.

Une première ligne de défense s’emploie à relativiser les distinctions opérées sur le fondement de critères linguistiques. Il est ainsi relevé que la généralité et l’abstraction ne constituent pas une malfaçon touchant fatalement certains types de droits ou libertés mais font partie de la « pratique déclaratoire» 16 caractérisée par la recherche de l’expression d’un accord ou d’un compromis sur des valeurs communes. Dotés de caractéristiques linguistiques semblables, les termes d’égalité, de liberté individuelle, de propriété, d’accès au logement, de solidarité ou de fraternité, par exemple, ne posent alors finalement pas de problèmes d’attribution d’une signification normative très différents 17. Le rejet de la normativité fondée sur la structure linguistique des énoncés formulant des droits et libertés peut alors être analysé comme la confusion de deux plans : celui des sources et celui des normes juridiques. Or, la formulation des textes sources, leur degré d’abstraction, la précision de leur commandements, ne disent rien en eux-mêmes sur les propriétés normatives qui peuvent dans tel ou tel ordre juridique leur être attribuées. Tout dépend des conceptions de la normativité juridique que déploient les autorités juridiques habilitées à les interpréter et à les mettre en œuvre. Relevons en ce sens que si Kelsen plaidait pour exclure les énoncés vagues et abstraits – et notamment ceux formulant des principes, des droits et des libertés -, du contrôle de constitutionnalité en raison des risques d’usurpation du pouvoir législatif qu’ils véhiculeraient 18, c’est bien parce qu’il concevait que ces énoncés pouvaient se voir attribuer une signification normative et donc exprimer des normes contraignantes.

L’égale normativité des droits et libertés est également soutenue sur le fondement d’une philosophie générale des droits de l’Homme centrée sur les principes d’indivisibilité et d’interdépendance. Ces principes ont notamment conduit à reconsidérer la rigidité des oppositions opérées entre droits et libertés à partir de leur classification par objet ou par génération. Non seulement le respect des libertés individuelles, des droits civils et politiques conditionnerait celui des droits sociaux, économiques, culturels et environnementaux, et vice et versa 19, mais, surtout, chacun d’entre eux serait porteur des mêmes types d’obligation, à savoir des obligations de « respecter (ensemble d’obligations négative), [de] protéger (empêcher les violations par d’autres acteurs), [de] réaliser (intervention, directe et indirecte, dans les différents secteurs du politique) » 20. Par conséquent, si dans les ordres juridiques s’expriment des variations quant à la normativité allouée à tel ou tel droit ou liberté, la raison ne serait pas liée à l’essence des choses ou des mots, mais résulterait du poids des conceptions dominantes dans « notre science juridique et politique » 21. Certains appellent alors à conceptualiser et théoriser un État social – et pourrait-on ajouter – un Etat écologique de droit, à la hauteur où a été théorisé un État libéral de droit. Une telle théorisation pourrait notamment mettre en évidence la diversité des formes d’opposabilité, de justiciabilité ou d’exigibilité des droits et libertés en s’appuyant sur plusieurs précédents 22 qui illustrent l’importance, s’agissant de l’attribution de la normativité, de l’engagement des juges et du législateur.

L’argument trouve un relai sur le terrain de la théorie du droit. Il s’agit ici moins de promouvoir ou de réhabiliter certains droits ou libertés que d’envisager la question de leur normativité en repartant de questions simples et générales : qu’est-ce qu’un droit ? Qu’est-ce qu’une liberté ? Quelles conséquences juridiques distinctives sont-elles attribuées aux énoncés les formulant ? Autrement dit, qu’est-ce qu’un droit ou une liberté peut permettre, obliger ou interdire de faire ou ne pas faire pour leurs titulaires, leurs débiteurs ou des tiers ? Depuis Hohfeld au moins 23, les propositions théoriques cherchant à répondre à ces questions se sont multipliés. Pour ne prendre ici qu’un exemple, selon Ricardo Guibourg, lorsque des dispositions constitutionnelles confèrent des droits, cela peut, quel que soit leur objet, alternativement ou cumulativement impliquer : « a) d’autoriser les citoyens à se comporter d’une certaine manière (droit au sens de liberté) ; b) de refuser au législateur le pouvoir d’interdire juridiquement un tel comportement (droit au sens d’immunité) ; c) de donner aux citoyens les moyens d’obtenir » une abstention ou une prestation de la part des autorités publiques ou autres débiteurs. Ces derniers ont, par conséquent, l’obligation soit, dans le cas de l’abstention, « de ne pas empêcher la réalisation du comportement en question », soit, dans le cas de la prestation, de la réaliser 24. Un même droit (droit au mariage, droit d’avorter, droit à la vie privée, droit au logement…) ou une même liberté (liberté de circuler, de s’exprimer….) peut alors être associé à des conséquences normatives de différentes sortes en fonction des choix politiques effectués dans les ordres juridiques. Aucun énoncé d’un droit ou d’une liberté ne correspond nécessairement à un unique type de contrepartie ou de garantie. Toutefois, relève Ricardo Guibourg, dans les ordres juridiques positifs, l’affirmation d’un droit ou d’une liberté n’est pas toujours accompagnée des précisions qui permettent de déterminer a priori quelles contreparties ils impliquent. Comme le souligne également Joseph Raz, la liste des devoirs et obligations corrélatifs associés aux droits et libertés reste ainsi le plus souvent ouverte à l’intervention postérieure du législateur ou à l’interprétation des juges. Les devoirs et obligations associés à chacun des droits ou libertés s’inscrivent par conséquent au sein des ordres juridiques, dans des rapports dynamiques et évolutifs 25.

 

B. La normativité des droits et libertés : les éléments d’un jugement

Dès lors que la normativité des formulant des droits et libertés n’est pas une qualité intrinsèque, sa détermination dépend de l’adhésion à une certaine conception de ce qui constitue une norme juridique. Les droits et libertés sont ainsi exprimés par des mots qui, comme tous ceux qui composent les énoncés des ordres juridiques, forment des points d’imputation de représentations variées de la normativité. Autrement dit, entre la formulation d’un droit ou d’une liberté et la signification normative qui lui est attribuée, s’intercalent divers univers de représentations qu’il s’agit alors, sur un plan théorique et méta-théorique, d’identifier et d’analyser.

La lecture de certaines appréciations dogmatiques sur la qualité normative des droits sociaux, économiques, culturels ou environnementaux pourrait laisser présager une surdétermination des engagements idéologiques. L’adhésion à une idéologie libérale semble ainsi conditionner un attachement aux formulations déontiques précises avec lesquelles sont énoncés les droits et libertés et conduire à réserver les propriétés normatives contraignantes aux libertés individuelles et aux droits civils et politiques. A l’inverse, l’engagement en faveur d’une idéologie plus sensible à la justice sociale, au pluralisme culturel ou à l’écologie portera à indifférencier les propriétés normatives des différents énoncés formulant des droits et libertés, et à les fixer en considération de leurs fonctions sociales, culturelles, économiques ou environnementales.

Pour autant s’en tenir à une seule considération idéologique serait réducteur. Les facteurs pouvant déterminer les jugements sur la normativité des droits et libertés s’avèrent en effet multiples et de poids variables en fonction des interprètes. Sans prétention à l’exhaustivité, on en relèvera trois types.

Le jugement sur la qualité de norme des droits et libertés peut tout d’abord dépendre d’engagements axiologiques qui débordent la dimension idéologique. Ceux-ci pourront ainsi être liés à l’adhésion préalable à des théories des valeurs, à des théories de la justice ou à des philosophies politiques ou morales attachées par exemple à l’indivisibilité des droits de l’Homme ou au primat du droit sur la politique. Le jugement sur la normativité des droits et libertés pourra aussi reposer sur conceptions relatives à la fonction démocratique ou sociale des autorités normatives, de leur rôle dans un Etat de droit.

Le jugement sur la qualité normative des droits et libertés peut être aussi lié à des présupposés relevant de la théorie du droit. Il peut s’agir de conceptions préalables, pour le plus évident, de ce qui caractérise une norme juridique. On pourra notamment retrouver ici des appréciations fondées sur des propriétés linguistiques des énoncés. Il peut également s’agir de conceptions de l’interprétation : que voulaient les auteurs des textes qui ont formulé les droits et libertés ? Quel but poursuivaient-ils ? Comment interpréter les droits et libertés pour leur conférer un effet utile ? Il pourra enfin s’agir de conceptions relatives à la séparation des pouvoirs, et notamment des représentations qu’ont les autorités normatives de l’étendue de leur compétence à l’égard des autres autorités.

L’appréciation sur la qualité normative des droits et libertés peut enfin être conditionnée par des considérations pragmatiques, c’est-à-dire portant sur l’appréciation des contextes juridiques, institutionnels, politiques ou économiques dans lesquels les autorités normatives agissent et décident. Il pourra alors par exemple être prêté attention aux jurisprudences établies, à l’état des finances publiques, aux rapports de force institutionnels et politiques.

***

On l’aura compris la qualité de norme des droits et libertés n’est pas une donnée. Elle dépend, d’un point de vue dogmatique, des bonnes raisons que chacun peut trouver pour prendre partie sur la normativité de tout ou partie des droits et libertés. D’un point de vue méta-théorique, il n’existe au contraire aucune bonne raison pour se positionner a priori, et à tout le moins pour exclure la qualité normative de certains droits et libertés. L’adhésion à une théorie de la normativité des droits et libertés pourra alors être fonction de la cohérence que chacun prête aux présupposés et aux conclusions auxquelles les propositions théoriques aboutissent et, le cas échéant, de leur mise à l’épreuve empirique.

 

 

 

Notes:

  1. Voir par exemple M. Bétolaud, 28 août 1946, JO, p. 3412 ; voir aussi en ce sens au cours de la même séance, J. Duclos, JO, p. 3375.
  2. G. Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955, p. 337
  3. M. Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 2008, p. 7-14 ; voir C. Roulhac, « Introduction » au Dossier thématique : Précision et droits de l’Homme, La Revue des droits de l’homme [En ligne], 7 | 2015, §7.
  4. A. Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Paris, Sirey, 1914, p. 561 et s.
  5. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1922, t. II, p. 579 et s.
  6. R. Carré de Malberg, op. cit., p. 581
  7. A. Eismein, op. cit., p. 564
  8. Voir C. Roulhac, L’opposabilité des droits et libertés, Paris, Institut universitaire Varenne, Coll. Thèse, 2018, pp. 199 et s.
  9. R. Pelloux, « La nouvelle Constitution de la France, D., 1946, chr. 84
  10. J. Rivero, G. Vedel, « Les principes économiques et sociaux de la Constitution », Pages de doctrine, Paris, LGDJ, 1980, p. 109-110 ; opinion partagée par G. Burdeau, Traité de Science politique, t. IV, Paris, LGDJ, 1984, 3ème édition, p. 127.
  11. R. Pelloux, op. cit. ; voir aussi J. Rivero et G. Vedel, op. cit., p. 109-110 ; voir aussi G. Burdeau, op. cit., p. 124.
  12. R. Pelloux, op. cit.
  13. J. Rivero, G. Vedel, op. cit., p. 110
  14. Voir D. Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 1 | 2012 ; voir aussi V. Abramovich, C. Courtis, Los derechos sociales como derechos exigibles, Madrid, Trotta, 2002.
  15. J. Rivero, Libertés publiques, Paris, PUF, t.1, 1984, p.134.
  16. Voir C. Roulhac, « Introduction » au Dossier thématique : Précision et droits de l’Homme, La Revue des droits de l’homme [En ligne], 7 | 2015 ; voir aussi  D. Lochak, Les droits de l’homme, Paris, La Découverte, « Repères », 2009, p. 26.
  17. Voir P. Meyer-Bisch, « Méthodologie pour une présentation systémique des droits humains », in E. Bribosia, L. Hennebel (dir.), Classer les droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 54.
  18. H. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (La Justice constitutionnelle) », RDP, 1928, pp. 240-242 ; voir aussi H. Kelsen, Qui doit être le gardien de la constitution ? (1931), Paris, Michel Houdiard éditeur, 2006, p. 126.
  19. P. Meyer-Bisch, op. cit., p. 66
  20. Ibid. Ce renversement de perspective avait déjà été esquissé par G. H. J. van Hoof, The legal nature of economic, social and cultural rights: A rebuttal of some traditional views, in P. Alston et K. Tomaševski (eds.), The right to food, Ultrecht, Martinus Nijhoff publishers, 1984, pp. 97-110. Voir aussi O. de Schutter, « Les générations des droits de l’homme et l’interaction des systèmes de protection : les scenarios du système européen de protection des droits fondamentaux », in  OMIJ (dir.), Juger les droits sociaux, PULIM, p. 13 ; V. Abramovich, C. Courtis, op. cit. ; K. Möller, “From constitutional to human rights: On the moral structure of international human rights”, Global constitutionalism, Volume 3, Issue 3, November 2014, pp. 373-403 ; M. Freeman, Human rights, An Interdisciplinary Approach, London, Polity, 2011, p. 179.
  21. P. Meyer-Bisch, op. cit., p. 67.
  22. Voir par exemple D. Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 1 | 2012 ; N. Aliprantis « « Les droits sociaux sont justiciables », D. Social, 2006, p. 158 ; C. Roulhac, . Abramovich, C. Courtis, op. cit. ;
  23. W.N. Hohfeld, “Some fundamental legal conceptions as applied in Judicial Reasoning”, 23 Yale Law Journal, 1913, pp. 16-59 ; “Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning”, 26 Yale Law Journal , pp. 710-770 ; voir aussi R. Guastini, La sintassi del diritto, Torino, Giappichelli editore, seconda edizione, pp. 90 et s.; C. Nino, Etica y derechos humanos, Buenos Aires, Editorial Astrea, 1984, p. 30.
  24. R. Guastini, La sintassi del diritto, Torino, Giappichelli editore, seconda edizione, pp. 90-91.
  25. J. Raz, “On the nature of rights”, Mind, vol. 93, no 370, p. 198.

La doctrine et les droits de l’homme : penser et/ou militer ?

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Si le positionnement du juriste universitaire à l’égard des droits de l’homme constitue une question classique et dont l’importance a été régulièrement soulignée, le renouvellement en France des débats sur le rôle de la doctrine juridique invite à revenir sur le couple penser/militer pour le réinterroger dans le contexte actuel. Alors que les deux perspectives peuvent être considérées comme nécessaires, il importerait de les distinguer dans la mesure du possible, puisqu’un tel effort permettrait d’évaluer les apports de chacun des différents points de vue sur l’objet, tout en favorisant la formation d’un débat à la fois éclairé et éclairant. La présente contribution s’efforce alors de faire ressortir les causes de la confusion que suscite le sujet, les difficultés à cerner a priori cette frontière entre ces deux activités, avant de s’attacher à dégager des pistes permettant de les distinguer d’une façon plus fructueuse.

Cédric Roulhac, Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’ISJPS (UMR 8103)

 

 

Le présent texte est une contribution proposée dans le cadre du colloque « Le droit des libertés en question(s) » les 28-29 mars 2019 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne à l’initiative de M. Dupré de Boulois, M. Milleville et M. Tinière et co-organisé par trois laboratoires (ISJPS UMR 8103 Université Paris 1 – CRJ EA 1965 Université Grenoble-Alpes – IDEDH Université de Montpellier).

 

Le positionnement du juriste universitaire à l’égard des droits de l’homme constitue une question classique et dont l’importance a été régulièrement soulignée. Si celle-ci se prête dans l’absolu à des approches diverses, la formulation retenue du sujet retient l’attention en ce qu’elle invite à envisager deux types d’activités, l’une consistant à penser les droits de l’homme, l’autre à militer en leur faveur ou défaveur, alors que leur dissociation constitue un enjeu en soi.

Il est connu que de nombreux penseurs, spécialement depuis les travaux précurseurs de Bentham[1], ont attiré l’attention sur les droits de l’homme, plus particulièrement sur le flou qui les caractérise non seulement en tant que produits d’une philosophie jusnaturaliste, mais aussi en tant que prétentions intégrées à la structure des ordres juridiques par les Déclarations de droits. Du point de vue de la théorie du droit, Kelsen a regretté au cours de la première moitié du XXe siècle le triomphe de la « phraséologie » des droits de l’homme consistant en la formulation abstraite de principes idéaux renvoyant à des valeurs éminemment délicates à cerner – justice, liberté, égalité, etc. –, et qui font des droits de l’homme un objet difficile à saisir[2]. Cette méfiance, voire défiance tenant au caractère nébuleux de ces droits et à leurs rapports aux valeurs revenait à interroger, déjà, la capacité du juriste à les traiter de façon objective, et, in fine, la possibilité de concevoir une frontière entre des activités engagées et d’autres distanciées sur le plan axiologique.

En France, la problématique de la posture du chercheur à l’égard du droit plus généralement a suscité d’importants débats qui ont mis en évidence sa sensibilité et un cadre de pensée dominant. De nos jours, les deux termes du couple penser/militer renvoient ainsi, a priori, à deux représentations opposées et controversées. Il a en effet fréquemment été relevé que la figure du « juriste militant » ou « engagé » est une figure repoussoir, déconsidérée, en ce qu’elle vient heurter l’idée répandue qu’un juriste savant devrait demeurer objectif dans son activité professionnelle[3]. Et, à l’autre extrémité, la figure solennelle du « juriste scientifique » qui se contente de penser le droit provoque elle-même un certain scepticisme, voire une suspicion : celui qui présente ses productions comme neutres se bercerait d’illusions en occultant le fait qu’elles peuvent exercer une influence sur le droit. On retrouve ici les critiques qu’ont pu formuler à l’égard du positivisme juridique, par exemple, Henri Dupeyroux, qui remarquait notamment qu’« à tout instant et quoi qu’on fasse, le juriste est fatalement entraîné de l’étude de la lex lata à la considération de la lex ferenda »[4], ou bien plus récemment Danièle Lochak qui, dans le cadre d’un fameux dialogue avec Michel Troper, mettait en évidence la portée naturalisante et légitimante du discours descriptif[5].

Dans le champ spécifique des droits de l’homme, envisagés de façon consensuelle en tant que prérogatives attribuées par le droit aux individus en raison de leur appartenance à une commune humanité, la thématique apparaît actuellement d’autant plus intéressante dans le contexte national que les débats semblent plus vifs que jamais. Des évolutions rendent de plus en plus confuse la distinction penser/militer. D’un côté, les droits de l’homme occupent une place croissante dans les rapports sociaux, avec une visibilité qui confère au problème de leur effectivité une prégnance évidente, ce qui n’est pas sans interroger le rôle des juristes lorsqu’ils sont amenés à travailler de telles problématiques. D’un autre côté, des mutations touchent les activités mêmes des auteurs qui diversifient leurs points de vue sur la matière. À titre d’exemple, les prises de position dans le débat public à l’égard des mesures relevant de l’état d’urgence, ou avant cela du « mariage pour tous », illustrent bien cette configuration, tout en rendant finalement difficile de dissocier les activités consistant à militer ou penser les droits de l’homme.

Les évolutions interpellent dès lors quant aux positionnements qu’il serait possible d’adopter, ou qu’il conviendrait d’adopter de la part du chercheur vis-à-vis de son objet. Il apparaît qu’au-delà de sa dimension théorique, le sujet a des implications concrètes, puisqu’il n’est guère contesté que le chercheur par ses travaux peut exercer une influence à la fois sur le droit positif, et sur sa discipline, ou bien conditionner la connaissance des phénomènes juridiques.

Cela souligne l’intérêt de revenir sur le couple penser/militer pour le réinterroger dans le contexte actuel. À cette fin, il est possible dans un premier temps de faire ressortir les causes de la confusion que suscite le sujet, les difficultés à cerner a priori cette frontière entre ces deux activités, pour, dans un second temps, chercher à dégager des perspectives, c’est-à-dire adopter une posture plus constructive qui, si elle ne cherche pas à prôner une activité au détriment d’une autre, permettrait de les distinguer de façon fructueuse.

 

I. Des difficultés à saisir a priori la distinction

 

Les ambiguïtés attachées à la distinction, il convient de le reconnaître, sont plurielles. Celles-ci tiennent tant à la pluralité des modèles scientifiques (A), qu’à la diversité des activités menées par les auteurs (B), alors que la question de la spécificité de l’enjeu en matière de droits de l’homme ne peut manquer de se poser (C).

 

 A. La pluralité des modèles scientifiques

 

Au-delà des évidences et des intuitions propres à chacun, les termes penser et militer peuvent à la réflexion être compris de façon plus ou moins précise, et plus ou moins forte, de sorte que les représentations que l’on peut s’en faire seront plus ou moins éloignées. Penser, c’est selon le sens commun du mot concevoir par l’esprit, par l’intelligence. Mais, dans le domaine académique, cela peut aussi impliquer de se distancier, de concevoir de façon neutre, voire de s’astreindre à une démarche purement descriptive. Militer, d’après le sens ordinaire encore, ce serait adopter un parti-pris subjectif dans une recherche d’influence, et si l’on envisage spécifiquement le travail sur le droit, ce pourrait être agir pour ou contre, avec un impact sur le droit positif ou non. Dans une conception forte, cela impliquerait ainsi de recommander ou prescrire une action donnée, voire de prendre part à une lutte pour faire prévaloir une idée.

Opposition forte penser/militer. Sur cette base, il est tentant d’envisager en première approche le couple penser/militer dans un rapport d’opposition, à la lueur des distinctions assez systématiquement effectuées entre doctrine, ou dogmatique, et science juridiques. La démarche revient à dissocier, comme l’expose notamment Jacques Chevallier, d’un côté, les tâches de juristes qui façonneraient une présentation savante du droit positif selon un ensemble orienté de propositions visant à influencer le droit à venir, et, de l’autre côté, celles qui se rangeraient derrière une description neutre du droit, dans une position cette fois d’extériorité au système juridique[6]. Au regard de ce schéma, le juriste peut soit, d’un point de vue scientifique penser le droit de façon détachée, soit d’un point doctrinal militer et exercer une influence sur le droit positif.

Mais d’autres perceptions conduisent à envisager tout autrement le couple penser/militer, en remettant en cause l’idée classique et, semble-t-il, encore ancrée dans les représentations communes selon laquelle les activités relèveraient de démarches objectivement et radicalement différentes.

Opposition relative penser/militer. Certains théoriciens, dont François Ost et Michel Van de kerchove, s’émancipent ainsi de cette structuration binaire doctrine/science en appréhendant l’activité doctrinale au travers une échelle de la scientificité. Selon cette approche, il n’y aurait pas une science du droit, mais des sciences du droit et il conviendrait de penser une gradualité en fonction du positionnement du chercheur par rapport à l’idéal d’objectivité[7]. Autrement dit, la doctrine peut encore simplement penser ou bien aussi militer, mais ces activités n’apparaissent cette fois pas exclusives l’une de l’autre : elles peuvent, dans cette approche compréhensive, se concilier dans une plus ou moins large mesure en fonction du positionnement adopté par chacun.

Dissolution de l’opposition penser/militer. Par ailleurs, des auteurs entreprennent de dépasser l’opposition doctrine/science d’une autre façon, en concevant pour le juriste savant un rôle fondamentalement militant. On sait ainsi qu’un théoricien comme Luigi Ferrajoli lui attribue une mission consistant à évaluer le droit positif, à dénoncer ce qu’il a d’insatisfaisant en termes de garantie des droits de l’homme en particulier (en dévoilant les « lacunes » et « antinomies » du système juridique, selon la terminologie du juriste), pour finalement prescrire aux autorités d’agir d’une certaine façon[8]. Autrement dit, il s’agit de travailler le droit de façon engagée, de sorte que les deux termes du couple penser/militer, non seulement ne s’excluent plus, mais, au contraire, se confondent parfaitement.

Sans qu’il soit possible ici de rechercher l’exhaustivité, entreprise fastidieuse tant les modèles et les définitions de ce que sont la doctrine et la science sont multiples et variés, l’essentiel est que la question de savoir si les auteurs peuvent penser et/ou militer dans le champ des droits de l’homme est à ce premier niveau affaire de choix. Une seconde source de difficultés tient à la diversité des tâches effectuées par les auteurs.

 

B. La diversité des activités du juriste

 

Le phénomène de diversification des tâches auxquelles se livrent les auteurs n’est plus à démontrer. Il reste toutefois à apprécier son incidence sur le sujet, en distinguant à tout le moins deux niveaux.

Évolutions sociologiques de la doctrine. D’abord, des évolutions sociologiques brouillent inévitablement les frontières que l’on pourrait être tentés de tracer en fonction du titre auquel l’auteur produit un discours sur les droits de l’homme, ou du cadre dans lequel il s’exprime, selon qu’il pense ou milite. En particulier, tandis que les universitaires accomplissent en principe les deux fonctions de recherche et d’enseignement, un nombre croissant d’entre eux va prendre part à des activités associatives, des débats publics, s’exprimer sur des blogs juridiques, voire assumer une fonction politique. Sera-t-on alors amenés à considérer que les auteurs pensent les droits de l’homme, ou bien adoptent un positionnement militant, et selon quels critères précisément ? Par ailleurs, des membres de juridictions prennent part à l’exercice d’une fonction doctrinale. Or, à ce niveau encore, il est inévitable de se demander s’il s’agit de penser les droits de l’homme ou de militer, dans la mesure où leurs productions favorisent la circulation des interprétations, interprétations qu’ils développent dans leur activité juridictionnelle avant de les reprendre dans leur activité doctrinale[9].

Ambivalence des tâches accomplies par la doctrine. Ensuite, la nature même des tâches accomplies dans le cadre de la recherche juridique peut renforcer la confusion. Dans un souci de penser les droits de l’homme, par l’interprétation des textes en vigueur, ou la systématisation des règles, une activité développée a priori de façon neutre peut parfois conduire à agir sur le droit, et cela sans que la véritable intention de l’auteur puisse être connue. En conséquence, la ligne frontière entre les démarches consistant à penser ou militer se révèle bien complexe à tracer concrètement.

À titre d’exemple, le travail résidant dans l’interprétation cognitive, qui consiste à dégager les différentes significations normatives envisageables d’un énoncé juridique sans en retenir une en particulier en la considérant comme correcte[10], peut s’avérer ambigu. En cherchant à délimiter la sphère du concevable, on peut en effet favoriser ou au contraire exclure certaines normes. Les auteurs qui, comme Gény[11] ou le doyen Vedel[12], ont éprouvé la portée du Préambule de la Constitution de 1946 à la suite de son adoption ont ainsi dessiné un cadre normatif dont il n’est pas vraiment douteux qu’il a influencé les acteurs juridiques et notamment les juridictions.

Il en va de même avec la tâche de systématisation du droit. Il est généralement admis que quand le juriste se fait « faiseur de systèmes », selon l’expression de Rivero, par les constructions proposées, par les concepts qu’il mobilise, par les données qu’il cible, il participe à créer un ordre de représentations qui peut ne pas rester sans incidence sur le droit en vigueur.

S’agissant de la démonstration même des contributions, s’il y a évidemment dans l’absolu une différence très nette entre la démarche qui consiste à restituer l’état du droit positif et celle qui recommande certaines modifications de ce droit, là encore, la frontière peut se révéler plus ténue qu’il n’y paraît. Les deux dimensions peuvent en effet se mêler étroitement, y compris au sein d’un même travail, comme l’illustraient déjà les travaux classiques de Duguit[13], et l’on ne peut pas occulter que, quand bien même la recherche est envisagée comme neutre dans sa réalisation, le résultat de cette recherche peut contribuer à agir sur le droit.

Enfin, si ces remarques valent pour le droit de façon générale, la question se pose inévitablement de la spécificité de l’enjeu en matière de droits de l’homme.

 

 C. Des difficultés spécifiques aux droits de l’homme

 

L’analyse des activités peut apparaître d’autant plus malaisée en matière de droits de l’homme que la question du positionnement du chercheur à l’égard de son objet d’étude présenterait certaines spécificités s’agissant de ces droits. Plus précisément, il s’agit ici moins de défendre l’idée que la problématique présente des caractéristiques inédites lorsque les droits de l’homme sont en jeu, que d’émettre l’hypothèse que certains problèmes posés au juriste de façon générale s’intensifient avec ces prétentions.

Présupposés. Un premier niveau de difficulté résiderait ainsi dans les présupposés attachés aux droits de l’homme. Si l’on admet que ces droits constituent une catégorie juridique spécifique, celle-ci charrie avec elle, comme toute catégorie de droits sans doute dans une certaine mesure, diverses représentations sur le droit en général, sur l’État, ou leur fondement, qui ne peuvent être neutres[14]. Par exemple, en présupposant que les droits de l’homme trouvent leur fondement dans le principe de dignité de la personne humaine, on pourra de façon délibérée chercher à exclure de leur bénéfice les personnes morales, dont les entreprises[15].

Conceptions. Deuxièmement, les difficultés se manifesteraient sur le plan des choix terminologiques et des significations ou connotations que les mots véhiculent. À ce niveau, on mobilise quotidiennement un certain vocabulaire en perdant facilement de vue sa charge axiologique et ses implications les plus sensibles. Les mots ne sont pas neutres. Or les juristes peuvent être ainsi amenés à utiliser un vocabulaire promu par des associations au service de revendications particulières. À titre d’exemple, l’expression « droit opposable », d’usage fréquent dans le discours doctrinal, est à l’origine d’un discours militant des associations pour rendre le droit au logement plus effectif et s’est trouvée dès lors chargée de symboles et de connotations axiologiques[16].

Degré d’abstraction des droits de l’homme. Troisième niveau de difficulté, non dépourvu de liens avec les précédents, qui peut être identifié à fin d’illustration : le degré d’abstraction des droits de l’homme. Comme l’avait remarqué Michel Villey, à la suite de Bentham et de Kelsen notamment, le langage des droits de l’homme se présente comme particulièrement vague et ambigu[17]. Que l’on songe à des notions telles que celles d’environnement sain, de protection de la santé, ou de juste indemnité en cas de privation de propriété : leur compréhension dépendra de ceux qui les mobilisent, et potentiellement de conceptions philosophiques ou éthico-morales qu’ils ont au préalable. C’est pourquoi d’ailleurs les débats autour de la signification de telles notions confirment l’idée défendue par les théoriciens que le degré d’abstraction des droits de l’homme laisse place à un fort subjectivisme[18]. Concrètement, un logement décent, ce sera pour certains un toit présentant des garanties minimales de confort, fut-il temporaire, tandis que la décence du logement impliquera pour d’autres la sécurité légale de l’occupation, l’existence d’équipements et infrastructures voire le respect du milieu culturel. En fonction d’une précompréhension plus ou moins exigeante des droits de l’homme, il est ainsi possible de conclure à des violations ou non de ces droits par des jugements finalement ambivalents, les perspectives consistant à penser ou militer pouvant alors se révéler proches.

Finalement, on en viendrait à se demander comment traiter des enjeux tels que ceux des fondements des droits de l’homme, ou de leur effectivité, sans aucun parti-pris, et, à un stade de réflexion plus général, comment distinguer une opinion d’une vérité scientifique quand il s’agit de valeurs. Souligner les difficultés de l’entreprise ne revient cependant pas à nier cette possibilité, dès lors que le développement des réflexions épistémologiques offre des pistes pour concevoir une frontière entre un travail qui s’implique dans le fonctionnement de l’ordre juridique et un travail qui cherche à l’inverse à s’en détacher.

 

II. Des perspectives pour une dissociation bénéfique

 

Les champs sont assurément vastes qui consistent à militer, c’est-à-dire à affirmer un positionnement subjectif, sur le plan éthique ou politique, ou bien à se livrer à un travail assumé de proposition. Dans ce sens, Jean Rivero a par exemple défendu qu’il reviendrait au juriste universitaire, dans son activité savante, de mettre ses compétences au service de l’effectivité des droits de l’homme afin d’élaborer des mécanismes performants pour toujours mieux les protéger[19]. Néanmoins, dès lors que l’on admet que la recherche est, comme le relève Bachelard, une investigation en vue de découvrir quelque chose qui n’est pas perceptible immédiatement[20], non seulement il y a place pour des démarches qui recherchent une distanciation vis-à-vis de l’objet, mais ces démarches deviennent de plus en plus intéressantes dans le champ des droits de l’homme.

Si les deux perspectives peuvent donc être considérées comme nécessaires et fructueuses, il importerait de les distinguer dans la mesure du possible, puisqu’un tel effort devrait permettre d’évaluer les apports de chacun des différents points de vue sur l’objet, et en définitive tout simplement de favoriser un débat qui soit à la fois éclairé et éclairant.

La solution passerait alors par un approfondissement des implications respectives du travail de chacun, pour que tout chercheur puisse avoir conscience de la nature exacte du travail qu’il effectue, de ce qu’il entend apporter à la connaissance. Cela implique la construction du point de vue du chercheur à l’égard à la fois du droit en général (A), et des droits de l’homme en particulier, domaine pour lequel la frontière pourra se révéler particulièrement féconde (B).

 

A. Construire le « point de vue » du chercheur à l’égard de l’objet

 

La détermination du point de vue du chercheur présuppose toute une batterie d’enjeux qu’il n’est possible d’aborder que très succinctement dans le cadre de cette contribution, en nous limitant à deux aspects parmi les plus centraux et discutés actuellement[21].

Se livrer à l’« aveu théorique ». En premier lieu, cela consisterait à fournir un effort minimal d’explicitation de son angle d’approche et de ses objectifs. On retrouve là le problème majeur de l’intentionnalité. Il s’agirait notamment de préciser d’éventuels présupposés ontologiques (sur le droit) et épistémologiques (sur la science du droit), ce qui peut se traduire par l’adhésion à une philosophie du droit particulière (qu’il s’agisse d’un jusnaturalisme[22], d’un positivisme – normativiste, empiriste, etc.[23] -, ou de tout autre chose), par l’adhésion à une école de pensée[24], ou bien plus généralement, d’expliciter sa perspective et ses finalités qui conduisent à un travail engagé axiologiquement ou prescriptif, donc militant, ou bien neutre voire descriptif. Une telle démarche est d’autant plus opportune que les considérations politiques sont à ce niveau loin d’être absentes. Ainsi que le relève Marie-Anne Cohendet, « le choix d’adopter telle ou telle conception du droit peut être influencé par des conceptions politiques et/ou relatives à l’idée que l’on se fait d’une science : ce choix peut être effectué a priori, par conviction, ou a posteriori pour contester ou légitimer telle pratique des juges ou des gouvernants »[25]. Les travaux déjà mentionnés de Luigi Ferrajoli, résolument dédiés au projet de dénoncer les phénomènes d’ineffectivité des droits de l’homme et in fine le « droit illégitime », en sont une parfaite illustration. L’« aveu théorique »[26] apparaît dès lors comme la condition première d’une discussion féconde.

Dissocier la qualité de juriste de celle de citoyen. On pourrait en second lieu dissocier sa qualité de juriste universitaire de celle de citoyen, comme y invite en particulier Norberto Bobbio. La démarche conduirait alors à préciser, lorsque l’on prend part à un débat public ou à une pétition, si la prise de position repose sur un savoir proprement juridique ou bien procède d’un jugement de valeur personnel. Certes, il ne peut être ignoré que cette distinction est parfois accueillie avec scepticisme, voire disqualifiée, étant décrédibilisée au motif qu’elle serait artificielle et impliquerait une certaine schizophrénie de la part du chercheur. L’expérience inciterait pourtant à la prendre au sérieux pour en discuter le principe de même que les conditions de réalisation, dès lors qu’elle atteste que des juristes parmi les plus attachés à l’exigence de neutralité axiologique ont pu s’engager, en tant que citoyens, dans des causes fortes, en clarifiant leur position et en donnant finalement sens à la distinction[27]. Le développement récent de travaux consacrés aux modalités de l’engagement pour le juriste universitaire incite certainement à approfondir les réflexions en ce sens[28].

 

B. Vers une pensée neutre en matière des droits de l’homme

 

Si l’on admet avec Weber qu’« à chaque fois qu’un [chercheur] fait intervenir son propre jugement de valeur, il n’y a plus de compréhension intégrale des faits »[29], alors il faut s’attarder sur les conditions dans lesquelles on peut atteindre une certaine objectivité dans le domaine des droits de l’homme. Cela implique de prendre acte de l’indépassable subjectivisme qui s’exprime dans le travail de recherche à différents niveaux, du choix du sujet à son traitement[30]. Autrement dit, il convient de reconnaître que tout discours peut produire des effets, exercer une influence sur la réalité. On sait que le développement des réflexions épistémologiques a conduit à mettre en doute l’existence d’un langage scientifique permettant de décrire le réel avec une parfaite objectivité[31]. Dès lors que l’on admet donc que la neutralité ne peut être qu’un idéal, que la neutralité absolue ne peut être atteinte, le problème devient, pour reprendre l’expression de François Ost et Michel Van de Kerchove, d’« entrer dans [un] processus d’objectivité »[32], ou d’objectivation, en définissant une méthode pour parvenir au moins à une neutralité axiologique.

Cette démarche peut donner lieu à différents registres d’analyse. On peut concevoir une première approche qui consiste à proposer, d’un point de vue théorique, des conceptualisations pour penser le droit positif, ou bien, dans le sens inverse, de décrire des phénomènes précis en partant du droit positif pour en éclairer les enjeux. Ces orientations ne peuvent en l’occurrence qu’être introduites de façon sommaire.

Se doter d’instruments conceptuels adaptés. Dans un premier temps, et sans prétention évidemment à l’exhaustivité, l’effort d’objectivation consisterait ainsi à se doter d’instruments conceptuels adaptés. Pour répondre notamment à des questionnements classiques comme « qu’est-ce que le droit à la liberté d’expression » ou « qu’est-ce que le droit à la santé », différentes théories des droits subjectifs peuvent par exemple être exploitées, qui fournissent des concepts plus ou moins opératoires pour éclairer la structure interne des droits[33]. Ou bien des travaux tels que ceux du juriste américain Hohfeld fournissent une grille de lecture, autour non seulement du concept de droits mais aussi d’obligations et d’habilitation principalement[34], permettant de penser les droits de l’homme en tant que complexes de normes, en tirant les conséquences du fait que les énoncés attribuant ces droits peuvent fonder un éventail de normes très variées[35]. Il devient possible grâce à de tels instruments de conserver des représentations claires, en dépit de l’escalade rhétorique que l’on voit à l’œuvre dans le discours des acteurs juridiques, par exemple lorsque le législateur qualifie certains droits de l’homme de « fondamentaux », ou affirme le caractère « opposable » de l’un d’eux. En somme, on pense le droit « indépendamment de la façon dont [les acteurs] présentent ou se représentent les choses »[36].

Viser l’apport cognitif. Il est concevable dans un second temps de partir du droit positif et de chercher, par un travail technique sur les textes et décisions de justice, à penser les droits de l’homme tel qu’ils se forment au quotidien. Sans faire siennes là encore des axiologies que le droit véhicule, et sans porter lui­‑même de jugements de valeur, le juriste peut se livrer à une clarification des discours, et à une présentation par exemple des avantages et des inconvénients des différentes techniques de garantie des droits de l’homme. Autrement dit, il s’agirait de viser une compréhension de la réalité, dans une perspective cognitive. Certaines études produites afin d’éclairer les dernières évolutions du contrôle de proportionnalité des lois en France ont illustré dernièrement les vertus d’une telle voie[37].

Objectiver la pensée, il importe enfin de le préciser, ne signifie pas que l’on devrait se priver de toute approche critique. La critique en droit ne saurait en effet s’épuiser dans les jugements de valeur, mais se décline en différentes méthodes. Or la recherche peut précisément viser, comme le défendent notamment les représentants de l’école analytique du droit (Michel Troper en France[38], Riccardo Guastini en Italie[39], etc.), à « [une] clarification des discours par l’analyse du langage, la mise en évidence des non-dits, des incohérences, des contradictions pour offrir (…) aux lecteurs, juristes ou citoyens, une compréhension des thèses en présence, un panorama complet des alternatives proposées sans en privilégier aucune d’un point de vue moral »[40].

Au bilan, si la frontière se révèle souvent difficile à déceler ou tracer entre les activités, l’on gagnerait à faire l’effort de les distinguer dès lors que la perspective retenue conditionne fondamentalement les résultats de la recherche, et que cet effort favorise la clarté et la fécondité du débat académique. Mais cette distinction n’a nullement vocation à discréditer une démarche au profit d’une autre, tant elles participent toutes d’un certain progrès du droit.

 

[1] Parmi ses différentes contributions, voir notamment Jeremy Bentham, « Sophismes anarchiques », in Œuvres de J. Bentham, jurisconsulte anglais, Bruxelles, éd. de la Société belge de librairie, 3ème éd., 1840, pp. 523-524.

[2] Hans Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (La Justice constitutionnelle »), RDP, 1928, pp. 239 et s., où l’auteur regrette le pouvoir que les formules en cause confèrent aux institutions amenées à les interpréter, dans un contexte caractérisé par le développement des réflexions sur la justice constitutionnelle en Europe.

[3] Voir notamment Jacques Chevallier, « Juriste engagé(e) ? », in Frontière du droit, critique des droits, LGDJ, 2007, pp. 305-310.

[4] Henri Dupeyroux, « Les grands problèmes du droit », APD, 1938, p. 14.

[5] Danièle Lochak, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme » in Les usages sociaux du droit, PUF, 1989, pp. 106-116. Voir les objections de Michel Troper en défense du positivisme juridique, « La doctrine et le positivisme », in Les usages sociaux du droit, op. cit., pp. 286-292.

[6] Jacques Chevallier, « Doctrine juridique et science juridique », in Droit et Société, Éd. juridiques associées/L.G.D.J., 2002, pp. 103-119. Voir aussi Étienne Picard, « Science du droit ou doctrine juridique », in L’unité du droit, Mélanges Drago, Paris, Economica, 1996, pp. 119 et s. ; Sylvie Cimamonti, « Doctrine juridique », in André-Jean Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1993, pp. 186 et s. ; Aulis Aarnio, « Dogmatique juridique », in André-Jean Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., pp. 188 et s.

[7] Voir ainsi François Ost, Michel Van De Kerchove, « Comment concevoir aujourd’hui la science du droit ? », in Déviance et société, 1987, Vol. 11 – N°2., pp. 183-193 ; François Ost, « Le droit : art, dogmatique ou science ? », conférence organisée à l’Université Montpellier 2 le 15 septembre 2009 et dont la vidéo est disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.mshsud.tv/spip.php?article172

[8] Pour une présentation de ce rôle par l’auteur et resituée dans le cadre de sa théorie des droits fondamentaux, Luigi Ferrajoli, « Fundamental Rights », International Journal of the Sociology of Language – Revue Internationale de Sémiotique Juridique, n° 14, 2001, pp. 1-33.

[9] Notons que ce phénomène d’interaction n’est pas novateur. Voir notamment sur ce sujet : Jean Rivero, « Apologie pour les faiseurs de systèmes », Dalloz, Chron. XXIII, pp. 99 et s. ; « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », Etudes et documents du Conseil d’Etat, pp. 23 et s. ; Maryse Deguergue, « Les commissaires du gouvernement et la doctrine », in Droits, n° 20, 1994, pp. 125 et s.

[10] Sur ce type d’interprétation, et son opposition à l’interprétation dite décisionnelle, voir en particulier Riccardo Guastini, « Le réalisme juridique redéfini », in Revus, n° 19, 2013, pp. 113 et s.

[11] François Gény, « De l’inconstitutionnalité des lois ou des autres actes de l’autorité publique et des sanctions qu’elle comporte dans le droit nouveau de la quatrième République française », Semaine juridique, 1947, pp. 23 et s.

[12] Georges Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1949, p. 326.

[13] En ce sens également, Jacques Chevallier, « Doctrine juridique et science juridique », op. cit., p. 113, où l’auteur relève : « La doctrine du service public du début du siècle, en même temps qu’elle construit une nouvelle représentation de l’administration et de l’Etat, rend compte d’un ensemble de transformations que la société libérale connaît alors (présence beaucoup plus active de l’Etat dans la vie économique et sociale, développement d’aspirations so- ciales nouvelles, renforcement de l’encadrement juridique…) ».

[14] Sur ce point, voir Robert Charvin et Jean-Jacques Sueur, Droits de l’homme et libertés de la personne, Paris, LexisNexis-Litec, « Objectif droit Cours », 2007, p. 2.

[15] Pour un exposé de la problématique de la titularité des droits de l’homme par les personnes morales et un rappel des critiques que ce phénomène a pu susciter, voir en particulier Xavier Dupré de Boulois, « Les droits fondamentaux des personnes morales – 1ère Partie : Pourquoi ? », RDLF 2011, chron. n°15.

[16] Sur ce point, parmi d’autres études, Noémie Houart, « La genèse du droit au logement opposable », Revue des politiques sociales et familiales, Année 2012, n°107, pp. 41-52.

[17] Au début des années 1980, alors que les droits de l’homme s’imposaient au sein des sociétés occidentales en particulier et sur la scène internationale comme un standard incontournable et incontestable, le philosophe constatait non sans amertume l’importance prise dans les démocraties modernes par le langage des droits et libertés et rejetait en des termes forts cet « héritage ». « Ainsi les philosophes modernes nous gratifièrent-ils d’un langage dont le résultat le plus clair est une plongée dans le brouillard. Langage indistinct, dangereusement flou, générateur d’illusions et de fausses revendications impossibles à satisfaire. Si son triomphe est total au XXe siècle, c’est que la décadence de la culture est le contrecoup du progrès technique ». La critique est virulente, et générale : les termes de « droits », de « liberté » – « terme dont s’exténue à chercher une définition », et l’ensemble des formules caractéristiques du langage des droits et libertés se trouvaient visées. Michel Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, coll. « Quadrige. Grands textes », 2008, pp. 7-14.

[18] Voir ainsi Hans Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (La Justice constitutionnelle »), op. cit., pp. 239 et s.

[19] Voir en particulier, Jean Rivero, « Science du droit et droits de l’homme » in Pour les droits de l’homme, Paris, Librairie des libertés, 1983, pp. 107 et s.

[20] Rappelons qu’il a soutenu que la science doit « dénoncer [les] évidences pour découvrir les lois cachées » et qu’« il n’y a de science que de ce qui est caché ». Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine », 4ème éd., 1970, p. 3.

[21] Pour un tableau approfondi, Véronique Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2014, 432 p. Pour une recherche récente invitant à une réflexion méthodologique dans le champ du droit public, plus précisément du droit constitutionnel, et présentant un programme épistémologique en ce sens, Xavier Magnon, « Pour un moment épistémologique du droit constitutionnel », Annuaire international de justice constitutionnelle, Economica, 2016, pp.13-25.

[22] Sur ce point, Étienne Picard, « Le ou les jusnaturalismes ? », in Dominique Rousseau, Alexandre Viala (dir.), Le droit, de quelle nature ?, Paris, Montchrestien, 2010, p. 23 et s.

[23] Pour une présentation des divers courants du positivisme juridique, Christophe Grzegorczyk, Françoise Michaud, Michel Troper (dir.), Le positivisme juridique, Bruxelles, Paris, Story scienta, LGDJ, coll. « La Pensée juridique moderne », 1993, 535 p.

[24] Pour un questionnement récent du rôle des écoles de pensée dans le champ du droit constitutionnel, voir les contributions proposées dans le cadre du colloque « Quelles doctrines constitutionnelles aujourd’hui pour quel(s) droit(s) constitutionnel(s) demain ? », organisé par l’Institut Maurice Hauriou de l’Université de Toulouse en 2016. Les conférences sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : http://imh.ut-capitole.fr/quelles-doctrines-constitutionnelles-aujourd-hui-pour-quel-s-droit-s-constitutionnel-s-demain-qsq-6-colloque-organise-par-l-imh-585049.kjsp

[25] Marie-Anne Cohendet, « Légitimité, effectivité et validité », in Mélanges Pierre Avril. La République, Montchrestien, 2001, p. 202. Voir également Éric Millard, Théorie générale du droit, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2006, pp. 18-19 : « Entre théories également cohérentes, seules des questions de stratégie recherchée par le sujet peuvent conduire à une préférence. Il peut s’agir d’une stratégie scientifique : la théorie permet-elle ou non un programme descriptif ? Ce qui suppose de la part de celui qui l’évalue qu’il accepte et recherche ce programme, en s’interdisant le recours à des philosophies spéculatives ou prescriptives […]. Cette stratégie scientifique n’est pas totalement séparable d’une stratégie de type politique : en parlant du droit, sur quoi entendons-nous faire porter l’accent ? Sur des choix politiques effectués par des autorités, légitimes au regard d’une théorie politique officielle, par exemple, la théorie de la séparation des pouvoirs dans un système politique démocratique (le constituant, le législateur), quand bien même ces choix seraient parfois dénués d’effets ».

[26] Éric Millard, « L’aveu théorique comme préalable au travail juridique savant », Communication au VI° congrès français de droit constitutionnel, Montpellier, juin 2005. Actes du VI° congrès français de droit constitutionnel, Montpellier, Juin 2005, Jun 2005, Montpellier, France.

[27] Au sujet de son cas personnel, Bobbio déclarait ainsi : « s’agissant de l’idéologie, aucune tergiversation n’est possible, je suis jusnaturaliste ; au regard de la méthode, je suis, également avec conviction, positiviste ; en ce qui concerne, enfin, la théorie du droit, je ne suis ni l’un, ni l’autre ». Norberto Bobbio, « Jusnaturalisme et positivisme juridique », in Essais de théorie du droit, Bruylant-LGDJ, 1998, p. 53 ; Giusnaturalismo e positivismo giuridico, Milano, Edizioni di Comunità, 1965, rééd. 1972, pp. 115 et 146.

[28] Voir en particulier les textes parus dans l’ouvrage suivant : Emmanuel Dockès (dir.), Au cœur des combats juridiques : pensées et témoignages de juristes engagés, Paris, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2007, 509 p.

[29] Max Weber, Métier et vocation de savant, (1919), Paris, coll. 1018, 1959, p. 89.

[30] Notons que ce subjectivisme a pu être souligné en des termes forts, notamment, par certains tenants du pragmatisme américain. Voir ainsi William James, Le pragmatisme, Trad. Nathalie Ferron. Éd. Stéphane Madelrieux, Paris : Flammarion (Champs), 2007, p. 261 : « Ce que nous disons de la réalité dépend ainsi de l’angle sous lequel nous la regardons. Qu’elle soit ne dépend que d’elle, mais ce qu’elle est dépend de l’angle choisi et ce choix dépend de nous ».

[31] Voir ainsi, par exemple, Thomas Samuel Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Champs‑Flammarion, 1983, rééd. 2003.

[32] François Ost et Michel Van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, 1987, p. 83.

[33] Pour un ouvrage procédant ainsi à l’exposé critique des principales théories classiques du droit subjectif, Octavian Ionescu, La notion de droit subjectif dans le droit privé, Bruxelles, E. Bruylant, 2ème éd., 1978, 256 p.

[34] Voir en particulier, Wesley Newcomb Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning, and Other Legal Essays (dir. Walter Wheeler Cook), New Haven, Yale University press, 1920, 420 p.

[35] Pour une démonstration en ce sens, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, Cédric Roulhac, L’opposabilité des droits et libertés, Bayonne, Paris : Institut universitaire Varenne diff. LGDJ-Lextenso éd., Collection des thèses, 2018, spéc. pp. 400 et s.

[36] Véronique Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : principes constitutionnels et justification dans les discours juridiques, PUA, Economica, coll. « Droit public positif. Série Thèses et travaux universitaires », 2001, p. 272.

[37] Voir ainsi les contributions composant le dossier : « La reconfiguration de l’office du juge de la conventionnalité de la loi », paru dans la présente revue (RDLF 2019, chron. n° 04).

[38] Voir notamment Michel Troper, « Les fonctions de la recherche en droit public interne », in La recherche juridique (droit public), Paris, Economica, 1981, pp. 45 et s., spécialement p. 47.

[39] Voir en particulier Riccardo Guastini, Il diritto come linguaggio. Lezioni, Torino, G. Giappichelli, coll. « Analisi e diritto », Serie teorica, 2001, 232 p.

[40] Isabelle Boucobza, « La théorie du droit illégitime et les garanties des droits fondamentaux dans l’œuvre de Luigi Ferrajoli », in Carlos-Miguel Herrera et Stéphane Pinon (dir.), La démocratie : entre multiplication des droits et contre-pouvoirs sociaux, Paris, Kimé, coll. « Nomos & normes », 2011, p. 55.

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